Inconscient et interprétation - Psychoanalyse Lacan - Freud | NLS ...
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<strong>Inconscient</strong> <strong>et</strong> interprétation<br />
Anne Lysy-Stevens<br />
C<strong>et</strong> exposé d’introduction au séminaire « Nouages » 1 est le refl<strong>et</strong> du point où j’en<br />
suis, en ce début d’année de travail : j’ai essayé jusqu’ici de repérer dans quel<br />
contexte conceptuel se situe l’interprétation dans l’enseignement de <strong>Lacan</strong>, en<br />
relisant quelques textes majeurs <strong>et</strong> en m’appuyant sur le cours de Jacques-Alain<br />
Miller, qui éclaire la logique de l’enseignement de <strong>Lacan</strong>. Je ne referai bien sûr pas<br />
tout ce parcours ici, mais dans une première partie, je ferai état du constat auquel il<br />
me mène, <strong>et</strong> dans une seconde partie, je m’arrêterai avec vous à un moment<br />
particulier, les conférences de 1975, qui me paraissent très éclairantes pour aborder<br />
le dernier enseignement de <strong>Lacan</strong>. L’hypothèse qui m’a servi de fil d’Ariane dans ce<br />
parcours est celle de la corrélation étroite des deux concepts, inconscient <strong>et</strong><br />
interprétation.<br />
1. Quelques points de repère<br />
Qu’est-ce que l’interprétation ?<br />
Prenons les choses d’abord très simplement, à partir de la séance analytique. Deux<br />
personnes sont en présence, l’analysant <strong>et</strong> l’analyste. Le premier est invité à parler, à<br />
dire librement ce qui lui vient à l’esprit, à parler de sa souffrance. Il souffre de<br />
symptômes dont il ne saisit pas le sens, voire il souffre mais sans encore identifier de<br />
quoi. L’analyste est attendu pour l’écouter, pour entendre d’une façon particulière,<br />
au-delà de ce qui est dit, mais aussi sollicité de répondre. Même s’il se tait beaucoup,<br />
l’analyste doit aussi se manifester. Entre les deux, il y a donc un savoir en<br />
souffrance, un savoir qui ne se sait pas, selon une définition de <strong>Lacan</strong> de<br />
l’inconscient. L’un parle, sans savoir ce qu’il dit, l’autre ne sait rien d’avance de ce<br />
savoir ; mais quelque chose va se produire, qui aura de l’eff<strong>et</strong>. Vous aurez saisi que<br />
je décris là la phénoménologie de ce que <strong>Lacan</strong> a formulé avec son algorithme du<br />
suj<strong>et</strong> supposé savoir. On pourrait reprendre ici sa figuration par Jacques-Alain Miller<br />
dans un triangle, appelé « le triangle du transfert » 2 , qui indique trois termes en<br />
présence : l’analysant, l’analyste, le savoir inconscient.<br />
Jusque là, cela paraît simple. Les questions surgissent quand il faut définir ces<br />
termes en présence. Et ce sont des questions auxquelles <strong>Lacan</strong> s’est efforcé de<br />
répondre, tout au long de son enseignement. Qui parle ? Le moi, le suj<strong>et</strong> ? Quel est<br />
le statut de c<strong>et</strong>te parole : on parle pour communiquer, pour être reconnu, pour avoir<br />
un dialogue inédit ? Ou on parle tout seul, <strong>et</strong> l’autre entre dans son dialecte ? Qu’estce<br />
qu’écouter ? Qu’est-ce qu’entendre ? Que faut-il entendre ? Comment répondre :<br />
ne pas répondre, ou plutôt réagir sans tarder, mais alors à quoi, quand, <strong>et</strong><br />
comment ? Quels sont les moyens, <strong>et</strong> en fonction de quelle fin : l’accès au savoir<br />
inconscient ? La levée du symptôme ? La modification du mode de jouissance ? Et<br />
1 Séminaire de la <strong>NLS</strong>, « Nouages », sur « L’interprétation lacanienne », à Tel Aviv, le 15 novembre<br />
2008.<br />
2 Dans son cours « Les us du laps », L’orientation lacanienne, Département de Psychanalyse de<br />
Paris VII, leçon du 17 novembre 1999, inédit. J’ai repris <strong>et</strong> construit plus avant ce schéma dans un<br />
travail sur le transfert dans les psychoses, Mental 19.<br />
1
enfin, qu’est-ce qui perm<strong>et</strong> à quelqu’un de répondre de la bonne manière ? Est-ce<br />
que cela s’apprend ? D’où tient-il la possibilité de soutenir c<strong>et</strong>te position ?<br />
On remarque des constantes dans ces réponses ; on s’aperçoit aussi que le concept<br />
n’existe pas tout seul – on peut par exemple examiner des couples, dont certains<br />
sont classiques : interprétation <strong>et</strong> transfert, interprétation <strong>et</strong> inconscient, interprétation<br />
<strong>et</strong> langage, <strong>et</strong>c. - ; on constate enfin que ce parcours comporte des bougés<br />
conceptuels importants : comment l’interprétation pourrait-elle rester inchangée,<br />
puisque des concepts essentiels tels que le langage, le suj<strong>et</strong>, donc l’inconscient, le<br />
symptôme, sont profondément modifiés ?<br />
Un fil rouge parcourt la lecture de Jacques-Alain Miller dans ses cours, je le rappelle :<br />
<strong>Lacan</strong> essaie de trouver une articulation à deux dimensions hétérogènes, qui sont<br />
présentes ensemble d’emblée chez <strong>Freud</strong>: d’une part, l’inconscient comme langage,<br />
le <strong>Freud</strong> de la Traumdeutung <strong>et</strong> des formations de l’inconscient ; d’autre part le<br />
versant pulsionnel ou de jouissance, le <strong>Freud</strong> des Trois essais sur la théorie<br />
sexuelle. <strong>Lacan</strong> a commencé par privilégier le premier. Son « r<strong>et</strong>our à <strong>Freud</strong> » était<br />
un r<strong>et</strong>our <strong>et</strong> un vibrant réveil de la dimension de la parole <strong>et</strong> du langage comme ce<br />
qui fait le cœur même <strong>et</strong> l’instrument de l’expérience analytique. La thèse<br />
« l’inconscient est structuré comme un langage » est son point de départ <strong>et</strong> restera<br />
longtemps le point d’appui de ses élaborations. En eff<strong>et</strong>, progressivement, <strong>et</strong> de<br />
diverses manières, le versant pulsionnel sera articulé au signifiant, notamment avec<br />
l’introduction de l’obj<strong>et</strong> p<strong>et</strong>it a, hétérogène au signifiant <strong>et</strong> à l’imaginaire - d’abord très<br />
incarné 3 , il devient rapidement une consistance logique, un élément repris dans la<br />
logique signifiante du discours. 4<br />
Ce n’est qu’avec le Séminaire XX Encore, que s’accomplit un renversement compl<strong>et</strong><br />
de perspective, que J.-A. Miller indexe par la subversion <strong>et</strong> la dévalorisation du<br />
concept de langage au profit de celui de lalangue (en un mot). Jusque-là la<br />
jouissance restait soumise au signifiant, alors qu’à présent signifiant <strong>et</strong> jouissance<br />
deviennent équivalents, voire la jouissance reçoit c<strong>et</strong>te fois la primauté. La thèse est<br />
maintenant : « là où ça parle, ça jouit » (Encore) ; thèse qu’on peut opposer à celle<br />
qui valait jusque-là : « la jouissance est interdite à qui parle comme tel »<br />
(« Subversion du suj<strong>et</strong> »). C’est un compl<strong>et</strong> renversement quant à la fonction du<br />
signifiant ! Jusque-là il mortifiait, maintenant il a un eff<strong>et</strong> de jouissance. Je cite la<br />
phrase entière d’Encore, p. 95 : « l’inconscient, ce n’est pas que l’être pense (…) –<br />
l’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, <strong>et</strong>, j’ajoute, ne veuille rien en savoir<br />
de plus. J’ajoute que cela veut dire - ne rien savoir du tout. » L’inconscient apparaît<br />
ici sous un tout autre jour que celui d’une chaîne signifiante articulée S1-S2,<br />
répondant aux lois signifiantes de la métaphore <strong>et</strong> de la métonymie.<br />
Dans son cours « La fuite du sens » (1995-96), J.-A. Miller disait qu’une théorie de<br />
l’interprétation qui se respecte est une théorie de l’inconscient 5 . Le lien inconscientinterprétation<br />
est assez évident dans « Fonction <strong>et</strong> champ » ou dans « L’instance de<br />
3 Dans Le Séminaire Livre X, L’angoisse (1962-63), Seuil, Paris, 2004.<br />
4 Je renvoie pour ces modes d’articulation aux développements des « Six paradigmes de la<br />
jouissance » (Cause freudienne, 43) ou encore à « Le Séminaire de Barcelone sur Die Wege der<br />
Symptombildung », dans Le symptôme charlatan, textes réunis par la Fondation du Champ freudien,<br />
Seuil, Paris, 1998.<br />
5 J.-A. Miller, « La fuite du sens », leçon du 20 mars 1996, inédit.<br />
2
la l<strong>et</strong>tre » <strong>et</strong> « La direction de la cure ». L’interprétation est une opération signifiante<br />
sur une matière signifiante. Mais là où les choses se corsent, c’est quand la<br />
jouissance devient centrale : que devient l’interprétation à ce moment-là ? C’est un<br />
terme de plus en plus problématique, dit J.-A. Miller, à mesure que le mode de<br />
jouissance devient le cœur de l’expérience analytique. A c<strong>et</strong> égard on aperçoit un<br />
changement de ton chez <strong>Lacan</strong> quant aux possibilités de l’interprétation, <strong>et</strong> plus<br />
largement de l’analyse elle-même. Il y a au début, dans « Fonction <strong>et</strong> champ »<br />
surtout, une affirmation du pouvoir de la parole <strong>et</strong> une foi en l’avènement de la vérité<br />
du suj<strong>et</strong>. Alors qu’à la fin, en 1977 par exemple, <strong>Lacan</strong> pose la question, non sans<br />
une certaine dramatisation, de la possibilité même de la psychanalyse: si le réel<br />
exclut le sens, si les ponts sont coupés entre les choses <strong>et</strong> les noms 6 , comment la<br />
psychanalyse, qui est une pratique avec le sens, peut-elle opérer ?<br />
Le constat auquel me mène ce parcours, à travers ses bougés, est celui d’une<br />
constante, double : 1) l’interprétation porte sur ce qui justement échappe, sur ce qui<br />
ne peut se dire – ce qui échappe est formalisé de façons différentes selon le<br />
moment; 2) pour porter, elle recourt au pouvoir « poétique » du langage – pouvoir qui<br />
reçoit aussi des formulations différentes, même si l’ « équivoque » est le terme le<br />
plus fréquemment utilisé.<br />
Dans « Fonction <strong>et</strong> champ de la parole <strong>et</strong> du langage » (1953), ce qui échappe, c’est<br />
le « chapitre censuré » ou le « sens emprisonné ». Le but de l’analyse est<br />
« l’avènement d’une parole vraie » <strong>et</strong> « l’assomption par le suj<strong>et</strong> de son histoire »,<br />
une subjectivation par la construction du sens <strong>et</strong> la reconnaissance intersubjective de<br />
l’Autre. L’inconscient est certes défini là dans sa dimension de langage au sens<br />
saussurien, mais il est présenté comme le « chapitre censuré » (dont la vérité est<br />
inscrite ailleurs), que l’interprétation – l’ « exégèse » - restituera, perm<strong>et</strong>tant ainsi de<br />
rétablir la continuité. L’interprétation est « délivrance du sens emprisonné » du<br />
symptôme. La responsabilité de l’analyste est d’être celui qui « intime la fonction<br />
subjective » au suj<strong>et</strong> (« tu es ma femme » est de c<strong>et</strong> ordre). Il est celui qui ponctue<br />
de discours de l’analysant, à la fois « scribe » <strong>et</strong> « maître de la vérité dont ce<br />
discours est le progrès ». Il est celui qui joue des « résonances sémantiques » <strong>et</strong> de<br />
la « propriété de la parole de faire entendre ce qu’elle ne dit pas » - l’interprétation<br />
est une forme de communication indirecte, qui utilise les ressources poétiques du<br />
langage.<br />
Dans « La direction de la cure » (1958), ce qui ne peut pas se dire est le désir<br />
inconscient, signifié de la chaîne S1-S2, qui fuit comme un fur<strong>et</strong>. Toute la cure doit<br />
être orientée pour préserver la place du désir <strong>et</strong> du manque, sans la recouvrir par la<br />
demande ; il faut « prendre le désir à la l<strong>et</strong>tre », suivre tous ses détours, pour amener<br />
le suj<strong>et</strong> à « l’aveu du désir » ; mais c<strong>et</strong> aveu est impossible, car il butte sur<br />
« l’incompatibilité du désir avec la parole ». C’est d’ailleurs pourquoi l’interprétation<br />
doit (ou ne peut qu’être, de structure) « allusive », <strong>et</strong> le psychanalyste, « un l<strong>et</strong>tré ».<br />
6 J.<strong>Lacan</strong>, Séminaire « L’insu que sait de l’une-bévue, s’aile à mourre », leçon du 8 mars 1977,<br />
Ornicar ?, 16, automne 1978, p. 13 : (…) déboucher sur l’idée qu’il n’y a de réel que ce qui exclut toute<br />
forme de sens est exactement le contraire de notre pratique, car notre pratique nage dans l’idée que<br />
non seulement les noms, mais simplement les mots, ont une portée. Je ne vois pas comment<br />
expliquer ça. Si les nomina ne tiennent pas d’une façon quelconque aux choses, comment la<br />
psychanalyse est-elle possible ? La psychanalyse serait d’une certaine façon du chiqué, je veux dire<br />
du semblant. »<br />
3
Avec l’obj<strong>et</strong> (a), <strong>Lacan</strong> introduit un élément « laissé en blanc » par la linguistique<br />
(selon son expression dans « Radiophonie »), hétérogène au signifiant <strong>et</strong> à<br />
l’imaginaire. C’est par rapport au réel qu’il oriente dorénavant l’analyse. Un réel<br />
d’abord défini comme « impossible », « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire », soit<br />
le réel propre à la psychanalyse : l’impossible écriture du rapport sexuel. On trouve<br />
c<strong>et</strong>te formalisation entre autres dans « L’étourdit » (1972) 7 ; c’est là qu’il propose<br />
l’équivoque comme possibilité de cerner ce réel - équivoque qui d’ailleurs est<br />
homogène à l’inconscient, fait de lalangue – <strong>et</strong> il en distingue trois modalités :<br />
homophonie, grammaire <strong>et</strong> logique.<br />
Le dernier enseignement de <strong>Lacan</strong>, à partir des nœuds, s’oriente de plus en plus sur<br />
le réel <strong>et</strong> est construit sur l’incompatibilité du réel <strong>et</strong> du sens, ou du réel <strong>et</strong> du vrai, ou<br />
encore ou de la jouissance <strong>et</strong> du sens. Joyce, par son symptôme, par Finnegans<br />
Wake, témoigne de c<strong>et</strong>te « pointe de l’inintelligible » <strong>et</strong> de la « jouissance propre au<br />
symptôme. Jouissance opaque d’exclure le sens. » 8 Comment la psychanalyse<br />
peut-elle opérer, en tant que pratique du sens, sur ce qui en est exclu ? Là encore,<br />
<strong>Lacan</strong> fait appel à la poésie comme référence de l’interprétation – pas n’importe<br />
quelle poésie, puisqu’il se réfère en particulier à l’écriture poétique chinoise ou à un<br />
usage du « sens double », à la poésie qui est « eff<strong>et</strong> de sens mais aussi bien eff<strong>et</strong> de<br />
trou » 9 .<br />
Et finalement, la pointe ultime de son enseignement, comme l’a montré J.-A. Miller<br />
l’an dernier, va à dévaloriser d’une certaine façon l’interprétation, car dans son<br />
dernier écrit, « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » 10 - désigné par J.-A.<br />
Miller comme « L’esp d’un laps » - il opère une disjonction de l’inconscient <strong>et</strong> de<br />
l’interprétation : on est sûr qu’on est dans l’inconscient quand « l’espace d’un<br />
lapsus n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation)» - c’est ce qu’il nomme là,<br />
comme rarement ailleurs, « l’inconscient réel ».<br />
2. Les conférences de 1975<br />
Après ces pas de géant à travers l’enseignement de <strong>Lacan</strong>, je vous invite à nous<br />
arrêter maintenant à quelques textes <strong>et</strong> à en lire des extraits, toujours en suivant le fil<br />
interprétation-inconscient. Il s’agit de conférences où <strong>Lacan</strong> expose de façon très<br />
concrète certains concepts renouvelés <strong>et</strong> introduits à partir d’Encore, notamment<br />
l’inconscient, lalangue, le symptôme, <strong>et</strong> où il parle de l’interprétation de façon<br />
pragmatique. Ce sont les conférences faites à Nice (fin 1974), à Genève <strong>et</strong> aux<br />
Etats-Unis (1975) 11 .<br />
7 J. <strong>Lacan</strong>, « L’étourdit », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, pp. 449-495.<br />
8 L. <strong>Lacan</strong>, « Joyce le Symptôme », Autres écrits, p. 570.<br />
9 Voir son séminaire de 1976-77, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », respectivement<br />
leçons du 19 avril, du 15 mars <strong>et</strong> du 17 mai 1977, Ornicar ?, 17/18, printemps 1979, pp. 7-23.<br />
10 J. <strong>Lacan</strong>, « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, pp. 571-573 (texte de mai<br />
1976).<br />
11 A Nice: “Le phénomène lacanien” (30 novembre 1974), Les cahiers cliniques de Nice, 1, juin 1998,<br />
pp. 9-25. A Genève : « Conférence à Genève sur le symptôme » (4 octobre 1975), Le Bloc-notes de<br />
la psychanalyse, 5, 1985, pp. 5-23. Aux Etats-Unis : « Conférences <strong>et</strong> entr<strong>et</strong>iens dans des universités<br />
nord-américaines » (nov.-déc. 1975) , Scilic<strong>et</strong> 6/7, Seuil, 1976, pp. 5-63. J’y renvoie dans la suite du<br />
texte par les l<strong>et</strong>tres N, G <strong>et</strong> EU.<br />
4
A Nice, <strong>Lacan</strong> pose avec insistance la question de savoir comment un dire peut avoir<br />
des eff<strong>et</strong>s. « On s’aperçoit qu’il y a des mots qui portent, <strong>et</strong> d’autres pas. C’est ce<br />
qu’on appelle l’interprétation. » Et il rappelle qu’il a commencé par là 21 ans plus tôt<br />
– c’est-à-dire en 1953 – <strong>et</strong> que cela a provoqué du « tirage » ou de la surdité… J’ai<br />
demandé à mes co-praticiens « comment il pouvait bien se faire qu’ils opèrent (…)<br />
avec les mots. Il y a des opérations qui sont effectives <strong>et</strong> qui ne se passent qu’avec<br />
des mots. » La question est de « comment cela peut-il bien opérer ». Et sur ce point,<br />
<strong>Lacan</strong> se répond à lui-même <strong>et</strong> déplace l’accent : ce n’est pas que le langage<br />
communique qui compte, dit-il, ni qu’il serve à la vérité – car les mots servent tout<br />
autant à la vérité qu’au mensonge : « c’est qu’il aide – tout court ». Et donc on<br />
constate qu’ « il y a des dires qui opèrent, il y a des dires sans eff<strong>et</strong>s ». Ils opèrent en<br />
ce sens qu’ils vont plus loin que le simple bavardage auquel le suj<strong>et</strong> est invité, ils ont<br />
un pouvoir de modification (N).<br />
C<strong>et</strong> impact est possible parce que l’homme lui-même est un être de langage, il est,<br />
dit-il, parasité, même « affligé » par le langage (EU) ; c’est ça, l’inconscient (N). A<br />
Genève : « l’inconscient, c’est la façon qu’a eue le suj<strong>et</strong> d’être imprégné, si l’on peut<br />
dire, par le langage ». Et aux Etats-Unis : l’inconscient, « c’est la découverte d’une<br />
très spécialisée sorte de savoir, intimement nouée avec le matériel du langage, qui<br />
colle à la peau de chacun du fait qu’il est un être humain. » Il dit encore : c’est un<br />
« chancre » (G), « un fléau » (N), « une plaie » (EU) … C’est pourquoi il propose de<br />
substituer au terme d’ « inconscient » le terme de « parlêtre » : pour équivoquer sur<br />
« la parlotte » <strong>et</strong> sur le fait que c’est du langage que nous tenons notre être, que<br />
nous croyons qu’il y a de l’être (EU, N).<br />
Le langage dont <strong>Lacan</strong> parle ici n’est pas le langage abstrait ; ce n’est pas le langage<br />
comme structure, comme ce que les linguistes ont construit comme système,<br />
« élucubration de savoir sur lalangue » 12 . Ce n’est pas le langage théorique (G). Il<br />
révise <strong>et</strong> commente à nouveau sa thèse fondamentale « l’inconscient est structuré<br />
comme un langage ». Il introduit une réserve sur le mot de « structure » ; c’est<br />
comme si c<strong>et</strong>te thèse présupposait l’existence d’une structure, dit-il aux Etats-Unis.<br />
Or, « ce qui crée la structure, c’est la manière dont le langage émerge au départ<br />
chez un être humain ». La langue, le suj<strong>et</strong> ne l’apprend pas, il la reçoit, il en est<br />
imprégné ; dès l’origine il a un rapport avec lalangue – que <strong>Lacan</strong> écrit en un mot –<br />
qui est « langue maternelle » au sens où l’enfant la reçoit par la mère (EU). Il a choisi<br />
ce mot pour le « faire aussi proche que possible du mot lallation » (G) – c’est-à-dire<br />
le babil d’avant les mots <strong>et</strong> la syntaxe. « L’inconscient est structuré comme un<br />
langage » ; oui : <strong>et</strong> « pas comme le langage » ; « le est trop général, dit-il encore,<br />
trop logique » (EU). C’est une langue très particulière qu’il reçoit. « C’est dans la<br />
façon dont lalangue a été parlée <strong>et</strong> aussi entendue pour tel <strong>et</strong> tel dans sa<br />
particularité, que quelque chose ensuite ressortira en rêves, en toutes sortes de<br />
trébuchements, en toutes sortes de façons de dire. C’est (…) dans ce motérialisme<br />
que réside la prise de l’inconscient. » (G) Ce néologisme accentue la matérialité du<br />
signifiant. Il s’agit en eff<strong>et</strong> de « marques » ; l’inconscient est fait de ces marques,<br />
laissées par « la rencontre de ces mots avec son corps » (G). « L’inconscient<br />
s’enracine » (N). En ce sens, ce n’est plus une chaîne abstraite S1 – S2, mais une<br />
suite sans loi de S1. Lalangue aussi est un concept qui subvertit le langage comme<br />
12 Le Séminaire Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 127.<br />
5
système. Lalangue ne sert pas au dialogue, à la communication 13 . C’est le concept,<br />
dit J.-A. Miller, qui exprime que le signifiant a des eff<strong>et</strong>s de jouissance <strong>et</strong> pas en<br />
premier lieu des eff<strong>et</strong>s de sens 14 . Le symptôme lui-même est redéfini à partir de là.<br />
<strong>Lacan</strong> le définit dans son séminaire « R, S, I » comme « ce qui de l’inconscient se<br />
traduit par une l<strong>et</strong>tre ». Il se sustente des marques de l’inconscient, marques dont<br />
<strong>Lacan</strong> spécifie à Genève qu’elles portent la trace du désir des parents : « la façon<br />
dont lui a été instillé un mode de parler ne peut que porter la marque du mode sous<br />
lequel les parents l’ont accepté. » A Nice il dit qu’elles sont la trace de la rencontre<br />
manquée de deux conjoints, de deux parlêtres. « Le symptôme est l’inscription, au<br />
niveau du réel, de c<strong>et</strong>te projection d’inconscient » - il utilise ici l’image de<br />
« projectiles » qui marquent, trouent, criblent une surface ; « le symptôme est<br />
l’inscription de ce criblage du parlêtre par le dire de deux conjoints (…) ». Le<br />
symptôme, c’est donc « la note propre de la dimension humaine » (EU, G), c’est « ce<br />
que beaucoup de personnes ont de plus réel » (EU).<br />
C<strong>et</strong>te nouvelle définition du symptôme, qui n’est plus message à déchiffrer, comporte<br />
que le symptôme soit « événement de corps » 15 . Comme le dit J.-A. Miller dans son<br />
cours « Pièces détachées » 16 , c’est quelque chose qui arrive au corps du fait de la<br />
langue. Le symptôme est un composite dans le dernier enseignement de <strong>Lacan</strong> ;<br />
<strong>Lacan</strong> en dit des choses qui vont dans divers sens 17 . « Jouissance opaque, d’exclure<br />
le sens », dit-il à propos de Joyce, qui incarne le symptôme détaché de tout eff<strong>et</strong> de<br />
sens, illisible, pluralisation de signifiants sans capiton, produisant justement par là<br />
l’équivoque portée à l’infini. Ou il dit ailleurs : « c’est la seule chose vraiment réelle,<br />
c’est-à-dire qui conserve un sens dans le réel » 18 - ce qui, par sa face Sinn, laisse<br />
une prise possible à l’opération analytique qui opère avec le sens.<br />
Alors, comment <strong>Lacan</strong> situe-t-il l’interprétation dans ce contexte ? Il pose les choses<br />
très clairement, je relève quelques formulations.<br />
A Nice, d’abord. « Il y a (…) de fortes chances que ce qu’il y a de plus opérant, c’est<br />
un dire qui n’ait pas de sens. » <strong>Freud</strong> s’est aperçu du rapport de l’inconscient avec le<br />
mot d’esprit. « Et le mot d’esprit, c’est l’équivoque. Et l’équivoque, c’est le langage. »<br />
Donc : « Si le mot d’esprit a un sens, c’est justement d’équivoquer. C’est en cela qu’il<br />
nous donne le modèle de la juste interprétation analytique. »<br />
« C’est au niveau de lalangue que porte l’interprétation » (N). Car lalangue est le lieu<br />
de l’équivoque, « dans lalangue dont on a reçu l’empreinte, un mot est équivoque »,<br />
dit-il à Genève ; il donne l’exemple ne – nœud, qui rappelle le d’eux- deux d’Encore.<br />
Et à deux reprises, à Nice <strong>et</strong> aux Etats-Unis, il renvoie à l’exemple fameux de <strong>Freud</strong>,<br />
qui, dans son texte sur le fétichisme, voit l’origine du choix d’un fétiche, le brillant sur<br />
le nez, chez un suj<strong>et</strong> germanophone, dans une équivoque entre deux langues : le<br />
13 J. <strong>Lacan</strong>, Encore, p. 126.<br />
14 J.-A. Miller, « Pièces détachées », Cause freudienne, 60, p. 165. Voir aussi « Biologie lacanienne »,<br />
Cause freudienne, 44, pp. 46-47.<br />
15 J. <strong>Lacan</strong>, « Joyce le symptôme », Autres écrits, p. 569.<br />
16 Cause freudienne, 61, p. 152.<br />
17 Voir à ce propos J.-A. Miller, « Le Séminaire de Barcelone » <strong>et</strong> « Le symptôme : savoir, sens <strong>et</strong><br />
réel »,<br />
Le symptôme charlatan.<br />
18 Séminaire « L’insu que sait de l’Une –bévue… », 15 mars 1977, Ornicar ? 17/18, printemps 1979, p.<br />
9.<br />
6
« Glanz auf der Nase » en allemand, on en trouve l’interprétation dans « to glance at<br />
the nose » en anglais – l’anglais qui était la langue que ce suj<strong>et</strong> a parlée tout p<strong>et</strong>it, la<br />
langue de ses parents à sa naissance, dans laquelle il a été pris. Le Glanz (brillant)<br />
allemand consonne avec le glance (regarder) anglais.<br />
J’y vois un exemple de ce que « l’interprétation doit toujours – chez l’analyste - tenir<br />
compte de ce que dans ce qui est dit, il y a le sonore, <strong>et</strong> que ce sonore doit<br />
consonner avec ce qu’il en est de l’inconscient. » (EU)<br />
L’interprétation, répète <strong>Lacan</strong> aux Etats-Unis, doit être équivoque. Elle ne doit pas<br />
être « théorique, suggestive, c’est-à-dire impérative » ; il ne faut jamais « plaquer des<br />
mots qui n’ont de sens que pour l’analyste lui-même. ». « C’est de mes analysants<br />
que j’apprends tout, (…) je leur emprunte mes interventions ». Et il poursuit :<br />
« L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise ; elle est faite pour<br />
produire des vagues. » Mais pour cela, ajoute-t-il, il faut avoir été formé comme<br />
analyste » : « avoir vu comment le symptôme ça se complète ».<br />
Il dira encore que ce que l’analyste a à dire à son analysant est de l’ordre de la<br />
vérité. Cela peut surprendre que ce terme du premier <strong>Lacan</strong> réapparaisse ici. S’agit-il<br />
de nouveau de l’analyste « maître de la vérité » de « Fonction <strong>et</strong> champ » ? Les<br />
connotations ont changé, car il souligne tout de suite que la vérité est pas-toute, on<br />
ne peut que la mi-dire, <strong>et</strong> que justement c’est ce qu’il faut faire sentir à l’analysant :<br />
que ce n’est pas une vérité générale. L’analyste n’intervient que d’une vérité<br />
particulière, car, dit-il, l’enfant n’est pas un enfant abstrait, il a une histoire tout à fait<br />
particulière – ce n’est pas la même chose d’avoir eu sa maman <strong>et</strong> pas celle du voisin<br />
(EU). On est loin aussi de l’histoire du suj<strong>et</strong> qui se résout dans l’universel ! L’accent<br />
sur la particularité est omniprésent dans ces conférences, à tous points de vue,<br />
jusque dans le détail des formulations de <strong>Lacan</strong> – ainsi par exemple ne dit-il pas<br />
« l’être humain », dans un contexte qui l’appellerait, mais « un être humain » 19 .<br />
L’équivoque, enfin, est « la seule arme qu’on ait contre le sinthome » 20 . « Viser le<br />
symptôme » 21 est le but, en eff<strong>et</strong>, dans le dernier enseignement de <strong>Lacan</strong>. Mais<br />
qu’est-ce que « viser le symptôme » ? La relation de l’interprétation <strong>et</strong> du sinthome,<br />
que je ne peux qu’effleurer ici, n’est pas simple, puisque le dernier enseignement de<br />
<strong>Lacan</strong> ne donne pas une seule réponse à c<strong>et</strong>te « problématique aporétique » 22 .<br />
L’exclusion du réel <strong>et</strong> du sens étant « ce qui donne son axe à l’époque borroméenne<br />
de <strong>Lacan</strong> », « comment penser l’impensable du sens-dans-le-réel ? » 23<br />
Comme J.-A. Miller l’a amplement développé ces dernières années, le symptôme<br />
que <strong>Lacan</strong> formalise à partir de l’enseignement qu’il tire de Joyce – <strong>et</strong> qu’il réécrit<br />
sinthome – n’est plus le symptôme comme « signifiant d’un signifié refoulé » ou<br />
formation de l’inconscient à déchiffrer. Le symptôme comme «événement de corps »<br />
19 « Ce qui crée la structure, c’est la manière dont le langage émerge au départ chez un être humain »<br />
(EU).<br />
20 J.<strong>Lacan</strong>, Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome, Seuil, Paris, 2005, p. 17 (leçon du 18 novembre<br />
1975).<br />
21 Cf. J.-A. Miller, « L’interprétation à l’envers », Cause freudienne, 32, p. 11 : « Une pratique qui vise<br />
dans le suj<strong>et</strong> le sinthome n’interprète pas à l’instar de l’inconscient (…) ». Et Eric Laurent reprend<br />
l’expression dans « Interpréter la psychose au quotidien », Mental, 16, p. 21.<br />
22 Cf. J.-A. Miller, « Le symptôme : savoir, sens <strong>et</strong> réel », Le symptôme charlatan, p. 60.<br />
23 Ibid., pp. 57-58<br />
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a une fixité qui tient à son caractère de nœud de la jouissance <strong>et</strong> de lalangue. Le<br />
symptôme tel que Joyce en donne l’abstraction, est « désabonné à l’inconscient » <strong>et</strong><br />
« inanalysable » 24 ; « jouissance opaque, d’exclure le sens » 25 . La psychanalyse<br />
rend-elle donc les armes devant le sinthome ? En tout cas, la valeur absolue de c<strong>et</strong>te<br />
jouissance excluant le sens est « dévalorisée » parce que la pratique analytique<br />
recourt au sens pour la résoudre, précise <strong>Lacan</strong>, l’analyse se fait ainsi la dupe du<br />
père 26 .<br />
Peut-être pourrait-on se représenter les choses ainsi : il y a deux faces du<br />
symptôme, le côté sens <strong>et</strong> le côté réel – je renvoie à ce propos à l’exposé de J.-A.<br />
Miller à Madrid en 1998 - : le Sinn <strong>et</strong> la Bedeutung. L’analyste n’a affaire qu’aux dits<br />
du patient, au Sinn du symptôme, qui renvoient au symptôme comme à leur<br />
référence, Bedeutung 27 . En les inscrivant à une place distincte dans le discours de<br />
l’analyste, J.-A. Miller les différencie : d’une part, à la place de la vérité, le S2, la<br />
vérité variable du symptôme, un savoir qui n’est que supposé, <strong>et</strong> d’autre part, à la<br />
place du réel, le S1, le symptôme comme « ce qui de l’inconscient<br />
se traduit par une l<strong>et</strong>tre » :<br />
│<br />
---------------------------------<br />
(V) S2 │ S1 (R)<br />
Sinn │ Bedeutung<br />
Savoir │ l<strong>et</strong>tre<br />
supposé │<br />
C<strong>et</strong>te distinction me perm<strong>et</strong> de mieux situer différents énoncés de <strong>Lacan</strong> dans ses<br />
conférences de 1975. En eff<strong>et</strong>, il peut dire d’une part que « Ce à quoi nous avons<br />
affaire, c’est au symptôme. Un symptôme est un eff<strong>et</strong> qui se situe dans le champ du<br />
réel. » (N) Et d’autre part, que l’analyste « est supposé dire la vérité (…) qu’il faut que<br />
l’analysant entende (…) pour ce qu’il attend, à savoir être libéré du symptôme » <strong>et</strong><br />
que ceci « suppose que le symptôme <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te sorte d’intervention de l’analyste (…)<br />
sont du même ordre. Le symptôme lui aussi dit quelque chose. Il dit, il est une autre<br />
forme de vrai dire <strong>et</strong> ce qu’en somme fait l’analyste, c’est d’essayer de faire un peu<br />
plus que glisser dessus. (…) Le symptôme, ça résiste, ce n’est pas quelque chose<br />
qui s’en va tout seul. » (EU). <strong>Lacan</strong> utilise alors le nœud à 4 ronds, où le symptôme Σ<br />
fait cercle avec le symbolique S ; en ce sens, il n’exclut pas l’inconscient ; « il fait tout<br />
autant partie de l’inconscient ». Symptôme <strong>et</strong> inconscient font la ronde : « vis sans fin,<br />
ronde. Et on n’arrive jamais à ce que tout soit défoulé. Urverdrangung : il y a un trou.<br />
C’est parce qu’il y a un nœud <strong>et</strong> quelque réel qui reste là dans le fond. » (EU)<br />
L’interprétation touche au symptôme, en tant que supporté par lalangue. « En<br />
interprétant, nous faisons avec le Σ circularité, nous donnons son plein exercice à ce<br />
24 J. <strong>Lacan</strong>, « Joyce le symptôme », conférence du 16 juin 1975, in Le sinthome, pp. 166-167.<br />
25 J. <strong>Lacan</strong>, « Joyce le Symptôme », in Autres écrits, p. 570.<br />
26 Ibid. Voir le commentaire de J.-A. Miller dans son cours du 14 mai 2008 (site de l’AMP).<br />
27 J.-A. Miller, « Le symptôme : savoir, sens <strong>et</strong> réel », op. cit., p. 58.<br />
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qui peut se supporter de lalangue, alors que l’analysant, ce dont il nous donne<br />
toujours témoignage, c’est de son symptôme. » (EU) L’équivoque « qui est ce sur<br />
quoi joue l’interprétation » serait alors « ce qui fait cercle du symptôme avec le<br />
symbolique. Car, intervenant d’une certaine manière sur le symptôme, on se trouve<br />
équivoquer. » (EU)<br />
C’est l’équivoque, dans ces conférences, qui est le paradigme de l’interprétation ;<br />
c’est la voie par où l’analyse pourrait peut-être perm<strong>et</strong>tre de toucher par le Sinn à la<br />
Bedeutung ? Comme le soulignait J.–A. Miller l’an dernier, une interprétation n’a de<br />
réelle portée que si elle a des eff<strong>et</strong>s sur la jouissance. Partant du symptôme comme<br />
fixation de jouissance, la question se pose en eff<strong>et</strong> de ce qui, dans la psychanalyse,<br />
« peut être déplacé de la jouissance ». Il n’y a pas que les révélations, événements de<br />
vérité, qui se produisent dans l’analyse, il y a des événements de jouissance :<br />
« l’interprétation se juge à l’événement de jouissance qu’elle est capable à terme<br />
d’engendrer. » 28<br />
3. Questions<br />
Plusieurs questions se posent à moi au terme de c<strong>et</strong>te lecture, comme autant de<br />
points à éclaircir pour poursuivre. Elles rejoignent pour une part les points exposés<br />
par Pierre-Gilles Guéguen <strong>et</strong> Alexandre Stevens, dans leurs textes de présentation du<br />
prochain Congrès de la <strong>NLS</strong>, auxquels je renvoie 29 .<br />
Outre c<strong>et</strong>te problématique difficile du symptôme, que je viens d’esquisser, il y a<br />
l’équivoque : qu’est-ce que l’équivoque, exactement ? Serait-ce le jeu de mots à<br />
l’infini qui a pu passer à une époque pour le nec plus ultra d’une pratique<br />
lacanienne ? Si c’était cela, ce serait méconnaître le cœur de réel du symptôme, me<br />
semble-t-il. L’équivoque n’est pas non plus en rem<strong>et</strong>tre sur le sens (S1→S2). Les<br />
conférences indiquent plutôt que c’est un « dire qui n’a pas de sens », comme moyen<br />
de toucher à l’irréductible des marques de jouissance, S1 isolés de lalangue. Cela me<br />
renvoie à l’intervention de J.-A. Miller, « L’interprétation à l’envers » 30 , qui propose<br />
une « autre voie » à l’interprétation, qui viserait non pas à interpréter « à l’instar de<br />
l’inconscient », à déchiffrer (S1→S2), mais à « reconduire le suj<strong>et</strong> aux signifiants<br />
proprement élémentaires sur lesquels, dans sa névrose, il a déliré », c’est-à-dire à<br />
cerner S1, « insensé », « avant qu’il ne soit articulé dans la formation de l’inconscient<br />
qui lui donne sens de délire. » Une telle « pratique post-interprétative » se repère<br />
selon lui « non sur la ponctuation, mais sur la coupure », qu’on peut imager « comme<br />
une séparation entre S1 <strong>et</strong> S2 ». Plutôt qu’ajouter le S2, le r<strong>et</strong>enir ; plutôt que boucler<br />
le sens, le couper.<br />
28 J.-A. Miller, cours du 12 mars 2008, Ten Line News n° 384 .<br />
29 P.-G. Guéguen, « L’interprétation lacanienne », <strong>NLS</strong>-Messager 500, 10 juin 2008 ; paru en anglais<br />
dans Bull<strong>et</strong>in of the <strong>NLS</strong> 4. A. Stevens, « L’interprétation lacanienne », courrier électronique VIIe<br />
Congrès <strong>NLS</strong>, 24 octobre 2008; paru depuis dans la L<strong>et</strong>tre mensuelle de l’ECF n° 273, décembre<br />
2008.<br />
30 J.-A. Miller, « L’interprétation à l’envers », Cause freudienne, 32, op. cit.<br />
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Comment dès lors situer l’équivoque par rapport à la coupure ?<br />
La coupure, <strong>Lacan</strong> l’a introduite dès « Fonction <strong>et</strong> champ » pour rendre compte de sa<br />
pratique des séances courtes, ou à durée variable ; elle peut être considérée comme<br />
un mode d’interprétation, en tant que maniement du temps.<br />
La coupure est aussi une notion utilisée dans sa topologie, que ce soit les opérations<br />
de coupure de surfaces telles que le tore – évoquées notamment dans les passages sur<br />
l’interprétation de « L’étourdit » - ou le maniement des nœuds.<br />
Il faudra donc examiner quel est le rapport équivoque-coupure, <strong>et</strong> comment<br />
l’équivoque comme usage de lalangue serait un « mode de dire » qui produit une<br />
coupure ? Ou comment un usage spécial de la langue peut à la fois faire sens <strong>et</strong> faire<br />
trou, comme une certaine forme de poésie, dont l’interprétation devrait s’inspirer, en<br />
1977? 31 Quel est alors le rapport de l’équivoque <strong>et</strong> de la l<strong>et</strong>tre ?<br />
Le silence, enfin : comment lui ménager sa place ?<br />
Il y a des interprétations silencieuses. La coupure de la séance, sans un mot, en est<br />
une. Les témoignages des AE nous en ont donné aussi parfois d’autres exemples.<br />
Mais plus généralement, « l’interprétation lacanienne doit viser au silence, doit<br />
inclure le silence », souligne Eric Laurent, <strong>et</strong> il précise : « L’équivoque ne veut pas<br />
dire que tous les sens sont possibles. L’équivoque veut dire que le jeu sur le sens est<br />
suffisant pour qu’il y ait du silence, pour que le signifiant puisse se décomposer,<br />
puisse être brisé, pour qu’il ne se produise ni la concaténation sans fin ni la<br />
signification figée. » C’est une « interprétation comme séparation d’avec l’Autre. » 32<br />
L’équivoque serait donc un mode de dire qui produit, ou qui inclut, le silence.<br />
Enfin, toujours sur la question du silence dans le dire, j’indique une dernière<br />
référence à explorer : l’intervention aux Etats-Unis du 2 décembre 1975, intitulée<br />
« Impromptu sur le discours analytique ». Je n’en r<strong>et</strong>iens qu’une parcelle, la<br />
distinction entre « ce qu’il énonce » <strong>et</strong> « ce qu’il ne dit pas », <strong>et</strong> un aspect du<br />
commentaire à propos de a sur S2 : « L’analyste ne dit que des paroles (…). Ce S2, ce<br />
que l’analyste est supposé savoir, (…) n’est dit que sous la forme du mi-dire de la<br />
vérité ». « C’est en tant qu’il est ce semblant de déch<strong>et</strong> (a) qu’il intervient au niveau<br />
du suj<strong>et</strong> S/ ». <strong>Lacan</strong>, sur le schéma du discours analytique, écrit à côté de S2 : « midire<br />
de la vérité », <strong>et</strong> à côté de (a) : « semblant de déch<strong>et</strong> », <strong>et</strong> entre parenthèses :<br />
« silence ». « Le silence correspond au semblant de déch<strong>et</strong>. »<br />
31 J. <strong>Lacan</strong>, Séminaire « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », op. cit., 17 mai 1977.<br />
32 E. Laurent, « Interpréter la psychose au quotidien », Mental 16, pp. 22-23.<br />
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