10.06.2014 Views

Pour - Revue des sciences sociales

Pour - Revue des sciences sociales

Pour - Revue des sciences sociales

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

L'Europe du rire<br />

et du blasphème<br />

F. Nussbaum, 1944, "Triumph <strong>des</strong> To<strong>des</strong>", Kultur Geschichtliches Muséum, Osnabrûck<br />

Félix Nussbaum (1904 -1944)<br />

Les oeuvres du peintre se trouvent à Osnabrûck, sa ville d'origine mais aussi à Berlin, Bruxelles, Chicago...<br />

Fuyant le régime nazi, il trouve refuge en Belgique en 1937, à Amsterdam en 1938, à Paris en 1940.<br />

Interné dans le camp de St Cyprien en France, il en sort, se cache à Bruxelles. Il sera déporté le 18 avril 1944 à Auschwitz.<br />

Sa dernière oeuvre, nous la reproduisons, date d'avril 1944 : "Le triomphe de la mort".<br />

En hommage et pour mémoire.<br />

Anny Bloch


L'Europe du rire<br />

et du blasphème


<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences <strong>sociales</strong> de la France de l'Est<br />

Rédaction<br />

Directeur de la publication<br />

Freddy Raphaël<br />

Rédactrice en chef<br />

Anny Bloch<br />

Assistant<br />

Alain Ercker<br />

Recherche iconographique<br />

Zuzana Jaczova<br />

Comité de rédaction<br />

Marie-Noële Denis • Robert Froelicher •<br />

Stéphane Jonas • Claude Régnier •<br />

Christian de Montlibert • Colette Méchin • Utz Jeggle •<br />

Jean Rémy • Raymond Boudon<br />

Administration - Diffusion<br />

Services <strong>des</strong> périodiques, Sophie Stouvenel (Tél. 88 41 73 17)<br />

"<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est"<br />

Université <strong>des</strong> Sciences Humaines<br />

Laboratoire de sociologie de la culture européenne<br />

22, rue Descartes 67084 Strasbourg Cedex<br />

Secrétariat<br />

Sophie Stouvenel<br />

Réalisation<br />

Andromaque Prépresse<br />

Abonnement<br />

L'abonnement porte sur deux numéros au moins. Par la suite, il est reconduit automatiquement jusqu'à<br />

résiliation parvenant au Service <strong>des</strong> Périodiques le 1 er septembre. L'abonnement n'est pas rétroactif.<br />

Prix : 130 FF • Abonnement 110 FF par numéro.<br />

Photo de couverture<br />

Félix Nussbaum, 1899-1944, Carnival Group (Narrengruppe or Mummenshanz)<br />

The David and Alfred Smart Muséum of Art, University of Chicago, USA; Purchase, Gift of Mr. and Mrs. Eugène Davidson,<br />

Dr. and Edwin Decosta, Mr. and Mrs. Gaylord Donnelley, and The Eloise W. Martin Purchase Fund.<br />

Remerciements<br />

Nos remerciements vont à Tomi Ungerer, Zuzana Jaczova, Maxime Loiseau, Isabelle Lévy, Michel Rovelas de nous avoir permis de publier leurs<br />

œuvres, à Thérèse Willer, Conservatrice <strong>des</strong> collections de Tomi Ungerer pour son accueil. Merci à Jessica Rose du Smart Muséum of Art,<br />

Chicago, et au Kulturgeschichtliches Muséum, Osnabriick pour les œuvres de Félix Nussbaum, aux éditions Diogenes, Zurich,<br />

et Harpercollins, New York pour les <strong>des</strong>sins de Tomi Ungerer et de Maurice Sendak, aux Musées royaux <strong>des</strong> Beaux-Arts de Belgique.<br />

<strong>Revue</strong> publiée avec le soutien du Centre National du Livre<br />

<strong>des</strong> Conseils généraux du Haut-Rhin, du Bas-Rhin,<br />

de la Région Alsace, de la Ville de Strasbourg et du Gaz de Strasbourg


Sommaire


FREDDY RAPHAEL<br />

GENEVIEVE HERBERICH-MARX<br />

Eléments<br />

pour une sociologie<br />

du rire et du blasphème<br />

Le bailli l'avertit et carrément: «Mr de<br />

Voltaire! Mr de Voltaire... on dit que vous<br />

avez écrit contre le Bon Dieu, cela est mal<br />

mais j'espère qu'il vous pardonnera; on dit<br />

que vous avez écrit contre la Religion, cela<br />

est mal encore; on dit que vous avez écrit<br />

contre N.S.Jésus-Christ, cela est très, très<br />

mal, mais il vous pardonnera en sa grande<br />

clémence. Mr de Voltaire gardez-vous<br />

d'écrire contre Nos Excellences, nos<br />

souverains seigneurs, car elles ne vous<br />

pardonneraient jamais.»<br />

Jean Orieux, Voltaire<br />

Livre de Poche,<br />

Paris1994, p.585<br />

«Remarquez... il m'arrive aussi de donner<br />

raison à <strong>des</strong> gens qui ont raison. Mais, là<br />

encore, c'est un tort. C'est comme si je<br />

donnais tort à <strong>des</strong> gens qui ont tort. Il n'y a<br />

pas de raison! En résumé, je crois qu'on a<br />

toujours tort d'essayer d'avoir raison<br />

devant <strong>des</strong> gens qui ont toutes les bonnes<br />

raisons de croire qu'ils n'ont pas tort».<br />

Raymond Devos, Matière à rire<br />

O.Orban, Paris1991, p.307<br />

Freddy Raphaël<br />

Geneviève<br />

Herberich-Marx<br />

Laboratoire de sociologie de la culture<br />

européenne. Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />

Steinberg, 1968. Saul Steinberg, Text by Harold Rosenberg.<br />

© Whitney Museum of American Art, 1978<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 4


De Gargantua à Gavroche, de Falstaff<br />

au Père Ubu, un rire libérateur ne<br />

cesse de secouer l'Europe. Il met à<br />

mal toute prétention à l'achèvement et à la<br />

suprématie, il fait de tout homme notre frère<br />

en incomplétude et en bâtardise. Il fait<br />

éclater la boursouflure <strong>des</strong> puissants, ces ratés<br />

du bonheur, et mine la suffisance <strong>des</strong> esprits<br />

doctes et chagrins.<br />

Mais la fête <strong>des</strong> fous et la farandole du<br />

Carnaval peuvent aussi masquer derrière<br />

une libéralité octroyée la caporalisation et<br />

la mise au pas <strong>des</strong> esprits. L'Europe du blasphème,<br />

c'est celle du «Ministère de la Vérité<br />

» qui traque impitoyablement toute pensée<br />

distanciée, c'est celle qui «vaporise»<br />

ceux qui ont la prétention d'ébranler la pensée<br />

captive.<br />

Grande est la tentation d'enfermer dans<br />

les rets d'un docte discours ce qui est de<br />

l'ordre de la créativité fantasque, de la provocation<br />

d'un imaginaire démystificateur. Sans<br />

prétendre analyser l'entreprise inverse de la<br />

mise au pas de l'esprit qui se cabre, il nous<br />

faut suivre le sillage de la «nef <strong>des</strong> folz».<br />

Le «rire» signifie essentiellement la<br />

capacité, qui définit la seule science valable,<br />

de toujours remettre nos présupposés et nos<br />

assertions. Il témoigne du refus de nous réfugier<br />

dans <strong>des</strong> croyances pour combler nos<br />

désirs et apaiser nos angoisses. Il affirme la<br />

prééminence du concept d'incertitude. Ce<br />

sens du relatif et de l'inachevé nous le trouvons<br />

au centre de l'epistemologie <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong>, et comme principe recteur souvent<br />

trahi dans bien <strong>des</strong> domaines de la créativité<br />

artistique, politique et sociale.<br />

Quant au blasphème, il va de soi que<br />

nous avons emprunté ce terme à ce qu'on<br />

nomme pudiquement, pour mieux masquer<br />

nos lâchetés politiques et intellectuelles,<br />

«l'affaire Rushdie». Nous entendons évoquer<br />

ces attitu<strong>des</strong> fondées sur la fanatisme,<br />

qui s'efforcent de soustraire au libre examen<br />

un domaine qui serait de l'ordre du<br />

sacré. Il convient de reconnaître que la catégorie<br />

du blasphème prolifère sous diverses<br />

appellations, depuis la difficile sortie du<br />

totalitarisme dans les pays d'Europe de<br />

l'Est jusqu'aux stéréotypes, aux préjugés, à<br />

la thèse du complot et au culte de l'authentique<br />

qui s'affirment dans nos sociétés.<br />

Une lucidité<br />

démystificatrice<br />

Ce qui caractérise le bouffon, c'est sa<br />

lucidité démystificatrice, et le courage avec<br />

lequel il éveille les autres et les amène à<br />

prendre conscience. Il est le meilleur conseiller<br />

du roi, car il a l'audace de dire à son<br />

maître <strong>des</strong> vérités que tout le monde lui<br />

cache. Il ne croit pas à l'honneur chevaleresque<br />

ou militaire, il se moque <strong>des</strong> paraîtres<br />

sociaux et <strong>des</strong> prétentions <strong>des</strong> savants.<br />

«Il est toujours un peu Sancho Pança, écrit<br />

Robert Klein 01 , le fou glossateur qui accompagne<br />

le fou naturel Don Quichotte».<br />

En même temps qu'elle inquiète les<br />

hommes du Moyen-Age et de la Renaissance,<br />

la folie hante leur imagination. Elle<br />

est au travail au coeur même de la raison et<br />

rappelle à chaque homme sa vérité. Dans le<br />

grand théâtre de la vie, où chacun s'emploie<br />

à tromper autrui et à se duper lui-même, le<br />

fou, comme le souligne Michel Foucault (2) ,<br />

confronte les vaniteux, les insolents et les<br />

menteurs avec «la médiocre réalité <strong>des</strong><br />

choses ». Son attribut par excellence est la<br />

boule de cristal, qui signifie la sagesse du<br />

vide, l'épaisseur d'un invisible savoir.<br />

«C'est elle, cette bulle irisée du savoir, qui<br />

se balance, sans se briser jamais- lanterne<br />

dérisoire mais infiniment précieuse- au bout<br />

de la perche que porte sur l'épaule Margot<br />

la Folle»' 3 ».<br />

Inversement, la folie peut aussi signifier<br />

l'excès d'une science dont la prétention n'a<br />

d'égale que l'inutilité. Tout ce qu'il y avait<br />

«de manifestation obscure dans la folie»<br />

telle que la voyait Bosch est effacé par<br />

Erasme pour qui «c'est l'homme qui la<br />

constitue dans l'attachement qu'il se porte<br />

à lui-même et par les illusions dont il<br />

s'entretient » (4) . A la bulle vide, source du<br />

véritable savoir, s'oppose, selon Foucault,<br />

le miroir : au lieu de refléter le réel, il renvoit<br />

celui qui s'y contemple à la folie de sa<br />

présomption.<br />

De l'opacité<br />

L'humour est une forme de résistance<br />

contre la pensée opaque, massive, qui se<br />

contemple avec délectation, et proclame sa<br />

haine à l'encontre de tout ce qui ne lui ressemble<br />

pas. «Si c'est bien sur fond de bêtises<br />

que nous avons à rire, à rêver, à penser,<br />

nous ne devons pas oublier un instant que<br />

la bêtise sans fond qui envahit toute la surface<br />

donne à chaque siècle ses formes les<br />

plus hideuses»


Meurice dans sa remarquable analyse de la<br />

bêtise, à la fois vaste comme l'océan et bornée<br />

comme celui qui ne voit pas plus loin<br />

que son nez. «C'est que proche et lointain<br />

lui sont également étrangers, ou mieux<br />

indifférents. Elle n'a qu'un horizon: soimême»'<br />

10 .<br />

Le refus<br />

du dogmatisme<br />

Il n'y a de rire possible que dans la mise<br />

à distance, dans l'écart par rapport à<br />

soi-même et par rapport aux autres. Seule<br />

cette capacité d'éloignement permet de relativiser<br />

les certitu<strong>des</strong> dont on se réclame, et<br />

d'interroger les prétentions hégémoniaques<br />

de ceux qui sont bardés de dogmes. Le totalitarisme<br />

au contraire retient l'esprit de<br />

sérieux. Il s'efforce de créer une société<br />

fusionnelle, dans laquelle l'espace public<br />

est occupé par une masse compacte. Les<br />

hommes, alignés au coude à coude, loin de<br />

dialoguer à partir de ce qui les sépare, sont<br />

soudés par une croyance à maintenir.<br />

C'est parce qu'il a une conscience aiguë<br />

de «la justesse relative de nos opinions»<br />

que Lessing incite les hommes à «parler ensemble»<br />

inlassablement. Le monde, selon<br />

lui


que adressée à Caïn, l'homme de l'efficace,<br />

de respecter Abel dont le nom évoque le<br />

futile, le non-productif. L'exil au fil du fleuve<br />

développe, «tout au long d'une géographie<br />

mi-réelle, mi-imaginaire, la situation<br />

liminaire du fou à l'horizon du souci de<br />

l'homme médiéval -situation symbolique et<br />

réalisée à la fois par le privilège qui est<br />

donné au fou d'être enfermé aux portes de<br />

la ville : son exclusion doit l'enclore » ,<br />

Milan Kundera rappelle la scène où Madame<br />

Grandgousier, ayant mangé trop de<br />

tripes, si bien qu'on dut lui administrer un<br />

astringent, accoucha de Gargantua par<br />

l'oreille. Il rapproche ce texte <strong>des</strong> premières<br />

pages <strong>des</strong> Versets Sataniques: après l'explosion<br />

de l'avion en plein vol, les deux<br />

héros -le chapeau melon vissé sur la têtetombent<br />

dans le vide en devisant agréablement.<br />

Autour d'eux flottent <strong>des</strong> sièges à<br />

dossier inclinable, <strong>des</strong> gobelets en carton,<br />

<strong>des</strong> masques à oxygène... Dans les deux cas<br />

surgit un «univers superbement hétéroclite»,<br />

habité par une «joyeuse liberté», où le<br />

vraisemblable et l'invraisemblable, l'anecdote<br />

et la méditation, le réel et le fantastique<br />

se mêlent. L'humour est ce «mariage du<br />

non-sérieux et du terrible » (21) .<br />

S'il a pu apparaître dans l'espace européen<br />

c'est parce que ce dernier est l'héritier<br />

à la fois de la culture judéo-chrétienne, qui<br />

a «désenchanté» (Entzauberung) le monde,<br />

et la culture grecque qui, avec Aristophane,<br />

a joué sans restriction avec les mythes, les<br />

rites et les croyances établies. Milan Kundera<br />


ine Backès-Clément que nous citons textuellement,<br />

est doublement prise dans le<br />

réseau conventionnel : convention du grand<br />

ensemble à l'intérieur duquel se situe le<br />

sous-ensemble de la convention «juive»,<br />

l'une et l'autre conventions signifiantes,<br />

par leur décalage, puis leur croisement,<br />

provoquent le rire et la défense contre une<br />

vérité insupportable, celle de l'exclusion.<br />

«La convention signifiante de base, c'est<br />

celle qui consiste à dire le vrai, à ne pas<br />

mentir, la convention "juive", dans cette<br />

histoire, consisterait au contraire à toujours<br />

dire la faux; en disant le vrai, en ne mentant<br />

pas sur la <strong>des</strong>tination de son voyage, le<br />

compère juif de l'histoire transgresse sa<br />

propre convention ou du moins celle qu'on<br />

lui prête, mais retrouve celle dans laquelle<br />

il est un exclu, un marginal. Etre "juif,<br />

c'est dire que l'on va à Lemberg quand on<br />

va à Cracovie: être "fou", c'est la même<br />

chose, c'est toujours être en dehors d'une<br />

convention signifiante d'un groupe qui<br />

exclut».<br />

Catherine Backès-Clément prolonge<br />

l'analyse de Lévi-Strauss et définit deux<br />

ordres différents: l'ordre de la convention<br />

signifiante, où se déroule tout discours institutionnel,<br />

tout discours social de la quotidienneté;<br />

c'est le lieu où l'on sait «ce que<br />

parler veut dire», où se transmet l'information<br />

sans ambiguïté, où les ordres se reçoivent<br />

et se donnent. «L'ordre différent,<br />

qu'on entend souvent situer comme "contre-ordre",<br />

est celui de tous les discours qui<br />

transgressent, selon <strong>des</strong> modalités diverses,<br />

la convention signifiante qui marque leur<br />

propre culture. Ainsi, les mots d'esprit, les<br />

sophismes, les diallèles, tous les jeux de la<br />

raison qui en dévoilent l'envers, font partie<br />

de l'ambiguïté d'un discours qui raille sa<br />

propre règle; ainsi encore, tout discours<br />

d'un groupe marginal à l'intérieur d'une<br />

nation -particularités désignées de l'extérieur,<br />

juifs, tziganes, bohémiens, errants de<br />

toute sorte, proies désignées <strong>des</strong> racismes<br />

» (30) .<br />

Une vision grotesque<br />

du monde<br />

Et parce que l'humour est aussi quelque<br />

part affrontement à la limite et à la mort, la<br />

culture du rire, qui valorise le trivial, le<br />

bouffon et le burlesque, participe du jeu<br />

avec le sacré (31) .<br />

La vision impertinente, grotesque et<br />

dérisoire de l'univers est, reconnaissons-le,<br />

foncièrement ambivalente : la transgression<br />

qu'elle met en oeuvre peut aussi bien contester<br />

radicalement le désordre <strong>des</strong> choses<br />

que le conforter. Elle ne saurait se réduire à<br />

l'invective et à l'injure, car comme le soulignent<br />

Antoine Compagnon et Jacques<br />

Seebacher


e, tous ceux qui se prennent au sérieux » (36) .<br />

Le rire du bouffon, du fou du roi jette une<br />

lueur fulgurante sur la vanité et la farce de<br />

la réalité, sur la prétention creuse et dérisoire<br />

de la scène du monde. Le rieur, souligne<br />

Eric Blondel (37) , est alors celui qui entr'aperçoit<br />

la vérité, et qui retrouve le vrai<br />

sérieux, celui «qu'il avait au jeu étant<br />

enfant» (Nietzsche).<br />

Le rire est de l'ordre de la gratuité : sa<br />

langue est constituée par <strong>des</strong> mots arrachés<br />

à leur fonctionnalité. «Le secret en est la<br />

surprise et la richesse <strong>des</strong> sens ainsi mis à<br />

jour ou fabriqués. Ce jeu suppose l'aisance<br />

à manipuler le langage d'une façon non utilitaire<br />

» (38) . Dédaignant apparemment le<br />

réel, il révèle en fait le mensonge <strong>des</strong> mots,<br />

de la langue de bois et <strong>des</strong> formules creuses.<br />

L'humoriste dit la folie du monde, où les<br />

hommes sont entraînés dans une course<br />

qu'ils ne contrôlent plus. Raymond Devos<br />

entre en scène : « Excusez-moi, je suis un peu<br />

essoufflé ! Je viens de traverser une ville où<br />

tout le monde courait... A un moment, je courais<br />

au coude à coude avec un monsieur... Je<br />

lui dis : Dites-moi... pourquoi ces gens courent-ils<br />

comme <strong>des</strong> fous ? Il me dit : Parce<br />

qu'ils le sont ! Il me dit : Vous êtes dans une<br />

ville de fous ici... » (39) . Refusant de composer<br />

avec les hommes de pouvoir -que celui-ci<br />

soit politique, économique, idéologique...-<br />

qui s'efforcent de capter ce flux à leur profit,<br />

l'humoriste tente d'échapper à la course<br />

folle. Par la force de son imaginaire,<br />

« à mi-chemin de "n'importe où" » (On vient<br />

de passer «n'importe» et on va arriver<br />

«où») , le rire n'est pas le propre <strong>des</strong><br />

«classes populaires» opprimées. Il n'est<br />

pas l'expression de la seule culture populaire.<br />

Ce mythe ontologique méconnaît la<br />

création de la pensée dans «la richesse infinie<br />

d'un imaginaire, dont la circulation<br />

s'effectue entre les groupes dans la tension<br />

qui les oppose entre eux» (46) ; il s'affirme<br />

aussi à partir du foisonnement sans limite<br />

«<strong>des</strong> matrices d'expériences possibles » (47) .<br />

Jean Duvignaud (48)<br />

souligne le fait que<br />

l'imaginaire ne cesse de travailler la trame<br />

de notre vie commune, en un mouvement<br />

qui participe à la fois de la reproduction de<br />

la société et de sa déstructuration fictive.<br />

«Le rêve, la fête, le rire, le jeu, l'imaginaire<br />

sous tous leurs aspects constituent, dans<br />

les formes diverses de l'expérience collective,<br />

la part irrécupérable par toute organisation<br />

de quelque importance». Ces figures,<br />

ajoute-t-il, secouent l'être pour l'ouvrir au<br />

champ du possible, à la région immaîtrisée<br />

du virtuel. Rire, selon la belle formule de<br />

Jean Duvignaud, témoigne de notre «disponibilité<br />

au rien » (49) . C'est s'ouvrir à quelque<br />

chose qui échappe à toute emprise, qui participe<br />

du jeu de l'utopie et d'une vitalité<br />

créatrice. Cette percée vers l'inaccessible<br />

«bouleverse les données du bricolage<br />

patient et sécuritaire <strong>des</strong> croyances et <strong>des</strong><br />

mythes».<br />

Croire en l'homme<br />

malgré l'homme<br />

Dans certaines circonstances tragiques,<br />

telles que le Ghetto de Varsovie ou la dictature<br />

totalitaire, l'humour témoigne de<br />

l'effort de celui qui est exclu de l'humanité<br />

pour démystifier les prétentions arrogantes<br />

de l'oppresseur, pour se distancier de la<br />

bêtise meurtrière. C'est l'affirmation d'une<br />

liberté intérieure d'un «quand même»<br />

(Nietzsche), malgré le caractère monstrueusement<br />

disproportionné du combat. Le rire<br />

est une revanche sur ce qui accable et blesse<br />

l'esprit. Il affirme le refus du désespoir,<br />

une façon de croire en l'homme malgré<br />

l'homme. Le regard à la fois tendre et naïf,<br />

étonné et douloureux de Chariot est celui de<br />

l'homme marginal, qui dispose «du privilège<br />

de révéler la société à elle- même»


s'inscrit dans l'inachevé, et qui accepte<br />

cette incomplétude. Dans sa réflexion sur<br />

Lessing, Hannah Arendt (51)<br />

souligne que le<br />

rire de ce dernier veut réconcilier l'homme<br />

avec le monde, afin qu'il y trouve sa place<br />

«mais ironiquement, sans se vendre à lui».<br />

Il accède au plaisir, qui est une «prise de<br />

conscience plus intense du réel », et qui lucidement<br />

l'amène à accepter que «la mort est<br />

dans ce jardin» (Bunuel).<br />

L'une <strong>des</strong> figures fondatrices de l'histoire<br />

du peuple juif est placée à plus d'un titre<br />

sous le signe du rire. L'annonce de la naissance<br />

future d'Isaac provoque celui de<br />

Sarah, qui est très âgée. Expression du doute<br />

et du scepticisme, ce rire « impie et de bon<br />

sens, à la limite de l'incrédulité... produit un<br />

télescopage du tragique et du comique, du<br />

trivial et du sublime. Il introduit dans le discours<br />

totalisant de la foi, la faille, l'énigme,<br />

le trouble » (52) . De plus, le nom même<br />

d'Isaac signifie «il rira». Il inscrit celui-ci<br />

dans une autre dimension de l'aventure<br />

inaugurée par Abraham : la vocation à détruire<br />

les idoles, simulacres de Dieu, qui<br />

tentent de l'enfermer dans une forme manipulable.<br />

Ce travail de sape et de refus du<br />

sens compact se déploie dans le futur,<br />

comme une tâche jamais achevée. Mais<br />

celle-ci n'est pas sans risques, car comme<br />

le souligne Cioran, l'iconoclaste est tenté,<br />

après avoir brisé les idoles, d'adorer leurs<br />

débris. Il y a peut-être dans la vocation<br />

d'Isaac, que son père fut prêt à sacrifier, une<br />

allusion, plus tragique, au rire comme seul<br />

moyen d'échapper à la folie, comme révolte<br />

contre un <strong>des</strong>tin meurtrier et contre<br />

l'extrême déréliction.<br />

«Dans le dernier livre de S.Bellow, le<br />

personnage principal entend un chien qui<br />

aboie sauvagement. Il imagine que cet<br />

aboiement exprime la révolte du chien<br />

contre la limite de sa condition canine. <strong>Pour</strong><br />

l'amour de Dieu, dit le chien, ouvrez un<br />

peu plus l'univers ! «Et parce que Bellow<br />

ne parle pas vraiment de chiens, commente<br />

Rushdie, j'ai le sentiment que la fureur et<br />

le désir du chien sont aussi les miens, les<br />

nôtres, ceux de tout le monde. <strong>Pour</strong> l'amour<br />

de Dieu, ouvrez un peu plus l'univers !»<br />

(Jean MAMBRINO).<br />

Notes<br />

1. Klein Robert, La forme et l'intelligible,<br />

Gallimard, Paris 1970, p. 443.<br />

2. Foucault Michel, Histoire de la Folie à l'Age<br />

Classique, Gallimard, Paris 1972, p. 24-25.<br />

3. Ibid., p. 32.<br />

4. Ibid., p. 35.<br />

5. De la bêtise, Le Temps de la Réflexion 9,<br />

Gallimard, Paris 1988, p. 12.<br />

6. Ibid., p. 20.<br />

7. Hartog François, «Bêtises grecques», in Le<br />

Temps de la Réflexion 9, Gallimard, Paris 1988,<br />

p. 68.<br />

8. Voir Froment-Meurice Marc, «Du pareil au<br />

Même», in Le Temps de la Réflexion 19,<br />

Gallimard, Paris, p. 140 sq.<br />

9. Ibid., p. 143.<br />

10. Ibid.<br />

11. Ibid., p. 148.<br />

12. Arendt Hannah, «De l'humanité dans de<br />

sombres temps», in Vies Politiques, Gallimard,<br />

Paris 1974, p. 11-41.<br />

13. Ibid., p. 40.<br />

14. Ibid., p. 41.<br />

15. Sarrazin Bernard, Le rire et le sacré, Desclée de<br />

Brouwer, Paris 1991, p. 79.<br />

16. Ibid.<br />

17. Foucault Michel, Histoire de la Folie à l'Age<br />

Classique, Gallimard, Paris 1972.<br />

18. Ibid., p. 16.<br />

19. Ibid., p. 22.<br />

20. Kundera Milan, «Le jour où Panurge ne fera<br />

plus rire», L'infini n*39,1992, p. 33-50.<br />

21. Ibid., p. 34.<br />

22. Ibid., p. 36.<br />

23. Ibid., p. 46.<br />

24. Ibid.<br />

25. Ibid.<br />

26. Ibid., p. 47.<br />

27. Lévi-Strauss Claude, Introduction à Mauss<br />

Marcel, Sociologie et Anthropologie, P.U.F.,<br />

Paris.<br />

28. Backès-Clément Catherine, «La Mauvais Sujet»,<br />

in L'Arc, Marcel Mauss, n'48,1972, p. 65.<br />

29. Lacan Jacques, Ecrits, Seuil, Paris 1966, p. 525.<br />

30. Backès-Clément Catherine, op. cit., p. 60.<br />

31. Compagnon Antoine, Seebacher Jacques,<br />

L'Esprit de l'Europe, Flammarion, Paris 1993,<br />

vol. 3, p. 40.<br />

32. Ibid., p. 41.<br />

33. Ibid., p. 44.<br />

34. Ibid., p. 45.<br />

35. Ibid.<br />

36. Ibid., p. 50.<br />

37. Blondel Eric, Le risible et le dérisoire, P.U.F.,<br />

Paris 1988, p. 83.<br />

38. Ibid., p. 64.<br />

39.<br />

40.<br />

41.<br />

42.<br />

43.<br />

44.<br />

45.<br />

47.<br />

48.<br />

49.<br />

50.<br />

51.<br />

52.<br />

Devos Raymond, Matière à rire, O. Orban,<br />

Paris 1991, p. 36.<br />

Ibid., p. 28.<br />

Mongin Olivier, «Eloge de la représentation»,<br />

in Esprit, déc. 1993, p. 99-114.<br />

Ibid., p. 112.<br />

Devos Raymond, op. cit., p. 30.<br />

Ibid., p. 23.<br />

Bakhtine Mikhaïl, L'oeuvre de François<br />

Rabelais et la Culture Populaire au<br />

Moyen-Age et sous la Renaissance, Gallimard,<br />

Paris 1970.<br />

Duvignaud Jean, Le Don du Rien, Stock,<br />

Paris 1977, p. 272.<br />

Ibid.<br />

Ibid., p. 277.<br />

Ibid., p. 281.<br />

Duvignaud Jean, Le Propre de l'Homme,<br />

Hachette, Paris 1985, p. 203.<br />

Arendt Hannah, «De l'humanité dans de<br />

sombres temps», in Vies Politiques, Gallimard,<br />

Paris 1974, p. 11-41.<br />

Sarrazin Bernard, op. cit., p. 19-20.<br />

Alsace Terre Rhénane<br />

Porte de l'Europe<br />

Congrès de l'Association <strong>des</strong><br />

Professeurs d'Histoire et de géographie<br />

du 27 au 31 octobre 1992<br />

© Dessin original de Tomi Ungerer<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 10


MARIE-NOELE DENIS<br />

Fêtes et manifestations<br />

dans la ville impériale de<br />

Strasbourg (1870-1918)<br />

Entre dérision et blasphème<br />

En 1871, après l'annexion<br />

de l'Alsace-Lorraine,<br />

Strasbourg devient capitale<br />

de la nouvelle Terre d'Empire<br />

(Reichsland). Cette vocation<br />

politique et administrative<br />

s'accompagne de l'édification<br />

d'une ville nouvelle au nord et<br />

à l'est de l'ancienne cité,<br />

autour de l'axe majeur<br />

constitué par le Palais<br />

Impérial et le Palais<br />

Universitaire.<br />

Cet urbanisme wilhelminien, qui<br />

triple la superficie de la ville est<br />

<strong>des</strong>tiné aux militaires et fonctionnaires<br />

allemands qui affluent à Strasbourg (la<br />

population passe de 85.000 habitants en<br />

1871 à 179.000 en 1910).<br />

Il s'agit alors pour le gouvernement de<br />

Berlin, de forger, par une propagande habilement<br />

menée, une nouvelle identité à cette<br />

double structure. Et les fêtes font partie de la<br />

stratégie culturelle mise en place pour intégrer<br />

les deux populations strasbourgeoises et<br />

plus généralement l'Alsace dans l'espace<br />

allemand.<br />

Les Alsaciens francophiles vont essayer<br />

de s'y opposer, mais leur marge de manoeuvre<br />

est limitée : les manifestations publiques<br />

sont étroitement surveillées, les journaux censurés"»,<br />

les caricaturistes emprisonnés 12 ', le<br />

blasphème interdit et la dérision... dérisoire (3) .<br />

D'autre part la politique de germanisation<br />

reprend à son compte les traditions de la ville.<br />

Les fêtes officielles<br />

Le gouvernement réactive à cette fin les<br />

fêtes populaires à caractère germanique. Le<br />

carnaval, tombé en désuétude à Strasbourg<br />

mais encore bien vivant dans les villes voisines<br />

de Suisse et d'Allemagne, est remis à<br />

l'honneur. Les organisations professionnelles,<br />

les sociétés carnavalesques créées à cet<br />

effet, sont invitées à construire <strong>des</strong> chars qui<br />

ajoutent aux thèmes <strong>des</strong> vieux métiers strasbourgeois<br />

(répétés depuis plus d'un siècle à<br />

chaque fête urbaine* 4 '), <strong>des</strong> motifs qui illus-<br />

Mane-Noële<br />

Denis<br />

Chargée de recherche C.N.R.S.<br />

L'accueil de Guillaume I er<br />

sur les hauteurs de Hausbergen. Fresque de la gare de<br />

Strasbourg reproduite dans "Strassburg und seine Bauten" (1894).<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 12


trent la vie paysanne, l'actualité municipale<br />

ou mondiale. Ce carnaval officiel disparaîtra<br />

au tournant du siècle. Mais les autorités vont<br />

s'appliquer surtout à créer de nouvelles fêtes,<br />

plus directement liées à la propagande politique.<br />

Afin d'exalter les réalisations impériales<br />

elles multiplieront les inaugurations<br />

grandioses: inauguration de l'université le<br />

1 er mai 1872 (5) , de ses nouveaux bâtiments en<br />

1884


de l'Empire. Guillaume II lui-même ne<br />

vient jamais en Alsace-Lorraine qu'en uniforme.<br />

Il se présente aux populations en<br />

costume de garde de corps à cuirasse noire<br />

et casque d'argent, en hussard rouge de<br />

Postdam, entouré de son état-major.<br />

A l'occasion de ces visites toute la garnison<br />

est mobilisée, 16.000 hommes, et la fête<br />

comporte toujours <strong>des</strong> manoeuvres et revues<br />

au terrain militaire du Polygone. En ville, les<br />

différentes armes participent aux manifestations<br />

qui se structurent autour <strong>des</strong> défilés.<br />

Ainsi en 1911, lors de l'inauguration de la<br />

statue de Guillaume I er , «pénètrent dans<br />

l'enceinte les vingt-trois drapeaux et étendards<br />

de la garnison, flottant au vent : rouges,<br />

bleus, verts, noirs qui se rangent <strong>des</strong> deux<br />

côtés de la statue» (R. Henry, 1925, p. 256).<br />

Les autorités civiles sont là aussi, en uniforme,<br />

embrigadées et bénéficiant d'un jour de<br />

congé, de même que le corps enseignant.<br />

«En tête march[e] le Rector Magnificus, une<br />

chaîne d'or se balanc[e] sur sa poitrine»<br />

(R. Redslob, 1958, p. 14); puis les corporations<br />

d'étudiants, aussi en uniformes mais<br />

vêtues de fantaisies romantico-médiévales.<br />

«[...] bonnets de toutes formes, [...] casquettes<br />

de toutes couleurs, [...] gants à crispin,<br />

[...] rapières traînant sur le sol. Chaque<br />

corporation [est] précédée de sa bannière,<br />

portée par un étudiant affublé d'un costume<br />

ridicule». Et le Général Taufflieb (1934, p.<br />

84) de conclure : «Je croyais voir la parade<br />

du Petit Faust». R. Henry (1925, p. 256)<br />

décrit aussi en d'autres occasions «cette<br />

cavalcade moyenâgeuse, ces costumes bleu<br />

pâle, rose, jaune blanc, aux gran<strong>des</strong> panaches,<br />

aux lour<strong>des</strong> bottes éperonnées, aux longues<br />

rapières, aux drapeaux multicolores » (10) .<br />

Les enfants <strong>des</strong> écoles, en congé, sont<br />

réquisitionnés. Cinq cents d'entre eux chantent<br />

au palais impérial lors de son inauguration.<br />

En 1911, pour la cérémonie précédemment<br />

citée, 14.000 enfants sont embrigadés<br />

et rangés dans l'espace circulaire qui entoure<br />

le jardin central. Des répétitions d'enthousiasme<br />

ont eu lieu la veille et l'avantveille.<br />

Par ailleurs «La ville est maigrement<br />

pavoisée par les immigrés et par ceux qui<br />

sont contraints de le faire : aubergistes, fournisseurs,<br />

administrations. Les autochtones<br />

s'en abstiennent» (Ritleng, 1973, p. 48).<br />

Au début la foule manifeste son opposition.<br />

En 1872, lors de l'inauguration de<br />

l'université «les étudiants allemands [sont]<br />

accueillis par <strong>des</strong> sifflets» (W. Wiegand,<br />

1926, p. 57) et «le soir, quand leur retraite<br />

aux flambeaux pass[e] sur la place Gutenberg,<br />

quelques coups de sifflet retenti[ssent]<br />

dans la foule» (A. Hallays, p. 250). Puis<br />

l'opinion est gagnée. En 1889 l'empereur<br />

est accueilli par <strong>des</strong> vivats et le peuple chante<br />

le «Wacht am Rhein» quand il apparaît<br />

au balcon du palais. Les photos de l'époque<br />

montrent à chaque fois une population<br />

dense, compacte, au moins curieuse, qui<br />

assiste au spectacle.<br />

Les lieux symboliques<br />

Au début, ces fêtes officielles essayent<br />

de renouer avec la tradition de la ville impériale<br />

du Moyen-Age et d'effacer ainsi la<br />

période française. L'inauguration de l'université<br />

le 1 er<br />

mai 1872 a lieu bien sûr dans<br />

la cour du palais <strong>des</strong> princes-évêques de<br />

Rohan, où elle se trouve provisoirement installée,<br />

mais aussi près de la cathédrale. Sur<br />

la tribune officielle apparaît déjà une statuaire<br />

symbolique ; les bustes de l'empereur<br />

Ferdinand II (qui créa la première université<br />

le 1 er mai 1621) et de Guillaume 1 er fondateur,<br />

250 après, de celle que l'on fête. Il<br />

s'agit ainsi de renouer avec la tradition germanique.<br />

La retraite aux flambeaux (U)<br />

se<br />

déroule sur l'ancienne place de l'hôtel de<br />

Une fête anniversaire de l'empereur devant le palais impérial- 1872.<br />

Archives de l'atelier Garabin.<br />

ville où fut érigée en 1840 une statue de<br />

Gutenberg.<br />

Puis on édifie une aire de parade, en relation<br />

avec les éléments majeurs de la symbolique<br />

impériale. Au centre de leurs places<br />

circulaires, deux palais se font face (le<br />

palais impérial et le palais universitaire) liés<br />

entre eux par une large avenue (l'avenue<br />

Empereur-Guillaume) bordée d'immeubles<br />

de luxe dont les terrasses en entresol permettent<br />

aux dames de jouir du spectacle.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 14


Cette voie, doublée au nord et au sud par<br />

deux axes de circulation, (l'avenue <strong>des</strong> Vosges<br />

et l'avenue royale) est conçue uniquement<br />

pour les fêtes solennelles. Se font face<br />

aussi sur chacune <strong>des</strong> deux places, deux statues<br />

symboliques, Goethe à l'Université,<br />

Guillaume I er<br />

sur la place impériale 02 '.<br />

Contre-fêtes et<br />

manifestations<br />

Face à ce déploiement de fêtes officielles<br />

qui tentent de leur imposer une histoire<br />

et une culture germaniques, les Strasbourgeois<br />

les plus contestataires vont jouer<br />

le jeu <strong>des</strong> contraires. A partir de 1900 ils<br />

décident de lutter contre l'assimilation. A<br />

l'occasion du carnaval, les fêtes rurales traditionnelles<br />

sont transposées dans les différents<br />

quartiers de la ville et interprétées à<br />

juste titre par la population comme <strong>des</strong><br />

manifestations d'opposition politique.<br />

Des kermesses brillantes et encore plus<br />

hardies, puisqu'elles avaient lieu dans le<br />

cadre quasi-privé du Musée Alsacien, mettent<br />

en scène <strong>des</strong> reconstitutions historiques qui<br />

« défendent, évoquent et créent les traditions »<br />

(R. Henry, 1825, p. 169). Celle de 1907 fait<br />

revivre une «Kilbe» du milieu du XIX e<br />

siècle. L'année suivante, la fête Erckmann-<br />

Chatrian illustre les thèmes de deux romans<br />

de ces auteurs: Histoire d'un paysan et<br />

Madame Thérèse. «L'épopée évoquée<br />

(1789-1799) [pleine d'allusions] était une <strong>des</strong><br />

plus héroïques de l'Alsace où la Révolution<br />

Française, assiégée par l'Europe, se préparait<br />

glorieusement à cette formidable sortie...<br />

avec pour superbe avant-garde les Lorrains et<br />

les Wallons, les Rhénans et les Alsaciens»<br />

(R.Henry, 1925, p. 171).<br />

Pas de défilé militaire, d'organisation<br />

contrainte, mais une aimable pagaille où<br />

sont évoqués, «dans un éblouissement tricolore»<br />

(R. Henry, 1925, p. 172) toutes les<br />

pério<strong>des</strong> glorieuses de l'histoire de France<br />

en Alsace : l'armée révolutionnaire et les<br />

volontaires de 1792, les enfants-héros, les<br />

Le cortège impérial rue du Vieux Marché Aux Vins. Archives de l'atelier Carabin<br />

cantinières, les patriotes à bonnet phrygien, Alsaciens-Lorrains. Prenant en tous points le<br />

mais aussi les demoiselles du Directoire, les contre-pied <strong>des</strong> fêtes officielles, celui-ci se<br />

dames en costume Louis XVI. Les vêtements<br />

déroule chaque année à la mi-février, sous<br />

du XVIII e<br />

siècle alsacien, urbains et forme d'un cortège silencieux d'hommes en<br />

ruraux, abondent. L'Alsace traditionnelle habit noir qui défilent autour de la statue de<br />

est représentée aussi par ses métiers : le forgeron,<br />

Kléber. L'opposition avec le faste <strong>des</strong> défi­<br />

le colporteur. On vend aux comptoirs lés organisés par les Allemands est manifes­<br />

<strong>des</strong> objets alsaciens (étoffes, broderies, grès te : la cérémonie a lieu la nuit, en silence, les<br />

de Betschdorf, faïences de Soufflenheim, protagonistes sont habillés de noir et marchent<br />

chaises, marqueteries de Spindler) mais<br />

en file indienne. Interdit en 1900, puis<br />

aussi <strong>des</strong> bonbonnières républicaines, royalistes<br />

en 1906, le monôme aura lieu néanmoins<br />

et régionalistes et la silhouette peinte jusqu'en 1914. L'abbé Wetterlé 03 ', interpel­<br />

de Kléber. Cette fête contestataire réunit lant à ce sujet le gouvernement, qualifie un<br />

«une foule strasbourgeoise du vingtième peu abusivement ce monôme de «tradition »,<br />

siècle, grouillante, pleine d'entrain et de vie de «vieille habitude» 04 '. Généralisant le<br />

[...] que les souvenirs environnants du passé débat il ajoute : «Laissez-nous nos moeurs,<br />

rend plus lucide » (R. Henry, 1925, pp. 169- nos coutumes, nos habitu<strong>des</strong> et notre<br />

181). «où tout bon alsacien peut [...] retremper<br />

langue... Deux mots peuvent qualifier cette<br />

ses énergies essentielles, s'aguerrir cérémonie : liberté et dignité» (P. Bourson,<br />

contre les influences dissolvantes et prendre 1932, pp. 110-111).<br />

conscience de sa personnalité tout en se<br />

Le Monôme, organisé par le Cercle <strong>des</strong><br />

réjouissant de ses origines» («Une kermesse<br />

anciens étudiants alsaciens-lorrains, attirait<br />

au Musée Alsacien », p. 2).<br />

une participation très informelle: 166 personnes<br />

Mais la manifestation d'opposition la<br />

en 1911 dont 50 étudiants. Les prota­<br />

plus efficace fut sans doute, pendant toute gonistes sont peu nombreux, la saison froide,<br />

cette période, le monôme <strong>des</strong> étudiants<br />

l'heure tardive, mais l'impact énorme.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 15


et avec eux conquérant de la rive gauche du<br />

Rhin; en Egypte lieutenant de Bonaparte [...]<br />

puis général en chef». La statue (qui semble<br />

l'antithèse de celle de Guillaume I er ) représente<br />

«le géant alsacien, au port majestueux,<br />

sa tête de lion rejetée en arrière, la main<br />

impérative» (R. Henry, 1925, pp. 253-254).<br />

Ainsi aux fêtes officielles mises en place<br />

par le gouvernement pour assurer sa propagande,<br />

la ville autochtone répond par <strong>des</strong><br />

manifestations de fidélité à son passé de cité<br />

française.<br />

Ce culte de la patrie perdue paraît trop<br />

grave pour utiliser, au moins publiquement,<br />

les ressorts de la satire, de la dérision ou du<br />

blasphème. La population préfère marquer<br />

plus dignement son opposition, sans défilé<br />

militaire ni organisation contrainte, en<br />

reproduisant simplement à l'inverse les<br />

fêtes impériales.<br />

Les fêtes ont échoué dans leur mission<br />

d'intégration identitaire. Strasbourg, telle<br />

une cité coloniale, vit en deux espaces séparés<br />

et superpose deux agglomérations distinctes<br />

ayant l'une et l'autre leur population,<br />

leurs fêtes et leurs symboles. «Les deux<br />

villes ont désormais chacune son âme et<br />

chacune sa physionomie, chacune sa statue»<br />

(R. Henry, 1925, p. 253).<br />

La symbolique <strong>des</strong> lieux, là aussi, à son<br />

importance. Le Monôme se tient sur<br />

l'ancienne place d'Armes de la ville française,<br />

il défile devant la statue de Kléber<br />

édifiée en 1838, lors de la translation <strong>des</strong><br />

cendres du général d'empire. Un journaliste<br />

allemand ayant posé la question : «<strong>Pour</strong>quoi<br />

ne pas tourner autour de Gutenberg ? »<br />

l'abbé Wetterlé lui répond: «Vos grands<br />

hommes [...] ne sont pas les nôtres... Nous<br />

avons un autre passé et d'autres héros au<br />

sujet <strong>des</strong>quels nous pouvons éprouver un<br />

sentiment de légitime fierté, encore que<br />

parmi eux il y en ait quelques-uns qui ont<br />

administré de fortes raclées aux Prussiens.<br />

[...] Kléber était alsacien... Il est tout naturel<br />

que nous honorions Kléber» (cité par<br />

P. Bourson, 1932, pp. 109-110).<br />

Un autre témoin, dans un élan patriotique,<br />

évoque «la statue du Strasbourg français:<br />

Kléber avec Marceau héros magnanime et<br />

humain <strong>des</strong> guerres de Vendée ; avec Marceau<br />

encore, lieutenant de Jourdan à Fleurus<br />

Sources<br />

et bibliographie<br />

- Boiteux (M.), 1989 : «Fête et révolution<br />

Des célébrations aux commémorations<br />

», Annales de la recherche urbaine,<br />

n° 43, pp. 45-54.<br />

- Bourson (P.), 1928: «Guillaume II en<br />

Alsace et Lorraine», La Vie en Alsace.<br />

- Bourson (P.), 1932: «Guillaume II et<br />

son «Kaiserpalast» », La Vie en Alsace.<br />

- Bourson (P.), 1932 : «Monônes et banquets<br />

<strong>des</strong> étudiants alsaciens », La vie en<br />

Alsace.<br />

- Cerf(E.), 1978: «Carnavals en Alsace»,<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la<br />

France de l'Est, n° 7.<br />

- Elsâsser Journal, 26 et 28 octobre 1884.<br />

- Henry (R.), 1925: «Témoignage pour<br />

les Alsaciens-Lorrains», Paris, Pion.<br />

- Kieffer (F.), 1933: «Les visites impériales»,<br />

La Vie en Alsace.<br />

- Livet (G.) et Rapp (F.), 1982: «Histoire<br />

de Strasbourg <strong>des</strong> origines à nos jours »,<br />

Strasbourg, éd. DNA/Istra.<br />

- Niederrheinischer Kurier - Courrier du<br />

Bas-Rhin, 1 er et 2 mai 1872.<br />

- Nohlen (K.), 1982: «Baupolitik im<br />

Reischland Elsass-Lothringen», Berlin,<br />

Gebr. Mann Verlag.<br />

- Ozouf (M.), 1976 : «La fête révolutionnaire»,<br />

Paris, Gallimard.<br />

- Redslob (R.), 1958: «Aima Mater»,<br />

Paris-Strasbourg, Berger-Levrault.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 16


- Régamey (J. et Fr.), «Le sabotage de la<br />

germanisation en Alsace-Lorraine», Je<br />

sais tour, 15 janvier 1914.<br />

- Ritleng (G.), 1973: «Souvenirs d'un<br />

vieux strasbourgeois », Strasbourg,<br />

Alsatique de poche.<br />

- Strassburger Zeitung, 30 avril 1872.<br />

- Taufflieb (Gai.), 1934 : « Souvenirs d'un<br />

enfant de l'Alsace», Strasbourg, Imprimerie<br />

Alsacienne.<br />

- «Une kermesse au Musée Alsacien»,<br />

1903, Strasbourg, publication de la<br />

<strong>Revue</strong> Alsacienne Illustrée.<br />

- Wiegand (W.), 1926: «Elssäsiche<br />

Lebens-Erinnerungen », Zeitschrift für die<br />

Geschichte <strong>des</strong> Oberrheins, N.F. XXXIX,<br />

pp. 84-117. Traduction de J.-Y. Mariotte,<br />

Annuaire de la Société <strong>des</strong> Amis du<br />

Vieux-Strasbourg, 1987, pp. 53-76.<br />

Notes<br />

Le monôme autour de la statue de Kléber. Carte postale illustrée du banquet de 1903.<br />

1. L'Union d'Alsace-Lorraine (1880-84) est interdite<br />

après plusieurs perquisitions et procès.<br />

L'Elsass-Lothringen Volkszeitung (1890-94)<br />

est poursuivi en justice et supprimé. L'Abeille<br />

d'Alsace-Lorraine (1885) cesse de paraître en<br />

1887. Les journaux catholiques le Mûlhauser<br />

Volksblatt et la Colmarer Zeitung (1892) sont<br />

interdits en 1897 pour avoir publié un article<br />

contre la participation à la célébration du centenaire<br />

de Guillaume 1 er . L'Elsaesser Journal<br />

(1873) quotidien démocrate libéral, autonomiste<br />

puis francophile, fusionné en 1874 avec le<br />

Niederrheinischer Kurier, sera lui-même supprimé<br />

en 1914. Le directeur du journal socialiste<br />

Freie Presse fürs Elsass-Lothringen, Jacques<br />

Peirotes, est condamné en 1905 à cinq mois de<br />

forteresse. Ne subsistent que les journaux gouvernementaux<br />

: le Strassburger Zeitung, son<br />

successeur l'Elsass-Lothringische Zeitung et la<br />

Strassburger Post.<br />

2. Hansi fut condamné une première fois en 1909,<br />

puis à un an de prison en 1914.<br />

3. J. et Fr. Régamey, 15 janvier 1914.<br />

4. En particulier en 1744 lors de la visite de<br />

Louis XV, en 1810 pour celle de l'impératrice<br />

Marie-Louise et en 1840 pour l'inauguration de la<br />

statue de Gutenberg avec le « Cortège industriel ».<br />

5. Strassburger Zeitung, 30 avril 1872, Niederrheinischer<br />

Kurier-Courrier du Bas-Rhin, 1" et<br />

2 mai 1872.<br />

6. Eisässer Journal, 26 et 28 octobre 1884.<br />

7. Cette fête qui eut lieu dans la banlieue proche,<br />

mais encore rurale, de la ville, a été immortalisée<br />

par une grande fresque dans la gare de<br />

Strasbourg qui fait pendant à une représentation<br />

de l'entrée de Frédéric Barberousse dans la cité.<br />

8. Cette démarche est une constante à Strasbourg,<br />

où Louis XV, Marie Leczinska, Marie-<br />

Antoinette, Napoléon, Joséphine, Marie-Louise,<br />

Charles X et Louis-Philippe ont fait ainsi <strong>des</strong><br />

entrées solennelles accompagnées de gran<strong>des</strong><br />

fêtes pour le peuple.<br />

9. En 1913 un fonctionnaire mécontent envoya un<br />

faux télégramme annonçant l'arrivée de l'empereur,<br />

ce qui eut pour effet de mobiliser les<br />

16.000 soldats de la garnison pendant deux<br />

heures au Polygone. «Le journal Strassburger<br />

Post avait immédiatement publié un tirage spécial<br />

et on avait fait pavoiser en toute hâte. Les<br />

anciens guerriers formaient la haie [...]. Rarement<br />

les Strasbourgeois avaient été à pareille<br />

fête». F. Keffer, 1933.<br />

10. Il arrive que ces défilés pittoresques soient<br />

troublés par <strong>des</strong> conflits et que l'ordre en soit<br />

rompu. En 1911, lors de l'inauguration déjà décrite,<br />

les corps d'étudiants «s'alignent (devant)<br />

les drapeaux militaires qu'ils masquent. Un<br />

général s'oppose énergiquement à ce qu'ils<br />

restent là : plutôt que de changer de place, les<br />

étudiants, irrités et intransigeants reprennent<br />

leur procession. Ils s'en vont» (R. Henry,<br />

1925, p. 256).<br />

11. Cette retraite aux flambeaux reprend d'ailleurs<br />

curieusement une vieille tradition <strong>des</strong> fêtes<br />

royales.<br />

12. Seule la première a survécu. La seconde excita<br />

tout de suite la verve <strong>des</strong> Strasbourgeois qui la<br />

comparaient à la silhouette «d'un gros bourgeois,<br />

un spiessbürger, qui se promène sur un<br />

lourd cheval de ferme» (R. Henry, 1925,<br />

p. 253).<br />

13. Abbé Wetterlé (1861-1931) autonomiste alsacien,<br />

député au Reischtag de 1898 à 1914 et à la<br />

Délégation d'Alsace-Lorraine à partir de 1900.<br />

14. Nous avons retrouvé trace de ce monôme pour<br />

le 15 février 1910, le 5 février 1903, le 16 février<br />

1905 et le 14 février 1912, mais cela<br />

n'exclut pas qu'il ait eu lieu tous les ans.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 17


HENRI HEITZ<br />

A Propos du <strong>des</strong>sin<br />

humoristique de<br />

«L'Affaire de Saverne»<br />

en 1913<br />

Novembre 1913. Voilà un peu<br />

plus de quatre-vingts ans<br />

éclatait dans la petite cité de<br />

Saverne - Zabern à l'époque<br />

- une «affaire» qui allait faire<br />

du bruit dans le «Reichsland<br />

Elsass-Lothringen» et bien<br />

au-delà, à Berlin, à Paris...<br />

Henri Heitz<br />

Président de la Société d'Histoire et<br />

d'Archéologie de Saverne et Environs<br />

Ce n'est pas le lieu d'exposer ici les<br />

faits qui ont causé l'émotion. Une<br />

brochure récemment parue en<br />

rappelle les principaux tenants et aboutissants<br />

(1) . On peut cependant rappeler que<br />

sont à l'origine de l'agitation <strong>des</strong> insultes<br />

proférées par von Forstner, jeune souslieutenant<br />

prussien du 99 e<br />

régiment d'infanterie<br />

stationné à Saverne. Le hobereau,<br />

frais émoulu de l'école <strong>des</strong> cadets de Berlin,<br />

avait traité les Alsaciens de «Wackes»,<br />

c'est à dire voyous, ce qui n'était pas une<br />

nouveauté ; mais il avait invité ses recrues à<br />

leur « faire la peau » au tarif de 10 mark (plus<br />

3 ajoutés par le sergent Höflich), ce qui était<br />

plus grave. A la suite d'articles de presse, de<br />

quelques attroupements, de moqueries à<br />

l'égard du militaire, de l'attitude de la<br />

population jugée insultante à l'égard de<br />

l'armée allemande, le commandant du<br />

régiment, le colonel von Reuter, avait pris <strong>des</strong><br />

mesures véritablement disproportionnées<br />

par rapport aux événements réels : patrouilles<br />

de soldats baïonnette au canon, mitrailleuses<br />

placées devant la caserne du château, interdiction<br />

de rassemblements, arrestations<br />

intempestives, voies de fait à l'égard de quelques<br />

habitants, menace d'établir l'état de<br />

siège. Finalement, aucun incident sérieux<br />

n'avait été à déplorer. Mais les conséquences<br />

psychologiques, tant du côté <strong>des</strong> Alsaciens<br />

que du côté <strong>des</strong> autorités alleman<strong>des</strong>, avaient<br />

été ressenties comme suffisamment sérieuses<br />

pour qu'un général allemand puisse affirmer,<br />

en 1914, que «l'armée allemande en Alsace<br />

campait en pays ennemi ».<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 18


Cette «affaire» qui a balancé entre<br />

l'odieux et le ridicule, a suscité une abondante<br />

littérature journalistique en Alsace, en<br />

Allemagne, en France et même, on peut le<br />

dire, dans le monde entier, vu le contexte<br />

dangereux d'un conflit toujours possible.<br />

Elle a aussi déchaîné la verve <strong>des</strong> <strong>des</strong>sinateurs<br />

humoristes et <strong>des</strong> caricaturistes. Tous<br />

les grands du « <strong>des</strong>sin à charge » ont participé<br />

à l'illustration et aux commentaires <strong>des</strong><br />

faits dans les journaux satiriques de l'époque.<br />

Il faut d'ailleurs constater la grande<br />

liberté d'expression dont jouissait la presse<br />

satirique dans le second Reich malgré le ton<br />

souvent violent <strong>des</strong> attaques.<br />

Nous ne pouvons évoquer ici que quelques<br />

aspects de ce déferlement de <strong>des</strong>sins et<br />

caricatures en les classant par origine 1 - 1 .<br />

Les <strong>des</strong>sins satiriques<br />

d'origine alsacienne<br />

L'hebdomadaire « DUR'S ELSASS»<br />

(1907-1914) a largement exploité l'événement.<br />

Le grand caricaturiste Henri Zislin<br />

(1875-1958) a été le principal artiste au service<br />

de la revue où il déploie son talent. Dès<br />

le 22 novembre 1913, la page de couverture<br />

montre la statue d'un chevalier teutonique,<br />

monté sur une licorne - allusion à<br />

l'emblème de la ville - transperçant de sa<br />

lance un humble et pacifique Savernois. La<br />

légende précise : «Le monument de l'avenir<br />

à Saverne. - Au vainqueur (Besieger) du<br />

Wackes, en souvenir du héros de 1913.»<br />

Sur le bouclier, les inscriptions : «Deutschland<br />

über ailes « et «Ich bin ein Preusse. »<br />

Le 13 décembre, après un nouvel incident à<br />

Dettwiller - un handicapé blessé par un<br />

coup de sabre de Forstner -, le lieutenant<br />

hilare essuie son sabre pendant que le sergent<br />

lui tend les 3 mark promis. Le 10 janvier,<br />

toujours en couverture, un gamin malicieux<br />

fait claquer l'amorce d'un inoffensif<br />

pistolet; derrière lui, toute une rangée<br />

d'Allemands, civils et militaires, s'écroule<br />

à la renverse, les uns sur les autres. «Ursach<br />

und Wirkung « que l'on pourrait traduire en<br />

amplifiant: « Petite cause, grands effets».<br />

Plus incisive encore, la page intitulée «Moyen<br />

âge» : les militaires allemands contraignent<br />

les Alsaciens à saluer une casquette<br />

d'officier placée au sommet d'une perche,<br />

évoquant bien sûr Guillaume Tell et<br />

Gessler. D'autres <strong>des</strong>sins à l'intérieur de la<br />

revue s'étalent parfois pleine page.<br />

Deux officiers allemands regardent passer<br />

une Alsacienne vêtue « à la mode de Paris »<br />

et de confier: «<strong>Pour</strong> ce voyou d'Alsace je<br />

donnerai volontiers plus de 10 mark.» Un<br />

personnage blessé est interpellé par un autre<br />

qui imagine les conséquences d'un duel<br />

d'étudiants : «Vous êtes de l'Université? -<br />

Non, je viens de Saverne.» Un «Dissi»<br />

mulhousien, voyou tarifé à 13 mark, déclare<br />

fièrement: «Et que quelqu'un prétende<br />

encore que je ne vaut rien ! » Zislin propose<br />

aussi de nouvelles armes pour la ville de<br />

Saverne : une licorne galopante sur la bande<br />

de l'écu aux trousses d'un militaire qui fuit<br />

à toutes jambes; le timbre représente un<br />

«Wackes» tenant deux pièces de monnaies<br />

de 10 et 3 mark.<br />

Hansi - Jean-Jacques Waltz - de son côté<br />

ne demeure pas en reste. Il publiera en 1914<br />

la célèbre « Dernière page de mon histoire<br />

d'Alsace». Le lieutenant qui vient d'acheter<br />

les chocolats dont il est friand, arpente<br />

la Grand'rue de Saverne avec son escorte<br />

armée, entre deux haies d'habitants hilares<br />

s'il s'agit d'Alsaciens, et d'Allemands servilement<br />

respectueux devant l'autorité militaire;<br />

gamins et gamines - qui se moquaient<br />

de Forstner en le traitant de « Bettschisser»<br />

- chienlit- participent au défilé avec une<br />

pancarte qui porte «Prix fixe 13 mark.»<br />

Une autre aquarelle représente le portrait<br />

encadré du «Freiherr v. Forstner», gardé<br />

par deux sentinelles, avec la légende<br />

«Défense de rigoler».<br />

Le caricaturiste colmarien participera<br />

aussi à la revue française «Le Sourire».<br />

L'imprimeur savernois Auguste Wiebicke,<br />

un Saxon d'origine, peut-être sympa-<br />

Dr Dissi: ,Soll jetz noch e mol ein behaupte Ich ttíg nix w»rt.<br />

tisant du parti socialiste et sans doute antimilitariste<br />

et antiprussien, a publié une brochure<br />

intitulée, en alsacien «D'rRévolution<br />

von Zawere. » Sur la couverture, un <strong>des</strong>sin<br />

illustre un incident comique : les pompiers,<br />

requis de disperser la foule <strong>des</strong> curieux en<br />

les arrosant de leurs lances à incendie, temporisent<br />

pour les mettre en batterie ; et lorsqu'enfin<br />

l'appareillage est prêt, le tuyau est<br />

sectionné par un assistant.<br />

Le même a diffusé deux cartes postales<br />

comportant chacune quatre vignettes qui<br />

rappellent certains moments de l'affaire.<br />

Sur l'une, on assiste à l'afflux à Saverne <strong>des</strong><br />

journalistes et <strong>des</strong> étrangers ; sur une autre,<br />

la perquisition de l'imprimerie Wiebicke;<br />

enfin, une vitrine de chapelier où l'on solde<br />

<strong>des</strong> chapeaux haut-de-forme : invitation aux<br />

militaires à quitter leur uniforme pour redevenir<br />

«civil».<br />

D'autres <strong>des</strong>sins d'origine alsacienne<br />

sont bien connus. Ainsi les deux cartes postales<br />

intitulées aussi «Révolution von Zawere»<br />

et signées L.M. Nancy. Sur l'une,<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 19


aut isi, tm et in viereehrc Tason niwh<br />

<strong>des</strong> gendarmes chargés du maintien de<br />

l'ordre stationnent sur la place du château;<br />

mais ils sont sans travail faute de manifestants;<br />

d'où la légende: «Rassemblement<br />

<strong>des</strong> chômeurs». Sur l'autre, deux rangs de<br />

militaires disposés en peloton d'exécution,<br />

fusils braqués, font face à l'idiot du village,<br />

à un clochard aviné et à deux gamins qui<br />

jouent à saute-mouton; l'officier crie:<br />

«J'ordonne à la foule de se disperser, sinon<br />

nous ferons usage de nos armes. »<br />

Les <strong>des</strong>sins satiriques<br />

d'origine allemande<br />

L'inventaire de cette catégorie de <strong>des</strong>sins<br />

est à peine entamé. Les «LUSTIGE<br />

BLÀTTER» fournissent les documents les<br />

plus connus. Par exemple, ce «Portrait<br />

gardé militairement » représentant<br />

Forstner (et dont Hansi s'est sans doute<br />

inspiré); <strong>des</strong> militaires, chargés de la protection<br />

du-dit tableau, mettent en joue le<br />

lecteur et la légende avertit: «Lecteur<br />

attention ! Ne riez pas ! Les fusils sont<br />

chargés à balles réelles». Un autre <strong>des</strong>sin<br />

en couleur présente le célèbre Hauptmann<br />

von Köpenick qui salue le lieutenant de<br />

Saverne et s'adresse à lui : «Permettez que<br />

je vous serre la main. Depuis 1871, nous<br />

sommes les deux militaires les plus populaires<br />

d'Allemagne.» Cruelle aussi cette<br />

image magnifiquement suggestive qui<br />

montre <strong>des</strong> militaires dispersant brutalement<br />

une «foule» de quelques ménagères<br />

avec leur panier, d'enfants et de vieillards,<br />

bien inoffensifs; et la légende : «Il règne à<br />

Saverne un calme absolu.» Un autre <strong>des</strong>sin<br />

présente <strong>des</strong> juges emprisonnés dans<br />

les caves glacées du château, boulets aux<br />

pieds (alors que les magistrats arrêtés<br />

avaient été presqu'aussitôt libérés). Le<br />

journal propose aussi pour Noël un lot de<br />

petites poupées en bois qui illustrent les<br />

principaux épiso<strong>des</strong> de l'affaire.<br />

La charge politique est aussi représentée<br />

et elle n'épargne ni le chancelier ni même<br />

l'empereur. Sur l'une, Bethmann-Holweg<br />

déclare: «Les incidents de Saverne sont<br />

scandaleux... Mais, je ne les distingue<br />

plus...» En effet, un militaire vient de lui<br />

enfoncer d'un coup de poing son chapeau<br />

jusqu'au cou ! Quant à Guillaume II, il ne<br />

es<br />

veut pas être dérangé dans la chasse au<br />

renard qui l'attire tous les ans à Donaueschingen.<br />

Forstner, arrogant, fait face aux<br />

autorités civiles d'Alsace, Bulach et Wedel<br />

en grand uniforme et au garde-à-vous.<br />

«Rompez, crie le lieutenant ! L'exercice est<br />

terminé ! » Plus violent encore, ce <strong>des</strong>sin,<br />

sur fond sombre, qui présente un militaire<br />

allemand à l'expression barbare qui piétine<br />

un village. C'est le «Moloch du militarisme<br />

» qui détruit en quatorze jours tout ce qui<br />

avait été édifié en quarante années d'action<br />

civilisatrice. Les métho<strong>des</strong> prussiennes en<br />

Alsace sont dénoncées comme une véritable<br />

colonialisme brutal et aveugle. Dans le<br />

«SIMPLICISSIMUS» du 15 décembre<br />

1913, sous le titre «La Prusse colonise», un<br />

énorme porc-épic dévore activement les<br />

fourmis alsaciennes. «Il faut m'aimer,<br />

espèces de voyous ! » Enfin, sur une feuille<br />

volante du même journal, est évoquée<br />

l'incidence internationale de l'affaire. Sous<br />

le titre «Une victoire française», on assiste<br />

à la cérémonie de remise de la croix de la<br />

Légion d'honneur au lieutenant Forstner par<br />

le président Poincaré lui-même ! Le motif<br />

de cette récompense est une efficace propagande<br />

profrançaise en Alsace, reconnaissant<br />

pas là que les incidents de Saverne<br />

avaient servi à soutenir et à réveiller l'esprit<br />

de revanche <strong>des</strong> Français.<br />

Parmi d'autres documents, on peut citer<br />

un long poème illustré de vignettes intitulé<br />

«Die Komödie von Zabern» et publié à<br />

Hambourg. Le texte, soutenu pas <strong>des</strong> <strong>des</strong>sins<br />

très expressifs dénonce tour à tour<br />

l'absolue dictature <strong>des</strong> baïonnettes et <strong>des</strong><br />

fusils, l'uniforme allemand malmené et<br />

l'inanité du vote de défiance au Reichstag<br />

qui n'a pu faire tomber le chancelier. Et<br />

d'inviter les Savernois de flanquer à la<br />

porte de leur jolie petite ville ce lieutenant<br />

agressif et borné. On le voit, l'humour allemand<br />

se hausse au-<strong>des</strong>sus <strong>des</strong> péripéties<br />

savernoises pour s'en prendre au régime<br />

lui-même et à la place excessive de l'armée<br />

dans le système politique.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994<br />

20


Les caricatures françaises<br />

Elles rejoignent parfois les alleman<strong>des</strong><br />

pour dénoncer la «barbarie » allemande mais<br />

elles l'appliquent au peuple tout entier, sans<br />

nuance, alors qu'outre-Rhin l'armée est<br />

seule mise en cause. Frédéric Régamey a<br />

publié chez Albin Michel un ouvrage,<br />

«L'Alsace qui rit» dont on a tiré <strong>des</strong> cartes<br />

postales à partir de certains <strong>des</strong>sins. L'un<br />

d'eux présente trois officiers allemands à<br />

monocle, main sur la garde de leur sabre et<br />

précédés de molosses féroces; la légende<br />

sous-titre: «L'Allemagne c'est la guerre.»<br />

Moins violente est l'aquarelle de Hansi en<br />

couverture du journal «Le Sourire», numéro<br />

spécial Alsace -Lorraine publié le 9 avril<br />

1914. Hansi y fait à Fostner une leçon d'histoire<br />

: «Et maintenant, monsieur le baron me<br />

permettera de lui présenter quelques Wackes<br />

d'Alsace... » ; il s'agit de généraux célèbres,<br />

Kellermann, Kléber, Rapp... Zislin participe<br />

aussi à ce journal : un gamin considère un<br />

bonhomme de neige affublé d'un casque à<br />

pointe: «Mon vieux, le printemps viendra<br />

bien un jour... !» (3)<br />

Les <strong>des</strong>sinateurs français ont aussi particulièrement<br />

réagi à la parole malheureuse<br />

de Forstner : «<strong>Pour</strong> ma part je vous autorise<br />

à ch... sur le drapeau français ! » D'où un<br />

important lot de <strong>des</strong>sins à caractère scatologique<br />

d'un goût d'ailleurs fort douteux. Un<br />

certain nombre est signé «Oren 1913».<br />

L'un <strong>des</strong> moins vulgaires montre le lieutenant<br />

coiffé d'un pot de chambre, nouvelle<br />

coiffure recommandée pour l'armée allemande.<br />

Plus dans «l'esprit français», cette<br />

autre caricature : deux officiers allemands<br />

regardent passer une Alsacienne qui porte<br />

un carton à chapeaux «importé de France»<br />

et qui leur adresse un pied-de-nez; et l'un<br />

de dire à l'autre: «Ce qui nous rend aussi<br />

nerveux à S averne c'est le manque de<br />

femmes, il n'y a que <strong>des</strong> Alsaciennes ! » Ce<br />

n'est là qu'un petit échantillon d'une production<br />

abondante mais assez souvent<br />

médiocre. (4)<br />

«L'affaire de Saverne» possédait tous<br />

les ingrédients capables d'exciter l'imagination<br />

<strong>des</strong> professionnels de l'humour.<br />

D'autant plus que les incidents, à peu de<br />

chose près, n'avaient entraîné aucune victime,<br />

au plus quelques coups et une blessure<br />

par sabre sans réelle gravité. Les aspects<br />

risibles et comiques l'emportaient nettement<br />

sur les côtés sérieux, dangereux voire<br />

dramatiques <strong>des</strong> événements. Le rire a prédominé<br />

et a toujours fini par l'emporter.<br />

On a beaucoup glosé sur l'impact de<br />

cette affaire et du festival de <strong>des</strong>sins humoristiques<br />

qui l'a accompagné sur le déclenchement<br />

de la première guerre mondiale<br />

moins d'un an plus tard. Un certain regain<br />

de tension entre les deux nations semble<br />

évident, comme aussi l'accroissement d'un<br />

sentiment de défiance réciproque entre<br />

Alsaciens et Allemands de souche, quoique<br />

limité à certains milieux. Il faut aussi mesurer<br />

l'humiliation profonde que les militaires<br />

allemands ont ressenti tant du fait <strong>des</strong><br />

Alsaciens que de certains de leurs propres<br />

concitoyens; sans compter l'impact sur<br />

l'opinion française. L'uniforme allemand -<br />

« der deutsche Rock» - avait été sali par <strong>des</strong><br />

Alsaciens mal assimilés et ingrats, <strong>des</strong><br />

«têtes de Français», par <strong>des</strong> «civils» révolutionnaires<br />

et internationalistes. Il fallait<br />

laver l'honneur de l'armée nationale allemande.<br />

La première occasion était à saisir.<br />

Une fois de plus, le ridicule n'avait pas tué,<br />

mais il avait blessé et aiguillonné une<br />

volonté de faire justice de cet affront.<br />

Notes<br />

1. VONAU (Pierre). L'Affaire de Saverne. «Pays<br />

d'Alsace», publication de la Société d'histoire<br />

et d'archéologie de Saverne et environs, №162<br />

bis, 1993.<br />

2. L'étude détaillée de l'humour inspiré par l'affaire<br />

de Saverne reste à faire. La recherche <strong>des</strong><br />

auteurs de <strong>des</strong>sins mais aussi <strong>des</strong> textes, l'inventaire<br />

de la production humoristique, l'analyse du<br />

contexte politique, le recensement <strong>des</strong> thèmes<br />

comme <strong>des</strong> tendances de l'expression artistique<br />

sont <strong>des</strong> voies à prospecter.<br />

3. Citons aussi le célèbre <strong>des</strong>sin sur double page<br />

«L'Alsace de demain» où Zislin peint une<br />

Alsace soumise à la germanisation et malmenée<br />

par les Allemands.<br />

4. Notamment la série signée «Robert».<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 21


EVE CERF<br />

Autodérision et Idéologie<br />

Jean du Trou aux Moustiques<br />

entre 1939 et 1945<br />

Les déplacements de<br />

la frontière entre la ligne<br />

de crête <strong>des</strong> Vosges et<br />

le Rhin, les changements<br />

de nationalité, de langue<br />

et de culture dominantes<br />

ont conduit pendant<br />

deux siècles, les Alsaciens à<br />

l'autodérision. C'est dans<br />

ce contexte qu'apparaît<br />

le mythe du Hàns im<br />

Schnokeloch (Jean du Trou<br />

aux Moustiques) le héros fou<br />

dans lequel les Alsaciens se<br />

sont longtemps reconnus.<br />

Eve Cerf, CN.R.S.<br />

Laboratoire de sociologie de la culture<br />

européenne<br />

Dans un précédent article 10 j'ai mis les<br />

différentes formes du mythe de<br />

Jean du Trou aux Moustiques en<br />

relation avec leur contexte de production.<br />

Après avoir rappelé les articulations du<br />

mythe, j'analyserai le détournement de ce<br />

dernier au profit de l'idéologie nazie.<br />

Le mythe de Jean du Trou<br />

aux Moustiques:<br />

d'r Hàns im Schnokeloch<br />

Le mythe de Jean du Trou aux Moustiques<br />

s'inscrit dans la culture populaire alsacienne<br />

avec la chanson en dialecte, dont la<br />

première strophe s'énonce ainsi :<br />

D'r Hàns im Schnokeloch het ailes<br />

was er will !<br />

Un was erhet, <strong>des</strong>s will émit,<br />

Un was er will, <strong>des</strong> het émit.<br />

Jean du Trou aux Moustiques a tout<br />

ce qu'il veut!<br />

Ce qu'il a, il n'en veut pas,<br />

Et ce qu'il veut, il ne l'a pas.<br />

La chanson montre que les désirs du héros<br />

apparaissent comme déviants dès qu'ils se<br />

réalisent, et que l'objet de son désir lui fait<br />

horreur dès qu'il l'a obtenu. La conjonction<br />

<strong>des</strong> désirs du héros et de leur réalisation perverse<br />

le conduit à la folie. Suicidaire, traître<br />

et fou, tel est le personnage tragique et dérisoire<br />

qui a hanté l'imaginaire alsacien.<br />

Le texte de la chanson D'r Hàns im<br />

Schnokeloch paraît pour la première fois<br />

dans le recueil <strong>des</strong> frères STOBER : « Elsàssiches<br />

Sagenbuch» (2)<br />

(Contes et légen<strong>des</strong><br />

d'Alsace), paru en 1842. Par la suite, le<br />

mythe du Hàns ordonnera la comédie en<br />

dialecte de GEORGES BASTIAN de 1903


domaniales de la Sarre. En 1926, il démissionne<br />

de ce poste pour se consacrer à la<br />

cause autonomiste.<br />

L'Alsace connaît à cette époque <strong>des</strong><br />

mouvements autonomistes catholique,<br />

communiste et séparatiste. A la suite de la<br />

montée du nazisme en Allemagne, les mouvements<br />

autonomistes, à l'exception du<br />

Mouvement Autonomiste d'Alsace-Lorraine<br />

auquel adhère KARL ROOS, adoptent<br />

une position en retrait. KARL Roos, vainqueur<br />

aux élections municipales et cantonales,<br />

publie <strong>des</strong> éditoriaux et présente <strong>des</strong><br />

conférences publiques. Le 25 septembre<br />

1927, au cours d'un débat qu'il préside, il<br />

réclame «le droit à l'autodétermination de<br />

la minorité opprimée d'Alsace-Lorraine».<br />

L'autonomie, selon KARL Roos, implique<br />

la création d'un pouvoir législatif et d'un<br />

pouvoir exécutif alsacien-lorrains, dans le<br />

cadre de l'Etat français. L'allemand sera la<br />

langue officielle, alors que le français sera<br />

enseigné comme seconde langue. A la différence<br />

<strong>des</strong> communistes, Roos et ses partisans<br />

prétendent n'avoir aucune aspiration<br />

séparatiste. Leur objectif n'en reste pas<br />

moins une Alsace-Lorraine libre, membre<br />

<strong>des</strong> Etats-Unis d'Europe, qui pourrait jouer<br />

un rôle de médiateur entre la France et<br />

l'Allemagne.<br />

Au cours de l'année précédant sa mort,<br />

KARL Roos fait, à la salle de « La Mauresse »<br />

à Strasbourg, un exposé en allemand devant<br />

le « Volksbildungsverein» (l'Université<br />

Populaire) qu'il a fondé. Une digression sur<br />

le thème du Hàns, faite au cours de cette<br />

conférence, est publiée par la presse locale<br />

dès 1940 sous le titre : « Schluss mit dem Hàns<br />

im Schnokeloch ! » (C'en est assez de Jean<br />

du Trou aux Moustiques ! )


KARL ROOS rappelle que le thème du<br />

Hàns n'est pas typiquement alsacien et que<br />

ce motif est présent en Allemagne et en<br />

Suisse, dans le canton de Berne, où deux<br />

variantes de la chanson du Hàns ont été<br />

répertoriées en 1902 (cf. Annexe). Dans ces<br />

différentes versions, Hàns est toujours un<br />

enfant gourmand et gâté, qui ne sait pas ce<br />

qu'il veut. Roos déclare ensuite que les<br />

Alsaciens refusent l'image caricaturale du<br />

Hàns que les Alsaciens francophiles leur<br />

auraient attribuée au début du siècle. La<br />

suite de l'exposé adopte un ton déclamatoire<br />

et polémique :<br />

«Man frage uns einmal, was wir wollen,<br />

dann werden wir die Antwort geben, und so<br />

wird sich zeigen dass der elsässische Hàns sehr<br />

gut weiss, was er will, und was er nicht will.<br />

Aber man fragt uns eben nicht; - und<br />

<strong>des</strong>halb warten wir noch ein bisschen.<br />

Die Geschichte schreitet heute schnell.<br />

Man muss nur warten können, - warten<br />

können ! -<br />

Und wir warten, - im festen Glauben an<br />

unsere Sache !<br />

Wir warten, - im unerschütterlichen<br />

Vertrauen auf eine schönere Zukunft, die<br />

nicht ausbleiben wird! »<br />

(Que l'on nous demande un jour ce que<br />

nous voulons, alors nous donnerons la<br />

réponse, et il apparaîtra que le Hàns alsacien<br />

sait très bien ce qu'il veut et ce qu'il ne<br />

veut pas.<br />

Mais, il se fait que l'on ne nous pose pas<br />

la question; - et c'est pour cela que nous<br />

attendrons encore un peu.<br />

De nos jours l'histoire avance à grands<br />

pas.<br />

Il faut seulement pouvoir attendre, - pouvoir<br />

attendre ! - et nous attendons, - dans la<br />

foi tenace en notre cause !<br />

Nous attendons, - avec une confiance<br />

inébranlable en un avenir meilleur, qui ne<br />

nous fera pas défaut ! -).<br />

La conférence de KARL ROOS offre un<br />

exemple de dévoiement de l'ethnologie au<br />

profit de l'idéologie nazie.<br />

KARL ROOS est fusillé le 7 février 1940;<br />

le 10 du même mois, le gouvernement allemand<br />

déclare que KARL ROOS n'a jamais été<br />

en relation avec les services d'espionnage<br />

allemands.<br />

Dès l'été 1940, sur les instructions<br />

d'HiTLER, «le dirigeant autonomiste fusillé<br />

pour espionnage présumé» devient<br />

l'objet d'un véritable culte. Le 9 novembre<br />

1940, une cérémonie est organisée à<br />

Champigneulles sur la tombe de KARL<br />

ROOS. A cette occasion, le Gauleiter<br />

WAGNER prononce un discours, publié<br />

dans la biographie de Roos par<br />

PAUL SCHALL, SOUS le titre: «Blutzeuge<br />

<strong>des</strong> Grossdeutschen Reiches» (Martyr du<br />

Grand Reich Allemand) :<br />

«Wir begrüssen das Unsterbliche an<br />

KARL ROOS! Wir grüssen den Helden.<br />

Dieses Grab <strong>des</strong> Mannes, der sein Leben<br />

hergab für die Heimat, weisst dem Elsass<br />

den Weg... Wenn das Elsass in der Vergangenheit<br />

eine Doppelgestalt hatte, die <strong>des</strong><br />

Opportunismus und die der Treue, so ist<br />

Roos zum höchsten Ausdruck dieser eisässischen<br />

Treue geworden... War er von<br />

Ahnungen bewegt als er in seiner letzten<br />

Rede ausrief: «Mann soll uns nicht immer<br />

ansehen für den Hàns im Schnokeloch !...<br />

Es gibt nicht mehr den Mann, der nicht hat<br />

was er will und nicht will, was er hat. » Das<br />

heutige Elsass ist das Elsass von KARL<br />

Roos und weiss, was es will... Das Elsass<br />

hat gewartet, 300 Jahre lang. Nun ist es<br />

entgültig heimgekehrt. » <br />

(Nous saluons l'immortel KARL ROOS !<br />

Nous saluons le héros. La tombe de l'homme<br />

qui a offert sa vie pour sa patrie, montre la<br />

voie à l'Alsace... Si dans le passé, l'Alsace a<br />

eu deux personnalités : celle de l'opportunisme<br />

et celle de la fidélité, KARL ROOS est<br />

l'expression la plus haute de la fidélité alsacienne...<br />

Etait-il mû par un pressentiment,<br />

quand, dans son dernier discours, il s'est<br />

écrié : « On ne doit plus nous prendre pour <strong>des</strong><br />

Jean du Trou aux Moustiques !... Il n'existe<br />

plus l'homme qui n'a pas ce qu'il veut et qui<br />

ne veut pas ce qu'il a.» L'Alsace<br />

d'aujourd'hui est celle de KARL ROOS, et elle<br />

sait ce qu'elle veut... L'Alsace a attendu 300<br />

ans. A présent, elle est définitivement de<br />

retour à la mère patrie).<br />

La grandiloquence, le dévoiement du<br />

mythe et la mobilisation du «héros mort»<br />

sont <strong>des</strong> traits caractéristiques de la propagande<br />

nazie. Pendant les quatre années<br />

d'annexion de fait, le personnage de<br />

KARL ROOS est mythifié. Le 19 juin 1941,<br />

jour du premier anniversaire de la «libération<br />

de Strasbourg », la translation <strong>des</strong> restes<br />

de KARL ROOS de Champigneulles à la<br />

Hunenbourg prend la forme d'une procession<br />

qui traverse les villages fleuris et<br />

pavoises. Dans chaque ville et chaque village<br />

une rue ou une place porte respectivement<br />

le nom d'ADOLF HITLER et celui de<br />

KARL ROOS. A Strasbourg, la place Kléber<br />

est devenue Karl-Roos Platz. Le thème du<br />

Hàns qui sait ce qu'il veut est repris dans<br />

<strong>des</strong> discours et <strong>des</strong> écrits.<br />

Au lendemain de la dernière guerre, les<br />

Alsaciens, traumatisés par l'annexion nazie<br />

et les règlements de compte de la Libération,<br />

désirent l'assimilation, par libre<br />

choix, mais aussi sous la pression de l'administration<br />

française. Dans le même temps,<br />

le mythe de Jean du Trou aux Moustiques<br />

disparaît de l'imaginaire alsacien. Si le personnage<br />

de Hàns fait encore quelques apparitions,<br />

il a perdu son aspect ambigu.<br />

En 1946, Georges Baumann produit<br />

l'antiscénario du Hàns nazi sous la forme du<br />

poème en dialecte «Unser Hàns» (Notre<br />

Jean), publié dans un recueil intitulé<br />

«Heimatlied» (la chanson du pays)


Après 1945, les rares apparitions d'un<br />

Hàns qui sait ce qu'il veut s'inscrivent<br />

dans le malaise de la société moderne.<br />

Hàns s'insurge contre la société de masse<br />

et l'ennui <strong>des</strong> grands ensembles. Il proteste<br />

contre la pollution de la Vallée du Rhin.<br />

En 1993, à Obernai, un Hàns folklorisé et<br />

muet est mis en scène à l'intention <strong>des</strong> touristes.<br />

Le détournement du mythe de Hàns im<br />

Schnokeloch entre 1939 et 1945 illustre <strong>des</strong><br />

mécanismes de mobilisation <strong>des</strong> populations,<br />

tels que le recours aux mythes, aux<br />

rites et aux systèmes symboliques mis en<br />

relation perverse avec le discours totalitaire<br />

nazi. La récupération idéologique marque<br />

la fin de l'ambiguïté d'un mythe moderne<br />

et la folklorisation du héros fou dans<br />

lequel les Alsaciens se sont longtemps<br />

reconnus.<br />

Annexe<br />

Chansons enfantines<br />

et versions suisses<br />

du Hàns im Schnokeloch<br />

Dans sa digression «Schluss mit dem<br />

Hàns im Schnokeloch ! », KARL ROOS souligne<br />

l'existence en Suisse de chansons<br />

d'enfants sur le thème du Hàns:<br />

«..So gibt es z. B. in der Schweizer<br />

Mundart ein ganz entsprechen<strong>des</strong> Liedchen,<br />

in dem die Rede ist von einem<br />

«Hansü ufderHueb», der an andern Orten<br />

wieder «Hàns im Schnäggeioch» oder,<br />

ganz wie bei uns, «Hàns im Schnokeloch»<br />

genannt wird. (Siehe Seite 18 in dem<br />

Büchlein von G. Züricher : «Kinderlied und<br />

Kinderspiel im Kanton Bern», erschienen<br />

in Zürich 1902). Auch dieser Hàns ist mit<br />

nichts zufrieden; er wird ein «Läckersbueb»<br />

genannt (wir würden sagen: «ein<br />

verschleckter Bub »). »<br />

Die Verse lauten wörtlich so :<br />

«DerHansli ufderHueb,<br />

(Variante: Der Hàns im Schnäggeioch,<br />

oder: Der Hàns im Schnokeloch),<br />

D'à tusigs läckers Bueb (= Leckermaul),<br />

Het alles was er wott (= möchte).<br />

Un was et wott, das het er nid,<br />

Un was er het, das wott er nid.<br />

DerHansli ufderHueb<br />

Da tusigs läckers Bueb,<br />

Het alles, was er wott. »<br />

(... C'est ainsi, par exemple, qu'il existe<br />

dans le parler suisse allemand une chanson<br />

similaire dans laquelle il est question<br />

d ' « un Jeannot de la Hueb », qui en d ' autres<br />

lieux est appelé «Jean du Trou aux<br />

Escargots» ou tout comme chez nous,<br />

«Jean du Trou aux Moustiques» (cf. p. 18<br />

du livret de G. Züricher: «Chansons et<br />

jeux d'enfants dans le canton de Berne»,<br />

paru à Zurich en 1902). Ce Jean n'est, lui<br />

non plus, jamais satisfait; on le qualifie de<br />

«Läckersbueb», nous dirions un garçon<br />

gourmand.<br />

La strophe prend la forme suivante :<br />

«Jeannot de la Hueb,<br />

(Variante: Jean du Trou aux<br />

Escargots,<br />

ou : Jean du Trou aux Moustiques),<br />

Ce garçon capricieux et gourmand<br />

A tout ce qu'il voudrait.<br />

Et ce qu'il voudrait, il ne l'a pas,<br />

Et ce qu'il a, il n'en voudrait pas.<br />

Jeannot de la Hueb,<br />

Ce garçon capricieux et gourmand,<br />

A tout ce qu'il voudrait. »)<br />

Il convient de noter que die Hueb est une<br />

ferme-auberge en un lieu-dit sur une colline<br />

près de Berne. L'allusion à un lieu-dit,<br />

que Roos ne signale pas, établit une analogie<br />

supplémentaire entre le «Hansli ufder<br />

Hueb» et le «Hàns im Schnokeloch».<br />

D'autre part, l'affirmation de Roos,<br />

selon laquelle le «Hàns im Schnokeloch»<br />

était à l'origine une chanson d'enfants, est<br />

d'autant plus vraisemblable qu'un texte en<br />

vers d'EHRENFRiED STOBER, le père <strong>des</strong><br />

frères STOBER, décrit le Schnakenloch<br />

comme un lieu de jeu idéal pour les enfants<br />

(«Die Umgegend <strong>des</strong> Schnakenlochs im<br />

Spâtjahr; den strassburger Knaben gewidmet»<br />

(9}<br />

(Les environs du Trou aux Moustiques<br />

en automne; dédié aux garçons de<br />

Strasbourg).<br />

Notons qu 'EHRENFRIED STOBER situe<br />

cette place de jeu près du cimetière St Gall<br />

à Koenigshoffen, aux environs de Strasbourg<br />

où, d'après ADOLF STOBER, serait<br />

enterré le Hàns im Schnokeloch. Ce lieu-dit<br />

Schnokeloch aurait également été, d'après<br />

la tradition populaire, l'emplacement d'une<br />

auberge dont Hàns, le patron, aurait été<br />

confronté à ses hôtes insatisfaits.<br />

Mais, ni l'analogie du Hàns alsacien et<br />

du Hansli suisse, ni l'origine supposée de la<br />

chanson, ne peuvent conduire à nier,<br />

comme le fait Roos, l'autodérision <strong>des</strong><br />

Alsaciens en réponse aux drames de leur<br />

histoire.<br />

Notes<br />

1. CERF E., D'r Hàns im Schnokeloch, Un mythe<br />

transitionnel entre la France et l'Allemagne,<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de<br />

l'Est, n° 18, Strasbourg, 1990/91, pp. 6-19.<br />

2. STÖBER A., Elsässiches Sagenbuch, Schuler,<br />

Strassburg, 1842, pp. 491-492.<br />

3. BASTIAN F., D'r Hàns im Schnokeloch,<br />

Volkspiel in vier Aufzügen mit Musik, Gesang<br />

und Tanz, Vomhoff, Strassburg, 1903.<br />

4. SCHICKELE R., Hans im Schnakenloch, Verlag<br />

der Weissen Blätter, Leipzig, 1915, rééd. 1927,<br />

Rééd. Eduard Roether Verlag, Darmstadt, 1982.<br />

5. Roos K., Schluss mit dem Hàns im<br />

Schnokeloch!, Strassburger Monatshefte, 1940,<br />

pp. 308-313.<br />

6. Roos K., Unser Elsass in Haushumor und<br />

Spruchweisheit, HUnenburg-Verlag, 1940.<br />

7. WAONER R., Discours prononcé le 9 novembre<br />

1940, sur la tombe de KARL Roos à<br />

Champigneulles, cf. SCHALL P.. Karl Roos,<br />

Alsatia, Kolmar, 1941, pp. 92-93.<br />

8. BAUMANN G., 'S Heimetlied, La Fontaine,<br />

Strasbourg, 1946, pp. 39-41.<br />

9. STÖBER E., Sämmtliche Gedichte, zweiter Band,<br />

Schuler, Strassburg, 1835.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 25


CHARLES FICHTER<br />

I humour dans los ocnts<br />

de Hans Arp<br />

«L'humour<br />

c'est l'eau<br />

de l'au-delà<br />

mêlée au vin<br />

d'ici-bas».


Le sens d'un sourire<br />

Parmi la foule <strong>des</strong> témoins qui ont connu<br />

Jean Arp, nous en convoquerons trois. Les<br />

deux premiers, pour évoquer le sourire de<br />

l'homme Arp, son sourire subjectif en<br />

quelque sorte. Ainsi, Tristan Tzara écrit:<br />

« Je te salue, Arp, sourire léger <strong>des</strong> pluies<br />

marines.» <br />

Sourire pour faire avancer<br />

les choses, l'alliance de ces deux termes<br />

n'est -elle pas déjà l'humour. Nous connaissons,<br />

par le témoignage d'un quatrième,<br />

Maxime Alexandre, la verve et l'humour<br />

qui lui plaisaient tant chez Arp quand il fréquentait<br />

les surréalistes. (4)<br />

Nous ne pouvons<br />

nous empêcher de rapporter cette anecdote<br />

célèbre racontée par André Breton où nous<br />

découvrons que dans la vie l'humour peut<br />

avoir un caractère subversif. Cela se passe<br />

en Suisse où Hans Arp est convoqué pour<br />

ses obligations militaires : «... invité par un<br />

psychiatre à donner par écrit sa date de naissance,<br />

il la répète jusqu'au bas de la feuille,<br />

où il tire un trait et, sans trop se soucier de<br />

l'exactitude de l'addition, présente un total<br />

de quelques chiffres. » (5)<br />

Dans un essai sur l'oeuvre du sculpteur<br />

Jean Hans Arp, Roland Recht (6)<br />

définit<br />

l'humour d'Arp en respectant - discrètement<br />

- l'équilibre entre sourire et provocation.<br />

Dans son analyse, «renversement» , «scandale»,<br />

«provocation», «anti-art» renvoient<br />

à une idée du poète en général comme<br />

«humoriste», et du poète surréaliste qui serait<br />

un humoriste «doublé d'un critique».<br />

Là où certains voient le sourire, d'autres<br />

critiques voient au même moment la philosophie<br />

noire. Les témoins que nous avons<br />

cités venaient du dadaïsme ou du surréalisme.<br />

Or ces deux mouvements pratiquaient<br />

l'humour noir. Arp lui-même parle à plusieurs<br />

reprises «d'humour noir» pour les<br />

dadaistes. C'est ainsi qu'il écrit dans un<br />

texte autobiographique : «La fragilité de la<br />

vie et <strong>des</strong> oeuvres humaines se convertissait<br />

chez les dadaïstes en humour noir» (7)<br />

qu'il figure dans l'anthologie de Breton<br />

consacrée précisément à ce sujet. (8)<br />

Breton<br />

n'ayant pas retenu le plus «noir» de ses<br />

textes, nous en citerons un autre :<br />

« Un homme s'endort corbeau<br />

et se réveille corbillard suivi de plusieurs<br />

centaines de personnes. » m<br />

Règles du jeu et règles<br />

de l'Arp<br />

La critique a mis l'accent sur les sources<br />

de l'humour de Hans Arp comme parodie<br />

<strong>des</strong> formes littéraires traditionnelles. Si l'on<br />

voit en général ce courant culminer dans le<br />

dadaïsme, cette tendance se manifeste chez<br />

Arp dès les années 1911-1912. Partant<br />

d'une tradition néo-romantique, le jeune<br />

Arp ironise - en même temps que les «théories<br />

sophistiquées de l'époque » - ses formes<br />

traditionnelles, plutôt que de s'y complaire<br />

comme nombre de ses contemporains et va<br />

ainsi transformer un certain «retard» sur la<br />

modernité en atout.


Il arrive ainsi que les règles du jeu, les<br />

conventions de la langue, les évidences poétiques<br />

soient partiellement ou totalement<br />

suspendues. Cela semble plus facile en allemand.<br />

Dans le vers qui suit, le rythme, ou<br />

un accent méditerranéen, permettent d'entendre<br />

la langueur dans «Tire toutes tes<br />

langues aux roses» et, pour Arp, les mots<br />

composés, même en français, se prêtent à la<br />

décomposition/recomposition suivant une<br />

étymologie parfaitement fantaisiste : «Donne<br />

tes langues aux doux rhinocé-roses »<br />

pour toucher <strong>des</strong> morceaux de mots qui<br />

deviendront <strong>des</strong> pièces d'un jeu de cubes.<br />

«Rata-toi en ratatouille.<br />

Grenouille-toi en grenouille. » <br />

C'est à un véritable jeu de <strong>des</strong>tructionreconstruction<br />

que nous sommes conviés,<br />

mais à partir de cubes qui n'ont pas d'existence<br />

en dehors du monde de l'Arp.<br />

L'encyclopédie<br />

du non-sérieux<br />

Le monde poétique d'Arp est nécessairement<br />

sans sens, nous dit-il, comme la nature<br />

est sans sens : croit-on enfin avoir trouvé<br />

un sens, le vers suivant nous détrompe et<br />

nous emporte ailleurs. C'est sans doute pour<br />

augmenter la confusion de ce monde poétique<br />

sui generis que Arp nous propose une<br />

Encyclopédie arpienne. Dans la bonne tradition<br />

surréaliste cette encyclopédie de<br />

quatre pages nous présente les chapitres suivants<br />

: l'horloge ; nombrils et montre à nombrils<br />

; un bouquet de nombrils ; fenêtres et<br />

portes à nombrils; nombril; la plante sismique<br />

et les nombrils; gant et nombril;<br />

buste et chapeau; feuille; l'aigle; la langouste<br />

; le papillon ; les chaises et les tables ;<br />

le chapeau; la planche à oeufs la bouteille à<br />

nombril et le gant; le squelette. Nous<br />

voyons qu'entre l'horloge - variante arpienne<br />

du réveille-matin de Jacques Vaché - et<br />

le squelette, c'est essentiellement autour du<br />

nombril que cela se joue. L'homme seraitil<br />

si important?<br />

Car l'homme est coupable d'avoir détruit<br />

Lisons l'introduction à l'encyclopédie :<br />

mais d'effroi.» 071 paillé. » (2l)<br />

«Dans les années 20-29 je m'intéressais<br />

surtout aux objets parmi lesquels je compte<br />

aussi l'homme, ce bonbon-obélisque. » (16)<br />

Deux mon<strong>des</strong> (l'homme et les objets) sont<br />

ici juxtaposés, alors qu'ils sont d'habitude<br />

fortement opposés. La tension provoquée<br />

par cette inadéquation se résoud par la formule<br />

à la fois ironique (l'objet se redresse<br />

et devient obélisque) et en fin de compte<br />

rassurante (plaisir tranquille: c'est bon un<br />

bonbon) du «bonbon-obélisque». Et l'auteur<br />

d'ajouter: «L'interprétation et la réalisation<br />

de ces objets étaient variable comme<br />

l'est le temps.» Voire. Cela vaut peut-être<br />

pour l'oeuvre plastique, pour les oeuvres<br />

auxquelles il donne un titre après coup, titre<br />

qui est souvent lui-même une «onomatopoésie»,<br />

mais, dans ses essais, c'est avec<br />

une belle constance qu'il se moque de la<br />

suffisance de l'homme, de l'humanisme<br />

béat consécutif à la Renaissance.<br />

la nature, l'oeuvre de la création. Ce<br />

qu'il nomme civilisation n'est qu'un champ<br />

de ruines, la première guerre mondiale était<br />

déjà l'aboutissement d'un processus bien<br />

plus ancien.<br />

Et l'artiste? C'est en substance un<br />

monstre raté, un fou obsédé par les natures<br />

mortes, les paysages et les nus. «Dans le<br />

monstrueux seul l'homme est créateur, les<br />

inaptes à cette besogne composent <strong>des</strong><br />

vers, pincent la lyre ou brandissent le pinceau.<br />

Ce dernier groupe s'adonne avec une<br />

frénésie énigmatique à peindre <strong>des</strong> natures<br />

mortes, <strong>des</strong> paysages, <strong>des</strong> nus. Depuis le<br />

temps <strong>des</strong> cavernes l'homme peint <strong>des</strong><br />

natures mortes, <strong>des</strong> paysages, <strong>des</strong> nus.<br />

Depuis le temps <strong>des</strong> cavernes l'homme se<br />

glorifie, se divinise et cause par sa monstrueuse<br />

vanité les catastrophes humaines.<br />

L'art a collaboré à ce faux développement.<br />

» (18)<br />

Où serait alors le «vrai» développement?<br />

Probablement qu'il faut remonter au<br />

Une philosophie<br />

Moyen-Age et repartir de là par une autre<br />

noire<br />

route, la route <strong>des</strong> anges - ces anti-monstres,<br />

Arp rejette en effet complètement la foi<br />

dans les Lumières de la Raison. <strong>Pour</strong> lui,<br />

l'homme est «crapaud» et «surhomme». Il<br />

écrit : «L'homme se croit le faîte de la création.(..)<br />

Il se confond avec la lumière. Ce<br />

crapaud s'appelle volontiers fils de la<br />

lumière. » <strong>Pour</strong>quoi cette absence de confiance<br />

dans l'homme ? Parce que l'homme<br />

n'est grand que dans le monstrueux : «Depuis<br />

le temps <strong>des</strong> cavernes l'homme se glorifie,<br />

se divinise et cause par sa monstrueuse<br />

vanité les catastrophes humaines. » C'est<br />

là le ton <strong>des</strong> grands prédicateurs, l'appel à<br />

une conversion, comme dans ce texte où le<br />

surhomme, ayant construit ses «supermachines<br />

celle de la cathédrale de Giselbertus<br />

d'Autun, en «hommes de neige» comme<br />

alternative au surhomme, «qui fondent sur<br />

une plage d'été/entourés de lampes à pétrole»,<br />

faire comme la cathédrale de Strasbourg<br />

qui, telle une hirondelle «... se laisse<br />

tomber dans le ciel ailé/dans l'air <strong>des</strong><br />

anges. » (19)<br />

André Breton avertit : l'humour noir est<br />

par excellence l'ennemi de la «sentimentalité<br />

toujours sur fond bleu» (20> . Arp ne peut<br />

de toute façon en appeler pathétiquement à<br />

l'Homme comme les expressionnistes,<br />

puisqu'il ne croit pas en lui. Il ne le prend<br />

pas au sérieux, même comme surhomme :<br />

», « superbombes » et « bonbonnières<br />

atomiques », arrive à Autun :<br />

« Sa gueule se contracte<br />

«7e papillon empaillé<br />

devient un papapillon empapaillé<br />

non pas en admiration devant<br />

lepapapillon empapapaillé<br />

la cathédrale<br />

devient un grandpapapillon grandempa-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 28


Le salut par l'humour?<br />

Au XX e<br />

siècle, l'humour serait le « moyen<br />

d'exorciser les angoisses de l'homme social<br />

moderne », fonction, en somme, <strong>des</strong> malheurs<br />

du siècle. <br />

Nous pensons inévitablement à Freud et<br />

à l'inconscient, c'est l'irruption du «es».<br />

Car ce texte est magnétisé, érotisé, un mot<br />

nous attire et nous fait changer de niveau de<br />

style, suggère d'autres référents et d'autres<br />

mon<strong>des</strong>, le sens est multiple et tombe dans<br />

le non-sens ou dans un sous-sens, nous<br />

sommes dans un dédale de discours qui<br />

s'entrecroisent et s'associent, dans un texte<br />

qui bouge, qui vit, qui nous attire dans <strong>des</strong><br />

pièges, avant de nous laisser devant notre<br />

propre interprétation, nos propres fantasmes.<br />

•'••.rf<br />

A présent je saisis le nuage couleur<br />

d'aurore comme pour jouer, il se<br />

brise à mes pieds, mais je remets<br />

les morceaux en place, en tremblant.<br />

«meine morgenrote traumwoike<br />

fiel mir aus der hand und<br />

zerbrach.(. ) zitternd habe<br />

ich die morgenrote traumwoike<br />

wieder zusammengesetzt, ich<br />

erwache. »<br />

Je me réveille. Je suis rassuré,<br />

. I mon nuage est comme collé à plat,<br />

I c'est un collage. 061 Détente. Mais<br />

les points de rupture sont terri-<br />

fiants, les plaies ne se refermeront<br />

jamais. Le désespoir m'envahit.<br />

C'est un cauchemar, cela n'en finit<br />

pas.<br />

«die wölke ist flach wie aufgeklebt,<br />

die bruchstellen sind<br />

erschreckend, wie sollen diese<br />

to<strong>des</strong>wunden heilen. Ich verzweifle.<br />

»<br />

Il s'avère que le nuage de rêve<br />

n'est qu'une image de nuage, tout est vanité,<br />

le nuage couleur d'aurore était un leurre<br />

et se dégonfle (flach). Le désespoir n'en est<br />

pas moins grand, comme chez l'enfant qui<br />

joue.<br />

"morgenrote<br />

traumwoike gefällig rufe<br />

ich aus. staunend billig. Kauft morgenrote<br />

traumwolken. kauft alles beim träumer. "<br />

Cette fois, la voix prend le relai, on<br />

aimerait dire le cri, mais il est là comme en<br />

mineure, avec «gefällig». On attendrait<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 29


«gefälligst» (un «s'il vous plaît» dit sur un<br />

ton exigeant), la forme «gefällig» (aimable,<br />

qui vient au devant de vos désirs) est<br />

comme une chute à l'intérieur du mot, du<br />

superlatif à la forme simple.<br />

Ainsi, si l'on met en rapport le début et<br />

la fin du texte, on tombe du nuage de rêve<br />

d'une aube rouge, d'une apocalypse rêvée,<br />

du fameux «cri» expressionniste, au cri<br />

timide du poète-publicitaire qui désire placer<br />

sa marchandise ou se vendre. Chute,<br />

détente, humour dans tout le texte, mais<br />

atmosphère noire, avec cette anti-aube nouvelle...<br />

On aura noté que l'humour advient par<br />

un traitement du texte finalement assez<br />

moderne puisque la technique du collage<br />

connaît un regain de faveur avec les<br />

machines de traitement de texte, les procédés<br />

sont ceux du découper-coller-insérer. A<br />

la différence près que, pour Arp, le papier<br />

est une matière qui vit - souvenons-nous <strong>des</strong><br />

blessures dont il est question ! -, comme la<br />

pierre ou la plante, comme les textes, les<br />

phrases et les mots qu'il (mal-) traite. Arp<br />

dira de ces poésies qu'« elles ne sont pas<br />

seulement <strong>des</strong> écritures automatiques, elles<br />

préparent déjà mes papiers déchirés, dans<br />

lesquels j'ai laissé jouer librement la «réalité<br />

» et le « hasard ». En déchirant un papier<br />

ou un <strong>des</strong>sin, on y fait entrer ce qui est<br />

l'essence même de la vie et de la mort. » (27)<br />

S'agit-il dans Weltwunder d'une anticipation<br />

«par hasard» de toute une série de<br />

motifs et de procédés poétiques ? Et ces procédés<br />

sont-ils bien sérieux ?<br />

Hans Arp nous donne quelques indications<br />

sur sa façon de faire, sa poétique, dans<br />

une petite introduction à Weltwunder.<br />

Nous y apprenons que le poème originel<br />

était simplement constitué <strong>des</strong> mots en italique<br />

: «Des mots, <strong>des</strong> slogans, <strong>des</strong> phrases<br />

que je choisissais dans <strong>des</strong> quotidiens et<br />

plus précisément dans les annonces, voilà<br />

ce qui constituait en 1917 la base de mes<br />

poèmes. Souvent je déterminais ainsi, les<br />

yeux fermés, <strong>des</strong> mots et <strong>des</strong> phrases dans<br />

<strong>des</strong> journaux en les marquant au crayon.<br />

C'est ainsi qu'est né Weltwunder, loin du<br />

pathos expressionniste. » La première version<br />

est de 1917, le texte définitif de 1945 :<br />

«... bien <strong>des</strong> années plus tard, j'ai continué<br />

à développer ce poème par <strong>des</strong> interpolations.<br />

Sans toucher à la séquence initiale <strong>des</strong><br />

mots j'ai inséré soigneusement mes propres<br />

mots.» A propos d'autres poèmes, baptisés<br />

Arpa<strong>des</strong>, il écrit ceci : «Nous pensions qu'à<br />

travers les choses nous pouvions pénétrer<br />

l'essence de la vie; c'est pour cela qu'une<br />

phrase lue dans un quotidien pouvait nous<br />

émouvoir autant qu'une phrase d'un grand<br />

poète. »<br />

On hésite : faut-il prendre cela au premier<br />

degré? L'humour rend ambigu tout ce<br />

qu'il touche...<br />

L'humour du monde<br />

Ses cibles sont nombreuses et variées.<br />

- la famille, souvent, dans la bonne tradition<br />

surréaliste: «vous voyez donc<br />

qu'on ne consomme monsieur son père<br />

que tranche par tranche... »


douces berceuses et <strong>des</strong> cantiques de<br />

première communion. » (34)<br />

Pendant leur séjour à Zurich lors de la<br />

Première Guerre, le mouvement Dada avait<br />

proclamé son hostilité au pacifisme. Il prétendait<br />

au contraire introduire la guerre au<br />

sein du langage même pour montrer<br />

l'absurdité du monde. Les années qui suivirent<br />

la Grande Guerre furent particulièrement<br />

fécon<strong>des</strong> en actes patriotiques, en<br />

érection de monuments en l'honneur <strong>des</strong><br />

victimes de la guerre - et les surréalistes<br />

reprirent le flambeau pour attaquer, dans<br />

leurs manifestes, la politique nationale et<br />

internationale de la France. Ce faisant - et<br />

même si ce n'était que dans <strong>des</strong> textes littéraires<br />

- les auteurs touchaient au dispositif<br />

organisateur de l'identité nationale d'un<br />

pays, à ses contours symboliques et à ses<br />

racines : car dire a, dans ce domaine, une<br />

valeur performative, c'est faire. Manipuler<br />

les mots signifie manipuler les valeurs,<br />

jouer avec les croyances du groupe.<br />

L'humour désamorce en partie ce qui pourrait<br />

facilement être perçu comme un blasphème...<br />

- la religion n'est pas épargnée d'ailleurs,<br />

l'angle d'attaque est ici le «latin<br />

d'Alsace» :<br />

«Maurulam Katapult i lemm<br />

i lamm<br />

Haba habs tapam<br />

et colle le bonhomme pape<br />

dans l'aquarium<br />

(....)<br />

et suspendant sa chair corporelle<br />

son âme corporelle<br />

sa branche d'arbre corporelle<br />

dans la garde-robe de la madone de<br />

l'hyppodrome<br />

patam patam...>P i]<br />

- l'art étant la religion de l'homme cultivé,<br />

Aip se devait d'élever le débat. Ainsi<br />

les goûts de l'amateur de peinture traditionnel<br />

sont joliment valorisés comme<br />

relevant de l'art culinaire : «... dans l'art,<br />

l'homme aime ce qui est vain et mort. Il<br />

ne peut comprendre que la peinture soit<br />

autre chose qu'un paysage préparé à<br />

l'huile et au vinaigre... » (36)<br />

Les grands<br />

symboles de l'esthétique classique sont<br />

moqués par une geste carnavalesque :<br />

«Dada a donné un clystère à la Vénus<br />

de Milo et a permis à Laocoon et ses fils<br />

de se soulager, après <strong>des</strong> milliers d'années<br />

de lutte avec le bon saucisson Python. » (37)<br />

Ces quelques échantillons montrent<br />

qu'Arp avait non seulement le sens de<br />

l'humour, mais encore qu'il possédait une<br />

grande intuition du cours véritable de<br />

l'Histoire. Que ces deux qualités n'étaient<br />

pas forcément partagées explique peut-être<br />

les difficultés de sa réception.<br />

A quoi ça sert... l'humour 138 '<br />

Dans l'Introduction à l'esthétique,<br />

G.W.F. Hegel prend soin de distinguer<br />

entre l'ironie, le comique et l'humour.<br />

L'ironie ne saurait trouver grâce à ses yeux,<br />

car elle est le fait de la génialité, de la vie<br />

artistiquement ironique qui déclare que<br />

«tout ce qui est n'est que par le moi et tout<br />

ce qui existe par le moi peut également être<br />

détruit par le moi» (M) . Regardant les<br />

hommes de haut en bas, l'artiste risque de<br />

se complaire dans un état morbide ou dans<br />

l'ennui, et ce que l'artiste va représenter,<br />

c'est le divin s'autodétruisant, c'est-à-dire<br />

que les valeurs les plus nobles seront illustrées<br />

par le caractère et les actions d'individus<br />

qui par l'ironie «se démontent et se<br />

détruisent eux-mêmes. » (401<br />

Si d'aventure nous étions<br />

d'humeur à plaisanter, si nous objec<br />

tions que le rire peut être libérateur,<br />

l'esprit n'est pas forcément l'Esprit ol<br />

tif, répondant avec Arp: «...votre humble<br />

serviteur porte ses deux colonnes l'une sur<br />

l'autre et roule sur sa tête ronde autour de<br />

son nombril.»* 411 - il est probable que le<br />

philosophe insisterait, disant que l'on<br />

ne peut rire de tout, que si l'on est<br />

en droit, à la rigueur, d'admettre un<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 31


comique qui ne détruirait «que ce qui est<br />

dépourvu de valeur en soi», il faut se garder<br />

de toucher aux valeurs éternelles de la<br />

justice de la morale et de la vérité, ou de critiquer<br />

le sublime et le meilleur ! Car : « Ceux<br />

qui se complaisent à ces <strong>des</strong>tructions sont<br />

<strong>des</strong> sujets mauvais et inaptes, incapables de<br />

se poser <strong>des</strong> buts fermes et importants. » <br />

Hegel sent bien la dialectique<br />

de l'humour : «Ce qui doit se dissocier doit<br />

au préalable s'être épanoui et avoir subi une<br />

préparation. » (44)<br />

Arriver à créer une atmosphère: nous<br />

avons vu plus haut comment un métatexte<br />

en italique générait et ironisait le texte ; dissocier<br />

ce qui se réifie : les changements de<br />

perspective, les déconstructions de mots, le<br />

choc d'assemblages nouveaux, l'insertion<br />

(au sens littéral par le découpage et le collage)<br />

d'un corps étranger ou le mélange <strong>des</strong><br />

genres' 45 ', le jeu avec les ruines de la culture,<br />

tout cela procède de la même esthétique !<br />

Mais il n'est pas sûr que le «papapillon »<br />

aurait trouvé grâce aux yeux de Hegel, la<br />

famille étant mise en cause. Ni le<br />

«schwein» de Weltwunder, ni tout le côté<br />

carnavalesque de certains poèmes. Nous<br />

passons de la douleur au plaisir, dans<br />

Weltwunder les éclairs d'humour et la pointe<br />

finale nous permettent de survivre au<br />

désespoir, de «choir en beauté» selon la<br />

belle expression de Breton «pour réparer,<br />

au bénéfice de toutes les autres, sa propre<br />

énergie vitale lorsque celle-ci est gravement<br />

compromise. » (46)<br />

Si Arp rebondit en effet - ou «choit en<br />

douceur» - ce ne sont pas les valeurs éternelles<br />

et immuables qui le lui permettent,<br />

mais c'est l'humour. Dans l'exemple suivant,<br />

le nihilisme est nietzschéen, la référence<br />

au néant ou plutôt à ce qui est sans<br />

fond, «das Bodenlose» (47)<br />

en témoigne:<br />

«Herr Je das Nichts ist bodenlos.<br />

Frau Je das Nichts ist unmöbliert»<br />

« Herr Je « (Herr Jesus = Seigneur Jésus)<br />

est une exclamation qui exprime la crainte<br />

et l'étonnement - en langage courant, ce qui<br />

est le premier degré de l'ironie; associé à<br />

«Frau Je», l'effet comique est irrésistible.<br />

Quant à dire que le néant n'est pas meublé,<br />

c'est plutôt rassurant, vu qu'il n'a pas de<br />

fond. Simple jeu gratuit? En fait, le néant<br />

inquiétait terriblement Arp : c'est ainsi qu'il<br />

écrit, parlant de l'état de rêve dans lequel il<br />

se trouve au moment de la création: «La<br />

plupart du temps, cependant, je crois <strong>des</strong>cendre<br />

et <strong>des</strong>cendre dans un parachute sans<br />

espoir d'atterrir. (...) La terreur de ne jamais<br />

toucher le sol, ni de trouver repos même<br />

dans la mort - car la mort n'a même plus<br />

l'apparence d'un court sommeil - cette terreur<br />

me serre le coeur avec force. » (48)<br />

Il y a bien une dialectique de l'humour,<br />

qui comporte deux moments tout aussi intenses<br />

: un temps d'ironie <strong>des</strong>tructrice, particulièrement<br />

féroce dans l'humour noir,<br />

mais aussi un temps de reconquête d'une<br />

sécurité psychique par <strong>des</strong> clins d'oeil, <strong>des</strong><br />

connivences, <strong>des</strong> rebondissements du<br />

moi/ 49 »<br />

A la suite de Freud, Breton explique que<br />

l'humour est non seulement libérateur<br />

comme l'esprit et le comique, mais qu'il<br />

comporte en plus quelque chose de sublime<br />

et d'élevé du fait que le moi ne se laisse pas<br />

entamer, que les traumatismes du monde<br />

extérieur «peuvent même lui devenir occasions<br />

de plaisir», comme la «<strong>des</strong>cente»<br />

évoquée plus haut. Il s'agirait d'une «révolte<br />

supérieure de l'esprit»


même noir, lui fait défaut, c'est celle qui<br />

suit la mort de Sophie, la femme qu'il<br />

aimait. Il se trouve que cela correspond aux<br />

années les plus sombres du siècle. Réapprenant<br />

à vivre, il a réappris l'humour. C'est<br />

un art d'exister qui n'est peut-être pas<br />

moins utile aujourd'hui qu'au début de ce<br />

siècle.<br />

«eh bien voilà<br />

voilà voilà<br />

j'ai bien dit voilà<br />

ou aurais-je dit eh bien<br />

eh bien voilà l'étoile du matin. » (56)<br />

Notes<br />

1. Arp, Jean, Jours effeuillés. Paris, 1985, p. 362.<br />

Toutes les autres références à cet ouvrage seront<br />

notées Arp, Jean, JE.<br />

2. Cité par Fauchereau, Serge, Arp, Paris, 1988,<br />

p. 14.<br />

3. Ibid. p. 18.<br />

4. Alexandre, Maxime, Mémoires d'un surréaliste,?^,<br />

1968, p. 180.<br />

5. Breton, André, in : Anthologie de l'humournoir,<br />

Jean-Jacques Pauvert, éditeur, Paris, 1966.<br />

p. 364.<br />

6. Cf. Recht, Roland, «A propos de Hans Arp.<br />

Quelques réflexions sur l'humour en art», in:<br />

Saisons d'Alsace, 8, Strasbourg, 1963, p.447ss.<br />

7. Cf. Arp, Jean, JE., op. cit., p. 312, in: De plus<br />

en plus je m'éloignais de l'esthétique.<br />

8. Cf. Breton. André, op. cit., p. 362-367.<br />

9. Cf. Arp, Jean, JE, op. cit., in: Qu'est-ce que<br />

c'est que ça, p. 517.<br />

14.<br />

15.<br />

16.<br />

17.<br />

18.<br />

19.<br />

20.<br />

21.<br />

22.<br />

23.<br />

24.<br />

25.<br />

26.<br />

27.<br />

28.<br />

29.<br />

Cf. Döhl, Reinhard, in : Das literarische Werk<br />

Hans Arps ¡903-1930. Zur poetischen Vorstellungswelt<br />

<strong>des</strong> Dadaismus, Stuttgart, 1967,<br />

p. 93ss. L'auteur montre que les formes néoromantiques<br />

eurent une influence plus durable<br />

en Alsace que dans le reste de l'Allemagne au<br />

début du siècle. C'est précisément le caractère<br />

artificiel et stérile de ces formes qui devait frapper<br />

le jeune Aip et inspirer ses parodies.<br />

« Walle ! walle / Manche Strecke, / daß, zum<br />

Zwecke, / Wasser fließe... » Cf. Döhl, Reinhard,<br />

op. cit. p. 114.<br />

Cf. Arp, Hans, GG, Band 1, p. 80-83, Opus<br />

Null. Toutes les autres références à cet ouvrage<br />

seront notées : Arp, Hans, GG. «D'un cercueil<br />

noir il tire cercueil après cercueil après<br />

cercueil. Il pleure avec son antérieur et s'enveloppe<br />

dans une crêpe. (...) Son propre corps son<br />

propre sac le de-de et la peau de gauche. Et tic<br />

et tac et chic et choc son propre corps tombe de<br />

la fiancée. (...) Puis il la salue de son chapeau<br />

qui salue trois fois en disant «du» (tu). Le<br />

«Sie» (vous) habituel de «Kakasie», il le remplace<br />

par le «Kakadu ». / Il ne la voit pas et<br />

la salue pourtant lui elle avec lui-même et tourne<br />

autour de lui-même. Les chapeaux sont<br />

compris et il ferme soigneusement le couvercle<br />

du moi. »<br />

Qui signifie «perroquet». C'est sans doute, en<br />

plus <strong>des</strong> relations que le français permet d'établir,<br />

une allusion à Schnitzler, auteur de Der<br />

grüne Kakadu, mais aussi à la «Cacanie» de<br />

Musil, c'est à dire la monarchie austro-hongroise<br />

appelée «königliche und kaiserliche (k. und<br />

k.) Monarchie».<br />

Cf. Arp, Hans, JE, op. cit. p. 140, in: Les<br />

pigeons bossus.<br />

Ibid., p. 469, in : Cuis moi un tonnerre.<br />

Ibid. p. 451, in : Encyclopédie aipienne.<br />

Ibid. p. 547, in : Giselbertus d'Autun.<br />

Ibid. p. 315, in: Fils delà lumière.<br />

Ibid. p. 515, in: La cathédrale est un cœur.<br />

Cf. Breton, André, op. cit. p. 16.<br />

Cf. Breton, André, op. cit., p.366, in : Bestiaire<br />

sans prénom.<br />

Cf. Escarpit, Roger. L'humour, Paris, 1960,<br />

p. 70.<br />

Cf. Kundera, Milan, Les testaments trahis, Paris,<br />

1993.<br />

Cf. Arp. Hans, GG. op. cit., Band 1, p. 48.<br />

«Envoyez immédiatement les messagers les<br />

plus rapi<strong>des</strong> aux nuages de rêve. (...) qui peut<br />

vivre dans ce sombre pays sans un nuage de<br />

rêve couleur d'aube . » La traduction de la deuxième<br />

phrase nécessiterait tout un commentaire.<br />

En effet, les mots étant décomposés, leur<br />

recomposition créatrice entraîne une ouverture<br />

du sens <strong>des</strong> composants, la possibilité de significations<br />

multiples pour chaque mot.<br />

C'est nous qui soulignons.<br />

Cf. Collages, in: <strong>Revue</strong> d'Esthétique. Paris.<br />

1978.3/4.<br />

Cf. Arp, Jean, JE, op. cit. p. 437. (le texte n'a<br />

pas de titre)<br />

Arp, Hans, GG, op. cit., p.46.<br />

Arp, Jean , JE, op. cit., p. 57, in : Introduction à<br />

l'histoire naturelle de Max Ernst.<br />

30. Ibid. p. 466. in : Le père, la mère, le fils, la<br />

fille.<br />

31. Cf. Arp, Hans, GG, p. 48-49. «Celui qui n'a<br />

pas de parti-pris doit admettre que le «brigand»<br />

est un système de sécurité impressionnant<br />

impressionnant parce qu'il se présente<br />

sous la forme d'un piano à queue bouclé d'or<br />

utile parce qu'il attrape sans peine le cambrioleur<br />

et drôle parce que le propriétaire peut se<br />

distraire avec ce spectacle passionnant où le<br />

scélérat ou la scélérate se fatigue pour s'arracher<br />

aux serres du système de sécurité. En vain<br />

car l'appareil est en bois dur d'une grande qualité<br />

et équipé d'un système de tir impitoyable.<br />

L'appareil retient le malfaiteur en faisant feu<br />

de toutes ses forces. »<br />

32. Arp, Jean, JE, op. cit., p. 76, in : Configuration<br />

strasbourgeoise.<br />

33. Ibid., p. 93ss.<br />

34. Ibid.. p. 95-99.<br />

35. Ibid., p. 61, in : L'étoile bottée (latin d'Alsace).<br />

36. Ibid., p.316, in: L'homme aime ce qui est vain<br />

et mort.<br />

37. Ibid. p. 312, in : De plus en plus je m'éloignais<br />

de l'esthétique. Toute l'esthétique classique<br />

allemande tourne justement autour de l'interprétation<br />

de Laocoon à travers les débats entre<br />

Lessing et Winkelmann.<br />

38. <strong>Pour</strong> les surréalistes, humour rime avec<br />

hamour. Cf. Mélusine. № 10 Amour-Humour.<br />

Etu<strong>des</strong> et documents réunis par Henri Béhar et<br />

Pascaline Mourier-Casile.) Cahiers du Centre<br />

de recherche sur le surréalisme, Paris III,<br />

1988.<br />

39. Hegel, G.W.F., Introduction à l'esthétique,<br />

Paris, 1964, t. I,p.l30.<br />

40. Ibid. p.134.<br />

41. Arp, Jean, JE , op. cit., p.429, in: Gabrielle<br />

Buffet-Picabia.<br />

42. Cf.Hegel,op.cit,t.l,p.l35.<br />

43. Ibid.,p.l39.<br />

44. Ibid., p. 141.<br />

45. «Tournures dialectales, sonorités archaïsantes,<br />

latin de cuisine, onomatopoèmes<br />

déroutants, spasmes verbaux, y sont particulièrement<br />

frappants.» écrit-il à propos de<br />

Wolkenpumpe, dans un texte sans titre, in : JE,<br />

op. cit. p.437.<br />

46. Cf. Breton, op. cit. p.363.<br />

47. Cf. Arp, Hans, GG. op. cit., p.86.<br />

48. Cf. Arp, Jean,/Дор. cit., 381.<br />

49. Cf.Escarpit, Robert, op. cit., p.86.<br />

50. La formule est de Léon Pierre-Quint dans Le<br />

comte de Lautréamont, cf. A. Breton, op. cit.,<br />

p.12.<br />

51. Cf.Breton, André , op. cit., p. 15.<br />

52. Ibid. p. 363.<br />

53 de la douleur.<br />

54. Cf. Mourier-Casile, Pascaline, Noyaux d'orage<br />

et tête de la comète, in: Mélusine. №10<br />

Amour-Humour. Etu<strong>des</strong> et documents réunis<br />

par Henri Béhar et Pascaline Mourier-Casil.<br />

Cahiers du Centre de recherche sur le surréalisme,<br />

Paris III, 1988. p. 13.<br />

55. Il s'agit <strong>des</strong> contributions <strong>des</strong> surréalistes yougoslaves.<br />

Cf. ibid., p. 173-209.<br />

56. Cf. Arp, Jean, JE, op. cit. p. 173.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 33


SAMUEL GLOTZ<br />

Le Carnaval de Bâle<br />

en 1977<br />

Quand arrive le carnaval, commence, pour le Bâlois,<br />

une période où son pouls frappe plus fort,<br />

où dans les têtes <strong>des</strong> membres <strong>des</strong> cliques la fièvre monte.<br />

Ce texte a une histoire. C'est en quelque<br />

sorte un récit ethnographique d'un spectateur<br />

attentif du carnaval de Bâle il y a de<br />

cela dix-sept ans. Et son auteur, Samuel<br />

Glotz qui m'a autorisée, avec sa gentillesse<br />

habituelle, à emprunter ce récit à une publication<br />

du Musée International du Carnaval<br />

et du Masque de Binche (éditée par<br />

Hainaut-Tourisme à Mons, 1979) n'est pas<br />

un «Fastnachtler» ordinaire. Créateur et<br />

premier directeur du Musée du Carnaval de<br />

Binche en Belgique, il reste un enthousiaste<br />

et fervent adepte, au sens religieux du<br />

terme, du Carnaval, de tous les carnavals du<br />

moment que l'esprit de satire et de dérision<br />

souffle car, m'écrit-il dernièrement: «ce<br />

n'est pas le spectaculaire qui importe mais<br />

la ferveur populaire, la convivialité, l'aspect<br />

mystique <strong>des</strong> réjouissances» et il conclut:<br />

«je ne crois guère à la chaleur <strong>des</strong> manifestations<br />

animées par le seul mercantilisme».<br />

A Bâle ce qui l'a ébloui, écrit-il en 1994<br />

c'est «une cérébralité aiguë, une hardiesse<br />

de satire aussi vive»...<br />

Samuel Glotz<br />

Colette Mechin<br />

CNRS, Ethnologie<br />

Directeur honoraire du Musée du Carnaval<br />

de Binche<br />

<strong>Pour</strong> le Beppi, désignation dialectale<br />

du Bâlois, il devient difficile de se<br />

concentrer sur sa tâche quotidienne<br />

à l'établi ou au bureau. Dans les cafés,<br />

locaux <strong>des</strong> sociétés carnavalesques, autour<br />

<strong>des</strong> tables réservées au Stamm, tout vit et<br />

respire la gaieté. Les coins que l'on délaisse<br />

durant l'année n'offrent plus assez de place<br />

pour accueillir les visages joyeux. «Es<br />

fasnàchtelet», il y a du carnaval dans l'air,<br />

pense alors habituellement le tenancier en<br />

retrouvant ses clients qui réapparaissent. Il<br />

oublie son impatience quand, pendant<br />

l'année, il voyait la table du Stamm peu<br />

occupée. Il sait bien que les cliques, ce ne sont<br />

pas <strong>des</strong> sociétés ou <strong>des</strong> associations dans le<br />

sens courant du terme. Certes, pendant<br />

l'année, elles gèrent <strong>des</strong> écoles de tambour<br />

et de fifre afin d'encourager ce vieil art de<br />

Bâle et de le maintenir fidèlement. Elles<br />

possèdent aussi un président, un secrétaire,<br />

un trésorier, et tout ce qui est nécessaire pour<br />

s'acquitter <strong>des</strong> tâches d'une association.<br />

Quant à <strong>des</strong> prescriptions, non, elles n'en ont<br />

pas, car le fervent du carnaval se méfie de<br />

cela. Ou bien, alors, ces règlements s'appliquent<br />

avec circonspection. Carnaval, cela<br />

signifie être libre, en dehors <strong>des</strong> chaînes de<br />

la vie quotidienne, une fois au moins être son<br />

propre roi, une fois être soi-même.<br />

Et ainsi, dans les locaux les plus différents<br />

de la ville, peu avant la fin de l'année,<br />

les carnavaleux <strong>des</strong> cliques se rencontrent<br />

pour préparer leur Zigli, leur groupe. Cela<br />

signifie maintenant trouver un Sujet, c'està-dire<br />

saisir un événement de la vie politique<br />

ou quotidienne, qui se prête à la satire<br />

et à l'humour sur les parois transparentes<br />

<strong>des</strong> lanternes peintes ou par <strong>des</strong> groupes<br />

masqués et costumés. On s'anime ça et là.<br />

Ces coupes sont vidées et remplies. Des<br />

salves de rire saluent les propositions heureuses.<br />

Après <strong>des</strong> heures et <strong>des</strong> jours, on a mis<br />

le doigt, finalement, sur le Sujet le plus<br />

pétillant et le plus rempli de rêve. Alors il<br />

est bien plus facile à un banquier de lâcher<br />

la combinaison, le secret de son coffre-fort<br />

qu'à un carnavaleux le secret de sa clique.<br />

Il importe, certes de communiquer les thèmes<br />

adoptés au patron du carnaval <strong>des</strong><br />

cliques, au Fasnachts-Comité afin d'éviter,<br />

dans l'intérêt même de la fête et pour<br />

qu'elle soit multiforme, que les plus gran<strong>des</strong><br />

sociétés choisissent le même thème de<br />

satire et de persiflage. Il est en outre indispensable<br />

de communiquer ces secrets afin<br />

de préparer un guide imprimé. Mais, dans<br />

ces démarches, on garde scrupuleusement<br />

le mystère.<br />

Alors commence, dans la fièvre, le travail<br />

<strong>des</strong> fervents qui concrétisent le Sujet de<br />

A à Z. Crayons et pinceaux sont tirés. Beaucoup<br />

de cigarettes et beaucoup de pipes<br />

dans <strong>des</strong> espaces isolés où, en une sorte de<br />

magie, sur le papier s'esquissent les cos-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 34


Carnaval de Bâle<br />

tûmes pour l'avant-garde, les fifres et les<br />

tambour, le char et, last but not least, pour<br />

la lanterne. Des corbeilles se remplissent de<br />

brouillons d'esquisses rejetées. Ce n'est pas<br />

encore correct. On doit encore dénicher du<br />

nouveau et du meilleur. Bien au sec, naissent<br />

<strong>des</strong> trouvailles plus ingénieuses. Le<br />

temps presse. Peu de semaines séparent<br />

encore du grand événement. Peintres et<br />

poètes sont surchargés de besogne. Ils donnent<br />

forme et expression aux idées qui naissent<br />

dans l'effervescence <strong>des</strong> séances où<br />

l'on choisit le Sujet. Lorsque le temps presse,<br />

on travaille nuit et jour jusqu'à ce que la<br />

bombe éclate. Plus tôt dans une clique, plus<br />

tard dans d'autres, on convoque pour distribuer<br />

à chacun les esquisses <strong>des</strong> costumes.<br />

On connaîtrait mal le Bâlois si on s'imagine<br />

que l'on avale sans les critiquer toutes les<br />

propositions qu'on lui présente. Là on<br />

devrait raccourcir une jambe de pantalon, là<br />

on pourrait peut-être, au lieu d'un étendard,<br />

emmener avec soi le cotillon de grandmaman.<br />

Bref, on discutaille dans tous les<br />

coins. Chacun est déjà plongé dans la fête,<br />

veut y apporter quelque chose et se voit déjà<br />

dès à présent dans son costume. Avec une<br />

infinie discrétion, les esquisses voyagent<br />

jusqu'aux couturières. Le chant <strong>des</strong> machines<br />

à coudre commence.<br />

Avec minutie, on choisit les matières.<br />

Pas de velours ni de soie. Pas de plumes et<br />

de feutre. Rien de trop cher. Mais de l'original<br />

et du coloré ! Le Beppi doit s'enivrer<br />

d'harmonie et de débauche de coloris.<br />

Derrière <strong>des</strong> fenêtres muettes s'affairent <strong>des</strong><br />

mains diligentes. Naissent les modèles <strong>des</strong><br />

masques. Les bâtis <strong>des</strong> lanternes se montent<br />

et se recouvrent de quelque chose. On<br />

s'applique à protéger aussi le secret contre<br />

l'indiscrétion <strong>des</strong> regards de ceux qui ne<br />

sont pas autorisés à voir. On s'efforce de<br />

créer, fabriquer, réaliser, sans être dévoilé,<br />

dans les ateliers <strong>des</strong> peintres <strong>des</strong> lanternes.<br />

Comment décrire, autour d'elles, les plaisanteries<br />

qui fusent, les couplets et les anecdotes<br />

qui jaillissent.<br />

Encore une semaine ! En avant-goût <strong>des</strong><br />

délices carnavalesques, voici le Monstertrommelkonzert,<br />

le concert monstre <strong>des</strong><br />

tambours. Il se déroule au Kùchlintheater,<br />

au Kiechli. Le programme y remplit une<br />

soirée et est écouté avec attention par le<br />

public. On y bat le tambour, on y siffle le<br />

fifre d'une manière qui rafraîchit le coeur.<br />

Quelle clique ne s'enorgueillirait pas de<br />

s'en tirer avec les honneurs ?<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 35


Habituellement, on s'affaire, on cloue,<br />

on peint et on coud jusqu'à la dernière<br />

minute. On approche du dimanche, veille<br />

du carnaval. Les cliques commencent à préparer<br />

leurs «sept choses» pour le lundi. On<br />

furète dans les mansar<strong>des</strong> et les magasins, à<br />

la recherche de vieux objets encore utilisables.<br />

On a déniché dans ce fatras l'une ou<br />

l'autre trouvaille, qui compléterait l'équipement.<br />

Les lanternes doivent être apportées<br />

à proximité du local d'où l'on partira lors<br />

du Morgenstreich de façon à être disponibles<br />

immédiatement. Déjà beaucoup de<br />

cliques ne supportent pas d'aller chercher<br />

leur Transparente sans l'accompagnement<br />

de la mélodie et du rythme. Le chant allègre<br />

<strong>des</strong> piccolos accompagne le groupe qui<br />

marche fièrement. Les visages rayonnent,<br />

derrière la lanterne où ne peut brûler qu'une<br />

bougie. On arrive au lieu de <strong>des</strong>tination, qui<br />

est donc celui du départ du lendemain. Dans<br />

les restaurants, on s'affaire.<br />

A la maison, on reprépare tout, encore<br />

une fois, avec soin, le tambour, le costume,<br />

le masque ou Larve, et le réveille-matin est<br />

mis sur trois heures. Le Beppi somnole finalement<br />

peu de temps. Le timbre du réveil<br />

grelotte. On saute à la fenêtre. Le temps est<br />

clair et les étoiles brillent. On endosse rapidement<br />

les haillons multicolores. Déjà les<br />

portes s'ouvrent de plus en plus. Un fleuve<br />

humain se répand dans la ville. En quittant<br />

mon hôtel qui se trouve dans le quartier de<br />

la gare internationale, je suis pris par un flot<br />

humain. Parmi les curieux, <strong>des</strong> membres de<br />

cliques se pressent, déjà costumés certes,<br />

mais le masque relevé et le tambour sur le<br />

dos. A mesure que l'on se dirige vers le centre,<br />

la foule devient cohue où l'on a parfois<br />

peine à se frayer un chemin. Ce qui facilite<br />

les choses, c'est que tout le monde semble<br />

se diriger vers une direction générale identique.<br />

La ville entière est sur pied. Les<br />

locaux <strong>des</strong> cliques regorgent de monde,<br />

d'un pêle-mêle de masques. On ne décrit<br />

pas ce fatras de matériel mobile qui a été<br />

traîné là sur la rue à <strong>des</strong> fins carnavalesques.<br />

Seules peuvent le savoir les maîtresses de<br />

maison qui doivent remplacer leur carte de<br />

menu parce qu'un pilon à pommes de terre,<br />

un couvercle de poêlon, une louche à potage,<br />

un tamis, etc. ont été enlevés, au<br />

Morgenstraich, par Sa Majesté le Carnaval.<br />

Le parfum de la tarte aux oignons ou<br />

Ziebelewaie, et de la soupe à la farine rôtie,<br />

la Mâhlsuppe, envahit le local. On entend<br />

partout le bruit que font les cuillères de ceux<br />

qui ne laissent pas échapper ces spécialités<br />

bâloises et quel Beppi agirait ainsi ?<br />

L'aiguille s'approche de 4 heures. Un<br />

tambour-major déguisé en affriolante vieille<br />

tante lance l'ordre de se préparer. La<br />

clique se met en position devant le local. La<br />

même scène se voit, maintenant, dans tous<br />

les coins de la ville, là où les carnavaleux<br />

ont dressé leur chez-soi. Voici comment la<br />

clique se présente. En avant, la Vortrupp,<br />

avant-garde, avec les Staggelatarne, qui<br />

sont portées au bout d'une perche, de<br />

2 mètres environ. Un charivari, un salmigondis<br />

de masques les plus étonnants et les<br />

plus réussis ! Ensuite la lanterne rayonnante<br />

avec son éclairage aux bougies ou au gaz.<br />

Derrière elle, les groupes impressionnants<br />

de fifres et <strong>des</strong> tambours, avec les lampions<br />

colorés qui tremblent sur leurs couvrechefs.<br />

Entre-temps, le centre ville s'est rempli<br />

de la presse invraisemblable <strong>des</strong> curieux.<br />

Encore trois minutes d'une attente interminable.<br />

Le coeur de la ville plonge dans une<br />

obscurité mystérieuse que trouent les lanternes<br />

petites et gran<strong>des</strong>. Quatre heures sonnent<br />

au clocher de la cathédrale. Sur le<br />

champ, les cliques, devant le local, battent<br />

le Morgenstraich. Alors la foule sort de<br />

toutes les rues et les ruelles pour se diriger,<br />

cliques et curieux, vers le Màrbtplatz, la<br />

place du Marché où se dresse le majestueux<br />

hôtel de ville. Les peaux de veaux <strong>des</strong> tambours<br />

résonnent et la mélodie <strong>des</strong> piccolos<br />

domine, parfois, dans les accalmies, plus<br />

aiguë et plus fine. Au loin, au-<strong>des</strong>sus <strong>des</strong><br />

têtes portées par 4 hommes, se balancent les<br />

Transparente, c'est-à-dire les gran<strong>des</strong> lanternes<br />

transluci<strong>des</strong> peintes de motifs satiriques,<br />

spirituels ou persifleurs. Les cliques<br />

se succèdent au hasard. Il n'y a pas d'ordre<br />

apparent. Et c'est fort heureux ainsi. Parfois<br />

deux groupes se rencontrent au détour<br />

d'une rue.<br />

Les tambours-majors se saluent en levant<br />

leurs cannes à pommeau d'argent ou<br />

de cuivre. Les temps sont révolus et bien<br />

oubliés, où une pareille rencontre entraînait<br />

<strong>des</strong> rixes et où l'on lançait même <strong>des</strong> lanternes,<br />

dans le Rhin, par-<strong>des</strong>sus le parapet<br />

du pont. Banni est le Sie, le «vous». On se<br />

tutoie. Carnaval réunit tout le monde. On<br />

n'a plus qu'un coeur et qu'une âme.<br />

L'aube se lève. Il fait clair. Quelques<br />

civils se hâtent en frissonnant pour rentrer<br />

chez eux et y jouir encore rapidement de la<br />

chaleur du lit avant le début du travail. Les<br />

cliques rentrent au local, après avoir tambouriné<br />

et sifflé, à travers la ville, durant<br />

trois heures. On va commencer une matinée<br />

de travail. Oui ! Vous avez bien lu ! Par un<br />

curieux paradoxe, après ce signal extraordinaire<br />

qui marque le début <strong>des</strong> festivités,<br />

Bâle se remet à l'ouvrage. Ou plutôt feint le<br />

plus souvent de travailler. Le coeur n'y est<br />

guère ! La matinée s'allonge interminable.<br />

Les aiguilles semblent stationnaires. Midi<br />

sonne. On rentre à la maison pour déjeuner<br />

si la fièvre permet encore un repas tranquille.<br />

On a devant soi de longues journées<br />

bien remplies. De nouveau les cliques se<br />

rendent à leurs lieux de rassemblement,<br />

mais, cette fois, elles ont endossé les costumes<br />

et pris les masques en accord avec le<br />

Sujet. Au lieu du Charivari de l'aube, elles<br />

sont en grand arroi, dans la beauté et<br />

l'humour de leurs déguisements frais.<br />

Le Fasnacht-Comité s'est installé dans<br />

une tribune dressée, par exemple, en 1976,<br />

sur la place du Marché, le dos à l'hôtel de<br />

ville; ou bien encore, en 1977, au delà du<br />

Rhin, dans le petit-Bâle, à la Clarastrasse.<br />

Mes amis bâlois aiment dire qu'il ne s'agit<br />

pas, dans le défilé auquel nous allons assis-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 36


Carnaval de Bâle<br />

ter, d'un Umzug, c'est-à-dire d'un grand<br />

cortège carnavalesque ordinaire. Ils y<br />

voient plutôt une succession de Zug, de<br />

groupes. Aux cliques officiellement constituées<br />

qui possèdent une infrastructure<br />

solide et une activité qui s'étend sur l'année,<br />

s'entremêlent <strong>des</strong> groupes de masques<br />

isolés, <strong>des</strong> cliques de jeunes garçons ou<br />

Buebezigli. En 1977, le programme relève<br />

ainsi 10 Buebezigli, 34 Jeunes Gar<strong>des</strong>, 37<br />

Stammclique composées d'adultes, 15<br />

Vieilles Gar<strong>des</strong> dont les membres sont plus<br />

âgés. A part ces cliques à l'infrastructure<br />

plus ou moins solide, s'ajoutent 93 groupes<br />

de fifres et de tambours, qui ne semblent<br />

pas posséder une organisation et dont<br />

l'activité durant l'année est nulle. Ces<br />

93 groupes n'ont pas le droit, comme les<br />

cliques au sens plein du terme, de participer<br />

à ces fameux Trommel-Konzerte, à ces<br />

concerts monstres de tambours qui ont<br />

lieux, deux semaines avant le carnaval. En<br />

1977, il y en a eu 9 de ces concerts. A cela<br />

se joignent <strong>des</strong> groupes de masques, sans<br />

tambours, ni fifres (18, en 1977); <strong>des</strong> chars<br />

(83 en 1977) qui animent <strong>des</strong> personnages<br />

qui portent très souvent les costumes traditionnels<br />

de Waggis, de Blàtzlibajass, de<br />

Harlekin, d'Alti Tante, de Dummpeter,<br />

d'Ueli, ou <strong>des</strong> masques d'une libre fantaisie<br />

comme <strong>des</strong> Chinois ou <strong>des</strong> clochards ;<br />

<strong>des</strong> orchestres de cuivre, Guggenmusik<br />

aux tonalités très dissonantes, qui sont<br />

comme un héritage <strong>des</strong> carnavals du Rhin<br />

ou du sud de l'Allemagne (41, en 1977);<br />

<strong>des</strong> landaus ou Chaise (12, en 1977); et<br />

enfin <strong>des</strong> masques isolés (10, en 1977). Ce<br />

défilé devant le jury dure quatre heures<br />

environ. Le cortège continue sa marche<br />

dans les rues de la ville et suivant un itinéraire<br />

fixé, mais non de manière immuable.<br />

Tel groupe s'arrête pour se rafraîchir et se<br />

reposer. On évalue le nombre de ces participants<br />

officiels à près de 10.000. A cela,<br />

il convient d'ajouter les isolés, les groupes<br />

d'amis, qui, fêtent carnaval de la manière<br />

la plus traditionnelle et la plus libre qui<br />

soit, en évitant soigneusement ce qui ressemble<br />

à <strong>des</strong> obligations officielles. <strong>Pour</strong><br />

ceux-là, pas de passage devant le jury, ni<br />

par là de subsi<strong>des</strong>; pas de cortège suivant<br />

un itinéraire obligé, mais la promenade<br />

libre, à l'heure choisie, dans les rues du<br />

Vieux Bâle, en flânant, au son <strong>des</strong> fifres et<br />

<strong>des</strong> tambours. Et cette rencontre de ces<br />

non-officiels n'est pas moins plaisante, ni<br />

moins enrichissante. Parfois une Vieille<br />

Tante juchée sur le bord du bassin d'une<br />

fontaine, sur une minuscule placette, joue<br />

de son fifre les mélodies anciennes. Parfois,<br />

ce sont quelques Arlequins, Blàtzlibajass,<br />

<strong>des</strong> Dummpeter qui marchent, de<br />

leurs pas majestueux et solennels, au ryth-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 37


me de 2 ou 4 tambours, sur la mélodie de<br />

quelques fifres.<br />

Mais revenons au défilé officiel que juge<br />

le Fasnachts-Comité. Celui-ci pèse, et subventionne<br />

de manière correspondante, le<br />

travail et l'esprit dépensés dans la réalisation<br />

du déguisement, <strong>des</strong> peintures de la lanterne<br />

et de la poésie plus ou moins laborieuse<br />

<strong>des</strong> Seedel, ou feuilles volantes que<br />

distribue chaque clique. Le défilé <strong>des</strong> cliques<br />

et <strong>des</strong> chars, <strong>des</strong> masques, <strong>des</strong><br />

Guggenmusik, <strong>des</strong> landaus décrit un vaste<br />

périple au coeur de la ville, passant par un<br />

pont, revenant par l'autre. Les sociétés ou<br />

les groupes s'arrêtent selon leur bon plaisir.<br />

On boit de la bière. On mange un morceau.<br />

Puis on repart et les oranges sont<br />

offertes à qui ne les demande pas et les<br />

Seedel volant tapissent le sol, et les confetti<br />

pleuvent. Des balcons et <strong>des</strong> fenêtres<br />

bruissent les ban<strong>des</strong> de papier multicolores<br />

qui <strong>des</strong>cendent dans la cohue. Partout éclatent<br />

en casca<strong>des</strong> les rires sereins et joyeux<br />

qui éclosent <strong>des</strong> allusions, <strong>des</strong> perfidies spirituelles,<br />

<strong>des</strong> calembours, <strong>des</strong> saillies, <strong>des</strong><br />

traits acérés <strong>des</strong> cliques. Le soir tombe. Il<br />

<strong>des</strong>cend trop vite et met fin au mouvement<br />

triomphal et arrogant <strong>des</strong> groupes. On rencontre,<br />

certes, après le repas commun du<br />

soir, quelques retardataires. Des fifres et <strong>des</strong><br />

tambours se lancent pour un petit Zigli, une<br />

dernière flânerie rythmée aux sons <strong>des</strong> airs<br />

traditionnels. Cependant la majeure partie<br />

<strong>des</strong> participants se sont éparpillés. La belle<br />

organisation si ferme de l'après-midi se<br />

relâche. Çà et là un tambour, accompagné<br />

de 2 ou 3 fifres. Rassemblés au hasard <strong>des</strong><br />

rencontres, ils défilent par les rues étroites,<br />

absorbées par leur jeu. On siffle et on bat<br />

une partie de la nuit. Des masques isolés se<br />

glissent rapidement, il fait froid, c'est la<br />

Fasnacht. Le soir appartient à ces poètes de<br />

la farce et du sourire, ces troubadours carnavalesques<br />

vont dans ces restaurants<br />

qu'annonce et recommande une affiche noir<br />

et blanc «Do ane d'Comité-Schnitzelbànk».<br />

Souvent, ils sont deux, trois ou quatre.<br />

Semblables à ces camelots de marché<br />

ou de foire de notre enfance, ils commentent<br />

à leur manière <strong>des</strong> panneaux de toile<br />

qu'ils tournent. Des croquis s'y esquissent<br />

que leur humour fait pétiller. On monologue,<br />

on dialogue, on chante. La politique<br />

internationale ou nationale, les allusions à<br />

la vie locale, à ses grands et petits hommes,<br />

à telle anecdote piquante, à tel incident<br />

devenu tragi-comique, tout offre matière à<br />

la verve de ces poètes <strong>des</strong> Schnitzelbânken.<br />

Le mardi, on retravaille. Dieu seul sait<br />

comment et combien. Les huit heures de la<br />

journée s'allongent sans fin. Mais <strong>des</strong> fervents<br />

de la Fasenacht continuent leur ronde,<br />

à leur manière. Loin <strong>des</strong> défilés officiels<br />

suivant un itinéraire obligé ! Loin <strong>des</strong> obligations,<br />

<strong>des</strong> passages devant le jury. On voit<br />

encore dans le centre de la vieille ville<br />

quelques tambours et quelques fifres, déguisés<br />

avec les costumes traditionnels déjà<br />

cités. Le spectacle est merveilleux. Quand<br />

un rayon de soleil réchauffe l'atmosphère,<br />

la promenade dans ces rues et ruelles d'un<br />

autre âge est extraordinaire d'authenticité.<br />

De petits groupes surgissent de partout.<br />

L'air est plein de ces mélodies sifflées, du<br />

rataplan <strong>des</strong> tambours. Le spectacle est différent<br />

du défilé de la veille; souvent l'émotion<br />

vous étreint devant la poésie qui sourd<br />

de ce sol.<br />

Mardi est aussi le jour de la fameuse<br />

exposition <strong>des</strong> lanternes, D'Ladârne-Vustelling,<br />

in dr Baslerhalle. Chaque clique tient<br />

à l'honneur de montrer ses gran<strong>des</strong> lanternes.<br />

Le spectateur bâlois fait ses choux<br />

gras de la contemplation <strong>des</strong> toiles peintes.<br />

Le malheureux étranger doit compter sur la<br />

cordialité et sur la complaisance inusable de<br />

ses amis de Bâle. On explique le Sujet. On<br />

identifie tels visages aux traits réalistes,<br />

ceux d'un ministre, d'un directeur de journal,<br />

de journalistes connus, de parlementaires.<br />

On contemple, on admire, on s'extasie.<br />

La moindre saillie dans les phrases en<br />

dialecte qui s'infiltrent dans les coins et les<br />

recoins de la scène est mise en exergue et<br />

honorée d'un commentaire que ne désavouerait<br />

pas le plus pointilleux <strong>des</strong> philologues.<br />

On s'esclaffe devant telle place de la<br />

ville devenue un lupanar attendrissant où<br />

stationnent les belles limousines aux plaques<br />

minéralogiques nettement lisibles de personnalités<br />

bâloises. Ou encore c'est la critique<br />

d'un Bâle idyllement carnavalesque,<br />

avec ses courses de vélos, ses alpinistes, ses<br />

cliques dans les défilés montagneux de la<br />

mère-patrie, qui déchaîne les rires.<br />

Le mercredi, après-midi, recommence le<br />

défilé. Rien ne change, sinon, un tantinet,<br />

l'itinéraire. Il convient de s'efforcer de<br />

contenter le plus de concitoyens possible.<br />

On retrouve les mêmes déguisements, la<br />

même joie alerte <strong>des</strong> mélodies et du rythme.<br />

Les lanternes oscillent à nouveau, au <strong>des</strong>sus<br />

de la marée humaine, à la cadence <strong>des</strong><br />

quatre hommes qui les portent. Le carnavaleux<br />

apprécie ces dernières heures. Il sent<br />

que tout va vers sa fin. Il souhaiterait arrêter<br />

les heures et, toutefois, il n'ignore pas<br />

que c'est la petitesse, la brièveté de ces jours<br />

de fête qui donnent l'impression d'une<br />

force condensée qui explose. La force et le<br />

sel de ces festivités réside là, dans cette<br />

concentration.<br />

La nuit est tombée brusquement. Les<br />

cafés, les tavernes, les restaurants regorgent<br />

de monde. Parfois, cela devient rarissime<br />

dans cette grande ville où les gens ne se<br />

connaissent guère, on surprend un masque<br />

en train de taquiner, d'intriguer, intrigieren,<br />

dit-on, comme en français. Quelques allusions<br />

fâcheuses, ou prétendument telles, à la<br />

vie privée du malheureux intrigué, qui rit<br />

jaune au bras de son épouse de voir révéler<br />

au grand jour le secret de ses fredaines, et le<br />

Harlekin, le Waggis, le Blâtzlibajass s'en va,<br />

la face imperturbablement triste, cocasse, ou<br />

rêveuse. La cohue est folle dans les rues.<br />

Certaines cliques ont réendossé, pour leurs<br />

derniers Zigli, leurs déguisements disparates<br />

du Charivari du Morgenstreich. Les lampions<br />

<strong>des</strong> coiffures trouent l'obscurité de<br />

leurs clartés tremblantes. Les masques sif-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de ia France de l'Est, 1994 38


flotant et tambourinant, les rescapés, les plus<br />

opiniâtres et les plus endurants, marchent à<br />

travers les rues et les ruelles de la vieille<br />

ville, éparpillés, en petits groupes. Le vieux<br />

briscard du carnaval, lui aussi, a tambouriné<br />

à la limite de ses forces, au-delà de<br />

l'heure permise par les autorités : à 22 heures<br />

doivent se taire les tambours. Il acceptera de<br />

payer l'amende au policier qui exige la cessation<br />

du bruit, pour le plaisir intense de<br />

battre la peau plus longtemps que d'autres.<br />

Les heures s'égrènent. Abattu et les reins<br />

meurtris, il s'assied devant son verre. La joie<br />

de la vie se brise en lui. Bientôt se lèvera<br />

l'aube, et la grisaille du quotidien. Les<br />

retrouvailles du Nachbummel du prochain<br />

dimanche et la joie de se retrouver entre<br />

amis dans une flânerie qui les conduira dans<br />

le voisinage de la ville ne dissipera pas tout<br />

à fait l'amertume de ce qui est perdu pour<br />

un an. Dimanche, on entendra encore les<br />

fifres et les tambours. Mais ce sont <strong>des</strong><br />

groupes en civil, sans masques ni déguisements,<br />

qui sortiront de la Gare principale et<br />

<strong>des</strong>cendront vers le centre de la ville. Et ce<br />

spectacle, s'il n'a pas la couleur <strong>des</strong> para<strong>des</strong><br />

<strong>des</strong> lundi et mercredi, n'est pas moins émouvant<br />

et significatif. Il faut voir ces groupes<br />

déjeunes garçons, déjeunes gens, auxquels<br />

se mêlent quelques jeunes filles, ces adultes,<br />

parcourir les larges artères en marchant de<br />

ce pas si dansant et si solennel, si lent et si<br />

majestueux. Les fifres et les tambours<br />

jouent. Même le tambour-major est là marquant<br />

parfois la mesure si c'est nécessaire,<br />

ou le plus souvent se contentant de précéder<br />

la batterie comme recueilli et pénétré de la<br />

solennité de l'heure. Les passants peu nombreux,<br />

en ce dimanche soir glacial, partagent<br />

ces sentiments. Certains emboîtent le pas et<br />

se joignent, comme nous Binchois, dans<br />

notre jeunesse, suivions, à la Sainte-Cécile,<br />

nos fanfares ou comme nous dansons derrière<br />

nos sociétés de Gilles ou de travestis. En<br />

voilà pour un an !<br />

Carnaval de Bâle.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 39


EVE CERF<br />

Wackes Fasenacht<br />

Le Carnaval <strong>des</strong> Voyous<br />

à Strasbourg<br />

Le terme de carnaval désigne<br />

les fêtes villageoises<br />

et urbaines qui se déroulent<br />

du milieu de l'hiver au<br />

début du printemps. Carnaval<br />

renvoie au contexte<br />

de permissions et d'interdits<br />

ecclésiastiques lié au cycle<br />

de Pâques et<br />

de la Pentecôte.<br />

* Cet article est une synthèse d'analyses,<br />

que j'ai présentées antérieurement<br />

concernant les quêtes obligatoires de la<br />

Pentecôte et le Carnaval <strong>des</strong> Voyous à<br />

Strasbourg. Elle met l'accent sur la stratégie<br />

<strong>des</strong> groupes sociaux<br />

Eve Cerf, CN.R.S.<br />

Laboratoire de sociologie de la culture<br />

européenne<br />

La fête du carnaval est caractérisée par<br />

le port du masque, elle conforte le lien<br />

social par <strong>des</strong> manifestations communautaires<br />

et par la transgression autorisée<br />

<strong>des</strong> règles de la vie quotidienne. Cette fête<br />

connaît <strong>des</strong> développements particuliers en<br />

fonction de la réalité sociale dans laquelle elle<br />

s'inscrit.<br />

De 1973 à 1978, Strasbourg a été le<br />

théâtre du Wackes Fasenacht, le Carnaval<br />

<strong>des</strong> Voyous. Les systèmes sociaux du village<br />

traditionnel et de la ville, mis en relation<br />

avec la fête carnavalesque, permettent de<br />

comprendre le «bricolage» qui a conduit à<br />

l'émergence et au développement du Carnaval<br />

<strong>des</strong> Voyous.*<br />

Villages traditionnels<br />

et fêtes carnavalesques<br />

Dans les campagnes, à date fixe, <strong>des</strong><br />

jeunes gens déguisés et masqués interprètent<br />

<strong>des</strong> scénarios stables comportant <strong>des</strong><br />

quêtes obligatoires et le gaspillage de denrées<br />

alimentaires. Ces rites sont les gages<br />

de la fécondité et de la circulation <strong>des</strong><br />

morts entre ce monde-ci et l'au-delà. Les<br />

jeunes gens, efficacement intégrés dans la<br />

société hiérarchisée du village, assurent la<br />

prospérité de la communauté, le passage<br />

<strong>des</strong> âges de la vie et la permutation <strong>des</strong><br />

rôles dans <strong>des</strong> limites données. Ces fonctions<br />

<strong>des</strong> groupes de jeunesse excluent les<br />

affrontements directs et confortent la stabilité<br />

apparente de la société villageoise.<br />

Les groupes de jeunesse ne figurent jamais<br />

dans les récits d'émeutes et de soulèvements<br />

populaires* 1 '.<br />

Des carnavals ruraux traditionnels ont<br />

perduré en Europe, et plus particulièrement<br />

en Europe du Nord et de l'Est jusqu'à la<br />

veille de la deuxième guerre mondiale. En<br />

Alsace, le jeu <strong>des</strong> Pfingstknechte (les quêtes<br />

obligatoires de la Pentecôte) et le Schiweschlawe<br />

(le jet de disques de feu), que l'on<br />

peut encore observer dans certains villages<br />

d'Alsace, de Suisse et d'Allemagne, sont<br />

les vestiges <strong>des</strong> carnavals ruraux traditionnels<br />

de la Vallée du Rhin (2) .<br />

Villes et fêtes carnavalesques<br />

Le carnaval urbain, à la différence du<br />

carnaval rural, est fondé sur <strong>des</strong> relations de<br />

pouvoir. Il prend en charge une tension<br />

latente entre ceux qui occupent le bas de la<br />

hiérarchie sociale et ceux qui détiennent<br />

une part <strong>des</strong> richesses et du pouvoir. L'évolution<br />

du carnaval sera analysée en fonction<br />

de deux modèles du système urbain : celui<br />

de la ville préindustrielle et celui de la<br />

société urbanisée.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 40


La ville du Moyen-Age<br />

à la fin de la Renaissance<br />

La société urbaine, du Moyen-Age à la fin<br />

de la Renaissance, constitue une unité autonome<br />

structurée par <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de production<br />

non-agricoles. Les métiers s'organisent en<br />

corporations et les échanges s'ordonnent<br />

autour de villes-marchés. Dans ce contexte<br />

historique et institutionnel, la fête carnava-<br />

Affiche du Carnaval <strong>des</strong> Voyous, 1974,<br />

lesque apparaît comme l'expression d'une<br />

culture populaire qui s'oppose, au cours<br />

d'une période limitée, à la culture dominante<br />

caractérisée par sa rigidité et l'importance<br />

du facteur religieux.<br />

La fête carnavalesque est fondé sur la<br />

dérision, le quolibet et la transe. Elle exhibe,<br />

de façon grotesque, les étapes de la vie<br />

humaine ; la gestation et la mort sont <strong>des</strong><br />

thèmes récurrents. Carnaval parle une<br />

langue particulière, «caractérisée par toutes<br />

les formes de rabaissements et de parodies<br />

» (3) . Le parler du carnaval véhicule les<br />

thèmes refoulés par la langue officielle, en<br />

particulier les injures et <strong>des</strong> images précises<br />

ou grossières ayant trait à la vie du corps.<br />

La ville préindusthelle<br />

et la société urbanisée<br />

Dans la ville préindustrielle et dans la<br />

société urbanisée qui lui succède, «les principes<br />

moteurs du développement et les systèmes<br />

régulateurs de l'activité économique<br />

et sociale ne sont plus centrés sur la ville en<br />

tant que telle, mais directement sur le système<br />

industriel supra-urbain et sur le système<br />

étatique » (4) . La ville est alors le lieu et<br />

le moyen de l'intégration dans l'état-nation<br />

et dans la société globale. Dans le même<br />

temps, la violence populaire est canalisée<br />

par les partis politiques et par les organisations<br />

syndicales.<br />

La société urbanisée a favorisé un carnaval<br />

spectaculaire qui se déroule devant une<br />

foule passive. La date et le scénario du carnaval<br />

restent cependant disponibles pour la<br />

contestation sociale. Alors que le carnaval<br />

urbain offre <strong>des</strong> prétextes de passage à<br />

l'acte, il n'a jamais déclenché de mouvement<br />

social structuré' 5 '.<br />

En Alsace, la fête carnavalesque urbaine<br />

connaît une évolution particulière, liée à<br />

la position frontalière de la région et à ses<br />

rattachements successifs à deux étatsnations.<br />

Après la Révolution Française, le<br />

carnaval urbain disparaît avec la dissolution<br />

<strong>des</strong> corporations qui construisaient les chars<br />

et organisaient les cortèges à travers la ville.<br />

Dans le même temps, la fête carnavalesque<br />

se maintient dans les pays rhénans.<br />

Le carnaval <strong>des</strong> Allemands<br />

Lors de l'annexion de 1870, les Allemands,<br />

désireux de faire revivre la culture<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 41


germanique en Alsace, favorisent le retour<br />

du carnaval dans les rues de Strasbourg. Les<br />

associations professionnelles sont invitées<br />

à construire <strong>des</strong> chars et <strong>des</strong> sociétés carnavalesques<br />

sont fondées à cet effet. Les chars<br />

associent <strong>des</strong> motifs valorisés par le romantisme,<br />

tels que les «vieux métiers strasbourgeois<br />

» ou les costumes paysans traditionnels,<br />

et <strong>des</strong> thèmes offerts par l'actualité.<br />

Les transgressions autorisées en temps de<br />

carnaval prennent la forme de la fronde<br />

contre le «Michel allemand». Au tournant<br />

du siècle, cette fronde s'épanouit dans le<br />

lieu clos du Théâtre Alsacien de Strasbourg.<br />

En 1902, le carnaval quitte la rue et prend<br />

la forme de bals masqués organisés dans <strong>des</strong><br />

salles de cafés et de restaurants.<br />

A partir de 1902 et pendant quarantecinq<br />

ans, il n'y a pas de carnaval dans les<br />

rues de Strasbourg.<br />

Le carnaval <strong>des</strong> marchands<br />

A partir de 1957, une dizaine d'années<br />

après la seconde guerre mondiale, au cours<br />

d'une période de prospérité économique,<br />

les commerçants strasbourgeois du centreville<br />

renouent avec la tradition rhénane <strong>des</strong><br />

cortèges carnavalesques.<br />

Des chars sont construits par <strong>des</strong> carnavaliers<br />

de métier. Les ponts d'accès à<br />

l'ellipse centrale sont coupés par <strong>des</strong> chicanes<br />

à l'entrée <strong>des</strong>quelles un droit est<br />

perçu. Les chars associent <strong>des</strong> thèmes traditionnels<br />

et <strong>des</strong> motifs véhiculés par les communications<br />

de masse, reproduits sur un<br />

mode mineur par les masques de production<br />

industrielle, portés par les enfants.<br />

Ce carnaval onéreux et trop bien contrôlé<br />

lasse rapidement ses promoteurs et le<br />

public strasbourgeois. Il tombe en désuétude<br />

à partir de 1962.<br />

Ainsi, à deux reprises, en 1870 et en<br />

1956, un groupe dominant, l'occupant allemand<br />

dans le premier cas, les commerçants<br />

strasbourgeois dans le second, s'est emparé<br />

de l'usage du défilé carnavalesque. Dans<br />

les deux cas, la fête apparaît comme une<br />

légitimation de l'ordre établi, et tombe rapidement<br />

dans l'oubli.<br />

Le Carnaval <strong>des</strong> Voyous<br />

Au cours <strong>des</strong> années soixante, la<br />

confrontation entre la production industrielle<br />

et la préservation de la qualité de la<br />

vie prend un caractère idéologique. Le<br />

Wackes Fasenacht, le Carnaval <strong>des</strong><br />

Voyous à Strasbourg* 6 ', est un épisode de<br />

cette confrontation. Les organisateurs de<br />

cette manifestation se donnent le nom de<br />

Wackes (voyous), appellation qui avait<br />

pris un sens contestataire au cours de la<br />

première guerre mondiale.<br />

Le Carnaval <strong>des</strong> Voyous est l'expression<br />

d'un conflit larvé qui oppose les faubourgs<br />

ouvriers sous-équipés et dialectophones au<br />

centre-ville, voué au commerce, au bon<br />

goût et à la culture élitaire. La situation s'est<br />

aggravée à partir de 1960 avec la mise en<br />

oeuvre d'un plan de restructuration de la<br />

vieille ville. Cet aménagement provoque le<br />

départ <strong>des</strong> habitants les plus mo<strong>des</strong>tes et la<br />

reconquête du centre par la bourgeoisie<br />

aisée.<br />

Répondre à une situation conflictuelle<br />

par l'instauration d'une fête carnavalesque<br />

suppose le renoncement à l'action politique<br />

et une foi utopique en la capacité créatrice<br />

<strong>des</strong> individus, délivrés pour un jour <strong>des</strong><br />

contraintes de l'autorité. Cette démarche<br />

s'inscrit dans le vaste courant de contestation<br />

qui, à partir de 1968 ébranle l'ordre institutionnel<br />

et refuse les voies homologuées<br />

de l'opposition politique.<br />

Depuis sa création, en 1973, et jusqu'en<br />

1977, malgré un renouvellement permanent<br />

<strong>des</strong> meneurs et <strong>des</strong> participants, le<br />

Carnaval <strong>des</strong> Voyous est resté fidèle à<br />

l'organisation informelle voulue par un<br />

collectif, et aux thèmes qu'il a définis : la<br />

langue, le singe de l'affiche, la farine jetée<br />

au visage. Ces thèmes sont révélateurs du<br />

sens de la fête.<br />

Le Collectif du Carnaval<br />

Un groupe de jeunes ouvriers d'élite:<br />

<strong>des</strong> cheminots, <strong>des</strong> électriciens et <strong>des</strong> imprimeurs,<br />

militent dans les syndicats et se<br />

retrouvent dans une Maison <strong>des</strong> Jeunes et<br />

de la Culture <strong>des</strong> faubourgs Sud de Strasbourg.<br />

Ces jeunes gens veulent faire<br />

connaître leur opinion sur la position marginale<br />

de l'Alsace, de même que sur le problème<br />

posé à Strasbourg par l'existence de<br />

faubourgs dialectophones et pauvres, à côté<br />

du centre-ville francophone et riche. Ils<br />

organisent à cet effet une exposition de photos<br />

à la Maison <strong>des</strong> Jeunes et de la Culture<br />

de leur quartier. Cette manifestation n'ayant<br />

éveillé aucun écho dans le centre-ville, les<br />

jeunes <strong>des</strong> faubourgs décident de se donner<br />

en spectacle à ceux qui les ont oubliés. Ils<br />

s'emparent d'un jour marqué, mais provisoirement<br />

libre, celui du carnaval, et d'un<br />

lieu dont ils sont évincés : le centre-ville. Ce<br />

passage à l'acte coïncide avec la rencontre<br />

du groupe initial et de deux animateurs<br />

socio-culturels bénévoles. Il semble ainsi<br />

que la fête soit issue de la collaboration de<br />

jeunes gens qui voulaient émettre un message<br />

avec ceux qui, par leur formation professionnelle,<br />

possédaient <strong>des</strong> schémas permettant<br />

le passage à l'acte.<br />

Le groupe initial s'est constitué en<br />

Collectif Carnaval. Au cours du temps, les<br />

jeunes prolétaires, fondateurs du groupe,<br />

ont acquis une formation d'animateur socio-culturel<br />

; ils ont été remplacés par <strong>des</strong><br />

chômeurs et <strong>des</strong> étudiants en rupture<br />

d'Université.<br />

Jusqu'en juin 1977, le Collectif négocie<br />

le parcours du cortège avec la Municipalité<br />

et gère le budget. Les fonds sont <strong>des</strong>tinés à<br />

la location <strong>des</strong> podiums, la sonorisation et<br />

le paiement <strong>des</strong> frais de déplacements<br />

d'orchestres bénévoles. Le Collectif refuse<br />

de demander une contribution aux commerçants<br />

comme le font les sociétés traditionnelles.<br />

Par contre, il reconnaît «la municipalité<br />

qui encaisse les impôts locaux»<br />

comme partenaire. Le Collectif lui réclame<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 42


<strong>des</strong> subsi<strong>des</strong> au nom de la culture populaire<br />

et dialectale, par opposition à «la culture<br />

élitaire que l'on produit dans <strong>des</strong> salles<br />

luxueuses et qui ne profite qu'à une partie<br />

de la population». Ce langage est entendu<br />

et la municipalité accordera 4 000 francs en<br />

1976, 6 000 francs en 1977.<br />

Dès la deuxième année, le Collectif<br />

Carnaval organise <strong>des</strong> ateliers de masques<br />

dans les divers quartiers de la ville. Il<br />

obtient la collaboration de différentes associations<br />

dont les animateurs ont été amenés<br />

à participer au Carnaval <strong>des</strong> Voyous et à<br />

cosigner les deman<strong>des</strong> adressées à la municipalité.<br />

Les associations assurent au<br />

Collectif une certaine représentativité auprès<br />

<strong>des</strong> autorités municipales. De plus, le<br />

jour de la fête, la présence <strong>des</strong> animateurs<br />

aux côtés <strong>des</strong> membres du Collectif joue un<br />

rôle régulateur. Elle a permis d'éviter la<br />

création d'un service d'ordre et de limiter<br />

les interventions de la police. Le Collectif,<br />

qui pour lui-même refuse toute forme d'institution,<br />

s'appuie sur <strong>des</strong> associations reconnues<br />

ou instaurées par l'Etat. Cependant,<br />

ces associations, qu'il s'agisse de<br />

Maisons <strong>des</strong> Jeunes et de la Culture, d'associations<br />

de jeunes travailleurs, de travailleurs<br />

étrangers ou d'handicapés moteurs,<br />

se proposent toutes <strong>des</strong> buts analogues<br />

à ceux du Collectif. Toutes, en effet,<br />

veulent réduire ou compenser l'inadaptation<br />

culturelle, économique ou sociale d'un<br />

groupe d'individus. Inversement, les associations<br />

traditionnelles, plus liées à une<br />

image figée de la société, sont restées en<br />

marge du Carnaval <strong>des</strong> Voyous.<br />

Les tracts<br />

Le Collectif édite <strong>des</strong> tracts et lance <strong>des</strong><br />

mots d'ordre en français et en dialecte. Il<br />

s'adresse aux mal-logés <strong>des</strong> quartiers périphériques,<br />

«aux paumés, à ceux qui sont<br />

seuls et aussi aux entassés... aux femmes<br />

seules... » Il les invite tous à venir dans la rue,<br />

pour faire un «carnaval gratuit et fait par<br />

vous-même.... Alli uf d'Stross fiïer d'Wackes<br />

Fasenacht, gratis und selbst gemacht. »<br />

Le Carnaval <strong>des</strong> Voyous se veut l'expression<br />

d'une culture populaire et dialectale.<br />

«Pas de celle de la télé ni de l'Opéra<br />

du Rhin, pas non plus la culture alsacienne<br />

folklorisée... c'est une autre authentique<br />

Alsace qu'il nous faut». Le Collectif invite<br />

les laissés pour compte de la société à <strong>des</strong>cendre<br />

dans la rue pour dire leurs rêves et<br />

leurs revendications, mais comme le carnaval<br />

traditionnel, la fête <strong>des</strong> Voyous limite<br />

son action au jeu et à la parole.<br />

La langue<br />

Des participants interpellent les passants<br />

en alsacien et ceux-ci, dans la joie ou la<br />

fureur, leur répondent dans la même langue.<br />

Le dialecte est ainsi, jusqu'en 1976, la<br />

langue du carnaval. Il faut dire que l'alsacien,<br />

langue d'une classe sociale humiliée,<br />

et d'une population souvent dominée, se<br />

prête particulièrement bien à la moquerie, à<br />

la dérision et à l'injure. Cette explosion<br />

d'une langue, habituellement refoulée, est<br />

liée aux inversions habituelles en temps de<br />

carnaval. Elle renvoie aux faits de la vie<br />

quotidienne et aux mécanismes qui ont<br />

chassé le dialecte de la vie officielle.<br />

En effet, la petite et moyenne bourgeoisie<br />

a toujours eu une attitude ambiguë à<br />

l'égard du dialecte. Au lendemain de la dernière<br />

guerre, cette classe sociale s'est ralliée<br />

à la culture française, qui seule permet la promotion<br />

sociale. Cependant, dans le même<br />

temps qu'elle cherche à se démarquer <strong>des</strong><br />

classes populaires, la bourgeoisie se réclame<br />

depuis un siècle d'une culture dialectale châtiée.<br />

Celle-ci est exhibée dans <strong>des</strong> lieux choisis<br />

sous la forme du théâtre dialectal et de la<br />

lecture publique de poèmes.<br />

Le singe de l'affiche<br />

De 1973 à 1977 les affiches du Carnaval<br />

<strong>des</strong> Voyous comportent toutes un singe<br />

blême sur fond noir. La tête du singe, semblable<br />

à une tête de mort, deviendra, à peine<br />

retouchée, le symbole de la lutte antinucléaire<br />

en Alsace.<br />

Sur l'affiche, l'animalité du singe est<br />

soulignée: il a les yeux fous, une langue<br />

démesurée, <strong>des</strong> dents pointues. Dans la version<br />

de 1977, il deviendra obscène. Les<br />

Alsaciens se plaisent à souligner que seule<br />

la parole distingue l'homme du singe. Le<br />

reproche qui leur est fait de ne posséder<br />

aucune langue de culture les conduit à se<br />

voir dans la position du singe. Ne parlant<br />

pas la langue (de la bonne éducation), ils<br />

feront la bête, et peut-être feront-ils peur.<br />

En 1974 et 1975, le singe omé d'une coiffe<br />

alsacienne made in Hong Kong dénonce<br />

une Alsace de pacotille <strong>des</strong>tinée aux touristes.<br />

La coiffe rouge et le poing levé rappellent<br />

les luttes politiques qui se <strong>des</strong>sinent<br />

à l'arrière-plan du carnaval.<br />

Le nom de la fête, Wackes Fasenacht, est<br />

devenu le symbole du carnaval. Il est lisible<br />

par tous, qu'ils comprennent le dialecte ou<br />

non. L'expression dialectale traduit cependant<br />

les revendications culturelles <strong>des</strong><br />

jeunes <strong>des</strong> faubourgs. La date, de son côté,<br />

est en français, peut-être par désir de ne pas<br />

limiter le message aux seuls dialectophones.<br />

La farine<br />

Au cours <strong>des</strong> carnavals successifs, les<br />

Voyous jettent de la farine au visage <strong>des</strong><br />

passants. Ce geste provoque la fureur <strong>des</strong><br />

classes moyennes. Dans une région où<br />

l'emprise de la religion est forte, la farine<br />

suscite les images du pain et du grain, ces<br />

aliments que le christianisme associe à la<br />

Résurrection et au retour <strong>des</strong> saisons. De ce<br />

point de vue, gaspiller la farine revient à<br />

transgresser un interdit. A ces raisons religieuses<br />

s'ajoutent <strong>des</strong> motivations psychologiques<br />

et économiques. En effet, les plus<br />

de quarante ans de l'époque ont connu la<br />

pénurie du temps de la guerre. Par les récits<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 43


de la génération précédente, les famines du<br />

passé étaient aussi présentes dans les<br />

esprits. Mais surtout, cette classe d'âge a<br />

fait siens les impératifs de la première phase<br />

de la révolution industrielle, en valorisant la<br />

production au détriment de la dépense. A<br />

force de travail et d'économie, elle s'est élevée<br />

au-<strong>des</strong>sus <strong>des</strong> ouvriers et <strong>des</strong> paysans.<br />

Elle considère ces derniers comme <strong>des</strong><br />

réprouvés dont elle interprète les difficultés<br />

comme la juste punition de débordements<br />

supposés. Entre 1950 et 1970, ce schéma a<br />

basculé à la suite de la baisse du pouvoir<br />

d'achat de la classe moyenne et de l'augmentation<br />

relative du niveau de vie <strong>des</strong><br />

ouvriers.<br />

La farine jetée au visage à l'occasion du<br />

Carnaval <strong>des</strong> Voyous a été perçue comme<br />

le rejet d'une échelle <strong>des</strong> valeurs que la<br />

bourgeoisie avait adoptée et tenté d'imposer<br />

aux classes populaires.<br />

initiative, rendue possible par une structure<br />

souple, est à l'origine de la crise qui conduira<br />

à la désintégration du Collectif au lendemain<br />

de la fête.<br />

Le Collectif invite les lycéens à organiser<br />

leur propre carnaval. Dès les premiers<br />

jours de février, un tract invite les élèves<br />

aux batailles de farine dans la rue, le jour du<br />

Mardi-Gras. Les écoliers procéderont à la<br />

Carnaval <strong>des</strong> Voyous<br />

quête d'oeufs et de petits gâteaux selon la<br />

comptine :<br />

KiecMe eriis ! Kiechle eriis !<br />

Des gâteaux, <strong>des</strong> gâteaux<br />

Oder ich Schla a Loch in 's Hiis !<br />

Ou je casse la maison !<br />

Au jour dit, les écoliers se rassemblent<br />

aux portes de leurs établissements et déli-<br />

Evolution du Carnaval<br />

<strong>des</strong> Voyous<br />

En 1973, lors du premier Carnaval <strong>des</strong><br />

Voyous, la jeunesse <strong>des</strong> faubourgs, déguisée<br />

et masquée, déferle au centre-ville.<br />

Les années 1974 et 1975 ont connu <strong>des</strong><br />

cortèges carnavalesques très politisés. Des<br />

banderoles en dialecte dénoncent le danger<br />

nucléaire et l'insalubrité <strong>des</strong> faubourgs.<br />

Elles malmènent les hommes politiques et<br />

les partis au pouvoir. En 1976, les banderoles<br />

ont disparu ; le Carnaval <strong>des</strong> Voyous<br />

se fait moins agressif et prend un aspect<br />

débonnaire.<br />

Carnaval 1977<br />

En 1977, la fête s'est fragmentée.<br />

Certaines associations ont organisé <strong>des</strong> carnavals<br />

de quartier et les relations entre les<br />

associations et le Collectif se sont relâchées.<br />

De plus, une minorité du Collectif décide<br />

d'étendre la fête sur plusieurs jours et d'y<br />

introduire <strong>des</strong> thèmes traditionnels. Cette<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 44


vrent les élèves <strong>des</strong> cours privés. Des tentatives<br />

de résistance se soldent par <strong>des</strong> projections<br />

d'oeufs et <strong>des</strong> dégâts matériels. Les<br />

écoliers défilent dans le centre-ville et lancent<br />

de la farine sur les passants. L'aprèsmidi<br />

de ce jour, les établissements scolaires<br />

sont officiellement fermés.<br />

Les mots d'ordre et les thèmes lancés par<br />

le Collectif ont été suivis dans la mesure où<br />

ils s'inscrivaient dans la problématique <strong>des</strong><br />

récepteurs. Les écoliers ont accueilli avec<br />

enthousiasme le déguisement et la vacance<br />

scolaire. Par contre, la quête obligatoire et<br />

la récitation de la comptine, dérivés d'un<br />

rite paysan (7) , supposaient une connivence à<br />

l'intérieur de la cité et la maîtrise du dialecte.<br />

Ces mots d'ordre n'ont pas été suivis par<br />

les enfants du centre-ville.<br />

Trois semaines plus tard, le Collectif<br />

lance les mots d'ordre du carnaval. Un scénario<br />

servira de trame à la fête : la veille au<br />

soir, <strong>des</strong> cortèges lugubres hanteront le<br />

quartier de la Cathédrale. Des personnages<br />

vêtus de noir, au masque grimaçant, portant<br />

<strong>des</strong> torches allumées, simuleront <strong>des</strong><br />

combats accompagnés de jets de suie. Le<br />

lendemain, le combat <strong>des</strong> Noirs et <strong>des</strong><br />

Blancs, de la suie et de la farine, s'achèvera<br />

par la victoire <strong>des</strong> Blancs, et la vie<br />

triomphera de la mort. Ces motifs sont surchargés<br />

de significations qui, à l'époque,<br />

hantaient les esprits. Le tract précise ainsi :<br />

«La mort, c'est l'ordre, l'injustice civile et<br />

militaire, le danger atomique.»<br />

Inversement, «les Blancs sont la vie, la<br />

lumière». Les Blancs, à l'opposé <strong>des</strong><br />

Noirs, ne véhiculent pas d'images précises<br />

liées au contexte politique et social ou à<br />

<strong>des</strong> projets d'avenir.<br />

Le samedi, à partir de vingt heures, la<br />

fête se déroule conformément au scénario<br />

prévu. Dans les rues avoisinant la Cathédrale,<br />

où <strong>des</strong> travaux sont en cours, les<br />

participants ramassent <strong>des</strong> pavés pour<br />

frapper rythmiquement <strong>des</strong> fûts métalliques.<br />

Ce martelage se poursuit jusqu'à<br />

induire la transe collective. Au cours de la<br />

nuit, <strong>des</strong> panneaux de signalisation sont<br />

arrachés et un rouleau compresseur endommagé.<br />

Le lendemain dimanche, les podiums<br />

<strong>des</strong>tinés aux orchestres bénévoles sont installés<br />

sur le parvis de la Cathédrale et sur les<br />

petites places de la vieille ville. Deux cortèges,<br />

un noir et un blanc, se forment au<br />

début de l'après-midi du dimanche et traversent<br />

la ville pour se disperser devant la<br />

Cathédrale. Entre trois et cinq mille personnes<br />

dansent, s'interpellent, lancent de la<br />

farine; <strong>des</strong> farandoles s'esquissent tandis<br />

que de petits groupes miment diverses<br />

scènes ; certains, par exemple, traînant <strong>des</strong><br />

poupées blafar<strong>des</strong>, «victimes de la centrale<br />

de Fessenheim», incarnent les survivants<br />

d'une catastrophe nucléaire.<br />

La farine vole, les orchestres jouent, la<br />

foule se déplace comme dans un rêve. Ce<br />

carnaval, à l'opposé <strong>des</strong> précédents, est<br />

muet et souriant. Les participants sont grimés<br />

(et non masqués), leurs déguisements<br />

sont peu élaborés.<br />

L'agressivité et le grotesque ont disparu<br />

du langage, <strong>des</strong> gestes, <strong>des</strong> vêtements.<br />

Carnaval 1977 a eu pour un jour un formidable<br />

rôle d'intégration. Il a attiré dans ses<br />

ron<strong>des</strong> toute une population mal insérée<br />

dans la société dominante : femmes seules,<br />

travailleurs immigrés, handicapés-moteurs<br />

déguisés en extra-terrestres, tous réunis<br />

dans un monde fraternel.<br />

Au lendemain de la fête, les commerçants<br />

et les habitants du centre-ville adressent<br />

<strong>des</strong> protestations véhémentes à la<br />

municipalité. Cette dernière rend les membres<br />

du Collectif responsables <strong>des</strong> dégâts et<br />

décide de ne pas financer le carnaval en<br />

1978. De son côté, le Collectif réuni une<br />

dernière fois au lendemain du carnaval,<br />

tente de faire un bilan. Certains participants<br />

désapprouvent le choix d'un scénario qu'ils<br />

trouvent trop directif, tous sont lassés par<br />

l'ampleur <strong>des</strong> démarches administratives et<br />

craignent une professionnalisation de leur<br />

activité carnavalesque. En conséquence, le<br />

Collectif décide de ne pas organiser de carnaval<br />

l'année suivante.<br />

Carnaval 1978<br />

En 1978, la fête diffère <strong>des</strong> précédents<br />

Carnavals <strong>des</strong> Voyous. <strong>Pour</strong> la première<br />

fois, le Collectif est entièrement renouvelé ;<br />

il comprend à présent de jeunes marginaux<br />

du centre-ville, habitant Strasbourg depuis<br />

quelques années seulement. Ils ne parlent<br />

pas le dialecte et sont indifférents aux problèmes<br />

régionaux.<br />

Alors que le nouveau Collectif prépare<br />

le carnaval, un conflit larvé oppose la jeunesse<br />

contestataire aux autorités qui ont<br />

déployé à deux reprises d'importantes forces<br />

de police dans le centre-ville (8) . Le Collectif<br />

veut faire du carnaval une réponse à<br />

cette situation. Par ailleurs, à la veille de la<br />

fête, certains commerçants du centre-ville<br />

tentent de la faire interdire, et de ce fait,<br />

raniment le conflit qui avait été à l'origine,<br />

du carnaval en 1973.<br />

Constitué à quelques semaines seulement<br />

de la fête, le Collectif adopte certaines<br />

pratiques mises au point au cours <strong>des</strong><br />

années précédentes. Il publie une affiche et<br />

<strong>des</strong> tracts, il fait appel aux associations, aux<br />

orchestres bénévoles et demande <strong>des</strong> autorisations<br />

à la municipalité.<br />

L'affiche de 1978 représente <strong>des</strong> silhouettes<br />

en négatif extraites d'un film en<br />

noir et blanc. Le singe aux yeux fous, et les<br />

mots Wackes Fasenacht, symbole du précédent<br />

Collectif, ont disparu.<br />

L'ancien Collectif s'adressait plus particulièrement<br />

à une partie défavorisée de la<br />

société, intégrée cependant par son travail<br />

ou par l'aide reçue, et craignait la violence<br />

<strong>des</strong> sous-prolétaires et <strong>des</strong> marginaux. En<br />

1978, les tracts «convoquent les couches<br />

populaires, la zone lumpen comprise, à participer<br />

de manière créative à l'enterrement<br />

de la déprime strasbourgeoise». Ils demandent<br />

«d'apporter de quoi faire de la musique...<br />

et de quoi se balancer sur la tron-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 45


che... farine, choucroute, petits pois, pavés,<br />

crème chantilly...» Les commerçants du<br />

centre-ville ne retiendront que les pavés et<br />

demanderont la protection de la police.<br />

Le Collectif tente de renouer les liens<br />

avec les associations. Toutefois, comme en<br />

1977, celles-ci organisent <strong>des</strong> carnavals de<br />

quartier et ne répondent pas aux appels du<br />

Collectif. Ce dernier sollicite une entrevue<br />

auprès de la Municipalité en vue d'obtenir<br />

l'autorisation d'organiser le carnaval. Les<br />

négociations n'aboutissent pas et le Collectif<br />

est informé que «le carnaval sera<br />

interdit si plainte est déposée contre lui».<br />

De plus, l'avance exigée pour la location<br />

<strong>des</strong> podiums et <strong>des</strong> installations électriques<br />

conduira le Collectif à renoncer à l'usage de<br />

ces installations.<br />

Ainsi, pour la première fois depuis la<br />

création du Carnaval <strong>des</strong> Voyous, la municipalité<br />

et les associations refusent leur<br />

appui au Collectif. Cette absence de soutien<br />

ajoutera ses effets à ceux du manque<br />

d'expérience <strong>des</strong> organisateurs.<br />

La fête, telle que nous l'avons observée<br />

au cours de la nuit du 4 au 5 mars, s'est<br />

déroulée de la façon suivante :<br />

Dès 20 h 30, quinze cents à deux mille<br />

personnes, répondant à l'appel du Collectif,<br />

étaient rassemblées sur la place de la<br />

Cathédrale. Au cours de la soirée, différents<br />

groupes de trois à quatre personnes ont incité<br />

par leur exemple la foule à commettre <strong>des</strong><br />

transgressions. Celles-ci ont pris trois formes<br />

que l'on va décrire, ainsi que la réponse<br />

de la foule.<br />

Transgressions appartenant<br />

à la tradition<br />

du Carnaval <strong>des</strong> Voyous<br />

Les charivaris, les farandoles, la farine<br />

jetée au visage, les feux sur la place<br />

publique ont été immédiatement adoptés par<br />

la foule. Ces manifestations ont été considérées<br />

comme <strong>des</strong> transgressions autorisées<br />

en temps de carnaval. De même que les<br />

années précédentes, l'adoption <strong>des</strong> transgressions<br />

autorisées a donné à chacun<br />

l'impression d'appartenir à une population<br />

homogène et fraternelle 1 *.<br />

Plus de la même chose<br />

Des noyaux d'initiateurs ont renouvelé<br />

la forme <strong>des</strong> transgressions autorisées au<br />

Carnaval <strong>des</strong> Voyous. Comme les transgressions<br />

précédentes, ces activités ont<br />

contribué à augmenter le bruit, la lumière,<br />

le vertige; elles se limitent au jeu et à la<br />

consumation, et restent étrangères au monde<br />

<strong>des</strong> marchands et de la consommation.<br />

Nous donnons l'exemple le plus caractéristique<br />

de ces transgressions, immédiatement<br />

reprises par la foule.<br />

Des jeunes gens pénètrent dans la<br />

Cathédrale et s'emparent de trois mille cierges<br />

qu'ils distribuent. La foule reste étrangère<br />

à l'action de pénétrer dans l'église et<br />

au chapardage. Par contre, les cierges circulent<br />

très rapidement de main en main et sont<br />

allumés, parfois avant d'être distribués. Des<br />

noyaux de quelques dizaines de personnes<br />

ont constitué <strong>des</strong> farandoles de porteurs de<br />

cierges.<br />

Certaines activités très spécialisées, suscitant<br />

elles aussi plus de bruit, de lumière et<br />

de vertige, nécessitaient <strong>des</strong> moyens ou <strong>des</strong><br />

facultés particulières. A cette catégorie<br />

appartiennent le lancer de pétards à l'aide<br />

de bombar<strong>des</strong>, l'ascension d'échafaudages<br />

placés contre la façade de la Cathédrale et<br />

le long d'immeubles en cours de réfection,<br />

ainsi que l'activité encore plus particulière<br />

<strong>des</strong> cracheurs de feu. Sans être imitées par<br />

la foule, ces activités contribuent à la liesse<br />

générale.<br />

Les transgressions parasites<br />

Certains incitateurs commettent <strong>des</strong><br />

transgressions étrangères à la fête carnavalesque.<br />

La foule rejette ces activités; sa<br />

réaction est modulée par l'ampleur de la<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 46


transgression. Ainsi une action mineure estelle<br />

accueillie avec une indifférence qui<br />

décourage les incitateurs, alors qu'une<br />

transgression majeure provoque la régression<br />

<strong>des</strong> activités antérieures, la perte de la<br />

cohésion de la foule et d'importants mouvements<br />

de départ.<br />

Le dépavage d'un coin de la place de la<br />

Cathédrale, entrepris par quelques jeunes<br />

gens clamant le mot d'ordre de Mai 68 :<br />

«Sous les pavés, la plage», est un exemple<br />

de transgression parasite mineure. Devant<br />

l'indifférence générale, les pavés sont abandonnés<br />

sur la chaussée. Cette tentative se<br />

résorbe ainsi sans autre effet sur la foule.<br />

Vers minuit, un jeune homme tombe <strong>des</strong><br />

échafaudages de la Cathédrale et se blesse<br />

grièvement. La rumeur dit que le jeune<br />

homme est mort. De longues minutes silencieuses<br />

s'écoulent avant que ne s'annoncent<br />

les notes lugubres de l'ambulance. L'avance<br />

de cette dernière est ralentie par la densité<br />

de la foule.<br />

La chute du jeune homme a fait passer le<br />

thème carnavalesque de la mort, du domaine<br />

de l'imaginaire à celui de la réalité. Le<br />

charme de la fête est rompu.<br />

Alors que la sirène de l'ambulance<br />

s'éloigne, cinq personnes armées de barres<br />

de fer procèdent à une transgression majeure<br />

en brisant les vitrines d'un magasin de<br />

souvenirs, d'une pâtisserie et d'un antiquaire.<br />

Leur geste est immédiatement condamné<br />

par les personnes les plus proches du lieu<br />

de l'incident. Les casseurs disparaissent.<br />

Des pavés volent et deux ou trois vitrines<br />

supplémentaires sont brisées à ce moment.<br />

La foule s'observe. La danse et les autres<br />

activités ont pratiquement cessé. Une fraction<br />

importante <strong>des</strong> participants quitte progressivement<br />

les lieux. La foule se défait et<br />

chacun retrouve son identité.<br />

Pendant un temps assez long, personne<br />

ne s'est approché <strong>des</strong> vitrines brisées. Un<br />

peu plus tard, toutefois, un petit groupe se<br />

met à jeter au feu les bibelots provenant du<br />

magasin de souvenirs. Une vingtaine de<br />

personnes les imitent. Dès le lendemain<br />

<strong>des</strong> faits, dans les interviews de presse,<br />

cette consumation d'objets sera interprétée<br />

par les commerçants comme un acte de<br />

pillage.<br />

La police, qui avait pris position dès le<br />

début <strong>des</strong> événements, intervient alors que<br />

les familles accompagnées de jeunes enfants<br />

et les personnes âgées ont quitté les<br />

lieux et qu'il ne reste que quatre cent cinquante<br />

personnes sur la place.<br />

Une dizaine de vitrines sont brisées à ce<br />

moment. La police garde à vue une quinzaine<br />

de personnes qui détenaient <strong>des</strong><br />

objets-souvenirs. Le lendemain, le carnaval<br />

est interdit dans le quartier de la<br />

Cathédrale.<br />

Les casseurs n'ont pas été identifiés.<br />

Selon certaines hypothèses, il se serait agi<br />

de provocateurs. Cependant, quelle que soit<br />

l'identité <strong>des</strong> casseurs, force est de constater<br />

que leur comportement n'a pas été suivi<br />

par la foule. Le carnaval limite son action à<br />

la consumation symbolique ; il rejette le lancer<br />

de pavés et le bris de vitrines, séquences<br />

qui appartiennent au scénario du pillage et<br />

de l'émeute.<br />

Six années consécutives, de 1973 à<br />

1978, le Carnaval <strong>des</strong> Voyous de Strasbourg<br />

a permis un déploiement exceptionnel<br />

de créativité et d'imagination. Cette<br />

expression ludique d'une volonté d'intégration<br />

sociale, de culture régionale et d'esprit<br />

critique, est issue de la rencontre de deux<br />

stratégies, celle d'un Collectif désireux<br />

d'investir le scénario carnavalesque pour<br />

émettre un message politique et celle d'une<br />

municipalité favorable à la renaissance<br />

d'une tradition rhénane.<br />

L'accord entre la municipalité et le<br />

Collectif était fondé sur un consensus de<br />

refus de la violence, inscrit dans une relation<br />

de force entre la cité policée et la jeunesse<br />

contestataire. La rupture de ce<br />

consensus a provoqué la disparition du<br />

Carnaval <strong>des</strong> Voyous.<br />

Notes<br />

1. Berce Y., Fêtes et Révoltes. Des Mentalités<br />

populaires du XVI e au XVIII e siècle. Hachette,<br />

1976, p. 18.<br />

2. Cerf E., Les Quêtes obligatoires du Lundi de la<br />

Pentecôte, <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la<br />

France de l'Est, n° 5, 1974, p. 160 et Signes et<br />

Symboles, au Théâtre Alsacien, <strong>Revue</strong> <strong>des</strong><br />

Sciences Sociales de la France de l'Est, n° 6,<br />

1975, p. 20.<br />

3. Baktine M., L'Oeuvre de François Rabelais et<br />

la Culture populaire au Moyen-âge et sous la<br />

Renaissance, Gallimard, 1970, p. 20.<br />

4. Notre présentation de la ville du Moyen-âge à la<br />

Renaissance, de la ville préindustrielle et de la<br />

société urbanisée rejoint les modèles proposés<br />

par Freitag M., De la ville-société à la ville<br />

milieu, Sociologie et Société, Presses Universitaires<br />

de Montréal, III, n° 1, mai 1971, p. 25 -<br />

57.<br />

5. Faure A., Paris Carême-prenant, du Carnaval à<br />

Paris au XIXe siècle, Hachette, 1978, p. 53.<br />

6. Cerf E., Carnavals en Alsace, Tradition, Evolution,<br />

Manipulation, <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la<br />

France de l'Est, n° 7,1978, p. 24 - 37.<br />

Cerf E., Le Carnaval <strong>des</strong> Voyous à Strasbourg,<br />

Ethnologie Française n° 12,1982, p. 178 -184.<br />

7. Cerf E., 1978 o.c, p. 16-20.<br />

Les quêtes d'oeufs telles qu'elles se déroulaient<br />

encore en 1977 dans certains villages du<br />

Kochersberg s'accompagnaient de la déclamation<br />

de variantes de la comptine suivante<br />

(Ittlenheim canton de Truchtersheim) :<br />

Do kumme d'Iuschtige Pfingschtbiiewe.<br />

Voici les joyeux gars de la Pentecôte<br />

Welle d'Eier vun de Pfingschte hole<br />

Ils viennent chercher les oeufs de la Pentecôte<br />

Eier eriïss Sortez les oeufs !<br />

Eier eriiss Sortez les oeufs !<br />

Odder m'r schicke Sinon nous enverrons<br />

De Marter in 's Hiebnerhiis. Le putois dans le<br />

poulailler !<br />

8. Le 17 décembre 1977, la police intervient assez<br />

violemment pour interdire la manifestation de<br />

protestation à l'occasion de l'attentat dirigé<br />

contre le Foyer Sonacotra. Les 21 et 22 janvier<br />

1978, deux mille cinq cents policiers quadrillent<br />

la ville en vue d'interdire le rendez-vous<br />

international <strong>des</strong> « Autonomes ». Les contrôles<br />

policiers incessants obligent «les jeunes en<br />

jean's et cheveux longs» à rester chez eux pendant<br />

deux jours.<br />

9. La cohésion d'une foule festive et fraternelle<br />

analogue à celle du Carnaval <strong>des</strong> Voyous est<br />

décrite par Faure A. o.c. p. 11.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 47


ZAFER SENOCAK<br />

Tradition et tabou<br />

Tous les tabous d'une culture gravitent<br />

autour de points fixes et d'éléments<br />

immuables de notre identité, autour<br />

de fragments d'un tableau et d'extraits d'un<br />

texte.<br />

Citer un texte, le découper, le morceler<br />

c'est faire l'éloge de la division, c'est couper<br />

un corps en deux, c'est bannir la totalité. Le<br />

texte joue avec les données de l'identité<br />

conçues comme pouvoir, il réduit à néant <strong>des</strong><br />

idées et <strong>des</strong> opinions. Le texte, une langue<br />

blessée. Le blessé aime-t-il sa blessure, aimet-il<br />

que l'on découpe sa langue?<br />

Quel espace de familiarité nous faut-il<br />

quand nous vivons à l'étranger? Dans quel<br />

univers de légen<strong>des</strong>, de mythes et de<br />

croyances propres à un peuple, à une culture,<br />

avons-nous besoin de nous réfugier, de<br />

nous abriter? Des récits de prophètes,<br />

<strong>des</strong> histoires de saints sont captés dans<br />

la langue maternelle. Celle-ci est reléguée<br />

à l'arrière-plan et réduite au rôle<br />

de langue mineure. Cette histoire est<br />

ensuite renvoyée dans <strong>des</strong> lieux jamais<br />

vus que seuls <strong>des</strong> photos et <strong>des</strong> rêves<br />

ont rendu familiers. Chaque étranger<br />

est passé par un conflit avec sa mère et<br />

passera par un autre avec son père. La<br />

mère est la gardienne de la langue, <strong>des</strong><br />

gestes. Le père est le protecteur de<br />

l'ordre; il défend les saints contre le<br />

blasphème, la foi et le prophète. Une<br />

voix intérieure demande à l'étranger de<br />

ne pas insulter sa propre origine même<br />

* Extraits d'Atlas <strong>des</strong> Tropischen<br />

Deutschland, Babel Verlag, Berlin, 1992.<br />

Zafer Senocak<br />

Ecrivain turc de langue allemande. Prix<br />

Chamisso, 1993.<br />

s'il est en pleine révolte. Cette voix le garde<br />

enchaîné jusqu'à ce que ses racines ne lui<br />

parlent plus. Elles se tairont, et tôt ou tard,<br />

ses sentiments aussi.<br />

Beaucoup de peine serait évitée si l'on<br />

extrayait les racines plus tôt, mais elles sont<br />

introuvables. Ce qui succède aux sentiments,<br />

c'est le cynisme de celui qui n'a pas<br />

d'abri, qui voyage sans répit d'un désir<br />

refoulé à l'autre. De la langue on a supprimé<br />

les tabous comme si l'on extrayait une<br />

dent pourrie. Le cynisme ne ressent aucune<br />

douleur. Les racines sont endormies. Rien<br />

n'est sacré. Les angoisses sont bannies à<br />

jamais. Et quand on ne parle pas <strong>des</strong> tabous<br />

on les enlève. La mère, à ce moment-là, est<br />

morte.<br />

Maxime Loiseau. Séries TVPictures.<br />

De combien de règles avons-nous besoin,<br />

de quelle Histoire, de quelles traditions ?<br />

L'histoire de chaque étranger s'achève<br />

au moment de sa naissance. Ceci le distingue<br />

<strong>des</strong> autres qui peuvent écrire euxmêmes<br />

leur Histoire. L'étranger, lui, écrit<br />

<strong>des</strong> histoires. Très souvent il ne fait que les<br />

raconter car la langue parlée est l'écriture<br />

de celui qui n'a pas d'abri.<br />

Quand on recherche une tradition, toute<br />

trouvaille semble ridicule, tout sentiment<br />

emprunté. Certains éléments sont simplement<br />

une couverture dont la génération suivante<br />

se débarrassera aussitôt. On ne sait<br />

jamais quand cette voix intérieure se remettra<br />

à parler, quand la chaîne se reconstruira<br />

ou si l'on entendra seulement du bruit autour<br />

d'un passé qui en réalité n'existe plus.<br />

Des bras s'agitent, la colère monte parce<br />

que la parole est absente. La violence ne<br />

mord plus. Les tabous sont les dents extraites.<br />

Montre-moi tes dents et je te dirai d'où<br />

tu viens. Les autochtones ont les dents aux<br />

pointes bien aiguisées, <strong>des</strong> incisives bien<br />

tranchantes avec <strong>des</strong> racines bien implantées.<br />

Quant aux étrangers, c'est exactement<br />

le contraire. Les racines pointues<br />

poussent vers l'intérieur et taillent dans<br />

la chair. Les incisives sont lisses et ne<br />

coupent pas.<br />

L'étranger ainsi identifié perd toute<br />

intimité. Il faut qu'il mette tout à nu:<br />

l'Histoire est la chaîne qui l'emprisonne.<br />

Il devient la cible <strong>des</strong> autres, l'ennemi-ami<br />

malgré lui. Il est coincé dans un<br />

système de relations d'où il n'y a pas<br />

d'issue possible.<br />

L'homme blanc le hait, car l'homme<br />

blanc a très peur de ne pas avoir de<br />

«Heimat», de petite patrie, d'où la<br />

souffrance de tous les expulsés, les<br />

remords pour tous ceux que l'homme<br />

blanc a expulsés. C'est l'Histoire dans un<br />

nomansland, qui navigue entre mémoire et<br />

conscience, Histoire oubliée, mais pas<br />

encore entièrement refoulée; et jamais<br />

aucune école de redressement n'y parviendra<br />

totalement.<br />

Traduction de Marianne Tan<br />

et d'Anny Bloch<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 50


MOHAMMED CHEHHAR<br />

Les «Versets sataniques»<br />

Une fable,<br />

un lien entre l'Orient et l'Occident<br />

Le roman «Les Versets<br />

sataniques» restera unique<br />

par l'ampleur de l'effet<br />

(Wirkung dirait Hans Jauss)<br />

produit immédiatement après<br />

sa publication, et du sens que<br />

lui octroie un large public.<br />

Probablement, peu de gens<br />

l'ont réellement lu, mais c'est<br />

l'un <strong>des</strong> paradoxes généré<br />

par l'impact et les<br />

conséquences imprévisibles<br />

de la diffusion <strong>des</strong> massmedia<br />

qui en citant certains<br />

passages ont fixé une image<br />

stigmatisée de ce récit chez<br />

le public.<br />

Mohamed Chehhar<br />

Laboratoire de Sociologie de la culture<br />

Européenne. Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>.<br />

c<br />

I est à la suite de quelques<br />

manifestations d'un certain<br />

nombre de groupes « islamistes<br />

activistesqu'un Etat condamne le<br />

romancier et un ayatollah édicté une fatwa<br />

(avis motivé en réponse à une question de<br />

doctrine posée à un théologien). Le <strong>des</strong>tin de<br />

ce récit de Rushdie fait l'objet d'un acharnement<br />

médiatique sous le label de « l'affaire<br />

Rushdie».<br />

Cette affaire devient un emblème, voire<br />

un prétexte dont les différents protagonistes,<br />

groupes de pressions, <strong>des</strong> représentants<br />

politiques, <strong>des</strong> artistes et <strong>des</strong> intellectuels<br />

s'emparent pour se positionner, ridiculiser<br />

ou exprimer un principe dans un face<br />

à face d'acteurs, qui se connaissent auparavant.<br />

Alors, on assiste à une mobilisation<br />

médiatique où l'on proférait de part et<br />

d'autres <strong>des</strong> slogans: «l'Occident mécréant»;<br />

«l'Islam barbare»; «la défense de la<br />

laïcité»; «la solidarité de la foi»; etc.<br />

Dans le champ intellectuel, l'occasion<br />

était donnée pour insister sur l'autonomie de<br />

la littérature mais aussi pour mettre à profit<br />

<strong>des</strong> problématiques particulières et ainsi se<br />

placer au mieux dans la concurrence. C'est<br />

ainsi que l'on a pu dénombrer trois positions<br />

principales: La première considérait que<br />

c'est le respect <strong>des</strong> droits de l'homme qui a<br />

été mis à l'épreuve (Guy Scarpetta), la<br />

seconde se limitait à l'invocation du droit<br />

international stipulant que Rushdie étant de<br />

nationalité britannique, son «affaire» devrait<br />

se traiter sur le plan <strong>des</strong> relations internationales<br />

(Claude Lefort), et la troisième<br />

insista sur la souveraineté de la littérature en<br />

avançant que «les Versets sataniques» sont<br />

étrangers à leurs conséquences, ce qui fait<br />

qu' «il n'y a pas lieu d'en plaider l'innocence<br />

face à ceux qui les accusent. Plaider leur<br />

innocence, c'est consentir malgré soi à la<br />

possibilité de leur culpabilité» (Michel<br />

Surya). En France, l'affaire devient l'enjeu<br />

de querelles de chapelles franco-françaises<br />

(2) . Dans le monde islamique, peu<br />

d'intellectuels se sont prononcés en faveur<br />

de la fatwa même parmi les Islamistes. En<br />

revanche concernant le récit de Rushdie l'on<br />

retrouve les mêmes camps : les défenseurs<br />

<strong>des</strong> «valeurs islamiques» et les avocats de<br />

«la liberté d'expression et l'instauration de<br />

la laïcité<br />

Même si l'on peut déplorer l'exploitation<br />

médiatique de «l'affaire Rushdie»,<br />

l'on ne peut guère faire abstraction du fait<br />

que le romancier reste condamné à mort,<br />

pire que cela, que sa liquidation physique<br />

est mise à prix par un Etat dans la «vie temporelle<br />

et celle de l'au-delà».<br />

Il est vrai que le roman s'est inscrit dans<br />

un horizon de référence tellement dense que<br />

le lecteur ou l'analyste n'est pas en mesure de<br />

construire à son propos une signification uni-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 51


voque. Si le roman échappe à toute interprétation,<br />

autre que plurielle, <strong>des</strong> passages peuvent<br />

et ont été «décontextualisés » à souhait.<br />

S'arracher par nécessité, par accident ou<br />

par plaisir à un espace auquel on s'est habitué,<br />

à la chaleur familière pour un autre, est<br />

un fait qui soumet toute personne à diverses<br />

pulsions, a de multiples brûlures d'interrogations<br />

et à la manifestation de plusieurs<br />

états d'âmes : le désir de retour, d'évasion,<br />

d'oubli, de souvenirs rythme la vie quotidienne<br />

de tout migrant.<br />

C'est en quelque sorte à cette situation<br />

que sont confrontés les deux personnages<br />

Saladin Chamcha et Gibreel Farishta, chacun<br />

traverse à sa manière l'épreuve du déracinement.<br />

Le premier finira par se réconcilier<br />

avec lui-même, par contre le deuxième<br />

deviendra la proie d'une extrême déchirure<br />

telle qu'il l'entreinera au suicide. De surcroît,<br />

leur déracinement est d'un genre particulier.<br />

Il est non seulement lié à un espace<br />

mais à une lucidité comme l'a bien relevé<br />

Claude Lefort : «... il n'y a déracinement<br />

que pour celui qui dans sa chair garde<br />

mémoire de lui-même, dont le désir de<br />

demeurer dans la proximité première de<br />

tout ce qui l'entoure est toujours contredit<br />

par un mouvement qu'il ne subit pas seulement<br />

mais naît aussi de lui»


oman «tente une reformulation totalement<br />

autre du langage, de la forme et <strong>des</strong> idées »<br />

et effectue ce que le mot anglais novel<br />

(roman) semble vouloir impliquer : voir le<br />

monde d'un oeil nouveau (9) .<br />

Dès la <strong>des</strong>cription de la vie <strong>des</strong> deux personnages<br />

à Bombay, le récit fait un clin<br />

d'oeil au titre, ainsi Gibreel, pour détourner<br />

son esprit du sujet de l'amour et du désir,<br />

étudiait <strong>des</strong> histoires dont une porte sur<br />

«l'incident <strong>des</strong> versets sataniques au début<br />

de la carrière du Prophète, et la politique du<br />

harem de Mahomet après son retour triomphal<br />

à la Mecque...» (p.35).<br />

L'incident <strong>des</strong> « Versets Sataniques» est<br />

bien connu dans la tradition islamique qui se<br />

penche sur les épiso<strong>des</strong> de la vie du Prophète.<br />

Al-Tabari, le grand commentateur du Coran<br />

rapporte l'histoire de la révélation et les circonstances<br />

de la sourate d'an-Nadjm<br />

(l'Etoile) et en donne même les diverses versions<br />


Tories, les Noirs choisirent tous de plein gré<br />

de porter les noms qu'on leur donnait en<br />

dérision; de même façon, notre escaladeur<br />

de montagne, le solitaire motivé par le prophète,<br />

va devenir celui qui fait peur aux<br />

enfants du Moyen Age, le synonyme du<br />

diable: Mahound» (p. 109).<br />

Il s'agit d'une «réappropriation» du langage<br />

<strong>des</strong> «adversaires». C'est ainsi que dans<br />

certains milieux, <strong>des</strong> jeunes de «seconde<br />

génération maghrébine» s'interpellent entre<br />

eux par le qualificatif «bougnoul» pour<br />

s'approprier ce mot d'insulte et le dépouiller<br />

de son sens péjoratif et «invectif ».<br />

Plusieurs autres passages du récit furent<br />

victimes d'accusations mensongères par le<br />

procédé de la décontextualisation : la scène<br />

<strong>des</strong> femmes du Prophète, les propos concernant<br />

Salman le Perse (compagnon du prophète)...<br />

Mais la place manque ici pour entamer<br />

un développement plus conséquent<br />

pour réfuter ces accusations.<br />

Comment lire le texte du roman de<br />

Salman Rushdie ? Quelle ligne discursive<br />

suivre parmi la pluralité <strong>des</strong> syntagmes possibles<br />

constituant la trame graphique signifiante<br />

du volumineux roman ?<br />

D'emblée, il est à faire remarquer que<br />

«Les Versets sataniques» font partie de ces<br />

textes de la littérature moderne, dont la facture<br />

narrative semble dès l'abord défier les<br />

velléités du parcours linéaire. Ce défi est relevé<br />

par un recours constant aux techniques de<br />

montage en alternance avec l'instabilité<br />

induite par 1'«instance narrative».<br />

En effet, le récit devient dans ce roman<br />

une configuration où interfèrent inopinément<br />

le fait divers, le propos symbolique ou<br />

mythique, le souvenir d'enfance, le motif<br />

historique, le signe politique...<br />

Il déconcerte à la première lecture <strong>des</strong><br />

pages d'ouverture mais il capte par le monde<br />

onirique et réel <strong>des</strong> deux personnages Gibreel<br />

et Chamcha, autour <strong>des</strong>quels se construit le<br />

roman. Il transporte par les multiples digressions<br />

réussies et voulues, à la manière de<br />

Laurence Sterne dans le fameux roman Vie<br />

et opinions de Tristram dont Rushdie revendique<br />

l'inspiration.<br />

Le roman s'ouvre par une chanson de<br />

Gibreel Farischta qu'il chante en <strong>des</strong>cendant<br />

du ciel: «<strong>Pour</strong> renaître (...) il faut d'abord<br />

mourir. Ho, hi ! Avant de se poser sur le sein<br />

de la terre, il faut d'abord voler. Ta- taa!<br />

Takadoum (signifie en arabe le Progrès) !<br />

comment sourire à nouveau si l'on ne veut<br />

pas pleurer d'abord? Comment remporter<br />

l'amour de celle qu'on aime, Monsieur, sans<br />

un soupir? Si tu veux renaître, baba....»<br />

(p. 13). Et c'est ainsi que tout au long de la<br />

partie intitulée: «l'ange Gibreel», le récit<br />

oscille entre la <strong>des</strong>cription entre la chute<br />

angélico-satanique et le rappel <strong>des</strong> souvenirs<br />

de la vie <strong>des</strong> deux personnages à Bombay. La<br />

prose dans ce premier mouvement se révèle<br />

riche d'antithèses qui se glissent entre les<br />

objets concrets et les chimères, semant <strong>des</strong><br />

illusions perdues parmi les ruines. Le ton<br />

Kafkaïen se manifeste par ce jeu d'antithèses.<br />

Et le narrateur de faire allusion à son<br />

identité surnaturelle en plaisantant: «Qui<br />

était l'auteur du miracle? De quel genreangélique,<br />

- satanique était la chanson de<br />

Farishta? Qui suis-je? Disons-le ainsi qui<br />

chantait le mieux ? » (p.20).<br />

Les rêves de Gibreel, les cauchemars qui<br />

«s'infiltrent dans sa vie éveillée «constituent<br />

les histoires secondaires qui pousse<br />

l'action en avant en sorte de contes rappelant<br />

l'emboîtement interminable <strong>des</strong> Mille<br />

et Une nuits.<br />

L'une de ces histoires forme le deuxième<br />

mouvement du récit: «Mahound». Il<br />

commence par l'évocation d'une souvenir<br />

d'enfance : un jour, sa mère « affectueuse »<br />

le qualifia de Chaytan (satan) car Gibreel<br />

s'était amusé à mettre les gamelles de viande<br />

musulmanes dont les parties réservées<br />

aux hindous non végétariens et ceci met les<br />

employés de bureau et les clients de sa mère<br />

hors d'eux. Et voilà que le narrateur par une<br />

digression, glisse une vision à la Cmanière<br />

de Cervantes: «Question: quel est le<br />

contraire de la foi? Pas l'incrédulité. Trop<br />

catégorique, certain, fermé. En soi une sorte<br />

de foi. Le doute» (p.108).<br />

En fait, on est appelé à se référer à la thématique<br />

de la «sagesse de l'incertitude», à<br />

la fois à un niveau ontologique et littéraire.<br />

Là s'annoncent les critères de la relativité et<br />

de l'ambiguïté qui à côté de la complexité et<br />

de la continuité - chaque oeuvre est la réponse<br />

aux oeuvres précédentes - constituent<br />

l'esprit de L'Art du roman, tel que Milan<br />

Kundera l'a bien relevé en désignant<br />

Cervantes comme l'un <strong>des</strong> grand-pères de<br />

cet esprit. En effet, Rushdie, en relativisant<br />

le «jugement moral suspendu» et en reconstituant<br />

à sa manière les événements de l'épisode<br />

<strong>des</strong> Versets sataniques, connus dans la<br />

tradition islamique relatée non uniquement<br />

par at-Tabarî mais aussi par Ibn Saâd et Ibn<br />

Ishâq, lève le voile sur un <strong>des</strong> problèmes qui<br />

entoure le Livre révélé et le Livre écrit,<br />

concernant le Coran. A la fin du deuxième<br />

mouvement l'on remarque qu'il s'achève par<br />

une autre inspiration cervantine à savoir le<br />

balancement entre un retour aux chimères et<br />

un rappel constant de la réalité implacable.<br />

C'est ainsi que Gibreel s'aperçoit qu' : «Il<br />

n'a aucun diable à renier. En rêvant, il n'arrive<br />

pas à les chasser» (p.144).<br />

Le troisième mouvement nous mène à<br />

Londres : Gibreel se trouve en la compagnie<br />

de la veuve Rosa Diamond qui lui raconte<br />

sa vie ; Chamcha est arrêté par la police. Le<br />

racisme en Angleterre sous le gouvernement<br />

de Margaret Thatcher est évoqué lors<br />

du long périple <strong>des</strong> mauvais traitements<br />

subis par Chamcha, qui devient «l'insecte<br />

sur le plancher du car de police » (p. 182). Et<br />

même l'hôpital passe pour complice dans<br />

cette affaire. Mais, c'est par l'art de la<br />

digression de Rushdie que cette situation est<br />

décriée: «Ils nous décrivent, chuchota<br />

l'autre d'un temps solennel. C'est tout. Ils<br />

ont le pouvoir de la <strong>des</strong>cription et nous succombons<br />

aux images qu'ils construisent»<br />

(p.188).<br />

Les histoires les plus vivantes sont celles<br />

d'un Imam et celles de l'épileptique Ayesha<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 54


qui jalonnent le quatrième mouvement.<br />

Celui-ci commence par une contemplation<br />

de Gibreel devant un immeuble qui le mena<br />

encore dans un rêve éveillé. Cette fois-ci, il<br />

voit «l'Imam barbu et enturbanné», qui<br />

occupe une chambre au quatrième étage de<br />

l'immeuble. La <strong>des</strong>cription de cet Imam est<br />

digne d'une satire à la façon de Jonathan<br />

Swift, usant du jeu de la parodie et de celui<br />

de la mystification: «L'Imam est l'ennemi<br />

<strong>des</strong> images. Quand il est entré, les tableaux<br />

ont glissé sans bruit <strong>des</strong> murs et quitté la<br />

pièce furtivement fuyant d'eux-mêmes la<br />

colère de sa muette désapprobation » (p.228).<br />

Le légalisme et la ritualité dont se revêt le<br />

dogmatisme religieux de cet Imam est traité<br />

avec ironie par le narrateur dans une veine<br />

satirique et en annonce déjà le son tragique.<br />

Le narrateur se focalise dans le portrait sur<br />

les rideaux de la chambre qui restaient fermés<br />

tout au long de la journée, car l'Imam a<br />

peur que le mal puisse se glisser dans<br />

l'appartement. Ce mal, c'est l'étrange,<br />

l'extérieur, la nation étrangère: «Dans les<br />

rares occasions où l'Imam sort prendre l'air<br />

de Kensington, au centre d'un carré formé<br />

par huit jeunes hommes portant <strong>des</strong> lunettes<br />

noires et <strong>des</strong> costumes où l'on distingue <strong>des</strong><br />

bosses, il croise les mains et les fixe <strong>des</strong> yeux,<br />

pour qu'aucun élément, aucune particule de<br />

cette ville haïe - cette fosse d'iniquités qui<br />

l'humilie en lui offrant un refuge, ce qui<br />

l'oblige à un sentiment de reconnaissance<br />

malgré sa luxure, son avarice et sa vanité -<br />

ne puisse lui tomber, comme une poussière,<br />

dans l'oeil» (p.228-229).<br />

Plusieurs Iraniens rapportent que Khomeini<br />

s'est reconnu dans ce portrait, ce qui<br />

l'aurait poussé à édicter sa fatw (11> . Outre<br />

l'opportunité d'attirer la sympathie <strong>des</strong><br />

musulmans Sunnites et Chiites, il savait que<br />

la guerre irano-irakienne avait détérioré son<br />

capital de légitimité spirituelle.<br />

Quant à la deuxième histoire, c'est celle<br />

d'une jeune fille visionnaire qui conduit<br />

tout le village de Tilipur (l'Inde) en pèlerinage<br />

à la Mecque. Un conte qui évoque le<br />

thème soufi de «l'immolation de la mite»,<br />

le récit de l'Exode (la promesse du partage<br />

<strong>des</strong> eaux de la mer d'Arabie devant les pèlerins),<br />

le suicide collectif de Guyana, et du<br />

mouvement activiste religieux dans lesquels<br />

les «fidèles» suivent un leader charismatique<br />

jusqu'à la <strong>des</strong>truction totale. Et<br />

le narrateur intervient en constatant : « Avec<br />

Mahound, il y a toujours une lutte; avec<br />

l'Imam, l'esclavage; mais avec cette fille, il<br />

n'y a rien. Gibreel est inerte, généralement<br />

endormi dans le rêve comme il est dans la<br />

vie» (p.257).<br />

Dans le cinquième mouvement, l'écriture<br />

emprunte les procédés du pidgin et du<br />

rap. Les voix s'entremêlent, l'évocation <strong>des</strong><br />

rencontres féminines <strong>des</strong> deux personnages<br />

est faite par touches successives. Le temps<br />

du récit n'est plus chronologique mais se<br />

compose de différents niveaux temporels<br />

(parallèles et entrecroisés) d'une conscience.<br />

Et le récit à la manière de Beckett dans<br />

Molly: «Il pleuvait...il ne pleuvait pas» qui<br />

devient chez Rushdie: «C'était ainsi, ce<br />

n'était pas ainsi, alors que l'incarnation de<br />

Saladin Chamcha dans le corps d'un<br />

diable...» (p.301). Dans ce mouvement,<br />

l'allusion à l'obsession sexuelle est abondante.<br />

L'écriture y devient langage cinématographique<br />

: « Les flash-backs, le champ et<br />

le contre-champ, il y a les plans en travelling<br />

tournant. N'oublions pas que Chamcha<br />

est «l'homme aux mille voix », il est un imitateur<br />

de génie qui fait <strong>des</strong> voix off dans les<br />

films publicitaires.<br />

Le sixième mouvement «Retour à la<br />

Jahilia» (Ignorance) raconte l'histoire de<br />

la mort du poète Baâl qui s'opposait à la<br />

Soumission que le prophète Mahound a<br />

réussi à imposer. Cette partie a attiré les<br />

foudres <strong>des</strong> islamistes. Baâl a rejoint, dans<br />

sa clan<strong>des</strong>tinité, un bordel et s'est marié à<br />

ses douze prostituées qui ont changé leur<br />

vrais noms pour porter chacune celui <strong>des</strong><br />

femmes de Mahound. Et c'est à ce moment<br />

là que le personnage Salman le Perse se<br />

révolte contre l'autorité de ce prophète.<br />

Aussi, parmi les raisons qui l'y ont poussé<br />

on dénombre: «C'est malsain (...). Toute<br />

cette ségrégation <strong>des</strong> deux sexes. Il ne peut<br />

rien en sortir de bon» (p.419). Il est vrai<br />

que le narrateur décrit à plusieurs endroits<br />

la condition <strong>des</strong> femmes et ses contes ressemblent<br />

à <strong>des</strong> paraboles, fables où les<br />

événements rapportés par la Bible, le<br />

Coran et différentes autres traditions sont<br />

interprétés: «Dans les temps anciens le<br />

patriarche Ibrahim vint dans la vallée avec<br />

Hagar et Ismaïl, leur fils. Ici, dans le désert<br />

sans eau, il abandonna Hagar. Elle lui<br />

demanda, cela peut-il être la volonté de<br />

Dieu? Il répondit, oui. Et il s'en alla, le<br />

salaud. Dès le début les hommes se sont<br />

servis de Dieu pour justifier l'injustifiable.<br />

Les voies de Dieu sont insondables, disent<br />

les hommes....» (p.111).<br />

Dans le septième mouvement; «L'Ange<br />

Azraeel», l'on retourne à l'entremêlement<br />

<strong>des</strong> voix coupées par <strong>des</strong> digressions dont<br />

le contenu prend une tournure non exempt<br />

de l'inspiration <strong>des</strong> pamphlets Le Mariage<br />

du Ciel et de l'Enfer et Les chants de l'expérience<br />

de William Blake. En effet, comme<br />

ce dernier qui voyait dans l'apocalypse une<br />

révélation, le narrateur répéta l'exclamation<br />

de Gibreel signalée au début du roman mais<br />

cette fois-ci, elle devient réflexion: «<strong>Pour</strong><br />

renaître, il faut d'abord mourir» (p.438).<br />

Le huitième retourne pour décrire le<br />

drame de la noyade <strong>des</strong> gens qui ont suivi<br />

la prophétesse Ayesha. Le neuvième clôt le<br />

récit par le retour de Chamcha auprès du<br />

père mourant à Bombay et le suicide de<br />

Gibreel à Londres.<br />

La fable, «Les Versets sataniques»,<br />

relève du burlesque, de la satire, de la remise<br />

en cause de certaines valeurs du dogmatisme<br />

religieux. L'ironie est mise en jeu<br />

dans le récit par <strong>des</strong> mécanismes chers à<br />

Rabelais : le déplacement, le prolongement,<br />

l'élaboration <strong>des</strong> contre-logiques et surtout<br />

l'amplification <strong>des</strong> logiques du monde réel.<br />

Ainsi, Hind la femme du maître de la<br />

Mecque dialogue avec Mahound : « -Tu es<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 55


le sable et je suis l'eau dit Mahound. L'eau<br />

balaie le sable.<br />

Et le désert absorbe l'eau, répond Hind.<br />

Regarde autour de toi» (p. 139).<br />

La satire pointe à l'endroit même où<br />

domine le tragique: «L'avion se casse en<br />

deux, comme une cosse libérant ses pois, un<br />

oeuf révélant son mystère. Deux acteurs, le<br />

fringant Gibreel, et Monsieur Saladin<br />

Chamcha, boutonné et aux lèvres pincées,<br />

tombaient comme <strong>des</strong> brins de tabacs d'un<br />

vieux cigare cassé» (p. 14).<br />

A côté <strong>des</strong> Mille et Une Nuits, l'inspiration<br />

orientale n'est pas absente. En glissant<br />

dans le récit, la formule en langue<br />

Arabe: «Kan ma KanXFi qadim azzaman...ce<br />

fut ainsi, ce ne fut pas ainsi, dans<br />

le temps d'autrefois... »(p. 162), on est<br />

devant le prologue <strong>des</strong> récits de la littérature<br />

<strong>des</strong> merveilles ('ajaïb), qui était un<br />

genre spécifique du fantastique, particulièrement<br />

florissant entre le huitème et neuvième<br />

siècle dans le monde Arabe. Dans<br />

cette littérature se côtoyaient le Prophète,<br />

le démon et l'ange (l2) .<br />

Le récit de Rushdie est un hymne du<br />

métissage, de l'hybridation, de l'impureté,<br />

du mélange et de la richesse du «choc <strong>des</strong><br />

cultures ». Son style, à la manière de James<br />

Joyce, se déploie dans une véritable épopée<br />

du langage : l'invention verbale et la richesse<br />

du vocabulaire puisent dans l'anglais littéraire<br />

mais aussi dans l'anglo-indien et<br />

celui <strong>des</strong> jeunes <strong>des</strong> faubourgs <strong>des</strong> gran<strong>des</strong><br />

cités de l'Angleterre. Le fait d'allier ces<br />

variétés de l'anglais crée une écriture en<br />

métamorphose permanente.<br />

Le roman est une réussite littéraire bien<br />

qu'on puisse lui reprocher les interminables<br />

digressions. Et quand Rushdie explique que<br />

la nouveauté provient de l'assemblage de<br />

petites choses, c'est ce qu'il fait par l'arrangement<br />

<strong>des</strong> scènes dans son roman en puisant<br />

par ci et par là. Ce faisant, avec un-vaet-vient<br />

entre le présent et le passé, il nous<br />

offre une fable explosive où se rencontrent<br />

les traditions culturelles, littéraires de<br />

l'Orient et de l'Occident. Certes, la réaction<br />

dans certains milieux est négative mais l'on<br />

peut d'ores et déjà entrevoir une réception<br />

plus large de ce roman, dans une décennie<br />

ultérieure. Elle sera, certainement, de nature<br />

à inaugurer un autre langage poétique.<br />

N'oublions pas que Ulysse, le récit de Joyce<br />

a été interdit en Angleterre lors de sa parution<br />

pour motif d'obscénité et même, plusieurs<br />

de ses exemplaires furent brûlés aux<br />

Etats-Unis. Il devint après la référence littéraire.<br />

Notes<br />

1. Ce sont les « Jamaâti-i-IsIami » (groupements<br />

islamiques) du Pakistan et de l'Inde qui ont rejeté<br />

en premier le roman. Certains de la communauté<br />

immigrée musulmane de l'Angleterre<br />

réclamaient que la loi contre le blasphème soit<br />

appliquée à l'Islam comme elle l'est déjà pour<br />

le christiannisme et le judaïsme.<br />

2. Guy Scarpetta, «Comment défendre Salman<br />

Rushdie ? » Le Monde, Mercredi 29 Décembre<br />

1993 p.2. (Où entre autres, il s'interroge sur le<br />

fait que les organisateurs du Forum du Carrefour<br />

<strong>des</strong> Littératures européennes de Strasbourg, ont<br />

jugé préférable de faire représenter la France par<br />

<strong>des</strong> philosophes et <strong>des</strong> sociologues en prenant<br />

soin de ne pas inviter les grands romanciers<br />

français. Ce Forum a consacré un hommage à<br />

Rushdie au mois de Décembre 1993).En réalité,<br />

dès le début deux équipes se sont acharnées à un<br />

monopole de la légitimité pour organiser le soutien<br />

à Rushdie : celle de la Règle du Jeu autour<br />

de Bernard-Henry Levy et celle du Carrefour.<br />

3. Voir le soutien exprimé par Cent intellectuels<br />

Arabes et Musulmans pour la liberté d'expression:<br />

<strong>Pour</strong> Rushdie, Paris, La Découverte/Carrefour<br />

<strong>des</strong> Littératures/COLIBRI,<br />

Décembre 1993.<br />

4. Humanisme et antihumanisme, hommage à<br />

Salman RUSHDIE, Esprit, Paris, Janvier 1992,<br />

p.60.<br />

5. Voir les autres anciens romans chez Stock.<br />

6. Al Azdi, Récits d'Abu-i- QASIMle Bagdadien,<br />

Paris, Sindhad, 1988.<br />

7. Monsour Bâcha, Muhammad, Youchchariou lin-Nâs<br />

Oua Yansa nafsah (Mahomet légifère<br />

pour les gens et s'en exempte). Dans ce pamphlet,<br />

l'auteur stipule que le Prophète n'a autorisé<br />

en matière de polygamie que quatre femmes<br />

alors que lui en avait plus.<br />

- Ali Adham, Limada Ana Moulhid (<strong>Pour</strong>quoi<br />

suis-je athé, voire Aamalouh al-Kâmila,<br />

Oeuvres Complètes.<br />

- Abou Ali Yasine, At-Tâlout ai-mouharam:<br />

dirâsâtfi ad-Dîn Wa ai-Gins wa Sirâ at-Tabaqi<br />

(la trinité interdite : étu<strong>des</strong> sur la religion, le sexe<br />

et la lutte de classe), Beyrouth, Dâr at-Talîa,<br />

1973.<br />

8. Pierre Pachet, «Les versets sataniques : Salman<br />

Rusdie et l'héritage <strong>des</strong> religions », Esprit, Paris,<br />

Janvier 1990, p.18.<br />

- Georges Haddad, voir ses déclarations dans :<br />

ARTE, Spécial Rushdie, Jeudi 17 février 1994<br />

à 20h40.<br />

9. Voir son entretien publié par The Indépendant<br />

du premier février 1990 repris par Libération du<br />

8 Février 1990.<br />

10. Mohammed Ben Djarir al-Tabari, Mohammed,<br />

sceau <strong>des</strong> prophètes, Paris Sindbad, 1983, p.91.<br />

Voire aussi son: TAFSIR (Commentaire du<br />

Coran), vol. 19,p.l31àl35.<br />

11. La fatwa de Khomeini ne fait pas l'unanimité<br />

même auprès <strong>des</strong> autorités religieuses Chiites.<br />

Ainsi, l'iranien l'Ayatollah Djalal Gangjéih a<br />

passé au crible le contenu de ce fatwa et ceci<br />

d'un point de vue théologique : voir le livre <strong>Pour</strong><br />

Rushdie, op. cit. p.144 à 150.<br />

12. Voir les explications sur ce genre littéraire dans<br />

l'ouvrage de: Malek Chebel, L'imaginaire arabomusuiman,<br />

Paris, P.U.F., 1993, pp. 216-222.<br />

Bibliographie<br />

Notre bibliographie peut être complétée<br />

par les références suivantes :<br />

- A propos <strong>des</strong> Versets Sataniques, Paris,<br />

Christian Bourgois, 1989.<br />

- Raphaël Aubert, «L'affaire Rushdie»,<br />

Paris, CerfxFi<strong>des</strong>, 1990 («bref»).<br />

- Léon Bercher, «L'apostasie, le blaphème<br />

et la rébellion dans le droit maialate»,<br />

<strong>Revue</strong> Tunisienne, n°30, 1923,<br />

p. 115 à 130.<br />

- «Blaphemey» (concept) in: The<br />

Encyclopedia of Religion, Editée par<br />

Mircea Eliade, Macmillan Publishing<br />

campany, 1987, pp. 238 à 245.<br />

- Esprit, Paris, Août-Septembre 1993.<br />

- Julien Freund, Faux raisonnements sur<br />

l'affaire Rushdie, in L'Analyste,<br />

Montréal, n °27, Automne 1989, p.56-57.<br />

- Salman Rushdie, Patries imaginaires,<br />

Essais et critiques, 1981-1991, Paris<br />

Christian Bourgeois, 1991.<br />

- Salman Rushdie, Les versets sataniques,<br />

Paris, Christian Bourgois Editeur, 1988.<br />

- Michel Surya, «Les Versets sataniques<br />

et la souveraineté de la littérature » in :<br />

Lignes, Paris, n°21, Janvier 1994,<br />

pp.223 à 227.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 56


ISABELLE BIANQUIS-GASSER<br />

Le blasphème<br />

et la fin du monde<br />

Ce texte n' a<br />

d'autre ambition<br />

que de rappeler quelques<br />

motifs inscrits<br />

dans la mythologie indo -<br />

européenne nous décrivant<br />

les aventures dramatiques<br />

qui se sont succédées au<br />

cours de la phase<br />

de création de l'Homme sur<br />

la terre. Et à partir<br />

de ces motifs de reprendre<br />

en partie les analyses<br />

de Jean Haudry.<br />

Il est <strong>des</strong> blasphèmes qui tuent ceux qui<br />

les profèrent, en particulier l'outrage<br />

par la révolte ou la désobéissance aux<br />

dieux. C'est ainsi que le premier blasphème<br />

de l'humanité a causé tout simplement sa<br />

perte. En effet la plupart <strong>des</strong> mythes indoeuropéens<br />

racontant l'apparition de l'homme<br />

dans la création du monde, nous apprennent<br />

que l'homme a vécu deux naissances<br />

successives.<br />

L'âge d'or<br />

La première est une naissance divine. La<br />

vie de l'homme est alors caractérisée par le<br />

Maxime Loiseau Séries TV Pictures.<br />

F- ? ïî!*! j! ..'- -<br />

bonheur et l'harmonie. Dans les métamorphoses<br />

Ovide décrit ce temps heureux au<br />

printemps éternel. (Métamorphoses, 1, v. 76<br />

et suiv.)<br />

«L'âge d'or fut semé, le premier qui sans<br />

répression, sans lois, pratiquait de lui-même<br />

la bonne foi et la vertu.... point de casques,<br />

point d'épées; sans avoir besoin de soldats,<br />

les nations passaient au sein de la paix une vie<br />

de doux loisirs. La terre aussi, libre de redevances,<br />

sans être violée par le hoyau, ni blessée<br />

par la charrue, donnait tout d'elle même<br />

... Le printemps était éternel et les paisibles<br />

zéphyrs caressaient de leurs tiè<strong>des</strong> haleines<br />

les fleurs nées sans semence. » (1> .<br />

Isabelle<br />

Bianquis-Gasser<br />

Institut d'Ethnologie- Laboratoire de<br />

Sociologie de la Culture Européenne<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994<br />

57


La chute<br />

Mais le scénario est invariablement le<br />

même... Les hommes n'ont pas su jouir correctement<br />

de ces bienfaits et ce thème de<br />

l'âge d'or décrit par nombre de poètes<br />

depuis Hésiode se termine toujours par la<br />

faute <strong>des</strong> hommes.<br />

Ovide fait succéder l'âge d'argent à<br />

l'âge d'or. Dans ce temps sont apparues les<br />

quatre saisons, obligeant les hommes à<br />

souffrir <strong>des</strong> chaleurs torri<strong>des</strong> et du froid glacial,<br />

et à entrer pour la première fois dans<br />

<strong>des</strong> maisons.<br />

Puis vint l'âge du bronze pire encore<br />

durant lequel commencèrent les combats.<br />

Enfin l'âge du fer quand l'homme «ne se<br />

contenta plus de demander à la terre féconde<br />

les moissons et les aliments qu'elle lui<br />

devait, mais il pénétra jusque dans ses<br />

entrailles ; On vit de rapines ; l'hôte ne se fie<br />

plus à l'hôte, ni le beau-père au gendre,<br />

même entre frères, la concorde devient rare ;<br />

l'époux médite la perte de l'épouse; l'épouse,<br />

celle de l'époux;... La piété est vaincue,<br />

foulée aux pieds ; loin de cette terre trempée<br />

de sang se retire, la dernière, après tous les<br />

immortels, la vierge Astrée». (1)<br />

Alors les dieux se fâchent, annulent cet<br />

âge d'or et provoquent généralement par le<br />

déluge un anéantissement général, épargnant<br />

en fin de compte un homme ou un<br />

couple qui sera à l'origine de la seconde<br />

naissance <strong>des</strong> hommes.<br />

Une très belle illustration de la fin de<br />

cette première époque et du début de la<br />

seconde nous est livrée par le mythe de<br />

Pyrrha et Deucalion.<br />

Le déluge a recouvert la terre de mer.<br />

Une seule montagne a été épargnée et garde<br />

sa cime élevée jusqu'au ciel, il s'agit du<br />

Parnasse.<br />

C'est au pied du Mont Parnasse que va<br />

accoster le seul couple survivant de cette<br />

catastrophe. Survivant car vertueux et soucieux<br />

de justice. Il s'agit de Deucalion et de<br />

sa compagne Pyrrha.<br />

Mais voyant le vide et le silence qui<br />

régnent autour d'eux, Deucalion et Pyrrha<br />

fondent en larmes. Ils cherchent alors à<br />

implorer la divinité se tournant dans la direction<br />

du sanctuaire de la déesse Thémis.<br />

La déesse est touchée par leur prière<br />

dans laquelle ils demandent comment ils<br />

pourront réparer la perte de leur race, et rend<br />

l'oracle suivant : «Eloignez vous du temple,<br />

voilez vous la tête, détachez la ceinture de<br />

vos vêtement et jetez derrière votre dos les<br />

os de votre grand mère».<br />

Deucalion trouve le premier le sens de<br />

l'oracle, comprenant que la terre symbolise<br />

la grand mère, les pierres symbolisent les os<br />

de la terre. Le couple décide de suivre cette<br />

interprétation : «Ils s'éloignent, se voilent la<br />

tête, dénouent leur tunique et comme ils en<br />

ont reçu l'ordre lancent <strong>des</strong> pierres derrière<br />

leurs pas. Ces pierres perdent leur dureté et<br />

leur apparence rigide, elles s'amollissent<br />

peu à peu et en s'amollissant, prennent une<br />

nouvelle forme. Puis elles s'allongent, leur<br />

nature s'adoucit et on peut reconnaître<br />

jusqu'à un certain point, quoique vague<br />

encore la figure humaine telle qu'elle commence<br />

à sortir du marbre, à peine ébauchée<br />

et toute pareille aux statues imparfaites. La<br />

partie de ces pierres où quelques sucs<br />

liqui<strong>des</strong> se mêlent à la terre devient de la<br />

chair, ce qui est solide et ne peut fléchir se<br />

change en os, ce qui était veine de la pierre<br />

subsiste sous le même nom. Dans un bref<br />

espace de temps comme l'avaient voulu les<br />

dieux, les pierres lancées par les mains masculines<br />

devinrent <strong>des</strong> hommes, et le sexe<br />

féminin dut une nouvelle vie à celles qu'une<br />

femme avait jetées. Voilà pourquoi nous<br />

sommes une race dure, à l'épreuve de la<br />

fatigue».<br />

Ce thème rapporté ainsi par Ovide se<br />

retrouve sous <strong>des</strong> formes différentes de<br />

façon plus générale dans tout le monde<br />

indo-européen. Que ce soit la forme du<br />

poème d'Athranasis, le plus complet <strong>des</strong><br />

poèmes sumériens qui raconte comment les<br />

hommes à un moment se rendent insupportables<br />

aux dieux. Surgit alors un héros, le<br />

plus sage, qui sauvera l'humanité en particulier<br />

du déluge. Ou encore sous la forme<br />

de la légende d'Ymir dans la mythologie<br />

Scandinave. Là il est question de l'âge d'or<br />

durant lequel le divertissement par excellence<br />

est le jeu de hasard. Mais ce temps ne<br />

peut durer, intervient alors un événement<br />

dramatique, en relation directe avec un parjure.<br />

Toute une série de récits différents<br />

annoncent ce moment de rupture, suivi d'un<br />

cataclysme, disparition de la terre sous la<br />

mer, ou encore embrasement universel:<br />

l'apocalypse.<br />

Jean Haudry a ramené à quatre les catastrophes<br />

du monde :<br />

- un hiver auquel, seuls, un héros et les<br />

siens survit,<br />

- l'obscurité qui se manifeste par la disparition<br />

<strong>des</strong> astres (soleil, lune, étoiles),<br />

- l'inondation ou déluge,<br />

- l'incendie universel.<br />

Passé ce cataclysme, un ordre nouveau<br />

est rétabli; mais ce n'est plus le même.<br />

L'action répressive <strong>des</strong> dieux va obliger les<br />

hommes à travailler, à peiner.<br />

Ce temps de Zeus, celui que nous vivons<br />

est le pendant du temps de Cronos premier<br />

temps idyllique dont nous parle Platon.<br />

Le monde sort d'un paradis perdu, il ne<br />

le retrouvera plus pour certains mythes,<br />

pour d'autres un jour viendra où les hommes<br />

connaîtront à nouveau un âge d'or.<br />

Deux doctrines sont à la base de ces<br />

cycles cosmiques. Il existe une orientation<br />

traditionnelle dans les cultures primitives<br />

pour laquelle le temps cyclique se régénère<br />

périodiquement à l'infini et une orientation<br />

moderne pour laquelle le temps fini est fragment<br />

entre deux infinis atemporels. Dans le<br />

premier cas l'âge d'or est répétable une infinité<br />

de fois, dans le second cas il n'y a eu<br />

qu'un âge d'or.<br />

Chez les Iraniens, les Juifs ou les chrétiens<br />

l'histoire n'est pas répétable, elle est<br />

limitée. Dans cette conception linéaire du<br />

temps, il y a une fin unique suivie d'une<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 58


création nouvelle. Par exemple dans la religion<br />

chrétienne, la prophétie de la Rédemption<br />

est quelque chose de tout à fait différent<br />

du temps <strong>des</strong> origines. Il y aura un salut<br />

de l'humanité mais l'homme doit s'y préparer<br />

afin de faire partie <strong>des</strong> saints de ce<br />

dernier temps. Dans ce cas le comportement<br />

actuel de l'homme est décisif pour son salut<br />

futur.<br />

Finalement la question est la suivante :<br />

pourquoi les hommes pourtant nantis par les<br />

dieux aux origines n'ont pas été capables de<br />

préserver leur vie au Paradis.<br />

Les travaux de Mircéa Eliade et de Jean<br />

Haudry permettent de mieux cerner les différents<br />

niveaux d'interprétation de ces<br />

mythes.<br />

Le mythe a une fonction précise, celle<br />

d'expliquer la création du monde et de fournir<br />

<strong>des</strong> éléments de réponse et de compréhension<br />

de la condition <strong>des</strong> hommes.<br />

L'homme sur la terre vit dans une situation<br />

tout à fait précaire et toute sa vie il<br />

oscille entre l'ordre et le désordre. Dualisme<br />

fondamental car à tout instant l'équilibre<br />

peut être rompu, le désordre majeur<br />

trouvant son expression dans le cataclysme<br />

cosmique.<br />

Les mythes de création puis d'anéantissement<br />

du monde rendent compte de l'existence<br />

du mal c'est-à-dire de l'imperfection<br />

de la création.<br />

Un Dieu fatigué<br />

Mircéa Eliade trouve dans <strong>des</strong> mythes<br />

populaires d'Europe Sud orientale, l'image<br />

d'un dieu fatigué après la création et qui va<br />

laisser s'achever l'oeuvre par un auxiliaire,<br />

le diable par exemple, pendant que lui se<br />

retire au ciel.<br />

Dans le folklore roumain ce dieu lointain<br />

joue un rôle capital «l'éloignement de Dieu<br />

trouve sa justification immédiate dans la<br />

dépravation de l'humanité. Dieu se retire au<br />

ciel car les humains ont choisi le mal et le<br />

péché. »


épreuves (par l'eau ou par le feu) qui permettent<br />

à <strong>des</strong> héros de traverser la mort et<br />

d'atteindre une vie nouvelle. Mais en raison<br />

de l'homologie existant entre le cycle cosmique<br />

et le cycle annuel, atteindre une vie<br />

nouvelle est à mettre en parallèle avec le fait<br />

d'entrer dans la belle saison. Les épreuves<br />

du déluge ou du feu permettent à l'homme<br />

de rejoindre la lumière de la belle saison,<br />

symbole elle même de l'immortalité.<br />

La fin de l'âge d'or ne peut trouver son<br />

origine que dans la colère <strong>des</strong> dieux et cette<br />

colère ne peut être provoquée que par le<br />

blasphème ; le mythe éclaire alors sous une<br />

forme narrative un événement qui ne peut<br />

trouver autrement de justification, la nuit<br />

succède immanquablement au jour...<br />

Le mal et la mort ne peuvent pas être nés<br />

avec le monde, ils sont là par accident. Et<br />

c'est une transgression qui engendre le moment<br />

fatal de la rupture avec le monde divin.<br />

Mais le drame n'est pas définitif, la<br />

cause n'est pas perdue à jamais. Et les<br />

hommes face à la définition du temps se<br />

situent dans une perspective optimiste. La<br />

conception cyclique indique qu'après la<br />

<strong>des</strong>truction se fera une reconstruction à<br />

l'image du premier âge d'or. Ici l'eschatologie<br />

emprunte aux mythes de création ses<br />

modèles. Le temps à venir sera le même que<br />

le temps premier.<br />

Par contre dans la conception historique,<br />

du drame cosmique surgira le Royaume de<br />

Dieu.<br />

«Puis je vis un ciel nouveau et une terre<br />

nouvelle ; car le premier ciel et la première<br />

terre avaient disparu, et la mer n'était plus ».<br />

(Apocalypse v. 21.1)<br />

Ainsi, partout l'homme, pour supporter<br />

l'histoire ressent un besoin profond de<br />

domestication de l'avenir. Dans le passé,<br />

les hommes <strong>des</strong> sociétés traditionnelles ont<br />

accepté le malheur parce que les événements<br />

historiques étaient considérés<br />

comme l'expression d'une succession<br />

d'archétypes. Au cours de l'histoire, <strong>des</strong><br />

mouvements ont suscité la résurgence de<br />

projets de société ou de projets «folkloriques»<br />

s'inscrivant dans un retour à l'âge<br />

d'or. Aujourd'hui dans nos sociétés occidentales,<br />

devant la disparition de références<br />

à ces archétypes, face à l'atténuation<br />

du sentiment religieux, la futurologie<br />

semble avoir pris le relais.<br />

Bibliographie<br />

Eliade (Mircéa), «De Zalmoxis à<br />

Gengis-Khan» Paris, Payot,» 1970,252<br />

pages.<br />

Haudry ( Jean), «La religion cosmique<br />

<strong>des</strong> Indo-Européens» Paris, Arche, Les<br />

Belles Lettres, 1987, 329 pages.<br />

Ovide, «Les métamorphoses», Paris,<br />

Gallimard, Folio, 1992, 620 pages.<br />

Léger (Louis), «La mythologie Slave,»<br />

Paris, Ernest Leroux,1901, 248 pages.<br />

Ravignant (R), Kielce(A), «Cosmogonies<br />

- Les grands mythes de création<br />

du monde», Le Mail, 1988,160 pages.<br />

Notes<br />

1. Astrée : déesse de la Justice<br />

2. Eliade ( M): De Zalmoxis à Gengis-Khan<br />

page 93<br />

3. Eliade (M): De Zalmoxis à Gengis-Khan<br />

page 129<br />

4. Haudry (Jean), La religion cosmique <strong>des</strong> Indo-<br />

Européens, page 285<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 60


FREDDY RAPHAEL • GENEVIEVE HERBERICH-MARX<br />

Une croisade de<br />

purification culturelle<br />

Les autodafés du solstice d'hiver<br />

dans l'Alsace annexée (1940)<br />

Cette liberté [de l'architecture médiévale]<br />

va très loin. Quelquefois un portail, une<br />

façade, une église tout entière présentent un<br />

sens symbolique absolument étranger au<br />

culte, ou même hostile à l'Eglise. Dès le xnt<br />

siècle Guillaume de Paris, Nicolas Flamel<br />

au xv, ont écrit de ces pages séditieuses.<br />

Saint-Jacques-de-la-Boucherie était toute<br />

une église d'opposition.<br />

La pensée alors n 'était libre que de cette<br />

façon, aussi ne s'écrivait-elle tout entière<br />

que sur ces livres qu 'on appelait édifices.<br />

Sans cette forme édifice, elle se serait vue<br />

brûler en place publique par la main du<br />

bourreau sous la forme manuscrit, si elle<br />

avait été assez impudente pour s y risquer.<br />

Victor HUGO, Notre-Dame de Paris,<br />

édit. Garnier, p. 214-215.<br />

Dis-moi quels livres tu fréquentes,<br />

et je te dirai qui tu es.<br />

Toi l'Alsacien, agis en conséquence!<br />

Paul SCHALL,<br />

Strassburger Neueste Nachrichten (1> ,<br />

14/12/1940.<br />

Freddy Raphael, Geneviève Herberich-Marx<br />

Facultés <strong>des</strong> Sciences <strong>sociales</strong>. Laboratoire<br />

de sociologie de la culture européenne.<br />

Le 2 décembre 1940, lors du solstice<br />

d'hiver, dans les principales cités<br />

d'Alsace telles que Strasbourg,<br />

Colmar, Mulhouse, mais aussi dans les<br />

bourga<strong>des</strong> de moindre importance comme<br />

Erstein, Drusenheim, Molsheim, Mertzwiller...,<br />

on a détruit à la lumière <strong>des</strong><br />

flambeaux, selon un rituel identique, les<br />

ouvrages pernicieux et délétères <strong>des</strong> écrivains<br />

français, juifs, marxistes, ainsi que ceux <strong>des</strong><br />

émigrés allemands. Dans le seul arrondissement<br />

de Haguenau six feux sont allumés<br />

(à Haguenau, Bischwiller, Soufflenheim,<br />

Niederbronn, Drusenheim et Mertzwiller) ;<br />

onze autodafés ont lieu dans l'arrondissement<br />

de Saverne (Saverne, Marmoutier, Dettwiller,<br />

Bouxwiller, Obermodern, Ingwiller, La<br />

Petite-Pierre, Lohr, Drulingen, Diemeringen<br />

et Sarre-Union).<br />

Nous avons entrepris de cerner l'importance<br />

prise par l'autodafé dans la mémoire<br />

<strong>des</strong> Alsaciens. Présence, esquive ou bien<br />

oubli? L'extrême rareté d'une mention<br />

spontanée de cette épreuve nous a étonnés.<br />

S'agirait-il d'une mémoire honteuse, qui a<br />

été jusqu'à oblitérer ce qui, d'une certaine<br />

façon, l'importune? Est-ce une démission<br />

sous l'emprise de la peur, plus que de la<br />

conviction, qu'il est difficile d'intégrer?<br />

A de rares reprises se sont manifestées,<br />

lors de notre enquête, <strong>des</strong> réactions qui relèvent<br />

à la fois d'une intimidation et d'une<br />

prudence voisinant la lâcheté. «<strong>Pour</strong>quoi<br />

vous intéressez-vous à cela ?» nous a-t-on<br />

dit. «C'est trop frais. C'est trop tôt pour en<br />

parler. Vous aurez <strong>des</strong> histoires » affirme un<br />

témoin aujourd'hui très âgé.<br />

La mise au pas<br />

C'est en juin 1940 que débute l'annexion<br />

de fait de l'Alsace par l'Allemagne<br />

nazie, qui entreprend immédiatement de<br />

«regermaniser» l'ancien Reichsland. Avec<br />

zèle et détermination, l'administration civile<br />

qui se confond au sommet de la hiérarchie<br />

avec le Parti, s'appuyant sur la police<br />

et l'armée, s'emploie à «extirper tout le<br />

fatras français » (Entwelschung). Dans cette<br />

entreprise de rééducation culturelle, méthodique<br />

et implacable, la mise au pas de la<br />

politique du livre constitue une étape<br />

importante. On entend éliminer tous les<br />

livres français, ainsi que ceux qui vont à<br />

rencontre de l'oeuvre de régénération initiée<br />

par le National-Socialisme, qu 'il s'agisse<br />

<strong>des</strong> ouvrages d'opposants allemands, de<br />

Juifs, de Marxistes... Une traque systématique<br />

est mise en place afin de «purifier»<br />

les bibliothèques municipales, scolaires et<br />

privées, ainsi que les librairies, de la présence<br />

de cette production «nuisible», qui<br />

avait pour but de pervertir et d'empoisonner<br />

(Gift) l'âme alsacienne.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 61


L'organigramme de l'administration civile<br />

et militaire mise en place par les Nazis dans<br />

une bourgade alsacienne de dix mille habitants<br />

(Guebwiller) est significatif du maillage<br />

et du réseau serré de contrôle, <strong>des</strong>tinés à<br />

encadrer la population. Trois jours à peine<br />

après l'arrivée d'une patrouille composée<br />

d'un officier et d'une douzaine de soldats,<br />

le 18 juin 1940, se mettent en place :<br />

- une Ortskommandatur, un commandement<br />

militaire,<br />

- un Landkommissar, un sous-préfet allemand,<br />

- un Stadtkommissar, un maire allemand,<br />

auxquels viennent s'adjoindre quarante<br />

fonctionnaires allemands. En même temps, le<br />

«Parti» étend son réseau. Dès le mois de<br />

juillet, un Kreisleiter, un chef d'arrondissement,<br />

s'installe dans une villa réquisitionnée,<br />

suivi d'un Ortsgruppenleiter, responsable au<br />

niveau de la localité. La bourgade est divisée<br />

en deux Ortsgruppen, celui de la Ville Basse<br />

et celui de la Ville Haute. Chacun de ces districts<br />

est lui-même fractionné en plusieurs<br />

Zellen (cellules), avec chaque fois un responsable<br />

(Zellenleiter) pour mille à deux mille<br />

personnes ; les cellules sont elles-mêmes divisées<br />

en Block (îlots) avec leur Blockleiter responsable<br />

d'un pâté de maisons ou d'un quartier<br />

comprenant de quarante à soixante ménages.<br />

A cette toile dense s'ajoute le réseau<br />

serré que tissent les nombreuses formations<br />

de la N.S.D.A.P. (National -Sozialistische<br />

Deutsche Arbeiter Parteî) :<br />

- les SA et les ss,<br />

- la NSKK (N.S. Kraftfahrer Korps regroupant<br />

ceux qui étaient intéressés par la<br />

mécanique auto),<br />

- la NSFK (N.S. Flieger Korps pour les amateurs<br />

d'avion),<br />

- la NSKOV (N.S. Kriegsopferverband qui<br />

regroupe les victimes de la guerre),<br />

- la NSKB (N.S. Krieger Bund, l'union <strong>des</strong><br />

anciens combattants), sans oublier les<br />

mouvements de jeunesse, notamment les<br />

Jungvolk ou Pimfe (jeunes garçons de<br />

10 à 14 ans), la Hitler-Jugend (la Jeunesse<br />

hitlérienne), et le Bund Deutscher<br />

Mädel (mouvement pour les jeunes filles<br />

de 10 à 18 ans). Quant à la DAF<br />

(Deutscher Arbeitsfront, le Front du tra-<br />

Dessin inédit de Tomi Ungerer. © Collection Tomi Ungerer <strong>des</strong> Musées de Strasbourg, photographie Geneviève Engel<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 62


vail), elle regroupe obligatoirement tous<br />

ceux qui étaient employés dans une<br />

même entreprise, la cotisation étant prélevée<br />

automatiquement sur la fiche de<br />

paye. Un organisme unique, Kraft durch<br />

Freude (La force par la joie) prit en main<br />

l'organisation <strong>des</strong> loisirs, et chaque<br />

entreprise dut acquérir un certain<br />

nombre de billets pour les remettre gracieusement<br />

à ses employés.<br />

La prise en main et le contrôle idéologique<br />

du réseau scolaire furent aussi<br />

contraignants : les postes de responsabilité<br />

furent confiés à <strong>des</strong> enseignants du Pays de<br />

Bade, tandis que les instituteurs alsaciens<br />

furent soumis à un stage de «rééducation »<br />

(Umschulung) en Allemagne. Dans les<br />

grands établissements on nomma un Schulkommissar.<br />

La politique du livre<br />

Dans le système de mise au pas idéologique<br />

la politique du livre devait jouer un<br />

rôle significatif. Les autorités étendent méthodiquement<br />

leur réseau de surveillance et<br />

de contrôle ; elles demandent <strong>des</strong> comptes<br />

aux directeurs <strong>des</strong> hôpitaux, <strong>des</strong> hospices de<br />

vieillards et de sanatoriums où se trouvent<br />

<strong>des</strong> bibliothèques. Dans le cadre de «l'extirpation<br />

de l'esprit dégénéré français»<br />

(Entwelschung) et de «l'assainissement»<br />

(Säuberung) <strong>des</strong> bibliothèques <strong>des</strong> hôpitaux<br />

et <strong>des</strong> hospices, une circulaire du<br />

1 er avril 1941 (Ziwilverwaltung, n°19552)<br />

allègue la réintroduction de la «langue<br />

maternelle» (Muttersprache) en Alsace<br />

pour demander l'éloignement <strong>des</strong> livres<br />

«français et d'esprit non-allemand» (ihrem<br />

Geist nach undeutschem Schrifttum). II est<br />

toutefois précisé que dans les établissements<br />

importants les ouvrages ou manuscrits<br />

français précieux ayant une valeur<br />

scientifique ou culturelle seront saisis et<br />

livrés aux responsables de l'administration<br />

civile de la cité. Les soeurs soignantes de<br />

l'hôpital Sainte-Thérèse de Colmar font<br />

savoir «respectueusement» dans une lettre<br />

adressée le 14 avril 1941 à l'administrateur<br />

civil «qu'en tant qu'établissement confessionnel»<br />

elles n'ont «jamais toléré <strong>des</strong><br />

ouvrages reprehensibles politiquement ou<br />

moralement» dans leur bibliothèque.<br />

Furent épurées systématiquement les<br />

librairies, les imprimeries, les maisons d'édition,<br />

les écoles qui furent toutes vidées de<br />

leurs ouvrages français, ainsi que les bibliothèques<br />

municipales. Il faut aussi se débarrasser<br />

<strong>des</strong> livres d'école, car, comme le souligne<br />

les Strassburger Neueste Nachrichten<br />

du 14 décembre 1940, «les Français n'ont eu<br />

aucun scrupule à planter la haine xénophobe<br />

dans l'âme <strong>des</strong> jeunes enfants».<br />

Un contrôle rigoureux est imposé aux<br />

librairies qui ne peuvent plus s'approvisionner<br />

qu'à la Librairie Centrale Alsacienne.<br />

Une libraire se rappelle de ['«office»<br />

(Zuteilung) que son père recevait tous les<br />

mois. Dans ce colis d'une trentaine d'ouvrages,<br />

«il y avait peut-être cinq ou six<br />

romans, tout le reste était <strong>des</strong> livres politiques<br />

ou de guerre ». «Il fallait se méfier de<br />

tout le monde», mais à certaines de ses<br />

connaissances, dont il était «absolument<br />

sûr», il vendait l'un ou l'autre ouvrage français<br />

qu'il avait réussi à cacher. C'est sur<br />

autorisation spéciale du Stadtkommissar,<br />

du maire, et «dans l'intérêt du service» que<br />

le responsable «du service du ravitaillement<br />

et de la lutte contre les doryphores» (Kartoffelkâferabwehrdienst)<br />

de Colmar peut<br />

commander, le 18 septembre 1940, le Guide<br />

Bleu d'Alsace et de Lorraine.<br />

Dès juillet 1940, un décret de l'Administration<br />

Civile interdit aux bibliothèques<br />

le prêt d'ouvrages, et exige que leurs directeurs<br />

fassent parvenir un inventaire au responsable<br />

de la propagande (Propagandaleiter).<br />

Parallèlement au contrôle <strong>des</strong> bibliothèques,<br />

à la fermeture de certaines d'entre<br />

elles, et conformément aux injonctions<br />

d'Hitler qui exige «que la culture allemande<br />

n 'existât pas uniquement pour les dix mille<br />

membres de l'élite, comme c'est le cas en<br />

Angleterre, mais qu 'elle soit accessible au<br />

peuple tout entier», les Nazis mettent en<br />

place un réseau dense de bibliothèques populaires<br />

(Volksbücherei). Chaque village de<br />

plus de trois cents habitants se voit doté<br />

d'une bibliothèque : dès 1941, on en créa sept<br />

cents en Alsace, auxquelles il convient<br />

d'ajouter mille deux cents bibliothèques scolaires.<br />

Ces Volksbüchereien semblent avoir<br />

rencontré un assez grand succès, à la suite<br />

notamment de l'embrigadement <strong>des</strong> jeunes :<br />

selon un rapport pour l'année 1943-1944 de<br />

la bibliothèque de Haguenau, sur les<br />

1504 lecteurs qui ont emprunté 18498 ouvrages<br />

la moitié sont <strong>des</strong> jeunes. Il est significatif<br />

que deux salles leur étaient réservées<br />

au second étage de cette bibliothèque, qui<br />

servirent également de cadre pour diverses<br />

manifestations organisées par la Jeunesse<br />

Hitlérienne.<br />

L'analyse <strong>des</strong> ouvrages que proposent<br />

les deux catalogues <strong>des</strong>tinés aux adultes et<br />

aux jeunes <strong>des</strong> bibliothèques populaires<br />

permet de saisir l'idéologie et la stratégie de<br />

l'entreprise de rééducation (Bücherverzeichnis<br />

Städtische Volksbücherei, Haguenau;<br />

le même titre avec en plus Jugendabteilung<br />

pour la section <strong>des</strong> jeunes). La<br />

préface de ce dernier précise que les ouvrages<br />

proposés à «chaque garçon allemand»<br />

et à «chaque fille allemande» sont<br />

<strong>des</strong> livres qui « s'enracinent» dans «le génie<br />

allemand», dans «leur être allemand»<br />

(Wesen) et dans «le sol allemand». Ces<br />

oeuvres font découvrir à chacun «7a puissance<br />

invincible (unversiegliche Kraft) de<br />

notre âme, de notre sang et de notre sol».<br />

<strong>Pour</strong> que ces ouvrages fassent de ces jeunes<br />

<strong>des</strong> hommes forts et résolus, capables de<br />

«maîtriserla vie», il convient qu'ils respectent<br />

la langue. C'est elle qui est «l'âme de<br />

tout» (die Seele <strong>des</strong> Ganzen), et qui donne<br />

«vie et couleur». Quant au contenu, il<br />

convient d'en faire la «nourriture pour la<br />

volonté (Willen), 7e cerveau et le coeur<br />

(Hirn und Herz)». Les jeunes sont incités à<br />

s'écarter de tout ce qui pourrait «empoison-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 63


ner» (vergiften) leur âme, et à s'abandonner<br />

en toute confiance (iasst euch führen)<br />

aux oeuvres proposées. Avec de tels gui<strong>des</strong>,<br />

leur âme restera «saine» (gesund).<br />

Nous ne pouvons entreprendre dans le<br />

cadre de ce travail l'analyse exhaustive <strong>des</strong><br />

thèmes proposés et <strong>des</strong> ouvrages sélectionnés<br />

: le <strong>des</strong>tin de l'Allemagne, la guerre pour<br />

son indépendance, la conquête d'un espace<br />

vital, tout comme l'exaltation d'un peuple<br />

uni par la travail et le combat y tiennent une<br />

grande place. Quant aux jeunes, ils n'ont<br />

d'existence véritable - et valable - qu'au sein<br />

<strong>des</strong> mouvements de jeunesse qui les préparent<br />

à l'effort final; ils ne s'accomplissent<br />

que dans une conduite héroïque au front.<br />

Depuis la nuit <strong>des</strong> temps, les jeunes allemands<br />

ont su se battre avec bravoure et sacrifier<br />

leur vie pour libérer leur patrie d'un joug<br />

cruel. Les thèmes <strong>des</strong> livres proposés par le<br />

catalogue pour adultes sont orientés encore<br />

plus massivement vers la lutte aux côtés du<br />

Führer, jusqu'au sacrifice suprême pour que<br />

vive «7apatrie allemande». Il s'agit de forger<br />

une «communauté» (Gemeinschaff) qui<br />

prenne conscience du lien qui unit l'héroïsme<br />

<strong>des</strong> temps anciens (Urzeit) aux combattants<br />

d'aujourd'hui. Elle se doit de rassembler<br />

les bâtisseurs, les explorateurs et les<br />

Allemands présents dans les terres lointaines<br />

autour du même culte de la patrie. Au centre<br />

de cette croisade pour le salut de l'âme germanique,<br />

le chef charismatique et ses preux,<br />

engagés tout entiers dans une lutte sans merci<br />

contre l'ennemi essentiel, le Juif. La camaraderie,<br />

la fraternité <strong>des</strong> armes, l'acceptation<br />

de la mort sacrificielle, souvent esthétisée,<br />

mais aussi la détermination sans faille et<br />

l'exaltation de la violence, telles sont les vertus<br />

qui relèvent d'un impératif catégorique.<br />

Le 22 décembre 1940, les S.N.N. s'efforcent<br />

de répondre aux voeux <strong>des</strong> jeunes alsaciens<br />

qui peuvent enfin lire <strong>des</strong> ouvrages<br />

qui prennent en charge leurs problèmes. Et<br />

de venir à leur secours en leur signalant huit<br />

lectures d'une utilité «qui ne se démentira<br />

jamais», ainsi que <strong>des</strong> carnets de chants et<br />

<strong>des</strong> ouvrages illustrés, dûs au photographe<br />

Heinrich Hoffmann, Der Führer in seinen<br />

Bergen (Le Führer dans ses montagnes),<br />

Der Führer, wie ihn keiner kennt (Le<br />

Führer, tel que nul ne le connaît), Der<br />

Führer und seine Jugend (Le Führer et ses<br />

jeunes). A l'exception d'un livre consacré<br />

aux animaux et aux plantes, tous les autres<br />

exaltent l'héroïsme (Heldentum) du soldat<br />

allemand entièrement voué à son devoir<br />

(Pflicht), de son épouse et de sa mère qui<br />

ont pris la relève à l'arrière. Ils illustrent la<br />

grandeur «de la lutte, de la victoire et de la<br />

mort» de ceux qui combattent sur tous les<br />

fronts, parfois très loin de la patrie, dans <strong>des</strong><br />

positions isolées.<br />

Une croisade purificatrice<br />

Un long article publié dans le Kolmarer<br />

Kurier (17/12/1940), intitulé «Dans la foulée<br />

du grand chambardement» (Im Zuge der<br />

Entrümpelung), révèle par son contenu<br />

manifeste, mais aussi par ses connotations,<br />

l'esprit de l'entreprise. C'est un Alsacien qui<br />

est censé s'exprimer pour dire combien il est<br />

enthousiasmant pour lui, surmontant toute<br />

vaine réticence, de se débarrasser de toute<br />

une pacotille débilitante <strong>des</strong>tinée à l'amoindrir<br />

et le pervertir. Comment a-t-il pu se laisser<br />

abuser par les romans et les magazines<br />

français «enjuivés», tels que Marie-Claire et<br />

Confidences, fatras de récits «sordi<strong>des</strong>, frivoles<br />

et superficiels» (mit ekelhaften, leichten<br />

und seichten Geschichten), et <strong>des</strong> illustrations<br />

qui incitent à la perversion.<br />

«Débarrassons-nous de cette maudite ordure<br />

juive» (Weg verdammter Judendreck).<br />

Pas de doute que la désignation de «merde<br />

juive» constitue une traduction plus exacte<br />

et s'inscrit dans la cohérence d'un réseau<br />

sémantique qui unit, dans cet article comme<br />

dans l'idéologie globale du Nazisme, le Juif<br />

à la scatologie, à la jouissance qu'il éprouve<br />

quand il se vautre dans les excréments et la<br />

fange. Au Judenmist («déjections» juives) et<br />

à l'ordure juive (Judendreck) s'oppose, dans<br />

cet appel, l'entreprise de salubrité et de purification<br />

(reinmachen) qui s'impose à celui<br />

qui réalise, avec un sentiment de honte, qu'il<br />

s'est laissé berner. A cette littérature enjuivée<br />

s'ajoutent les romans naturalistes d'un<br />

Zola et d'un Dekobra: un honnête homme<br />

aurait honte que ses enfants le découvrent en<br />

possession de tels ouvrages ! Une «saine<br />

colère» le saisit, lorsqu'il prend conscience<br />

<strong>des</strong> heures qu'il lui a fallu consacrer à<br />

l'apprentissage forcé, mécanique et répétitif,<br />

du français par la Méthode Directe : il s ' agissait<br />

là d'une entreprise <strong>des</strong>tinée à déformer<br />

et à mutiler son esprit (die meinen Geist verkrüppeln<br />

sollterí). Il n'est pas jusqu'aux<br />

Alsatica eux-mêmes, dont certains sont du<br />

vrai «poison» (Gift). Les auteurs francophiles<br />

sont associés aux écrivains juifs<br />

(«Quelle belle engeance!») dans leur croisade<br />

de dénigrement et de propagande éhontée.<br />

Les Histoires de la Mère Gretel ne reflètent<br />

en rien la vie du paysan alsacien, tandis<br />

que les romans d'Erckmann- Chatrian, traduits<br />

- oh, ruse suprême ! - en allemand pour<br />

mieux tromper leurs lecteurs, ont essayé en<br />

vain d'accréditer la légende d'un attachement<br />

de l'Alsace pour la France.<br />

Le style direct et parlé de cet article tend<br />

à le faire passer pour la prise de conscience<br />

d'un Alsacien longtemps abusé, qui réalise<br />

à quel abaissement il s'est laissé entraîner.<br />

Il a enfin trouvé la force de réagir !<br />

La Kreisleitung du Parti National-<br />

Socialiste donne <strong>des</strong> instructions pour que<br />

la population rassemble tous les écrits<br />

«étrangers au génie de la race» (artftemd),<br />

qui ont tenté de «défigurerle visage authentiquement<br />

allemand de l'Alsace», et qui<br />

n'ont réussi qu'à lui imposer «un fard»<br />

(Schminké) superficiel. Il importe de «purifier»<br />

chaque foyer en le débarrassant <strong>des</strong><br />

ouvrages trompeurs (verlogene), «kitsch»<br />

(verkitschte) et sordi<strong>des</strong> (berüchtig) qu'ont<br />

elucubres les auteurs français, juifs,<br />

marxistes ou émigrés. Le corps sain de la<br />

nation allemande doit être délivré de ce<br />

«poison insidieux» (dieses zersetzende<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 64


Gift), qui par son caractère «décadent»<br />

s'emploie à le miner. Un journaliste de<br />

Molsheim (S.N.N., 15/12/1940) associe avec<br />

une ironie qui se veut cinglante «la littérature<br />

délétère (anriichtig) <strong>des</strong> émigrés», les<br />

oeuvres d'Emil Ludwig, «maître de la falsification»,<br />

qui se trouvent en parfaite compagnie<br />

avec «les romans <strong>des</strong> bas-fonds de<br />

Varsovie» de Schalom Asch, et les «élucubrations<br />

morbi<strong>des</strong>» de Baudelaire; à leurs<br />

côtés <strong>des</strong> bibles en hébreu occupent la place<br />

qui leur revient. «N'oubliez pas, conseille<br />

Paul Schall à ses compatriotes (S.N.N.,<br />

14/12/1940), d'ajouter au fatras dont vous<br />

vous débarrassez les ouvrages <strong>des</strong> émigrés,<br />

ainsi que tous ceux qui incitent à la haine<br />

contre l'Allemagne ».<br />

De l'enthousiasme suscité par l'entreprise<br />

purificatrice entend témoigner cet article<br />

de Paul Schall dans les S.N.N. du 14 décembre<br />

1940, intitulé « Ce sera un grand feu<br />

de joie ! » (Es soll ein lustiges Feuer werden).<br />

Se libérer <strong>des</strong> chaînes du mensonge et<br />

de la haine, du «poison» distillé pour<br />

anéantir le pays, est une entreprise exaltante.<br />

A l'ardeur de la <strong>des</strong>truction de ce<br />

«kitsch», de l'éradication de cette «littérature<br />

de bas-étage» (Schund) s'ajoute la joie<br />

de la pureté recouvrée.<br />

Une liturgie<br />

La <strong>des</strong>truction <strong>des</strong> ouvrages se déroule<br />

le samedi 21 décembre 1940, à la tombée de<br />

la nuit, selon une liturgie et un rituel rigoureusement<br />

codifiés.<br />

Le régime tient absolument à ce que la<br />

<strong>des</strong>truction <strong>des</strong> ouvrages qu'il récuse apparaisse<br />

comme l'initiative spontanée d'une<br />

population qui, prenant conscience de son<br />

abaissement, se ressaisit et se débarrasse<br />

avec enthousiasme de ce qui l'a asservie. Le<br />

chef de la propagande de l'arrondissement<br />

de Colmar fait savoir, dans sa lettre du<br />

10 décembre 1940, que sur les instances<br />

expresses du Gauleiter la collecte <strong>des</strong><br />

ouvrages doit être menée «sans pression<br />

apparente». «L'action» doit relever d'une<br />

participation librement consentie (auffreiwilligerBasis),<br />

et, pour ce faire, «s'appuyer<br />

sur une propagande efficace».<br />

Dès le 12 décembre 1940, le Kolmarer<br />

Kurier incite les habitants de Guebwiller,<br />

dans un entrefilet en caractères gras, à<br />

«faire table rase» (macht reinen Tiscti)<br />

d'une culture toute entière employée à leur<br />

«déclin» (Niedergang). L'appariteur public<br />

parcourt les rues de la cité et fait retentir sa<br />

cloche aux carrefours pour communiquer au<br />

public ainsi rassemblé la date du ramassage<br />

<strong>des</strong> livres (du 16 au 19 décembre pour<br />

l'arrondissement de Guebwiller). Il semble<br />

qu'il y eut également une distribution de<br />

tracts par les Jeunesses Hitlériennes. Différents<br />

systèmes de ramassage furent mis en<br />

oeuvre, telle la collecte sous le contrôle <strong>des</strong><br />

chefs et <strong>des</strong> membres <strong>des</strong> organisations du<br />

Parti. «A cet effet, la population est priée,<br />

dès ce jour, de ficeler les livres pour faire<br />

<strong>des</strong> paquets et de les tenir prêts à être<br />

emportés». Le contrôle social était si efficace<br />

et le quadrillage de la localité si serré<br />

que peu de gens se dérobèrent aux injonctions.<br />

Peur et délation jouèrent un rôle de<br />

premier plan, poussant une majorité de personnes<br />

à donner <strong>des</strong> livres et <strong>des</strong> revues.<br />

«En effet, comment ne rien mettre sur le pas<br />

de sa porte, si tous les voisins y avaient<br />

déposé quelque chose... ?LeBlockleiter, de<br />

par ses attributions, pouvait pénétrer dans<br />

les appartements et les maisons; H pouvait<br />

exercer un chantage en affirmant simplement<br />

qu 'il savait bien qui était en possession<br />

de livres français ». Aussi, les membres<br />

<strong>des</strong> Jeunesses Hitlériennes, encadrés par les<br />

SA, qui ratissent systématiquement les différents<br />

quartiers de la bourgade, rassemblent<br />

une grande quantité d'ouvrages.<br />

«C'était un tas énorme !» affirme un ancien<br />

employé de la mairie d'alors. Parfois certaines<br />

personnes apportèrent elles-mêmes<br />

les ouvrages à l'endroit où ils étaient rassemblés<br />

sous la garde d'un soldat. «Les<br />

Nazis, en six mois de présence, avaient largement<br />

fait connaître à la population alsacienne<br />

leurs manières de procéder et la brutalité<br />

de leurs métho<strong>des</strong>. L'expulsion de<br />

210 Guebwillerois le 10 décembre avait fortement<br />

choqué la population... Les gens<br />

avaient peur...».<br />

La liturgie de la <strong>des</strong>truction par le feu, le<br />

21 décembre 1940, <strong>des</strong> ouvrages <strong>des</strong> auteurs<br />

français, francophiles, juifs et marxistes,<br />

se déroule dans toutes les localités<br />

alsaciennes, gran<strong>des</strong> ou petites, selon le<br />

même rituel, strictement élaboré et encadré.<br />

A la tombée de la nuit (bei einbrechender<br />

Dunkelheit), toutes les formations du parti,<br />

revêtues de leur uniforme, défilent martialement<br />

dans les rues de la cité pour se rassembler<br />

en ordre serré sur la grande place.<br />

Elles prennent position en carré autour du<br />

bûcher. C'est alors qu'apparaissent les<br />

dignitaires du parti et de l'armée, et que la<br />

fanfare joue une marche militaire «entraînante».<br />

C'est sous l'égide de la lumière triomphant<br />

<strong>des</strong> ténèbres que V Ortsgruppenleiter<br />

explique la symbolique de la fête du solstice.<br />

Il s'agit pour l'Alsace de renouer avec<br />

la coutume de ses ancêtres germaniques qui<br />

allumaient, de montagne en montagne, de<br />

grands feux visibles de loin. «... Et de même<br />

qu 'ils prêtaient à cette occasion un serment<br />

solennel à la tribu, de même, aujourd'hui,<br />

c 'est à nous de saluer les temps nouveaux<br />

par ce feu flamboyant, symbole de notre foi,<br />

et, solennellement, de jurer fidélité au<br />

Fiitirer, au Peuple et à la Patrie». Le discours<br />

du Kreisleiter de Colmar (Kolmarer<br />

Kurier, 23/12/1940) évoque les ancêtres<br />

qui, «il y a 3000 ans déjà, se rassemblaient<br />

sur les montagnes de leur patrie», afin<br />

d'exprimer par le feu du solstice leur «nostalgie<br />

(Sehnsucht) de la lumière, de la joie,<br />

de la purification, du renouvellement <strong>des</strong><br />

forces». Se trouvent ainsi convoqués, en un<br />

raccourci saisissant aux connotations romantiques,<br />

le respect d'une tradition ancestrale,<br />

le culte de la lumière et de la pureté,<br />

et la régénération. A cela s'ajoute l'hymne<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 65


au soleil «mère de toute vie» (Mutter allen<br />

Lebens). «L'âme alsacienne» s'éveille<br />

d'un «long hiver» d'oppression et d'avilissement;<br />

grâce aux flammes qui s'élancent<br />

vers le ciel «la foi» de l'Alsace en l'Allemagne<br />

«sepurifie» et trouve «une vigueur<br />

nouvelle». Le caractère «sacré» (heilig) de<br />

cette entreprise de «purification» (reinigen)<br />

s'exprime dans la récurrence massive d'un<br />

vocabulaire religieux qui unit la «foi»<br />

(Glaube an Deutschland), l'éradication du<br />

mal (Gift) et la «sanctification » de la patrie.<br />

Les S.N.N. du 27/12/1940 inscrivent le<br />

bûcher d'Aubure 2<br />

dans cette «ceinture de<br />

flammes» qui, unissant les feux de la forêt<br />

de Bohème à ceux <strong>des</strong> monts de Styrie et du<br />

Tyrol, protège tout ce qu'il y a de «sacré»<br />

dans l'âme allemande. A Selz (S.N.N.,<br />

29/12/1940) c'est sous l'injonction de brûler<br />

«tout ce qui se décompose et pourrit»<br />

(Es verbrenne was morsch und faul ist)<br />

qu'est livré aux flammes le «kitsch<br />

welsch».<br />

C'est également sous le signe de la purification<br />

et de la régénération que les dignitaires<br />

nazis placent la cérémonie. De même<br />

que les «flammespurificatrices» effacent les<br />

épreuves de l'année écoulée, de même «les<br />

flammes de ce premier solstice célébré en<br />

Alsace devront nous purifier de notre passé,<br />

pour en finir une bonne fois avec tout ce qui<br />

est français, avec un passé qui ne reviendra<br />

jamais plus». C'est alors que retentit le chant<br />

«Nur der Feiheit gehört unser Leben» (C'est<br />

à la liberté seule qu 'appartient notre vie) et<br />

que sont livrés aux flammes les ouvrages<br />

voués à la <strong>des</strong>truction. Le compte rendu de<br />

la presse a recours, pour décrire la cérémonie,<br />

aux clichés et aux métaphores hérités du<br />

Romantisme : «La mer de flammes s'enfla<br />

démesurément, dont le vent fouillait puissamment<br />

les entrailles. Les étincelles furent<br />

projetées contre le ciel comme autant<br />

d'étoiles incan<strong>des</strong>centes». A Colmar<br />

(Kolmarer Kurier, 23/12/1940) le feu est alimenté<br />

par de «grosses piles d'écrits juifs et<br />

hostiles au peuple» (mit mächtigen Stössen<br />

jüdischen und volksfeindlichen Schriftums)<br />

qui n'«empoisonneront plus» (vergiften)<br />

l'âme alsacienne. Les Jeunesses Hitlériennes<br />

jettent sur le bûcher cette littérature «contraire<br />

au génie de la race» (artfremde Literatur),<br />

et «purifient» ainsi par le feu «les manières<br />

de penser de la petite patrie».<br />

Un article <strong>des</strong> S.N.N. du 22/12/1940<br />

consacré à «la magie de Noël» à Drulingen<br />

l'associe aux flammes d'un rouge ardent<br />

(glühen) du solstice. Il évoque l'atmosphère<br />

pleine de mystère et de sacralité de la fête<br />

dans l'Alsace enfin libérée, qui renoue, à la<br />

lueur <strong>des</strong> bougies et dans l'éclat <strong>des</strong> boules<br />

du sapin, avec les coutumes immémoriales.<br />

Et si le vieillard buriné par le travail et le<br />

temps a bien du mal à retenir une larme,<br />

c'est parce que resurgit dans sa mémoire<br />

l'adolescent allemand qu'il fut autrefois,<br />

qui chantait dans «une félicité ardente» (in<br />

jubelnder Glückseligkeit) les cantiques<br />

«d'une éternelle beauté». Aujourd'hui ses<br />

petits-fils sont à nouveau réunis sous un<br />

sapin allemand et chantent les anciens airs<br />

dans la langue «bien-aimée» <strong>des</strong> ancêtres.<br />

A cette fête de l'amour et de la bonté le journaliste<br />

associe la célébration, deux jours<br />

auparavant, du solstice. En Alsace, les<br />

flammes du bûcher symbolisent non seulement<br />

l'espérance dans la course ascendante<br />

d'un soleil nouveau, mais également la<br />

<strong>des</strong>truction d'une «littérature mensongère<br />

de bas-étage» qui a amené plus d'un<br />

Alsacien «à douter de son sang».<br />

A Saverne (S.N.N., 23/12/1940) la <strong>des</strong>cription<br />

de la cérémonie a recours à un vocabulaire<br />

à connotations spiritualistes, [«l'orateur<br />

révéla par <strong>des</strong> citations «d'une haute<br />

portée spirituelle» (sinnreich) la «signification<br />

profonde» (die tiefere Bedeutung) du<br />

feu du solstice »], et à une mobilisation de clichés<br />

romantiques. «Tandis que le chant<br />

«Monte flamme... », repris par tous les assistants,<br />

déferle comme une houle sur la grande<br />

place, le feu du solstice lance contre le ciel<br />

d'hiver un jaillissement d'étincelles...».<br />

Cette «cérémonie sacrée», initiée par les<br />

ancêtres, appelle chaque participant à son<br />

devoir : «servir fidèlement le maître que la<br />

création nous a assigné, notre peuple; ne pas<br />

laisser se tarir, ce que nous possédons déplus<br />

sacré, notre sang».<br />

Une troisième signification de la cérémonie,<br />

qui relève de l'esthétisation de la<br />

mort, est soulignée par l'évocation <strong>des</strong> combattants<br />

allemands qui ont «sacrifié leur vie<br />

pour l'indépendance de leur patrie ». Un rite<br />

accompagne ce culte de la mémoire : pour<br />

honorer le sacrifice suprême, on jette dans<br />

les flammes une couronne de branches de<br />

sapins tressées. L'unanimité (alle Anwesenden,<br />

von allen mitgesungen) et<br />

l'adhésion totale sont scellées par le triple<br />

«Sieg Heil» qui ponctue le rappel de<br />

l'engagement pour l'Allemagne et le<br />

Führer, et par l'hymne national qu'entonnent<br />

«tous» les participants.<br />

La création de l'homme nouveau passe<br />

par la <strong>des</strong>truction de tout ce qui est étranger<br />

à l'âme allemande. «Nous voulons tous être<br />

les porte-flambeaux d'un esprit nouveau»<br />

( Wir alle wollen Fackelträger eines neuen<br />

Geistes sein), s'écrient les Jeunesses Hitlériennes<br />

lors de l'autodafé de Saverne<br />

(S.N.N., 23/12/1940). A Colmar (Kolmarer<br />

Kurier, 23/12/1940), les participants sont<br />

exhortés à puiser dans ces flammes l'énergie<br />

pour l'action (Tat) et la lutte (Kampf).<br />

A l'appel vibrant «Deutschland ruft zur<br />

Tat» (L'Allemagne exige que tu passes à<br />

l'action) qui déferle à travers «tout le<br />

champ de Mars», répond «avec force» «ce<br />

chant de combat» repris par tous les assistants<br />

: «A la liberté seule appartient notre<br />

vie». A Strasbourg, trois mille personnes<br />

(selon les S.N.N., 22/12/1940) se sont rassemblées<br />

dans le parc de l'Orangerie pour<br />

fêter le solstice d'hiver. C'est le thème de la<br />

régénération et de l'aube <strong>des</strong> temps nouveaux<br />

qui prédomine. <strong>Pour</strong> la première fois,<br />

l'Alsace renoue avec le sens profond d'une<br />

cérémonie qui évoque la foi <strong>des</strong> ancêtres<br />

dans les forces toujours renouvelées de la<br />

vie (sich stets erneuernde Lebenskraft), et<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 66


dont «la dimension spirituelle» avait été<br />

perdue sous le joug français. Un représentant<br />

de la Jeunesse Hitlérienne lance un<br />

appel vibrant à l'action pour «une transformation<br />

du monde (Weltenwende, Weltenwende)...<br />

Une ère nouvelle vient d'éclore<br />

(Eine neue Zeit erblüht)... Derrière nous les<br />

ténèbres (Finsternis) le gouffre béant (gähnende<br />

Leere), devant nous les temps nouveaux,<br />

ceux qu'illumine la flamme de<br />

l'action (die neue, lebendige, feuerdurch<br />

glühte Zeit)». Les étincelles du brasier, où<br />

se consument les livres dégénérés français<br />

( welsche Bücher), jaillissent «annonçant au<br />

monde qu 'une ère nouvelle vient de naître ».<br />

L'ancien et le nouveau, le vide spirituel et<br />

l'action enthousiasmante, s'opposent<br />

comme les ténèbres et la lumière.<br />

Succès et échec<br />

d'une entreprise<br />

de salubrité publique<br />

Il est difficile d'apprécier la réussite de<br />

cette entreprise de purification à la fois culturelle<br />

et ethnique. Certes, la presse qui est<br />

un pur instrument de propagande, ne se fait<br />

pas faute de gonfler les chiffres de ceux qui<br />

sont les agents d'une collecte systématique,<br />

et de ceux qui se pressent, avec gravité et<br />

liesse mêlés, autour <strong>des</strong> bûchers salvateurs.<br />

Il n'en demeure pas moins que, selon les<br />

témoignages recueillis, l'opération de salubrité<br />

a pu profiter de concours multiples.<br />

Dans la petite ville de Molsheim (S.N.N.,<br />

15/15/1940), ce ne sont pas moins de cent<br />

quarante volontaires du Parti qui se mobilisent<br />

pour ratisser la cité «rue après rue, maison<br />

après maison » et pour faire disparaître<br />

une littérature «semeuse de haine, de division<br />

et de corruption». Le compte rendu de<br />

la collecte de Rosheim fait état de plusieurs<br />

milliers d'ouvrages saisis, ou plutôt volontairement<br />

remis, qui ne pèsent pas moins de<br />

«deux tonnes». Tel témoin, qui n'avait que<br />

quinze ans en 1940, se rappelle comme il<br />

avait été fasciné par «l'aspect scout» <strong>des</strong><br />

Jeunesses Hitlériennes, «parl'uniforme, le<br />

petit poignard, le côté militariste...». Afin<br />

de pouvoir prendre la direction de la section,<br />

il suivit, six mois durant, une formation<br />

à Baden-Baden qui mit l'accent, entre<br />

autres, sur le maniement <strong>des</strong> armes. Quand<br />

il rentra au village «c'étaitl'enthousiasme,<br />

car nous n'avions pas cela auparavant:<br />

retraite aux flambeaux, jeux de pistes,<br />

para<strong>des</strong> et défilés pour les cérémonies... » 0) .<br />

Il évoque ensuite le ramassage <strong>des</strong> livres<br />

bannis pour l'autodafé, alléguant son ignorance<br />

de «l'arrière-plan politique qui n 'est<br />

apparu que plus tard».<br />

Cacher <strong>des</strong> ouvrages, en ville notamment,<br />

présentait un danger certain, car souvent<br />

à la suite de dénonciations la police faisait<br />

<strong>des</strong> perquisitions. Certes, même dans<br />

une bourgade de moyenne importance, il<br />

était impossible pour l'occupant de procéder<br />

à <strong>des</strong> fouilles dans toutes les maisons<br />

particulières. Cependant, le caractère implacable<br />

de la machine totalitaire commençait<br />

à faire peur aux gens : «Il était difficile<br />

de ne rien mettre devant le pas de sa porte,<br />

alors que les voisins avaient déposé un gros<br />

paquet devant la leur». D'autant que le<br />

Blockleiter (l'îlotier) faisait ostensiblement<br />

sa ronde. A cela s'ajoutait la délation. Un<br />

ancien menuisier rappelle que si les<br />

Allemands ont récolté tant d'ouvrages dans<br />

sa bourgade, «c'estparce que l'un dénonçait<br />

l'autre pour être bien vu ».<br />

Beaucoup d'Alsaciens ont obtempéré et<br />

livré <strong>des</strong> ouvrages et revues considérés<br />

comme séditieux, davantage par conformisme<br />

et peur que par conviction; mais d'autres<br />

ont déjoué l'entreprise de «purification». Il y<br />

a eu ceux qui ont caché les livres auxquels<br />

ils tenaient le plus, ouvrages «précieux » ou,<br />

plus simplement, «importants pour eux<br />

seuls», témoins de leur réussite scolaire,<br />

récits de l'épopée napoléonienne... Des<br />

prêtres ont mis à l'abri <strong>des</strong> livres dans le<br />

grenier de leur presbytère, <strong>des</strong> paysans les<br />

ont cachés sous le foin dans la grange. Dans<br />

le climat de méfiance généralisée, et parce<br />

qu'on risquait la visite d'un <strong>des</strong> «bonhommes<br />

aux ordres du régime», nous dit la<br />

fille d'un libraire d'alors, les attitu<strong>des</strong> furent<br />

contrastées. «Il y a <strong>des</strong> gens qui ont caché<br />

<strong>des</strong> livres, il y en a qui en ont apportés.<br />

J'avais un couple d'amis dont le monsieur<br />

était très peureux; il voulait apporter tous<br />

ses livres. Madame a dit: «Ah ! non ! quand<br />

même pas ! on va en donner deux ou trois,<br />

et le reste je le cache». Vous voyez, il y a<br />

eu <strong>des</strong> conflits dans les familles». Les partitions<br />

de musique de l'Harmonie municipale<br />

de Kaysersberg, dues à <strong>des</strong> compositeurs<br />

français, furent confisquées. «Le chef<br />

de la fanfare les a retrouvées à la cartonnerie<br />

du bourg où il travaillait». Il les a dérobées<br />

et les a cachées.<br />

Dans certaines bibliothèques, <strong>des</strong> membres<br />

du personnel ont sauvé <strong>des</strong> ouvrages et<br />

les ont dissimulés. Ainsi que nous l'avons<br />

mentionné précédemment, un office central<br />

veilla, jusqu'en mai 1941, à l'importation <strong>des</strong><br />

livres - exclusivement allemands - dont il<br />

détenait le monopole. Deux maisons seulement<br />

obtinrent une licence d'édition: le<br />

«Huneburg-Verlag» à Strasbourg, continuation<br />

de l'officine de propagande nazie créée<br />

avant 1939 par Spieser, avec de l'argent allemand,<br />

et 1'« Alsatia Verlag» à Colmar confié<br />

à l'autonomiste Rosse. Il est difficile, selon<br />

F. L'Huillier, d'établir «7e bilan de l'activité<br />

du nouveau directeur de la bibliothèque de<br />

Strasbourg, Walther Koch - un Altelsàsser<br />

devenu Reichsdeutscher - remplissant en liaison<br />

étroite avec Berlin et Fribourg, avec<br />

rigueur, avec zèle, «le devoir qu 'impose la<br />

protection de la frontière et du peuple» (die<br />

grenz und volkspolitische AufgabeJ, au reste<br />

en rapport officiel et spécial avec la HJ.<br />

depuis 1943» (4) . Parmi les stratégies de sauvetage<br />

réussies, qui sont l'oeuvre de bibliothécaires,<br />

il convient de mentionner l'attitude<br />

de l'Abbé Walter, maintenu à titre provisoire<br />

à la tête de la Bibliothèque Humaniste<br />

de Sélestat: «77 gagna l'intérêt d'un<br />

Ministerialrat pour un dépôt extraordinairement<br />

riche d'histoire, si bien qu 'il put conser-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 67


ver tous les livres français et même en concederle<br />

prêt au nom de l'impératif scientifique,<br />

tout en négligeant le prêt de livres nazis» (5> .<br />

Dans certaines écoles, le Schulkommissar<br />

encouragea vigoureusement les élèves à<br />

apporter <strong>des</strong> livres français et les récompensa<br />

par de bonnes notes. Certains firent du zèle<br />

et en livrèrent «une pleine corbeille»;<br />

d'autres prétendirent qu'ils n'en possédaient<br />

point et furent «mal vus». Un témoin se souvient<br />

que les élèves de «l'Ecole Supérieure»<br />

de Sélestat furent rassemblés dans la cour<br />

devant un amoncellement d'ouvrages qui fut<br />

arrosé d'essence; ils durent rester là jusque<br />

tout fut consumé. Dans la cour de l'Ecole <strong>des</strong><br />

Beaux-Arts de Strasbourg, nous relate un<br />

peintre qui fréquentait alors l'établissement,<br />

on avait amoncelé un grand tas d'ouvrages.<br />

«On en a chipé quelques-uns, et même <strong>des</strong><br />

professeurs allemands en ont volés». Les<br />

livres appartenant aux artistes responsables<br />

d'ateliers, qui n'étaient pas rentrés en Alsace,<br />

furent eux-aussi détruits. Quant à leurs<br />

tableaux, ils furent vendus aux enchères<br />

«pour une bouchée de pain», et servirent «à<br />

repeindre <strong>des</strong>sus <strong>des</strong> nus plus ou moins pornographiques».<br />

Il convient de mentionner enfin que si<br />

une grande partie <strong>des</strong> ouvrages et revues<br />

ramassés furent brûlés spectaculairement,<br />

une quantité non négligeable fut expédiée<br />

dans <strong>des</strong> usines de papier du Reich. Les<br />

livres les plus beaux prirent le chemin de<br />

bibliothèques d'outre-Rhin. Une petite partie<br />

fut volée par les Alsaciens sur place.<br />

Précisons enfin que les photos, guère nombreuses,<br />

qui rendent compte de la cérémonie<br />

ne permettent pas d'apprécier l'importance<br />

de l'assistance. On ne peut s'empêcher,<br />

toutefois, d'observer que le public<br />

semble plutôt clairsemé, et qu'il ne s'agit<br />

pas, si on le compare à d'autres événements<br />

orchestrés par le Parti, d'une manifestation<br />

de masse. D'ailleurs, cette cérémonie du<br />

21/12/1940, que les journaux qualifièrent<br />

de «première», ne semble pas avoir été<br />

répétée.<br />

Une singulière amnésie<br />

Il nous faut tenter de comprendre pourquoi<br />

l'autodafé de décembre 1940 a laissé<br />

si peu de traces dans la mémoire <strong>des</strong><br />

Alsaciens que nous avons interrogés. <strong>Pour</strong>quoi<br />

ne s'inscrit-il pas comme un événement<br />

significatif et grave d'un régime totalitaire<br />

? Peu de témoins semblent avoir compris<br />

que là où l'on brûlait <strong>des</strong> livres on ne<br />

tarderait pas, comme l'avait annoncé lucidement<br />

Heine, à brûler <strong>des</strong> hommes. Ce qui<br />

a prévalu, c'est, pour une grande partie de<br />

la population, une soumission résignée, une<br />

indifférence et l'acceptation de la loi du<br />

plus fort. Inversement, l'esprit de résistance<br />

a amené une minorité à se dérober partiellement<br />

aux injonctions de l'occupant.<br />

La volonté d'occultation, d' «oubli» délibéré<br />

ou non, qui prévaut aujourd'hui, ainsi<br />

que la nécessité de «tourner la page», peuvent<br />

également avoir pour origine la certitude<br />

que le <strong>des</strong>tin de l'Alsace à l'époque nazie<br />

sera toujours une source d'incompréhension.<br />

Alors que cette province s'est sentie - ajuste<br />

titre - abandonnée par le gouvernement de<br />

Vichy, la patrie recouvrée a fait peu d'efforts,<br />

au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,<br />

pour connaître et comprendre son <strong>des</strong>tin<br />

singulier. De son côté, l'Alsace n'a guère pris<br />

en charge la complexité de son histoire pour<br />

s'intenoger sur les mécanismes de séduction<br />

et d'oppression qui permettent le bon fonctionnement<br />

de la machine totalitaire. Se complaisant<br />

trop souvent dans le rôle de la victime<br />

et du jouet <strong>des</strong> événements, elle a éludé<br />

toute interrogation quant à sa responsabilité<br />

devant l'ordre <strong>des</strong> choses.<br />

En fait, l'autodafé ne fut cruellement<br />

ressenti que parmi les familles plus cultivées,<br />

qui attachaient un prix aux livres, et<br />

parmi celles qui étaient de tradition francophile.<br />

C'est le même habitant de Kaysersberg<br />

qui refuse que sa fille aille à l'Ecole<br />

Normale de Colmar, car elle aurait dû s'y<br />

rendre en uniforme de la R.D.M., qui cache<br />

<strong>des</strong> ouvrages en français d'abord dans le<br />

placard à linge, puis, par crainte d'une perquisition,<br />

dans le grenier. Les couches lettrées,<br />

francophones et qui s'intéressaient à<br />

la culture française, furent profondément<br />

marquées par l'autodafé, qu'elles ressentent<br />

comme une atteinte à leur identité, une<br />

mutilation imposée. Un témoin, originaire<br />

de Mulhouse, qui avait trente-cinq ans à<br />

l'époque, affirme que la portée de la traque<br />

<strong>des</strong> ouvrages et de leur <strong>des</strong>truction par les<br />

Nazis fut saisie lucidement par certains<br />

Alsaciens dès décembre 1940 : c'était l'une<br />

<strong>des</strong> premières étapes pour germaniser la<br />

province. Il évoque «l'atmosphère très tendue<br />

et un peu fantasque; ça tenait à la fois<br />

du feu de camp scout et de l'Inquisition».<br />

Les milieux plus humbles, pour qui le<br />

livre ne revêtait pas une importance primordiale,<br />

ne furent guère heurtés par cette collecte<br />

dont le souvenir s'est estompé.<br />

Seule une minorité d'Alsaciens s'abandonnèrent<br />

à la <strong>des</strong>truction <strong>des</strong> ouvrages<br />

avec une frénétique allégresse. Des intellectuels<br />

appartenant à <strong>des</strong> milieux germanophiles<br />

se firent un devoir d'assister à l'autodafé.<br />

Certains revinrent dans la petite ville<br />

d'où ils étaient originaires pour participer à<br />

ce «feu de joie» (Freudefeuer). «C'est la<br />

perspective du néant que chacun acclame<br />

pour soi-même, une fête de pur nihilisme»<br />

{6) . La fascination de ces «bourgeois<br />

furieux» (7)<br />

pour l'embrasement, et l'attrait<br />

que les visions apocalyptiques exercent sur<br />

eux, traduisent un refus exacerbé de la<br />

modernité. L'attrait que suscitent le crépuscule<br />

de la culture et l'abandon aux mythes<br />

archaïques expriment la force de séduction<br />

d'une régression vers un primitivisme<br />

esthétisé. A Molsheim, quand le bûcher fut<br />

mis à feu et que les flammes montèrent bien<br />

haut, «jeunes et vieux firent une chaîne et<br />

dansèrent autour». Et le témoin, qui avait<br />

quinze ans à l'époque et qui fut déporté<br />

en 1942, de préciser que «c'était <strong>des</strong> gens<br />

d'ici, vraiment du cru».<br />

Il est significatif que c'est la Jeunesse<br />

Hitlérienne qui a été le fer de lance de deux<br />

entreprises qui mettent en scène le feu <strong>des</strong>-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 68


tracteur, l'autodafé. Dans cette cité, comme<br />

le souligne Alphonse Irjud (8) , le premier<br />

noyau <strong>des</strong> Jeunesses Hitlériennes est formé<br />

par <strong>des</strong> membres du Elsiissiche Hilfdienstet<br />

du Jungvolk. « Un membre de ce Jungvolk,<br />

un mécanicien de dix-huit ans, chauffeur du<br />

bureau de la Jeunesse Hitlérienne, conduit<br />

le soir du 12 septembre 1940 deux camara<strong>des</strong><br />

dans un village, à une trentaine de<br />

kilomètres de Strasbourg pour y chercher<br />

une bombe incendiaire dans l'école. A<br />

Strasbourg, ils rejoignent, vers deux heures<br />

du matin, près de la synagogue, un groupe<br />

de six à sept membres de la formation, sous<br />

la direction du Jungbannfûhrer, un Strasbourgeois.<br />

Pendant l'incendie, le chauffeur,<br />

ayant reçu l'ordre de se tenir prêt à toute<br />

éventualité, reste à quelque distance près de<br />

la voiture, quai Kléber».<br />

Saul Friedlânder (9)<br />

souligne ajuste titre la<br />

place que les cérémonies nocturnes occupent<br />

dans la conception ultérieure d'une politique<br />

esthétisée. Ces mises en scène à la lueur <strong>des</strong><br />

flambeaux participent d'une sublimation de<br />

la mort. On allumait sans discontinuer <strong>des</strong><br />

torches, <strong>des</strong> bûchers, <strong>des</strong> roues enflammées<br />

«qui, conformément aux affirmations <strong>des</strong><br />

techniciens du maniement <strong>des</strong> âmes dans un<br />

régime totalitaire, prétendaient célébrer la<br />

Vie, mais qui, parleurs effets pathétiques, la<br />

dévalorisaient en la rendant inséparable <strong>des</strong><br />

visions d'apocalypse, qui sublimaient le frisson<br />

que fait courir l'incendie <strong>des</strong> mon<strong>des</strong>, qui<br />

évoquaient enfin <strong>des</strong> catastrophes dont,<br />

implicitement, le régime lui-même n'était<br />

pas exclu» . La répression,<br />

au 16 e<br />

siècle, du crime <strong>des</strong>tiné à faire échec<br />

à l'entreprise divine, la sorcellerie, répondait<br />

à une double finalité. En détruisant spectaculairement,<br />

sur un bûcher purificateur, le criminel<br />

mais aussi ses grimoires et les actes du<br />

procès, «il s'agissait à la fois d'impressionner<br />

- et de dissuader - ceux qui seraient tentés<br />

de suivre un si funeste exemple, et, en<br />

même temps, d'effacer jusqu'aux traces du<br />

crime et d'en abolir, à tout jamais, la mémoire».<br />

Après la Fronde, Louis xiv, afin de supprimer<br />

la marque <strong>des</strong> délibérations séditieuses<br />

du Parlement de Paris, fit arracher et<br />

brûler les minutes reprehensibles : «Le jeune<br />

roi de trente ans, à l'aube de ses victoires, ne<br />

doutait pas de son pouvot de refaire l'histoire<br />

telle qu'elle aurait dû être» (17) . Les feux<br />

de joie où sont détruits les titres seigneuriaux,<br />

qui ponctuent la Révolution Française,<br />

symbolisent eux-aussi «une rupture radicale<br />

d'avec le passé, un rayonnement du monde ».<br />

Yves Bercé mentionne l'assertion de Roland,<br />

ministre de l'Intérieur, selon laquelle les<br />

Républicains «nepeuvent voir qu 'avec indignation<br />

dans les collections de manuscrits les<br />

traces de tant d'outrages faits à la dignité de<br />

l'homme; le premier mouvement dont on se<br />

sent animé est de livrer tous les titres aux<br />

flammes et de faire disparaître jusqu'aux<br />

moindres vestiges <strong>des</strong> monuments d'un régime<br />

abhorré..., denerien laisser de ce qui porterait<br />

l'empreinte honteuse de la servitude»<br />

(18) . Lors de la célébration de la Fête de<br />

la Raison à Strasbourg, le représentant du<br />

peuple félicita l'assistance «d'être arrivée à<br />

cette époque heureuse, où tout charlatanisme,<br />

sous quelque forme qu'il voulût se reproduire,<br />

devait disparaître » . On brûla devant<br />

l'autel de la déesse <strong>des</strong> ossements de saints<br />

béatifiés et d'antiques parchemins. «Le<br />

Peuple, légèrement fatigué par cette séance<br />

de trois heures, quitta l'enceinte sacrée, où il<br />

venait d'exprimer ses voeux religieux sans<br />

hypocrisie et sans ostentation, pour se rendre<br />

sur la place de la Cathédrale, qui allait<br />

s'appeler maintenant la place de la Responsabilité.<br />

On y avait dressé un immense<br />

bûcher - qui consumait, au milieu <strong>des</strong> cris<br />

d'allégresse, les sottises écrites par la folie<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 69


humaine. Quinze charretées de titres et de<br />

documents tirés <strong>des</strong> archives de l'Evêché,<br />

servirent à alimenter les flammes, dans lesquelles<br />

fut jetée aussi l'effigie <strong>des</strong> <strong>des</strong>potes<br />

et <strong>des</strong> tyrans ecclésiastiques qui avaient<br />

régné dans la ville de Strasbourg et souillé<br />

une atmosphère que cet autodafé vient de<br />

purifier» (20) .<br />

Lorsqu'on analyse le vocabulaire <strong>des</strong><br />

procès-verbaux de <strong>des</strong>truction d'archives à<br />

l'époque de la Convention, il apparaît que<br />

la «purification par le feu» constitue une<br />

démarche «religieuse», «un moment solennel<br />

où l'on sacralisait le commencement<br />

absolu» (21) .<br />

A l'époque contemporaine, pour préserver<br />

la paix civile et parvenir à la véritable égalité,<br />

les tenants du pouvoir de Fahrenheit 451<br />

détruisent les bibliothèques et interdisent les<br />

livres. Les escoua<strong>des</strong> de pompiers traquent<br />

les fanatiques irréductibles, et, sur dénonciation,<br />

suppriment au lance-flammes, les traces<br />

d'un passé abhorré. «La combustion <strong>des</strong><br />

livres est belle; le jaillissement <strong>des</strong> flammes<br />

et les battements d'ailes notes <strong>des</strong> pages brûlées<br />

convainquent les pompiers de la grandeur<br />

de leur mission. Le plaisir sauvage de<br />

l'iconoclasme a pour eux été justifié et légitimé»^.<br />

Quant aux fonctionnaires du<br />

Ministère de la Vérité de 1984 de Georges<br />

Orwell, ils sont chargés de tenir à jour, sans<br />

relâche, l'interprétation correcte du passé. Ils<br />

éliminent les noms <strong>des</strong> gens qui ont été<br />

« vaporisés», et qui, par conséquent, sont censés<br />

ne jamais avoir existé: «L'Histoire tout<br />

entière était un palimpseste gratté et réécrit<br />

aussi souvent que c 'était nécessaire».<br />

Ossip Mandelstam, exilé en Sibérie,<br />

réplique à son épouse qui dénonce la tyrannie,<br />

que Staline est «l'un <strong>des</strong> rares hommes<br />

à avoir un sens poétique. La preuve: il<br />

redoute les poètes». Et Gilles Lapouge de<br />

commenter : ceux qui brûlent les livres et<br />

détruisent les bibliothèques sont comme<br />

Staline : ils prennent les livres au sérieux (M) .<br />

Notes<br />

1. Désormais désigné par S.N.N.<br />

2. Voici ce qui est mentionné à propos du nouveau<br />

nom du village « Altweier ». «Altweier ! un nom<br />

qui sonne bien allemand. Les Welsch, qui ne se<br />

sont pas fait faute de violer tant de choses dans<br />

notre chère petite patrie, l'avaient trafiqué en<br />

«Aubure». Au fruit allemand, ils ont attribué<br />

une coquille vide (Sie gaben dem deutseben<br />

Kern eine leere Schale). Et voici que cette<br />

coquille est tombée en poussière comme du bois<br />

vermoulu. Le fruit allemand s'est libéré, lui qui<br />

a résisté à toutes les intempéries et saura les bravera<br />

tout jamais».<br />

3. IRJUD Alphonse. «Les ralliés au Nazisme»,<br />

Saisons d'Alsace, 1993, p. 137.<br />

4. L'HUILLIER Fernand, La libération de l'Alsace,<br />

Hachette, 1975, p. 17.<br />

5. Ibid.<br />

6. FRIEDLÄNDER Saul, Reflets du Nazisme, Seuil,<br />

Paris 1982, p. 133.<br />

7. ibid., p. 137.<br />

8. IRJUD Alphonse, op. cit., p. 137-138.<br />

9. FRIEDLÄNDER Saul, op. cit., p. 39.<br />

10. FEST Joachim, Hitler, Gallimard, Paris 1973,<br />

t. 2, p. 164. Cité par Saul FRIEDLÄNDER.<br />

11. D'HARCOURT Robert, L'Evangile de la Force,<br />

p. 135-136. Cité par PELASSY Dominique, Le<br />

signe nazi, Paris 1984, p. 297.<br />

12. PELASSY Dominique, Ibid.<br />

13. FRIEDLÄNDER Saul, op. cit., p. 43.<br />

14. SPEER Albert, Journal de Spandau, Laffont, Paris<br />

1975, p. 99.<br />

15. BERCÉ Yves, «Science-fiction et histoire»,<br />

Commentaires n°7, automne 1979, Paris,<br />

p. 436-442.<br />

16. ibid,p.439.<br />

17. BERCÉ Yves, op. cit.. p. 439.<br />

18. Ibid., p. 440.<br />

19. REUSS Adolphe, La Cathédrale de Strasbourg<br />

sous la Révolution, Paris 1888, p. 443-445.<br />

20. ibid., p. 445.<br />

21 BERCÉ Yves, op. cit., p. 440.<br />

22 BERCÉ Yves, op. cit., p. 441.<br />

23 LAPOUGE Gilles, «Livres vénérés, livres brûlés»,<br />

Grand Atlas <strong>des</strong> Religions, Paris 1988,<br />

p. 237.<br />

Saul Steinberg, text by Harold Rosenberg,<br />

Alfred A. Knopf, Whithney Museum<br />

of American Art, New York, 1978<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 70


ANNY BLOCH<br />

<strong>Pour</strong> un judaïsme acidulé<br />

Portrait d'une grand'mère juive<br />

alsacienne ou chronique<br />

d'une femme ordinaire<br />

Ce travail de mémoire ne se<br />

veut pas emblématique d'une<br />

communauté, de ses<br />

représentations, de ses<br />

pratiques <strong>sociales</strong> et<br />

religieuses. Son souci est de<br />

faire apparaître à travers un<br />

<strong>des</strong>criptif minutieux<br />

l'empreinte que laisse le<br />

personnage de grand-mère<br />

dans une histoire d'auteur,<br />

dans une famille, une culture.<br />

Et cela avec le sourire poivré<br />

de l'ironie. Son point de<br />

départ: l'hypothèse soufflée<br />

par l'ethnologue, écrivain,<br />

Pacal Dibie que «toute théorie<br />

est d'abord biographique ».<br />

AimyBloch,<br />

Ingénieur-Chercheur C.N.R.S.<br />

Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />

Européenne<br />

Un visage, une économie<br />

domestique<br />

Son corps devait être aussi propre que sa<br />

maison, aussi net que les trois pièces qu'elle<br />

habitait dans la rue Titus, petite rue qui<br />

donne sur le quartier résidentiel du quai de<br />

la Fontaine dans la ville de Nîmes.<br />

Ce personnage plantureux n'aurait pas<br />

dépareillé en Alsace où elle avait passé une<br />

partie de son existence. Dans le midi où<br />

nombre de personnes sont plutôt sèches,<br />

elle avait simplement de l'ampleur. Son<br />

poids qui aurait pu sembler excessif était<br />

signe de bonne santé. « Elle se portait bien ».<br />

Pas de visage tanné par le soleil. Elle<br />

n'aimait pas la chaleur. Le visage était très<br />

blanc, l'ovale régulier, la peau laiteuse. Ce<br />

qui frappait, c'était l'abondance de sourcils<br />

broussailleux qui cachaient de petits yeux<br />

gris-verts, <strong>des</strong> cheveux crantés, presque crépus.<br />

Il valait mieux regarder de profil son<br />

large nez. Quand ses cheveux étaient<br />

défaits, chose rare car elle avait appris à<br />

apparaître tirée à quatre épingles, ses cheveux<br />

coiffés et humi<strong>des</strong> sous un filet, elle<br />

faisait penser à une mulâtresse, celle du<br />

roman Youma de l'écrivain antillais<br />

Lafcadio Hearn.<br />

Sa famille s'était toujours cachée d'avoir<br />

<strong>des</strong> ancêtres africains ou même orientaux.<br />

Cela n'aurait pas fait très distingué dans<br />

l'arbre généalogique. Eux, c'était les<br />

Dockés, les Juifs du duc, du duc de Lorraine.<br />

Le dénombrement de 1784 cite Benjamin<br />

Dockés, pauvre, né à Hatstatt. Il s'agit bien<br />

du grand-père de son mari, Armand Dockés<br />

mais on se garde bien de parler de tout cela.<br />

Elle, portait un nom de jeune fille colmarien<br />

imprononçable Heimendinger dont la famille<br />

sortait de Grussenheim. Son père Marx<br />

Heimmendinger avait eu cinq enfants de<br />

Flore Bigard : deux fils Louis, Henri et trois<br />

filles Pauline, Juliette et Aline. Les trois filles<br />

ne sont pas mentionnées dans l'ouvrage de<br />

Salomon Picard et Joseph Bloch. Imaginez,<br />

Heimendinger, pour les gens du sud, ce nom<br />

sonnait étranger, un peu allemand. A<br />

Colmar, puis ensuite dans la petite ville vosgienne,<br />

Remiremont où jeune femme elle<br />

avait habité, elle était saluée, connue.<br />

«C'était quelqu'un». A Nîmes où sa famille<br />

s'était réfugiée à partir de 1940, elle répétait<br />

qu'elle n'était plus rien.<br />

Lorsque que je me rendais chez elle le<br />

matin, elle portait <strong>des</strong> robes tabliers, satin<br />

fermière qu'elle achetait chez sa soeur qui<br />

durant vingt ans, une valise à la main allait<br />

chez les clients les vendre en gros. Leur<br />

mari respectif était mort, l'un en 1943,<br />

l'autre après guerre. Elles étaient très<br />

proches en âge, en corpulence et malgré<br />

leurs tempéraments opposés s'aimaient<br />

beaucoup. Cette proximité tenait aussi à <strong>des</strong><br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 72


aisons de mariage. Les deux soeurs Juliette<br />

et Aline avaient épousé les deux frères,<br />

Armand, Albert et avaient vécu jusqu'à la<br />

guerre, Juin 1940, dans la même maison, à<br />

Remiremont. C'était souvent le cas. Les<br />

parents ainsi ne cherchaient les «antécédents»<br />

de la famille qu'une seule fois:<br />

tuberculose, handicap physique et même<br />

meschug'ass, folie. Une enquête était mise<br />

en oeuvre de part et d'autre. La dot était évaluée,<br />

celle-ci en l'occurrence avait été très<br />

ronde, 10 000 francs-or. Les pères échangeaient<br />

souvent les bêtes, chevaux ou<br />

vaches. Les enfants venaient ensuite. Dans<br />

le cas présent, un «schadchen», membre de<br />

la famille maternelle avait arrangé la rencontre.<br />

En cela rien d'extraordinaire !<br />

La grand-mère, on l'appelait «mémé»<br />

ou plus distinguée, «mamie», vivait maintenant<br />

d'hypothèques et de l'intérêt de ses<br />

prêts, sa soeur du métier de représentant<br />

dans la ville de Lyon. En somme, métiers de<br />

prêteur d'argent et de colporteur modernisés.<br />

Leurs biens étaient gérés par leurs<br />

gendres et leurs filles qui tous les trois mois<br />

faisaient les comptes avec le notaire. La<br />

mo<strong>des</strong>tie du revenu de la vieille dame ne se<br />

disait pas. Elle restait une dame. Je me<br />

demande si cette famille ne chantait pas<br />

plus haut que sa voix, comme on dit pudiquement.<br />

Le matin dans les trois pièces où elle se<br />

tenait, le temps s'écoulait rituellement. Il était<br />

réservé au nettoyage, à l'époussetage <strong>des</strong><br />

meubles, aux courses quotidiennes et à la cuisine.<br />

Il fallait se protéger de la saleté à l'intérieur<br />

comme à l'extérieur. Une blouse suffisait<br />

pour se couvrir. Ne pas dépenser et savoir<br />

user. <strong>Pour</strong> autant le trousseau était abondant.<br />

Le beau linge de Gérardmer était une véritable<br />

passion. On le commandait dans la<br />

famille. Les draps ajourés, chiffrés en métis<br />

ou en fil étaient entourés de rubans. La chaîne<br />

domestique était simple. Des draps<br />

doubles, on faisait <strong>des</strong> draps pour un seul lit<br />

qui étaient ensuite utilisés comme torchon. Le<br />

torchon usagé servait à cirer les chaussures.<br />

Il n'était jeté qu'en dernier lieu. Dans le journal,<br />

on plaçait les épluchures. Les autres<br />

feuilles de papier étaient partagées en quatre,<br />

suspendues à un clou dans les WC. C'était<br />

l'usage même s'il n'avait rien d'agréable.<br />

Froissé en boule, le journal démarrait le poêle<br />

à charbon. Jeter, c'était gaspiller.<br />

<strong>Pour</strong> autant, cela pourrait nous sembler<br />

surprenant, les armoires étaient pleines de<br />

vaisselle qui avait été achetée à Paris,<br />

chez Godin, 15, rue Paradis. «On ne se<br />

mouchait pas du pied dans cette famille. »<br />

C'était l'expression favorite de sa fille qui<br />

tenait à marquer la différence avec sa bellefamille.<br />

Le service à vaisselle de mariage<br />

de Limoges était Napoléon III, la<br />

ménagère, utilisée pour les fêtes,<br />

sobre, les couteaux aux manches<br />

noirs devaient être la\<br />

essuyés immédiatemenl<br />

un par un. Le temps<br />

s'écoulait ainsi. Dans<br />

les buffets, se<br />

vaient toujours<br />

<strong>des</strong> réserves<br />

d'épicerie. Ce<br />

sens de l'économie<br />

rigoureuse,<br />

habituelle pour<br />

l'époque, n'empêchait<br />

pas la générosité.<br />

Du chocolat,<br />

caché dans l'un<br />

l'autre tiroir accueillait<br />

les enfants : quelqu<br />

fois une belle som<br />

me d'argent patiemment<br />

mise de<br />

côté marquait les<br />

anniversaires et<br />

les départs. Les<br />

départs. Ce<br />

n'était<br />

pas facile<br />

de<br />

partir.il<br />

y avait toujours<br />

quelque chose d'autre à faire. Comme elle<br />

avait du mal à se baisser, les enfants<br />

devaient faire les petits boulots. Elle me<br />

donnait un morceau d'une de ses larges<br />

culottes roses en maille usagées pour frotter<br />

les pieds de la table Henri II que la<br />

femme de ménage ne nettoyait jamais assez<br />

Tomi Ungerer. Das große Buch vom<br />

Schabernack. © 1990 by Diogenes Verlag AG<br />

Zürich<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 73


ien. Je m'appliquais à la satisfaire. Elle<br />

m'aurait demandé de refaire. Elle ouvrait la<br />

porte et disait: «quand est-ce qu'on te<br />

revoit, tu m'apporteras», elle préparait sa<br />

liste, «n'oublie pas...»<br />

Elle avait souvent une larme aux yeux au<br />

moment où nous nous séparions. C'était<br />

comme ça avec tous les gens proches. Elle<br />

avait peur de nous perdre. Quand je partais<br />

pour un long voyage, <strong>des</strong> gestes anciens<br />

revenaient. Elle mettait sa main, je ne sais<br />

plus laquelle, droite ou gauche sur la tête et<br />

me bénissait. Je me sentais protégée mais je<br />

trouvais bizarre qu'on me bénisse. Ces<br />

gestes, la prière qui l'accompagnait, me faisaient<br />

sourire. Je la laissais faire. C'était<br />

ainsi. C'était magique, comme un jeu<br />

d'enfants. C'était D. qui nous gardait. La<br />

prière, je l'ai découverte plus tard est celle<br />

que le père ou la mère prononcent rituellement<br />

lors d'un départ en voyage. Mais ça ne<br />

se pratique plus beaucoup.<br />

Le corps, la toilette<br />

Les odeurs. Il fallait être net, sentir bon.<br />

On n'était jamais assez propre pour elle.<br />

Elle se parfumait à l'eau de Cologne après<br />

sa toilette. Elle ne mettait pas de crème mais<br />

se poudrait et utilisait un rouge à lèvres<br />

foncé qu'elle a conservé <strong>des</strong> années durant.<br />

Elle portait toujours les mêmes bijoux:<br />

boucles d'oreilles où pendaient deux petits<br />

diamants, la bague de fiançailles torsadée,<br />

la chaîne qui avait appartenu à son mari et<br />

un camée qui fermait son corsage. Sans ses<br />

bijoux, ce n'était plus elle. Ils marquaient<br />

son histoire d'épouse très aimée par son<br />

mari, «un vrai Mensch», disait-elle. Mais<br />

elle n'avait pu avoir qu'un enfant, à l'âge de<br />

trente ans et aucun garçon pour reprendre<br />

l'affaire. Un drame. Son neveu avait pu sauver<br />

l'honneur, l'affaire et leur nom.<br />

L'appartement de Nîmes n'était pas<br />

confortable. <strong>Pour</strong> obtenir de l'eau chaude,<br />

il fallait la chauffer sur une cuisinière<br />

chaque matin. Quand j'arrivais à temps, je<br />

procédais à la cérémonie de grattage et<br />

ensuite du lavage du dos. Il s'agissait pendant<br />

de longues minutes de gratter le haut<br />

du dos jusqu'à ce qu'il devienne rouge, seul<br />

moyen de soulager <strong>des</strong> démangeaisons,<br />

disait-elle. «Maintenant tu vas faire quelque<br />

chose pour moi». Je savais ce qui<br />

m'attendait. C'était amusant et effrayant un<br />

si gros corps qui ballottait, surtout pour une<br />

petite fille. Un corps démesuré. Pas d'ostentation,<br />

ni de pudeur. Elle <strong>des</strong>serrait un<br />

immense corset rose, s'asseyait avec ses<br />

jambes flasques sur la chaise du cabinet de<br />

toilette et appuyait ses bras sur le lavabo. Je<br />

devais gratter. C'était épuisant. Ça lui faisait<br />

du bien. Elle décidait de la fin de l'opération.<br />

«Encore un peu par là». Il y avait<br />

longtemps qu'elle n'était plus caressée.<br />

Quand elle voyait ses petits enfants, elle les<br />

embrassait, leur pinçait les joues et puis leur<br />

tâtait les cuisses pour savoir si leur chair<br />

était ferme. Je n'aimais pas du tout, mais<br />

pas du tout cela.<br />

C'est quoi, «c'est gescht»<br />

Netteté, propreté, souci du corps, souci<br />

d'apparaître et d'être belle. Etait exclu dans<br />

cet univers ce qui était considéré comme<br />

laid, de mauvais goût, gescht. De mauvais<br />

goût, les imprimés qui ne s'accordaient pas.<br />

De mauvais goût, les vêtement collants ou<br />

trop voyants. De mauvais goût aussi, les<br />

gens dans la rue qui parlaient trop forts. Son<br />

univers devait être de bonne qualité, mesuré,<br />

sans excès. Quand elle achetait un tissu,<br />

elle le touchait, le froissait, le soupesait.<br />

Elle pouvait donner très vite le nom, satin,<br />

soie, coton, fil, tissus nobles. Le reste,<br />

c'était du «drek», et elle faisait une mine de<br />

dégoût. Elle achetait peu, hésitait, calculait,<br />

comparait, demandait à sa fille qui l'accompagnait.<br />

Elle était contente quand elle avait<br />

fait une bonne affaire, une «metziha'h».<br />

C'était impossible de réunir toutes ses exigences.<br />

Il fallait que la vendeuse lui plaise<br />

aussi. Cela devenait vite, une wilde soye<br />

surtout si elle ne lui montrait pas les tissus<br />

ou vêtements qu'elle voulait acheter. Une<br />

soye, c'était une femme pas comme il faut,<br />

une femme qui avait mauvais genre, qui<br />

n'était pas soignée, une mauvaise femme,<br />

disons le, une salope.<br />

Le monde était divisée en deux, les gescht,<br />

les gens ordinaires et les gens qui lui plaisaient,<br />

les distingués, ceux qui disposaient<br />

d'un savoir. Elle aimait les gens simples<br />

mais non pas populaires, ceux qui avaient<br />

reçu une éducation. Ce n'était pas seulement<br />

de l'instruction. Elle reconnaissait les<br />

gens intelligents. Elle-même était pleine de<br />

se'hel, «de cerveau», d'intelligence, de bon<br />

sens et posait de vraies questions. <strong>Pour</strong>tant,<br />

elle n'avait pas étudié longtemps. Sa soeur<br />

avait été envoyée dans un cours privé de<br />

français tenu par les demoiselles Lemaître<br />

à Colmar, très cher, dans les années 1900<br />

pour qu'elle emploie un français correct<br />

aussi bien écrit que parlé. Elle, avait dû aller<br />

à l'école allemande. Elle évoquait souvent<br />

cette institutrice très sévère qui lui avait<br />

appris l'allemand à coups de règles. Elle ne<br />

parlait pas souvent l'allemand mais sans<br />

doute le lisait-elle. Il y avait <strong>des</strong> livres dans<br />

les deux langues dans la maison de la rue<br />

Saint Eloi, à Colmar, la maison de son<br />

enfance. Et les enfants le jour de shabbat<br />

étaient dans les livres. C'était obligatoire.<br />

Mais parler l'allemand chez soi dans l'intimité<br />

était considéré comme une trahison par<br />

le père. «Quand la fanfare allemande passait<br />

dans la rue», racontait-elle, «mon père<br />

fermait les fenêtres et les volets». Les garçons,<br />

ses frères, étaient avertis que si jamais<br />

ils se mariaient avec une «boche», ils ne<br />

franchiraient plus le portail de la maison. Et,<br />

c'était catégorique ! Bien sûr, écrit ma mère<br />

beaucoup plus tard, dans une lettre à une de<br />

ses filles, on détestait les Allemands dans la<br />

famille». Une évidence tranquille.<br />

On se claquemurait dans le français et le<br />

judéo-alsacien. Il fallait faire de ces jeunes<br />

filles, <strong>des</strong> demoiselles sur mesure. Le<br />

Français était peut-être le modèle de dis-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 74


et beaucoup de patience pour lire ses lettres.<br />

Nous avions du mal et nous nous demandions<br />

comment elle avait appris à écrire.<br />

Nous devinions. Ma soeur a montré une<br />

lettre qu'elle venait de recevoir, à une <strong>des</strong><br />

amies dans un camp d'été. Celle-ci se vantait<br />

de connaître parfaitement l'hébreu:<br />

«tiens regarde, lis si tu sais l'hébreu». Ma<br />

soeur était ravie. Elle venait de recaler sa<br />

copine avec une lettre de sa grand-mère.<br />

Cette écriture restait un mystère, comme si<br />

plusieurs apprentissages s'étaient bousculés<br />

à la fois. Elle s'en était sortie comme elle<br />

avait pu : comme une crème caramel qui<br />

avait eu du mal à prendre.<br />

Née en 1890, elle avait passé les Vosges<br />

pour se marier en 1911 à un Vosgien dont<br />

la famille était originaire de Balbronn. Il fit<br />

la guerre comme chasseur au pied au<br />

Chemin <strong>des</strong> Dames et reçut la fourragère.<br />

Leur jeune frère Louis, fut tué à 20 ans à la<br />

guerre et leur frère Marcel demeura captif<br />

pendant cinq ans. On était patriote fiançais.<br />

Son mari n'avait pas peur de le dire,<br />

d'autant que ses beaux-frères alsaciens,<br />

Louis et Henri, enrôlés en 1914, s'étaient<br />

battus dans l'autre camp sur le front russe.<br />

On disait qu'ils n'avaient jamais pris un<br />

fusil et avaient tout fait pour saboter les<br />

trains.<br />

Ma chère Françoise,<br />

Je commence la lettre, ta mère la terminera. Je me sers d'un carton que l'on nous a envoyer. Avons eu bien<br />

du plaisir de lire ta grande lettre je te félicite pour la belle réception que tu avait organisé. Anny qui était là hier<br />

soir nous a dit que tu sais bien te débrouiller tout mes compliments merci pour la belle écharpe que vous<br />

m'avez offert toutes les deux elle est très belle vous me gâtez je suis touché.<br />

Je ne sais si tu peut me lire vu que je tremble tellement on a de la peine à se voir diminuer mais hélas c'est<br />

ainsi. Sommes très contents qu'Anny ait été reçue mais n'espère pas pour le concours...; autant de<br />

changement, enfin c'est déjà bien ainsi.<br />

Ma chère je te laisse je t'embrasse très très fort ta Mamie qui t'aime bien<br />

tinction, comme il est coutume d'entendre,<br />

mais il signifiait avant tout autre chose la<br />

marque indélébile d'attachement patriotique<br />

à la France. Sa soeur comme elle,<br />

s'exprimaient en un français correct. Je ne<br />

les ai pas entendu parler l'allemand mais<br />

c'était sans doute resté, les comptines<br />

étaient chantés en allemand. Son frère ne<br />

comptait-il pas en allemand? Les traces de<br />

ses apprentissages superposés étaient demeurés.<br />

L' écriture de la vieille dame demandait<br />

une connaissance à la fois du<br />

gothique allemand, du français et l'on a<br />

longtemps cru, de l'hébreu. Ecriture tout en<br />

rond, les «1,» étaient entrecoupés de blanc,<br />

les «a» ressemblait à <strong>des</strong> «o», les «p»<br />

étaient simple courbe qui s'arrêtaient et<br />

reprenaient sous la ligne. Il fallait du temps<br />

Elle, restait alsacienne, attachée à sa<br />

ville d'enfance Colmar et marquait la différence<br />

avec les Bas-Rhinois qui étaient pour<br />

elle trop allemands, <strong>des</strong> Ashkenausem. Elle<br />

avait aussi <strong>des</strong> difficultés à comprendre les<br />

gens du midi. Et ce n'était pas uniquement<br />

une histoire d'accent.<br />

Sa rigueur, le respect qu'elle portait à sa<br />

personne apparaissait comme une dignité<br />

prétentieuse. Ses seules amies étaient alsaciennes<br />

comme elle. Sa belle-famille, celle<br />

de son gendre, <strong>des</strong> gens de son âge qui l'avait<br />

accueilli au mieux en 1940, appartenait à un<br />

autre monde même si elle allait prendre le thé<br />

ou les recevait avec amabilité. Il n'y avait<br />

rien de plus. En fait, ils étaient <strong>des</strong> notables<br />

venus d'Alsace, installés depuis le milieu du<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 75


XIX e<br />

siècle dans la ville. Le premier, Joseph<br />

Simon né à Muttersholtz en 1818, formé à<br />

l'école rabbinique de Metz en 1854, avait<br />

fondé à Nîmes, une école communale pour<br />

les enfants israélites en 1858, devenue ensuite<br />

école communale en 1881. Il y enseignait<br />

l'hébreu. Il s'était allié aux familles comtadines,<br />

aux Crémieux et aux Millaud. Leur<br />

histoire était ainsi inscrite dans la ville depuis<br />

quatre générations. Ils en étaient fiers et le<br />

faisaient savoir. Avocat, médecin, courtier<br />

en vins, ils fréquentaient surtout les bourgeois<br />

protestants.<br />

La vieille dame n'était pas nîmoise de<br />

souche. Son statut de veuve réfugiée, transplantée,<br />

parente par alliance provoquait<br />

quelque sympathie comme on en a vis-à-vis<br />

de parents sortis de province un temps familière,<br />

devenue lointaine. Dans cette famille,<br />

le statut social dominait. L'exil pour la vieille<br />

dame demeurait.<br />

Ce statut ne lui avait pas fait perdre son<br />

goût pour la nouveauté. La première question<br />

était: Quoi de neuf? quand on est<br />

vieux, il faut toujours de neuf pour se mettre<br />

sous la dent. A elle, je ne pouvais pas<br />

répondre : «il n'y a rien de neuf». Je racontais<br />

ce qui se passait chez sa fille et puis<br />

dans le monde. Nous commentions la politique.<br />

Elle n'aimait pas Giscard. Elle<br />

n'expliquait pas pourquoi. Il n'était pas<br />

bekofetig, pas convenable. Physiquement,<br />

elle trouvait qu'il était grimaçant et qu'il<br />

avait une trop grande bouche. Elle passait<br />

les gens qu'elle voyait à la télévision à la<br />

moulinette. Et de toute façon, il avait <strong>des</strong><br />

spring à la vanille. Il bluffait. Il lui manquait<br />

du se'hel. Je ne comprenais pas pourquoi<br />

elle en avait contre Giscard et même contre<br />

sa femme qui se levait tard à 9 heures du<br />

matin. « Comment pouvait-elle comprendre<br />

les femmes levées très tôt»?, disait-elle.<br />

Elle-même s'était levée longtemps à cinq<br />

heures du matin pour préparer le petit déjeuner<br />

de son mari qui partait acheter <strong>des</strong> bêtes.<br />

Cela provoquait sa colère. C'était sans<br />

doute son sens aigu <strong>des</strong> réalités, de la justice.<br />

<strong>Pour</strong> elle, Giscard ne posait pas les<br />

vraies questions.<br />

Les vraies questions<br />

Elle commençait à interroger, un peu<br />

comme une 'horem, une femme sage qui<br />

aurait étudié le talmud. Le texte, c'était la<br />

vie, celle d'une femme qui écoutait et qui<br />

voulait être entendue. Après un temps de<br />

réflexion, lentement, elle prenait l'interlocuteur<br />

par le bras ou levait l'index et hochait de<br />

la tête. Ce hochement de tête nous est resté.<br />

«Maintenant écoute voir un peu, je vais te<br />

dire quelque chose». Elle déroulait son histoire,<br />

celle d'une jeune femme qui à peine<br />

mariée voit son mari partir à la guerre et qui<br />

en est séparée cinq ans durant. Avec sa soeur,<br />

il faut survivre. Tenir, séparée, isolée de sa<br />

famille d'Alsace et de son jeune époux. Elle<br />

ponctuait son étonnement de Chemaveniécoute<br />

mon fils,- et d'un événement heureux,<br />

elle disait «maneshume gut». Elle était passée<br />

par deux guerres. Ses parents étaient<br />

morts, elle avait à peine plus de vingt ans et<br />

avait dû très vite faire avec la vie. Une vie<br />

qui n'était pas luxueuse, aisée plutôt. Il était<br />

de bon ton d'offrir <strong>des</strong> mignonnettes Lindt<br />

qui venaient de Nancy, de porter l'astrakhan<br />

et de se promener dans la ville d'eau à<br />

Plombières, de rendre visite aux cousines<br />

Berthe et Blanche qui habitaient la Suisse .<br />

De retour de la guerre, son mari et son<br />

beau-frère avaient fait de bonnes affaires.<br />

«Les hommes travaillaient beaucoup et<br />

gagnaient bien leur vie». Ils avaient acheté<br />

<strong>des</strong> parcs à Fougerolles où ils mettaient les<br />

bêtes. Les cerisiers donnaient ce kirsch dont<br />

je savourais très tôt le goût. Il nous était<br />

apporté en cachette dans le midi en petites<br />

bouteilles.<br />

Quand on commençait à se gratter la<br />

tête parce que ça n'en finissait pas, elle<br />

nous demandait si nous avions <strong>des</strong> poux.<br />

<strong>Pour</strong> elle, «er kratzt sich kein jid béhinem<br />

enweder hot er dàyes oder kinnem » : ou<br />

l'on avait <strong>des</strong> soucis ou l'on avait <strong>des</strong><br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 76


poux, quand on est yid, on ne se grattait pas<br />

pour rien.<br />

Langue,<br />

cuisine et religion<br />

C'était ainsi. Elle n'aurait jamais dit <strong>des</strong><br />

mots vulgaires en français. Son univers était<br />

centré autour <strong>des</strong> odeurs, <strong>des</strong> saveurs.<br />

Cela ne la gênait pas de dire de quelqu ' un,<br />

il stinkt. Nous étions invités à ces repas où le<br />

kougel aux pommes dans la marmite en fonte<br />

avait cuit une bonne partie de la matinée. Si<br />

nous le mangions trop vite, elle était à la fois<br />

contente et nous en voulait: schmekt gut?<br />

mais elle ajoutait, «tu as freysse», «tu<br />

manges comme un animal», tu «bouffes».<br />

En français, elle n'aurait jamais parlé ainsi,<br />

en alsacien, elle s'autorisait. C'est une<br />

langue où tout peut se dire, le mal comme le<br />

bien. D'ailleurs parfois, quand elle voyait<br />

certains hommes ou femmes dans la rue, elle<br />

les dévisageait, se retournait sur eux, elle,<br />

parlait de leur Batzef, leur gueule ou de leur<br />

Doches, leur derrière.<br />

La langue devenait matérielle, familière,<br />

corporelle, sensuelle. Si l'homme ne lui<br />

convenait pas, avait une allure indigente,<br />

c'était un porteur de poux, un kenemerr, ou<br />

un Doches loch, tout juste bon à vendre <strong>des</strong><br />

capotes anglaises. Et ce n'était rien à côté de<br />

sa soeur, Pauline, celle qui avait vécu à<br />

Monterey, au Mexique, une beauté qui jurait<br />

dans un espagnol à la sauce alsacienne.<br />

Les gens étaient kaushher, francs ou pas.<br />

Les gestes, les actes aussi.<br />

Elle avait construit son univers, une<br />

éthique qu'elle nous transmettait. Le hacer, le<br />

cochon était souvent associé à l'antisémitisme,<br />

le rocha, il y en avait partout. Il fallait être<br />

convenable, tenir son rang éviter le 'hutspeh.<br />

Les injures, les insultes, ce qu'on avait envie<br />

de dire, on le disait en judéo-alsacien. Lors<br />

<strong>des</strong> fêtes, si une femme dansait trop, elle<br />

disait qu'elle valsait comme une hanoucca<br />

trinderle, une toupie de hanoucca. Et ce<br />

n'était pas nécessairement un compliment.<br />

Elle nous nourrissait de vian<strong>des</strong> de veau<br />

très cuite, de boeuf accompagné d'os à moelle,<br />

de beefteak de la meilleure qualité. Elle<br />

croyait que la viande allait nous donner <strong>des</strong><br />

forces. Je me souviens aussi, <strong>des</strong> odeurs de<br />

cannelle qu'elle mettait sur le zemetkuche<br />

comme sur les tartes aux pommes. Il fallait<br />

toujours «retourner», en prendre encore une<br />

fois. C'était bon pour nous. Faire à manger<br />

était comme une religion. Elle prenait son<br />

temps et connaissait nos plats préférés.<br />

L'hiver, <strong>des</strong> oignons aux marrons, les Ziwle<br />

un Keschte, les pommes de terre sautées, les<br />

bratelti Grumbeere. C'était ses spécialités.<br />

Tout était cuit, trop cuit avait mijoté longtemps.<br />

Le sang ne devait pas apparaître. Et<br />

chaque repas s'achevait sur un <strong>des</strong>sert : kuglhopf,<br />

charlotte au chocolat, crème au caramel,<br />

marquis au chocolat, mousse, clafoutis,<br />

crème pâtissière et j'en oublie... Elle, comme<br />

sa soeur se levaient de table constamment<br />

pour une raison ou pour une autre. On avait<br />

beau leur dire: «restez donc tranquilles<br />

maintenant», elles devaient s'activer, être là,<br />

présentes, prévenantes. Je me demande si<br />

elles n'en faisaient pas trop. C'était leur<br />

manière d'exister.<br />

La tradition religieuse était aussi liée à<br />

l'intérieur, à la maison. Sa mezuzah, et le<br />

petit rouleau qui s'y trouvait, n'était pas<br />

fixée au linteau de la porte mais elle le gardait<br />

dans un tiroir de son buffet. Plus tard<br />

dans un porte-monnaie, elle m'a donné le<br />

parchemin. Elle ne se sentait pas chez elle<br />

pour l'accrocher au mur. Je n'ai pas le souvenir<br />

de mezouzoth dans cette famille. Si sa<br />

mère était une femme très pieuse, sa piété à<br />

elle, s'était perdue sur les routes de l'exode.<br />

<strong>Pour</strong>tant elle avait conservé son livre de<br />

prières qu'elle gardait précieusement dans<br />

le sac noir qu'elle emmenait à la schule. Les<br />

gran<strong>des</strong> fêtes étaient célébrées. C'était<br />

Yomtov. Elle jeûnait pour Kippour jusqu'à<br />

ce qu'elle soit très âgée. Ensuite elle nous<br />

soutenait, nous jeûnions pour elle. Nous<br />

allions la voir juste avant la tombée de la<br />

nuit, à la fin du jeûne. Un jour, je portais <strong>des</strong><br />

sandales très simples pour Kippour, sans<br />

cuir, elle m'a félicité d'observer les règles<br />

strictement. <strong>Pour</strong> Pessah, manger <strong>des</strong> matzot<br />

qui venaient de Wasselonne était un<br />

plaisir. Il n'y avait que celles-là. Les autres<br />

n'étaient pas assez fines. Elle les trempait<br />

dans son café au lait le soir et commandait<br />

de la farine de matza. Elle se rendait toujours<br />

à la schule pour Roch Hachana. Nous<br />

y allions en famille, enfin pour dire la vérité,<br />

mon père nous déposait en voiture. En<br />

véritable mécréant, laïcard, comme son père<br />

d'ailleurs, il n'entrait pas. J'ai gardé en<br />

mémoire les chapeaux de la vieille dame en<br />

feutre noir ou ses grands pailles gris cernés<br />

d'un ruban. Elle portait un manteau très élégant<br />

Elle était presque aussi chic que les<br />

femmes de la synagogue de la rue de la Paix,<br />

presque aussi chic seulement. C'était une<br />

fête. Elle lisait en hébreu, connaissait les<br />

prières par coeur et disait le kaddisch pour<br />

ses parents, pour son mari aussi. Cette<br />

période de nouvelle année était un moment<br />

de deuil. Elle avait perdu son mari à ce<br />

moment-là. Une petite lumière dans son<br />

cabinet de toilette rappelait, chaque année,<br />

cet anniversaire. La schule non loin de la<br />

gare avait été construite en 1793. Les<br />

femmes se tenaient en haut, elles pouvaient<br />

facilement regarder les hommes en bas et ne<br />

s'en privaient pas, les hommes levaient la<br />

tête. La femme du chammés, du gardien,<br />

excellente musicienne mais qui s'était mise<br />

à boire, jouait de l'harmonium. C'était discordant<br />

et toujours trop fort.<br />

Jusqu'à la fin, 91 ans, elle a voulu vivre<br />

d'une manière autonome. La dernière<br />

année, elle a consenti à habiter chez sa fille.<br />

Une 'hevrah de femmes sephara<strong>des</strong> s'est<br />

occupée de la toilette. Quand je suis entrée<br />

dans sa chambre, tous les miroirs étaient<br />

couverts d'un voile.<br />

Elle est enterrée au cimetière de Nîmes,<br />

son mari aussi. Sa soeur dans les Vosges,<br />

ses frères et ses parents en Alsace...<br />

Le <strong>des</strong>tin ordinaire d'une famille juive<br />

alsacienne.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 77


MURIEL KLEIN-ZOLTY<br />

Humour et religion<br />

Dans les histoires<br />

que racontent Juifs d'Alsace<br />

et d'Europe de l'Est,<br />

l'humour et la religion<br />

ne s'opposent pas.<br />

Au contraire,<br />

ces deux éléments<br />

sont indissociables.<br />

Une interprétation<br />

sociologique de l'humour.<br />

Judith Stora note que : «L'humour juif<br />

est devenu à la mode en France ces<br />

dernières années. C'est grâce au<br />

cinéma américain et avant tout aux films de<br />

Woody Allen que le public français découvrit<br />

son existence... Les mass médias se sont<br />

chargées de répandre l'expression et elle est<br />

à présent sur toutes les lèvres... Malgré la<br />

large diffusion du terme, il faut bien<br />

reconnaître que la plupart de ceux qui<br />

emploient le mot, même s'ils reconnaissent<br />

le phénomène, seraient bien en peine de le<br />

décrire et de l'analyser... Or peu d'étu<strong>des</strong><br />

approfondies furent consacrées à la <strong>des</strong>cription<br />

de l'humour juif »<br />

<strong>Pour</strong> combler cette lacune, J. Stora a<br />

écrit une monumentale étude de «l'humour<br />

juif dans la littérature de Job à Woody<br />

Allen».<br />

© Dessins Maurice Sendak, HarperCollins publisher. I.B. Singer "Une histoire i<br />

contes", Stock, 1978.<br />

Dans mon ouvrage, «Contes et récits<br />

humoristiques du monde juif »*, je me suis,<br />

en ce qui me concerne, intéressée aux «his-<br />

Ì paradis et autres<br />

Muriel Klein-Zolty<br />

Chercheur, Laboratoire de Sociologie<br />

de la Culture Européenne<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 78


toires juives » qui ont vu le jour dans les<br />

communautés d'Alsace et d'Europe de<br />

l'Est, à ces récits oraux de type humoristique,<br />

nommés Moschelich en Alsace et<br />

witz en Europe de l'Est, dont Freud et Reik<br />

ont effectué <strong>des</strong> interprétations psychologiques<br />

ou psychanalytiques* 2 ', mais dont<br />

aucune interprétation sociologique n'avait<br />

encore paru.<br />

J'ai recueilli plusieurs milliers de ces<br />

histoires auprès d'informateurs originaires<br />

de ces communautés et installés actuellement<br />

dans l'Est de la France. Après les avoir<br />

retranscrites et donc sauvées de l'oubli, j'en<br />

ai tenté une interprétation socio-ethnographique.<br />

Je les ai considérées comme <strong>des</strong><br />

documents et ai eu le souci constant de les<br />

rapporter au contexte culturel spécifique qui<br />

les conditionne. Witz et Moschelich présentent<br />

<strong>des</strong> divergences fondamentales dues à<br />

l'originalité indéniable de chacune <strong>des</strong> deux<br />

communautés. Mais ils ont également de<br />

nombreux points communs. Ces derniers<br />

s'expliquent par les analogies effectives que<br />

présentaient, malgré leur spécificité non<br />

moins réelle, ces deux communautés, mais<br />

aussi par le contact qui n'a jamais cessé<br />

entre celles-ci et qui a occasionné un échange<br />

et une circulation de récits. Une illustration<br />

probante de la ressemblance et <strong>des</strong> rapports<br />

étroits entre ces deux yiddishkeit est<br />

celle du parler juif : Yeddish-daitsch (judéoalsacien)<br />

et yiddish oriental, dont la commune<br />

origine est bien connue. On retrouve<br />

dans ces deux parlers de nombreux termes<br />

similaires, qui ne diffèrent que par leur prononciation;<br />

or si le langage est un moule,<br />

quoi d'étonnant en conséquence si l'esprit<br />

judéo-alsacien et l'esprit yiddish se rejoignent<br />

à bien <strong>des</strong> égards ?<br />

Mes témoins originaires de la campagne<br />

alsacienne sont nés, en général, entre 1897<br />

et 1923. Aujourd'hui, ils résident tous à<br />

Strasbourg du fait de la disparition <strong>des</strong> communautés<br />

juives villageoises. La date de<br />

leur urbanisation se situe entre les deux<br />

guerres ou à la fin de la seconde guerre<br />

mondiale. Les histoires qu'ils m'ont contées,<br />

ou Moschelich, reflètent le vécu <strong>des</strong><br />

Juifs de la campagne alsacienne avant leur<br />

transplantation et mettent en scène les personnages<br />

marquants de la vie juive rurale<br />

traditionnelle.<br />

Mes interlocuteurs d'Europe de l'Est<br />

sont les rescapés d'un monde englouti, le<br />

«Yiddishland». Cadre socio-politique aux<br />

frontières imprécises, le Yiddishland allait<br />

de la Baltique à la Mer Noire et était le lieu<br />

de résidence <strong>des</strong> Juifs de langue yiddish.<br />

Nés pour la plupart au début du siècle, mes<br />

interlocuteurs ont passé leur enfance et leur<br />

adolescence dans ce milieu, marqué par son<br />

unité géographique et sociologique<br />

(shtetl


tion et dit : «Voilà, je suis pris par le temps,<br />

est-ce que je peux venir passer le Shabbat<br />

chez vous ? »<br />

Le maître de maison lui dit : «Oui, il n'y<br />

a pas de problème mais cela va te coûter très<br />

cher.<br />

- Comment cela très cher ?<br />

- Combien as-tu ? »<br />

Il dut remettre toute sa fortune ; mais il<br />

était très fâché parce qu'il s'est dit: «Les<br />

lois de l'hospitalité auraient voulu qu'il<br />

m'ouvre tout grand les bras, qu'il me reçoive,<br />

qu'il me traite comme il faut. Mais<br />

puisque c'est comme cela, alors autant bien<br />

faire; je vais profiter de ce Shabbat».<br />

Alors on lui a servi à manger, on lui a<br />

donné une chambre, il s'est mis à l'aise et il<br />

s'est conduit comme en terre conquise. Le<br />

Shabbat se termine et à la fin du Shabbat,<br />

quand on fait la bénédiction de séparation<br />

entre le sacré et le profane, le babelous<br />

(maître de maison) vient avec la bourse, la<br />

tend au colporteur et lui dit: «Reprends ton<br />

argent».<br />

Il lui dit: «Qu'est-ce que c'est, qu'estce<br />

que cela signifie ?<br />

- Tu vois, lui répond le maître de maison,<br />

je voulais que tu te sentes à l'aise, si je<br />

t'avais dit: «Viens vivre à mon compte<br />

ici », tu aurais fait <strong>des</strong> manières, tu aurais<br />

marché sur la pointe <strong>des</strong> pieds pour ne<br />

pas déranger, comme cela, tu t'est senti<br />

chez toi à la maison» et il lui a souhaité<br />

bon voyage».<br />

Shabbat est pour le pauvre une bénédiction,<br />

sorte de manne qui compense pour<br />

un moment toutes les privations dont il a<br />

souffert. Cette bénédiction est souvent<br />

dans les histoires présentée sous la forme<br />

d'un succulent repas octroyé par un Juif<br />

riche.<br />

Parmi les personnages de la vie religieuse,<br />

celui dont la fonction par excellence est<br />

d'aider le Juif dans la détresse est le rabbin.<br />

Aussi bien dans les Moschelich que dans les<br />

witz, il joue un rôle de consolateur; son but<br />

est de soulager par <strong>des</strong> paroles réconfortantes.<br />

«Rabbin, dit le pauvre petit tailleur,<br />

donne-moi une «eitse» (un conseil). Je n'ai<br />

plus de place à la maison nous n'avons<br />

qu'une seule pièce qui sert à la fois d'atelier<br />

pour travailler, de cuisine, et de chambre<br />

à coucher, pour moi, ma femme, mes six<br />

enfants. Et ma femme attend le septième.<br />

Que faut-il faire ?<br />

- Prends une chèvre à la maison et reviens<br />

dans huit jours.<br />

- Quoi?<br />

- Oui, une chèvre à la maison ».<br />

Huit jours plus tard, le pauvre petit<br />

tailleur revient chez le rabbin en larmes :<br />

«Mais c'est encore pire qu'avant, je suffoque.<br />

- A présent, dit le rabbin, débarrasse-toi<br />

de la chèvre».<br />

« Merci rabbin, à présent que je n'ai plus<br />

la chèvre, ma femme et mes enfants ont largement<br />

assez de place».<br />

Dans cette histoire contée par un informateur<br />

d'Europe de l'Est, le rabbin par une<br />

astuce, entreprend de surmonter la misère<br />

du tailleur. Le fondement commun à l'attitude<br />

humoristique et à la foi dans le surnaturel<br />

est la substitution de l'imaginaire au<br />

réel. Il s'agit dans les deux cas de techniques<br />

de survie dont le but est de nier une<br />

situation douloureuse. En un certain sens,<br />

l'humour participe <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> magiques.<br />

Cependant si le surnaturel suppose la<br />

croyance en une transformation effective du<br />

réel (sauf lorsque celui-ci est objet de scepticisme<br />

et a perdu son pouvoir), l'humour<br />

est un subterfuge. S'il transcende la réalité,<br />

il ne la transforme pas pour autant. Certes<br />

pour le petit tailleur, l'imaginaire a su<br />

triompher du réel. Mais l'histoire nécessite<br />

la présence d'un réfèrent (narrateur, auditeur,<br />

groupe social propagateur de l'histoire),<br />

conscient de l'inefficacité du subterfuge<br />

et de la non-efficience de son auteur.<br />

Certes celui-ci n'en est pas moins valorisé<br />

pour son esprit astucieux, pour son pouvoir<br />

d'illusionner le petit tailleur, néanmoins sa<br />

puissance est symbolique et non pas réelle;<br />

l'humour est l'expression d'un doute, d'une<br />

faille, sorte de déchirure de la toile de fond<br />

où Dieu régnait en maître.<br />

La religion dans les histoires ne saurait<br />

se limiter à une toile de fond où à un rôle de<br />

résistance face à l'usure du quotidien. Elle<br />

est également objet de dérision.<br />

La religion,<br />

cible de la dérision<br />

Une <strong>des</strong> particularités de l'humour de<br />

ces histoires est d'être dirigé contre le Juif<br />

lui-même et son univers culturel. L'image<br />

du Juif qui ressort de certaines d'entre elles<br />

n'est guère flatteuse. Ce sont ses défauts et<br />

ses faiblesses qui y sont mis en scène de<br />

manière parfois grandiose. Mais cette autoagression<br />

ne se départit pourtant jamais<br />

d'une charge de sympathie et d'affection;<br />

critique et tendresse se confondent, l'adhésion<br />

et l'attachement aux valeurs se doublent<br />

d'une vision ironique sur soi-même.<br />

Comme le souligne Wladimir Jankélévitch :<br />

Cet humour réflexif «n'est pas sans la sympathie...<br />

L'humour compatit avec la chose<br />

plaisantée, il est secrètement complice du<br />

ridicule et se sent de connivence avec lui...<br />

Au fond, l'humour a un faible pour ce qu'il<br />

raille» (4) .<br />

En outre l'auto-critique, aussi acerbe<br />

soit-elle, reste symbolique, l'humour sert en<br />

effet de masque, il permet d'exprimer<br />

l'inavouable sous une forme socialement<br />

acceptable et de se libérer <strong>des</strong> étreintes<br />

d'une culture qui est par ailleurs valorisée.<br />

L'humour a ainsi un aspect libérateur mais<br />

également catalyseur, les histoires n'ont pas<br />

fonction de porter atteinte aux fondements<br />

de la société juive, mais à la régénérer en<br />

exorcisant les conflits.<br />

Mais si l'humour permet une auto-critique<br />

sous une forme symbolique, sa fonction<br />

essentielle dans la plupart <strong>des</strong> histoires<br />

est une fonction de revanche ou de défense.<br />

Force <strong>des</strong> faibles, arme <strong>des</strong> désarmés, il<br />

constitue une manière d'affronter un réel<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 80


invivable, de surmonter une situation douloureuse<br />

en l'observant avec détachement<br />

et même en l'utilisant comme facteur de<br />

plaisir. Certes, l'humour <strong>des</strong> Moschelich<br />

repose sur une vision plus optimiste que les<br />

witz de l'environnement non-juif, plus tolérant<br />

en Alsace qu'en Pologne. Le rire du<br />

Juif alsacien n'exprime pas la même détresse<br />

lancinante que celui du Juif d'Europe de<br />

l'Est. Mais s'il reste serein et enjoué, il<br />

porte cependant aussi le poids de la souffrance<br />

et de la négativité et joue son rôle de<br />

revanche. Or si l'autodérision est un procédé<br />

critique interne, elle permet aussi la satire<br />

du monde environnant. En effet, dans<br />

beaucoup de récits, aussi bien en Alsace<br />

qu'en Pologne, la satire de l'environnement<br />

non-juif passe par le biais de la dépréciation<br />

du Juif lui-même.<br />

Une <strong>des</strong> cibles préférentielles à l'autoironie<br />

du groupe est précisément la religion.<br />

Je mettrai ici en évidence quatre aspects de<br />

la vie religieuse que les histoires tournent<br />

en dérision.<br />

La dérision du rituel<br />

L'humour est un procédé de désacralisation,<br />

de désenchantement parodique, il<br />

implique le doute, le scepticisme et la précarité;<br />

pourtant il ne véhicule aucune intention<br />

sacrilège, ni blasphématoire; l'humoriste<br />

sait que sont sourire est innocent et ne<br />

signifie pas une réelle remise en cause de<br />

soi. Une méthode de dérision fréquente est<br />

l'utilisation d'un rituel dans une signification<br />

symbolique déviée. De nombreuses<br />

histoires en effet pervertissent le sens du<br />

rituel religieux en l'appliquant à mauvais<br />

escient. Le rituel est en outre un élément<br />

constitutif de la « schlemiehlitude » du<br />

schlemiehl. Personnage dont s'est volontiers<br />

emparé le folklore juif, le schlemiehl<br />

est l'éternel abonné à la guigne. Il souffre<br />

par essence d'une incapacité chronique à<br />

assurer son gagne-pain ou à réussir une<br />

quelconque entreprise. Personnage ridicule<br />

mais qui n'en conserve pas moins une certaine<br />

grandeur, il est l'anti-héros par excellence.<br />

En proie à la pitié, il est incapable de<br />

toute action agressive, comme dans cette<br />

histoire qui souligne avec complaisance sa<br />

dévotion.<br />

Elle m'a été contée par une informatrice<br />

originaire de Gelniow en Pologne.<br />

«Il y avait une fois un schlemiehl qui<br />

n'avait plus de parnousse (gagne-pain), qui<br />

n'avait pas d'argent. Il était misérable. Il<br />

n'avait pas assez pour nourrir ses enfants et<br />

sa femme lui reprochait sans cesse d'être un<br />

schlemiehl. Il décida de devenir brigand et<br />

peut-être fera-t-il ainsi fortune. Un matin, à<br />

l'aube, il partit, prit son couteau, son talith<br />

(châle de prière aux franges duquel sont<br />

attachés quatre cordons, les tsitsi), ses<br />

tephilin (petites boîtes de cuir noir contenant<br />

<strong>des</strong> passages de la Bible, que les<br />

hommes s'attachent sur les bras et sur la tête<br />

à certaines prières ; on les appelle aussi parfois<br />

phylactères : mot chrétien) et s'en alla<br />

dans la forêt. Il se cacha derrière un arbre et<br />

attendit toute la journée. Finalement la nuit<br />

commença à tomber, au moment où il<br />

s'apprêtait à dire la prière du soir, un Juif<br />

arriva.<br />

Notre schlemiehl dit au Juif: «Je vais<br />

prier maintenant, attends que j'aie fini».<br />

Quand il eut fini sa prière, il prit son couteau<br />

et lui dit d'un air menaçant : « Je suis un<br />

brigand, donne-moi ton argent sinon je te tue.<br />

- Pitié, répondit l'autre. Je suis un bon yid<br />

(Juif), un père de famille, aie pitié de<br />

mes enfants, je n'ai pas d'argent. Et si tu<br />

me tues, mes enfants seront orphelins».<br />

«Nebich (pauvre type), pensa le brigand.<br />

C'est un pauvre homme». Il lui dit alors:<br />

«C'est décidé, je ne te tue pas, mais donnemoi<br />

dix roubles.<br />

- Dix roubles, répondit sa victime en colère,<br />

mais je ne suis pas riche.<br />

- Alors un rouble.<br />

- Non, je ne les ai pas.<br />

- Deux kopecks? Insista le schlemiehl<br />

timidement.<br />

- Non.<br />

- Alors, donne-moi une cigarette.<br />

- Ah ! dit l'autre, tu aurais dû me le dire<br />

tout de suite que c'était une cigarette que<br />

tu voulais».<br />

Et ils se quittèrent en se serrant la main ».<br />

La dérision<br />

<strong>des</strong> personnages<br />

de la vie religieuse<br />

Aussi bien les Moschelich que les witz<br />

tournent en dérision les personnages de la<br />

vie religieuse, comme par exemple le hazan<br />

(chantre) dans le witz suivant.<br />

«C'est Shabbat, un Juif est invité chez le<br />

rabbin pour passer Shabbat, il demande au<br />

rabbin de lui garder son portefeuille et ses<br />

papiers.<br />

Le rabbin lui répond: «D'accord, mais<br />

moi, j'ai l'habitude que quand on me remet<br />

<strong>des</strong> choses de cette importance, je ne les<br />

prends pas sans témoin; qu'on m'amène le<br />

hazan comme témoin ». Alors le hazan vient<br />

et voit comment le Juif remet ses affaires au<br />

rabbin. On met les affaires de côté, le<br />

Shabbat se passe très bien ; enfin arrive la<br />

fin de Shabbat; le Juif demande au rabbin<br />

de lui rendre ses affaires. Il dit : «Tu ne m'as<br />

rien donné du tout.<br />

- Même que je t'ai donné mes affaires,<br />

c'est que tu ne voulais pas les prendre<br />

sans témoin, que tu as fait appeler le<br />

hazan pour qu'il soit témoin».<br />

Le rabbin répond: «Écoute, c'est très<br />

simple; on va appeler le hazan et on va lui<br />

demander s'il a vu ou s'il n'a pas vu, vendredi<br />

après-midi, avant l'entrée du Shabbat,<br />

si tu m'as remis quoi que ce soit».<br />

On l'appelle, le hazan dit: «Bonjour»,<br />

et en s'adressant au Juif : Mais je ne vous ai<br />

jamais vu.<br />

- Mais, vous ne vous rappelez pas de moi,<br />

hier, avant l'entrée du Shabbat, j'ai<br />

remis tous mes sous au rabbin?»<br />

Le hazan dit: « Monsieur, vous divaguez,<br />

je n'ai rien vu». Et il s'en va.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 81


© Maurice Sendak, HarperCollins publisher. IB. Singer "Une histoire de paradis et autres contes", Stock, 1978.<br />

Le Juif et le rabbin restent ensemble, en<br />

tête à tête, à ce moment là, le rabbin sort de<br />

son tiroir la bourse et la remet au Juif.<br />

- Je voulais te montrer ce qu'on a comme<br />

hazan, ici».<br />

Mais si on se gausse du hazan, on le ridiculise<br />

Alors le Juif: «Mais qu'est ce que tu<br />

m'as fait comme histoire, là?<br />

avec délectation, il est aussi un humo­<br />

riste de talent qui à travers ses sarcasmes<br />

prend sa revanche, comme dans ce récit<br />

relaté par une informatrice originaire<br />

d'Obernai.<br />

«A la Schul (synagogue), le hazan a dit :<br />

«Imbécile», au président de la communauté,<br />

ils se sont disputés, alors le rabbin est venu<br />

chez le hazan, et lui a dit : «Écoutez, il faut<br />

que vous vous excusiez devant toute la communauté<br />

de ce que vous avez dit: «Imbécile»,<br />

au président; vous direz: «J'ai dit<br />

imbécile au président, je n'avais pas raison ».<br />

Alors le vendredi soir, le hazan avant<br />

l'office dit devant toute la communauté:<br />

J'ai traité d'imbécile le président, je n'avais<br />

pas raison?».<br />

Si beaucoup d'histoires qui se moquent<br />

<strong>des</strong> personnalités de la vie religieuse sont<br />

communes à l'Alsace et à l'Europe de l'Est,<br />

celles qui mettent en scène le personnage du<br />

rabbin hassidique sont spécifiquement esteuropéennes,<br />

le Hassidisme (5> , en effet, est<br />

un mouvement qui s'est développé dans ces<br />

contrées. La satire du Rebbe (rabbin hassidique)<br />

est corrosive; dépourvu de toute<br />

éthique et de pouvoir spirituel, il apparaît en<br />

dernière instance comme un charlatan, se<br />

présentant comme un Rebbe miraculeux.<br />

Ces witz visent à démythifier son pouvoir<br />

surnaturel en en montrant le caractère<br />

manifestement absurde et tournent simultanément<br />

en dérision la candeur et la crédulité<br />

de ses disciples.<br />

«Un disciple se vantait <strong>des</strong> pouvoirs surnaturels<br />

de son Rebbe : «Toutes les nuits, il<br />

a la révélation du prophète Elie», dit-il.<br />

«Comment le sais-tu?» demande un<br />

sceptique.<br />

«Le Rebbe lui-même me l'a dit.<br />

- Le Rebbe peut avoir menti.<br />

- Comment oses-tu dire une chose pareille<br />

sur mon Rebbe ? dit le disciple. Pensestu<br />

qu'un homme qui a chaque nuit la<br />

révélation du prophète Elie ait besoin de<br />

dire <strong>des</strong> mensonges ? »<br />

La technique de la plupart de ces récits<br />

consiste à mettre en évidence la contradiction<br />

entre l'incapacité foncière du Rebbe à<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 82


accomplir tout miracle, et l'aveuglement de<br />

son disciple qui interprète l'impuissance du<br />

Rebbe comme signe de son pouvoir. En tentant<br />

de justifier l'injustifiable, avec une<br />

excessive mauvais foi et une argumentation<br />

spécieuse, il révèle en fait le contraire de ce<br />

qu'il voudrait prouver.<br />

La satire<br />

de la spéculation talmudique<br />

Les histoires pastiches de la spéculation<br />

talmudique sont elles aussi propres à l'Europe<br />

de l'Est juive. En effet la société juive<br />

alsacienne n'était pas soumise à la même<br />

prépondérance que celle-ci, où la place primordiale<br />

accordée à l'étude du Talmud<br />

imprégnait les mentalités, les mo<strong>des</strong> de pensée<br />

et les comportements. Beaucoup de witz<br />

sont le reflet de cette imprégnation tout en<br />

effectuant une satire mordante de cette tournure<br />

d'esprit.<br />

«Un yid (Juif) a perdu ses lunettes. Il<br />

se dit: «Si je n'ai plus de lunettes, c'est<br />

que quelqu'un me les a prises. Celui qui<br />

me les a prises, soit il possède <strong>des</strong> lunettes,<br />

ou alors il n'en a pas. Mais s'il a déjà <strong>des</strong><br />

lunettes, alors pourquoi en prendre une<br />

autre paire? Donc il n'a pas de lunettes.<br />

S'il n'a pas de lunettes, il y a deux possibilités,<br />

il voit bien ou il est myope. Mais<br />

s'il voit bien, il n'a pas besoin de lunettes.<br />

Donc il est myope. Le responsable est<br />

donc un homme qui est myope et qui n'a<br />

pas de lunettes. Mais alors, il n'a pas pu<br />

trouver les miennes.<br />

Donc, celui qui me les a prises n'est ni<br />

quelqu'un qui a <strong>des</strong> lunettes, ni quelqu'un<br />

qui n'a pas de lunettes. Donc elles sont ici.<br />

<strong>Pour</strong>tant je vois bien qu'elles ne sont pas là.<br />

Mais si je vois... c'est donc que j'ai <strong>des</strong><br />

lunettes sur le nez. Mais alors si j'ai <strong>des</strong><br />

lunettes sur mon nez, c'est soit les miennes,<br />

soit celles de quelqu'un d'autres. Mais comment<br />

les lunettes d'un autre arriveraientelles<br />

sur mon nez? Puisque ce ne sont pas<br />

les lunettes d'un autre, ce sont donc les<br />

miennes. Voilà, je les ai trouvées, elles sont<br />

sur mon nez».<br />

Dans ce type de récits, le comique réside<br />

dans le gâchis que représente un important<br />

dispositif réflexif pour un résultat qu'on<br />

aurait pu atteindre par la perception ou par<br />

une réflexion bien plus courte. L'abstraction<br />

systématique y atteinte l'idéalisme, un idéalisme<br />

qui ignore délibérément le réel, et, au<br />

besoin, le nie. La matière perd consistance et<br />

l'obstacle ne peut être que d'ordre intellectuel.<br />

Le protagoniste, qui s'enferme dans sa<br />

logique, oublie de se servir de ses sens et raisonne<br />

en dehors de toute référence. La réalité<br />

sensible n'est que le sens apparent, derrière<br />

elle, se cache le sens profond, le sens réel,<br />

auquel il tente d'accéder. Aucune situation ne<br />

saurait ainsi être simple, elle se prête nécessairement<br />

à une interprétation. Dans une<br />

conversation les propos de l'interlocuteur<br />

prêtent nécessairement à interprétation, ceuxci<br />

sont d'emblée suspectés de cacher un sens<br />

profond ou <strong>des</strong> raisons secrètes qu'il importe<br />

de découvrir. Puisque tout discours est un<br />

masque en voilant un autre et est par conséquent<br />

un mensonge, le dialogue est éminemment<br />

problématique.<br />

«Il y a deux Juifs qui se rencontrent à la<br />

gare. L'un demande à l'autre: «Où vas-tu?<br />

- A Lemberg, dit l'autre.<br />

- Quel menteur, répond le premier. Tu dis<br />

que tu vas à Lemberg pour me faire croire<br />

que tu vas à Cracovie. Mais je sais<br />

bien que tu vas vraiment à Lemberg.<br />

Alors pourquoi mens-tu ? »<br />

Si aucune réalité n'est simple, aucune<br />

réponse simple ne peut être donnée à une<br />

question. Il n'y a jamais de réponse définitive,<br />

tout peut être questionné. Même une<br />

question peut être questionnée. Il y a ainsi<br />

une particularité chez le Juif, répondre à une<br />

question par une autre question.<br />

«<strong>Pour</strong>quoi un Juif répond toujours à une<br />

question par une autre question ? - <strong>Pour</strong>quoi<br />

pas ? »<br />

Ce type d'histoire met en évidence un<br />

goût immodéré du Juif pour le raisonnement,<br />

en même temps qu'un mépris total<br />

pour la réalité matérielle, l'un justifiant<br />

l'autre.<br />

Mais ces histoires n'épuisent pas leur<br />

sens dans la <strong>des</strong>cription d'un état d'esprit,<br />

elles opèrent aussi et en même temps la satire<br />

de cet esprit entièrement tourné vers le<br />

spéculation. La satire porte sur la tendance<br />

du Juif à considérer la vie quotidienne<br />

comme un problème de Talmud, le raisonnement<br />

apparaît comme trop compliqué,<br />

trop sophistiqué par rapport au réel beaucoup<br />

plus simple, les histoires montrent la<br />

disproportion entre la finesse de tous les raisonnements<br />

possibles et la prégnance du<br />

réel. Mais, plus profondément, la satire<br />

porte également sur la méthode du Pilpul (6)<br />

(spéculation talmudique) en elle-même. Les<br />

anecdotes se moquent de l'esprit tortueux<br />

qu'il nécessite, et comme le formule une de<br />

nos interlocutrices, de «la tendance à couper<br />

les cheveux en quatre». Son application<br />

à la banalité du monde, loin d'être uniquement<br />

moyen de satire, est également objet<br />

de satire, elle représente une caricature du<br />

raisonnement talmudique et son imitation<br />

parodique. Le style et la démarche talmudiques<br />

sont détournées à <strong>des</strong> fins humoristiques.<br />

Face à la réalité, il revêt un caractère<br />

inadapté, gratuit et stérile et ainsi tourné en<br />

ridicule, perd sa valeur de méthode de<br />

réflexion sérieuse.<br />

Dans ces histoires pastiches du pilpul, on<br />

peut déceler également une fonction de survie<br />

car elles constituent un mode de négation<br />

du réel sensible. Si le Juif méprise le<br />

réel, c'est parce qu'il sait que celui-ci est<br />

parsemé de tsouress (soucis).<br />

La satire <strong>des</strong> formules<br />

de la liturgie<br />

Un procédé de raillerie plutôt affectionné<br />

quant à lui par le Juif d'Alsace que par<br />

le Juif d'Europe de l'est est le calembour sur<br />

les formules religieuses. Un aspect spéci-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 83


fique de l'humour judéo-alsacien qui lui<br />

donne sa richesse consiste dans l'utilisation<br />

de formules liturgiques dans la quotidienneté.<br />

Celles-ci sont, par un jeu de mots, intégrées<br />

dans la langue courante, moyennant<br />

parfois une déformation d'un ou de plusieurs<br />

mots de la phrase. Ainsi quand un<br />

terme en judéo-alsacien (qu'il soit hébreu<br />

ou non), rappelle par sa consonance un mot<br />

hébreu figurant dans une expression du<br />

rituel ou de la Bible, alors l'expression tout<br />

entière est prononcée, en plus du terme utilisé.<br />

«Un morceau chanté le Shabbat de<br />

Hanouca commence par ces mots:<br />

« Scheney Zeysim » qui signifient deux oliviers.<br />

Or «Schnee» signifie neige en allemand.<br />

Quand il neigeait, il y avait un Juif<br />

qui disait toujours : «Scheney Zeysim»».<br />

De nombreuses histoires révèlent ce<br />

plaisir tout particulier pour le Juif d'Alsace<br />

de parsemer la conversation d'allusions<br />

liturgiques en les détournant de leur sens et<br />

en jouant sur les mots. Ce jeu sur la langue<br />

confère à l'humour judéo-alsacien la marque<br />

de son originalité et de son génie. Plus<br />

enjoué que l'humour yiddish même s'il<br />

porte aussi le poids de la souffrance juive,<br />

il est souvent fait de bons mots, de jeux de<br />

mots, de bonhomie, de bonne humeur. Il se<br />

cantonne volontiers au jeu verbal et en particulier<br />

aux calembours sur les formules<br />

liturgiques.<br />

Les sociétés juives d'Alsace et d'Europe<br />

de l'Est, dès la fin du XIX e<br />

siècle ont connu<br />

l'irruption de la modernité avec son cortège<br />

de conséquences : affaiblissement <strong>des</strong> pratiques<br />

religieuses, adhésion en masse, en ce<br />

qui concerne les Juifs d'Europe de l'Est, à<br />

<strong>des</strong> mouvements internationalistes ou à <strong>des</strong><br />

formes de judaïsme séculier comme par<br />

exemple le Bund


GUYCHOURAQUI<br />

Rire sans humour n'est<br />

que ruine de l'homme<br />

L'humour est mort<br />

On a les Nietzsche du temps<br />

jadis qu'on peut...<br />

A défaut du blasphème<br />

d'antan, je me contenterai en<br />

ces jours d'un blâme (mais,<br />

nous assure l'étymologie,<br />

c'est tout comme), et<br />

proclamerai que l'humour est<br />

mort. Plus encore, et bien<br />

triste à dire, il est mort de rire,<br />

mort <strong>des</strong> rires faciles ou<br />

factices, mort <strong>des</strong> rires<br />

consensuels ou préenregistrés,<br />

<strong>des</strong> rires<br />

vulgaires ou racistes...<br />

Guy Chouraqui<br />

Physicien. Université Louis Pasteur<br />

Aqui s'adresse ce blâme, ce mouvement<br />

de l'humeur à la mémoire<br />

de son frère l'humour? À ceux qui<br />

consciemment exploitent, ou inconsciemment<br />

se font complices de la dérive naturelle <strong>des</strong><br />

sources du rire vers les plaisanteries les plus<br />

médiocres, donc par définition à la portée de<br />

l'auditoire moyen, dérive accentuée par<br />

l'extension <strong>des</strong> moyens de diffusion et le<br />

poids de leurs enjeux économiques. L'argument<br />

est simple, le fait est attesté : le vecteur<br />

médiatique, en particulier télévisuel, conduit<br />

à normaliser notre registre humoristique<br />

à un minimum appauvri à l'extrême, où <strong>des</strong><br />

rires obscènes saluent les plaisanteries à ras<br />

du préservatif ou à base de préjugés<br />

xénophobes, construisant insidieusement les<br />

réflexes les plus malsains et les préjugés les<br />

plus bas d'une communauté nationale.<br />

Il subsiste certes <strong>des</strong> amuseurs de qualité,<br />

et d'autres émergeront encore, mais ce<br />

sera le plus souvent à l'écart <strong>des</strong> courants<br />

dominants qu'ils continueront à cerner et<br />

dénoncer d'un trait de crayon ou d'esprit la<br />

sottise et l'impudence, à pratiquer l'injure<br />

salutaire et roborative, le blasphème savoureux<br />

et sain contre toutes les crédulités.<br />

Un humour en prêt-à-porter<br />

La diversité <strong>des</strong> pratiques <strong>sociales</strong> du rire<br />

est une caractéristique très nette de la situation<br />

antérieure : les collégiens, les troufions,<br />

les carabins, les piliers de bar..., tous avaient<br />

leurs niveaux de plaisanterie, leurs spécificités<br />

salaces, chauvines ou calembouresques.<br />

Changer de milieu, c'était changer de registre<br />

humoristique, et les signaux déclencheurs<br />

du rire étaient autant de signatures de<br />

chacun <strong>des</strong> groupes. Avec l'époque du vedettariat<br />

par matraquage et du sacre par audimat,<br />

toutes ces blagues catégorielles se fondent<br />

dans un fonds commun, un lexique standard<br />

et une syntaxe étroite du rire où seuls les ressorts<br />

les plus conventionnels (sexe, argent,<br />

racisme) peuvent jouer, où l'auditeur, quel<br />

que soit son âge et son milieu, est partie prenante<br />

- et par le moyen le plus communicatif<br />

qui soit, le rire - <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> et <strong>des</strong> tons de<br />

la plaisanterie prévalente. Et qui s'étonnera<br />

alors que, dans les cours d'école ou de caserne<br />

tout comme dans les bistrots, reviennent<br />

les mêmes mots, les mêmes thèmes, ceux de<br />

la plaisanterie-télé ?<br />

On ne trouvera pas ici d'exemples trop<br />

actuels, trop brûlants de ce que je prétends<br />

dénoncer : faudrait-il, pour critiquer, promouvoir<br />

si peu que ce soit ce que l'on rejette?<br />

D'ailleurs il n'est que trop aisé de vous fabriquer<br />

un corpus à votre propre usage et goût,<br />

en vous mettant à l'écoute d'émissions de<br />

certaines <strong>des</strong> radios ayant le plus d'audience,<br />

ou en regardant les programmes <strong>des</strong> rois du<br />

rire d'aujourd'hui, sur les chaînes de télévision<br />

les plus «gran<strong>des</strong>» (par le nombre de<br />

télé-spectateurs...).<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 85


Nous choisirons comme exemple d'uniformisation<br />

rampante celui, très classique,<br />

de la vogue <strong>des</strong> histoires dites «belges », qui<br />

ne se dément pas depuis 20 ou 25 ans. Vous<br />

savez bien, ces blagues dont Ronnie Coutteure,<br />

fort subtil humoriste d'une toute<br />

autre belgitude, suppose qu'elles ne sont les<br />

favorites <strong>des</strong> français que parce qu'elles<br />

sont les seules qu'ils comprennent...<br />

Comme il est facile de le montrer, ces<br />

blagues ne sont que notre version «nationale»<br />

(pour ne pas dire nationaliste) <strong>des</strong><br />

vacheries que s'envoient wallons et flamands<br />

par-<strong>des</strong>sus leur frontière linguistique.<br />

Ces deux communautés, dans leur<br />

rivalités et leurs équilibres instables, tentent<br />

chacune de manifester leur cohésion à la<br />

faveur de plaisanteries basées sur l'assertion<br />

de leur supériorité - signe indubitable<br />

de l'insécurité et du malaise identitaire.<br />

Témoin ces deux échantillons bien connus,<br />

et dont les flamingants se plairont à trouver<br />

les équivalents dans leur langue: «la différence<br />

entre une patate et un flamand? l'une<br />

est cultivée, l'autre pas... » et ce «pléonasme<br />

wallon : primitif flamand». Et bien sûr,<br />

de ce côté-ci du Quiévrain, celles de ces<br />

blagues qui sont adaptables, et toutes celles<br />

qu'il est aisé d'extrapoler sur ce modèle<br />

prendront comme victime «un belge», sans<br />

plus de nuance géographico-linguistique.<br />

Avec le succès public que l'on sait, dans la<br />

plupart <strong>des</strong> groupes que vous et moi avons<br />

côtoyés...<br />

Un humour fragile<br />

Un autre exemple particulièrement subtil<br />

de la dérive normalisante <strong>des</strong> manières<br />

de rire et de faire rire est perceptible dans<br />

le cadre fragile de l'humour juif. Je ne<br />

parle pas ici du fait souvent allégué que,<br />

racontée par un goy, la meilleure blague<br />

juive risque de se transmuer en détestable<br />

plaisanterie antisémite. Car ce phénomène<br />

"Ils se demandent Si C'est Classé par ordre d'importance" © 77ie Big book of Jewish Humor. John Caldwell, 1978. By permission of Writer's Digest Books<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 86


en effet a la même origine qu'Edmond<br />

Rostand attribuait à la susceptibilité de son<br />

Cyrano, à propos <strong>des</strong> plaisanteries visant<br />

son appendice nasal : «Je me les sers moimême<br />

avec assez de verve, mais je ne permets<br />

pas qu'un autre me les serve.»<br />

(J'imagine déjà mon lecteur aux réflexes<br />

analytiques, «subodorant» là que mon<br />

association d'idées est quelque peu surdéterminée<br />

- et comment le démentir sans<br />

dénégation?) Je veux traiter plutôt ici<br />

d'une perversion, minime en apparence,<br />

du message d'une histoire d'origine<br />

ancienne, en faveur d'une lisibilité plus<br />

grande par un public moderne, et donc<br />

d'une hilarité plus communicable. <strong>Pour</strong> me<br />

faire comprendre, je vous propose deux<br />

exemples typiques, racontés chacun dans<br />

deux versions, la première respectant (au<br />

mieux qu'il est possible en français)<br />

l'esprit du Witz yiddish originel, la deuxième<br />

en étant une variante plus ou moins<br />

modernisée :<br />

• Ex. 1.1<br />

Un vendredi en fin d'après-midi, un<br />

marchand voyageur arrive dans un<br />

shtetl, et pour ne pas avoir à manipuler<br />

d'argent durant le Shabbat, dépose son<br />

pécule chez le rabbin. Celui-ci insiste<br />

pour que le dépôt se fasse en présence de<br />

deux témoins, ce que le marchand accepte.<br />

A son départ le dimanche matin, le<br />

marchand revient reprendre son bien. Le<br />

rabbin lui demande: «De quel argent<br />

veux-tu parler ? Tu n 'as rien laissé chez<br />

moi!» Le marchand, scandalisé, fait<br />

venir les deux témoins, et le rabbin leur<br />

demande: «Cet homme prétend avoir<br />

laissé de l'argent ici. Est-ce vrai ? « Ils<br />

affirment tous deux qu 'il n 'en rien... Le<br />

marchand, scandalisé, s'en va en maudissant<br />

le shtetl, son rabbin et ses faux<br />

témoins.<br />

Le rabbin le laisse s'éloigner, puis le<br />

rappelle, et lui rend son bien. Le marchand<br />

s'étonne et questionne: «Mais,<br />

pourquoi toute cette comédie ?«.Le rabbin<br />

lui explique : «<strong>Pour</strong> que tu voies ce<br />

que c'est d'être le rabbin d'une pareille<br />

communauté...»<br />

• EX. 1.2<br />

Un vendredi en fin d'après-midi, un<br />

marchand voyageur...<br />

[la suite ne varieturj<br />

...Le rabbin lui explique en souriant:<br />

«C'était pour vérifier si je pouvais<br />

compter sur eux...»<br />

Et maintenant, devinez laquelle <strong>des</strong> deux<br />

versions de ce premier exemple<br />

l'emporterait à l'applaudimètre? (<strong>Pour</strong><br />

l'anecdote, ce type d'expérience a été<br />

fait en vraie grandeur à Strasbourg,<br />

devant un public non suspect d'antisémitisme,<br />

avec un résultat très net en<br />

faveur de la version la plus conforme<br />

aux stéréotypes...) Voici le second<br />

exemple :<br />

• Ex. 2.1<br />

Les rabbins de deux communautés hassidiques<br />

se rencontrent et dialoguent sur<br />

la condition de l'homme et la transcendance<br />

du Créateur. Le shammash assiste,<br />

émerveillé, à leur savant échange.<br />

Mais lorsque l'un <strong>des</strong> rabbins s'exclame:<br />

«Devant le Seigneur, je ne suis<br />

rien!» et que l'autre rabbin répond en<br />

écho: «Je ne suis rien devant l'Eternel!»,<br />

le shammash tente timidement, à<br />

son tour: «Je ne suis rien, moi non<br />

plus... » Alors les deux rabbins se regardent<br />

et commentent: «Qui est-il, celuilà,<br />

qui se prend pour un rien ?»<br />

• Ex. 2.2<br />

Dans un taxi, l'Archevêque de Paris et<br />

le Grand Rabbin de France dialoguent<br />

(en français, carie Grand Rabbin est un<br />

sépharad et ne parle pas le yiddish...) sur<br />

la condition de l'homme et la transcendance<br />

du Créateur. L'Archevêque<br />

s'exclame: «Devant le Seigneur, je ne<br />

suis rien ! » et le Grand Rabbin répond en<br />

écho: «Je ne suis rien devant l'Eternel!».<br />

Alors le chauffeur de taxi se<br />

retourne et affirme : «Je ne suis rien, moi<br />

non plus... » Alors l'Archevêque le foudroie<br />

du regard et lui dit: «Non, toi tu<br />

n 'es qu 'un moins que rien !»<br />

La différence est subtile entre les chutes<br />

<strong>des</strong> deux versions de ce dernier Witz, et mériterait<br />

analyses et commentaires. Par contre,<br />

les succès actuels <strong>des</strong> deux versions, et donc<br />

leurs chances de survie sont - malheureusement<br />

- fort dissymétriques.<br />

Dans cette observation sur le <strong>des</strong>tin<br />

moderne de l'humour juif classique, pas<br />

d'intervention du facteur normalisant de la<br />

télévision. Seul s'y reflète l'influence du goût<br />

d'une majorité, et pourtant s'y discerne déjà<br />

une dérive vers la facilité, la simplification,<br />

l'idée reçue... Combien plus encore peut-il y<br />

avoir de dégâts dans ce magasin de porcelaines<br />

qu'est l'humour, lorsque l'éléphant<br />

médiatique y déboule avec tout son poids<br />

social !<br />

Saint Audimat,<br />

riez pour nous<br />

Un certain élargissement se profile<br />

alors: ce problème n'est-il pas celui qui<br />

guette toute «médiatisation», toute «vulgarisation»?<br />

c'est à dire une dérive vers<br />

l'aspect le plus superficiel ou le plus spectaculaire,<br />

dans le but de recueillir l'assentiment<br />

du plus grand nombre, au détriment<br />

d'une partie plus profonde, mais moins<br />

communicable...<br />

On permettra là au - mauvais - scientifique<br />

qui signe ces lignes à risquer ainsi un<br />

parallèle entre cette déplorable dérive de<br />

l'humour et certains aspects de la vulgarisation<br />

scientifique. Que connaît/retient en<br />

effet l'opinion publique de la science et de<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 87


la recherche actuelle ? Est-ce le savoir ou le<br />

savoir-faire d'un individu ou d'une équipe,<br />

ou bien plutôt le « faire-savoir» d'une star du<br />

domaine, ou bien la plus tonitruante <strong>des</strong><br />

polémiques, ou bien les «coups médiatiques»<br />

pseudo-scientifiques, dont les récentes<br />

années ont fourni maints exemples ?<br />

Le plus grave étant que l'opinion publique<br />

peut s'imaginer informée : revues de vulgarisation,<br />

chroniques ou expositions scientifiques,<br />

interventions médiatiques <strong>des</strong> savants<br />

de renom, donnent le sentiment d'être<br />

en prise avec les évolutions les plus importantes<br />

et les opinions les plus autorisées,<br />

alors même qu'on est en passe de confondre<br />

la science et « le spectacle de la science ». On<br />

retient plus l'éventualité d'une «fusion froide»<br />

que la difficile progression vers une<br />

authentique fusion, on a bien en mémoire<br />

celle de l'eau... et les idées fausses sont bien<br />

vivantes malgré les démentis autorisés, qui<br />

ont bien évidemment moins d'écho que la<br />

bruyante annonce de phénomènes nouveaux<br />

et mystérieux. Et lorsque l'on sort d'une<br />

exposition à thème scientifique, on se sent<br />

tout au plus conforté dans la vision de la<br />

science que l'on avait en y entrant.<br />

Notre perception du domaine de la technique,<br />

plus proche de la vie quotidienne de<br />

chacun d'entre nous, est très largement faussée<br />

de son côté par l'impuissance <strong>des</strong> journalistes<br />

spécialisés, qui ne font guère plus que<br />

suivre les mo<strong>des</strong> et entériner les choix du<br />

marketing <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> marques. Un exemple<br />

très clair en est fourni par le battage actuel<br />

autour de la technique fort médiatiquement<br />

dite «multimédia», moyen fort simple de<br />

relancer le marché en vantant <strong>des</strong> produits de<br />

qualité souvent très faible, de mise au point<br />

bâclée, ou de consultation si malaisée qu'elle<br />

fait le plus souvent regretter le simple support<br />

papier. On dissimule au public que les<br />

applications éventuelles les plus intéressantes<br />

de cette technique, acquisition d'images,<br />

montage vidéo, ou aide à l'enseignement,<br />

sont hors de portée du fait <strong>des</strong> contraintes<br />

techniques, <strong>des</strong> connaissances exigées,<br />

ou <strong>des</strong> difficultés intrinsèques de la<br />

conception de produits didactiques. Et l'on<br />

vient d'entendre par exemple Jacques<br />

Delors, cédant à ces sirènes électroniques,<br />

annoncer que le «multimédia» va apporter<br />

une solution à nos problèmes de formation,<br />

ou même de chômage...<br />

Il n'est guère utile de développer d'autres<br />

exemples à contre-courant. Ouvrez<br />

l'oeil et vous verrez qu'il s'agit là d'une situation<br />

banale. J'ose à peine suggérer que la<br />

démocratie télévisuelle, dans laquelle l'opinion<br />

sur un homme politique se fonde pour<br />

l'essentiel sur son apparence physique et sur<br />

le ton de sa voix, le contenu de son discours<br />

étant de peu d'importance, est un autre<br />

exemple d'une même dérive...<br />

A l'heure où «communiquer» ne signifie<br />

plus que «soigner son image de marque»,<br />

il ne nous restera plus qu'à rire, tristement,<br />

sur le <strong>des</strong>tin de notre humour, les<br />

masques de notre science ou les leurres de<br />

notre démocratie <strong>des</strong> sondages, relayés par<br />

la médiocrité de la médiacratie. A moins<br />

que nous nous contentions de confier cela à<br />

un intercesseur : Saint Audimat, riez pour<br />

nous.<br />

"Le Serment du Jeu de Paume" (détail), par Jacques Louis<br />

David, huile sur toile 1791, Versailles, musée du Château.<br />

© Connaissance <strong>des</strong> Arts. Société Française de Promotion Artistique,<br />

janvier 1989<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 88


HERMANN BAUSINGER<br />

Nous sommes perdus<br />

Überlegungen<br />

zu einem Witz<br />

Hermann Bausinger<br />

Texte introductif<br />

d'Eve Cerf.<br />

Ludwig Uhland Institut für Empirische<br />

Kulturwissenschaft, Tübingen<br />

L<br />

a forme <strong>des</strong> travaux sur le comique,<br />

l'humour et le mot d'esprit semble<br />

conditionnée par leur objet. Certains<br />

auteurs ont agrémenté leurs textes de<br />

multiples exemples; Hermann Bausinger,<br />

quant à lui, se limite à un seul witz :<br />

L'entente règne entre le chancelier<br />

Helmut Kohi et le premier ministre Margaret<br />

Thatcher. Kohi propose à Margaret Thatcher :<br />

"you can say you ta me". Par la suite, lors<br />

d'une rencontre avec Mitterand, ce dernier<br />

demande à Kohi comment il s'entend avec<br />

Margaret Thatcher. "Excellemment, répond<br />

Kohi, nous sommes per du".<br />

Ce witz repose sur la compréhension de<br />

trois langues, dont l'allemand, qui suit Kohi<br />

jusque dans les langues étrangères. Il<br />

s'appuie en outre sur une mauvaise traduction<br />

voulue et sur l'homophonie de per du<br />

(wir sind per du signifie en allemand nous<br />

nous tutoyons) et du mot français : perdu. Le<br />

witz se réalise par la transposition inadéquate<br />

d'une expression d'une langue dans<br />

une autre. Cet effet est dépassé en anglais<br />

par l'indifférenciation <strong>des</strong> pronoms personnels<br />

<strong>des</strong> deuxièmes personnes du singulier<br />

et du pluriel. Le mécanisme du comique est<br />

issu du choc entre deux systèmes linguistiques,<br />

auquel s'ajoute une connotation de<br />

fronde.<br />

Le witz, par son agressivité potentielle<br />

et par la transgression d'interdits, accentue<br />

une marginalisation existante. Le contexte<br />

de production du witz, plus que le contenu,<br />

est un révélateur. En fonction de l'auditoire,<br />

un witz politique peut exprimer une<br />

opposition ou l'évacuation d'une tension.<br />

Le witz est une fiction ; il fonctionne à<br />

un niveau poétique différent de la réalité.<br />

Les faits évoqués par le witz sur Kohi sont<br />

rendus peu vraisemblables par la présence<br />

de traducteurs aux réunions au sommet, et<br />

par les connaissances linguistiques du chancelier.<br />

Les blagues sur Kohi reposent presque<br />

toutes sur le dérapage de la volonté de<br />

se maintenir à un niveau culturel élevé. Ces<br />

witz sont proches <strong>des</strong> blagues de nouveaux<br />

riches, fondées sur l'utilisation erronée de<br />

mots étrangers. Kohi, qui est historien,<br />

n'appartient pas à cette catégorie sociale.<br />

<strong>Pour</strong> rapprocher Kohi <strong>des</strong> nouveaux riches,<br />

la malignité souligne chez le chancelier<br />

deux attitu<strong>des</strong> incompatibles entre elles : sa<br />

dignité et son sens de l'étiquette d'une part,<br />

ses comportements de petit-bourgeois de<br />

l'autre.<br />

Les blagues sur Kohi ont aussi été rapportées<br />

au sujet d'autres personnages politiques.<br />

Au cours de la première guerre mondiale,<br />

les witz sur la monarchie juxtapo-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 90


saient le rang et l'incompétence, comme<br />

dans les démocraties on rapproche l'expérience<br />

et la sénilité.<br />

La complexité croissante <strong>des</strong> situations<br />

et <strong>des</strong> systèmes de régulation, gérée par un<br />

matériel linguistique unique, favorise la<br />

confusion. Le witz surgit de l'impossibilité<br />

d'une vision globale et souligne la dysharmonie<br />

préstabilisée du monde. Symptôme<br />

de la société postmoderne, il est le signe<br />

d'une perte, qu'il dépasse sans la nier. D'où<br />

la tonalité particulière du witz qui dit, cette<br />

fois exprimé correctement: nous sommes<br />

perdus !<br />

Von Referaten über Komik, Witz,<br />

Humor wird Beschwingtheit, werden<br />

lustige Pointen erwartet. Von einem<br />

Redner, der über das Tragische oder über das<br />

Weinen spricht, erwartet niemand, daß er<br />

gramgebeugt ans Pult tritt und sein Publikum<br />

zu Tränen rührt. Ist das Komische oder das<br />

Lachen der Gegenstand, so wird kurioserweise<br />

der Anspruch erhoben, der Gegenstand<br />

müsse durchgängig auf den Stil <strong>des</strong> Vortrags<br />

abfärben. Dies ist wohl der Grund dafür, daß<br />

auch seriöse Wissenschaftler solche Vorträge<br />

oft bestreiten, indem sie Dutzende von<br />

Witzen und Scherzen aneinanderreihen.<br />

Ich widerstehe dieser Versuchung und<br />

konzentriere mich auf einen einzigen Witz.<br />

Auch dies ist allerdings ein riskantes Unternehmen.<br />

Auf der Linie von Sigmund<br />

Freuds psychoanalytischer Witztheorie<br />

wurde die Beobachtung formuliert, wer einen<br />

Witz mache, mache keinen Witz mehr (1> .<br />

Wenn ein Witz bewußt konstruiert wird,<br />

scheint oft das tragende Gerüst durch, das im<br />

nicht gezielt konstruierten Witz verborgen<br />

bleibt


In solchen Witzen steckt ein egalitärer<br />

Typus.<br />

Die Frage, ob ein Witz wie der vom<br />

Gipfelgespräch zwischen Kohl und seinen<br />

französischen und englischen Partnern verbreitet<br />

werden darf, stellt sich unter demokratischen<br />

Bedingungen glücklicherweise nicht.<br />

Immerhin kann man fragen, ob ein Witz<br />

angemessen ist oder nicht. Witze enthalten<br />

grundsätzlich aggressives Potential; sie können<br />

verletzend sein, und es gibt sicher Fälle,<br />

in denen die Grenzen der Beleidigung oder<br />

der üblen Nachrede überschritten werden.<br />

Justitiabel ist dies meistens nicht, da sich ein<br />

Urheber bei dieser literarischen Gattung<br />

kaum einmal feststellen läßt - Plagiatsvorwürfe<br />

unter Kabarettisten sind bisher von<br />

den Gerichten mit Hinweis auf die grundsätzliche<br />

Anonymität der Witze fast immer verworfen<br />

worden. Eben <strong>des</strong>halb aber bleibt<br />

mehr am Erzähler hängen; er trägt gewissermaßen<br />

mehr Verantwortung für den<br />

erzählten Witz, als wenn er lediglich einen<br />

bekannten Autor zitierte.<br />

Kurt Tucholsky fragte: Was darf die<br />

Satire ? Seine Antwort war einfach und eindeutig<br />

: Alles. Die Frage, was der Witz darf,<br />

muß im Prinzip ebenso beantwortet werden.<br />

Es gibt allerdings Geschmacksgrenzen,<br />

deren Ursachen und deren Geltungsbereich<br />

aber wiederum diskutiert werden müssen.<br />

In den USA waren nach dem Verglühen der<br />

Challenger-Rakete sehr rasch eine größere<br />

Anzahl von Witzen im Umlauf, die sich in<br />

sarkastischen Scherzen auf das Unglück der<br />

Astronauten bezogen. "Why do they drink<br />

Coke at NASA ? - They can't geht 7-Up" -<br />

das war noch einer der harmlosesten dieser<br />

Witze. Interessant ist, daß die Peinlichkeit<br />

dieser Scherze in der unmittelbaren räumlichen<br />

und zeitlichen Umgebung <strong>des</strong> Desasters<br />

offenbar weniger empfunden wurde als<br />

aus größerer Distanz. Ein amerikanischer<br />

Anthropologe, Elliott Oring, vertritt die<br />

These, daß durch solche Witze "situations<br />

of unspeakability" überhaupt erst in ein<br />

"speakable universe of discourse" überführt<br />

werden (5)<br />

- Witze also als eine Art Schocktherapie,<br />

die zum Reden über das Unglück<br />

und damit zu einer besseren Verarbeitung<br />

<strong>des</strong> belastenden Ereignisses führt.<br />

Wichtig ist bei der Frage nach der<br />

Angemessenheit, ob der Lacheffekt auf<br />

Kosten <strong>des</strong> Toleranzgebots erzielt wird.<br />

Daß Tabus durchbrochen und verletzt werden,<br />

gehört in gewissem Sinne zur<br />

Definition <strong>des</strong> Witzes - dies hat Freud unübertroffen<br />

in seiner Studie verdeutlicht* 6 '. Es<br />

ist auch kaum möglich und auch nicht sinnvoll,<br />

eine Art Hierarchie der Tabus aufzurichten<br />

und an irgendeiner Stelle eine<br />

Grenze zu ziehen; der Witz bezieht seine<br />

Stärke ja gerade auch aus der Verletzung<br />

starker Tabus. Dagegen könnte es ein<br />

Beurteilungskriterium sein, ob ein Witz in<br />

dem Gefälle mittreibt, das in der Realität<br />

ohnehin angelegt ist, oder ob er versucht,<br />

die Dinge gegen den Strich zu bürsten. Als<br />

Faustregel läßt sich formulieren, daß das<br />

Auslachen von oben nach unten, daß ein<br />

Witz, der Menschen am Rand noch stärker<br />

marginalisiert, in Frage zu stellen ist. Viele<br />

Karnevalsscherze - auch unter den für ein<br />

Millionenpublikum übertragenen - sind<br />

unter diesem Aspekt höchst fragwürdig.<br />

Der Kohl-Witz dagegen ist in einer solchen<br />

Perspektive unproblematisch: Er zielt deutlich<br />

von unten nach oben, er verletzt keine<br />

tiefsitzenden Tabus, und er schickt den<br />

Hauptdarsteller nicht völlig ins Abseits.<br />

Über das Ausmaß der Aggressivität wird<br />

übrigens mehr noch als im Text im Kontext<br />

entschieden. Ein derartiger Witz kann als<br />

heitere Frotzelei, aber auch als sarkastischer<br />

Hinweis auf ein persönliches Manko erzählt<br />

werden. Kohl-Witze werden bestimmt nicht<br />

nur in den Reihen der Opposition verbreitet;<br />

und nicht jeder Christdemokrat, der<br />

einen Kohl-Witz erzählt, ist ein Brutus, der<br />

den Dolch im Gewände trägt. Auch die oft<br />

gestellte Frage, ob politische Witze Widerstand<br />

bezeugen oder lediglich Ventile sind,<br />

kann nur mit einem: 'Das kommt darauf an'<br />

beantwortet werden. Es kommt sicher<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 92


darauf an, wieviel Demontage-Potential in<br />

einem Witz angelegt ist; aber auch darauf,<br />

bei welcher Gelegenheit, vor welchen<br />

Zuhörerinnen und Zuhörern und in welcher<br />

Weise ein Witz erzählt wird. Aus allen<br />

Diktaturen der jüngsten Zeit ist bekannt,<br />

daß Menschen wegen objektiv ziemlich<br />

harmlosen Witzen hart bestraft wurden und<br />

daß es andererseits vorkam, daß relativ<br />

scharfe Witze unbeanstandet durchgingen.<br />

Die Frage der Angemessenheit stellt<br />

sich aber noch in einem ganz anderen Sinn.<br />

Wenn tatsächliche, vor allem lebende<br />

Personen in einen Witz eingeführt werden,<br />

hängt viel davon ab, ob die Erzählung und<br />

die Pointe zu ihnen paßt. Witze sind keine<br />

Realitätsberichte, sondern eine fiktionale<br />

Erzählform, für die aber die Beziehungen<br />

<strong>des</strong> Erzählten zur Realität wie bei jeder<br />

Erzählung in das Verständnis und die Beurteilung<br />

eingehen. Der Kohl-Witz paßt. Was<br />

aber heißt das ? Daß der Vorgang tatsächlich<br />

so passiert, daß also das Gespräch so verlaufen<br />

ist - dies ist zwar nicht schlechterdings<br />

unmöglich, aber extrem unwahrscheinlich.<br />

Nicht nur <strong>des</strong>halb, weil selbst<br />

bei den sogenannten Gesprächen unter vier<br />

Augen in der Regel sechs oder acht zugegen<br />

sind, die Staatschefs also auf professionelle<br />

Übersetzer vertrauen können, sondern<br />

auch <strong>des</strong>halb, weil Kohls Sprachkenntnisse<br />

ihn doch wohl vor derartigen Fallen bewahren.<br />

Und dennoch ist der Witz akzeptabel,<br />

erscheint er quasi in einem höheren, poetischen<br />

Sinne als 'glaubhaft'.<br />

Es gibt eine Anzahl von Sammlungen<br />

politischer Witze und auch einzelne Abhandlungen<br />

dazu. Aber es gibt bis jetzt keine<br />

Untersuchung, die auf einer möglichst breiten<br />

empirischen Basis der Frage nachgeht,<br />

auf welche Regierungsmitglieder viele, auf<br />

welche nur wenige und auf welche gar keine<br />

Witze gemünzt wurden und welcher Art<br />

diese Witze jeweils waren. Helmut Kohl<br />

gehört zweifellos zu den Spitzenreitern. Die<br />

Witze, die Uber ihn in Umlauf sind, erzählen<br />

fast alle von Entgleisungen beim Versuch,<br />

auf der Schiene der höheren Bildung zu bleiben.<br />

Sie stehen der Gruppe der Neureichen-<br />

Witze nahe, die in der Literatur ansatzweise<br />

durch Raimunds "Bauer als Millionär", deutlich<br />

dann durch Frau Stöhr im "Zauberberg"<br />

verkörpert werden, die aber in vielen populären<br />

Witzen einen typisierten Herrn Piefke<br />

oder eine typisierte Frau Neureich in den<br />

Mittelpunkt stellen. Sie alle kultivieren eine<br />

Neigung zum Gebrauch unverstandener und<br />

<strong>des</strong>halb falsch angewandter Fremdwörter -<br />

gleich ob Herr Piefke morgens im Büro seine<br />

Direktricen verteilt und aus einem Vorgang<br />

Konferenzen zieht oder ob Frau Neureich die<br />

Odeurs im Hause macht und den Tanz mit<br />

einer Mayonnaise einleitet. Nun ist Kohl<br />

kein Emporkömmling dieser Art; er ist promovierter<br />

Historiker, und seine politische<br />

fortune dürfte ohne den Rekurs auf eine<br />

respektable Intelligenz kaum zu erklären<br />

sein. Was Kohl - sicher nicht ohne den übertreibenden<br />

Blick der Boshaftigkeit - in die<br />

Nähe jener Parvenüs rückt, sind die Spannungspole<br />

in seinem Persönlichkeitsbild: Er<br />

verbindet den Anspruch auf Würde mit sehr<br />

viel Biederkeit, den Sinn für Etikette mit<br />

kleinbürgerlichen Attitüden, die Liebe zur<br />

Hausmannskost mit dem Behagen an großen<br />

Auftritten. Und er stellt sein Licht so oft<br />

unter den Scheffel, daß man nie genau weiß,<br />

ob es vorhanden ist.<br />

Manche der Witze, die über ihn in<br />

Umlauf gesetzt wurden, sind auch schon<br />

von anderen regierenden Häuptern erzählt<br />

worden. In der Zeit vor dem Ersten Weltkrieg<br />

waren Monarchenwitze beliebt, die<br />

ihren realen Bezug darin hatten, daß<br />

Fürsten, Könige und Kaiser nicht nach der<br />

geistigen Kapazität ausgewählt, sondern im<br />

Erbgang bestimmt wurden und daß sie auch<br />

bei nachlassender Präsenz am Ruder blieben.<br />

Zumin<strong>des</strong>t die Nachbarschaft von<br />

Erfahrung und Senilität kann durchaus auch<br />

in demokratischen Führungspositionen<br />

Probleme erzeugen; aber die alten Witze<br />

werden auch ohne Rücksicht auf solche<br />

Parallelitäten übertragen.<br />

Die Traditionslastigkeit mancher<br />

scheinbar ganz aktuellen Witze verführt<br />

manche zu der These, es gebe auch in diesem<br />

Bereich nichts Neues unter der Sonne;<br />

überhaupt sei das Lachen ja doch ein<br />

anthropologisches Universale, eine grundmenschliche<br />

Art und Fähigkeit, aus den<br />

Mängeln <strong>des</strong> Lebens den Nutzen <strong>des</strong> - oft<br />

schadenfrohen - Vergnügens zu ziehen. Der<br />

gemeinsame Nenner <strong>des</strong> Allgemeinmenschlichen<br />

läßt sich aber nur durchhalten,<br />

wenn recht grob gerechnet wird. In verschiedenen<br />

Kulturen hat das Lachen ganz<br />

verschiedene Bedeutung - man denke nur<br />

an die Japaner, für die das Lächeln nicht nur<br />

eine allgegenwärtige höfliche Umgangsform<br />

ist, sondern die sogar ihr Leid um verstorbene<br />

Angehörige im Lächeln ausdrücken<br />

(7) . Aber auch innerhalb einer Kultur<br />

verändern sich das Lachen, die Ansätze <strong>des</strong><br />

Humors, die Anlässe <strong>des</strong> Komischen.<br />

Witze gab es bei uns bis zum Beginn <strong>des</strong><br />

19. Jahrhunderts kaum, es gab nicht einmal<br />

die Bezeichnung dafür. Witz - das war noch<br />

im 18. Jahrhundert ein subjektives Vermögen;<br />

mit dem Wort Witz wurde das<br />

französische esprit eingedeutscht. Dann erst<br />

wurde die pointierende Erzählgattung, die<br />

vorher höchstens in der Gelehrtenpoesie<br />

eine Rolle gespielt hatte, populär. Die<br />

Aufklärung und die Beweglichkeit der<br />

Lebensweise in den Städten förderten den<br />

Sinn für Wortspiele, Verwechslungen,<br />

komische Konstellationen. Im Jahr 1828<br />

notierte Goethe: "Viele sogenannte Berliner<br />

Witze und schnelle Erwiderungen<br />

kamen zur Sprache" (8) . Schnelle Erwiderungen<br />

- darin steckt noch der Witz im alten<br />

Sinn, der intellektuelle Einfall, die<br />

Schlagfertigkeit. Aber bald wurden Witze<br />

zu Fertigprodukten, deren Verbreitung<br />

keine besonderen Vorkehrungen erforderte,<br />

nicht einmal den Druck (obwohl im<br />

19. Jahrhundert auch Witzzeitschriften<br />

entstehen).<br />

Die Konjunktur <strong>des</strong> Witzes hat nicht<br />

nachgelassen, im Gegenteil. Von Jean Paul<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 93


stammt die Formulierung: "Der Witz ist der<br />

verkleidete Priester, der je<strong>des</strong> Paar traut", und<br />

Friedrich Theodor Vischer fügte hinzu: "Er<br />

traut die Paare am liebsten, deren Verbindung<br />

die Verwandten nicht dulden wollen" (9) . In<br />

der Tat: Schon in der mittelalterlichen Komik<br />

spielte der Gegensatz von frommer Askese<br />

und derber Fleischeslust, von hohem moralischen<br />

Anspruch und unmoralischem Handeln<br />

eine wichtige Rolle (10) . Inzwischen sind<br />

die Liebesverhältnisse immer komplizierter,<br />

vielfach auch flüchtiger, die Paarungskonstellationen<br />

bunter geworden. Weniger metaphorisch<br />

ausgedrückt: Die Zahl der Regelsysteme<br />

hat sich vervielfacht, die Lebenswelten<br />

sind partialisiert; wir alle bewegen uns<br />

fast pausenlos von einem Bereich in den<br />

anderen: Büro, Autowerkstatt, Hörsaal,<br />

Sozialamt, Eisenbahnabteil, Sportverein,<br />

Wartezimmer, Kirche, Stammtisch - überall<br />

gelten andere Bedingungen, gilt eine andere<br />

Sprache, die aber großenteils mit dem gleichen<br />

Sprachmaterial bewältigt werden muß.<br />

Aus der Pluralisierung entstehen Beschwerlichkeiten<br />

und Mißverständnisse; aber<br />

sie können auch in die Perspektive <strong>des</strong> Witzes<br />

gerückt werden, der aus den Diffusitäten<br />

Gewinn zieht. Der Witz verkörpert, was im<br />

Skat ein Null ouvert ist.<br />

Der Witz ist, seit langem, ein Vorbote der<br />

Postmoderne. Er springt ohne Bedenken zwischen<br />

den verschiedensten Lebensbereichen<br />

hin und her. Im Witz geht alles. Aber natürlich<br />

ist es, bezogen auf die Realität, ein Witz,<br />

daß alles geht. Die Unübersichtlichkeit,<br />

Komplexität, Ortlosigkeit, aus denen der<br />

Witz Kapital schlägt, bedeutet auch<br />

Verlorenheit. Der Witz überspielt sie, stellt<br />

sie aber nicht in Frage. Er lebt von der prästabilierten<br />

Disharmonie der Welt. Er bestreitet<br />

und bestätigt gleichzeitig, was am Ende<br />

<strong>des</strong> Kohl-Witzes steht und diesem seinen<br />

besonderen Akzent gibt: Nous sommes -<br />

nunmehr korrekt geschrieben: Nous sommes<br />

perdus.<br />

Notes<br />

1. Theodor Reik: Lust und Leid im Witz, Wien,<br />

1929, p. 73.<br />

2. Allerdings handelt es sich um eine idealtypische<br />

Opposition - die meisten Witze dürften entstehen<br />

aus einer reflektierten Haltung, die sich<br />

gegen "unlogische" Assoziationen nicht ab<br />

schottet, sondern mit dem Materail <strong>des</strong><br />

Unbewußten spielt.<br />

3. Cf. Hermann Bausinger: Formen der<br />

"Volkspoesie". Berlin, 2. Aufl. 1980, p. 140 sq.<br />

4. In Deutschland taucht der Begriff zuerst 1774 in<br />

einer Übersetzung der Dramentheorie von<br />

Charles Batteux auf.<br />

5. Jokes and the Discourse of Desaster. In: Journal<br />

of American Folklore 100 (1989), № 397, p.<br />

276-286.<br />

6. Der Witz und seine Beziehung zum<br />

Unbewußten.<br />

7. Cf. Anton C. Zijderveld: Humor und<br />

Gesellschaft. Eine Soziologie <strong>des</strong> Humors und<br />

<strong>des</strong> Lachens, Graz etc. 1976, p. 144.<br />

8. Werke (Weimarer Ausgabe). III. Abt., 11 Bd, p.<br />

206.<br />

9. Beide Zitate bei Freud (not. 6) in der Einleitung.<br />

10. Cf. Michael Bachtin: Literatur und Karneval.<br />

Zur Romantheorie und Lachkultur. Aus dem<br />

Russischen übersetzt von Alexander Kaempfe.<br />

München 1969.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 94


ELISABETH G. SLEDZIEWSKI<br />

«L'huile sainte<br />

<strong>des</strong> discours»<br />

Un titre prélevé dans<br />

un vers de Maïakovski<br />

(Aux ouvriers de Koursk<br />

qui ont extrait leur premier<br />

minerai, 1923),<br />

pour introduire un court<br />

essai de blasphème<br />

antimédiatique.<br />

Voilà qui pourrait motiver une légitime<br />

suspicion de complaisance, aussi<br />

ringarde que scandaleuse, pour les<br />

moeurs du socialisme réel.<br />

Qu'on se rassure au moins là-<strong>des</strong>sus: ce<br />

discours n'est dicté par aucune (n)ostalgie. Il<br />

tient même à souligner, au passage, que le<br />

repoussoir <strong>des</strong> turpitu<strong>des</strong> communistes n'a<br />

que trop longtemps servi à invalider toute<br />

mise en cause de notre système d'information,<br />

et que l'heure est sans doute venue<br />

pour une critique de fond de l'assujettissement<br />

médiatique, sur laquelle ne plane pas<br />

par principe la menace de cet argument terrassant:<br />

«Vous préférez peut-être ce qui se<br />

passe à l'Est!». Si l'on songe aux rigueurs<br />

d'une société de censure et de parole retenue,<br />

si l'on mesure les ravages de la désinformation,<br />

les misères de la pensée empêchée pour<br />

la plus grande gloire de quelque orthodoxie<br />

politique ou religieuse, c'est sûr, la prolifération<br />

<strong>des</strong> signes, même folle et inutile, a de<br />

quoi réjouir. Si <strong>des</strong> énoncés se répètent, ou au<br />

contraire se télescopent, c'est preuve au<br />

moins que tous sont loisibles, et dussent-ils<br />

se voir dénier à la longue véracité et sens, tous<br />

sont équitablement crédités de la même<br />

dignité. La démocratie doit bien y trouver son<br />

compte. Quant à la liberté du sujet rationnel,<br />

elle ne peut pas souffrir de la cacophonie<br />

Maxime Loiseau.<br />

Séries TV Pictures<br />

Elisabeth G. Sledziewski<br />

Université Robert-Schuman de Strasbourg<br />

Institut d'Etu<strong>des</strong> Politiques<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 95


médiatique aussi douloureusement que du<br />

silence de l'agora.<br />

De quoi s'inquiète-t-on donc? D'autre<br />

chose, justement, que d'un déficit de sens préjudiciable<br />

à la bonne performance de l'interpellation<br />

médiatique: aux médias d'y suppléer,<br />

ou de s'en accommoder. Ce qu'on veut<br />

dénoncer ici, c'est non pas le vide de cette<br />

interpellation médiatique, mais l'excès<br />

même, la dilatation oedémateuse du sens à<br />

l'intérieur de signes saturés et atones. Car<br />

c'est bien là le plus grave danger qui désormais<br />

menace la liberté et la conscience <strong>des</strong><br />

membres de la cité : un système d'information<br />

devenu système d'assujettissement, le<br />

scilicet démocratique remplacé par un pensez-y-bien.<br />

Un jugement aussi sévère mérite assurément<br />

d'être étayé, et d'abord par <strong>des</strong> constats.<br />

Qu'à de rares exceptions près, l'information<br />

véhiculée par les médias contemporains<br />

fonctionne sur le mode du conditionnement<br />

religieux, degré le plus pauvre et le plus dangereux<br />

du rapport au divin, c'est ce que signalent<br />

avec insistance certains symptômes<br />

aisés à observer. Ils concernent aussi bien la<br />

langue <strong>des</strong> énoncés d'information que la dramaturgie<br />

présidant à leur formulation, ou le<br />

contenu manifeste <strong>des</strong> messages ainsi délivrés.<br />

Les énoncés d'information ne peuvent<br />

atteindre le seuil de plasticité sémiotique<br />

nécessaire à l'exercice de la raison. Car si<br />

tout discours a besoin d'une armature rhétorique<br />

pour pouvoir se développer au-delà du<br />

borborygme, il est certain, en revanche,<br />

qu'une surcharge de stéréotypes comme<br />

celle qui caractérise la langue de l'information<br />

ne laisse aucune chance à une réception<br />

critique, et donc, entraîne les énoncés vers<br />

une zone inaccessible au raisonnement, où<br />

seuls <strong>des</strong> stimuli sensoriels ou affectifs peuvent<br />

être identifiés. Cette zone est précisément<br />

celle où s'épanouissent les discours<br />

ritualisés, les langues de bois, les formules<br />

sacramentelles, bref, les énoncés faits pour<br />

susciter l'adhésion et l'effusion, pour décourager<br />

le débat et l'examen; au besoin, pour<br />

intimider. La presse écrite, la radio et la télévision<br />

rivalisent de cette sorte d'énoncés<br />

rituels, à la fois magiques et obligatoires,<br />

consciencieusement reproduits, dévotement<br />

répétés, ad nauseam. De l'incontournable<br />

«chronique d'un(e) .... annoncé(e)» à<br />

l'immanquable «jouer dans la cour <strong>des</strong><br />

grands », en passant par les inévitables « raisons<br />

de la colère» et autres «dans tous ses<br />

états», ce ne sont que clichés, chevilles,<br />

tropes d'un discours englué dans sa propre<br />

ritualisation. Que peut en attendre l'esprit?<br />

Que peut y gagner la liberté? Que va chercher,<br />

et que va bien pouvoir trouver le<br />

citoyen dans un magazine où deux articles<br />

sur trois sont coiffés du même chapeau,<br />

apparemment réglementaire : «X a rencontré<br />

Y pour parler de Z. Récit», « W a entrepris<br />

la conquête du marché untel. Bilan»,<br />

«Le syndicalisme est en crise depuis X<br />

années. Diagnostic» ? Quel relief intellectuel<br />

peut enfin revêtir un propos écrasé sous<br />

d'aussi lour<strong>des</strong> conventions?<br />

Presque aucun, et ce n'est du reste pas le<br />

problème. Une fois que la herse <strong>des</strong> co<strong>des</strong><br />

s'est abattue pour verrouiller tout accès à la<br />

réalité, ou pour séparer le sujet pensant (que<br />

croit toujours être le citoyen) de l'objet qu'il<br />

croit (dans son imaginaire rationaliste et<br />

démocratique) pouvoir et devoir appréhender,<br />

les énoncés ont le champ libre pour entrer<br />

en concurrence. Ils se miment les uns les<br />

autres, se chipent leurs tics et leurs trucs, renchérissent<br />

d'artifices pour séduire ceux qui ne<br />

sont déjà plus un peuple mais un public. Cette<br />

vaste et insatiable entreprise de séduction a<br />

ses stratèges, ses tacticiens, ses compagnies<br />

(au sens militaro-théâtralo-industriel) de<br />

sophistes, déployant tous leurs talents et<br />

appliquant tout leur zèle à rendre les énoncés<br />

dits d'information plus performants.<br />

A cette fin, le discours tenu sur le monde<br />

dans une langue surchargée de co<strong>des</strong> doit<br />

observer une stricte règle dramaturgique, en<br />

tous points comparable à celles qui régissent<br />

les célébrations religieuses, la représentation<br />

<strong>des</strong> Mystères, ou n'importe quel<br />

genre théâtral. Les gran<strong>des</strong> liturgies de<br />

l'information combinent efficacement <strong>des</strong><br />

bruits et <strong>des</strong> gestes, «le poids <strong>des</strong> mots, le<br />

choc <strong>des</strong> photos», les paillettes du musichall<br />

et «l'huile sainte <strong>des</strong> discours».<br />

Mais ce rituel fait de formules contraintes,<br />

de postures et de gestes consacrés, ne serait<br />

pas captivant s'il ne se dotait également d'un<br />

corpus thématique, de figures obligées dont<br />

l'exécution en bon ordre, alternant le beau et<br />

le laid, l'heureux et l'affreux, le proche et le<br />

Saint Erasme subit le supplice du treuil à dévider les intestins. © "La gravure<br />

d'illustrations en Alsace au XVI e<br />

siècle" de Jean Gruninger. Presses universitaires de Strasbourg<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 96


lointain, décline tous les titres de légitimité de<br />

l'information. Les poses hiératiques <strong>des</strong> officiants<br />

du Vingt-Heures et les roulements de<br />

tambour <strong>des</strong> journaux parlés, tout comme les<br />

mises en pages terrifiantes, aguichantes, etc.,<br />

ne prennent toute leur force qu'au contact<br />

d'un récit, lui-même composé d'une séquence<br />

de messages révélant le dernier état du<br />

monde. Ce récit est, à tous les sens du mot,<br />

apocalyptique. Il ne peut être proféré que sur<br />

le mode de la révélation, c'est à dire de l'interpellation<br />

du public par un locuteur qui sait ce<br />

que le public ne sait pas, et qui le tient luimême<br />

d'une source transcendante, (agence<br />

de presse, envoyé spécial, ou tout simplement,<br />

bruit émis en direct par le Monde, par<br />

l'Histoire en personne, et que le journalisteprophète,<br />

sous le fouet de l'Anankê, se devra<br />

d'humblement retransmettre en invoquant<br />

«les lois de l'actualité»). <strong>Pour</strong> être d'authentiques<br />

apocalypses, ces messages révéleront<br />

de l'horrible plutôt que de l'apaisant et<br />

s'ingénieront à inquiéter. Os prélèveront dans<br />

<strong>des</strong> images déjà déformées et dans <strong>des</strong> récits<br />

forcément tronqués de la réalité planétaire,<br />

quelques visions aussi angoissantes que possible.<br />

Cette réalité étant ce qu 'elle est, de toute<br />

éternité sans doute, le prélèvement n'est pas<br />

difficile à opérer. Il doit pourtant se faire dans<br />

les règles de l'art, qui exigent par exemple de<br />

le tempérer au moyen d'un léger antidote:<br />

« actualité heureuse », «sport sans transition »<br />

ou «sourire pour terminer ce journal».<br />

Il faut bien alors s'interroger sur le sens<br />

de ces mises en scène. Sur l'intention qui les<br />

anime, si toutefois il y en a une, et surtout<br />

sur la signification qu'elles revêtent pour<br />

ceux qu'elles prétendent informer.<br />

L'hypothèse est séduisante, d'une gigantesque<br />

opération de conditionnement qui<br />

reprendrait tous les instruments, accessoires<br />

et sortilèges mis au point par les religions de<br />

masse. Elle viserait, à l'instar de ces dernières,<br />

la constitution et le contrôle de vastes<br />

communautés idéologiques, dont le désir<br />

d'information et non plus la foi serait le<br />

ciment, dont un monde immanent et non plus<br />

un dieu mystérieux serait la référence.<br />

Comme la communion <strong>des</strong> croyants, la communion<br />

<strong>des</strong> informés permettrait au groupe<br />

de se représenter la possibilité de son salut.<br />

La fréquentation comparée <strong>des</strong> médias de<br />

foi et <strong>des</strong> médias d'information ne peut que<br />

conforter cette hypothèse. Comment ne pas<br />

être frappé par la parenté intime qui lie les<br />

séquences d'un journal et les scènes historiées<br />

de la vie <strong>des</strong> saints ou <strong>des</strong> Ecritures ?<br />

Comment ne pas trouver de similitude entre<br />

l'étrange besoin qu'ont nos contemporains de<br />

se tenir au contact permanent avec les drames<br />

du monde et celui qui poussait nos ancêtres à<br />

s'entourer d'évocations terribles du martyre,<br />

de la Passion, du Jugement dernier ? La revue<br />

sanglante <strong>des</strong> points chauds du globe, dont<br />

nous sommes persuadés de ne pouvoir nous<br />

passer à l'heure de la soupe, a-t-elle décidément<br />

quelque chose à envier au spectacle <strong>des</strong><br />

écorchés vifs, <strong>des</strong> grillés, <strong>des</strong> mutilés ou <strong>des</strong><br />

crucifiés à la fleur de l'âge, qu'avaient à coeur<br />

de méditer, par vitraux et tableaux interposés,<br />

les bons chrétiens d'autrefois ?<br />

La grande différence entre ces formes<br />

assez voisines de compulsion apocalyptique,<br />

également bénéfiques au confort moral du<br />

groupe et à la réactivation symbolique de son<br />

identité, c'est que la communauté <strong>des</strong><br />

croyants et la communauté <strong>des</strong> informés,<br />

qu'elles contribuent respectivement à renforcer,<br />

ne se réfèrent pas aux mêmes valeurs.<br />

L'une ressortit à une civilisation où le mystère,<br />

le tabou, la dévotion, l'obéissance ont un<br />

sens absolument positif. L'exaltation ritualisée<br />

de la communauté, à travers <strong>des</strong> liturgies<br />

conjuratoires mettant en scène la vie et (surtout)<br />

la mort, s'inscrit dans la continuité culturelle<br />

de ses options et sied à ce qu'on pourrait<br />

globalement appeler son style. La seconde<br />

ressortit, elle, à une civilisation rationaliste<br />

et individualiste, où le sujet n'accorde sens<br />

et crédit qu'à ce qu'il a fait l'effort de comprendre<br />

par lui-même. Tel est du moins<br />

l'idéal proposé, dont chacun, dans la communauté<br />

<strong>des</strong> informés, se veut le porteur. Cet<br />

idéal de l'audace rationnelle du sujet-citoyen,<br />

ce sapere audé l)<br />

qui sous-tend notre culture,<br />

comment pourrait-il s'accommoder <strong>des</strong> litanies<br />

mortifères qui bercent, à longueur de<br />

nouvelles, le public médiatique ? Ce kérygme<br />

apocalyptique convient à l'homme de foi et<br />

d'espérance, pas à l'homme de raison et de<br />

liberté.<br />

Qu'est ce à dire, en somme, sinon que la<br />

communauté <strong>des</strong> informés est incompatible<br />

avec la cité démocratique ? Et que l'assujettissement<br />

médiatique fera de plus en plus<br />

mauvais ménage avec ce que celle-ci reconnaît<br />

comme ses valeurs? L'information<br />

produit désormais un sens qui excède les<br />

capacités du sujet-citoyen, et qui l'entraîne<br />

loin de ce qu'il pense devoir être. L'aliénation,<br />

mot démodé, pourrait bien reprendre<br />

du service pour désigner cela.<br />

Note<br />

1. Sapere aude : « ose te servir de ta propre raison »,<br />

devise de l'homme rationnel <strong>des</strong> Lumières selon<br />

Kant.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 97


SYLVIE MAURER<br />

L'unique voie<br />

de la purification<br />

Notre-Dame de Neubois<br />

Il y a plus décent ans,<br />

Notre-Dame est apparue<br />

à Neubois, pour dire sa<br />

colère et montrer<br />

sa souffrance causée par<br />

le blasphème <strong>des</strong> hommes.<br />

Leurs péchés l'ont souillée,<br />

et pour cette raison,<br />

elle pleure <strong>des</strong> larmes<br />

de sang < 1 >.<br />

Sylvie Maurer<br />

Institut d'Ethnologie, Laboratoire de<br />

Sociologie de la Culture Européenne<br />

Ce petit village alsacien, élu <strong>des</strong><br />

forces divines, est situé dans le<br />

Val-de-Ville, à une dizaine de kilomètres<br />

de Sélestat, au pied de la montagne<br />

du Frankenberg, où culminent les ruines du<br />

château du Frankenbourg. L'histoire locale<br />

relate que cet endroit fut le théâtre d'apparitions<br />

de la Vierge entre 1872 et 1880. Marie,<br />

sur cette montagne, s'est montrée à 146 voyants.<br />

Elle est venue le 7 juillet 1872, en la<br />

fête du Précieux Sang, armée d'une épée,<br />

avec laquelle elle «frappait à coups redoublés<br />

les têtes de quelques 70 à 80 soldats<br />

prussiens » (2) , pour annoncer à l'Alsace une<br />

issue heureuse, en ces temps d'occupation.<br />

Elle semblait indiquer une attirance<br />

particulière pour le Frankenbourg, et mettre<br />

l'accent sur son histoire. En effet, cette<br />

forteresse fait l'objet d'une légende qui<br />

raconte qu'en ces lieux, Clotilde pria le<br />

Dieu <strong>des</strong> chrétiens pour qu'il vienne en aide<br />

à son époux Clovis, qui luttait vaillamment<br />

à Tolbiac contre les Alamans. De cette<br />

victoire résulta la conversion du monarque<br />

et la vocation chrétienne de la France.<br />

Maintenant encore, la Vierge pleure<br />

pour l'humanité entière. Elle est assistée de<br />

pèlerins qui prient en ces lieux pour un<br />

monde meilleur. Convaincus que de cet<br />

endroit jaillira la rédemption divine, ses<br />

fidèles élaborent un système de représentations<br />

du monde à partir de l'histoire et <strong>des</strong><br />

figures fondatrices' 3 '. Ceci leur permet<br />

d'appréhender le monde d'une certaine<br />

manière, et de proposer une solution à son<br />

dysfonctionnement. Lors <strong>des</strong> rassemblements,<br />

les pèlerins célèbrent ces événements<br />

en mettant en pratique un système de<br />

croyances original, et expriment un discours<br />

sur l'état actuel et les finalités du<br />

monde, en faisant référence à <strong>des</strong> valeurs<br />

traditionalistes et nationalistes.<br />

Le Frankenberg,<br />

un lieu sacré<br />

<strong>Pour</strong> les pèlerins, l'élection de la Vierge<br />

pour ce petit village n'est pas arbitraire.<br />

Neubois se trouve approximativement au<br />

centre géographique de l'Alsace, à peu près<br />

à égale distance du Nord et du Sud. « Cela<br />

n'est pas sans importance, et pourrait signifier<br />

le choix par le ciel de ce pays pour<br />

s'adresser à l'Alsace», pensent-ils.<br />

Ils sont convaincus que le Frankenberg<br />

est un lieu de prédilection divine, car on y<br />

trouve encore <strong>des</strong> signes de la présence du<br />

surnaturel. Les prières faites sur cette montagne<br />

contribuent à la purification <strong>des</strong><br />

peuples et à l'avènement d'une ère nouvelle.<br />

La situation géographique et l'histoire<br />

font du Frankenberg un lieu sacré.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 98


La montagne sacrée,<br />

objet de blasphèmes<br />

Mais aujourd'hui, il est ignoré, bafoué,<br />

objet de blasphèmes de la part <strong>des</strong> hommes,<br />

ce que les pèlerins s'empressent de dénoncer.<br />

A l'occasion de leurs rassemblements,<br />

ils expliquent les raisons pour lesquelles ils<br />

sont appelés sur cette montagne. «Frankenbourg<br />

: ce nom qui devrait être sur toutes<br />

les lèvres est aujourd'hui méconnu <strong>des</strong><br />

Français ! C'est pourtant en ce lieu qu'est<br />

née la Fille aînée de l'Eglise, grâce aux<br />

prières de sainte Clotilde récitées sur cette<br />

montagne <strong>des</strong> Francs durant la bataille de<br />

Tolbiac. Sous l'effet de ses prières, Clovis<br />

se convertit à la foi catholique. Dès ce jour,<br />

il gagne toutes les batailles pour former le<br />

territoire que Dieu a voulu donner (4) . Satan,<br />

entrant alors dans une rage folle, par sa secte<br />

pernicieuse qui fait tant saigner le Coeur de<br />

Jésus, a mis tout en oeuvre pour anéantir la<br />

France chrétienne et particulièrement ce<br />

Berceau. Marie veut que ce lieu devienne<br />

un «Tolbiac mariai» - «Pare-invasion» de<br />

la France et de la papauté - c'est-à-dire, à la<br />

manière que les prières si ferventes de sainte<br />

Clotilde faites à cet endroit nous méritèrent<br />

la conversion de Clovis et de devenir<br />

les «Aînés de l'Eglise», de même, Marie<br />

nous invite à venir prier sur les pas de sainte<br />

Clotilde pour la conversion de la France<br />

pécheresse!».<br />

Selon ces déclarations, la France, par ses<br />

péchés, a souillé l'oeuvre divine. C'est<br />

pourquoi les dévots cherchent à faire de ce<br />

lieu de pèlerinage un rempart afin de le protéger<br />

de toute souillure, qui fait tant souffrir<br />

Apparition de la Ste Vierge à Neufbois.<br />

Lithographie exécutée par Weutrel de<br />

Wissêmbourg, conservée au Cabinet<br />

<strong>des</strong> estampes à Strasbourg.<br />

© Musées de la ville de Strasbourg<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 99


et saigner la Vierge. Mais en quoi la France<br />

est-elle pécheresse?<br />

Les dévots dénoncent tout d'abord un<br />

monde désaxé. Le monde moderne est considéré<br />

comme dangereusement instable, désordonné,<br />

perverti, ce qui ne peut aboutir<br />

qu'à la mort. La modernité n'a fait naître<br />

que le vice, l'orgueil, la perdition <strong>des</strong> âmes,<br />

le non respect <strong>des</strong> lois, le crime, le vol, le<br />

«culte» de l'argent, la séparation, le schisme.<br />

Les criminels sont les mêmes que ceux<br />

qu'avait déjà dénoncé Pie IX dans l'encyclique<br />

Quanta cura et le Syllabus en 1864 (5) .<br />

Ce sont les libéraux : «Chacun veut être<br />

libre de ses actes, dans le mauvais comme<br />

dans le bon. On vit dans un monde désaxé,<br />

par manque de discipline et d'obéissance,<br />

même parmi les prêtres qui n'accomplissent<br />

même plus leurs devoirs. Ils ont pris le chemin<br />

du plaisir et de la liberté totale, chose<br />

que le ciel n'a pas permis. Ils ont souillé leur<br />

apostolat», disent les pèlerins. Ce sont aussi<br />

les franc-maçons : «Ceux qui ont la mission<br />

de l'argent, qui le font rare, au lieu d'actionner<br />

la planche à billets. Et ces gens-là ne<br />

sont autre que les franc-maçons, qui font<br />

régner la dictature bancaire», ajoutent-ils.<br />

Les hommes<br />

blasphémateurs<br />

Cette corruption résulte de la désobéissance<br />

<strong>des</strong> hommes, de leur éloignement de<br />

Dieu, et de leur blasphème à l'égard de<br />

l'Etre Suprême et de la Mère du Ciel. Ils<br />

n'ont pas respecté le pacte qui les unissait<br />

au Créateur, et l'ont trahi.<br />

Mais ils n'agissent pas de leur libre<br />

arbitre, ils sont les instruments du diable.<br />

C'est par eux que le Malin arrive à ses fins.<br />

Ainsi, le monde se trouve sous l'emprise<br />

d'une conspiration démoniaque.<br />

Ce processus de <strong>des</strong>truction dont Satan<br />

est le conspirateur, se concrétise en portant<br />

atteinte à la France, «Fille aînée de l'Eglise».<br />

La France chrétienne anéantie, et le<br />

monde chrétien tout entier sera détruit. « Les<br />

ennemis de la France sont les ennemis du<br />

Christ. Le Rédempteur a choisi le béni<br />

royaume de France comme l'exécuteur spécial<br />

de ses divines volontés. Il le porte suspendu<br />

autour de ses reins en guise de carquois.<br />

Il en tire ordinairement ses flèches<br />

d'élection, quant avec l'arc de son bras tout<br />

puissant, il veut défendre la liberté de<br />

l'Eglise et de la foi, broyer l'impiété et protéger<br />

la justice», dit-on au pèlerinage.<br />

Les conséquences<br />

de la corruption<br />

L'état préoccupant du monde actuel laisse<br />

entrevoir une fin apocalyptique, où de<br />

gran<strong>des</strong> épreuves s'abattront sur les hommes.<br />

En effet, cent ans après, la Vierge<br />

reprend la parole sur la montagne, en se faisant<br />

entendre à un dévot, et annonce : « Nous<br />

sommes arrivés dans la période du grand<br />

châtiment que Dieu inflige à la communauté<br />

entière, et qui servira à réorganiser le<br />

monde. Cela se traduira par une déstructuration<br />

totale, pour que puisse jaillir de cette<br />

mort une existence nouvelle. Ces événements<br />

viendront avec les épidémies et catastrophes<br />

naturelles. Et cela se terminera par<br />

l'extermination de tout un peuple» (6) .<br />

Tout cela sera nécessaire pour que renaisse<br />

un ordre nouveau, harmonieux, parfait,<br />

à l'image de Dieu. Ce sera le prix à<br />

payer pour le salut <strong>des</strong> hommes. Ces souffrances<br />

s'ouvriront sur une ère nouvelle.<br />

Les<br />

solutions<br />

<strong>Pour</strong> que l'on puisse se préparer à cet<br />

avènement, les pèlerins préconisent d'aller<br />

prier Notre-Dame au Frankenberg, car elle<br />

est l'unique voie de la purification. L'alliance<br />

et l'union nouvelles se réaliseront en<br />

communion fraternelle, en faisant une promesse<br />

de fidélité à Notre-Dame de Neubois,<br />

en manifestant sa confiance, en lui obéissant,<br />

en faisant un acte de foi, en faisant<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 100


pénitence, en demandant pardon et en lui<br />

faisant <strong>des</strong> offran<strong>des</strong> et <strong>des</strong> sacrifices.<br />

La Madone est l'unique voie de la purification,<br />

parce qu'elle est amour. Elle protège.<br />

Elle est le rempart contre les hérésies ;<br />

elle porte secours et assistance, et délivre<br />

l'âme et le corps.<br />

Il est alors logique qu'il faille rassembler<br />

ses forces au Frankenberg, lieu de prédilection<br />

divine, centre du monde d'où jaillira la<br />

rédemption, et où la Vierge se manifeste<br />

toujours. Le Frankenberg doit être un lieu<br />

où convergeront les croyants, qui, en célébrant<br />

les valeurs traditionnelles, et en commémorant<br />

l'histoire, rendent ce lieu sacré,<br />

renouent avec le passé, et rachètent les<br />

erreurs de leurs aïeux.<br />

Le Frankenberg est un lieu de passage<br />

obligatoire, où l'homme s'unira à nouveau<br />

à Dieu, et où l'erreur passée sera réparée, la<br />

souillure effacée, la séparation oubliée<br />

grâce à la réconciliation, et l'ordre rétabli.<br />

La Vierge,<br />

l'unique voie<br />

de la purification<br />

Mais en quoi Notre-Dame de Neubois<br />

est la voie de la purification? La Madone<br />

l'explique par l'intermédiaire du dévot:<br />

« Cette épée (brandie lors de la première<br />

apparition en 1872), très symbolique, signifie<br />

que, grâce à vos prières, je repousserai<br />

l'ennemi à cet endroit. Il est le «pareinvasion»<br />

de l'Eglise et de la France et le<br />

Père Eternel ne pourra apporter Sa Paix, la<br />

Vraie Paix, que lui seul peut donner à votre<br />

pauvre monde en péril, que lorsque votre<br />

patrie sera purifiée de ses péchés par le<br />

Précieux Sang libératoire de Mon Divin<br />

Fils que je vous demande d'honorer particulièrement<br />

en ce lieu».<br />

Ce message conduit les pèlerins à dire<br />

que: «Prier c'est bien, mais prier et agir<br />

c'est beaucoup mieux ! Sainte Jeanne d'Arc<br />

nous a donné le merveilleux exemple, elle<br />

n'a pas seulement prié pour repousser les<br />

Anglais, elle est allée aussi combattre sur le<br />

champ de bataille pour repousser l'ennemi.<br />

Demandons-lui son aide, appelons notre<br />

Lorraine à notre secours ! ».<br />

Le<br />

processus<br />

Les pèlerins se sentent en danger, agressés<br />

par <strong>des</strong> conspirateurs qui agissent au<br />

sein de sociétés secrètes, constituées d'assassins,<br />

de menteurs, de blasphémateurs, de<br />

suppôts du diable. Ces conspirateurs sont<br />

d'autant plus redoutés, que leurs objectifs<br />

visent la lutte pour la domination du monde<br />

et l'établissement d'un pouvoir de dimension<br />

mondiale pour l'anéantissement <strong>des</strong><br />

valeurs si précieuses à leurs yeux, et<br />

garantes d'un équilibre vital. En effet, les<br />

«ennemis du Frankenbourg» portent atteinte<br />

à l'union entre la France, Dieu et l'Eglise.<br />

Cette union filiale au maître du monde qui<br />

place la France à la tête de toute autre nation<br />

est compromise, et risque de compromettre<br />

l'ensemble de l'univers.<br />

La montagne est donc menacée d'être<br />

assiégée par les forces du mal, et il est urgent<br />

de la reconquérir. Puisqu'elle a été violée,<br />

il est légitime de vouloir la reprendre.<br />

Devant une telle attaque, la réponse doit être<br />

défensive. La prise d'armes est ainsi <strong>des</strong>tinée<br />

à se défendre contre les suppôts du<br />

diable. Même si cette prise d'armes n'est<br />

que symbolique, l'affrontement apparaît<br />

comme légitime, car il aboutira à la paix<br />

entre les «fidèles à la vraie religion».<br />

Comme du temps <strong>des</strong> croisa<strong>des</strong>, où l'expédition<br />

consistait à libérer les lieux saints,<br />

aller en pèlerinage à Neubois vise la libération<br />

du Frankenberg prisonnier de Satan.<br />

«C'est par l'épée qu'on repousse l'ennemi»,<br />

rappelle Notre-Dame.<br />

Cet acte est légitimé par Dieu, qui a<br />

envoyé Marie en ces lieux le siècle dernier.<br />

Cette approbation venant de l'Etre Suprême<br />

apporte aux « amis du Frankenberg » confiance,<br />

courage, et force. Cette «guerre» est<br />

forcément juste, moralement bonne, nécessaire,<br />

et méritoire.<br />

En associant la conviction en l'aide divine<br />

à la croyance dans le merveilleux, l'idée<br />

que la Vierge est présente dans 1'« expédition<br />

» (et qu'elle intervient dans la bataille<br />

armée de son épée) devient plus apparente.<br />

La présence divine n'est plus à mettre en<br />

doute, à entendre les témoignages <strong>des</strong> pèlerins,<br />

qui lui attribuent toutes sortes de manifestations,<br />

ou encore la présence de forces<br />

telluriques.<br />

Ce «pèlerinage guerrier» se nourrit également<br />

d'un esprit collectif, motivé par un<br />

voeu (sauver la France et la papauté au nom<br />

de Notre-Dame de Neubois), et guidé par la<br />

volonté de faire pénitence, le tout convergeant<br />

vers la promesse du salut éternel.<br />

C'est dans un milieu restreint, en marge<br />

de la société dominatrice et menaçante, que<br />

l'appartenance au groupe est renforcée. II<br />

s'agit d'une société tournée sur elle-même,<br />

qui va utiliser le pèlerinage comme le<br />

moyen d'expression de cette identité.<br />

C'est en effet dans un temps extraordinaire<br />

qui s'apparente à la fête que sont mis<br />

en scène <strong>des</strong> concepts tels que communion,<br />

harmonie, renversement du quotidien, commémoration,<br />

tradition. C'est dans cette<br />

atmosphère du rassemblement que les participants<br />

agissent autrement que dans le<br />

temps ordinaire.<br />

La fête, et à plus forte raison le pèlerinage,<br />

en tant que société retranchée de l'ordre<br />

quotidien, met en scène ce qui est contraire.<br />

Par le rituel, l'ordre établi <strong>des</strong> choses est<br />

inversé. Alors à l'inverse d'un monde<br />

moderne et de plus en plus technologique,<br />

le groupe prône un retour à la terre, à l'état<br />

de nature. A l'opposé du mal qui domine le<br />

monde, il convoque le bien. A rencontre<br />

d'un monde profane, il met en scène un<br />

monde sacré. <strong>Pour</strong> faire front à une société<br />

mortifère, il exalte une société de vie. A<br />

l'inverse d'une société débridée et sans<br />

morale, il met en oeuvre <strong>des</strong> rites de restriction<br />

et d'abstinence.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 101


Enfin, tout cela ne pourrait se réaliser<br />

sans l'initiative de quelqu'un d'exceptionnel,<br />

digne d'être choisi par Dieu, et suffisamment<br />

« initié » pour pouvoir comprendre<br />

et expliquer les voix surnaturelles. Cette<br />

personne devra être dotée d'une force de<br />

caractère telle qu'elle pourra subjuguer les<br />

foules, rassembler et convaincre; un «prophète»<br />

en somme.<br />

Le sens de la souffrance<br />

Les «initiés» se mobilisent pour apporter<br />

un sens aux souffrances que les pèlerins et le<br />

monde entier endurent quotidiennement, et<br />

élaborent un scénario apocalyptique qui met<br />

en scène le concept de sacrifice.<br />

La souffrance qui pèse sur le monde est<br />

le fruit d'un désordre et de la transgression<br />

d'un interdit. Elle est la manifestation du<br />

mal qui s'est introduit dans un ordre divin.<br />

Et ce mal a réussi à s'introduire grâce à la<br />

complicité <strong>des</strong> hommes, qui se sont détournés<br />

<strong>des</strong> lois originelles. Leur déviance<br />

entraîne obligatoirement un désordre social<br />

qui affecte l'ensemble de l'univers.<br />

La souffrance est une punition qui se<br />

focalise d'abord sur une victime innocente,<br />

mais qui est <strong>des</strong>tinée à l'ensemble de la collectivité.<br />

Le sujet éprouve de la culpabilité<br />

au regard de ce qui est considéré comme un<br />

châtiment mérité. Vu sous l'angle de la religion<br />

catholique, l'infidèle est en état de<br />

péché. Ce qu'on attend de lui, c'est qu'il<br />

éprouve de la culpabilité et du remords. Ce<br />

châtiment est considéré comme mérité, ce<br />

qui signifie que la notion de justice intervient.<br />

La souffrance infligée est forcément<br />

juste, puisqu'elle est approuvée par Dieu.<br />

On la mérite et de ce fait on en est responsable.<br />

Souvenir de Notre Dame de Neufbois.<br />

Lithographie de Huber Aaberer de<br />

Strasbourg, conservée au Cabinet <strong>des</strong><br />

Estampes à Strasbourg<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 102


Après avoir donné un sens à cette souffrance,<br />

et désigné le coupable, la mise en<br />

place d'une stratégie thérapeutique peut se<br />

faire. <strong>Pour</strong> vaincre la douleur, il va falloir la<br />

considérer non plus comme <strong>des</strong>tructrice,<br />

mais comme créatrice.<br />

Le sujet s'identifie au Christ, qui a également<br />

souffert pour la rédemption. Car le<br />

sang répandu en sacrifice a vaincu la mort.<br />

Il régénère et immortalise (en commémorant<br />

la Passion du Christ), il est source<br />

d'énergie. Il redonne la vie, il est rédempteur,<br />

tout comme le sang du Coeur transpercé<br />

de Jésus.<br />

Le déluge<br />

de sang<br />

De la même manière, la France devra<br />

connaître un déluge de sang, car elle devra<br />

vivre la Passion du Christ. Le sang devra<br />

couler, car il faudra expurger les fautes passées.<br />

Il s'agit d'un châtiment qui vient de<br />

Dieu, afin de «laver» le monde de ses<br />

péchés, de le purifier, et enfin de le libérer<br />

<strong>des</strong> liens de Satan. Car: «Les peuples qui<br />

n'ont pas accepté le sang libératoire subissent<br />

l'oppression <strong>des</strong> démons et de leurs<br />

suppôts. Les batailles perdues et les tyrannies<br />

subies n'ont pas d'autre cause. Dans les<br />

guerres, la France n'a versé son sang que<br />

parce qu'elle a refusé de bénéficier du sang<br />

rédempteur. Car dans tous les combats spirituels<br />

ou temporels c'est le sang du<br />

Seigneur qui donne la victoire», précise un<br />

<strong>des</strong> fondateurs du pèlerinage.<br />

Il est nécessaire que le sang coule en<br />

abondance, à l'image d'un déluge, pour<br />

obtenir le salut éternel. Le sang devra couler<br />

à flots ; on verra aux dernières heures de<br />

notre ère un déluge de sang s'abattre sur le<br />

monde. Il sera purificateur si on se rallie<br />

derrière l'épée de Notre-Dame de Neubois;<br />

mais il sera exterminateur pour les ennemis<br />

de Dieu. De cette guerre sanglante, « seul le<br />

glaive de Dieu, tenu par la Vierge peut obtenir<br />

la victoire» .<br />

Et c'est par la médiation de Marie que le<br />

prix du sang divin peut le mieux être appliqué<br />

au monde: «Le sang versé sur le<br />

Calvaire et à la messe par Notre Seigneur<br />

provient de la Mère de Dieu à qui il doit sa<br />

vie humaine. De plus, la Très Sainte Vierge<br />

a offert à Dieu le Père, au pied de la Croix,<br />

les souffrances et le sang de son Fils en y<br />

joignant ses propres douleurs » (8) . Son sang<br />

et sa souffrance sont de véritables liens<br />

entre Dieu et les hommes. La Vierge incarne<br />

ce sang libérateur et la souffrance nécessaires<br />

à la rédemption. De plus, par son épée<br />

qui rend invincible, elle offre son aide dans<br />

le combat. Son épée divine purifiera, lorsqu'elle<br />

fera couler le sang corrompu. Ce<br />

sang versé sera rédempteur, et donnera la<br />

vie, grâce à sa vocation sacrificielle.<br />

Le sang versé rituellement permet de<br />

détourner la violence, de purifier une souillure<br />

que les hommes ont laissé se répandre.<br />

C'est pourquoi les pèlerins préconisent<br />

d'aller au pèlerinage de Notre-Dame de<br />

Neubois, de prier le sang du Christ au<br />

Frankenberg, de pratiquer la «pénitence<br />

dans la joie». Cette démarche tend à affirmer<br />

son adhésion à ce principe et à contribuer<br />

à l'avènement d'une ère nouvelle.<br />

D'après le système de représentations<br />

esquissé dans ces quelques pages, la Vierge<br />

qui guide les pèlerins de son épée est l'ultime<br />

secours, l'ultime victoire, puisque son<br />

arme la rend invincible. Cette démarche est<br />

donc forcément juste, et aboutira forcément<br />

à une fin salvatrice. Ainsi, les larmes de<br />

sang que verse Notre-Dame de Neubois se<br />

tariront définitivement.<br />

Notes<br />

1. Un habitant du village possède une statue de<br />

Notre-Dame de Neubois, la représentant avec<br />

<strong>des</strong> larmes de sang.<br />

2. Vision d'Odile Martin, le 7 juillet 1872 ; témoignage<br />

recueilli par l'abbé Wetterwald, conservé<br />

aux Archives Départementales du Bas-Rhin<br />

- dossier IV 447.<br />

3. Ils se réfèrent à un ouvrage de Gilles Lameire,<br />

Notre-Dame de Neubois - protectrice de la<br />

France et de la papauté, Saint-Germain-en-<br />

Laye, 1978.<br />

4. 11 s'agit d'une allusion à la légende du<br />

Frankenbourg qui dit que dans la chapelle du<br />

château, Clotilde a prié le Dieu <strong>des</strong> chrétiens<br />

pour la conversion de son époux Clovis, et que<br />

grâce à cela, ce dernier put vaincre les Alamans<br />

à Tolbiac. A l'issue de cet événement, le<br />

monarque demanda le baptême, et la France fut<br />

désignée par un envoyé de Dieu «Fille aînée de<br />

l'Eglise».<br />

5. L'encyclique Quanta cura condamne le naturalisme<br />

qui veut que la société soit constituée et<br />

gouvernée sans plus tenir compte de la religion.<br />

L'encyclique était accompagnée d'un Syllabus<br />

ou d'un catalogue <strong>des</strong> principales erreurs de<br />

notre temps signalées dans les allocutions<br />

consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques.<br />

Ces erreurs étaient au nombre de 80.<br />

On peut citer pour exemple le panthéisme, le<br />

naturalisme, le rationalisme, le socialisme, le<br />

communisme, la franc-maçonnerie, le gallicanisme,<br />

le libéralisme moderne.<br />

6. Visions à Mr Llaccay, de 1978 à 1989.<br />

7. Gilles Lameire, op. cit. p.225.<br />

8. Gilles Lameire, op. cit. p.218.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 103


MONIQUE DUBINSKY<br />

Tyl Ulenspiegel*, héros<br />

populaire de Belgique<br />

Les exercices du pouvoir<br />

et de la dérision<br />

// nous arrive à tous<br />

d'entendre <strong>des</strong> commentaires<br />

télévisés hors contexte:<br />

«Bulletins de santé<br />

économiques excellents, mais<br />

on déplore néanmoins que le<br />

secteur de la santé soit en<br />

crise et celui de l'Education<br />

en décomposition»... mais<br />

tout va bien puisque la dette<br />

diminue, que le mécanisme<br />

de déflation est enclenché...<br />

en Argentine... ou ailleurs!<br />

Tout va donc bien!<br />

Monique<br />

Dubinsky<br />

Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />

Européenne<br />

Peut-être fallait-il relire Voltaire<br />

puisque «Tout est bien, tout va<br />

bien, tout va pour le mieux qu'il soit<br />

possible?» Je choisis "La légende et les<br />

aventures héroïques, joyeuses et glorieuses<br />

d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays<br />

de Flandres et ailleurs"<br />

L'imprécision historique de l'épopée et<br />

le fait qu'elle n'impose aucune solution<br />

contingente me fit espérer qu'elle m'apparaîtrait<br />

sous <strong>des</strong> traits plus universels.<br />

Le poème épique de Charles de Coster<br />

sorti <strong>des</strong> presses pour la première fois en<br />

1867, considéré comme l'oeuvre fondatrice<br />

de la littérature française en Belgique, fait<br />

aussi bien l'affaire que Zorro ou Robin <strong>des</strong><br />

Bois. J'en fis une lecture passionnée. Ce<br />

texte me parut en effet le plus approprié qui<br />

soit. Les silhouettes de Tyl Ulenspiegel et<br />

de son compagnon Lamme Goedzak<br />

s'accrochent encore aux mémoires de ces<br />

pays que traversent les vents du Nord (2) . Ce<br />

récit aussi puissant qu'ironique, où la compassion<br />

pour les humbles transparaît à<br />

chaque page, où le poète, transgressant<br />

toutes les règles de la déontologie de l'historien,<br />

peu soucieux d'anachronismes,<br />

atteint une forme de vérité transcendante<br />

sur la capacité <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> femmes<br />

de tous les temps à tourner à leur profit, à<br />

sacrifier, à venger, à commettre tous les<br />

méfaits au nom et sous les auspices d'autorités<br />

qui leurs ont été déléguées par <strong>des</strong> instances<br />

qui n'ont de divins que le nom.<br />

Tyl Ulenspiegel fut parfois utilisé comme<br />

porte-flambeau de la révolte du peuple de<br />

Flandres, au grand dam de certains qui<br />

dénoncent avec vigueur ce rapt au service de<br />

la cause «narcissique, régionaliste de la partie<br />

Nord du pays de Belgique car pour eux<br />

Tyl ne serait porteur que de « sa propre résistance<br />

diasporique n'étant d'aucun peuple,<br />

d'aucune nation, d'aucun tragi-comique<br />

morin ou iroquois [...] étant de partout et de<br />

nulle part... étant un artiste ! » (3) .<br />

Celui qui nous intéresse à notre tour est<br />

à tout moment assez libre pour n'avoir<br />

d'autre maître que le sentiment de justice,<br />

et d'autre devoir à accomplir que celui du<br />

respect de la vie.<br />

Ulenspiegel, c'est uyl, le hibou et spiegel,<br />

le miroir. Tyl c'est le miroir de l'oiseau<br />

de Minerve, ami <strong>des</strong> ténèbres, au vol silencieux<br />

qui tue sans qu'on l'entende venir, le<br />

miroir <strong>des</strong> «manants et seigneurs, gouvernés<br />

et gouvernants, le miroir <strong>des</strong> sottises,<br />

<strong>des</strong> ridicules », miroir du hibou qui «en tapinois,<br />

distille la calomnie sur les gêneurs, à<br />

qui on demande de prendre la responsabilité<br />

de ses paroles et qui prudemment s'écrie :<br />

je n'affirme rien. «Onm'adit» sachant bien<br />

qu'on est indénichable».<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 104


Au moment du second tirage de l'oeuvre<br />

en 1869, Charles De Coster, ajouta quelques<br />

feuillets : la préface du hibou, dans laquelle il<br />

réhabilite l'animal mais non les hommes qu'il<br />

symbolise. Ce nocturne nous ressemblerait<br />

puisqu'il fut bien <strong>des</strong> «nuits où le sang aruisselé<br />

sous les coups du meurtre chaussé de<br />

feutre» et que l'oiseau interroge les humains<br />

en leur demandant s'il «ne s'est point levé<br />

dans [notre] histoire à tous, certaines aubes<br />

pâles éclairant de leurs lueurs blafar<strong>des</strong> les<br />

pavés jonchés de cadavres d'enfants ? Tandis<br />

que lui, le hibou, ne tue que pour se nourrir<br />

[...] point pour tuer » l4) . Envahis par les "nonhumains",<br />

ces nouveaux acteurs, machines,<br />

systèmes technologiques, montages financiers<br />

qui les soutiennent, il nous arrive de<br />

perdre de vue que ceux-ci ne sont jamais que<br />

le fruit d'une certaine quantité de matière<br />

grise intégrée, appartenant à <strong>des</strong> êtres très<br />

humains, cette fois, habités par les mêmes<br />

passions que les hommes de tous les temps,<br />

hérauts de Philippe II, police de Napoléon III,<br />

institutions et nantis de toute époque. La<br />

résistance par la dérision étant la seule forme<br />

de combat raisonnablement défendable sur<br />

notre planète toute confite d'armes les plus<br />

sophistiquées, je me mis à espérer que ce récit<br />

picaresque puisse encore nous parler de nous.<br />

J'y ai cherché un style, une idée, une inspiration<br />

qui transcenderait le temps tel un ferment<br />

qui agirait encore sur un monde à la physionomie<br />

tellement changée sous <strong>des</strong> formes de<br />

pouvoir technologiquement si avancées.<br />

Mais on ne résume pas une telle oeuvre !<br />

Qui peut résumer la drôlerie, le génial foisonnement<br />

d'un cortège de gargouilles intérieures,<br />

d'un texte qui est comme l'essence même de<br />

ce qui est au coeur du carnaval : une mouvance<br />

de masques, de doubles incongrus, une<br />

explosion d'images, une transgression permanente<br />

<strong>des</strong> limites, <strong>des</strong> bords, <strong>des</strong> peurs inconscientes,<br />

dans la foule, les jours <strong>des</strong> gran<strong>des</strong><br />

fêtes populaires où tout peut survenir, déborder,<br />

transmuter, le rire en larmes, la fête en bain<br />

de sang ? On ne résume pas, on témoigne de<br />

l'intérêt personnel qu'on a porté, à la résonance<br />

qu'on fait ressentir en soi <strong>des</strong> vers qui scandent<br />

le texte et qui n'en doutons pas conservent<br />

force et vigueur.<br />

«Le roi héritait».<br />

«Le roi ne riait pas».<br />

«Les cendres de Claes battaient sur la<br />

poitrine de Tyl Ulenspiegel» .<br />

La légende et les aventures<br />

héroïques, joyeuses et<br />

glorieuses d'Ulenspiegel et de<br />

Lamme Goedzak au pays de<br />

Flandres et ailleurs<br />

Un miroir pour les hibous, «manants et<br />

seigneurs, gouvernés et gouvernants», le<br />

miroir <strong>des</strong> sottises, un miroir pour les<br />

hibous de tous les temps passés et à venir.<br />

On a jamais inventé mieux !<br />

Charles de Coster, La légende d'Ulenspiegel. & u. Vargas, Office de publicité, S.A.,<br />

Bruxelles, 1953.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 105


On témoigne de l'intérêt et on cherche<br />

dans cette complexité le mot, le fil, l'indice<br />

qui réoriente la pensée, donne une direction<br />

nouvelle à la recherche de sens de nos<br />

propres réalités quotidiennes.<br />

"Le roi héritait"<br />

La réalité économique joue un rôle<br />

important dans la légende d'Ulenspiegel.<br />

L'entreprise de l'Inquisition masquait<br />

d'une ambition spirituelle la très réelle spoliation<br />

économique <strong>des</strong> Flandres par l'occupant.<br />

Et « la mort fauchait sur un sol de trois<br />

cent quarante lieues, dans deux cents villes<br />

murées, dans cent cinquante villages ayant<br />

droits, dans les campagnes, les bourgs et les<br />

plaines [...]» (6) . "Le roi héritait".<br />

Le pays était en « sang et larmes ! La mort<br />

fauchait sur les bûchers ; sur les arbres servant<br />

de potences le long <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> routes [...]<br />

dans les huttes de paille en feu [...] » (7) .<br />

Et "Le roi héritai?'. Les villes regorgeaient<br />

d'espions attendant leur part du bien<br />

<strong>des</strong> victimes. Plus on était riche, plus on<br />

était coupable. "Le roi héritait". Ce vers<br />

rappelle de manière récurrente que Philippe<br />

II ayant besoin d'argent avait fait briser les<br />

images saintes dans les églises pour, dit le<br />

texte, «châtier un soulèvement dont il fut le<br />

sage instigateur [...]. C'est bien le moins<br />

qu'on fasse quand on est appelé à hériter de<br />

ceux qu'on tue».<br />

Tyl avait bien essayé d'intervenir en<br />

haranguant la foule en ces termes : «Fous à<br />

lier [...]; fous lunatiques, fous niais qui ne<br />

voyez plus loin que le bout de votre nez<br />

morveux, ne comprenez-vous point que tout<br />

ceci est oeuvre de traîtres ? Ils veulent vous<br />

faire sacrilèges et pillards, pour vous déclarer<br />

rebelles, vider vos coffres, vous détrousser<br />

et vous brûlez vifs ! Et le roi héritera » (8) .<br />

"Le roi ne riait pas"<br />

C'est ce deuxième vers qui scande de la<br />

façon la plus significative «les aventures<br />

héroïques, joyeuses et glorieuses » d'Ulenspiegel<br />

et de son jovial compagnon Lamme<br />

Goedzak. Il nous introduit dans un univers<br />

en noir et blanc, fortement contrasté, où le<br />

bien et le mal, le bon et le mauvais sont désignables<br />

et se désignent. Tout se passe<br />

comme si <strong>des</strong> traits caricaturés, débusqués,<br />

ridiculisés, humanisés donc, pouvaient placer<br />

les pouvoirs en position d'être pensés<br />

autrement que sous l'angle de la fatalité.<br />

Tout se positionne comme si un ennemi,<br />

si fort soit-il, quand il est repéré, situé, identifié,<br />

enraciné dans un espace géographique,<br />

entouré d'une famille, domicilié, (fût-ce dans<br />

un château royal <strong>des</strong> grands d'Espagne), peut<br />

être affronté même à armes inégales. L'entreprise<br />

de ridiculisation <strong>des</strong> personnages est<br />

une réponse du peuple opprimé, une réaction<br />

à l'humiliation subie.<br />

Ici la dérision apparaît comme un exceptionnel<br />

ferment révolutionnaire : "Le roi ne<br />

riait pas" alors que Tyl s'en allait «sur son<br />

âne portant haut sa toque, la plume au vent<br />

joyeusement».<br />

Le poème est construit sur l'opposition<br />

<strong>des</strong> deux personnages centraux : Philippe II,<br />

le "prince de sang" et Tyl Ulenspiegel, plus<br />

grand que nature comme le veut l'épopée,<br />

mais homme parmi les hommes, personnage<br />

ancré dans le populaire qui n'est pas "sans<br />

reproche", trousseur de jupons à l'occasion,<br />

se gaussant parfois de plus pauvre que lui. Il<br />

avait toutefois retenu la leçon donnée par<br />

Claes, sur le respect de la liberté d'autrui. Il<br />

se rappelait ce jour, où son père l'ayant surpris<br />

à vouloir attraper un oiseau, l'avait<br />

désapprouvé et menacé de le mettre en cage<br />

à son tour, de le faire chanter, en lui disant :<br />

«Tu aimes à courir, tu ne le pourras plus; tu<br />

seras à l'ombre quand tu auras froid, au soleil<br />

quand tu auras chaud. Puis, un dimanche,<br />

nous sortirons ayant oublié de te donner de<br />

la nourriture et nous ne reviendrons que le<br />

jeudi, et au retour nous trouverons Tyl mort<br />

de faim et tout raide» (9) .<br />

Il l'enjoignait de ne jamais ôter la liberté<br />

ni aux hommes, ni aux bêtes, rappelant<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 106


que cette liberté est le plus grand bien dont<br />

on peut jouir sur terre. Il lui disait encore :<br />

«Et que Dieu juge Sa Sainte Majesté, qui<br />

ayant enchaîné la libre croyance au pays de<br />

Flandre, vient de mettre Gand la noble dans<br />

une cage de servitude».<br />

En face de Tyl, farceur, amoureux,<br />

joyeux, devenu le chantre de la liberté du<br />

peuple, il y a l'anti-héros, Philippe II. Le roi<br />

"qui ne riait pas", l'infant qui ayant 15 ans<br />

«vaguait comme de coutume par les corridors,<br />

escaliers et chambres du château, habité<br />

lui aussi du feu de jeunesse qui n'était ce<br />

feu ardent qui pousse aux plus hauts faits les<br />

fortes âmes [...] mais un sombre feu d'enfer...<br />

qui brillait dans ses yeux gris, comme en<br />

hiver la lune sur un charnier, qui se sentait<br />

sans amour pour les autres, pauvre sournois,<br />

qui n'osait s'offrir aux dames»


monde le sentiment de leur dignité<br />

d'homme libre.<br />

Dans bien <strong>des</strong> cas, ils n'eurent pas<br />

comme les Flandres, un grand poète pour<br />

immortaliser et internationaliser leur lutte<br />

mais quand on relit certaines archives (15) , en<br />

apparence anodines et sans intérêt, dans le<br />

contexte passionnel de la légende d'Ulenspiegel,<br />

on y retrouve les mêmes indices :<br />

- de l'incompréhension supposée du pouvoir<br />

central<br />

- de la résistance passive, ironique à<br />

l'autorité<br />

- de la transgression <strong>des</strong> limites imposées<br />

par <strong>des</strong> instances trop éloignées pour<br />

être ressenties comme légitimes<br />

- du recours à l'irrationnel et à la magie<br />

noire, comme forme d'opposition et voie<br />

de salut dans les pério<strong>des</strong> les plus<br />

sombres et les plus insupportables où les<br />

pays sont plongés dans la guerre,<br />

confrontés à la pauvreté, à l'injustice, à<br />

la violence sous toutes ses formes.<br />

La société du XIX e<br />

siècle<br />

transportée au XVI e<br />

siècle<br />

Censure en France -<br />

Tolérance en Belgique<br />

Que Charles de Coster ait transposé <strong>des</strong><br />

aspects de la société de son temps sur l'histoire<br />

du XVI e<br />

siècle, la préface de Bubulus<br />

Bubb (9) ne laisse aucun doute à ce sujet. Il<br />

y exprime clairement les intentions qui<br />

furent les siennes. Comment faut-il lire<br />

autrement les propos attribués au Hibou qui,<br />

n'en doutons pas, n'est autre que Charles de<br />

Coster lui-même : «Poète criard, tu tapes à<br />

tort et à travers sur ceux que tu appelles les<br />

bourreaux de ta patrie, tu mets Charles-<br />

Quint et Philippe II au pilori, tu n'es pas<br />

hibou, tu n'es pas prudent. Sais-tu s'il<br />

n'existe plus de Charles-Quint et de<br />

Philippe II en ce monde ? Ne crains-tu pas<br />

qu'une censure attentive n'aille chercher<br />

dans le ventre de ton éléphant <strong>des</strong> allusions<br />

à d'illustres contemporains...<br />

Que ne laissais-tu dormir dans leur<br />

tombe cet empereur et ce roi? <strong>Pour</strong>quoi<br />

viens-tu aboyer à tant de majesté? Qui<br />

cherche les coups périra sous les coups. Il<br />

est <strong>des</strong> gens qui ne te pardonneront point, je<br />

ne te pardonne pas non plus, tu troubles ma<br />

digestion bourgeoise» (16) .<br />

Charles de Coster est un ami de Félicien<br />

Rops qui a rejoint la société estudiantine les<br />

"Joyeux" fondée par l'auteur.<br />

Il collabore au Journal Ulenspiegel,<br />

fondé et illustré par le peintre caricaturiste.<br />

Tous deux fréquentent le Club <strong>des</strong><br />

Crocodiles qui accueille en 1855 un groupe<br />

de réfugiés français, après le coup<br />

d'Etat qui installe le régime autoritaire de<br />

Napoléon III. Sous le couvert de divertissement,<br />

l'hebdomadaire Ulenspiegel est<br />

<strong>des</strong>tiné à susciter la prise de conscience<br />

politique et culturelle belge (17> .<br />

En 1862, c'est à Félicien Rops que<br />

Charles de Coster confiera le manuscrit de<br />

la Légende d'Ulenspiegel. Beaucoup plus<br />

épris et fasciné par la vie parisienne, l'artiste<br />

ne réalisera que quelques illustrations, et<br />

seulement en 1867.<br />

Les mouvements<br />

philosophiques<br />

La légende d'Ulenspiegel porte les<br />

marques du temps où elle fut écrite. Elle est<br />

traversée d'un faisceau d'influences;<br />

Charles de Coster a catalysé <strong>des</strong> mouvements<br />

d'idées et de résistance qu'agitent un<br />

monde artistique et intellectuel en pleine<br />

effervescence. Lui-même y participe mais<br />

toujours en marge, du fait de ses origines<br />

<strong>sociales</strong>, <strong>des</strong> circonstances, <strong>des</strong> difficultés<br />

matérielles qui seront toujours les siennes.<br />

Il n'est pas du peuple qu'il étudie et ses<br />

rapports à la bourgeoisie sont eux-mêmes<br />

ambigus. Ses amis intellectuels exercent sur<br />

lui et sur son oeuvre une grande influence.<br />

Avec Félicien Rops, il s'insurgeait contre le<br />

décorum social, les ridicules du snobisme et<br />

de la mode. Chez son ami peintre Antoine<br />

Wiertz, qu'il connut à l'apogée de sa gloire,<br />

il rencontra un jour Proudhon en personne.<br />

Cet atelier du quartier Léopold à<br />

Bruxelles (I8)<br />

était un lieu de rendez-vous du<br />

monde artistique de l'époque. Wiertz était<br />

un humaniste gagné aux doctrines de Saint-<br />

Simon et ses toiles portent la marque de ces<br />

théories <strong>sociales</strong> humanitaires. Il y exprime<br />

sa pitié pour la misère du peuple et son<br />

mépris pour la ploutocratie. Il y parle de<br />

désarmement, s'insurge contre l'usage de la<br />

guillotine, exalte la fraternité démocratique<br />

et l'industrialisation libératrice.<br />

En 1858, Charles de Coster entre à la<br />

loge maçonnique <strong>des</strong> "Amis Philanthropes",<br />

en 1863 à la Société de la "Libre<br />

Pensée"... Et son poème épique semble souvent<br />

vouloir donner un haut exemple de<br />

morale laïque.<br />

Les mouvements sociaux<br />

en Belgique au XIX e siècle<br />

La Belgique de 1848 est encore trop<br />

occupée à consolider son indépendance<br />

pour éprouver les secousses <strong>sociales</strong> et<br />

révolutionnaires que connaît la France.<br />

1848 ne marque pas de point de rupture. Les<br />

quelques huit cents proscrits français dont<br />

certains accueillis par "Les Crocodiles",<br />

sont <strong>des</strong> bourgeois qui n'entrent pas en<br />

contact avec les travailleurs belges.<br />

Les grèves, les actions de solidarité sont<br />

durement et brutalement réprimées. L'impact<br />

d'une presse révolutionnaire, à tirage<br />

très limité, est réduit du fait du très faible<br />

niveau d'instruction du peuple alors que les<br />

journalistes sont poursuivis, soumis à de<br />

fortes amen<strong>des</strong>, punis de peine de prison.<br />

Des groupements socialistes se créent à partir<br />

de 1868 mais au moment où débute la<br />

grave crise économique de 1873, il n'en<br />

reste plus un seul.<br />

D'une façon générale le politique n'apparaît<br />

que très rarement dans les luttes et les<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 108


mouvements de grèves et quand il surgit, il<br />

est le fait de membres de la bourgeoisie.<br />

Et comme ces libéraux sont anti-cléricaux,<br />

pendant longtemps l'anti-cléricalisme<br />

militant permet de confondre la lutte<br />

contre l'Eglise et la lutte contre le régime<br />

capitaliste. Tandis que les organisations<br />

ouvrières naissent et disparaissent s'avérant<br />

incapables d'une existence stable ce<br />

sont bien souvent <strong>des</strong> sociétés de librepensée<br />

qui assurent la continuité entre les<br />

différents et successifs rassemblements de<br />

travailleurs. Et la tendance apolitique<br />

proudhonienne sera encore très présente au<br />

moment de la 1ère Internationale en<br />

Belgique.<br />

Ensor James (1860-1949,) Les masques singuliers, 1892.<br />

© Musées royaux <strong>des</strong> Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles.<br />

Le peuple <strong>des</strong> Flandres<br />

Le regard porté par Charles de Coster sur<br />

le peuple est celui d'un ethnologue. Le<br />

peuple, son peuple <strong>des</strong> Flandres, il n'en est<br />

pas issu: il l'étudié, l'observe, le rencontre,<br />

le côtoie, en voyage, en ethnographe sur<br />

tous les territoires où les "Gueux" ont combattu.<br />

Il le découvre avec empathie, parfois<br />

avec un sentiment de crainte et de répulsion.<br />

II voyage avec son ami, le peintre gantois<br />

Adolf Dillens dont on dit que c'est un de ses<br />

tableaux qui lui inspira sa légende. La toile<br />

représentait l'entrée du duc d'Albe aux<br />

Pays-Bas, sur un arrière-plan de fermes en<br />

flammes. Dillens, joyeux luron, pour qui la<br />

chère abondante et la bière jouaient dans la<br />

vie un rôle important, accompagne De<br />

Coster de 1855 à 1858 dans <strong>des</strong> voyages en<br />

Neerlande et dans les Flandres. Ils étudiaient<br />

l'histoire, recueillaient les légen<strong>des</strong>,<br />

cavalca<strong>des</strong>, cérémonies civiques, s'enivraient<br />

dans les cafés les moins bien réputés....<br />

et De Coster disait «qu'il aimait le<br />

peuple».<br />

En 1873, ils repartirent, se rendirent en<br />

Hollande, visitèrent les îles néerlandaises,<br />

admirèrent les coutumes, kermesses et marchés<br />

de Zeelande. En 1877, avec le <strong>des</strong>sinateur<br />

Hubert, il séjourne à Amsterdam, et se<br />

rend souvent dans les venelles du port. Il<br />

disait qu'il aimait cette humanité grouillante<br />

dans «les cabarets... pleins de personnages<br />

de Jan Steen et de Van Ostade, de violoneux,<br />

improvisateurs populaires qui<br />

inventent pour chaque personne de la société<br />

un couplet parfois satirique».<br />

Mais Charles de Coster n'est pas naïf et<br />

c'est encore la préface du Hibou qui nous<br />

en donne la clé : «Qui te dit que ce peuple<br />

fut bon et que le roi fut mauvais. Tes personnages<br />

principaux sont <strong>des</strong> imbéciles ou<br />

<strong>des</strong> fous...: ton polisson d'Ulenspiegel<br />

prend les armes pour la liberté de<br />

conscience ; son père Claes meurt brûlé vif<br />

pour avoir affirmé ses convictions religieuses;<br />

[...] ton Lamme Goedzak s'en va<br />

tout droit dans la vie, comme s'il n'y avait<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 109


qu'à être bon et honnête en ce monde; ta<br />

petite Nele, qui n'est pas mal, n'aime<br />

qu'un homme en sa vie... Où voit-on encore<br />

de ces choses ? Je te plaindrais si tu ne<br />

me faisais rire» (20) .<br />

La légende de Tyl Ulenspiegel, peinte<br />

sur toile de fond du XVI e<br />

siècle, avec <strong>des</strong><br />

sentiments du XIX e<br />

siècle, est un poème<br />

épique et c'est là sa valeur. Tyl n'a pas<br />

chanté sa dernière chanson et il ne la chantera<br />

jamais «parce qu'Ulenspiegel est<br />

immortel et ne pourrait disparaître de cette<br />

terre qu'avec la dernière étincelle de la<br />

liberté» 12 ".<br />

Le prince "de sang" responsable et coupable<br />

de tous les maux n'existe plus.<br />

L'acteur est mort. En désignant <strong>des</strong> responsables,<br />

<strong>des</strong> coupables, en racontant un<br />

monde qui circule sous les couleurs bien<br />

tranchées du bien et du mal, du beau et du<br />

laid, du gai et du triste, ce texte parvient<br />

encore à nous faire rire. C'est donc paradoxalement<br />

par le biais de ce qu'elle ne peut<br />

pas nous apprendre sur notre société que<br />

cette légende nous touche.<br />

En effet! N'aurions-nous pas le sentiment<br />

d'entrevoir <strong>des</strong> solutions à nos problèmes<br />

sociaux et économiques grandissants<br />

si nous pouvions désigner, montrer<br />

du doigt, tourner en dérision donc résister,<br />

démasquer <strong>des</strong> êtres humains qui soient<br />

<strong>des</strong> coupables crédibles. Les premiers<br />

rôles se confondent de plus en plus avec<br />

ceux <strong>des</strong> figurants et les boucs-émissaires,<br />

eux-mêmes, ne donnent plus le change.<br />

Bruno Latour pense que le lien social<br />

deviendrait moins "mystérieux" si les<br />

contemporains se décidaient à "accueillir<br />

à bras ouverts" la foule <strong>des</strong> "non-humains",<br />

et si les techniciens se décidaient<br />

à ne pas concevoir un objet technique sans<br />

"prendre en compte les humains, leurs passions,<br />

leurs polémiques, leurs pauvres calculs".<br />

Il pense qu'en "devenant de bons<br />

sociologues" et de bons humanistes, ils en<br />

deviendraient de meilleurs ingénieurs et<br />

<strong>des</strong> décideurs plus avisés (22) . Le sociologue<br />

a fait l'étude post-mortem d'un projet<br />

qui portait le nom d'Aramis (acronyme<br />

de Agence en rames automatisées de<br />

modules indépendants dans les stations).<br />

Le montage financier et scientifique de ce<br />

héros technique a occupé les personnels de<br />

la RATP, de l'Institut National de la<br />

Recherche sur les Transports (Inrets), les<br />

ingénieurs de Matra transport, le Conseil<br />

Général <strong>des</strong> Ponts et Chaussées, de la<br />

direction de l'Aéroport d'Orly, de la Datar,<br />

pendant 18 ans, de 1969 à 1987. Ce système<br />

de transport guidé, dont le projet évolua,<br />

en concurrence parfois avec celui du<br />

Val, aurait pu révolutionner tous les mo<strong>des</strong><br />

de circulation, toutes les habitu<strong>des</strong> de<br />

déplacements urbains. Huit mois avant sa<br />

mort, Aramis faisait encore voyager les<br />

ministres de la cohabitation Jacques<br />

Chirac, Michèle Barzach, Edouard<br />

Balladur, les uns plus enthousiastes que les<br />

autres.<br />

Bruno Latour qui donne à son rapport la<br />

forme littéraire du roman policier arrive à<br />

montrer que l'objet purement technique n'est<br />

qu'une utopie. Dans cet ouvrage où le rire est<br />

toujours sardonique, il met en évidence que<br />

la faute ne peut être imputée à une seule ou<br />

mêmes plusieurs personnes, à une seule ou<br />

même plusieurs institutions ou entreprises.<br />

L'auteur ne pourra pas décrire l'assassin<br />

d'Aramis et il est pour nous bien intéressant<br />

de découvrir qu'une enquête si complète,<br />

menée avec une grande rigueur scientifique,<br />

aboutit à un non-lieu. "Aramis est resté un pur<br />

objet, un objet pur. Loin du social, loin de<br />

l'histoire".<br />

Pas de responsable ! Pas de coupable !<br />

Mais un escalier dérobé, une piste sérieuse...<br />

un soupçon porté sur ces créatures<br />

emportées avec nous dans "<strong>des</strong> amours et<br />

<strong>des</strong> haines de techniques de pointe", portant<br />

les marques de leurs créateurs, <strong>des</strong><br />

hibous eux-aussi qui ne sont autres que<br />

nous-mêmes et dont aucune histoire, aucune<br />

légende ne nous apprendra à reconnaître<br />

les traits.<br />

Notes<br />

1. "La légende et les aventures héroïques, joyeuses<br />

et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak<br />

au pays de Flandres et ailleurs", Livres 1 à 5 fut<br />

rééditée en 1966,1968,1981,1983,1984,1990,<br />

en 1992. Une nouvelle édition est actuellement<br />

sous presse. Elle fit l'objet de nombreuses adaptations<br />

pour la jeunesse, pour le théâtre, pour la<br />

bande <strong>des</strong>sinée, pour le ballet, l'opéra, le cinéma.<br />

2. De Coster Charles, "La légende d'Ulenspiegel",<br />

Livre 1. Préface de Hibouldingue par Jean-Pierre<br />

Verheggen, Belgique, Editions Labor, 1992, p. 8.<br />

3. De Coster Charles, "La légende d'Ulenspiegel",<br />

Livre 1. Préface du Hibou, Belgique, Editions<br />

Labor, 1992, p. 12.<br />

4. Claes, c'est le père de Tyl Ulenspiegel, l'honnête<br />

charbonnier qui mourut sur le bûcher de l'Inquisition<br />

espagnole, injustement accusé d'hérésie.<br />

5. Op. cit., t. 2, p. 89.<br />

6. Op. cit., t. 2, p. 90.<br />

7. Op. cit., t. 2, p. 60.<br />

8. Op. cit., t. 1, p. 73.<br />

9. Op. cit., t. 2, p. 61.<br />

10. Charles-Quint, né à Gand, empereur et roi<br />

d'Espagne, abdiqua, dans une scéance solennelle<br />

tenue à Bruxelles le 25 octobre 1555, en<br />

faveur de son fils Philippe II qui n'a plus rien de<br />

commun avec son pays d'origine.<br />

Avant la répression exercée par le Duc d'Albe<br />

et la guerre de religion qui s'ensuivit les Pays-<br />

Bas étaient formé d'un pays industriel et agricole,<br />

la Belgique et d'un pays commercial, maritime<br />

et colonial, la Hollande.<br />

11. Op. cit., t. 1, p. 97.<br />

12. Op. cit., M, p. 131.<br />

13. C'est le cri de vengeance de Tyl, le cri de vengeance<br />

<strong>des</strong> gueux, le cri du peuple. La quête <strong>des</strong><br />

7, un <strong>des</strong> buts de l'errance de Tyl, les sept qu'il<br />

faut brûler mais aussi aimer sont les 7 péchés et<br />

les 7 vertus cardinales.<br />

14. Le travail est en cours de réalisation dans les<br />

Vosges.<br />

15. Préface ajoutée par Charles de Coster en 1869,<br />

au moment de second tirage de la Légende.<br />

"Rops et la Modernité".<br />

16. Willaumez Marie-France, "De chair et de<br />

cendres. Sur les traces de Félicien Rops", p. 15,<br />

Oeuvres de la Communauté Française, Acquisitions<br />

récentes, Ed. IPS (1988-1990).<br />

17. Du nom du Roi Léopold II. Aujourd'hui le quartier<br />

<strong>des</strong> Communautés et du Parlement Européen<br />

à Bruxelles.<br />

18. Liebman Marcel, "Les socialistes belges. 1885-<br />

1914. La révolte et l'organisation", Ed. Vie<br />

Ouvrière, 1979, Histoire du Mouvement ouvrier<br />

en Belgique.<br />

19. Sosset, L.L., "La vie Pittoresque et Malheureuse<br />

de Charles de Coster", Ed. IRIS, 1937.<br />

20. Latour Bruno, "Aramis ou l'amour <strong>des</strong> techniques".<br />

Ed. La Découverte, Paris, 1993, p. 224.<br />

21. Juin Hubert. Préface de la Légende d'Ulenspiegel,<br />

t. 2., p. 16.<br />

22. Op. cit., postface de l'auteur.<br />

* De Coster Charles, "La légende d'Ulenspiegel",<br />

Livres 1 à 5. Mieux connu en France sous le nom<br />

de Till l'Espiègle.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 110


RICHARD KLEINSCHMAGER<br />

L'Europe aux confins<br />

du rire et de l'oubli<br />

Certains ont ri et chanté le<br />

soir de la chute de ce mur qui<br />

ouvrait une brèche dans <strong>des</strong><br />

pans d'un passé trop mal<br />

contenu par <strong>des</strong> années<br />

d'oubli et de rêves incertains.<br />

D'autres se sont inquiétés.<br />

Beaucoup ont mêlé la crainte<br />

et la joie. Une certitude<br />

absolue s'élevait <strong>des</strong> brumes<br />

de ce novembre berlinois. Le<br />

monde venait à nouveau de<br />

changer d'axe. Les amarres<br />

qui le liaient à l'ordre dual<br />

de l'après-guerre étaient<br />

rompues. Le monde<br />

paraissait s'ouvrir. En réalité, il<br />

préparait <strong>des</strong> enfermements<br />

pas moins terribles que ceux<br />

dont il avait l'usage depuis si<br />

longtemps.<br />

Jl appartiens à l'après-guerre, enfant<br />

* de celle-ci dans mes pensées,<br />

témoin muet d'un passé d'emblée<br />

indistinct et trafiqué. Tous quelsqu'ils fussent,<br />

avaient eu peur et, si j'ai soupçonné que<br />

d'aucuns furent bourreaux et d'autres victimes,<br />

les uns et les autres ont confessé qu'ils<br />

n'avaient joué leur rôle que malgré eux. Ils ont<br />

souvent moqué les doutes qui les avaient<br />

assaillis, rétablissant dans les certitu<strong>des</strong> d'une<br />

paix retrouvée et la condamnation <strong>des</strong><br />

fourvoyés de l'Histoire, la droite ligne d'une<br />

vie qui n'aurait jamais hésité sur la direction<br />

à prendre. Beaucoup ont fini par rire de la<br />

dérisoire retrouvaille <strong>des</strong> uns avec les autres,<br />

avec <strong>des</strong> haines et <strong>des</strong> solidarités intactes<br />

mais désormais fossilisées par la nécessité de<br />

vivre ensemble. Par force et sans joie.<br />

Maxime Loiseau. Séries TV Pictures<br />

Ceux qui allaient mourir n'ont eu ni le<br />

droit, ni le temps de rire. Une main d'acier<br />

allait leur saisir le coeur comme un vulgaire<br />

morceau de chair à broyer. Ils étaient déjà<br />

impassibles. Ils avaient été blasphémés. Le<br />

blasphème avait pris la forme sentencieuse<br />

de quelque texte de loi. Titre, alinéas, paragraphes,<br />

avec la signature <strong>des</strong> autorités<br />

compétentes. Ils n'avaient jamais eu d'autres<br />

choix que de reconnaître dans le mensonge<br />

proféré pour les amener là où ils<br />

étaient, que la forfaiture d'un reniement<br />

légal avec les apparences de la bienveillance.<br />

Tout avait été minutieusement préparé.<br />

On les avait exécutés avant même que le gaz<br />

ne traverse le pommeau <strong>des</strong> innombrables<br />

douches alignées à perte de vue. Ils étaient<br />

assignés à la mort par leur seule naissance.<br />

Richard<br />

Khinschmager<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 111


Un grand vent souffle cet après-midi de<br />

juillet 1991, sur les traces <strong>des</strong> baraques qui<br />

quadrillent le sol devant le somptueux paysage<br />

lumineux. Ma fille se tait. Dans le bâtiment<br />

conservé au fond du camp qu'on distingue<br />

de suite, une fois franchi le seuil du<br />

portail principal surmonté de l'inscription<br />

« Arbeit macht frei», il reste une exposition<br />

installée par les autorités de l'ancienne<br />

République Démocratique Allemande. Le<br />

plancher grince. Une vieille gardienne en<br />

chignon gris regarde sans aménité les<br />

quelques visiteurs qui s'arrêtent devant les<br />

immenses photos en noir et blanc. On a<br />

reconstitué <strong>des</strong> lits superposés et la salle<br />

d'infirmerie où certains prisonniers étaient<br />

tués par une balle tirée à travers le trou percé<br />

dans le mur, derrière la toise sous laquelle<br />

on les installait pour les mesurer. Soit<br />

disant.<br />

Un enfant passe dans la nuit d'une ville<br />

lointaine et proche dont les images ne cessent<br />

d'habiter les pensées de ceux qui devinent<br />

que le rire est à nouveau suspect. Décembre<br />

1992. Décembre 1993. Images d'enfants et<br />

de femmes à travers le tube cathodique, sur<br />

l'écran installé dans l'un <strong>des</strong> recoins d'une<br />

pièce ronde paisible d'une <strong>des</strong> capitales de<br />

l'Europe encore en paix. Regards sans haine,<br />

regards sans amour, regards du bout d'un<br />

monde où <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> femmes atterrés<br />

devant leurs amours disloquées font<br />

l'apprentissage forcé <strong>des</strong> différences qu'ils<br />

ne parviennent pas à reconnaître, regards<br />

d'un siècle sur sa fin qui s'en vient mourir là<br />

où il avait commencé.<br />

Nous allons à la nuit. Un jour, comme<br />

me disait un vieil ami né avec le siècle, <strong>des</strong><br />

hommes aux intentions plus ou moins<br />

avouées et que personne ne parvient à<br />

prendre au sérieux, barreront l'entrée du<br />

passage dans lequel nous nous serons<br />

engagés sans savoir qu'il n'y avait pas<br />

d'issue dans la direction que nous avions<br />

prise. Impasse. Sackgasse. Cul-de-sac. Les<br />

hommes qui fermeront l'impasse se préparent.<br />

Ils ont déposé leurs plans dans <strong>des</strong><br />

ouvrages explicites. Ils sont méthodiques<br />

et rationnels. Ils ont découpé les territoires<br />

sur les cartes, affrété <strong>des</strong> armes et <strong>des</strong><br />

esprits et multiplié les complicités. Ils<br />

attendent l'ultime dislocation de nos résistances.<br />

Quand nous ne saurons plus en rire,<br />

ils tireront les chaînes qu'il faudra dans les<br />

larmes, la douleur et le sang, briser.<br />

Des hommes tirent sur les cibles anonymes<br />

qui traversent en zigzaguant les carrefours<br />

et les places de la ville au milieu <strong>des</strong><br />

montagnes. Comptent-ils les coups au but,<br />

sur ces silhouettes indéterminées qui vacillent<br />

soudain incertaines de la <strong>des</strong>tination<br />

ultime de leurs pas, et qui hurlent sans<br />

qu'aucun son jamais ne parvienne à celui<br />

qui en blasphémant sa victime vient d'appuyer<br />

sur la gâchette?. L'homme qui exerce<br />

son droit de vie et de mort sur les images<br />

mobiles qui passent dans la lunette de son<br />

viseur, ne craint plus ni Dieu, ni diable. Il se<br />

croit un héros, rit et blasphème et ne sait pas<br />

qu'il vient de perdre sa vie dans l'instant<br />

même où la silhouette s'est abattue dans un<br />

bruit mat sur le sol gelé.<br />

"Tema e variazioni"<br />

Archivi di arti decorative Patrick Mauriès<br />

Fornasetti la follia pratica,<br />

© Umberto Allemandi & C. in collaborazione con<br />

Thames and Hudson Ltd, London, 1992,<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 112


PASCAL HINTERMEYER • JACQUELINE IGERSHEIM<br />

Les jeunes<br />

face au sida<br />

Comment les jeunes<br />

perçoivent-ils le sida et ceux<br />

qui en sont atteints? Qu'en<br />

savent-ils exactement? Que<br />

font-ils pour s'en protéger?<br />

Comment jugent-ils les<br />

messages qui leur sont<br />

adressés à ce sujet? Intègrentils<br />

ce risque nouveau dans leur<br />

vie relationnelle et intime?<br />

Leurs rapports aux autres s'en<br />

trouvent-ils modifiés? Telles<br />

sont quelques unes <strong>des</strong><br />

questions auxquelles nous<br />

nous sommes efforcés de<br />

répondre à travers plusieurs<br />

enquêtes menées depuis le<br />

début <strong>des</strong> années 1990<br />

auprès <strong>des</strong> jeunes<br />

du Bas-Rhin.<br />

Pascal Hintermeyer » Jacqueline Igersheim<br />

Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />

La première enquête a été effectuée<br />

début 1990 sur un échantillon de<br />

600 personnes représentatif de la<br />

population <strong>des</strong> 15-24 ans. Elle se fixait pour<br />

but d'analyser les comportements<br />

différentiels et les représentations <strong>des</strong> jeunes<br />

à l'égard du sida et, en particulier, leur<br />

réceptivité aux campagnes de prévention.<br />

Nous nous sommes rendus compte que le sida<br />

avait frappé leur sensibilité. Ils en parlaient<br />

comme d'une maladie terrible, mortelle,<br />

incurable, une sorte de peste <strong>des</strong> temps<br />

modernes. Ils souhaitaient être mieux<br />

informés et étaient assez critiques par rapport<br />

aux campagnes de prévention et aux<br />

messages qu'elles leur délivraient. En<br />

particulier, s'ils ne mettaient pas en doute<br />

l'efficacité du préservatif dans la lutte contre<br />

le sida, ils exprimaient de fortes réticences<br />

à l'utiliser et leur intention d'y recourir s'ils<br />

avaient un partenaire occasionnel relevait plus<br />

du voeux pieux que de la réalité. <strong>Pour</strong> saisir<br />

plus précisément leur point de vue, nous<br />

avons complété le traitement <strong>des</strong> questionnaires<br />

par <strong>des</strong> entretiens conduits au<br />

printemps 1991 auprès de 150 personnes qui<br />

faisaient partie de notre échantillon initial.<br />

L'analyse de contenu que nous en avons<br />

effectuée nous a permis de relever bien <strong>des</strong><br />

contradictions dans le discours <strong>des</strong> jeunes sur<br />

le sida. <strong>Pour</strong> en rester à l'exemple du<br />

préservatif, nos interlocuteurs étaient tout<br />

prêts à convenir de son intérêt, en général,<br />

pour éviter la transmission du virus mais,<br />

lorsqu'on leur demandait s'ils l'avaient<br />

utilisé effectivement, ils trouvaient toutes<br />

sortes de bonnes raisons pour se dispenser<br />

eux-mêmes d'une règle qu'ils préconisaient<br />

pour les autres. De tels décalages et paradoxes<br />

sont présentés dans un ouvrage qui rend<br />

compte de ces enquêtes quantitatives et<br />

qualitatives<br />

Au cours de notre recherche sur les jeunes<br />

face au sida, il nous a semblé que les mentalités<br />

et les conduites à ce sujet étaient en train<br />

de changer et que la rapidité de cette évolution<br />

était étroitement liée à <strong>des</strong> facteurs<br />

contextuels tels que l'expérience sexuelle<br />

passée et présente ou l'attitude face aux<br />

risques de l'existence. C'est pour appréhender<br />

cette évolution et certaines de ses corrélations<br />

que nous avons lancé, au printemps<br />

93, une nouvelle enquête portant plus<br />

spécifiquement sur les comportements<br />

sexuels <strong>des</strong> jeunes.<br />

Dès à présent nous pouvons présenter<br />

deux types de résultats. D'une part, nous<br />

avons posé dans les enquêtes de 90 et 93 <strong>des</strong><br />

questions identiques ou analogues qui nous<br />

permettent de procéder à <strong>des</strong> comparaisons<br />

afin de mettre en évidence <strong>des</strong> changements<br />

intervenus entre ces deux dates dans les<br />

représentations et les comportements <strong>des</strong><br />

jeunes par rapport au sida. D'autre part,<br />

l'enquête la plus récente nous permet de<br />

préciser certains aspects importants de ces<br />

modifications, en particulier ceux qui ont<br />

trait à la sexualité.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 114


Evolution <strong>des</strong> mentalités<br />

et <strong>des</strong> comportements<br />

entre 1990 et 1993<br />

Afin d'établir une comparaison pertinente,<br />

nous avons extrait <strong>des</strong> deux enquêtes<br />

quantitatives <strong>des</strong> sous-échantillons de personnes<br />

de 18 à 25 ans qui présentaient <strong>des</strong><br />

distributions identiques pour l'âge, le sexe,<br />

la situation matrimoniale et l'habitat. Nous<br />

observons une légère différence au niveau<br />

de l'activité puisque le sous-échantillon issu<br />

de 1990 compte un pourcentage d'actifs<br />

plus élevé de 9% par rapport à celui de<br />

1993. Cependant, l'aggravation du chômage<br />

dans notre région et la tendance à la poursuite<br />

<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> ne rendent pas cette différence<br />

excessive. De plus, nous avons pu<br />

constater par les traitements informatiques<br />

que le fait d'être dans la vie active ou en<br />

cours d'étu<strong>des</strong> ne change pas sensiblement<br />

les attitu<strong>des</strong> face au sida. Au total, nous prenons<br />

en compte les réponses de 390 jeunes<br />

en 1990 et de 391 en 1993. Nous allons<br />

commenter celles qui ont trait au sentiment<br />

d'avoir une information suffisante, à la perception<br />

<strong>des</strong> risques personnels liés au sida,<br />

au nombre de partenaires sexuels, aux attitu<strong>des</strong><br />

par rapport au préservatif et au test de<br />

dépistage.<br />

Le sentiment<br />

d'avoir une information suffisante<br />

A la question : «estimez-vous avoir une<br />

information suffisante ? », le pourcentage de<br />

réponses affirmatives était de 48,1% en<br />

1990. Il est passé à 76,7% en 1993. Il s'agit<br />

là d'une modification importante à mettre<br />

en rapport avec la répétition et la diversité<br />

<strong>des</strong> campagnes de prévention. Lorsqu'on a<br />

demandé aux jeunes de 1993 s'ils les trouvaient<br />

bien faites, 70% ont répondu positivement.<br />

Ils ont notamment retenu les publicités<br />

vues à la télévision. En fait, dès le<br />

début <strong>des</strong> années 1990, lors <strong>des</strong> questions<br />

sur l'ampleur de l'épidémie, les mo<strong>des</strong> de<br />

transmission, la différence entre «être séro-<br />

La campagne d'affiches menée par le<br />

SIMPS en 1991-92 à partir de<br />

maquettes effectuées par <strong>des</strong><br />

étudiants....<br />

....Un exemple de promotion du<br />

préservatif par l'humour.<br />

positif» et «avoir le sida», nous avons remarqué<br />

que leurs connaissances étaient<br />

assez bonnes sur ces sujets. Les mieux informés<br />

alors étaient souvent les plus jeunes<br />

car ils avaient bénéficié <strong>des</strong> programmes de<br />

sensibilisation qui avaient été mis en place<br />

récemment dans les collèges et les lycées et<br />

que n'avaient pas suivi leurs aînés. Ces disparités<br />

n'apparaissent plus en 1993, tous les<br />

jeunes ayant effectué leur scolarité à une<br />

époque où la lutte contre le sida avait déjà<br />

gagné les établissements d'enseignement.<br />

Dès 1990, on remarquait aussi la relation<br />

entre le sentiment d'être bien informé et le<br />

fait d'avoir lu <strong>des</strong> dépliants et <strong>des</strong> plaquettes<br />

spécialisés ou d'avoir assisté à <strong>des</strong> conférences.<br />

Cette dernière source est davantage<br />

citée en 1993 puisque 36% de notre échantillon<br />

s'y réfère alors que ce n'était le cas<br />

que de 10,7% de celui de 1990. Il faut souligner<br />

que les jeunes sont intéressés par <strong>des</strong><br />

informations précises et sérieuses sur le<br />

sida. Ils ne souhaitent pas seulement être la<br />

cible de campagnes publicitaires ayant un<br />

objectif précis, par exemple la promotion du<br />

préservatif. Ils se préoccupent <strong>des</strong> problèmes<br />

posés par l'épidémie et apprécient<br />

d'avoir accès aux témoignages de personnes<br />

contaminées ou de leur entourage et de<br />

pouvoir suivre les explications apportées<br />

par <strong>des</strong> personnes compétentes, <strong>des</strong> médecins<br />

en particulier. Certaines actions de prévention<br />

ont tenu compte de ces attentes en<br />

cherchant à mieux faire comprendre les réalités<br />

humaines du sida et à en présenter les<br />

données scientifiques disponibles. Aussi les<br />

jeunes sont-ils sensiblement plus nombreux<br />

en 1993 que 3 ans auparavant à estimer<br />

avoir une information suffisante sur le sujet.<br />

«Le sida est-il<br />

un risque pour vous?»<br />

46,5% <strong>des</strong> jeunes pensent actuellement<br />

que le sida est un risque pour eux, soit<br />

moins statistiquement qu'en 1990 où ce<br />

pourcentage était de 54%. Dans les deux en-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 115


quêtes, ceux qui ont eu deux partenaires<br />

sexuels et plus durant les 6 derniers mois<br />

sont plus nombreux à s'estimer menacés<br />

(respectivement 70% et 67%). En 1993<br />

nous avons en outre demandé aux jeunes de<br />

préciser les raisons de leurs réponses.<br />

Parmi ceux qui ne se sentent pas personnellement<br />

menacés par le sida, 42,6% disent<br />

qu'ils sont fidèles et ont un partenaire<br />

stable, 16,2% qu'ils utilisent systématiquement<br />

le préservatif, 10,2% qu'ils n'ont pas<br />

de relation sexuelle, et 9,7% qu'ils choisissent<br />

leur partenaire. 4,6% disent utiliser le<br />

préservatif en fonction du partenaire, ce qui<br />

rejoint un peu le comportement précédent et<br />

devrait amener à s'interroger sur les critères<br />

de tels jugements.<br />

Parmi ceux qui s'estiment exposés au<br />

risque du sida, les réponses sont plus<br />

imprécises. «On n'est jamais à l'abri» est<br />

la plus couramment citée (59,3%). Viennent<br />

ensuite la transfusion sanguine (27%)<br />

et le manque de protection systématique<br />

(10%). 15,3% soulignent, à l'occasion de<br />

cette question, leur peur de mourir ou le<br />

risque de mort encouru. Peu d'entre eux<br />

disent que leur partenaire peut les contaminer.<br />

Lorsqu'ils répondent: «on n'est<br />

jamais à l'abri», ils pensent à <strong>des</strong> raisons<br />

diverses de contracter le sida, même si leur<br />

comportement ne les expose pas à <strong>des</strong><br />

risques accrus.<br />

A propos de la transfusion sanguine, on<br />

mesure ici certaines conséquences de l'affaire<br />

du sang contaminé et de la couverture<br />

médiatique intensive à laquelle elle a<br />

donné lieu. Les jeunes, comme le reste de<br />

la population, acceptent déjà mal la relative<br />

impuissance de la médecine face au<br />

sida. Ils supportent moins encore que<br />

l'institution hospitalière, qui devrait assurer<br />

la restauration de la santé, puisse au<br />

contraire apporter la maladie et la mort


Une meilleure acceptation<br />

du préservatif<br />

Dans nos enquêtes de 1990 et 1991, nous<br />

avions remarqué que, si les jeunes ne disconvenaient<br />

nullement de l'intérêt en général<br />

du préservatif dans la lutte contre le sida,<br />

ils éprouvaient de fortes réticences à l'utiliser<br />

eux-mêmes. Ils lui reprochaient notamment<br />

de faire obstacle au plaisir, d'être peu<br />

commode, peu sûr, voire trop coûteux. Il<br />

leur semblait difficile de le proposer sans<br />

éveiller ou exprimer la défiance. Surtout, il<br />

représentait pour eux une contrainte entravant<br />

l'élan réciproque, une intrusion extérieure<br />

dans l'intimité, un écran empêchant<br />

un rapprochement complet et renvoyant<br />

chacun à son propre isolement. Ces significations<br />

n'ont pas disparu en 1993, mais<br />

elles se sont atténuées. Les réticences explicites<br />

à l'utilisation du préservatif sont tombées<br />

de 54,9% à 26%. On peut voir là un<br />

effet <strong>des</strong> campagnes de prévention qui se<br />

sont centrées sur ce thème depuis Novembre<br />

1988. La répétition du message a donc<br />

porté ses fruits, même si, lorsqu'on demande<br />

aux jeunes de 1993 leur opinion sur le<br />

préservatif, ils sont encore 40% à souligner<br />

ses inconvénients et à faire comprendre<br />

qu'ils sont dissuasifs.<br />

Une autre ambiguïté demeure : la législation<br />

a été modifiée en 1987 afin d'autoriser<br />

la promotion du préservatif comme protection<br />

contre le sida, tout en maintenant<br />

l'interdiction de sa publicité comme moyen<br />

contraceptif. <strong>Pour</strong>tant c'est toujours cette<br />

dernière indication qui prévaut chez les<br />

jeunes. En 1990, 64% de ceux qui ont déjà<br />

utilisé le préservatif déclarent l'avoir fait<br />

comme contraception et 57,5% pour se protéger<br />

du sida et <strong>des</strong> maladies sexuellement<br />

transmissibles. En 1993, 82,2% <strong>des</strong> utilisateurs<br />

disent avoir voulu éviter la grossesse<br />

et 64,7% le sida. En fait, ces deux finalités<br />

ne sont pas contradictoires et on voit même<br />

qu'elles se renforcent mutuellement. Certaines<br />

femmes nous ont d'ailleurs confié<br />

tirer parti de cette ambiguïté : pour se prémunir<br />

<strong>des</strong> risques sanitaires de l'amour,<br />

sans paraître suspicieuses, elles peuvent<br />

faire valoir auprès d'un nouveau partenaire<br />

la nécessité d'éviter une conception accidentelle.<br />

Ainsi n'est-il pas toujours souhaitable<br />

de distinguer entre les deux motivations<br />

d'emploi du préservatif si on se préoccupe<br />

d'en faire la promotion. Mais, pour<br />

cela, un nouvel assouplissement de la législation<br />

nataliste serait sans doute efficace.<br />

En dépit <strong>des</strong> réticences et de la gêne qui<br />

demeurent, le préservatif est davantage<br />

entré dans les moeurs. Parmi les jeunes qui<br />

ont déjà eu une expérience sexuelle, ceux<br />

qui y ont eu recours sont passés de 55,9%<br />

en 1990 à 88,3% en 1993. Les garçons l'ont<br />

utilisé davantage que les filles et, dans<br />

l'enquête de 1993, plus qu'elles pour se prémunir<br />

du sida. Cela confirme nos analyses<br />

précédentes sur le développement de stratégies<br />

de protection différentes selon les<br />

sexes. Les mentalités, elles aussi, ont évolué.<br />

Le meilleur indice en est peut-être que<br />

le préservatif est moins systématiquement<br />

associé à la «drague» et aux aventures<br />

ponctuelles. Lorsqu'en 1993 on demande<br />

aux jeunes quelle serait leur réaction si leur<br />

partenaire leur proposait le préservatif, la<br />

grande majorité répond qu'elle n'y verrait<br />

pas d'inconvénient, du moins dans le<br />

contexte d'une nouvelle relation.<br />

Le dépistage encore<br />

peu demandé<br />

La meilleure acceptation du préservatif<br />

est d'autant plus significative qu'elle<br />

contraste avec la stabilité d'autres attitu<strong>des</strong><br />

relatives au sida, par exemple celles face au<br />

test de dépistage. Nous avions relevé en<br />

1990 que, si les jeunes en connaissaient<br />

l'existence, ils le jugeaient souvent peu<br />

fiable et ignoraient pour la plupart la mise<br />

en place, depuis 1988, dans chaque département,<br />

d'au moins un centre de dépistage<br />

anonyme et gratuit. Leur faible fréquentation<br />

par les moins de 20 ans a d'ailleurs<br />

aussi été repérée dans d'autres régions (5) . Il<br />

est vrai que les campagnes de prévention<br />

menées auprès du grand public, à la télévision<br />

notamment, ont donné peu d'information<br />

sur cette possibilité. Aussi, en 1993<br />

encore, moins du cinquième <strong>des</strong> jeunes du<br />

Bas-Rhin ayant subi un test l'ont fait dans<br />

un centre anonyme et gratuit. Ils ont pour la<br />

plupart été dépistés involontairement, à<br />

l'occasion d'un don du sang. La proportion<br />

<strong>des</strong> jeunes ayant fait le test du sida est similaire<br />

en 1990 et en 1993. Elle est plus élevée<br />

à ces deux dates parmi les personnes<br />

actives et celles qui ont eu plusieurs partenaires<br />

dans le semestre. Nous remarquons<br />

aussi qu'en 1993,44,8% <strong>des</strong> jeunes mariés<br />

ou vivant en union libre ont été dépistés<br />

contre 25,6% <strong>des</strong> célibataires, alors que<br />

nous ne trouvions pas de différence en fonction<br />

de ce critère trois ans auparavant.<br />

La comparaison entre nos enquêtes successives<br />

indique ainsi sur certains point une<br />

grande stabilité, sur d'autres de sensibles<br />

évolutions. <strong>Pour</strong> les résumer, on pourrait<br />

dire que se dégage plus nettement aujourd'hui<br />

une certaine rationalité dans les comportements<br />

relatifs au sida. Les jeunes sont<br />

toujours nombreux -un peu moins toutefoisà<br />

le considérer comme un risque pour eux.<br />

Mais ils se sentent mieux informés et leurs<br />

craintes sont moins systématiques, même si<br />

elles restent diffuses. Surtout, ils ont tendance<br />

à davantage intégrer ce danger dans<br />

la conduite de leur vie sexuelle. Ils s'orientent<br />

vers <strong>des</strong> précautions différenciées en<br />

fonction de leur sexe, de leur expérience et<br />

de leurs aspirations. Certains restreignent le<br />

nombre de leurs partenaires, voire s'abstiennent<br />

d'en rechercher. Les plus nombreux<br />

se fixent sur une relation privilégiée<br />

en escomptant la protection de la fidélité.<br />

D'autres encore sont à un stade où ils effectuent<br />

<strong>des</strong> tentatives diverses. Ces derniers<br />

sont les plus nombreux à avoir recours au<br />

test et au préservatif. Ceux qui s'en tiennent<br />

à un partenaire stable ont pour la plupart eux<br />

aussi déjà utilisé le préservatif, ils sont<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 117


même nombreux à s'être soumis au dépistage,<br />

mais ils ont souvent l'intention de se<br />

passer désormais du préservatif, du moins<br />

tant qu'ils ne succomberont pas à d'autres<br />

tentations. <strong>Pour</strong> saisir plus finement ces différences<br />

de comportement, nous allons à<br />

présent analyser quelques résultats complémentaires<br />

sur la vie sexuelle <strong>des</strong> jeunes du<br />

Bas-Rhin en 1993.<br />

La sexualité<br />

<strong>des</strong> jeunes en 1993<br />

Nous avons construit notre enquête de<br />

1993 dans le but de replacer plus directement<br />

les questions relatives au sida dans le<br />

contexte de la vie intime <strong>des</strong> jeunes. Au<br />

cours du premier trimestre de 1993, nous<br />

avons interrogé 406 garçons et filles de 18<br />

à 24 ans habitant dans le Bas-Rhin. Cet<br />

échantillon est représentatif de l'âge, du<br />

sexe, de l'activité et de la zone d'habitation.<br />

<strong>Pour</strong> comparer de façon pertinente les<br />

évolutions <strong>des</strong> représentations et <strong>des</strong> comportements<br />

entre 1990 et 1993, nous avons<br />

retiré, dans la première partie du présent<br />

article, 16 personnes de l'ensemble de nos<br />

enquêtes de 1993, afin d'homogénéiser<br />

rigoureusement nos échantillons de référence.<br />

Les résultats présentés désormais<br />

concernent les 406 personnes de l'enquête<br />

effectuée en 1993.<br />

La première expérience<br />

Nous nous sommes intéressés à la façon<br />

dont les jeunes avaient vécu leur première<br />

relation sexuelle car il nous semblait que<br />

cela avait de sensibles répercussions sur<br />

leur comportement ultérieur. 87,2% de notre<br />

échantillon ont déjà eu <strong>des</strong> relations<br />

sexuelles et ont donc pu répondre à nos<br />

questions. Tous les pourcentages sont calculés<br />

à partir de cette sous-population de<br />

355 personnes.<br />

Première constatation : par rapport aux<br />

résultats dont on dispose au niveau national<br />

pour la période comprise entre Septembre<br />

1991 et Février 1992 (6) , l'âge moyen à la<br />

première relation sexuelle est plutôt précoce<br />

dans le Bas-Rhin: 16,6 ans, avec un<br />

écart-type de 1,7 ans et une distribution<br />

relativement symétrique. Les garçons commencent<br />

leur vie sexuelle plus jeunes, peu<br />

après 16 ans, les filles un peu moins, vers<br />

17 ans. Cet écart entre les sexes ne cesse<br />

d'ailleurs de se réduire. Leur partenaire est<br />

en général plus âgé qu'eux, la différence<br />

étant moins grande pour les garçons (1 an environ)<br />

que pour les filles (2,6 ans) car cellesci<br />

sont souvent initiées par quelqu'un de<br />

beaucoup plus vieux qu'elles.<br />

Les deux tiers <strong>des</strong> enquêtes (67,2%)<br />

disent avoir fondé leur première relation<br />

sexuelle sur un sentiment amoureux, les<br />

filles (82,6%) davantage que les garçons<br />

(52,5%). Les croisements que nous avons<br />

effectués nous indiquent qu'il s'agit là d'un<br />

facteur significatif pour de nombreuses<br />

questions posées. Il est statistiquement lié à<br />

une première relation sexuelle plus tardive<br />

et plus durable, à un moins grand nombre<br />

de partenaires ultérieurs et à une relation<br />

actuelle plus souvent stable.<br />

Cette première expérience dure toujours<br />

pour un quart <strong>des</strong> filles et un dixième <strong>des</strong><br />

garçons. Ceux qui sont dans ce cas ont<br />

presque toujours commencé leur vie sexuelle<br />

sur la base d'un sentiment amoureux. Ils<br />

se posent évidemment moins de problèmes<br />

personnels à propos du sida. Ils se disent<br />

fidèles et pensent qu'il en va de même pour<br />

leur partenaire.<br />

La durée moyenne de la première liaison<br />

est de presque un an (8 mois pour les garçons,<br />

15 mois pour les filles). Sous cette<br />

donnée apparaissent en fait d'importantes<br />

variations. La distribution de la durée de la<br />

première relation sexuelle n'est en effet pas<br />

symétrique : pour un quart <strong>des</strong> jeunes, cette<br />

liaison ne dépasse pas 15 jours et pour la<br />

moitié 4 mois. <strong>Pour</strong> 12% d'entre eux, elle<br />

n'a duré qu'un jour. On remarque donc de<br />

gran<strong>des</strong> disparités de ce point de vue.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 118


Quel mode de contraception ont-ils<br />

adopté la première fois ? Aucun, répondent<br />

29,3% <strong>des</strong> jeunes, le préservatif, disent<br />

41,7% d'entre eux, la pilule est citée par<br />

21,7%. Ensuite, lorsque la relation a duré,<br />

cet ordre s'est inversé et la pilule a supplanté<br />

le préservatif. Celui-ci apparaît donc bien<br />

comme le moyen contraceptif par excellence<br />

du début d'une relation et, tout particulièrement,<br />

du début de la première relation.<br />

Une analyse factorielle <strong>des</strong> correspondances,<br />

suivie d'une classification hiérarchique<br />

sur l'ensemble <strong>des</strong> questions portant<br />

sur la première relation sexuelle, a permis<br />

de dégager <strong>des</strong> groupes de personnes présentant<br />

<strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> semblables.<br />

Un premier groupe est formé de 29% de<br />

l'échantillon. 85% d'entre eux ont abordé<br />

leur première relation sexuelle par curiosité<br />

et sans être amoureux de leur partenaire.<br />

Ils le connaissaient souvent depuis moins de<br />

8 jours (58%), ont flirté moins de 15 jours<br />

(99%) avant d'avoir <strong>des</strong> relations sexuelles<br />

complètes et cette expérience n'a pas duré :<br />

moins de 15 jours dans 82% <strong>des</strong> cas. Ce<br />

groupe est composé de 70% de garçons et<br />

de 30% de filles. La plupart ont commencé<br />

leur vie sexuelle tôt. La moitié n'a pas de<br />

liaison stable à présent.<br />

A l'opposé se dégage un groupe de personnes<br />

de même taille qui ont fondé leur<br />

première expérience sur un sentiment<br />

amoureux et qui connaissaient leur partenaire<br />

depuis longtemps (63% depuis plus<br />

d'un an). Ils sont sortis avec lui (avant<br />

d'avoir <strong>des</strong> relations sexuelles) entre 3 et<br />

6 mois pour 43% d'entre eux et même plus<br />

d'un an pour 29%. Cette première liaison a<br />

duré longtemps, entre un et deux ans (31%),<br />

souvent plus de deux ans (51%). Elle dure<br />

jusqu'à maintenant pour près de la moitié<br />

de ces personnes. Dans ce groupe c'est évidemment<br />

la stabilité qui prévaut.<br />

Dans un troisième groupe de 23,4%, le<br />

sentiment amoureux a aussi été au centre<br />

de la première expérience, mais tout a eu<br />

tendance à se passer plus tôt et plus vite.<br />

60% connaissaient leur partenaire depuis<br />

1 à 6 mois et la moitié ont flirté de 1 à<br />

Nombre total de partenaires au cours de leur vie selon le sexe et l'âge<br />

Hommes<br />

Nombre de partenaures 18-19 ans 20-22 ans 23-24 ans<br />

aucun 19,7% 7,9% 1.7%<br />

1 12,5% 14,8% 12,3%<br />

2 10,7% 6,8% 15,8%<br />

3-5 39,3% 31,8% 24,6%<br />

6-10 8,9% 21,6% 22,8%<br />

+ de10 8,9% 17,1% 22,8%<br />

Total 100% 100% 100%<br />

Femmes<br />

Nombre de partenaires 18-19 ans 20-22 ans 23-24 ans<br />

aucun 24,1% 14,3% 10,5%<br />

1 31,5% 31,9% 21,1%<br />

2 13,0% 12,1% 10,5%<br />

3-5 18,5% 30,7% 38,6%<br />

6-10 7,4% 5,5% 12,3%<br />

+ de10 5,5% 5,5% 7,0%<br />

Total 100% 100% 100%<br />

3 mois avant d'avoir <strong>des</strong> relations sexuelles.<br />

La première liaison a duré entre 3 et<br />

6 mois dans la majorité <strong>des</strong> cas.<br />

Le dernier groupe (13,9%) se caractérise<br />

par un âge à la première relation sensiblement<br />

plus élevé que dans la classe précédente.<br />

Toutes les durées envisagées,<br />

connaissance, flirt, relation sont assez<br />

brèves. Cette première expérience s'est assez<br />

vite achevée (avant 3 mois dans la moitié<br />

<strong>des</strong> cas) alors que 80 % d'entre-eux<br />

avaient fondé cette relation sur un sentiment<br />

amoureux..<br />

Nous avons également rencontré, bien<br />

sûr, <strong>des</strong> profils atypiques. Mais il est intéressant<br />

de relever que plus <strong>des</strong> 9/10 <strong>des</strong><br />

jeunes peuvent être répartis dans les groupes<br />

qui viennent d'être présentés. Ces<br />

ensembles se différencient surtout selon <strong>des</strong><br />

critères temporels et sentimentaux. En simplifiant,<br />

on peut estimer que les jeunes ont<br />

d'autant plus de chances de multiplier les<br />

partenaires ponctuels que leur première<br />

expérience sexuelle a eu lieu à un âge très<br />

précoce, qu'elle a été peu sentimentale et<br />

qu'elle a été très brève. Ainsi, dans le groupe<br />

de ceux qui ont eu une première relation<br />

par curiosité, 78% ont eu <strong>des</strong> aventures<br />

sexuelles d'un soir (contre moins de la moitié<br />

en moyenne pour l'ensemble <strong>des</strong> jeunes).<br />

A l'inverse, ceux qui ont eu une première<br />

relation durable et fondée sur un sentiment<br />

amoureux ont plus de chances<br />

d'avoir actuellement un partenaire stable et<br />

de lui être fidèles. Même s'il convient de<br />

rappeler que <strong>des</strong> corrélations statistiques<br />

n'ont rien à voir avec <strong>des</strong> déterminismes<br />

systématiques, il est possible de conclure<br />

que les débuts de la vie sexuelle ont une<br />

incidence sur le cours qu'elle va prendre par<br />

la suite.<br />

Stabilité et instabilité sexuelles<br />

Nous avons remarqué que, pour certains<br />

jeunes, la sexualité est marquée par une tendance<br />

à la stabilité alors que, pour d'autres,<br />

c'est une orientation inverse qui prédomi-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 119


ne. Sans entrer dans le détail de ces divergences,<br />

il est possible d'en saisir rapidement<br />

l'ampleur. Si l'on considère le nombre<br />

total de partenaires déclarés au cours de<br />

l'existence, on se rend compte qu'il peut<br />

varier dans <strong>des</strong> proportions importantes. La<br />

question était quelque peu délicate à poser,<br />

mais seulement 3 personnes n'y ont pas<br />

répondu. Les nombres cités vont de 0 à 30.<br />

7 personnes ont évoqué plus de 10 partenaires,<br />

mais sans arriver à faire le compte<br />

exact. Toutes étaient de sexe masculin. De<br />

manière générale, les hommes disent avoir<br />

eu nettement plus de partenaires que les<br />

femmes, comme le montre le tableau de la<br />

page précédente.<br />

Parmi les personnes du Bas-Rhin âgées<br />

de 18 à 24 ans ayant déjà eu <strong>des</strong> relations<br />

sexuelles, on peut évaluer le nombre<br />

moyen de partenaires à 3,8 pour les femmes<br />

et à 6 pour les hommes (si on convient d'en<br />

attribuer arbitrairement 15 à ceux qui en<br />

signalent plus de 10 mais sans préciser<br />

combien). Cet écart est-il dû à une propension<br />

masculine à surestimer l'étendue de<br />

son expérience et à une réaction féminine<br />

inverse? Peut-il s'expliquer partiellement<br />

par le recours à la prostitution?


attrait irréductible à la situation sanitaire du<br />

moment.<br />

Ceux qui n'ont pas de partenaire stable<br />

au moment de l'enquête sont également<br />

nombreux puisqu'ils représentent 40% <strong>des</strong><br />

personnes ayant déjà eu <strong>des</strong> rapports<br />

sexuels. Leur situation ne doit pas être<br />

considérée comme figée et, si l'avenir ressemble<br />

au passé, elle est susceptible d'évoluer<br />

à court terme. En effet, la moitié d'entre<br />

eux a noué une liaison il y a moins de<br />

3 mois. Mais cette expérience a été brève,<br />

inférieure à 1 mois dans la moitié <strong>des</strong> cas.<br />

On peut penser que cette tentative récente<br />

sera suivie d'une autre à brève échéance.<br />

Un essai de typologie <strong>des</strong> jeunes<br />

selon les caractéristiques<br />

de leur dernière relation<br />

Nous avons effectué une analyse factorielle<br />

<strong>des</strong> correspondances multiples sur les<br />

variables se rapportant à la dernière relation<br />

sexuelle ainsi qu'une classification hiérarchique<br />

ascendante. Nous avons fait intervenir<br />

en variables supplémentaires <strong>des</strong> questions<br />

sur les comportements sexuels et <strong>des</strong><br />

variables sociographiques tels l'âge, le sexe,<br />

l'activité et la croyance en une religion.<br />

La typologie obtenue se révèle intéressante<br />

car elle classe les personnes de notre<br />

échantillon en particulier selon la plus ou<br />

moins grande stabilité de leur dernière relation,<br />

en mettant en parallèle leurs conduites<br />

sexuelles et leurs attitu<strong>des</strong> face au risque du<br />

sida.<br />

La première classe (40%) comprend <strong>des</strong><br />

enquêtes qui ont un partenaire stable, depuis<br />

plus d'un an pour 58,4% d'entre-eux et<br />

depuis moins d'un an pour 40,8%. De plus,<br />

près de 90% ont eu un seul partenaire les<br />

6 derniers mois et 94% n'ont pas eu d'autre<br />

partenaire durant cette relation. Environ<br />

60% sont <strong>des</strong> femmes. Aucun d'entre-eux<br />

n'a fait le test du sida et, en grande majorité,<br />

leur partenaire ne l'a pas fait non plus.<br />

Au début de leur dernière relation, ils ont<br />

moins utilisé le préservatif que l'ensemble<br />

de l'échantillon. La pilule est leur moyen de<br />

contraception privilégié (78%). 74% d'entre<br />

eux avaient fondé leur première relation<br />

sur un sentiment amoureux et 80% <strong>des</strong> personnes<br />

dont la première relation dure encore<br />

appartiennent à cette classe. Us sont peu<br />

nombreux à avoir eu un ou <strong>des</strong> partenaires<br />

occasionnels et à avoir eu peur du sida après<br />

une relation non protégée. Ces personnes<br />

pensent que leur fidélité les met à l'abri du<br />

sida. Bien que leur comportement sexuel<br />

soit en général peu aventureux, certains ont<br />

été amenés à prendre <strong>des</strong> risques. En ces circonstances,<br />

ils ne se sont pas particulièrement<br />

protégés. Il semble que le sida reste<br />

pour eux une réalité lointaine qui ne les<br />

concerne pas vraiment personnellement.<br />

Une seconde classe (20,8%) prend plus<br />

de risques, mais plus de précautions aussi.<br />

Elle est composée de personnes ayant aussi<br />

une dernière relation amoureuse stable,<br />

depuis plus d'un an pour 59,5% d'entre-eux<br />

et moins d'un an pour 33,8%. Mais, près du<br />

tiers <strong>des</strong> jeunes de cette classe a eu un autre<br />

partenaire durant cette relation. La plupart<br />

de ceux-là ont déclaré avoir utilisé le préservatif<br />

à cette occasion. La moitié <strong>des</strong> personnes<br />

de cette classe ont 23 ou 24 ans et<br />

70,3% sont actifs. Ils se différencient de la<br />

première classe aussi par leur attitude visà-vis<br />

du test. 63,5% en ont discuté avec leur<br />

partenaire (37,2% dans l'échantillon). La<br />

presque totalité (93,2%) l'a fait ainsi que<br />

59,6% de leurs partenaires alors que pour<br />

l'ensemble de l'enquête, ces chiffres sont<br />

respectivement de 27,9% et de 25,1%. En<br />

fait, près de 70% <strong>des</strong> personnes qui ont fait<br />

le test du sida dans notre échantillon appartient<br />

à cette classe. 63,5% se sont protégés<br />

par le préservatif au début de leur dernière<br />

relation. Ils ont conscience d'avoir pris <strong>des</strong><br />

risques dans le passé. 57% ont eu <strong>des</strong> aventures<br />

sexuelles d'un soir (47,3% dans<br />

l'échantillon) et 45% avouent avoir eu peur<br />

après une relation non protégée (31,5%<br />

dans l'échantillon). On peut penser que ce<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 121


groupe de personnes est arrivé à une relation<br />

stable après avoir fait diverses expériences<br />

et, pour certains, tout en continuant<br />

parallèlement à avoir d'autres aventures.<br />

Mais ils s'inquiètent <strong>des</strong> risques du sida et<br />

cherchent à se rassurer par le préservatif et<br />

surtout par le test de dépistage.<br />

les deux autres groupes sont composés<br />

de personnes n'ayant pas actuellement de<br />

liaison amoureuse stable. Le plus restreint<br />

(12,7%) semble sexuellement peu actif. La<br />

presque totalité <strong>des</strong> personnes qui le constituent<br />

s'abstient de tout rapport sexuel<br />

depuis plus de 6 mois. Durant leur dernière<br />

relation, elles sont nombreuses à n ' avoir pas<br />

utilisé de moyen contraceptif. Celles qui<br />

l'ont fait ont pour la plupart eu recours au<br />

préservatif. Elles n'ont pas eu d'autres partenaires<br />

durant cette dernière relation. Ces<br />

données suggèrent un profil de personnes<br />

ayant connu une relation peu suivie et peu<br />

intense. Elles n'ont pas renouvelé récemment<br />

l'expérience. Elles adoptent depuis<br />

lors une attitude de retrait qui peut être liée<br />

à <strong>des</strong> déceptions antérieures ou à la crainte<br />

<strong>des</strong> risques de l'amour.<br />

Le dernier groupe (26,%) est sexuellement<br />

actif et instable. Il est composé de<br />

66% de garçons. Les personnes qui le<br />

constituent ont eu une dernière liaison<br />

brève (moins de 1 mois pour la moitié<br />

d'entre-eux) et 55% déclarent 2 partenaires<br />

ou plus au cours du dernier semestre.<br />

Très peu ont eu recours au test de<br />

dépistage (25%) et la plupart (57,4%) ne<br />

savent pas si leur dernier partenaire l'a<br />

effectué. D'ailleurs 69% n'en ont pas discuté<br />

avec lui. Cependant, ils ont utilisé<br />

plus que l'ensemble de l'échantillon le préservatif<br />

comme contraception lors de leur<br />

dernière relation sexuelle (55,3% contre<br />

26,8%) et celui-ci encore plus au début de<br />

cette relation (67% contre 53,8%). C'est<br />

d'ailleurs le groupe qui déclare avoir le<br />

plus déjà utilisé celui-ci (93,6%). 43,6%<br />

n'étaient pas amoureux de leur partenaire<br />

lors de leur première expérience sexuelle.<br />

69,1% ont eu <strong>des</strong> aventures passagères.<br />

Tous ces signes convergents nous permettent<br />

de penser que nous sommes ici en présence<br />

de la partie la plus instable de notre<br />

échantillon.<br />

Chacune <strong>des</strong> classes que nous venons de<br />

dégager présente certaines cohérences de<br />

comportement. Elle rencontre aussi <strong>des</strong> problèmes<br />

spécifiques par rapport au sida et<br />

tente de les résoudre à sa manière. Mais la<br />

mise en oeuvre de ces différentes réponses<br />

comporte <strong>des</strong> insuffisances et <strong>des</strong> limites :<br />

ceux qui attendent la protection de la fidélité<br />

ont tendance à se sentir personnellement<br />

peu concernés par le sida et nous avons fait<br />

remarquer que leur sentiment de sécurité<br />

peut s'avérer illusoire; ceux qui sont arrivés<br />

à la fidélité sur le tard ont pris ou prennent<br />

encore <strong>des</strong> risques que le recours plus fréquent<br />

au dépistage ne suffit pas à conjurer;<br />

ceux qui ont adopté une attitude de retrait<br />

peuvent se sentir à l'abri pour le moment,<br />

mais ils n'ont pas pris l'habitude de précautions<br />

susceptibles de leur être salutaires<br />

dans l'avenir; ceux qui ont le plus de partenaires<br />

sexuels n'utilisent pas toujours le<br />

préservatif et ils décident d'y recourir en<br />

fonction de critères où l'opportunité et la<br />

subjectivité entrent en jeu. Ainsi, bien <strong>des</strong><br />

incertitu<strong>des</strong>, <strong>des</strong> approximations et <strong>des</strong><br />

ambiguïtés subsistent en dépit de la rationalisation<br />

qui, nous croyons l'avoir montré, a<br />

conduit les comportements intimes à intégrer<br />

davantage le risque du sida.<br />

Nous avons aussi relevé que les précautions<br />

mises en oeuvre sont plurielles et fortement<br />

liées entre elles. Ainsi, la fidélité est<br />

censée dispenser du préservatif et, inversement,<br />

plus elle devient relative et plus il est<br />

utilisé. Mais ces mouvements de compensation<br />

ne sont pas immédiatement complémentaires.<br />

Il en résulte <strong>des</strong> chevauchements<br />

et <strong>des</strong> écarts qui apparaissent comme autant<br />

de retards dans les processus d'adaptation<br />

en cours. Certains jeunes recherchent tous<br />

les moyens disponibles pour connaître les<br />

risques et pour les éviter. Il y en a même qui<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 122


prennent à la fois la pilule et le préservatif<br />

alors qu'ils ont depuis longtemps un seul<br />

partenaire stable. Mais plus nombreux sont<br />

ceux qui estiment disposer de plusieurs tactiques<br />

face au sida et qui, lorsque l'une<br />

d'entre elles se trouve en défaut, en envisagent<br />

une autre, mais sans la mettre en pratique<br />

aussitôt. Ces décalages et ces interstices<br />

sont répandus et ils se creusent à la<br />

faveur de l'hésitation entre différents mo<strong>des</strong><br />

de protection.<br />

Une certaine incohérence dans les attitu<strong>des</strong><br />

face au sida se révèle à d'autres<br />

signes aussi. Certains jeunes, placés en<br />

situation, agissent un peu comme si le sida<br />

n'existait pas. Après coup, ils se posent <strong>des</strong><br />

questions et éprouvent quelque crainte. Ils<br />

se disent qu'ils auraient peut-être mieux<br />

fait d'utiliser le préservatif. Ils pensent<br />

qu'ils pourraient faire ultérieurement un<br />

test de dépistage mais, la plupart du temps,<br />

ils n'effectuent pas les démarches consécutives<br />

à cette intention. De telles conduites<br />

ne sont pas exceptionnelles.<br />

Considérées de l'extérieur, elles apparaissent<br />

comme contradictoires ou velléitaires.<br />

Il nous est même arrivé d'avoir l'impression<br />

que la présence du sida dans les discours<br />

permettait de compenser l'absence<br />

de sa prise en compte dans les pratiques.<br />

Des remarques analogues ont été faites à<br />

partir d'enquêtes anglaises mettant en évidence<br />

les résistances par rapport aux procédés<br />

du «safer sex» (sexualité plus sûre) :<br />

«parfois un haut niveau de connaissance<br />

peut constituer un obstacle à l'adoption de<br />

ces pratiques.» (8)<br />

Les jeunes sont encore<br />

dans une situation où le sida donne lieu à<br />

de multiples informations et à beaucoup<br />

d'appréhension, mais où les précautions<br />

prises restent peu systématiques.<br />

Des hiatus entre représentations et<br />

comportements subsistent donc. Revenons<br />

sur l'exemple <strong>des</strong> réactions par rapport au<br />

préservatif. Les femmes sont moins nombreuses<br />

que les hommes à déclarer avoir<br />

<strong>des</strong> réticences à l'employer. Mais en fait<br />

elles l'utilisent beaucoup moins aussi,<br />

notamment parce qu'elles comptent<br />

davantage sur la fidélité pour se protéger<br />

du sida. Leur acceptation de principe ne les<br />

engage, pour ainsi dire, à rien de concret,<br />

ou presque. Rapprochons à présent ce cas<br />

d'un autre, opposé à certains égards, celui<br />

<strong>des</strong> jeunes qui ont eu <strong>des</strong> aventures sans<br />

lendemain et plus de 10 partenaires sexuels<br />

dans leur existence. On pourrait penser<br />

qu'ils seraient particulièrement attentifs<br />

aux risques du sida. Or, ils ont utilisé le<br />

préservatif dans les mêmes proportions<br />

que les autres et ils sont même moins nombreux<br />

qu'eux à l'avoir employé au début<br />

de leur dernière relation. Ils sont en outre<br />

plus nombreux qu'eux à déclarer avoir <strong>des</strong><br />

réticences à ce sujet. Ainsi, ceux dont on<br />

pourrait s'attendre à ce qu'ils soient le plus<br />

concernés par le préservatif ne l'adoptent<br />

qu'à contre-coeur. De la comparaison<br />

entre les deux cas précédents il est possible<br />

de conclure que la promotion du préservatif<br />

est d'autant plus aisée qu'elle ne<br />

requiert pas d'utilisation effective.<br />

Cette analyse nous conduit à relativiser<br />

les succès dont nous avons crédité les campagnes<br />

de prévention. Celles-ci ont induit<br />

d'importants changements au niveau <strong>des</strong><br />

représentations. En particulier, elles se sont<br />

efforcées de retourner l'arme du rire en<br />

faveur du préservatif. Ce dernier pouvait<br />

invalider celui qui le proposait en attirant<br />

sur lui le ridicule. Les messages diffusés ont<br />

cherché à désamorcer ces effets inhibiteurs<br />

en persuadant l'opinion que «le préservatif<br />

préserve de tout, même du ridicule», selon<br />

les termes de l'un <strong>des</strong> slogans forgés en ce<br />

sens. Dans un second temps, l'opération a<br />

consisté à provoquer un sourire susceptible<br />

d'établir une connivence entre les adeptes<br />

potentiels du préservatif. La campagne<br />

d'affiches menée pendant l'année universitaire<br />

1991-92 par le Service Interuniversitaire<br />

de Médecine Préventive et de promotion<br />

de la Santé (S.I.M.P.S.) est un bon<br />

exemple de cette stratégie de valorisation<br />

du préservatif par l'humour. La comparaison<br />

entre la situation de 1990 et de 1993<br />

nous a convaincu de l'efficacité d'une telle<br />

approche. Elle a aussi attiré notre attention<br />

sur la permanence <strong>des</strong> comportements<br />

intimes et l'illusion qui consisterait à les<br />

tenir pour plus malléables qu'ils ne le sont.<br />

Enfin, elle nous a permis d'aboutir à un<br />

résultat qui a été ensuite confirmé et précisé<br />

par l'analyse de la sexualité <strong>des</strong> jeunes<br />

de 1993 : s'il est vrai que les jeunes parlent,<br />

pensent, sentent, agissent autrement que<br />

d'autres classes d'âge, il n'en demeure pas<br />

moins qu'ils ne se conduisent pas tous de la<br />

même manière. De ces différences, les<br />

actions de prévention doivent tenir compte<br />

si elles ne veulent pas s'en tenir à <strong>des</strong> modifications<br />

d'image.<br />

Notes<br />

1. P. Hintermeyer, J. Igersheim, F. Raphaël, G.<br />

Herberich-Marx, Les jeunes face au sida, à<br />

paraître, Presse Universitaires de Strasbourg,<br />

1994.<br />

2. P. Hintermeyer, «La culpabilité retournée»,<br />

Thanatologie, Novembre 1993.<br />

3. P. Hintermeyer, «Résonances d'une mort<br />

annoncée», Actions et recherches <strong>sociales</strong>,<br />

Octobre-Décembre 1989.<br />

4. H. Lagrange, «Le nombre de partenaires<br />

sexuels: les hommes en ont-ils plus que les<br />

femmes?», Population, 2 1991.<br />

5. A. Coutelier et alii, «Bilan de fonctionnement<br />

<strong>des</strong> trois centres de dépistage anonymes et gratuits<br />

de l'Assistance Publique de Paris du<br />

deuxième trimestre 1988 à Décembre 1990». La<br />

Presse Médicale, 16/10/1993.<br />

6. A. Spira, N. Bajos et alii, Comportements<br />

sexuels en France, la Documentation Française,<br />

Paris, 1993.<br />

7. A. Spira, N. Bajos et alii, Comportements<br />

sexuels en Fiance, la Documentation Française,<br />

Paris, 1993.<br />

8. A. Giami, «Connaissances, attitu<strong>des</strong>, croyances,<br />

comportements», Transcriptase, Juillet-<br />

Août 1993.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 123


LAURENT MULLER<br />

Les plaintes et les<br />

revendications <strong>des</strong><br />

«harkis» de Mulhouse<br />

Trente ans après la fin <strong>des</strong><br />

événements d'Algérie, <strong>des</strong><br />

Français musulmans<br />

rapatriés, de la première et de<br />

la seconde génération,<br />

présentent encore<br />

quotidiennement leurs<br />

doléances à Mulhouse,<br />

comme partout en France,<br />

dans un service administratif<br />

prévu à cet effet.<br />

Laurent Muller<br />

Doctorant, Laboratoire de sociologie de la<br />

culture européenne<br />

Depuis 1987, il existe dans la quasitotalité<br />

<strong>des</strong> préfectures et/ou souspréfectures<br />

un bureau <strong>des</strong> rapatriés.<br />

Ce service administratif est <strong>des</strong>tiné à<br />

l'information du public et à l'application <strong>des</strong><br />

mesures gouvernementales en faveur <strong>des</strong><br />

rapatriés d'origine nord-Africaine<br />

(R.O.N.A.).<br />

En constante évolution depuis 1962, une<br />

législation, complétant le droit commun, a<br />

toujours pour objet de contribuer à l'intégration<br />

de ces rapatriés d'Algérie au sein de<br />

la communauté nationale. Etendues à présent<br />

aux membres de la seconde génération<br />

ces dispositions spécifiques tendent essentiellement<br />

à faciliter l'accès de ces personnes<br />

au marché de l'emploi et à un logement.<br />

A Mulhouse, ce Service est administré<br />

par <strong>des</strong> appelés du contingent. Ces appelés<br />

peuvent, par l'entremise <strong>des</strong> ANPE, proposer<br />

aux jeunes de cette «communauté» <strong>des</strong><br />

emplois en priorité et les conseiller dans le<br />

domaine de la formation professionnelle..<br />

Placé à l'un de ces postes, j'ai eu le loisir<br />

d'écouter leurs discours. 0 '.<br />

Cette population Franco-musulmane est<br />

estimée dans le Haut-Rhin à quelques deux<br />

mille deux-cents personnes. Mais le public<br />

de ce bureau <strong>des</strong> R.O.N.A. est essentiellement<br />

constitué par les membres d'une dizaine<br />

de familles connues <strong>des</strong> différents services<br />

sociaux de la ville. Cet article a pour<br />

objet, à partir d'une <strong>des</strong>cription de leurs<br />

démarches administratives, de présenter les<br />

difficultés de ces personnes à s'intégrer, à<br />

s'adapter aux exigences de notre société et<br />

précise les principaux déterminants sociohistoriques<br />

inhérents à l'extrême hétérogénéité<br />

de cette population. Les dissemblances<br />

passées et présentes rendent caduques<br />

toutes tentatives de revendications collectives.<br />

De la plainte<br />

à la revendication<br />

Si une vision administrative de cette<br />

population confère à ce travail son particularisme,<br />

elle en définit également les limites.<br />

Le corpus initial de cette étude est<br />

constitué par un <strong>des</strong>criptif <strong>des</strong> interactions' 2 '<br />

ayant lieu entre les membres de cette population<br />

et ceux de cette administration. Il ne<br />

s'agit par conséquent que de l'analyse de la<br />

phase ultime d'une action. Initiée dans la<br />

sphère privée, la démarche revendicative<br />

n'est appréhendée ici qu'au moment de son<br />

expression.<br />

En tant que demandeur, le «rapatrié» a<br />

une position d'infériorité sur l'échelle de<br />

l'interaction. Ses plaintes obligent l'agent<br />

administratif à lui répondre, à agir. Si une<br />

mesure existe et si son contenu est estimé<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 124


suffisant par le demandeur l'échange se<br />

conclut par la constitution d'un dossier.En<br />

revanche, dans un cas contraire, les réactions<br />

de ces rapatriés peuvent être plus ou<br />

moins vives. La non-satisfaction de la<br />

demande peut susciter alors deux types de<br />

comportements :<br />

- Une accentuation <strong>des</strong> lamentations.<br />

- Le passage de la plainte à la revendication.<br />

(Ce passage est exprimé par certains<br />

R.O.N.A. se considérant<br />

encore non dédommagés<br />

pour le sang versé...).<br />

A partir de ces constats<br />

effectués par le biais d'un<br />

décryptage de ces entretiens, il<br />

a été possible d'élaborer une<br />

typologie de leurs pratiques<br />

revendicatives. Cette classification,<br />

permet à la fois de présenter<br />

les principales doléances<br />

de ces personnes, en<br />

fonction de leurs situations<br />

<strong>sociales</strong> respectives, tout en les<br />

pondérant d'un point de vue<br />

géographique. Les conditions<br />

de vie <strong>des</strong> Français musulmans<br />

rapatriés en Alsace ne sont pas<br />

les mêmes que celles rencontrées par les<br />

«harkis» du sud de la France.<br />

1962-1991<br />

© Laurent Muller<br />

Il aura fallu trente ans pour qu'un coin<br />

du lourd voile qui pèse sur les événements<br />

d'Algérie soit soulevé momentanément.<br />

L'historien Benjamin Stora a ouvert la<br />

brèche. Fin 1991, son émission «Les années<br />

Algériennes » (3) , ayant trait à cette guerre, a<br />

été diffusée à une heure de grande écoute,<br />

simultanément à la télévision en France et<br />

en Algérie. Il y eut ensuite le film et le livre<br />

de Bertrand Tavernier et Patrick Rotmann<br />

dans lequel la parole était laissée à<br />

quelques-uns <strong>des</strong> deux millions trois cent<br />

mille jeunes appelés ne s'étant pas encore<br />

tous sortis de cette «Guerre sans nom» (4> .<br />

La parution d'ouvrages sur la «ratonnade»<br />

du 17 octobre 1961 brisa un dernier silence.<br />

Soigneusement euphémisée jusqu'à présent,<br />

cette répression orchestrée par le préfet<br />

de police Maurice Papon a, en réalité<br />

occasionné la mort et la disparition de centaines<br />

d'Algériens de la capitale' 5 '. Rien ne<br />

manque à ce triste trentième anniversaire :<br />

ni la résurgence de mouvements contestataires<br />

«harkis» dans le sud de la France, ni<br />

l'attentat à l'amer arrière-goût d'OAS. Le<br />

meurtre de Jacques Roseau, président de<br />

l'association Pieds-Noirs le Recours et les<br />

manifestations <strong>des</strong> jeunes de Nabonne sonnent<br />

faux, comme une lugubre répétition de<br />

l'histoire sur fond d'intolérance, d'intégrisme<br />

et de fondamentalisme en Algérie.<br />

La colère <strong>des</strong> fils de harkis<br />

de Narbonne<br />

Passé le temps <strong>des</strong> interviews, sortis <strong>des</strong><br />

feux de l'actualité, les mécontentements<br />

demeurent. Les dernières dispositions gouvernementales<br />

en faveur de cette «communauté»<br />

datant du 11 octobre 1991, n'ont<br />

pas, loin s'en faut, permis de résoudre<br />

l'ensemble <strong>des</strong> problèmes rencontrés par les<br />

plus démunis de cette population. Ces nouvelles<br />

mesures, qui ont contribué à modérer<br />

leur colère, les incitent en revanche à<br />

demander toujours plus d'avantages spécifiques.<br />

Surmédiatisées, par rapport au<br />

nombre d'articles consacrés par la presse<br />

nationale à cette population depuis 1962,<br />

ces manifestations n'ont en fait rassemblé<br />

qu'une mo<strong>des</strong>te partie <strong>des</strong> quatre cent-cinquante<br />

mille Français estimés la composer.<br />

Ces épiphénomènes violents en ont suscité<br />

d'autres un peu partout en<br />

France. Mais le point d'orgue à<br />

cette effervescence estivale n'a<br />

pas réuni plus d'une centaine<br />

de présidents d'association et<br />

plus d'un millier d'adhérents le<br />

13 juillet à Paris. Ces mouvements<br />

de sympathie, en écho<br />

aux manifestations de Narbonne,<br />

ne peuvent pas être qualifiées<br />

de mobilisations collectives.<br />

L'émergence d'un mouvement<br />

social, la constitution<br />

d'une mobilisation collective<br />

implique nécessairement au<br />

préalable une prise de conscience<br />

par l'ensemble <strong>des</strong><br />

manifestants d'un sentiment<br />

commun d'insatisfaction. La perception de<br />

l'injuste doit être partagée par tous.<br />

Or, l'extrême hétérogénéité passée et<br />

présente <strong>des</strong> membres de cette population<br />

explique leur impossible mobilisation et par<br />

conséquent leur incapacité à s'unir et à revendiquer<br />

d'une seule et même voix comme<br />

avaient su le faire les Pieds-Noirs.<br />

Kabyles, Mozabites ou Chaouias(...), les<br />

Français musulmans rapatriés n'ont que peu<br />


plétifs, ils ont tous été désignés par les<br />

rebelles du FLN comme étant <strong>des</strong> traîtres.<br />

Cette condamnation irrévocable les a obligé<br />

à quitter, dès la signature <strong>des</strong> accords<br />

d'Evian, leur terre natale sans espoir de retour<br />

possible. Les plus «chanceux» d'entre<br />

eux parviendront à échapper aux terribles<br />

représailles <strong>des</strong> soldats de l'ALN (7)<br />

et, en dépit <strong>des</strong> directives administratives<br />

restreignant leur rapatriement, à gagner la<br />

métropole. Arrivés par <strong>des</strong> filières illégales,<br />

les Pieds-Noirs étant considérés<br />

comme prioritaires, ils seront rassemblés<br />

dans <strong>des</strong> campements de l'armée à<br />

Rivesaltes, au Larzac, à Saint Laurent <strong>des</strong><br />

Arbres près d'Avignon...<br />

Relogés pour certains avec leur famille<br />

autour de bassins d'emplois dans le nord et<br />

l'est du pays, d'autres, vieux ou invali<strong>des</strong><br />

resteront avec leurs enfants dans ces camps<br />

durant plus de vingt ans.<br />

D'autres encore, considérés comme<br />

inaptes aux exigences de notre société<br />

seront relégués dans <strong>des</strong> hameaux de forestage<br />

appartenant à l'ONF (office nationale<br />

<strong>des</strong> forêts). Sur le territoire métropolitain<br />

leurs disparités initiales ont été accentuées.<br />

Les plus «francisés», membres de l'élite<br />

musulmane, ont connu <strong>des</strong> itinéraires relativement<br />

similaires à ceux <strong>des</strong> Pieds-Noirs.<br />

A l'inverse, les familles qui restent dans ces<br />

camps vont se marginaliser définitivement.<br />

Les jeunes de Narbonne peuvent être<br />

comparés à ceux <strong>des</strong> Minguettes de 1980 ou<br />

à ceux de Vaux-en-Velin de 1991. Si la légitimation<br />

de leurs débordements violents est<br />

colorée de manière particulière, en revanche<br />

leurs revendications et leurs moyens<br />

d'expression sont les mêmes. Il s'agit d'une<br />

seule et même réaction face à l'exclusion se<br />

traduisant pour eux par leur relégation dans<br />

ces banlieues. L'insatisfaction de ces jeunes<br />

Franco-musulmans est d'autant plus grande,<br />

que la vie de leurs parents a complètement<br />

été déterminée par le «choix» fait par<br />

leur père pour la France. En dépit du caractère<br />

«péjoratif» conféré par le sens commun<br />

à ce terme, ces jeunes se présentent en<br />

tant que «harkis» pour être mieux entendu.<br />

Cette impossible mobilisation collective<br />

de l'ensemble de cette population s'explique<br />

de plus par l'externe morcellement<br />

associatif de cette «communauté». Il en<br />

existe entre cinq cent cinquante et six cents<br />

à présent. Ce qui entrave de fait toutes initiatives<br />

en ce sens. Dans le département du<br />

Haut-Rhin ces actions violentes ont suscité<br />

autant d'enthousiasme que de circonspection.<br />

Ceux qui partagent, mais dans une<br />

moindre mesure le sort de ces jeunes, ont<br />

eux aussi manifesté cet été dans les rues de<br />

Mulhouse. Alors que d'autres dénigrent à<br />

l'heure actuelle ces fauteurs de troubles en<br />

estimant qu'ils contribuent, en mettant en<br />

avant leur spécificité identitaire, à stigmatiser<br />

l'ensemble <strong>des</strong> membres de cette<br />

population et à retarder les processus<br />

d'intégration.<br />

La visibilité<br />

du cosmopolitisme<br />

mulhousien<br />

Dans son précieux et inquiétant tour de<br />

«La France raciste» le sociologue Michel<br />

Wieviorka a fait étape en 1991 à Mulhouse.<br />

Après Roubaix et Marseille les membres de<br />

son équipe dressent un bilan sans complaisance<br />

de cette cité alsacienne. Cette ville<br />

frontière, de la Régio, compte 109 905 habitants,<br />

dont 20 898 étrangers


niveau de formation très faible et l'illétrisme<br />

monnaie courante.<br />

D'origine algérienne, marocaine et<br />

turque cette immigration est également très<br />

visible à l'école. En quinze ans, la population<br />

scolaire immigrée est passée de 15 à<br />

30% alors que, dans le même temps, la<br />

population scolaire totale a diminué de<br />

15% l9) . Les deux lieux de culte musulman,<br />

le dynamisme économique de la communauté<br />

turque et les nombreux stands maghrébins<br />

au marché central contribuent à nourrir<br />

les fantasmes d'«invasion». Ces derniers<br />

se traduisent par les bons scores électoraux<br />

du Front National. Le FN atteint à<br />

Mulhouse, en moyenne, en 1989 aux élections<br />

présidentielles et aux municipales<br />

25% <strong>des</strong> voix.<br />

Ce type de sentiments xénophobes a<br />

également été exprimé dans ce bureau <strong>des</strong><br />

rapatriés par quelques-uns <strong>des</strong> plus démunis<br />

de cette communauté. Ne parvenant pas<br />

à trouver du travail, certains d'entre eux<br />

n'acceptent pas l'installation de nouveau<br />

immigrés à Mulhouse: «Je me suis battu,<br />

j'ai fait la guerre pour les Français. Maintenant,<br />

je ne veux pas que mes gosses grandissent<br />

à côté de ces Turcs... ». La présence<br />

<strong>des</strong> Ottomans en Algérie avant celle <strong>des</strong><br />

Français ne concourt sûrement pas autant à<br />

la dureté de ces propos que la colère de ces<br />

gens au regard de leur propre exclusion.<br />

De nationalité française, ces rapatriés<br />

d'Algérie de la première et de la seconde<br />

génération ne souffrent pas d'être considérés<br />

comme <strong>des</strong> étrangers. Plus que les filles,<br />

les garçons s'estiment souvent, en raison de<br />

leur faciès, pénalisés dans la recherche d'un<br />

emploi. Alors que la cause du chômage de<br />

ces jeunes est essentiellement due à un<br />

manque de qualification professionnelle.<br />

Trois types<br />

de démarches effectuées<br />

dans ce Service<br />

Les jeunes de la seconde génération se<br />

présentent en majorité à ce Service pour <strong>des</strong><br />

problèmes d'emploi alors que leurs parents<br />

s'y adressent pour différents motifs. En raison<br />

de la spécificité <strong>des</strong> modalités d'applications<br />

de ces mesures gouvernementales,<br />

les démarches effectuées par ces Français<br />

Muslumans sont de trois types.<br />

La recherche d'un emploi<br />

Les emplois sélectionnés par l'A.C.C.E.<br />

ne nécessitent en général aucune qualification.<br />

Ces jeunes cherchent <strong>des</strong> postes de<br />

manoeuvre, serveuse, vendeuse ou manutentionnaire.<br />

Sortis dès que possible du système scolaire,<br />

sans diplôme, il ont accumulé les<br />

stages de pré-qualification et les emplois<br />

temporaires. Agés de 16 à 30 ans, ils ont<br />

déjà une certaine expérience du monde du<br />

travail mais n'arrivent pas à y rester. Enfin,<br />

ils disent se méfier <strong>des</strong> patrons et attachent<br />

moins d'importance au secteur d'activité<br />

qu'aux conditions de travail (horaires,<br />

rémunération, proximité du domicile).<br />

Caractérisés par une représentation déréalisée<br />

du monde du travail, ces jeunes<br />

peuvent être brutalement confrontés à <strong>des</strong><br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 127


contraintes matérielles les obligeant à réviser<br />

leurs comportements et à faire <strong>des</strong> concessions.<br />

A ces pratiques de chercheurs<br />

d'emploi «dilettantes» s'opposent celles de<br />

personnes ne pouvant pas ou plus se les permettre.<br />

Il s'agit <strong>des</strong> plus âgés de ces fratries,<br />

se trouvant acculés par les dettes ou étant<br />

menacés d'être expulsés du domicile parental.<br />

En étant responsabilisé, en n'ayant plus<br />

d'autre alternative que celle de gagner de<br />

l'argent, le jeune accroît le nombre de ses<br />

visites et multiplie ses contacts avec <strong>des</strong><br />

employeurs. Il rationnalise ses démarches,<br />

ses exigences et finit par trouver du travail.<br />

Mais rares sont ceux qui obtiennent <strong>des</strong><br />

contrats à durée indéterminée. Les autres se<br />

tournent à nouveau vers l'intérim ou <strong>des</strong><br />

stages de formation qu'ils n'achèveront pas.<br />

<strong>Pour</strong> beaucoup d'entre eux, l'obtention d'un<br />

bulletin de paie n'est pas une fin en soi, mais<br />

la première étape obligatoire leur permettant<br />

ensuite d'espérer trouver un logement.<br />

Les mesures en faveur<br />

du logement


KARINE CHALAND.<br />

Normalité familiale<br />

plurielle<br />

Morcellement <strong>des</strong> biographies<br />

et individualisation<br />

«Même si elles donnent<br />

l'impression d'un certain<br />

désordre qui peut effrayer ou<br />

d'une incertitude, les<br />

transformations de la famille<br />

ont une forte cohérence.<br />

Toutes renvoient à une<br />

demande, explicite ou non,<br />

d'autonomie personnelle et à<br />

une dévalorisation <strong>des</strong> liens<br />

de dépendance vis-à-vis <strong>des</strong><br />

institutions et <strong>des</strong> personnes.<br />

L'homme et la femme veulent<br />

rester eux-mêmes au sein de<br />

leur vie familiale» (1) .<br />

Karine Chaland<br />

Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />

Européenne.<br />

Programme Franco-allemand.<br />

Allocataire de recherche.<br />

Les signes avant-coureurs <strong>des</strong> tendances<br />

actuelles relatives aux pratiques<br />

familiales et conjugales de la plupart<br />

<strong>des</strong> pays européens industrialisés remontent<br />

aux années 60/70. Cette décennie, caractérisée<br />

par une évolution « soudaine et sans<br />

cause apparente » (2) , n'échappera pas à<br />

l'attention <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>. La famille<br />

deviendra en effet très vite un objet de<br />

recherche et d'analyse privilégié de la<br />

sociologie «qui s'est sentie sollicitée par<br />

l'idéologie ambiante de la crise familiale» 0 '.<br />

Le thème alors dominant de la crise de la<br />

famille (il n'est, du reste, pas l'apanage du<br />

discours contemporain puisqu'il traverse la<br />

sociologie de la famille depuis le XIX e<br />

siècle)<br />

sera l'occasion d'un nouveau développement<br />

de la recherche sur la famille. D'après F. de<br />

Singly, si les <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> se sont<br />

intéressées de si près à la famille pendant cette<br />

période, «c'est parce que la société a mis en<br />

avant-scène <strong>des</strong> questions concernant la<br />

famille, et que les pouvoirs publics ont incité<br />

par <strong>des</strong> financements à les traiter (...) » (4) . Ce<br />

regain d'intérêt pour un objet qui a de tout<br />

temps' 5 ' suscité l'attention - même si<br />

passagèrement et comme objet secondaire -<br />

sera à l'origine de réflexions sociologiques<br />

d'un ton nouveau ; la question <strong>des</strong> origines de<br />

la famille sera reléguée à l'arrière-plan<br />

cependant que le conservatisme, le moralisme<br />

ou encore l'idéalisme dont était empreint le<br />

discours <strong>des</strong> débuts de la sociologie de la<br />

famille tombera dans les oubliettes.<br />

Schwâglei*' illustre très bien l'orientation que<br />

se donne alors la discipline lorsqu'il écrit «la<br />

sociologie de la famille en tant que discipline<br />

sociologique doit montrer ce qui se passe et<br />

non, ce qu'il y aurait à faire ou à décider.<br />

C'est pourquoi la sociologie de la famille ne<br />

peut ni être une «doctrine curative»<br />

(Heilslehre) pour un bon comportement conjugal<br />

et familial, ni présenter <strong>des</strong> revendications<br />

de politique familiale ou de pédagogie<br />

sociale». Elle se doit, quelle que soit la démarche<br />

adoptée, <strong>des</strong>criptive ou inteiprétative,<br />

d'être objective - ce qui ne va pas toujours<br />

de soi attendu que «la sociologie de la famille<br />

est soumise, plus que d'autres, à la tentation<br />

de l'engagement normatif ou anti-normatif»*<br />

7 '.<br />

Au même moment, une autre page - relative<br />

aux interprétations sociologiques - se<br />

tourne; la sociologie de la famille abandonne<br />

les explications de type linéaire et causal<br />

longtemps dominantes' 8 ', pour de nouveaux<br />

modèles d'interprétations qui valorisent la<br />

circularité, l'interactivité' 9 '. Dès lors, il sera<br />

tenu compte de la complexité du phénomène;<br />

les transformations dans les pratiques<br />

familiales seront envisagées comme la conséquence<br />

d'une multiplicité de facteurs (sociaux,<br />

culturels, économiques, etc..) interagissants<br />

et interdépendants et non plus<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 129


éduites à une cause particulière. Parmi les<br />

facteurs généralement retenus dans l'interprétation<br />

de cette évolution - certains disent<br />

ici mutation pour mieux en souligner la portée;<br />

l'urbanisation, la sécularisation, l'individualisation,<br />

l'émancipation de la femme,<br />

la modernisation' 101 . Ces multiples processus,<br />

s'imbriquant les uns les autres de<br />

manière complexe, ont, chacun à <strong>des</strong> degrés<br />

divers, participé à l'émergence de nouvelles<br />

(dans le sens de légitimes, banalisées et<br />

socialement acceptées) configurations familiales<br />

ainsi qu'à l'évolution <strong>des</strong> relations<br />

homme/femme. Avant de nous intéresser à<br />

l'un de ces processus en particulier, celui de<br />

l'individualisation, nous esquisserons les<br />

gran<strong>des</strong> lignes de la famille moderne et<br />

postmoderne' 111 .<br />

Depuis maintenant un peu plus d'une<br />

vingtaine d'années la famille dite moderne,<br />

dont l'évolution a très précisément été retracée<br />

par E. Shorter' 121 , emprunte <strong>des</strong> chemins<br />

nouveaux. Ainsi qualifiée depuis la fin du<br />

XVIII e , la famille est aujourd'hui, pour<br />

reprendre le terme de cet auteur, postmodeme,<br />

épithète controversée mais courante<br />

pour désigner la famille contemporaine. Ce<br />

changement de qualificatif va de pair avec<br />

celui survenu dans la cellule familiale<br />

depuis les années 60/70, période de changement<br />

dans les mentalités et dans les pratiques<br />

familiales (distanciation par rapport<br />

aux valeurs familiales et aux contraintes traditionnelles,<br />

privatisation de la famille, distribution<br />

plus équilibrée <strong>des</strong> rôles, fragilisation<br />

de la relation, etc ...). Comprendre en<br />

quoi les années 60/70 ont été celles d'un<br />

changement profond dans les comportements<br />

et les pratiques familiales (réorganisation<br />

de la vie privée) suppose que nous<br />

évoquions la période d'avant la rupture,<br />

c'est-à-dire les années 50/60 qui constituent<br />

un chapitre important dans l'histoire contemporaine<br />

de la famille ; la famille nucléaire,<br />

forme familiale hégémonique, occupait<br />

alors le devant de la scène. L'émergence de<br />

nouvelles valeurs (aspiration à une ascension<br />

sociale individuelle, consommation,<br />

repli domestique), conséquences de la production<br />

de masse, de l'augmentation du<br />

niveau de vie, de l'expérience de la guerre,<br />

avait été favorable à instituer le modèle de<br />

la famille nucléaire comme forme de vie<br />

dominante. Pendant cette période qualifiée<br />

de triomphalisme familia} 1^ ou encore de<br />

golden age of marrage' 141 , le mariage était<br />

stable, les enfants légitimes, la répartition<br />

<strong>des</strong> rôles et <strong>des</strong> tâches traditionnelle - c'està-dire<br />

distribuée selon le sexe' 15 '. Au cours<br />

de cette décennie, « sorte de parenthèse dans<br />

le mouvement <strong>des</strong> indices »


tion (22! . Cette désinstitutionnalisation,<br />

d'abord observable dans les comportements<br />

- la désertion à l'égard du mariage et la diffusion<br />

<strong>des</strong> autres modèles en ont été<br />

l'expression - l'a ensuite été dans la législation<br />

matrimoniale qui s'applique toujours<br />

davantage à mettre sur un pied d'égalité les<br />

couples de fait et couples de droit. La<br />

double désinstitutionnalisation, «l'une dans<br />

les comportements, l'autre dans la législation<br />

» (23) , a permis - en mettant fin à la place<br />

monopolistique de la famille nucléaire - le<br />

passage de l'uniformité (le mariage comme<br />

seul choix recevable car seul légitime) à la<br />

diversité (coexistence de différents modèles<br />

légitimes). La désinstitutionnalisation du<br />

mariage ne signifie pas encore sa dissolution<br />

; en effet, pour une grande fraction de<br />

la population, l'union informelle ou encore<br />

le vivre ensemble hors mariage reste une<br />

période transitoire plutôt que définitive.<br />

D'une manière générale, le mariage est<br />

donc plus souvent différé que rejeté; c'est<br />

en ce sens que H. Tyrell <br />

parle de processus<br />

de réduction de l'institution matrimoniale<br />

et non de dissolution. Cette réduction<br />

concernerait, d'après lui, davantage le<br />

mariage que la parentalité qui, contrairement<br />

à autrefois, ne sont désormais plus<br />

nécessairement associés. Il rejoint ainsi<br />

l'idée que la seule zone permanente de la<br />

famille est de moins en moins la relation<br />

conjugale (Durkheim) mais la relation<br />

parentale - attendu que la séparation du<br />

couple n'implique pas nécessairement le<br />

renoncement <strong>des</strong> conjoints à leurs rôles<br />

parentaux. La récente acceptation sociale de<br />

la parentalité hors mariage (dissociation<br />

entre mariage et parentalité) est un <strong>des</strong> éléments<br />

constitutifs du processus de désinstitutionnalisation;<br />

désormais, il n'est plus<br />

nécessaire de se marier pour avoir <strong>des</strong><br />

enfants (25) .<br />

En dehors de la désaffection du mariage,<br />

se <strong>des</strong>sine une autre tendance significative<br />

<strong>des</strong> changements de la structure familiale,<br />

la progression du taux de divortialité.<br />

Elle révèle la précarité nouvelle de la relation<br />

conjugale qui n'est pas sans liens avec<br />

l'importance désormais accordée au sentiment<br />

amoureux - «dès lors qu'il y a priorité<br />

du sentiment sur l'institution, le couple<br />

est plus fragile » (2 . Dès lors le divorce<br />

devenait à la fois plus accessible et plus<br />

acceptable - il concerne aujourd'hui, dans<br />

la quasi-totalité <strong>des</strong> pays occidentaux, un<br />

mariage sur trois. Antérieure, l'augmentation<br />

<strong>des</strong> divorces ne peut être imputée aux<br />

réformes visant à en libéraliser les procédures<br />

dans la mesure où la courbe <strong>des</strong><br />

divorces était déjà en augmentation continue<br />

depuis le milieu <strong>des</strong> années 60 (29> . La<br />

fragilité, la précarité s'étaient en effet déjà<br />

insinuées dans le couple. Ils en sont, à présent<br />

que «l'alternative que représente<br />

l'éventualité de rompre (...) est prise au<br />

sérieux et comprise comme un plan de vie<br />

possible»' 301 , une <strong>des</strong> composantes principales.<br />

L'évolution <strong>des</strong> représentations à<br />

l'égard du divorce, le passage de sa stigmatisation<br />

sociale à sa banalisation (il est une<br />

étape parmi d'autres dans la biographie<br />

individuelle) peut se résumer ainsi «la rupture<br />

du lien conjugal, marginale et scandaleuse<br />

au XIX e , est peu à peu passée dans les<br />

moeurs jusqu'à devenir une très réelle p<


nait seul décideur de sa vie, que sa conception<br />

de la vie conjugale et familiale changeait<br />

de contenu (inflation <strong>des</strong> attentes) et<br />

que l'éventail <strong>des</strong> possibilités de choix<br />

s'élargissait, apparaissaient une instabilité<br />

et une précarité nouvelles dans les biographies<br />

individuelles. <strong>Pour</strong> le dire d'une autre<br />

manière avec N. Luhmann «(...) un degré<br />

poussé d'individualisation <strong>des</strong> personnes<br />

met les mariages en danger et soumet, d'une<br />

façon tout à fait générale, les rapports<br />

intimes à <strong>des</strong> exigences difficiles à remplir<br />

» (34) .<br />

L'individualisation, thème qui s'inscrit<br />

dans la tradition sociologique classique<br />

(Durkheim, Weber, Simmel), sera le point<br />

de départ à partir duquel certains <strong>des</strong> aspects<br />

<strong>des</strong> formes postmodernes de la vie<br />

privée seront examinés. Gardant à l'esprit<br />

que la perspective de l'individualisation est<br />

un point de vue parmi d'autres possibles<br />

dans l'analyse <strong>des</strong> transformations familiales,<br />

nous développerons, après une présentation<br />

succincte de la thèse de l'individualisation,<br />

l'idée d'une corrélation entre<br />

fragilisation de l'union et individualisation.<br />

La thèse de l'individualisation' 35 ' pose<br />

que le second' 36 ' processus d'individualisation,<br />

corollaire de l'accélération de la<br />

modernisation <strong>des</strong> années d'après-guerre,<br />

est la pierre angulaire de l'évolution récente<br />

de la sphère familiale et conjugale. Dans<br />

cette perspective, la diffusion <strong>des</strong> formes de<br />

vie alternatives dont certaines sont dites<br />

individualisées (célibat, couple sans enfants),<br />

la précarité <strong>des</strong> biographies ainsi que<br />

l'augmentation <strong>des</strong> possibilités de choix<br />

sont envisagées comme les conséquences<br />

de ce processus, en d'autres termes, de<br />

l'affranchissement de l'individu par rapport<br />

aux liens traditionnels et aux anciennes<br />

contraintes (<strong>sociales</strong>, familiales, religieuses).<br />

La thèse de l'individualisation souligne<br />

que cet affranchissement, ne signifie<br />

pas encore l'autonomie de l'individu -<br />

c'est-à-dire un individu qui serait libre de<br />

toutes contraintes - dans la mesure où les<br />

dépendances, loin d'avoir disparues réapparaissent<br />

sous d'autres formes (marché du<br />

travail, consommation, formation, information,<br />

etc....). De là, elle suggère de raisonner<br />

non pas en termes de dépendance et<br />

d'autonomie mais de nouvelles dépendances.<br />

Autrement dit, l'individualisation<br />

ne se traduit pas par une absence de dépendances<br />

mais par l'émergence de nouvelles<br />

dépendances. Il s'agit d'un déplacement de<br />

celles-ci; autrefois dépendant de son environnement<br />

immédiat il l'est à présent <strong>des</strong><br />

réseaux plus éloignés 137 '. De même, la thèse<br />

de l'individualisation signale, que face à<br />

l'augmentation <strong>des</strong> possibilités de choix,<br />

l'individu, s'il peut désormais choisir, n'est<br />

pas totalement libre de ses choix dans la<br />

mesure où il existe certaines contraintes<br />

(institutionnelles, économiques, obligations<br />

personnelles) dont il ne peut faire abstraction.<br />

C'est pourquoi les représentants de<br />

cette thèse parlent ici de choix « sous restriction»'<br />

38 '. Il y aurait certes beaucoup à<br />

développer quant aux limites de l'individualisation,<br />

cependant nous aimerions à<br />

présent, sans quitter la perspective déjà<br />

engagée, nous attarder sur la question de la<br />

fragilisation du couple postmoderne.<br />

Dans la société traditionnelle, le groupe,<br />

la communauté primaient sur l'individu qui<br />

n'existait alors que par et pour eux - la préoccupation<br />

centrale du groupe domestique<br />

était sa survie ainsi que le renouvellement<br />

<strong>des</strong> générations. Loin d'être alors décideur<br />

de sa trajectoire de vie, l'individu évoluait<br />

dans un cadre fixe ; les chemins étaient tracés<br />

d'avance, les modèles culturels, <strong>des</strong><br />

contraintes. L'entrée dans la modernité sera<br />

à l'origine d'un affranchissement progressif<br />

de l'individu par rapport aux liens et aux<br />

contraintes traditionnels; de nouvelles<br />

valeurs, de nouveaux idéaux (autonomie<br />

individuelle, accomplissement de soi, quête<br />

du bonheur, etc..) émergeront puis se renforceront<br />

- le groupe sera alors relégué à<br />

l'arrière-plan tandis que l'individu occupera<br />

le devant de la scène - jusqu'à devenir<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 132


essentiels dans la postmodernité. L'autonomisation<br />

et la privatisation croissantes,<br />

corollaires du processus d'individualisation,<br />

n'ont pas été sans effets sur l'instabilité<br />

biographique qui caractérise le couple,<br />

la famille postmoderne. Un début d'explication<br />

à la fragilisation du couple peut être<br />

apporté par trois éléments inhérents à l'intimisation<br />

de la vie privée : le sentiment, la<br />

sexualité, l'ambivalence du désir de fusion.<br />

Si l'introduction du sentiment amoureux<br />

remonte au XIX e<br />

siècle (mariage romanesque<br />

(39) ), son importance fondamentale<br />

dans la relation de couple - tant dans sa formation<br />

que dans son devenir - ne date que<br />

<strong>des</strong> années 60/70. Observable depuis cette<br />

même période, l'instabilité et la fragilité<br />

conjugales traduisent le rôle fondamental<br />

joué par le sentiment et «reflète le primat de<br />

la centration sur les relations, <strong>des</strong> besoins<br />

affectifs » (40) . La signification substantielle<br />

accordée au sentiment doit cependant être<br />

nuancée dans la mesure où il varie selon la<br />

nature de la relation conjugale* 41 '. Le<br />

couple, de même que la famille, dont le<br />

ciment essentiel est le sentiment amoureux,<br />

est qualifié par L. Roussel de fusionnel. Ce<br />

type d'union, qui s'est développé à partir<br />

<strong>des</strong> années 60/70, est rarement inscrit dans<br />

la durée dans la mesure où aujourd'hui « (...)<br />

lorsque les conjoints sont moins heureux<br />

ensemble, ils n'estiment pas qu'ils doivent<br />

rester ensemble au nom d'un principe extérieur,<br />

au nom d'une institution, au nom d'un<br />

principe moral ou sociétal. La vie conjugale<br />

doit suivre ces mouvements » (42) .<br />

Selon certains auteurs, parmi lesquels E.<br />

Shorter, un autre élément «perturbateur» ne<br />

saurait être omis dans l'interprétation de la<br />

fragilisation du couple : la sexualisation ou<br />

encore l'intensification de la vie erotique' 43 '.<br />

L'importance qui lui est désormais accordée<br />

- fondamentale d'après E. Shorter' 44 ' -<br />

n'est pas sans surajouter à la fragilité déjà<br />

constatée.<br />

Outre le sentiment et la sexualité, qui<br />

participent sans conteste à la fragilisation de<br />

l'union, un dernier élément non sans relations<br />

avec les deux précédents mérite d'être<br />

mentionner ici : l'ambivalence du désir de<br />

fusion. Ce désir paradoxal consiste à vouloir,<br />

d'une part garder et préserver son individualité<br />

(liberté individuelle, autonomie,<br />

primat du «Je»,...), d'autre part fusionner,<br />

ne faire qu'un avec l'Autre. Le monologue<br />

d'Isidora' 45 ', illustre de manière exemplaire<br />

le désir contradictoire auquel l'individu<br />

postmoderne doit aujourd'hui faire face :<br />

Me ; Why is being alone so terrible ?<br />

Me : Because if no man loves me I have<br />

no identity...<br />

Me :[But] you know that you'd hate to<br />

have a man who possessed you totally<br />

und used up your breathing space...<br />

Me : I know - but I yearn for it <strong>des</strong>perately.<br />

Me : But if you had it, you'd feel trapped.<br />

Me: I know.<br />

Me : You want contradictory things.<br />

Me: I know.<br />

Me : You want freedom and you also<br />

want closeness.<br />

Me: I know.<br />

Ce monologue fait non seulement clairement<br />

apparaître la condition nouvelle de<br />

l'individu dans son rapport à l'Autre et à soi<br />

mais il soulève également la question de la<br />

contrainte et de la difficulté du choix -<br />

thème cher à la thèse de l'individualisation<br />

qui, pour le dire brièvement, pose que la<br />

multiplication <strong>des</strong> possibilités de choix proposées<br />

à l'individu revêt également et paradoxalement<br />

un caractère contraignant; la<br />

possibilité du choix implique nécessairement<br />

la contrainte du choix. L. Roussel<br />

rejoint la même pensée lorsqu'il écrit<br />

«aujourd'hui les institutions remises en<br />

cause, les directeurs de conscience récusés,<br />

chacun doit décider pour son compte, dans<br />

la vie quotidienne comme dans les situations<br />

graves. Le seul devoir est l'obligation<br />

de choisir »' 46 '. La possibilité, la nécessité de<br />

choisir ont modifié le rapport de l'individu<br />

à sa trajectoire de vie; désormais maître<br />

d'oeuvre de sa biographie, il est seul responsable<br />

de ses choix, quelles qu'en soient<br />

les conséquences, heureuses ou malheureuses.<br />

Loin d'avoir simplifié les relations<br />

homme/femme, l'accession à une plus grande<br />

liberté individuelle les a au contraire<br />

complexifiées. L'émancipation de la<br />

femme, l'acheminement vers l'égalité <strong>des</strong><br />

sexes ont été à l'origine d'une nouvelle<br />

donne dans les relations homme/femme;<br />

sapant les fondements sur lesquels reposait<br />

la famille moderne (distribution sexuelle<br />

<strong>des</strong> rôles, dépendance de la femme, etc.),<br />

ils ont favorisé la multiplication <strong>des</strong> conflits<br />

potentiels entre les hommes et les femmes.<br />

Les années à venir seront-elles, ainsi que le<br />

prédit U. Beck, celles de l'Un contre<br />

l'Autre?< 47)<br />

Qu'adviendra-t-il <strong>des</strong> relations<br />

homme/femme, <strong>des</strong> formes de la vie privée<br />

? Le fourvoiement, l'invalidité <strong>des</strong> prospectives<br />

passées, invitent à rester dans<br />

l'expectative; «le futur est caché, même<br />

pour ceux qui le font »' 48 '<br />

Notes<br />

1. F. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine,<br />

Editions Nathan, 1993, p. 86.<br />

2. L. Roussel. Deux décennies de mutations démographiques<br />

(1965-1985) dans les pays industrialisés,<br />

Population, 42,1, 1987, p. 430.<br />

3. M. Segalen, Sociologie de la famille, Seconde<br />

édition révisée et augmentée, Armand Colin,<br />

1988, p 9.<br />

4. F. de Singly, La famille l'état <strong>des</strong> savoirs,<br />

Editions la découverte, Paris, 1991, p. 429.<br />

5. Les premières réflexions sur la famille ne coïncident<br />

pas avec les débuts de la sociologie de la<br />

famille; bien antérieures, elles se rencontrent<br />

déjà chez Platon qui - même si la famille n'était<br />

pas au centre de sa réflexion - l'abordait déjà en<br />

relation avec l'Etat, la République.<br />

6. G. Schwâgler, Soziologie der Familie,<br />

Tûbingen, J. C. B. Mohr, 1970, p. 3.<br />

7. F. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine,<br />

op. cit., p. 15.<br />

8. Le changement social était alors envisagé<br />

comme un développement continu <strong>des</strong> sociétés<br />

traditionnelles (ou simples) aux sociétés<br />

modernes (ou complexes). En 1970, A. Michel<br />

écrivait «Encore récemment, il était d'usage de<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 133


eprendre le schéma de Durkheim sur la contraction<br />

de la famille étendue et de montrer que la<br />

famille nucléaire n'est que le résultat d'une<br />

longue évolution linéaire» in Sociologie de la<br />

famille et du mariage, Paris, PUF, 3 e<br />

édition<br />

mise à jour, 1986.<br />

9. F-X. Kaufmann, Familie und Modernität, in die<br />

Postmoderne Familie, K. Lüscher, (éd.,),<br />

Universitätsverlag Konstanz, 1988, p. 393.<br />

10. Le processus de modernisation se distingue <strong>des</strong><br />

autres; sa particularité réside en ce qu'il peut<br />

être considéré comme le processus général à<br />

partir duquel d'autres sous-processus (différenciation,<br />

individualisation etc..) auraient vu le<br />

jour.<br />

11. Terme que nous employons plus par commodité<br />

que par conviction.<br />

12. E. Shorter, Naissance de la famille moderne,<br />

Editions du Seuil, 1977.<br />

13. B. Bawin-Legros, Familles, Mariage, divorce.<br />

Une sociologie <strong>des</strong> comportements familiaux<br />

contemporains, Liège/Bruxelles, Pierre Mardaga<br />

Editeur, 1988, p. 12.<br />

14. H. Tyrell, Ehe und Familie - Institutionalisierung<br />

und Desinstitutionalisierung, in Die<br />

postmoderne Familie, op. cit., pp. 145-156.<br />

15. Rappelons ici que pour T. Parsons la répartition<br />

sexuelle <strong>des</strong> rôles est la condition essentielle de<br />

la stabilité de la relation conjugale.<br />

16. L. Roussel, La famille incertaine, Paris, Editions<br />

Odile Jacob, 1989, p. 198.<br />

17. La coexistence de différentes formes de vie<br />

n'est pas spécifique à la société post-industrielle;<br />

il suffit de se remémorer la stigmatisation<br />

sociale réservée aux «fille-mères» comme au<br />

concubinage «de nécessité» dans les classes<br />

ouvrières (19 e ). La nouveauté de l'hétérogénéité<br />

familiale actuelle réside d'une part dans la<br />

légitimité de ces différents modèles, d'autre part<br />

dans le fait que l'adoption de tel ou tel modèle<br />

est le résultat d'un choix individuel plus que du<br />

<strong>des</strong>tin.<br />

18. <strong>Pour</strong> une analyse détaillée prenant en compte les<br />

variations selon les pays se reporter à<br />

L. Roussel, Deux décennies de mutations démographiques<br />

(1965-1985) dans les pays industrialisés,<br />

op. cit., pp. 429-447. F. Höpflinger,<br />

Wandel der Familienbildung in Westeuropa,<br />

New York/Frankfurt, Campus Verlag, 1987.<br />

19. L. Roussel, Données démographiques et structures<br />

familiales, in L'Année Sociologique,<br />

Sociologie de la famille (1965/1985), Vol. 37,<br />

Paris, PUF, 1987, p. 49.<br />

20. L. Roussel, Deux décennies de mutations démographiques<br />

1965-1985) dans les pays industrialisés,<br />

op. cit., pp. 429-447.<br />

21. Cf. H. Tyrell, Ehe und Familie - Institutionalisierung<br />

und Desinstitutionalisierung, in Die<br />

postmoderne Familie, op. cit., pp. 145-156.<br />

22. Ce terme n'est pas très éloigné de ce que<br />

Durkheim entendait par anomie. R. König distinguait<br />

la désintégration (autonomisation institutionnelle<br />

de la famille) de la désorganisation<br />

(relations et dysfonctionnements intra-familiaux)<br />

dont les causes peuvent être diverses ; la<br />

principale serait aujourd'hui le divorce, la séparation<br />

du couple. Cette distinction permettait à<br />

R. König de discerner les changements structurels<br />

de la famille et les phénomènes de dissolution<br />

directement liés aux relations familiales.<br />

R. König, Materialien zur Soziologie der<br />

Familie, 2nde édition augmentée, Verlag<br />

Kiepenheuer und Witsch, Köln, 1974. (1ère éd.<br />

1946).<br />

23. L. Roussel, La famille incertaine, op. cit., p. 90.<br />

24. H. Tyrell, Ehe und Familie - Institutionalisierung<br />

und Desinstitutionalisierung, in Die<br />

postmodeme Familie, op. cit., pp. 145-157.<br />

25. Si le taux <strong>des</strong> naissances hors mariage a tendance<br />

à augmenter dans la plupart <strong>des</strong> pays occidentaux,<br />

il reste qu'aujourd'hui l'arrivée d'un<br />

enfant est la principale motivation à l'institutionnalisation<br />

de la relation. On remarquera que<br />

la France (pour <strong>des</strong> raisons qu'il reste à élucider)<br />

compte environ deux fois plus de naissances<br />

hors mariage que l'Allemagne.<br />

26. D. Le Gall, Formes de régulation conjugale et<br />

familiale à la suite d'unions fécon<strong>des</strong>,<br />

Habilitation en sociologie, Université de Paris<br />

V, Sorbonne, Nov. 1992, p. 22.<br />

27. La libéralisation <strong>des</strong> procédures de divorces<br />

remonte à 1975 pour la France et à 1977 pour<br />

l'Allemagne.<br />

28. I. Théry, Le démariage, Paris, Editions Odile<br />

Jacob, 1993, p. 8.<br />

29. Voir ici l'argumentation plus complète de<br />

E. Shorter qui réfute l'idée selon laquelle la libéralisation<br />

<strong>des</strong> divorces ait pu être à l'origine de<br />

l'augmentation du taux de divortialité in<br />

Naissance de la famille moderne, op. cit., p. 337.<br />

30. N. Luhmann, Amour comme Passion, De la<br />

codification de l'intimité, Editions Aubier,<br />

1990, p. 195.<br />

31. E. Shorter, Naissance de la famille moderne, op.<br />

cit., p. 336.<br />

32. F. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine,<br />

op. cit., p. 87.<br />

33. Ibid., p. 89.<br />

34. N. Luhmann, Amour comme passion, op. cit.,<br />

p. 56.<br />

35. Si le thème de l'individualisation n'est pas<br />

absent en sociologie de la famille française, il<br />

reste que la thèse de l'individualisation -<br />

approche sociologique dominante en sociologie<br />

de la famille allemande - développée en particulier<br />

par E. Beck-Gernsheim et U. Beck depuis<br />

les années 80 n'a pas de pendant en France. Voir<br />

G. Burkart, Individualisierung und Elternschaft<br />

- Das Beispiel USA, Zeitschrift für Soziologie,<br />

Jg. 22, Heft 3, Juni 1993, p. 160, (note 4).<br />

36. U. Beck distingue deux processus de modernisation/individualisation,<br />

le premier remonte au<br />

19 e siècle et marque le passage de la société<br />

agraire à la société industrielle. Le second processus<br />

de modernisation est plus récent et daterait<br />

<strong>des</strong> années 50/60. La vie de l'homme<br />

comme celui de la femme s'en trouva modifiée<br />

contrairement au premier qui ne concerna que la<br />

population masculine (l'émancipation féminine<br />

est considérée comme un moment central de ce<br />

processus). U. Beck, Risikogesellschaft, Auf<br />

dem Weg in eine andere Moderne, Edition Suhrkamp,<br />

1986. Voir aussi G. Lipovetsky qui développe<br />

l'idée de deux procès d'individualisation<br />

et de socialisation in L'ère du vide, Essais sur<br />

l'individualisme contemporain, Paris, Folio<br />

essais, 1992 (1ère éd. 1983).<br />

37. H. van der Loo, W. van Reifen, Modernisierung,<br />

München, dtv, 1992, p. 161. (Traduit du hollandais,<br />

1" éd. 1990)<br />

38. U. Beck, E. Beck-Gerasheim, Nicht Autonomie,<br />

sondern Bastelbiographie, Anmerkungen zur<br />

Individualisierungs-diskussion am Beipiel <strong>des</strong><br />

Aufsatzes von Günter Burkhart, Zeitschrift für<br />

Soziologie, Jg. 22, Heft 3, Juni 1993, p. 182.<br />

39. «ce modèle se définit par une double inspiration<br />

: d'une part, la recherche du bonheur, particulièrement<br />

à travers le sentiment amoureux ;<br />

d'autre part, le respect de l'institution considérée<br />

comme le guide infaillible vers ce bonheur»<br />

in La famille incertaine, op. cit., p. 141.<br />

40. F. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine,<br />

op. cit., p. 86.<br />

41. Voir la typologie proposée par L. Roussel in La<br />

famille incertaine, op. cit., pp. 138-150.<br />

42. F. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine,<br />

op. cit., p. 86.<br />

43. »Cette instabilité nouvelle résulte du remplacement<br />

de la propriété, comme lien principal entre<br />

les époux, d'abord par le sentiment, puis par la<br />

sexualité » in Naissance de la famille moderne,<br />

op. cit., p. 15.<br />

44. Nous nuancerons ce propos avec L. Roussel qui,<br />

bien qu'admettant que «nier l'importance de la<br />

sexualité dans le sentiment amoureux relèverait<br />

d'un angélisme naïf» souligne que «les sentiments<br />

ne semblent (...) pas réductibles aux «oripeaux<br />

» de la sexualité » in La famille incertaine,<br />

op. cit. p. 121.<br />

45. héroïne du roman de E. Jong, Fear of flying,<br />

Panther Books, 1974, p. 251 cité par E. Beck-<br />

Gernsheim, in Das ganz normale Chaos der<br />

Liebe, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1990,<br />

p. 96.<br />

46. L. Roussel, La famille incertaine, op. cit., p. 212.<br />

47. U. Beck, Das ganz normale Chaos der Liebe,<br />

op. cit., p. 24.<br />

48. A. France, La révolte <strong>des</strong> anges.<br />

repères,<br />

Mirô, graveur 5.<br />

cahier d'art contemporain<br />

© 1990, Galerie Lelong<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 134


Hommage<br />

à Julien Freund<br />

Heureux ceux<br />

qui ont connu<br />

Julien Freund!<br />

Penseur d'une grande originalité,<br />

d'une combativité sans cesse en<br />

éveil, exégète <strong>des</strong> grands sociologues<br />

de notre temps, érudit sans compromission<br />

: il était ferme dans ses convictions<br />

et ses convictions étaient fermement assises.<br />

Heureux ceux qui l'ont connu et qui ont<br />

eu le privilège de le fréquenter : ils n'échappaient<br />

jamais à ses critiques, à la rigueur de<br />

son raisonnement.<br />

Comme Gaston Bouthoul, il a voulu être<br />

polémologue. Car il aimait la paix. Mais<br />

non pas comme le commun <strong>des</strong> mortels.<br />

En préface à la belle traduction de Cari<br />

Schmitt que rédigea sa collègue de l'université<br />

de Strasbourg, Marie-Louise Steinhäuser,<br />

Julien Freund écrivit ces lignes très<br />

caractéristiques de sa pensée: «Sachons<br />

être suspect. C'est le signe aujourd'hui<br />

d'un esprit libre et indépendant, surtout en<br />

milieu intellectuel... Au plan de la recherche,<br />

diront vos critiques, ne vous occupez<br />

pas de polemologie mais d'irénologie ou<br />

de peace research. Si vous écrivez sur la<br />

politique, ajouteront-ils, montrez qu'elle<br />

est une activité maléfique qu'il faut faire<br />

dépérir, en même temps faites vous l'avocat<br />

d'une politique enfin généreuse mais<br />

violente... Présenter quelques oeuvres majeures<br />

de Cari Schmitt, un <strong>des</strong> théoriciens<br />

maudits de la politique, c'est devenir suspect.<br />

N'est-il pas lui-même un homme suspect<br />

? »<br />

Et c'est Julien Freund, ce grand Français,<br />

ce résistant, ce prisonnier politique, cet<br />

évadé de guerre, cet irréconciliable ennemi<br />

du nazisme, qui écrivait cela pour introduire<br />

<strong>des</strong> écrits de Cari Schmitt, ce politologue<br />

au moins discutable...<br />

C'est que Julien Freund détestait les<br />

arguments simplistes et de bon sens... réussissant<br />

toujours à montrer que le vrai était<br />

de son côté. Il rejoignait Henri Poincaré<br />

écrivant: «Il faut se défier de cet instinct<br />

obscur que nous nommons bon sens » ou<br />

Charles Serras qui proclamait: «La science<br />

commence où le bon sens finit».<br />

Ma première rencontre avec Julien<br />

Freund date de 1961, lors d'une bagarre verbale<br />

qu'il livra à un homme d'incontestable<br />

bonne volonté mais parfois un peu naïf... je<br />

pense à Henri Rolin, président du Sénat de<br />

Belgique, puis président de la Cour Européenne<br />

<strong>des</strong> Droits de l'Homme, humaniste<br />

et militant pacifiste, juriste éminent...<br />

C'était lors d'un colloque sur les droits de<br />

l'homme dans le cadre européen, au coeur<br />

de cette Université, à quelques pas du lieu<br />

où nous nous trouvons. Rolin présidait. Un<br />

de ses collaborateurs Sluszny défendait <strong>des</strong><br />

thèses traditionnelles sur les droits de<br />

l'homme et sur la Déclaration Universelle<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 136


adoptée par les Nations Unies. Julien<br />

Freund ne croyait pas à la vertu <strong>des</strong> textes<br />

et il le disait. La température montait. Rolin<br />

ayant tenté de lui enlever la parole, d'un<br />

geste brusque Freund coiffa son béret<br />

basque et sortit...<br />

Ah, ce béret, comme il lui était fidèle. Ce<br />

béret qui protestait contre l'affichage nazi<br />

de 1940 « Weg mit dem welschen Dreck ! ».<br />

Ce béret que l'ennemi avait qualifié de<br />

«Hirnverdunkelungsmiitze ».<br />

Freund y voyait - et il l'a écrit dans le<br />

beau volume <strong>des</strong> portraits alsaciens de<br />

François Nussbaumer - il y voyait un refus<br />

de tous les totalitarismes. Il détestait le<br />

conformisme et bravait l'autorité car son<br />

esprit était un esprit libre, prisonnier de la<br />

seule logique et toujours heureux de pouvoir<br />

détruire les sophismes les plus courants.<br />

La rigueur qui était la sienne n'épargnait<br />

rien ni personne.<br />

Le gourmet qu'il était, était aussi un cuisinier<br />

raffiné. Il aimait se retrouver le mercredi<br />

au restaurant de la Tête Noire sur les<br />

bords de 1T11 avec ses amis. Son verbe haut<br />

et clair dominait le vacarme. Il ponctuait ses<br />

affirmations et ses démonstrations de sonores<br />

éclats de rire.<br />

Il ne cessait de penser, de méditer, dans la<br />

rue, en train, en autobus et surtout dans la<br />

campagne de Ville. Puis il rentrait, se penchait<br />

sur son écritoire et écrivait d'abondance.<br />

Quelques jours avant sa fin, une admiratrice<br />

lui ayant reproché d'avoir récemment<br />

moins publié, il lui écrivit pour lui dire combien<br />

lui pesait son inactivité forcée. Il refusait<br />

de s'incliner devant les exigences de l'âge.<br />

Son oeuvre est énorme : articles, volumes<br />

toujours originaux, rigoureusement nonconformistes.<br />

Ses propos ont illustré la chaire de sociologie<br />

de l'Université de Strasbourg. Mais il<br />

allait aussi porter la bonne parole à l'étranger.<br />

J'ai été témoin de l'impression profonde que,<br />

professeur invité, il faisait aux deux universités<br />

catholiques de Louvain-la francophone, la<br />

mienne, et la néerlandophone.<br />

Ses travaux sur Max Weber, sur Simmel,<br />

sur Schmitt, sur Pareto aussi ont fait et feront<br />

autorité. Il maniait avec une égale élégance<br />

le français et l'allemand. Il connaissait Marx<br />

et critiquait en connaissance de cause. Il avait<br />

tout lu, tout analysé, tout compris, tout retenu.<br />

Ah! ses citations...<br />

Il soumettait ses trouvailles et ses textes<br />

à sa famille : son épouse et ses fils étaient<br />

<strong>des</strong> juges à l'appréciation <strong>des</strong>quels il tenait.<br />

Il savait d'ailleurs que leur jugement était<br />

sain car sa logique à lui était contagieuse. Il<br />

savourait ses longues conversations vespérales<br />

avec son épouse.<br />

Excellent chrétien, il critiquait le pacifisme<br />

d'Église. Il fit à un de mes cours de<br />

Louvain une critique sans pitié de la lettre<br />

de paix adressée par le cardinal Roy à Sa<br />

Sainteté Paul VI. Julien Freund choquait et<br />

voulait choquer : il détestait les idées reçues.<br />

Il le démontre d'une façon magistrale en<br />

mai 68 en présence d'événements qu'il sut<br />

analyser avec lucidité et en étant souvent en<br />

désaccord avec ses collègues.<br />

Nous assumions de concert la garde nocturne<br />

<strong>des</strong> locaux universitaires. Quelles discussions<br />

homériques alors qu'il préconisait<br />

<strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> qui devaient se révéler fécon<strong>des</strong>.<br />

Il ouvrit les yeux à plus d'un égaré<br />

mais s'attira aussi de soli<strong>des</strong> inimitiés.<br />

Quel époux, quel père, quel maître. Un<br />

maître fier de toute sa vie d'enseignant<br />

depuis l'école primaire jusqu'à l'Université.<br />

Souvent j'ai été en désaccord avec lui.<br />

Mais jamais sans profit, car sa contestation<br />

conduisait à de nouvelles trouvailles.<br />

Lorsque, en mars 1983, aux Presses<br />

Universitaires de France, il publie sa<br />

Sociologie du Conflit, il me fit l'immense<br />

honneur de me dédier l'ouvrage. Sur la page<br />

de garde, sous mon nom, il fit imprimer ces<br />

mots «mon compère». Déjà il m'avait qualifié<br />

de cette façon dans une lettre du<br />

29 décembre 1982.<br />

Amicalement, je luis fis observer que, en<br />

dehors <strong>des</strong> significations que les dictionnaires<br />

donnent à ce vocable, «compère»<br />

pouvait aussi signifier «complice»<br />

qu '« interlocuteur contestataire ».<br />

Il accepta cette remarque. Je lui en ai su<br />

gré et j'en ai été honoré.<br />

Il souffrait la contradiction et la provoquait<br />

volontiers.<br />

Heureux ceux qui ont connu Julien<br />

Freund.<br />

Heureux ceux qui pieusement conserveront<br />

son souvenir.<br />

Paul M.G. Levy<br />

Doyen Honoraire de l'Université<br />

de Louvain<br />

Julien Freund, mon ami<br />

Julien Freund et moi avons fait connaissance<br />

en été 1941 sur le plateau de<br />

Gergovie. Si j'indique l'endroit de notre<br />

première rencontre, c'est qu'il a eu une très<br />

grande importance dans notre vie, ainsi<br />

d'ailleurs que dans celle de beaucoup de nos<br />

camara<strong>des</strong>, - à telle enseigne, qu'aujourd'hui<br />

encore, nous nous intitulons volontiers<br />

«les gergoviotes ».<br />

C'est en juillet et août 1940 qu'un groupe<br />

d'étudiants de l'Université de Strasbourg<br />

construisit une maison sur le plateau de<br />

Gergovie, près de Clermont Ferrand. Cette<br />

maison est devenue la nôtre. Nous y passions<br />

les vacances et de nombreux weekend<br />

jusqu'à la fin de l'année 1943. Nous<br />

aimions y monter car très rapidement le plateau<br />

est devenu pour nous un point lumineux<br />

dans la grisaille ambiante. C'était le<br />

rendez-vous de l'espoir, là où soufflait le<br />

vent de la liberté. Il régnait entre nous une<br />

grande amitié, toutes confessions et disciplines<br />

confondues. Nous admirions de là<br />

haut la vue circulaire sur la plaine et les villages<br />

d'alentours, et les beaux ciels<br />

d'Auvergne, si magnifiquement peints par<br />

René Kuder, qui allait, par la suite devenir<br />

le peau-père de Julien.<br />

Lorsque celui-ci arriva au plateau, il s'y<br />

trouvait une quinzaine de garçons et trois ou<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 137


quatre étudiantes. Il s'intégra rapidement au<br />

groupe dont il devient un <strong>des</strong> piliers. A<br />

l'époque il se lia particulièrement à André<br />

Levy, son condisciple en philosophie, qui<br />

devint un grand résistant et fut fusillé par les<br />

allemands. Les deux eurent d'interminables<br />

discussions sur les sujets les plus divers. Si<br />

André était plus nuancé, Julien était plus<br />

carré, je dirai presque massif dans son argumentation.<br />

Mais l'étendue de ses connaissances<br />

nous avait frappés. Notre ami commun,<br />

le professeur Jacques Schwartz disait<br />

souvent qu'il avait une mémoire d'éléphant.<br />

J'ai eu, par la suite, l'occasion de constater<br />

combien il avait aussi l'esprit méthodique.<br />

D'une forte vitalité, Julien Freund<br />

était un grand travailleur. Il s'enthousiasmait<br />

pour tout ce qu'il entreprenait et aimait<br />

la vie. Nous avons parfois été surpris par la<br />

sonorité du rire dont il ponctuait certains de<br />

ses propos.<br />

Il n'était pas toujours commode et ne<br />

suivait pas la voie de la facilité. Courageux<br />

et tenace, il n'hésitait pas à nager à contre<br />

courant et refusait de transiger quand les<br />

idées ou opinions qui lui paraissaient justes<br />

étaient en cause. C'est ainsi qu'il opposa un<br />

refus immédiat à la propagande nazie et<br />

que, recherché chez lui en Moselle, du<br />

moins surveillé par la police, dû se réfugier<br />

en vieille France.<br />

Autres exemples : la conception qu'il<br />

avait de l'essence du politique n'était pas<br />

partagée par son Directeur de thèse,<br />

Monsieur Hyppolite, il estima qu'il était son<br />

devoir de changer non de sujet mais de<br />

Directeur; ce fut Raymond Aron.<br />

Ainsi encore malgré les incidents qui<br />

éclatèrent au sein de l'Université en 1968,<br />

continua-t-il de dispenser ses cours. Ce courage,<br />

il l'a également manifesté dans la<br />

résistance. Après son évasion de la forteresse<br />

de Sisteron, où il était interné, il s'est<br />

battu contre les allemands dans les rangs<br />

<strong>des</strong> maquisards de la région.<br />

Fort et solide dans l'amour qu'il portait<br />

à son épouse, et fidèle dans ses amitiés,<br />

Julien était un homme au coeur sans partage.<br />

J'aimais à le retrouver, au milieu <strong>des</strong><br />

siens, à Ville. Nous parlions de justice, aussi<br />

bien de la philosophie du droit que d'actualités.<br />

Il avait le don d'aller du particulier au<br />

général, et s'il n'avait pas toujours raison,<br />

il était toujours intéressant.<br />

Julien a quitté l'université avant l'âge de<br />

la retraite, mais se tenait informé de ses travaux.<br />

Il recevait volontiers chez lui <strong>des</strong> collègues<br />

et <strong>des</strong> chercheurs, ainsi que nombre<br />

d'étudiants. Il était ravi de présider <strong>des</strong> jurys<br />

de thèse ou d'en faire partie.<br />

Ces temps derniers Georges Wildenstein,<br />

autre ami commun gergoviote, Julien<br />

et moi, nous nous sommes beaucoup téléphonés,<br />

- parce que souffrant moi-même, je<br />

ne pouvais pas me rendre à Ville. Nous nous<br />

communiquions nos bulletins de santé. A<br />

chaque amélioration de son état, - hélas de<br />

plus en plus courtes - il reprenait avec joie<br />

son travail. Un tiré à part d'un de ses articles<br />

qu'il m'a adressé en mai 1993 porte en titre<br />

la mention manuscrite: «tant qu'on peut<br />

rédiger».<br />

Une <strong>des</strong> paroles que Julien Freund m'a<br />

adressé au téléphone, juste avant sa dernière<br />

hospitalisation est: «Georges, nous<br />

avons <strong>des</strong> femmes admirables».<br />

Jean Georges Wagner<br />

Premier Président Honoraire<br />

de la Cour d'Appel de Colmar<br />

«Non récupérable!»<br />

L'un <strong>des</strong> traits marquants de la personnalité<br />

attachante et complexe de Julien<br />

Freund, qui me paraît le caractériser bien<br />

davantage que certaines de ses prises de<br />

position, ce fut son profond respect pour<br />

l'indépendance de réflexion de chacun de<br />

ses proches.<br />

Nul ne peut se prévaloir d'être l'héritier<br />

d'une pensée qui échappe à toute assigna-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 138


tion, à toute captation abusive. Il n'a pas<br />

voulu s'entourer de «disciples», préférant<br />

la compagnie de ceux qui, refusant la servilité,<br />

«ferraillaient» dur avec lui, lui<br />

opposant, par delà une amitié fraternelle<br />

jamais démentie, une réflexion exigeante.<br />

Il les a amenés à se découvrir, à devenir<br />

davantage eux-mêmes, dans un cheminement<br />

toujours inachevé. A leur égard il a<br />

témoigné d'une fidélité qui a résisté aux<br />

divergences idéologiques et aux aléas <strong>des</strong><br />

engagements affrontés. Sa générosité, faite<br />

de confiance maintenue, d'écoute attentive,<br />

de capacité de comprendre les problèmes<br />

de chacun, n'a cessé de se déployer.<br />

Il a inculqué à ses élèves le sens de la<br />

rigueur et de l'honnêteté intellectuelles; il<br />

leur a interdit de ruser avec une oeuvre en<br />

la contraignant d'entrer dans le lit de<br />

Procuste d'un système interprétatif préétabli.<br />

Lire le Contrat Social avec Julien<br />

Freund, c'est se risquer à interroger le cliché<br />

complaisant d'un Jean-Jacques Rousseau<br />

chantre de la démocratie; analyser,<br />

avec lui, le Capital c'est remettre en question<br />

la prétendue coupure épistémologique<br />

qui fractionne l'oeuvre de Marx. Un sourire<br />

triomphateur éclairait le visage de Julien<br />

Freund lorsqu'ayant appelé à la rescousse<br />

<strong>des</strong> textes négligés, voire occultés, il réussissait<br />

à déstabiliser <strong>des</strong> certitu<strong>des</strong> complaisamment<br />

établies.<br />

Si la pensée de Julien Freund a connu<br />

certains infléchissements, voire <strong>des</strong> réorientations,<br />

l'homme est devenu toujours<br />

davantage lui-même. Il a fait preuve d'une<br />

singulière capacité à accueillir la vie dans<br />

son foisonnement, et aussi d'une secrète<br />

tendresse. Derrière son rire libérateur et<br />

décapant s'affirmaient le sens de l'inachevé,<br />

le refus <strong>des</strong> certitu<strong>des</strong> verrouillées, la<br />

volonté de saper tous les dogmatismes.<br />

Mais également l'amour sans limites d'une<br />

vie acceptée dans sa dimension chatoyante,<br />

sa beauté sans cesse renouvelée, comme<br />

dans ses mutilations.<br />

Julien Freund a été un intellectuel<br />

authentique, réussissant, dans un combat<br />

chaque jour recommencé, à vivre malgré la<br />

souffrance, à la hauteur de ses principes.<br />

Freddy Raphaël<br />

Doyen de la Faculté<br />

<strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />

Je n'ai vraiment connu Julien Freund<br />

qu'après son départ de l'Université, paradoxe<br />

sans doute pour quelqu'un qui a fait<br />

ses étu<strong>des</strong> de sociologie à Strasbourg. Mes<br />

centres d'intérêt de l'époque ne m'inclinaient<br />

pas vers les thèmes et les auteurs de<br />

prédilection de J. Freund, et je trouvais mon<br />

miel ailleurs. Le premier paradoxe s'en<br />

double d'un second, la volonté de collègues<br />

m'a placé à la direction d'un Institut créé<br />

par J. Freund et où s'étaient succédés<br />

M. Maffesoli et W. S. Freund. C'est à ce<br />

moment que s'établirent <strong>des</strong> liens plus soutenus<br />

avec J. Freund que j'avais consulté<br />

pour discuter de sa façon de voir l'avenir de<br />

cet Institut. Nous n'en discutâmes pas ou<br />

plutôt si, mais en une phrase, c'est à vous<br />

de définir maintenant l'orientation que vous<br />

voulez lui donner, tout était dit, et nous<br />

continuâmes sur un thème commun,<br />

G. Simmel. J. Freund ne se désintéressait<br />

pas de l'avenir de cet Institut comme le<br />

prouve, la suite, mais il me faisait comprendre<br />

ce qui fut pour lui toujours fondamental,<br />

l'éthique de responsabilité. J'obtins<br />

néanmoins de lui qu'il vienne donner trois<br />

leçons, auxquelles se pressa un jeune public<br />

très vite séduit par l'érudition et la fougue<br />

du personnage. Le plaisir d'enseigner et le<br />

goût de la controverse de J. Freund se donnèrent<br />

à plein, bref un professeur enseignait.<br />

Comme l'administration n'aime pas<br />

les contes de fée, elle se chargea de mettre<br />

du sel bureaucratique dans l'affaire et le<br />

vacataire J. Freund fut convié à remplir <strong>des</strong><br />

papiers pour obtenir le remboursement de<br />

ses déplacements et une indemnité pour ses<br />

conférences. La bureaucratie se vengeait-telle<br />

ainsi de celui qui comme son maître, M.<br />

Weber, l'avait tant critiqué?<br />

Qui connaît un tant soit peu J. Freund<br />

peut imaginer l'explosion volcanique que<br />

ce terme provoqua. Il ne remplit jamais ses<br />

papiers mais renouvela l'expérience l'année<br />

d'après; mais cette fois-ci nous ne demandâmes<br />

rien à personne. Il donna ainsi généneusement<br />

de son temps et de son talent, ce<br />

n'étaient pas <strong>des</strong> mesquineries bureaucratiques<br />

qui allaient l'arrêter; pas plus qu'il<br />

ne se soumettrait à ce qu'il estimait être un<br />

manque de tact vis-à-vis d'un ancien professeur.<br />

Lorsque nous nous vîmes la dernière<br />

fois, c'était pour une émission de France<br />

Culture consacrée à G. Simmel, et dont une<br />

partie fut enregistrée à Ville; hors micro il<br />

me parla de son Essence de l'Economie, qui<br />

lui tenait tant à coeur, sachons la lire et nous<br />

souvenir de lui.<br />

Patrick Watier<br />

Directeur du Laboratoire de sociologie<br />

de la culture européenne<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 139


BRIGITTE F1CHET<br />

Intégration ou mise<br />

à distance<br />

La construction sociale<br />

de l'étranger<br />

La souffrance engendre<br />

les songes<br />

Comme une ruche<br />

ses abeilles<br />

L'homme crie où<br />

son fer le ronge<br />

Et sa plaie engendre un soleil<br />

Plus beau que les anciens<br />

mensonges.<br />

Brigitte Fichet<br />

Louis Aragon<br />

Les poètes<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences <strong>sociales</strong>. Laboratoire<br />

de sociologie de la culture européenne.<br />

Centre d'étu<strong>des</strong> <strong>des</strong> migrations et <strong>des</strong><br />

relations inter-culturelles (CEMRIC)<br />

Les questions relatives aux processus ou<br />

aux «problèmes» d'insertion, d'intégration<br />

ou d'assimilation alimentent de<br />

façon récurrente les discours et les débats<br />

portant sur les groupes dits spécifiques, ou, plus<br />

rarement, sur la nation dans son ensemble. Les<br />

deux approches ne sont pas indépendantes mais<br />

proposent une focalisation différente. La<br />

première commence par se fixer sur <strong>des</strong> sousgroupes<br />

dont les attaches avec les autres<br />

groupes ou la société semblent précaires ou problématiques:<br />

il peut s'agir ici autant de<br />

l'insertion <strong>des</strong> jeunes sur le marché du travail<br />

que de l'intégration de populations étrangères<br />

(ou d'origine étrangère) ou de celle de particularismes<br />

régionaux. Les problèmes seraient<br />

d'abord ceux de ces populations, et ne<br />

deviendraient ceux de la société que lorsqu'ils<br />

prendraient une ampleur critique susceptible<br />

de menacer la cohésion sociale ou l'unité<br />

nationale. La seconde approche part de la<br />

société, ou de la nation, considérée dans sa<br />

globalité comme le produit d'un processus<br />

continuel d'intégration de toutes ses composantes<br />

(1) , face aux processus de mondialisation<br />

économique et d'internationalisation du droit<br />

comme à ceux de diversification interne. La<br />

problématique est donc générale,... mais peut<br />

concerner, plus ou moins opportunément, l'un<br />

ou l'autre groupe particulier.<br />

Les mêmes considérations accompagnent<br />

le développement de dispositifs d'insertion,<br />

d'intégration, de politiques de la ville, pour<br />

éviter les explosions urbaines, la constitution<br />

de ghettos, les impasses <strong>sociales</strong> exposant les<br />

jeunes notamment à une frustration oisive.<br />

Le foisonnement <strong>des</strong> mots et <strong>des</strong> mesures<br />

témoigne souvent de plus d'agitation que<br />

d'efficacité. Il constitue sans doute l'indice<br />

d'un problème social que l'on peut formuler<br />

dans un premier temps comme celui de la<br />

crainte de l'émergence de «classes dangereuses<br />

» (2) . Une interprétation de ce symptôme<br />

pourrait être proposée, consistant à faire<br />

valoir que, sur le registre politique notamment,<br />

il est plus important de faire connaître<br />

les mesures que l'on prend que de les mettre<br />

en oeuvre effectivement - ce qui dispenserait<br />

de réfléchir aux modalités concrètes de leur<br />

application comme à une évaluation sérieuse<br />

de leurs effets. Le phénomène important ici<br />

est probablement la récurrence et la publicité<br />

<strong>des</strong> discours sur l'intégration. Reprendre avec<br />

insistance le «problème» de l'intégration<br />

d'une population donnée revient à transmettre<br />

le message que cette population n'est<br />

pas intégrée. Cela revient à le diffuser auprès<br />

de tous les groupes sociaux, et en particulier<br />

auprès <strong>des</strong> acteurs sociaux chargés <strong>des</strong><br />

mesures d'intégration et auprès <strong>des</strong> groupes<br />

<strong>des</strong>tinataires de ces mesures. Le cercle de la<br />

prédiction créatrice se renforce et se referme.<br />

Le manque d'intégration est un argument<br />

posé pour légitimer les mesures prises, il est<br />

repris pour expliquer les limites de leur efficacité<br />

: la cause - et la faute - de l'échec <strong>des</strong><br />

mesures d'intégration est imputable au caractère<br />

spécifique du groupe en question. Cet<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 142


échec peut en retour être transformé en manifestation,<br />

sur la foi d'un constat «objectif»,<br />

du défaut d'intégration, aggravé ou rédhibitoire,<br />

du groupe considéré, voire de son caractère<br />

intrinsèquement «inassimilable».<br />

Ainsi, à travers le mécanisme de la prophétie<br />

créatrice, le message passe et les comportements<br />

peuvent s'en trouver modifiés. La<br />

conception a priori du défaut d'intégration<br />

d'un groupe pourrait créer de toutes pièces<br />

une situation nouvelle, ou, pour le moins,<br />

entraver ou altérer les relations <strong>des</strong> membres<br />

de ce groupe avec les autres' 3 '. Même dans le<br />

cas où il ne s'agirait pas d'un a priori, cette<br />

réitération de l'absence d'intégration peut<br />

susciter plus de problèmes qu'elle n'en<br />

résoud. Les processus de l'intégration, dans<br />

le sens social général, sont probablement<br />

d'autant plus efficaces qu'ils sont inconscients.<br />

Les mesures volontaristes peuvent<br />

entraîner <strong>des</strong> effets pervers susceptibles de<br />

ruiner les objectifs annoncés. Mais prendre au<br />

sérieux ces effets conduit à les reconsidérer,<br />

à les examiner autrement que comme <strong>des</strong><br />

conséquences non voulues. Ils viennent effectivement<br />

s'insérer dans un ensemble de<br />

processus, conscients ou inconscients, qui<br />

relèvent de la construction sociale de l'altérité.<br />

<strong>Pour</strong> parler de l'intégration - ou du manque<br />

d'intégration - d'un groupe particulier, il<br />

faut préalablement penser ce groupe comme<br />

spécifique, différent, extérieur, étranger... et<br />

ce n'est pas une situation donnée d'emblée.<br />

Il s'agit du résultat d'un processus social de<br />

classement, dont nous proposons ici quelques<br />

manifestations dans le cas particulier de la<br />

fabrication sociale de l'étranger. Cette élaboration<br />

ne se produit pas sans réactions, que<br />

nous illustrerons ensuite.<br />

sur l'étranger compris dans le sens juridique<br />

de «celui qui n'a pas la nationalité du<br />

pays». Le vocabulaire traduit formellement<br />

cette distinction : le mot étranger, employé<br />

absolument, réfère à ce dernier sens, alors<br />

que dans les autres cas, il est nécessaire de<br />

préciser «étranger à»...la région, l'établissement,<br />

etc.<br />

La construction sociale de l'étranger au<br />

sens juridique date de la fin du dix-neuvième<br />

siècle' 4 '. En effet, la Révolution s'était<br />

employée à définir le citoyen par l'égalité<br />

De quelques indices<br />

de la construction sociale<br />

de l'étranger<br />

Sur le plan social, l'étranger est «celui<br />

qui n'est pas <strong>des</strong> nôtres». Cette signification<br />

traditionnelle s'est cristallisée ensuite<br />

© Rouleaux Magiques, éthiopiens, Jacques Mercier, éd. du Seuil, 1979. Bibliothèque Nationale de Paris.<br />

Merci à Anne Tonnac pour cette iconographie.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 143


<strong>des</strong> droits civils et politiques dans la nation;<br />

le clivage entre Français et étrangers n'y<br />

intervenait pas de façon déterminante. Le<br />

concept de nationalité s'élabore ensuite progressivement,<br />

et avec lui se développe la<br />

nécessité sociale de classer les individus<br />

selon leur nationalité et d'éliminer les situations<br />

indéterminées sur ce registre.<br />

Cette nécessité traduit un souci de discrimination<br />

dans l'accès aux différents droits.<br />

Thomas Marshall définit la pleine participation<br />

à une communauté - autrement dit la<br />

citoyenneté - selon trois dimensions 0 '. Les<br />

droits civils comprennent, entre autres, les<br />

libertés d'opinion, d'expression, d'association,<br />

ainsi que les droits de propriété et de<br />

conclure un contrat (fondamentaux pour le<br />

développement d'une économie industrielle).<br />

Les droits politiques sont ceux de l'élection et<br />

de l'éligibilité. Les droits sociaux vont <strong>des</strong><br />

droits à la sécurité et à un minimum économique<br />

à ceux de partager pleinement la vie<br />

civilisée de la société, à travers l'accès à l'éducation<br />

et à la santé notamment. Sur ces trois<br />

registres, la nouvelle différence entre Français<br />

et étrangers s'instaure en ligne de clivage,<br />

potentielle ou effective, toujours fluctuante,<br />

dans l'accès aux droits. Les droits politiques<br />

qui s'étendent avec le suffrage universel sont<br />

fermés aux étrangers, et même restreints pour<br />

les naturalisés : la loi de 1889 prévoit qu'ils ne<br />

pourront être éligibles aux assemblées parlementaires<br />

pendant dix ans 16 '. La nationalité est<br />

devenue une condition nécessaire mais non<br />

suffisante de la citoyenneté politique (les<br />

femmes en resteront longtemps exclues). A<br />

travers le développement de l'«Etat-providence»,<br />

l'extension <strong>des</strong> droits sociaux se fait<br />

parallèlement à la diffusion d'une discrimination<br />

nouvelle à rencontre <strong>des</strong> étrangers - en<br />

matière de retraite, de santé en particulier* 7 '. Si<br />

les étrangers ont vu leurs droits civils s'élargir<br />

en France au dix-neuvième siècle, le souci<br />

de protéger le marché du travail s'exprime<br />

déjà et conduit à contrôler l'identité <strong>des</strong> étrangers.<br />

Sur le même registre, les discriminations<br />

se multiplient avec le développement de ce<br />

que Thomas Marshall appelle la «citoyenneté<br />

industrielle », la participation, par le vote ou<br />

les responsabilités, aux diverses formes<br />

d'organisations professionnelles. La logique<br />

nationale <strong>des</strong> discriminations se maintient<br />

encore actuellement, les modalités évoluant<br />

selon les conjonctures historiques' 8 '.<br />

Gérard Noiriel montre également qu'au<br />

milieu du dix-neuvième siècle l'immigré<br />

n'existe pas encore, ni dans les termes, ni<br />

dans la conception que l'on peut en avoir<br />

aujourd'hui. Le vocabulaire relatif à l'immigration<br />

se développe dans les années<br />

1870, dans le milieu <strong>des</strong> statisticiens-démographes'<br />

9 '. Leur problématique s'instaure<br />

dans une perspective de bilan <strong>des</strong> flux<br />

migratoires, de contrôle <strong>des</strong> populations.<br />

La genèse <strong>des</strong> termes de la migration est<br />

contemporaine de l'émergence de la catégorie<br />

de la nationalité. L'immigré se confond<br />

avec l'étranger. La prégnance de la logique<br />

nationalitaire se fait encore sentir aujourd'hui<br />

dans la problématique <strong>des</strong> migrations. Si les<br />

deux termes d'«étranger» et d'«immigré»,<br />

différents dans leur signification, sont si souvent<br />

utilisés l'un pour l'autre, c'est qu'ils réfèrent<br />

tous deux à <strong>des</strong> formes d'extériorité,<br />

c'est qu'ils servent à renvoyer ceux qu'ils<br />

désignent à une extériorité antérieure, réelle<br />

ou supposée' 10 '. La même logique de séparation<br />

se manifeste dans l'approche <strong>des</strong> populations<br />

étudiées ou assistées. A propos<br />

de l'immigration algérienne, Jacques<br />

Katuszewski et Ruwen Ogien ont montré<br />

l'artifice de définitions en termes de clôture,<br />

de culture immigrée, de micro-société ou de<br />

communauté: «Le principal reproche que<br />

l'on pourrait faire à ces thèses, isolant un ensemble<br />

social, c'est qu'elles se présentent<br />

comme l'enregistrement d'un réel qui se donnerait<br />

en lui-même, alors qu'elles nécessitent<br />

une opération d'homogénéisation <strong>des</strong> données,<br />

de mise à l'écart <strong>des</strong> variations contextuelles<br />

et de ce qui déborde l'ensemble clôturé,<br />

en fait, arbitrairement»' 11 '. Cette position<br />

n'est pas sans incidences pratiques dans la<br />

configuration <strong>des</strong> relations entre les «immigrés»<br />

et les «Français». Elle permet également<br />

l'instauration d'une situation de monopole<br />

pour l'intermédiaire ou le médiateur:<br />

«En présentant Français et immigrés comme<br />

deux mon<strong>des</strong> fermés l'un à l'autre, il se donne<br />

la position de celui qui seul peut les ouvrir, et<br />

développe la dépendance <strong>des</strong> personnes<br />

«intéressées» par l'immigration à son<br />

égard»' 12 '. Les auteurs soulignent le paradoxe<br />

de l'histoire d'une personne qui tendrait à<br />

montrer l'existence d'un monde commun et<br />

le discours qu'elle produit et diffuse, selon<br />

son opportunité, sur la fermeture <strong>des</strong> deux<br />

milieux. Ils proposent une approche en<br />

termes de réseaux sociaux, en alternative à la<br />

clôture qui caractérise trop fréquemment les<br />

définitions courantes.<br />

Un autre avatar de la séparation a priori<br />

entre deux mon<strong>des</strong> se retrouve dans l'idée de<br />

distance sociale ou culturelle. Georg Simmel,<br />

à propos de l'étranger, a bien montré comment<br />

le jeu de la distance et de la proximité organisait<br />

la relation sociale en général' 13 '.<br />

Cependant, dans son usage social, la notion de<br />

distance aujourd'hui semble plutôt servir à<br />

nier ou à masquer la relation. Selon Nadia<br />

Mohia, «la notion de distance socio-culturelle<br />

escamote radicalement ce qu'elle croit saisir,<br />

simplement parce qu'elle fait abstraction<br />

de la relation qui lie inévitablement deux<br />

groupes socio-culturels différents à travers les<br />

individus, dans leurs expériences quotidiennes<br />

de coexistence harmonieuse ou<br />

conflictuelle»" 4 '. A force d'être évoquée<br />

comme prétendu facteur explicatif <strong>des</strong> aléas<br />

de la communication inter-culturelle, l'idée de<br />

distance se construit comme un artefact; elle<br />

se diffuse sous l'apparence d'une notion<br />

scientifique et quantitative puisqu'elle est censée<br />

être mesurable. En ce sens, comme la<br />

notion de seuil, elle divertit l'attention <strong>des</strong><br />

inter-relations effectives et <strong>des</strong> rapports de<br />

forces enjeu' 15 '. Ces quelques indications suffiront<br />

sans doute à suggérer la prégnance <strong>des</strong><br />

représentations et le nombre de processus par<br />

lesquels s'effectue la construction sociale de<br />

l'étranger. Cette mise à distance, physique ou<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 144


symbolique, est clairement perçue par les intéressés<br />

et n'est pas sans susciter quelques réactions.<br />

De quelques réactions<br />

à la contrainte<br />

de la définition<br />

Ce n'est pas la différence de nationalité<br />

en elle-même qui parait contraignante - elle<br />

est souvent prise aujourd'hui comme un état<br />

de fait - mais bien ce qui se constitue autour<br />

de cette différence, ce qu'on lui fait signifier.<br />

Les débats politiques et scientifiques<br />

autour de la notion d'intégration manifestent<br />

un effet de domination, créent un étiquetage<br />

dont les populations étrangères en France<br />

sont conscientes. Nous en retrouvons une<br />

illustration dans <strong>des</strong> enquêtes menées auprès<br />

de familles portugaises en Alsace' 16 '. A une<br />

question sur le rôle <strong>des</strong> associations portugaises<br />

dans l'intégration à la société française,<br />

les réponses sont assez peu nombreuses et<br />

diversifiées. Surtout, certains refusent la<br />

question elle-même: «Il ne faut pas parler<br />

d'intégration, je suis européen comme tout le<br />

monde en Europe » ou « Cela n'a pas de sens<br />

aujourd'hui...parce que nous sommes européens»<br />

ou encore «Cela ne me semble pas<br />

d'actualité...parce que nous sommes à l'heure<br />

de l'Europe unie». Il est vrai que l'on peut<br />

trouver, parmi les Portugais, une tendance à<br />

affirmer leur caractère européen, position qui<br />

sert notamment à distinguer le Portugais de<br />

l'étranger extra-communautaire. Mais si cette<br />

affirmation se manifeste à propos d'une question<br />

sur l'intégration, n'est-ce pour se dégager<br />

de sa connotation péjorative, pour en<br />

montrer l'impertinence? Le recours à<br />

l'acquisition de la nationalité française constitue<br />

l'une <strong>des</strong> réponses possibles à la mise à<br />

distance dont les étrangers font l'objet. La<br />

place de l'étranger n'est pas une position<br />

enviable ou tenable à long terme. C'est en<br />

partie ce qui s'exprime derrière une réponse<br />

aussi fréquente que sobre et laconique sur les<br />

motivations d'une demande de naturalisation<br />

: «c'est (juste) pour les papiers... ». Cette<br />

raison offusque souvent les Français qui y<br />

voient une attitude trop utilitariste. En un<br />

sens, cet utilitarisme pourrait être interprété<br />

comme un indice d'assimilation, puisqu'il est<br />

fort répandu dans notre société, y compris<br />

dans les relations dites extra-économiques; il<br />

pénètre même la procédure de naturalisation'<br />

17 '. Mais il s'agit ici d'un <strong>des</strong> domaines,<br />

plus névralgiques que d'autres, où l'utilitarisme<br />

est à la fois présent et refoulé. La parole<br />

de l'étranger dans ce cas apparaît d'autant<br />

plus indécente qu'elle est lucide. Par ailleurs,<br />

cette expression, « c'est (juste) pour les<br />

papiers», traduit bien le souhait de sortie<br />

d'une situation d'assignation à une existence<br />

marginale, l'aspiration à une certaine stabilité,<br />

à la fin du travail social qui leur incombe<br />

d'avoir à légitimer encore une présence parfois<br />

déjà ancienne. C'est bien d'une contestation<br />

du statut de l'étranger qu'il s'agit,<br />

même si cette contestation reste bien vaine<br />

dans ses conséquences' 18 '.<br />

Notes<br />

1. Dominique Schnapper, La France de 1'intégration.<br />

Sociologie de la nation en 1990, Paris,<br />

Editions Gallimard (Bibliothèque <strong>des</strong> Sciences<br />

Humaines). 1991, 377 p.<br />

2. Selon l'interprétation avancée par François Dubet<br />

à propos <strong>des</strong> jeunes marginalisés; cf La galère:<br />

jeunes en survie, Paris, Fayard (Mouvements 4),<br />

1987, notamment le chapitre premier.<br />

3. Bernard Glietsch, «Les représentations réciproques<br />

<strong>des</strong> intervenants sociaux et <strong>des</strong> jeunes<br />

d'origine étrangère dans la relation éducative»<br />

in «Jeunesses dans le kaléidoscope», Cultures<br />

et Sociétés, Cahiers du CEMRIC, n° 2, printemps<br />

1993, pp. 33-35.<br />

4. <strong>Pour</strong> une information détaillée sur ce sujet, on<br />

se reportera notamment aux travaux de :<br />

- Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire<br />

de l'immigration. XIX'-XX C siècles, Paris.<br />

Editions du Seuil (Collection « L'univers historique»),<br />

1988, chapitre 2, La Carte et le Code.<br />

- Gérard Noiriel, La tyrannie du national. Le<br />

droit d'asile en Europe 1793-1993, Paris,<br />

Calmann-Lévy, 1991; cf les deux chapitres:<br />

Sans droit ni loi, et: La construction sociale <strong>des</strong><br />

identités nationales.<br />

- Christian Bruschi, «Droit de la nationalité et<br />

égalité <strong>des</strong> droits de 1789 à la fin du XIX e siècle »,<br />

in Questions de nationalité. Histoire et enjeux<br />

d'un code, sous la direction de Smaïn Laacher,<br />

Paris, CIEMI/L'Harmattan, 1987, pp. 21-59.<br />

- Danièle Lochak, «Etrangers et citoyens au<br />

regard du droit», in La citoyenneté et les changements<br />

de structures sociale et nationale de la<br />

population française, ouvrage coordonné par<br />

Catherine Wihtol de Wenden, Edilig/Fondation<br />

Diderot, 1988, pp.73-85.<br />

5. Thomas Humphrey Marshall, Citizenship and social<br />

class and other essays, Cambridge, 1950, pp. 8-11.<br />

6. Gérard Noiriel, Le creuset... op. cit. pp. 83.<br />

7. Ibidem, pp. 110 et sq.<br />

8. Ibidem, chapitre 2. On pourra également se référer<br />

aux ouvrages de :<br />

- Jean Charles Bonnet, Les pouvoirs publics<br />

français et l'immigration dans l'entre-deuxguerres,<br />

Presses de l'Université de Lyon II.<br />

1976,414 p.<br />

- Jacqueline Costa-Lascoux, De l'immigré au<br />

citoyen, Paris, La Documentation française (Notes<br />

et étu<strong>des</strong> documentaires n° 4886), 1989,160 p.<br />

- Patrick Weil, La France et ses étrangers.<br />

L'aventure d'une politique de l'immigration.<br />

1938-1991, Paris, Calmann-Lévy, 1991,407 p.<br />

9. Gérard Noiriel, Le creuset... op. cit. pp. 78 et sq.<br />

10. Brigitte Fichet, «Etranger et immigré. Deux<br />

termes problématiques», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />

Sociales de la France de l'Est, n°20, 1992/93.<br />

pp.112-117.<br />

11. Jacques Katuszewski et Ruwen Ogien, Réseaux<br />

d'immigrés. Ethnographie de nulle part, Paris, Les<br />

éditions ouvrières/Editions économie et humanisme<br />

(Collection Politique Sociale), 1981, p.12.<br />

12. Ibidem, p. 4L<br />

13. Georg Simmel, «Excurs ûber den Fremden»,<br />

Soziologie, Leipzig, 1908, p. 685. Traduction de<br />

Philippe Fritsch et Isaac Joseph, «Digressions<br />

sur l'étranger», in Yves Grafmeyer et Isaac<br />

Joseph, L'école de Chicago. Naissance de l'écologie<br />

urbaine, Paris, Editions Aubier-Montaigne<br />

(Collection «Champ urbain»), pp. 53-54.<br />

14. Nadia Mohia, « La distance socio-culturelle : du<br />

concept à la réalité», in «Propos sur la distance»,<br />

Cultures et Sociétés, Cahiers du CEMRIC.<br />

n°3, hiver 1993, p. 85.<br />

15. Brigitte Fichet, «La distance sociale ou culturelle<br />

: dans quelle mesure?», in «Propos sur la<br />

distance», op. cit., p. 15. Tout le numéro est<br />

consacré à <strong>des</strong> approches diversifiées, plus ou<br />

moins critiques, de la notion de distance sociale<br />

ou culturelle.<br />

16. L'enquête, en cours d'exploitation, a été menée<br />

auprès <strong>des</strong> membres adultes de deux générations<br />

de onze familles portugaises de la région. Cette<br />

recherche vise à explorer les convergences ou<br />

divergences de positions entre les parents et les<br />

enfants <strong>des</strong> mêmes familles.<br />

17. Une <strong>des</strong> raisons avancées pour le contrôle de santé<br />

<strong>des</strong> candidats est qu'ils ne soient pas à charge de<br />

la collectivité.<br />

18. Abdelmalek Sayad a clairement montré le défi que<br />

représentent les migrations pour les ordres nationaux<br />

<strong>des</strong> pays de départ comme de résidence, ainsi<br />

que les limites <strong>des</strong> conséquences de la naturalisation<br />

sur le statut social : voir, entre autres, « L'ordre<br />

de l'immigration entre l'ordre <strong>des</strong> nations», in<br />

L'immigration ou les paradoxes de l'attenté,<br />

Bruxelles, De Boeck Université (Collection<br />

«L'homme/l'étranger»), 1991, pp. 289-311.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 145


OTTHEIN RAMMSTEDT<br />

L'étranger<br />

de Georg Simmel (1)<br />

L'étranger aussi a un nom. Il<br />

peut s'appeler Paul Merkel ou<br />

Monsieur Meursault. Mais qui<br />

peut bien connaître un<br />

étranger du nom de Merkel<br />

ou Meursault. Ces noms<br />

nous sont inconnus bien que<br />

<strong>des</strong> inconnus portant ce nom<br />

aient pu nous être familiers.<br />

Car Paul Merkel est le nom<br />

du protagoniste du roman de<br />

Pené Schickele "L'étranger"®<br />

et Meursault, c'est<br />

"l'Étranger" (3)<br />

de Camus.<br />

Mais peut-être ces noms ne sont-ils peu d'importance. Les noms - nous le savons<br />

plus présents à notre mémoire au moins depuis Kafka si on ne se rappelle<br />

parce que les noms <strong>des</strong> protagonistes<br />

dans les romans de Schickele et de choses à soi; ce sont d'abord les noms qui<br />

plus la «Genèse» - laissent d'abord venir les<br />

Camus n'apparaissent presque jamais, ils ont donnent aux personnages leur individualité :<br />

Huile de Michel Rovelas. Photos Alain Ameslon, 1988<br />

Otthein<br />

Rammstedt<br />

Université de Bielefeld<br />

Faculté de sociologie<br />

Texte traduit par K. Chaland, P. Watier<br />

Laboratoire de Sociologie de la culture<br />

européenne, Université de Strasbourg &<br />

H. Bopst, (Fachbereich Angewandte<br />

Sprach- und Kulturwissenschaft,<br />

Gemersheim).<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 146


Don Quichotte, Werther, Tristram Shandy,<br />

Oblomow, Swann - un nom pour un <strong>des</strong>tin.<br />

Mais depuis qu'au XIX e , l'individualité s'est<br />

réduite en un «vouloir être autrement»<br />

(Anders-sein-Wollen) ou «devoir être<br />

autrement »(Anders-sein-Mùssen)' 4) , l'inverse<br />

est également vrai: le <strong>des</strong>tin individuel,<br />

l'individualité évoquent le nom, ils le mettent<br />

en avant; jadis déjà, Érostrate voulait par une<br />

action - dut-il commettre un délit - immortaliser<br />

son nom. Aujourd'hui c'est plutôt<br />

la souffrance qui supplante de plus en plus<br />

l'action par laquelle se définit l'individualité^1,<br />

c'est en attirant l'attention sur une<br />

telle souffrance que certains se font un nom<br />

- phénomène dont témoignent les nombreuses,<br />

sans doute trop nombreuses, autobiographies<br />

depuis Rousseau' 61 .<br />

Paul Merkel fait figure chez René<br />

Schickele, comme Meursault chez Camus,<br />

d'individu fictif. Merkel et Meursault ne se<br />

caractérisent pas par leur individualité mais<br />

par leur <strong>des</strong>tin d'étranger. D'après Schickele<br />

et Camus, ce <strong>des</strong>tin, n'est ni unique, ni original<br />

ni même individuel - c'est la raison pour<br />

laquelle qu'ils les font agir quasi anonymement.<br />

Le <strong>des</strong>tin d'étranger, pour Merkel<br />

comme pour Meursaut, n'est pas fortuit, il ne<br />

vient pas seulement de l'extérieur; ce <strong>des</strong>tin<br />

n'est pas un fatum qui leur serait imposé.<br />

Tous les deux ne subissent pas le rôle de<br />

l'étranger, mais ils sont activement empêtrés<br />

dans ce <strong>des</strong>tin.<br />

Aucune définition de l'étranger n'est<br />

donnée au lecteur. Schickele et Camus s'en<br />

remettent à ses hypothèses. Tandis qu'au<br />

début <strong>des</strong> romans, Merkel et Meursault sont<br />

<strong>des</strong> éléments interchangeables et sans contours<br />

de leurs cercles sociaux respectifs, et<br />

à la fin <strong>des</strong> romans le lecteur doit partir du<br />

fait qu'ils sont <strong>des</strong> étrangers. Cette mutation<br />

s'est effectuée au cours de l'action. Ceci est<br />

déroutant car le lecteur essaie alors en vain<br />

de se remémorer les passages significatifs<br />

de ce revirement. On est d'autant plus<br />

dérouté, qu'il nous apparaît inacceptable<br />

qu'il puisse être possible de devenir un<br />

étranger en sous-main. La distinction entre<br />

Moi et Toi, ego et alter, semble pourtant<br />

fondamentale; elle est l'assise de notre<br />

connaissance et de notre interprétation du<br />

monde. Et l'étranger c'est pourtant bien<br />

l'autre. Et si l'étranger n'est plus l'autre per<br />

se, qu'est-il donc?' 71<br />

Mais l'étranger que nous dépeignent<br />

Schickele et Camus est-il vraiment l'étranger?<br />

Le doute nous saisit. Nous pensons tout<br />

de même savoir ce que signifie être étranger;<br />

nous avons appris, en tant que voyageur, ce<br />

que signifie être étranger. Comme sociologue<br />

nous avons su en tirer profit, que ce soit<br />

en s'accordant, comme étranger, la possibilité<br />

de l'objectivité' 81 , ou bien en parvenant<br />

soi-même, par adaptation, à réduire la distance<br />

sociale et culturelle dans le pays étranger<br />

de sorte que le rôle de l'étranger se<br />

perde' 91 . Ce qui paraît ici si clair, si conforme<br />

à la compréhension ordinaire de l'étranger,<br />

se complique dès qu'on le verbalise:<br />

comment définir l'étranger?<br />

L'étranger c'est tout d'abord l'éloigné,<br />

c'est celui qui vit à l'étranger, c 'est celui qui<br />

vient de l'étranger. Cela nous est donné par<br />

la langue, sur laquelle repose les définitions<br />

juridiques et politiques de l'étranger. Si<br />

pour le XX e<br />

siècle l'étranger est par exemple,<br />

l'expulsé, le réfugié, l'exilé, la «displaced<br />

person»' 101 , c'est-à-dire une personne<br />

qui doit quitter son pays malgré elle; alors<br />

l'étranger est celui qui voyage contre son<br />

gré. Ceci renvoie le sociologue dont l'objet<br />

est l'étranger à Georg Simmel, et l'entraîne<br />

à faire usage de la formulation de Simmel,<br />

c'est-à-dire à désigner l'étranger comme un<br />

être mobile (Wanderer), «qui vient aujourd'hui<br />

et qui reste demain » (11) . Cette formulation<br />

est considérée comme la définition<br />

de l'étranger par Simmel. Ceci incite à<br />

penser que la dimension spatiale est la<br />

condition de l'étranger. Mais en est-il vraiment<br />

ainsi? Suffit-il pour définir l'étranger<br />

de manière suffisamment précise d'évoquer<br />

le rapport à l'espace associé à un minimum<br />

d'attachement local ?<br />

Afin de faire naître le doute, rappelonsnous<br />

les <strong>des</strong>tins d'émigrants. Après la 2 e<br />

guerre mondiale, un émigrant célèbre avait<br />

dit, avec une certaine revendication à la<br />

généralisation : «Le pays étranger n'est pas<br />

devenu notre patrie, mais notre patrie est<br />

devenue un pays étranger»' 121 . Ceci renvoie<br />

aux limites de toute définition dans la mesure<br />

où l'émigrant ne peut plus s'établir sans<br />

être considéré par les autres comme étranger;<br />

le lieu qui lui était (est) familier et<br />

duquel il émigra n'existe plus. Ce lieu n'est<br />

plus circonscrit spatialement mais uniquement<br />

temporellement.<br />

La notion d'étranger<br />

chez Simmel<br />

On ne rend pas justice à Simmel en prenant<br />

au mot la définition qui lui est attribuée;<br />

il suffit en effet d'examiner ses réflexions<br />

sur l'étranger pour constater assez<br />

rapidement qu'elles vont à l'encontre de<br />

ladite définition. <strong>Pour</strong> Simmel, l'étranger<br />

est une «forme sociologique», caractérisée<br />

par le fait d'être à la fois fixé en un point de<br />

l'espace et détaché de ce même point. Il en<br />

découle pour cette forme sociologique que<br />

la relation à l'espace d'une part la condition,<br />

mais d'autre part le «symbole <strong>des</strong> relations<br />

entre hommes» 031 . En évoquant l'étranger<br />

comme une «forme sociologique», Simmel<br />

entend une forme cristallisée de l'action<br />

réciproque qui est socialement donnée<br />

d'avance à chacun et qui peut être utilisée<br />

pour la réalisation de différents contenus 041 .<br />

Saisir l'étranger comme une forme<br />

sociologique renvoie à la spécificité de<br />

l'analyse simmélienne car Simmel détache<br />

non seulement l'étranger de la condition<br />

spatiale existante en prenant les distances<br />

<strong>sociales</strong> qui s'accroissent rapidement dans<br />

les sociétés modernes comme <strong>des</strong> sublimations<br />

(Überhöhungen) symboliques mais il<br />

rend aussi l'étranger - comme forme ou<br />

encore comme type - dépendant de l'action<br />

réciproque sociale c'est-à-dire que le grou-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 147


pe et l'autre déterminent par l'interaction,<br />

la forme selon laquelle l'autre peut devenir<br />

un interactant pour les membres du groupe<br />

et de quelle manière le type social « étranger»<br />

se manifeste' 15 '.<br />

L'étranger de Simmel est, en tant que<br />

forme, analytiquement séparé <strong>des</strong> contenus<br />

possibles qui peuvent lui être attribués. La<br />

forme «étranger» n'est donc pas une disposition<br />

psychique mais au contraire exclusivement<br />

une forme sociale - c'est pourquoi<br />

Simmel décrit également l'étranger comme<br />

« un type social » - se constituant sur la base<br />

de la spatialité de toute interaction sociale<br />

et qui par là présentent <strong>des</strong> traits qui se rencontrent<br />

partout à la fois.<br />

La «Digression sur l'étranger»<br />

de Simmel<br />

La célèbre digression sur l'étranger de<br />

Simmel, qui compte à peine sept pages, est<br />

placée dans le chapitre IX de sa grande<br />

«Soziologie» de 1908, lequel s'intitule:<br />

«L'espace et l'ordre spatial de la société».<br />

Nous soulignons cela dans la mesure où la<br />

réception de la sociologie de Simmel est<br />

presque toujours réalisée en pointillé (la<br />

réception de «Soziologie» est presque toujours<br />

ponctuelle) et parce qu'il semble<br />

désormais aller de soi de considérer ces<br />

digressions comme <strong>des</strong> parties isolées' 16 '.<br />

Mais dans le cas précis de la digression sur<br />

l'étranger, ne pas tenir compte de son<br />

contexte conduit à <strong>des</strong> erreurs d'interprétations.<br />

Nous nous souvenons que le chapitre<br />

«L'espace et l'ordre spatial de la société» se<br />

compose de deux parties : «La sociologie de<br />

l'espace» et «Sur les projections spatiales<br />

<strong>des</strong> formes <strong>sociales</strong>» (17) . La première partie<br />

se compose de cinq paragraphes, dont le dernier<br />

problématise, le changement de lieu, le<br />

déplacement' 18 '. Simmel part de deux interrogations<br />

: « Quelles sont les formes de socialisation<br />

d'un groupe de personnes mobiles en<br />

regard de celles d'un groupe spatialement<br />

fixé? et «quelles formes se constituent pour<br />

le groupe mais également pour les personnes<br />

mobiles lorsque seulement certains éléments<br />

du groupe et non le groupe en son entier sont<br />

mobiles?' 19 'La seconde question se subdivise<br />

à son tour car d'après Simmel la mobilité<br />

peut à la fois contribuer à l'uniformisation du<br />

groupe comme à son dualisme' 20 '. Comme<br />

exemples de ce dernier aspect, il cite comme<br />

éléments singuliers, le vagabond et l'aventurier'<br />

21 ' puis - à l'opposé <strong>des</strong> noma<strong>des</strong> comme<br />

communauté mobile - les communautés de<br />

voyageurs, par exemple autrefois les associations<br />

significatives de compagnons. <strong>Pour</strong><br />

finir, il constate que «la position du sédentaire<br />

à l'opposé de son adversaire, dépendant<br />

de la mobilité» devient au cours du temps<br />

toujours plus favorable; ceci peut se comprendre<br />

« par les facilités à changer de lieux »<br />

lesquelles permettraient au sédentaire de<br />

jouir en même temps <strong>des</strong> avantages de la<br />

mobilité' 22 '. C'est à cet endroit que débute<br />

«la digression sur l'étranger» - pour ainsi<br />

dire une considération ajoutée à la première<br />

partie.<br />

La forme sociologique de l'étranger<br />

pose l'unité entre le détachement d'un point<br />

spatial et la fixation à ce même point; la disjonction<br />

de ce qui ici constitue une unité<br />

était le fondement <strong>des</strong> réflexions précédentes<br />

de Simmel. Et en outre, la notion<br />

d'espace est ici le symbole <strong>des</strong> rapports aux<br />

autres. C'est seulement ainsi, que la formulation<br />

prend son sens, à savoir que l'étranger<br />

n'est pas, comme généralement admis,<br />

le voyageur qui vient aujourd'hui et qui part<br />

demain mais contrairement à lui, il est celui<br />

qui «vient aujourd'hui et qui reste demain».<br />

Car l'étranger «est fixé à un cercle spatialement<br />

déterminé ou à un cercle dont les<br />

limites sont analogues aux limites spatiales,<br />

mais sa position dans le cercle est essentiellement<br />

déterminée par le fait qu'il ne fait<br />

pas d'emblée partie de ce cercle, qu'il introduit<br />

<strong>des</strong> caractéristiques qui ne sont pas<br />

propres à ce cercle et qui ne peuvent pas<br />

l'être»' 23 '. Le prêtre, le guérisseur, le sage -<br />

tous disposent de forces qui ne procèdent ni<br />

ne sont alimentées par le groupe mais dont<br />

celui-ci est demandeur. <strong>Pour</strong> le prêtre, le<br />

guérisseur et le sage, il est décisif pour leur<br />

position que quelque chose qui pour les<br />

autres membres du groupe est loin, soit pour<br />

eux proche. En référence aux rapport aux<br />

autres, on peut retenir, dans un sens figuré,<br />

que «la distance à l'intérieur de la relation<br />

signifie que le proche est lointain, mais le<br />

fait même de l'alterità signifie que le lointain<br />

est proche »' 24> .<br />

<strong>Pour</strong> Simmel, être étranger dans une<br />

telle constellation est «une relation tout à<br />

fait positive»' 25 '. L'étranger occupe ainsi<br />

une position tout à fait particulière dans le<br />

groupe, dans la société, qui se traduit par<br />

<strong>des</strong> conditions privilégiées pour lui. Ainsi,<br />

Simmel désigne par «l'attitude de l'objectivité»<br />

(Attitude <strong>des</strong> Objektiven), la mobilité<br />

de l'étranger, lequel «entre occasionnellement<br />

en relation avec chaque élément<br />

particulier [du groupe; O. R] »


« sont appréhendés non pas comme <strong>des</strong> individus<br />

mais surtout comme <strong>des</strong> étrangers<br />

d'un type particulier»


l'étranger dans la discussion antisémite de<br />

la fin du XIX e , et le «devenir étranger»<br />

(Zum-Juden-Werderi) de Georg Simmel


logie <strong>des</strong> peuples). Peu nombreux sont les<br />

passages qui, comme cette interprétation de<br />

l'étranger, montrent pourquoi Simmel<br />

voyait en Lazarus son maître en sociologie.<br />

Les affinités entre Lazarus et Simmel<br />

deviennent encore plus évidentes si, par<br />

contraste, on lit les argumentations de T.<br />

Herzl qui, eu égard à l'antisémitisme qui se<br />

développait aussi rapidement qu'une épidémie,<br />

définit dans son «Etat juif»<br />

(Judenstaat) la nation comme «un groupe<br />

historique de gens qui sont unis de manière<br />

reconnaissable et qui ont un ennemi commun<br />

» (59) . Conformément à cette définition<br />

de l'ennemi, il écrit au sujet de l'étranger:<br />

«Qui est (l')étranger dans un pays, c'est la<br />

majorité qui peut le décider; c'est une question<br />

de pouvoir, comme tout ce qui concerne<br />

le déplacement <strong>des</strong> peuples»' 60 '.<br />

Que Simmel ait suivi avec intérêt le sionisme<br />

de Herzl tout en restant critique à son<br />

égard, apparaît dans les lettres de Simmel<br />

datant de 1897' 61)<br />

ainsi que dans une observation<br />

dans laquelle il fait remarquer qu'en<br />

fin de compte le sionisme est anachronique'<br />

62 ', car une exclusion sociale est selon<br />

lui en contradiction avec toute différenciation<br />

fonctionnelle. On peut rappeler ici la<br />

constation de Simmel, tirée de «Philosophie<br />

de l'argent» selon laquelle la conception<br />

du juif en tant qu'étranger serait historiquement<br />

dépassée. Ainsi, ce ne serait pas<br />

l'exclusion du juif en tant qu'étranger qui<br />

constitue la modernité. L'étranger, même<br />

dans le cas où le juif est considéré comme<br />

étranger, devrait toujours être compris<br />

comme le produit d'une forme d'interaction.<br />

Selon Simmel, l'étranger ne peut pas<br />

être défini de manière unilatérale mais doit<br />

être déterminé socialement de façon réciproque.<br />

Georg Simmel, l'étranger.<br />

Tout au long de sa vie, Simmel a refusé<br />

l'explication <strong>des</strong> théories par le recours à la<br />

biographie «car les anecdotes biographiques»<br />

écrit-il «concernent justement le<br />

côté impersonnel <strong>des</strong> philosophes. Que<br />

quelqu'un ait été pauvre ou riche, beau ou<br />

laid, anglais ou allemand, marié ou célibataire,<br />

c'est quelque chose de relativement<br />

commun qu'il partage avec d'innombrables<br />

personnes»' 63 '. A l'inverse, Simmel est<br />

d'avis que la pensée scientifique reflète justement<br />

le côté personnel et singulier.<br />

Cependant on se permettra, et pas uniquement<br />

parce que Simmel lui-même ne s'y<br />

tenait pas strictement, d'attirer l'attention<br />

sur deux épiso<strong>des</strong> susceptibles d'éclairer la<br />

théorie de l'étranger de Simmel; (1) on doit<br />

partir du fait que Simmel a écrit sa «digression<br />

sur l'étranger» après «Sociologie de la<br />

pauvreté», donc probablement fin 1906 ou<br />

début 1907' 641 . Or, l'année 1907 fut dramatique<br />

pour Simmel. Dans une lettre adressée<br />

à G. Jellinek, Simmel se déclare prêt à<br />

accepter une chaire de professeur extraordinaire,<br />

équivalente à celle qu'il occupait<br />

alors à Berlin, à Heidelberg - pourvu qu'il<br />

puisse avoir l'opportunité de quitter Berlin.<br />

Simmel écrit, également en 1907, à E.<br />

Husserl : «Florence est mon pays, la patrie<br />

de mon âme, pour autant que les gens tels<br />

nous en aient une»' 65 '. Simmel semble alors<br />

se détacher de Berlin. Il veut partir de cette<br />

ville où il est né, où il a toujours vécu et,<br />

comme il le sait lui-même dont il a été<br />

imprégné. En 1907, une grande partie de ses<br />

relations <strong>sociales</strong> s'étaient défaites, les amitiés<br />

de longue date étaient rompues, les<br />

cercles culturels étaient devenus insignifiants,<br />

quant aux nouveaux contacts avec le<br />

milieu culturel et universitaire, ils échouèrent.<br />

Depuis <strong>des</strong> années sa carrière universitaire<br />

stagnait et il était de plus en plus<br />

isolé. A cette époque, les relations avec sa<br />

famille paraissaient elles aussi incertaines.<br />

On peut supposer que Simmel cherchait à<br />

prendre, ailleurs, un nouveau départ, qu'il<br />

voulait ailleurs et en tant qu'étranger faire<br />

de nouveau ses preuves.<br />

Comme nous le savons, en 1908,<br />

l'espoir qu'avait Simmel d'obtenir une<br />

chaire à l'université d'Heidelberg se<br />

brisa' 66 '. Cet échec était probablement dû à<br />

l'appréciation antisémite que porta Schâfer<br />

sur Simmel, et dont ce dernier n'eut connaissance<br />

que beaucoup plus tard, probablement<br />

par l'intermédiaire de G. Jellinek.<br />

Cela, et seulement cela, lui permit de mettre<br />

un nom sur les personnes du milieu universitaire<br />

qui avaient constamment agi contre<br />

lui. «L'antisémitisme, le mauvais traitement<br />

à l'égard <strong>des</strong> personnalités indépendantes,<br />

le traitement de défaveur réservé<br />

aux <strong>sciences</strong> humaines par rapport aux<br />

<strong>sciences</strong> naturelles», voilà ce qui est selon<br />

Simmel à l'origine de ses difficultés dans la<br />

vie universitaire. La voie parlementaire se<br />

devait de remédier à ces pratiques bien<br />

connues <strong>des</strong> universitaires mais désavouées<br />

par le gouvernement,ainsi que Simmel<br />

l'écrivait au début de l'année 1914,<br />

peu après avoir accepté une chaire à<br />

Strasbourg' 67 '.<br />

Que Simmel ait, au début de l'année<br />

1914, désigné l'antisémitisme dans les universités<br />

comme un problème majeur, n'est<br />

pas étonnant; ce qui l'est beaucoup plus<br />

c'est qu'il ait dénoncé plus particulièrement<br />

la politique à laquelle il reprochait d'avoir<br />

introduit ce thème dans les universités. Le<br />

fait que sa nomination ait été l'objet d'un<br />

débat au parlement d'Alsace-Lorraine peut<br />

lui en avoir semblé la preuve. On y insinue<br />

en effet «que son enseignement négatif en<br />

matière de religion et de morale est bien<br />

connu» et «bien évidemment» on met en<br />

avant sa judaïcité' 68 '. Dans le Strasbourg <strong>des</strong><br />

années 1913/14, ces difficultés allaient de<br />

pair avec la publication du décret selon<br />

lequel l'une <strong>des</strong> deux chaires de philosophie<br />

ne pouvait être attribuée qu'à un scientifique<br />

catholique' 69 '. Simmel pensait pouvoir<br />

échapper aux querelles qui s'en suivirent en<br />

ne maintenant <strong>des</strong> contacts qu'avec de<br />

vieilles connaissances comme le philosophe<br />

Otto Baensch, les spécialistes d'histoire de<br />

l'art Georg Dehio et Ernst Polaczek, le<br />

juriste Fritz van Calker, les politologues<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 151


Georg Friedrich Knapp et Werner Wittich.<br />

Par contre, il garda ses distances vis-à-vis<br />

de sa propre faculté. Et cette attitude aggrava<br />

sa condition d'étranger qu'il avait subi<br />

au début de son séjour à Strasbourg bien<br />

qu'en même temps il s'engageait - comme<br />

il avait déjà prévu de le faire à Heidelberg -<br />

à assumer pleinement son rôle d'étranger. Il<br />

connaissait très bien Ernst Stadler et René<br />

Schickele. Il fut introduit par Pierre Bûcher<br />

dans le cercle de ce dernier, fut reçu dans le<br />

salon d'Eisa Koeberlé (70) , et noua <strong>des</strong> liens<br />

avec les directeurs <strong>des</strong> archives' 71 ', <strong>des</strong> musées<br />

et théâtres et essaya de collaborer avec<br />

les journaux strasbourgeois' 72 '. Tout ceci se<br />

fit en dehors <strong>des</strong> obligations universitaires,<br />

au cours <strong>des</strong> derniers mois de paix, c'est-àdire<br />

entre avril et juillet 1914.<br />

Malgré ce programme chargé qu'il<br />

menait parallèlement à ses projets scientifiques<br />

(coopération avec les universités de<br />

Fribourg et de Heidelberg en vue d'une formation<br />

commune; projet d'approfondissement<br />

et de consolidation de ses contacts<br />

avec Paris), malgré tout ceci, il soulignait sa<br />

condition d'étranger. En avril 1914, il écrit<br />

à Ludwig Fulda : «Recevez mes salutations<br />

cordiales de notre nouvelle, je n'ose pas<br />

dire, patrie. Nous sommes trop vieux pour<br />

nous établir de nouveau (beheimaten) et<br />

pour autant que j'aie une patrie - ce à quoi<br />

je ne voudrais pas prétendre avec certitude<br />

- cette patrie se situera toujours à Berlin ou<br />

plus précisément à Westend».<br />

Conclusion<br />

L'étranger et l'apatride, c'est ce qui ressort<br />

<strong>des</strong> propos de Simmel, sont étroitement<br />

liés. Cette relation semble rejoindre les<br />

formes actuelles d'étrangers: le réfugié,<br />

l'émigré, l'exilé, tous ont en commun d'être<br />

apatri<strong>des</strong>. Mais dans ces exemples, la<br />

notion d'espace n'est pas sociologique mais<br />

géographique. «Nous sommes trop vieux<br />

pour nous établir de nouveau (beheimaten)<br />

» avait écrit Simmel dans sa lettre à L.<br />

Fulda. Si on localise l'étranger en effet dans<br />

l'espace et non géographiquement, alors il<br />

en va de même pour la notion de patrie.<br />

Simmel l'a évoqué dans un aphorisme qui<br />

date de sa période strasbourgeoise : « Quel<br />

bonheur inexprimable d'être quelque part à<br />

l'étranger chez soi, car ceci est une synthèse<br />

de nos deux désirs majeurs : le désir de<br />

voyager et celui d'avoir une patrie, une synthèse<br />

de Devenir et d'Etre»' 73 '.<br />

<strong>Pour</strong> Merkel, le personnage de l'oeuvre<br />

de René Schickele, la notion géographique<br />

de «patrie» devient, au moment décisif,<br />

également la «légende de son âme»' 74 'et<br />

sera remplacée, par son auteur, par une<br />

notion sociologique, celle de proximité ressentie<br />

dans un contexte interactionnel<br />

durable. En est révélateur ce passage, dans<br />

lequel il dit qu' »une âme habile peut trouver<br />

partout une patrie »' 75 ' et qui évoque également<br />

la partie nécessairement active de<br />

Merkel.<br />

La <strong>des</strong>cription par René Schickele de<br />

Paul Merkel, personnage fictif né en 1871 à<br />

Saverne et devenant étranger dans l'Alsace<br />

prussienne, repose sur une idée de l'étranger<br />

qui se manifeste au moment où Merkel<br />

prend conscience de son rôle d'étranger. «Il<br />

savait» écrit Schickele, «qu'il avait échappé<br />

à l'étable de la communauté (...) Au<br />

contact du monde extérieur il s'aperçut<br />

qu'il était un autre, un étranger mobile» (76) .<br />

Cela nous rappelle quelque chose et à<br />

juste titre. Car Schickele avait fait ses<br />

étu<strong>des</strong> auprès de Simmel et était très proche<br />

de lui en 1907, à l'époque même où Simmel<br />

écrivait son «étranger» tandis que lui écrivait<br />

son roman.<br />

Notes<br />

1. Cet article est la traduction du texte retravaillé<br />

de la conférence tenue le 3 décembre 1993 dans<br />

le cadre du Laboratoire de Sociologie de la culture<br />

européenne. L'auteur tient particulièrement<br />

à remercier Patrick Watier, Freddy Raphaël<br />

pour son texte «L'étranger» (in G. Simmel, La<br />

sociologie et l'expérience du monde moderne,<br />

sous la direction de P. Watier, Paris, Méridiens<br />

Klincksieck, 1986, pp. 257-281) auquel il doit<br />

beaucoup, ainsi que le CNRS qui a rendu possible<br />

son séjour prolongé à Strasbourg afin qu'il<br />

puisse poursuivre sa recherche sur G. Simmel.<br />

2. René Schickele, Der Fremde, in Werke in drei<br />

Bänden. Bd. 1. Köln, Berlin, Kiepenheuer<br />

& Witsch, s.d., pp. 1013-1181.<br />

3. Albert Camus, L'Etranger, Paris, Gallimard,<br />

1942. Voir aussi Adèle King, Albert Camus,<br />

«L'Etranger», the stranger or the outsider,<br />

London 1980.<br />

4. Cf. Georg Simmel, Die beiden Formen <strong>des</strong><br />

Individualismus. Das freie Wort, Frankfurter<br />

Halbmonatsschrift für Fortschritt auf allen<br />

Gebieten <strong>des</strong> gesittigen Lebens 1 (1901/1902),<br />

pp. 397-403.<br />

5. Cf. Voir Georg Simmel, Zu einer Theorie <strong>des</strong><br />

Pessimismus, in Georg Simmel Gesamtausgabe<br />

Bd.5, Aufsätze und Abhandlungen 1894-1900,<br />

Heinz-Jürgen Dahme et David P. Frisby, (éd.,),<br />

Frankfurt, Suhrkamp 1992, pp. 543-552. (cit.<br />

p. 550)<br />

5. Cf. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions.<br />

(trad. all., Selbstbildnis, Zürich, Manesse, i960,<br />

p. 51 s.)<br />

6. Cf. Herfried Münckler, Schroff gezeichnet,<br />

schwarz gemalt und rasch verkauft: Das<br />

Feindbild, Frankfurter Allgemeine Magazin,<br />

Heft 685 vom 16. April 1993, pp. 20-30.<br />

7. Au milieu du XIX e , Wilhelm Heinrich Riehl<br />

avait déjà attiré l'attention sur le problème<br />

méthodologique de l'observateur étranger. Cf.<br />

«Handwerksgeheimnisse <strong>des</strong> Volksstudiums»<br />

in W.H. Riehl, Die Naturgeschichte <strong>des</strong> Volkes<br />

als Grundlage einer deutschen Social-Politik,<br />

Bd. 4, Wanderbuch als zweiter Teil zu 'Land<br />

und Leute', Stuttgart, J.G. Cotta, 1869, pp. 1-34.<br />

8. La discussion méthodologique relative à<br />

l'observation participante ne s'est, sur ces<br />

points, pas modifiée au cours du XX e<br />

siècle.<br />

9. Cf. Hannah Arendt, The Origins ofTotalitarism,<br />

1951. (all, Elemente totaler Herrschaft,<br />

Frankfurt, Europäische Verlagsanstalt, 1958,<br />

p. 24 ss.)<br />

10. Georg Simmel, Soziologie. Untersuchungen<br />

über die Formen der Vergesellschaftung [pour<br />

la suite, SOZ], (1908), Gesamtausgabe, Bd. 11,<br />

Otthein Rammstedt, (éd.,), Frankfurt a. M.,<br />

Suhrkamp, 1992, p. 764.<br />

11. Alfred Polgar, Der Emigrant und die Heimat, in<br />

Anderseits, Erzählungen und Erwägungen,<br />

Amsterdam, Querido, 1948.<br />

12. SOZ, p. 764.<br />

13. <strong>Pour</strong> la problématique forme/contenu voir<br />

Georg Simmel, Das Problem der Soziologie, in<br />

Georg Simmel Gesamtausgabe Bd. 5, op. cit.,<br />

pp. 52-62, <strong>des</strong>cript. p. 54 s. et SOZ, p. 17 ss. Le<br />

problème de la sociologie, in G. Simmel et les<br />

Sciences humaines, sous la direction<br />

d'O. Rammstedt et P. Watier, Paris, Méridiensklincksieck,<br />

1992, p.30 et suivantes<br />

14. Nombre de commentaires sur l'étranger de<br />

Simmel ne prennent en compte qu'un de ces<br />

deux aspects; la reformulation «marginal man»<br />

pour l'étranger en est un exemple. Cf. Robert E.<br />

Park, Human migration and the marginal man,<br />

The American Journal of Sociology 33, 1928,<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 152


pp. 881-893. (<strong>des</strong>cript. p. 888). Voir également<br />

Alfred Schutz, The Stranger, Collected Papers<br />

II, Studies in Social Theory.den Haag : Martinus<br />

Nijhoff 1964, pp. 91-105 et H. Arendt, The Jew<br />

as Pariah. Jewish Identity and Politics in the<br />

Modern Age, Ron H. Feldman (éd.,), New York,<br />

1978. Se reporter également à Alois Hahn,<br />

Überlegungen zu einer Soziologie <strong>des</strong> Fremden,<br />

Simmel Newsletter 2, 1992, pp" 54-61, (60).<br />

15. Wolf Lepenies prétendait encore récemment<br />

que la «Soziologie» de Simmel n'était une<br />

«mosaïque d'essais» in Die drei Kulturen,<br />

Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft,<br />

Reinbek, Rohwohlt, 1988, p. 290.<br />

16. Ces deux parties furent pré-publiées en 1903;<br />

elles se trouvent à présent dans Georg Simmel-<br />

Gesamtausgabe, Bd. 7 (à paraître).<br />

17. Voir SOZ, pp. 748-764.<br />

18. Ibid. p. 748.<br />

19. Ibid. p. 755.<br />

20. Ibid. p. 760.<br />

21. lbid.p.764.<br />

22. SOZ,p.765. (ici la trad, s'est inspirée de celle<br />

Y. Grafmeyer et 1. Joseph sans la reprendre littéralement)<br />

23. G. Simmel, Digression sur l'étranger in L'école<br />

de Chicago, Y. Grafmeyer, I. Joseph, Aubier,<br />

Paris, 1984, p. 54. (SOZ, p. 765).<br />

24. Ibid. p. 765.<br />

25. Ibid. p. 766.<br />

26. Variante de G. Simmel, Digression sur l'étranger<br />

in L'école de Chicago, op. cit., p. 55. (SOZ.<br />

p. 766).<br />

27. G. Simmel, Digression sur l'étranger in L'école<br />

de Chicago, op. cit., p. 56. (SOZ, p. 767).<br />

28. Ibid. p. 768.<br />

29. G. Simmel, Digression sur l'étranger in L'école<br />

de Chicago, op. cit., p. 57. (SOZ, p. 769).<br />

30. Ibid. p. 770.<br />

31. La Bruyère désignait déjà dans «Les<br />

Caractères» (1688) <strong>des</strong> «types de tous le<br />

temps», «le parvenu, l'égoiste, le fat, le collectionneur».<br />

Simmel connaissait bien entendu la<br />

compréhension par type dans la littérature, un<br />

point de discussion central, à laquelle Simmel<br />

participa de manière engagée, dans le<br />

Naturalisme.<br />

32. Georg Simmel-Gesamtausgabe, Bd. 6, [pour la<br />

suite PHG] David P. Frisby, Klaus Chr. Köbnke<br />

(éd.,), Frankfurt, Suhrkamp, 1989, p. 308 ss.<br />

33. Georg Simmel, PHG, op. cit., p. 308.<br />

34. La dénomination, action réciproque, centrale pour<br />

la sociologie de Simmel, fut traduite par Albion<br />

W. Small, dans toutes les pré-publications de parties<br />

de «Soziologie» dans l'»American Journal<br />

of Sociology », par «interaction» - et ce terme fit<br />

ainsi carrière en sociologie.<br />

35. Cf. Georg Simmel, Philosophie <strong>des</strong> Gel<strong>des</strong>, p.<br />

41 ss., p. 658, 666 s.; Die Probleme der Geschichtsphilosophie,<br />

Leipzig, Duncker &<br />

Humblot 2. Aufl 1905, p. 100 ss.; Hauptprobleme<br />

der Philosophie, Berlin und Leipzig<br />

1910, 8 e éd., 1964, p. 36 ss.; Grundfragen der<br />

Soziologie (Individuum und Gesellschaft),<br />

Berlin und Leipzig, Walter de Gruyter 1917,<br />

4 e éd., 1984, p. 10 ss. <strong>Pour</strong> une approche plus<br />

générale voir aussi, Heinz Otto Luthe, Distanz:<br />

Untersuchung zu einer vernachlässigten<br />

Kategorie, München, Wilhelm Fink, 1985.<br />

36. Cf. Georg Simmel, Einleitung in die<br />

Moralwissenschaft, Bd.l, K. C. Köhnke, (éd.,).<br />

Georg Simmel Gesamtausgabe, Bd. 3. Frankfurt,<br />

Suhrkamp 1989, pp. 132, 133. Voir également<br />

Moritz Lazarus, Das Leben der Seele, Bd.<br />

2. Geist und Sprache, Berlin, Ferd. Dümler,<br />

3.Aufl, 1884, p. 404 ss.<br />

37. Cf. Georg Simmel, Philosophie der Landschaft,<br />

Die Giildenkammer, Norddeutsche Monatshefte<br />

3(1912/1913), pp. 635-644)<br />

38. Voir également Klaus Lichtblau, «Das Pathos<br />

der. Distanz. Präliminarien zur Nietzsche<br />

Rezeption bei Georg Simmel » in Georg Simmel<br />

und die Moderne : Neue Interpretationen und<br />

Materialien. H-J. Dahme. O. Rammstedt (éd.,),<br />

Frankfurt, Suhrkamp, 1984, pp. 231-282.<br />

39. SOZ, p. 766.<br />

40. «Georg Simmel, Anfang einer unvollständigen<br />

Selbstdarstellung», in Buch <strong>des</strong> Dankes an<br />

Georg Simmel, K. Gassen et M. Landmann<br />

(éd.,), Berlin, Duncker & Humblot, 1958, p. 9 s.<br />

41. SOZ, p. 51 .Digression sur le problème : comment<br />

la société est-elle possible ? , in : G. Simmel, la<br />

sociologie et l'expérience du monde moderne,<br />

Paris, Méridiens Klincksieck. 1986, p. 32.<br />

42. Ibid.<br />

43. SOZ, p. 546.<br />

44. Cf. Chapitre 7 de « Soziologie ».<br />

45. Cf. SOZ, p. 546.<br />

46. Georg Simmel, Philosophie <strong>des</strong> Gel<strong>des</strong>, (2nde<br />

2d. 1907).<br />

Gesamtausgabe, Bd. 6, D. P. Frisby, K.C.<br />

KÖhnke, Frandfurt am Main, 1989, pp. 285-<br />

291.<br />

47. Cf. Margarete Susman, Die geistige Gestalt<br />

Georg Simmeis, Tübingen, J.C.B.Mohr (Paul<br />

Siebeck), 1959. Hans Liebeschütz, Von Georg<br />

Simmel zu Franz Rosenzweig. Studien zum<br />

jüdischen Denken im deutschen Kulturbereich,<br />

Tübingen, 1970. René König, Die Soziologie, in<br />

Leonhard Reinisch (éd.,), Die luden und die<br />

Kultur, Stuttgart, Kohlhammer, 1961, pp. 61-<br />

77. Almut Loycke, op. cit.,.<br />

48. Cf. Klaus Christian Köhnke, Georg Simmel als<br />

Jude, in Erhard R. Wiehn (éd.,), Juden in der<br />

Soziologie, Konstanz, Hartung-Gorre, 1989, pp.<br />

175-195.<br />

49. K. C. Köhnke, «Georg Simmel als Jude», in E.<br />

R. Wiehn (éd.,), Juden in der Soziologie,<br />

Konstanz, Hartung-Gorre, 1989, pp. 175-195.<br />

50. Cf. Thomas Nipperdey, Deutsche Geschichte<br />

1866-1918, Bd.l, Arbeitswelt und Bürgergeist,<br />

München, C.H.Beck, 1990, p. 404 ss.<br />

51. Cf. Simon Dubnow, Weltgeschichte <strong>des</strong> jüdischen<br />

Volkes, Bd. 10, Die neueste Geschichte<br />

<strong>des</strong> jüdischen Volkes. Das Zeitalter der zweiten<br />

reaktion (1880-1814), Berlin. Jüdischer Verlag<br />

1929, pp. 119-226. Voir également J.<br />

Wertheimer, Unwelcome strangers. East<br />

European Jews in Imperial Germany, Oxford,<br />

1987.<br />

52. Voir la note sur la notion d'antisémitisme introduite<br />

en 1879; Dubnow, op. cit., p. 16, note 1.<br />

53. Voir l'introduction de Ingrid Belkes dans<br />

l'ouvrage éditée par elle; Moritz Lazarus und<br />

Heymann Steinthal. Die Begründer der<br />

Völkerpsychologie in ihren Briefen, Tübingen,<br />

J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1971, pp. XIII-<br />

CXLI.<br />

54. Cf. Simon Dubnow, op. cit., p. 48.<br />

55. Cf. Ingrid Belke, op. cit., p. LXXIII ss.<br />

56. Moritz Lazarus, Die Ethik <strong>des</strong> Judenthums,<br />

Frankfurt a.M. : J.Kauffmann 1898, p. 181, § 173.<br />

57. Ibid.<br />

58. Cité d'après Dubnow, op. cit., p. 314.<br />

59. Cité d'après Dubnow, op. cit., p. 316.<br />

60. Cf.S. Lozinskij, «Simmeis, Briefe zur jüdischen<br />

Frage», in Ästhetik und Soziologie um die<br />

Jahrhundertwende: Georg Simmel, H. Böhringer,<br />

K. Gründer (éd.,), Frankfurt a.M.,<br />

Vittorio Klostermann, 1976, pp. 240-243.<br />

61. SOZ, p. 563.<br />

62. G. Simmel, Über Geschichte der Philosophie,<br />

Die Zeit n°504, 28/05/1904, p. 99.<br />

63. Attendu qu'aucune trace de la «Digression sur<br />

l'étranger» ne se trouve dans la «Sociologie de<br />

l'espace» parue en 1903. on peut supposer que<br />

la rédaction de la digression s'est effectuée<br />

après 1903. C'est en 1906 que parut «Sociologie<br />

de la pauvreté», mentionnant dans certains renvois,<br />

le type social de l'étranger. Or la digression,<br />

n'y est pas encore mentionnée, il est donc<br />

probable qu'elle ait été rédigée après 1906. La<br />

«Digression sur l'étranger» évite toute référence<br />

à d'autres passages sur l'étranger et sur le<br />

type social - en dépit du parallélisme que<br />

Schickele se plaisait à établir ailleurs avec le<br />

type social du pauvre. Ceci nous amène à supposer<br />

que Simmel l'a rédigée indépendamment<br />

de ses autres écrits et qu'elle a été <strong>des</strong>tinée à<br />

paraître séparément comme pourrait le lui avoir<br />

inspiré la longueur du sujet et le sujet lui-même.<br />

Or, jusqu'à présent aucune pré-publication n'a<br />

été trouvée.<br />

64. Lettre datée du 12 mars 1907 (in Georg Simmel<br />

Gesamtausgabe (GSG), 22/23)<br />

65. Cf. M. Landmann, Bausteine zur Biographie, in<br />

Buch <strong>des</strong> Dankes an Georg Simmel, op. cit., pp.<br />

11-33.<br />

66. Lettre datée du 30 janvier 1914 et adressée à<br />

Gottfried Traub.<br />

67. Scéance du 26 février 1914; voir le rapport dans<br />

la Straßburger Post datée du 27 février 1914,<br />

édition de midi.<br />

68. Cf. John E. Craig, Scholarship and Nation<br />

Building, The Universities of Strasbourg and<br />

Alsatian Society, ¡870-1939, Chicago, London,<br />

University of Chicago Press, 1984, p. 166 ss.<br />

69. Emst Stadler relate ces faits dans une lettre datée<br />

de juillet 1914 et adressée à René Schickele .<br />

70. Le directeur <strong>des</strong> archives municipales, Otto<br />

Winckelmann, était un camarade de classe de<br />

G. Simmel.<br />

71. La correspondance avec Kurt Schede, rédacteur-<br />

feuilletonniste à la Straßburger Post, et les<br />

éloges funèbres à Simmel dans le Strasßburger<br />

Post du 28.09.1918 en attestent.<br />

72. Tiré du journal posthume de Georg Simmel,<br />

Logos 8, (1919/1920), p. 131.<br />

73. Ibid. p. 1154.<br />

74. Ibid. p. 1157.<br />

75. Ibid. p. 1128.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 153


ROLAND PFEFFERKORN<br />

Figures de l'alterite<br />

Le fou et l'immigré<br />

La résurgence dans le<br />

domaine public, depuis une<br />

quinzaine d'années, <strong>des</strong><br />

diverses formes de racisme<br />

nous conduit à réinterroger<br />

ces deux figures idéaltypiques<br />

de l'altérité que sont<br />

le fou et l'immigré. Les<br />

réflexions qui suivent visent à<br />

prolonger <strong>des</strong> travaux publiés<br />

dans cette revue à propos de<br />

l'immigration (1> . Elles<br />

prendront pour point de<br />

départ deux livres importants:<br />

«Folies et représentations<br />

<strong>sociales</strong>» de Denise Jodelefô<br />

et «L'immigration ou les<br />

paradoxes de l'altérité» de<br />

Abdelmalek Sayad (3) .<br />

Roland<br />

Pfefferkorn<br />

Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />

Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />

européenne<br />

Ll altérité du malade mental,<br />

l'absolument autre, originaire de<br />

l'intérieur de la société trace une<br />

frontière entre les groupes «normaux» et le<br />

groupe <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> construit en négatif.<br />

L'altérité de l'immigré, l'autre au départ<br />

extérieur au groupe social, questionne<br />

l'identité du groupe. La présence de<br />

l'immigré est ainsi une présence étrangère ou<br />

plutôt une présence qui est perçue comme<br />

telle par le groupe. Georg Simmel note déjà<br />

au début de ce siècle que la position de<br />

l'étranger dans le groupe «est essentiellement<br />

déterminée par le fait qu'il ne fait pas partie<br />

de ce groupe depuis le début, qu'il y a<br />

introduit <strong>des</strong> caractéristiques qui ne lui sont<br />

pas propres et qui ne peuvent l'être». C'est<br />

pourquoi le sociologue allemand caractérise<br />

l'étranger comme «élément du groupe luimême»,<br />

mais «dont la position interne et<br />

l'appartenance impliquent tout à la fois<br />

l'extériorité et l'opposition» (4) . Freddy<br />

Raphaël souligne dans son étude consacrée<br />

à l'Etranger de Georg Simmel


Comment le malade mental est-il accueilli<br />

dans la société villageoise ? Comment, dans<br />

la confrontation bredins-civils, fonctionnent<br />

les représentations <strong>sociales</strong> ? Comment<br />

se construit le rapport <strong>des</strong> civils à l'autre?<br />

La préoccupation centrale de l'auteur est<br />

d'analyser en quoi les représentations<br />

<strong>sociales</strong> de la folie rendent compte du rapport<br />

au malade mental.<br />

Le fou est en effet porteur d'une altérité<br />

tout à fait particulière, parce qu'il vient de<br />

l'intérieur de la société. Il n'est pas celui qui<br />

vient d'ailleurs, d'une autre culture, d'un<br />

autre monde, d'un autre milieu; l'altérité<br />

venant de Tailleurs questionne en effet<br />

l'image que nous avons de nous, l'identité<br />

du groupe. Le fou vient bien du dedans, de<br />

l'intérieur même de la société. C'est pourquoi<br />

l'étude du processus de mise en altérité<br />

du fou menée par Denise Jodelet est aussi<br />

instructive. L'altérité qui provient du<br />

dedans de la société trace en effet <strong>des</strong> lignes<br />

du partage social entre les groupes de référence<br />

légitimes et le (ou les ) groupe autre(s)<br />

construit en négatif. Cela n'empêche pas les<br />

gens du village de considérer aussi, à certains<br />

moments, les fous comme un genre<br />

d'êtres humains, venus d'ailleurs, comme<br />

<strong>des</strong> intrus étrangers au village. Et, de fait,<br />

les bredins ne viennent-ils pas aussi d'ailleurs<br />

? Ne sont-ils pas tous extérieurs au village<br />

avant d'y être placés ? N'ont-ils pas, à<br />

la manière de l'étranger de Simmel, comme<br />

caractéristiques d'être à la fois dans le groupe<br />

villageois et en même temps d'être en<br />

« extériorité » et en « opposition » ?<br />

<strong>Pour</strong> les villageois, les fous se fondent<br />

dans les habitu<strong>des</strong> <strong>sociales</strong>, les routines, ils<br />

prennent une couleur de banalité. D'autant<br />

plus que la proximité civils-bredins est<br />

ancienne, car l'expérience de placement <strong>des</strong><br />

mala<strong>des</strong> mentaux auprès de familles nourricières<br />

dure depuis plusieurs décennies.<br />

<strong>Pour</strong> approcher les mala<strong>des</strong>, pour se les<br />

approprier, les habitants du village les font<br />

participer à leur univers, ils se les représentent<br />

distribués dans <strong>des</strong> catégories, <strong>des</strong><br />

classes, créées pour eux, mais provenant de<br />

l'univers villageois. D'étrangers, ils deviennent<br />

ainsi <strong>des</strong> figures familières ayant leur<br />

place, revêtues d'habillements mentaux<br />

conformes. Serge Moscovici, dans la préface<br />

au livre de Denise Jodelet note que le<br />

routinier, le culturellement opaque, devient<br />

un facteur éclairant la genèse inaperçue <strong>des</strong><br />

représentations <strong>sociales</strong> : «toute représentation<br />

tend, en dernière instance, à une autorité<br />

et (...) parvenue à son faîte, la pensée<br />

collective n'est rien d'autre qu'une banalité.<br />

» Denise Jodelet met en évidence deux<br />

taxinomies indigènes: l'une <strong>des</strong>criptive<br />

plutôt de type diagnostique qui permet aux<br />

habitants de distinguer les différents types<br />

de mala<strong>des</strong> mentaux. L'autre classement,<br />

par contre, incluant les habitants euxmêmes,<br />

introduit une hiérarchie entre les<br />

individus et les groupes. Ce classement normatif<br />

permet ou prohibe telle ou telle relation.<br />

Moscovici qualifie ce second classement<br />

de «prescriptif ». C'est un classement<br />

irréversible dans la mesure où il «définit le<br />

statut <strong>des</strong> individus au sein du groupe, mais<br />

aussi le statut du groupe au sein <strong>des</strong> individus».<br />

Denise Jodelet met à jour durant son<br />

enquête toute une série de pratiques, de<br />

rites, visant tous à prémunir les civils <strong>des</strong><br />

contacts avec les bredins. Nous savons<br />

depuis Durkheim que ces « actes négatifs »<br />

ont « pour fonction de prévenir les mélanges<br />

et les rapprochements indus » (7) . Les contacts<br />

prohibés sont d'une part les contacts<br />

physiques, mais aussi les relations amicales.<br />

Le linge <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> est lavé séparément et<br />

leur vaisselle n'est pas mêlée à celle <strong>des</strong><br />

autres habitants de la maison. Ces rites<br />

négatifs ont donc pour fonction d'éviter la<br />

proximité avec <strong>des</strong> personnes considérées<br />

comme impures sous peine de le devenir<br />

soi-même. Ces rites doivent protéger d'un<br />

risque, à savoir la contagion supposée de la<br />

maladie mentale. Denise Jodelet qualifie de<br />

« signifiantes » ces pratiques mises à jour,<br />

découlant <strong>des</strong> croyances communes partagées<br />

par tous : les femmes qui séparent le<br />

linge <strong>des</strong> bredins ou qui ne mélangent pas<br />

la vaisselle se comportent comme si l'idée<br />

de séparation allait de soi, comme si un<br />

consensus existait à ce sujet.<br />

Cette phobie du contact est liée à la<br />

crainte d'être contaminés, de devenir<br />

comme les bredins absolument «autres».<br />

Ce rituel domestique de séparation permet<br />

ainsi aux habitants du village d'agir dans la<br />

maison en fonction de ces peurs. Dès lors<br />

une barrière, une frontière absolue est tracée<br />

qui permet de prolonger dans le monde<br />

domestique les ségrégations diffuses existant<br />

déjà dans la commune. Par exemple,<br />

les bredins sont mis à l'écart <strong>des</strong> jeux de<br />

cartes au bistrot; lors <strong>des</strong> bals publics, un<br />

système social de protection, complexe<br />

mais efficace, est instauré face aux<br />

«risques du sexe». Le mélange sexuel est<br />

pourtant, de fait, toléré, quoique assez rare,<br />

à condition de rester officieux. L'enjeu est<br />

l'interdiction du mariage. Cette dernière<br />

vise clairement le maintien de la hiérarchie<br />

sociale. Le risque social majeur est en effet<br />

celui d'une indifférenciation effective,<br />

légalisée, dont les conséquences seraient<br />

catastrophiques pour l'image et l'identité<br />

du groupe. Le bredin devenu civil est en<br />

quelque sorte l'étranger impur rehaussé au<br />

rang de citoyen. Celui-ci aurait la possibilité<br />

de dire à tout moment sa double identité<br />

sociale de civil et de bredin. Cette crainte<br />

alimente l'anxiété du groupe qui pour se<br />

préserver organise ouvertement l'exclusion<br />

<strong>des</strong> mala<strong>des</strong> de toute sphère sociale légitime.<br />

Une obligation de distance sociale' 8 '<br />

s'impose ainsi de façon d'autant plus intense<br />

et obsessionnelle que la distance physique<br />

est plus petite entre pensionnaires et<br />

villageois nourriciers. Les rites négatifs<br />

servent en outre à la communauté villageoise<br />

de mémoire et d'avertissement, ils<br />

permettent de canaliser la peur, la peur de<br />

l'autre. Ils désignent cet autre dont il faut<br />

se protéger et les dangers qu'il fait courir.<br />

Ils fondent le danger d'intrusion sur celui<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 155


de contamination, de souillure' 5 '. La lecture<br />

du livre de Denise Jodelet nous montre<br />

que les mala<strong>des</strong> placés au sein <strong>des</strong> familles<br />

sont tout de même maintenus à l'écart.<br />

Finalement, au malade comme à l'immigré<br />

s'offre un même <strong>des</strong>tin, la relégation aux<br />

marges de la sphère sociale reconnue pour<br />

cause d'impureté sociale.<br />

Zuzana Jaczova, Cariatide <strong>des</strong> Carpathes.<br />

L'être sur 4 baguettes (Sculpture en grès)<br />

Le placement <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> mentaux qui,<br />

au départ, devait permettre de suspendre le<br />

«grand enfermement» <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> (Foucault)<br />

aboutit à ce que chaque maison les<br />

enferme, et devienne une sorte d'asile. De<br />

physique l'enfermement devient symbolique.<br />

Denise Jodelet souligne à quel point<br />

le regard <strong>des</strong> villageois chez qui les mala<strong>des</strong><br />

sont placés, les<br />

nourriciers, est un<br />

regard pesant. Il est<br />

plus difficile à supporter<br />

que celui de<br />

l'infirmier ou celui<br />

du psychiatre, car ce<br />

regard n'est pas un<br />

regard médical, en<br />

principe exempt de<br />

jugement moral,<br />

mais, au contraire,<br />

un regard exclusivement<br />

moral, un regard<br />

social. La violence<br />

symbolique découlant<br />

de ce jugement<br />

social a pour<br />

effet d'isoler davantage<br />

encore le malade<br />

mental porteur de<br />

l'altérité et maintenu<br />

à la lisière de la communauté<br />

villageoise.<br />

L'autre n'est pas<br />

traité en soi, porteur<br />

de singularité, mais<br />

exclusivement en<br />

tant que «type particulier<br />

social abstrait»,<br />

par rapport<br />

aux classements indigènes.<br />

Le mythe de la<br />

pureté et la phobie<br />

de la contamination<br />

peuvent aussi être<br />

réactivés par l'utilisation<br />

politique d'une<br />

épidémie comme hier la syphilis ou de nos<br />

jours le sida 00 .' L'absence de fondement<br />

médical à la campagne menée par le Front<br />

national sur le thème de la transmission du<br />

sida par la sueur, les larmes ou la salive n'a<br />

pas été un obstacle à la diffusion d'idées<br />

fausses comme en témoignent diverses<br />

enquêtes sociologiques' 11 '. La fantasmatique<br />

de la contagion par les liqui<strong>des</strong> du<br />

corps a, dans cet exemple, été délibérément<br />

réactivée pour favoriser le développement<br />

d'une thématique de l'exclusion, du rejet:<br />

l'enfermement <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> dans <strong>des</strong> «sidatoriums»<br />

est préconisé à priori comme<br />

seule solution pour faire face à l'extension<br />

de la maladie. Mais si cette fantasmatique a<br />

une emprise réelle sur certains groupes<br />

sociaux, c'est aussi parce qu'elle entre en<br />

résonance avec la pensée magique, telle<br />

qu'elle a été analysée par Hubert et<br />

Mauss' 12 '. Cette fantasmatique peut de ce<br />

fait trouver un support, même si elle heurte<br />

la pensée rationnelle la plus élémentaire.<br />

«Cette perception du sida comme risque<br />

majeur pour les équilibres sociaux et économiques<br />

croît en bas de l'échelle sociale<br />

dans les catégories de la population menacées<br />

par la crise économique, certaines fractions<br />

<strong>des</strong> classes populaires et de la classe<br />

moyenne traditionnelle déclinante de petits<br />

artisans et commerçants proches du Front<br />

national. »' 13) . La fantasmatique de la contagion<br />

est alors mise au service du rejet de<br />

l'autre, du séropositif, du malade, voire de<br />

l'étranger ou du juif 14 .'<br />

Comme on vient de le voir, l'analyse de<br />

Denise Jodelet à propos <strong>des</strong> représentations<br />

<strong>sociales</strong> de la folie et <strong>des</strong> fous peut être utilement<br />

transposée à ces phénomènes contemporains<br />

de «haine <strong>des</strong> étrangers»<br />

(Ausländerfeindlichkeit). Dans les deux cas<br />

le mythe de la pureté à préserver fonde ainsi<br />

la sauvegarde de l'intégrité du corps physique,<br />

et par extension du «corps social».<br />

L'arrivée d'un étranger ou d'un groupe<br />

d'étrangers, sera alors maintes fois vécue<br />

comme une agression par le «corps social»<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 156


en raison de cette adhésion collective à un<br />

ensemble de représentations ou de croyances<br />

archaïques, à «<strong>des</strong> images non<br />

domptées » (l5> . C'est alors pour le groupe un<br />

moyen de défendre une identité, le plus souvent<br />

illusoire, et de s'affirmer dans une<br />

unité mythique. La «solidarité négative»<br />

fondée sur la peur de l'étranger' lb) peut alors<br />

être réactivée d'autant plus aisément par<br />

ceux qui défendent l'exclusion et le rejet de<br />

1 ' autre comme valeur positive permettant de<br />

maintenir «l'identité» du groupe ! On peut<br />

faire l'hypothèse que la violence du racisme<br />

ordinaire découle en partie au moins de<br />

l'homologie entre la «logique» d'exclusion<br />

et ces «images non domptées».<br />

La perspective d'Abdelmalek Sayad est<br />

différente, il s'intéresse d'abord aux facteurs<br />

économiques, sociaux et politiques,<br />

permettant d'expliquer et de comprendre<br />

l'immigration. Ses travaux permettent de<br />

penser l'immigration comme un fait social<br />

concernant la société de départ, avant même<br />

d'être en lien avec la société d'arrivée. Il<br />

adopte dès les années 1960-1970 le point de<br />

vue de la société de départ pour s'intéresser<br />

aux causes et aux raisons qui ont poussé les<br />

hommes à partir. Il cherche à analyser la<br />

diversité <strong>des</strong> conditions d'origine et <strong>des</strong> trajectoires.<br />

Dans un article important' 17 ', non<br />

reproduit dans son livre, il distingue, à propos<br />

de l'émigration algérienne, les «trois<br />

âges de l'émigration». Dans un premier<br />

temps, l'émigration sur ordre, elle est<br />

contrôlée et subordonnée à l'ordre paysan<br />

et à l'ordre communautaire. Ensuite l'ordre<br />

social traditionnel perd le contrôle de l'émigration,<br />

les liens de servitude qui rattachaient<br />

l'émigré à la communauté dévalorisée<br />

sont rompus. Enfin avec l'implantation<br />

<strong>des</strong> familles, on assiste à la constitution<br />

d'une véritable «colonie algérienne» en<br />

France. On peut retrouver, dans les gran<strong>des</strong><br />

lignes, ces étapes, ces sta<strong>des</strong>, plus tard, pour<br />

l'émigration portugaise ou plus récemment<br />

turque ou africaine: certaines régularités<br />

apparaissent en effet dans le processus de<br />

l'immigration, même s'il convient à chaque<br />

fois d'étudier la diversité <strong>des</strong> populations<br />

concernées. Le mécanisme de reproduction<br />

de l'émigration qui explique notamment le<br />

passage d'un stade à un autre est exposé<br />

dans le deuxième chapitre de son livre<br />

(Elgorba, l'exil et la souffrance de l'exil),<br />

qui rend la parole à un émigrant kabyle.<br />

Pierre Bourdieu note à ce propos, dans sa<br />

préface que A. Sayad «se fait écrivain<br />

public » ; il donne la parole à ceux qui en<br />

sont le plus cruellement dépossédés, mais<br />

«sans jamais s'instituer en porte-parole,<br />

sans jamais s'autoriser de la parole donnée<br />

» ; son livre rassemble quelques-uns de<br />

ses articles qui ont marqué la sociologie de<br />

l'immigration' 18 '.<br />

Son travail porte donc à la fois sur la<br />

société de départ et la société d'arrivée,<br />

l'émigré devenant immigré: «l'immigré<br />

n'existe pour la société qui le nomme<br />

comme tel, qu'à partir du moment où il en<br />

franchit les frontières et en foule le territoire;<br />

l'immigré «naît» de ce jour à la société<br />

qui le désigne de la sorte». Cependant le<br />

phénomène migratoire analysé par A.<br />

Sayad n'est pas réduit à une somme de décisions<br />

individuelles motivées par de simples<br />

raisons économiques. C'est pourquoi la<br />

perspective individualiste telle qu'elle est<br />

développée par Crozier et Friedberg par<br />

exemple, n'est pas satisfaisante à ses yeux.<br />

Il analyse l'émigration/immigration comme<br />

«fait social total», en particulier et d'abord<br />

comme phénomène politique, «l'ordre de<br />

l'immigration» étant lié à «l'ordre <strong>des</strong><br />

nations ». Prenant en compte les dimensions<br />

historique et politique qui parfois sont évacuées,<br />

son livre permet d'aboutir à une clarification<br />

de la définition <strong>des</strong> notions<br />

d'immigration et d'immigré. Les illusions,<br />

fréquentes, qui accompagnent l'immigration<br />

sont en effet celles qui consistent d'une<br />

part à la relier systématiquement au travail,<br />

aux raisons économiques, d'autre part à nier<br />

la nature fondamentalement politique de<br />

l'immigration. Sayad déconstruit ces illusions<br />

à partir de l'étude de l'immigration<br />

algérienne en France, première <strong>des</strong> immigrations<br />

originaires <strong>des</strong> pays dits du tiersmonde,<br />

autrefois colonisés.<br />

Ses enquêtes sur l'émigration/immigration<br />

algérienne montrent d'abord que la<br />

présence de l'immigré est perçue dans la<br />

société de départ comme dans la société<br />

d'arrivée, comme provisoire, alors qu'elle<br />

s'avère dans les faits, après coup, durable,<br />

voire définitive. L'immigration est ainsi<br />

un état provisoire en droit, mais bel et bien<br />

une situation durable de fait. Il remarque<br />

que «tout se passe comme si l'immigration<br />

avait besoin, pour pouvoir se perpétuer et<br />

se reproduire, de s'ignorer (ou de feindre<br />

s'ignorer) et d'être ignorée comme provisoire<br />

et en même temps, de ne pas s'avouer<br />

comme transplantation définitive». Tout<br />

concourt, d'après A. Sayad, à partager<br />

dans la société de départ comme dans la<br />

société d'arrivée, cette illusion collective<br />

qui est ainsi à la base même de l'immigration.<br />

Il retrouve ainsi les intuitions de<br />

Simmel à propos de la forme sociologique<br />

de l'étranger. Ce dernier remarquait déjà<br />

en 1908 que l'étranger «n'est pas ce personnage<br />

qu'on a souvent décrit par le<br />

passé, le voyageur qui arrive un jour et<br />

repart le lendemain, mais plutôt la personne<br />

arrivée aujourd'hui et qui restera<br />

demain»' 1 ".<br />

L'immigré est ainsi un travailleur défini<br />

et traité comme provisoire, donc révocable,<br />

c'est-à-dire expulsable, à tout moment. Le<br />

séjour autorisé à l'immigré est entièrement<br />

assujetti à son travail. C'est le travail qui fait<br />

«naître» l'immigré, qui le fait être. Le travail<br />

(pour immigrés !) est la justification<br />

même de l'immigré. L'immigré n'est et ne<br />

peut être que par le travail. Être immigré et<br />

chômeur est de ce fait un paradoxe, car<br />

comment concevoir le non-travail avec ce<br />

qui n'a de sens que par le travail? Avec la<br />

montée de la crise de l'emploi la figure de<br />

l'immigré est par conséquent brouillée.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 157


Cependant l'immigré est non seulement<br />

un allogène qui vient travailler, mais encore<br />

un non-national. C'est à ce titre qu'il est<br />

exclu du politique. Toutes les discriminations<br />

de fait qui le frappent sont ramenées à<br />

cette discrimination (de droit) fondamentale.<br />

Cette distinction légale, officielle qu'on<br />

opère sur le plan politique constitue d'une<br />

certaine manière la justification ultime de<br />

toutes les autres distinctions. «La discrimination<br />

de droit appelle à son renfort les discriminations<br />

de fait (c'est-à-dire les inégalités<br />

<strong>sociales</strong>, économiques et culturelles)<br />

et, en retour celles-ci trouvent une justification<br />

et se donnent une légitimité dans la distinction<br />

de droit». La «condition sociale»<br />

de l'immigré et la «définition juridique» de<br />

l'étranger se renforcent ainsi mutuellement.<br />

Bref, la discrimination politique est telle<br />

qu'on importe <strong>des</strong> travailleurs, mais pas <strong>des</strong><br />

citoyens, pas <strong>des</strong> sujets politiques. Quand<br />

ces travailleurs provenaient <strong>des</strong> colonies,<br />

par exemple d'Algérie, ils avaient comme<br />

caractéristiques juridiques d'être infériorisés<br />

en tant que travailleurs coloniaux, sujets<br />

français ou «Français-musulmans » (20) .<br />

L'immigré n'est finalement que la figure<br />

contemporaine de ces étrangers, exclus <strong>des</strong><br />

droits politiques, qu'ont été successivement<br />

dans le passé les esclaves, les peregrini, les<br />

barbares, les métèques, les déportés, ou les<br />

réfugiés. L'immigré partage avec eux d'être<br />

hors de l'ordre juridique et politique national.<br />

L'immigré constitue une menace pour<br />

cet ordre par le seul fait de sa présence,<br />

parce qu'elle vient de l'extérieur.<br />

Mais ce n'est pas la situation individuelle<br />

de la personne et le temps de séjour qui<br />

seuls font la différence entre un étranger de<br />

passage et un immigré installé, c'est aussi<br />

et d'abord le rapport de force entre deux<br />

mon<strong>des</strong>, deux pays, deux sociétés, deux<br />

cultures. On a ainsi schématiquement d'un<br />

côté « un monde dominant (politiquement,<br />

économiquement) qui ne produirait que <strong>des</strong><br />

touristes (...) et de l'autre côté, un monde<br />

dominé qui ne donnerait que <strong>des</strong> immigrés».<br />

Tout étranger venant de ce second<br />

monde, lors même qu'il viendrait en touriste<br />

et qu'il ne séjournerait que le temps<br />

imparti, serait a priori un «faux touriste»,<br />

un immigré virtuel, un «clan<strong>des</strong>tin». Tous<br />

les étrangers ne sont donc pas forcément <strong>des</strong><br />

immigrés, comme tous les immigrés ne sont<br />

pas forcément <strong>des</strong> étrangers (du point de<br />

vue de la nationalité s'entend) : qu'on pense<br />

aux harkis, aux originaires <strong>des</strong> DOM-TOM<br />

ou aux naturalisés qui ne restent pas moins<br />

<strong>des</strong> immigrés !<br />

Depuis le milieu du siècle dernier et<br />

jusque dans les années 1970, les emplois<br />

réservés aux immigrés se trouvent surtout<br />

dans la grande industrie et les mines; de<br />

manière prépondérante il s'agit d'emplois<br />

disqualifiés socialement, de postes dévalorisés.<br />

Ces positions, parce qu'occupées par<br />

<strong>des</strong> étrangers, sont d'une certaine manière<br />

externalisées, presque en dehors de la classe<br />

ouvrière ; cette dernière se représente en<br />

effet d'abord sous la figure de l'ouvrier<br />

masculin français et qualifié. Les étrangers<br />

sont ainsi isolés sur le plan économique<br />

dans quelques secteurs bien particuliers,<br />

dans <strong>des</strong> emplois infériorisés et dans<br />

quelques zones géographiquement délimitées.<br />

Les immigrés, le plus souvent <strong>des</strong> nonnationaux,<br />

à moins qu'il ne s'agisse de travailleurs<br />

coloniaux* 22 ', sont aussi maintenus<br />

à la lisière de la communauté nationale : ils<br />

sont isolés sur le plan politique (pas de droit<br />

de vote).<br />

Gérard Noiriel a montré, notamment<br />

dans «Le creuset français»' 23 ', que l'immigration,<br />

grâce aux arrivées successives<br />

d'étrangers en France, a permis finalement<br />

depuis le milieu du siècle dernier de fournir<br />

en ouvriers l'industrie et les mines françaises:<br />

c'était, à posteriori, la solution à<br />

«l'impossible industrialisation de la France<br />

». Parallèlement, cela a rendu possible<br />

une alliance politique tout à fait originale<br />

entre les classes dominantes et la paysannerie<br />

autochtones pendant toute la troisième<br />

République. L'exode rural en provenance<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 158


<strong>des</strong> campagnes françaises se faisant,<br />

contrairement à ce qui s'était passé dans le<br />

cas de la Grande-Bretagne, plutôt dans le<br />

sens d'une ascension sociale: les enfants<br />

<strong>des</strong> paysans devenant par exemple cafetiers,<br />

épiciers, commerçants ou petits fonctionnaires,<br />

mais a priori pas ouvriers. D'une<br />

certaine manière l'immigration permet de<br />

maintenir une indifférenciation mythique<br />

<strong>des</strong> Français, les emplois du bas de l'échelle<br />

sociale étant occupés en part importante<br />

par les immigrés. Le monde ouvrier et ses<br />

organisations, syndicales et politiques,<br />

seront pourtant le creuset de l'intégration 124 '<br />

<strong>des</strong> premières générations d'immigrés dans<br />

la société française. Ces dernières et leurs<br />

enfants seront même une composante<br />

importante de la classe ouvrière française<br />

dans de nombreuses régions industrielles ou<br />

minières' 25 '. La société française a intégré<br />

<strong>des</strong> vagues successives d'immigrés italiens,<br />

espagnols, polonais et autres. <strong>Pour</strong> Dominique<br />

Schnapper, la nation a été le principe<br />

intégrateur dans la mesure où elle est considérée<br />

comme la forme politique qui a permis<br />

de transcender les différences entre les<br />

populations au sein d'une entité globale et<br />

autour d'un projet commun. La nation est<br />

en effet d'après cet auteur «un espace politique,<br />

donc juridique, administratif et<br />

social, à l'intérieur duquel sont réglés les<br />

relations, les rivalités et les conflits entre les<br />

individus et les groupes » (26) . Mais c'est bien<br />

la culture locale, dans les régions industrielles<br />

ou minières notamment, sur la base<br />

de l'activité professionnelle, qui a été le<br />

cadre unificateur concret <strong>des</strong> travailleurs<br />

d'origines ethniques différentes et de leurs<br />

familles : la différence ethnique s'est trouvée<br />

progressivement résorbée dans ce cadre<br />

local.<br />

Aujourd'hui nous nous trouvons dans<br />

une situation différente dans la mesure où<br />

les capacités intégratrices <strong>des</strong> cultures<br />

locales semblent fortement amoindries en<br />

raison de la précarisation économique et<br />

sociale qui caractérise la crise actuelle, avec<br />

la montée du chômage, le déclin relatif du<br />

secteur industriel et le recul concommitant<br />

de l'encadrement syndical et politique' 27 '.<br />

Les associations locales, les réseaux culturels<br />

et/ou politiques connaissent une baisse<br />

de dynamisme et un retrait militant significatif<br />

dans les quartiers populaires. On<br />

observe aussi, en même temps, un enfermement<br />

croissant <strong>des</strong> individus dans l'espace<br />

privé. Olivier Schwartz montre de manière<br />

convaincante comment dans le monde<br />

ouvrier du Nord, la famille, le «foyer», pôle<br />

du privé par excellence, devient objet <strong>des</strong><br />

plus grands investissements, et concurrence<br />

les implications collectives' 28 '. Les territoires<br />

urbains sont ainsi de plus en plus<br />

désertés par les groupes intermédiaires<br />

structurant la vie locale et souvent l'espace<br />

public de communication n'existe plus. Un<br />

changement intervient aussi en ce qui<br />

concerne l'origine <strong>des</strong> populations qui proviennent<br />

de pays ou de continents de plus<br />

en plus lointains; par exemple, contrairement<br />

à l'entre-deux-guerre où l'immigration<br />

vers la France concernait avant tout <strong>des</strong><br />

populations européennes, durant les années<br />

1960 à 1980 elle est davantage marquée par<br />

l'arrivée de personnes originaires d'Afrique<br />

du Nord ou d'autres pays du tiers-monde.<br />

Le processus d'intégration <strong>des</strong> immigrés les<br />

plus récents apparait pour toutes ces raisons<br />

plus difficile à certains. Ceci ne doit pas<br />

faire oublier que l'intégration <strong>des</strong> Italiens<br />

ou <strong>des</strong> Polonais ne s'est pas faite facilement<br />

contrairement à ce qu'une vision mythifiée<br />

du passé nous donne à voir. Gérard Noiriel<br />

souligne avec force qu'un <strong>des</strong> procédés<br />

polémiques les plus fréquemment employés<br />

consiste à dramatiser la situation actuelle en<br />

lui opposant, sans aucune preuve, l'intégration<br />

«réussie» <strong>des</strong> vagues d'immigrés du<br />

passé' 29 .' C'est dans ce contexte que,<br />

d'après Abdelmalek Sayad, le voile <strong>des</strong> illusions<br />

entourant l'immigration se rompt,<br />

notamment suite à la prise de conscience de<br />

la permanence de la présence en France <strong>des</strong><br />

immigrés et de leurs enfants et c'est alors<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de ia France de l'Est, 1994 159


qu'une «logique» passionnelle va se développer<br />

à propos de l'immigration. Il<br />

convient cependant de noter que la «thématique<br />

anti-immigré» vise, non pas les<br />

«autres», «l'altérité», mais souligne encore<br />

Sayad, «l'identité de soi». Il ajoute que<br />

«c'est là une <strong>des</strong> fonction essentielles du<br />

discours sur l'immigration : on parle objectivement<br />

de soi quand on parle <strong>des</strong> autres».<br />

Le thème de l'exclusion de l'autre réapparaît<br />

par ce biais et on retrouve finalement<br />

une <strong>des</strong> lignes de force <strong>des</strong> discours d'extrême-droite<br />

: la défense d'une identité fétichisée<br />

(31) . Cette thématique xénophobe s'est<br />

installée dans le champ clos médiatique du<br />

politique, depuis plus de dix ans maintenant,<br />

en France, mais aussi dans la plupart<br />

<strong>des</strong> autres pays européens. Et ce thème de<br />

l'exclusion hante maintenant de fait tous les<br />

discours politiques. Le dépassement du blocage<br />

apparent du processus d'intégration est<br />

rendu ainsi plus difficile. La thématique<br />

xénophobe participe en effet à la fabrication<br />

de ces représentations <strong>sociales</strong> répulsives<br />

qui risquent de repousser la population<br />

d'origine maghrébine notamment, vers une<br />

condition ethno-culturelle spécifique avec<br />

peut-être à l'avenir l'apparition d'un phénomène<br />

significatif de construction identitaire<br />

sur la base de l'Islam. C'est ce que souligne<br />

aussi Michel Wievorka qui remarque<br />

que « quand une minorité est exclue socialement<br />

et que cette exclusion est renforcée<br />

par le racisme, elle est tentée de s'installer<br />

sur les seules références positives qui lui<br />

restent, l'identité communautaire, religieuse<br />

ou ethnique, et même de s'en inventer<br />

» (32) . Il n'est pas possible cependant,<br />

aujourd'hui, de trancher entre l'hypothèse<br />

de l'ébauche de l'ethnicité, «marque passagère<br />

d'une crise sociétale», «expression<br />

d'un dérèglement de sociétés nationales<br />

» (33 ,' pathologie provisoire, phénomène<br />

conjoncturel, voire mythe sans contenu réel,<br />

et l'hypothèse de la marche vers un « différentialisme<br />

généralisé» 0^, jungle du marché,<br />

de l'individualisme, <strong>des</strong> tribus, <strong>des</strong><br />

mafias et <strong>des</strong> communautés en tout genre.<br />

<strong>Pour</strong> Michel Wievorka, «l'ethnicité n'est<br />

pas historiquement inéluctable»' 3 ". Mais il<br />

ne considère pas moins que c'est la « seule<br />

réponse acceptable si l'on veut bien se placer<br />

du point de vue de ceux pour qui en permanence<br />

se conjuguent la marginalité<br />

sociale, la discrimination raciale, la limitation<br />

<strong>des</strong> droits civiques ou politiques, la<br />

répression, et la référence, voulue ou imposée<br />

par le regard de l'autre, à une identité<br />

collective »


7. Durkheim E, Les formes élémentaires de la vie<br />

religieuse, Paris, PUF, 1968 (1ère édition 1912).<br />

Cité par Denise Jodelet, op. cit.<br />

8. L'inventeur du concept de distance sociale, le<br />

sociologue américain, fondateur de l'école de<br />

Chicago, Park a souligné que la distance sociale<br />

était la conséquence historique de la cohabitation<br />

entre groupes ethniques ou nationaux<br />

différents. Voir aussi le n°3 <strong>des</strong> Cahiers du<br />

CEMRIC (Strasbourg, 1994) «Propos sur la<br />

distance »<br />

9. Dans le sens que lui donne Mary Douglas De la<br />

souillure. Essai sur la notion de pollution et de<br />

tabou, Paris, Maspéro, 1971.<br />

10. Pascal Hintermeyer nous rappelle que «sous<br />

l'effet du sida apparait un imaginaire immunitaire<br />

de la société qui envisage l'identité du groupe<br />

à partir d'un système qui lui permet de préserver<br />

son intégrité, en se défendant contre les agressions<br />

extérieures» Pascal Hintermeyer, «Imaginaires<br />

du corps social». <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong> de la France de 1 Est, n°20, 1992/93.<br />

11. Voir notamment les travaux de Michael<br />

Pollack : Les homosexuels et le sida, sociologie<br />

d'une épidémie, Paris, Métailié, 1988 (en<br />

particulier le chapitre 6, pages 162 à 192) et<br />

Une identité blessée, étu<strong>des</strong> de sociologie et<br />

d'histoire, Paris, Métailié, 1993. On trouvera<br />

dans le second ouvrage pages 399 à 409 la liste<br />

<strong>des</strong> travaux consacrés à cette épidémie par cet<br />

auteur.<br />

12. Hubert et Mauss,« Esquisse d'une théorie générale<br />

de la magie», L'Année sociologique 1902-<br />

1903; repris in Marcel Mauss, Sociologie et<br />

anthropologie, Paris, PUF, Quadrige, 1991.<br />

13. Michael Pollack, Les homosexuels et le sida, op.<br />

cit., page 186. «Leur propension régressive,<br />

remarque encore Michael Pollack, est d'autant<br />

plus grande que les séropositifs portent un stigmate<br />

supplémentaire de sorte que trois fois plus<br />

de personnes voudraient voir mis <strong>des</strong> prisonniers<br />

séropositifs en quarantaine que les 10% à<br />

14% qui demandent une mesure d'exclusion à<br />

l'égard de tous les séropositifs et mala<strong>des</strong>»,<br />

op. cit., pages 186 et 187.<br />

14. Cette fantasmatique de la contagion vise à unir<br />

dans un même anathème le malade et l'étranger,<br />

et plus précisément le malade et le juif. Le<br />

néologisme «sidaïque», inventé par les dirigeants<br />

du Front national, est formé à <strong>des</strong>sein<br />

par référence directe à judaïque. Il a été trop<br />

largement repris par la suite, sans précautions,<br />

dans la presse (Dernier exemple relevé:<br />

Dernières Nouvelles d'Alsace le 7 décembre<br />

1993) et dans les discours quotidiens pour désigner<br />

les mala<strong>des</strong> du sida. Les mots, on le sait<br />

pourtant depuis longtemps, peuvent être <strong>des</strong><br />

armes terribles pour faire resurgir les gran<strong>des</strong><br />

peurs. En jouant sur l'analogie découlant d'un<br />

suffixe commun l'antisémitisme est ainsi sournoisement<br />

réactivé. Sur l'importance que les<br />

dirigeants du Front national accordent aux<br />

mots, voir F. Matonti, «Le Front national<br />

forme ses cadres» in Genèses n°10, janvier<br />

1993. Voir aussi l'article de Michael Pollack,<br />

« Des mots qui tuent », Actes de la recherche en<br />

<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, n°41, février 1982, repris<br />

dans son ouvrage posthume Une identité blessée,<br />

op. cit., pages 97 à 120.<br />

15. Jodelet Denise, op. cit.<br />

16. Les mots désignant la peur et l'étranger ont une<br />

racine commune dans certaines langues, notamment<br />

en serbo-croate.<br />

17. «Les trois âges de l'émigration algérienne en<br />

France», in Actes de la recherche en <strong>sciences</strong><br />

sociaiesn°15,juin 1977.<br />

18. Publiés initialement dans Actes de la recherche<br />

en <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, mais aussi dans <strong>des</strong> revues<br />

moins accessibles comme Peuples méditerranéens<br />

ou Anthropologia medica.<br />

19. G. Simmel, «Digression sur l'étranger», op. cit.<br />

20. Si l'immigration «non-européenne» est régulièrement<br />

stigmatisée en France cela tient aussi à<br />

ce passé colonial.<br />

21. Voir aussi l'article de Brigitte Fichet, «Etrangers<br />

et immigrés, deux termes problématiques »,<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> de la France de<br />

l'Est, n°20, 1992/1993.<br />

22. La première immigration algérienne significative<br />

remonte en effet à la première guerre mondiale !<br />

23. Noiriel Gérard, Le creuset français. Histoire de<br />

l'immigration, XIXè-XXè siècle, Paris, Points-<br />

Seuil, 1992.<br />

24. Sur la distinction entre les termes intégration,<br />

insertion et assimilation voir Jacqueline Costa-<br />

Lascoux, «Assimiler, insérer, intégrer» in<br />

Réussir l'intégration, Projet n°227, automne<br />

1991, pages 7 à 15. <strong>Pour</strong> une étude sociologique<br />

de l'intégration de la France dans son ensemble,<br />

l'intégration <strong>des</strong> immigrés ne constituant<br />

qu'une <strong>des</strong> dimensions de celle-ci, voir<br />

Dominique Schnapper, La France de l'intégration,<br />

sociologie de la nation en ¡990, Paris,<br />

Gallimard, 1991. Sur l'intégration <strong>des</strong> immigrés<br />

et une réflexion sur la notion de multiculturalisme<br />

voir aussi l'article de Juan Matas, «Processus<br />

d'intégration, <strong>des</strong> populations d'origine<br />

immigrée et multiculturalisme», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong><br />

<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> de la France de l'Est, n°20,<br />

1992/1993, pages 124 à 129.<br />

25. Par exemple, dans la sidérurgie lorraine on notera<br />

l'importance de l'immigration italienne surtout,<br />

mais aussi polonaise, et plus tard nord-africaine<br />

(voir les travaux de Serge Bonnet et de<br />

Gérard Noiriel) ; dans le bassin potassique du<br />

Haut-Rhin c'est l'immigration polonaise qui<br />

jouera un rôle central (voir notamment l'étude<br />

consacrée par Freddy Raphaël et Geneviève<br />

Herberich-Marx aux mémoires de la «colonie»<br />

chez les mineurs du Bassin Potassique d'Alsace<br />

in Mémoire plurielle de l'Alsace, grandeurs et<br />

servitu<strong>des</strong> d'un pays <strong>des</strong> marges, Strasbourg,<br />

Collection Recherches et Documents, Tome 44,<br />

Publications de la société savante d'Alsace et<br />

<strong>des</strong> régions de l'Est, 1991, pages 136 à 168).<br />

26. Dominique Schnapper, L'Europe <strong>des</strong> immigrés,<br />

Paris, François Bourrin, 1992, page 7.<br />

27. Voir par exemple François Dubet et Didier<br />

Lapeyronnie, Les quartiers d'exil, Paris, Seuil,<br />

1992, Michel Wievorka (dir.), La France raciste,<br />

Paris, Seuil, 1992, Michel Wievorka,<br />

Racisme et modernité, Paris, La Découverte,<br />

1993 et Alain Bihr, <strong>Pour</strong> en finir avec le Front<br />

National, Paris, Syros, 1993.<br />

28. Voir Olivier Schwartz, Le monde privé <strong>des</strong><br />

ouvriers, hommes et femmes du Nord, Paris,<br />

PUF, 1989.<br />

29. Gérard Noiriel, La Tyrannie du national, Paris,<br />

Calmann-lévy, 1991, page 17.<br />

30. Voir les discours de ceux qui sont hostiles à la<br />

présence <strong>des</strong> immigrés sur le territoire: par<br />

exemple Alain Griotteray, Les immigrés: le<br />

choc, Pion, Paris, 1984; ou Jean-Yves Le<br />

Gallou, La préférence nationale: réponse à<br />

l'immigration, Albin Michel, Paris, 1985. <strong>Pour</strong><br />

une analyse critique de ces discours voir<br />

notamment Olivier Le Cour Grandmaison,<br />

«Immigration, politique, et citoyenneté: sur<br />

quelques arguments » in Les étrangers dans la<br />

cité, expériences européennes, sous la direction<br />

du même auteur et de Catherine Wihtol de<br />

Wenden, Paris, La Découverte, 1993, p. 81<br />

à 103.<br />

31 Alain Bihr, op. cit. Voir aussi du même auteur<br />

son article,«Identité menaçante, identité menacée,<br />

l'Europe dans l'imaginaire du Front<br />

National», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> de la<br />

France de l'Est, n°20, 1992/93.<br />

32. Michel Wievorka, La démocratie à l'épreuve.<br />

Nationalisme, populisme, ethnicité, Paris, La<br />

Découverte, 1993, p. 20.<br />

33. op. cit. page 154. L'auteur propose une<br />

construction sociologique de la notion d'ethnicité<br />

dans le troisième chapitre de son livre page<br />

97 à 156.<br />

34. op. cit. page 152.<br />

35. op. cit. page 156.<br />

36. op. cit. page 156.<br />

37. op. cit. page 164. Voir aussi Alain Bihr, «La<br />

démocratie à l'épreuve de la crise de l'étatnation»<br />

in Le Monde Diplomatique, janvier<br />

1994.<br />

38. L'exclusion <strong>des</strong> droits civils est cependant justifiée<br />

par une argumentation tout à fait différente<br />

par rapport au pauvre ou à l'immigré dans la<br />

mesure où le fou est comparé à un enfant, à un<br />

mineur.<br />

39. Sur les relations entre racisme («ethnique») et<br />

racisme de classe on pourra consulter le n° 2 de<br />

Critiques <strong>sociales</strong> (décembre 1991) qui est<br />

entièrement consacré à ce thème.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 161


FLORENCE RUDOLF<br />

La recherche<br />

sociologique dans une<br />

situation conflictuelle<br />

La rumeur d'Orléans étudiée<br />

par Edgar Morin<br />

La lecture de la rumeur<br />

d'Orléans que nous<br />

proposons de développer ici<br />

ne poursuit pas les analyses<br />

<strong>sociales</strong>, économiques et<br />

politiques qui avaient été<br />

privilégiées par Edgar Morin<br />

ou Freddy Raphaël (2)<br />

sur cet<br />

événement. Nous nous<br />

situons par rapport à une<br />

discussion entamée lors<br />

d'une rencontre entre le<br />

Laboratoire de Sociologie de<br />

la Culture Européenne et le<br />

Seminar fur Volkskunde de<br />

l'Université de Bâle


comprendre pourquoi <strong>des</strong> soupçons quant<br />

au caractère infondé de la rumeur résistent<br />

bien après que la propagation de la nouvelle<br />

n'ait été interrompue. Le «noyau dur» de<br />

la rumeur, si l'on peut dire, procède davantage<br />

de l'ancrage même éphémère, mais<br />

massif, du contenu qu'elle a véhiculé, qu'au<br />

sens colporté. En bref, c'est sa forme qui lui<br />

confère sa force et lui assure une résurgence<br />

éventuelle et non la pertinence du récit à<br />

partir duquel elle se maintient et se renouvelle.<br />

Néanmoins, et c'est ce que nous<br />

allons voir, sans tarder, les éléments qui<br />

constituent la trame de la rumeur ne sont pas<br />

anodins dans l'entretien de la dynamique<br />

qui la caractérise.<br />

La rumeur d'Orléans ou<br />

l'enfermement dans le même<br />

En 1969, éclate à Orléans une rumeur,<br />

dont la ressemblance avec d'autres faits<br />

divers de ce type dans d'autres villes de province''"<br />

entre, sans être centrale, dans la<br />

reconstitution de l'événement par l'équipe<br />

de chercheurs. Après avoir couvée pendant<br />

quelques jours, voire quelques semaines,<br />

l'intensité et la massivité de la rumeur va<br />

s'exprimer à partir d'une crise qui s'apparente,<br />

dans sa forme et dans son évocation,<br />

au moins, à un pogrom contre quelques<br />

commerçants juifs. L'escalade s'étaye sur<br />

une affaire de traite <strong>des</strong> blanches qui, incriminant<br />

un commerçant de prêt à porter bon<br />

marché pour une clientèle féminine jeune,<br />

s'élargit à d'autres commerces jusqu'à<br />

inclure toute la communauté juive et les juifs<br />

en général. La mobilisation <strong>des</strong> associations<br />

et <strong>des</strong> groupes antiracistes et affiliés à la<br />

gauche en général, parviendra, en dépit <strong>des</strong><br />

formes différentes qu'elle prendra, assez<br />

rapidement à étouffer la rumeur. Toutefois,<br />

l'option de proposer à Edgar Morin de<br />

mener une enquête sur cette affaire sera<br />

adoptée par le Fonds social juif unifié.<br />

Contre toute attente, l'arrivée <strong>des</strong> chercheurs<br />

après la «crise», ne constituera pas<br />

un obstacle à une meilleure compréhension<br />

<strong>des</strong> «mécanismes» d'émergence et de propagation<br />

de la rumeur. Ce décalage a permis<br />

le repérage, à travers les «mini»<br />

rumeurs qui subsistaient encore, <strong>des</strong> deux<br />

motifs qui semblent conférer à la rumeur sa<br />

dynamique. Il s'agit <strong>des</strong> thèmes du complot<br />

et de celui selon lequel «il n'y a pas de fumée<br />

sans feu». Le premier argument véhicule<br />

une conception du monde selon laquelle<br />

les difficultés ou les malheurs d'un groupe<br />

trouvent une explication dans l'exercice<br />

d'un pouvoir maléfique occulte qui sera<br />

ramené à l'activité ou à la présence d'individus<br />

précis. Par ailleurs, le thème du complot<br />

indique qu' au-delà du récit qui incrimine,<br />

la rumeur exprime l'existence d'un<br />

malaise au sein de la collectivité. Le second<br />

motif garantit un noyau de légitimité à la<br />

rumeur quand bien même le contenu sur<br />

lequel elle s'est affirmée a été démenti. Il la<br />

protège <strong>des</strong> attaques dirigées contre la<br />

structure de plausibilité de la fable qu'elle<br />

diffuse, en référant à la consistance qu'elle<br />

a prise, qui elle ne peut être niée. Globalement,<br />

ces deux motifs permettent de comprendre<br />

comment la rumeur et une communication<br />

sociale, en général, se perpétuent<br />

dans le temps.<br />

L'étude plus détaillée du processus<br />

passe par l'identification <strong>des</strong> différents éléments<br />

qui entrent dans le récit et lui confèrent<br />

sa cohérence. Car avant de recourir à<br />

l'argument de la consistance pour justifier<br />

de son existence, il a fallu que la rumeur<br />

trouve à s'ancrer dans une histoire qui a pu<br />

diffuser dans l'espace et le temps et être<br />

reprise largement. Les ingrédients dont va<br />

se nourrir une telle nouvelle doivent être à<br />

la fois compris isolément et de façon imbriquée,<br />

car tout mythe, nous dit E. Morin,<br />

« est composite à l'origine, puis acquiert son<br />

unité par consolidation ». (5)<br />

On notera, sans<br />

poursuivre la discussion dans cette direction,<br />

que l'équivalence entre la rumeur et le<br />

mythe que nous propose E. Morin renvoie<br />

à une métaphore importante de la discipline<br />

à savoir celle du sociologue comme<br />

chasseur de mythes.' 6 ' Outre, le fait que<br />

cette représentation contribue à dénier la<br />

qualité de connaissance aux savoirs «populaires<br />

», (7)<br />

elle confirme la spécificité du travail<br />

du sociologue, à savoir celle de faire<br />

entrer en scène <strong>des</strong> éléments ou <strong>des</strong> relations<br />

invisibles jusque là.


se dans l'adhésion de cette génération à ce<br />

récit à travers la reprise en main <strong>des</strong> adolescentes<br />

qu'il occasionne pour les mères et les<br />

enseignantes qui avaient un peu perdu le<br />

contrôle de cette génération, dépassées<br />

qu'elles étaient par la libération <strong>des</strong> moeurs<br />

et la diffusion de la culture yé yé.<br />

On retrouve ici, l'idée que la rumeur établit<br />

une articulation non seulement entre <strong>des</strong><br />

éléments distincts, mais aussi entre <strong>des</strong><br />

populations étrangères les unes aux autres ou<br />

devenues étrangères les unes aux autres.<br />

Cette remarque relate comment la fable de la<br />

traite <strong>des</strong> blanches a pu trouver un terrain<br />

favorable auprès de deux générations en<br />

situation plutôt conflictuelle, de sorte que la<br />

rumeur assurera le rôle de ciment dans un<br />

contexte marqué par un certain relâchement<br />

<strong>des</strong> repères sociaux. Si le thème de la traite<br />

<strong>des</strong> blanches semble propice à une convergence<br />

entre les adolescentes en mal<br />

d'amour et les mères ou enseignantes en<br />

peine d'autorité, la présence du commerçant<br />

juif dans cette construction ne semble pas<br />

trouver sa place à priori. En suivant l'élaboration<br />

du mythe, on constate d'ailleurs que<br />

le thème du juif restera longtemps larvé ou<br />

implicite, puisqu'il n'est d'abord question<br />

que de commerces, qui après vérification<br />

sont tous tenus par <strong>des</strong> juifs. La rumeur longtemps<br />

restreinte à la traite <strong>des</strong> blanches à partir<br />

d'un réseau de commerçants se révélera<br />

franchement antisémite au moment où la<br />

foule se rassemble devant les commerces au<br />

nom de «n'allez pas acheter chez les juifs ».<br />

Or, c'est là où l'étude, prise isolément <strong>des</strong><br />

différents éléments entrant dans la rumeur,<br />

permet de rétablir 1 ' apport de la figure du juif<br />

dans la consolidation de la fable et donc dans<br />

sa propagation. L'image du juif ambigu, en<br />

évoquant l'existence d'un complot contre la<br />

collectivité, semble non seulement étayer la<br />

rumeur, mais lui conférer la consistance et la<br />

crédibilité qui lui faisaient défaut. La figure<br />

du juif différent, mais que rien ne permet de<br />

distinguer <strong>des</strong> autres membres du groupe,<br />

contribue insidieusement à attribuer la<br />

dimension de réalité qui manquait à la fable<br />

jusque là.<br />

Indépendamment du bel exercice de<br />

reconstruction auquel se livre l'équipe<br />

d'Edgar Morin, il est intéressant d'évoquer<br />

en quelques mots l'analyse qu'il nous livre<br />

de l'offensive orchestrée par les associations<br />

et groupes antiracistes contre la<br />

rumeur. L'observation principale proposée<br />

par l'équipe de Morin tient au fait que la<br />

«réaction» qu'il qualifie, non sans une<br />

pointe d'ironie, d'«anti-mythe» ou d'antidote<br />

à la rumeur reprend les mêmes motifs,<br />

à savoir ceux du complot et <strong>des</strong> forces<br />

occultes, sur lesquelles la rumeur, indépendamment<br />

de la crédibilité du récit qu'elle<br />

propage, se fonde et gagne en consistance.<br />

Selon toute vraisemblance pour les chercheurs,<br />

l'impact de l'offensive contre la<br />

rumeur, tiendrait à cette connivence que le<br />

mythe et 1' « anti-mythe » partagent entre eux<br />

à travers la désignation de responsables, qui<br />

évoquent à partir de la figure du juif ou de<br />

l'antisémite, de façon différente bien entendu,<br />

le mal absolu. Dans le cadre de cette<br />

interprétation, la «réaction» s'inscrit dans<br />

une conception identique du monde selon<br />

laquelle les difficultés ou les malaises ressentis<br />

par une collectivité sont perçus<br />

comme la conséquence de l'activité maléfique<br />

d'un groupe particulier. Dans cette<br />

perspective, l'efficacité de la «réaction»<br />

serait due au fait qu'elle ne rompt pas avec<br />

la logique de la chasse aux sorcières qui<br />

caractérise la rumeur. Il s'ensuit que si l'on<br />

peut dire que l'offensive menée par les<br />

groupes antiracistes contre le mythe antisémite<br />

a porté un coup à la rumeur, elle ne met<br />

pas un terme au cercle vicieux qui la caractérise.<br />

La recherche sociologique<br />

ou l'impact de l'abstraction<br />

sur les conflits<br />

Partant du constat selon lequel, les antagonistes<br />

en présence recourent, non pas aux<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 164


mêmes arguments, mais à une forme identique<br />

pour rendre compte de la réalité et se<br />

combattre, on peut se demander dans quelle<br />

mesure la reconstruction sociologique<br />

rompt réellement avec le cercle vicieux de<br />

l'identification de coupables dans lequel<br />

s'enferrent le mythe et l'«anti-mythe» ?<br />

Edgar Morin reconnaît lui-même, dans la<br />

version que la sociologie confère à l'événement,<br />

la présence de la fable, qui à l'instar<br />

du mythe qu'elle combat, articule différents<br />

ingrédients entre eux, en un récit susceptible<br />

de se substituer à celui-ci. Mais alors<br />

que le mythe rassemble <strong>des</strong> éléments épars<br />

qu'il consolide en un «monde rond et<br />

creux» dirait Lévi-Strauss, la reconstruction<br />

sociologique d'une réalité nomme les<br />

relations qui lient ces éléments entre eux.<br />

En ce sens, elle intervient comme un tiers<br />

qui permettrait de rompre le cercle vicieux<br />

dans lequel le mythe et 1'«anti-mythe» se<br />

confortent et contribuent a une certaine<br />

compréhension du monde, dans laquelle <strong>des</strong><br />

forces mystérieuses et occultes seraient à<br />

l'oeuvre. Dans l'hypothèse d'une rupture de<br />

cette dynamique, par l'introduction d'un<br />

regard «neuf» sur le monde, dans lequel on<br />

peut reconnaître la sociologie, il convient de<br />

s'interroger, il nous semble, sur la spécificité<br />

de celui-ci. Questionnement auquel<br />

nous avons déjà brièvement répondu en rappelant<br />

que la version sociologique d'une<br />

réalité procède par l'établissement de relations<br />

entre différents éléments ou, ce qui<br />

revient au même, opère en identifiant de<br />

nouveaux éléments invisibles jusque là. Il<br />

convient, pour l'illustrer, d'analyser la<br />

construction sociologique à laquelle se livre<br />

l'équipe de Morin.<br />

En montrant, notamment, que les juifs ne<br />

sont pas désignés dans un premier temps,<br />

dans la rumeur d'Orléans, Edgar Morin et les<br />

chercheurs impliqués dans la reconstitution<br />

de cet événement, attaquent la thèse du complot<br />

qui, comme nous l'avons déjà souligné,<br />

«fonctionne» dans le mythe comme dans<br />

T«anti-mythe». En suggérant une fonction<br />

sociale à la rumeur, celle de restaurer une<br />

communication sociale entre <strong>des</strong> groupes<br />

devenus étrangers les uns aux autres, la<br />

reconstitution de l'événement par les chercheurs<br />

contribue à déjouer la recherche de<br />

coupables dans laquelle s'enferraient le<br />

mythe et l'«anti-mythe». Plus précisément,<br />

on peut dire que la reconstitution sociologique<br />

de l'événement contribue à déplacer le<br />

problème sur un autre terrain, celui de la<br />

déstructuration de la cohésion sociale,<br />

qu'elle se propose de comprendre. Elle s'y<br />

emploie, en effet, en procédant à une analyse<br />

«multifactorielle» d'une situation. Ce<br />

traitement aboutit au fait que ce ne sont plus<br />

<strong>des</strong> individus ou <strong>des</strong> groupes qui sont incriminés,<br />

mais un ensemble de facteurs plus ou<br />

moins complexes - identifié à la modernisation<br />

- qui produit un brouillage social générateur<br />

d'angoisse. Si l'introduction de nouveaux<br />

«partenaires», «acteurs» ou «ennemis<br />

», w<br />

s'apparente plus qu'il n'y paraît à la<br />

désignation de nouvelles forces, qui à l'instar<br />

de l'identification de responsables tels<br />

que le juif ou l'antisémite, interviendraient<br />

dans la déstructuration de certaines formes<br />

de vie, il convient de noter le glissement qui<br />

s'est opéré à partir de cette reconstruction <strong>des</strong><br />

faits. Même si la substitution du thème de la<br />

déstructuration sociale à celui du complot ne<br />

permet pas d'affirmer simplement que la<br />

recherche sociologique brise le cercle<br />

vicieux de la recherche de coupables, l'analyse<br />

qu'elle produit contribue à désigner <strong>des</strong><br />

configurations, plutôt que <strong>des</strong> individus,<br />

mais surtout à pointer le rôle d'un malaise<br />

social général dans cette affaire. Par conséquent,<br />

nous pouvons, en admettant que la<br />

reconstitution sociologique de l'événement<br />

désamorce le conflit aussi bien qu'y parvient<br />

1'«anti-mythe», hypothèse qu'il conviendrait<br />

encore de vérifier, lui attribuer <strong>des</strong><br />

conséquences pratiques immédiates, à savoir<br />

celles d'interrompre le cercle vicieux de la<br />

haine.<br />

Il nous reste à nous interroger sur la spécificité<br />

du regard sociologique sur un tel<br />

événement et sur les répercussions éventuelles<br />

de cette manière de voir dans le<br />

règlement d'un conflit. Nous avons déjà<br />

abordé partiellement cette question en lui<br />

atttribuant la désignation de relations<br />

inédites ou de facteurs invisibles, jusque là,<br />

dans la reconstitution d'une situation. Nous<br />

laisserons de côté le fait de savoir si ces<br />

nouveaux «partenaires» avec lesquels il<br />

faudra désormais composer, sont réels ou<br />

non, encore que c'est une question importante<br />

concernant les fondements de la<br />

connaissance sociologique. On peut illustrer<br />

cela rapidement, en distinguant une<br />

sociologie qui se comprend comme une pratique<br />

qui «révèle » <strong>des</strong> relations insoupçonnées,<br />

mais agissantes sur le cours de notre<br />

vie, d'une sociologie qui se conçoit, au<br />

contraire, comme une ressource qui accompagne,<br />

à travers la production de nouvelles<br />

perspectives sur le monde, la transformation<br />

de notre regard sur lui. 110 ' Il serait stimulant<br />

de s'interroger sur les implications<br />

sociologiques de cette distinction sur<br />

l'intelligence que la discipline a d'ellemême,<br />

ainsi que sur ses conséquences culturelles.<br />

Si ce n'est pas l'option que nous<br />

adoptons directement, l'intérêt que nous<br />

accordons au déplacement qui confère une<br />

prédominance aux configurations complexes<br />

dans le devenir du monde sur l'identification<br />

d'individus ou de groupes particuliers,<br />

n'en est pas tellement éloigné.<br />

Si, comme nous l'avons déjà souligné,<br />

l'introduction de cette «nouvelle» figure<br />

qu'est le social et la cohorte de relations<br />

inédites qui l'accompagne, caractérise la<br />

démarche sociologique, c'est sur le phénomène<br />

d'abstraction avec laquelle elle se<br />

confond qu'il nous semble important<br />

d'insister. La société, même quand elle<br />

demeure invisible et muette, constitue un<br />

«partenaire» ou plus exactement un «milieu»<br />

obligé dans la compréhension <strong>des</strong><br />

actions humaines. S'il n'est pas aisé de<br />

l'appréhender concrètement, d'où le rôle<br />

d'intetprète dans lequel va se spécialiser le<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 165


sociologue, on remarquera, pour revenir au<br />

cas d'étude dont nous sommes partis,<br />

qu'elle présente l'avantage de pouvoir<br />

incarner, à <strong>des</strong> degrés divers, le mal absolu.<br />

Le penchant que nous avons d'interpréter<br />

tous nos problèmes comme <strong>des</strong> faits de<br />

société et de les ramener à une cause sociale<br />

témoigne de l'impact de la sociologie et<br />

de façon plus générale de la diffusion d'un<br />

certain regard sur le monde. Il est vrai que<br />

si cette compréhension <strong>des</strong> problèmes ou<br />

<strong>des</strong> dysfonctionnements que nous rencontrons<br />

ne remet pas nécessairement en cause<br />

l'identification de groupes dans la dégradation<br />

d'une situation humaine, elle rend cette<br />

démarche moins aisée.<br />

Il peut être intéressant, pour conclure, de<br />

rattacher cette évolution à l'abstraction que<br />

produit le discours sur la société, lequel se<br />

prolonge actuellement dans celui de la complexité.<br />

Cette dernière radicalise la rupture<br />

avec une conception dichotomique du monde.<br />

L'imbrication <strong>des</strong> phénomènes, le foisonnement<br />

d'éléments interagissant entre eux, la<br />

multiplication <strong>des</strong> relations réciproques et les<br />

effets inattendus qui en résultent, contribuent<br />

à un brouillage social inquiétant propice au<br />

retour de réponses simples et carrées qui permettent<br />

à tout un chacun de se situer dans le<br />

paysage social. On notera à cet égard que le<br />

discours sur la complexité commence à s'attirer<br />

<strong>des</strong> foudres de tout genre, dont les principales<br />

s'en prennent à l'irresponsabilité généralisée<br />

00<br />

que ce type d'analyse du monde<br />

social génère et légitime. On ne peut faire<br />

l'impasse sur l'observation que de tels<br />

reproches reproduisent le cercle vicieux de la<br />

dénonciation décrit précédemment. Le discours<br />

de la complexité se voit à son tour incriminé<br />

de tous les maux qu'affronte la collectivité.<br />

Par ailleurs, on ne peut non plus occulter<br />

le fait que l'abstraction vers laquelle évolue<br />

la compréhension sociologique en général,<br />

contribue à la perte de repères sociaux,<br />

jugée anxiogène par la sociologie elle-même.<br />

En bref, non seulement il n'est pas certain que<br />

le regard sociologique soit en mesure de désamorcer<br />

les conflits, mais il se peut même qu'il<br />

les avive à travers une lecture moins aisée du<br />

monde. La pensée complexe génère de<br />

l'incertitude sans parvenir à colmater les<br />

brèches qu'elle introduit à la surface du<br />

monde. La perte de lisibilité du monde favorise<br />

la résurgence de réponses normatives et<br />

prépare le terrain pour la désignation de coupables.<br />

Cette remarque montre à quel point la<br />

pensée abstraite et complexe, qui doute par<br />

rapport à elle-même de surcroît, ne nous<br />

garantit pas contre l'errance ni contre le<br />

retour de certains démons. Mais doit-on, pour<br />

autant, fustiger cette forme de compréhension<br />

du monde, dont la qualité première ne semble<br />

pas être la simplification, il est vrai? Et le<br />

faire sous prétexte qu'elle ne parvient pas à<br />

maîtriser la violence dans le monde, voire<br />

même qu'elle pourrait y contribuer, revient à<br />

évaluer l'activité conceptuelle à la capacité<br />

qu'elle aurait à rendre les hommes meilleurs<br />

et plus heureux. Aussi bien intentionnée que<br />

soit cette approche, force est de constater<br />

qu'elle s'inscrit dans une perspective moraliste<br />

du monde où la frontière entre les bons<br />

et les méchants, ceux qui ont raison et ceux<br />

qui ont tord serait aisée à tracer. Cette vision<br />

du monde nous semble trop étriquée. De plus,<br />

comme nous l'avons vu précédemment, elle<br />

ne nous garantit pas contre la violence et la<br />

douleur. Toute cette discussion nous ramène,<br />

finalement, au dilemne fort ancien <strong>des</strong> finalités<br />

de l'activité «scientifique» et de l'irréductibilité<br />

<strong>des</strong> valeurs de vérité et de justesse<br />

entre elles. (12)<br />

Nous ne pensons pas que l'activité<br />

conceptuelle, qu'elle soit de type sociologique<br />

ou non, élimine les passions ni<br />

qu'elle garantit une résolution plus juste <strong>des</strong><br />

conflits. Elle participe tout au plus à un déplacement<br />

de ces derniers sur un autre terrain,<br />

ainsi qu'en témoignent les débats d'idées et<br />

les sentiments intenses qu'ils suscitent. Ainsi,<br />

plutôt que d'évaluer la sociologie à sa capacité<br />

à engendrer un monde meilleur ou non,<br />

il est peut être plus pertinent d'observer les<br />

transformations de notre relation au monde<br />

qu'elle accompagne. 03 ' Ce décalage du<br />

regard permettrait de ramener la question de<br />

l'impact <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> ou de toute<br />

autre construction savante de la réalité à celle<br />

<strong>des</strong> ressources dont disposent les individus<br />

pour interpréter les situations qu'ils vivent.<br />

Notes<br />

1. Edgar Morin, La rumeur d'Orléans, Seuil, Paris,<br />

1969<br />

2. Freddy Raphaël, « La Rumeur de Strasbourg »,<br />

Presse et Rumeurs à propos <strong>des</strong> affaires<br />

d'Orléans et d'Amiens, <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Droits de<br />

l'Homme IV, 1-71.<br />

3. Séminaire commun entre le Laboratoire de<br />

Sociologie de la Culture Européenne et le<br />

Seminar für Volskunde de l'université de Bâle,<br />

Strasbourg, 26-28 Janvier 1994.<br />

4. Freddy Raphaël, «La Rumeur de Strasbourg»,<br />

Presse et Rumeurs à propos <strong>des</strong> affaires<br />

d'Orléans et d'Amiens, <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Droits de<br />

l'Homme IV, 1-71.<br />

5. Edgar Morin, La rumeur d'Orléans, Seuil, Paris,<br />

p. 130.<br />

6. Norbert Elias, Qu'est ce que la sociologie ?,<br />

Pandora, Clamecy, 1981.<br />

7. Elisabeth Rémy, « Comment saisir la rumeur ? »,<br />

Ethnologie française, XXIII, 1993, 4, p. 591-<br />

602.<br />

8. Michel Cation (sous la direction de), La science<br />

et ses réseaux. Genèse et circulation <strong>des</strong> faits<br />

scientifiques, La Découverte, Paris, 1989.<br />

Michel Callon et Bruno Latour (sous la direction<br />

de), La science telle qu'elle se fait, La<br />

Découverte, Paris, 1991.<br />

9. <strong>Pour</strong> la notion de non humain voir, par exemple,<br />

Bruno Latour, Les microbes : guerre et paix<br />

suivi par Irréductions, A. M. Metailé et<br />

Pandore, Paris, 1984. Michel Callon (sous la<br />

direction de), La science et ses réseaux. Genèse<br />

et circulation <strong>des</strong> faits scientifiques, La<br />

Découverte, Paris, 1989. Michel Callon et<br />

Bruno Latour (sous la direction de), La science<br />

telle qu 'elle se fait, La Découverte, Paris, 1991.<br />

Jacques Theys et Bernard Kalaora (sous la<br />

direction de), La Terre outragée. Les experts<br />

sont formels!, Michel Callon et Arie Lip,<br />

«Humains, non-humains : morale d'une coexistence»,<br />

Editions Autrement, Science en société,<br />

n° 1, Paris, 1992.<br />

10. On notera à cet égard qu'elle n'est pas la seule<br />

dans ce cas. Voir à ce sujet le rôle du roman dans<br />

la compréhension que les hommes ont d'euxmêmes.<br />

Milan Kundera, L'art du roman,<br />

Gallimard, Paris, 1986.<br />

11. Ulrich Beck, Gegengifte. Die organisierte<br />

Unverantwortlichkeit, Suhrkamp, Frankfurt,<br />

1988.<br />

12. Max Weber, Le savant et le politique, Pion,<br />

Paris, 1959.<br />

13. Serge Moscovici, «Le démon de Simmel»,<br />

Sociétés, n° 37,1992.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 166


JUAN MATAS<br />

Penser le Tiers-Monde<br />

dans la nouvelle<br />

conjoncture internationale<br />

Les bouleversements<br />

intervenus au cours <strong>des</strong> trois<br />

ou quatre dernières années,<br />

l'effondrement de ce que l'on<br />

appelait le communisme en<br />

Union Soviétique et en<br />

Europe Orientale,<br />

l'Eclatement de l'Union<br />

Soviétique qui s'en est suivi,<br />

la montée <strong>des</strong> nationalismes<br />

et <strong>des</strong> conflits et la situation<br />

critique <strong>des</strong> sociétés poststaliniennes<br />

dans cette partie<br />

du globe, ont eu et<br />

continuent d'avoir de<br />

nombreuses répercussions<br />

sur les relations<br />

internationales.<br />

Juan Matas<br />

Laboratoire de sociologie de la culture<br />

européenne<br />

Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />

Après presque un demi-siècle marqué<br />

par la rivalité Est-Ouest et le rôle<br />

hégémonique joué par les Etats-<br />

Unis d'Amérique et l'Union Soviétique,<br />

cette dernière a cessé d'exister et sa principale<br />

héritière, la Russie, a été ravalée au rang de<br />

puissance de second ordre, étouffée par ses<br />

difficultés intérieures et la perte de sa zone<br />

d'influence.<br />

La débâcle de ce que l'on avait pour coutume<br />

de désigner sous l'étiquette discutable<br />

de "camp socialiste" ne pouvait pas manquer<br />

d'avoir de nombreuses conséquences<br />

sur les pays dits du Tiers-Monde, et ceci<br />

pour de nombreuses raisons. Sans prétendre<br />

à l'exhaustivité, on peut en citer trois :<br />

- l'influence du marxisme dans la grande<br />

majorité de ces pays, son rayonnement<br />

dans les milieux intellectuels, parfois<br />

même auprès <strong>des</strong> masses populaires ;<br />

- le non-alignement, dont l'histoire se<br />

confond en grande partie avec celle de<br />

l'émergence et de l'essor du "tiers-mondisme",<br />

reposait sur l'existence de deux<br />

blocs antagoniques ;<br />

- les relations Nord-Sud, et jusque leurs<br />

contradictions, étaient en grande partie<br />

façonnées par les relations conflictuelles<br />

entre l'Est et l'Ouest, et ce pour le meilleur<br />

comme pour le pire. Nous entendons<br />

par cette formule que les pays dits<br />

du Sud pouvaient tirer profit de la<br />

concurrence que se livraient les superpuissances<br />

pour étendre leurs zones<br />

d'influence, et adoucir ainsi les effets de<br />

la domination, mais que cela avait<br />

comme contrepartie le risque de devenir,<br />

à leur insu, un terrain de lutte où s'affrontaient,<br />

à moindre coût, les gran<strong>des</strong><br />

puissances en question.<br />

Certains présentent l'échec du communisme<br />

comme une preuve irréfutable de la<br />

supériorité du capitalisme, devenu en<br />

quelque sorte un stade indépassable et définitif<br />

de l'organisation économique de l'humanité<br />

toute entière. C'est parmi ceux-là<br />

que se recrutent les analystes qui prédisent<br />

la fin du Tiers-Monde, pressés qu'ils sont<br />

d'installer le nouvel ordre mondial, sorte de<br />

Pax Americana pointant à l'horizon du troisième<br />

millénaire.<br />

C'est pourquoi il peut sembler grand<br />

temps d'ouvrir le débat sur le nouveau<br />

contexte <strong>des</strong> relations Nord-Sud et sur les<br />

révisions déchirantes qui ont commencé à<br />

se dérouler dans nombre de pays du Tiers-<br />

Monde. <strong>Pour</strong> conduire cette réflexion, un<br />

détour historique semble s'imposer.<br />

Si l'expression Tiers-Monde a été utilisée<br />

pour la première fois par Alfred Sauvy<br />

dans une chronique de "L'Observateur"<br />

qu'il tenait régulièrement (l'article est paru<br />

en août 1952), on peut raisonnablement<br />

penser que le Tiers-Monde est né en tant<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 167


que tel de la décolonisation, qui a suivi la<br />

fin de la Seconde Guerre Mondiale, et <strong>des</strong><br />

mouvements de libération nationale qui ont<br />

précédé et accompagné ce phénomène,<br />

notamment en Asie et en Afrique. L'acte de<br />

naissance du Tiers-Monde a été porté à la<br />

connaissance du monde entier lors de la<br />

conférence de Bandoung (Indonésie) en<br />

avril 1955. Certes, comme le rappelle Yves<br />

Lacostenul n'a employé ce terme lors de<br />

la conférence elle-même, mais l'esprit tiersmondiste<br />

souffle sur cette Assemblée de<br />

chefs d'Etat asiatiques et africains, réunie<br />

par Ahmed Soekarno, Président de la jeune<br />

République indonésienne, et fait de cette<br />

réunion le prologue du premier sommet <strong>des</strong><br />

pays non-alignés qui se tiendra six ans plus<br />

tard et dont le pays hôte sera la Yougoslavie<br />

du Maréchal Tito.<br />

Le Tiers-Monde désigne, au début, ces<br />

Etats qui naissent à la vie indépendante et,<br />

d'une façon un peu plus générale, les pays<br />

d'Asie et d'Afrique. Il faudra attendre la<br />

révolution cubaine et le début <strong>des</strong> années<br />

soixante pour que, petit à petit, s'élargisse<br />

la vision précitée jusqu'à y inclure<br />

l'Amérique Latine et les Caraïbes. Le Tiers-<br />

Monde, avons-nous dit, a partie liée avec le<br />

non-alignement, qui a constitué le point de<br />

convergence pour <strong>des</strong> pays et <strong>des</strong> régimes<br />

présentant par ailleurs une grande diversité<br />

idéologique, mais aussi socio-économique,<br />

démographique et culturelle, et dont les<br />

intérêts pouvaient être antagoniques à<br />

maints égards. Mais les deux notions ne se<br />

confondent pas et renvoient à <strong>des</strong> dimensions<br />

distinctes. Ainsi, un pays non-aligné<br />

peut ne pas être du Tiers-Monde au sens<br />

géographique que l'on donne souvent à ce<br />

terme (cf. la Yougoslavie de Tito) et inversement<br />

(de nombreux Etats latino-américains,<br />

par exemple, ont résisté à l'idée de<br />

faire partie du mouvement <strong>des</strong> non-alignés,<br />

sous la pression <strong>des</strong> Etats-Unis notamment,<br />

ces derniers ne montrant que peu de sympathie<br />

pour un tel forum). Le non-alignement<br />

réel par rapport aux deux blocs dominants<br />

n'était pas chose aisée ni fréquente... Ce qui<br />

était, par contre, visé par la grande majorité<br />

<strong>des</strong> pays non-alignés, était de peser d'un<br />

plus grand poids sur les relations internationales<br />

au moyen du nombre et de la concertation<br />

dans certains domaines (cf. la participation<br />

aux conférences CNUCED). <br />

à minimiser les contradictions<br />

internes du Tiers-Monde, à négliger les réalités<br />

économiques et à magnifier <strong>des</strong> expériences<br />

dont les limites n'allaient pas tarder<br />

à être mises en évidence. Par ailleurs, la<br />

division manichéenne entre les régimes et<br />

forces progressistes et les obscurantistes<br />

allait subir un coup sévère en Indochine, en<br />

Ethiopie-Erythrée et au Moyen-Orient<br />

(mais on pourrait multiplier sans peine les<br />

exemples). Vers la fin <strong>des</strong> années soixantedix,<br />

le tiers-mondisme, le non-alignement<br />

et même le terme de Tiers-Monde avaient<br />

perdu^ de leur superbe, avaient fait le deuil<br />

d'un certain nombre de leurs illusions et<br />

connaissaient une phase régressive qui allait<br />

s'avérer durable. Or, c'est au cours de cette<br />

phase justement que se développe l'usage<br />

d'un nouveau terme pour désigner les pays<br />

du Tiers-Monde : les pays du Sud. Et c'est<br />

également pendant ces années-là (fin <strong>des</strong><br />

soixante-dix et années quatre-vingt) que<br />

l'on évoque dans les pays industrialisés la<br />

nécessité d'un dialogue et d'une harmonisation<br />

Nord-Sud face aux nombreux défis<br />

posés à l'humanité toute entière par le développement,<br />

l'écologie ou les droits de<br />

l'homme.<br />

Ce retour, nécessairement sommaire<br />

dans le cadre de notre propos, sur la genèse<br />

et l'évolution du Tiers-Monde en tant que<br />

concept, mais aussi en tant qu'acteur sur la<br />

scène internationale, nous permet de mieux<br />

comprendre les enjeux de la situation actuelle<br />

pour cet ensemble disparate mais non<br />

dépourvu de quelques caractéristiques communes.<br />

Les implications concrètes du débat<br />

en cours et <strong>des</strong> initiatives prises ici ou là,<br />

dans les pays en question, sont lour<strong>des</strong> et<br />

engagent (ou engageront) l'avenir de ces<br />

pays et le rapport <strong>des</strong> forces au sein du nouvel<br />

ordre mondial qui se met en place, non<br />

sans difficultés, à l'heure actuelle.<br />

Nous nous proposons de centrer ici notre<br />

réflexion autour de trois points :<br />

a) pourquoi la concertation <strong>des</strong> pays dits<br />

du Sud est-elle souhaitable, voire possible<br />

? ;<br />

b) est-il justifié de proclamer la caducité<br />

du débat sur les modèles de développement<br />

économique et d'organisation sociopolitique,<br />

n'y a-t-il plus de choix possible ? ;<br />

c) l'existence d'une dualité Nord-Sud remplace-t-elle<br />

le clivage Est-Ouest?, est-elle<br />

nécessairement de caractère antagonique?<br />

En faisant le choix de nous centrer sur<br />

ces questions nous sommes parfaitement<br />

conscients que bien d'autres se posent et<br />

mériteraient pareil effort d'élucidation.<br />

Mais il s'agit de contribuer à ouvrir un débat<br />

qui n'a, pour nous, rien de gratuit et nous<br />

nous proposons de poursuivre et de développer<br />

cette réflexion.<br />

Préserver la concertation<br />

Sud-Sud<br />

La question de la préservation d'instances<br />

de coordination pour les pays du Sud, par de<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 168


là le caractère obsolète du mouvement <strong>des</strong><br />

pays non-alignés, peut recevoir un premier<br />

élément de réponse à travers le constat très<br />

simple dressé par le politologue chilien Jorge<br />

Heine: "Il est clair qu'il y a nombre de<br />

domaines dans lesquels les intérêts <strong>des</strong> pays<br />

du Sud vont demeurer distincts de ceux du<br />

Nord, et où le dialogue, la coordination et<br />

l'éventuelle adoption de positions communes<br />

sont impératifs. Particulièrement dans<br />

une période aussi changeante <strong>des</strong> relations<br />

internationales et où nous pouvons être à la<br />

veille d'une nouvelle institutionnalité en<br />

matière d'organismes internationaux, la<br />

capacité du Sud d'augmenter la communication<br />

mutuelle et l'action commune apparaît<br />

comme très souhaitable. C'est dans ces<br />

termes que l'on doit voir l'importance de ne<br />

pas gâcher ce qui a été construit en matière<br />

d'instances d'articulation Sud-Sud, depuis<br />

l'organisation <strong>des</strong> pays non-alignés jusqu'à<br />

CNUCED. Une analogie avec les institutions<br />

internationales du Nord est peut-être adéquate<br />

ici. Le fait que même après que le Pacte de<br />

Varsovie ait cessé d'exister, l'OTAN (un<br />

pacte militaire dont l'objet fondamental à sa<br />

création était de faire face à ce qui était considéré<br />

alors comme la "menace soviétique")<br />

continue à fonctionner comme si de rien<br />

n'était, nous indique l'importance que les<br />

pays capitalistes avancés accordent aux<br />

alliances et mécanismes de coordination de<br />

leurs politiques de défense, ce qui vaut également<br />

pour leurs politiques économiques et<br />

qui s'exprime dans les réunions annuelles du<br />

Groupe <strong>des</strong> Sept (G-7) ainsi que dans les<br />

activités de l'OCDE, dont le siège est à Paris.<br />

S'il était vrai que, comme l'a dit le Président<br />

argentin Carlos Menem, "il existe un seul<br />

monde", et que pour cela les organisations<br />

comme les non-alignés ont perdu leur raison<br />

d'être, il faudrait s'attendre à la dissolution<br />

de l'OCDE et d'autres organismes équivalents<br />

. C ' est peu probable, pour le moins, dans<br />

un futur proche" (4) .<br />

Cette citation illustre bien notre propos<br />

: le Nord a de nombreuses instances<br />

pour harmoniser ses intérêts et déterminer<br />

une ligne de conduite commune. Est-il<br />

souhaitable pour les pays du Sud d'aggraver<br />

la précarité de leur position par rapport<br />

aux sociétés les plus puissantes en renonçant<br />

aux structures de coordination qui leur<br />

sont propres ?<br />

<strong>Pour</strong> autant, la question n'est pas tranchée<br />

de savoir si de telles structures sont<br />

viables. Il faut bien reconnaître que par le<br />

passé les forums <strong>des</strong> pays du Tiers-Monde<br />

ont été le plus souvent bien stériles et que la<br />

phraséologie unanimiste souvent utilisée<br />

n'a pas servi à cacher les dissensions et la<br />

paralysie, qui étaient le fruit de divergences<br />

idéologiques mais aussi et surtout d'oppositions<br />

d'intérêts entre "pays frères".<br />

Rendre donc possible l'existence de structures<br />

efficaces de coordination suppose<br />

d'identifier les convergences idéologiques<br />

et la recherche de valeurs communes, quitte<br />

à maintenir à l'écart ceux qui ne remplissent<br />

pas les conditions minimales d'un<br />

commun dénominateur. C'est, d'autre part,<br />

d'oeuvrer à la création, dans un certain<br />

nombre de domaines, <strong>des</strong> conditions d'une<br />

complémentarité économique sans laquelle<br />

ces efforts resteront vains. Dans ces deux<br />

dimensions, les pays du Nord ont prêché<br />

l'exemple.<br />

Le développement<br />

et les voies<br />

de l'innovation<br />

La faillite du communisme a engendré<br />

un enthousiasme bien compréhensible chez<br />

les chantres du libéralisme et de l'économie<br />

de marché : n'était-elle pas la preuve de la<br />

supériorité irréfutable de leur modèle de<br />

société ? Ne préfigurait-elle pas un modèle<br />

de relations internationales débarrassé de<br />

conflictualités idéologiques et axé sur<br />

l'intérêt mutuel de partenaires économiques<br />

supposés être sur un pied d'égalité et poursuivant<br />

les mêmes objectifs ? De la chute du<br />

Mur de Berlin à l'opération Tempête du<br />

Désert, une même euphorie brouillait la<br />

clarté d'esprit de ces analystes...<br />

La situation explosive qui règne<br />

aujourd'hui dans plusieurs pays d'Europe<br />

orientale (dont l'illustration la plus paroxistique<br />

est le drame qui se déroule en ex­<br />

Yougoslavie) et qui menace indirectement<br />

la sécurité <strong>des</strong> pays de l'Europe de l'Ouest,<br />

les difficultés auxquelles se trouvent<br />

confrontés les pays les plus développés, et<br />

en tout premier lieu les Etats-Unis d'Amérique<br />

et les pays de l'Union Européenne, et<br />

la complexité <strong>des</strong> situations dans les pays du<br />

Tiers-Monde, irréductible aux interventions<br />

militaires - aussi justifiées soient-elles -,<br />

tout ceci semble avoir tempéré l'enthousiasme,<br />

sans modifier pour autant l'analyse<br />

globale. On peut, pourtant, se demander si<br />

la rationalité du système capitaliste n'est<br />

pas contestée de l'intérieur même, y compris<br />

dans les sociétés dites d'abondance, par<br />

les nombreux dysfonctionnements dont<br />

témoignent le chômage et la marginalité<br />

croissants, le malaise <strong>des</strong> grands ensembles,<br />

la solitude et la fragilisation du lien social,<br />

l'augmentation <strong>des</strong> nuisances et la détérioration<br />

de l'environnement, etc.. Hormis<br />

cela, une autre question se pose : peut-on<br />

prétendre élargir les sociétés de consommation<br />

de masse à l'échelle de la planète? Estil<br />

concevable qu'un développement économique<br />

du même type que celui <strong>des</strong> pays<br />

industrialisés puisse se dérouler partout<br />

ailleurs? Trois éléments, au moins, nous<br />

inclinent à répondre négativement : d'abord,<br />

le développement <strong>des</strong> sociétés aujourd'hui<br />

industrialisées s'est fait, au moins en partie,<br />

par le biais de l'exploitation coloniale ou<br />

semi-coloniale de sociétés "périphériques";<br />

ensuite, le modèle de consommation de<br />

masse en vigueur dans les sociétés nanties<br />

n'est pas extensible à l'infini : les ressources<br />

de la planète sont, pour une bonne part,<br />

épuisables et ne résisteraient pas à cette<br />

épreuve; enfin, le développement économique<br />

est intimement lié à <strong>des</strong> facteurs<br />

socio-historiques et culturels qui façonnent<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 169


les caractéristiques d'un ensemble social<br />

dans sa totalité. L'acculturation, opérée par<br />

la colonisation et l'insertion <strong>des</strong> sociétés<br />

extra-occidentales dans le marché mondial,<br />

n'a pas réussi à effacer les traces de ces cultures,<br />

décrétées périmées par les nouveaux<br />

maîtres de l'Univers. Une partie importante<br />

<strong>des</strong> difficultés dans lesquelles se débattent<br />

à l'heure actuelle les pays du Tiers-<br />

Monde sont sans doute imputables à la douloureuse<br />

adéquation entre une modernité<br />

triomphante et importée, et une tradition qui<br />

continue à fournir aux individus et aux<br />

groupes les signes d'identité qui leur sont<br />

indispensables. Ce n'est pas du passéisme<br />

que de prétendre qu'il ne s'agit pas là d'un<br />

combat d'arrière-garde mais d'une confrontation<br />

vitale, à l'issue hasardeuse. La montée<br />

<strong>des</strong> intégrismes est aussi, et peut-être pas<br />

seulement dans les pays du Tiers-Monde,<br />

un signal de détresse auquel nous ne devons<br />

pas rester insensibles. La modernité<br />

déstructurante, le miroir aux alouettes et les<br />

espoirs déçus constituent un terreau de<br />

choix pour que poussent tous les irrédentismes.<br />

Certes, le développement économique<br />

est une impérieuse nécessité, la<br />

modernité un défi exaltant, la démocratie et<br />

les droits de l'homme <strong>des</strong> valeurs au rayonnement<br />

universel qui méritent d'être défendues<br />

dans leur principe, consolidées et étendues<br />

dans leur concrétisation, mais cela ne<br />

doit pas faire obstacle aux voies singulières<br />

et à la diversité, ni contribuer à <strong>des</strong> amalgames<br />

du type "liberté = libéralisme".<br />

Nord-Sud:<br />

entente ou affrontement?<br />

On peut raisonnablement penser que la<br />

lutte que se sont livrés les Etats-Unis d'Amérique<br />

et feu l'URSS, dans <strong>des</strong> domaines<br />

variés et sous <strong>des</strong> formes multiples, et qui a<br />

été connue sous le nom de conflit (ou de<br />

concurrence) Est-Ouest, a cessé d'exister<br />

avec la perte de sa zone d'influence - ou de<br />

ses satellites - par l'Union Soviétique, suivie<br />

(et même accompagnée) de son implosion.<br />

En tout cas, les manifestations de cette lutte<br />

ne peuvent que changer de forme avec la<br />

perte du statut de super-puissance par la<br />

Russie post-soviétique et son abandon du<br />

communisme d'Etat. Ceci a <strong>des</strong> effets nombreux<br />

dans les pays du Sud, car ceux-ci<br />

étaient peu ou prou <strong>des</strong> théâtres où se déroulait<br />

une partie de la confrontation, et que certains<br />

Etats de cet ensemble étaient plus ou<br />

moins fortement ancrés au bloc soviétique.<br />

Les Etats qui se réclament aujourd'hui encore<br />

du communisme sont incontestablement à<br />

la défensive, essayant de combiner avec <strong>des</strong><br />

fortunes diverses une certaine ouverture de<br />

leur économie, l'introduction d'éléments<br />

d'économie de marché et même l'appel à<br />

l'investissement étranger, avec la préservation<br />

du monopole du Parti sur l'appareil<br />

d'Etat et sur la sphère de la société civile dans<br />

son ensemble. La Chine, le Vietnam ou Cuba<br />

fournissent de bons exemples de cet hybride.<br />

Il ne faut pas conclure pour autant que les<br />

pays d'Europe orientale et de l'ex-URSS ont<br />

intégré le bloc <strong>des</strong> pays du Nord sans autre<br />

forme de procès : dans bien <strong>des</strong> domaines, la<br />

crise et les mutations auxquelles ils font face<br />

en font une sorte de Tiers-Monde sui generis,<br />

d'autant plus préoccupant pour les<br />

nations riches qu'il est installé aux portes de<br />

l'un <strong>des</strong> royaumes de l'abondance, l'Europe<br />

du Nord-Ouest et plus globalement l'Union<br />

Européenne, pour reprendre le vocable<br />

consacré par le Traité de Maastricht.<br />

Quant aux pays du Sud, leur confrontation<br />

avec ceux du Nord revêt <strong>des</strong> caractéristiques<br />

forcément bien différentes que celle<br />

de l'Est et de l'Ouest. Tout d'abord, il n'y<br />

a pas d'unité idéologique Commune aux<br />

pays du Sud et, même si leurs structures de<br />

concertation survivaient et se renforçaient,<br />

il est peu probable qu'une telle unité se<br />

fasse. Ensuite, il ne s'agit pas de deux blocs<br />

comparables, à tendance tous deux hégémonique<br />

sur le plan militaire, politique et<br />

économique. Les intérêts qui peuvent unir<br />

les pays du Sud entre eux sont ceux de leur<br />

développement respectif et surtout ceux de<br />

la réduction <strong>des</strong> inégalités dans les rapports<br />

avec les pays les plus puissants. Par ailleurs,<br />

il est vraisemblable qu'hormis quelques<br />

forums à vocation mondiale pouvant subsister,<br />

la plupart <strong>des</strong> négociations prendront<br />

<strong>des</strong> formes plus sectorielles, y compris avec<br />

une recomposition d'alliances autour<br />

d'objectifs ponctuels pouvant rallier <strong>des</strong><br />

pays du Nord et du Sud.<br />

Quoiqu'il en soit, l'antagonisme ou la<br />

complémentarité Nord-Sud dépendra <strong>des</strong><br />

volontés politiques et <strong>des</strong> rapports de force<br />

qui s'établiront au sein de chacune <strong>des</strong> composantes.<br />

Qu'il nous soit permis ici de rapporter<br />

les propos du groupe de travail Nord-<br />

Sud animé par Christian Coméliau, dans le<br />

cadre de la préparation du IXe Plan : "(...) on<br />

rappellera d'abord brièvement, quelques unes<br />

<strong>des</strong> caractéristiques structurelles de l'économie<br />

mondiale qui conditionnent le développement<br />

du Tiers-Monde. (...) - la première est<br />

le phénomène historique d'accroissement de<br />

l'interdépendance entre les économies nationales.<br />

(...) - cet accroissement de l'interdépendance<br />

n'affecte pas de manière égale<br />

l'ensemble <strong>des</strong> acteurs et <strong>des</strong> pays qui y participent<br />

: il s'agit, au contraire, d'une interdépendance<br />

asymétrique permettant la diffusion<br />

<strong>des</strong> effets de domination entre nations et<br />

aggravant les inégalités entre elles /et qui/<br />

apparaissent particulièrement dans ce qu'il<br />

est convenu d'appeler la "division internationale<br />

du travail", c'est-à-dire notamment : -<br />

dans la nature <strong>des</strong> spécialisations productives<br />

de chaque ensemble au sein de l'économie<br />

mondiale (...);- dans les rapports de prix (...)<br />

qui accompagnent cette spécialisation productive<br />

(...). Il faut cesser de considérer<br />

l'accroissement de l'interdépendance comme<br />

le remède à tous les maux, et il faut admettre<br />

au contraire qu'il peut entraîner également<br />

<strong>des</strong> effets négatifs sur le développement. Loin<br />

de provoquer une homogénéisation, une<br />

réduction <strong>des</strong> différences entre les économies<br />

nationales, le mouvement d'intégration de<br />

l'économie mondiale tel qu'on l'observe<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 170


aujourd'hui accentue les disparités et aggrave<br />

les inégalités de pouvoir à l'intérieur <strong>des</strong><br />

nations et entre nations. (...) - Troisième<br />

caractéristique structurelle de l'économie<br />

mondiale, /celle-ci/ est aujourd'hui fondée<br />

sur les relations marchan<strong>des</strong>. Les échanges<br />

internationaux s'y opèrent sur une base<br />

décentralisée (c'est-à-dire sans planification<br />

centrale), et les régies de la concurrence et du<br />

profit y jouent un rôle essentiel. Ces relations<br />

marchan<strong>des</strong> appellent l'existence d'une série<br />

d'institutions de régulation (...). Aujourd'hui<br />

n'existent que quelques éléments épars d'un<br />

tel pouvoir de régulation (FMI, GATT, BRI,<br />

Banque Mondiale, Nations Unies...); leur<br />

philosophie et leurs critères d'action demeurent<br />

très vivement discutés, et leur autorité est<br />

d'autant moins reconnue que le système imaginé<br />

à Bretton Woods et mis en oeuvre au<br />

lendemain de la seconde guerre mondiale ne<br />

répond plus aux besoins actuels" (5) .<br />

Sortir <strong>des</strong> logiques conflictuelles suppose<br />

que les pays du Nord prennent conscience<br />

du fait que la détérioration de la situation<br />

dans <strong>des</strong> pays du Sud assez nombreux a<br />

atteint <strong>des</strong> seuils critiques et dangereux, et<br />

que pour sortir de l'impasse il faut mettre<br />

en oeuvre une autre politique, axée sur <strong>des</strong><br />

rapports plus égalitaires. Cela suppose également<br />

que dans les pays du Sud où sévissent<br />

<strong>des</strong> régimes corrompus - tous n'étant<br />

bien sûr pas dans ce cas - l'effort de redressement<br />

soit entrepris en se débarrassant <strong>des</strong><br />

utopies qui freinent les énergies créatrices<br />

et en agissant sur les secteurs les plus sensibles<br />

(par exemple la restauration de<br />

l'auto-suffisance alimentaire est, dans bon<br />

nombre de pays, possible et urgente).<br />

Mais les logiques dominantes à l'échelle<br />

mondiale ne prêtent guère à l'optimisme,<br />

car il s'agit de poursuivre la recherche du<br />

profit maximum pour <strong>des</strong> entreprises transnationales<br />

peu influencées par les politiques<br />

étatiques, et la défense d'intérêts nationaux,<br />

souvent de courte vue, par les Etats les plus<br />

puissants (et, à une échelle nécessairement<br />

réduite, par tous les autres Etats...). Dés<br />

lors, on peut penser que dans certaines<br />

domaines les exigences de situations trop<br />

critiques peuvent conduire à la recherche de<br />

solutions concertées, mais il ne sera pas<br />

chose facile, sans une prise de conscience<br />

générale, de sortir du schéma en vigueur<br />

dans les relations Nord-Sud.<br />

Les effets de la crise de l'emploi et <strong>des</strong><br />

soubresauts que connaissent les pays industrialisés<br />

à l'heure actuelle, phénomènes<br />

ayant également un rapport avec la mondialisation<br />

croissante de l'économie, constituent<br />

un paramètre sans doute important pour<br />

l'évolution <strong>des</strong> rapports dont il est ici question,<br />

mais il est malaisé de prévoir comment<br />

ces effets se traduiront, y compris au sein<br />

même <strong>des</strong> pays nantis. Les manifestations<br />

d'intolérance et les extrêmismes qui s'y<br />

développent constituent un signe inquiétant<br />

de leur évolution, mais il faut se garder de<br />

dramatiser ou d'accorder une importance<br />

exagérée à <strong>des</strong> faits, bien sûr insupportables<br />

mais qui restent généralement isolés. Les difficultés<br />

<strong>des</strong> uns et <strong>des</strong> autres devraient nous<br />

rendre sensibles à la <strong>des</strong>tinée commune<br />

d'habitants d'une même planète, mais on<br />

peut aussi craindre que ces difficultés durcissent<br />

les égoïsmes et creusent un fossé<br />

d'incompréhension et de suspicion réciproque.<br />

Alors, le Tiers-Monde est-il terminé,<br />

va-t-il disparaître comme le bloc communiste,<br />

se diluer dans le grand marché mondial de<br />

sociétés libres, égales et concurrentielles ? Si<br />

l'étiquette risque d'être contestée, si dans<br />

bien <strong>des</strong> domaines une hétérogénéisation<br />

croissante va se faire jour parmi les pays de<br />

cet ensemble qui a toujours été fort disparate,<br />

la réalité de la dualité Nord-Sud risque, au<br />

contraire, de dominer la scène <strong>des</strong> rapports<br />

internationaux dans les années à venir.<br />

Notes<br />

1. Lacoste Yves, «Unité et diversité du Tiers-<br />

Monde», tome I (Des représentations planétaires<br />

aux stratégies sur le terrain), Paris, éd. F.<br />

Maspéro (coll. Hérodote), 1980.<br />

2. Cnuced : « Conférence <strong>des</strong> Nations-Unies pour<br />

le Commerce et le Développement convoquée<br />

pour la première fois à Genève en 1964».<br />

3. On peut citer parmi ceux-ci, et sans pouvoir prétendre<br />

que l'énumération soit la plus représentative,<br />

André Gunder Frank, Ruy Mauro Marini,<br />

Paul Sweezy, Samir Amin, Osvaldo Sunkel,<br />

Celso Furtado, Paul Bairoch et Yves Lacoste.<br />

4. Heine Jorge, "Cayo también el Tercer Mundo ?<br />

El Sur ante el nuevo orden global.", in/ Estudios<br />

Internacionales (revue de l'Institut d'Etu<strong>des</strong><br />

Internationales de l'Université du Chili), n° 96,<br />

octobre-décembre 1991, Santiago du Chili (pp.<br />

456-471). (Traduit par nos soins).<br />

5. Sachs Ignacy, COMELIAU Christian et al.,<br />

«L'impasse Nord-Sud»: quelles issues?,<br />

Rapport du Groupe de travail Nord-Sud,<br />

Commissariat Général au Plan, Paris, La<br />

Documentation Française, 1983.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 171

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!