archivage et conservation des films - Kodak
Quai des brumes de Marcel Carné (1938)
Directeur de la photographie :
Eugène Schüfftan © DR
2 | ÉDITORIAL
2 | ACTUALITÉS
RENCONTRE
3 | Woody Allen
et le directeur de la photographie
Darius Khondji, AFC, ASC
Des retrouvailles à Paris
13 | Digimage Cinéma
Portrait de “groupe”
Denis Auboyer et Olivier Duval
#34/35
DOSSIER SPÉCIAL
Archivage
et conservation des films
Rencontres avec...
18 | Jérôme Seydoux > Pathé
23 | Nicolas Seydoux > Gaumont
27 | Béatrice de Pastre > Les Archives du film
32 | Gwénolé Bruneau > Kodak France
36 | Christian Lurin > Éclair Laboratoires
40 | Jean-Pierre Boiget et Stéphane Martinie >
Laboratoire LTC
44 | Jean-René Failliot > Arane-Gulliver
46 | Daniel Colland > CINÉ DIA
ÉDITO
"L’héritage ne se transmet pas, il se conquiert."
(André Malraux)
À l’heure où le numérique démultiplie les possibilités de diffusion des films en
suscitant de manière corrélative un besoin exponentiel de contenu, les « films de
patrimoine » sont et demeurent un vivier incontournable, permettant au grand
public de découvrir ou redécouvrir les œuvres de toute nature qui ont fait l’histoire
du cinéma.
Les succès grandissants des projections Cannes Classics sur la Croisette, du Festival Lumière à Lyon
et du Festival de Bologne ou encore l’immense succès de l’exposition actuelle consacrée à Stanley
Kubrick à la Cinémathèque française (dont Kodak est partenaire) témoignent, s’il était besoin, de cet
engouement indéniable pour le patrimoine.
Mais qu’est-ce qui distingue un « film de patrimoine » dont l’importance peut varier avec le temps ?
Faut-il conserver de manière systématique tous les films ? Et sinon, quelles doivent être nos priorités
face à l’immensité de la tâche qui reste à accomplir après plus de 115 ans de création cinématographique
? Qui doit en assumer la responsabilité et en être le garant reconnu ? Enfin, de quels moyens
techniques et financiers dispose-t-on aujourd’hui ?
Autant de questions auxquelles « ACTIONS Le Mag » consacre sa nouvelle édition en s’intéressant
aux enjeux fondamentaux que représentent la restauration et la conservation des films, un dossier
accompagné de nombreux témoignages et points de vue pour vous aider à mieux cerner les contours
de cette problématique sur les plans culturel, économique et technique.
Menée par la CST et la FICAM, une première réflexion approfondie sur le sujet a d’ores et déjà abouti
à deux recommandations claires sur le plan technique en faveur :
d’une numérisation en 2K minimum pour une garantie de diffusion de haute qualité sur tous les
media actuels et futurs
d’un retour sur film argentique pour la conservation des œuvres à long terme.
En effet, face aux incertitudes actuelles concernant la fiabilité et la pérennité des solutions numériques
pour la conservation, le film reste sans aucun doute la meilleure garantie. Rappelons que la
durée de vie d’un film intermédiaire polyester couleur est de plus de 100 ans… et de cinq siècles
dans le cas d’une séparation trichrome ! C’est pourquoi KODAK est - et continue d’être - pleinement
engagé au côté des professionnels pour défendre et développer toujours davantage les solutions les
mieux adaptées capables de répondre à ce défi devenu l’affaire de tous.
Nos pouvoirs publics l’ont bien compris et nous saluons à sa juste mesure l’initiative du « grand emprunt
» destiné à favoriser la numérisation de nombreuses œuvres cinématographiques, ainsi que le
soutien sans faille qu’ont apporté à Cannes le Directeur du CNC, Eric Garandeau, et le Ministre de
la Culture et de la Communication, Frédéric Mitterrand, au retour sur pellicule pour la conservation
à long terme.
Nicolas Berard
Directeur Général Kodak Cinéma et Télévision France, Benelux et Afrique du Nord
Actions Le Mag - Juillet-août 2011 - n°34-35 - Une publication de la Division Cinéma et Télévision Kodak
Directeur de la publication : Nicolas Berard
Rédactrice en chef : Gaëlle Tréhony -
Conception et réalisation : Scope Éditions / www.scope-editions.com - Dépôt légal : septembre 2010 - ISSN 1271-1519
Kodak, 26 rue Villiot 75012 Paris - Tél.: 01 40 01 35 15 - Fax: 01 40 01 34 01 - www.kodak.fr/go/cinema
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Actualités
DU NOUVEAU DANS LA GAMME
DE FILMS NÉGATIFS
Se juxtaposant au Kodak Vision3 500T 5219/7219 déjà existant
sur le marché, Kodak prolonge aujourd’hui sa gamme de
films négatifs de haute sensibilité avec le lancement du
Kodak 500T 5230/7230 qui fait revenir du grain dans
la création de l’image.
Par rapport au standard Vision3 5219/7219, le Kodak
5230/7230 est un film moins saturé et moins contrasté
qui facilite les choix créatifs dès la prise de vues, d’autant
plus s’il n’y a pas de postproduction numérique prévue
en bout de chaîne.
Comme par ailleurs, le Kodak 5230/7230 dispose du même
jeu de colorants que les films de la gamme Vision3, il présente
aussi l’avantage de se marier parfaitement avec tous les autres films
des familles Vision2 et Vision3. On peut ainsi, et sans aucun problème, associer
par exemple le 5230 et le 5213 (Kodak Vision3 200T).
PROCHAIN RENDEZ-VOUS
Les derniers films tournés sur pellicule Kodak, en sélection officielle au festival de Cannes 2011
COLLOQUE INTERNATIONAL
« Cinéma numérique : quel avenir pour les cinémathèques ? »
Les 13 et 14 octobre 2011 à la Cinémathèque française
Co-organisé par La Cinémathèque française
et le CNC-Centre national du cinéma et de l’image animée
Avec la participation des Laboratoires Éclair et de Kodak
TITRE RÉALISATEUR
DIRECTEUR
DE LA PHOTOGRAPHIE
FORMAT
DE PRISE DE VUES
EMULSION
KODAK
PRIX
MIDNIGHT IN PARIS (Film d'ouverture) Woody ALLEN DariusS KHONDJI, AFC, ASC 35mm 5213, 5219
LA PIEL QUE HABITO (Compétition officielle) PEDRO ALMODOVAR José Luis ALCAINE, AEC 35mm 5219
L'APOLLONIDE - SOUVENIRS DE LA MAISON CLOSE
(Compétition officielle)
Bertrand BONELLO Josée DESHAIES 35mm 3 perf 5219, 5201
LE GAMIN AU VÉLO (Compétition officielle) Jean-Pierre et Luc DARDENNE Alain MARCOEN ,SBC 35mm 4perf 5219, 5207 GRAND PRIX
LE HAVRE (Compétition officielle) Aki KAURISMÄKI Timo SALMINEN 35mm 3 perf 5207, 5219
HANEZU NO TSUKI (Compétition officielle) Naomi KAWASE Naomi KAWASE Super 16 7219
THE TREE OF LIFE (Compétition officielle) Terrence MALICK Emmanuel LUBERZKI, AMC 65 mm et 35 mm 5217, 5218 PALME D'OR
LA SOURCE DES FEMMES (Compétition officielle) RADU MIHAILEANU GLYNN SPEECKAERT,SBC 35mm 4perf 5219, 5212, 5213
THE ARTIST (Compétition officielle) MICHEL HAZANAVICIUS GUILLAUME SCHIFFMAN 35MM 5219 MEILLEUR ACTEUR
HABEMUS PAPAM (Compétition officielle) Nanni MORETTI Alessandro PESCI , AIC 35mm 5207, 5219
THIS MUST BE THE PLACE (Compétition officielle) Paolo SORRENTINO LUCA BIGAZZI 35mm 5213, 5219
WU XIA (Séance de minuit) Peter HO-SUN CHAN Jake POLLACK, Yiu-Fai LAI 35mm 5201, 5213, 5219
LA CONQUÊTE (Hors competition) Xavier DURRINGER Gilles PORTE, AFC 35mm 3perf 5201, 5207, 5219
THE BEAVER (Hors compétition ) Jodie FOSTER Hagen BOGDANSKI 35mm
LABRADOR (Hors compétition) Frederikke ASPÖCK Magnus Nordenhof Jønck, DFF S16mm 7219,7213,7207
LES BIENS AIMES (Film de clôture) Cristophe HONORE RÉMY CHEVRIN , AFC 35mm 3 perf 5219
RESTLESS ( Un certain regard) Gus VAN SANT Harris SAVIDES, ASC 35mm 5229, 5201.
HORS SATAN (Un certain regard) BRUNO DUMONT Yves CAPE, AFC, SBC 35mm 5219
MARTHA MARCY MAY MARLENE (Un certain regard) SEAN DURKIN Jody Lee LIPES
LOVERBOY (Un certain regard) CATALIN MITULESCU Marius PANDURU 35mm 5229, 5212
THE YELLOW SEA (Un certain regard) HONG-JIN NA Sung-je LEE 35mm 5219, 5207
OSLO, AUGUST 31ST (Un certain regard) JOACHIM TRIER Jakob IHRE 35mm 5217, 5219
BÉ OMID É DIDAR (Un certain regard) MOHAMMAD RASOULOF
Habemus Papam de Nanni Moretti,
Directeur de la photographie :
Alessandro Pesci, AIC
ELENA (Film de clôture un certain regard) ANDREI ZVYAGINTCEV Michael KRICHMAN 5207, 5219
MY LITTLE PRINCESS ( 50ème anniversaire SIC) EVA IONESCO Jeanne LAPOIRIE, AFC 35mm 5201, 5207, 5219
DIRECTING PRIZE,
UN CERTAIN REGARD
| ACTIONS le mag’ #34-35
DARIUS KHONDJI | RENCONTRE
DARIUS
KHONDJI AFC, ASC
APRÈS « ANYTHING ELSE » EN 2003,
« MIDNIGHT IN PARIS » TOURNÉ L’ÉTÉ DERNIER
DANS LA CAPITALE FRANÇAISE MARQUE
LA DEUXIÈME COLLABORATION
DU DIRECTEUR DE LA PHOTOGRAPHIE
DARIUS KHONDJI, AFC, ASC
(« MY BLUEBERRY NIGHTS », « FUNNY
GAMES U.S. », « CHÉRI ») AVEC LE
RÉALISATEUR AMÉRICAIN WOODY ALLEN.
3 | ACTIONS le mag’ #34-35
Woody Allen et le directeur de la photographie, Darius Khondji pendant le tournage de "Midnight in Paris"
DARIUS KHONDJI | RENCONTRE
A. : Dans quelles circonstances avez-vous été amené à travailler avec Woody Allen ?
Darius Khondji : Pendant la préparation du film Anything else en 2003,
Woody Allen s’est séparé du directeur de la photographie avec qui il
ne parvenait pas à s’entendre durant la préparation. Le fait de pouvoir
travailler avec quelqu’un comme lui est forcément très excitant, mais à
ce moment-là, je me trouvais sous contrat pour deux films publicitaires
et n’étais libre que quinze jours seulement avant le début du tournage.
Je me suis donc retrouvé sur un film assez peu préparé. Anything else
est un film de comédie à vocation classique sur lequel mon travail de
directeur de la photographie est finalement demeuré un peu en retrait.
Woody Allen m’a d’ailleurs été reconnaissant d’avoir « interprété » son
film sans poser de velléités photographiques très stylisées ou trop fortes.
Venant de lui, c’est un grand – et rare – compliment.
A. : Dès vos premières rencontres se sont développées des relations amicales…
D.K. : Nous avons en effet commencé à nous voir de temps en temps
lorsque je venais à New York, soit pour dîner, soit pour regarder des
films ensemble. Un an après Anything else, il me parlait d’un film qui,
avec le recul du temps, devait déjà être un peu Midnight in Paris qu’il
avait sûrement en projet. Il me disait qu’il me permettrait cette fois de
m’exprimer davantage à la photographie. Et puis, le temps a passé. Dans
l’intervalle, nous n’avons pas pu retravailler ensemble.
A. : Vos écritures cinématographiques ne paraissent quand même pas tout
à fait les mêmes…
D.K. : J’ai tourné pas mal de films « à effets », de films noirs ou de films
d’horreur, en tout cas beaucoup de films très stylisés et a priori, rien ne
me rapprochait de son univers, mais j’ai compris sa démarche. Lorsqu’il
contacte Sven Nykvist, c’est parce que Bergman le fascine. Dans le cas
de Carlo di Palma, c’est par référence à Antonioni et au cinéma européen
des années 60. Aux États Unis, c’est de Gordon Willis dont Woody Allen
se sentait très proche, c’est avec lui qu’il a beaucoup appris .
A. : On en arrive donc à Midnight in Paris. Pour cette deuxième collaboration
avec Woody Allen, on imagine que vous intervenez cette fois au tout début
de la préparation…
4
Marion Cotillard et Owen Wilson
| ACTIONS le mag’ #34-35
DARIUS KHONDJI | RENCONTRE
D.K. : Si l’on peut dire, car Woody prépare ses films de façon assez
particulière et assez peu en amont. C’est quelqu’un qui travaille plutôt
sur le tournage dans l’élan du film. Son excitation à faire un film est
parfois si forte et si intéressante qu’elle supplée aux six semaines de
préparation qui feraient défaut à d’autres. C’est curieux parce que tout
semble précipité et puis Woody arrive et brusquement, on retombe
sur nos pieds. Sur Midnight in Paris, j’ai donc eu quatre semaines de
préparation seulement et trois avec le réalisateur. La grande différence
pour moi entre les deux films sur lesquels j’ai travaillé pour Woody,
c’est que j’aimais bien le scénario de Anything else, mais il ne me faisait
pas rêver alors que l’histoire de Midnight in Paris me touche beaucoup.
A. : Face à cette méthode de travail, à quel moment et avec qui pouviez-vous
partager en amont vos réflexions autour de l’image du film?
D.K. : J’ai travaillé en étroite collaboration avec la « production designer »
Anne Seibel qui avait travaillé sur le film Marie-Antoinette de Sofia Coppola
et qui était, comme moi, absolument passionnée par le film. Et puis, il y
avait les indications de Woody. Ce qui rendait les choses assez difficiles
était surtout le fait que l’histoire se déroule sur plusieurs époques : l’époque
contemporaine, la Belle Époque, 1920 et le XVII ème siècle.
A. : Pour « réviser » ces différentes époques (même sommairement), comment
avez-vous procédé ?
D.K. : Woody m’a juste fait parvenir un mail en m’expliquant ce qu’il
aimait bien dans le film de Stephen Frears, Chéri et la façon différente
dont il souhaitait traiter chaque époque. Il voulait ressentir le côté
« roaring twenties », « respirer » ce qui exprime vraiment les années 20.
Une de mes inspirations a été les tableaux de Reginald Marsh. Mais la
mise en image de la période « années 20 » le rendait particulièrement
soucieux. Un moment, il a même pensé la traiter en noir et blanc pour
la différencier, une idée qui ne m’excitait pas beaucoup car je n’aime pas
mélanger la couleur et le noir et blanc. Après avoir longuement hésité, il
ne l’a finalement pas fait. Dans son mail, il me citait aussi Le conformiste
de Bernardo Bertolucci pour le traitement des couleurs, Blow-up pour les
extérieurs « période contemporaine » et Annie Hall pour les tons « chair »
par temps gris. C’était extrêmement évocateur pour moi, c’était une clé.
Qui plus est, Le conformiste fait partie des films qui m’ont donné envie
de faire du cinéma !
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A. : Y avait-il d’autres « recommandations » ?
D.K. : Pour les extérieurs « jour » de la période contemporaine, il voulait
des nuages. Il faut savoir que Woody n’aime tourner que par temps gris.
A. : … c’est pour cela qu’il a choisi de tourner à Paris en plein été !
D.K. : Il ne tourne que l’été, que ce soit à New York, Barcelone, Londres
ou Paris ! Je ne crois pas, durant ces dix dernières années, qu’il ait une
seule fois tourné à une autre période.
Woody Allen me citait Le Conformiste
pour le traitement des couleurs, Blow up
pour les extérieurs "période contemporaine"
et Annie Hall pour les tons "chair"
par temps gris. Darius Khondji.
A. : En évoquant un film comme Le conformiste, voulait-il parler de couleurs
« désaturées » ?
D.K. : Non, il pensait plutôt au contraste des températures de couleurs
assez fortes. Dès la tombée du jour, on sent les intérieurs orangés,
l’utilisation de lampes tungstène très « pêche ». En fin de journée - en
automne ou en hiver - l’intérieur des maisons est « orange », sauf les
bureaux éclairés au néon bien sûr. Les températures de couleurs de
Storaro m’ont beaucoup touché lorsque j’étais adolescent, je me souviens
très bien avoir remarqué le bleu et l’orange. Si on regarde les films de
Woody Allen de ces dix dernières années, ils sont tous quasiment rouge
et orange.
A. : Si je comprends bien, il vous indique les directions avec des références,
mais c’est à vous de les interpréter…
D.K. Oui, mais avec toujours très peu de références. Ensuite, c’est à
nous de continuer.
La mise en image de la période "années 20"
rendait Woody Allen particulièrement soucieux.
| ACTIONS le mag’ #34-35
DARIUS KHONDJI | RENCONTRE
A. : Et cette « interprétation » a lieu en majeure partie avant qu’il n’arrive
sur le plateau…
D.K. : En fait, je lui pose très peu de questions, nous parlons quelquefois
d’une ambiance, mais c’est tout. C’est peut-être difficile à comprendre,
mais on travaille assez aisément avec lui. Il faut juste accepter de ne
pas lui compliquer la vie et de ne pas le surcharger de questions en lui
demandant une somme d’explications psychologiques. Avec l’expérience,
on sait que les metteurs en scène envoient tous des messages plus ou
moins codés qu’il faut bien écouter pour obtenir la clé de leurs films. Les
clés photographiques d’un film tiennent parfois à très peu de choses.
A. : Quels ont été le format et la durée du tournage ?
D.K. : Nous avons tourné en sept semaines de cinq jours et en Super 1.85
trois perfs. Un mois et demi après la fin du tournage, le film était monté.
A. : Vu de l’extérieur, Woody Allen donne l’impression (un peu comme Godard)
d’être parfois « autiste » … et pourtant, leur cinéma à tous deux est porteur
d’une très forte identité…
D.K. : Leur image aussi est très forte. En quelques secondes, on reconnaît
un film de Godard par la radicalité de son image. C’est la patte de certains
grands metteurs en scène, je crois.
A. : Prenons par exemple le repérage d’un décor. Comment cela se passe-t-il ?
À quel stade intervient-il ?
D.K. : À New York, je l’avais observé travailler avec son « production
designer » sur Anything else et j’ai fait en sorte de retrouver la même
chose avec Anne Seibel sur Midnight in Paris. Je les laissais parfois parler
ensemble avant même d’intervenir sur ce film entièrement en décors
naturels. Avec Woody, c’est simple : il regarde et nous discutons des axes
mais tout reste très ouvert. Si pour telle ou telle raison, je suggère quelque
chose, il en tient compte, à moins qu’il n’en comprenne pas la raison. Dans
ce cas-là et comme je suis très attaché à ce qu’il réalise son film - et à sa
manière - c’est à moi de le suivre. Il est très facile de travailler avec Woody,
il faut simplement faire attention de ne jamais devenir « imposant » car
c’est quelqu’un qui accorde sa confiance à très peu de personnes, mais il
s’agit toujours d’une confiance totale. Avec ses acteurs, il est intransigeant
6
XXXXX
Woody Allen
A. : On raconte pourtant qu’il ne leur parle pas…
D.K. : Ce n’est pas vrai, il leur parle. Quand il s’entend bien avec quelqu’un
comme avec Owen Wilson sur Midnight in Paris, c’est merveilleux. Woody
est un réalisateur qui aime tourner, mais aussi retourner des scènes. Sur
Midnight in Paris, nous avons nous aussi eu droit à des « retakes », mais
"C’est quelqu’un qui accorde sa confiance à très peu de personnes
mais il s’agit toujours d’une confiance totale."
| ACTIONS le mag’ #34-35
DARIUS KHONDJI | RENCONTRE
très peu, l’équivalent de deux ou trois jours (tout en finissant avec un
jour d’avance sur le plan de travail) .
A. : Donne-t-il chaque fois la raison précise du « retake » ?
D.K. : Nous savons toujours un peu pourquoi même si nous ne le comprenons
pas forcément. Une fois, il y avait un problème de perruque,
mais la plupart du temps, c’était pour le jeu des acteurs ou un décor
qui ne correspondait plus à l’histoire qu’il racontait. Ceci étant, aucun
autre réalisateur n’aurait retourné les plans en question pour les mêmes
raisons que lui. Woody, oui ! C’est son œil d’artiste, son univers. S’il a
un doute, il recommence.
A. : Revenons à la photographie des différentes époques du film. Comment
les avez-vous abordées ?
D.K. : Avec angoisse et anxiété ! Comme nous n’avions pas toujours
Woody sous la main, nous avons passé des après midi entières à nous
plonger avec Anne Seibel dans une volumineuse documentation à base
de tableaux et de photos qu’Anne avait rassemblée, particulièrement des
photos d’Atget et de Brassaï. Même si le témoignage de Brassaï porte
plutôt sur les années trente, cela informe quand même sur le Paris de
l’époque. On s’aperçoit par exemple que la ville était éclairée de façon
minimaliste avec quelques halos de lumière et beaucoup d’ombre.
Aujourd’hui, c’est l’inverse : Paris est « sur-éclairé », il y a trop de lumière
sur les bâtiments, trop de mélange de couleurs. Et puis, le Paris de ces
trente dernières années a été défiguré en partie par le mobilier et tous
les accessoires urbains. J’ai donc décidé d’éteindre un petit peu Paris et
de ré-éclairer ponctuellement ce qui m’intéressait. Woody me regardait
parfois comme s’il avait à faire à un extra-terrestre. Son film était une
comédie et quelque part, ce n’était pas grave si on y voyait le Paris
d’aujourd’hui. Très vite, je me suis aperçu qu’il était même prêt à filmer
un Paris actuel éclairé avec un mélange de sodium, de mercure, de néon,
d’enseignes lumineuses et de mobilier urbain. J’exagère un petit peu,
mais en fait, il me paraissait parfois d’une modernité incroyable et je me
sentais dépassé par sa vision de la comédie d’époque. À ce moment là,
je le suivais aveuglement plutôt que d’essayer d’analyser le « pourquoi »,
je fonctionnais davantage par confiance et avec mes « antennes ». Au
final, nous avons pris un accord avec la ville de Paris pour faire éteindre
« raisonnablement » le plus possible de lumières en tenant compte du
7
XXXXX
fait que Woody Allen souhaitait que les scènes soient quand même
éclairées avec un minimum de lumière. Ce qui lui importait était moins
la véracité de l’ambiance du Paris de l’époque post « première guerre
mondiale » que les rapports entre ses personnages et la véracité des
scènes qu’il avait à filmer.
A. : Au résultat, c’est un compromis entre vos deux options ?
D. K. : Exactement, sachant que nous avons malgré tout pas mal filmé la
ville telle qu’elle est aujourd’hui, y compris pour la partie dite d’époque.
Au résultat, c’est particulier, mais ce qui minimise le décalage, c’est qu’il
est question dans le film de la rêverie et de l’imagination d’un personnage.
Dans le scénario, il glisse vraiment dans le passé. Quand on voit le film,
on est juste conscient que ce n’est pas le Paris de l’époque et que l’on n’a
"Nous avons éteindre "raisonnablement" le plus possible de lumières en tenant
compte du fait que Woody Allen souhaitait que les scènes soient quand même
éclairées avec un minimum de lumière."
| ACTIONS le mag’ #34-35
DARIUS KHONDJI | RENCONTRE
Ce qui est important pour Woody Allen,
c’est le degré de lumière par rapport à la scène, c’est l’ambiance lumineuse.
pas à faire à une reconstitution historique minutieuse. Aucun metteur
en scène ne tournerait aujourd’hui comme cela.
A. : Sur le terrain, comment avez-vous « retravaillé » la ville ?
D. K. : En 1926, c’était encore les débuts de l’électricité et pour bien faire,
il aurait fallu ne quasiment rien éclairer et « réinventer » la lumière des
réverbères dont certains étaient déjà électriques, mais la plupart encore
« à gaz ». Heureusement, l’équipe « déco », conduite de main de maître
par Anne Seibel, était extraordinaire. Nous avons compensé en mettant un
peu de fumée et en créant du brouillard dans la nuit. Pour la partie « film
d’époque » – et uniquement pour celle-là – nous avons fait mouiller le
sol et ruisseler un peu d’eau avec des débris ou des carcasses fumantes
dans le lointain. Woody avait dans la tête l’image d’un Paris romantique
et il n’était pas question pour lui - et à raison - de se retrouver avec une
sorte de « Jack l’éventreur » à la française qui n’aurait correspondu en
rien à l’atmosphère qu’il recherchait.
A. : Si je comprends bien, ce sont d’abord les situations et les sentiments qui
l’intéressent dans les époques qu’il a sélectionnées…
D.K. : Ce qui est important pour lui, c’est le degré de lumière par rapport à
la scène, c’est l’ambiance lumineuse. Dans certaines séquences, le « tropéclairé
» peut le gêner, mais si la scène est prévue dans la pénombre, il n’y
a pas de limite et on peut carrément finir dans le noir. Il peut être frustrant
de ne pas disposer d’assez de temps pour préparer le tournage et de ne
pas discuter comme on le ferait avec un autre metteur en scène, mais d’un
autre côté, Woody est un homme très généreux qui vous laisse vraiment
des responsabilités au niveau du cadre, de la façon de voir et de filmer.
A. : C’est peut-être ce qui explique la spontanéité et le décalage de ton qui lui
sont propres. Ce « manque de préparation » fait aussi que rien n’est statufié,
rien n’est hiératique.
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D.K. : C’est sa façon de travailler, il ne peut pas tourner autrement. La
seule chose qui peut l’arrêter et lui faire refaire une prise, c’est le temps
en extérieur jour… s’il y a du soleil. « Trop » de soleil ! Sur Anything else, il
nous est arrivé de tourner par temps ensoleillé et il n’aimait pas du tout.
Même si les personnages sont la plupart du temps filmés en contre-jour,
il trouve toujours la lumière trop violente.
A. : Comme figure emblématique de la ville de New York, on se souvient tous
de la manière dont Woody Allen a filmé « sa » ville. Au cœur de son œuvre,
la ville est un vrai personnage. Quel rapport a-t-il entretenu avec Paris ?
D.K. : Il était vraiment très excité à l’idée de filmer Paris. Ce qui me frappe,
c’est la fascination qu’il éprouve pour cette ville. Les premières semaines,
nous avons commencé à faire des plans le week-end en équipe réduite et
donc toujours par temps gris. Son rêve, c’était qu’il pleuve ! Quand c’était
le cas et que nous nous retrouvions trempés jusqu’aux os, lui était là, les
mains dans les poches sous son bonnet ruisselant comme si de rien n’était.
Il arborait un grand sourire et il prenait du plaisir, comme s’il écoutait de la
musique. Ce qu’il fallait éviter, c’étaient les axes les plus beaux à la limite
de la carte postale pour privilégier un carrefour banal et le Paris quotidien
qui avait pour lui valeur de romantisme absolu (ce qui marche très bien
dans le film d’ailleurs). Très curieusement, il n’était pas du tout bluffé par
les endroits qu’on voulait lui montrer, mais il pouvait tomber sous le charme
d’un simple immeuble. C’est vraiment un artiste. Je ne me souviens plus
si le plan est demeuré dans le film, mais il m’a demandé un jour de filmer
un immeuble haussmannien de l’avenue Foch qui faisait l’angle d’une rue
et était quasiment dissimulé par les arbres. C’était très beau. Enfin, nous
filmions un plan que nous avions envie de filmer (rires) !!! Je me souviens
aussi que quand l’ambassadeur des Etats-Unis est venu nous rendre visite
le dernier jour, Woody lui a dit en parlant de moi : « c’est formidable, il a filmé
Paris comme Paris n’a jamais été filmé ! » Je souris en y pensant car beaucoup
de plans montrent des carrefours avec des voitures et des badauds en shorts
sur les trottoirs. Disons que ce n’est pas un Paris que l’on aurait envie de
montrer à des étrangers. En revanche, le Paris nocturne des années 20 est
demeuré très romantique, limite carte postale.
" Woody avait dans la tête l’image d’un Paris romantique..."
Carla Bruni-Sarkozy et Owen Wilson
| ACTIONS le mag’ #34-35
DARIUS KHONDJI | RENCONTRE
A. : Sur Midnight in Paris, vous êtes l’un des premiers directeurs de la
photographie à avoir utilisé la pellicule Kodak Vision3 200T 5213. Quelles
sont vos impressions ?
D.K. : Cela faisait un moment que j’avais envie de revenir aux pellicules
Kodak. Autant l’ancienne 200 m’avait à l’époque laissé un peu sceptique,
autant les essais réalisés avec la Vision3 200T 5213 m’ont convaincu. Il
s’en dégage en effet quelque chose de très pictural qui est parfait pour les
intérieurs et les extérieurs. Son seul problème, c’est le bas de courbe dans
la sous-exposition quand je n’ai pas envie d’éclairer davantage. La Kodak
Vision3 500T 5219, je la connais bien. C’est une très belle pellicule qui, à
la fois, me permet de poser mon négatif comme j’en ai envie et de laisser
aller les noirs. Avec cette pellicule, tout « sort » bien, c’est très agréable.
Elle me permet de sous exposer le négatif comme j’aime et sans risque.
Sur Midnight in Paris, j’étais toujours à -1, -1,5 et c’est très beau. La majeure
partie du film a été tourné avec la Kodak Vision3 500T 5219, exceptés les
extérieurs « jour » et quelques intérieurs « jour » avec la Vision3 200T
5213. Ce qui m’importe, c’est d’obtenir ce que je désire au DI et savoir que
si, pour une raison ou pour une autre, je dois repasser au photochimique
en post production, je n’aurai pas de gris. Plus j’avance, plus j’éclaire à
l’œil, ce à quoi la Vision3 5219 se prête admirablement.
A. : Comment votre manière de travailler a-t-elle évolué avec le temps ?
D.K. : Aujourd’hui, travailler la lumière est devenu un plaisir palpable et
sensuel. C’était déjà un peu le cas avant, mais c’est devenu maintenant
très organique. Beaucoup de gens pourraient être opérateurs, c’est une
question de goût et de culture. Il y a longtemps, Françoise Elefantis qui
travaillait à l’époque chez Kodak, me disait en me parlant de Philippe
Rousselot : « Il est génial, il n’utilise qu’une seule pellicule sur tout un film ! »
Je trouvais cela incroyable quand moi, j’en utilisais encore quatre ou
cinq de sensibilité différente. Aujourd’hui, je suis arrivé à deux. Je me
raconte des histoires avec les pellicules, chacune correspond pour moi
à quelque chose de bien particulier avec son caractère, son ambiance,
un peu comme des personnages finalement. J’ai besoin de leur donner à
manger des choses différentes et de les nourrir pour qu’elles deviennent
des animaux tantôt familiers, tantôt effrayants. Une pellicule, c’est comme
un manifeste, c’est « politique » selon la façon dont on l’expose. En ce
moment, j’ai envie de voyager avec la Vision3 5219.
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Aujourd’hui, travailler la lumière est devenu un plaisir
palpable et sensuel. C’était déjà un peu le cas
avant mais c’est devenu maintenant très organique.
A. : Qu’est-ce qui conditionne votre prise de risques sur un film ?
D.K. : Le metteur en scène et la confiance que j’ai en lui ! Il me faut
comprendre jusqu’où il m’autorise cette prise de risque, c’est tout.
Comparé à certains metteurs en scène avec qui j’ai eu la chance de
travailler, je ne trouve pas que je prends beaucoup de risques, ce sont
eux qui sont admirables, eux et certains acteurs.
A. : « Prendre des risques », c’est votre « manière d’être » ?
D.K. : Pour prendre des risques il faut pouvoir s’appuyer sur une équipe
très solide. Sur Midnight in Paris, j’étais entouré d’une équipe caméra
lumière et machinerie particulièrement formidable : (Thierry Beaucheron
mon Gaffer, Cyril Kunholz mon chef machiniste et leurs équipes, mes
assistants caméra : Fabienne Octobre et Julien Andreetti et mon cadreur/
steadicameur : Jan Rubens). Qui n’aimerait pas prendre des risques !
Avec Michael Haneke par exemple, on se retrouve parfois dans une
rigueur extrême, on a l’impression d’être très restreint et pourtant, à sa
manière, il vous pousse lui aussi à oser des choses. Sans lui, je n’aurais
jamais pu oser ce que j’ai osé sur Funny Games U.S. J’ai eu besoin pour
cela de son esprit, de son éveil sur la lumière et de sa connaissance de
la « vérité des choses » par rapport à son récit et à ses personnages.
J’ai l’impression qu’avec Woody Allen, il me faudrait encore un ou deux
films pour augmenter ma prise de risques… ou alors, être quelqu’un de
plus courageux, je ne sais pas. Avec Woody, tout est possible, tout le
temps. C’est anecdotique, mais jamais nous n’aurions pu penser qu’il
en arriverait par exemple à tourner de nuit car Woody est quelqu’un
qui se couche tôt ! Sur Anything else, nous avions peu de tournage de
nuit, mais Midnight in Paris est un film qui se déroule essentiellement de
nuit. Pendant la préparation, sa productrice lui en a parlé une ou deux
fois, moi-même j’ai plaisanté là-dessus et Woody, à chaque fois, nous
regardait d’un air innocent et disait juste : « à minuit, je vais me coucher ! »
Eh bien, nous avons – et il a – tourné de nuit et parfois même jusqu’à
cinq heures du matin ! Il était très excité, comme un enfant, c’était une
Owen Wilson et Rachel McAdams
| ACTIONS le mag’ #34-35
DARIUS KHONDJI | RENCONTRE
grande première pour lui. Une autre grande première pour lui a été la
post production numérique. C’est du moins ce que m’ont confié sa
productrice et sa monteuse à New York.
A. : En post production numérique – puisque vous abordez le sujet – quel sera
l’axe essentiel de votre travail ?
D.K. : Augmenter le contraste, doser l’ambiance entre la période
contemporaine et les années 20 et travailler davantage qu’elle ne l’est
actuellement l’image d’époque ! Tout cela si Woody le permet, car encore
une fois, il a un goût personnel très prononcé pour le rouge et le chaud.
Pour information, ce que nous appelons nous, un film « chaud » est encore
pour lui un film trop froid. Il va donc s’agir de lui faire accepter l’idée
de « bousculer ses habitudes ». Si cela se trouve, ce sera l’essentiel de
mon travail à New York : lui suggérer comment l’on peut éventuellement
modifier certaines choses sans pour autant se retrouver avec un rendu
froid ou triste. La finalité, c’est juste qu’il se retrouve avec le film qu’il
veut. Mon souci, c’est que la production a prévu une semaine seulement
d’étalonnage. Pour moi qui considère que faire un DI en deux semaines
est déjà du travail bâclé, j’ai de quoi m’inquiéter !
A. : Woody Allen s’intéresse-t-il aux nouvelles technologies ?
D.K. : Non ! Je dis un « non » un peu radical, mais c’est ce que je pense.
En fait, il aime tellement le support « film » que nous aurions peut-être
dû aller vers une post production traditionnelle. Parfois, c’est vrai, il n’y
a aucune raison d’aller vers le numérique.
... quelques semaines plus tard
A. : Vous venez de rentrer de New York. Le temps d’étalonnage qui vous était
imparti a-t-il été tenu ?
D.K. : Joe Gawler, le coloriste, m’a beaucoup aidé. Il avait travaillé les deux
jours précédents ma venue sur un pré-étalonnage droit, sans indication de
ma part, mais l’étalonnage s’est vraiment fait en sept jours chez Deluxe
Digital (même si je ne recommande à personne de le faire dans de si courts
délais). Nous avons fait une image « chaude » puisque Woody aime à voir
ses films étalonnés très chauds, mais quand même une image « à mon
goût ». Il est venu s’asseoir trois fois avec nous. La première fois, nous
10
avions déjà fait une journée et demie de travail et un premier passage de
tout le film. En fait, Midnight in Paris ne comporte pas beaucoup de plans,
il y a peu de coupes. Chaque fois, il regardait le film dans sa totalité en
muet, mémorisait tout dans sa tête et à la fin de chaque projection, bobine
par bobine, passait en revue ce qu’il n’aimait pas. C’était très étonnant.
Ceci étant, il était déjà content des rushes et de la copie de travail. Il a
toujours été très positif, a toujours parlé avec infiniment d’attention et de
gentillesse, même pour dire que telle ou telle séquence lui paraissait un peu
éteinte ou bien trop dense ou encore trop triste par rapport à son envie.
D’une certaine façon, j’étais toujours d’accord avec lui et ce n’était jamais
des choses qui remettaient en cause ma conception de la photographie
ou mon travail. Woody était tellement content qu’il disait même parfois
que si nous ne changions rien, ce n’était pas grave. Il est revenu après
mon départ pour essayer de modifier légèrement une séquence mais il a
renoncé et est revenu à l’étalonnage que nous avions fait.
A. : De quelle séquence s’agit-il ?
D.K. : C’est une séquence assez comique dans l’hôtel Bristol quand les
parents arrivent en peignoir de bain.
A. : Avant de partir à New York, vous disiez que vous vouliez « corriger
certaines époques les unes par rapport aux autres ». Qu’en a-t-il été ?
D.K. : Nous avons retravaillé la densité au TC en poursuivant dans le sens de
ce que j’avais initié avec les objectifs Cooke. En fait, j’ai essayé de les altérer
un peu comme si l’image était d’une facture plus ancienne, comme si cela
avait été photographié avec des objectifs des années 50 ou 60. Cela demeure
subliminal, mais j’ai injecté par exemple dans la partie « années 20 » un peu
de vignettage sur certains plans ou alors, j’ai saturé et contrasté en même
temps. Tout a été fait en fonction de la prise de vues comme si l’image était
plus poétique et plus ancienne. Pour la partie 1900, j’ai carrément fait très
flamboyant, très chaud, très coloré. Et pour le petit bout d’époque XVII ème
siècle – il est très court – j’ai fait plus « cristallin », plus « or » (en réalité, j’ai
fait jouer le décor qui était naturellement très doré). Le coloriste Joe Gawler
« répondait » bien et comprenait vite ce que je voulais.
A. : Il y a quelques semaines, vous espériez que Woody Allen ne revienne
pas à son idée du « noir et blanc » pour le passé…
Rachel McAdams, Owen Wilson et Woody Allen
Owen Wilson et Rachel McAdams
| ACTIONS le mag’ #34-35
DARIUS KHONDJI | RENCONTRE
D.K. : Il n’a même pas évoqué le sujet. Au moment de la prise de vues, il s’était
aperçu que cela fonctionnait très bien, ce que le montage lui a confirmé.
A. : Aujourd’hui terminé, comment le film préserve-t-il son unité photographique
avec toutes ces époques au traitement chaque fois différent ?
D.K. : Quand j’ai vu le film monté plusieurs semaines avant l’étalonnage,
j’avais l’estomac noué parce qu’à ce moment-là, il n’y avait encore ni unité
de couleurs, ni unité artistique. C’est seulement une fois l’étalonnage
réalisé - et une fois que l’on a commencé à mettre le son car nous avons
étalonné en « muet » pour ne pas être « distrait » - c’est là que j’ai
vraiment commencé à l’apprécier. Les techniciens aussi, qui éclataient
de rire. On sentait qu’ils étaient pris par le film, cela faisait plaisir à voir.
A ce moment-là, je ne faisais plus attention à l’image, je regardais les
comédiens.
A. : Maintenant que vous possédez un peu plus de recul, comment a réagi
la pellicule Kodak en post production ?
D.K. : Un film et son image, c’est comme une voiture de formule 1, comme
une Ferrari avec sa couleur et ses réglages. Une pellicule qui fonctionne
bien, c’est un peu comme des pneumatiques qui répondent quels que
soient les accidents de la route à affronter. Vous sentez la générosité
de la pellicule à la façon dont vous pouvez la poser, à la liberté qu’elle
vous accorde pour prendre des risques. C’est le cas de la Kodak Vision3
500T 5219 .
A. : Jusqu’à quel point l’avez-vous poussée à l’étalonnage, je pense notamment
aux risques que vous évoquiez, risques liés à la sous exposition lors de la
prise de vues ?
D.K. : Il y a des séquences où j’ai tellement pris mon aise que je me
suis parfois retrouvé avec des images effectivement très sous-exposées.
Alors, j’ai été fouiller dans les noirs pour ajouter un spectre bleu
magenta ou bleu-vert selon les séquences, tout en demeurant froid en
permanence. J’espérais que Woody accepte cela, ce qui a été le cas.
Ceci dit, l’ensemble du film reste chaud et doré. J’ai également soutenu
la structure dorée du film avec davantage encore de doré dans les tons
clairs et du froid dans les tons gris et les noirs. Il est arrivé aussi qu’en
mettant du bleu dans les noirs, il n’y ait plus de signal. En ayant été trop
11
Woody Allen et Owen Wilson
loin dans la sous-exposition, j’étais bloqué et cela ne « prenait » plus.
Disons que ce serait à refaire, je mettrais malgré tout un peu plus de
contours et de lumière. En fait, c’est dans les extérieurs « nuit » que j’ai
été trop loin dans la sous-exposition, même si Woody ne m’a jamais
fait le moindre reproche. Au contraire même, sur le plateau, il me disait
« c’est bien que ce soit sombre ! » Quand j’étais limite « battu », je mettais
de la lumière là où il n’y en avait pas en trichant sur certaines choses ou
en réchauffant parfois un peu plus ou bien alors en mettant davantage
de couleurs. Les extérieurs « jour » sont particulièrement difficiles à
filmer, on tombe vite dans la banalité ou dans des effets de couleurs et
"Tourner la nuit était une grande première pour Woody Allen..."
| ACTIONS le mag’ #34-35
DARIUS KHONDJI | RENCONTRE
de contraste faciles et artificiels dûs au D.I. Pour ces extérieurs « jour »,
j’aimerais bien faire de nouveaux essais en film pour trouver quelque
chose qui me satisfasse davantage.
A. : Juste après le tournage, vous disiez : « j’aurais dû post produire en
traditionnel, parfois il n’y a pas de raison de post produire en numérique ».
Le pensez-vous toujours ?
D.K. : Je n’aurais pas pu faire l’étalonnage de ce film en photochimique
ou alors il aurait fallu que je le prépare tout autrement. Mais nous avons
toujours été soucieux avec Joe Gawler de faire comme si nous travaillions
un étalonnage photochimique. Par exemple, aucun des ciels du film n’est
truqué. Ce qui est sûr, c’est que si j’avais un film à tourner en scope anamorphique,
je me poserais vraiment la question du choix de l’étalonnage
dans la mesure où le DI abîme un peu l’image, en altère la fraîcheur, la
qualité et la générosité. J’en ai fait l’expérience sur The interpreter et sur
Chéri. Ce n’est pas dû à l’étalonneur, mais au procédé. Le scope apporte
tellement de richesse au négatif qu’ensuite, on l’aplatit forcément. Je me
souviens avoir lu un article du directeur de la photographie Robert Elswit
qui avait dit cela, et je le pense aussi, sincèrement.
MIDNIGHT IN PARIS
Réalisateur : Woody ALLEN
Production : Perdido Production / Firstep
Producteur délégué : Helen Robin
Directeur de la photographie : Darius KHONDJI, AFC, ASC
Caméra : Arricam LT et ST
Format : S 1,85
Objectifs : Cooke S3 , S4 et S5
Pellicules : Kodak Vision3 500T 5219 / Kodak Vision3 200T 5213
Laboratoire développement : LTC
Laboratoire de post-production : DeLuxe New York
Etalonneur : Joe Gawler
Distributeur : Mars Distribution
Date de sortie : 11 mai 2011
Site internet du film :
© Photos : Roger Arpajou
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XXXXX
"Les "extérieurs jour" sont
particulièrement difficiles à tourner, on
tombe vite dans la banalité."
| ACTIONS le mag’ #34-35
DIGIMAGE CINÉMA - PORTRAIT DE «GROUPE»
Digimage Cinéma
"LA PHOTOCHIMIE, ÇA FAIT 1OO ANS
QU’ELLE EXISTE ET 1OO ANS QU’UN NÉGATIF
BIEN CONSERVÉ PEUT RESSORTIR
POUR ÊTRE UTILISÉ"
DENIS AUBOYER
PRÉSIDENT DE DIGIMAGE CINÉMA
OLIVIER DUVAL
DIRECTEUR GÉNÉRAL ADJOINT
13 | ACTIONS le mag’ #34-35
DIGIMAGE CINÉMA - PORTRAIT DE «GROUPE»
Actions : Quel est l’historique de Digimage Cinéma ?
Denis Auboyer : Tout s’est enchaîné assez rapidement dans la mesure
où Digimage a été créé en 2000 et Digimage Cinéma seulement sept
ans plus tard. Au départ, nous nous occupions uniquement de post
production numérique et nous sous-traitions la photochimie auprès des
laboratoires Eclair ou Arane-Gulliver. Et puis l’on s’est très vite aperçu
que la postproduction télévision devait être complétée d’un outil de
postproduction pour le cinéma. Nos locaux étant devenus trop exigus
à Boulogne, nous avons alors trouvé le site de Montrouge où nous
sommes aujourd’hui, mais qui était initialement destiné à devenir une
zone de stockage. La décision du déménagement a très vite été prise
et en moins de trois mois, nous avions transporté nos activités. Ce
qui a fait accélérer le mouvement lié au cinéma a été la venue du film
Océans pour lequel nous avons créé la salle d’étalonnage que l’on connaît
équipée d’un Lustre Incinérator et d’un écran de 9 mètres de base. Puis
est arrivée la postproduction de Micmacs à tire-larigot de Jean-Pierre
Jeunet (pratiquement en même temps) alors que nous avions déjà
dans l’idée de construire une seconde salle d’étalonnage identique à
la première avec une cabine de projection commune. Les auditoriums
ont tout naturellement suivi et c’est ainsi que Digimage Cinéma a pris
corps. Notre idée n’a jamais été d’être plus fort que les autres, mais
uniquement de pouvoir répondre à une offre complète et globale. C’est
déjà dans cette perspective qu’en 2008, nous avions repris la société
d’effets spéciaux « Def2Shoot ».
Olivier Duval (Directeur général adjoint) : À la place de « Def2Shoot »,
nous aurions pu acheter quelques stations et créer une structure de
toute pièce, mais cette société nous permettait de pénétrer le domaine
avec un nom qui avait fait ses preuves. C’était déjà une marque reconnue
qui avait traitée des films importants comme Les Rivières pourpres, La
Môme ou Ennemi intime. En 2000, j’étais personnellement de « l’autre
côté » 1 et je me souviens que nous avons tous ressenti qu’avec l’arrivée
de Digimage, il était en train de se préparer quelque chose de très
pointu dans le numérique avec une approche différente sur la manière
de gérer la postproduction. Un nouvel entrant avec de nouvelles
technologies n’est jamais vu d’un bon œil par ses concurrents. Mais
d’un autre côté, si une société comme celle-là vient frapper à votre
porte en vous proposant une collaboration, il vaut mieux accepter que
la laisser partir ailleurs.
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D.A. : C’est ce que le laboratoire Eclair a bien compris et c’est pour cela
que nous avons commencé à sous-traiter chez eux.
O.D. : À l’époque, Eclair a été effectivement le plus malin en se disant :
« comme nous n’empêcherons de toute façon pas les concurrents d’exister,
autant que cette manne profite à la société ! » En revanche, quand Digimage
Cinéma a été créé en 2007, cela devenait très ennuyeux pour les autres
compétiteurs car nous rentrions véritablement dans leur cœur de métier
sur l’ensemble de la chaîne de postproduction, mise à part la photochimie.
C’est à cette époque que nous avons démarré une sous-traitance avec
Arane, ce qui constituait malgré tout pour nous une dépendance majeure.
"Il faut reconnaître les compétences, avoir les bonnes
personnes aux bons endroits et conserver une forme
d’humilité au coeur de nos prestations".
(Denis Auboyer)
D.A. : En même temps, Arane était un référent, c’était un vrai label
pour tout le monde ! D’une manière plus générale et quel que soit votre
domaine d’activité, il est évidemment très important d’investir, mais
tout autant de savoir s’entourer. Il faut reconnaître les compétences,
avoir les bonnes personnes aux bons endroits et conserver une forme
d’humilité au cœur de nos prestations. Notre rôle est de donner un
service aux clients, il ne faut pas se tromper et c’est ce que je souligne
en permanence autour de moi : nous sommes avant tout un prestataire
de service qui doit fournir de la qualité et la meilleure possible.
A. : Face à de gros groupes concurrents, comment définit-on son territoire ?
D.A. : Le cinéma est un petit village ; quand on entend les voisins, on
comprend très vite ce qui ne va pas et ce qu’il serait possible d’améliorer.
A travers les activités de CMC et surtout de LVT qui concerne exclusivement
le cinéma, nous avons vite compris ce que n’apportaient pas les
structures en place sur le marché. Il y avait un créneau à prendre, nous
l’avons pris. Par rapport à nos concurrents les plus importants, il fallait
que l’on se positionne un peu en avant avec des technologies différentes.
Notre objectif était de mettre en place les outils qui correspondent au
| ACTIONS le mag’ #34-35
DIGIMAGE CINÉMA - PORTRAIT DE «GROUPE»
plus près aux demandes des clients sans jamais leur imposer quoi que ce
soit. Ce qui nous a permis de procéder à ces créations ou à ces rachats
de sociétés, c’est bien entendu le fait que des structures comme CMC
ou LVT fonctionnaient bien. Mais je demeure réticent quand on me
parle d’un « groupe » parce que cela donne vite l’impression que l’on a
à faire à quelque chose d’énorme, ce que je ne souhaite pas. Ma priorité
est de fonctionner à une échelle « humaine ». C’est probablement ce
qui explique en partie notre entente assez exceptionnelle avec Jacques
Perrin qui souhaitait trouver la même chose en venant chez nous.
A. : Quel est votre mode de fonctionnement ?
D.A. : J’ai un principe de travail : réunir tous les cadres concernés, leur
exposer une situation et leur demander leur avis concernant telle ou telle
opération. Mais quand je pose une question, c’est tout de suite qu’il me
faut un avis et pas le lendemain. Et si j’entends « on vous suit ! », il n’est
plus question de revenir en arrière !
O.D. : Ce qui nous permet d’être performant à l’échelle « humaine » dans
notre relationnel avec les clients, c’est aussi le fait d’avoir su séparer
les activités et d’avoir engagé des équipes adaptées aux domaines de
compétences.
A. : Vous n’aimez pas que l’on parle de « groupe », mais vous êtes quand
même en France le seul indépendant de cette importance…
D.A. : Ce que je fais, c’est par passion, c’est mon tempérament. J’aime la
qualité de l’image, j’aime me trouver dans une salle de cinéma face à un
grand écran. Rien ne me prédestinait à entrer dans le monde du cinéma,
mais à partir du moment où je m’y suis trouvé, je m’y suis intéressé. Le
démarrage de CMC est du même ordre que celui de Digimage Cinéma,
il a été dicté par une double passion, celle d’entreprendre et celle de
l’image. Je me souviens que mon premier investissement sur CMC a
été un télécinéma « Rank Cintel ».
A. : Comment s’est déroulée la reprise du site photochimique de Joinville ?
D.A. : J’avais déjà pensé créer un laboratoire pour traiter le négatif et les
shoots et pourquoi pas sur le site de Montrouge. Je donnais à l’époque
comme exemple un petit laboratoire que j’avais découvert en allant
15
chez LVT à New York et qui se trouvait au 32 ème étage d’un building.
Mais je me suis vite aperçu qu’il faudrait deux à trois ans pour obtenir
les autorisations nécessaires, à condition même de les obtenir. J’ai donc
missionné Bruno Despas, de retour du Canada, pour qu’il trouve une
solution quand, en octobre 2009, le laboratoire GTC a déposé le bilan.
Pour tout vous dire, je connaissais ce dossier depuis 40 ans et je n’ai
même pas cherché à le consulter à ce moment-là, mais il faut parfois un
« facteur chance » pour que les choses bougent. Comme personne ne s’y
est intéressé, je suis entré dans le jeu et j’ai repris les équipements, puis
obtenu l’autorisation de prolongement d’activité auprès de la Préfecture.
"Ce que je fais, c’est par passion, c’est mon
tempérament. J’aime la qualité de l’image...".
(Denis Auboyer)
A. : N’était-ce quand même pas un peu « suicidaire » de reprendre à ce
moment-là un laboratoire photochimique ?
O.D. : A la reprise de l’activité photochimique, nous aurions très bien
pu nous dire : « on va prendre notre bâton de pèlerin et faire la tournée
des distributeurs ! »… sauf que les distributeurs, on ne les connaît pas
vraiment ! Qui les connaît dans le groupe ? Ceux qui travaillent avec eux,
donc… les gens du sous-titrage ! Comme 70% des films en distribution
passent par LVT, notre levier se trouvait là. Tout le monde nous prédisait
un avenir difficile et beaucoup se sont trompés. Ce pari a été gagné
grâce à LVT et aux équipes du laboratoire particulièrement motivées
et désireuses de revanche. Que l’on ait été client ou concurrent de
GTC, nous connaissions tous les faiblesses du laboratoire. Nous avons
donc voulu du neuf, de la propreté et de la rigueur… et ainsi de suite. Il
n’a jamais été question de remettre en marche l’activité tant que nous
n’avions pas un laboratoire qui réponde parfaitement à cette charte de
qualité. S’il nous avait fallu un mois de plus pour être conforme à ce
que nous voulions, nous l’aurions pris. Cela fait partie de notre esprit
d’indépendance.
| ACTIONS le mag’ #34-35
DIGIMAGE CINÉMA - PORTRAIT DE «GROUPE»
D.A. : Ceci étant, nous n’avons pas décidé de prendre GTC sur un coup de
dés, mais sommes partis sur un « business plan » de cinq ans intégrant
une rénovation du site et du matériel. Nous avons tout réorganisé. La
partie « préparation des bains » était bonne, mais la partie « tirage », pas
du tout. Depuis que Bruno Despas a totalement repensé le cheminement
des pellicules et le traitement de la poussière, les distributeurs qui
viennent aujourd’hui visiter le site sont très surpris de découvrir des
zones où l’on ne circule plus, par exemple, qu’en blouse blanche. Nous
étions bien conscients que nous n’allions pas, à nous seuls, faire repartir
le laboratoire photochimique, mais nous avons quand même été assez
surpris de la réactivité de nos clients et notamment des distributeurs.
Nous visions des tirages de 30 à 50 copies par film mais récemment,
nous avons été jusqu’à en tirer… 300 pour « Titeuf » distribué par Pathé
distribution ! Et nous avons pu le faire !
O.D. : Notre « business plan » a été calculé sur de la série positive pour
compenser et amortir un certain nombre de coûts. Pour l’instant, cela
fonctionne plutôt bien. Nous savons que dans un an ou deux, nous ferons
face à une baisse extraordinaire de la demande, mais jusqu’à fin 2012, on
parlera encore de positive. Ceci dit, nous n’avons pas de grande visibilité.
Aujourd’hui, nous avons un beau carnet de commandes, mais ce n’était
pas le cas, il y a encore trois mois. Comme l’installation du parc de salles
numériques est de plus en plus rapide, la réflexion stratégique devient
forcément plus complexe. Personne ne peut savoir comment le marché va
évoluer, car nous sommes tous conscients que la partie « valeur » qui se
trouvait dans la copie 35mm est en train d’être balayée. Il faut donc tout
faire pour retrouver de nouveaux relais de croissance afin de maintenir en
France une industrie technique forte et puissante capable de continuer
à offrir un travail de qualité. Des pouvoirs publics aux réalisateurs, c’est
tous ensemble qu’il faut défendre cette industrie pour que demain, les
œuvres françaises puissent continuer d’être fabriquées et diffusées.
A. : Face au numérique qui a une durée de vie hypothétique, le laboratoire
photochimique offre-t-il une solution adaptée à la conservation des œuvres ?
O.D. : Aujourd’hui, la pellicule a fait ses preuves, ce qui est loin d’être le
cas du numérique sur la longueur. Chaque fois que l’on parle de numérique,
qu’il s’agisse d’un support de sauvegarde ou d’un serveur, on se
retrouve régulièrement avec des soucis de relecture ou de données qui
ont disparues. S’il n’y a pas sauvegarde et transfert de numérique tous
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les trois ou quatre ans, il y a déperdition de la qualité et des données.
Dans quelques années, on peut imaginer se retrouver avec une chaîne
entièrement numérique sans un seul bout de pellicule : mais que se
passera-t-il alors ?
D.A. : La photochimie, ça fait 100 ans qu’elle existe et 100 ans qu’un
négatif bien conservé peut ressortir pour être utilisé. Pour garantir la
pérennité des œuvres, les pouvoirs publics et le CNC devraient peut-être
désormais subordonner l’existence d’un shoot de conservation quelque
part dans un « coffre » avant de délivrer l’agrément aux productions.
C’est en tout cas ce que certains producteurs nous demandent.
"Chaque fois que l’on parle de numérique on se
retrouve régulièrement avec des soucis de relecture ou
de données qui ont disparues".
(Olivier Duval)
A. : Un laboratoire photochimique aujourd’hui, quoiqu’on en dise et j’y reviens,
c’est un vrai pari !
O.D. : Oui, mais à la différence de nos concurrents chez qui le numérique
est au service de la photochimie, nous avons choisi de bâtir un laboratoire
où la photochimie est au service du numérique car nous n’avons jamais
voulu être dépendants de la photochimie. C’est le numérique qui dicte
notre « process » et c’est un signe : les techniciens de « Digimage le
Lab » appartiennent tous à Digimage Cinéma.
A. : Comment procédez-vous à la restauration du film ?
O.D. : C’est toujours la même chose, il y a d’abord identification des
bons éléments, ce qui est finalement le plus compliqué. Doit-on partir
du négatif, de l’internégatif, d’un interpositif, d’un marron ? Quels sont
les sons ? C’est ce tri qui va permettre d’obtenir « l’élément-référence »
à scanner, restaurer, étalonner et shooter. Mais ensuite, il faudra aller
au bout de la démarche, car nous n’aurons pas fait tout ce travail pour
laisser le film se dégrader à nouveau dans une boîte. Il faudra le conserver
à bonne température et à hydrométrie constante.
| ACTIONS le mag’ #34-35
DIGIMAGE CINÉMA - PORTRAIT DE «GROUPE»
A. : « Digimage le Lab » étant un laboratoire calibré pour le numérique,
qu’est-ce que cela induit sur le résultat final argentique ?
O.D. : Pour les productions actuelles, nous nous devons d’être totalement
transparents, c’est-à-dire que l’on ne doit pas dénaturer l’œuvre,
la calibration étant le point sensible de notre métier. En matière de
restauration, c’est là où l’ayant-droit a un rôle important à jouer, c’est lui
qui doit nous dire où doit s’arrêter la restauration et s’il faut conserver
tel ou tel « défaut » inhérent au film. Il ne faut surtout pas chercher à
« faire un film de 2011 »… Je me souviens de ce que Jean Luc Godard a
dit un jour à un technicien à l’occasion du traitement de l’un de ses films :
« ce que vous me montrez là, c’est l’affiche des Nouvelles Galeries ! »… et il
avait raison. Les personnes qui s’étaient occupés de restaurer son film
avaient tellement « nettoyé » l’image que d’un « vieux » film de 40 ans,
ils en avaient fait un film contemporain.
A. : Comment garde-t-on cette « matière » inhérente au support ?
O.D. : En laissant « vivre » le négatif, c’est ce qui s’est passé sur « Le
Sauvage ». Il y a encore du bruit dans l’image et on sent que la pellicule
vit alors que si nous l’avions voulu, nous aurions pu tout éliminer.
Aujourd’hui, les pellicules ont évolué, il y a toujours du grain, mais il n’y
a plus de bruit dans l’image et on ne retrouve pas les défauts que nous
avons tous connu avec la pellicule, il y a dix ou quinze ans. Enfin, il y a
forcément une différence à cause du support, mais on ne doit pas avoir
de couleurs dénaturées ou de perte de définition. Maintenant, tous les
cas de figure coexistent en matière de restauration. On sait tous qu’il y
aura toujours la restauration haut de gamme comme « Le Guépard » face
à une restauration plus modeste pour un film à plus faible exploitation
qui vient d’être vendu à un réseau cablé.
A. : Dans quel état physique se trouvait Le Sauvage ?
O.D. : Le film n’était pas en bon état car un certain nombre d’éléments
avaient été abimés, et le négatif original avait servi à tirer de nombreuses
copies. Le Sauvage, c’est le début des années 70 et à l’époque, l’exploitation
TV était encore très faible. On utilisait donc le premier élément pour
tirer les copies car on savait qu’ensuite, il n’y aurait plus beaucoup de vie
pour le film. Les laboratoires ont commencé à changer leur « process » à
partir des années 75/80 quand les droits télévision sont devenus payants.
17
Disons qu’à ce moment-là, il y a eu une première prise de conscience
et l’on a fait un peu plus attention qu’auparavant. Quoi qu’il en soit-il
faut toujours compter avec le virement des pellicules, des éléments mal
conservés ou des casses du négatif qui entrainent des synchronismes
irrémédiables. On a droit à tous les cas de figure.
A. : Combien de temps a duré la restauration du Sauvage ?
O.D. : Plus d’un mois entre la palette et l’étalonnage !
A. : Quels sont les grands films récemment restaurés chez Digimage Cinéma ?
D.A. : Le Sauvage de Jean-Paul Rappeneau donc que nous avons restauré
pour Studio Canal et qui vient d’être présenté à Cannes. Nous venons
aussi de traiter pour les films du Losange les films d’Eric Rohmer avec
un mélange de formats 16mm et 35mm et pour Pathé Boudu, sauvé des
eaux ou encore Obsession …
A. : Comment voyez-vous l’avenir de Digimage et Digimage Cinéma ?
O.D. : C’est Claude Berri qui, je crois, disait : « le risque, c’est de ne pas en
prendre ! » Si vous ne prenez pas de risques, vous stagnez ou vous reculez.
Ce qui est certain, c’est que des entrepreneurs comme Denis Auboyer
dans l’industrie technique, il n’y en a plus. Tout comme ses méthodes
de travail ! C’est une approche artisanale au cœur de laquelle tout est
industrialisé pour dégager de quoi financer le restant de l’activité. Si
on se limite à traiter le haut de gamme et le luxe, on n’atteint jamais le
volume qui permet de s’en sortir.
D.A. : Il ne faut pas être trop en avant, mais surtout pas en retard ; il faut
se trouver au bon endroit au bon moment. Aujourd’hui par exemple, nous
misons sur la VOD qui explose et la restauration avec le plan numérique.
Ce sont encore des très gros investissements à supporter, mais c’est ce
qui entretient la jeunesse.
"Le Sauvage" de Jean-Paul Rappeneau,
Directeur de la photographie, Pierre Lhomme, AFC,
Photo : DR
| ACTIONS le mag’ #34-35
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Pathé
“LA SEULE GARANTIE DONT NOUS DISPOSONS
QUAND ON PARLE DE LA CONSERVATION DES
FILMS, C’EST LA PELLICULE.”
JÉRÔME SEYDOUX
PRÉSIDENT DE PATHÉ
18 | ACTIONS le mag’ #34-35
Photo : © Bertrand Rindoff Petroff
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Actions : Pathé et Kodak ont une longue histoire commune…
Jérôme Seydoux : Pathé a d’abord été le premier client de Kodak, puis a
été son concurrent quand Pathé a créé sa propre usine de fabrication de
pellicules. Ensuite, Pathé et Kodak se sont associés et finalement… l’usine
Pathé est devenue une usine Kodak. Ce n’est pas rien. Il me semble aussi que
Charles Pathé et George Eastman ont toujours entretenu de bons rapports.
A. : Quel est aujourd’hui le contenu du catalogue Pathé ?
J.S. : Si l’on considère la période avant l’année 2000, Pathé possède 450
films parlants et environ 3500 films muets. En réalité, il est possible qu’il
en existe davantage car Pathé est une société « vieille » de plus de 110
ans de cinéma et nous ne possédons pas une connaissance absolument
parfaite de tout son passé. Et depuis 2000, Pathé a encore produit une
trentaine de films qui s’ajoutent au Catalogue.
A. : L’état de conservation des films est-il satisfaisant ?
J.S. : Il nous arrive bien évidemment d’avoir parfois quelques mauvaises
surprises, mais dans l’ensemble et si l’on se limite au « parlant », on
peut dire que les films ont été plutôt bien conservés. En ce qui concerne
le « muet », il serait prématuré d’émettre une opinion fiable car nous
venons seulement d’en débuter un inventaire complet.
A. : À quand remonte votre arrivée chez Pathé ?
J.S. : La société « Chargeurs » que je dirigeais a racheté Pathé à Giancarlo
Parretti en 1990. J’ai donc quelque chose comme 21 ans de « maison ».
A. : Quel était l’état des lieux à cette époque ?
J.S. : Il n’était pas bon du tout. En 1990, Pathé possédait encore des
salles de cinéma, mais ne faisait plus de films et se trouvait numéro trois
en France, loin derrière Gaumont et UGC. Ayant également délaissé la
distribution, Pathé ne faisait plus que de la production de télévision. On
était loin de ce que l’on a appelé la « période dorée » de Pathé, comprise
entre 1900 et 1914. En fait, la première guerre mondiale a coûté cher
à Pathé dans la mesure où elle a brutalement interrompu les activités
de la société avec le pays qui était son premier marché : les États-Unis.
19
XXXXX
A. : À partir de quel moment vous êtes-vous intéressé à la partie patrimoniale
de la société dont on peut penser que c’était celle qui était la plus problématique
en matière de conservation des films ?
J.S. : Quand je discutais de la valeur de Pathé avec son propriétaire de
l’époque, Giancarlo Parretti, celui-ci avait beau me dire « le patrimoine,
Les Enfants du Paradis de Marcel Carné (1945). Directeur de la photographie : Roger Hubert
© Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé
"L’un de nos films historiquement les plus importants :
Les Enfants du paradis."
| ACTIONS le mag’ #34-35
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ça n’a pas de valeur tellement ça vaut cher ! », je dois dire très honnêtement
que ce n’était pas ma priorité à ce moment-là. L’urgence était
de redonner à cette société de la vie et de l’énergie pour qu’elle se
remette à faire les choses correctement. Mon objectif visait donc
presque exclusivement le présent et le futur. Mon intérêt vis-à-vis du
patrimoine est relativement récent. Le patrimoine est un domaine très
intéressant, mais ce n’est pas une activité immédiatement rentable.
Pour conserver le patrimoine, il faut se trouver dans une situation
relativement confortable, c’est-à-dire pouvoir dépenser de l’argent,
ce que peut aujourd’hui se permettre Pathé car même s’il existe tout
un système d’aides en France dont nous profitons, Pathé dépense
beaucoup de fonds propres dans la restauration des films. Les Enfants
du paradis de Marcel Carné qui va redevenir un film d’actualité avec sa
programmation à « Cannes Classics » cette année sur la Croisette est
ainsi une restauration 100% Pathé dont le coût avoisine les 300 000
euros. Pourquoi ? D’abord, parce que c’est un film qui est long - deux
fois plus long qu’un film « normal » et pour cause puisqu’il est composé
de deux époques - et puis comme c’est l’un de nos films historiquement
les plus importants, on ne pouvait faire autrement qu’engager une
restauration exemplaire et de qualité. Quelle est la valeur d’avenir d’un
film ancien, je n’en sais rien ? Ce qui est certain, c’est qu’un film non
restauré ne pourra jamais être exploité dans de bonnes conditions. Si
personne ne sait aujourd’hui si nous reverrons l’argent dépensé pour Les
Enfants du paradis, en revanche, on sait que les grands films restaurés
pourront repasser en salles. Ils ne seront certes jamais en concurrence
avec Avatar 2 ou Avatar 3, mais on peut tout à fait imaginer qu’il y ait
deux ou trois salles pour reprogrammer ces films-là à l’année, il suffit
pour cela de disposer de suffisamment de films de manière à établir
une programmation qui tourne. Il en va de l’intérêt culturel d’une ville
et d’un pays. La restauration de Chantons sous la pluie présentée l’année
dernière à Bologne montre par exemple que ce film n’a quasiment pas
vieilli. Je dois dire d’ailleurs que pour moi, le festival de Bologne est un
enchantement, c’est un moment de pur plaisir. Le public est connaisseur,
le choix des films présentés est formidable, on y découvre, ou bien on
y retrouve, de petites et de grandes merveilles. Le Kid présenté il y a
trois ans à l’opéra de Bologne et accompagné par un orchestre depuis
la fosse était un moment incroyable.
20
XXXXX
"On sait que les grands films restaurés pourront repasser en salles." La Dolce vita de Federico Fellini (1960). Directeur de la photographie : Otello Martelli © DR
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Les Enfants du paradis a près de 70 ans d’âge, mais il y a des films
de vingt ou trente ans seulement qui ont aussi besoin d’être restaurés.
A. : Quels ont été récemment les grands « chantiers » Pathé visant la
conservation des films ?
J.S. : Le Guépard, La dolce vita, Boudu sauvé des Eaux, Les Enfants du paradis
aujourd’hui… et puis bientôt, tout un programme de restauration de films
de Maurice Tourneur. Ensuite, nous nous attaquerons aux films plus
récents. Les Enfants du paradis a près de 70 ans d’âge, mais il y a des films
de vingt ou trente ans seulement qui ont aussi besoin d’être restaurés.
A. : Certains disent : « il faut tout restaurer », d’autres sont plus sélectifs.
Où vous situez-vous ?
J.S. : Pathé n’a pas les moyens de tout restaurer. Les églises non plus ne
sont pas toutes restaurées ! Et si vous prenez le patrimoine mondial,
au moment du barrage d’Assouan, certains monuments égyptiens
exceptionnels ont été reconstruits, je pense au temple d’Abou Simbel,
mais beaucoup d’autres ne l’ont pas été et ne le seront peut-être jamais.
Alors, dire « nous allons restaurer tous les films ! », c’est un peu n’importe
quoi. Il y a des choix à faire et parfois, il vaut mieux restaurer une
chapelle très importante plutôt que certains films dont on sait qu’ils
sont médiocres et le resteront. Comme pour l’instant, nous démarrons
notre « chantier de restauration », nous nous intéressons au dessus du
panier, mais il est évident qu’il arrivera certainement un moment où les
choses se compliqueront.
A. : Êtes-vous personnellement un grand cinéphile… ou même un cinéphile
tout court ?
J.S. : J’adore le cinéma, mais j’ai fait plein d’autres choses dans ma vie.
Le cinéphile est quelqu’un qui a vu beaucoup de films et qui a une bonne
mémoire des images, ce n’est pas mon cas. Quand j’étais étudiant, oui
j’allais facilement voir trois films par jour, mais cela n’avait rien d’étonnant,
la plupart de mes copains faisaient la même chose. Sans compter que
21
nous étions une génération qui ne possédait pas la télévision. C’est tout
à fait par hasard que je suis arrivé au cinéma. En 1970, je travaillais pour
Schlumberger qui a racheté une société qui s’appelait « La compagnie
des compteurs », société qui était le principal actionnaire de Gaumont.
Je suis par conséquent devenu l’administrateur de Gaumont… il y a un
peu plus de 40 ans. Ensuite, je suis passé par la télévision et en 1987, je
me suis associé avec Claude Berri avant de racheter Pathé. Je considère
véritablement passer une partie importante de ma vie dans le cinéma
depuis 20 ans. Aujourd’hui, je ne fais plus que cela. Si on a la chance
d’arriver à un certain âge, il faut se consacrer aux choses qui vous plaisent.
A. : Comment surveillez-vous le vieillissement des films de la « maison » ?
J.S. : Dans l’ensemble, pour tout ce qui est parlant, nous sommes assez
contents de l’état dans lequel se trouvent nos films. Il faut rappeler que
Pathé a eu des périodes pendant lesquelles la société ne produisait plus
rien du tout. Il n’y a ainsi quasiment rien eu durant les années 70 et 80.
Ce qui m’a toujours frappé, c’est de constater combien les Américains
ont mieux sauvegardé leur passé que nous, ils ont gardé énormément
de matériel. Le fait d’avoir des studios – ce qui n’existe quasiment pas
en Europe –leur a permis de garder physiquement les choses. En ce qui
me concerne, j’ai créé avec Pathé une Fondation qui se trouve désormais
en charge du patrimoine ancien « non commercial » de Pathé. Je ne
parle pas seulement des films, je parle aussi de la vie de la société, des
comptes, des journaux qui ont été faits, des promotions, des affiches,
du matériel publicitaire, des décors… Tout cela va maintenant être
conservé et entretenu par la Fondation. C’est très simple : lorsqu’une
chose pourra prétendre à une exploitation commerciale, c’est Pathé qui en
demeurera le maître d’œuvre, sinon ce sera la Fondation. La restauration
du film Les Enfants du paradis qui est susceptible de générer des recettes
commerciales est entièrement payée par Pathé.
Le Guépard de Luchino Visconti. Directeur de la photographie : Giuseppe Rotunno, ASC, AIC.
© GB Poletto - Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé
La Dolce vita © DR
| ACTIONS le mag’ #34-35
A. : Où sera située cette Fondation ?
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
J.S. : Elle est en construction sous la direction de l’architecte Renzo Piano
dans le quartier des Gobelins en lieu et place d’un ancien cinéma qui
s’appelait le Rodin, tout simplement parce qu’il y avait deux sculptures
de Rodin en façade. Les travaux devraient être terminés d’ici à fin 2012.
Cette Fondation sera ouverte au public avec des expositions, mais elle
est surtout destinée aux chercheurs. C’est la première Fondation sur le
cinéma en France.
A. : Après la restauration, il y a son prolongement logique : la conservation.
Comment cela se déroule-t-il ?
J.S. : Nous essayons évidemment de conserver nos films du mieux
possible et dans les meilleures conditions possibles. Lorsque nous
avons la chance de posséder du matériel en double, on le stocke par
exemple dans deux endroits différents au cas où, un jour, se produirait
une catastrophe.
A. : En même temps, on parle beaucoup de copies numériques depuis quelques
années. Est-ce une solution envisageable pour vous ?
J.S. : En la matière, notre politique est très claire : il faut numériser les
œuvres pour pouvoir les exposer plus facilement et largement mais
aussi les conserver sur pellicule et lorsqu’il s’agit de films qui ont bénéficié
d’une restauration numérique, faire un retour sur pellicule du film
22
restauré. Lorsque ce n’est pas nous qui avons en charge la conservation
du film, nous recommandons d’effectuer exactement la même démarche.
Aujourd’hui, le numérique est très utile dans le cadre de la restauration
et peut-être fera-t-on encore des progrès dans le domaine, mais dans
l’état actuel des techniques, la seule garantie dont nous disposons quand
on parle de la conservation des films, c’est la pellicule. C’est un sujet
sur lequel il y a unanimité. Demain, lorsque toute l’exploitation sera
devenue numérique, il faudra continuer de sauvegarder les œuvres sur
pellicule incluant les films neufs.
A. : Faudrait-il en France une politique nationale visant à réglementer cette
chaîne de conservation des films ?
J.S. : La France est déjà relativement bien équipée avec le CNC, les
Archives du film en son sein et les Cinémathèques, nous n’avons pas
à nous plaindre. Entre les interventions des organismes professionnels
et le positionnement de l’Etat, il existe des schémas qui permettent
d’envisager correctement la filière de conservation des films.
A. : Quel sera le prochain chantier de Pathé ?
J.S. : La prochaine étape va consister à se pencher sur une période
plus proche de nous, celle dont les films couleurs sont succeptibles de
s’abîmer, je pense aux films des années 60-70 et par exemple à un film
comme Le Samouraï que nous sommes en train de restaurer.
Je pense aussi au film Tess de Roman Polanski.
"Notre politique est très claire : il faut numériser les oeuvres
pour pouvoir les exposer plus facilement et largement, mais
aussi les conserver sur pellicule et lorsqu’il s’agit de films qui
ont bénéficié d’un restauration numérique, faire un retour
sur pellicule du film restauré."
Les Enfants du Paradis © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé
"Les Enfants du paradis va redevenir un film d’actualité."
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DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
Gaumont
"LE CINÉMA EST UNE DENRÉE PÉRISSABLE
DONT IL FAUT SANS CESSE S’OCCUPER"
NICOLAS SEYDOUX
PRÉSIDENT DE GAUMONT
23 | ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
Actions : Quelle relation entretenez-vous à titre personnel avec le patrimoine ?
Nicolas Seydoux : Comme citoyen, je suis convaincu que regarder
« devant » implique de savoir d’où l’on vient. Si j’avais été dans «le
bâtiment», je me serais passionné pour la restauration des monuments.
J’aime le patrimoine, peut-être parce que j’ai eu la chance d’avoir une
mère qui m’a emmené très tôt au Louvre, bâtiment exceptionnel qui
montre des trésors. Quand je lis qu’il faut cinq milliards d’euros pour
restaurer les cathédrales, je me dis que si un pays de la taille et de
la richesse de la France n’est pas capable de les trouver, c’est, et je
n’aime pas l’expression, un crime contre la civilisation car on ne peut
évidemment pas laisser s’effondrer une cathédrale sous prétexte qu’il
y a moins de fidèles pour la fréquenter. Pour en revenir à Gaumont et à
son patrimoine, lorsque la société a quitté le Gaumont-Palace de la place
de Clichy, malheureusement seuls quelques très rares objets et affiches
ont été « sauvés », le reste partant à la poubelle pour la plus grande joie
des clients des Puces. En prime, dans l’incendie de Pontault-Combault
qui abritait de nombreuses copies de films déposés à la Cinémathèque
française 1 , une part significative du patrimoine cinématographique
français a disparu, même si on ignore la liste des oeuvres parties en
fumée puisque aucun inventaire n’existait à l’époque…
A. : Quelle était la situation à votre arrivée chez Gaumont ?
N.S. : Quelques années après ma prise de fonction, j’ai découvert que
Gaumont ne disposait plus d’affiches de Cousin, cousine trois ans seulement
après la sortie du film. Nous étions en 1978 et je me suis énervé….
Ce qui m’a conduit à exiger que tout le matériel des films (affiches, photos,
scenarii…) soit systématiquement conservé. Parallèlement nous avons
commencé à tenter de récupérer ce qui avait été dispersé au cours des
décennies précédentes. Ce n’est pas anodin, car c’est parfois grâce à une
affiche que Gaumont et certains de ses confrères ont appris l’existence
de films qui avaient disparu. La question est souvent posée de savoir,
pourquoi nombre de ces films ont-ils été détruits ? Dans le support
pellicule de l’époque, il y a du nitrate d’argent, métal qui a de la valeur.
Ce n’est pas une excuse, mais une explication. Tout le monde a tendance
à oublier l’état d’absolue nécessité dans laquelle se trouvaient les pays
européens, à commencer par la France, pendant et juste après la première
guerre mondiale. A cette époque, on estimait aussi, il faut bien le dire,
que les films exploités n’avaient plus de valeur. Il nous a fallu du temps
24
pour découvrir à la cinémathèque de Hollande une copie de l’Atalante que
les experts s’accordent à reconnaître comme étant «celle» de Jean Vigo.
Gaumont continue donc aujourd’hui encore – et systématiquement - à
feuilleter tous les catalogues de ventes aux enchères. Dernièrement,
nous avons ainsi racheté le costume de Gérard Philipe dans Belles de
nuit. Toutes les cinémathèques, tous les collectionneurs savent que
Gaumont s’intéresse à son patrimoine.
A. : Quelles politiques ont-elles été menées dans le passé en faveur de la
conservation des films ?
N.S. : Alors qu’Henri Langlois disait plutôt du mal de l’establishment cinématographique,
et ce n’est pas lui faire injure que de dire cela, il entretenait
de bons rapports avec Gaumont. Mes prédécesseurs avaient signé des
accords avec la Cinémathèque Française (le premier datant d’avant la
guerre, le second de l’immédiat après-guerre). Personnellement, j’avais
d’excellents rapports avec lui, j’entretenais également de bons rapports
avec Raymond Borde, responsable de la Cinémathèque de Toulouse. Le
point commun de Henri Langlois et Raymond Borde, j’ai le regret de le
dire, était qu’ils se détestaient. Leur approche cinématographique était
très différente : pour l’un, les œuvres étaient faites « pour être vues » et
il ne se posait pas trop la question de savoir si elles résisteraient ou non
au temps, pour l’autre, il fallait d’abord et en premier lieu « sauvegarder ».
Je pense avoir été à peu près la seule personne s’occupant du sujet à
avoir entretenu des relations convenables avec chacun d’eux, ce qui
avait le don de les énerver tous les deux. Raymond Borde «inventeur»
de la Cinémathèque de Toulouse, n’a pas la notoriété de Henri Langlois,
mais un de ses grands mérites est d’avoir rapporté de Moscou la plus
belle copie de La Grande illusion.
A. : À quel moment la réflexion sur la sauvegarde des films a-t-elle évoluée ?
N.S. : Quand les premiers supports numériques sont apparus, nombre
«d’experts» ont voulu « transférer les films » pour se séparer de produits
dangereux à base de nitrate qui risquaient de prendre feu. À cette
époque, et ce n’est pas sans importance, un accident mortel avait eu
lieu en Allemagne dans un bunker où les films étaient conservés 2 . Ce
type d’accident ne s’est heureusement jamais produit en France car les
films sont entreposés dans de petites cellules isolées les unes des autres
pour justement éviter un incendie «majeur».
"Les Maudits" de René Clément (tournage) (1947).
Directeur de la photographie : Henri Alekan
"Le Blé en herbe" de Claude Autant-Lara (tournage) (1954).
Directeur de la photographie : Robert Lefebvre
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© Cinémathèque de Lausanne (archives Claude Autant-Lara) © Fondation René Clément
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
A. : Si nous en venons maintenant à votre politique actuelle, quelles grandes
lignes dégagez-vous ?
N.S. : Il n’y a pas besoin d’être un génie scientifique pour savoir que tout
transfert d’un support à l’autre, quel qu’il soit, entraîne toujours une
perte de qualité, même si cette déperdition est, dans le meilleur des cas,
minime. Ma première réflexion a donc été de dire : « essayons de sauver les
originaux et une fois ceux-ci sauvés, essayons de ne plus y toucher en faisant
procéder à la fabrication systématique d’un internégatif ! ». Ensuite : « c’est
seulement lorsque cet internégatif sera « fatigué » que nous en tirerons un
autre ». Pour celles et ceux qui ont eu la chance de regarder dans des
temps déjà anciens les ciné-clubs et autres « cinéma de minuit » à la
télévision, on se souvient, sans forcément avoir les films en tête, de la
qualité « physique » des films car la télévision française exigeait des copies
d’excellente qualité. C’était formidable… si ce n’est que pour alimenter
les chaînes, les producteurs faisaient tirer une copie neuve à partir du
négatif original. C’est ainsi que procédait la production dans le monde
entier. Un producteur comme Alain Poiré par exemple, très soucieux des
films qu’il produisait, ne se préoccupait pas de savoir d’où venaient les
tirages des copies proposées aux télévisions. Au-delà de la détérioration
du négatif imputable à des tirages excessifs de copies, la pellicule couleur
s’affadit dans le temps. La maison Kodak connaît ce phénomène mieux
que personne. Les premiers films couleurs comme Autant en emporte le
vent sont tournés sur des supports qui tiennent bien dans le temps, alors
que la période des années 1950 à 1970 est marquée par l’absence de
tenue des couleurs dans le temps. Sans toucher au négatif ni effectuer
de tirage de copies, le négatif s’affadit de lui-même. Les technologies
numériques, nonobstant les effets dévastateurs du téléchargement
illicite, permettent une restauration de qualité. La première restauration
majeure a été, je crois, celle d’Alice au pays des merveilles chez Disney
dont le coût avait avoisiné à l’époque les 40 millions de dollars. Quand
j’avais demandé aux responsables s’ils avaient conservé les masters
numériques, ils m’avaient répondu que le coût en était trop élevé…
Nous étions pourtant chez Disney ! Aujourd’hui le coût de restauration a
diminué, la qualité est meilleure et j’espère que les intéressés gardent les
masters. Ainsi les spectateurs de Cannes, plus tard les téléspectateurs,
vont voir un film qu’ils croient avoir vu et qu’ils n’ont jamais vu, Voyage
dans la lune de Méliès dans sa version «couleurs au pochoir » restaurée
à partir d’un « bloc » retrouvé en Espagne qui menaçait à la fois d’être
détruit par l’effet vinaigre et de prendre feu.
25
A. : Dans le domaine de la sauvegarde des films, Gaumont apparaît donc
comme une société assez exemplaire…
N.S. : Le tapage fait autour des propos de Martin Scorsese, il y a quelques
années, m’avait un peu énervé quand il déclarait haut et fort qu’il fallait
commencer à s’occuper de la restauration des films. Ce n’est pas parce
que nous ne mettons pas de placards dans les journaux pour l’annoncer
que Gaumont ne le fait pas depuis plusieurs décennies. La difficulté tient
au fait que beaucoup de producteurs de cinéma ont peu de droits sur
leurs films. Heureusement, nous sommes de moins en moins isolés dans
notre démarche. Pathé fait par exemple construire pour sa fondation un
musée dans le treizième arrondissement de Paris.
A. : Quelle particularité mettriez-vous en avant dans le cadre de la politique
que vous menez en faveur du patrimoine au sein de Gaumont ?
N.S. : Un certain nombre de mes collègues se sont intéressés à leurs
films quand ils se sont aperçus que les télévisions étaient susceptibles
de les programmer ou que, grâce au DVD, ils pouvaient toucher un
autre public. Je vais être très cru : je ne m’intéresse pas uniquement au
patrimoine pour ce qu’il peut rapporter. J’adhère au propos de Henri
Langlois : « il faut tout sauver, l’Histoire décidera ce qui devait l’être ! » Le
cinéma est d’abord un art populaire et je ne crois pas aux chefs-d’œuvre
méconnus, éventuellement aux chefs-d’œuvre « engloutis ». Dans un
pays aussi ouvert à l’art que la France, quand il y a à la fois un refus des
critiques, de ceux qui pensent être à l’avant-garde, et le sont parfois, et
du grand public, je crains que le film ne soit également oublié par nos
descendants. Pour autant, sauvons tous les films. Le cinéma, dans sa
volonté de conserver son patrimoine, est incontestablement meilleur
aujourd’hui qu’il ne l’était hier, meilleur ne voulant pas dire parfait.
J’attire l’attention sur le fait qu’un film tourné et diffusé en numérique
en 2011 ne disposera plus d’aucun équipement pour le lire dans vingt
ans. Je parle en connaissance de cause. Quand nous avons décidé de
rééditer Don Giovanni de Joseph Losey, un des premiers films dont le
son ait été enregistré sur support numérique, nous avons découvert que
les appareils qui avaient servi à transférer le son en 1978 n’existaient
plus. Il a fallu quasiment faire refaire un appareil pour pouvoir relire le
son de l’époque. Il existe aujourd’hui un risque majeur, celui de ne pas
conserver le film sur le seul support que l’on sache bien conserver (sous
réserve que les conditions hydrométriques et de température soient
"Le Blé en herbe" de Claude Autant-Lara (tournage)
| ACTIONS le mag’ #34-35
© Cinémathèque de Lausanne (archives Claude Autant-Lara)
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
respectées) qui s’appelle la pellicule. La pellicule n’est sûrement plus le
support du futur pour la projection dans les salles, elle ne va bientôt plus
être le support principal de tournage des films, mais il ne faudrait pas
que la chaîne du cinéma soit brisée quand, dans quelques décennies, on
voudra regarder les chefs d’œuvre d’aujourd’hui pour découvrir que seul
le Conservatoire des Arts et Métiers dispose d’une relique pour les lire.
Gaumont peut se prévaloir d’une autre expérience très intéressante. Dès
1908, son fondateur Léon Gaumont met au point avec Georges Eastman
la trichromie (ce procédé sera développé industriellement une trentaine
d’années plus tard par Technicolor). Pour revoir ces images originales, il
a fallu attendre les années 1980 pour pouvoir les transposer, avec des
ingénieurs hollandais, sur pellicule 35mm.
A. : On dit du numérique qu’il faut le « recopier » régulièrement pour ne rien
perdre de son contenu. Que cela vous inspire-t-il ?
N.S. : Ma crainte est qu’à un moment donné, on oublie de le faire !
Dans le cinéma peut-être plus qu’ailleurs, la préoccupation majeure
est davantage le film à faire que la préservation des films déjà faits.
La « recopie permanente», c’est paraît-il, et j’espère que c’est vrai, ce
que fait l’INA qui dispose, grâce à son statut, du plus grand patrimoine
audiovisuel mondial. Mais j’aimerais être convaincu que cela concerne
bien l’ensemble du patrimoine et pas seulement la partie qui « tourne »,
c’est-à-dire le matériel demandé par les chaînes de télévision françaises
et étrangères. On nous avait dit que la pellicule avait une durée de vie
de cent ans, on sait aujourd’hui que cette durée peut être facilement
prolongée de quelques autres centaines d’années. Le CNC devrait
dégager les moyens pour assurer que tout film en salles dispose d’une
copie acétate de bonne qualité. Mon conseil est : « aujourd’hui, il existe un
support pérenne, surtout, gardez-le ! ». Et quand bien même vous n’auriez
pas tourné sur ce support, faîtes faire une duplication sur ce support.
Ce combat est le même que celui des responsables des monuments
historiques à la recherche de crédits pour sauver nombre de bâtiments.
Le cinéma est une denrée périssable et il faut sans cesse s’en occuper.
Je me félicite que les pouvoirs publics, dans le cadre du grand emprunt,
signent avec les principaux ayants-droit un accord cadre exemplaire sur
la numérisation des œuvres. Les précurseurs avaient tout compris en
faisant de cet objet technique et technologique, la caméra, un nouveau
moyen d’expression de l’imaginaire. Si vous mettez côte à côte les frères
Lumière qui inventent le documentaire, Georges Méliès la science-fiction,
26
Emile Cohl le film d’animation, Feuillade le « sérial » et Jean Durand, le
western, vous avez couvert l’ensemble des genres cinématographiques
qui, 117 ans plus tard… font encore rêver. Sachons entretenir ce rêve.
QUELQUES-UNS DES FILMS RÉCEMMENT RESTAURÉS
ET RÉÉDITÉS PAR GAUMONT :
«La Traversée de Paris» de Claude Autant-Lara
«Les Yeux sans visage» de Georges Franju
«Un condamné à mort s’est échappé» de Robert Bresson
«Razzia sur la chnouf» d’Henri Decoin
«Le Silence de la mer» de Jean-Pierre Melville
«Querelle» de R-W Fassbinder
«La Cité des femmes» de Federico Fellini
«French cancan» de Jean Renoir
«Le Général della Rovere» de Roberto Rossellini
«La Peau» de Liliana Cavani
«La Beauté du diable» de René Clair
«E la nave va» de Federico Fellini
«Du rififi chez les hommes» de Jules Dassin
«Le rouge est mis» de Gilles Grangier
«Un amour de Swann» de Volker Schlöndorff
«La Poison» de Sacha Guitry
«Le Rouge et le Noir» de Claude Autant-Lara
«La Main du diable» de Maurice Tourneur
«Huit et demi» de Federico Fellini...
(1) 3 août 1980
(2) 20 avril 1961
"Les Maudits" de René Clément (tournage)
| ACTIONS le mag’ #34-35
© Fondation René Clément
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
Les Archives du film
"LES FILMS SONT LE PATRIMOINE DES
PRODUCTEURS ET DES AYANTS DROIT AVANT
D’ÊTRE LE NÔTRE"
BÉATRICE DE PASTRE
DIRECTRICE DES COLLECTIONS
DES ARCHIVES DU FILM
27 | ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
Actions : Quelle est la mission des Archives du film ?
Béatrice de Pastre : Nos actions s’articulent autour de quatre grands
axes : collecter, conserver, restaurer et valoriser le patrimoine cinématographique.
La collecte se fait principalement à partir de dépôts
volontaires d’ayants droit ou de laboratoires. Nous assurons également
le dépôt légal qui concerne tous les films sortis en salles disposant d’un
numéro de visa, qu’ils soient français ou étrangers à cette réserve près
que les films étrangers doivent avoir été exploités avec un minimum de
six copies salles. Un distributeur qui souhaiterait déposer un film étranger
sorti sur un nombre inférieur de copies peut évidemment le faire, mais ce
n’est pas une obligation. En ce qui concerne toujours les films étrangers,
ce sont les distributeurs qui effectuent le dépôt alors que pour les films
français, il s’agit des producteurs. Pour le long-métrage, la collecte se
situe autour de 90% mais pour le court-métrage qui a une économie
plus fragile, on oscille entre 35 et 40%. Quand nous pourrons faire la
collecte numérique, ce sera évidemment plus facile mais l’une de nos
interrogations, c’est la manière dont nous allons pouvoir aujourd’hui
collecter et conserver les films numériques tant que des fichiers pérennes
ne seront pas capables de leur garantir une conservation ad vitam,
espérons-le. Nous avons commandité à ce sujet une étude pour nous
aider à définir les choix techniques indispensables à la pérennité des
œuvres. Les trois options sont pour le moment la sauvegarde argentique,
la copie sur LTO et l’utilisation des serveurs numériques.
A. : Avant les résultats de cette étude, on sait déjà que la copie sur LTO et
les serveurs ne garantissent pas la pérennité des œuvres…
B. de P. : C’est bien pour cela que nous pensons nous orienter vers le
retour sur pellicule, ce qui pourrait être une solution à moyen terme si
l’on trouvait un jour un support qui autorise au numérique des garanties
similaires. Cela fait déjà trois ou quatre ans que nous tenons ce discours,
mais dans la mesure où la profession en est maintenant elle aussi
convaincue, notre position devient un peu plus « confortable ». Disons
que nous ne sommes plus les seuls, avec quelques autres « électrons »,
à prêcher dans le désert.
28
28
A. : Existe-t-il un dépôt légal numérique ?
B. B. de P. : Très peu d’œuvres en format
numérique « natif » ont été jusqu’à présent
déposées dans la mesure où le texte de loi qui
encadre le dépôt légal cinématographique
n’a pas encore intégré la dimension numérique
(les textes sont pour l’instant en cours
de réécriture). Il n’empêche que certains
distributeurs déposent déjà leurs films. Au
titre du dépôt légal, nous venons tout juste
de collecter ainsi notre premier film en 3D :
« Jackass ».
A. : J’ai été surpris d’apprendre que près de
40% des bobines déposées aux Archives du
film… n’avaient à ce jour jamais été ouvertes…
///PARCOURS
Béatrice de Pastre
B. de P. : Au fur et à mesure des dépôts, nous
avons fait un tri pour séparer les films nitrate
et les films « safety », regardé quel était
l’état de conservation de tous les films et
enregistré le titre figurant sur les boîtes, mais
il n’y a pas encore eu d’inventaire pointu,
c’est vrai. Ce premier tri était essentiel dans
la mesure où les modes de conservation ne
sont pas les mêmes pour tous les films. Il demeure effectivement à ce
jour des boîtes non encore enregistrées dont on ne sait pas très bien s’il
s’agit de négatifs ou de positifs. Peut-être la boîte « ment-elle » aussi si
l’élément qui se trouve à l’intérieur n’est pas celui qui est identifié sur
l’étiquette ! Heureusement, le fait qu’un film soit inventorié ou pas n’obère
en rien son monde de conservation. Toutes les boîtes sont stockées dans
les mêmes conditions.
A. : Quelle est la « politique de surveillance » des films stockés à Bois d’Arcy ?
B. de P. : Nous faisons des tests réguliers sur la totalité de la collection.
Il s’agit de tests chimiques pour savoir si, par exemple, les films sont
atteints par le syndrome du vinaigre. Nous testons de cette manière
environ 200 boîtes par mois grâce à un système d’algorithmes qui, par
Spécialiste du patrimoine cinématographique et photographique, Béatrice de Pastre, titulaire d’un Diplôme
d’Études Approfondies en philosophie (Paris IV La Sorbonne, 1986), est depuis mars 2007 Directrice des
collections des Archives françaises du film du Centre national du cinéma et de l’image animée.
Auprès du Directeur du patrimoine cinématographique du CNC, elle a en charge l’ensemble de l’activité liée
aux collections des Archives françaises du film du CNC (collecte, conservation, catalogage, restauration,
enrichissement, accès aux collections et valorisation), soit cent mille films collectés et conservés dans le
cadre de dépôts volontaires et du dépôt légal, à Bois d’Arcy et Saint-Cyr (Yvelines).
De 1991 à 2006, Responsable de la Cinémathèque Robert Lynen de la Ville de Paris, elle a réalisé l’inventaire,
le catalogage et la description des fonds (10 000 œuvres photographiques et 4 000 titres filmiques
rassemblés depuis 1925) et entrepris la numérisation des collections photographiques de l’institution.
Enseignante, programmatrice, elle est aussi auteur d’ouvrages consacrés au patrimoine cinématographique et
photographique, notamment avec Monique Dubost, Françoise Massit-Folléa et Michelle Aubert, de Cinéma
pédagogique et scientifique. À la redécouverte des archives (ENS éditions, 2004).
Présidente de la Fédération des cinémathèques et archives de films de France de mars 1998 à avril 2002,
Béatrice de Pastre est depuis septembre 2005, membre du comité de rédaction de la Revue Documentaires.»
| ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
rapport au pourcentage de films négatifs, positifs et de son, nous aide à
cibler le nombre de boîtes à tester dans chacun des bâtiments qui abritent
les collections. Cela nous permet au passage d’avoir une « image » de
l’ensemble des salles de conservation. Certaines salles sont également
équipées de « nez électroniques » qui sont des capteurs réglés très bas,
lesquels nous alertent dès qu’il y a un dégagement de gaz nitré ou de gaz
d’acide acétique. Cette installation concerne principalement toute une
série de cellules nitrate dans lesquelles sont déposées un maximum de
1500 boîtes. Ce suivi plus « fin » protège également notre personnel car
le nitrate, à la différence du vinaigre, ne « sent » pas. En ce qui concerne
les films « safety », le nombre de boîtes par bâtiment est supérieur car
il n’y a pas de risque d’auto-enflammement ou de contamination. Les
films sont stockés en fonction de leur état car il faut surtout éviter que
des boîtes atteintes par le syndrome du vinaigre ne contaminent celles
d’à côté. Nos salles ont donc des taux d’acidité différents. Dès qu’un
problème nous est signalé, nous alertons le déposant ou l’ayant droit
pour savoir s’il prend en charge la restauration ou la sauvegarde de
l’élément ou si c’est nous qui le faisons et nous intervenons alors de la
même manière, qu’il s’agisse de films « nitrate » ou de films « safety » si
ce n’est que grâce au plan de sauvegarde des films anciens, la majeure
partie du nitrate a d’ores et déjà été sauvegardée.
A. : Sur le problème de la pérennité, quel discours tenez-vous à vos différents
interlocuteurs ?
B. de P. : Nous discutons avec les organisations professionnelles pour les
sensibiliser au problème. Pourquoi ne pas faire rentrer par exemple dans
le budget de production un « retour sur film » pour conserver l’œuvre ?
Après tout, les films sont le patrimoine des producteurs et des ayants
droit avant d’être le nôtre. Si un film terminé « se limite » à devenir un
disque sur une étagère dans un laboratoire, que se passera-t-il dans
quelques années ? Les producteurs ne se posent pas suffisamment ce
type de questions.
A. : Qu’en est-il pour les œuvres dites « orphelines » ?
B. de P. : Elles sont sauvegardées dans des conditions identiques si ce
n’est que la loi ne nous permet pas de les « exploiter », pas plus dans
le cadre de dispositifs non commerciaux que de projections culturelles.
Là encore, il faudrait une réflexion au niveau européen sur la nature des
29
29
œuvres orphelines car nous sommes en quelque sorte victimes d’une
« double peine ». D’un côté, nous avons investi dans une restauration et de
l’autre, il nous est interdit d’en faire profiter le public. Il nous tient à cœur
de faire bouger le cadre réglementaire qui vise ces œuvres orphelines.
A. : Quel est le pourcentage des œuvres « orphelines » inventoriées aux
Archives du film ?
B. de P. : Sur l’ensemble des collections, cela représente de 25 à 30%
des films si l’on tient compte des corpus de films documentaires des
années 20 à 50 et des petites structures en déshérence. Pourquoi ne
pas considérer qu’à partir du moment où au moins un auteur a été
identifié, l’œuvre n’est plus qualifiée « d’orpheline » ? Pour l’instant, il
nous faut avoir identifié, soit le producteur qui est l’ayant droit direct,
soit l’ensemble des auteurs d’un film.
A. : Un producteur « alerté » par vos services sur le vieillissement d’un film
a-t-il la liberté d’entreprendre ses travaux de restauration là où il le souhaite ?
B. de P. : Bien entendu, nous ne sommes « que » dépositaires du matériel.
C’est le déposant qui conserve l’entière propriété des éléments qu’il nous
a confiés, raison pour laquelle nous ne pouvons rien détruire sans son
accord. Cela fait partie des droits et des devoirs qui nous lient tous les
deux. Lorsque nous contribuons aux travaux de restauration, nous sommes
vigilants sur les conditions dans lesquelles les opérations sont menées.
A. : Comment sont financées les Archives du film ?
B. de P. : Nous sommes à part entière un service du CNC. Le programme
de restauration des films anciens a été financé par le Ministère de la
Culture, mais depuis le 1 er janvier, c’est le CNC qui dirige les opérations.
Lorsque nous entreprenons une restauration, une convention est signée
avec l’ayant droit qui s’engage à nous rembourser sur ses RNPP.
A. : L’obtention de son agrément de production pour le producteur pourraitelle
être assujettie d’une obligation de retour sur film pour la conservation
de l’œuvre ?
B. de P. : Nous n’en sommes pas encore là, mais nous réfléchissons. Sur
les gros budgets de production , le retour sur film pour conservation
| ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
ne représente qu’une part marginale et est en général déjà pratiqué.
La question est plus difficile pour les films à petits budgets, mais il faut
inciter les producteurs à le faire. Il faut aussi faire la promotion du dépôt
légal. Lors de la rétrospective Rivette au Centre Pompidou il y a quelques
années, on s’est par exemple aperçu au moment de tirer la copie d’un
film de commande tourné par Rivette pour la ville de Paris, que l’élément
existant au laboratoire était incomplet. C’est alors l’élément déposé au titre
du dépôt légal qui a servi de référence pour refaire le bout d’internégatif
manquant. Le dépôt légal peut dans les cas exceptionnels servir aussi à cela.
A. : Que disent les textes de loi lorsqu’un réalisateur souhaite, bien des années
plus tard, « remonter » son film ?
B. de P. : Quand certains auteurs vivants s’opposent à la restauration du
film tel qu’il est sorti en salles, les discussions deviennent vite difficiles
et cela crée parfois des situations assez compliquées. Quelle que soit la
restauration effectuée, nous sommes contraints en ce qui nous concerne,
de conserver une trace de la version présentée au public au moment de
sa sortie salles. Si ce n’était pas le cas, nous passerions notre temps à
refaire et réécrire sans cesse l’histoire du cinéma.
A. : Quelle tâche incombe au laboratoire photochimique des Archives du film ?
B. de P. : Nous nous concentrons principalement sur des projets compliqués
que les laboratoires extérieurs ne peuvent pas toujours prendre
en charge. Nous avons ainsi développé des technologies spécifiques
pour traiter les films très abîmés auxquels il manque des perforations
ou bien des films qui ne passent plus sur les tireuses comme les formats
substandards. De certains films, il n’existe parfois plus qu’une copie
17,5mm ! Récemment, nos collègues de la Cinémathèque française ont
restauré un film dont un fragment n’existait plus qu’en 9,5mm ! Avec nos
outils, nous nous occupons de ce type de sauvegarde. Pour Le Voyage
dans la lune de Méliès, nous avons utilisé un scanner spécial permettant
de prendre en charge les films qui n’ont plus de perforations et qui
sont très « secs ». Nos scans ont ensuite été envoyés chez Technicolor
aux Etats-Unis pour la restauration finale. La seule chose que nous ne
développons pas, c’est la couleur. Nous pouvons prendre en charge
des restaurations en couleurs avec nos outils numériques, mais le
développement et le tirage se font à l’extérieur car notre laboratoire ne
possède pas de chimie couleurs.
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30
A. : Dans ses grandes lignes, en quoi consiste le « grand emprunt » ?
B. de P. : Il s’agit d’aider les catalogues à numériser leur patrimoine.
Le dispositif est porté par le Commissariat général à l’investissement
via une enveloppe dite « grand emprunt » gérée par la Caisse des
dépôts et consignation. Les sommes engagées seront remboursées
avec intérêts et cela concerne les catalogues ayant un réel potentiel
économique. Les ayants droit sont donc appelés à proposer la
numérisation de lots de films qui disposent d’un « business-plan »
équilibré, c’est-à-dire des films susceptibles d’avoir une exploitation
importante pour compenser les films à moindre rentabilité. Mais
comme il y a des centaines de films, même téléchargeables en VAD,
qui ne parviendront jamais à rembourser leurs frais de numérisation
et de restauration, le CNC a formulé un appel spécifique pour ces
films-là, appel qui doit maintenant être validé par Bruxelles. Ce programme
comporte une aide, soit sous forme d’avance remboursable,
soit sous forme de subventions pour aider les films fragiles car il ne
faudrait pas que pour des raisons économiques, le public soit privé
d’une partie du patrimoine. La première phase de cet appel concerne
les films muets, le retour sur pellicule des restaurations lourdes et
les courts-métrages de fiction.
A. : Quelle place les Archives du film vont-elles occuper au cœur de ce
dispositif ?
B. de P. : Nous allons participer au financement des numérisations qui
suivent la recommandation technique Ficam/CST exposée il y a quelques
semaines et qui impose la numérisation au minimum en 2K.
A. : Pourquoi en 2K et pas tout de suite en 4K ?
B. de P. : Estimons-nous déjà heureux d’avoir pu imposer le 2K car il y
en a encore beaucoup, et non des moindres, qui estiment toujours que
la HD est largement suffisante ! Et puis, le 2K va nous permettre à la fois
d’avoir des fichiers HD pour la télévision et de pouvoir tirer des copies
films de bonne qualité. Ce qui est impératif, c’est que le traitement
patrimonial ne soit pas d’une qualité inférieure à celle de la production
dite « fraîche ».
| ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
A. : Avez-vous l’impression que les mentalités sont en train de changer ?
B. de P. : Je travaille aux Archives du film depuis quatre ans et je dois
dire qu’il y a encore peu, même au sein de la maison, nous passions pour
des extra-terrestres en tenant ce discours. C’est aussi aux producteurs
d’évoluer. Il y en a qui ne savent même pas où se trouve le master du film
qu’ils ont produit deux ans auparavant, ce qui laisse rêveur. Souvenonsnous
que dans les années 1910, des sociétés de production faisaient la
publicité pour des autodafés au cours desquels on brûlait des copies et
des négatifs pour « faire place » à de la production « fraîche » ! Quand
on parle de trous énormes dans l’histoire du cinéma, il faudrait aussi
prendre en compte les « trous » voulus et organisés par les producteurs
eux-mêmes. Aujourd’hui, les producteurs ne jettent plus leurs films,
mais ils ne pensent pas assez à mettre en place une vraie politique
patrimoniale (je ne parle évidemment pas des « grands catalogues »).
Dès l’instant où les offres notamment sur internet vont se développer,
on s’apercevra qu’il existe un public pour tous les films. Le Canada a
récemment mis à disposition une partie de son patrimoine francophone
et malgré un nombre de films assez réduits, on a constaté… plus de
100.000 connexions. Il y a d’évidence pour les détenteurs de catalogues
un gros travail à faire avec les plates-formes et les diffuseurs sur internet
pour signaler l’existence des films de patrimoine. Le public est là et on
va de plus en plus découvrir ce potentiel.
A. : Quel est le prochain « chantier » des Archives du film ?
B. de P. : Après avoir travaillé sur des œuvres comme Orphée ou La
bandera , nous restaurons l’œuvre de Jean Comandon qui est un pionnier
du cinéma scientifique. Sa filmographie n’a aucun avenir commercial,
mais c’est notre rôle de sauvegarder une œuvre qui traverse plus de 50
ans de l’histoire du cinéma. Le cinéma de Comandon a inspiré le cinéma
d’Abel Gance, de Marcel L’Herbier ou de Germaine Dulac. S’ils n’avaient
pas un jour croisé La Cinématographie des microbes, ils n’auraient peut-être
pas fait les films qu’ils ont faits !
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31
| ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
Conservation
"ON ESTIME AUJOURD’HUI QU’UN FILM
INTERMÉDIAIRE COULEUR DE LABORATOIRE A
UNE DURÉE DE VIE DE PLUS DE CENT ANS"
GWÉNOLÉ BRUNEAU
INGÉNIEUR CONSEIL KODAK FRANCE,
BENELUX ET AFRIQUE DU NORD
32 | ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
« Jusqu’à présent, les gens n’avaient guère le choix, il fallait tourner en
film. Du coup, on ne se posait pas la question de la conservation dans
la mesure où le support argentique a déjà permis à des films du siècle
dernier, voire à des films de plus de cent ans, de franchir le temps.
Ne se posait pas non plus jusqu’à présent le problème du stockage
normalisé car c’était un service des laboratoires. Dans la mesure où ce
système fonctionnait « tout seul », personne ne se souciait donc de la
conservation des œuvres.
Avec les tournages et les exploitations en numérique, tout a changé
et il faut aujourd’hui trouver des solutions pour archiver car il n’existe
pas de support numérique pérenne. C’est d’ailleurs une interrogation
qui interpelle les pouvoirs publics et le CNC en ce moment, lesquels
mènent conjointement une réflexion pour adapter le dépôt légal des
œuvres à la technologie d’aujourd’hui. Quand on évoque ce sujet, on
ne peut pas passer sous silence le rapport de l’académie des sciences
(1) qui attire l’attention de tout le monde sur le fait que les CD et les
DVD ne se conservent pas plus de cinq ou dix ans et que les disques
durs deviennent rapidement obsolètes ! Cette enquête publiée au
printemps 2010 touche autant le grand public que les entreprises. Il y a
par conséquent aujourd’hui une prise de conscience indispensable du
phénomène et le problème est de taille.
Si l’on revient un peu en arrière, on sait qu’il y a différentes manières de
conserver un film : on peut conserver le négatif lui-même ou bien dans
une filière traditionnelle de laboratoire faire appel à des interpositifs
et des internégatifs qui sont des versions montées et étalonnées ou
bien encore s’appuyer sur une copie positive sonore. Même si chaque
élément a une durée de conservation différente, nous savons – et c’est
le principal - que l’on peut tous les conserver.
On estime aujourd’hui qu’un film intermédiaire couleurs de laboratoire a une
durée de vie de plus de cent ans. Rien ne nous interdit de penser que d’ici
à une vingtaine d’années, de nouvelles technologies de scans permettront
d’exploiter toutes les informations enregistrées sur le négatif original ou
sur un film intermédiaire sachant qu’à l’heure actuelle, on n’utilise qu’un
quart de l’information enregistrée sur le film lorsque l’on post produit en
2K. Ce qui est certain, c’est qu’il faut conserver un « master » et que le
film est adaptable à toutes les normes futures de diffusion.
33
33
Conservation
+
IP de
conservation
ou
Séparation
R‐V‐B
2238 2238
R V
2238
B
ou
2238
R‐V‐B
Interpositif
ou
Internégatif
de conservation*
Négatif
Original
011001
110010
110100
011001
Tirage
‐
Scan
Données
( DI )
Tournage
Numérique
Shoot
Positif
Ce que Kodak recommande vivement pour assurer la pérennité des
œuvres, c’est de tirer un interpositif sur support polyester à partir du
négatif triacétate ou du master numérique car ce sont deux supports
qui n’ont pas la même stabilité dans le temps. Au bout de plusieurs
dizaines d’années plongé dans de mauvaises conditions de conservation,
le triacétate est en effet susceptible d’être atteint de ce que l’on appelle
le « syndrome du vinaigre », c’est-à-dire qu’à ce moment-là, le plastique
rejette de l’acide et se durcit, il devient cassant. Heureusement, c’est
une évolution très lente dont on peut facilement freiner le processus en
capturant principalement l’humidité (c’est un phénomène qui est favorisé
par un taux d’humidité et une température élevés). Cela implique juste de
vérifier régulièrement les boîtes qui sont stockées. Pourquoi les négatifs
ne sont-ils pas sur polyester ? Tout simplement parce que leur solidité
pourrait, à l’occasion d’un bourrage, causer des dommages conséquents
IP
+
TTirage
direct
‐ Export ‐ Export
+ ‐ +
ODN (nouvel original) ou IP ou IN
IN
Positif
Flux de postproduction
Légendes :
IP : Interpositif
IN : Internégatif
DI : Digital intermediate ( intermédiaire numérique)
Flux tradition nnel
*Avantage du film Interpositif ou
Internégatif de conservation par rapport au
film intermédiaire de production conservé :
Alors que l’Interpositif de production sur triacétate
(1 ère génération) ou Internégatif (2 ème
génération) a servi à faire des copies et peut être
potentiellement rayé et présenter des rayures,
l’Internégatif ou l’interpositif de conservation sur
polyester (1 ere génération) n’a servit qu’une fois
pour la vérification de la copie.
| ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
aux caméras alors qu’en cas de problème similaire, le triacétate se déchire.
Il est indéniable qu’il vaut beaucoup mieux s’orienter vers le polyester
dont la stabilité est extrêmement longue, une stabilité autant chimique
que dimensionnelle. Le polyester ne se réduit pas, ne se gondole pas.
Notre recommandation est donc d’utiliser un support polyester sur un
tirage directement issu du négatif ou du master numérique.
Une autre recommandation qui existe depuis longtemps et qui continue
d’être une précaution essentielle, c’est de procéder à une séparation
trichrome, c’est-à-dire séparer les informations en rouge, vert et bleu
qui se trouvent sur le négatif original afin de les tirer sur des films noir et
blanc – toujours sur polyester – pour garantir une stabilité de plusieurs
centaines d’années. C’est la solution royale adoptée par toutes les
« majors » américaines. Pour aller encore plus loin, on recommande de
mettre ces images rouges, vertes et bleues les unes à la suite des autres
sur le même film de manière à ce que, s’il se produisait un vieillissement
ou si les bobines n’étaient pas conservées au même endroit, on ne
se retrouve pas avec un problème de colorimétrie supplémentaire.
Si l’on « shoote » et que l’on passe aujourd’hui par un intermédiaire
numérique – ce qui est la majorité des cas en post production – on peut
sans problème et sur une même bobine physique « shooter » les images
rouges, vertes et bleues à la suite. Le film Kodak 2238 est le film idéal de
séparation noir et blanc, on peut aussi l’utiliser pour le «shoot» de film
de patrimoine en noir et blanc. Pour l’interpositif couleur polyester, on
parle dans l’industrie d’une durée de vie de 120 ans, mais pour les films
noir et blanc sur polyester, on annonce une durée de 500 ans.
Quand on parle de patrimoine, c’est évidemment vers cette filière qu’il
faut s’orienter. C’est ce qu’ont très bien compris les majors américaines
comme Disney qui ont systématiquement recours à cette séparation noir
et blanc. Ils s’assurent ainsi la possibilité de ressortir les films quand ils
le voudront en possédant un original de qualité pour les exploitations
futures.
En numérique, il n’est pas certain que les informations se conservent, il
faut donc mettre en œuvre des solutions de conservation en recopiant,
en contrôlant et en changeant de support régulièrement, ce qui va très
vite coûter plus cher. À long terme, la conservation en numérique d’un
master 4K coûte 11 fois plus cher (c’est une estimation) qu’un archivage
sur film (2). Sans compter qu’il y a toujours le risque que l’on saute une
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Support film et stabilité dans le temps : acétate versus polyester
• Tri-acétate
Utilisé depuis 1948 («Safety Film») pour tous les films cinéma :
toutes les négatives de prise de vues, les films noir et blanc, les
intermédiaires et certains film positif de projection.
Points forts : caméra, montage, …
• Polyester / ESTAR
Utilisé pour les films noir et blanc de laboratoire, les films
positifs pour projection, et certains films intermédiaires.
Points forts : résistance, stabilité dimensionnelle, ...
=> Support idéal pour la conservation
•Conservation de l’élément original
(négatif)
•Conservation d’une copie de l’original
(séparation trichrome)
| ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
étape ou que, pour une raison ou une autre, une cassette magnétique se
démagnétise brusquement. Le risque du numérique est celui de la perte
des informations en falaise. Un disque dur ou une bande magnétique
peut en effet du jour au lendemain devenir illisible alors qu’un film, même
mal conservé, peut restituer des informations proches de l’original après
restauration (même le déchirement des perforations est réparable).
Après un tournage numérique maintenant, on préconise donc là encore
un shoot pour retourner sur l’argentique. Au choix, on peut shooter en
noir et blanc ou sur un intermédiaire couleur. Il est certain que les petites
productions ne pourront pas se payer la séparation noir et blanc, mais sur
un intermédiaire couleur, on est déjà à plus de cent ans de sauvegarde, ce
qui n’est pas rien. Pour le shoot d’un intermédiaire couleur de production
et d’un intermédiaire couleur de conservation, nous recommandons
d’utiliser le film Kodak Vision3 Color Digital Intermediate 2254/5254.
Aujourd’hui, Kodak s’est lancé sur l’amélioration des processus existants
en film pour l’archivage et la conservation. En particulier, nous souhaitons
améliorer le film noir et blanc pour qu’il soit plus facile d’utilisation au
moment des shoots. C’est un film que l’on peut optimiser en le rendant
plus sensible aux imageurs ».
35
35
BIBLIOGRAPHIE.
« Longévité de l’information numérique ».
Les données que nous voulons garder vont-elles s’effacer ?
Rapport d’un groupe de travail commun Académie des sciences et
Académie des technologies.
Éditions EDP Sciences – Mars 2010
« The digital dilemna » (2007)
publié par l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences.
Rapport très complet sur les stratégies de conservation pérennes à l’ère
numérique. Téléchargeable à l’adresse suivante :
« The Book of Film Care »
Rochester : Eastman Kodak Co. 1992.
Publié par Kodak USA
« The Film Preservation Guide,
The Basics for Archives, Libraries and Museums »
Téléchargeable en PDF :
Le site de Kodak
contient également de nombreux documents téléchargeables en PDF :
| ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
Éclair Laboratoires
"QU’UN FILM SOIT TOURNÉ EN 35MM
OU EN NUMÉRIQUE, IL FAUT UN RETOUR
SUR FILM POUR LE PÉRENNISER"
PAR CHRISTIAN LURIN,
DIRECTEUR DE LA FABRICATION
CHEZ ÉCLAIR LABORATOIRES
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Les Enfants du Paradis de Marcel Carné (1945). Directeur de la photographie : Roger Hubert
© Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
Actions : Que préconise aujourd’hui « Eclair Laboratoires » en matière de
conservation des films ?
Christian Lurin : Nous proposons la conservation des éléments négatifs à
une température de 3°C avec un taux d’humidité allant de 20 à 30% dans
des chambres froides situées aux environs d’Auxerre dans une filiale du
laboratoire. Nous recommandons aussi la conservation d’un interpositif
de chaque film dans un autre lieu situé à une dizaine de kilomètres du
premier pour éviter de perdre l’ensemble de l’image d’une œuvre en cas
de catastrophe naturelle ou de sinistre majeur. Les interpositifs qui nous
sont confiés sont conservés à 15°C avec toujours le même taux d’humidité
allant de 20 à 30%. Nous appliquons des dispositions équivalentes à la
conservation des éléments son.
A : Depuis quand proposez-vous ce type d’offre ?
C.L. : Cela fait maintenant une quinzaine d’années et nous sensibilisons
nos clients à la nécessité de conserver leurs éléments dans ces conditions
de température et d’humidité relative. La qualité de l’air, comme le
montre des études récentes, est également un facteur important car les
polluants éventuels ont eux aussi une influence sur la conservation des
films. C’est tout particulièrement le cas pour les vapeurs d’acide acétique
relâchées par les films victimes du syndrome du vinaigre. Ce qu’il faut,
c’est filtrer l’air pour éviter des teneurs trop élevées en acide acétique.
A : Existe-t-il une analyse quasi-systématique des stocks à Epinay ?
C.L. : Cela est fait à la demande des détenteurs de catalogues
majeurs français tels Gaumont et Canal Plus qui sont déterminés à
préserver leurs actifs. Tous les « éléments-maîtres » - à savoir les
négatifs, les interpositifs et les négatifs son - sont alors expertisés
avec un rapport de vérification détaillé pour chaque élément. Nous
avons également des activités d’inventaire lorsque, pour certains
catalogues d’importance, les films nous sont livrés sur palettes. Il
faut savoir qu’une palette représente environ 150 bobines et qu’un
long-métrage, si l’on tient compte des chutes, doubles, versions
étrangères et autres, représente à lui seul deux à trois palettes. Pour
les « éléments-maîtres » dont je parlais tout à l’heure, seule une
vérification sur table permet de savoir dans quel état ils se trouvent,
ce qui est indispensable pour pouvoir proposer au détenteur des
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droits une stratégie de conservation. Il est évident qu’un élément
vinaigré ne se conserve pas de la même manière qu’un élément sain :
plus l’élément est vinaigré, plus nous proposons une conservation au
froid et dans le cas d’un danger de décomposition, on a recours à la
duplication optique de l’élément, c’est-à-dire au tirage d’un nouvel
interpositif ou d’un marron s’il s’agit de noir et blanc. En mesurant
le degré d’avancement de la réaction à partir du degré d’acidité du
film, nous sommes en mesure de prévoir à quel moment le film sera
susceptible d’atteindre son point critique.
A : Qu’en est-il de la surveillance des catalogues qui vous sont confiés ?
C.L. : La surveillance des catalogues est aussi une prestation que nous
proposons de plus en plus. Périodiquement, c’est-à-dire une fois par
an, nous auscultons une bobine de chaque film, ce qui fait que pour un
long-métrage, on peut considérer que toutes les bobines sont examinées
chaque « six ans » si l’on tient compte d’une moyenne de six bobines par
film. En ce qui concerne les films sur support tri-acétate, on est attentif
à l’apparition éventuelle du syndrome du vinaigre. Si l’on constate qu’un
film commence à réagir aux tests, il y a tout de suite préconisation de
conservation ou alors préservation via une recopie du film sur un autre
support.
A : Dans le cadre d’une captation numérique, qu’êtes-vous en mesure de
proposer pour garantir la pérennité des images ?
C.L. : Nous allons très prochainement lancer un investissement de
plusieurs centaines de milliers d’euros pour assurer la conservation
des données numériques en nous occupant de leur migration, de leur
suivi et de leur entretien. Nous sommes sur ce sujet dans le même état
d’esprit que pour la séparation du négatif et de l’interpositif en film. A
partir de serveurs où seront stockées les images, nous proposons un
« back-up » systématique sur LTO3 ou LTO5. A partir de la surveillance
de toutes les données, il s’agira alors de déterminer tous les cinq ou dix
ans à quel moment il faut migrer et à quel moment le « hardware ou le
software » risque de devenir obsolète. Pour ne jamais se trouver face
à une technologie qui ne soit plus lisible, on n’a d’autre choix que de
suivre de près les évolutions technologiques, ce qui revient à migrer en
permanence d’une plate-forme à l’autre.
Les Enfants du Paradis © DR
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A : Cela garantit-il une vraie pérennité des œuvres ?
C.L. : Sur un plan technique, pourquoi pas, mais cela implique des
efforts et des moyens permanents et je ne crois absolument pas au
fait de garantir à quiconque que l’on va suivre pendant un siècle et
en permanence les évolutions technologiques. Au vingtième siècle,
pendant les deux guerres mondiales, des tas de bobines de films sont
demeurées sur des étagères sans aucune attention particulière et on
constate, cinquante ou quatre-vingt ans plus tard, qu’elles sont toujours
parfaitement « restaurables » et exploitables en très haute définition,
qu’il s’agisse du 2K ou du 4K. Je ne crois pas que la même garantie
existe pour les données numériques, puisque contrairement au film,
elles ne se conservent pas d’elles-mêmes. Qu’un film soit tourné en
35mm ou en numérique, il faut un retour sur film pour le pérenniser
sous forme d’un internégatif (ou mieux d’un interpositif) fabriqué sur
un enregistreur, type Aaton K ou ArriLaser et c’est ce nouvel élément
que l’on peut alors qualifier d’élément « de conservation ». C’est notre
seule garantie aujourd’hui. Personnellement, j’y pose un léger bémol car
dès lors que l’on a tourné en 4K ou en 35mm, l’élément 2K demeure un
facteur limitatif. Le problème sera encore accru quand nous n’aurons
plus que des sorties numériques sous forme de DCP et que le retour sur
film apparaîtra comme un coût supplémentaire, sans « utilité directe »
au niveau de l’exploitation, si ce n’est de garantir une pérennité. Ce coût
ne pourra certainement pas être absorbé par tous les producteurs, sans
soutien par des financements complémentaires.
A : On a souvent tendance à prendre exemple sur les Américains. Comment
les choses se passent-elles outre-Atlantique ?
C.L. : C’est différent parce que la conscience de la valeur des catalogues
est profondément ancrée dans la mémoire et l’esprit américains alors
qu’en France, elle est plus récente. En France, il y a toujours des personnes
qui doutent de la valeur future de leur patrimoine… et même des films
en général alors que l’on ne peut jamais prévoir le futur d’un film. Un
poisson nommé Wanda par exemple est un film qui avait fait une toute
petite carrière à l’époque de sa sortie et qui en a fait une bien meilleure
dès l’instant où il est ressorti en DVD et en Blu-Ray après restauration.
Les Américains ont commencé avant nous à continuer d’exploiter leurs
anciens titres, Disney en tête avec un catalogue majoritairement de films
d’animation exploitables à chaque nouvelle génération d’enfants, donc
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en gros tous les dix ou quinze ans. Evidemment, lorsque les Américains
garantissent la pérennité de leurs œuvres en faisant appel à la séparation
trichrome, nous sommes vite sur des niveaux de production budgétaire
notablement plus élevés qu’en France.
A : La séparation trichrome est-elle la solution « parfaite » ?
C.L. : L’avantage de la séparation trichrome repose sur le fait qu’un film
noir et blanc sur polyester développé correctement et proprement lavé,
a une espérance de vie de plus de cinq siècles, même s’il est conservé à
20°C dans des conditions d’humidité relative « juste » convenables. Ce
n’est pas le cas des films couleurs car les colorants sont des produits
chimiques assez sensibles qui subissent toujours un vieillissement. Si
l’on veut véritablement pérenniser une œuvre sur plusieurs siècles sans
que cela devienne un casse-tête - je parle notamment de température
basse - le noir et blanc est la solution. Avec un film tourné en couleurs,
on est obligé de procéder à une séparation trichrome pour conserver
chacune des trois couleurs. Ceci dit, un bon internégatif couleurs sur
polyester conservé à 3 ou 4°C dans de bonnes conditions peut également
se conserver de l’ordre de trois ou quatre siècles. Disons que les conditions
de température imposées par la couleur peuvent être légèrement
« relâchées » sur le noir et blanc.
A : La séparation trichrome pose néanmoins le problème de l’étalonnage…
C.L. : Comme le retour sur film va être utilisé dans l’avenir sur un scanner
et non sur une tireuse, il est certain que l’étalonnage sera un problème
si l’on ne conserve pas une copie de référence couleurs du film. Ceci dit,
conservé à froid, ce type de copie supporte plutôt bien le temps, mais
je n’ai pas de réponse franche sur le problème de l’étalonnage dans la
mesure où lorsque les films ressortiront, ils seront aussi vus sur d’autres
écrans que les écrans actuels. L’étalonnage est donc nécessaire et sera
toujours nécessaire, d’autant plus que l’on étalonne différemment pour
la HD ou la sortie salle. Comment faire pour ne pas trahir la volonté des
auteurs, c’est un vrai problème ?
Quai des brumes de Marcel Carné. Directeur de la photographie : Eugène Schüfftan © DR
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A : Est-il possible de conserver sur un autre support les paramètres liés à
l’étalonnage ?
C.L. : Dans une certaine logique, il faudrait conserver les données sur
la colorimétrie et la chromaticité, mais comment les exploiter dans dix,
quinze ou vingt ans ? Ce que l’on peut faire de mieux, c’est enregistrer
les données sensitométriques avec leurs valeurs, les relire dans vingt
ans et les comparer à la valeur d’origine pour coller « au plus près » de
l’original.
A : Cela veut-il dire qu’en numérique, il va vite devenir problématique de
conserver, comme on le fait en film, les chutes et les doubles ?
C.L. : Absolument ! C’est vrai qu’en film, on conserve plus facilement
les chutes et les doubles mais on les limite aussi à partir du moment où
l’on dispose d’un négatif monté, sauf qu’aujourd’hui on monte de moins
en moins le négatif. C’est un problème annexe (mais très important) du
passage au numérique, c’est-à-dire que l’on a tendance à de plus en plus
numériser le négatif sans l’avoir coupé. On travaille à partir de montages
« grandes longueurs » ou de « sélections pour scan ». Mais un film non
monté passe facilement de cinq ou six bobines de 600 mètres à… 25 ou
30 boîtes qui contiennent non seulement les plans utilisés, mais aussi
beaucoup d’autres. Sur certains films, cela peut même aller jusqu’à 150
boîtes. Conserver le film dans de bonnes conditions voudrait donc dire
conserver aussi ces 150 boîtes à une température de 4°C, ce qui est
considérable , sans compter le risque de ne pas savoir retrouver ses petits,
passé un certain nombre d’années. Dans ces conditions, il est évident
que le coût de conservation devient très vite prohibitif. C’est la raison
pour laquelle je suis personnellement favorable au montage du négatif
même s’il y aura toujours des effets spéciaux traités en numérique qui
n’y figureront pas. Il faut alors remplacer ces « bouts de film » par des
longueurs d’amorce et surtout, garder les plans qui ont servi à réaliser
les trucages. Tout cela est un peu compliqué, mais c’est le seul moyen
de limiter le nombre de boîtes à conserver.
A : Demeure quand même le problème d’un remontage éventuel du réalisateur
des années plus tard !
C.L. : A ce moment-là, il faut que ce soit le réalisateur qui le décide si,
au moment de la sortie de son film, il a été frustré pour une question
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de durée ou de censure ou de je ne sais quoi d’autre. Dès le départ par
exemple, Coppola savait qu’il remonterait un jour, quinze ou vingt ans
plus tard, Apocalypse now. C’était clair. En revanche, à partir du moment
où le réalisateur est décédé, remonter un film devient une trahison.
Quelque part, les chutes et les doubles ne devraient pas être conservés
au-delà de la durée de vie du réalisateur.
A : Cela revient à dire que face à toutes ces problématiques, le laboratoire
a, bien plus qu’auparavant, un rôle majeur de conseiller à jouer auprès de
ses clients…
C.L. : C’est ce que « Eclair Laboratoires » essaie de développer à travers
le pôle « patrimoine » que je co-dirige avec Jean-Pierre Neyrac. Qu’un
film soit tourné en numérique ou en 35mm, le laboratoire doit pouvoir
proposer en amont de la mise en œuvre du projet une activité de conseil
et de stratégie de conservation, laquelle doit idéalement être budgétée
avant le tournage. Il faut éviter que ces questions-là ne figurent sur la
dernière ligne du devis, celle qui est toujours la première à « sauter »
quand il s’agit de boucler un film.
A : La dernière grande restauration orchestrée par « Eclair Laboratoires »
a été « Les Enfants du paradis » présenté cette année à Cannes. Quelle est
aujourd’hui sa garantie de pérennité?
C.L. : Sur certains films, il nous est arrivé de shooter deux internégatifs
2K, l’un pour les copies de série et l’autre pour la conservation, mais
sur Les Enfants du paradis, c’est un vrai shoot de conservation 4K qui a
sera fait à partir d’une restauration 4K. C’est une grande première, mais
pour moi, le film de Carné va bien au-delà du cinéma classique, c’est un
poème, une œuvre majeure. Notre engagement a été très important sur
ce film, c’est une restauration qui a duré près de quatre mois et mobilisé
de quinze à vingt personnes. Mais finir par un shoot de conservation,
c’est un must !
A : Quelles sont aujourd’hui les différents « chantiers » engagés ?
C.L. : Nous travaillons en ce moment sur Quai des brumes pour le Studio
Canal et sur Antoine et Antoinette de Jacques Becker pour Gaumont.
Antoine et Antoinette de Jacques Becker.
Directeur de la photographie : Pierre Montazel © DR
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Laboratoire LTC
"AU BOUT DE QUINZE ANS, IL Y A DE FORTES CHANCES
QU’UN DISQUE DUR OU UNE CASSETTE LTO
SOIT DEVENU TOTALEMENT ILLISIBLE"
PAR JEAN-PIERRE BOIGET,
DIRECTEUR DES "NOUVELLES TECHNOLOGIES"
ET STÉPHANE MARTINIE,
DIRECTEUR DU « PÔLE IMAGE »
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Actions : Quelle est la politique de conservation du laboratoire ?
Jean-Pierre Boiget, directeur des « nouvelles technologies » : Même
dans le cas de films tournés en 35mm, nous avons à faire majoritairement
aujourd’hui à de la postproduction numérique. Nous savons aussi que
dans les deux ans à venir, de moins en moins de films seront exploités
en 35mm, alors quel que soit le cas de figure – captation argentique ou
numérique – nous recommandons de faire un shoot de conservation. On
ne lui connaît pas d’équivalent numérique pour une conservation à long
terme alors qu’un internégatif ou un interpositif, on sait déjà qu’on peut
le garder plus de cent ans . Pour s’en convaincre, il suffit d’expertiser des
éléments datant des années 60 ou 70 : même s’il y a de la restauration à
faire, la qualité d’image « source » est toujours présente et suffisamment
bonne pour que les films soient encore exploités.
A : Comment cette « recommandation » est-elle perçue par les clients ?
J.P. B. : Tout le monde a vécu l’expérience de perdre un jour un disque dur sur
son PC ou un disque dur externe entreposé dans une armoire. Alors, quand
on explique que la conservation numérique est quelque chose d’extrêmement
sérieux, c’est compris, du moins pour l’instant et tant qu’il existe encore une
exploitation 35mm. Dès lors que nous serons entrés dans la phase où il n’y
en aura plus, là je ne sais pas comment la chose sera perçue.
A : Ressentez-vous une perception différente selon qu’il s’agit d’une génération
qui a « vécu » avec le film et une « nouvelle » génération tournée vers le
numérique ?
J.P. B. : Les gens de la nouvelle génération se rendent compte plus vite
des problèmes parce qu’ils y ont été confrontés plus tôt alors que les
gens qui ont toujours travaillé avec du 35mm n’ont pas eu à se poser ce
genre de questions. Tout le monde sait que la conservation numérique
n’est pas aussi simple que la conservation film. Quand on dispose d’un
retour sur film après une postproduction numérique, on peut passer
quinze ans en Asie, l’élément sera toujours là au retour. En numérique,
c’est impossible. Je ne sais même pas si les interfaces qui existent sur
mon élément permettront toujours de lire les fichiers. Au bout de quinze
ans, il y a de fortes chances qu’un disque dur ou une cassette LTO soit
devenu totalement illisible même avec le bon matériel et le bon logiciel.
Cela revient à dire qu’il faut entretenir le stockage numérique.
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A : À savoir ?
J.P. B. : Faire des copies, faire des migrations. Avec le LTO qui est de la
bande magnétique, il faut compter deux ou trois ans de vie. Au-delà,
vous prenez un risque et si vous êtes sur un serveur connecté en Red
avec un système de surveillance, la problématique devient celle du
changement de matériel. Il faut un contrat de maintenance sérieux sur
le matériel – je parle de grosse machinerie – pour pouvoir changer les
pièces en cas de besoin. Pour garantir une œuvre à long terme, le shoot
35 est indispensable, il suffit de regarder des films qui ont déjà cent ans
d’âge pour s’en convaincre. Dans ce débat, les directeurs de production
et de post production sont des éléments clés car ce sont eux qui valident
les dépensent dans les laboratoires, eux qui sont à la fois les garants de
ce qui sort et de la dépense engagée.
A : Comment s’opère chez LTC le suivi du numérique ?
J.P. B. : Nous proposons au client une prestation payante de conservation
à base de serveurs sécurisés : n’importe quelle pièce du serveur peut
tomber en panne, nous aurons accès aux données. De plus et quoiqu’il
arrive, nous avons toujours en numérique deux copies, une sur serveur et
une autre qui peut être également sur serveur ou sur bande magnétique.
Notre contrat de service nous engage vis-à-vis du client sur une période
de six mois à trois ans, jamais au-delà. Au terme des trois ans et si le
client veut prolonger la prestation, nous repassons un contrat avec lui
après une nouvelle expertise du matériel.
A : Comment accompagnez-vous l’évolution des matériels ?
J.P. B. : L’exemple du LTO est symptomatique. Nous avons commencé
avec du LTO simple devenu LTO1, puis 2, 3, 4 et bientôt LTO5. Avec ce
serveur, nous devrions pouvoir relire ce qui se trouve sur le LTO1, mais
on entend dire déjà qu’à force de progresser en technologie, il va y avoir
un moment où ces lecteurs ne seront plus capables de lire les vieux LTO.
Le LTO est une bande magnétique, on est loin de la durée de vie de la
pellicule. D’un côté, il y a du « magnétisme », de l’autre quelque chose
qui est « gravé dans le marbre ». Avec un LTO de plus de cinq ans, on
va dire que l’on « tente le coup », mais rien n’est garanti. Au-delà de dix
ans, on mise carrément sur la chance.
Stéphane Martinie, directeur du « pôle image » : Avec les supports
vidéo antérieurs comme le D1 et le D6 qui étaient les premiers stockages
numériques, nous avons connu des problèmes similaires. Quand il a
fallu pérenniser les contenus en faisant des « dubs » de D6 sur HDCam
SR, on s’est aperçu qu’il y avait des problèmes de relecture et que
malheureusement, il allait falloir entièrement « remasteriser » certains
passages. Les bandes avaient été stockées au bon endroit, à bonne
température et avec un taux d’humidité adéquat, mais cela ne suffisait
pas. Le phénomène va se répéter avec le LTO aujourd’hui : on a beau avoir
du stockage Data équipé d’un code binaire, la bande magnétique ne sera
pas lisible partout et c’est comme ça. D’où l’intérêt de mettre en avant
la sauvegarde argentique en attendant un support numérique pérenne.
A : Entre les recopies régulières des différents éléments à conserver et les
contrats de maintenance à renouveler régulièrement, ne pas effectuer de
retour sur film va donc, en plus de mettre la vie de l’œuvre en péril, coûter
plus cher très vite…
J.P. B. : C’est évident. Pour sauvegarder dans le temps des données
numériques, il faut envisager une recopie tous les trois ans environ sachant
que lorsque l’on décharge un LTO, il faut qu’un technicien en relise tout
le contenu et en contrôle la bonne qualité. Entre la recopie, la fourniture
du LTO5 et le temps passé, vous n’êtes pas loin tous les trois ans d’une
facturation de près de trois mille euros. Faîtes le compte ! Par rapport à
la valeur d’un film à long terme, un shoot revient finalement assez bon
marché si l’on prend en compte ce que coûte sa conservation sur vingt
ans et si on réalise ce que serait la perte de revenus si une partie du
film venait à « s’évanouir » en cours de route. Il faut abolir cette vision à
courte durée. Le shoot de conservation est un élément de sécurité, mais
il ne faut pas oublier de conserver les éléments d’exploitation des films,
des éléments disponibles pour une exploitation immédiate. Au début,
ce sera un master HD ou un DCP et peut-être un fichier de distribution
vidéo dans deux ou trois ans. Ceci étant, il s’agira toujours d’éléments
d’exploitation « compressés » qui n’auront pas la qualité ultime du
film, ce qui sera moins grave si l’on dispose par ailleurs d’un shoot 35.
Sur des éléments numériques seuls, aucun laboratoire ne s’engagera
à garantir une pérennité quelconque aux images, c’est très clair. Vous
imaginez le risque sur un film qui vaut plusieurs millions d’euros ! Nous,
nous appliquons des technologies, mais ne saurions être tenus pour
responsables du fait que l’on n’a pas trouvé en numérique un équivalent
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du stockage et de l’archivage argentique. Autre intérêt du shoot, il permet
de tirer une copie cinémathèque. Certes, tous les grands distributeurs
seront équipés en projecteurs numériques serveurs fin 2012, mais d’ici
là, les salles qui organisent des rétrospectives n’en disposeront pas, il
y aura donc toujours besoin de tirer des copies. Quel dommage de se
dire alors que l’on tire une copie seulement issue d’un vieil internégatif
qui a cinquante ans !
A : Proportionnellement, combien de clients sont-ils conscients de la valeur
d’un catalogue ?
S.M. : Nous rencontrons deux types de clients : les grands cataloguistes
qui engagent des frais importants de remasterisation en 2K comme en
HD, avec une exigence de défaut zéro et de plus petits qui n’ont pas les
mêmes moyens et du coup, nous demandent de serrer le plus possible
le devis.
J.P. B. : C’est en cela que le « grand emprunt » va représenter pour eux
une aide non négligeable car les fonds vont permettre une numérisation
en 2K.
S.M. : A partir du moment où 30% du coût de la restauration 2K reste à
la charge du client, quel sera le pourcentage de notre patrimoine restauré
dans ces conditions ? Aujourd’hui, je ne sais pas, c’est encore un peu
tôt pour le dire. Dans le catalogue de films des années 60 à 80, on peut
vraiment se retrouver avec un énorme travail à fournir parce qu’à l’époque,
on tirait beaucoup de copies du négatif original et il y avait beaucoup de
manipulations. A partir de 1987, les choses se sont un peu arrangées car
les interpositifs étaient tirés par immersion, donc étaient devenus plus
propres. Si, durant cette période apparaissent d’énormes catastrophes
sur le négatif, on aura au moins la possibilité d’avoir recours à de bons
interpositifs sans zones et plutôt stables. Ce n’est pas le cas pour les films
d’avant 1960 mais quand on parle de patrimoine, on parle aussi de ces
films-là. Tant que l’on peut restaurer avec des outils automatiques, c’est
relativement simple mais dès qu’il y a des déchirures, de l’instabilité avec
du dédoublement ou des perforations explosées, il n’est plus question
de logiciels : ce sont des coûts considérables.
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A : Avant 1960, on est en noir et blanc. Cela change-t-il les choses ?
S.M. : Vous me parlez « d’images fixées », moi je vous parle d’un état
« physique » que le scan va reproduire. Il va ressortir l’état du négatif
avec ses déchirures ou ses images manquantes, ses images noires. A
l’époque, il arrivait fréquemment que lorsqu’un film casse, on remonte en
longueur la partie manquante avec de l’amorce. Le temps de restauration
à prévoir pour ces films-là est donc considérable. Quand nous nous
étions penchés pour MK2 sur quelques Chaplin, on s’en était aperçu.
C’était une restauration de prestige, mais quel travail !
A : En matière d’archivage, quelle est votre politique ?
S. M. : Nous pratiquons film par film à la demande de l’ayant droit. A
partir du moment où celui-ci réalise une vente, il nous demande de nous
pencher sur les éléments du film pour établir un devis, qu’il s’agisse
d’une « masterisation » HD ou 2K. Tous nos films sont stockés sur
palettes à température et hydrométrie contrôlées dans des hangars à
côté de Reims, mais ce qui se trouve dans les boîtes n’est pas vérifié
systématiquement, il faut que le client le demande.
A : Qu’en est-il du fonds « nitrate » ?
S.M. : Nous l’avons confié aux Archives du film. Ces bobines devaient
être stockées dans des conditions particulières.
A : Le laboratoire, par la force des choses, se retrouve donc aujourd’hui investi
d’une mission « pédagogique »…
J.P. B. : Cela a toujours été le cas, mais avec la multiplication des formats,
des process et des solutions, cette « formation » est devenue permanente.
Oui, nous passons notre temps à expliquer.
S.M. : Pour un grand nombre de personnes, le mot « numérique » est
souvent associé à l’idée qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour obtenir
un élément dans la journée. Mais un fichier numérique se construit comme
tout montage négatif à l’époque et ça se synchronise, qu’il s’agisse du
son ou des sous-titres. Cela prend du temps. Si on nous demande de
décliner un fichier 2K 10bits dans différents standards, il y a des process
à respecter et il faut que les clients l’entendent.
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S.M. : Notre but est de faire accepter les temps de process et le coût
engendré. Soit nous gagnons la bataille, soit nous sommes amenés à
disparaître, c’est du 50/50. Les gros distributeurs et les ayants droit qui
ont des gens compétents dans leurs équipes l’entendent sans problème.
Il y a encore beaucoup trop cette idée : « c’est du numérique, ça ne
coûte pas cher ».
A : Aujourd’hui, on parle de restauration en 2K. Mais ne faudrait-il pas tout
de suite envisager le 4K ?
J .P. B. : Pour être précis, la recommandation CST dans le cadre du
« grand emprunt » n’est pas le 2K, mais « un minimum 2K ». Elle dit
autre chose : « le format de numérisation doit conserver la qualité de
l’œuvre originale ». Si on suit le texte à la lettre, il faudrait effectivement
faire du 4K pour un négatif « fin des années 90 ».
S.M. : En revanche, si on remonte un peu plus loin en arrière, les négatifs
sont assez pauvres et le 4K ne se justifie pas. Le début des années 90
est un peu charnière quant à la qualité des négatives car c’est l’époque
où sont arrivées les nouvelles générations d’émulsions.
J.P. B. : La recommandation du « 2K minimum » est assez équilibrée.
Demander du « 4K minimum » aurait été ridicule et aurait tué le marché
dans l’œuf. Là, nous sommes dans un équilibre qui va nous permettre de
travailler dans des process de qualité tout en « sortant » quelque chose
d’adapté au marché, du moins pour les gros intervenants.
S.M. : Nous pouvons aussi envisager de faire des scans 4K « down-sizés »
en fichiers 2K, c’est-à-dire obtenir un scan 2K possédant la finesse
d’une captation 4K. Ce pourrait être d’ailleurs une solution au délicat
problème du rapport qualité/coût de la numérisation de notre patrimoine
en 4K, lequel ne sera pas une mince affaire. Bien que les coûts aient
considérablement baissé, la numérisation 2K continue de faire peur,
alors, en 4K ! Il vaut mieux un retour sur film 2K plutôt qu’un fichier 4K
stocké sur LTO qui, dans vingt ans, ne vaudra plus rien.
A : Vous travaillez actuellement sur la restauration du « Samouraï » de
Melville. Dans quel état se trouvait le négatif ?
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S.M. : Il était très fatigué pour
avoir servi au tirage direct
de beaucoup trop de copies.
Nous avons eu droit à toute la
gamme de problèmes : perforations
explosées, instabilité,
déchirures réparées au scotch
américain, renforts de collures
« colle » qui avaient laché dans
le temps, images noires, défauts
d’émulsion à certains endroits
après un essuyage ou un tirage
(du « perchloréthylène » avait
dû être « oublié » en route, ce
qui avait détérioré la gélatine par
endroits), rayures, poussières
incrustées… Quelques accidents
s’étaient aussi produits
sur le négatif car certains plans
avaient été remplacés par de
l’internégatif. Conclusion, on
doit en être à près à de 200
heures de travail et je ne vous
parle pas des problèmes de
raccords d’étalonnage dans
la mesure où les internégatifs
de l’époque avaient été tirés
d’après des interpositifs de la génération 67, donc tirés à sec. Ceci étant,
c’était encore pire dans les années 70/75 : là, on est carrément tombé
dans l’économie de l’interpositif. Il restait un « 49 », mais comme vous le
savez, c’est un produit qui ne dure pas dans le temps et qui vire au magenta.
S.M. : On perd tous les détails dans les noirs, dans les basses lumières,
c’est ignoble.
A : Il a fallu recréer des images manquantes ?
S.M. : Tout à fait : la restauration a été faite en totalité dans le groupe
Quinta avec le savoir-faire de Scanlab et de Duboi BSFX.
Le Samouraï de Jean-Pierre Melville (1967). Directeur de la photographie : Henri Decaë. © DR
| ACTIONS le mag’ #34-35
Playtime de Jacques Tati (1967). Directeur de la photographie : Jean Badal © DR
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
Arane-Gulliver
"POUR L’INSTANT, L’IDÉAL, C’EST LE RETOUR
SUR PELLICULE ET CELA, LES CLIENTS LE
COMPRENNENT BIEN. LEUR DIRE QUE L’ON VA
FAIRE DES COPIES ET METTRE SUR LTO, C’EST
DÉJÀ PLUS DIFFICILE !"
PAR JEAN-RENÉ FAILLIOT,
DIRECTEUR GÉNÉRAL
DU LABORATOIRE ARANE-GULLIVER
44 | ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
Actions : Quelle est votre politique en matière de conservation des films ?
Jean-René Failliot : Nous conservons les originaux et adressons un
courrier à la production pour leur demander ce qu’elle a l’intention de
faire des chutes et doubles. En ce qui me concerne, j’ai tendance à dire
aux producteurs que pour conserver le montage original - celui qui a
servi pour le scan du film ou bien le montage traditionnel - il faut aller
aux Archives du film, excellente institution qui a fait ses preuves.
A : Les producteurs sont-ils globalement « conservateurs » de leurs chutes
et doubles ?
J-R. F. : Non, la tendance est plutôt à leur destruction, la plupart du
temps pour des questions financières. Ceux qui récupèrent leurs chutes
et doubles sont finalement assez minoritaires.
A : Que se passe-t-il dans le cas du numérique ?
J-R. F. : Pour l’instant, nous n’avons pas vraiment de solutions, mis
à part de faire des sécurités et de les remettre aux productions pour
qu’elles les stockent. Il existe aujourd’hui un vide énorme dans le domaine
en attendant, on l’espère, qu’une norme véritable soit instituée.
Les pouvoirs publics devraient s’occuper de mettre en place un équivalent
à ce qui existe avec les Archives du film pour la pellicule. Mais tout
est toujours une question d’argent. Alors, en attendant, on stocke les
fichiers numériques et on avance « au jour le jour » en suivant attentivement
les évolutions de la technologie.
A : Quelle pérennité peut-on attribuer au numérique ?
J-R. F. : Qu’un film soit tourné en argentique et finalisé en post-production
numérique ou qu’il soit entièrement tourné en numérique, il
se produit dans 98% des cas un « retour sur film » et nous poussons à
cela. La mise sur « support film » est pour l’instant ce qu’il y a de moins
contraignant pour nous et ce qui est le plus sécurisant pour les producteurs
et les réalisateurs désireux de conserver leurs œuvres. C’est ce
que je vois de mieux. Cet original peut aussi être déposé aux Archives
du film comme cela se pratiquait jusqu’à présent : une fois un film sorti,
son négatif partait aux « Archives » avec une copie de référence et le
son optique.
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A : Les clients demandent-ils une conservation sur LTO ?
J-R. F. : Ce qu’ils nous demandent, c’est de conserver les fichiers de
disques durs et c’est nous qui les recopions systématiquement sur LTO
pour les conserver. Cela reste néanmoins une pratique encore assez
exceptionnelle pour nous.
A : Avez-vous mis en place un système de recopies au laboratoire ?
J-R. F. : Pas encore, car cela fait à peine un an que nous avons « mis
en place » le numérique chez Arane. Jusqu’à présent, les productions
« grands formats » - qui coûtent des fortunes - nous envoyaient des
disques durs pour qu’on les shoote et c’était nous qui faisions la recopie
sur LTO et conservions disques durs et LTO.
A : Comment parlez-vous « conservation » avec vos clients ?
J-R. F. : Nous en parlons régulièrement car tout le monde est très
conscient que la conservation est devenu un énorme problème. A notre
petit niveau, nous réfléchissons à ce que l’on pourrait proposer pour
avancer dans cette nébuleuse qu’est la conservation des fichiers numériques,
mais nous ne savons pas nous-mêmes très bien où nous allons
et comment va évoluer la conservation. Tant qu’on ne nous demande
pas d’aller rechercher un plan, on imagine qu’en faisant des recopies de
LTO tous les cinq ans, cela va marcher, mais on n’en est pas sûr du tout.
Il peut y avoir mille problèmes, ne serait-ce qu’une démagnétisation !
Pour l’instant, l’idéal, c’est le retour sur pellicule et cela, les clients le
comprennent bien. Leur dire que l’on va faire des copies et mettre sur
LTO, c’est déjà plus difficile. Surtout, l’on en revient toujours au même :
combien cela va-t-il coûter ? Mon expérience principale en matière de
conservation, c’est le film Playtime de Jacques Tati entièrement restauré
par nos soins en 2000. C’est un film qui a été refait photochimiquement
et numériquement dans son intégralité avec des séquences rallongées
pour le conformer à son montage d’origine. Cet original refait et l’interpositif
de sécurité se trouvent toujours chez nous et pour l’instant,
tout se passe bien. De temps en temps, un pays ou une cinémathèque
nous demande une copie, nous la tirons et voilà ! Cela pour dire que
seule la pellicule a fait ses preuves et que pour l’instant, c’est aussi ce
qu’il y a de plus facile à chiffrer pour les producteurs. Il faut demeurer
très pragmatique et en France, nous avons un peu de mal avec cela. En
demeurant pragmatiques, nous trouverons certainement des solutions
intéressantes pour résoudre le problème de conservation numérique.
A : Quel était l’état de « Playtime » quand vous l’avez « repris en main » ?
J-R. F. : Le négatif avait voyagé en Espagne et en France, il était déchiré
à plusieurs endroits et réparé au scotch, mais il n’était pas décomposé,
les perforations n’étaient pas « en retrait » et les couleurs sont plutôt
bien ressorties. Nous avons vécu la même chose avec la restauration
anglaise de Mon oncle dont les éléments avaient été conservés aux Archives
du film. Aucun problème ! Des histoires de collure, c’est tout !
Le couple « Archives du film – pellicule » est pour l’instant ce qui se fait
de mieux.
Mon Oncle de Jacques Tati (1958). Directeur de la photographie : Jean Bourgoin © DR
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CINÉ DIA
"LES ARGUMENTS EN
FAVEUR DE L’ARGENTIQUE
SONT LÀ, IL SUFFIT DE LES
METTRE EN AVANT"
PAR DANIEL COLLAND,
PRÉSIDENT
DU LABORATOIRE CINÉ DIA
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DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS
Dans le cadre du « Grand Paris », la Seine Saint-Denis qui est mon département a été
choisie pour devenir le maître d’œuvre de l’audiovisuel, de l’argentique et du numérique.
Le jour où j’ai assisté à l’une des premières réunions, tout le monde n’avait qu’un mot
à la bouche : le numérique, le 2K, le 4K… Moi, j’ai posé une question : « conserver les
films, c’est bien, mais sur quel support ? » La réponse a été : « …mais en argentique, bien sûr ! » Bien
sûr… sauf que si nous, laboratoires, arrêtons demain la photochimie, que vont faire les fabricants de
pellicule ? Eh bien, ils vont fermer à tour de rôle et à ce moment-là, on pourra toujours continuer de
parler de « conservation des films », on ne saura plus sur « quoi » procéder. Aujourd’hui, tout le monde
veut laisser tomber les copies argentiques dans les salles de cinéma, mais de quoi vivent les laboratoires
si ce n’est précisément des copies ? Quelquefois, on parle beaucoup, mais on ne réfléchit pas assez.
J’ai fait partie cette année du jury de la Caméra d’or : sur les 25 films qui concourraient, beaucoup
étaient en argentique. Cela m’a donné l’occasion de parler avec pas mal d’étrangers, le Président qui
était coréen, des espagnols, des argentins… partout, il s’organise une « résistance argentique » ! En
France, on est fou.
On n’a jamais vu un cinéma être dans l’impossibilité de projeter un film pour manque de copie. En
numérique, il peut se produire un tas de choses depuis le fait de ne pas réussir à ouvrir les fichiers
jusqu’au fait qu’après trois ou quatre passages, la copie numérique ne fonctionne parfois plus bien. En
argentique, que je sache, les copies pouvaient circuler pendant plusieurs années dans toute la France
sans le moindre problème ! Des rayures, oui… mais c’est tout ! Les arguments en faveur de l’argentique
sont là, il suffit de les mettre en avant.
CINÉ DIA en Seine-Saint-Denis est voué à la conservation des films en argentique, noir et blanc et
couleurs. Il ne faut jamais s’avouer vaincu. Pour l’instant, j’ai la chance d’avoir des marchés avec le
CNC, la Cinémathèque, l’ECPA ou le CNDP à Poitiers. Et pour l’INA, je travaille encore sur des « films
flamme »…
Je suis un homme passionné par l’argentique, l’argent m’importe peu. Avant de mourir, je veux continuer
de me battre. La mondialisation nous guette, pourquoi se laisser dévorer si l’on peut se défendre ? Quand
je menace de licencier six ou huit personnes disposant d’un savoir-faire au cas où je ne décrocherais
pas un marché, je ne fais pas de chantage, je mets simplement les gens en face de leurs responsabilités.
Bien entendu, je suis obligé de faire du numérique comme tout le monde, personne n’est en mesure de
refuser un client, mais le calcul est très simple : chez CINE DIA, le numérique concerne cinq personnes
et l’argentique… 65 !
Les films ne se conservent qu’en argentique, pas en numérique. La question qui se pose aujourd’hui,
c’est : « que va-t-on laisser à nos petits-enfants ? » Cela fait dix ans que je me bats et que l’on ne
m’écoute pas, mais je sais une chose : lorsqu’on me rappellera « là-haut », j’aurai fait mon boulot ».
Billet
| ACTIONS le mag’ #34-35
ARCHIVAGE
“Si vous voulez créer des images dont
la valeur sera précieusement conservée,
la seule manière d’y parvenir est de les
tourner sur film.”
Bill Dill, ASC,
directeur de la photographie/professeur
"Durant ces deux dernières années,
nous avons livré des données sous
quatre formats différents, dont deux
sont aujourd’hui complètement obsolètes...
Le 35 mm est un standard reconnu
depuis un siècle à présent, et ce n’est
pas sans raison.“
Laboratoire Framestore Ben Baker,
directeur du département numérique
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« Je suis très fière que tous les films de HBO
bénéficient d’un archivage argentique, car
cela nous garantit des conditions parfaites
pour leur exploitation future. »
Cynthia Kanner, vice-présidente responsable
de la postproduction des films et mini-séries
à HBO Films
Les dossiers Film. No Compromise :
Qualité d’image, coûts de production, Super 16mm,
archivage, postproduction
disponibles sur demande auprès de Régine Pérez :
01 40 01 35 15, regine.perez@kodak.com
www.kodak.fr/go/cinema