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44 chaoïd numéro 2 - hiver 2000<br />
chapitre dix-sept 44<br />
nouveau et peu à peu la peur qu’une de ces ombres puisse se révéler<br />
un grand requin blanc s’évanouit et finalement disparaît de toute<br />
façon il est déjà trop tard pour faire demi-tour et vous continuez à<br />
nager vers l’horizon sans savoir où vous allez mais toujours plus loin<br />
sur de longues distances vous avez l’impression que les dauphins<br />
vous montrent le chemin parfois tu te demandes s’ils ont une destination<br />
précise en tête ou s’ils te narguent tout simplement si là-bas<br />
derrière l’ample horizon viendra un jour la terre ferme d’un continent<br />
ou le grand tourbillon huileux ou alors si la route continue tout simplement<br />
jusqu’au jour où vous serez à bout de forces quelque part<br />
à mi-chemin vous sombrerez dans les profondeurs béantes en-dessous<br />
de vos pieds nus ce que tu ne sais pas c’est que la réponse<br />
inexorable à tes questions serpente déjà là-bas au large chaque jour<br />
elle vient un peu plus à ta rencontre sans que tu te doutes de son<br />
existence même bientôt très bientôt vous vous retrouverez face à<br />
face le temps se sera arrêté brusquement tes yeux grands ouverts<br />
fixeront le radiateur de la semi-remorque qui montre ses dents sur<br />
votre voie ta seule pensée claire voilà donc un grand requin blanc vu<br />
de près est éblouie par une double rangée de phares halogènes jusqu’à<br />
ce que tout s’assombrisse dans le fracas d’un éclair la route les<br />
bruits et aussi la douleur maintenant tu déambules dans un rêve<br />
étrange la GTI fracassée est retournée sur le toit le métal tordu<br />
exhale des filets de fumée comme une vie qui s’échappe des gyrophares<br />
bleus et jaunes arpentent le chaos de la nuit comme les<br />
signaux d’un chantier mais tu ne trouves pas le chantier en question<br />
seulement des uniformes bleus qui se penchent sur Stéphane son<br />
corps curieusement disloqué est étendu sur la chaleur du bitume<br />
ton champ de vision se modifie comme si quelqu’un t’emmenait sur<br />
un brancard tu te retournes encore une fois tu vois une fermeture<br />
éclair qui se referme sur le visage paisible et ensanglanté de<br />
Stéphane l’obscurité se referme sur toi aussi loin très loin tu<br />
entends l’écho de la voix de Stéphane tu vois j’ai bien fait de ne pas<br />
mettre ma ceinture ça m’a évité de mourir brûlé cet écho tu es sûre<br />
de l’avoir déjà entendu dans l’évidence de la vie réelle mais les<br />
éclats de rêve qui suivent te surprennent par leur nouveauté absolue<br />
un haut plafond vert pâle encadré de néons éblouissants au-des-<br />
sus de ta tête un triangle en bois comme ceux qui servent de poignée<br />
dans les hôpitaux puis des visages inconnus penchés sur toi<br />
qui reculent et semblent parler en français tout d’un coup la certitude<br />
asphyxiante que Stéphane a sombré loin derrière toi avec son<br />
cortège de dauphins jamais tu n’as vu de cauchemar aussi long que<br />
celui-là on dirait qu’il dure depuis plusieurs semaines déjà tu n’as pas<br />
la force d’émerger dans la réalité tu as l’impression d’être condamnée<br />
à somnambuler jusqu’à suffocation sous la glace de ta propre<br />
tête tes dauphins aussi semblent t’avoir abandonnée dans ces courants<br />
froids tout d’un coup tu sais que là-dehors il n’y a plus rien que<br />
tu puisses atteindre un désert d’eau sans fin et loin au-dessous de<br />
toi le sable de tous ceux qui ont coulé à bout de leurs forces sans<br />
laisser de trace de leur noyade sentir la terre ferme sous mes pieds<br />
mon Dieu faire demi-tour tu tournes le dos aux rayons encore<br />
chauds du couchant tu fais demi-tour face au courant rentrer chez<br />
moi revoir une derrière fois la cheminée de l’usine à papier avant de<br />
mourir le chemin du retour te fait parcourir un no-man’s-land incolore<br />
de routes de gares de salles d’attente de routes encore jusqu’au<br />
jour où loin derrière là-bas comme des parents crus morts depuis<br />
longtemps tu aperçois des silhouettes de montagnes qui te semblent<br />
familières des arrêts de bus tout aussi familiers défilent devant<br />
toi comme autant de bouées de démarcation d’une plage proche<br />
voilà aussi le chien de la voisine qui te reconnaît tout de suite et<br />
montre ses dents c’est pour quoi demande la voix de ta mère à la<br />
porte fermée elle met un certain temps à reconnaître ton visage et<br />
à le rouer de coups mais tu ne ressens que le soulagement d’avoir<br />
laissé toutes ces mers étrangères derrière toi de sentir enfin la terre<br />
ferme sous tes pieds l’été est passé les jours s’écoulent dans des<br />
nuits de plus en plus longues le silence obstiné de ces murs recèle<br />
quelque chose de bizarrement apaisant peu à peu toute la vase<br />
remuée se pose sur le fond de ton âme devient lisse jusqu’à former<br />
une surface plane d’insensibilité tu passes des journées entières à<br />
la fenêtre à étudier les affiches de l’autre côté de la rue les mois<br />
vécus se dessinent sur les myriades bariolées de points comme les<br />
bulles d’air d’un noyé de temps en temps le soleil disparaît derrière<br />
les sommets au bout d’un moment les bulles d’air ont disparu aussi