livret jarry a5 v2 - Théâtre de l'Echappée
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Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
« Un être humain qui rêverait son existence au lieu <strong>de</strong> la vivre tiendrait sans doute ainsi<br />
sous son regard, à tout moment, la multitu<strong>de</strong> infinie <strong>de</strong>s détails <strong>de</strong> son histoire passée. »<br />
3<br />
Bergson
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
S’ESCRIMER DU STILE AVEC JARRY<br />
Le plaisir éprouvé à la fréquentation <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Jarry est réservé à ceux qui s’y<br />
plongent durablement ; plaisir décuplé grâce à une autre fréquentation : celle <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong><br />
Jarry, en elle-même une œuvre. Certains, qui passent même l’essentiel <strong>de</strong> leur temps avec les<br />
mots, se consacrent uniquement aux traces <strong>de</strong> Jarry (par exemple Henri Béhar, prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />
l’association <strong>de</strong>s Amis d’Alfred Jarry). Quand je me suis lancé dans l’écriture <strong>de</strong> « Monsieuye<br />
Jarry » (septembre 2006) j’avais déjà joué Ubu dans « Ubu Roi » et enregistré <strong>de</strong>s textes pour<br />
la radio avec Henri Bordillon, mais ce n’était rien. Travailler toute une œuvre pour en extraire<br />
un texte théâtral <strong>de</strong>man<strong>de</strong> du temps et celui <strong>de</strong> la digestion - le plus important - figure <strong>de</strong><br />
moins en moins dans le carnet <strong>de</strong> santé <strong>de</strong>s créateurs. Avec Jarry, la digestion est longue car<br />
souvent perturbée. En effet, les tentations sont fort nombreuses et la gourmandise nous force<br />
à re p re n d re <strong>de</strong> telle ou telle phrase dont le goût, étonnamment, diff è re à chaque<br />
« ingurgitation » ; il peut aussi y avoir <strong>de</strong>s phases d’écoeurement ou plus exactement <strong>de</strong>s sen-<br />
sations <strong>de</strong> « trop plein ».<br />
Autre impression <strong>de</strong> travail : l’obligation <strong>de</strong> se laisser vraiment traverser par les phrases, <strong>de</strong> se<br />
débarrasser absolument <strong>de</strong>s oripeaux imprégnés <strong>de</strong> quotidien, <strong>de</strong>s automatismes, <strong>de</strong>s idées<br />
reçues ainsi et surtout que <strong>de</strong>s oripeaux <strong>de</strong> Jarry lui-même qui fit tant pour faire semblant <strong>de</strong><br />
vivre. Sur ce terrain d’aventure et <strong>de</strong> jeu, l’impression furtive d’être dans les loques d’Alfred,<br />
<strong>de</strong>s chaussures jaune <strong>de</strong> femme aux pieds et, au bord du gouffre, d’avoir vue sur l’œuvre.<br />
Après bien <strong>de</strong>s repérages, on peut se croire prêt à plonger dans l’océan ubique (janvier<br />
2007). Le temps, la lumière et la profon<strong>de</strong>ur ont changé : on ne sait plus où se lancer et qui<br />
nous pousse ! La pêche mirifique est infinie et chaque trésor <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu’on le remonte<br />
isolément, un filet ne sert à rien. Il faut plonger, remonter, beaucoup <strong>de</strong> fois pour finalement<br />
sentir que telle perle garnira le collier <strong>de</strong> la pièce. Grand soulagement <strong>de</strong> reconnaître cette<br />
étape (mai 2007) redéfinissant les suivantes, le tout <strong>de</strong>vant mener à la construction d’un spec-<br />
tacle dramatiquement cohérent.<br />
Et puis, tout au long <strong>de</strong> l’aventure, cette présence en chaque mot <strong>de</strong> TOUT JARRY, méto-<br />
nymie implacable qui m’oblige : à prendre position en tant que créateur, à ne pas penser la<br />
fin… Pas <strong>de</strong> fidélité à Jarry dans ce travail sans réussir pas à m’immiscer, pour avancer mes<br />
répliques, comme dans un combat aux règles changeantes, mais fraternel.<br />
Avec Jarry (son prénom qui ne lui aura guère servi), c’est à dire avec Ubu, on s’escrime<br />
du crayon, mais, si c’est une confrontation intellectuelle et quelque peu « sportive », elle doit<br />
donner ici un résultat théâtral jouable et partageable avec le public forcément loin <strong>de</strong> l’œu-<br />
vre. Comment lui faire sentir la dangereuse beauté <strong>de</strong>s illusions <strong>de</strong> l’enfance : celles que Jarry<br />
n’a jamais voulu perdre ni remplacer. Plus que tout autre créateur il s’y sera tenu, ne mettant<br />
jamais un pied dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s adultes.<br />
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Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
C’est en ce sens que le spectateur <strong>de</strong>vra se sentir concerné. Comme dans tout combat<br />
il y aura pour lui <strong>de</strong>s feintes, <strong>de</strong>s ruses à déjouer, <strong>de</strong>s phases d’observation et <strong>de</strong> récupération<br />
; il y aura à entendre <strong>de</strong>s souffles projetés ou retenus, <strong>de</strong>s flux <strong>de</strong> rires… En ce sens le <strong>Théâtre</strong><br />
<strong>de</strong> L’Echappée continue à explorer son théâtre <strong>de</strong> paroles, à scruter les horizons <strong>de</strong> l’intime.<br />
Quel que soit le résultat j’aurais suivi un entraînement intense et ne crains pas l’éventuel<br />
contrôle anti-dopage car, à ma connaissance, la création artistique n’est pas prohibée. Ce que<br />
je crains le plus au fond maintenant, c’est d’entendre dire du mal <strong>de</strong> Jarry. Venant <strong>de</strong> la<br />
bouche d’artistes ça sera encore un peu plus douloureux, comme <strong>de</strong> voir quelqu’un cracher sur<br />
son héritage.<br />
5<br />
F.B.
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Par Christophe Charle<br />
LE THEATRE EN FRANCE DANS LA SECONDE<br />
MOITIE DU XIXème siècle.<br />
Professeur d’histoire contemporaine à l’université <strong>de</strong> Paris I – Panthéon-Sorbonne<br />
Le XIXème siècle hérite d’une double tradition théâtrale. Celle du théâtre <strong>de</strong> cour ou<br />
d’Etat, fréquenté par la bonne société et largement subventionné par le prince ou les classes<br />
supérieures, et celle du théâtre <strong>de</strong> ville : il perdure tout au long du siècle et au-<strong>de</strong>là à travers<br />
les théâtres nationaux subventionnés ou les théâtres soutenus par les gran<strong>de</strong>s villes <strong>de</strong> pro-<br />
vince. Le théâtre <strong>de</strong> ville, voué à un répertoire moins ambitieux, prend la forme d’entreprises<br />
privées fixes dans les gran<strong>de</strong>s villes (théâtre <strong>de</strong>s boulevards à Paris) ou itinérantes dans les<br />
villes provinciales secondaires et les campagnes où n’existe pas un public substantiel suffisant<br />
pour faire vivre une scène permanente. Pendant les <strong>de</strong>ux tiers du siècle, il existe un contrôle<br />
officiel <strong>de</strong>s répertoires pour préserver l’avantage <strong>de</strong>s scènes publiques auxquelles sont réser-<br />
vés les grands genre (opéra, tragédie, comédie littéraire). Les théâtres privés ou temporaires,<br />
<strong>de</strong>stinés aux groupes sociaux moyens ou inférieurs, doivent se cantonner dans les genres<br />
secondaires (vau<strong>de</strong>villes, drames, mélodrames, pantomimes, spectacles équestres, etc…).<br />
Vue d’ensemble<br />
Dans la secon<strong>de</strong> moitié du XIXème siècle, le théâtre connaît quatre mutations prin-<br />
cipales. En premier lieu, les barrières institutionnelles sont démantelées, à Paris comme en pro-<br />
vince. Sous la poussée urbaine, la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> croissante <strong>de</strong> spectacles et le ralliement <strong>de</strong>s élites<br />
françaises au libéralisme dans l’organisation <strong>de</strong>s spectacles conduit au décret <strong>de</strong> janvier 1864<br />
sur la liberté <strong>de</strong>s théâtres. En second lieu, la mise en place <strong>de</strong>s réseaux <strong>de</strong> communication<br />
rapi<strong>de</strong>s permet <strong>de</strong> plus en plus aux publics <strong>de</strong> province <strong>de</strong> voir les nouveautés parisiennes soit<br />
par <strong>de</strong>s tournées <strong>de</strong>s acteurs <strong>de</strong> la capitale en province, soit par <strong>de</strong>s reprises <strong>de</strong>s succès cen-<br />
traux par les troupes locales, soit encore parce que le public, grâce au chemin <strong>de</strong> fer, fait le<br />
voyage à Paris. Les réglementations anciennes per<strong>de</strong>nt ainsi leur sens et les directeur abandon-<br />
nent le système <strong>de</strong> renouvellement rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s pièces pour ce qu’on appelle les séries ou les<br />
reprises. Il s’agit <strong>de</strong> rentabiliser au maximum les succès, d’autant plus que le public, plus mobile<br />
et plus instruit, élève ses exigences en matière <strong>de</strong> spectacle. Il veut <strong>de</strong>s mises en scène <strong>de</strong> plus<br />
en plus coûteuses et <strong>de</strong>s acteurs qui connaissent leur métier et leur rôle. Les progrès techni-<br />
ques permettent d’utiliser <strong>de</strong>s effets spéciaux, <strong>de</strong>s machineries, <strong>de</strong>s éclairages artificiels (gaz<br />
puis électricité). L’autre élément d’alourdissement <strong>de</strong>s coûts teint aux exigences <strong>de</strong> sécurité :<br />
<strong>de</strong> nombreux incendies, avec parfois <strong>de</strong> lour<strong>de</strong>s pertes humaines, poussent à <strong>de</strong>s transforma-<br />
tions <strong>de</strong> plus en plus coûteuses <strong>de</strong>s théâtres. Ainsi, le théâtre <strong>de</strong>s Célestins à Lyon est détruit<br />
une première fois dans la nuit du 2 au 3 avril 1871, reconstruit en 1877 et <strong>de</strong> nouveau ravagé<br />
par les flammes dans la nuit du 26 au 27 mai 1880. Cette fois la charpente est refaite en fer.<br />
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Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
En conséquence, le seuil <strong>de</strong> rentabilité s’élève et <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une gestion beaucoup plus<br />
rigoureuse qui s’accompagne d’une hausse du prix <strong>de</strong>s places. On sélectionne ainsi socialement<br />
le public, alors que dans le même temps, les autres biens culturels (livres, journaux), voire les<br />
autres spectacles (cafés-concerts, fêtes foraines, cirques) offrent <strong>de</strong>s loisirs bon marché à la partie<br />
du public aux revenus mo<strong>de</strong>stes.<br />
En troisième lieu, cette libéralisation multiplie les salles (plus à Paris qu’en province) et produit<br />
un effet boomerang : nombre d’entreprises théâtrales ne s’avèrent pas viables, d’où <strong>de</strong>s faillites<br />
dans les années 1870-1880. Beaucoup <strong>de</strong> nouveaux théâtres sont obligés <strong>de</strong> se reconvertir<br />
vers <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> spectacles plus populaires (music-hall, cafés-concerts, revues). Ou <strong>de</strong>s<br />
répertoires <strong>de</strong> plus en plus stéréotypés (opérettes) ou déjà amortis (reprises <strong>de</strong> vieux succès).<br />
La situation est d’autant plus difficile qu’elle coïnci<strong>de</strong> avec un moment <strong>de</strong> dépression<br />
économique qui touche les revenus <strong>de</strong> la petite et <strong>de</strong> la moyenne bourgeoisie ainsi que les<br />
classes populaires urbaines, nouvelles clientèles potentielles <strong>de</strong> ces spectacles théâtraux.<br />
Enfin cette crise se produit aussi au moment où la géographie <strong>de</strong> l’offre <strong>de</strong>s spectacles<br />
retar<strong>de</strong> sur les transformation <strong>de</strong>s villes. Conformément à l’urbanisme du XVIIIème siècle<br />
et du premier XIXème siècle, les principales salles ont été le plus souvent construites au centre<br />
<strong>de</strong>s villes avec <strong>de</strong>s allures <strong>de</strong> temple en fonction du goût néo-classique <strong>de</strong> l’époque. Elles<br />
per<strong>de</strong>nt une partie <strong>de</strong> leurs fidèles parce que leur implantation est décalée par rapport au<br />
nouveau centre <strong>de</strong> gravité <strong>de</strong>s villes. Dans la secon<strong>de</strong> moitié du XIXème siècle, celles-ci ont<br />
beaucoup grossi et se sont étendues. La ségrégation urbaine contribue ainsi à la ségrégation<br />
sociale <strong>de</strong>s publics théâtraux, qu’il s’agisse du Paris haussmannien ou <strong>de</strong> quelques gran<strong>de</strong>s<br />
villes <strong>de</strong> province dont les faubourgs sont <strong>de</strong> plus en plus éloignés <strong>de</strong>s équipements théâtraux<br />
situés dans l’ancien centre.<br />
Le marché théâtral libéré <strong>de</strong> l’emprise <strong>de</strong> l’Etat<br />
Retour à la liberté surveillée<br />
En 1797, la plupart <strong>de</strong>s observateurs critiquent sévèrement le libéralisme du régime<br />
<strong>de</strong>s théâtres établi en 1791 : il aurait fait décliner l’art dramatique, corrompu le goût et ruiné<br />
les directeurs. Ils proposent <strong>de</strong> revenir à <strong>de</strong>s régulations dès le Directoire. C’est Napoléon qui<br />
les met en place. L’Empereur déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> manière autoritaire <strong>de</strong> fermer la plupart <strong>de</strong>s théâtres<br />
et répartit les genres entre les scènes autorisées (décret <strong>de</strong> juillet 1807). Paris et la province se<br />
retrouvent avec moins <strong>de</strong> théâtres en 1807 qu’en 1788 ! La baisse <strong>de</strong> la concurrence <strong>de</strong>s théâtres<br />
privés permet aux théâtres publics <strong>de</strong> reprendre la première place en matière <strong>de</strong> recettes.<br />
En provine, le marché théâtral est rigoureusement encadré sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s préfets.<br />
La fin du XVIIIème siècle avait u l’établissement <strong>de</strong> troupes permanentes et la construction <strong>de</strong><br />
théâtres dans les principales villes <strong>de</strong> province. Pas moins <strong>de</strong> vingt trois salles sont construites<br />
entre 1750 et 1773 dans tout le pays. Pourtant tous les auteurs ont d’abord pour ambition <strong>de</strong><br />
se faire jouer à Paris et méprisent les théâtres <strong>de</strong> province. Le décret <strong>de</strong> 1807 n’autorise que<br />
cinq villes (Bor<strong>de</strong>aux, Lyon, Marseille, Nantes et Turin) à avoir <strong>de</strong>ux théâtres, toutes les autres<br />
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Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
n’en possè<strong>de</strong>nt qu’un. Progressivement, les directeurs provinciaux obtiennent <strong>de</strong>s locaux sans<br />
loyers et même, <strong>de</strong> plus en plus souvent, <strong>de</strong>s subventions municipales pour couvrir le manque<br />
à gagner <strong>de</strong>s mois d’été.<br />
Les aventures <strong>de</strong> la censure<br />
A la fin <strong>de</strong> l’Ancien Régime, certaines pièces servaient <strong>de</strong> prétexte à l’opinion<br />
publique pour manifester sur <strong>de</strong>s événements du jour. Cette habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s allusions continue<br />
sous les régimes successifs pour susciter <strong>de</strong>s réactions dans la salle, aussi bien sous Napoléon<br />
que sous la Restauration. Cependant, dans les années 1820, la diffusion <strong>de</strong> l’institution <strong>de</strong> « la<br />
claque », spectateurs stipendiés pour lancer les succès, vise surtout à faire applaudir une pièce<br />
plutôt qu’un passage précis, ce qui contrecarre en partie cette habitu<strong>de</strong>. Le relâchement <strong>de</strong> la<br />
censure dans les cinq premières années <strong>de</strong> la monarchie <strong>de</strong> juillet rend cette pratique<br />
également moins nécessaire. Malgré plusieurs propositions <strong>de</strong> suppression dès les années<br />
1880-1890. Toutefois, son impact réel a fortement diminué au cours du XIXème siècle, surtout<br />
si l’on compare la France aux autres pays d’Europe. La Restauration n’a interdit que vingt cinq<br />
pièces contre <strong>de</strong>ux cent quatre pour la monarchie <strong>de</strong> juillet prétendument plus libérale. Ces<br />
chiffres seraient à pondérer toutefois en fonction <strong>de</strong> l’augmentation marquée <strong>de</strong> du nombre<br />
<strong>de</strong> pièces dans cette secon<strong>de</strong> pério<strong>de</strong>. Pendant le Second Empire, le nombre <strong>de</strong>s pièces<br />
interdites re<strong>de</strong>scend à cent, mais près <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong>s pièces soumises aux censeurs doivent<br />
subir <strong>de</strong>s modifications avant les premières représentations. Cette pratique moins brutale tra-<br />
duit la même hypocrisie que le régime <strong>de</strong>s avertissements auquel est soumise la presse à la<br />
même époque. Entre 1871 et 1900, quatre vingt <strong>de</strong>ux pièces sont interdites. Pendant chaque<br />
régime, la sévérité <strong>de</strong>s censeurs s'attache à <strong>de</strong>s thèmes dramatiques différents : la monarchie<br />
<strong>de</strong> juillet est, par exemple, plus sensible aux thèmes religieux en raison <strong>de</strong> la forte opposition<br />
<strong>de</strong>s catholiques au régime. Le second Empire, lui, peut s’avérer paradoxalement laxiste sur le<br />
plan moral, comme l’indique l’autorisation <strong>de</strong> La Dame aux camélias par le duc <strong>de</strong> Morny, en<br />
dépit <strong>de</strong> son thème sulfureux (la pièce est jouée en février 1852 au théâtre <strong>de</strong> Vau<strong>de</strong>ville). Ami<br />
<strong>de</strong> l’auteur, Alexandre Dumas fils, le <strong>de</strong>mi-frère <strong>de</strong> Napoléon III passe outre à l’avis <strong>de</strong> la com-<br />
mission <strong>de</strong> censure. Sous la IIIème République, c’est l’extrémisme social et politique qui est<br />
sanctionné, en fonction du souvenir <strong>de</strong> la Commune : d’où, par exemple, l’interdiction <strong>de</strong> la<br />
pièce tirée <strong>de</strong> Germinal <strong>de</strong> Zola, alors que le roman n’a pas posé <strong>de</strong> problème, ou encore le<br />
scandale causé par Thermidor <strong>de</strong> Victorien Sardou (1895), pièce qui contredit la lecture posi-<br />
tive officielle <strong>de</strong> la Révolution par la République.<br />
Les théâtres privés, au public plus mêlé, sont également plus contrôlés que les<br />
théâtres publics qui ne touchent qu’un auditoire d’élite moins dangereux politiquement.<br />
Toutefois, il existe toujours dans l’esprit <strong>de</strong>s censeurs <strong>de</strong>s liens entre l’ordre politique, l’ordre<br />
moral et l’ordre social : représenter les comportements immoraux <strong>de</strong> personnages issus <strong>de</strong>s<br />
milieux supérieurs est considéré comme une atteinte à l’ordre politique. Ils dévaluent, dans<br />
l’esprit du public, l’idée que les classes dirigeantes sont digne d’exercer leur pouvoir.<br />
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Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
A la fin du XIXème siècle, il faut toutefois relativiser les contrôles : face à la masse <strong>de</strong>s<br />
manuscrits à lire, les autorités laissent passer beaucoup <strong>de</strong> spectacles qui, dans le reste <strong>de</strong><br />
l’Europe, seraient impensables. Au début du XXème siècle , on porte même à la scène <strong>de</strong>s<br />
questions sexuelles : le thème, hautement scabreux <strong>de</strong> l’hérédosyphilis fournit la trame <strong>de</strong> la<br />
pièce <strong>de</strong> Brieux, Les Avariés (1902) et l’on présente <strong>de</strong>s pièces à thèse liées au débat public qui<br />
auraient fait scandale vingt ans plus tôt. C’est la <strong>de</strong>rnière pièce citée, interdite mais jouée à<br />
titre privé au <strong>Théâtre</strong> Antoine, qui ruine l’institution <strong>de</strong> la censure : le 17 novembre 1904, la<br />
Chambre <strong>de</strong>s députés supprime le salaire <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s censeurs. L’année suivante, les autres<br />
salaires sont supprimés si bien que, <strong>de</strong> fait, la censure n’existe plus en 1906, faute <strong>de</strong> censeurs.<br />
Nombre et capacité <strong>de</strong>s théâtres en France<br />
Pour l’ensemble <strong>de</strong> la France, il existe un recensement partiel <strong>de</strong>s salles en 1849 : face<br />
à la vingtaine <strong>de</strong> théâtres à Paris dans la première moitié du siècle <strong>de</strong>ux cent vingt à <strong>de</strong>ux cent<br />
cinquante salles permanentes en province. Toutefois, une soixantaine seulement <strong>de</strong> ces salles<br />
abritent <strong>de</strong>s troupes sé<strong>de</strong>ntaires. En 1860, on dénombre trente trois salles à Pars, dix en<br />
banlieue et quatre cent vingt huit en province. En 1879, quinze ans après la liberté <strong>de</strong>s théâtres,<br />
on enregistre les signes d’une crise : il n’y a plus que trente <strong>de</strong>ux salles dans la Seine et<br />
cent soixante <strong>de</strong>ux dans le reste <strong>de</strong> la France. En revanche le nombre <strong>de</strong>s cafés-concerts est<br />
maintenant <strong>de</strong> quatre vingt dix sept dans les départements, cinquante six à Paris et seize en<br />
banlieue, ce qui explique sans doute le déclin <strong>de</strong>s salles par rapport au milieu du siècle. Au<br />
début du XXème siècle, le nombre <strong>de</strong>s théâtres à Paris dépasse quarante et trois cent cinquante-sept<br />
au moins pour tout le pays. Tout au long du siècle, le poids <strong>de</strong> la capitale reste<br />
donc considérable : Paris concentre 15 à 20% <strong>de</strong>s salles, mais 30 à 40% <strong>de</strong>s places, car les<br />
salles provinciales sont en général plus petites. De même, le nombre <strong>de</strong>s artistes employés<br />
(toutes catégories) dans les théâtres parisiens représentant 40% <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s artistes dramatiques<br />
et lyriques français en 1878. En 1880, la part <strong>de</strong>s droits versés aux auteurs en banlieue<br />
et en province, grossièrement proportionnelle à l’importance <strong>de</strong> ces théâtres dans<br />
l’activité théâtrale nationale, ne s’élève qu’à 30 % du total : dominent en effet dans la<br />
programmation beaucoup <strong>de</strong> reprises et <strong>de</strong> pièces sans droits.<br />
Toutefois, la présence <strong>de</strong> scènes même dans les villes <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> dix mille<br />
habitants et le fait qu’en général, lors <strong>de</strong>s restaurations ou incendies <strong>de</strong>s salles, les<br />
municipalités tiennent à reconstruire ou à améliorer les édifices hérités du XVIIIème siècle ou<br />
du premier XIXème siècle prouvent l’importance sociale attachée au théâtre. C’est un élément<br />
d’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> la ville, le principal lieu <strong>de</strong> sociabilité <strong>de</strong> la bourgeoisie locale et d’éducation <strong>de</strong>s<br />
plus mo<strong>de</strong>stes. Tout au long du siècle, il n’existe pas moins <strong>de</strong> vingt-six théâtres subventionnés<br />
en province et quatre à Paris. La plupart <strong>de</strong>s salles provinciales n’étaient pas rentables. Aussi<br />
les subventions municipales ont-elles eu tendance à s’élever. Elles étaient beaucoup plus<br />
facilement votées par les élites municipales que d’autres édilitaires profitables à la masse <strong>de</strong> la<br />
population urbaine : ainsi, dans les cinq gran<strong>de</strong>s villes étudiées par un historien américain, le<br />
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Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
soutien financier accordé par les villes aux théâtres est plus élevé que celles qu’elles<br />
consentent aux églises tout au long du XIXème siècle. Les subventions municipales passent <strong>de</strong><br />
40 000 francs à Bor<strong>de</strong>aux en 1831 à 250 000 en 1910. Marseille et Lyon sont encore plus<br />
généreuses pour leurs théâtres avec 300 000 francs chacune, seules Toulouse et Saint-Etienne<br />
sont en retrait avec, respectivement, 155 000 et 27 000 francs.<br />
Publics<br />
On peut mesurer l’importance croissante du public parisien à travers l’augmentation<br />
considérable <strong>de</strong>s recettes : elles sont passées <strong>de</strong> 5 200 000 francs en 1817 à 7 001 000 francs<br />
en 1829. Elles doublent entre 1830 et 1848, et dépassent 24 millions en 1903. Plus on avance<br />
dans le temps, plus on cherche à maintenir longtemps les mêmes pièces à l’affiche alors que,<br />
dans la première partie du siècle, on renouvelait vite le répertoire, même en cas <strong>de</strong> succès. En<br />
effet, le public assidu était moins étendu et plus hétérogène : à chaque théâtre correspon-<br />
daient approximativement un genre et une clientèle cible sous le régime du privilège. La<br />
facilité <strong>de</strong>s communications et l’extension <strong>de</strong> la sphère d’attraction <strong>de</strong> Paris permettent, dans<br />
la <strong>de</strong>rnière partie du siècle, <strong>de</strong> rejouer les mêmes pièces <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> publics socialement plus<br />
homogènes. Ils sont plus bourgeois puisqu’ils ont les moyens <strong>de</strong> voyager mais <strong>de</strong> moins en<br />
moins parisiens, donc moins assoiffés <strong>de</strong> nouveautés puisque présents <strong>de</strong> façon intermittente<br />
dans la capitale. Ce processus atteint son paroxysme lors <strong>de</strong>s années d’Exposition universelle<br />
où l’on mise à la fois sur la clientèle <strong>de</strong> province et <strong>de</strong> l’étranger pour remonter <strong>de</strong>s pièces déjà<br />
amorties qui coûteront moins cher. Un autre phénomène encourage les reprises, les tournées<br />
d’été <strong>de</strong>s troupes parisiennes dans <strong>de</strong>s villes <strong>de</strong> villégiatures hors Paris ou dans quelques villes<br />
<strong>de</strong> province sans troupes sé<strong>de</strong>ntaires.<br />
Le soutien <strong>de</strong>s théâtres en province par les municipalités et l’enjeu politique<br />
que représente le théâtre pendant une gran<strong>de</strong> partie du siècle montrent qu’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong><br />
Paris, la France possè<strong>de</strong> un public théâtral important, plus étendu sans doute que l’Allemagne<br />
(comme l’indique l’exportation <strong>de</strong> nombreuses pièces vers l’Allemagne). Il est moins clivé<br />
socialement qu’en Gran<strong>de</strong> Bretagne où les nouveaux spectacles comme le music-hall, tant à<br />
Londres qu’en province, ont précocement attiré les nouveaux urbains tandis que les interdits<br />
religieux tenaient à l’écart <strong>de</strong> ce divertissement une partie <strong>de</strong> la bourgeoisie et <strong>de</strong>s classes<br />
moyennes imprégnées par une religiosité protestante et limitaient la liberté <strong>de</strong> création et<br />
d’innovation <strong>de</strong>s auteurs locaux.<br />
A Paris, dans les années 1860, on assiste à la fois à une multiplication <strong>de</strong>s salles (effet<br />
du décret <strong>de</strong> libéralisation du 6 janvier 1864) et à un déclin <strong>de</strong>s salles populaires, en fonction<br />
d'une politique délibérée du pouvoir sous le second Empire. Plusieurs salles sur le « boulevard<br />
du Crime » sont détruites à l’occasion <strong>de</strong>s grands travaux d’Haussmann, après 1862. En<br />
province, l’absence <strong>de</strong> concurrence entre salles (la plupart <strong>de</strong>s villes n’ont qu’un théâtre, les<br />
autres spectacles sont peu nombreux) et la vogue du théâtre lyrique ou comique font du théâtre<br />
un lieu social mixte jusqu’à la guerre <strong>de</strong> 1914, ce qu’encouragent encore la reprise <strong>de</strong>s<br />
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Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
succès éprouvés et les tournées <strong>de</strong> troupes venues <strong>de</strong> Paris <strong>de</strong>stinées à plaire à tous les types<br />
du public.<br />
Cette ouverture sociale du théâtre tient au fait que c’est la seule forme littéraire où<br />
l’obstacle <strong>de</strong> l’alphabétisation ne joue pas, tandis qu’il existe mille façons <strong>de</strong> surmonter l’<br />
obstacle économique (frau<strong>de</strong>, engagement dans la claque ou les petits emplois, places<br />
meilleur marché du « Paradis », représentations gratuites lors <strong>de</strong> certaines dates festives). On<br />
voit cet impact populaire du théâtre dans la preière partie du siècle à travers le témoignage<br />
d’Agricol Perdiguier, compagnon charpentier, qui va au théâtre régulièrement à Paris comme<br />
en province sous la restauration. A Lyon, l’assistance conserve son côté tumultueux du<br />
XVIIIème siècle : « J’assistai à quelques représentations théâtrales. Je vis jouer au Grand<br />
<strong>Théâtre</strong> Sylvain, opéra <strong>de</strong> Marmontel qui me fit plaisir et le Tartuffe <strong>de</strong> Molière, qui me plut<br />
davantage. Aux Célestins je vis représenter <strong>de</strong>s drames, <strong>de</strong>s mélodrames ; je vis <strong>de</strong>s traîtres, <strong>de</strong>s<br />
espions, <strong>de</strong>s incendiaires, <strong>de</strong>s empoisonneurs, <strong>de</strong>s choses horribles et d’autres qui n’étaient pas<br />
sans attraits. Il n’y avait point <strong>de</strong> bancs au parterre ; les spectateurs restaient <strong>de</strong>bout. Il y avait<br />
<strong>de</strong> temps en temps <strong>de</strong>s bouscula<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> l’agitation, du bruit : la salle <strong>de</strong>venait une mer livrée<br />
à tous les vents, balançant ses vagues, mugissant, hurlant, et je fus témoin <strong>de</strong> plus d’un nau-<br />
frage ; les fables étaient écrasées, aplatis entre les forts, ou foulés aux pieds comme <strong>de</strong>s insec-<br />
tes. Beaucoup s’en allaient, courbaturés, blessés… Le spectacle, plus d’un l’apprenait à ses<br />
dépends, n’était pas un plaisir sans peine, sans dangers <strong>de</strong>s plus graves. »<br />
Sous le second Empire <strong>de</strong> même, les monographies sur les ouvriers, dues à Le Play et<br />
à ses disciples, conservent la trace <strong>de</strong> cette fréquentation populaire du théâtre : le compagnon<br />
charpentier, ouvrier qualifié parisien assez bien payé, va au spectacle une fois par an en famille<br />
: « Elle préfère les théâtres du Cirque, <strong>de</strong>s Funambules ou <strong>de</strong>s Délassements comiques. » On<br />
notera à travers les salles mentionnées, que cet ouvrier qualifié fréquente toujours comme aux<br />
générations précé<strong>de</strong>ntes les théâtres du « boulevard du Crime », fief du mélodrame et <strong>de</strong> la<br />
pantomime. L’ouvrier cordonnier <strong>de</strong> Malakoff, né en 1847, (la monographie date <strong>de</strong> 1878)<br />
lorsqu’il se trouve à Lyon vers 1868, va voir fréquemment au théâtre Hernani, Don César <strong>de</strong><br />
Bazan, La Tour <strong>de</strong> Nesle, La grâce <strong>de</strong> Dieu, Le Juif errant, soit le répertoire romanticomélodramatique<br />
du premier <strong>de</strong>mi-siècle qui n’a toujours pas épuisé sa popularité loin <strong>de</strong> la<br />
capitale. En revanche, en 1861, l’Auvergnat brocanteur <strong>de</strong> Paris ne goûte guère le théâtre : «<br />
La distraction du théâtre, si goûtée <strong>de</strong>s ouvriers parisiens, l’est fort peu <strong>de</strong> la classe <strong>de</strong>s<br />
brocanteurs. Le chef <strong>de</strong> famille, <strong>de</strong>puis 37 ans qu’il habite à Paris, n’y est allé que cinq ou si<br />
fois, et dans <strong>de</strong>s circonstances où il avait été, pour ainsi dire, entraîné. »<br />
L’observateur met cette réticence en rapport avec le manque d’instruction, les<br />
origines rurales et l’âpreté au gain <strong>de</strong> cet homme. Il préfère les lieux <strong>de</strong> distraction comme le<br />
cabaret où il traite en même temps ses affaires. Le théâtre serait donc, si l’on généralise ces<br />
exemples opposés, le loisir <strong>de</strong>s ouvriers qui sont déjà bien intégrés dans la ville ou<br />
n’envisagent pas <strong>de</strong> la quitter. De même, parmi les lecteurs populaires interviewés par Anne-<br />
Marie Thiesse et dont les souvenirs remontent aux années 1900, plusieurs mentionnent le<br />
théâtre et le cinéma comme distractions, mais seulement s’ils ont émigré vers Paris ou une<br />
11
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
gran<strong>de</strong> ville. L’un, garçon <strong>de</strong> café, venu <strong>de</strong> l’Ardèche, a fréquenté le Châtelet et l’Ambigu. Une<br />
lectrice, née à Paris en 1895, fille d’ouvrier qualifié, déclare même aller avec ses parents avant<br />
la guerre dans les grands théâtres : Opéra Comique, Opéra, Odéon, <strong>Théâtre</strong> Français. Les<br />
autres citent surtout les pièces populaires (La Porteuse <strong>de</strong> pain), les vau<strong>de</strong>villes (Fey<strong>de</strong>au), les<br />
opérettes (Les Cloches <strong>de</strong> Corneville) ou, pour les provinciaux, les troupes et les cinémas<br />
ambulants.<br />
Changement <strong>de</strong> goût du public et crise du théâtre<br />
Nouveaux genres<br />
La concurrence <strong>de</strong>s nouveaux spectacles et la réputation <strong>de</strong>s scènes aux changements<br />
sociologiques traduisent aussi le changement <strong>de</strong>s goûts du public urbain, plus marqué à Paris<br />
qu’en province.<br />
La différenciation <strong>de</strong>s spectacles est liée à la liberté d’entreprendre acquise partout<br />
dans les années 1860. De nouvelles formes semi-théâtralisés, semi-distrayantes, semi-sociables<br />
<strong>de</strong> spectacles mettent en péril l’équilibre <strong>de</strong>s anciens théâtres populaires, voire <strong>de</strong>s salles<br />
bourgeoises.<br />
Deux formes <strong>de</strong> théâtre en souffrent plus particulièrement : le théâtre sérieux<br />
(tragédie, drame, haute comédie) et le théâtre littéraire puisque même les salles<br />
subventionnées préfèrent, pour conserver le public moyen, introduire les nouveaux genres qui<br />
plaisent : le vau<strong>de</strong>ville (Labiche entre au répertoire <strong>de</strong> la Comédie Française) et les pièces à<br />
thèse. Partout le théâtre musical remporte la palme et, là aussi, les genres légers concurren-<br />
cent les genres sérieux : l’opérette se développe au détriment <strong>de</strong> l’opéra tandis que<br />
l’opéra-comique explore <strong>de</strong> nouvelles voies avec Carmen (1875) <strong>de</strong> Bizet, Les Contes<br />
d’Hoffmann (1881) d’Offenbach, Lakmé (1883) <strong>de</strong> Delibes, Manon (1884) <strong>de</strong> Massenet ou<br />
encore Louise (1900) <strong>de</strong> Charpentier, diffusés dans le mon<strong>de</strong> entier. Le spectaculaire (version<br />
hyperbolique du romantisme théâtral fondé sur l’effet et le coup <strong>de</strong> théâtre) envahit les<br />
gran<strong>de</strong>s scènes et rencontre également un grand succès. Que l’on songe aux pièces à effet<br />
tirées <strong>de</strong>s romans <strong>de</strong> Jules Verne (Le Tour du mon<strong>de</strong> en 80 jours, Michel Strogoff) qui font la<br />
prospérité du Châtelet ou <strong>de</strong> ses équivalents provinciaux. Les recettes enregistrent ces vogues<br />
: à Paris en 1912, 51,8% <strong>de</strong>s recettes totales viennent du vau<strong>de</strong>ville, <strong>de</strong> l’opérette et <strong>de</strong>s<br />
pièces <strong>de</strong> genre. Le mélodrame s’est effondré <strong>de</strong> 30% sous la Restauration à 15%. Les genres<br />
nobles, joués sur les scènes subventionnés, ne réalisent plus que 29,4% <strong>de</strong>s recettes contre<br />
52,8% en 1829.<br />
Quels sont les auteurs et les pièces représentatifs <strong>de</strong> ce goût moyen (bourgeois et<br />
petits-bourgeois <strong>de</strong>s années 1860 à 1900) ? A la Comédie Française, pourtant chargée <strong>de</strong> jouer<br />
régulièrement les classiques, les administrateurs donnent la priorité aux auteurs du XIXème<br />
siècle et notamment à ceux du second Empire qui maintiennent leur emprise sous la IIIème<br />
République au détriment <strong>de</strong>s romantiques et <strong>de</strong>s jeunes générations : Scribe, San<strong>de</strong>au,<br />
Ponsard, Augier, Sardou, Dumas fils, Meilhac et Halévy, Labiche ; les classiques étrangers sont<br />
12
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
en revanche ignorés. Seul mmolière tire son épingle du jeu en tant que père fondateur et<br />
auteur comique. On comprend pourquoi les théâtres d’avant-gar<strong>de</strong> s’attachent à accueillir<br />
tous ces exclus du théâtre officiel.<br />
La crise fin <strong>de</strong> siècle<br />
Mais ces nouveaux goûts du public impliquent <strong>de</strong>s dépenses croissantes, ce qui met<br />
en péril la rentabilité <strong>de</strong>s théâtres, au moment où une partie <strong>de</strong>s spectateurs se tourne vers<br />
d’autres consommations culturelles. Au Châtelet, spécialisé dans la féérie, on évalue chaque<br />
mise en scène à 200 000 francs, soit 600 000 francs pour trois spectacles par an plus les frais<br />
généraux. Le théâtre doit donc impérativement dépasser le million <strong>de</strong> recettes pour rester<br />
dans ses frais, ce qui n’est le cas que lors <strong>de</strong>s années extrêmement prospères.<br />
La crise apparaît violemment à Paris ou la concurrence entre salles et divertissements<br />
est le plus sensible. Après 1883, on assiste à une stagnation relative <strong>de</strong>s recettes, sauf les trois<br />
années d’Exposition universelle (1878, 1889,1900). Vingt théâtres sur quarante-cinq<br />
disparaissent entre 1885 et 1889. Des déficits récurrents, même pour les théâtres les plus éta-<br />
blis comme l’Opéra et la Comédie Française, s’installent. Dans certains théâtres, les directeurs<br />
se retirent après <strong>de</strong>s faillites à répétition. Si la situation est moins difficile en province, en<br />
raison <strong>de</strong> la moindre concurrence, elle se détériore cependant comme l’a montrée l’augmen-<br />
tation <strong>de</strong>s subventions <strong>de</strong>s villes. Dès 1887, un observateur sent un déclin <strong>de</strong> l’engouement du<br />
public pour le théâtre en province :<br />
« En province, - je ne parle, bien entendu, que <strong>de</strong>s petites villes <strong>de</strong> dix, vingt ou<br />
trente mille âmes qui ne possè<strong>de</strong>nt qu’un théâtre, le théâtre municipal – il en est tout<br />
autrement. Ce qui passionne ici (à Paris) laisse là indifférent. »<br />
Selon ce critique, ce dépérissement tient au passage <strong>de</strong>s troupes <strong>de</strong> Paris et à la<br />
vogue <strong>de</strong> l’opérette, inaccessible aux anciennes troupes locales. Comme les Parisiens envoient<br />
leurs plus mauvais acteurs, le public provincial se lasse d’être trompé et ne se dérange plus. Les<br />
salles ne sont plus entretenues, faute <strong>de</strong> recettes, et tombent dans un état déplorable <strong>de</strong><br />
confort, qu’enregistre Charles Barret à la veille <strong>de</strong> 1914 :<br />
« A part la Turquie et les Etats balkaniques, il n’existe pas en Europe un pays où les<br />
salles <strong>de</strong> spectacles soient plus inconfortables, plus poussiéreuses et plus délabrées que dans<br />
notre belle France. Quand l’édifice ne tombe pas en ruine, le mauvais entretien en fait prévoir<br />
la vétusté prochaine. Il y a un minimum <strong>de</strong> propreté au-<strong>de</strong>ssous duquel on tombe dans le<br />
sordi<strong>de</strong> et dans le malsain. C’est dans ce <strong>de</strong>ssous que sont tombés nos théâtres <strong>de</strong> province. »<br />
L’auteur <strong>de</strong> cette citation, organisateur <strong>de</strong> tournées théâtrales dans toute la France,<br />
a pu se rendre compte personnellement <strong>de</strong> l’état du parc immobilier théâtral provincial <strong>de</strong> la<br />
Belle Epoque. Peu <strong>de</strong> villes trouvent grâce à ses yeux. Selon lui les trois quarts <strong>de</strong>s salles<br />
seraient insalubres. Seules sont entretenues les salles d’opéra <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s villes, quelques<br />
théâtres récemment refaits et les théâtres <strong>de</strong>s stations balnéaires ou <strong>de</strong>s casinos. Bref, toutes<br />
les institutions dramatiques qui s’adressent à une clientèle privilégiée. On comprend que le<br />
13
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
public le moins aisé abandonne les théâtres pour les cafés-concerts flambant neufs ou les<br />
premiers cinémas, palais du rêve et <strong>de</strong>s trucages impossibles dans une salle classique.<br />
La province théâtrale souffre surtout du snobisme <strong>de</strong> ses propres ressortissants. La<br />
presse locale privilégie les ve<strong>de</strong>ttes et les troupes venues <strong>de</strong> Paris et ne parle que <strong>de</strong>s pièces<br />
créées à Paris, persuadée que les créations provinciales sont forcément médiocres. On joue<br />
d’abord sur la notoriété <strong>de</strong>s artistes, or les seuls connus sont ceux <strong>de</strong> Paris et les cachets<br />
disproportionnés qu’on leur consent pour remplir les salles viennent en déduction <strong>de</strong>s dépen-<br />
ses nécessaires au spectacle : éclairage, décor, et :<br />
« Le spectateur se dérange nonchalamment et c’est presque à regret qu’il passe au<br />
bureau <strong>de</strong> location. Il vient surtout voir la ve<strong>de</strong>tte, car la pièce, il la connaît ! Il l’a lue dans<br />
L’Illustration ou dans tel autre magasine <strong>de</strong> moindre importance. »<br />
Ainsi tout concourt au déclin du théâtre, en province plus encore qu’à Paris,<br />
notamment l’attrait <strong>de</strong>s nouveaux spectacles moins chers. L’entrée au café-concert revient à 6<br />
francs pour <strong>de</strong>ux au lieu <strong>de</strong> 30 francs pour une sortie en couple au théâtre. Le café-concert,<br />
plus familial et interâge, profite, plus que le théâtre, <strong>de</strong> la liberté d’entreprendre après 1864.<br />
L’institution s’adapte à son environnement <strong>de</strong>puis les salles respectables, voire luxueuses dans<br />
les quartiers immédiatement proches <strong>de</strong>s théâtres, jusqu’aux mo<strong>de</strong>stes établissements sans<br />
prétention <strong>de</strong>s quartiers et <strong>de</strong>s faubourgs : tour <strong>de</strong> chant, comique troupier, numéros <strong>de</strong><br />
prestidigitation, acrobaties, effeuillage et danses suggestives, attractions diverses (magie,<br />
etc…) se combinent selon les heures et les tonalités du public. L’entrée est libre mais la<br />
consommation payante et l’on fait attendre les numéros les plus importants pour que les<br />
clients renouvellent leurs consommations. Pour <strong>de</strong>s villes moins importantes, l’ouverture d’un<br />
café-concert est possible avec une mise mo<strong>de</strong>ste comparée à l’investissement théâtral. Alors<br />
que les mœurs théâtrales se sont peu à peu policées par rapport à l’époque décrite par Agricol<br />
Perdiguier, ces nouvelles salles n’exigent ni le silence complet, ni l’attention soutenue (on boit,<br />
on bavar<strong>de</strong>, on fume, on entre, on sort) et conviennent à un public hétérogène et provincial,<br />
non encore socialisé dans les nouvelles mœurs <strong>de</strong>s théâtres établis.<br />
On passe <strong>de</strong> soixante café-concerts en 1867 à cent cinquante en 1875 et <strong>de</strong>ux cent<br />
soixante quatorze en 1900 et leurs recettes font plus que doubler entre 1893 et 1913. Ils ont<br />
leurs stars, comme les théâtres, magnifiées par les affiches (cf les tableaux et affiches <strong>de</strong><br />
Toulouse-Lautrec) et une presse spécialisée. Dans les plus chics (la Scala, l’Eldorado, Les<br />
Ambassa<strong>de</strong>urs), on paie aussi cher que dans certains théâtres. Une partie du public d’élite fait<br />
donc défaut à son tour aux théâtres pour <strong>de</strong>s divertissements moins exigeants.<br />
Naissance <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong><br />
En réaction, à la fin du siècle, les entreprises théâtrales se dissocient en fonction <strong>de</strong><br />
finalités opposées. Contre les directeurs qui courent désespérément après les goûts du public<br />
au détriment <strong>de</strong> la recherche artistique, on voit naître une avant-gar<strong>de</strong> théâtrale à l’image <strong>de</strong><br />
l’avant-gar<strong>de</strong> en peinture ou en littérature apparue peu auparavant. C’est le moment (fin <strong>de</strong>s<br />
14
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
années 1880, début <strong>de</strong>s années 1890) où les intellectuels déplore que le théâtre commercial<br />
s’éloigne <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> l’idéal humaniste du XVIIème siècle ou du programme<br />
romantique. Ils rêvent d’un nouveau théâtre « pur » : d’un « théâtre libre » (Antoine), d’un<br />
« théâtre d’Art » (Paul Fort, Lugné Poe) ou d’un « théâtre du peuple » (Romain Rolland,<br />
Maurice Pottecher). Toutes ces formules veulent combler la distance sociale qui s’est creusée<br />
entre le « vrai » théâtre à ambitions culturelles et éducatives ou patriotiques, le théâtre com-<br />
mercial et les autres spectacles concurrents, beaucoup plus vulgaires, comme le sont les pro-<br />
duits littéraires industriels par rapport à la « vraie » littérature. Cette volonté <strong>de</strong> réforme est<br />
partiellement inspirée par les idées socialistes et anarchistes. Il s’agit <strong>de</strong> libérer le théâtre <strong>de</strong><br />
l’argent corrupteur (représentations gratuites, à bas prix ou sous forme <strong>de</strong> cotisations volon-<br />
taires), et même d’inventer <strong>de</strong>s lieux nouveaux sortis du carcan du théâtre urbain à l’italienne.<br />
Certains rejettent aussi la convention fondée sur le principe d’i<strong>de</strong>ntification entre le<br />
spectateur et l’acteur et tentent <strong>de</strong> subvertir les formes vulgaires pour en faire <strong>de</strong>s formes<br />
d’avant-gar<strong>de</strong> accessibles à tous (festivals inspirés du théâtre antique à Orange, théâtres <strong>de</strong><br />
cabaret, premières formes <strong>de</strong> cinéma artistique).<br />
Ainsi, l’histoire du théâtre français du second XIXème siècle rappelle bien d’autres<br />
évolutions culturelles du temps. Libéré <strong>de</strong> l’Etat, <strong>de</strong> la censure, <strong>de</strong> l’ordre moral, l’art<br />
dramatique subit <strong>de</strong> plus en plus les lois <strong>de</strong> la rentabilité, <strong>de</strong>s changements sociaux et du goût<br />
moyen dominant. Alors qu’il avait été choisi par le romantisme pour diffuser une révolution<br />
littéraire, il incarne désormais, aux yeux <strong>de</strong>s lettrés du second Empire et <strong>de</strong> la IIIème<br />
République, le conformisme, le conservatisme et l’esprit bourgeois le plus étroit. Malgré les<br />
tentatives utopiques <strong>de</strong> quelques pionniers qui inventent la mise en scène mo<strong>de</strong>rne et ouvrent<br />
la France à <strong>de</strong>s auteurs étrangers : Ibsen, Hauptann, Strindberg, Tchekhov), futurs nouveaux<br />
classiques, ou initient la décentralisation théâtrale, le théâtre dominant – qu’on appelle le<br />
Boulevard en un sens nouveau – n’est plus qu’une variante, à Paris, comme en province, d’une<br />
culture <strong>de</strong> masse. Vouée au rire, à l’évasion dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> fantaisie <strong>de</strong> l’opérette, au culte<br />
<strong>de</strong>s stars, cette culture est <strong>de</strong>stinée à faire échapper le spectateur parisien ou provincial aux<br />
mornes réalités du quotidien. I<strong>de</strong>ntifiée à la Belle Epoque, elle nous a légué un répertoire<br />
inusable dont l’image mythique est <strong>de</strong>venue aux yeux du mon<strong>de</strong> entier comme un double rêvé<br />
d’une France du bonheur <strong>de</strong> vivre éternel.<br />
15
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
François Béchu<br />
Ecriture et Mise à la Trappe :<br />
Musiques :<br />
MONSIEUYE JARRY<br />
Mélanie Renaud, Arnaud Coutancier, Johann Lefévre<br />
Ban<strong>de</strong> son :<br />
Arnaud Coutancier<br />
Claudine Orvain<br />
Olivier Borne<br />
Chorégraphie :<br />
Scénographie et Affiche :<br />
Lumières :<br />
Natalie Gallard<br />
Cédric Radin<br />
Régie :<br />
Photos :<br />
Noëmie Béchu<br />
Sylvie Kuhn<br />
Administration :<br />
Avec par ordre alphabétique :<br />
Bariller-Ostiari Eliane, Béchu François, Béchu Léa, Blot Jacques, Bobard Dominique,<br />
Boudot Gérard, Can<strong>de</strong>la Pierre, Conseil Philippe, Coutancier Arnaud, Dagostino Vincent, <strong>de</strong><br />
Bourgues Alain, <strong>de</strong> Bourgues Sophie, Debedat Gilles, Doittée Jérôme, Dormet Claire-Marine,<br />
Dumans Jean-Louis, Duval Jean, Ferragu Corinne, Foubert Kevin, Gaze Alain, Janvier Claire,<br />
Lassus André, Lefévre Johann, Leloup Stéphanie, Lévèque Loniel, Louveau François, Ma<strong>de</strong>leine<br />
Killian, Martin Anthony, Orvain Claudine, Perrot Pascal, Rachet Thierry, Ravenel Jacques,<br />
Renaud Mélanie, Schiltz Maryvonne, Tomeno Françoise<br />
16
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
MONSIEUYE JARRY<br />
Séquences et distribution.<br />
Séquence dite première<br />
Machineur 1 Kevin Foubert<br />
Ma<strong>de</strong>mouiselle Pian Mélanie Renaud<br />
Le Singe-Pêcheur François Louveau<br />
Monsieuye Jarry Gilles Debenat<br />
Les Joueurs <strong>de</strong> Billard Jean-Louis Dumans<br />
Pierre Can<strong>de</strong>la<br />
Pascal Perrot<br />
Les Porteurs <strong>de</strong> Gâteaux Léa Béchu<br />
Kilian Ma<strong>de</strong>leine<br />
Marionain Stéphanie Leloup<br />
Marionoeud Pascal Perrault<br />
Présents sur toutes les scènes ou presque<br />
Charlotte Jarry Eliane Bariller<br />
Le Groom Thierry Rachet<br />
Séquence dite <strong>de</strong>s Commérages<br />
Commérant Un Anthony Martin<br />
Commérant Deux Dominique Bodard<br />
Commérante Cinq Claire Janvier<br />
Commérant Trois Corinne Ferragu<br />
La Chantreuse Françoise Tomeno<br />
Le Singe-Pêcheur François Louveau<br />
Commérant Quatre Vincent D’Agostino<br />
Charlotte Jarry Eliane Bariller<br />
L’Huissier Jacques Blot<br />
Le Groom Thierry Rachet<br />
Fanfarons Yohann Lefévre<br />
Jacques Ravenel<br />
Jérôme Douetté<br />
Jean Duval<br />
Monsieuye Jarry Gilles Debenat<br />
Salmon Pierre Can<strong>de</strong>la<br />
Danville Jean-Louis Dumans<br />
Louys Pascal Perrot<br />
Ellen Léa Béchu<br />
Marcueil Killian Ma<strong>de</strong>leine<br />
Hélène Maryvonne Schiltz<br />
17
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Séquence dite du tableau du Douanier Rousseau et <strong>de</strong> l’érotisme<br />
Monsieuye Jarry Gilles Debenat<br />
André Salmon Pierre Can<strong>de</strong>la<br />
Danville Jean-Louis Dumans<br />
Pierre Louys Pascal Perrault<br />
Ellen Léa Béchu<br />
Mercueil Killian Ma<strong>de</strong>leine<br />
Hélène Maryvonne Schiltz<br />
Le Peintre Alain <strong>de</strong> Bourgues<br />
Séquence dite <strong>de</strong> la Passion vue comme une course <strong>de</strong> côte<br />
Matthieu Jérôme Frétigné<br />
Jésus Gilles Debenat<br />
Pilate Philippe Conseil<br />
Véronique Claudine Orvain<br />
Vallette Anthony Martin<br />
Voix dans la trappe Jean-Louis Dumans<br />
Séquence dite du distributeur automatique<br />
L’Ange Un Gérard Boudot<br />
L’Ange Deux Alain Gaze<br />
Séquence dite <strong>de</strong>s Noyés<br />
Layus 1er André Lassus<br />
Layos Pascal Perrot<br />
Trochon Pierre Can<strong>de</strong>la<br />
Figurants Gérard Boudot<br />
Alain Gaze<br />
Vincent Dagostino<br />
Claire-Marine Dormet<br />
Claire Janvier<br />
Tignasse Arnaud Coutancier<br />
La Petite Chorale Sophie <strong>de</strong> Bourgues<br />
Françoise Tomeno<br />
Johann Lefèvre<br />
Alain <strong>de</strong> Bourgues<br />
Jean-Louis Dumans<br />
Monsieuye Jarry Gilles Debenat<br />
Le Singe-Pêcheur François Louveau<br />
Le Noyé Stéphanie Leloup<br />
Un Personnage dans les cintres Dominique Bodard<br />
18
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Le Radio Claudine Orvain<br />
Carrière Philippe Conseil<br />
Séquence dite <strong>de</strong> l’Autobus<br />
Les Palotins <strong>de</strong> l’arrêt d’autobus Gérard Boudot<br />
Alain Gaze<br />
Claire-Marine Dormet<br />
Claire Janvier<br />
Vincent Dagostino<br />
Jean-Louis Dumans<br />
Grenoux Corinne Ferragu<br />
Hilard Maryvonne Schiltz<br />
Le Responsable <strong>de</strong> la station d’autobus Jérôme Frétigné<br />
Monsieuye Jarry Gilles Debenat<br />
Séquence dite du Gendarme<br />
Boni Mafioun André Layus<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> Arnaud Coutancier<br />
Des Gendarmes et Gendarmettes Vincent Dagostino<br />
Dominique Bobard<br />
Claire Janvier<br />
Gérard Boudot<br />
Alain Gaze<br />
Monsieuye Jarry Gilles Debenat<br />
Guignol Anthony Martin<br />
Séquence dite <strong>de</strong> l’escrimeur<br />
Carrière, le Conseiller Philippe Conseil<br />
Escrimeur 1 Lionel Levêque<br />
Escrimeur 2 Kevin Foubert<br />
Monsieuye Jarry Gilles Debenat<br />
Fanfarons Johann Lefévre<br />
Séquence <strong>de</strong> l’Amour en Visites (Lucien / La Gran<strong>de</strong> Dame)<br />
Jacques Ravenel<br />
Jérôme Douetté<br />
Jean Duval<br />
Lucien François Béchu<br />
La Gran<strong>de</strong> Dame Claudine Orvain<br />
Un passant Anthony Martin<br />
19
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Séquence dite <strong>de</strong> l’Amour en Visites (Lucien / Margot)<br />
Lucien François Béchu<br />
Margot Claire-Marine Dormet<br />
La Mère Maryvonne Schiltz<br />
Palotins figurants<br />
Séquence dite <strong>de</strong> la fin<br />
Monsieuye Jarry Gilles Debenat<br />
La Chantreuse Sophie <strong>de</strong> Bourgues<br />
Grand Echalat Jacques Blot<br />
Gran<strong>de</strong> Echalate Stéphanie Leloup<br />
Machineur Premier Arnaud Coutancier<br />
Machineuse Second Jean-Louis Dumans<br />
La voix dans les cintres André Lassus<br />
Charlotte Jarry Eliane Bariller<br />
Et :<br />
Tous les autres personnages<br />
20
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
MONSIEUYE JARRY<br />
<strong>de</strong> François Béchu.<br />
21
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
MONSIEUYE JARRY<br />
Un décor constitué <strong>de</strong> sept armoires roulantes. Au début, une seule sur scène, à cour,<br />
<strong>de</strong>rrière une petite colonne (c’est l’armoire aux marionnettes). Un piano. Trois rangées <strong>de</strong> sièges<br />
<strong>de</strong> théâtre <strong>de</strong>vant un ri<strong>de</strong>au rouge. Charlotte Jarry y est assise. Des boules <strong>de</strong> billard posées<br />
autour d’une trappe ouverte. Quelques noyés au pied <strong>de</strong> la scène (marionnettes <strong>de</strong> chiffon)<br />
avec une pancarte : NOYES LE...<br />
A l’entrée <strong>de</strong>s spectateurs <strong>de</strong>s marionnettes jouent sur le bord <strong>de</strong> la trappe ouverte.<br />
Une main pose une radio à côté d’elles. Elles se chicanent et changent souvent la station ce qui<br />
permet d’entendre (faiblement) <strong>de</strong>s extraits d’une émission <strong>de</strong> Radio : enfants qui disent ce<br />
qu’ils voudront faire quand ils seront grands ; auditeurs qui ven<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s objets, chroniques du<br />
Tour <strong>de</strong> France, avec, intercalés, <strong>de</strong>s extraits d’une ambiance <strong>de</strong> cirque, la voix <strong>de</strong> Rachil<strong>de</strong>.<br />
Layus regar<strong>de</strong> les marionnettes. Un groom au fond <strong>de</strong> scène. Machineur Premier avec sa boîte<br />
à outils est allongé sous le piano comme un garagiste sous une voiture. On entend <strong>de</strong> mieux<br />
en mieux au fil <strong>de</strong>s secon<strong>de</strong>s ses outils qui s’entrechoquent et frappent (les trois coups).<br />
Machineur Premier range ses outils, fait le plein du piano, s’assoit au piano, soulève le capot,<br />
se penche comme pour mettre le contact, puis donne trois coups <strong>de</strong> pédale… on entend alors<br />
une accélération <strong>de</strong> boli<strong>de</strong> en trois temps. Le Machineur quitte le piano et, à sa gran<strong>de</strong> surprise,<br />
il entend le bruit d’une voiture qui s’éloigne et dont on va suivre le parcours sonore…<br />
Apparition <strong>de</strong>s Porteurs <strong>de</strong> gâteaux (masqués). Apparaît par la trappe le Singe Pêcheur,<br />
homme ordinaire <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong> Monsieur Hulot - avec un baluchon et un seau en fer blanc.<br />
– à la surprise <strong>de</strong>s marionnettes qui arrêtent la radio -.<br />
Le Singe Pêcheur :<br />
(à Layus) Ah ! Ha !<br />
Layus :<br />
Ah ! Ha !<br />
Machineur Premier :<br />
(venu se laver les mains dans un seau à l’avant-scène, au Singe Pêcheur) Ah ! Ha !<br />
Les Marionnettes :<br />
(après un temps) Ah ! Ha !<br />
Ma<strong>de</strong>mouiselle Pian :<br />
(elle range les marionnettes puis sort péniblement un gros livre ; aux autres :) Ah ! Ha ! (au<br />
moment où elle empoigne le livre : sortie du Machineur et <strong>de</strong> Layus ; elle va à la colonne)<br />
Guilbert… celui qui Yvette. Rachil<strong>de</strong>, celle… qui hors nature…Renard, celui qui écorche vif ;<br />
Guitry, celui qui vestonne ; Allais Alphonse, celui qui ira…Toulouse-Lautrec… celui qui affiche…<br />
Rousseau… celui qui douanait… Jarry, celui qui A.J…. Fauré, celui qui mélodivine ;<br />
Renoir, celui qui peint ; Huysmans, celui qui digère par la trappe...<br />
Elle referme violemment son livre, le pose, elle ouvre la bouche, lève les bras et on éteint la<br />
salle au même moment. La scène <strong>de</strong>vient très sombre. Ma<strong>de</strong>mouiselle Pian reste bras levés,<br />
bouche ouverte, tête vers le ciel.<br />
Voix off :<br />
(voix <strong>de</strong> Paul Edwards) Il fut une heure, il fut toutes les heures, il fut onze heures du soir et la<br />
musique lointaine picota le silence, aussi confusément que <strong>de</strong>s doigts énervés s’évertuent<br />
après un chas d’aiguille (On entend à nouveau ce texte, mais moins fort, jusqu’à le perdre, tandis<br />
que viennent s’asseoir sur les sièges du fond, comme <strong>de</strong>s cancres, Salmon, Danville et<br />
Louys).<br />
22
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
SEQUENCE DITE PREMIERE<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(Quand les personnages sont installés, Monsieuye Jarry apparaît par la trappe. Très droit. Une<br />
canne <strong>de</strong> billard qu’il tient droite comme un fusil – <strong>de</strong>s boules <strong>de</strong> billard sont posées au sol.<br />
Maquillage blanc, un vieux par<strong>de</strong>ssus… Il regar<strong>de</strong> le <strong>Théâtre</strong> puis, droit, il parle en hachant son<br />
texte) Voilà bien un trou dans l’assistance ! (il regar<strong>de</strong> à nouveau le <strong>Théâtre</strong>) Pas <strong>de</strong> décors,<br />
pas d’acteurs , c’est très bien ! Mon-sieuye le Maire… Fé-li-ci-ta-tions !… Toutefois… un peu<br />
trop grand pour un Thé-âtre <strong>de</strong>s Pan-tins… A moins que les Pan-tins ne soient <strong>de</strong>-ve-nus si<br />
grands… (petit temps) Ha ! Ah ! (il vise une première boule puis jette un œil autour <strong>de</strong> lui) Pas<br />
<strong>de</strong> décors, pas d’acteurs, c’est très bien ! (il s’appuie sur sa canne) Dire que ça fait cent ans que<br />
je n’suis pas re-ve-nu dans cet-te vil-le <strong>de</strong> La-val ! (il tire) La ca-thé-dra-le : toujours à la mê-me<br />
pla-ce, j’es-père ! (il vise une autre boule) Com-me le temps pas-se ! La <strong>de</strong>rnière fois j’y dînais<br />
chez un vieux ménage <strong>de</strong> no-o-tables commerçants : une table <strong>de</strong> qualité qui luttait à armes<br />
égales avec le luxe cossu d’un décor du mauvais goût le plus harmo-o-nieux… (il tire puis vise<br />
une autre boule) J’ai bien fait <strong>de</strong> spéculer sur le temps ! Ha ! Ah ! Une œuvre qui ne franchit<br />
pas le temps n’est pas une œuvre, et moi si je n’avais pas franchi le temps je ne serais pas ici<br />
un ho-homme. (cherchant dans le <strong>Théâtre</strong>) J’adore tant les blasons, je ne vois pas celui du<br />
Maine… <strong>de</strong> sable semé <strong>de</strong> fleur <strong>de</strong> lis d’argent ; au lion d’or brochant sur le tout ! Si c’est un<br />
oubli, ce n’est pas sé-rieux. (il vise) C’est cuisant <strong>de</strong> m’inviter aujourd’hui pour mes 134 ans. Si<br />
j’en retire 34 d’inutiles il reste 100 ans, cornegidouille ! et qui font l’anniversaire <strong>de</strong> ma Gran<strong>de</strong><br />
Défunterie ! (sa canne disparaît et Monsieuye Jarry monte sur le plateau ; apparition <strong>de</strong>s<br />
Porteurs <strong>de</strong> Gâteaux, lentement sur le tapis rouge du fond. Jarry trouve au bord <strong>de</strong> la trappe<br />
une enveloppe à son nom qu’il ouvre : c’est une carte-anniversaire et l’on reconnaît la célèbre<br />
mélodie <strong>de</strong> « Joyeux anniversaire » qui l’amuse… Tandis que AJ, très droit, s’avance vers le<br />
public, plusieurs personnages apparaissent les uns après les autres dans la trappe pour jouer<br />
au billard, mais ils ne tirent pas dans les boules et Ma<strong>de</strong>mouiselle Pian gagne son piano à cloche<br />
pied comme pour une marelle). Suis encore bien démuni et il m’est fort ennuyeux <strong>de</strong> me<br />
plain-dre, mais voyez l’ac-cou-tre-ment ! C’est que les re-venants ne touchent pas <strong>de</strong> droits<br />
d’auteur et c’est une profon<strong>de</strong> in-jus-te-rie ! Mon « Ubu Roi » m’a fait <strong>de</strong>s couilles en or : tout<br />
un trésor virtuel, cornegidouille que je ne peux point toucher ! Je spécule mais <strong>de</strong> pécule<br />
point ! (petit temps) Par Stanislas, à quoi donc puis-je bien toucher dans cette Gran<strong>de</strong><br />
Chasublerie ? D’un côté (il désigne le sol) les contrées <strong>de</strong> la « merdre », <strong>de</strong> l’autre (il désigne<br />
les cintres) celles <strong>de</strong> l’Absolu bues à plein rêve… Là-haut, <strong>de</strong>s splen<strong>de</strong>urs qui vous clouent au<br />
sol car l’Absolu-ment !... Et moi qui fonce à 300 à l’heure au milieu <strong>de</strong> tout ça ! (il retourne<br />
vers la trappe en courant très vite – mais en avançant peu - et disparaît dans la trappe en passant<br />
<strong>de</strong>vant les joueurs <strong>de</strong> billard au gar<strong>de</strong> à vous qui disparaissent après lui).<br />
Ma<strong>de</strong>mouiselle Pian joue « Happy Birthday to you ». Le groom allume les bougies puis les <strong>de</strong>ux<br />
Porteurs <strong>de</strong> Gâteaux viennent se placer <strong>de</strong> chaque coté <strong>de</strong> la trappe. Jarry apparaît,<br />
Ma<strong>de</strong>mouiselle Pian joue une version délirante <strong>de</strong> « Happy Birthday to you ».. Ma<strong>de</strong>mouiselle<br />
Pian s’arrête <strong>de</strong> jouer. Aussitôt, par la porte du haut <strong>de</strong> l’armoire qui s’ouvre, on voit<br />
Marionain et Marionoeud (marionnettes)… Le Singe-Pêcheur s’est fabriqué une gaule avec un<br />
bout <strong>de</strong> bois qui traînait sur scène et commence à sortir son habit <strong>de</strong> Singe.<br />
Marionain :<br />
Quel est ce Pierrot ?<br />
Marionoeud :<br />
Hein ?… Ah ! C’est-t-AJ !<br />
23
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Marionain :<br />
Tajji ?<br />
Marionoeud :<br />
Oui, c’est-t-AJ : Talfred Jarry !<br />
Marionain :<br />
Celui qui chausse du 36 et qui porte <strong>de</strong>s chaussures <strong>de</strong> femme <strong>de</strong> cuir..<br />
Marionoeud :<br />
…JAUNE ! Bin oui !<br />
Marionain :<br />
L’auteur <strong>de</strong>…<br />
Marionoeud :<br />
(le coupant) Bin oui, pour sûr ! L’auteur <strong>de</strong> ! L’auteur <strong>de</strong> ! L’auteur <strong>de</strong> !<br />
Marionain :<br />
Alors je sais, je sais ce qu’il va dire ! Je le sais !<br />
Marionoeud :<br />
Bin ça !<br />
Marionain :<br />
Il va dire… heuh<br />
Marionoeud :<br />
Cornegidouille ! Tajji ne sait jamais à l’avance ce qu’il va dire !<br />
Marionain :<br />
Moi je sais !<br />
Marionoeud :<br />
Bin ça !<br />
Marionain :<br />
Il va dire IL au lieu <strong>de</strong> dire JE !<br />
Marionoeud :<br />
Bin ça !<br />
Marionain :<br />
Il va faire claquer le fouet <strong>de</strong> sa langue, claquer le fouet <strong>de</strong> sa langue, c’est ce qu’il va faire<br />
Taji…<br />
Marionoeud :<br />
Yahoo ! Yahoo ! Kssiii ! Kssiii ! (temps)m And after ?<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(voix off / avec écho) Il est venu au mon-<strong>de</strong> le jour <strong>de</strong> la Na-ti-vi-té <strong>de</strong> la Vierge, le 8 <strong>de</strong> septembre<br />
1873…<br />
Marionoeud :<br />
(au public) Bin ça ! Il récite fort bien sa leçon, le bougre, quand il veut ! Hé !<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(voix off / avec écho)… et je suis mort le jour <strong>de</strong> la Tous-saint, avec une gran-an-<strong>de</strong> précision<br />
(il souffle toutes les bougies)<br />
Marionain et Marionoeud :<br />
(l’imitant) …avec une gran-an-an<strong>de</strong> précision (Marionoeud disparaît/bruitage).<br />
Marionain :<br />
(à Jarry) Héye ! Joyeux anniversaire Monsieuye Jarry ! (Marionain disparaît/bruitage).<br />
Jarry souffle ses bougies tandis que le groom déplace l’armoire à marionnettes et<br />
que Ma<strong>de</strong>mouiselle Pian joue. Les Porteurs <strong>de</strong> Gâteaux dansent puis sortent par où ils sont<br />
entrés en passant <strong>de</strong>vant les sièges du fond et en mettant leurs gâteaux sous le nez <strong>de</strong>s personnages<br />
assis : Charlotte prend quelques bougies en souvenir ; Louys, Salmon et Danville les<br />
suivent.<br />
24
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(voix off / avec écho / souriant puis fermant son visage, à la fin <strong>de</strong> la musique) Ah ! Ha ! Que<br />
dîtes-vous <strong>de</strong> tout ça et <strong>de</strong> Toussaint ? (il disparaît en oubliant son chapeau sur le bord <strong>de</strong> la<br />
trappe)…<br />
SEQUENCE DITE DES COMMERAGES<br />
… aussitôt, ouvrant la porte <strong>de</strong> l’armoire à marionnettes à la surprise du Groom arrivent les<br />
Commérants. On entend le bruit – raccourci - <strong>de</strong> l’excellente machine à café <strong>de</strong> Madame<br />
Claudine Orvain… ils réagissent gestuellement...<br />
Commérant Un :<br />
(nerveux, cherchant à définir) Un être (temps) Un être… contradictoire !<br />
Commérant <strong>de</strong>ux :<br />
(il bégaye) Le peu / plus le peu / plus / con… le peu / plus con / tradictoire qui soit…<br />
Tous :<br />
Un peu, mon n’veu !<br />
Commérante Trois :<br />
(cheveu sur la langue) Teurèèèèèèèèèèès zintelllligent !<br />
Commérant Quatre :<br />
Hein ?<br />
Commérante Trois :<br />
Teurèèèèèèèès (petit temps) teurèèèèèèèès…<br />
Commérant Un :<br />
(nerveux, cherchant à définir) Un être (temps) Un être… contradictoire !<br />
Commérant Quatre :<br />
De bonnes zétu<strong>de</strong>s !<br />
Commérante Cinq :<br />
Sait bien ce qu’il apprend !<br />
Commérante Trois :<br />
D’une clairvoyanssse rare ! Orizinal, azurément ! Assimilateur zusqu’à la sssingerie !<br />
Tous les autres :<br />
Zoit !<br />
Un temps : le Singe-Pêcheur se retourne. Un petit temps<br />
Commérante Trois :<br />
Ça, ceci c’est sûr, ssarmant ssinge pesseur !<br />
Un temps : le Singe-Pêcheur se retourne. Un petit temps.<br />
Tous les autres :<br />
Ça, ceci c’est sûr, ssarmant ssinge pesseur !<br />
Commérant Un :<br />
(comme s’il suivait le parcours <strong>de</strong> Jarry sous la scène… tout le groupe le suit) Un être… Un être<br />
contradictoire !<br />
Commérant Trois :<br />
Esstraordinairement compréhensssif !<br />
Commérant Cinq :<br />
Il ignore, ignorait, ignorera…<br />
Tous les autres :<br />
25
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
La Vie !<br />
Commérant Trois :<br />
Comme persssonne !<br />
Commérant Quatre :<br />
Délicat, souvent !<br />
Commérant Deux :<br />
Di-di-di-di-di… Discret !<br />
Commérant Cinq :<br />
Plein <strong>de</strong> tact…<br />
Tous les autres :<br />
(l’interrompant et comme faisant une partie <strong>de</strong> tennis) Tacteu – Tacteu – Tacteu – Tacteu -<br />
Tacteu – Tacteu – Tacteu – Tacteu -<br />
Commérante Cinq :<br />
…en main-ain-ain-ain-ainte circonstance !<br />
Tous les autres :<br />
(après hochements <strong>de</strong> tête) Soit !<br />
Commérant Un :<br />
(n’en démordant pas) Un être (temps) Un être… contradictoire !<br />
Commérante Cinq :<br />
(dévouée) Il aimait, il aimera, il aime…<br />
Commérant Quatre :<br />
… à prendre <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s (il prend une attitu<strong>de</strong>)<br />
Tous :<br />
(ils prennent tous la même attitu<strong>de</strong>, face public) …cyniques !<br />
Commérante Trois :<br />
Doué d’inzéniosité…<br />
Commérant Quatre :<br />
Bien plus que… d’imagination !<br />
Tous :<br />
Scions !<br />
Le Singe-Pêcheur :<br />
(se retournant, excédé) Chut !<br />
Commérant Un :<br />
(retrouve un autre endroit, et cette fois c’est dans les cintres qu’il localise Jarry !) De son esprit<br />
géométrique… (Melle Pian joue quelques notes) à déclenchements automatiques… (Melle<br />
Pian joue quelques notes) surgissait… (Melle Pian joue quelques notes), (Melle Pian joue quelques<br />
notes), surgira … surgit (Melle Pian joue les <strong>de</strong>rnières notes <strong>de</strong> la Marseillaise) dix fois la<br />
même idée… (Melle Pian s’arrête <strong>de</strong> jouer - tous les autres sont au gar<strong>de</strong> à vous - et<br />
Commérant Un répète « dix fois la même idée », jusqu’à ce qu’il voit le Singe Pêcheur) Ah ! Ha<br />
!<br />
Tous les autres :<br />
Ah ! Ha !<br />
Commérant Un :<br />
(comme pour avoir le <strong>de</strong>rnier mot) Un être…<br />
Tous les Autres :<br />
… contradictoire !<br />
Commérante Trois :<br />
(déclamant, comme le feront tous les autres <strong>de</strong> ce passage) Volontaire !<br />
Commérante Cinq :<br />
Tenace !<br />
Commérant Quatre :<br />
Hâbleur un peu !<br />
Commérant Un :<br />
26
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Il s’illusionnait…<br />
Commérant Deux :<br />
Si – si - si… s’illusionne fa-fa-fa… facilement !<br />
Commérante Cinq :<br />
Et toujours dans le sens… (il cherche une direction)<br />
Commérant Un :<br />
(pour couper court) …<strong>de</strong> l’optimisme !<br />
Commérant Quatre :<br />
D’où quelques bonnes… sottises…<br />
Commérante Trois :<br />
… qui lui furent, zeront, zont… préjudiziables !<br />
Tous :<br />
Soit !<br />
Commérant Deux :<br />
(plein <strong>de</strong> sous-entendus) Ses désirs furent…<br />
Tous :<br />
(sauf Gi-el, avec empressement) Ses désirs furent ?<br />
Commérant Trois :<br />
(au Singe-pêcheur) Ne craignez rien, boufre ! Nous sssaurons nous la fermer sssur son homosssexualité<br />
! (un petit temps) C’est sssûr !<br />
Tous :<br />
(susurrant très fort) C’est sûr !<br />
Puis ils enchaînent.<br />
Voix <strong>de</strong> Paul Edwards :<br />
(off) Ses désirs furent, seront, sont…<strong>de</strong>s illusions d’enfant…<br />
La Chantreuse :<br />
(fond <strong>de</strong> scène, dans une armoire poussée, ponctuant à sa façon la <strong>de</strong>rnière voyelle <strong>de</strong> la réplique<br />
précé<strong>de</strong>nte et <strong>de</strong>s quatre qui suivent) Annnnnnnnnnnn…<br />
Voix <strong>de</strong> Paul Edwards :<br />
(off) Ses désirs furent, seront, sont…Un livre en caractères rares !<br />
La Chantreuse :<br />
Aaaaaaaaaarrrrrrrr…<br />
Voix <strong>de</strong> Paul Edwards :<br />
(off) Ses dé-dé, seeeeees désirs furent, seront, sont… Un canot !<br />
La Chantreuse :<br />
Ooooooooooooooo…<br />
Voix <strong>de</strong> Paul Edwards :<br />
(off) Ssses dézzirs furent, ssseront, sont… Une cabane au bord <strong>de</strong> Ssseine !<br />
La Chantreuse :<br />
Aiaiaiaiaiainenenenenene…<br />
Comérante Quatre :<br />
(indiquant l’armoire) Qu’est-ce que c’est ?<br />
Commérante Cinq :<br />
En effet !<br />
Commérant Un :<br />
C’est nouveau, ça !<br />
Commérant Deux :<br />
Vous avez raison !<br />
Commérante Trois :<br />
Qu’est-ce que c’est ?<br />
27
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
La Chantreuse :<br />
Aiaiaiaiaiainenenenenene…<br />
Le Singe-Pêcheur :<br />
(très fort) Des mots qui font l’amour…<br />
Un temps <strong>de</strong> stupéfaction générale.<br />
Commérant Un :<br />
Un être…<br />
Le Singe-Pêcheur :<br />
(qui a une prise au bout <strong>de</strong> sa ligne) Ah ! (petit temps) Ah ! (petit temps) Ah ! (qui prend un<br />
poisson).<br />
Le chapeau s’envole dans les cintres.<br />
Commérant Un :<br />
Un Artiste ! (il se dirige vers le fond <strong>de</strong> scène, le groupe le suit et regar<strong>de</strong>, comme lui, vers le<br />
ciel)<br />
La Chantreuse :<br />
(apparaissant soudainement dans l’armoire, chante la chanson du décervelage) Je fus pendant<br />
longtemps ouvrier ébéniste / Dans la rue du Champs d’Mars, d’la paroiss’ <strong>de</strong> Toussaints / Mon<br />
épouse exerçait la profession d’modiste / Et nous n’avions jamais manqué <strong>de</strong> rien / Quand le<br />
dimanch’ s’annonçait sans nuages / Nous exhibions nos beaux accoutrements / Et nous allions<br />
voir le décervelage / Ru’ d’l’Echaudé, passer un bon moment. / Voyez, voyez la machin’ tourner<br />
/ Voyez, voyez la cervell’ sauter / Voyez, voyez les Rentiers trembler…<br />
Tous les Autres :<br />
(<strong>de</strong> dos, regardant en haut) Hurrah ! Cornes-au-cul, vive le Père Ubu !<br />
La Chantreuse :<br />
Nos <strong>de</strong>ux marmots chéris, barbouillés d’confitures / Brandissant avec joi’ <strong>de</strong>s poupins en papier<br />
/ Avec nous s’installaient sur le haut d’la voiture / Et nous roulions gaiement vers l’Echaudé. /<br />
On s’précipite en foule à la barrière / On s’fiche <strong>de</strong>s coups pour être au premier rang / Moi je<br />
m’mettais toujours sur un tas <strong>de</strong> pierres / Pour pas salir mes godillots dans l’sang / Voyez, voyez<br />
la machin’ tourner / Voyez, voyez la cervell’ sauter / Voyez, voyez les Rentiers trembler…<br />
Tous les Autres :<br />
(<strong>de</strong> dos, regardant en haut) Hurrah ! Cornes-au-cul, vive le Père Ubu !<br />
On referme la porte <strong>de</strong> l’armoire.<br />
Charlotte Jarry :<br />
Et moi, je suis sa sœur ! Charlotte ! Charlotte Jarry ! (tous le groupe la regar<strong>de</strong> puis se tourne<br />
face public et s’avance <strong>de</strong> trois pas, les mains croisées <strong>de</strong>vant comme à la messe)<br />
Commérante Trois :<br />
(très solennelle) Sssa-a-rmant ! (petit temps) Inzupport-a-ble ! (petit temps) Et zymp-a-thique<br />
!<br />
Commérant Quatre :<br />
Chez lui, tout vient <strong>de</strong>s solitu<strong>de</strong>s immenses <strong>de</strong> l’enfance.<br />
Tous :<br />
(comme on dirait amen) Bravo ! (ils font un signe <strong>de</strong> croix et sortent en riant)<br />
On entend le bruit <strong>de</strong> l’excellente machine à café (extrait)… aussitôt ils repartent vite<br />
par où ils sont venus. L’Huissier arrive par la même armoire, à contre courant.<br />
L’Huissier :<br />
28
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
(fâché, brandissant une lettre au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la trappe) Monsieur Jarry je vous prie <strong>de</strong> bien vouloir<br />
manvoyer un peu d’argent au plus tôt possible et pour le reste me dicté vos conditions <strong>de</strong><br />
paiement pour que je suis fixé au juste. Recevez mes sincères salutations tout dévoué à vos<br />
ordres… Dubois Charon au Plessis Chenet (il laisse tomber la lettre dans la trappe et sort par<br />
où il est venu).<br />
Melle Pian joue.<br />
La Chantreuse :<br />
(qui n’a pas arrêté ses « vocalises » sort à nouveau <strong>de</strong> l’armoire et, tout en rejoingnant le<br />
Singe-Pêcheur :) Oyez, oui, ouis /Sous la feuillée / Sous le fouillis / Oyez, oyez / Dans le taillis /<br />
Oyez, oyons / Le gazouillis / De l’oisillon // Sous la charmille / Que l’aube mouille / Perle son<br />
trille /Comme il gazouille ! (cessant le chant, au Singe-Pêcheur) Alors, ça mord ?<br />
Le Singe-Pêcheur :<br />
(férocement) Rrrrrrrrrrrrrrr !<br />
La Chantreuse, d’abord sans réaction, se met dans un état pas possible, poussant <strong>de</strong>s<br />
sons inattendus tandis qu’arrive du fond <strong>de</strong> scène la Fanfare – muette - « téléguidée » par<br />
Ma<strong>de</strong>mouiselle Pian qui lui fait faire un itinéraire complexe. Quant elle est près <strong>de</strong> sortir, La<br />
Chantreuse sort.<br />
Le Singe-Pêcheur :<br />
J’te jure ! Pffffff !<br />
Retour immédiat <strong>de</strong> la Fanfare, « téléguidée » à nouveau, mais qui cette fois joue.<br />
Hélène suit la Fanfare à <strong>de</strong>ux-trois mètres ainsi que les personnages <strong>de</strong> la Séquence du Tableau<br />
(Jarry, Salmon, Danville, Louys – équipés <strong>de</strong> leurs sièges - Ellen, Mercueil) qui suivent en<br />
badauds. La Fanfare, sous l’impulsion <strong>de</strong> son chef, dépose Hélène à l’avant-scène, puis les<br />
autres personnages à centre-jardin avant <strong>de</strong> disparaître.<br />
Hélène :<br />
Bien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la passivité <strong>de</strong> pierre que l’homme et la femme appellent l’amour, il y a le<br />
Surmâle et Ellen. (les danseurs se détachent) Le Surmâle s’aperçut qu’il était en train <strong>de</strong> découvrir<br />
la Femme, explosion dont il n’avait pas encore eu le loisir. Faire l’amour assidûment ôte le<br />
temps d’éprouver l’amour. Il baisa comme <strong>de</strong>s joyaux rares, dont il allait être obligé <strong>de</strong> se<br />
défaire tout <strong>de</strong> suite et pour toujours, toutes ses découvertes. Il les baisa pour les récompenser<br />
<strong>de</strong> ce qu’il les avait découvertes, il se dit presque : inventées. Et il commença <strong>de</strong> s’assoupir<br />
doucement près <strong>de</strong> sa compagne endormie dans l’absolu, comme le premier homme s’éveilla<br />
près d’Eve et la crut sortie <strong>de</strong> sa côte parce qu’elle était à côté <strong>de</strong> lui. Il murmura son nom :<br />
Ellen, Ellen ! Vieux mais éternel nom <strong>de</strong> la beauté. Et le Surmâle s’aperçut qu’à ce sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
dépense <strong>de</strong> son énergie où un autre homme eut été fatigué il <strong>de</strong>venait sentimental… son cerveau<br />
<strong>de</strong>mandait à entrer en activité à son tour. Et simplement pour s’endormir, il fit <strong>de</strong>s vers…<br />
Nos bouches, formez une seule alcôve / Comme on unit <strong>de</strong>ux cages par leurs bouts / Pour célébrer<br />
un mariage fauve / Où nos langues sont l’épouse et l’époux.<br />
SEQUENCE DITE DU TABLEAU DE ROUSSEAU et <strong>de</strong> L’EROTISME<br />
Au fond, l’image projetée du tableau <strong>de</strong> Rousseau représentant Jarry mais évidé par<br />
lui et que retravaille en direct sur sa palette graphique, un peintre...<br />
Monsieuye Jarry :<br />
29
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Donnez-moi, en toute franchise, votre opinion sur mon portrait gran<strong>de</strong>ur nature, chef d’œuvre<br />
du douanier Rousseau.<br />
Temps d’observation et <strong>de</strong> contorsions burlesque <strong>de</strong>s uns et <strong>de</strong>s autres.<br />
André Salmon :<br />
A vrai dire, on ne voit qu’un fond <strong>de</strong> draperies…<br />
Danville :<br />
Oui, à la manière <strong>de</strong> (prenant accent) Ssssssssssssstevensssssssssss…<br />
Pierre Louys :<br />
Mais exécuté avec plus d’attendrissante naïveté.<br />
André Salmon :<br />
Votre z’hibou en porcelaine…<br />
Danville :<br />
Et votre silhouette découpée avec soin dans la toile…<br />
Ils se plantent tous <strong>de</strong>vant Jarry comme <strong>de</strong>s inspecteurs qui veulent le faire avouer.<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(après avoir tourné sur lui-même) Oui, j’ai mutilé ce tableau car j’ai redouté qu’il puisse être<br />
percé à coups <strong>de</strong> parapluie par un maladroit.<br />
André Salmon :<br />
(au public) C’est plutôt sa propre image qui lui chatouille désagréablement les nerfs !<br />
Danville :<br />
Ça ne vaut pas votre Ellen <strong>de</strong> votre « Surmâle » !<br />
André Salmon et Danville :<br />
(pleins <strong>de</strong> sous-entendus) C’est sûr !<br />
Ellen et Marcueil, les <strong>de</strong>ux danseurs se sont retrouvés <strong>de</strong> face en fond <strong>de</strong> scène. Ellen<br />
tient une coupe <strong>de</strong> champagne apportée par le Groom et qu’elle boit avec Marcueil. Leurs<br />
lèvres sont rouges et ils sont maquillés comme <strong>de</strong>s indiens par Ma<strong>de</strong>mouiselle Pian. Ils sont suivis<br />
par Hélène, curieuse <strong>de</strong> leurs faits et gestes.<br />
Monsieuye Jarry :<br />
Mais mon Ellen <strong>de</strong> mon « Surmâle », ce n’est pas un tableau !<br />
Pierre Louys :<br />
(très inspiré) Peut-être, mais on – la - voit ! Toute rose et toute nue, comme transparente sous<br />
la lumière <strong>de</strong>s lampes. Et ses <strong>de</strong>ux yeux si obscurs comme <strong>de</strong>ux puits dans le crâne, forés pour<br />
la joie <strong>de</strong> voir le <strong>de</strong>dans <strong>de</strong> la chevelure à travers.<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(au public) Une métaphore égale un abonnement en moins, c’est la règle !<br />
Danville :<br />
(admiratif) Bien joué Monsieur Louys ! (petit temps) Et c’est sûrement après Ellen qu’ont couru<br />
nus les quatre modèles jusqu’au Bal <strong>de</strong>s Quat’z’Arts ! (il s’exalte) Elles ont couru nues après<br />
leur Ellen à elles !<br />
André Salmon :<br />
(comme rapportant une information, au public) Paris à feu et à sang pendant cinq jours - <strong>de</strong>s<br />
morts même - pour « outrage aux bonnes mœurs » !<br />
Ellen :<br />
L’image du fond est <strong>de</strong>venue celle <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux danseurs, vus par le peintre.<br />
30
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
(off) Je ne suis pas assez nue. Je ne suis pas assez nue. Quand pourrais-je enfin ôter mon masque<br />
?<br />
Marcueil :<br />
(off) Ton masque ? Quand le cerne <strong>de</strong> tes yeux débor<strong>de</strong>ra le masque.<br />
Leur mouvement continue (mouvements circulaires traitant d’une certaine « égalité<br />
<strong>de</strong>s corps »), et leurs <strong>de</strong>ux répliques se répètent en voix off en s’estompant petit à petit.<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(le seul <strong>de</strong>s personnages <strong>de</strong> la scène à voir directement Ellen et Marcueil) Boire dans une même<br />
coupe n’est qu’une variante <strong>de</strong> leur baiser (il continue <strong>de</strong> les observer)<br />
Hélène :<br />
(venant du fond <strong>de</strong> scène) Ils commencèrent <strong>de</strong> s’aimer, et ce fut comme le départ d’une expédition<br />
lointaine, d’un grand voyage <strong>de</strong> noces qui ne parcourrait point <strong>de</strong>s villes, mais tout<br />
l’Amour. Chacun <strong>de</strong> leurs baisers fut une escale dans un pays différent où ils découvraient quelque<br />
chose et toujours une chose meilleure.<br />
Danville :<br />
La question érotique sort du petit cercle <strong>de</strong>s amateurs pour dévoiler l’enjeu <strong>de</strong> la liberté <strong>de</strong>s<br />
mœurs, n’est-ce pas ?<br />
Pierre Louys :<br />
L’appel <strong>de</strong> la chair n’est plus celui <strong>de</strong>s perversités vénéneuses. Ceux qui n’ont pas senti jusqu’à<br />
leur limite, soit pour les aimer, soit pour les maudire, les exigences <strong>de</strong> la chair, sont, par là<br />
même incapables <strong>de</strong> comprendre toute l’étendue <strong>de</strong>s exigences <strong>de</strong> l’esprit. N’est-ce pas ?<br />
Monsieuye Jarry :<br />
La passion d’absolu ! (il tire un coup <strong>de</strong> revolver. Ellen et Marcueil arrivent près <strong>de</strong> lui, <strong>de</strong> chaque<br />
côté) Troublant blason d’un corps / dont chaque partie se fait expression / expression d’une<br />
innocence / d’une innocence indissociable <strong>de</strong> la violence…<br />
Les acteurs vont s’asseoir en fond <strong>de</strong> scène, laissant les <strong>de</strong>ux danseurs évoluer. Leur<br />
mouvement continue. Les <strong>de</strong>ux répliques suivantes sont mixées.<br />
Ellen :<br />
(off) Je ne suis pas assez nue. Je ne suis pas assez nue. Quand pourrais-je enfin ôter mon masque<br />
?<br />
Marcueil :<br />
(off) Ton masque ? Quand le cerne <strong>de</strong> tes yeux débor<strong>de</strong>ra le masque.<br />
Petit à petit au profit d’une musique « avec <strong>de</strong>s froissements <strong>de</strong> traînes et <strong>de</strong> griffes<br />
» dans laquelle on pourra reconnaître un peu du « Lac <strong>de</strong>s cygnes »... L’image projetée <strong>de</strong>s danseurs<br />
est envahie par du rouge.<br />
Ils terminent allongés au sol, comme mourants.<br />
Hélène :<br />
(allant vers les <strong>de</strong>ux corps) Leur maquillage est <strong>de</strong>venu leur épi<strong>de</strong>rme, un épi<strong>de</strong>rme tout entier<br />
couleur <strong>de</strong> bouche. Son corps à lui est doré par places d’or rouge. Son corps à elle qui n’était<br />
jamais assez nue est masqué <strong>de</strong> l’intérieur. Le masque est tombé, oui, mais le cerne <strong>de</strong>s yeux<br />
l’a remplacé, si grand ! D’autres masques se posent maintenant partout sur elle comme <strong>de</strong>s flocons<br />
<strong>de</strong> neige violette… marbrures cadavériques qui commencent aux narines et au ventre…<br />
(elle s’écroule près <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux corps / le rouge disparaît <strong>de</strong>s images qui montrent maintenant <strong>de</strong>s<br />
parties <strong>de</strong>s corps / Ellen et Marcueil se relèvent et reprennent leur mouvement initial empreint<br />
<strong>de</strong> circularité, mais avec beaucoup plus d’excès et en répétant dans leur souffle jusqu’à leur<br />
sortie : « Et plus ». Hélène se redresse à son tour et parle face public). Ils échappent aux rôles,<br />
31
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
quels qu’ils soient. L’un peut <strong>de</strong>venir l’autre et l’un et l’autre peuvent <strong>de</strong>venir les autres. Ils ont<br />
tout abandonné et se lancent dans l’inconnu. Ils réinventent l’amour. C’est pour lancer l’ombre<br />
qui les lie comme un terrible projectile contre le mon<strong>de</strong> entier. (Ellen et Marcueil sortent<br />
et Monsieuye Jarry les suit. Il n’y a plus ni son, ni musique, ni image. Un temps. Salmon,<br />
Danville et Louys , <strong>de</strong> leurs sièges, se tournent vers Hélène qui parle toujours face public avec<br />
la même énergie) Ils ont disparu <strong>de</strong> la scène, comme s’évanouit ordinairement tout ce qui<br />
brille sur la terre.<br />
Un temps <strong>de</strong> rien (ou presque)<br />
André Salmon :<br />
(<strong>de</strong> loin) Un phénomène naturel, tout ça.<br />
Danville :<br />
(<strong>de</strong> loin) Ce qu’on entend là, c’est le silence qui suit les gran<strong>de</strong>s catastrophes.<br />
Hélène :<br />
L’immobilité <strong>de</strong> l’aube après une nuit <strong>de</strong> tempête. L’eau, qui se referme sur ce qui l’a agitée.<br />
Un nouveau temps.<br />
Hélène :<br />
La femme portera en bague une larme, comme un défi secret, incassable cristal. Et le temps va<br />
bien être contraint <strong>de</strong> venir s’y briser, dans une éternité qui n’a pas <strong>de</strong> moment.<br />
Tandis que la lumière change curieusement - du sombre au clair brutalement et plusieurs<br />
fois <strong>de</strong> suite – sans que les personnes ne bougent (les personnages sortent ou vont sur<br />
les sièges du fond) Puis doucement, puis fort, le bruit du pédalier d’un vélo - avec la dynamo<br />
– qui va vite. Dans le noir une petite lumière rouge.<br />
SEQUENCE DITE DE LA PASSION VUE COMME UNE COURSE DE CÔTE<br />
Arrivée lente <strong>de</strong>s cyclistes ; Jésus par les cintres)<br />
Matthieu :<br />
Jésus : Barrabas n’est pas là ? Il était engagé…<br />
Jésus :<br />
Barrabas est déclaré forfait, Matthieu.<br />
Matthieu :<br />
Vas-y Pilate, donne le départ !<br />
Pilate flagelle les <strong>de</strong>ux<br />
Jésus :<br />
Aïe ! (il pédale à fond, en l’air)<br />
Matthieu :<br />
Le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique !<br />
Jésus perd sa couronne<br />
Jésus :<br />
(s’arrêtant <strong>de</strong> pédaler) Sur mon pneu ! Il est pété ! Ma couronne d’épines, sur mon pneu !<br />
32
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Matthieu :<br />
Mon pauv’ Jésus, j’ai vu ta couronne aux <strong>de</strong>vantures <strong>de</strong> fabricants <strong>de</strong> cycles, comme réclame à<br />
<strong>de</strong>s pneus increvables ! Ah ! Ha !<br />
Jésus :<br />
Mon single-tube <strong>de</strong> piste ordinaire n’y est pas, lui !<br />
Matthieu :<br />
Ah ! Ha ! Jésus… Pschiiiiiiii !<br />
pédale.<br />
Jésus prend son guidon sur son épaule et continue à pied tandis que Matthieu<br />
Matthieu :<br />
Ce cadre…<br />
Jésus :<br />
(l’interrompant) Oui, c’est beau…<br />
Matthieu :<br />
Non, je veux parler <strong>de</strong> cette nouveauté : le cadre <strong>de</strong> nos bicyclettes ! Auparavant, le corps <strong>de</strong><br />
la machine se composait <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux tubes brasés perpendiculairement l’un sur l’autre…<br />
Jésus :<br />
Ouais…<br />
Matthieu :<br />
C’est ce qu’on appelait la bicyclette à corps droit ou à croix…<br />
Jésus :<br />
Eh ben tu vois, je l’ai prise sur mon épaule ! Quelle poisse ! Et pourvu qu’un événement<br />
fâcheux ne termine pas cette course <strong>de</strong> la Passion !<br />
Matthieu :<br />
J’te vois bien les <strong>de</strong>ux mains écartées sur ton guidon en train <strong>de</strong> cycler couché sur le dos !<br />
Jésus :<br />
Ben pourquoi ?<br />
Matthieu :<br />
Pour diminuer la résistance <strong>de</strong> l’air ! (temps) Quand je pense que d’aucuns ont insinué que ta<br />
machine était une draisienne ! Dans une course <strong>de</strong> côte ! Ah ! Ha !<br />
Jésus :<br />
Sainte Brigitte a bien dit que la croix était munie d’un « suppedaneum » !<br />
Matthieu :<br />
Elle voulait dire : une pédale, c’est ça ?<br />
Jésus fait signe que oui.<br />
Matthieu :<br />
Tu sais comment les Chinois définissent la bicyclette ?<br />
Jésus fait signe que non.<br />
Matthieu :<br />
« Petit mulet que l’on conduit par les oreilles et que l’on fait avancer en le bourrant <strong>de</strong> coups<br />
<strong>de</strong> pieds » ! Ah ! Ha !<br />
Jésus :<br />
Ah ! J’aperçois la côte du Golgotha !<br />
Matthieu :<br />
Elle compte 14 virages…<br />
Jésus :<br />
33
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Une paille !<br />
Matthieu :<br />
Ne la prends pas, je t’en prie, tu vas te ramasser une pelle au troisième… Et si ta mère est dans<br />
les tribunes, elle va s’alarmer !<br />
Jésus :<br />
Tu feras comme Simon <strong>de</strong> Cyrène, tu porteras ma machine ! D’ailleurs (il s’éponge, une journaliste<br />
s’approche avec un appareil photo) Qui est-ce ?<br />
Véronique :<br />
(très maniérée) Véronique et son Kodak ! Je vais prendre un instantané, si vous le voulez bien.<br />
(il fait signe que oui, elle prend la photo et s’en va)<br />
Jésus :<br />
Vous partez ?<br />
Véronique :<br />
Je ne fais pas l’article… Je ne fais que la photo… Je ne fais pas l’article… Je ne fais que la<br />
photo… (elle disparaît en continuant sa phrase)<br />
Matthieu :<br />
Et tu prendras une secon<strong>de</strong> pelle, j’en suis sûr, au septième virage, sur du pavé gras… Et tu<br />
déraperas pour la troisième fois, sur un rail, au onzième…<br />
Jésus :<br />
Et les <strong>de</strong>mi-mondaines d’Israël agiteront leur mouchoir au huitième, c’est ça ?<br />
Matthieu :<br />
Oui… et un déplorable acci<strong>de</strong>nt t’attend au douzième virage !<br />
Jésus :<br />
A un moment où je serais <strong>de</strong>ad-heat avec <strong>de</strong>ux autres larrons, n’est-ce pas ?<br />
Matthieu :<br />
Bon ben si tu connais toute l’histoire, c’est p’têt pas la peine d’aller plus loin ?<br />
Jésus :<br />
(il s’envole dans les cintres) Et je continuerai ma course en aviateur… mais ceci sort <strong>de</strong> notre<br />
sujet !<br />
Musique, pastiche <strong>de</strong> Bach.<br />
Valette :<br />
(Au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la trappe, avec un papier) Monsieuye, la situation <strong>de</strong> votre compte personnel<br />
m’interdit toute nouvelle remise <strong>de</strong> fonds. Si la tranquillité d’esprit est nécessaire à votre rétablissement,<br />
je dois vous prévenir : que les marchands <strong>de</strong> vins passent sur le halage et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt<br />
<strong>de</strong> vos nouvelles à la mère Fontaine ; que Mossieu Dubois a déclaré à l’homme à qui vous<br />
avez vendu votre bateau qu’il allait « agir » ; que Mossieu Legros… (il <strong>de</strong>scend dans la trappe<br />
et sa voix se perd).<br />
Voix dans la trappe :<br />
Hé ! Eh !<br />
térieur.<br />
Une musique « dramatisante » accompagne l’arrivée d’une armoire poussée <strong>de</strong> l’in-<br />
SEQUENCE DITE DU DISTRIBUTEUR<br />
L’Ange Un :<br />
(calme) Regar<strong>de</strong>z, je vais tuer la bête !<br />
L’Ange Deux :<br />
Quelle bête ? Mon jeune ami, mon vieux, tu es soûl !<br />
L’Ange Un :<br />
34
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
La bête.<br />
L’Ange Deux :<br />
(hilare) Le dynamomètre ! Il mesure l’intensité <strong>de</strong>s forces, je vous le rappelle !<br />
L’Ange Un :<br />
Je vais tuer cela.<br />
L’Ange Deux :<br />
Mon jeune ami, quand j’avais votre âge j’ai souvent dépendu <strong>de</strong>s enseignes, dévissé <strong>de</strong>s vespasiennes,<br />
volé <strong>de</strong>s boîtes au lait, enfermé <strong>de</strong>s pochards dans <strong>de</strong>s corridors, mais je n’ai pas<br />
encore cambriolé <strong>de</strong> distributeur automatique ! Mais fais attention, il n’y a rien là-<strong>de</strong>dans pour<br />
toi, mon jeune ami !<br />
L’Ange Un :<br />
C’est plein, plein <strong>de</strong> force, et plein, plein <strong>de</strong> nombre là-<strong>de</strong>dans.<br />
L’Ange Deux :<br />
Enfin, je veux bien t’ai<strong>de</strong>r à casser cela, mais comment ? Coups <strong>de</strong> pieds, coups <strong>de</strong> poings ? Tu<br />
ne voudrais pas que je te prête mon sabre ? pour le mettre en <strong>de</strong>ux morceaux !<br />
L’Ange Un :<br />
Casser cela ? oh non : je veux tuer cela.<br />
L’Ange Deux :<br />
Gare à la contravention, alors, pour bris <strong>de</strong> monument d’utilité publique !<br />
L’Ange Un :<br />
Tuer… avec un permis.<br />
Ma<strong>de</strong>mouiselle Pian jette une pièce.<br />
L’Ange Deux :<br />
La fente du dynamomètre est luisante.<br />
L’Ange Un :<br />
(gravement) C’est une femelle… Mais, c’est très fort tout ça.<br />
On entend la pièce <strong>de</strong> monnaie tomber dans l’appareil…<br />
L’Ange Un :<br />
Venez, Madame (il secoue l’armoire, puis on entend le bruit <strong>de</strong> la machine à café <strong>de</strong> Claudine<br />
Orvain qui se transforme en gros bruit <strong>de</strong> ferraille emballée)<br />
L’Ange Deux :<br />
Trottons-nous ! Trottons-nous !<br />
SEQUENCE DITE DES NOYES<br />
On entend une clochette en continu. Un présentateur muet accueillera les différents<br />
acteurs. Apparaît un Porteur <strong>de</strong> Gâteau avec un plateau et <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>ux verres d’eau avec <strong>de</strong>ux<br />
pailles et un autre Porteur <strong>de</strong> Gâteau qui agite sans interruption sa clochette. Ils font une fois<br />
_ le tour d’un cercle imaginaire avant <strong>de</strong> s’immobiliser (toujours en agitant sa clochette). Les<br />
figurants sur les sièges au lointain se lèvent pour observer, comme avi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> boire.<br />
Apparaissent <strong>de</strong>ux personnages (dont un muet : Layos 2ème) dans une chorégraphie <strong>de</strong> chats<br />
ivres. Quand ils saisissent – en même temps – un verre, la clochette s’arrête. Jarry pêche.<br />
Layus 1er :<br />
L’inquiétant gobelet ! Nous avons eu l’occa-sion <strong>de</strong> nouer quelques rela-tions…avec ces intéressants<br />
ivres-morts <strong>de</strong> l’aquatisme que sont… les noyés. D’après nos observa-tions… un noyé<br />
n’est pas un homme décédé par submer-sion… Non, non, non ! Malgré que l’opinion<br />
35
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
commune ten<strong>de</strong> à l’accréditer…Té té té té ! Le noyé est un être à part ! Les habitu<strong>de</strong>s du noyé<br />
sont… spéciales ! Il s’adapterait à merveille à son milieu si l’on voulait bien l’y laisser séjourner<br />
un temps convenable ! Il est remarquable… (Trochon l’interrompt)<br />
Trochon :<br />
(brandissant une lettre au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la trappe tandis qu’un groom dirige l’entrée <strong>de</strong> Tignasse,<br />
<strong>de</strong> la Petite Chorale et <strong>de</strong> figurants) Avant <strong>de</strong> menacer les autres <strong>de</strong> correctionnelle, vous<br />
<strong>de</strong>vriez bien vous regar<strong>de</strong>r. Ce n’est pas la conduite d’un honnête homme que <strong>de</strong> renier ses<br />
<strong>de</strong>ttes… Je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à nouveau quand et comment vous comptez me payer les 553 F 35<br />
centimes que vous me <strong>de</strong>vez plus les intérêts ? Vous n’ignorez pas que je connais une autre<br />
histoire que vous avez eue à Laval, seulement je suis plus heureux, c’est d’avoir une reconnaissance<br />
<strong>de</strong> vous pour l’achat <strong>de</strong> votre bicyclette ! (il jette la lettre dans la trappe et sort)<br />
Mise en jeu immédiate <strong>de</strong>s figurants qui viennent prendre au pied <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong>s<br />
noyés moisis (gran<strong>de</strong>s marionnettes). Ils font une chaîne jusqu’à une armoire-dépotoir en fond<br />
<strong>de</strong> scène, se passant bras et têtes et jambes…<br />
Layus 1er :<br />
Il est remarquable… (Deux danseurs se mettent en mouvement comme <strong>de</strong>s noyés à la dérive<br />
et l’interrompent) Il est remarquable… (Tignasse l’interrompt, la Petite Chorale est près <strong>de</strong> lui<br />
Tignasse :<br />
(chant – guitare électrique) Il est remarquable que / Il est remarquable que / Il est remarquable<br />
que / les noyés se conser-vent mieux / mieux dans l’eau / qu’à l’air li-bre ! Mieux dans l’eau<br />
qu’à / l’air li-bre !<br />
La Petite Chorale :<br />
…li-bre<br />
Leurs mœurs sont bizarres…<br />
Ils aiment jouer dans le même éléments que les poissons…<br />
Alors que les poissons ne voyagent qu’en remontant le courant…<br />
C’est à dire dans le sens qui exerce le mieux leur énergie… les victimes <strong>de</strong> la funeste passion<br />
<strong>de</strong> l’aquatisme s’abandonnent au fil <strong>de</strong> l’eau…comme ayant perdu tout ressort…<br />
Tignasse :<br />
Les noyés s’abandonnent au fil /<strong>de</strong> l’eau / comme ayant perdu tout ressort / perdu / dans un<br />
paresseux nonchaloir /dans un paresseux nonchaloir<br />
Layus 1er :<br />
(rapi<strong>de</strong>ment) Les noyés ne décèlent leur activité que par <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> tête, révérences,<br />
salamalecs, <strong>de</strong>mi-culbutes et autres gestes courtois qu’ils affectionnent à la rencontre <strong>de</strong>s hommes<br />
terriens…<br />
Tignasse :<br />
Terrien / T’es rien / T’es pas rien / Terrien<br />
La Petite Chorale :<br />
A la rencontre <strong>de</strong>s hommes terriens<br />
Les noyaux d’abord, les culbites après..<br />
Layus 1er :<br />
(lentement, comme un corps s’échoue) Mouvements <strong>de</strong> tête… révérences… salamalecs…<br />
<strong>de</strong>mi-culbutes et autres gestes courtois qu’ils affectionnent… à la rencontre <strong>de</strong>s hommes terriens…<br />
La Petite Chorale :<br />
A la rencontre <strong>de</strong>s hommes terriens<br />
Les noyaux d’abord, les culbites après.<br />
Layus 1er :<br />
Le noyé signale sa présence, comme l’anguille, par l’apparition <strong>de</strong> bulles à la surface <strong>de</strong> l’eau.<br />
La Petite Chorale :<br />
(regardant les noyés)… Ça, c’est bien vrai !<br />
36
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Le Singe-Pêcheur :<br />
Alors, ça doit s’pêcher comme l’anguille : à la foëne (prononcer : fwen)… Il est sûrement moins<br />
profitable <strong>de</strong> tendre à leur intention <strong>de</strong>s verveux… hein, <strong>de</strong>s verveux : <strong>de</strong>s filets d’pêche en<br />
entonnoir… ou <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> fond. Ouais…<br />
La Petite Chorale :<br />
C’est noté, Monsieuye le Singe-Pêcheur !<br />
Nous allons y songer !<br />
Layus 1er :<br />
On peut être induit en erreur, quant aux bulles…<br />
La Petite Chorale :<br />
Ça alors, Monsieuye, nous n’y avons pas songé !<br />
Le Groom donne un aviron à chacun et les débarrassent <strong>de</strong> leurs récipients. Ils restent<br />
à côté d’eux…<br />
Layus 1er :<br />
Oui en erreur on peut être induit… quant aux bulles par la gesticulation inconsidérée d’un<br />
simple être humain qui n’est encore qu’à l’état <strong>de</strong> noyé stagiaire. Dans ce cas, l’être humain<br />
est extrêmement dangereux et comparable en tout, comme nous l’avons annoncé plus haut, à<br />
un ivre-mort. La philanthropie et la pru<strong>de</strong>nce comman<strong>de</strong>nt donc <strong>de</strong> distinguer <strong>de</strong>ux phases<br />
dans son sauvetage : D’abord, l’exhortation au calme (il donne un coup d’aviron sur le noyé)<br />
Le Noyé / Layos :<br />
Oups !<br />
Le noyé ne bouge plus et le calme total se fait sur le plateau.<br />
Un Personnage dans les cintres :<br />
(apparaissant dans le silence, jouant les gros bras et hurlant) Bon alors c’est pas bientôt fini<br />
tout ce tintouin ?<br />
Le Singe-Pêcheur :<br />
(le renvoyant promener) On pêche Monsieur ! Foutez-nous le camp, Monsieuye !<br />
Layus 1er :<br />
Deuxième phase du sauvetage : le sauvetage proprement dit !<br />
Les Figurants (les Figues du rang) :<br />
Ah !<br />
Le Noyé, heureux, s’assure que c’est bien à lui, fait ensuite – imité par le 2ème Noyé<br />
- un certain nombre <strong>de</strong> mouvements qui fatiguent les Autres. Les Autres baillent bruyamment<br />
en allongeant leur main droite <strong>de</strong>vant eux comme avec un trombone à coulisses (geste breveté<br />
Noëmie Béchu):<br />
Le Noyé :<br />
A moi, mes hommes !<br />
Tous les Autres se mettent à faire le poisson (bruits <strong>de</strong> bouche) Les Noyés passent en<br />
revue tout le mon<strong>de</strong>.<br />
Le Singe-Pêcheur :<br />
Ah ! Ha !<br />
Tignasse :<br />
Il est rare / Que les noyés /Aillent par bancs /A l’instar <strong>de</strong>s Poissons (il fait le poisson comme<br />
tous les Autres)<br />
Layus 1er :<br />
37
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
On en peut tirer la conséquence suivante : leur science sociale est encore embryonnaire…<br />
(fataliste) A moins <strong>de</strong> supposer que c’est leur combativité et leur valeur guerrière qui est inférieure<br />
à celle <strong>de</strong>s poissons… (le Noyé sort <strong>de</strong> scène)<br />
Un Personnage :<br />
C’est pourquoi ceux-ci mangent ceux-là ! (on entend le cri du Noyé en coulisses et les poissons<br />
sur scène qui rient en claquant leurs lèvres)<br />
La Radio :<br />
(dans la trappe) Nous sommes en mesure <strong>de</strong> prouver qu’il y a un seul point commun entre les<br />
noyés et les autres animaux aquatiques…<br />
Les Figurants :<br />
Oh !<br />
La Radio :<br />
… ils frayent !<br />
Tous les autres :<br />
(vers la radio) Comme les poissons !<br />
La Radio :<br />
…bien que leurs organes reproducteurs soient, pour l’observateur superficiel…<br />
Tous les autres :<br />
Observons !<br />
La Radio :<br />
Conformés comme ceux <strong>de</strong>s humains…ils frayent, malgré cette objection plus grave, qu’aucun<br />
arrêté<br />
Tous les autres :<br />
(vers le public) Préfectoral !<br />
La Radio :<br />
…qu’aucun arrêté préfectoral ne protège leur reproduction par une prohibition momentanée<br />
<strong>de</strong> leur pêche.<br />
Layus 1er :<br />
(faisant disparaître la Radio avec un tissu) Un noyé se vend <strong>de</strong> façon courante vingt-cinq francs<br />
sur le marché <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s départements. Il serait donc…<br />
Tous les Autres :<br />
Patriotique !<br />
Layus 1er :<br />
…d’encourager leur reproduction, d’autant que faute <strong>de</strong> cette mesure, la tentation est toujours<br />
gran<strong>de</strong>, chez le citoyen riverain et pauvre, d’en fabriquer d’artificiels.<br />
Tous les Autres :<br />
(frappés d’évi<strong>de</strong>nce) Hé oui !<br />
Tignasse :<br />
(la Petite Chorale reprendra quelques mots) Le noyé mâle /En la saison /Du frai /Laquelle dure<br />
/Presque toute /L’année /Se promène /Dans sa frayère /Descendant se- /Lon sa coutume /Le courant<br />
la /Tête en avant /Les reins éle- /Vés, les mains les /Organes du frai /Et les pieds /Ballant sur<br />
le /Lit du fleuve. / Il reste vo /Lontiers <strong>de</strong>s /Heures à se ba /Lancer dans les /Herbes. /Sa femelle<br />
/Descend pareil- /Lement le cou- /Rant la tête et /Les jambes ren- /Versées en ar- /Rière le<br />
/Ventre en l’air.<br />
Tous les Autres :<br />
(se forçant à rire fort) Ha ! Ah ! (petit temps), Ha ! Ah !<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(perché sur une armoire) C’est la vie.<br />
Tous les Autres :<br />
(se forçant à rire) Ha ! Ah ! (petit temps, puis, comme en écho) Ha ! Ah !<br />
Les figurants au lointain s’assoient. Changement d’éclairage.<br />
38
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Carrière :<br />
(à Jarry, toujours sur son armoire) Alors, Monsieuye <strong>de</strong> Ubootz et ainsi <strong>de</strong> suite… qu’est-ce l’Art<br />
?<br />
Monsieuye Jarry :<br />
Mettre en cage un peu d’éternité !<br />
Carrière :<br />
(en confi<strong>de</strong>nce) Vous <strong>de</strong>vriez vous abstenir <strong>de</strong> boire !<br />
Monsieuye Jarry :<br />
J’y suis bien obligé !<br />
Carrière :<br />
!<br />
Monsieuye Jarry :<br />
Les patrons <strong>de</strong> bistrots n’osent pas me réclamer les sommes considérables que je leur dois<br />
parce qu’ils savent très bien qu’ils perdraient ma clientèle s’ils en exigeaient le paiement ! Mais<br />
si je restais <strong>de</strong>ux jours sans venir prendre mon absinthe, ils n’hésiteraient plus et me mettraient<br />
le couteau sous la gorge. Je bois pour ne pas payer ce que je dois.<br />
Carrière :<br />
!<br />
Carrière s’en va... Bruit <strong>de</strong> machine à café, sons <strong>de</strong> bus + sonnerie, coup <strong>de</strong> freins…<br />
Mise en place d’un groupe (arrêt d’autobus), avec la Fanfare.<br />
SEQUENCE DITE DE L’OMNIBUS<br />
Hilard – Grenoux – Monsieuye Jarry – Les Palotins <strong>de</strong> l’arrêt <strong>de</strong> bus – Le Singe-Pêcheur<br />
Hilard :<br />
Ah ! Voilà une espèce <strong>de</strong> grand fauve et <strong>de</strong> pachy<strong>de</strong>rme non encore éteinte sur le territoire<br />
parisien ! Bien vu ! Aucune espèce ne réserve plus d’émotions et <strong>de</strong> surprises au trappeur que<br />
/ la / sienne !<br />
Hilard :<br />
Des Compagnies se sont réservé le monopole <strong>de</strong> cette chasse…<br />
Grenoux :<br />
Pourtant / à première vue / on ne s’explique par leur prospérité…<br />
Hilard :<br />
La fourrure <strong>de</strong> l’autobus est en effet sans valeur et sa chair n’est pas comestible !<br />
Grenoux :<br />
Il existe un grand nombre <strong>de</strong> variétés d’omnibus, si on les distingue par la couleur…<br />
Hilard :<br />
Mais ce ne sont là que <strong>de</strong>s différences acci<strong>de</strong>ntelles… dues à l’habitat et à l’influence du milieu<br />
!<br />
Grenoux :<br />
Tout à fait ! Si le pelage du « Grenoux- Hilard »… est d’une nuance qui rappelle celle <strong>de</strong><br />
l’énorme rhinocéros blanc, le « Bolloré » euh… le « borelé » <strong>de</strong> l’Afrique du Sud, il n’en faut<br />
chercher d’autre cause que les migrations périodiques / <strong>de</strong> l’animal.<br />
Hilard :<br />
Je proposerais une division <strong>de</strong> l’espèce plus/ scientifique… en <strong>de</strong>ux variétés dont /<br />
la permanence est bien reconnue : 1 celle / qui dissimule ses traces, et 2 celle / (imitant un gros<br />
freinage) qui laisse une piste apparente.<br />
Grenoux :<br />
Cette secon<strong>de</strong> variété est la plus / stupi<strong>de</strong> puisqu’elle ignore l’art / <strong>de</strong> dissimuler sa piste, mais<br />
39
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
– et ceci expliquerait qu’elle ne soit point encore toute exterminée – elle est, selon toute apparence,<br />
plus féroce, à en juger par son cri (imitant le crissement <strong>de</strong> pneus – réaction <strong>de</strong>s figurants<br />
- puis toussant) Ha ! Ah !<br />
Hilard :<br />
(toussant) Ha ! Ah ! Cri qui n’est comparable qu’à…<br />
Hilard et Grenoux :<br />
(Ils se mettent à chanter comme ils peuvent :) Ha ! ah ! Cri qui n’est / comparable qu’à… Ha !<br />
ah ! Cri qui n’est / comparable qu’à…<br />
Les Palotins <strong>de</strong> l’arrêt <strong>de</strong> l’omnibus :<br />
(ils chantent) Comparable cas Comparable cas Comparable cas<br />
Hilard :<br />
(Un petit temps, puis Hilard fait canar<strong>de</strong>r un vieux klaxon, très affirmatif en voulant faire taire<br />
tout le mon<strong>de</strong>) …qu’à celui du canard ou <strong>de</strong> l’ornithorynque ! Ha ! Ah!<br />
Les Palotins <strong>de</strong> l’arrêt d’omnibus :<br />
Ha ! Ah !<br />
Grenoux :<br />
(petit temps) On a essayé <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> pièges / sortes <strong>de</strong> huttes disposées à intervalles réguliers<br />
/ le long <strong>de</strong> la voie et assez pareilles / à celles qui servent pour la chasse au marais….<br />
Hilard :<br />
Oui… et <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong> gaillards résolus s’y embusquent et guettent le passage <strong>de</strong> l’animal !<br />
Tous les Palotins <strong>de</strong> l’arrêt <strong>de</strong> bus tournent la tête vivement comme s’ils regardaient<br />
un omnibus lancé à toute allure.<br />
Grenoux :<br />
Le plus souvent celui-ci les évente et s’enfuit, non sans donner <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> fureur…<br />
Tous les Palotins <strong>de</strong> l’arrêt d’omnibus, <strong>de</strong> rage, tapent dans leurs mains.<br />
Grenoux :<br />
(en toussant et en chassant encore la fumée) Par un froncement <strong>de</strong> sa peau postérieure, bleue<br />
comme celle <strong>de</strong> certains singes et – tenez-vous bien - phosphorescente la nuit .Quelques spécimen<br />
<strong>de</strong> l’espèce se sont toutefois laissé domestiquer…<br />
Hilard :<br />
Ah oui ?<br />
Grenoux :<br />
Ils obéissent avec une suffisante docilité à leur cornac / qui les fait avancer ou s’arrêter / en les<br />
tirant par la queue (il fait le geste <strong>de</strong> tirer une sonnette et tous les Palotins aussi).<br />
Hilard :<br />
Tiens !<br />
Grenoux :<br />
La Société protectrice <strong>de</strong>s animaux a obtenu que la queue <strong>de</strong> l’omnibus / fût protégée par une<br />
poignée en bois (il fait le geste <strong>de</strong> tirer une sonnette avec poignée et tous les Palotins aussi).<br />
Monsieuye Jarry va placer son armoire à fumée, côté jardin, au niveau <strong>de</strong>s Palotins.<br />
Hilard :<br />
C’est fou ! Cette mesure <strong>de</strong> douceur est inconsidérée… car les individus sauvages dévorent les<br />
hommes qu’ils attirent en les fascinant à la façon du serpent !<br />
Grenoux :<br />
(en confi<strong>de</strong>nce) Par suite d’une adaptation compliquée <strong>de</strong> leur appareil digestif, ils excrètent<br />
leurs victimes encore vivantes, après avoir assimilé les parcelles <strong>de</strong> cuivre qu’ils ont pu en<br />
40
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
extraire… (bruit <strong>de</strong> la pièce qui tombe dans l’appareil)<br />
Hilard :<br />
(machine à café qui oblige Hilard à parler plus fort) Il convient peut-être <strong>de</strong> rapprocher <strong>de</strong> ce<br />
phénomène l’espèce <strong>de</strong> joyeuse pétara<strong>de</strong>, au son métallique, qui précè<strong>de</strong> invariablement leur<br />
repas ? (fin <strong>de</strong> la machine à café. Au fond <strong>de</strong>s armoires, les unes <strong>de</strong>rrière les autres, prennent<br />
et déverse <strong>de</strong>s Palotins qui finiront par disparaître tous).<br />
Grenoux :<br />
Quant à leurs amours…<br />
Hilard :<br />
?<br />
Grenoux :<br />
(il s’assure qu’il n’y ait plus d’autobus, puis, en confi<strong>de</strong>nce…) On n’en sait rien, et pas plus <strong>de</strong><br />
leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> reproduction…<br />
Hilard :<br />
(inquiet) La loi française paraît considérer ces grands fauves comme nuisibles, car elle ne suspend<br />
leur chasse par aucun intervalle <strong>de</strong> prohibition !<br />
Grenoux :<br />
(changeant <strong>de</strong> ton) Pour ménager diverses susceptibilités, je crois nécessaire <strong>de</strong> ne point révéler<br />
le mystère <strong>de</strong>s amours et <strong>de</strong> la reproduction <strong>de</strong> l’omnibus. Comment pourrait-on dire ?<br />
Hilard :<br />
(même jeu) Disons seulement que ce phénomène / suit le même processus / que la reproduction<br />
<strong>de</strong> certaines plantes / dont le pollen est transporté <strong>de</strong> l’une à l’autre / par les insectes qui<br />
ont pénétré dans l’intérieur...<br />
Grenoux :<br />
Oui / dussions-nous forcer les « voyageurs » à rougir / du rôle peu honorable auxquels ils se<br />
prêtent : les omnibus se reproduisent par correspondance…<br />
Le Responsable <strong>de</strong> la station d’omnibus :<br />
(agitant cloche) Départ dans 24 secon<strong>de</strong>s !<br />
Grenoux et Hilard montent dans l’armoire bus tandis qu’on entend le bruit <strong>de</strong> la<br />
machine à café, on rallume la salle...<br />
Le responsable <strong>de</strong> la station d’autobus :<br />
Entracte ! (les figurants sortent) Une pluie d’étoiles tombe du ciel (et une pluie d’étoiles tombe<br />
du ciel – Scène et salle-)<br />
Monsieuye Jarry :<br />
C’est tout !<br />
Le responsable <strong>de</strong> la station d’autobus :<br />
Fin <strong>de</strong> l’entracte !<br />
On éteint la salle.<br />
SEQUENCE DITE DU GENDARME (Psychologie expérimentale)<br />
Les gros gendarmes et grosses gendarmettes – amenés par le Groom sur chariot à<br />
roulettes- parleront avec la langue tirée. Boni Mafioun et Boni Mafio<strong>de</strong> sont masqués.<br />
Boni Mafioun :<br />
(<strong>de</strong>vant une armoire) Bienvenue au Laboratoire <strong>de</strong> Psychologie expérimentale. De récents événements<br />
privés… nous ont permis d’observer <strong>de</strong> près……<strong>de</strong> très près quelques beaux<br />
spécimens <strong>de</strong> cet organe préhensible <strong>de</strong> la société…<br />
41
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Boni Mafioun et Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
…le gendarme !…<br />
Le Singe-Pêcheur débouche une bouteille <strong>de</strong> rouge.<br />
Boni Mafioun :<br />
Les conditions <strong>de</strong> nos rapports avec eux furent excellentes…<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
Excellentes !<br />
Boni Mafioun :<br />
Excellentes…car nous n’étions point détenus entre leurs mains !<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(spectateur <strong>de</strong> la scène, assis sur le panier à pêche du Singe-Pêcheur, jouant avec le public) Hé<br />
! Hé !<br />
Boni Mafioun :<br />
Peu a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong>s montagnes russes nous glisserons rapi<strong>de</strong>ment et sans joie sur la…morphologie<br />
externe <strong>de</strong> ces militaires… <strong>de</strong> tout point conforme…<br />
Boni Mafioun :<br />
…Aux effigies bien connues présentées sur <strong>de</strong>s guignols afin <strong>de</strong> former l’esprit <strong>de</strong>s enfants…<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
… En plus grand !<br />
Guignol :<br />
(apparaissant <strong>de</strong>rrière le groupe, très agité) Où qu’il est l’Gnafron ? Hein ? (il tape sur un gendarme<br />
– on entend un son <strong>de</strong> casserole) Où qu’il est l’Gnafron ? (il tape sur un autre – même<br />
son)<br />
Un Gendarme :<br />
(se retournant) Ho ! Ben… Heu ! (Guignol disparaît)<br />
Les autres Gendarmes :<br />
Ben… Heu… Ho… Euh… Heu… Boh… (puis ils se taisent d’un coup et reprennent leur position<br />
initiale)<br />
Boni Mafioun :<br />
Ce n’est pas aujourd’hui que nous relèverons dans leur langage une quelconque prolixité d’adverbes<br />
!<br />
Monsieuye Jarry :<br />
Hé !<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
(avançant vers le public et Bonimafioun aussi) Remarquons… Remarquons qu’une administration<br />
avaricieuse leur refuse, quand ils sont <strong>de</strong> service, le port si majestueux et si classique du<br />
tricorne… au détriment <strong>de</strong> leur prestige traditionnel !<br />
Ils se claquent les mains sur les cuisses <strong>de</strong>ux fois, exagérant leur déception en prenant<br />
le public à témoin, et, juste après Guignol se déchaîne sur les képis comme un batteur sur sa<br />
batterie (cf son), puis disparaît vivement sous les onomatopées <strong>de</strong>s gendarmes ; certains marmonneront<br />
même bêtement – toujours en parlant la langue tirée : « Où qu’il est Gnafron ? ».<br />
Petit temps.<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
(rejoignant son collègue tout en s’adressant au public) « On les sent d’abord, on les voit<br />
ensuite »…<br />
Boni Mafioun :<br />
En réalité, vu le petit nombre <strong>de</strong> spécimens… disponibles…<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
42
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
…Il arrive en effet qu’il n’y en ait que cinq pour huit communes !<br />
Boni Mafioun :<br />
On ne les voit jamais !<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
Et par on nous entendons - les malfaiteurs - pourtant leurs partenaires naturels !<br />
Ils se tapent sur les cuisses.<br />
Boni Mafioun :<br />
(changeant <strong>de</strong> ton pour <strong>de</strong>venir incisif) Nous ne prétendons pas ici qu’à instaurer une brève<br />
psychologie du gendarme…<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
(i<strong>de</strong>m) Il était à prévoir… que l’habitu<strong>de</strong>… contractée au fur <strong>de</strong> longues générations, d’être à<br />
l’affût <strong>de</strong> tous crimes et délits ou, mieux… d’un nombre restreint et catalogué <strong>de</strong> crimes et<br />
délits…<br />
Boni Mafioun :<br />
Il était à prévoir… que cette habitu<strong>de</strong> leur ai forgé un état d’esprit spécial… bien défini à cette<br />
heure… et <strong>de</strong>venu propre à leur espèce.<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
Le moment est donc bien choisi… <strong>de</strong> son<strong>de</strong>r ces obscurs cerveaux.<br />
Guignol, discrètement, écoute au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s têtes <strong>de</strong>s gendarmes, puis il fait comprendre<br />
qu’il ne se passe rien.<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
Il s’y passe …<br />
Boni Mafioun :<br />
… d’après nos expériences…<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
…ceci :<br />
Tous les Gendarmes :<br />
(hargneux, souriant et toujours la langue tirée) Rrrrrin !<br />
Monsieuye Jarry :<br />
Hé ! Hé !<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
… ceci qui étonnera peut-être l’honnête homme…(prenant pour exemple le Singe-Pêcheur)<br />
Tous les Gendarmes :<br />
(plus hargneux et plus souriant) Rrrrrin !<br />
Monsieuye Jarry :<br />
Hé ! Hé !<br />
Boni Mafioun :<br />
…ceci que le gendarme interprète autrement (prenant pour exemple le Singe-Pêcheur) que<br />
cet honnête homme… une action légalement… mauvaise.<br />
Tous les Gendarmes :<br />
(plus hargneux et plus souriant, très brièvement) Rrrrrin !<br />
Boni Mafio<strong>de</strong> :<br />
« Mauvaise » indique au gendarme qu’il y ait à y exercer, contre rémunération, son office…<br />
Tous les Gendarmes :<br />
(plus hargneux et brefs) Rrrrrin ! Au gnouf ! Hé ! hé !<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(dépité) Hé ! Hé !<br />
Boni Mafioun :<br />
En termes plus clairs, que toute mauvaise action est pour lui bonne, parce qu’elle le fait vivre.<br />
43
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Ils canar<strong>de</strong>nt les gendarmes comme dans un chamboule-tou. Les gendarmes entament<br />
un concert <strong>de</strong> sifflets. On entend « Où qu’il est l’gnaffron ? Où qu’il est l’Gnaffron ? » et<br />
le Groom les sort.<br />
Arrivent <strong>de</strong>ux autres armoires dirigées par un Personnage avec à l’intérieur <strong>de</strong> chacune,<br />
un escrimeur. Melle Pian accompagne au piano les déplacements.<br />
Fanfare.<br />
On découvre les <strong>de</strong>ux escrimeurs dans leur vestiaire.<br />
SEQUENCE DITE DE L’ESCRIMEUR<br />
Les Fanfarants encadrent la salle d’armes.<br />
Carrière :<br />
Assaut très remarqué et très applaudi. Ces <strong>de</strong>ux jeunes ont déjà <strong>de</strong> la salle, sont bien instruits<br />
et tirent académiquement. M. Jarry a obtenu <strong>de</strong>rnièrement le Premier Prix d’Escrime au<br />
Concours Régional d’Angers, sur toutes les sociétés.<br />
Charlotte Jarry :<br />
Et moi je suis sa sœur ! Charlotte ! Charlotte Jarry !<br />
Carrière :<br />
Il a réussi dimanche <strong>de</strong> belles para<strong>de</strong>s et ripostes au tac au tac, quartes sur quartes.<br />
Les escrimeurs se déplacent : échauffement, manipulation bâtons, coups portés.<br />
Fanfare. Apparition <strong>de</strong> Jarry :<br />
Monsieuye Jarry :<br />
Toucher ! Toucher le réel !<br />
Carrière :<br />
Maître Blaviel. Monsieur Alfred Jarry. (temps) Messieurs : Prêts pour le salut ? Saluez-vous !<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(lui lançant une épée) Hé ! Hé ! Nous allons percer ! Je suis très fort au pique-boyau !<br />
Carrière :<br />
(venu se placer sous les épées du salut) Assaut du Père Ubu au sabre <strong>de</strong> guerre contre M.<br />
Blaviel, maître d’armes au 151ème <strong>de</strong> ligne. Le Père Ubu tire droit à la gidouille, M. Blaviel<br />
pare prime et se prépare à riposter <strong>de</strong> taille à la tête. Le Père Ubu, détestant cette manœuvre,<br />
se prépare à son tour à se trotter par double coup <strong>de</strong> manchette échappée en arrière. (temps)<br />
Monsieuye Jarry :<br />
En gar<strong>de</strong> ! Allez ! (Carrière le retrouve et ils vont s’escrimer tous les <strong>de</strong>ux)<br />
Les <strong>de</strong>ux escrimeurs s’escriment d’abord peu sérieusement puis sérieusement.<br />
Victoire <strong>de</strong> Jarry. Les escrimeurs regagnent leurs vestiaires. La Fanfare joue et sort tandis que<br />
les grooms déplacent les armoires. On découvre Carrière l’épée plantée dans une armoire et,<br />
au-<strong>de</strong>ssus, Jarry.<br />
Carrière :<br />
Alors, Monsieuye <strong>de</strong> Ubootz, et ainsi <strong>de</strong> suite…<br />
Monsieuye Jarry :<br />
(l’interrompant) Il y a cent ans que nous n’existons plus ! Si ça vous amuse suivez le corridor en<br />
face, en comptant les années. Trente ans plus loin vous trouverez une morgue où les poètes<br />
ronflent, où <strong>de</strong>s téléphones causent aux morts à travers les parois <strong>de</strong> glace…<br />
Carrière réussit enfin à enlever son épée et sort. Jarry va retrouver Charlotte Jarry sur<br />
44
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
les sièges en fond <strong>de</strong> scène.<br />
Intervention au piano <strong>de</strong> Ma<strong>de</strong>moiselle Pian.<br />
SEQUENCE DITE DE LUCIEN ET LA GRANDE DAME ET DE MARGOT<br />
Ils sont proches l’un <strong>de</strong> l’autre, comme dans un salon.<br />
Lucien :<br />
(pour lui) Elle a bien quarante ans la duchesse… ça m’est égal ! Son mouchoir a l’air si jeune !<br />
Quel imbécile je fais ! Si je pouvais me flanquer <strong>de</strong>s claques ! Après tout je ne lui manque pas<br />
<strong>de</strong> respect ! Est-ce que c’est ma faute si j’ai <strong>de</strong>s idées… pour un mouchoir ? (il respire, s’étire,<br />
<strong>de</strong> plus en plus gêné) Est-ce qu’elle va me gar<strong>de</strong>r à dîner ? (elle se tourne mécaniquement vers<br />
lui… petite fuite <strong>de</strong>s regards) Les plats du déjeuner chez Foyot, avec l’oncle Georges !… Il a<br />
mangé <strong>de</strong>s côtelettes <strong>de</strong> veau en papillottes sur <strong>de</strong>s épinards au jus… Franchement, il n’y a pas<br />
<strong>de</strong> quoi s’emporter ! (calme, elle lui sourit) C’est ton duc, ma chère, qui <strong>de</strong>vait s’amuser !<br />
Pourtant <strong>de</strong> beaux restes, <strong>de</strong>s mains divines, et la taille comme une hampe <strong>de</strong> drapeau. Non,<br />
elle n’est fichtre pas lai<strong>de</strong> !<br />
La Gran<strong>de</strong> Dame :<br />
(sec, comme un ordre) Vous dînez avec moi, cher Monsieur ?<br />
Lucien :<br />
(bafouille, rougit, et après tout ça, froi<strong>de</strong>ment) Vous me comblez, Madame la duchesse. (elle<br />
sourit, puis, pour lui-même) Bête fauve, bête brune, bête grand-ducale ! Si tu savais ! Mais tu<br />
ne sais pas… Je pense qu’on va dire les grâces à ton dîner. Merci bien ! Je me trotte… La<br />
Lancette n’est pas loin, heureusement ! Non, elle en a une santé, celle-là ! Je le connais, ton<br />
dîner ! Il y aura le nonce et la lectrice ! Je crois qu’entre les <strong>de</strong>ux, j’aimerais mieux faire du pied<br />
au nonce ! Une lectrice anglaise qui a les <strong>de</strong>ux pelles en défense d’éléphant !… Je t’en donne<br />
!<br />
Un Passant :<br />
(à Lucien) Un peu chaud, pas ?<br />
Lucien :<br />
Oui, tout <strong>de</strong> même !<br />
Le Passant :<br />
(s’en allant, au public) Il a bien l’air d’une moule !<br />
Lucien :<br />
(il se lève, exténué il cherche une défaite polie) Madame… (ne trouve rien à dire, s’approche.<br />
Elle est posée comme un sphinx) Madame, j’oubliais <strong>de</strong> vous avouer que…<br />
Elle rit muettement et le regar<strong>de</strong>, volontaire, par en <strong>de</strong>ssous. Il a envie <strong>de</strong> hurler mais<br />
semble hypnotisé. Il s’approche, tombe à genoux, il se cache le visage ; il pleurerait s’il ne se<br />
sentait pas ridicule. Il s’enfonce dans le petit mouchoir blanc.<br />
Lucien :<br />
(il balbutie – lâchant ce mensonge comme pour expier la sauvagerie <strong>de</strong> son attaque)… Que je<br />
vous aime !<br />
Les bras <strong>de</strong> la duchesse se lient autour <strong>de</strong> ses épaules comme <strong>de</strong>ux souples tentacules<br />
<strong>de</strong> pieuvre.<br />
La Gran<strong>de</strong> Dame :<br />
(elle murmure, les lèvres sur son oreille puis sur sa bouche comme pour la clore)<br />
L’impertinence, mon cher, ce n’est pas <strong>de</strong> le prouver, c’est d’oser le dire !<br />
45
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Elle sort. Margot arrive.<br />
Margot :<br />
Tu ne sais pas, Lucien ? J’ai un enfant…<br />
Lucien :<br />
(sans aucune émotion) Fais voir ! Un singe, un chat, un lapin ou une poupée ?<br />
Margot :<br />
(malicieuse) Non, un vrai enfant… Un enfant sorti <strong>de</strong> moi… et j’ai diablement souffert, va,<br />
pour l’avoir ! Il a fallu <strong>de</strong>s instruments, j’étais toute grosse, une joue comme ça, mon vieux…<br />
Hein ! T’es épaté ?<br />
Lucien :<br />
(cherchant une contenance) Un peu, tout <strong>de</strong> même ! (il tourne autour <strong>de</strong> la petite fille) Je ne<br />
saisis pas très bien le sel <strong>de</strong> cette délicate plaisanterie, Margot ! Si ta mère nous écoute… Nous<br />
sommes propres…<br />
Margot :<br />
Maman, elle est au salon avec mon accoucheur et y a pas <strong>de</strong> danger qu’elle rapplique ! Elle lui<br />
règle sa note, mon vieux ! Quant à papa… il s’est fichu le camp parce que ça l’embêtait <strong>de</strong><br />
m’entendre gueuler.<br />
Lucien :<br />
(très digne) Gueuler ? Tu parles !<br />
Margot :<br />
(mettant son bras sur celui <strong>de</strong> son cousin) Est-ce que ça se voit beaucoup que j’en ai déjà eu<br />
un ?<br />
Lucien :<br />
(louchant) Heu ! heu !…<br />
Margot :<br />
(confi<strong>de</strong>ntielle) Il a mis vingt minutes pour se tirer, mon vieux ! J’en pouvais plus, là !<br />
Lucien :<br />
!<br />
Margot :<br />
(fort sérieuse) J’ai senti, hier soir, que ce serait pour aujourd’hui ; ça remuait… comme un polichinelle<br />
dans un simple tiroir ! Tu comprends, moi, j’y fourrais mes doigts tout le temps, alors,<br />
ça <strong>de</strong>vait finir par le décrocher.<br />
Lucien :<br />
(les yeux au ciel) Je te crois !<br />
Margot :<br />
(<strong>de</strong> plus en plus sérieuse) D’abord, on voulait me faire dormir… Moi j’ai pas voulu. J’y ai dit :<br />
Ce que vous me prenez pour une chiffe ? Je savais que maman, pour la naissance <strong>de</strong> Jules, elle<br />
avait refusé net, rapport à ses névralgies. Moi, j’ai pas <strong>de</strong> névralgies, mais, j’en aurai plus tard,<br />
faut toujours prendre ses précautions. J’ai donc pas marché du tout et il a rengainé son tube,<br />
le bonhomme. Je vais te raconter toute l’histoire…Oh ! mon vieux, ce que j’avais peur… Je<br />
tremblais comme la Tour Eiffel un jour <strong>de</strong> grand vent. Papa me disait : ce sera rien, ma chatte,<br />
ma loute, mon gros rat noir, mes petits pruneaux en sucre ! Et ce que j’avais envie <strong>de</strong> les lui<br />
flanquer quelque part, ses petits pruneaux au sucre !… Maman, elle faisait sa lippe <strong>de</strong>s matin<br />
<strong>de</strong> chambard… que c’en était crevant, et presque triste ! Je pouvais pas me tenir en place.<br />
J’étais ni peignée, ni débarbouillée, j’avais encore ma chemise <strong>de</strong> nuit… et puis <strong>de</strong>s coliques,<br />
oh ! là ! là ! <strong>de</strong>s coliques, mon vieux, à dévisser la colonne Vendôme.<br />
Lucien :<br />
(mal à l’aise) Dans les joues, les coliques ? Je comprends plus. (il relève les yeux au ciel)<br />
Margot :<br />
Mais oui, espèce <strong>de</strong> crétin ! Tu es pas à la coule, aujourd’hui. C’est à dire que ça communiquait<br />
avec le reste. Il paraît que pour avoir les <strong>de</strong>rnières on a toujours plus <strong>de</strong> peine.<br />
Lucien :<br />
46
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
(rêvant) J’aimerais assez bien voir tomber ici le grand tonnerre <strong>de</strong> Dieu !<br />
Margot :<br />
(imperturbable) Attends ! attends ! j’ai pas fini… Quand je l’ai vu arriver, le bonhomme, je me<br />
suis mise à lui donner <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pieds, <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> poings, je lui ai dit toutes mes jolies<br />
politesses. Je l’ai traité <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> flemme, <strong>de</strong> désossé, et puis, comme il avançait son outil pour<br />
l’avoir, d’un bond, haut <strong>de</strong> trente-six mètres, j’ai filé. Il en faisait une sacrée poire… Alors,<br />
maman m’a remis le grappin <strong>de</strong>ssus, mon vieux… plus mèche, fallait y passer… C’était l’instrument,<br />
surtout, qui me démontait ! Une espèce <strong>de</strong> bec <strong>de</strong> canard en argent… Pourquoi pas vous<br />
introduire tout <strong>de</strong> suite le cygne d’une baignoire !… tu sais, comme le petit Chose qui mettait<br />
<strong>de</strong>s robinets dans le <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong> Tom ?<br />
Lucien :<br />
(s’exaspérant) Tom ? Qui ça ?<br />
Margot :<br />
(très douce) Le chien, voyons, je t’ai déjà raconté cette histoire…<br />
Lucien :<br />
(pris <strong>de</strong> vertige, hors <strong>de</strong> lui…) Mais, elle a dit : bec <strong>de</strong> canard en argent… Il s’agit bien d’un…<br />
c’est ça, en peinture, sacrrrr !…<br />
Margot :<br />
(le regardant fixement) Oui, une affaire qui était pour me tenir la bouche ouverte, quoi !…<br />
Lucien :<br />
La bouche ?… Non, mais, ta bouche, bébé ! Moi, je donne ma langue au chat, décidément !<br />
Margot :<br />
(haussant les épaules) Enfin, j’ai marché ; le type, il a fait tout ce qu’il a voulu, et (elle tire une<br />
boîte) voici l’enfant… ça tenait ru<strong>de</strong>ment bien, tu sais… même qu’il y a encore <strong>de</strong>s petits morceaux<br />
<strong>de</strong> vian<strong>de</strong> après !<br />
Elle lui exhibe une grosse <strong>de</strong>nt sanglante.<br />
Lucien :<br />
(ahuri) Pourquoi que tu m’a promené sur ce bateau, dit ? Est-ce que tu aurais vraiment du<br />
vice…<br />
Margot :<br />
J’ai pas <strong>de</strong> vice… j’avais une <strong>de</strong>nt qui me faisait mal, voilà tout… fallait bien qu’on m’accouche.<br />
Lucien :<br />
(lui prenant les poignets) Voyons, regar<strong>de</strong>-moi dans les yeux… tu sais très bien qu’on n’accouche<br />
pas par là ?<br />
Margot :<br />
(avec une entière innocence) Oh ! par là ou par l’autre côté, que ça fiche ?…<br />
Lucien :<br />
(reperdant plante) Une <strong>de</strong>nt, ce n’est pas un gosse, toujours !<br />
Margot :<br />
C’est une chose qui sort <strong>de</strong> moi, toujours !<br />
Lucien :<br />
(s’impatientant) D’accord, mais on n’a pas besoin <strong>de</strong> se marier… pour avoir… <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts !<br />
Margot :<br />
(fort calme) Ni pour avoir <strong>de</strong>s gosses, mon vieux… je l’ai entendu dire !…<br />
Lucien :<br />
Tu écoutes aux portes, c’est dégoûtant… Mais, je reviens à mes mérinos : tu sais donc <strong>de</strong> quelle<br />
façon les mé<strong>de</strong>cins emploient les forceps ?<br />
Margot :<br />
Je savais pas le nom <strong>de</strong> l’instrument, mais je l’ai vu traîner sur la table, le matin que Jules est<br />
né…<br />
47
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Lucien :<br />
(s’entêtant) Pourquoi ce mélange <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux opérations, si tu ne pensais pas <strong>de</strong>s saletés ?<br />
Margot :<br />
(vexée) Elle n’est pas sale, ma <strong>de</strong>nt.<br />
Lucien :<br />
Flanque-moi cette <strong>de</strong>nt au diable, hein ? Je te défends <strong>de</strong> te payer ma tête avec… espèce <strong>de</strong><br />
graine <strong>de</strong> fille !<br />
Margot :<br />
(poussant un cri) Ma <strong>de</strong>nt, ma <strong>de</strong>nt ! Je la veux… la jette pas… ou j’appelle les bonnes…<br />
Lucien :<br />
(furieux) Petit chameau ! (il envoie la <strong>de</strong>nt au diable)<br />
Margot :<br />
(hurlant) Je veux ma <strong>de</strong>nt… je veux ma <strong>de</strong>nt… je veux mon gosse… c’est à moi… je veux ma<br />
<strong>de</strong>nt ! Chameau toi-même ! Il a jeté ma pauvre <strong>de</strong>nt ! Je la retrouverai jamais… Maman !<br />
Maman (cris d’hystérique – arrivée <strong>de</strong> la Mère et <strong>de</strong>s figurants) !<br />
La Mère :<br />
(entrant, très effrayée – d’autres personnages viennent se pointer en curieux) Ah ! mon Dieu<br />
! Qu’est-ce qu’il y a encore ? Ma fille, ma chère petite, tu as une crise nerveuse ? Pauvre chérie<br />
! Elle a eu tant <strong>de</strong> courage pour se la faire arracher ! (elle voit Lucien) Tiens, vous êtes là…<br />
je parie que vous lui disiez encore <strong>de</strong>s bêtises ?<br />
Margot :<br />
(pleurant à chau<strong>de</strong>s larmes) Il m’a dit… Il m’a dit : petit chameau, maman !<br />
La Mère :<br />
(suffoquée) Oh !… et un jour comme celui-ci !… Sortez, monsieur.<br />
Il sort sous les moqueries potachiques <strong>de</strong> tous les personnages présents. Une musique,<br />
comme un avertissement, au lointain… On déplace les armoires sur fond <strong>de</strong> musique tribale.<br />
Monsieuye Jarry :<br />
A y’est ! Je me suis rendu, moi, vi<strong>de</strong>... A y’est ! A y’est ! Le vi<strong>de</strong> ! Le vi<strong>de</strong> ! Je lègue ma carcasse<br />
<strong>de</strong> hibou à quelque bon décortiqueur s’il s’en trouve. Qu’il m’ôte la tête pour que je puisse<br />
comman<strong>de</strong>r au pressage du reste <strong>de</strong> mon corps et ça f’ra ti pas un beau blason d’un mètre<br />
soixante <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> haut sur quarante <strong>de</strong> large ! Placar<strong>de</strong>z-moi sur la couverture DU LIVRE… (la<br />
musique s’amplifie) DU LIVRE ! Ah ! Ha ! Ménagez surtout mon <strong>de</strong>rnier cure-<strong>de</strong>nt et posez-le<br />
<strong>de</strong>ssus… On ne sait jamais…<br />
La Chantreuse :<br />
Le Père Ubu<br />
Cette fois n’écrit pas dans<br />
La fièvre<br />
Je crois vous avez compris<br />
Il ne meurt pas<br />
De bouteilles et d’orgi-i-es<br />
(parlé) Il n’avait pas cette passion<br />
Et puis il a eu la –la-<br />
Coquetterie –i-i-i-<br />
De se faire examiner<br />
Partout par les « mer<strong>de</strong>cins »<br />
Il n’a eu aucune tare<br />
Ni au foie ni au cœur ni<br />
48
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
(parlé) Aux reins Pas même dans les urines !<br />
Il est épuisé et sa<br />
Chaudière ne va pas<br />
Eclater mais s’éteindre<br />
Sa fièvre est peut-être<br />
Que son cœur essaie <strong>de</strong> le<br />
Sauver en faisant du cent<br />
Du cent Du cent cinquante<br />
Aucun être humain n’a<br />
Tenu jusque là-là-là<br />
Tel l’éléphant sans trompe<br />
Et curieux <strong>de</strong> Kipling<br />
Il va rentrer un peu plus<br />
Arrière dans la nuit<br />
Des temps<br />
Arrière dans la nuit<br />
Des temps<br />
(parlé) Un peu plus arrière dans la nuit <strong>de</strong>s temps.<br />
SEQUENCE DITE FINALE<br />
La musique glisse et indique une marche funèbre fanfarante avec <strong>de</strong>s hoquets…<br />
Apparaît Jarry est assis sur un tabouret (comme sur l’une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières photos que nous aillons<br />
<strong>de</strong> lui..)<br />
Monsieuye Jarry :<br />
L’Amour ! L’Amour absolu ! Toujours attendre l’éblouissement !<br />
Grand mouvement d’armoires. On pousse une armoire apparition <strong>de</strong> Gran<strong>de</strong><br />
Echalate et Grand Echalat ainsi que <strong>de</strong> Jarry assis, comme sur une <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>rnières photos : il<br />
regar<strong>de</strong> la rivière.<br />
Gran<strong>de</strong> Echalate :<br />
Cornegidouille, il nous le faut écraser !<br />
Grand Echalat :<br />
Cornegidouille, comme tu as raison !<br />
Grand Echalat :<br />
Les Jours et les Nuits…<br />
Gran<strong>de</strong> Echalate :<br />
A la trappe !<br />
Grand Echalat :<br />
Les Silènes… Messaline…<br />
Gran<strong>de</strong> Echalate :<br />
Merdre ! Merdre !<br />
Grand Echalat :<br />
49
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
La balla<strong>de</strong> du vieux marin…<br />
Gran<strong>de</strong> Echalate :<br />
A la trappe ! Le Surmâle… A la trappe !<br />
Grand Echalat :<br />
La Chan<strong>de</strong>lle Verte... L’objet aimé... Ontogénie. Les Minutes <strong>de</strong> sable mémorial. César-<br />
Antéchrist. Les Jours et les Nuits. L’Amour en visites. L’Amour absolu. L’Amour en visites.<br />
L’Amour absolu… L’Ymagier. Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien. (allant<br />
vers Gran<strong>de</strong> Echalate) L’auteur d’Ubu Roi !<br />
Un gron<strong>de</strong>ment, parlé et chanté, monte <strong>de</strong> ce groupe sur la base <strong>de</strong> la phrase déjà<br />
entendue : « Un peu plus arrière dans la nuit <strong>de</strong>s temps ». Alors que l’éclairage se modifie on<br />
entend une phrase <strong>de</strong> Jarry dite par Paul Edwards : « Une procession, qu’est-ce en somme,<br />
sinon du footing, <strong>de</strong> l’excellent footing ? », puis l’éclairage change à nouveau, on entend le<br />
bruit <strong>de</strong> la machine à café <strong>de</strong> Claudine, puis comme un roulement qui dure... Une armoire fermée<br />
poussée par les autres personnages – qui font cortège et parlent et chantonnent toujours<br />
la même phrase – est avancée. On ouvre la porte dans le silence : Jarry est à l’intérieur…<br />
Monsieuye Jarry :<br />
Moi qui ai fait semblant <strong>de</strong> vivre… je peux bien faire semblant <strong>de</strong> mourir. Ah ! Ha !<br />
On ferme la porte. Grand Echalat et Gran<strong>de</strong> Echalate restés à distance s’approchent<br />
et ten<strong>de</strong>nt un tissu <strong>de</strong>vant l’armoire. Tous les personnages en profitent pour disparaître, y<br />
compris Jarry et l’armoire. La musique « est à la prestidigitation » ; Grand Echalat et Gran<strong>de</strong><br />
Echalate tiennent toujours le tissu, le déploient et occupent la scène un temps, magnifiquement,<br />
avant <strong>de</strong> disparaître.<br />
L’éclairage change. Apparaissent <strong>de</strong>ux machinistes.<br />
Machineur Deux :<br />
Ho ! ho ! (puis en chantant) ho ho ho ! Ho ho hooooooo ! I n’resteeeee puuuuu qu’ça ?<br />
Machineur Trois :<br />
(jetant un œil sur la scène, en chantant) Ça aa aa aa en a tout l’airrrrrrrrr !<br />
Machineur Deux :<br />
(jetant un œil sur la scène, en chantant) Bon ben… bon ben… bon ben…<br />
Machineur Deux et Machineur Trois :<br />
(Vers la régie, avant <strong>de</strong> sortir en chantant) C’est boooon : tu vas pouuuuvoirrr pouuuuuuvoooiiiirrrr<br />
étein in in in in dre !<br />
Le Machineur <strong>de</strong>s Cintres :<br />
Alors ? C’est fini ? (les <strong>de</strong>ux autres en bas font signe que oui) Bon, ben… qu’est-ce que j’fais<br />
du reste d’étoiles ?<br />
Les <strong>de</strong>ux Machineurs d’En Bas :<br />
Laisse tomber !<br />
Des étoiles tombent. Charlotte Jarry, présente <strong>de</strong>puis le début sur les sièges du fond<br />
vient recueillir une étoile et la regar<strong>de</strong>. Puis le noir se fait lentement, comme une virgule.<br />
F I N<br />
50
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
AUTRES TEXTES<br />
Interview <strong>de</strong> Claudine Orvain par Jacek Olczyk à propos du Musée Mondial du Cure-Dent.<br />
Ce qui A.J.<br />
F.B. et A.J.<br />
Le Piéton sans len<strong>de</strong>main<br />
Les horizons <strong>de</strong> l’intime<br />
Réalisations <strong>de</strong> L’Echappée<br />
Projets<br />
51
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Interview <strong>de</strong> Claudine Orvain par Jacek Olczyk à propos du Musée Mondial du Cure-Dent.<br />
A paraître en novembre 2007 dans le numéro 72 <strong>de</strong> la revue « Mrowki w Czekoladzie » (« Les<br />
Fourmis au chocolat »).<br />
Des photos du Musée Mondial du Cure-Dent sont exposées en novembre 2007 à Cracovie.<br />
J.O : Quelles circonstances ont causé la naissance le Musée du Cure-Dents?<br />
C.O : Depuis une dizaine d’années, la Ville <strong>de</strong> Laval, qui a vu naître Alfred Jarry, pro-<br />
pose un festival d’humour (les Uburlesques) le premier WE <strong>de</strong> septembre. Nous sommes par-<br />
fois sollicités pour y intervenir. Ayant été amusée par l’anecdote relatant qu’Alfred Jarry ait eu<br />
pour <strong>de</strong>rnier désir qu’on lui apporte un cure-<strong>de</strong>nts, j’ai proposé à l’organisateur <strong>de</strong> l’époque<br />
(c’était en 1999 ) d’ouvrir ce Musée. Le projet a été accepté et j’ai donc, pendant plus <strong>de</strong> six<br />
mois, passé mes temps <strong>de</strong> loisir à confectionner, tordre, coller, peindre et torturer <strong>de</strong>s dizaines<br />
<strong>de</strong> cure-<strong>de</strong>nts ! Ensuite, il a fallu « théâtraliser » un peu l’affaire, <strong>de</strong>s locaux m’ont été prêtés<br />
dans une tour du vieux Laval puis j’ai fait appel à <strong>de</strong>ux comédiens et à un groupe <strong>de</strong> musiciens<br />
<strong>de</strong> jazz …<br />
J.O : Donc, le vernissage <strong>de</strong> cette exposition a été le spectacle, ou plutôt la pièce <strong>de</strong><br />
théâtre. A t’il eu lieu uniquement une fois ou a t’il été joué sans interruption ?<br />
C.O : Il ne s’agissait pas, à proprement parlé <strong>de</strong> spectacle mais plutôt d’animation.<br />
Cela s’est déroulé en plusieurs temps. Le vendredi soir : conférence <strong>de</strong> presse menée par les<br />
trois personnages : Carry Bridge, Joseph-Anatole Delcroc et Marie Molère.<br />
Le samedi matin : inauguration (avec discours concoctés par François Béchu, découpage <strong>de</strong><br />
ruban tricolore, musique et tout et tout !) puis tout au long du WE, mes collaborateurs arpentaient<br />
le Musée pour renseigner les visiteurs et lancer les séquences vidéos (certains cure-<strong>de</strong>nts<br />
étant particulièrement délicats à manœuvrer, quelques démonstrations en images étaient proposées)<br />
De mon côté et en tant que restauratrice <strong>de</strong> cure-<strong>de</strong>nts, j’opérais, dans un espace<br />
réservé, grâce à une mini-perceuse et quelques accessoires. Un public, trié sur le volet, pouvait<br />
assister au travail s’il acceptait <strong>de</strong> porter <strong>de</strong>s gants <strong>de</strong> caoutchouc et un masque <strong>de</strong> chirurgien.<br />
Les <strong>de</strong>rnières heures furent consacrées à une déambulation musicale dans les rues, les enfants<br />
étaient invités à participer à une pêche aux canines, occasion pour nous <strong>de</strong> les inciter à l’hygiène<br />
buccale en distribuant <strong>de</strong>s tubes <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntifrice<br />
J.O. : Cette animation a été jouée uniquement une fois ? Comment peut-on<br />
aujourd’hui fréquenter le Musée ?<br />
C.O. : Après sa petite heure <strong>de</strong> gloire, le Musée est tombé dans un profond coma, au<br />
début, je me suis consolée en exposant quelques spécimens sur internet mais même le site <strong>de</strong><br />
Parhélie s’est laissé prendre par l’engourdissement ! Il aura fallu huit ans et votre perspicacité<br />
pour faire renaître le MMCD <strong>de</strong> ses cendres !<br />
J.O : Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour réunir cette collection ? Combien d’œuvres<br />
compte t’elle ?<br />
52
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
C.O : Je pourrais vous répondre qu’il m’a fallu <strong>de</strong>s mois pour parcourir le mon<strong>de</strong> dans<br />
le sens inverse <strong>de</strong>s aiguilles d’une montre afin <strong>de</strong> réunir cette collection unique, vous dire aussi<br />
que j’ai connu la soif dans le désert <strong>de</strong> Namibie, que j’ai dû affronter le climat extrême <strong>de</strong><br />
l’Everest et braver l’appétit féroce d’une tribu cannibale au fin fond <strong>de</strong> l’Amazonie… mais ce<br />
serait mentir !!! En fait, la gestation du projet a été un grand moment <strong>de</strong> bonheur…<br />
L’organisateur m’a fait confiance et j’ai pu imaginer, créer, inventer et m’amuser en toute sérénité.<br />
Ce Musée comporte actuellement 104 pièces… Mais je n’ai pas dit mon <strong>de</strong>rnier mot…<br />
Votre invitation vient <strong>de</strong> réactiver mes envie <strong>de</strong> bricolage !!!<br />
J.O : Ce Musée est-il ouvert aux autres artistes pour qu’ils créent leurs modèles <strong>de</strong><br />
cure-<strong>de</strong>nts ?<br />
C.O : Tout à fait, d’ailleurs, dans le Musée, un endroit était réservé à la création : un<br />
stock <strong>de</strong> cure-<strong>de</strong>nts et quelques boites remplies <strong>de</strong> matériaux en tous genres était à mis à la<br />
disposition du public, cela a donné naissance à quelques beaux spécimens ! Je vous encourage<br />
vivement à proposer ce genre d’animation lors <strong>de</strong> l’exposition !!!<br />
J.O. : Quelles conditions doit remplir l’œuvre potentielle?<br />
C.O. : Ne pas contenir <strong>de</strong> matériaux explosifs ou dangereux pour l’environnement.<br />
J.O : Ce cure-<strong>de</strong>nts que <strong>de</strong>mandait Jarry sur son lit <strong>de</strong> mort, est-ce une anecdote<br />
fausse ou vraie ? Où peut-on lire cette histoire ?<br />
C.O : Voilà ce que l’on peut lire dans le livre <strong>de</strong> Patrick Besnier sur Alfred Jarry aux<br />
éditions Fayard. Pages 681, 682( les pages sont scannées dans 2 pièces jointes)<br />
J.O : Est-ce qu’il y a quelqu’un qui, avant la naissance du Musée, a traité cette anecdote<br />
sérieusement ou <strong>de</strong> la même façon que vous, avec l’humeur semblable à Jarry ?<br />
C.O : A ma connaissance, non mais je n’ai pas fait <strong>de</strong> recherche dans cette direction,<br />
alors, si cette personne existe, j’ai très envie <strong>de</strong> la rencontrer !<br />
J.O. : Très souvent on joint le vélo à Jarry, pourriez vous dire quelque chose plus sur<br />
cette liaison ?<br />
C.O. : Face à tous les spécialistes <strong>de</strong> Jarry, j’ai un peu honte <strong>de</strong> donner mon humble<br />
sentiment… Je crois toutefois que l’andromorphine que libère le corps lors d’un effort prolongé<br />
est le message chimique ami <strong>de</strong> la création, ainsi, le pédalage régulier, l’idée du cycle et<br />
<strong>de</strong> la roue qui tourne sont <strong>de</strong>s éléments jubilatoires et rassurants contrairement à l’idée <strong>de</strong> la<br />
spirale posée sur la gidouille qui peut, <strong>de</strong> façon aléatoire, soit nous entraîner vers le haut, soit<br />
nous tirer vers le bas<br />
J.O : Le centième anniversaire <strong>de</strong> la disparition d’Alfred Jarry, c’est une gran<strong>de</strong> occasion<br />
en France pour remémorer l’œuvre <strong>de</strong> Jarry ? Comment vous lisez aujourd’hui les pièces <strong>de</strong><br />
Jarry, quels aspects <strong>de</strong> leur création sont actuellement le plus important pour vous ?<br />
C.O : Il n’y a pas eu <strong>de</strong> commémoration nationale officielle pour marquer l’événement.<br />
Seules trois villes ou Jarry laissa sa marque ont célébré la chose : Rennes (un tout petit<br />
peu), Saint-Brieuc (un peu) et Laval, sa ville natale (beaucoup). Il y a eu <strong>de</strong>s interventions <strong>de</strong><br />
53
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
spécialistes sur France Culture et <strong>de</strong>s rediffusions d’émissions sur Jarry. C’est assez peu par rap-<br />
port à l’importance du personnage, mais il faut dire que la plupart <strong>de</strong>s gens trouvent l’œuvre<br />
<strong>de</strong> Jarry difficile d’accès (ce qui est vrai) et, quand ils connaissent Ubu il n’en ont pas forcément<br />
une gran<strong>de</strong> idée. D’ailleurs, que Ubu plaise ou non, c’est un paravent difficile à bouger : il<br />
occulte l’œuvre et le personnage <strong>de</strong> Jarry.<br />
Les pièces <strong>de</strong> Jarry sont difficiles à jouer et même Antoine Vitez, l’ancien directeur <strong>de</strong> la<br />
Comédie Française, avait déclaré que « Ubu Roi » était une pièce injouable. L’esthétique <strong>de</strong><br />
Jarry est pourtant toujours une source formidable à laquelle on peut venir puiser beaucoup <strong>de</strong><br />
force créatrice. « Les Jours et les nuits », « L’amour absolu » et « Le Surmâle » sont toujours <strong>de</strong>s<br />
textes mo<strong>de</strong>rnes. C’est une gran<strong>de</strong> littérature.<br />
J.O. : Quel genre <strong>de</strong> plaisir avez-vous en jouant ou lisant <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> Jarry ?<br />
C.O. : J’essaye <strong>de</strong> trouver quelques choses d’intelligent à répondre mais ça ne me<br />
vient pas … C’est sans doute parce que, pour moi, le plaisir <strong>de</strong>s textes passe par le ressenti bien<br />
avant <strong>de</strong> passer par l’analyse !<br />
J.O : Vous êtes avant tout actrice au <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> Laval. Est-ce que dans ce <strong>Théâtre</strong> et<br />
à Laval, la patrie <strong>de</strong> Jarry, on organise beaucoup <strong>de</strong> spectacles ou autres événements consacrés<br />
à Jarry ?<br />
C.O : En fait, je suis une vieille danseuse <strong>de</strong>venue actrice et je travaille régulièrement<br />
avec la compagnie du « <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> l’Echappée ». Le 31 octobre, Pour le centenaire <strong>de</strong> la mort<br />
d’Alfred Jarry , nous nous produirons, dans une création <strong>de</strong> François Béchu intitulée «<br />
Monsieuye Jarry » , au <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> Laval. Ce <strong>Théâtre</strong> vient <strong>de</strong> réouvrir ses portes après trois ans<br />
<strong>de</strong> travaux (et il est beau !!!) mais il n’abrite pas <strong>de</strong> comédiens permanents, c’est une structure<br />
qui accueille différents spectacles. Cette année la Ville <strong>de</strong> Laval a fait du centenaire <strong>de</strong> la disparition<br />
<strong>de</strong> Jarry « L’Année Jarry » avec beaucoup <strong>de</strong> choses : installations dans les rues, créations<br />
<strong>de</strong>s jardiniers <strong>de</strong> la Ville, illuminations, expositions, colloques, rencontres et spectacles.<br />
Nous espérons que la présence <strong>de</strong> Jarry sera réelle dans les années à venir car nous sommes<br />
sûrs que son œuvre continuera longtemps à inspirer les artistes.<br />
…Et encore une fois, vive la pataphysique !!!<br />
http://www.lokator.pointblue.com.pl<br />
54
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
CE QUI A.J.<br />
Je m’arrête <strong>de</strong>vant un miroir, et c’est Jarry. Non, ce n’est pas moi Jarry, mais lui qui s’est ins-<br />
tallé : un piquet vissé – m’attendant ou pas – au sortir <strong>de</strong> la répétition. Dans l’avancée <strong>de</strong>s scè-<br />
nes tout à l’heure je le sentais qui rôdait dans la coulisse avec son œuvre entière alors que nous<br />
étions dans le rouleau <strong>de</strong> ses mots qui ne déferlent jamais une fois pour toutes malgré les<br />
apparences, nous étions dans quelques rouleaux <strong>de</strong> quelques mots. Il fallait qu’il soit là Jarry<br />
filtrant notre passage, douanier (doigt niais) pointé usant <strong>de</strong> son corps pour nous fouiller, nous<br />
presser <strong>de</strong> rendre le sens ou quelque diamant qui aurait pu lui échapper et que nous empor-<br />
terions par hasard.<br />
Il ne s’agit donc pas <strong>de</strong> rendre <strong>de</strong>s comptes <strong>de</strong> fidélité, <strong>de</strong> rendre à l’œuvre <strong>de</strong> l’espace, c’est<br />
ailleurs que ça se passe, disons sur la scène où tout est vrai. L’homme et l’œuvre placés en moi,<br />
en miroir, un vertige et toute poussière extérieure entraîne <strong>de</strong>s conséquences funestes, je le<br />
sais déjà.<br />
Surtout, si vous m’enten<strong>de</strong>z, ne dites pas que je suis mala<strong>de</strong> <strong>de</strong> trop <strong>de</strong> vie à vivre, mala<strong>de</strong> à<br />
côté <strong>de</strong> la vie, sinon je vous en crache les morceaux au visage et je m’avoue fou. Tout se ter-<br />
minerait alors. Mais je ne suis qu’un passeur qui <strong>de</strong>main s’occupera autrement. Pour être un<br />
tant soi peu avec Jarry il faut que soit éteinte la salle <strong>de</strong> répétition et la coulisse, il faut que le<br />
reste soit éteint si l’on veut que seul le jeu <strong>de</strong> l’enfant soit notre incendie. Déjà je pars dans un<br />
pli du silence et je vois partir mon Jarry « un peu plus arrière dans la nuit <strong>de</strong>s temps ». Je sors<br />
sans oublier… livré dans la ville au premier mot-poussière qui, avec la même violence qu’une<br />
voiture lancée, me percutera. A moins qu’en moi un mot ?<br />
55<br />
François Béchu<br />
26 septembre 2007
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
LE PIETON SANS LENDEMAIN<br />
François Béchu<br />
« Alfred Jarry est mort ». Les passants ne pouvaient pas manquer ce tag, le premier<br />
dans le genre à défigurer la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Hôtel <strong>de</strong> Ville. Un tag impeccablement tracé cepen-<br />
dant, tiré à <strong>de</strong>ux couleurs (la noire et la rouge) et faisant malgré tout figure d’annonce muni-<br />
cipale exceptionnelle, un peu sèche certes mais il en est parfois. Jamais les regards ne furent<br />
tant attirés vers la Mairie que lors <strong>de</strong> la découverte <strong>de</strong> ces dix huit lettres.<br />
Au bout <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux jours seulement se dissipèrent aussi sûrement que l’o<strong>de</strong>ur<br />
<strong>de</strong>s tilleuls <strong>de</strong> la Place, mille « éclaircissements », mille racontars argumentés diffusant chacun<br />
<strong>de</strong>s explications différentes sur le pourquoi et le comment d’une telle inscription. Les énumé-<br />
rer serait trop fastidieux, mais je peux tout <strong>de</strong> même fixer ici les premiers potins vite arrivés à<br />
mes oreilles : « Jarry ? C’est pas d’la famille au boulanger d’Forcé ? », « Il y avait un René Jarry<br />
dans ma classe, c’est p’têt son frère !… », « Jarry, le type qui a écrit Ubu ? Mais il est mort il y<br />
a cent ans ! »… mais la date du tag ne correspondait absolument pas avec celle <strong>de</strong> la dispari-<br />
tion du célèbre auteur puisque nous étions début avril et non le premier novembre.<br />
Les quatre vingt trois familles mayennaises portant le nom furent convoquées ou<br />
visitées par la police. Les plus fins inspecteurs furent même lancés sur le coup, car il fallait à la<br />
fois punir les décorateurs qui avaient choisi un si mauvais emplacement et s’inquiéter <strong>de</strong> ce<br />
nom : Jarry ? Certains penchèrent pour un assassinat révélé anonymement et envisagèrent<br />
<strong>de</strong>s filatures hors du département.<br />
Le gommage <strong>de</strong> la peinture, très vite ordonné, étant loin d’être parfait la rumeur<br />
enflait et il était sûr qu’une promena<strong>de</strong> dans le vieux Laval ne pouvait se faire sans qu’on<br />
enten<strong>de</strong> un ou plusieurs « Jarry est mort » suivis d’un « Alors ? » souvent exaspéré. Personne<br />
ne voulait croire à une plaisanterie. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ceux qui savent toujours tout, la perplexité<br />
régnait sur la ville et l’on eut dit que le « Tag <strong>de</strong> la Mairie », comme il se disait aussi, renvoyait<br />
autant <strong>de</strong> désarroi et d’interrogation qu’une œuvre « par trop contemporaine ». La presse<br />
locale, qui fait toujours semblant <strong>de</strong> ne pas avoir d’opinion et <strong>de</strong> laisser parler les gens, ouvrit<br />
une boite aux lettres électronique… mais les commentaires se ressemblaient et n’apportaient<br />
rien. Les jours et les nuits passaient. Nous étions déjà à la fin d’avril, et rien ne venait à bout<br />
<strong>de</strong> ces quelques mots, ni le vent, ni la pluie, ni les karchers <strong>de</strong>s employés municipaux, ni le<br />
soleil. Le mur <strong>de</strong> l’Hôtel <strong>de</strong> Ville (à droite en regardant la porte) retenait cette proie qu’on lui<br />
avait livrée, incapable <strong>de</strong> la digérer, incapable <strong>de</strong> la cracher.<br />
«Alfred Jarry est mort » !…<br />
Le premier mai il y eut comme un accord spontané pour bou<strong>de</strong>r « Le Tag » et se déli-<br />
vrer d’un mois d’empoisonnement. Ce fut un peu le contraire <strong>de</strong> la Toussaint : on ignora qu’un<br />
56
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
« Jarry » fut mort et, au lieu <strong>de</strong> chrysanthèmes, on mit <strong>de</strong>vant l’inscription <strong>de</strong>s arbustes en pot,<br />
assez hauts pour qu’ils puissent la cacher parfaitement. Jamais la place du 11 novembre ne fut<br />
aussi déserte. Gendarmes, inspecteurs, pigistes <strong>de</strong>s rédactions, papotiers (y compris celui<br />
d’Avesnières), bonimenteurs, papotières et bonimenteuses disparurent <strong>de</strong> la circulation au<br />
point que, sans plus <strong>de</strong> paroles ressassées, on pouvait entendre jusque dans le haut <strong>de</strong> la<br />
Gran<strong>de</strong> Rue le vent siffler dans la tourelle du Vieux Château, et aussi la Mayenne gazouiller en<br />
contrebas comme un ruisseau. Au matin du <strong>de</strong>ux mai, quand Robert, vieil employé <strong>de</strong>s Espaces<br />
verts, vint rechercher les arbustes avec <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses collègues sur le coup <strong>de</strong> dix heures, il marqua<br />
un temps d’arrêt inhabituel.<br />
« Dis donc Robert, tu veux faire la bise au Maire ou quoi ? » finit par dire Rémy en s’esclaffant<br />
et en s’assurant <strong>de</strong> la complicité <strong>de</strong> Marcel, le chauffeur, qu’il pouvait voir dans la glace <strong>de</strong> son<br />
rétroviseur.<br />
- C’est que…<br />
- C’est que quoi ?<br />
- Qu’est-ce tu lis là ?<br />
- Ben, la phrase…<br />
- Ben c’est pu la phrase…<br />
- Hein ?<br />
- C’est pu la phrase, i manque <strong>de</strong>s lettres !<br />
- Lesquelles ?<br />
- Ben, tu vois bien : le « Alfred » i n’y est pu ! Et pareil le « J », le « Y », le « S », et<br />
« Mort » aussi qu’est pu là…<br />
Dans un réflexe stupi<strong>de</strong>, Rémy regarda au pied du mur pour les chercher et<br />
en relevant la tête il lut : .arr. e.t….<br />
- Arr…et ?<br />
- Ben oui, moi j’lis pareil : arr…et !<br />
Rémy boucla l’affaire par un « Oh, i sont pénibles avec leur truc ! ». Marcel mit les<br />
gaz. En <strong>de</strong>ux temps et trois mouvements Robert et Rémy, eux, mirent les arbustes dans le<br />
camion comme pour un sauvetage…<br />
- File Marcel, on en a d’aut’ à faire…<br />
- Qu’est-ce qui vous prend, les gars ?<br />
Mais Marcel avait à peine terminé sa phrase qu’il engageait déjà son tacot<br />
à l’assaut <strong>de</strong> la rue <strong>de</strong>s Déportés encouragé par les piaillements à l’haleine forte <strong>de</strong> Rémy tandis<br />
que Robert, lui, tournait pour la quinzième fois un mot désarticulé dans sa tête et il avait<br />
l’impression <strong>de</strong> voir, non pas trente six chan<strong>de</strong>lles vertes mais trente six points d’interrogation.<br />
Le len<strong>de</strong>main matin, <strong>de</strong> nombreux passants virent aussi cet « arr… et » cassé en <strong>de</strong>ux et, plantés<br />
<strong>de</strong>vant lui, ils en étaient bien encombrés. Parmi eux : le vieux Robert.<br />
Trop intrigué la veille il s’était arrangé avec son chef pour lui tirer une<br />
57
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
journée <strong>de</strong> repos, bien résolu à la mettre à profit en élucidant le mystère qui l’obsédait. Il<br />
comptait sur son instinct et sur la confiance qui le liait à un certain nombre <strong>de</strong> mots – oui, <strong>de</strong><br />
mots - et <strong>de</strong>vant lesquels volait un cerf-volant en allé nommé « arr…et ». « Quand je s’rai en<br />
r’traite, disait-il toujours, j’écrirai un livre ! Mais j’ai pas d’idées… » Il pensa qu’une bonne mar-<br />
che à pieds remplirait son temps et qu’il pourrait ainsi ruminer librement, se fixant même sans<br />
trop réfléchir un itinéraire qui débuterait le long du Quai Jehan Fouquet, se poursuivrait par<br />
le Vieux Pont, la rue du Pont <strong>de</strong> Mayenne, la rue Ambroise Paré, la rue du Lieutenant, la rue<br />
<strong>de</strong> Loré, la rue Eugène Jamin… Ensuite, il verrait. Au long <strong>de</strong> sa promena<strong>de</strong> il mettrait enfin<br />
<strong>de</strong> l’ordre dans son vocabulaire, écrirait peut-être la première phrase d’un récit qui commen-<br />
cerait par « Arr…et » ou par « Alfred Jarry est mort » ?<br />
Il se débarrassa vite <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s lettres disparues, attribuant le phéno-<br />
mène au hasard et à la porosité du tuffeau… Et puis l’ arr…et, quitte à le considérer vraiment<br />
n’était pas un mystère mais plutôt une incitation heureuse à la flânerie et à la pause. Marcher<br />
dans la ville en levant la tête, marquer <strong>de</strong>s temps… tout ça remplirait ses poumons, il en était<br />
convaincu, et, pourquoi pas, son imagination ?<br />
A peine était-il rendu à l’angle <strong>de</strong> la rue Alfred Jarry qu’il s’arrêta au<br />
niveau <strong>de</strong> la maison natale <strong>de</strong> l’écrivain comme pour y prendre racine. Il pesta contre le salon<br />
<strong>de</strong> coiffure qui masque la bâtisse et dont les néons empêchent <strong>de</strong> rêvasser sur les murs, les<br />
fenêtres, la cour du petit Alfred… A ce moment-là, sans qu’il en déci<strong>de</strong>, Jarry <strong>de</strong>vint « Son<br />
Alfred » et l’inscription <strong>de</strong> l’Hôtel <strong>de</strong> Ville ne prêta plus pour lui à confusion. En vrai mayen-<br />
nais il restait cependant septique sur la transformation du lieu qu’il avait sous les yeux en<br />
Musée : Ne vaut-il pas mieux cacher qu’étaler ? pensa-t-il, et il souriait à la vue du Roquet <strong>de</strong><br />
Patience qui monte et s’échappe dans le prolongement, car il lui parut comme un passage<br />
secret idéal pour les fugues et les fuites…<br />
« L’Art est… », il stoppa sa phrase naissante, surpris et gêné que sa bouche<br />
puisse laisser passer un début si inhabituel : il aurait quelque chose à dire sur l’Art maintenant<br />
? Personne autour <strong>de</strong> lui, heureusement ! Jusqu’à présent il avait bien confié quelque surplus<br />
d’émotion à certains arbres et certaines fleurs du Jardin <strong>de</strong> la Perrine où il travaillait le plus<br />
souvent… mais <strong>de</strong> là à <strong>de</strong>venir artiste ! Il préféra se détourner <strong>de</strong> cette imprégnation et continuer<br />
sa bala<strong>de</strong>, dépasser l’île Ubu, aller vers le Vieux Pont. Il fit son tour comme prévu, le nez<br />
en l’air, l’envie récurrente <strong>de</strong> s’arrêter. Il ne découvrit aucun autre signe qui put être une suite<br />
du fameux « Alfred Jarry est mort », ni d’ailleurs la moindre lettre <strong>de</strong> la même écriture, mais<br />
il se sentait plein à n’en savoir dire <strong>de</strong> quoi… Comme avril sait nous faire attendre la lumière<br />
<strong>de</strong> mai, il sut s’engager tout en patience, serein et sans varier son rythme, dans <strong>de</strong>s boyaux<br />
inconnus <strong>de</strong> la ville qui l’obligeaient parfois à retourner sur ses pas, ce qu’il faisait sans en être<br />
contrarié du tout. Arrivé du côté du kiosque via la passerelle du viaduc il repiqua lentement<br />
vers le centre par la rue du Vieux Saint Louis, « happé » dira-t-il plus tard à ses collègues éberlués,<br />
par le « Faire-part <strong>de</strong> la Mairie ».<br />
58
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
De retour à la case départ il découvrit une sorte <strong>de</strong> blason diaphane dont<br />
visiblement pigistes et passants avaient déjà fait leur <strong>de</strong>uil : plus <strong>de</strong> commentaires nulle part<br />
dans la ville ni <strong>de</strong> badauds autour <strong>de</strong> lui ! Sa journée <strong>de</strong> repos touchait à sa fin et, les mains<br />
dans les poches <strong>de</strong> son blouson, il serra les cou<strong>de</strong>s, tendit longuement les muscles <strong>de</strong> ses jam-<br />
bes comme pour compresser au fond <strong>de</strong> lui ses trésors <strong>de</strong> promeneur solitaire ; ses yeux aussi<br />
se fermèrent et lui firent une chambre noire dans laquelle pour l’instant il ne voulait rien déve-<br />
lopper. Il fut heureux <strong>de</strong> ce moment et dispersa sans compter le souffle nouveau qui lui reve-<br />
nait, l’envahissait même. Des larmes gonflaient tant ses paupières qu’elles finirent par les for-<br />
cer terminant leur course en un jet somptueux qui baptisa « L’inscription ». Il gardait les mains<br />
dans ses poches et ne bougeait pas, curieux <strong>de</strong> savoir jusqu’où un tel état pourrait l’entraîner.<br />
L’intensité <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong>vant lui n’était plus la même et il constata qu’elles se brouillaient, se<br />
noyaient, jetaient une jambe par ci une jambe par là… Il voulait lire, malgré tout, et reconnu<br />
distinctement « Jarry » en tête <strong>de</strong> ligne. Pour le reste il lui fallut un bon moment avant <strong>de</strong> pou-<br />
voir avancer, sans certitu<strong>de</strong>, une traduction. Le <strong>de</strong>uxième mot pouvait être « aime », ce qui fai-<br />
sait « Jarry aime… ». Quant au troisième il hésitait entre « Haur », « Haure » et « Harry ».<br />
- Alors Robert, on va boire une bière ?<br />
Sans reconnaître la voix <strong>de</strong> Rémy, Robert enchaîna mécaniquement…<br />
- Si c’est ta tournée !<br />
Le monologue <strong>de</strong> Rémy racontant les péripéties <strong>de</strong> sa journée dura un peu<br />
plus d’une éternité : une biquette avait quitté l’enclos du Jardin… « …mais alors, comment elle<br />
a fait ? Personne n’était là pour la voir, hein ! Personne ! Sacrée bondiou d’biquette ! Hein ?<br />
» Elle s’était aventurée jusque dans le Musée-Ecole <strong>de</strong> la Perrine pour y admirer les toiles <strong>de</strong> «<br />
…comment c’est déjà ? Euh… Un Philippe, j’crois bien… Un gars d’Laval… Euh… Philippe Le<br />
Gouaille, c’est ça… Philippe Le Gouaille…». On dissuada la bête <strong>de</strong> s’attar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>vant toutes les<br />
toiles et on la pria énergiquement <strong>de</strong> retourner près <strong>de</strong> ses petites camara<strong>de</strong>s… « … mais…<br />
alors là…tu comprends… là… »<br />
A l’étage du Café du Rond-Point, Robert n’écoutait que d’un œil les histoires<br />
extraordinaires <strong>de</strong> son collègue, préférant fixer son attention sur « L’inscription » qu’il <strong>de</strong>vinait<br />
<strong>de</strong> sa place à travers la vitrine. « Haur », « Haure » ou « Harry » ? Ce nouveau mystère<br />
l’embarrassait tout en le touchant car lui aussi dans sa jeunesse il avait osé inscrire sur l’écorce<br />
d’un arbre <strong>de</strong> la Place : « R + R » qui voulait dire : Robert aime Raymon<strong>de</strong> ! « …et c’est à ce<br />
moment là que Marcel il a dit à la biquette… Ha ! Ha !… ».<br />
Le reflet tournant du soleil dans la vitrine faisait apparaître <strong>de</strong> temps en<br />
temps aux yeux <strong>de</strong> Robert un jeune visage auréolé <strong>de</strong> cheveux blonds ; visage à chaque fois<br />
penché sur un livre épais. Les lèvres bougeaient. La quatrième bière <strong>de</strong> Rémy l’envoya prestement<br />
aux toilettes « J’reviens ! », ce qui eut pour effet <strong>de</strong> rendre plus claires les apparitions du<br />
visage et plus audible sa voix. Robert put ainsi regar<strong>de</strong>r mieux et en abusa au point <strong>de</strong> se prendre<br />
la tête dans les mains et <strong>de</strong> fermer les yeux. Des mots claquaient partout dans son corps,<br />
59
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
<strong>de</strong> plus en plus nombreux, et il courut dans le souvenir <strong>de</strong> sa bala<strong>de</strong> pour leur échapper, mais<br />
sa promena<strong>de</strong> agréable et silencieuse <strong>de</strong> la journée était maintenant tracée par un rouleau <strong>de</strong><br />
papier qui se déroulait <strong>de</strong>vant lui... Quelqu’un dictait <strong>de</strong>s lignes qui s’inscrivaient <strong>de</strong>ssus<br />
comme autant <strong>de</strong> marches à franchir… « Il songeait surtout, sans insister plus avant / A ce qui<br />
nous possè<strong>de</strong> tous… A l ‘écarlate fruit <strong>de</strong> notre arbre amoureux… » Robert ne savait pas d’où<br />
venaient ces mots qu’une même intensité ballottait vers la vie et vers mort, lui renvoyant <strong>de</strong>s<br />
flashs <strong>de</strong> ses propres ébats amoureux dans lesquels Raymon<strong>de</strong> ne figurait pas. Quand il<br />
redressa la tête et ouvrit les volets <strong>de</strong> ses mains il avait <strong>de</strong>vant lui Rémy, rouge et silencieux,<br />
qui le fixait. Pour sortir du trouble Robert lança plus fort qu’il l’eut souhaité « Comment va<br />
SON ALFRED ? ». L’absence <strong>de</strong> réponse lui fit comprendre que la question s’adressait plutôt à<br />
lui-même qu’à son collègue. Le garçon <strong>de</strong> café remonta le store et les néons du <strong>de</strong>dans et du<br />
<strong>de</strong>hors abolirent la vitrine. Robert quitta la table et avança comme au-<strong>de</strong>ssus d’un vi<strong>de</strong>. Sur<br />
son passage quelqu’un secoua sa chevelure blon<strong>de</strong> et tourna la tête vers lui. « Jarry aime Harry<br />
», c’est ça… C’est ça qu’il y a d’écrit, se dit-il en continuant : « Jarry aime Harry »…<br />
Dehors, c’était une drôle <strong>de</strong> nuit qui tombait dans le chaudron <strong>de</strong> la ville à<br />
cause <strong>de</strong> la lumière <strong>de</strong> mai qui étrangement le ravivait. Robert ne décrochait pas <strong>de</strong> ses pen-<br />
sées et longea le mur <strong>de</strong> l’ancienne Poste, passant avec indifférence près <strong>de</strong> la Mairie. « Tout<br />
ce à quoi nous pensons est vivant… », se dit-il plusieurs fois avant d’ajouter : « Mais ça fait pas<br />
un livre… ».<br />
Le reste <strong>de</strong> son chemin pour aller chez lui, rue <strong>de</strong> Bretagne, lui fut pénible.<br />
Il avait l’impression que chaque pas maintenant effaçait un peu <strong>de</strong>s émotions <strong>de</strong> sa journée.<br />
Au bout <strong>de</strong> la Rue <strong>de</strong> Rennes il n’en restait déjà plus <strong>de</strong> traces… Alors il n’eut qu’une seule<br />
envie : s’endormir vite sur ce vi<strong>de</strong> et ainsi étouffer ses doutes. Ce qu’il fit.<br />
60<br />
(extrait <strong>de</strong> « C’EST TOI ? » Nouvelles)
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
F.B et A.J.<br />
1960 : F.B. se souvient d’une visite chez ses grands parents lavallois qui habitaient rue<br />
Eugène Jamin, à <strong>de</strong>ux pas <strong>de</strong> la maison <strong>de</strong>s Jarry - celle <strong>de</strong> la rue <strong>de</strong> Bootz -. Son grand-père<br />
lui bourre la poche <strong>de</strong> son short avec quelques noix dont il n’a jamais retrouvé tout à fait le<br />
goût. Une petite maison sombre avec <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> velours. Il a quatre ans. Il y retourne sou-<br />
vent en rêve. Un grand frisson.<br />
1966 : se souvient bien d’une visite chez sa marraine. Elle lui avait offert ce jour-là un<br />
Monopoly. Un grand plaisir. Elle habite à l’époque dans un appartement, Roquet <strong>de</strong> Patience<br />
que A.J. décrit ainsi : «Quand il eut quatre ans, Mme Joseb le conduisit tous les matins, elle-<br />
même, à la classe <strong>de</strong>s Minimes du lycée <strong>de</strong> la ville. Par une côte escarpée, praticable qu’à la<br />
force <strong>de</strong> spirales, un ruisseau pavé noyau <strong>de</strong> la vis et qu’on appelait le Roquet. Puis, par une<br />
petite ruelle tortueuse aussi, où il s’enorgueillissait <strong>de</strong> la sûreté nouveau-née <strong>de</strong> sa marche à<br />
suivre la bordure du trottoir, lui semblant, à longer le ruisseau, côtoyer un gouffre. » (L’Amour<br />
absolu). La maison natale <strong>de</strong> Jarry est en bas du Roquet.<br />
1984 : le 30 juillet invente et inaugure clan<strong>de</strong>stinement avec quelques camara<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
la presse et du théâtre un îlot sis au cœur <strong>de</strong> la Mayenne en plein centre <strong>de</strong> Laval. Il détient<br />
aujourd’hui encore son « Passeport » du Royaume <strong>de</strong> L’île Ubu (n°03) sur lequel est indiqué sa<br />
fonction : « Ministre <strong>de</strong> la Culture ». L’île Ubu, dont le territoire s’agrandit à chaque va et vient<br />
<strong>de</strong> vaguelettes limoneuses est le lieu touristique le plus regardé <strong>de</strong> la Ville, et le moins visité<br />
aussi. Une gran<strong>de</strong> fierté.<br />
1987 : enregistre <strong>de</strong>s textes d’Alfred Jarry pour la Radio sous la direction <strong>de</strong> Henri<br />
Bordillon, grand spécialiste <strong>de</strong> l’œuvre. Les textes sont enregistrés sur les différents lieux <strong>de</strong><br />
Jarry dans sa ville natale. Un grand voyage.<br />
amusement.<br />
1988 : adapte et tourne quelques séquences <strong>de</strong> « Ubu Roi » pour France 3. Un grand<br />
1996 : écrit et joue avec ses camara<strong>de</strong>s du <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> L’Echappée « Jarry dans sa Ville<br />
» dans le cadre du 1er Festival <strong>de</strong>s Uburlesques. Un grand wek-end.<br />
1998 : joue Ubu dans « Ubu Roi » à Avignon pour le compte du <strong>Théâtre</strong> Messidor <strong>de</strong><br />
Châteaubriant. Une gran<strong>de</strong> suée.<br />
2006 : se lance dans l’écriture <strong>de</strong> « Monsieuye Jarry » pour marquer le 100ème anni-<br />
versaire <strong>de</strong> la disparition d’Alfred Jarry. Un grand vertige.<br />
2007 : le 31 octobre, création <strong>de</strong> « Monsieuye Jarry » au nouveau <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> Laval<br />
dont c’est la 1ère création <strong>de</strong>puis sa métamorphose. Il en fait la mise à la Trappe. Un grand<br />
appétit <strong>de</strong> la scène, espace <strong>de</strong> liberté.<br />
2007 (suite) :<br />
- souhaite qu’un élu ou qu’un mécène rachète la maison natale <strong>de</strong> Jarry (à l’angle <strong>de</strong><br />
61
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
la rue du Val <strong>de</strong> Mayenne et <strong>de</strong> la rue sans issue Alfred Jarry) afin d’en faire une Maison d’écri-<br />
vain pouvant accueillir <strong>de</strong>s auteurs en rési<strong>de</strong>nce. Il pense aussi que si l’actuel propriétaire fai-<br />
sait don <strong>de</strong> cette maison à la Ville les choses en seraient activées, mais il sait que c’est un huis-<br />
sier et que Alfred, décidément, sera toujours embêté par les huissiers ! Foutez-lui la paix,<br />
Merdre ! Ou alors un Musée Jarry dans la Porte Beucheresse. Un grand merci a qui y pensera<br />
et le fera.<br />
- sur le conseil <strong>de</strong> sa femme*, souhaite que le tiers <strong>de</strong> gidouille qui sert soi-disant <strong>de</strong><br />
« zoom sur la Ville » et par lequel on ne distingue que la faça<strong>de</strong> triste d’un hôtel soit baptisé<br />
LE TROU D’UBU afin que tout le mon<strong>de</strong> puisse situer à sa juste valeur cet orifice qui accueille<br />
<strong>de</strong>s armées <strong>de</strong> voiturins venant <strong>de</strong> Mayenne et qui voit passer ceux qui sortent <strong>de</strong> Laval. Un<br />
grand Hourrah ! si le nom se répand aussi bien que L’ÎLE UBU.<br />
(* femme qui, toujours soucieuse d’esthétisme, lui a soufflé cette autre bonne idée : installer<br />
un grand slip sur le Trou d’Ubu).<br />
2107 : viendra avec sa femme faire un tour à Laval pour s’assurer <strong>de</strong> certaines cho-<br />
ses. Une gran<strong>de</strong> incertitu<strong>de</strong>.<br />
62
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
LES HORIZONS DE L’INTIME<br />
Enoncer quelques phrases définissant le travail <strong>de</strong> la Compagnie est un exercice qui ne<br />
convainc pas forcément l’auteur <strong>de</strong>s phrases lui-même. Les règles souvent cachées qui calibrent<br />
ce genre d’annonce ont l’avantage, si on les refuse, <strong>de</strong> nous obliger à dire plus et mieux, à dire<br />
plus loin, à porter plus haut la bannière <strong>de</strong> nos intentions… Tâche ardue, souvent désespérée<br />
et le doute partout nous ronge car l’enjeu dépasse <strong>de</strong> loin la simple promotion <strong>de</strong> nos activités<br />
: elles sont d’abord pour nous <strong>de</strong>s occasions d’échanges, <strong>de</strong> rencontres et <strong>de</strong> partage.<br />
Mais la Culture et ses commissionnaires nous rassemble-t-elle, soufflant sur les braises <strong>de</strong> nos<br />
rêves <strong>de</strong> fraternité ? Comment les textes que nous jouons peuvent-ils donner à partager ce que<br />
nous-mêmes nous cherchons ? Sur quoi la belle union du public avec les acteurs va-t-elle<br />
déboucher ? Qui écoute en conscience dans l’intérêt qu’il y aurait à bien vivre ensemble ?<br />
Qu’est-ce qui ressort du foisonnement <strong>de</strong>s propositions (festivals, etc…) ? Où le Rire ? Où le<br />
Beau ? Serions-nous maintenant et avant tout <strong>de</strong>s prestataires <strong>de</strong> services ? Le théâtre seraitil<br />
un îlot sur lequel chaque spectateur atterrirait avec son avion privé puis repartirait une fois<br />
la séance finie en jetant s’il est en forme <strong>de</strong>ux ou trois bravos ? Comptant tous pour un, les<br />
charters <strong>de</strong> scolaires disciplinés y feraient aussi <strong>de</strong>s haltes régulières ? Et nous qui ramerions<br />
sans barque, juste pour entretenir quelque vieille illusion ?<br />
Il y a beaucoup à dire sur ce qui se passe pour le théâtre aujourd’hui, sur les rôles<br />
joués, à jouer, sur les apparences qui trahissent… Tout le mon<strong>de</strong> dans le milieu connaît les difficultés<br />
<strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s artistes et il ne nous reste plus qu’à espérer sans trop y croire que ce<br />
qu’il reste <strong>de</strong>s petites Compagnies ne sera pas dépourvu <strong>de</strong> voix. Au fait : pourquoi les<br />
Compagnies <strong>de</strong> théâtre et <strong>de</strong> Danse qui employaient <strong>de</strong>s artistes à l’année sont-elles mortes ?<br />
Nous avions nommé il y a quelques saisons notre travail : théâtre <strong>de</strong> paroles. Le définir<br />
ici à nouveau serait un peu longuet (il suffit d’ailleurs <strong>de</strong> jeter un œil sur nos réalisations<br />
et nos projets pour en savoir plus) ; je préfère terminer ce billet en vous laissant rêvasser sur<br />
son titre qui m’est venu hier après un grand brassage : oui, nous travaillons pour développer,<br />
pour découvrir les horizons <strong>de</strong> l’intime – cette voix en nous qui nous dit <strong>de</strong> continuer –<br />
Et toujours au loin ces autres voix que nous portons et qui causent et sont entendues – et on<br />
leur répond !<br />
F.B.<br />
63
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
THEATRE DE L’ECHAPPEE Réalisations<br />
Monsieuye Jarry <strong>de</strong> F. Béchu (mise à la trappe <strong>de</strong> F.Béchu / 2007)<br />
Au Pied <strong>de</strong> la Lettre (action autour <strong>de</strong>s Correspondances / 2007)<br />
Une Petite Prup ? (création <strong>de</strong> rue collective / 2006)<br />
La Comédie Française ne viendra pas (F.Béchu / 2006)<br />
Phénomène d’entraînement (C.Orvain/F.Béchu /2006)<br />
Avant/Après Nuit et Brouillard (adaptation F.Béchu/2005)<br />
L’Homme dit à la Guerre (texte et mise en scène F.Béchu/ 2005<br />
Montedidio, <strong>de</strong> Erri <strong>de</strong> Luca (mise en sc. F. Béchu / 2003-2004)<br />
Le Jardin imparfait, d’après la vie <strong>de</strong> Germaine Tillion (mise en sc. F. Béchu / 2003)<br />
Lettre à Germaine Tillion (F.Béchu / 2003)<br />
Esperducat (Claudine Orvain / 2002)<br />
Ulysse et le vent propice, <strong>de</strong> F. Béchu (mise en sc. F. Béchu / 2001)<br />
Louis Besnier, l’homme qui avait <strong>de</strong>s ailes, <strong>de</strong> F. Béchu (mise en sc. F. Béchu / 2000)<br />
Parmi les plus beaux poèmes..., <strong>de</strong> Rutebeuf à Bosquet (mise en sc. F. Béchu / 2000)<br />
Les Aventures <strong>de</strong> Loufock Holmes, <strong>de</strong> Cami (mise en sc. F. Béchu / 1999)<br />
Bouvard et Pécuchet, <strong>de</strong> Flaubert (mise en scène François Béchu / 1998)<br />
Le Cheval Caillou, <strong>de</strong> Pierre Halet (mise en scène F. Béchu / 1997)<br />
Ionesco Trois Fois, Textes <strong>de</strong> Ionesco (mise en scène F. Béchu / 1996)<br />
La Leçon <strong>de</strong> Ionesco (mise en scène F.Béchu / 1995)<br />
Exercices <strong>de</strong> Conversation <strong>de</strong> Ionesco (mise en scène F.Béchu / 1995)<br />
Men<strong>de</strong>l Schainfeld, le <strong>de</strong>uxième Voyage à Munich, (mise en scène F.Béchu / 1995)<br />
Journal d’une apparition d’après l’œuvre <strong>de</strong> Robert Desnos (mise en scène F.Béchu / 1995)<br />
Comédie <strong>de</strong>s Vanités d’E Canetti/Traduction F.Rey (mise en scène. F.Béchu / 1994)<br />
La Douce <strong>de</strong> Dostoiëvski/Traduction André Markowicz (mise en scène F.Béchu / 1993)<br />
Nouvelles <strong>de</strong> l’Est, Cinq Auteurs <strong>de</strong> l’Est (mise en espace J.Percher / 1991)<br />
Entre chien et loup, la véritable histoire <strong>de</strong> ah Q <strong>de</strong> C. Hein (mise en scène Claudia. Stavisky /<br />
1991)<br />
La Comédie <strong>de</strong>s 3 Messieurs <strong>de</strong> Tardieu (mise en scène J. Percher-F.Béchu /1991)<br />
L’Averse ou la discussion <strong>de</strong> Montaigne avec Paré <strong>de</strong> M. Valin (mise en scène F. Béchu / 91)<br />
L’Arbre Ebloui <strong>de</strong> F. Béchu (mise en scène J. Percher / 1989)<br />
1789 Angers 1989 Texte collectif (mise en scène F . Béchu / 1989)<br />
A Mains Nues <strong>de</strong> Serge Ganzl (mise en scène F. Béchu / 1989)<br />
Sarah et le Cri <strong>de</strong> la Langouste <strong>de</strong> John Murrell (mise en scène Claudia Stavisky / 1988)<br />
Marchandages <strong>de</strong> F. Béchu (création Tombées <strong>de</strong> la Nuit - Rennes / 1986)<br />
Fabliaux du Moyen-Age (mise en scène F. Béchu / 1986)<br />
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Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
Les projets 2008 du <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> L’Echappée :<br />
GARDEZ DE VOUS ABUSER TOUS<br />
Pour la Nuit <strong>de</strong>s Musées 2006, Claudine Orvain et Arnaud Coutancier ont proposé au<br />
Musée d’Evreux (Eure), une première mouture, assez courte, d’une formule qui a tout <strong>de</strong> suite<br />
suscité l’intérêt <strong>de</strong>s spectateurs.<br />
Les <strong>de</strong>ux parties <strong>de</strong> ce petit spectacle - l’une avec <strong>de</strong>s airs <strong>de</strong> cour du 17ème siècle <strong>de</strong> Jean-<br />
Baptiste Besard, Pierre Guédron, Michel Lambert et Estienne Moulinié, donnée dans une salle<br />
consacrée aux 17ème & 18ème et l’autre sur une création musicale d’Arnaud en hommage au<br />
peintre Brion Gysin, dans l’une <strong>de</strong>s salles d’art contemporain- n’avaient à priori aucun rap-<br />
port entre elles, sinon la peinture, la danse et le chant.<br />
Joués plusieurs fois durant l’après-midi, ces « aller-retours temporels » loin d’être dérangeants<br />
recelaient un goût aussi étrange qu’agréable.<br />
Cette expérience, leur a donné envie <strong>de</strong> pousser plus loin cette idée où se frottent <strong>de</strong>ux épo-<br />
ques que tout semble opposer.<br />
Et pourtant, en y regardant <strong>de</strong> plus près….<br />
Gardant la structure initiale -17ème et création contemporaine - ils développent aujourd’hui<br />
chacune <strong>de</strong> ces parties sur le thème (induit par les textes magnifiques <strong>de</strong> ces airs du 17ème),<br />
<strong>de</strong> la relation amoureuse.<br />
Chanté, joué, dansé, comment évoquer le désir, la séduction, l'amour ou l'anamour, avec<br />
poésie et humour, tout en faisant en douceur, un bond <strong>de</strong> quatre siècles...<br />
Suite du travail sur la parole « spontanée » (Men<strong>de</strong>l Schainfeld).<br />
COMME LE FAIT LA POULE<br />
De François Béchu grâce à Claudine Orvain.<br />
Au départ l’envie <strong>de</strong> traiter <strong>de</strong> la transparence et <strong>de</strong> la transmission et <strong>de</strong> limiter le cercle <strong>de</strong><br />
recherche à une voix (Claudine Orvain) et <strong>de</strong>ux oreilles (François Béchu) – <strong>de</strong>s complices <strong>de</strong> lon-<br />
gue date - histoire <strong>de</strong> laisser la plus gran<strong>de</strong> liberté à l’exercice. Des séances <strong>de</strong> 45 minutes pour<br />
65
Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
capter ce qui d’ordinaire à du mal à se dire, l’humour en versant naturel. Au total une somme<br />
inattendue rythmée dans nos têtes par ces urgences, ces silences, ces collisions <strong>de</strong> mots dont<br />
nous sommes sortis à chaque fois heureux malgré tout cet « inconcevable » qui autour <strong>de</strong> nous<br />
<strong>de</strong>vient « réalité ».<br />
Il y aura autant <strong>de</strong> metteurs en scène que <strong>de</strong> séquences, mais les uns ne connaîtront pas, ni le<br />
texte, ni la mise en scène <strong>de</strong>s autres. Avec les acteurs, un scénographe, un éclairagiste et un<br />
musicien travailleront à la cohérence <strong>de</strong> l’ensemble.<br />
A l’arrivée sur le plateau… le résultat <strong>de</strong> nos recherches. Quelque chose entre le Café-<strong>Théâtre</strong>,<br />
le cabaret satirique, le caquetage, la fable volante, l’éternuement…<br />
En marge : création <strong>de</strong> LA DAME AU VIOLONCELLE<br />
<strong>de</strong> Guy Foissy (mise en scène <strong>de</strong> François Béchu pour la Cie Papaguéno / Isabelle Bucaille).<br />
J’ai été très surpris à la première lecture du texte <strong>de</strong> Guy Foissy. D’abord parce que<br />
l’idée que je me faisais <strong>de</strong> l’auteur ne correspondait pas à la manière dont cette pièce est écrite<br />
et bâtie. Les lectures suivantes ont décuplé mon intérêt à mettre en scène ce monologue si particulier.<br />
Toutes les raisons n’en sont pas pour moi éclaircies, heureusement, mais ce que je<br />
retiens d’abord c’est cette exigence du texte qui nous propose à la fois une proximité du personnage<br />
et une autre dimension qui suspend tous les instants du présent <strong>de</strong> la représentation,<br />
et c’est là que nous sommes immergés dans le théâtre d’une parole forte, débarrassée <strong>de</strong>s scories<br />
du temps et <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>.<br />
Comment faire pour que la vie sonne juste ? Comment accor<strong>de</strong>r l’amour et le temps ? Au bout<br />
du compte : comment vivons-nous ?<br />
Sous les allures d’une parole spontanée que l’auteur, miraculeusement, ne pollue jamais, on<br />
n’est pas moins emporté par <strong>de</strong>s vagues d’humour et <strong>de</strong> cruauté. Car c’est aussi la force <strong>de</strong><br />
cette pièce : elle nous ballote sans concession au point que s’il faut la définir en un mot nous<br />
ne savons plus s’il faut dire comédie ou tragédie.<br />
Moi qui lit pas mal <strong>de</strong> pièces, j’avoue que c’est une chance <strong>de</strong> « tomber » sur un texte comme<br />
celui-là. C’est ce qu’on appelle une rencontre, sans forcer le terme, et avec l’investissement et<br />
le talent d’Isabelle nous aurons à cœur <strong>de</strong> la partager avec le public le plus large possible car<br />
cette «Dame au violoncelle » parle à tous et à chacun.<br />
François Béchu<br />
Janvier 2007.<br />
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http://theatre<strong>de</strong>lechappee.hautetfort.com<br />
<strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> L’Echappée / 225, route <strong>de</strong> Tours / « Le Palindrome » / 53000 LAVAL<br />
0243260581 / 0608770651 / theatre.echappee@orange.fr
Nous ne croyons qu’à l’applaudissement du silence.<br />
A.J.<br />
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