DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS Laboratoire LTC "AU BOUT DE QUINZE ANS, IL Y A DE FORTES CHANCES QU’UN DISQUE DUR OU UNE CASSETTE LTO SOIT DEVENU TOTALEMENT ILLISIBLE" PAR JEAN-PIERRE BOIGET, DIRECTEUR DES "NOUVELLES TECHNOLOGIES" ET STÉPHANE MARTINIE, DIRECTEUR DU « PÔLE IMAGE » 40 | ACTIONS le mag’ #34-35
DOSSIER SPÉCIAL | ARCHIVAGE ET CONSERVATION DES FILMS Actions : Quelle est la politique de <strong>conservation</strong> du laboratoire ? Jean-Pierre Boig<strong>et</strong>, directeur <strong>des</strong> « nouvelles technologies » : Même dans le cas de <strong>films</strong> tournés en 35mm, nous avons à faire majoritairement aujourd’hui à de la postproduction numérique. Nous savons aussi que dans les deux ans à venir, de moins en moins de <strong>films</strong> seront exploités en 35mm, alors quel que soit le cas de figure – captation argentique ou numérique – nous recommandons de faire un shoot de <strong>conservation</strong>. On ne lui connaît pas d’équivalent numérique pour une <strong>conservation</strong> à long terme alors qu’un internégatif ou un interpositif, on sait déjà qu’on peut le garder plus de cent ans . Pour s’en convaincre, il suffit d’expertiser <strong>des</strong> éléments datant <strong>des</strong> années 60 ou 70 : même s’il y a de la restauration à faire, la qualité d’image « source » est toujours présente <strong>et</strong> suffisamment bonne pour que les <strong>films</strong> soient encore exploités. A : Comment c<strong>et</strong>te « recommandation » est-elle perçue par les clients ? J.P. B. : Tout le monde a vécu l’expérience de perdre un jour un disque dur sur son PC ou un disque dur externe entreposé dans une armoire. Alors, quand on explique que la <strong>conservation</strong> numérique est quelque chose d’extrêmement sérieux, c’est compris, du moins pour l’instant <strong>et</strong> tant qu’il existe encore une exploitation 35mm. Dès lors que nous serons entrés dans la phase où il n’y en aura plus, là je ne sais pas comment la chose sera perçue. A : Ressentez-vous une perception différente selon qu’il s’agit d’une génération qui a « vécu » avec le film <strong>et</strong> une « nouvelle » génération tournée vers le numérique ? J.P. B. : Les gens de la nouvelle génération se rendent compte plus vite <strong>des</strong> problèmes parce qu’ils y ont été confrontés plus tôt alors que les gens qui ont toujours travaillé avec du 35mm n’ont pas eu à se poser ce genre de questions. Tout le monde sait que la <strong>conservation</strong> numérique n’est pas aussi simple que la <strong>conservation</strong> film. Quand on dispose d’un r<strong>et</strong>our sur film après une postproduction numérique, on peut passer quinze ans en Asie, l’élément sera toujours là au r<strong>et</strong>our. En numérique, c’est impossible. Je ne sais même pas si les interfaces qui existent sur mon élément perm<strong>et</strong>tront toujours de lire les fichiers. Au bout de quinze ans, il y a de fortes chances qu’un disque dur ou une cass<strong>et</strong>te LTO soit devenu totalement illisible même avec le bon matériel <strong>et</strong> le bon logiciel. Cela revient à dire qu’il faut entr<strong>et</strong>enir le stockage numérique. 41 41 A : À savoir ? J.P. B. : Faire <strong>des</strong> copies, faire <strong>des</strong> migrations. Avec le LTO qui est de la bande magnétique, il faut compter deux ou trois ans de vie. Au-delà, vous prenez un risque <strong>et</strong> si vous êtes sur un serveur connecté en Red avec un système de surveillance, la problématique devient celle du changement de matériel. Il faut un contrat de maintenance sérieux sur le matériel – je parle de grosse machinerie – pour pouvoir changer les pièces en cas de besoin. Pour garantir une œuvre à long terme, le shoot 35 est indispensable, il suffit de regarder <strong>des</strong> <strong>films</strong> qui ont déjà cent ans d’âge pour s’en convaincre. Dans ce débat, les directeurs de production <strong>et</strong> de post production sont <strong>des</strong> éléments clés car ce sont eux qui valident les dépensent dans les laboratoires, eux qui sont à la fois les garants de ce qui sort <strong>et</strong> de la dépense engagée. A : Comment s’opère chez LTC le suivi du numérique ? J.P. B. : Nous proposons au client une prestation payante de <strong>conservation</strong> à base de serveurs sécurisés : n’importe quelle pièce du serveur peut tomber en panne, nous aurons accès aux données. De plus <strong>et</strong> quoiqu’il arrive, nous avons toujours en numérique deux copies, une sur serveur <strong>et</strong> une autre qui peut être également sur serveur ou sur bande magnétique. Notre contrat de service nous engage vis-à-vis du client sur une période de six mois à trois ans, jamais au-delà. Au terme <strong>des</strong> trois ans <strong>et</strong> si le client veut prolonger la prestation, nous repassons un contrat avec lui après une nouvelle expertise du matériel. A : Comment accompagnez-vous l’évolution <strong>des</strong> matériels ? J.P. B. : L’exemple du LTO est symptomatique. Nous avons commencé avec du LTO simple devenu LTO1, puis 2, 3, 4 <strong>et</strong> bientôt LTO5. Avec ce serveur, nous devrions pouvoir relire ce qui se trouve sur le LTO1, mais on entend dire déjà qu’à force de progresser en technologie, il va y avoir un moment où ces lecteurs ne seront plus capables de lire les vieux LTO. Le LTO est une bande magnétique, on est loin de la durée de vie de la pellicule. D’un côté, il y a du « magnétisme », de l’autre quelque chose qui est « gravé dans le marbre ». Avec un LTO de plus de cinq ans, on va dire que l’on « tente le coup », mais rien n’est garanti. Au-delà de dix ans, on mise carrément sur la chance. Stéphane Martinie, directeur du « pôle image » : Avec les supports vidéo antérieurs comme le D1 <strong>et</strong> le D6 qui étaient les premiers stockages numériques, nous avons connu <strong>des</strong> problèmes similaires. Quand il a fallu pérenniser les contenus en faisant <strong>des</strong> « dubs » de D6 sur HDCam SR, on s’est aperçu qu’il y avait <strong>des</strong> problèmes de relecture <strong>et</strong> que malheureusement, il allait falloir entièrement « remasteriser » certains passages. Les ban<strong>des</strong> avaient été stockées au bon endroit, à bonne température <strong>et</strong> avec un taux d’humidité adéquat, mais cela ne suffisait pas. Le phénomène va se répéter avec le LTO aujourd’hui : on a beau avoir du stockage Data équipé d’un code binaire, la bande magnétique ne sera pas lisible partout <strong>et</strong> c’est comme ça. D’où l’intérêt de m<strong>et</strong>tre en avant la sauvegarde argentique en attendant un support numérique pérenne. A : Entre les recopies régulières <strong>des</strong> différents éléments à conserver <strong>et</strong> les contrats de maintenance à renouveler régulièrement, ne pas effectuer de r<strong>et</strong>our sur film va donc, en plus de m<strong>et</strong>tre la vie de l’œuvre en péril, coûter plus cher très vite… J.P. B. : C’est évident. Pour sauvegarder dans le temps <strong>des</strong> données numériques, il faut envisager une recopie tous les trois ans environ sachant que lorsque l’on décharge un LTO, il faut qu’un technicien en relise tout le contenu <strong>et</strong> en contrôle la bonne qualité. Entre la recopie, la fourniture du LTO5 <strong>et</strong> le temps passé, vous n’êtes pas loin tous les trois ans d’une facturation de près de trois mille euros. Faîtes le compte ! Par rapport à la valeur d’un film à long terme, un shoot revient finalement assez bon marché si l’on prend en compte ce que coûte sa <strong>conservation</strong> sur vingt ans <strong>et</strong> si on réalise ce que serait la perte de revenus si une partie du film venait à « s’évanouir » en cours de route. Il faut abolir c<strong>et</strong>te vision à courte durée. Le shoot de <strong>conservation</strong> est un élément de sécurité, mais il ne faut pas oublier de conserver les éléments d’exploitation <strong>des</strong> <strong>films</strong>, <strong>des</strong> éléments disponibles pour une exploitation immédiate. Au début, ce sera un master HD ou un DCP <strong>et</strong> peut-être un fichier de distribution vidéo dans deux ou trois ans. Ceci étant, il s’agira toujours d’éléments d’exploitation « compressés » qui n’auront pas la qualité ultime du film, ce qui sera moins grave si l’on dispose par ailleurs d’un shoot 35. Sur <strong>des</strong> éléments numériques seuls, aucun laboratoire ne s’engagera à garantir une pérennité quelconque aux images, c’est très clair. Vous imaginez le risque sur un film qui vaut plusieurs millions d’euros ! Nous, nous appliquons <strong>des</strong> technologies, mais ne saurions être tenus pour responsables du fait que l’on n’a pas trouvé en numérique un équivalent | ACTIONS le mag’ #34-35