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Etes-vous démocrate ou républicain ? par Régis Debray

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<strong>Etes</strong>-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> <strong>démocrate</strong> <strong>ou</strong> <strong>républicain</strong> ? <strong>par</strong> <strong>Régis</strong> <strong>Debray</strong><br />

Extrait du Laïcité Auj<strong>ou</strong>rd'hui<br />

http://laicite-auj<strong>ou</strong>rdhui.fr/spip.php?article292<br />

<strong>Etes</strong>-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> <strong>démocrate</strong> <strong>ou</strong><br />

<strong>républicain</strong> ? <strong>par</strong> <strong>Régis</strong> <strong>Debray</strong><br />

- LAICITHEQUE - Bibliothèque -<br />

Laïcité Auj<strong>ou</strong>rd'hui<br />

Date de mise en ligne : vendredi 9 janvier 2009<br />

Copyright © Laïcité Auj<strong>ou</strong>rd'hui Page 1/13


<strong>Etes</strong>-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> <strong>démocrate</strong> <strong>ou</strong> <strong>républicain</strong> ? <strong>par</strong> <strong>Régis</strong> <strong>Debray</strong><br />

Trois f<strong>ou</strong>lards ont démontré, si besoin en était, que les années 1990 ne ressembleraient pas<br />

aux années 1980. Qu'on se reporte un peu en arrière : t<strong>ou</strong>t dans la décennie qui s'achève<br />

portait à l'acceptation de cet ornement vestimentaire. C'étaient les années de l'individu-roi,<br />

de la dispersion des modes, de l'ap<strong>par</strong>ence triomphante, du droit à la différence et de la<br />

grande tolérance "droit-de-l'hommiste", celles des tribus s<strong>ou</strong>veraines et de la naissance d'une<br />

conscience communautaire. Années précieuses qui ont fait progresser les droits, modernisé la<br />

démocratie française, acclimaté le réalisme économique, sonné le glas du défi totalitaire.<br />

Années utiles qui ont contraint les intellectuels largement discrédités <strong>par</strong> les errements des<br />

deux décennies précédentes à une cure de silence dont Max Gallo a eu grand tort de se<br />

plaindre il fallait bien, p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t repenser, un peu de calme et de discrétion.<br />

Il y a un mois, p<strong>ou</strong>r la première fois depuis longtemps, c'est aut<strong>ou</strong>r d'un texte produit <strong>par</strong> des<br />

philosophes que s'est organisé un grand débat national. P<strong>ou</strong>r la première fois depuis<br />

longtemps, la société de l'individu sans frein s'est posé la question de l'interdiction, sans que<br />

les <strong>par</strong>tisans de la fermeté soient nécessairement catalogués dans le camp des passéistes <strong>ou</strong><br />

des réactionnaires. Droit, philosophie, éthique prennent la place de la sociologie reine des<br />

années soixante-dix et de l'économie impératrice des années 1980. Rien d'étonnant puisque<br />

l'Europe rentrée dans l'histoire se pose auj<strong>ou</strong>rd'hui une d<strong>ou</strong>ble question exaltante : comment<br />

construire la démocratie à l'Est, comment la développer à l'Ouest ? Il y a un an déjà, « le<br />

N<strong>ou</strong>vel Observateur » dressait le décès des années 1980 tuées <strong>par</strong> l'aprés-krach (voir le<br />

numéro du 31 décembre 1988). Ce n'est pas un hasard si c'est le même hebdomadaire qui a<br />

publié avec éclat l'appel des cinq philosophes. Ce n'est pas un hasard si n<strong>ou</strong>s consacrons<br />

auj<strong>ou</strong>rd'hui une place inhabituelle à un autre texte de fond, celui que n<strong>ou</strong>s a proposé <strong>Régis</strong><br />

<strong>Debray</strong>.<br />

Alceste à la plume acérée, <strong>Debray</strong> représente une tradition de pensée que l'Observateur a<br />

s<strong>ou</strong>vent accueillie, sans y adhérer p<strong>ou</strong>r autant. Il n<strong>ou</strong>s a seulement semblé que son analyse,<br />

<strong>par</strong> sa qualité et son à-propos, p<strong>ou</strong>vait lancer un débat qu'il est dans notre vocation de<br />

susciter. <strong>Etes</strong>-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> <strong>démocrate</strong> <strong>ou</strong> <strong>républicain</strong> ? Autrement dit croyez-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> à un<br />

<strong>par</strong>ticularisme français qui ferait de la République une forme originale et supérieure de<br />

démocratie ? Ou bien croyez-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> que le progrès passe justement <strong>par</strong> 'la fin de l'exception<br />

française et l'adaptation en France des avancées démocratiques des pays anglo-saxons ? Le<br />

droit sans l'État, <strong>ou</strong> bien l'État garant do droit ? Les deux modèles existent dans la vie<br />

politique, ils s<strong>ou</strong>s-tendent deux attitudes, deux cultures politiques. On peut même en faire un<br />

jeu de société. Qui est <strong>démocrate</strong>, qui est <strong>républicain</strong> ? [...] <strong>Debray</strong> se dit <strong>républicain</strong>. Dans les<br />

semaines qui viennent les <strong>démocrate</strong>s s'expliqueront. La discussion commence.<br />

Laurent Joffrin<br />

La question ne sera-t-elle donc jamais posée ? Celle qui commande à t<strong>ou</strong>s les débats du j<strong>ou</strong>r l'identité d'une<br />

république, <strong>par</strong> quoi notre pays fait, en Europe et dans le monde, exception. Hier, un Code de la Nationalité.<br />

Auj<strong>ou</strong>rd'hui, un f<strong>ou</strong>lard. Demain, n'importe quoi : polémiques écrans, batailles sans raison. On ne guérira pas ces<br />

mauvaises fièvres sans en déceler la cause première.<br />

N<strong>ou</strong>s payons t<strong>ou</strong>s à présent, <strong>par</strong> une indéniable confusion mentale, la confusion intellectuelle entre l'idée de<br />

république issue de la Révolution française, et l'idée de démocratie, telle que la modèle l'histoire anglo-saxonne. On<br />

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<strong>Etes</strong>-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> <strong>démocrate</strong> <strong>ou</strong> <strong>républicain</strong> ? <strong>par</strong> <strong>Régis</strong> <strong>Debray</strong><br />

les croit synonymes, et chacun de prendre un terme p<strong>ou</strong>r un autre. P<strong>ou</strong>rquoi les distinguer ? La société libérale et<br />

consumériste n'est qu'une figure <strong>par</strong>mi d'autres de la démocratie, mais si dominante et communicative qu'on la croit<br />

obligatoire, y compris dans les pays où la démocratie a pris d'autres visages.<br />

Refuser <strong>par</strong> exemple à une jeune musulmane l'entrée d'une salle de classe tant qu'elle ne laisserait pas son voile au<br />

vestiaire ? « Bonne action », clamera le <strong>républicain</strong>. Non, « mauvaise action ! » s'indignera le <strong>démocrate</strong>. « Laïcité »,<br />

dira l'un. « Intolérance », dira l'autre. (V<strong>ou</strong>s et moi avons répété la scène ces derniers temps.) Querelle de mots ?<br />

Non : quiproquo des principes.<br />

On peut se dire <strong>républicain</strong> sans se conduire en <strong>démocrate</strong> : certains voient même là notre tentation, voire notre<br />

héritage national. Royaume-Uni, Espagne, Belgique et beauc<strong>ou</strong>p d'autres monarchies constitutionnelles témoignent<br />

à l'inverse qu'on peut être <strong>démocrate</strong> sans être <strong>républicain</strong>. Il est des républiques de nom, qui n'ont ni les principes ni<br />

les contraintes de la nôtre : ainsi l'Allemagne et les Etats-Unis, qui méritent pleinement leur nom de démocraties<br />

(quoiqu'il y eût beauc<strong>ou</strong>p de république dans la démocratie de Lincoln, comme le montre encore auj<strong>ou</strong>rd'hui la<br />

puissance du Congrès). L'absence de monarchie héréditaire ne fait pas plus une république, au sens fort et propre<br />

du mot, que l'appellation démocratie populaire n'annonçait le p<strong>ou</strong>voir du peuple.<br />

Chaque époque a ses fétiches. N<strong>ou</strong>s avons à présent, et c'est tant mieux, les droits de l'homme, l'Europe, la société<br />

civile, l'État de droit. Démocratie est le plus grand de ces grands mots et il se voit de loin. On comprend l'attrait qu'il<br />

exerce sur les peuples de l'Est européen et de Chine, la vertigineuse espérance qu'il incarne à leurs yeux. Mais chez<br />

n<strong>ou</strong>s, c'est l'un de ces mots-valises qui confondent le genre et l'espèce, la classe et l'ordre. N<strong>ou</strong>s sommes t<strong>ou</strong>s, en<br />

Europe, <strong>démocrate</strong>s. Vive les élections libres ! Certes, ô combien. Mais l'humaniste ne crie pas « vive les glandes<br />

mammaires » <strong>par</strong>ce que t<strong>ou</strong>s les hommes sont des mammifères. Les baleines, les chèvres et les humains donnent à<br />

téter à leurs petits, mais on demande à l'humaniste un peu plus de précision, et à l'humanité un petit effort<br />

supplémentaire. Comme l'Homo sapiens est un mammifère plus, la république est la démocratie plus. Plus précieuse<br />

et plus précaire. Plus ingrate, plus gratifiante. La république, c'est la liberté, plus la raison. L'État de droit, plus la<br />

justice. La tolérance, plus la volonté. La démocratie, dirons-n<strong>ou</strong>s, c'est ce qui reste d'une république quand on éteint<br />

les Lumières.<br />

C'est une chose étrange en Europe qu' « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » selon le<br />

préambule de notre Constitution de 1958 (<strong>ou</strong> de 1946).<br />

Ce statut de droit légitime un état de fait. A histoire unique, Constitution unique. Il en déc<strong>ou</strong>le un certain nombre<br />

d'usages, d'inhibitions, de passions et de devoirs dont nos amis et voisins démocratiques ne cessent de s'ébaudir <strong>ou</strong><br />

de s'indigner. Comme l'indiquent les articles stupéfaits <strong>ou</strong> rigolards consacrés à « l'affaire du voile » <strong>par</strong> les j<strong>ou</strong>rnaux<br />

européens les plus sérieux, il va de soi p<strong>ou</strong>r un Anglais <strong>ou</strong> un Danois que les Français sont une fois de plus tombés<br />

sur la tête. Ils n'ont pas tort. Depuis 1789, et plus exactement depuis 1793, lorsque des insensés eurent l'audace<br />

d'arracher à Dieu, p<strong>ou</strong>r la première fois, le g<strong>ou</strong>vernement des hommes sur un canton de la planète, n<strong>ou</strong>s sommes<br />

marginaux et à contre-c<strong>ou</strong>rant. Deux cents ans après et en dépit des ap<strong>par</strong>ences, notre République n'a pas en<br />

Europe de véritable équivalent. En 1889, il n'y avait que deux républiques sur notre continent : la France et la Suisse.<br />

Malgré quelques changements de noms, alent<strong>ou</strong>r, je me risquerai à s<strong>ou</strong>tenir que la situation, cent ans plus tard, n'a<br />

pas beauc<strong>ou</strong>p changé.<br />

A l'Audimat planétaire, n<strong>ou</strong>s voilà encore plus à l'index. Dans un monde où sur quelque 170 Etats s<strong>ou</strong>verains plus de<br />

100 peuvent être déjà qualifiés de religieux, les nations laïques forment une minorité en peau de chagrin. Dans la<br />

Communauté européenne qu'on dit sécularisée, la laïcité n'est nulle <strong>par</strong>t un principe constitutionnel. Pas plus qu'elle<br />

ne l'est aux Etats-Unis d'Amérique (où le Premier Amendement ne stipule que la sé<strong>par</strong>ation des Eglises et de l'État),<br />

<strong>ou</strong> en URSS, où régna pendant soixante ans une religion d'Etat, le marxisme-léninisme (les Eglises n'ont<br />

évidemment pas l'exclusivité du cléricalisme). Les crucifix continuent de trôner, bien sûr, dans les écoles publiques<br />

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d'Espagne. La déchristianisation n'empêche pas les petits Danois de commencer leur j<strong>ou</strong>rnée scolaire <strong>par</strong> un<br />

psaume. Ni le « God Save the Queen » de retentir en Grande-Bretagne où l'anglicanisme est d'Etat. Ni le Code<br />

pénal allemand (article 166) de sanctionner le blasphème, comme celui de la Hollande, patrie de la tolérance, où<br />

Rushdie n'a dû d'être publié qu'à l'article 147 dudit code qui punit les seules injures faites à Dieu mais non à ses<br />

prophètes. Rappelons qu'en France le blasphème a cessé d'être un délit en 1791.<br />

C<strong>ou</strong>pons c<strong>ou</strong>rt aux anecdotes. Pasteurs <strong>ou</strong> prêtres fonctionnarisés, enseignement religieux obligatoire à l'école sauf<br />

demande expresse des <strong>par</strong>ents, <strong>par</strong>tis confessionnels domi­nants, bonne conscience <strong>ou</strong> culpabilité omniprésentes<br />

en toile de fond : dans l'Europe du Marché commun, la politique n'a pas véritablement conquis sa pleine autonomie<br />

sur le religieux, lequel garde <strong>par</strong> ailleurs le monopole du spirituel. Dans l'Europe vaticane et luthérienne, où pape,<br />

mollahs et rabbins battent le rappel des <strong>ou</strong>ailles, la république reste un corps étranger, dont rien n'assure qu'il est<br />

inassimilable. Les décisions communautaires ne se prennent-elles pas désormais à la majorité ?<br />

La laïcité n'a pas sa raison en elle-même : s'y arrêter <strong>ou</strong> s'en obséder, c'est la ruiner à terme. Elle n'est qu'un effet<br />

secondaire et dérivé d'un principe d'organisation. La clé de voûte de ce « pilier » n'est pas la démocratie rarement<br />

laïque mais la république, qui l'est nécessairement. Sa remise en question est logique. N'est-ce pas dans l'hiver<br />

1940 que les devoirs envers Dieu furent rétablis dans les programmes de l'école primaire, et en 1941 que les curés<br />

furent autorisés à venir faire le catéchisme en classe ? Au moment où, cachée derrière un auguste Maréchal, une<br />

technocratie jeune, compétente et moderniste prenait à Vichy, entre un Mea culpa et un Te Deum, les commandes<br />

de l'État français, en lieu et place de « la République athée ».<br />

N<strong>ou</strong>s le savons bien : il faut mettre plus de démocratie dans notre République. Lui enlever cette mauvaise graisse<br />

napoléonienne, autoritaire et verticale ; cette surcharge de notables, cet héritage monarchique, cette noblesse d'Etat<br />

qui l'empâtent. La République française ne deviendra pas plus démocratique en devenant moins <strong>républicain</strong>e. Mais<br />

en allant jusqu'au b<strong>ou</strong>t de son concept, sans confusion.<br />

Opposer la république à la démocratie, c'est la tuer. Et réduire la république à la démocratie, qui porte en elle<br />

l'anéantissement de la chose publique, c'est aussi la tuer. Comment les démêler, s'ils sont indissociables ? Selon<br />

quels critères idéaux ? T<strong>ou</strong>t g<strong>ou</strong>vernement, p<strong>ou</strong>r borné que soit son horizon, repose sur une idée de l'homme. Même<br />

s'il ne le sait pas, le g<strong>ou</strong>vernement <strong>républicain</strong> définit l'homme comme un animal <strong>par</strong> essence raisonnable, né p<strong>ou</strong>r<br />

bien juger et délibérer de concert avec ses congénères. Libre est celui qui accède à la possession de soi, dans<br />

l'accord de l'acte et de la <strong>par</strong>ole. Le g<strong>ou</strong>vernement démocratique tient que l'homme est un animal <strong>par</strong> essence<br />

productif, né p<strong>ou</strong>r fabriquer et échanger. Libre est celui qui possède des biens entrepreneur <strong>ou</strong> propriétaire. Ici donc,<br />

la politique aura le pas sur l'économie ; et là, l'économie g<strong>ou</strong>vernera la politique. Les meilleurs en république vont au<br />

prétoire et au forum ; les meilleurs en démocratie font des affaires. Le prestige que donne ici le service du bien<br />

commun, <strong>ou</strong> la fonction publique, c'est la réussite privée qui l'assure là.<br />

En république, chacun se définit comme citoyen, et t<strong>ou</strong>s les citoyens composent « la nation », ce « corps d'associés<br />

vivant s<strong>ou</strong>s une loi commune et représenté <strong>par</strong>le même législateur » (Sieyés). En démocratie, chacun se définit <strong>par</strong><br />

sa « communauté », et l'ensemble des communautés fait « la société ». Ici les hommes sont frères <strong>par</strong>ce qu'ils ont<br />

les mêmes droits, et là <strong>par</strong>ce qu'ils ont les mêmes ancêtres. Une république n'a pas de maires noirs, de sénateurs<br />

jaunes, de ministres juifs, <strong>ou</strong> de proviseurs athées. C'est une démocratie qui a des g<strong>ou</strong>verneurs noirs, des maires<br />

blancs et des sénateurs mormons. Conci­toyen n'est pas coreligionnaire.<br />

Au-dessus de la nation, il y a l'humanité. Au-dessus de la société, il y a Dieu. Le président à Paris prête serment sur<br />

la Constitution votée <strong>par</strong> ceux d'en bas, et à Washington sur la Bible, qui émane du Trés-Haut. Le premier, après son<br />

« Vive la République ! Vive la France ! » terminal, ira se faire encadrer dans sa bibliothèque avec les « Essais » de<br />

Montaigne dans les mains. L'autre terminera son disc<strong>ou</strong>rs sur « God Bless America » et se fera photographier sur<br />

fond de bannière étoilée.<br />

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<strong>Etes</strong>-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> <strong>démocrate</strong> <strong>ou</strong> <strong>républicain</strong> ? <strong>par</strong> <strong>Régis</strong> <strong>Debray</strong><br />

En république la liberté est une conquête de la raison. La difficulté est que si on n'apprend pas à croire, il faut<br />

apprendre à raisonner. « C'est dans le g<strong>ou</strong>vernement <strong>républicain</strong>, disait Montesquieu, qu'on a besoin de t<strong>ou</strong>te la<br />

puissance de l'éducation ». Une république d'illettrés est un cercle carré, <strong>par</strong>ce qu'un ignorant ne peut être libre,<br />

<strong>par</strong>ticiper à la rédaction <strong>ou</strong> prendre connaissance des lois. Une démocratie où la moitié de la population serait<br />

analphabète n'est nullement impensable.<br />

En république, l'État est libre de t<strong>ou</strong>te emprise religieuse. En démocratie, les Eglises sont libres de t<strong>ou</strong>te emprise<br />

étatique. Par « sé<strong>par</strong>ation des Eglises et de l'État », on signifie en France que les Eglises doivent s'effacer devant<br />

l'État, et aux Etats-Unis que l'État doit s'effacer devant les Eglises. On comprend p<strong>ou</strong>rquoi : en s<strong>ou</strong>che protestante,<br />

terrain d'élection de la démocratie, le droit à la dissidence était inclus dans la croyance, l'esprit de religion ne faisant<br />

qu'un avec l'esprit de liberté, En terrain catholique, le droit à la dissidence a dû être arraché <strong>par</strong> l'État à l'Eglise <strong>par</strong>ce<br />

qu'elle se posait en proprié­taire éternel du Vrai et du Bien. Et le rang assigné aux recteurs d'université et aux<br />

membres de l'Académie <strong>par</strong> le protocole <strong>républicain</strong> est celui qu'occupent cardinaux et évêques dans les cérémonies<br />

démocratiques. Une république fait passer ses écrivains et ses penseurs avant, une démocratie après ses agents de<br />

change et ses préfets de police. Bon indice que l'évolution du protocole,<br />

L'idée universelle régit la république. L'idée locale régit la démocratie. Ici, chaque député l'est de la nation entière.<br />

Là, un représentant l'est de sa seule circonscription, <strong>ou</strong> « constituency ». La première proclame à la face du monde<br />

les droits de l'homme universel, que personne n'a jamais vu. La seconde défend les droits des Américains, <strong>ou</strong> des<br />

Anglais <strong>ou</strong> des Allemands, droits déjà acquis <strong>par</strong> des collectivités bien limitées mais réelles. Car l'universel est<br />

abstrait et le local concret, ce qui confère à chaque modèle sa grandeur et ses servitudes. La raison étant sa<br />

référence suprême, l'État en république est unitaire et <strong>par</strong> nature centralisé. Il unifie <strong>par</strong>-dessus clochers, c<strong>ou</strong>tumes<br />

et corporations les poids et mesures, les patois, les administrations locales, les programmes et le calendrier<br />

scolaires. La démocratie qui s'épan<strong>ou</strong>it dans le pluriculturel est fédérale <strong>par</strong> vocation et décentralisée <strong>par</strong><br />

scepticisme. « A chacun sa vérité », s<strong>ou</strong>pire le <strong>démocrate</strong>, p<strong>ou</strong>r qui il n'y a que des opinions (et elles se valent<br />

t<strong>ou</strong>tes, au fond). « La vérité est une et l'erreur multiple », serait tenté de lui répondre le <strong>républicain</strong>, au risque de<br />

mettre les fautifs en péril. Le self-government et les statuts spéciaux ravissent le <strong>démocrate</strong>. Ce dernier ne voit rien<br />

de mal à ce que chaque communauté urbaine, religieuse <strong>ou</strong> régionale ait ses leaders « naturels », ses écoles avec<br />

programmes adaptés, voire ses tribunaux et ses milices. Patchwork illégitime p<strong>ou</strong>r un <strong>républicain</strong>.<br />

La démocratie peut laisser proliférer les <strong>par</strong>ticularismes, s'éclater les égoïsmes <strong>par</strong>ce qu'In God We Trust est sa<br />

devise intime, au reste inscrite sur chaque billet vert. La one nation under God ne risque pas de se désagréger <strong>par</strong>ce<br />

que Dieu est un bon fédérateur. Elle peut se montrer matérialiste à gogo, individualiste en diable <strong>par</strong>ce que le<br />

consensus intercommunautaire est pris en charge, quelle que soit la diversité des truchements confessionnels, <strong>par</strong> le<br />

message d'Abraham, (déposé sur la table de nuit de t<strong>ou</strong>tes les chambres d'hôtel). Les libéraux qui veulent importer<br />

en république une moitié de démocratie, sans son volet religieux, ne remplacent pas ce qu'ils détruisent car,<br />

amputée de son credo puritain, cette forme de g<strong>ou</strong>vernement t<strong>ou</strong>rne à la jungle sans foi ni loi. Le pragmatisme n'est<br />

pas à la portée de la république, qui dépérit sans « grand dessein ». Car la métaphysique dont t<strong>ou</strong>te cité terrestre a<br />

besoin, elle ne peut la demander au Créateur ni à aucune Révélation. Elle doit être à elle-même sa propre<br />

transcendance. Elle peut donc m<strong>ou</strong>rir de gestion.<br />

En république, l'État surplombe la société. En démocratie, la société domine l'État. La première tempère<br />

l'antagonisme des intérêts et l'inégalité des conditions <strong>par</strong> la primauté de la loi ; la seconde les aménage <strong>par</strong> la voie<br />

pragmatique du contrat, de point à point, de gré à gré. Au règne des fonctionnaires, là où l'État, « recteur et vecteur<br />

de la formation nationale »(Pierre Nota), a aussi assuré, et depuis longtemps, la régulation sociale, s'oppose celui<br />

des juristes en terre marchande et protestante, là où la règle advient <strong>par</strong> le local et le privé. Aussi bien le nombre de<br />

juristes (avocats, notaires, conseils juridi­ques) est-il en France très inférieur à celui des pays voisins :1 p<strong>ou</strong>r 2000<br />

habitants, mais I p<strong>ou</strong>r 1 000 en Grande-Bretagne, 1 p<strong>ou</strong>r 1200 en RFA et 1 p<strong>ou</strong>r 500 aux Etats-Unis.<br />

Une république se fait d'abord avec des <strong>républicain</strong>s, en esprit. Une démocratie peut fonctionner selon la lettre, dans<br />

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<strong>Etes</strong>-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> <strong>démocrate</strong> <strong>ou</strong> <strong>républicain</strong> ? <strong>par</strong> <strong>Régis</strong> <strong>Debray</strong><br />

une relative indifférence, en se confiant à la froide objectivité de textes juridiques. 50 % d'abstentions aux élections<br />

privent une république de substance, mais n'entament pas une démocratie. Le g<strong>ou</strong>vernement des juges n'est pas<br />

<strong>républicain</strong>. Pas seulement <strong>par</strong>ce qu'il dépossède le peuple législateur de sa s<strong>ou</strong>veraineté il dispense chaque<br />

citoyen de v<strong>ou</strong>loir, en son âme et conscience, ce que les lois lui dictent.<br />

Et cela n'est pas contradictoire avec ceci que la démocratie met à l'honneur le moralisme <strong>par</strong>ce qu'elle confond le<br />

privé et le public, les vertus personnelles et les obligations civiques. On y prend volontiers la charité p<strong>ou</strong>r la justice,<br />

l'abbé Pierre p<strong>ou</strong>r phare, la Croix-R<strong>ou</strong>ge et les Restos du Coeur p<strong>ou</strong>r une réponse satisfaisante à la « question<br />

sociale ». La république qui sé<strong>par</strong>e soigneusement le privé du public p<strong>ou</strong>r les mêmes raisons qu'elle sé<strong>par</strong>e le<br />

spirituel du temporel se refuse à juger ses hommes publics sur leur vie privée (comme aux Etats-Unis). Elle préfère<br />

le civisme. A ses yeux, on ne fait pas de bonne politique avec de bons sentiments ni même une morale. Il peut donc<br />

lui arriver d'exercer une justice sans charité.<br />

Une démocratie, si elle est petite <strong>ou</strong> moyenne, <strong>ou</strong> en dette avec son passe, peut avoir un statut de protectorat<br />

militaire sans malaise ni reniement. L'Allemagne, le Japon, l'Italie sont des démocraties. Une république ne peut<br />

remettre à un tiers le soin de se défendre sans se nier comme république. La liberté à l'intérieur ne fait qu'une avec<br />

la s<strong>ou</strong>veraineté à l'extérieur. S'y appelle patriote celui qui, ne sé<strong>par</strong>ant jamais l'am<strong>ou</strong>r de la liberté de l'am<strong>ou</strong>r de son<br />

pays, ne reconnaît à sa patrie aucune supériorité d'essence sur ses voisines. En opprimant plus faible qu'elle, une<br />

république viole ses propres principes, et le déc<strong>ou</strong>vre tôt <strong>ou</strong> tard. En démocratie, les patriotes portent le nom de<br />

nationalistes, qui sont gens red<strong>ou</strong>tables car prêts à échanger la liberté contre la puissance.<br />

Là où chaque citoyen doit p<strong>ou</strong>voir répondre de la liberté des autres, et donc, le cas échéant, porter les armes, on met<br />

la nation dans l'armée et l'année dans la nation. Que vaudrait l'égalité des citoyens devant la loi sans l'égalité devant<br />

la mort, et dés maintenant le service national ? Le principe <strong>républicain</strong> recommande l'armée de conscription. En<br />

démocratie, la défense nationale est s<strong>ou</strong>vent en temps de paix l'apanage de professionnels (comme aux Etats-Unis<br />

et du Royaume-Uni).<br />

En république, la citoyenneté ne dépend pas d'une situation de fait mais d'un statut de droit. Le droit de vote, <strong>par</strong><br />

exemple, on l'a <strong>ou</strong> on ne l'a pas, mais si on l'a, c'est à <strong>par</strong>t entière. La s<strong>ou</strong>veraineté populaire ne se débite pas en<br />

tranches et les droits politiques ne se hiérarchisent pas. Une démocratie en revanche peut admettre d'avoir des<br />

citoyens de première, deuxième, troisième classe (un peu comme à Athènes) : elle seule peut distinguer entre «<br />

droit de vote aux élections municipales » et « droit de vote aux élections nationales » distinction contraire à<br />

l'éthique comme à la légalité <strong>républicain</strong>es.<br />

En république, il y a deux lieux névralgiques dans chaque village la mairie, où les élus délibèrent en commun du<br />

bien commun, et l'école, où le maître apprend aux enfants à se passer de maître. Ou encore, p<strong>ou</strong>r faire image,<br />

l'Assemblée nationale et la Sorbonne. En démocratie, ce sont le temple et le drugstore, <strong>ou</strong> encore la cathédrale et<br />

la B<strong>ou</strong>rse.<br />

La république, dans l'enfant, cherche l'homme et ne s'adresse en lui qu'à ce qui doit grandir, au risque de le brimer.<br />

La démocratie flatte l'enfant dans l'homme, craignant de l'ennuyer si elle le traite en adulte. Nul enfant n'est comme<br />

tel adorable, dit le <strong>républicain</strong>, qui veut que l'élève s'élève. T<strong>ou</strong>s les hommes sont aimables <strong>par</strong>ce que ce sont au<br />

fond de grands enfants, dit le <strong>démocrate</strong>. Cela peut se dire plus crûment : la république n'aime pas les enfants. La<br />

démocratie ne respecte pas les adultes.<br />

En république, la société doit ressembler à l'école, dont la mission première est de former des citoyens aptes à juger<br />

de t<strong>ou</strong>t <strong>par</strong> leur seule lumière naturelle. En démocratie, c'est l'école qui doit ressembler à la société, sa mission<br />

première étant de former des producteurs adaptés au marché de l'emploi. On réclamera en ce cas une école «<br />

<strong>ou</strong>verte sur la vie », <strong>ou</strong> encore une « éducation à la carte ». En république, l'école peut être qu'un lieu fermé, clos<br />

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<strong>Etes</strong>-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> <strong>démocrate</strong> <strong>ou</strong> <strong>républicain</strong> ? <strong>par</strong> <strong>Régis</strong> <strong>Debray</strong><br />

derrière des murs et des règlements propres, sans quoi elle perdrait son indépendance (synonyme de laïcité) à<br />

l'égard des forces sociales, politiques, économiques <strong>ou</strong> religieuses qui la tirent à hue et à dia. Car ce n'est pas la<br />

même école, qui se destine l'une à libérer l'homme de son milieu et l'autre à mieux l'y insérer. Et tandis que l'école<br />

<strong>républicain</strong>e sera réputée produire des chômeurs éclairés, on verra dans l'école démocratique une pépinière<br />

d'imbéciles compétitifs. Ainsi va la méchanceté, <strong>par</strong> tirs croisés.<br />

La république aime l'école (et l'honore) ; la démocratie la red<strong>ou</strong>te (et la néglige). Mais ce que les deux aiment et<br />

red<strong>ou</strong>tent le plus c'est encore la philosophie à l'école. Il n'est pas de moyen plus sûr p<strong>ou</strong>r distinguer une république<br />

d'une démocratie que d'observer si la philosophie s'enseigne <strong>ou</strong> non au lycée, avant l'entrée à l'université. On<br />

verra que dans la <strong>par</strong>tie la plus démocratique de l'Europe, celle du Nord, de s<strong>ou</strong>che protestante, c'est<br />

l'enseignement religieux qui en tient lieu dans les classes terminales. Les systèmes d'enseignement démocratiques<br />

tiennent la philosophie p<strong>ou</strong>r un supplément d'âme facultatif, à se <strong>par</strong>tager entre pasteurs et poètes. En république, la<br />

philosophie est une matière obligatoire, qui n'a pas p<strong>ou</strong>r fin d'exposer des doctrines mais de faire naître des<br />

problèmes. C'est l'école et notamment le c<strong>ou</strong>rs de philosophie qui, en république, relie d'un lien organique les<br />

intellectuels au peuple, quelle que soit l'origine sociale des élèves.<br />

Parce qu'elle est une idée, philosophique, la république est interminable, Elle se p<strong>ou</strong>rsuit elle-même indéfiniment<br />

dans l'histoire, et ce qui la porte en avant est cet infini même, cette insatisfaction de soi. Farce qu'elle est un fait,<br />

sociologique, la démocratie peur se tr<strong>ou</strong>ver belle en son miroir. Ce contentement de soi assez fréquent permet une<br />

propagande ethnocentrique mais efficace, Se jugeant indépassable, une démocratie se donne en modèle mondial,<br />

non sans bonne conscience. Se sachant im<strong>par</strong>faite, et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs trop <strong>par</strong>ticulière au regard de la République<br />

universelle qu'elle appelle de ses voeux, une république ne sera jamais qu'un exemple.<br />

En démocratie, où l'opinion fait loi, l'argent fait prime. Les ap<strong>par</strong>eils de production d'opinion coûtent en effet de plus<br />

en plus cher, L'image déclasse l'idée, l'oral domine l'écrit ; et dans les campagnes électorales d'une démocratie,<br />

l'affiche exhibe la photo c<strong>ou</strong>leur (coûteuse) du candidat, non sa profession de foi écrite noir sur blanc (bon marché).<br />

Aussi le publicitaire commande-t-il au responsable politique, qui en règle générale devra manoeuvrer, après son<br />

élection, s<strong>ou</strong>s chantage médiatique. Il réglera sa politique selon les images qu'on peut <strong>ou</strong> non en donner, ajustant<br />

ses décisions successives aux degrés d'un baromètre dit d'opinion, lui indiquant chaque semaine la cote de<br />

popularité des uns et des autres. T<strong>ou</strong>t comme le directeur d'une chaîne de télévision ajuste dans sa programmation<br />

l'offre à la demande en fonction des résultats de l'Audimat.<br />

En république, le principe, qui est autre chose que le compromis des intérêts, règle les conduites. Un <strong>par</strong>ti politique,<br />

<strong>par</strong> exemple, n'est pas une machine à conquérir et conserver le p<strong>ou</strong>voir. Il s'accorde non sur un visage <strong>ou</strong> une vague<br />

promesse mais sur un programme, et si le S<strong>ou</strong>verain passe contrat avec lui, <strong>par</strong> son vote, ce <strong>par</strong>ti sera tenu<br />

d'honorer son contrat. Pas plus qu'elle ne confond l'instruction avec l'information <strong>ou</strong> la recherche des raisons<br />

premières des choses avec les dernières n<strong>ou</strong>velles du monde, la république ne fait pas l'amalgame entre le suffrage<br />

et le sondage, la cité et la société. Car ceux qui confondent le peuple et la f<strong>ou</strong>le, ce qui est institué et ce qui est<br />

déchaîné, finissent <strong>par</strong> confondre la justice et le lynch. Ce qui doit être et ce qui est. Ce qui mérite de rester et ce qui<br />

mérite de passer.<br />

Le maître mot en démocratie sera donc communication. Et en république, institution. Il n'est pas étonnant que dans<br />

le vocabulaire <strong>républicain</strong>, instituteur <strong>ou</strong> institutrice soit un terme noble, comme la fonction, alors qu'il tend à faire<br />

honte en démocratie. Du rectangle sacré tableau noir <strong>ou</strong> petit écran dérivent deux types de nomenklatura. Chaque<br />

régime sa noblesse. Celle de la vie et celle du diplôme. Le j<strong>ou</strong>rnaliste, le publicitaire, le chanteur, l'acteur, l'homme<br />

d'affaires composent le Gotha d'une démocratie. Le professeur, le tribun, l'écrivain, le savant, et même, <strong>par</strong>adoxe<br />

ap<strong>par</strong>ent, l'officier, composent celui d'une république.<br />

Une démocratie peut vivre à son aise dans le vacarme ambiant, sûr qu'à terme un ordre s'en dégagera t<strong>ou</strong>t seul. En<br />

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république, la distinction et le discernement exigent des enceintes et des plages de silence. La première peut se<br />

définir comme on optimisme du bruit et la seconde comme un optimisme du recueillement. La « fête de la musique »<br />

(comme s'appelle ce j<strong>ou</strong>r-là le bruit) incarne la philosophie d'une démocratie, la minute de silence concentre l'âme<br />

d'une république.<br />

La mémoire est la vertu première des républiques, comme l'amnésie est la force des démocraties. Là où l'homme fait<br />

l'homme, chaque enfant en naissant est âgé de six mille ans. Quand on n'a que l'histoire p<strong>ou</strong>r soi, s'amputer du<br />

passé serait se mutiler soi-même. Quand c'est Dieu qui fait l'homme, il le refait intact à chaque naissance. Inutile de<br />

se remémorer ce qu'il y avait avant n<strong>ou</strong>s, chaque époque recommence l'aventure à zéro. Les plus grands honneurs<br />

seront rendus ici aux bibliothèques, là aux télévisions. Car, si les bibliothèques sont les cimetières préférés des<br />

grands morts, dont le culte définit la culture, la télévision tue le temps agréablement. Une république comme une<br />

bibliothèque est composée de plus de morts que de vivants, alors qu'en démocratie comme à la télé seuls les vivants<br />

ont le droit d'informer les vivants. Chaque système a ses inconvénients, on en discute.<br />

La république aime l'égalité, sans être égalitariste. Car ce n'est pas la justice mais le ressentiment qui entend niveler<br />

les conditions et les récompenses sans tenir compte des capacités et des efforts. Il s'agit de les proportionner<br />

éternel problème sans formule passe-<strong>par</strong>t<strong>ou</strong>t, dont la solution t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs précaire appelle l'interminable combat p<strong>ou</strong>r la<br />

justice. L'égalité sociale n'est pas au programme de la démocratie où l'on <strong>par</strong>le d'autant plus haut et fort des libertés<br />

publiques et individuelles qu'on veut surmonter l'embarras suscité <strong>par</strong> les inégalités économiques. S<strong>ou</strong>s le terme d'«<br />

égalité », le <strong>démocrate</strong> peut se contenter de l'égalité juridique devant la loi ; mais le <strong>républicain</strong> y aj<strong>ou</strong>te<br />

obligatoirement une certaine équité des conditions matérielles, sans laquelle le pacte civique devient, à ses yeux, un<br />

faux-semblant léonin. Le fait que des myriades de <strong>par</strong>ias et d'int<strong>ou</strong>chables y meurent chaque j<strong>ou</strong>r sur les trottoirs<br />

n'empêche pas l'Inde d'être une authentique démocratie (malgré son nom de République). Le fait qu'à New York des<br />

milliers de homeless et de drogués dorment dans les <strong>par</strong>cs en hiver, que les pauvres aient leurs hôpitaux et leurs<br />

écoles et les riches les leurs, sans com<strong>par</strong>aison possible, n'enlève rien au rayonne ment mondial et justifié de la<br />

statue de la Liberté. Il n'y a plus, dans un pays, de république, mais il y a encore démocratie lorsque l'écart des<br />

revenus et des patrimoines y est de l à 50. L'idéal <strong>républicain</strong> postule, lui, un certain respect des proportions. Les<br />

salaires faramineux des vedettes et des puissants du j<strong>ou</strong>r, <strong>par</strong> hasard révélés au public, ne suscitent chez le fauché<br />

<strong>démocrate</strong> qu'un haussement d'épaules simples rançons, dira-t-il, de la liberté d'entreprendre. Ce n'est pas, en<br />

revanche, p<strong>ou</strong>r le <strong>républicain</strong>, poser à l'ascète <strong>ou</strong> au s<strong>par</strong>tiate que de répr<strong>ou</strong>ver les fossés du luxe et l'accroissement<br />

des privilèges. La pauvreté émeut une démocratie elle ébranle une république. La première veut un maximum de<br />

solidarité et quelques dons. La seconde, un minimum de fraternité, et beauc<strong>ou</strong>p de lois. Et ce que l'une confie à des<br />

fondations, l'autre le demande d'abord à des ministères.<br />

On peut aussi traduire ces deux sensibilités en idéologies rassurantes et répéter avec les grands ancêtres le<br />

socialisme, c'est la république, et le libéralisme, la démocratie, p<strong>ou</strong>ssées l'une et l'autre jusqu'au b<strong>ou</strong>t. Mais cette<br />

opposition, <strong>par</strong>faitement exacte, ap<strong>par</strong>aîtra rétro aux lecteurs de « Globe ». Les socialistes eux-mêmes, ces « vieux<br />

<strong>républicain</strong>s », se v<strong>ou</strong>lant désormais jeunes et branchés, le thème « inégalités sociales » passe derrière l'antienne «<br />

droits de l'homme ».<br />

Un <strong>républicain</strong> se gardera de dissocier l'homme du citoyen <strong>par</strong>ce que c'est l'ap<strong>par</strong>tenance à la cité qui donne à un<br />

homme ses droits politiques. Dès le moment où l'individu n'est plus traité comme citoyen mais comme un simple<br />

<strong>par</strong>ticulier, l'esclavage pointe à l'horizon et dans l'immédiat, l'arbitraire, qui est l'absence de lois. La liberté en<br />

république n'advient à l'individu que <strong>par</strong> la force des lois, c'est-à-dire <strong>par</strong> l'Etat. Il n'est pas étonnant que les<br />

<strong>démocrate</strong>s ne <strong>par</strong>lent que des « droits de l'homme » quand un <strong>républicain</strong> aj<strong>ou</strong>te t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs : « et du citoyen ». Aj<strong>ou</strong>t<br />

qui n'est pas à ses yeux complément mais condition. Comme la laïcité est la condition de la tolérance et non son<br />

opposé.<br />

Cela n'interdit pas qu'en son privé, et assez s<strong>ou</strong>vent, le <strong>républicain</strong> réfractaire à l'air du temps se conduise en «<br />

individualiste » et le <strong>démocrate</strong>, âme poreuse que le social oblige, en « socialisé ». L'individualisme, dont la<br />

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démocratie fait religion, devient alors l'âme d'un monde sans individus, l'arôme spirituel du m<strong>ou</strong>ton. La statistique<br />

promeut plus sûrement l'opinion médiocre que l'opinion éclairée. Les chambardeurs qui vénèrent la différence,<br />

brocardent vulgates et orthodoxies, baptisent « liberté » le « fais ce que v<strong>ou</strong>dras », se ressemblent <strong>par</strong>fois plus entre<br />

eux que les esprits rangés p<strong>ou</strong>r qui la liberté consiste à bien penser et à faire ce qu'on doit. Thélème n'est pas<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs où l'on pense.<br />

Combler les écarts entre individus, c'est l'idéal d'un monde où une discussion est dite utile lorsqu'elle permet à des<br />

adversaires d'harmoniser in fine leurs points de vue en ém<strong>ou</strong>ssant les arêtes, comme si la démocratie n<strong>ou</strong>s imposait<br />

ce devoir envers autrui : tomber d'accord. En république, on ne juge pas inutile de débattre p<strong>ou</strong>r clarifier ses<br />

différences, voire p<strong>ou</strong>r les aiguiser dans un mutuel respect. « Les extrêmes me t<strong>ou</strong>chent » est le mot d'un<br />

<strong>républicain</strong>. « T<strong>ou</strong>t ce qui est excessif est insignifiant » celui d'un <strong>démocrate</strong>. La gageure du <strong>républicain</strong> : allier la<br />

malséance à la c<strong>ou</strong>rtoisie. Incommode, on le voit, ce régime qui a d'abord besoin d'esprits incommodes.<br />

La démocratie, qui marche au consensus, a besoin, p<strong>ou</strong>r se désennuyer, de scandales et de « révélations », comme<br />

de « in » et de chic, la mode servant d'ombre portée au conformisme. Monstre d'orgueil et âme noble, Stendhal est le<br />

<strong>républicain</strong> <strong>par</strong> excellence. Son ami Mérimée, un <strong>démocrate</strong> profond. Victor Hugo est <strong>républicain</strong>, Sainte-Beuve<br />

<strong>démocrate</strong>. (Faubert ni l'un ni l'autre.) Il fallait être un peu seigneur p<strong>ou</strong>r dire non à Napoléon III, ami des pauvres et<br />

champion av<strong>ou</strong>é de la démocratie, à qui le suffrage universel donna la majorité jusqu'à la fin. Minoritaire, un<br />

<strong>républicain</strong> s'enflamme. Un <strong>démocrate</strong> en minorité est un homme (<strong>ou</strong> une femme) déprimée(e).<br />

Il n'y aurait pas jeu de société plus actuel que le « qui est quoi ? » Joxe et Chevènement, « <strong>républicain</strong>s » ? Lang et<br />

Jospin, « <strong>démocrate</strong>s » ? Chevénement a rendu son honneur à l'Ecole, mais Joxe admet volontiers le « f<strong>ou</strong>lard »<br />

dans l'école publique. Rien n'est simple. Mitterrand semble « <strong>républicain</strong> » dans l'adversité, « <strong>démocrate</strong> » <strong>par</strong> beau<br />

temps, vent en p<strong>ou</strong>pe (cela vaut mieux que l'inverse). Janus bifrons, il file à présent des j<strong>ou</strong>rs tranquilles à l'Elysée.<br />

Michel Rocard est un <strong>démocrate</strong> type. Dans les allées du p<strong>ou</strong>voir, <strong>par</strong>t<strong>ou</strong>t, les <strong>républicain</strong>s ont cédé le pas. En règle<br />

générale, le <strong>républicain</strong> n'aime pas l'économie, qui le lui rend bien, Les inspecteurs des Finances, eux, adorent la<br />

démocratie. On sait qu'avoir l'économie p<strong>ou</strong>r idéal conduit vite à faire l'économie de l'idéal. A l'inverse, ne pas faire<br />

ses comptes, c'est faire bon marché de la sueur des hommes. Trop d'économisme tue la république ? Pas assez,<br />

aussi. Rien n'est simple. « Le Monde » fut longtemps un j<strong>ou</strong>rnal « <strong>républicain</strong> ». « Libération » est un j<strong>ou</strong>rnal «<br />

<strong>démocrate</strong> » depuis le début. Anti<strong>républicain</strong> de naissance, en quelque sorte, <strong>par</strong> filiation soixante-huitarde.<br />

Il p<strong>ou</strong>rrait s'en déduire une petite caractérologie amusante p<strong>ou</strong>r longue soirée d'hiver. Si forte est l'interpénétration<br />

des types que <strong>v<strong>ou</strong>s</strong> serez sûr, au moment de dire une vérité, de faire aussi une b<strong>ou</strong>rde, Mais comment résister à la<br />

tentation d'observer que le <strong>républicain</strong> est meilleur à l'écrit et le <strong>démocrate</strong> à l'oral ? L'un séduit (hommes <strong>ou</strong><br />

femmes) en marquant ses distances : c'est un froid(e). Il (<strong>ou</strong> elle) peut en j<strong>ou</strong>er. C'est un être de fidélité, mais<br />

égoïste. L'autre est chaleureux, plus facile d'accès. Il propose à t<strong>ou</strong>s et à t<strong>ou</strong>tes et t<strong>ou</strong>t de suite de bons moments.<br />

C'est un être de proximité. De fugacité aussi. Quand il <strong>par</strong>le en public, le <strong>républicain</strong> semble emphatique <strong>ou</strong> cassant.<br />

Ce qu'il dit est peut-être juste, mais cela sonne faux. Le <strong>démocrate</strong> est enj<strong>ou</strong>é et piquant : c'est peut-être faux mais<br />

ça sonne juste. P<strong>ou</strong>r celui-ci, un homme en tête du hit-<strong>par</strong>ade ne peut pas être t<strong>ou</strong>t à fait mauvais. Ni un auteur non<br />

reconnu vraiment bon. L'autre aussi lira son Top 50 mais de bas en haut. Le <strong>républicain</strong> est-il misogyne ? Et le<br />

<strong>démocrate</strong> androgyne ? Dangereux dans notre culture sont les poncifs sexuels. Mais éclairantes, les polarités.<br />

Disons alors que l'Homo republicanus a les défauts du masculin, l'Homo democraticus, les qualités du féminin. Au<br />

<strong>républicain</strong> importe surt<strong>ou</strong>t le temps qui passe, celui qui ronge et dégrade l'énergie.<br />

D'où l'angoisse, la crispation. On se raidit <strong>par</strong>ce que cela se défait t<strong>ou</strong>t seul. Au <strong>démocrate</strong> importe d'abord le temps<br />

qu'il fait. Pas d'inquiétude, les saisons t<strong>ou</strong>rnent, et le soleil viendra après la pluie. Le jean après le tchador. La<br />

réconciliation après la bataille. Il croit si peu en la guerre qu'il pré<strong>par</strong>e déjà la paix au premier c<strong>ou</strong>p de feu. C'est<br />

dangereux en période de crise. Qui est le sage, qui est le f<strong>ou</strong> ? Comment savoir ? Il faudrait les marier, ces deux-là.<br />

Ça réduirait les risques. Rassurez-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong>. La vie le fait t<strong>ou</strong>te seule, comme en se j<strong>ou</strong>ant.<br />

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En matière politique, la critique des beautés n'est guère conseillée. On préfère s'attarder sur les anomalies et les<br />

monstruosités. Non sans motif : elles n<strong>ou</strong>s dévoilent, dit-on, le fond des choses. Il y a une pathologie de la<br />

république. Au siècle dernier, Hippolyte Taine, l'auteur le moins lu et le plus cité <strong>par</strong> nos hommes de gauche<br />

modernes (à leur insu), a t<strong>ou</strong>t dit sur le jacobin glacial et sans âme, égaré <strong>par</strong> l'esprit de géométrie, méprisant les<br />

hommes réels au nom d'une idée de l'homme. Cet « abominable » théoricien ce « régent de collège » est un danger<br />

public ambulant. Regardez-le passer. Sec, maigre, suspicieux une guillotine au fond des yeux. Ec<strong>ou</strong>tez-le <strong>par</strong>ler. Il<br />

explique t<strong>ou</strong>t et ne comprend rien. Et t<strong>ou</strong>t n'est pas faux dans cette caricature conservatrice. Il est vrai qu'une<br />

république malade dégénérera en caserne, comme une démocratie malade en bordel. Une tentation autoritaire<br />

guette les républiques incommodes, comme la tentation démagogique les démocraties accommodantes.<br />

Il serait décent de mettre en vis-à-vis les dérapages, mais les adversaires de chaque modèle crieront à la fausse<br />

symétrie. C'est un fait qu'auj<strong>ou</strong>rd'hui la critique du modèle <strong>républicain</strong> s'exerce volontiers à <strong>par</strong>tir de sa maladie.<br />

Dans la fermeté des principes, on dénoncera la rigidité des attitudes ; dans la volonté de cohérence, le goût de la<br />

coercition ; dans la logique, le simplisme. Le <strong>républicain</strong> inculpé ne tr<strong>ou</strong>vera qu'avantage à ret<strong>ou</strong>rner le compliment<br />

au <strong>démocrate</strong> : <strong>v<strong>ou</strong>s</strong> me jugez arrogant (le terme le plus fréquemment associé à « français » dans t<strong>ou</strong>tes les<br />

b<strong>ou</strong>ches d'Europe) ? Je <strong>v<strong>ou</strong>s</strong> tr<strong>ou</strong>ve bien complaisant. Dogmatique, moi ? Regardez-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> dans la glace, jeune<br />

homme plus éclectique que <strong>v<strong>ou</strong>s</strong> on meurt. V<strong>ou</strong>s vantez votre s<strong>ou</strong>plesse, p<strong>ou</strong>r <strong>v<strong>ou</strong>s</strong> cacher votre mollesse. Réaliste,<br />

<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> ? Opportuniste, <strong>v<strong>ou</strong>s</strong> v<strong>ou</strong>lez dire. V<strong>ou</strong>s me voyez guerrier et sectaire ? Je <strong>v<strong>ou</strong>s</strong> vois capitulard et c<strong>ou</strong>rant d'air.<br />

Ces échanges de politesses permettent à chaque camp de resserrer les rangs. La diatribe a cet avantage qu'elle<br />

évite le dialogue. Chacun se tr<strong>ou</strong>ve beau dans le miroir déformant du voisin : la polémique <strong>par</strong> la pathologie est une<br />

ruse classique du narcissisme.<br />

Ce n'est pas un hasard si les formes monstrueuses de la république excitent à présent mille fois plus de railleries<br />

que celles de la démocratie. Le rapport des sarcasmes traduit le rapport des forces. Dans la République française de<br />

1989, la république est devenue minoritaire. Et le minoritaire aux yeux du <strong>démocrate</strong> est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs laid.<br />

Le <strong>démocrate</strong> a vaincu. Le <strong>républicain</strong> ne semble plus mener que des combats d'arrière-garde. Cette victoire <strong>par</strong> KO<br />

ne sanctionne pas la fin d'un match, p<strong>ou</strong>r la simple raison qu'il n'y a pas eu affrontement mais un glissement de<br />

plaques tectoniques s<strong>ou</strong>s nos pieds. La nation continue de <strong>par</strong>ler en république, la société agit et pense en<br />

démocratie. Il y a décalage entre la norme et la culture, entre l'histoire de France et la vie des Français. Ce<br />

déphasage entre le protocole et les usages explique le porte-à-faux des élèves et des professeurs. Comme le<br />

montrent les enquêtes sur le voile, un Français de plus de 45 ans a deux chances sur trois de réagir en <strong>républicain</strong>,<br />

et de moins de 25 en <strong>démocrate</strong>. La république <strong>par</strong>aît une idée de vieux. L'école laïque aussi, ni l'une ni l'autre ne<br />

sont « sympas ». Elles impliquent des devoirs quand t<strong>ou</strong>t alent<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s <strong>par</strong>le droits de l'homme, avoir sans débit,<br />

plaisir sans peine. Intégration sans règle. Les <strong>démocrate</strong>s aiment mieux la jeunesse que les principes ?. Ce n'est pas<br />

une n<strong>ou</strong>velle. L'époque est à l'ample, non au cintré ; aux épaulettes, non à la bl<strong>ou</strong>se grise. Il faut vivre avec son<br />

temps, peu importe la loi si elle est d'un autre âge. Ainsi avons-n<strong>ou</strong>s célébré en 1989 la naissance de l'idée française<br />

dans les formes américaines, et t<strong>ou</strong>t le monde d'applaudir au défilé G<strong>ou</strong>de, apothéose démocratique, abomination<br />

<strong>républicain</strong>e. « On m'a volé mon Bicentenaire » ? Non : on m'a volé ma République.<br />

Disons qu'il y a eu décalage entre l'intention et le résultat. Parti en 1981 p<strong>ou</strong>r « réconcilier le socialisme et la liberté<br />

», grandiose aventure, la gauche en est arrivée à réconcilier Raymond Barre avec Harlem Désir. C'est méritoire,<br />

mais pas vraiment surhumain, car ils n'étaient pas vraiment br<strong>ou</strong>illés (la convivialité n'ayant jamais fait tort à la<br />

B<strong>ou</strong>rse). S<strong>ou</strong>s le nom de « socialisme », les descendants du Parti <strong>républicain</strong> prônent et pratiquent la démocratie<br />

libérale, Michelet a acc<strong>ou</strong>ché de Tocqueville. Bonne <strong>ou</strong> mauvaise, la surprise mérite explication.<br />

On ne reprendra pas ici dans le détail les crises, mutations, métamorphoses, écr<strong>ou</strong>lements, dépassements qui ont<br />

envoyé à la trappe, à domicile, le modèle <strong>républicain</strong>. Les sociologues font fort bien leur métier, et c'est évidemment<br />

un phénomène de société que l'abdication de l'idée devant l'image, du père devant le fils de pub, de la chose<br />

publique devant les cultes privés.<br />

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Il faudrait évoquer l'affaiblissement matériel, objectif, mesurable, de la France dans le monde. Cette mise à niveau a<br />

rasé les vieilles haies du bocage, donnant libre c<strong>ou</strong>rs au vent d'Amérique qui balaie t<strong>ou</strong>t sur son passage. Comme le<br />

soft chasse le hard, les santiags les galoches, le compact les 45-t<strong>ou</strong>rs. Et le fax le bélino. Les sociologues <strong>par</strong>lent<br />

d'acculturation, comme les philosophes jadis d'aliénation, p<strong>ou</strong>r décrire ces situations où le propre est vécu comme<br />

autre et l'étrangeté comme propre. La république, frappée <strong>par</strong>ait-il d'obsolescence technologique comme un produit<br />

de première génération, est sentie <strong>par</strong> ses inventeurs comme une chose étrangère et étrange, un folklore un peu<br />

comique. Non <strong>ou</strong> pas seulement <strong>par</strong>ce que les sciences sociales ont supplanté la philosophie à l'université, mais<br />

<strong>par</strong>ce que des deux côtés de la rue S<strong>ou</strong>fflot, à l'angle du b<strong>ou</strong>levard Saint-Michel, un Free Time et un McDonald's ont<br />

remplacé le Maheu et le Cap<strong>ou</strong>lade. Les formes du décor urbain ont plus d'incidence qu'on ne croit sur les contenus<br />

d'enseignement. Ce qu'on mange sur ce qu'on croit, et ce qu'on entend sur ce qu'on attend.<br />

Notre establishment intellectuel, qui regarde l'histoire de France depuis les self-services d'<strong>ou</strong>tre-Atlantique, n'en<br />

revient pas de nos menus à prix fixe. Aussi a-t-il escamoté « De la République en France » s<strong>ou</strong>s « De la démocratie<br />

en Amérique ». T<strong>ou</strong>rnant le dos à Michelet, ce naïf, ce pompier, il a demandé à M. Tocqueville de présenter 1789 au<br />

public, c'est-à-dire d'expliquer la Révolution comme une simple étape locale de l'avènement démocratique mondial,<br />

qui met la Révolution entre <strong>par</strong>enthèses, et la République. Notre establishment médiatique monte en une « la fin de<br />

l'Histoire » de M. Fukuyama, fonctionnaire au Dé<strong>par</strong>tement d'Etat américain, qui, dans la revue « National Interest »<br />

(imagine-t-on une revue française avec un <strong>par</strong>eil titre ?), traduit fort improprement ce que M. Kojève expliquait fort<br />

subtilement à Paris après guerre et à sa suite des dizaines de philosophes français. Notre establishment politique<br />

tient p<strong>ou</strong>r un progrès qu'un g<strong>ou</strong>vernement de gauche saisisse le Conseil d'Etat et non le <strong>par</strong>lement sur la question de<br />

l'école. « Etat de droit » fait chic, « peuple s<strong>ou</strong>verain », ringard. Le g<strong>ou</strong>vernement des juges n'est-il pas le dernier<br />

mot de la démocratie ? Les « autorités administratives indépendantes » ne sont-elles pas, <strong>par</strong>t<strong>ou</strong>t, des garants<br />

d'objectivité et de neutralité ? Bien archéo, le naïf qui croit que le juge était là p<strong>ou</strong>r appliquer la loi, et le citoyen p<strong>ou</strong>r<br />

la faire. C'est l'inverse.<br />

Il faudrait évoquer l'abaissement de l'Etat et de l'idée d'Etat au-dedans. Le recul du service public s<strong>ou</strong>s c<strong>ou</strong>vert de la<br />

lutte contre les monopoles d'Etat. Le salut <strong>par</strong> la privatisation, le mécénat et la sponsorisation, l'alignement des<br />

chaînes publiques sur les chaînes privées, et tant de reconversions amplement décrites. La République ne veut pas<br />

un Etat fort mais un Etat digne. Quand, les ress<strong>ou</strong>rces budgétaires en baisse, la dignité devient hors de prix, le<br />

mieux-disant démocratique emporte le marché. Ce n'est pas un choix mais un automatisme.<br />

Il faudrait évoquer la crise de la raison et de l'universel du XVIIIème siècle, Hiroshima et Tchernobyl, mais aussi<br />

Lévi-Strauss, Freud, Nietzsche et le père Marx qui ont, sans aucun d<strong>ou</strong>te, relativisé les absolus de Condorcet, t<strong>ou</strong>s<br />

les présupposés de son club de pensée ingénument baptisé Société des Amis de la Vérité, qui le premier en France<br />

lança, en 1971, le manifeste <strong>républicain</strong>. Sans <strong>ou</strong>blier le ret<strong>ou</strong>r de la famille et des bons sentiments, la victoire de la<br />

tripe sur la logique, de l'humanitarisme sur l'humanisme. La promotion du médecin et la dépression du militant. Le<br />

regain de la vie associative et l'évaporation des <strong>par</strong>tis.<br />

Il faudrait évoquer la décentralisation, le come-back des notables, la n<strong>ou</strong>velle gloire des féodalités provinciales, le<br />

ret<strong>ou</strong>r de Maurras <strong>par</strong> la gauche, « vivre au pays » et « droit à la différence ». La réhabilitation démocratique de<br />

l'Ancien Régime et de ses « diversités ». La régionalisation pédagogique, l'abandon subreptice du conc<strong>ou</strong>rs national<br />

comme de l'inspection générale, bref la liquéfaction de l'école comme institution au bénéfice des « communautés<br />

éducatives ». Il n<strong>ou</strong>s faudrait surt<strong>ou</strong>t et d'abord <strong>par</strong>ler de l'Europe, notre beau messianisme de riches.<br />

Ce gros et mol estomac se fait assez peu remarquer. C'est que n<strong>ou</strong>s sommes dedans, et son action est lente. Les<br />

sucs gastriques communautaires dissolvent en silence les divers résidus des accidents de l'histoire européenne.<br />

Contre-culture assez singulière, la république était l'un d'eux. Sa digestion se fait démocratiquement à la majorité.<br />

Par réduction des marges de s<strong>ou</strong>veraineté de l'Etat et subordination du législateur au technocrate, qui n'a à répondre<br />

de rien devant personne. La b<strong>ou</strong>illie sera-t-elle conforme ? Pas plus qu'on ne naît laïque, on ne naît <strong>républicain</strong> : on<br />

le devient. On peut aussi, et p<strong>ou</strong>r les mêmes raisons, cesser de l'être. La république n'est pas une prédestination<br />

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<strong>Etes</strong>-<strong>v<strong>ou</strong>s</strong> <strong>démocrate</strong> <strong>ou</strong> <strong>républicain</strong> ? <strong>par</strong> <strong>Régis</strong> <strong>Debray</strong><br />

mais une situation. Elle se gagne <strong>par</strong> l'effort, et se perd sans effort. L'avenir dira si « l'intégration européenne »<br />

désignera <strong>ou</strong> non la meilleure façon qu'avait l'Europe d'enlever de sa chaussure le petit caill<strong>ou</strong> français, que lui avait<br />

glissé en <strong>par</strong>tant, la vilaine, notre Révolution.<br />

Dans l'Europe des régions, des capitaux et des obédiences, le premier Etat-nation du continent devient retardataire.<br />

On s'était cru en avance <strong>par</strong>ce qu'on avait chassé le Bon Dieu de la présidence, p<strong>ou</strong>r qu'une société se fonde non<br />

sur l'obéissance des fidèles, ni sur l'appétit de consommateurs, mais sur l'autonomie des citoyens. Si Dieu revient un<br />

peu <strong>par</strong>t<strong>ou</strong>t avec ses capucins et ses traders, en force <strong>ou</strong> en d<strong>ou</strong>ceur, l'avant-garde se retr<strong>ou</strong>ve à la remorque. P<strong>ou</strong>r<br />

se montrer concurrentielle, la France devra-t-elle alléger son train de vie, se décrisper en quelque sorte ? Une<br />

république à Bruxelles, n'est-ce pas bien encombrant ?<br />

Le modèle du pays libéral, qui suppose de moins en moins de citoyens dans les rues et de plus en plus d'individus à<br />

la maison, inspire la Communauté des convoitises, non celle des principes. « Eppur se muove ». N'est-ce pas fuir la<br />

réalité que d'habiller l'Europe des banquiers, la seule qui existe, avec le bleu de chauffe d'une Europe des<br />

travailleurs dont l'espoir ne luit que dans nos banquets ? La gauche française a fait de la construction européenne un<br />

mythe de substitution, censé combler le vide laissé dans les esprits <strong>par</strong> l'abandon du projet de construction d'une<br />

société n<strong>ou</strong>velle (ce dernier s'étant brisé, comme la barque de l'am<strong>ou</strong>r, contre la réalité). Elle n'avait peut-être pas le<br />

choix. Mais c'est un piège : si les socialistes veulent être de bons Européens, ils seront de mauvais socialistes. Et<br />

vice versa.<br />

Il suffirait de bons <strong>républicain</strong>s. Et qu'au lieu d'apprendre de nos <strong>par</strong>tenaires le B.A.-Ba de la démocratie libérale, en<br />

bons élèves méritants, ils soient assez lucides et culottés p<strong>ou</strong>r leur proposer les rudiments de la république (laïque et<br />

démocratique). Il n'est rien dont l'Europe ait auj<strong>ou</strong>rd'hui plus besoin : restituer aux individus leur dignité de citoyens.<br />

Si l'espace public ne leur confère plus cette dignité, ils iront la chercher ailleurs. Car il n'est pas de lien social sans<br />

référence symbolique. L'Etat commun à t<strong>ou</strong>s viendrait-il à perdre la sienne que les Eglises et les tribus le<br />

remplaceraient bientôt dans cette fonction unificatrice. Par simple appel d'air. Quand une république se retire sur la<br />

pointe des pieds, ce n'est pas l'individu libre et triomphant qui occupe le terrain. Généralement, les clergés et les<br />

mafias lui brûlent la politesse, tant il est vrai que chaque abaissement moral du p<strong>ou</strong>voir politique se paie d'une<br />

avancée politique des autorités religieuses, et d'une n<strong>ou</strong>velle arrogance des féodalités de l'argent.<br />

Car le sentiment ne suffit pas. Il faut à la liberté personnelle des institutions, à la volonté raisonnable des<br />

ap<strong>par</strong>tenances. Elles s'affaissent sans ossature. Une société de compassion et de bonnes <strong>par</strong>oles, sans règles ni<br />

discipline, <strong>ou</strong>vre la porte à des duretés imprévisibles. Hier, c'est l'Etat et ses censures qui menaçait l'autonomie de<br />

l'individu, comme la liberté de conscience et d'expression. Auj<strong>ou</strong>rd'hui, c'est de la « société civile » tohu-bohu<br />

d'appétits et d'intolérances masquées que montent les plus grands périls (les demandes d'interdiction et<br />

d'exclusion). La loi du coeur ne peut à elle seule faire face à la montée de p<strong>ou</strong>voirs de plus en plus intolérants et<br />

incontrôlés médias, clergés, sciences, administration. La défense de l'autonomie individuelle passe à présent <strong>par</strong> la<br />

défense de l'Etat <strong>républicain</strong> et de la société qui lui correspond. L'ironie du sort faisant du plus impossible des<br />

régimes politiques le plus nécessaire. Du plus ringard, le plus futuriste,<br />

Et si la République, qui est d'hier, revenait demain ? Ce ne serait pas la première pir<strong>ou</strong>ette de l'opéra-planète qui n'a<br />

jamais cessé de suivre en son for intérieur le mot d'ordre de Giuseppe Verdi : « T<strong>ou</strong>rnons-n<strong>ou</strong>s vers le passé, ce<br />

sera un progrès ». P<strong>ou</strong>r être résolument modernes, osons être archaïques. C'est en ressuscitant l'Antiquité<br />

gréco-romaine que les hommes de la liberté, ces grands nostalgiques, enjambant le XVIIIème vers l'arrière, ont<br />

devancé t<strong>ou</strong>s leurs contemporains. N<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>blions trop que l'Ancien Régime, c'était leur modernité à eux. Ne la<br />

tr<strong>ou</strong>vant pas assez moderne, ils vainquirent l'ancien <strong>par</strong> l'antique : le style L<strong>ou</strong>is XV <strong>par</strong> la rhétorique Brutus, B<strong>ou</strong>cher<br />

<strong>par</strong> David. L'invention du futur a de ces ruses, comme si l'histoire, <strong>par</strong>fois, devait reculer p<strong>ou</strong>r mieux sauter.<br />

On v<strong>ou</strong>lait hier n<strong>ou</strong>s enfermer dans le dilemme d'un capitalisme libéral, élégant et cynique, et d'un socialisme<br />

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étatiste, idiot et cynique. On a bien fait de ne pas choisir. Le premier ne satisfait pas l'essentiel en l'homme, qui est<br />

d'ordre culturel. Le second, qui trépasse, n'assurait même pas le minimum vital. V<strong>ou</strong>drait-on auj<strong>ou</strong>rd'hui p<strong>ou</strong>r faire<br />

pièce au n<strong>ou</strong>s-autres de l'Homo religiosus n<strong>ou</strong>s sommer de rallier le moi-je de l'Homo economicus qu'on répondrait :<br />

merci beauc<strong>ou</strong>p, le n<strong>ou</strong>s-t<strong>ou</strong>s de la reconnaissance civique suffit. Il se p<strong>ou</strong>rrait en effet que le progrès, rétrograde à<br />

sa façon, n<strong>ou</strong>s donne à choisir entre deux sortes de ret<strong>ou</strong>r la régression religionnaire <strong>ou</strong> la régression <strong>républicain</strong>e.<br />

Les tribus <strong>ou</strong> la nation. Les capucins <strong>ou</strong> les proviseurs. Auquel cas n<strong>ou</strong>s aurions t<strong>ou</strong>t intérêt à demander à<br />

Condorcet, Michelet et Jules Ferry de revenir faire trois petits t<strong>ou</strong>rs à la télé. Une République française qui ne serait<br />

pas d'abord une démocratie serait intolérable. Une République française qui ne serait plus qu'une démocratie<br />

comme les autres serait insignifiante.<br />

<strong>Régis</strong> <strong>Debray</strong><br />

Le n<strong>ou</strong>vel Observateur, 30 novembre-6 décembre 1995 / pp. 115-121<br />

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