Pour - Revue des sciences sociales
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L'Europe du rire<br />
et du blasphème<br />
F. Nussbaum, 1944, "Triumph <strong>des</strong> To<strong>des</strong>", Kultur Geschichtliches Muséum, Osnabrûck<br />
Félix Nussbaum (1904 -1944)<br />
Les oeuvres du peintre se trouvent à Osnabrûck, sa ville d'origine mais aussi à Berlin, Bruxelles, Chicago...<br />
Fuyant le régime nazi, il trouve refuge en Belgique en 1937, à Amsterdam en 1938, à Paris en 1940.<br />
Interné dans le camp de St Cyprien en France, il en sort, se cache à Bruxelles. Il sera déporté le 18 avril 1944 à Auschwitz.<br />
Sa dernière oeuvre, nous la reproduisons, date d'avril 1944 : "Le triomphe de la mort".<br />
En hommage et pour mémoire.<br />
Anny Bloch
L'Europe du rire<br />
et du blasphème
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences <strong>sociales</strong> de la France de l'Est<br />
Rédaction<br />
Directeur de la publication<br />
Freddy Raphaël<br />
Rédactrice en chef<br />
Anny Bloch<br />
Assistant<br />
Alain Ercker<br />
Recherche iconographique<br />
Zuzana Jaczova<br />
Comité de rédaction<br />
Marie-Noële Denis • Robert Froelicher •<br />
Stéphane Jonas • Claude Régnier •<br />
Christian de Montlibert • Colette Méchin • Utz Jeggle •<br />
Jean Rémy • Raymond Boudon<br />
Administration - Diffusion<br />
Services <strong>des</strong> périodiques, Sophie Stouvenel (Tél. 88 41 73 17)<br />
"<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est"<br />
Université <strong>des</strong> Sciences Humaines<br />
Laboratoire de sociologie de la culture européenne<br />
22, rue Descartes 67084 Strasbourg Cedex<br />
Secrétariat<br />
Sophie Stouvenel<br />
Réalisation<br />
Andromaque Prépresse<br />
Abonnement<br />
L'abonnement porte sur deux numéros au moins. Par la suite, il est reconduit automatiquement jusqu'à<br />
résiliation parvenant au Service <strong>des</strong> Périodiques le 1 er septembre. L'abonnement n'est pas rétroactif.<br />
Prix : 130 FF • Abonnement 110 FF par numéro.<br />
Photo de couverture<br />
Félix Nussbaum, 1899-1944, Carnival Group (Narrengruppe or Mummenshanz)<br />
The David and Alfred Smart Muséum of Art, University of Chicago, USA; Purchase, Gift of Mr. and Mrs. Eugène Davidson,<br />
Dr. and Edwin Decosta, Mr. and Mrs. Gaylord Donnelley, and The Eloise W. Martin Purchase Fund.<br />
Remerciements<br />
Nos remerciements vont à Tomi Ungerer, Zuzana Jaczova, Maxime Loiseau, Isabelle Lévy, Michel Rovelas de nous avoir permis de publier leurs<br />
œuvres, à Thérèse Willer, Conservatrice <strong>des</strong> collections de Tomi Ungerer pour son accueil. Merci à Jessica Rose du Smart Muséum of Art,<br />
Chicago, et au Kulturgeschichtliches Muséum, Osnabriick pour les œuvres de Félix Nussbaum, aux éditions Diogenes, Zurich,<br />
et Harpercollins, New York pour les <strong>des</strong>sins de Tomi Ungerer et de Maurice Sendak, aux Musées royaux <strong>des</strong> Beaux-Arts de Belgique.<br />
<strong>Revue</strong> publiée avec le soutien du Centre National du Livre<br />
<strong>des</strong> Conseils généraux du Haut-Rhin, du Bas-Rhin,<br />
de la Région Alsace, de la Ville de Strasbourg et du Gaz de Strasbourg
Sommaire
FREDDY RAPHAEL<br />
GENEVIEVE HERBERICH-MARX<br />
Eléments<br />
pour une sociologie<br />
du rire et du blasphème<br />
Le bailli l'avertit et carrément: «Mr de<br />
Voltaire! Mr de Voltaire... on dit que vous<br />
avez écrit contre le Bon Dieu, cela est mal<br />
mais j'espère qu'il vous pardonnera; on dit<br />
que vous avez écrit contre la Religion, cela<br />
est mal encore; on dit que vous avez écrit<br />
contre N.S.Jésus-Christ, cela est très, très<br />
mal, mais il vous pardonnera en sa grande<br />
clémence. Mr de Voltaire gardez-vous<br />
d'écrire contre Nos Excellences, nos<br />
souverains seigneurs, car elles ne vous<br />
pardonneraient jamais.»<br />
Jean Orieux, Voltaire<br />
Livre de Poche,<br />
Paris1994, p.585<br />
«Remarquez... il m'arrive aussi de donner<br />
raison à <strong>des</strong> gens qui ont raison. Mais, là<br />
encore, c'est un tort. C'est comme si je<br />
donnais tort à <strong>des</strong> gens qui ont tort. Il n'y a<br />
pas de raison! En résumé, je crois qu'on a<br />
toujours tort d'essayer d'avoir raison<br />
devant <strong>des</strong> gens qui ont toutes les bonnes<br />
raisons de croire qu'ils n'ont pas tort».<br />
Raymond Devos, Matière à rire<br />
O.Orban, Paris1991, p.307<br />
Freddy Raphaël<br />
Geneviève<br />
Herberich-Marx<br />
Laboratoire de sociologie de la culture<br />
européenne. Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />
Steinberg, 1968. Saul Steinberg, Text by Harold Rosenberg.<br />
© Whitney Museum of American Art, 1978<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 4
De Gargantua à Gavroche, de Falstaff<br />
au Père Ubu, un rire libérateur ne<br />
cesse de secouer l'Europe. Il met à<br />
mal toute prétention à l'achèvement et à la<br />
suprématie, il fait de tout homme notre frère<br />
en incomplétude et en bâtardise. Il fait<br />
éclater la boursouflure <strong>des</strong> puissants, ces ratés<br />
du bonheur, et mine la suffisance <strong>des</strong> esprits<br />
doctes et chagrins.<br />
Mais la fête <strong>des</strong> fous et la farandole du<br />
Carnaval peuvent aussi masquer derrière<br />
une libéralité octroyée la caporalisation et<br />
la mise au pas <strong>des</strong> esprits. L'Europe du blasphème,<br />
c'est celle du «Ministère de la Vérité<br />
» qui traque impitoyablement toute pensée<br />
distanciée, c'est celle qui «vaporise»<br />
ceux qui ont la prétention d'ébranler la pensée<br />
captive.<br />
Grande est la tentation d'enfermer dans<br />
les rets d'un docte discours ce qui est de<br />
l'ordre de la créativité fantasque, de la provocation<br />
d'un imaginaire démystificateur. Sans<br />
prétendre analyser l'entreprise inverse de la<br />
mise au pas de l'esprit qui se cabre, il nous<br />
faut suivre le sillage de la «nef <strong>des</strong> folz».<br />
Le «rire» signifie essentiellement la<br />
capacité, qui définit la seule science valable,<br />
de toujours remettre nos présupposés et nos<br />
assertions. Il témoigne du refus de nous réfugier<br />
dans <strong>des</strong> croyances pour combler nos<br />
désirs et apaiser nos angoisses. Il affirme la<br />
prééminence du concept d'incertitude. Ce<br />
sens du relatif et de l'inachevé nous le trouvons<br />
au centre de l'epistemologie <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />
<strong>sociales</strong>, et comme principe recteur souvent<br />
trahi dans bien <strong>des</strong> domaines de la créativité<br />
artistique, politique et sociale.<br />
Quant au blasphème, il va de soi que<br />
nous avons emprunté ce terme à ce qu'on<br />
nomme pudiquement, pour mieux masquer<br />
nos lâchetés politiques et intellectuelles,<br />
«l'affaire Rushdie». Nous entendons évoquer<br />
ces attitu<strong>des</strong> fondées sur la fanatisme,<br />
qui s'efforcent de soustraire au libre examen<br />
un domaine qui serait de l'ordre du<br />
sacré. Il convient de reconnaître que la catégorie<br />
du blasphème prolifère sous diverses<br />
appellations, depuis la difficile sortie du<br />
totalitarisme dans les pays d'Europe de<br />
l'Est jusqu'aux stéréotypes, aux préjugés, à<br />
la thèse du complot et au culte de l'authentique<br />
qui s'affirment dans nos sociétés.<br />
Une lucidité<br />
démystificatrice<br />
Ce qui caractérise le bouffon, c'est sa<br />
lucidité démystificatrice, et le courage avec<br />
lequel il éveille les autres et les amène à<br />
prendre conscience. Il est le meilleur conseiller<br />
du roi, car il a l'audace de dire à son<br />
maître <strong>des</strong> vérités que tout le monde lui<br />
cache. Il ne croit pas à l'honneur chevaleresque<br />
ou militaire, il se moque <strong>des</strong> paraîtres<br />
sociaux et <strong>des</strong> prétentions <strong>des</strong> savants.<br />
«Il est toujours un peu Sancho Pança, écrit<br />
Robert Klein 01 , le fou glossateur qui accompagne<br />
le fou naturel Don Quichotte».<br />
En même temps qu'elle inquiète les<br />
hommes du Moyen-Age et de la Renaissance,<br />
la folie hante leur imagination. Elle<br />
est au travail au coeur même de la raison et<br />
rappelle à chaque homme sa vérité. Dans le<br />
grand théâtre de la vie, où chacun s'emploie<br />
à tromper autrui et à se duper lui-même, le<br />
fou, comme le souligne Michel Foucault (2) ,<br />
confronte les vaniteux, les insolents et les<br />
menteurs avec «la médiocre réalité <strong>des</strong><br />
choses ». Son attribut par excellence est la<br />
boule de cristal, qui signifie la sagesse du<br />
vide, l'épaisseur d'un invisible savoir.<br />
«C'est elle, cette bulle irisée du savoir, qui<br />
se balance, sans se briser jamais- lanterne<br />
dérisoire mais infiniment précieuse- au bout<br />
de la perche que porte sur l'épaule Margot<br />
la Folle»' 3 ».<br />
Inversement, la folie peut aussi signifier<br />
l'excès d'une science dont la prétention n'a<br />
d'égale que l'inutilité. Tout ce qu'il y avait<br />
«de manifestation obscure dans la folie»<br />
telle que la voyait Bosch est effacé par<br />
Erasme pour qui «c'est l'homme qui la<br />
constitue dans l'attachement qu'il se porte<br />
à lui-même et par les illusions dont il<br />
s'entretient » (4) . A la bulle vide, source du<br />
véritable savoir, s'oppose, selon Foucault,<br />
le miroir : au lieu de refléter le réel, il renvoit<br />
celui qui s'y contemple à la folie de sa<br />
présomption.<br />
De l'opacité<br />
L'humour est une forme de résistance<br />
contre la pensée opaque, massive, qui se<br />
contemple avec délectation, et proclame sa<br />
haine à l'encontre de tout ce qui ne lui ressemble<br />
pas. «Si c'est bien sur fond de bêtises<br />
que nous avons à rire, à rêver, à penser,<br />
nous ne devons pas oublier un instant que<br />
la bêtise sans fond qui envahit toute la surface<br />
donne à chaque siècle ses formes les<br />
plus hideuses»
Meurice dans sa remarquable analyse de la<br />
bêtise, à la fois vaste comme l'océan et bornée<br />
comme celui qui ne voit pas plus loin<br />
que son nez. «C'est que proche et lointain<br />
lui sont également étrangers, ou mieux<br />
indifférents. Elle n'a qu'un horizon: soimême»'<br />
10 .<br />
Le refus<br />
du dogmatisme<br />
Il n'y a de rire possible que dans la mise<br />
à distance, dans l'écart par rapport à<br />
soi-même et par rapport aux autres. Seule<br />
cette capacité d'éloignement permet de relativiser<br />
les certitu<strong>des</strong> dont on se réclame, et<br />
d'interroger les prétentions hégémoniaques<br />
de ceux qui sont bardés de dogmes. Le totalitarisme<br />
au contraire retient l'esprit de<br />
sérieux. Il s'efforce de créer une société<br />
fusionnelle, dans laquelle l'espace public<br />
est occupé par une masse compacte. Les<br />
hommes, alignés au coude à coude, loin de<br />
dialoguer à partir de ce qui les sépare, sont<br />
soudés par une croyance à maintenir.<br />
C'est parce qu'il a une conscience aiguë<br />
de «la justesse relative de nos opinions»<br />
que Lessing incite les hommes à «parler ensemble»<br />
inlassablement. Le monde, selon<br />
lui
que adressée à Caïn, l'homme de l'efficace,<br />
de respecter Abel dont le nom évoque le<br />
futile, le non-productif. L'exil au fil du fleuve<br />
développe, «tout au long d'une géographie<br />
mi-réelle, mi-imaginaire, la situation<br />
liminaire du fou à l'horizon du souci de<br />
l'homme médiéval -situation symbolique et<br />
réalisée à la fois par le privilège qui est<br />
donné au fou d'être enfermé aux portes de<br />
la ville : son exclusion doit l'enclore » ,<br />
Milan Kundera rappelle la scène où Madame<br />
Grandgousier, ayant mangé trop de<br />
tripes, si bien qu'on dut lui administrer un<br />
astringent, accoucha de Gargantua par<br />
l'oreille. Il rapproche ce texte <strong>des</strong> premières<br />
pages <strong>des</strong> Versets Sataniques: après l'explosion<br />
de l'avion en plein vol, les deux<br />
héros -le chapeau melon vissé sur la têtetombent<br />
dans le vide en devisant agréablement.<br />
Autour d'eux flottent <strong>des</strong> sièges à<br />
dossier inclinable, <strong>des</strong> gobelets en carton,<br />
<strong>des</strong> masques à oxygène... Dans les deux cas<br />
surgit un «univers superbement hétéroclite»,<br />
habité par une «joyeuse liberté», où le<br />
vraisemblable et l'invraisemblable, l'anecdote<br />
et la méditation, le réel et le fantastique<br />
se mêlent. L'humour est ce «mariage du<br />
non-sérieux et du terrible » (21) .<br />
S'il a pu apparaître dans l'espace européen<br />
c'est parce que ce dernier est l'héritier<br />
à la fois de la culture judéo-chrétienne, qui<br />
a «désenchanté» (Entzauberung) le monde,<br />
et la culture grecque qui, avec Aristophane,<br />
a joué sans restriction avec les mythes, les<br />
rites et les croyances établies. Milan Kundera<br />
ine Backès-Clément que nous citons textuellement,<br />
est doublement prise dans le<br />
réseau conventionnel : convention du grand<br />
ensemble à l'intérieur duquel se situe le<br />
sous-ensemble de la convention «juive»,<br />
l'une et l'autre conventions signifiantes,<br />
par leur décalage, puis leur croisement,<br />
provoquent le rire et la défense contre une<br />
vérité insupportable, celle de l'exclusion.<br />
«La convention signifiante de base, c'est<br />
celle qui consiste à dire le vrai, à ne pas<br />
mentir, la convention "juive", dans cette<br />
histoire, consisterait au contraire à toujours<br />
dire la faux; en disant le vrai, en ne mentant<br />
pas sur la <strong>des</strong>tination de son voyage, le<br />
compère juif de l'histoire transgresse sa<br />
propre convention ou du moins celle qu'on<br />
lui prête, mais retrouve celle dans laquelle<br />
il est un exclu, un marginal. Etre "juif,<br />
c'est dire que l'on va à Lemberg quand on<br />
va à Cracovie: être "fou", c'est la même<br />
chose, c'est toujours être en dehors d'une<br />
convention signifiante d'un groupe qui<br />
exclut».<br />
Catherine Backès-Clément prolonge<br />
l'analyse de Lévi-Strauss et définit deux<br />
ordres différents: l'ordre de la convention<br />
signifiante, où se déroule tout discours institutionnel,<br />
tout discours social de la quotidienneté;<br />
c'est le lieu où l'on sait «ce que<br />
parler veut dire», où se transmet l'information<br />
sans ambiguïté, où les ordres se reçoivent<br />
et se donnent. «L'ordre différent,<br />
qu'on entend souvent situer comme "contre-ordre",<br />
est celui de tous les discours qui<br />
transgressent, selon <strong>des</strong> modalités diverses,<br />
la convention signifiante qui marque leur<br />
propre culture. Ainsi, les mots d'esprit, les<br />
sophismes, les diallèles, tous les jeux de la<br />
raison qui en dévoilent l'envers, font partie<br />
de l'ambiguïté d'un discours qui raille sa<br />
propre règle; ainsi encore, tout discours<br />
d'un groupe marginal à l'intérieur d'une<br />
nation -particularités désignées de l'extérieur,<br />
juifs, tziganes, bohémiens, errants de<br />
toute sorte, proies désignées <strong>des</strong> racismes<br />
» (30) .<br />
Une vision grotesque<br />
du monde<br />
Et parce que l'humour est aussi quelque<br />
part affrontement à la limite et à la mort, la<br />
culture du rire, qui valorise le trivial, le<br />
bouffon et le burlesque, participe du jeu<br />
avec le sacré (31) .<br />
La vision impertinente, grotesque et<br />
dérisoire de l'univers est, reconnaissons-le,<br />
foncièrement ambivalente : la transgression<br />
qu'elle met en oeuvre peut aussi bien contester<br />
radicalement le désordre <strong>des</strong> choses<br />
que le conforter. Elle ne saurait se réduire à<br />
l'invective et à l'injure, car comme le soulignent<br />
Antoine Compagnon et Jacques<br />
Seebacher
e, tous ceux qui se prennent au sérieux » (36) .<br />
Le rire du bouffon, du fou du roi jette une<br />
lueur fulgurante sur la vanité et la farce de<br />
la réalité, sur la prétention creuse et dérisoire<br />
de la scène du monde. Le rieur, souligne<br />
Eric Blondel (37) , est alors celui qui entr'aperçoit<br />
la vérité, et qui retrouve le vrai<br />
sérieux, celui «qu'il avait au jeu étant<br />
enfant» (Nietzsche).<br />
Le rire est de l'ordre de la gratuité : sa<br />
langue est constituée par <strong>des</strong> mots arrachés<br />
à leur fonctionnalité. «Le secret en est la<br />
surprise et la richesse <strong>des</strong> sens ainsi mis à<br />
jour ou fabriqués. Ce jeu suppose l'aisance<br />
à manipuler le langage d'une façon non utilitaire<br />
» (38) . Dédaignant apparemment le<br />
réel, il révèle en fait le mensonge <strong>des</strong> mots,<br />
de la langue de bois et <strong>des</strong> formules creuses.<br />
L'humoriste dit la folie du monde, où les<br />
hommes sont entraînés dans une course<br />
qu'ils ne contrôlent plus. Raymond Devos<br />
entre en scène : « Excusez-moi, je suis un peu<br />
essoufflé ! Je viens de traverser une ville où<br />
tout le monde courait... A un moment, je courais<br />
au coude à coude avec un monsieur... Je<br />
lui dis : Dites-moi... pourquoi ces gens courent-ils<br />
comme <strong>des</strong> fous ? Il me dit : Parce<br />
qu'ils le sont ! Il me dit : Vous êtes dans une<br />
ville de fous ici... » (39) . Refusant de composer<br />
avec les hommes de pouvoir -que celui-ci<br />
soit politique, économique, idéologique...-<br />
qui s'efforcent de capter ce flux à leur profit,<br />
l'humoriste tente d'échapper à la course<br />
folle. Par la force de son imaginaire,<br />
« à mi-chemin de "n'importe où" » (On vient<br />
de passer «n'importe» et on va arriver<br />
«où») , le rire n'est pas le propre <strong>des</strong><br />
«classes populaires» opprimées. Il n'est<br />
pas l'expression de la seule culture populaire.<br />
Ce mythe ontologique méconnaît la<br />
création de la pensée dans «la richesse infinie<br />
d'un imaginaire, dont la circulation<br />
s'effectue entre les groupes dans la tension<br />
qui les oppose entre eux» (46) ; il s'affirme<br />
aussi à partir du foisonnement sans limite<br />
«<strong>des</strong> matrices d'expériences possibles » (47) .<br />
Jean Duvignaud (48)<br />
souligne le fait que<br />
l'imaginaire ne cesse de travailler la trame<br />
de notre vie commune, en un mouvement<br />
qui participe à la fois de la reproduction de<br />
la société et de sa déstructuration fictive.<br />
«Le rêve, la fête, le rire, le jeu, l'imaginaire<br />
sous tous leurs aspects constituent, dans<br />
les formes diverses de l'expérience collective,<br />
la part irrécupérable par toute organisation<br />
de quelque importance». Ces figures,<br />
ajoute-t-il, secouent l'être pour l'ouvrir au<br />
champ du possible, à la région immaîtrisée<br />
du virtuel. Rire, selon la belle formule de<br />
Jean Duvignaud, témoigne de notre «disponibilité<br />
au rien » (49) . C'est s'ouvrir à quelque<br />
chose qui échappe à toute emprise, qui participe<br />
du jeu de l'utopie et d'une vitalité<br />
créatrice. Cette percée vers l'inaccessible<br />
«bouleverse les données du bricolage<br />
patient et sécuritaire <strong>des</strong> croyances et <strong>des</strong><br />
mythes».<br />
Croire en l'homme<br />
malgré l'homme<br />
Dans certaines circonstances tragiques,<br />
telles que le Ghetto de Varsovie ou la dictature<br />
totalitaire, l'humour témoigne de<br />
l'effort de celui qui est exclu de l'humanité<br />
pour démystifier les prétentions arrogantes<br />
de l'oppresseur, pour se distancier de la<br />
bêtise meurtrière. C'est l'affirmation d'une<br />
liberté intérieure d'un «quand même»<br />
(Nietzsche), malgré le caractère monstrueusement<br />
disproportionné du combat. Le rire<br />
est une revanche sur ce qui accable et blesse<br />
l'esprit. Il affirme le refus du désespoir,<br />
une façon de croire en l'homme malgré<br />
l'homme. Le regard à la fois tendre et naïf,<br />
étonné et douloureux de Chariot est celui de<br />
l'homme marginal, qui dispose «du privilège<br />
de révéler la société à elle- même»
s'inscrit dans l'inachevé, et qui accepte<br />
cette incomplétude. Dans sa réflexion sur<br />
Lessing, Hannah Arendt (51)<br />
souligne que le<br />
rire de ce dernier veut réconcilier l'homme<br />
avec le monde, afin qu'il y trouve sa place<br />
«mais ironiquement, sans se vendre à lui».<br />
Il accède au plaisir, qui est une «prise de<br />
conscience plus intense du réel », et qui lucidement<br />
l'amène à accepter que «la mort est<br />
dans ce jardin» (Bunuel).<br />
L'une <strong>des</strong> figures fondatrices de l'histoire<br />
du peuple juif est placée à plus d'un titre<br />
sous le signe du rire. L'annonce de la naissance<br />
future d'Isaac provoque celui de<br />
Sarah, qui est très âgée. Expression du doute<br />
et du scepticisme, ce rire « impie et de bon<br />
sens, à la limite de l'incrédulité... produit un<br />
télescopage du tragique et du comique, du<br />
trivial et du sublime. Il introduit dans le discours<br />
totalisant de la foi, la faille, l'énigme,<br />
le trouble » (52) . De plus, le nom même<br />
d'Isaac signifie «il rira». Il inscrit celui-ci<br />
dans une autre dimension de l'aventure<br />
inaugurée par Abraham : la vocation à détruire<br />
les idoles, simulacres de Dieu, qui<br />
tentent de l'enfermer dans une forme manipulable.<br />
Ce travail de sape et de refus du<br />
sens compact se déploie dans le futur,<br />
comme une tâche jamais achevée. Mais<br />
celle-ci n'est pas sans risques, car comme<br />
le souligne Cioran, l'iconoclaste est tenté,<br />
après avoir brisé les idoles, d'adorer leurs<br />
débris. Il y a peut-être dans la vocation<br />
d'Isaac, que son père fut prêt à sacrifier, une<br />
allusion, plus tragique, au rire comme seul<br />
moyen d'échapper à la folie, comme révolte<br />
contre un <strong>des</strong>tin meurtrier et contre<br />
l'extrême déréliction.<br />
«Dans le dernier livre de S.Bellow, le<br />
personnage principal entend un chien qui<br />
aboie sauvagement. Il imagine que cet<br />
aboiement exprime la révolte du chien<br />
contre la limite de sa condition canine. <strong>Pour</strong><br />
l'amour de Dieu, dit le chien, ouvrez un<br />
peu plus l'univers ! «Et parce que Bellow<br />
ne parle pas vraiment de chiens, commente<br />
Rushdie, j'ai le sentiment que la fureur et<br />
le désir du chien sont aussi les miens, les<br />
nôtres, ceux de tout le monde. <strong>Pour</strong> l'amour<br />
de Dieu, ouvrez un peu plus l'univers !»<br />
(Jean MAMBRINO).<br />
Notes<br />
1. Klein Robert, La forme et l'intelligible,<br />
Gallimard, Paris 1970, p. 443.<br />
2. Foucault Michel, Histoire de la Folie à l'Age<br />
Classique, Gallimard, Paris 1972, p. 24-25.<br />
3. Ibid., p. 32.<br />
4. Ibid., p. 35.<br />
5. De la bêtise, Le Temps de la Réflexion 9,<br />
Gallimard, Paris 1988, p. 12.<br />
6. Ibid., p. 20.<br />
7. Hartog François, «Bêtises grecques», in Le<br />
Temps de la Réflexion 9, Gallimard, Paris 1988,<br />
p. 68.<br />
8. Voir Froment-Meurice Marc, «Du pareil au<br />
Même», in Le Temps de la Réflexion 19,<br />
Gallimard, Paris, p. 140 sq.<br />
9. Ibid., p. 143.<br />
10. Ibid.<br />
11. Ibid., p. 148.<br />
12. Arendt Hannah, «De l'humanité dans de<br />
sombres temps», in Vies Politiques, Gallimard,<br />
Paris 1974, p. 11-41.<br />
13. Ibid., p. 40.<br />
14. Ibid., p. 41.<br />
15. Sarrazin Bernard, Le rire et le sacré, Desclée de<br />
Brouwer, Paris 1991, p. 79.<br />
16. Ibid.<br />
17. Foucault Michel, Histoire de la Folie à l'Age<br />
Classique, Gallimard, Paris 1972.<br />
18. Ibid., p. 16.<br />
19. Ibid., p. 22.<br />
20. Kundera Milan, «Le jour où Panurge ne fera<br />
plus rire», L'infini n*39,1992, p. 33-50.<br />
21. Ibid., p. 34.<br />
22. Ibid., p. 36.<br />
23. Ibid., p. 46.<br />
24. Ibid.<br />
25. Ibid.<br />
26. Ibid., p. 47.<br />
27. Lévi-Strauss Claude, Introduction à Mauss<br />
Marcel, Sociologie et Anthropologie, P.U.F.,<br />
Paris.<br />
28. Backès-Clément Catherine, «La Mauvais Sujet»,<br />
in L'Arc, Marcel Mauss, n'48,1972, p. 65.<br />
29. Lacan Jacques, Ecrits, Seuil, Paris 1966, p. 525.<br />
30. Backès-Clément Catherine, op. cit., p. 60.<br />
31. Compagnon Antoine, Seebacher Jacques,<br />
L'Esprit de l'Europe, Flammarion, Paris 1993,<br />
vol. 3, p. 40.<br />
32. Ibid., p. 41.<br />
33. Ibid., p. 44.<br />
34. Ibid., p. 45.<br />
35. Ibid.<br />
36. Ibid., p. 50.<br />
37. Blondel Eric, Le risible et le dérisoire, P.U.F.,<br />
Paris 1988, p. 83.<br />
38. Ibid., p. 64.<br />
39.<br />
40.<br />
41.<br />
42.<br />
43.<br />
44.<br />
45.<br />
47.<br />
48.<br />
49.<br />
50.<br />
51.<br />
52.<br />
Devos Raymond, Matière à rire, O. Orban,<br />
Paris 1991, p. 36.<br />
Ibid., p. 28.<br />
Mongin Olivier, «Eloge de la représentation»,<br />
in Esprit, déc. 1993, p. 99-114.<br />
Ibid., p. 112.<br />
Devos Raymond, op. cit., p. 30.<br />
Ibid., p. 23.<br />
Bakhtine Mikhaïl, L'oeuvre de François<br />
Rabelais et la Culture Populaire au<br />
Moyen-Age et sous la Renaissance, Gallimard,<br />
Paris 1970.<br />
Duvignaud Jean, Le Don du Rien, Stock,<br />
Paris 1977, p. 272.<br />
Ibid.<br />
Ibid., p. 277.<br />
Ibid., p. 281.<br />
Duvignaud Jean, Le Propre de l'Homme,<br />
Hachette, Paris 1985, p. 203.<br />
Arendt Hannah, «De l'humanité dans de<br />
sombres temps», in Vies Politiques, Gallimard,<br />
Paris 1974, p. 11-41.<br />
Sarrazin Bernard, op. cit., p. 19-20.<br />
Alsace Terre Rhénane<br />
Porte de l'Europe<br />
Congrès de l'Association <strong>des</strong><br />
Professeurs d'Histoire et de géographie<br />
du 27 au 31 octobre 1992<br />
© Dessin original de Tomi Ungerer<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 10
MARIE-NOELE DENIS<br />
Fêtes et manifestations<br />
dans la ville impériale de<br />
Strasbourg (1870-1918)<br />
Entre dérision et blasphème<br />
En 1871, après l'annexion<br />
de l'Alsace-Lorraine,<br />
Strasbourg devient capitale<br />
de la nouvelle Terre d'Empire<br />
(Reichsland). Cette vocation<br />
politique et administrative<br />
s'accompagne de l'édification<br />
d'une ville nouvelle au nord et<br />
à l'est de l'ancienne cité,<br />
autour de l'axe majeur<br />
constitué par le Palais<br />
Impérial et le Palais<br />
Universitaire.<br />
Cet urbanisme wilhelminien, qui<br />
triple la superficie de la ville est<br />
<strong>des</strong>tiné aux militaires et fonctionnaires<br />
allemands qui affluent à Strasbourg (la<br />
population passe de 85.000 habitants en<br />
1871 à 179.000 en 1910).<br />
Il s'agit alors pour le gouvernement de<br />
Berlin, de forger, par une propagande habilement<br />
menée, une nouvelle identité à cette<br />
double structure. Et les fêtes font partie de la<br />
stratégie culturelle mise en place pour intégrer<br />
les deux populations strasbourgeoises et<br />
plus généralement l'Alsace dans l'espace<br />
allemand.<br />
Les Alsaciens francophiles vont essayer<br />
de s'y opposer, mais leur marge de manoeuvre<br />
est limitée : les manifestations publiques<br />
sont étroitement surveillées, les journaux censurés"»,<br />
les caricaturistes emprisonnés 12 ', le<br />
blasphème interdit et la dérision... dérisoire (3) .<br />
D'autre part la politique de germanisation<br />
reprend à son compte les traditions de la ville.<br />
Les fêtes officielles<br />
Le gouvernement réactive à cette fin les<br />
fêtes populaires à caractère germanique. Le<br />
carnaval, tombé en désuétude à Strasbourg<br />
mais encore bien vivant dans les villes voisines<br />
de Suisse et d'Allemagne, est remis à<br />
l'honneur. Les organisations professionnelles,<br />
les sociétés carnavalesques créées à cet<br />
effet, sont invitées à construire <strong>des</strong> chars qui<br />
ajoutent aux thèmes <strong>des</strong> vieux métiers strasbourgeois<br />
(répétés depuis plus d'un siècle à<br />
chaque fête urbaine* 4 '), <strong>des</strong> motifs qui illus-<br />
Mane-Noële<br />
Denis<br />
Chargée de recherche C.N.R.S.<br />
L'accueil de Guillaume I er<br />
sur les hauteurs de Hausbergen. Fresque de la gare de<br />
Strasbourg reproduite dans "Strassburg und seine Bauten" (1894).<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 12
trent la vie paysanne, l'actualité municipale<br />
ou mondiale. Ce carnaval officiel disparaîtra<br />
au tournant du siècle. Mais les autorités vont<br />
s'appliquer surtout à créer de nouvelles fêtes,<br />
plus directement liées à la propagande politique.<br />
Afin d'exalter les réalisations impériales<br />
elles multiplieront les inaugurations<br />
grandioses: inauguration de l'université le<br />
1 er mai 1872 (5) , de ses nouveaux bâtiments en<br />
1884
de l'Empire. Guillaume II lui-même ne<br />
vient jamais en Alsace-Lorraine qu'en uniforme.<br />
Il se présente aux populations en<br />
costume de garde de corps à cuirasse noire<br />
et casque d'argent, en hussard rouge de<br />
Postdam, entouré de son état-major.<br />
A l'occasion de ces visites toute la garnison<br />
est mobilisée, 16.000 hommes, et la fête<br />
comporte toujours <strong>des</strong> manoeuvres et revues<br />
au terrain militaire du Polygone. En ville, les<br />
différentes armes participent aux manifestations<br />
qui se structurent autour <strong>des</strong> défilés.<br />
Ainsi en 1911, lors de l'inauguration de la<br />
statue de Guillaume I er , «pénètrent dans<br />
l'enceinte les vingt-trois drapeaux et étendards<br />
de la garnison, flottant au vent : rouges,<br />
bleus, verts, noirs qui se rangent <strong>des</strong> deux<br />
côtés de la statue» (R. Henry, 1925, p. 256).<br />
Les autorités civiles sont là aussi, en uniforme,<br />
embrigadées et bénéficiant d'un jour de<br />
congé, de même que le corps enseignant.<br />
«En tête march[e] le Rector Magnificus, une<br />
chaîne d'or se balanc[e] sur sa poitrine»<br />
(R. Redslob, 1958, p. 14); puis les corporations<br />
d'étudiants, aussi en uniformes mais<br />
vêtues de fantaisies romantico-médiévales.<br />
«[...] bonnets de toutes formes, [...] casquettes<br />
de toutes couleurs, [...] gants à crispin,<br />
[...] rapières traînant sur le sol. Chaque<br />
corporation [est] précédée de sa bannière,<br />
portée par un étudiant affublé d'un costume<br />
ridicule». Et le Général Taufflieb (1934, p.<br />
84) de conclure : «Je croyais voir la parade<br />
du Petit Faust». R. Henry (1925, p. 256)<br />
décrit aussi en d'autres occasions «cette<br />
cavalcade moyenâgeuse, ces costumes bleu<br />
pâle, rose, jaune blanc, aux gran<strong>des</strong> panaches,<br />
aux lour<strong>des</strong> bottes éperonnées, aux longues<br />
rapières, aux drapeaux multicolores » (10) .<br />
Les enfants <strong>des</strong> écoles, en congé, sont<br />
réquisitionnés. Cinq cents d'entre eux chantent<br />
au palais impérial lors de son inauguration.<br />
En 1911, pour la cérémonie précédemment<br />
citée, 14.000 enfants sont embrigadés<br />
et rangés dans l'espace circulaire qui entoure<br />
le jardin central. Des répétitions d'enthousiasme<br />
ont eu lieu la veille et l'avantveille.<br />
Par ailleurs «La ville est maigrement<br />
pavoisée par les immigrés et par ceux qui<br />
sont contraints de le faire : aubergistes, fournisseurs,<br />
administrations. Les autochtones<br />
s'en abstiennent» (Ritleng, 1973, p. 48).<br />
Au début la foule manifeste son opposition.<br />
En 1872, lors de l'inauguration de<br />
l'université «les étudiants allemands [sont]<br />
accueillis par <strong>des</strong> sifflets» (W. Wiegand,<br />
1926, p. 57) et «le soir, quand leur retraite<br />
aux flambeaux pass[e] sur la place Gutenberg,<br />
quelques coups de sifflet retenti[ssent]<br />
dans la foule» (A. Hallays, p. 250). Puis<br />
l'opinion est gagnée. En 1889 l'empereur<br />
est accueilli par <strong>des</strong> vivats et le peuple chante<br />
le «Wacht am Rhein» quand il apparaît<br />
au balcon du palais. Les photos de l'époque<br />
montrent à chaque fois une population<br />
dense, compacte, au moins curieuse, qui<br />
assiste au spectacle.<br />
Les lieux symboliques<br />
Au début, ces fêtes officielles essayent<br />
de renouer avec la tradition de la ville impériale<br />
du Moyen-Age et d'effacer ainsi la<br />
période française. L'inauguration de l'université<br />
le 1 er<br />
mai 1872 a lieu bien sûr dans<br />
la cour du palais <strong>des</strong> princes-évêques de<br />
Rohan, où elle se trouve provisoirement installée,<br />
mais aussi près de la cathédrale. Sur<br />
la tribune officielle apparaît déjà une statuaire<br />
symbolique ; les bustes de l'empereur<br />
Ferdinand II (qui créa la première université<br />
le 1 er mai 1621) et de Guillaume 1 er fondateur,<br />
250 après, de celle que l'on fête. Il<br />
s'agit ainsi de renouer avec la tradition germanique.<br />
La retraite aux flambeaux (U)<br />
se<br />
déroule sur l'ancienne place de l'hôtel de<br />
Une fête anniversaire de l'empereur devant le palais impérial- 1872.<br />
Archives de l'atelier Garabin.<br />
ville où fut érigée en 1840 une statue de<br />
Gutenberg.<br />
Puis on édifie une aire de parade, en relation<br />
avec les éléments majeurs de la symbolique<br />
impériale. Au centre de leurs places<br />
circulaires, deux palais se font face (le<br />
palais impérial et le palais universitaire) liés<br />
entre eux par une large avenue (l'avenue<br />
Empereur-Guillaume) bordée d'immeubles<br />
de luxe dont les terrasses en entresol permettent<br />
aux dames de jouir du spectacle.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 14
Cette voie, doublée au nord et au sud par<br />
deux axes de circulation, (l'avenue <strong>des</strong> Vosges<br />
et l'avenue royale) est conçue uniquement<br />
pour les fêtes solennelles. Se font face<br />
aussi sur chacune <strong>des</strong> deux places, deux statues<br />
symboliques, Goethe à l'Université,<br />
Guillaume I er<br />
sur la place impériale 02 '.<br />
Contre-fêtes et<br />
manifestations<br />
Face à ce déploiement de fêtes officielles<br />
qui tentent de leur imposer une histoire<br />
et une culture germaniques, les Strasbourgeois<br />
les plus contestataires vont jouer<br />
le jeu <strong>des</strong> contraires. A partir de 1900 ils<br />
décident de lutter contre l'assimilation. A<br />
l'occasion du carnaval, les fêtes rurales traditionnelles<br />
sont transposées dans les différents<br />
quartiers de la ville et interprétées à<br />
juste titre par la population comme <strong>des</strong><br />
manifestations d'opposition politique.<br />
Des kermesses brillantes et encore plus<br />
hardies, puisqu'elles avaient lieu dans le<br />
cadre quasi-privé du Musée Alsacien, mettent<br />
en scène <strong>des</strong> reconstitutions historiques qui<br />
« défendent, évoquent et créent les traditions »<br />
(R. Henry, 1825, p. 169). Celle de 1907 fait<br />
revivre une «Kilbe» du milieu du XIX e<br />
siècle. L'année suivante, la fête Erckmann-<br />
Chatrian illustre les thèmes de deux romans<br />
de ces auteurs: Histoire d'un paysan et<br />
Madame Thérèse. «L'épopée évoquée<br />
(1789-1799) [pleine d'allusions] était une <strong>des</strong><br />
plus héroïques de l'Alsace où la Révolution<br />
Française, assiégée par l'Europe, se préparait<br />
glorieusement à cette formidable sortie...<br />
avec pour superbe avant-garde les Lorrains et<br />
les Wallons, les Rhénans et les Alsaciens»<br />
(R.Henry, 1925, p. 171).<br />
Pas de défilé militaire, d'organisation<br />
contrainte, mais une aimable pagaille où<br />
sont évoqués, «dans un éblouissement tricolore»<br />
(R. Henry, 1925, p. 172) toutes les<br />
pério<strong>des</strong> glorieuses de l'histoire de France<br />
en Alsace : l'armée révolutionnaire et les<br />
volontaires de 1792, les enfants-héros, les<br />
Le cortège impérial rue du Vieux Marché Aux Vins. Archives de l'atelier Carabin<br />
cantinières, les patriotes à bonnet phrygien, Alsaciens-Lorrains. Prenant en tous points le<br />
mais aussi les demoiselles du Directoire, les contre-pied <strong>des</strong> fêtes officielles, celui-ci se<br />
dames en costume Louis XVI. Les vêtements<br />
déroule chaque année à la mi-février, sous<br />
du XVIII e<br />
siècle alsacien, urbains et forme d'un cortège silencieux d'hommes en<br />
ruraux, abondent. L'Alsace traditionnelle habit noir qui défilent autour de la statue de<br />
est représentée aussi par ses métiers : le forgeron,<br />
Kléber. L'opposition avec le faste <strong>des</strong> défi<br />
le colporteur. On vend aux comptoirs lés organisés par les Allemands est manifes<br />
<strong>des</strong> objets alsaciens (étoffes, broderies, grès te : la cérémonie a lieu la nuit, en silence, les<br />
de Betschdorf, faïences de Soufflenheim, protagonistes sont habillés de noir et marchent<br />
chaises, marqueteries de Spindler) mais<br />
en file indienne. Interdit en 1900, puis<br />
aussi <strong>des</strong> bonbonnières républicaines, royalistes<br />
en 1906, le monôme aura lieu néanmoins<br />
et régionalistes et la silhouette peinte jusqu'en 1914. L'abbé Wetterlé 03 ', interpel<br />
de Kléber. Cette fête contestataire réunit lant à ce sujet le gouvernement, qualifie un<br />
«une foule strasbourgeoise du vingtième peu abusivement ce monôme de «tradition »,<br />
siècle, grouillante, pleine d'entrain et de vie de «vieille habitude» 04 '. Généralisant le<br />
[...] que les souvenirs environnants du passé débat il ajoute : «Laissez-nous nos moeurs,<br />
rend plus lucide » (R. Henry, 1925, pp. 169- nos coutumes, nos habitu<strong>des</strong> et notre<br />
181). «où tout bon alsacien peut [...] retremper<br />
langue... Deux mots peuvent qualifier cette<br />
ses énergies essentielles, s'aguerrir cérémonie : liberté et dignité» (P. Bourson,<br />
contre les influences dissolvantes et prendre 1932, pp. 110-111).<br />
conscience de sa personnalité tout en se<br />
Le Monôme, organisé par le Cercle <strong>des</strong><br />
réjouissant de ses origines» («Une kermesse<br />
anciens étudiants alsaciens-lorrains, attirait<br />
au Musée Alsacien », p. 2).<br />
une participation très informelle: 166 personnes<br />
Mais la manifestation d'opposition la<br />
en 1911 dont 50 étudiants. Les prota<br />
plus efficace fut sans doute, pendant toute gonistes sont peu nombreux, la saison froide,<br />
cette période, le monôme <strong>des</strong> étudiants<br />
l'heure tardive, mais l'impact énorme.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 15
et avec eux conquérant de la rive gauche du<br />
Rhin; en Egypte lieutenant de Bonaparte [...]<br />
puis général en chef». La statue (qui semble<br />
l'antithèse de celle de Guillaume I er ) représente<br />
«le géant alsacien, au port majestueux,<br />
sa tête de lion rejetée en arrière, la main<br />
impérative» (R. Henry, 1925, pp. 253-254).<br />
Ainsi aux fêtes officielles mises en place<br />
par le gouvernement pour assurer sa propagande,<br />
la ville autochtone répond par <strong>des</strong><br />
manifestations de fidélité à son passé de cité<br />
française.<br />
Ce culte de la patrie perdue paraît trop<br />
grave pour utiliser, au moins publiquement,<br />
les ressorts de la satire, de la dérision ou du<br />
blasphème. La population préfère marquer<br />
plus dignement son opposition, sans défilé<br />
militaire ni organisation contrainte, en<br />
reproduisant simplement à l'inverse les<br />
fêtes impériales.<br />
Les fêtes ont échoué dans leur mission<br />
d'intégration identitaire. Strasbourg, telle<br />
une cité coloniale, vit en deux espaces séparés<br />
et superpose deux agglomérations distinctes<br />
ayant l'une et l'autre leur population,<br />
leurs fêtes et leurs symboles. «Les deux<br />
villes ont désormais chacune son âme et<br />
chacune sa physionomie, chacune sa statue»<br />
(R. Henry, 1925, p. 253).<br />
La symbolique <strong>des</strong> lieux, là aussi, à son<br />
importance. Le Monôme se tient sur<br />
l'ancienne place d'Armes de la ville française,<br />
il défile devant la statue de Kléber<br />
édifiée en 1838, lors de la translation <strong>des</strong><br />
cendres du général d'empire. Un journaliste<br />
allemand ayant posé la question : «<strong>Pour</strong>quoi<br />
ne pas tourner autour de Gutenberg ? »<br />
l'abbé Wetterlé lui répond: «Vos grands<br />
hommes [...] ne sont pas les nôtres... Nous<br />
avons un autre passé et d'autres héros au<br />
sujet <strong>des</strong>quels nous pouvons éprouver un<br />
sentiment de légitime fierté, encore que<br />
parmi eux il y en ait quelques-uns qui ont<br />
administré de fortes raclées aux Prussiens.<br />
[...] Kléber était alsacien... Il est tout naturel<br />
que nous honorions Kléber» (cité par<br />
P. Bourson, 1932, pp. 109-110).<br />
Un autre témoin, dans un élan patriotique,<br />
évoque «la statue du Strasbourg français:<br />
Kléber avec Marceau héros magnanime et<br />
humain <strong>des</strong> guerres de Vendée ; avec Marceau<br />
encore, lieutenant de Jourdan à Fleurus<br />
Sources<br />
et bibliographie<br />
- Boiteux (M.), 1989 : «Fête et révolution<br />
Des célébrations aux commémorations<br />
», Annales de la recherche urbaine,<br />
n° 43, pp. 45-54.<br />
- Bourson (P.), 1928: «Guillaume II en<br />
Alsace et Lorraine», La Vie en Alsace.<br />
- Bourson (P.), 1932: «Guillaume II et<br />
son «Kaiserpalast» », La Vie en Alsace.<br />
- Bourson (P.), 1932 : «Monônes et banquets<br />
<strong>des</strong> étudiants alsaciens », La vie en<br />
Alsace.<br />
- Cerf(E.), 1978: «Carnavals en Alsace»,<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la<br />
France de l'Est, n° 7.<br />
- Elsâsser Journal, 26 et 28 octobre 1884.<br />
- Henry (R.), 1925: «Témoignage pour<br />
les Alsaciens-Lorrains», Paris, Pion.<br />
- Kieffer (F.), 1933: «Les visites impériales»,<br />
La Vie en Alsace.<br />
- Livet (G.) et Rapp (F.), 1982: «Histoire<br />
de Strasbourg <strong>des</strong> origines à nos jours »,<br />
Strasbourg, éd. DNA/Istra.<br />
- Niederrheinischer Kurier - Courrier du<br />
Bas-Rhin, 1 er et 2 mai 1872.<br />
- Nohlen (K.), 1982: «Baupolitik im<br />
Reischland Elsass-Lothringen», Berlin,<br />
Gebr. Mann Verlag.<br />
- Ozouf (M.), 1976 : «La fête révolutionnaire»,<br />
Paris, Gallimard.<br />
- Redslob (R.), 1958: «Aima Mater»,<br />
Paris-Strasbourg, Berger-Levrault.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 16
- Régamey (J. et Fr.), «Le sabotage de la<br />
germanisation en Alsace-Lorraine», Je<br />
sais tour, 15 janvier 1914.<br />
- Ritleng (G.), 1973: «Souvenirs d'un<br />
vieux strasbourgeois », Strasbourg,<br />
Alsatique de poche.<br />
- Strassburger Zeitung, 30 avril 1872.<br />
- Taufflieb (Gai.), 1934 : « Souvenirs d'un<br />
enfant de l'Alsace», Strasbourg, Imprimerie<br />
Alsacienne.<br />
- «Une kermesse au Musée Alsacien»,<br />
1903, Strasbourg, publication de la<br />
<strong>Revue</strong> Alsacienne Illustrée.<br />
- Wiegand (W.), 1926: «Elssäsiche<br />
Lebens-Erinnerungen », Zeitschrift für die<br />
Geschichte <strong>des</strong> Oberrheins, N.F. XXXIX,<br />
pp. 84-117. Traduction de J.-Y. Mariotte,<br />
Annuaire de la Société <strong>des</strong> Amis du<br />
Vieux-Strasbourg, 1987, pp. 53-76.<br />
Notes<br />
Le monôme autour de la statue de Kléber. Carte postale illustrée du banquet de 1903.<br />
1. L'Union d'Alsace-Lorraine (1880-84) est interdite<br />
après plusieurs perquisitions et procès.<br />
L'Elsass-Lothringen Volkszeitung (1890-94)<br />
est poursuivi en justice et supprimé. L'Abeille<br />
d'Alsace-Lorraine (1885) cesse de paraître en<br />
1887. Les journaux catholiques le Mûlhauser<br />
Volksblatt et la Colmarer Zeitung (1892) sont<br />
interdits en 1897 pour avoir publié un article<br />
contre la participation à la célébration du centenaire<br />
de Guillaume 1 er . L'Elsaesser Journal<br />
(1873) quotidien démocrate libéral, autonomiste<br />
puis francophile, fusionné en 1874 avec le<br />
Niederrheinischer Kurier, sera lui-même supprimé<br />
en 1914. Le directeur du journal socialiste<br />
Freie Presse fürs Elsass-Lothringen, Jacques<br />
Peirotes, est condamné en 1905 à cinq mois de<br />
forteresse. Ne subsistent que les journaux gouvernementaux<br />
: le Strassburger Zeitung, son<br />
successeur l'Elsass-Lothringische Zeitung et la<br />
Strassburger Post.<br />
2. Hansi fut condamné une première fois en 1909,<br />
puis à un an de prison en 1914.<br />
3. J. et Fr. Régamey, 15 janvier 1914.<br />
4. En particulier en 1744 lors de la visite de<br />
Louis XV, en 1810 pour celle de l'impératrice<br />
Marie-Louise et en 1840 pour l'inauguration de la<br />
statue de Gutenberg avec le « Cortège industriel ».<br />
5. Strassburger Zeitung, 30 avril 1872, Niederrheinischer<br />
Kurier-Courrier du Bas-Rhin, 1" et<br />
2 mai 1872.<br />
6. Eisässer Journal, 26 et 28 octobre 1884.<br />
7. Cette fête qui eut lieu dans la banlieue proche,<br />
mais encore rurale, de la ville, a été immortalisée<br />
par une grande fresque dans la gare de<br />
Strasbourg qui fait pendant à une représentation<br />
de l'entrée de Frédéric Barberousse dans la cité.<br />
8. Cette démarche est une constante à Strasbourg,<br />
où Louis XV, Marie Leczinska, Marie-<br />
Antoinette, Napoléon, Joséphine, Marie-Louise,<br />
Charles X et Louis-Philippe ont fait ainsi <strong>des</strong><br />
entrées solennelles accompagnées de gran<strong>des</strong><br />
fêtes pour le peuple.<br />
9. En 1913 un fonctionnaire mécontent envoya un<br />
faux télégramme annonçant l'arrivée de l'empereur,<br />
ce qui eut pour effet de mobiliser les<br />
16.000 soldats de la garnison pendant deux<br />
heures au Polygone. «Le journal Strassburger<br />
Post avait immédiatement publié un tirage spécial<br />
et on avait fait pavoiser en toute hâte. Les<br />
anciens guerriers formaient la haie [...]. Rarement<br />
les Strasbourgeois avaient été à pareille<br />
fête». F. Keffer, 1933.<br />
10. Il arrive que ces défilés pittoresques soient<br />
troublés par <strong>des</strong> conflits et que l'ordre en soit<br />
rompu. En 1911, lors de l'inauguration déjà décrite,<br />
les corps d'étudiants «s'alignent (devant)<br />
les drapeaux militaires qu'ils masquent. Un<br />
général s'oppose énergiquement à ce qu'ils<br />
restent là : plutôt que de changer de place, les<br />
étudiants, irrités et intransigeants reprennent<br />
leur procession. Ils s'en vont» (R. Henry,<br />
1925, p. 256).<br />
11. Cette retraite aux flambeaux reprend d'ailleurs<br />
curieusement une vieille tradition <strong>des</strong> fêtes<br />
royales.<br />
12. Seule la première a survécu. La seconde excita<br />
tout de suite la verve <strong>des</strong> Strasbourgeois qui la<br />
comparaient à la silhouette «d'un gros bourgeois,<br />
un spiessbürger, qui se promène sur un<br />
lourd cheval de ferme» (R. Henry, 1925,<br />
p. 253).<br />
13. Abbé Wetterlé (1861-1931) autonomiste alsacien,<br />
député au Reischtag de 1898 à 1914 et à la<br />
Délégation d'Alsace-Lorraine à partir de 1900.<br />
14. Nous avons retrouvé trace de ce monôme pour<br />
le 15 février 1910, le 5 février 1903, le 16 février<br />
1905 et le 14 février 1912, mais cela<br />
n'exclut pas qu'il ait eu lieu tous les ans.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 17
HENRI HEITZ<br />
A Propos du <strong>des</strong>sin<br />
humoristique de<br />
«L'Affaire de Saverne»<br />
en 1913<br />
Novembre 1913. Voilà un peu<br />
plus de quatre-vingts ans<br />
éclatait dans la petite cité de<br />
Saverne - Zabern à l'époque<br />
- une «affaire» qui allait faire<br />
du bruit dans le «Reichsland<br />
Elsass-Lothringen» et bien<br />
au-delà, à Berlin, à Paris...<br />
Henri Heitz<br />
Président de la Société d'Histoire et<br />
d'Archéologie de Saverne et Environs<br />
Ce n'est pas le lieu d'exposer ici les<br />
faits qui ont causé l'émotion. Une<br />
brochure récemment parue en<br />
rappelle les principaux tenants et aboutissants<br />
(1) . On peut cependant rappeler que<br />
sont à l'origine de l'agitation <strong>des</strong> insultes<br />
proférées par von Forstner, jeune souslieutenant<br />
prussien du 99 e<br />
régiment d'infanterie<br />
stationné à Saverne. Le hobereau,<br />
frais émoulu de l'école <strong>des</strong> cadets de Berlin,<br />
avait traité les Alsaciens de «Wackes»,<br />
c'est à dire voyous, ce qui n'était pas une<br />
nouveauté ; mais il avait invité ses recrues à<br />
leur « faire la peau » au tarif de 10 mark (plus<br />
3 ajoutés par le sergent Höflich), ce qui était<br />
plus grave. A la suite d'articles de presse, de<br />
quelques attroupements, de moqueries à<br />
l'égard du militaire, de l'attitude de la<br />
population jugée insultante à l'égard de<br />
l'armée allemande, le commandant du<br />
régiment, le colonel von Reuter, avait pris <strong>des</strong><br />
mesures véritablement disproportionnées<br />
par rapport aux événements réels : patrouilles<br />
de soldats baïonnette au canon, mitrailleuses<br />
placées devant la caserne du château, interdiction<br />
de rassemblements, arrestations<br />
intempestives, voies de fait à l'égard de quelques<br />
habitants, menace d'établir l'état de<br />
siège. Finalement, aucun incident sérieux<br />
n'avait été à déplorer. Mais les conséquences<br />
psychologiques, tant du côté <strong>des</strong> Alsaciens<br />
que du côté <strong>des</strong> autorités alleman<strong>des</strong>, avaient<br />
été ressenties comme suffisamment sérieuses<br />
pour qu'un général allemand puisse affirmer,<br />
en 1914, que «l'armée allemande en Alsace<br />
campait en pays ennemi ».<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 18
Cette «affaire» qui a balancé entre<br />
l'odieux et le ridicule, a suscité une abondante<br />
littérature journalistique en Alsace, en<br />
Allemagne, en France et même, on peut le<br />
dire, dans le monde entier, vu le contexte<br />
dangereux d'un conflit toujours possible.<br />
Elle a aussi déchaîné la verve <strong>des</strong> <strong>des</strong>sinateurs<br />
humoristes et <strong>des</strong> caricaturistes. Tous<br />
les grands du « <strong>des</strong>sin à charge » ont participé<br />
à l'illustration et aux commentaires <strong>des</strong><br />
faits dans les journaux satiriques de l'époque.<br />
Il faut d'ailleurs constater la grande<br />
liberté d'expression dont jouissait la presse<br />
satirique dans le second Reich malgré le ton<br />
souvent violent <strong>des</strong> attaques.<br />
Nous ne pouvons évoquer ici que quelques<br />
aspects de ce déferlement de <strong>des</strong>sins et<br />
caricatures en les classant par origine 1 - 1 .<br />
Les <strong>des</strong>sins satiriques<br />
d'origine alsacienne<br />
L'hebdomadaire « DUR'S ELSASS»<br />
(1907-1914) a largement exploité l'événement.<br />
Le grand caricaturiste Henri Zislin<br />
(1875-1958) a été le principal artiste au service<br />
de la revue où il déploie son talent. Dès<br />
le 22 novembre 1913, la page de couverture<br />
montre la statue d'un chevalier teutonique,<br />
monté sur une licorne - allusion à<br />
l'emblème de la ville - transperçant de sa<br />
lance un humble et pacifique Savernois. La<br />
légende précise : «Le monument de l'avenir<br />
à Saverne. - Au vainqueur (Besieger) du<br />
Wackes, en souvenir du héros de 1913.»<br />
Sur le bouclier, les inscriptions : «Deutschland<br />
über ailes « et «Ich bin ein Preusse. »<br />
Le 13 décembre, après un nouvel incident à<br />
Dettwiller - un handicapé blessé par un<br />
coup de sabre de Forstner -, le lieutenant<br />
hilare essuie son sabre pendant que le sergent<br />
lui tend les 3 mark promis. Le 10 janvier,<br />
toujours en couverture, un gamin malicieux<br />
fait claquer l'amorce d'un inoffensif<br />
pistolet; derrière lui, toute une rangée<br />
d'Allemands, civils et militaires, s'écroule<br />
à la renverse, les uns sur les autres. «Ursach<br />
und Wirkung « que l'on pourrait traduire en<br />
amplifiant: « Petite cause, grands effets».<br />
Plus incisive encore, la page intitulée «Moyen<br />
âge» : les militaires allemands contraignent<br />
les Alsaciens à saluer une casquette<br />
d'officier placée au sommet d'une perche,<br />
évoquant bien sûr Guillaume Tell et<br />
Gessler. D'autres <strong>des</strong>sins à l'intérieur de la<br />
revue s'étalent parfois pleine page.<br />
Deux officiers allemands regardent passer<br />
une Alsacienne vêtue « à la mode de Paris »<br />
et de confier: «<strong>Pour</strong> ce voyou d'Alsace je<br />
donnerai volontiers plus de 10 mark.» Un<br />
personnage blessé est interpellé par un autre<br />
qui imagine les conséquences d'un duel<br />
d'étudiants : «Vous êtes de l'Université? -<br />
Non, je viens de Saverne.» Un «Dissi»<br />
mulhousien, voyou tarifé à 13 mark, déclare<br />
fièrement: «Et que quelqu'un prétende<br />
encore que je ne vaut rien ! » Zislin propose<br />
aussi de nouvelles armes pour la ville de<br />
Saverne : une licorne galopante sur la bande<br />
de l'écu aux trousses d'un militaire qui fuit<br />
à toutes jambes; le timbre représente un<br />
«Wackes» tenant deux pièces de monnaies<br />
de 10 et 3 mark.<br />
Hansi - Jean-Jacques Waltz - de son côté<br />
ne demeure pas en reste. Il publiera en 1914<br />
la célèbre « Dernière page de mon histoire<br />
d'Alsace». Le lieutenant qui vient d'acheter<br />
les chocolats dont il est friand, arpente<br />
la Grand'rue de Saverne avec son escorte<br />
armée, entre deux haies d'habitants hilares<br />
s'il s'agit d'Alsaciens, et d'Allemands servilement<br />
respectueux devant l'autorité militaire;<br />
gamins et gamines - qui se moquaient<br />
de Forstner en le traitant de « Bettschisser»<br />
- chienlit- participent au défilé avec une<br />
pancarte qui porte «Prix fixe 13 mark.»<br />
Une autre aquarelle représente le portrait<br />
encadré du «Freiherr v. Forstner», gardé<br />
par deux sentinelles, avec la légende<br />
«Défense de rigoler».<br />
Le caricaturiste colmarien participera<br />
aussi à la revue française «Le Sourire».<br />
L'imprimeur savernois Auguste Wiebicke,<br />
un Saxon d'origine, peut-être sympa-<br />
Dr Dissi: ,Soll jetz noch e mol ein behaupte Ich ttíg nix w»rt.<br />
tisant du parti socialiste et sans doute antimilitariste<br />
et antiprussien, a publié une brochure<br />
intitulée, en alsacien «D'rRévolution<br />
von Zawere. » Sur la couverture, un <strong>des</strong>sin<br />
illustre un incident comique : les pompiers,<br />
requis de disperser la foule <strong>des</strong> curieux en<br />
les arrosant de leurs lances à incendie, temporisent<br />
pour les mettre en batterie ; et lorsqu'enfin<br />
l'appareillage est prêt, le tuyau est<br />
sectionné par un assistant.<br />
Le même a diffusé deux cartes postales<br />
comportant chacune quatre vignettes qui<br />
rappellent certains moments de l'affaire.<br />
Sur l'une, on assiste à l'afflux à Saverne <strong>des</strong><br />
journalistes et <strong>des</strong> étrangers ; sur une autre,<br />
la perquisition de l'imprimerie Wiebicke;<br />
enfin, une vitrine de chapelier où l'on solde<br />
<strong>des</strong> chapeaux haut-de-forme : invitation aux<br />
militaires à quitter leur uniforme pour redevenir<br />
«civil».<br />
D'autres <strong>des</strong>sins d'origine alsacienne<br />
sont bien connus. Ainsi les deux cartes postales<br />
intitulées aussi «Révolution von Zawere»<br />
et signées L.M. Nancy. Sur l'une,<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 19
aut isi, tm et in viereehrc Tason niwh<br />
<strong>des</strong> gendarmes chargés du maintien de<br />
l'ordre stationnent sur la place du château;<br />
mais ils sont sans travail faute de manifestants;<br />
d'où la légende: «Rassemblement<br />
<strong>des</strong> chômeurs». Sur l'autre, deux rangs de<br />
militaires disposés en peloton d'exécution,<br />
fusils braqués, font face à l'idiot du village,<br />
à un clochard aviné et à deux gamins qui<br />
jouent à saute-mouton; l'officier crie:<br />
«J'ordonne à la foule de se disperser, sinon<br />
nous ferons usage de nos armes. »<br />
Les <strong>des</strong>sins satiriques<br />
d'origine allemande<br />
L'inventaire de cette catégorie de <strong>des</strong>sins<br />
est à peine entamé. Les «LUSTIGE<br />
BLÀTTER» fournissent les documents les<br />
plus connus. Par exemple, ce «Portrait<br />
gardé militairement » représentant<br />
Forstner (et dont Hansi s'est sans doute<br />
inspiré); <strong>des</strong> militaires, chargés de la protection<br />
du-dit tableau, mettent en joue le<br />
lecteur et la légende avertit: «Lecteur<br />
attention ! Ne riez pas ! Les fusils sont<br />
chargés à balles réelles». Un autre <strong>des</strong>sin<br />
en couleur présente le célèbre Hauptmann<br />
von Köpenick qui salue le lieutenant de<br />
Saverne et s'adresse à lui : «Permettez que<br />
je vous serre la main. Depuis 1871, nous<br />
sommes les deux militaires les plus populaires<br />
d'Allemagne.» Cruelle aussi cette<br />
image magnifiquement suggestive qui<br />
montre <strong>des</strong> militaires dispersant brutalement<br />
une «foule» de quelques ménagères<br />
avec leur panier, d'enfants et de vieillards,<br />
bien inoffensifs; et la légende : «Il règne à<br />
Saverne un calme absolu.» Un autre <strong>des</strong>sin<br />
présente <strong>des</strong> juges emprisonnés dans<br />
les caves glacées du château, boulets aux<br />
pieds (alors que les magistrats arrêtés<br />
avaient été presqu'aussitôt libérés). Le<br />
journal propose aussi pour Noël un lot de<br />
petites poupées en bois qui illustrent les<br />
principaux épiso<strong>des</strong> de l'affaire.<br />
La charge politique est aussi représentée<br />
et elle n'épargne ni le chancelier ni même<br />
l'empereur. Sur l'une, Bethmann-Holweg<br />
déclare: «Les incidents de Saverne sont<br />
scandaleux... Mais, je ne les distingue<br />
plus...» En effet, un militaire vient de lui<br />
enfoncer d'un coup de poing son chapeau<br />
jusqu'au cou ! Quant à Guillaume II, il ne<br />
es<br />
veut pas être dérangé dans la chasse au<br />
renard qui l'attire tous les ans à Donaueschingen.<br />
Forstner, arrogant, fait face aux<br />
autorités civiles d'Alsace, Bulach et Wedel<br />
en grand uniforme et au garde-à-vous.<br />
«Rompez, crie le lieutenant ! L'exercice est<br />
terminé ! » Plus violent encore, ce <strong>des</strong>sin,<br />
sur fond sombre, qui présente un militaire<br />
allemand à l'expression barbare qui piétine<br />
un village. C'est le «Moloch du militarisme<br />
» qui détruit en quatorze jours tout ce qui<br />
avait été édifié en quarante années d'action<br />
civilisatrice. Les métho<strong>des</strong> prussiennes en<br />
Alsace sont dénoncées comme une véritable<br />
colonialisme brutal et aveugle. Dans le<br />
«SIMPLICISSIMUS» du 15 décembre<br />
1913, sous le titre «La Prusse colonise», un<br />
énorme porc-épic dévore activement les<br />
fourmis alsaciennes. «Il faut m'aimer,<br />
espèces de voyous ! » Enfin, sur une feuille<br />
volante du même journal, est évoquée<br />
l'incidence internationale de l'affaire. Sous<br />
le titre «Une victoire française», on assiste<br />
à la cérémonie de remise de la croix de la<br />
Légion d'honneur au lieutenant Forstner par<br />
le président Poincaré lui-même ! Le motif<br />
de cette récompense est une efficace propagande<br />
profrançaise en Alsace, reconnaissant<br />
pas là que les incidents de Saverne<br />
avaient servi à soutenir et à réveiller l'esprit<br />
de revanche <strong>des</strong> Français.<br />
Parmi d'autres documents, on peut citer<br />
un long poème illustré de vignettes intitulé<br />
«Die Komödie von Zabern» et publié à<br />
Hambourg. Le texte, soutenu pas <strong>des</strong> <strong>des</strong>sins<br />
très expressifs dénonce tour à tour<br />
l'absolue dictature <strong>des</strong> baïonnettes et <strong>des</strong><br />
fusils, l'uniforme allemand malmené et<br />
l'inanité du vote de défiance au Reichstag<br />
qui n'a pu faire tomber le chancelier. Et<br />
d'inviter les Savernois de flanquer à la<br />
porte de leur jolie petite ville ce lieutenant<br />
agressif et borné. On le voit, l'humour allemand<br />
se hausse au-<strong>des</strong>sus <strong>des</strong> péripéties<br />
savernoises pour s'en prendre au régime<br />
lui-même et à la place excessive de l'armée<br />
dans le système politique.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994<br />
20
Les caricatures françaises<br />
Elles rejoignent parfois les alleman<strong>des</strong><br />
pour dénoncer la «barbarie » allemande mais<br />
elles l'appliquent au peuple tout entier, sans<br />
nuance, alors qu'outre-Rhin l'armée est<br />
seule mise en cause. Frédéric Régamey a<br />
publié chez Albin Michel un ouvrage,<br />
«L'Alsace qui rit» dont on a tiré <strong>des</strong> cartes<br />
postales à partir de certains <strong>des</strong>sins. L'un<br />
d'eux présente trois officiers allemands à<br />
monocle, main sur la garde de leur sabre et<br />
précédés de molosses féroces; la légende<br />
sous-titre: «L'Allemagne c'est la guerre.»<br />
Moins violente est l'aquarelle de Hansi en<br />
couverture du journal «Le Sourire», numéro<br />
spécial Alsace -Lorraine publié le 9 avril<br />
1914. Hansi y fait à Fostner une leçon d'histoire<br />
: «Et maintenant, monsieur le baron me<br />
permettera de lui présenter quelques Wackes<br />
d'Alsace... » ; il s'agit de généraux célèbres,<br />
Kellermann, Kléber, Rapp... Zislin participe<br />
aussi à ce journal : un gamin considère un<br />
bonhomme de neige affublé d'un casque à<br />
pointe: «Mon vieux, le printemps viendra<br />
bien un jour... !» (3)<br />
Les <strong>des</strong>sinateurs français ont aussi particulièrement<br />
réagi à la parole malheureuse<br />
de Forstner : «<strong>Pour</strong> ma part je vous autorise<br />
à ch... sur le drapeau français ! » D'où un<br />
important lot de <strong>des</strong>sins à caractère scatologique<br />
d'un goût d'ailleurs fort douteux. Un<br />
certain nombre est signé «Oren 1913».<br />
L'un <strong>des</strong> moins vulgaires montre le lieutenant<br />
coiffé d'un pot de chambre, nouvelle<br />
coiffure recommandée pour l'armée allemande.<br />
Plus dans «l'esprit français», cette<br />
autre caricature : deux officiers allemands<br />
regardent passer une Alsacienne qui porte<br />
un carton à chapeaux «importé de France»<br />
et qui leur adresse un pied-de-nez; et l'un<br />
de dire à l'autre: «Ce qui nous rend aussi<br />
nerveux à S averne c'est le manque de<br />
femmes, il n'y a que <strong>des</strong> Alsaciennes ! » Ce<br />
n'est là qu'un petit échantillon d'une production<br />
abondante mais assez souvent<br />
médiocre. (4)<br />
«L'affaire de Saverne» possédait tous<br />
les ingrédients capables d'exciter l'imagination<br />
<strong>des</strong> professionnels de l'humour.<br />
D'autant plus que les incidents, à peu de<br />
chose près, n'avaient entraîné aucune victime,<br />
au plus quelques coups et une blessure<br />
par sabre sans réelle gravité. Les aspects<br />
risibles et comiques l'emportaient nettement<br />
sur les côtés sérieux, dangereux voire<br />
dramatiques <strong>des</strong> événements. Le rire a prédominé<br />
et a toujours fini par l'emporter.<br />
On a beaucoup glosé sur l'impact de<br />
cette affaire et du festival de <strong>des</strong>sins humoristiques<br />
qui l'a accompagné sur le déclenchement<br />
de la première guerre mondiale<br />
moins d'un an plus tard. Un certain regain<br />
de tension entre les deux nations semble<br />
évident, comme aussi l'accroissement d'un<br />
sentiment de défiance réciproque entre<br />
Alsaciens et Allemands de souche, quoique<br />
limité à certains milieux. Il faut aussi mesurer<br />
l'humiliation profonde que les militaires<br />
allemands ont ressenti tant du fait <strong>des</strong><br />
Alsaciens que de certains de leurs propres<br />
concitoyens; sans compter l'impact sur<br />
l'opinion française. L'uniforme allemand -<br />
« der deutsche Rock» - avait été sali par <strong>des</strong><br />
Alsaciens mal assimilés et ingrats, <strong>des</strong><br />
«têtes de Français», par <strong>des</strong> «civils» révolutionnaires<br />
et internationalistes. Il fallait<br />
laver l'honneur de l'armée nationale allemande.<br />
La première occasion était à saisir.<br />
Une fois de plus, le ridicule n'avait pas tué,<br />
mais il avait blessé et aiguillonné une<br />
volonté de faire justice de cet affront.<br />
Notes<br />
1. VONAU (Pierre). L'Affaire de Saverne. «Pays<br />
d'Alsace», publication de la Société d'histoire<br />
et d'archéologie de Saverne et environs, №162<br />
bis, 1993.<br />
2. L'étude détaillée de l'humour inspiré par l'affaire<br />
de Saverne reste à faire. La recherche <strong>des</strong><br />
auteurs de <strong>des</strong>sins mais aussi <strong>des</strong> textes, l'inventaire<br />
de la production humoristique, l'analyse du<br />
contexte politique, le recensement <strong>des</strong> thèmes<br />
comme <strong>des</strong> tendances de l'expression artistique<br />
sont <strong>des</strong> voies à prospecter.<br />
3. Citons aussi le célèbre <strong>des</strong>sin sur double page<br />
«L'Alsace de demain» où Zislin peint une<br />
Alsace soumise à la germanisation et malmenée<br />
par les Allemands.<br />
4. Notamment la série signée «Robert».<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 21
EVE CERF<br />
Autodérision et Idéologie<br />
Jean du Trou aux Moustiques<br />
entre 1939 et 1945<br />
Les déplacements de<br />
la frontière entre la ligne<br />
de crête <strong>des</strong> Vosges et<br />
le Rhin, les changements<br />
de nationalité, de langue<br />
et de culture dominantes<br />
ont conduit pendant<br />
deux siècles, les Alsaciens à<br />
l'autodérision. C'est dans<br />
ce contexte qu'apparaît<br />
le mythe du Hàns im<br />
Schnokeloch (Jean du Trou<br />
aux Moustiques) le héros fou<br />
dans lequel les Alsaciens se<br />
sont longtemps reconnus.<br />
Eve Cerf, CN.R.S.<br />
Laboratoire de sociologie de la culture<br />
européenne<br />
Dans un précédent article 10 j'ai mis les<br />
différentes formes du mythe de<br />
Jean du Trou aux Moustiques en<br />
relation avec leur contexte de production.<br />
Après avoir rappelé les articulations du<br />
mythe, j'analyserai le détournement de ce<br />
dernier au profit de l'idéologie nazie.<br />
Le mythe de Jean du Trou<br />
aux Moustiques:<br />
d'r Hàns im Schnokeloch<br />
Le mythe de Jean du Trou aux Moustiques<br />
s'inscrit dans la culture populaire alsacienne<br />
avec la chanson en dialecte, dont la<br />
première strophe s'énonce ainsi :<br />
D'r Hàns im Schnokeloch het ailes<br />
was er will !<br />
Un was erhet, <strong>des</strong>s will émit,<br />
Un was er will, <strong>des</strong> het émit.<br />
Jean du Trou aux Moustiques a tout<br />
ce qu'il veut!<br />
Ce qu'il a, il n'en veut pas,<br />
Et ce qu'il veut, il ne l'a pas.<br />
La chanson montre que les désirs du héros<br />
apparaissent comme déviants dès qu'ils se<br />
réalisent, et que l'objet de son désir lui fait<br />
horreur dès qu'il l'a obtenu. La conjonction<br />
<strong>des</strong> désirs du héros et de leur réalisation perverse<br />
le conduit à la folie. Suicidaire, traître<br />
et fou, tel est le personnage tragique et dérisoire<br />
qui a hanté l'imaginaire alsacien.<br />
Le texte de la chanson D'r Hàns im<br />
Schnokeloch paraît pour la première fois<br />
dans le recueil <strong>des</strong> frères STOBER : « Elsàssiches<br />
Sagenbuch» (2)<br />
(Contes et légen<strong>des</strong><br />
d'Alsace), paru en 1842. Par la suite, le<br />
mythe du Hàns ordonnera la comédie en<br />
dialecte de GEORGES BASTIAN de 1903
domaniales de la Sarre. En 1926, il démissionne<br />
de ce poste pour se consacrer à la<br />
cause autonomiste.<br />
L'Alsace connaît à cette époque <strong>des</strong><br />
mouvements autonomistes catholique,<br />
communiste et séparatiste. A la suite de la<br />
montée du nazisme en Allemagne, les mouvements<br />
autonomistes, à l'exception du<br />
Mouvement Autonomiste d'Alsace-Lorraine<br />
auquel adhère KARL ROOS, adoptent<br />
une position en retrait. KARL Roos, vainqueur<br />
aux élections municipales et cantonales,<br />
publie <strong>des</strong> éditoriaux et présente <strong>des</strong><br />
conférences publiques. Le 25 septembre<br />
1927, au cours d'un débat qu'il préside, il<br />
réclame «le droit à l'autodétermination de<br />
la minorité opprimée d'Alsace-Lorraine».<br />
L'autonomie, selon KARL Roos, implique<br />
la création d'un pouvoir législatif et d'un<br />
pouvoir exécutif alsacien-lorrains, dans le<br />
cadre de l'Etat français. L'allemand sera la<br />
langue officielle, alors que le français sera<br />
enseigné comme seconde langue. A la différence<br />
<strong>des</strong> communistes, Roos et ses partisans<br />
prétendent n'avoir aucune aspiration<br />
séparatiste. Leur objectif n'en reste pas<br />
moins une Alsace-Lorraine libre, membre<br />
<strong>des</strong> Etats-Unis d'Europe, qui pourrait jouer<br />
un rôle de médiateur entre la France et<br />
l'Allemagne.<br />
Au cours de l'année précédant sa mort,<br />
KARL Roos fait, à la salle de « La Mauresse »<br />
à Strasbourg, un exposé en allemand devant<br />
le « Volksbildungsverein» (l'Université<br />
Populaire) qu'il a fondé. Une digression sur<br />
le thème du Hàns, faite au cours de cette<br />
conférence, est publiée par la presse locale<br />
dès 1940 sous le titre : « Schluss mit dem Hàns<br />
im Schnokeloch ! » (C'en est assez de Jean<br />
du Trou aux Moustiques ! )
KARL ROOS rappelle que le thème du<br />
Hàns n'est pas typiquement alsacien et que<br />
ce motif est présent en Allemagne et en<br />
Suisse, dans le canton de Berne, où deux<br />
variantes de la chanson du Hàns ont été<br />
répertoriées en 1902 (cf. Annexe). Dans ces<br />
différentes versions, Hàns est toujours un<br />
enfant gourmand et gâté, qui ne sait pas ce<br />
qu'il veut. Roos déclare ensuite que les<br />
Alsaciens refusent l'image caricaturale du<br />
Hàns que les Alsaciens francophiles leur<br />
auraient attribuée au début du siècle. La<br />
suite de l'exposé adopte un ton déclamatoire<br />
et polémique :<br />
«Man frage uns einmal, was wir wollen,<br />
dann werden wir die Antwort geben, und so<br />
wird sich zeigen dass der elsässische Hàns sehr<br />
gut weiss, was er will, und was er nicht will.<br />
Aber man fragt uns eben nicht; - und<br />
<strong>des</strong>halb warten wir noch ein bisschen.<br />
Die Geschichte schreitet heute schnell.<br />
Man muss nur warten können, - warten<br />
können ! -<br />
Und wir warten, - im festen Glauben an<br />
unsere Sache !<br />
Wir warten, - im unerschütterlichen<br />
Vertrauen auf eine schönere Zukunft, die<br />
nicht ausbleiben wird! »<br />
(Que l'on nous demande un jour ce que<br />
nous voulons, alors nous donnerons la<br />
réponse, et il apparaîtra que le Hàns alsacien<br />
sait très bien ce qu'il veut et ce qu'il ne<br />
veut pas.<br />
Mais, il se fait que l'on ne nous pose pas<br />
la question; - et c'est pour cela que nous<br />
attendrons encore un peu.<br />
De nos jours l'histoire avance à grands<br />
pas.<br />
Il faut seulement pouvoir attendre, - pouvoir<br />
attendre ! - et nous attendons, - dans la<br />
foi tenace en notre cause !<br />
Nous attendons, - avec une confiance<br />
inébranlable en un avenir meilleur, qui ne<br />
nous fera pas défaut ! -).<br />
La conférence de KARL ROOS offre un<br />
exemple de dévoiement de l'ethnologie au<br />
profit de l'idéologie nazie.<br />
KARL ROOS est fusillé le 7 février 1940;<br />
le 10 du même mois, le gouvernement allemand<br />
déclare que KARL ROOS n'a jamais été<br />
en relation avec les services d'espionnage<br />
allemands.<br />
Dès l'été 1940, sur les instructions<br />
d'HiTLER, «le dirigeant autonomiste fusillé<br />
pour espionnage présumé» devient<br />
l'objet d'un véritable culte. Le 9 novembre<br />
1940, une cérémonie est organisée à<br />
Champigneulles sur la tombe de KARL<br />
ROOS. A cette occasion, le Gauleiter<br />
WAGNER prononce un discours, publié<br />
dans la biographie de Roos par<br />
PAUL SCHALL, SOUS le titre: «Blutzeuge<br />
<strong>des</strong> Grossdeutschen Reiches» (Martyr du<br />
Grand Reich Allemand) :<br />
«Wir begrüssen das Unsterbliche an<br />
KARL ROOS! Wir grüssen den Helden.<br />
Dieses Grab <strong>des</strong> Mannes, der sein Leben<br />
hergab für die Heimat, weisst dem Elsass<br />
den Weg... Wenn das Elsass in der Vergangenheit<br />
eine Doppelgestalt hatte, die <strong>des</strong><br />
Opportunismus und die der Treue, so ist<br />
Roos zum höchsten Ausdruck dieser eisässischen<br />
Treue geworden... War er von<br />
Ahnungen bewegt als er in seiner letzten<br />
Rede ausrief: «Mann soll uns nicht immer<br />
ansehen für den Hàns im Schnokeloch !...<br />
Es gibt nicht mehr den Mann, der nicht hat<br />
was er will und nicht will, was er hat. » Das<br />
heutige Elsass ist das Elsass von KARL<br />
Roos und weiss, was es will... Das Elsass<br />
hat gewartet, 300 Jahre lang. Nun ist es<br />
entgültig heimgekehrt. » <br />
(Nous saluons l'immortel KARL ROOS !<br />
Nous saluons le héros. La tombe de l'homme<br />
qui a offert sa vie pour sa patrie, montre la<br />
voie à l'Alsace... Si dans le passé, l'Alsace a<br />
eu deux personnalités : celle de l'opportunisme<br />
et celle de la fidélité, KARL ROOS est<br />
l'expression la plus haute de la fidélité alsacienne...<br />
Etait-il mû par un pressentiment,<br />
quand, dans son dernier discours, il s'est<br />
écrié : « On ne doit plus nous prendre pour <strong>des</strong><br />
Jean du Trou aux Moustiques !... Il n'existe<br />
plus l'homme qui n'a pas ce qu'il veut et qui<br />
ne veut pas ce qu'il a.» L'Alsace<br />
d'aujourd'hui est celle de KARL ROOS, et elle<br />
sait ce qu'elle veut... L'Alsace a attendu 300<br />
ans. A présent, elle est définitivement de<br />
retour à la mère patrie).<br />
La grandiloquence, le dévoiement du<br />
mythe et la mobilisation du «héros mort»<br />
sont <strong>des</strong> traits caractéristiques de la propagande<br />
nazie. Pendant les quatre années<br />
d'annexion de fait, le personnage de<br />
KARL ROOS est mythifié. Le 19 juin 1941,<br />
jour du premier anniversaire de la «libération<br />
de Strasbourg », la translation <strong>des</strong> restes<br />
de KARL ROOS de Champigneulles à la<br />
Hunenbourg prend la forme d'une procession<br />
qui traverse les villages fleuris et<br />
pavoises. Dans chaque ville et chaque village<br />
une rue ou une place porte respectivement<br />
le nom d'ADOLF HITLER et celui de<br />
KARL ROOS. A Strasbourg, la place Kléber<br />
est devenue Karl-Roos Platz. Le thème du<br />
Hàns qui sait ce qu'il veut est repris dans<br />
<strong>des</strong> discours et <strong>des</strong> écrits.<br />
Au lendemain de la dernière guerre, les<br />
Alsaciens, traumatisés par l'annexion nazie<br />
et les règlements de compte de la Libération,<br />
désirent l'assimilation, par libre<br />
choix, mais aussi sous la pression de l'administration<br />
française. Dans le même temps,<br />
le mythe de Jean du Trou aux Moustiques<br />
disparaît de l'imaginaire alsacien. Si le personnage<br />
de Hàns fait encore quelques apparitions,<br />
il a perdu son aspect ambigu.<br />
En 1946, Georges Baumann produit<br />
l'antiscénario du Hàns nazi sous la forme du<br />
poème en dialecte «Unser Hàns» (Notre<br />
Jean), publié dans un recueil intitulé<br />
«Heimatlied» (la chanson du pays)
Après 1945, les rares apparitions d'un<br />
Hàns qui sait ce qu'il veut s'inscrivent<br />
dans le malaise de la société moderne.<br />
Hàns s'insurge contre la société de masse<br />
et l'ennui <strong>des</strong> grands ensembles. Il proteste<br />
contre la pollution de la Vallée du Rhin.<br />
En 1993, à Obernai, un Hàns folklorisé et<br />
muet est mis en scène à l'intention <strong>des</strong> touristes.<br />
Le détournement du mythe de Hàns im<br />
Schnokeloch entre 1939 et 1945 illustre <strong>des</strong><br />
mécanismes de mobilisation <strong>des</strong> populations,<br />
tels que le recours aux mythes, aux<br />
rites et aux systèmes symboliques mis en<br />
relation perverse avec le discours totalitaire<br />
nazi. La récupération idéologique marque<br />
la fin de l'ambiguïté d'un mythe moderne<br />
et la folklorisation du héros fou dans<br />
lequel les Alsaciens se sont longtemps<br />
reconnus.<br />
Annexe<br />
Chansons enfantines<br />
et versions suisses<br />
du Hàns im Schnokeloch<br />
Dans sa digression «Schluss mit dem<br />
Hàns im Schnokeloch ! », KARL ROOS souligne<br />
l'existence en Suisse de chansons<br />
d'enfants sur le thème du Hàns:<br />
«..So gibt es z. B. in der Schweizer<br />
Mundart ein ganz entsprechen<strong>des</strong> Liedchen,<br />
in dem die Rede ist von einem<br />
«Hansü ufderHueb», der an andern Orten<br />
wieder «Hàns im Schnäggeioch» oder,<br />
ganz wie bei uns, «Hàns im Schnokeloch»<br />
genannt wird. (Siehe Seite 18 in dem<br />
Büchlein von G. Züricher : «Kinderlied und<br />
Kinderspiel im Kanton Bern», erschienen<br />
in Zürich 1902). Auch dieser Hàns ist mit<br />
nichts zufrieden; er wird ein «Läckersbueb»<br />
genannt (wir würden sagen: «ein<br />
verschleckter Bub »). »<br />
Die Verse lauten wörtlich so :<br />
«DerHansli ufderHueb,<br />
(Variante: Der Hàns im Schnäggeioch,<br />
oder: Der Hàns im Schnokeloch),<br />
D'à tusigs läckers Bueb (= Leckermaul),<br />
Het alles was er wott (= möchte).<br />
Un was et wott, das het er nid,<br />
Un was er het, das wott er nid.<br />
DerHansli ufderHueb<br />
Da tusigs läckers Bueb,<br />
Het alles, was er wott. »<br />
(... C'est ainsi, par exemple, qu'il existe<br />
dans le parler suisse allemand une chanson<br />
similaire dans laquelle il est question<br />
d ' « un Jeannot de la Hueb », qui en d ' autres<br />
lieux est appelé «Jean du Trou aux<br />
Escargots» ou tout comme chez nous,<br />
«Jean du Trou aux Moustiques» (cf. p. 18<br />
du livret de G. Züricher: «Chansons et<br />
jeux d'enfants dans le canton de Berne»,<br />
paru à Zurich en 1902). Ce Jean n'est, lui<br />
non plus, jamais satisfait; on le qualifie de<br />
«Läckersbueb», nous dirions un garçon<br />
gourmand.<br />
La strophe prend la forme suivante :<br />
«Jeannot de la Hueb,<br />
(Variante: Jean du Trou aux<br />
Escargots,<br />
ou : Jean du Trou aux Moustiques),<br />
Ce garçon capricieux et gourmand<br />
A tout ce qu'il voudrait.<br />
Et ce qu'il voudrait, il ne l'a pas,<br />
Et ce qu'il a, il n'en voudrait pas.<br />
Jeannot de la Hueb,<br />
Ce garçon capricieux et gourmand,<br />
A tout ce qu'il voudrait. »)<br />
Il convient de noter que die Hueb est une<br />
ferme-auberge en un lieu-dit sur une colline<br />
près de Berne. L'allusion à un lieu-dit,<br />
que Roos ne signale pas, établit une analogie<br />
supplémentaire entre le «Hansli ufder<br />
Hueb» et le «Hàns im Schnokeloch».<br />
D'autre part, l'affirmation de Roos,<br />
selon laquelle le «Hàns im Schnokeloch»<br />
était à l'origine une chanson d'enfants, est<br />
d'autant plus vraisemblable qu'un texte en<br />
vers d'EHRENFRiED STOBER, le père <strong>des</strong><br />
frères STOBER, décrit le Schnakenloch<br />
comme un lieu de jeu idéal pour les enfants<br />
(«Die Umgegend <strong>des</strong> Schnakenlochs im<br />
Spâtjahr; den strassburger Knaben gewidmet»<br />
(9}<br />
(Les environs du Trou aux Moustiques<br />
en automne; dédié aux garçons de<br />
Strasbourg).<br />
Notons qu 'EHRENFRIED STOBER situe<br />
cette place de jeu près du cimetière St Gall<br />
à Koenigshoffen, aux environs de Strasbourg<br />
où, d'après ADOLF STOBER, serait<br />
enterré le Hàns im Schnokeloch. Ce lieu-dit<br />
Schnokeloch aurait également été, d'après<br />
la tradition populaire, l'emplacement d'une<br />
auberge dont Hàns, le patron, aurait été<br />
confronté à ses hôtes insatisfaits.<br />
Mais, ni l'analogie du Hàns alsacien et<br />
du Hansli suisse, ni l'origine supposée de la<br />
chanson, ne peuvent conduire à nier,<br />
comme le fait Roos, l'autodérision <strong>des</strong><br />
Alsaciens en réponse aux drames de leur<br />
histoire.<br />
Notes<br />
1. CERF E., D'r Hàns im Schnokeloch, Un mythe<br />
transitionnel entre la France et l'Allemagne,<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de<br />
l'Est, n° 18, Strasbourg, 1990/91, pp. 6-19.<br />
2. STÖBER A., Elsässiches Sagenbuch, Schuler,<br />
Strassburg, 1842, pp. 491-492.<br />
3. BASTIAN F., D'r Hàns im Schnokeloch,<br />
Volkspiel in vier Aufzügen mit Musik, Gesang<br />
und Tanz, Vomhoff, Strassburg, 1903.<br />
4. SCHICKELE R., Hans im Schnakenloch, Verlag<br />
der Weissen Blätter, Leipzig, 1915, rééd. 1927,<br />
Rééd. Eduard Roether Verlag, Darmstadt, 1982.<br />
5. Roos K., Schluss mit dem Hàns im<br />
Schnokeloch!, Strassburger Monatshefte, 1940,<br />
pp. 308-313.<br />
6. Roos K., Unser Elsass in Haushumor und<br />
Spruchweisheit, HUnenburg-Verlag, 1940.<br />
7. WAONER R., Discours prononcé le 9 novembre<br />
1940, sur la tombe de KARL Roos à<br />
Champigneulles, cf. SCHALL P.. Karl Roos,<br />
Alsatia, Kolmar, 1941, pp. 92-93.<br />
8. BAUMANN G., 'S Heimetlied, La Fontaine,<br />
Strasbourg, 1946, pp. 39-41.<br />
9. STÖBER E., Sämmtliche Gedichte, zweiter Band,<br />
Schuler, Strassburg, 1835.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 25
CHARLES FICHTER<br />
I humour dans los ocnts<br />
de Hans Arp<br />
«L'humour<br />
c'est l'eau<br />
de l'au-delà<br />
mêlée au vin<br />
d'ici-bas».
Le sens d'un sourire<br />
Parmi la foule <strong>des</strong> témoins qui ont connu<br />
Jean Arp, nous en convoquerons trois. Les<br />
deux premiers, pour évoquer le sourire de<br />
l'homme Arp, son sourire subjectif en<br />
quelque sorte. Ainsi, Tristan Tzara écrit:<br />
« Je te salue, Arp, sourire léger <strong>des</strong> pluies<br />
marines.» <br />
Sourire pour faire avancer<br />
les choses, l'alliance de ces deux termes<br />
n'est -elle pas déjà l'humour. Nous connaissons,<br />
par le témoignage d'un quatrième,<br />
Maxime Alexandre, la verve et l'humour<br />
qui lui plaisaient tant chez Arp quand il fréquentait<br />
les surréalistes. (4)<br />
Nous ne pouvons<br />
nous empêcher de rapporter cette anecdote<br />
célèbre racontée par André Breton où nous<br />
découvrons que dans la vie l'humour peut<br />
avoir un caractère subversif. Cela se passe<br />
en Suisse où Hans Arp est convoqué pour<br />
ses obligations militaires : «... invité par un<br />
psychiatre à donner par écrit sa date de naissance,<br />
il la répète jusqu'au bas de la feuille,<br />
où il tire un trait et, sans trop se soucier de<br />
l'exactitude de l'addition, présente un total<br />
de quelques chiffres. » (5)<br />
Dans un essai sur l'oeuvre du sculpteur<br />
Jean Hans Arp, Roland Recht (6)<br />
définit<br />
l'humour d'Arp en respectant - discrètement<br />
- l'équilibre entre sourire et provocation.<br />
Dans son analyse, «renversement» , «scandale»,<br />
«provocation», «anti-art» renvoient<br />
à une idée du poète en général comme<br />
«humoriste», et du poète surréaliste qui serait<br />
un humoriste «doublé d'un critique».<br />
Là où certains voient le sourire, d'autres<br />
critiques voient au même moment la philosophie<br />
noire. Les témoins que nous avons<br />
cités venaient du dadaïsme ou du surréalisme.<br />
Or ces deux mouvements pratiquaient<br />
l'humour noir. Arp lui-même parle à plusieurs<br />
reprises «d'humour noir» pour les<br />
dadaistes. C'est ainsi qu'il écrit dans un<br />
texte autobiographique : «La fragilité de la<br />
vie et <strong>des</strong> oeuvres humaines se convertissait<br />
chez les dadaïstes en humour noir» (7)<br />
qu'il figure dans l'anthologie de Breton<br />
consacrée précisément à ce sujet. (8)<br />
Breton<br />
n'ayant pas retenu le plus «noir» de ses<br />
textes, nous en citerons un autre :<br />
« Un homme s'endort corbeau<br />
et se réveille corbillard suivi de plusieurs<br />
centaines de personnes. » m<br />
Règles du jeu et règles<br />
de l'Arp<br />
La critique a mis l'accent sur les sources<br />
de l'humour de Hans Arp comme parodie<br />
<strong>des</strong> formes littéraires traditionnelles. Si l'on<br />
voit en général ce courant culminer dans le<br />
dadaïsme, cette tendance se manifeste chez<br />
Arp dès les années 1911-1912. Partant<br />
d'une tradition néo-romantique, le jeune<br />
Arp ironise - en même temps que les «théories<br />
sophistiquées de l'époque » - ses formes<br />
traditionnelles, plutôt que de s'y complaire<br />
comme nombre de ses contemporains et va<br />
ainsi transformer un certain «retard» sur la<br />
modernité en atout.
Il arrive ainsi que les règles du jeu, les<br />
conventions de la langue, les évidences poétiques<br />
soient partiellement ou totalement<br />
suspendues. Cela semble plus facile en allemand.<br />
Dans le vers qui suit, le rythme, ou<br />
un accent méditerranéen, permettent d'entendre<br />
la langueur dans «Tire toutes tes<br />
langues aux roses» et, pour Arp, les mots<br />
composés, même en français, se prêtent à la<br />
décomposition/recomposition suivant une<br />
étymologie parfaitement fantaisiste : «Donne<br />
tes langues aux doux rhinocé-roses »<br />
pour toucher <strong>des</strong> morceaux de mots qui<br />
deviendront <strong>des</strong> pièces d'un jeu de cubes.<br />
«Rata-toi en ratatouille.<br />
Grenouille-toi en grenouille. » <br />
C'est à un véritable jeu de <strong>des</strong>tructionreconstruction<br />
que nous sommes conviés,<br />
mais à partir de cubes qui n'ont pas d'existence<br />
en dehors du monde de l'Arp.<br />
L'encyclopédie<br />
du non-sérieux<br />
Le monde poétique d'Arp est nécessairement<br />
sans sens, nous dit-il, comme la nature<br />
est sans sens : croit-on enfin avoir trouvé<br />
un sens, le vers suivant nous détrompe et<br />
nous emporte ailleurs. C'est sans doute pour<br />
augmenter la confusion de ce monde poétique<br />
sui generis que Arp nous propose une<br />
Encyclopédie arpienne. Dans la bonne tradition<br />
surréaliste cette encyclopédie de<br />
quatre pages nous présente les chapitres suivants<br />
: l'horloge ; nombrils et montre à nombrils<br />
; un bouquet de nombrils ; fenêtres et<br />
portes à nombrils; nombril; la plante sismique<br />
et les nombrils; gant et nombril;<br />
buste et chapeau; feuille; l'aigle; la langouste<br />
; le papillon ; les chaises et les tables ;<br />
le chapeau; la planche à oeufs la bouteille à<br />
nombril et le gant; le squelette. Nous<br />
voyons qu'entre l'horloge - variante arpienne<br />
du réveille-matin de Jacques Vaché - et<br />
le squelette, c'est essentiellement autour du<br />
nombril que cela se joue. L'homme seraitil<br />
si important?<br />
Car l'homme est coupable d'avoir détruit<br />
Lisons l'introduction à l'encyclopédie :<br />
mais d'effroi.» 071 paillé. » (2l)<br />
«Dans les années 20-29 je m'intéressais<br />
surtout aux objets parmi lesquels je compte<br />
aussi l'homme, ce bonbon-obélisque. » (16)<br />
Deux mon<strong>des</strong> (l'homme et les objets) sont<br />
ici juxtaposés, alors qu'ils sont d'habitude<br />
fortement opposés. La tension provoquée<br />
par cette inadéquation se résoud par la formule<br />
à la fois ironique (l'objet se redresse<br />
et devient obélisque) et en fin de compte<br />
rassurante (plaisir tranquille: c'est bon un<br />
bonbon) du «bonbon-obélisque». Et l'auteur<br />
d'ajouter: «L'interprétation et la réalisation<br />
de ces objets étaient variable comme<br />
l'est le temps.» Voire. Cela vaut peut-être<br />
pour l'oeuvre plastique, pour les oeuvres<br />
auxquelles il donne un titre après coup, titre<br />
qui est souvent lui-même une «onomatopoésie»,<br />
mais, dans ses essais, c'est avec<br />
une belle constance qu'il se moque de la<br />
suffisance de l'homme, de l'humanisme<br />
béat consécutif à la Renaissance.<br />
la nature, l'oeuvre de la création. Ce<br />
qu'il nomme civilisation n'est qu'un champ<br />
de ruines, la première guerre mondiale était<br />
déjà l'aboutissement d'un processus bien<br />
plus ancien.<br />
Et l'artiste? C'est en substance un<br />
monstre raté, un fou obsédé par les natures<br />
mortes, les paysages et les nus. «Dans le<br />
monstrueux seul l'homme est créateur, les<br />
inaptes à cette besogne composent <strong>des</strong><br />
vers, pincent la lyre ou brandissent le pinceau.<br />
Ce dernier groupe s'adonne avec une<br />
frénésie énigmatique à peindre <strong>des</strong> natures<br />
mortes, <strong>des</strong> paysages, <strong>des</strong> nus. Depuis le<br />
temps <strong>des</strong> cavernes l'homme peint <strong>des</strong><br />
natures mortes, <strong>des</strong> paysages, <strong>des</strong> nus.<br />
Depuis le temps <strong>des</strong> cavernes l'homme se<br />
glorifie, se divinise et cause par sa monstrueuse<br />
vanité les catastrophes humaines.<br />
L'art a collaboré à ce faux développement.<br />
» (18)<br />
Où serait alors le «vrai» développement?<br />
Probablement qu'il faut remonter au<br />
Une philosophie<br />
Moyen-Age et repartir de là par une autre<br />
noire<br />
route, la route <strong>des</strong> anges - ces anti-monstres,<br />
Arp rejette en effet complètement la foi<br />
dans les Lumières de la Raison. <strong>Pour</strong> lui,<br />
l'homme est «crapaud» et «surhomme». Il<br />
écrit : «L'homme se croit le faîte de la création.(..)<br />
Il se confond avec la lumière. Ce<br />
crapaud s'appelle volontiers fils de la<br />
lumière. » <strong>Pour</strong>quoi cette absence de confiance<br />
dans l'homme ? Parce que l'homme<br />
n'est grand que dans le monstrueux : «Depuis<br />
le temps <strong>des</strong> cavernes l'homme se glorifie,<br />
se divinise et cause par sa monstrueuse<br />
vanité les catastrophes humaines. » C'est<br />
là le ton <strong>des</strong> grands prédicateurs, l'appel à<br />
une conversion, comme dans ce texte où le<br />
surhomme, ayant construit ses «supermachines<br />
celle de la cathédrale de Giselbertus<br />
d'Autun, en «hommes de neige» comme<br />
alternative au surhomme, «qui fondent sur<br />
une plage d'été/entourés de lampes à pétrole»,<br />
faire comme la cathédrale de Strasbourg<br />
qui, telle une hirondelle «... se laisse<br />
tomber dans le ciel ailé/dans l'air <strong>des</strong><br />
anges. » (19)<br />
André Breton avertit : l'humour noir est<br />
par excellence l'ennemi de la «sentimentalité<br />
toujours sur fond bleu» (20> . Arp ne peut<br />
de toute façon en appeler pathétiquement à<br />
l'Homme comme les expressionnistes,<br />
puisqu'il ne croit pas en lui. Il ne le prend<br />
pas au sérieux, même comme surhomme :<br />
», « superbombes » et « bonbonnières<br />
atomiques », arrive à Autun :<br />
« Sa gueule se contracte<br />
«7e papillon empaillé<br />
devient un papapillon empapaillé<br />
non pas en admiration devant<br />
lepapapillon empapapaillé<br />
la cathédrale<br />
devient un grandpapapillon grandempa-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 28
Le salut par l'humour?<br />
Au XX e<br />
siècle, l'humour serait le « moyen<br />
d'exorciser les angoisses de l'homme social<br />
moderne », fonction, en somme, <strong>des</strong> malheurs<br />
du siècle. <br />
Nous pensons inévitablement à Freud et<br />
à l'inconscient, c'est l'irruption du «es».<br />
Car ce texte est magnétisé, érotisé, un mot<br />
nous attire et nous fait changer de niveau de<br />
style, suggère d'autres référents et d'autres<br />
mon<strong>des</strong>, le sens est multiple et tombe dans<br />
le non-sens ou dans un sous-sens, nous<br />
sommes dans un dédale de discours qui<br />
s'entrecroisent et s'associent, dans un texte<br />
qui bouge, qui vit, qui nous attire dans <strong>des</strong><br />
pièges, avant de nous laisser devant notre<br />
propre interprétation, nos propres fantasmes.<br />
•'••.rf<br />
A présent je saisis le nuage couleur<br />
d'aurore comme pour jouer, il se<br />
brise à mes pieds, mais je remets<br />
les morceaux en place, en tremblant.<br />
«meine morgenrote traumwoike<br />
fiel mir aus der hand und<br />
zerbrach.(. ) zitternd habe<br />
ich die morgenrote traumwoike<br />
wieder zusammengesetzt, ich<br />
erwache. »<br />
Je me réveille. Je suis rassuré,<br />
. I mon nuage est comme collé à plat,<br />
I c'est un collage. 061 Détente. Mais<br />
les points de rupture sont terri-<br />
fiants, les plaies ne se refermeront<br />
jamais. Le désespoir m'envahit.<br />
C'est un cauchemar, cela n'en finit<br />
pas.<br />
«die wölke ist flach wie aufgeklebt,<br />
die bruchstellen sind<br />
erschreckend, wie sollen diese<br />
to<strong>des</strong>wunden heilen. Ich verzweifle.<br />
»<br />
Il s'avère que le nuage de rêve<br />
n'est qu'une image de nuage, tout est vanité,<br />
le nuage couleur d'aurore était un leurre<br />
et se dégonfle (flach). Le désespoir n'en est<br />
pas moins grand, comme chez l'enfant qui<br />
joue.<br />
"morgenrote<br />
traumwoike gefällig rufe<br />
ich aus. staunend billig. Kauft morgenrote<br />
traumwolken. kauft alles beim träumer. "<br />
Cette fois, la voix prend le relai, on<br />
aimerait dire le cri, mais il est là comme en<br />
mineure, avec «gefällig». On attendrait<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 29
«gefälligst» (un «s'il vous plaît» dit sur un<br />
ton exigeant), la forme «gefällig» (aimable,<br />
qui vient au devant de vos désirs) est<br />
comme une chute à l'intérieur du mot, du<br />
superlatif à la forme simple.<br />
Ainsi, si l'on met en rapport le début et<br />
la fin du texte, on tombe du nuage de rêve<br />
d'une aube rouge, d'une apocalypse rêvée,<br />
du fameux «cri» expressionniste, au cri<br />
timide du poète-publicitaire qui désire placer<br />
sa marchandise ou se vendre. Chute,<br />
détente, humour dans tout le texte, mais<br />
atmosphère noire, avec cette anti-aube nouvelle...<br />
On aura noté que l'humour advient par<br />
un traitement du texte finalement assez<br />
moderne puisque la technique du collage<br />
connaît un regain de faveur avec les<br />
machines de traitement de texte, les procédés<br />
sont ceux du découper-coller-insérer. A<br />
la différence près que, pour Arp, le papier<br />
est une matière qui vit - souvenons-nous <strong>des</strong><br />
blessures dont il est question ! -, comme la<br />
pierre ou la plante, comme les textes, les<br />
phrases et les mots qu'il (mal-) traite. Arp<br />
dira de ces poésies qu'« elles ne sont pas<br />
seulement <strong>des</strong> écritures automatiques, elles<br />
préparent déjà mes papiers déchirés, dans<br />
lesquels j'ai laissé jouer librement la «réalité<br />
» et le « hasard ». En déchirant un papier<br />
ou un <strong>des</strong>sin, on y fait entrer ce qui est<br />
l'essence même de la vie et de la mort. » (27)<br />
S'agit-il dans Weltwunder d'une anticipation<br />
«par hasard» de toute une série de<br />
motifs et de procédés poétiques ? Et ces procédés<br />
sont-ils bien sérieux ?<br />
Hans Arp nous donne quelques indications<br />
sur sa façon de faire, sa poétique, dans<br />
une petite introduction à Weltwunder.<br />
Nous y apprenons que le poème originel<br />
était simplement constitué <strong>des</strong> mots en italique<br />
: «Des mots, <strong>des</strong> slogans, <strong>des</strong> phrases<br />
que je choisissais dans <strong>des</strong> quotidiens et<br />
plus précisément dans les annonces, voilà<br />
ce qui constituait en 1917 la base de mes<br />
poèmes. Souvent je déterminais ainsi, les<br />
yeux fermés, <strong>des</strong> mots et <strong>des</strong> phrases dans<br />
<strong>des</strong> journaux en les marquant au crayon.<br />
C'est ainsi qu'est né Weltwunder, loin du<br />
pathos expressionniste. » La première version<br />
est de 1917, le texte définitif de 1945 :<br />
«... bien <strong>des</strong> années plus tard, j'ai continué<br />
à développer ce poème par <strong>des</strong> interpolations.<br />
Sans toucher à la séquence initiale <strong>des</strong><br />
mots j'ai inséré soigneusement mes propres<br />
mots.» A propos d'autres poèmes, baptisés<br />
Arpa<strong>des</strong>, il écrit ceci : «Nous pensions qu'à<br />
travers les choses nous pouvions pénétrer<br />
l'essence de la vie; c'est pour cela qu'une<br />
phrase lue dans un quotidien pouvait nous<br />
émouvoir autant qu'une phrase d'un grand<br />
poète. »<br />
On hésite : faut-il prendre cela au premier<br />
degré? L'humour rend ambigu tout ce<br />
qu'il touche...<br />
L'humour du monde<br />
Ses cibles sont nombreuses et variées.<br />
- la famille, souvent, dans la bonne tradition<br />
surréaliste: «vous voyez donc<br />
qu'on ne consomme monsieur son père<br />
que tranche par tranche... »
douces berceuses et <strong>des</strong> cantiques de<br />
première communion. » (34)<br />
Pendant leur séjour à Zurich lors de la<br />
Première Guerre, le mouvement Dada avait<br />
proclamé son hostilité au pacifisme. Il prétendait<br />
au contraire introduire la guerre au<br />
sein du langage même pour montrer<br />
l'absurdité du monde. Les années qui suivirent<br />
la Grande Guerre furent particulièrement<br />
fécon<strong>des</strong> en actes patriotiques, en<br />
érection de monuments en l'honneur <strong>des</strong><br />
victimes de la guerre - et les surréalistes<br />
reprirent le flambeau pour attaquer, dans<br />
leurs manifestes, la politique nationale et<br />
internationale de la France. Ce faisant - et<br />
même si ce n'était que dans <strong>des</strong> textes littéraires<br />
- les auteurs touchaient au dispositif<br />
organisateur de l'identité nationale d'un<br />
pays, à ses contours symboliques et à ses<br />
racines : car dire a, dans ce domaine, une<br />
valeur performative, c'est faire. Manipuler<br />
les mots signifie manipuler les valeurs,<br />
jouer avec les croyances du groupe.<br />
L'humour désamorce en partie ce qui pourrait<br />
facilement être perçu comme un blasphème...<br />
- la religion n'est pas épargnée d'ailleurs,<br />
l'angle d'attaque est ici le «latin<br />
d'Alsace» :<br />
«Maurulam Katapult i lemm<br />
i lamm<br />
Haba habs tapam<br />
et colle le bonhomme pape<br />
dans l'aquarium<br />
(....)<br />
et suspendant sa chair corporelle<br />
son âme corporelle<br />
sa branche d'arbre corporelle<br />
dans la garde-robe de la madone de<br />
l'hyppodrome<br />
patam patam...>P i]<br />
- l'art étant la religion de l'homme cultivé,<br />
Aip se devait d'élever le débat. Ainsi<br />
les goûts de l'amateur de peinture traditionnel<br />
sont joliment valorisés comme<br />
relevant de l'art culinaire : «... dans l'art,<br />
l'homme aime ce qui est vain et mort. Il<br />
ne peut comprendre que la peinture soit<br />
autre chose qu'un paysage préparé à<br />
l'huile et au vinaigre... » (36)<br />
Les grands<br />
symboles de l'esthétique classique sont<br />
moqués par une geste carnavalesque :<br />
«Dada a donné un clystère à la Vénus<br />
de Milo et a permis à Laocoon et ses fils<br />
de se soulager, après <strong>des</strong> milliers d'années<br />
de lutte avec le bon saucisson Python. » (37)<br />
Ces quelques échantillons montrent<br />
qu'Arp avait non seulement le sens de<br />
l'humour, mais encore qu'il possédait une<br />
grande intuition du cours véritable de<br />
l'Histoire. Que ces deux qualités n'étaient<br />
pas forcément partagées explique peut-être<br />
les difficultés de sa réception.<br />
A quoi ça sert... l'humour 138 '<br />
Dans l'Introduction à l'esthétique,<br />
G.W.F. Hegel prend soin de distinguer<br />
entre l'ironie, le comique et l'humour.<br />
L'ironie ne saurait trouver grâce à ses yeux,<br />
car elle est le fait de la génialité, de la vie<br />
artistiquement ironique qui déclare que<br />
«tout ce qui est n'est que par le moi et tout<br />
ce qui existe par le moi peut également être<br />
détruit par le moi» (M) . Regardant les<br />
hommes de haut en bas, l'artiste risque de<br />
se complaire dans un état morbide ou dans<br />
l'ennui, et ce que l'artiste va représenter,<br />
c'est le divin s'autodétruisant, c'est-à-dire<br />
que les valeurs les plus nobles seront illustrées<br />
par le caractère et les actions d'individus<br />
qui par l'ironie «se démontent et se<br />
détruisent eux-mêmes. » (401<br />
Si d'aventure nous étions<br />
d'humeur à plaisanter, si nous objec<br />
tions que le rire peut être libérateur,<br />
l'esprit n'est pas forcément l'Esprit ol<br />
tif, répondant avec Arp: «...votre humble<br />
serviteur porte ses deux colonnes l'une sur<br />
l'autre et roule sur sa tête ronde autour de<br />
son nombril.»* 411 - il est probable que le<br />
philosophe insisterait, disant que l'on<br />
ne peut rire de tout, que si l'on est<br />
en droit, à la rigueur, d'admettre un<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 31
comique qui ne détruirait «que ce qui est<br />
dépourvu de valeur en soi», il faut se garder<br />
de toucher aux valeurs éternelles de la<br />
justice de la morale et de la vérité, ou de critiquer<br />
le sublime et le meilleur ! Car : « Ceux<br />
qui se complaisent à ces <strong>des</strong>tructions sont<br />
<strong>des</strong> sujets mauvais et inaptes, incapables de<br />
se poser <strong>des</strong> buts fermes et importants. » <br />
Hegel sent bien la dialectique<br />
de l'humour : «Ce qui doit se dissocier doit<br />
au préalable s'être épanoui et avoir subi une<br />
préparation. » (44)<br />
Arriver à créer une atmosphère: nous<br />
avons vu plus haut comment un métatexte<br />
en italique générait et ironisait le texte ; dissocier<br />
ce qui se réifie : les changements de<br />
perspective, les déconstructions de mots, le<br />
choc d'assemblages nouveaux, l'insertion<br />
(au sens littéral par le découpage et le collage)<br />
d'un corps étranger ou le mélange <strong>des</strong><br />
genres' 45 ', le jeu avec les ruines de la culture,<br />
tout cela procède de la même esthétique !<br />
Mais il n'est pas sûr que le «papapillon »<br />
aurait trouvé grâce aux yeux de Hegel, la<br />
famille étant mise en cause. Ni le<br />
«schwein» de Weltwunder, ni tout le côté<br />
carnavalesque de certains poèmes. Nous<br />
passons de la douleur au plaisir, dans<br />
Weltwunder les éclairs d'humour et la pointe<br />
finale nous permettent de survivre au<br />
désespoir, de «choir en beauté» selon la<br />
belle expression de Breton «pour réparer,<br />
au bénéfice de toutes les autres, sa propre<br />
énergie vitale lorsque celle-ci est gravement<br />
compromise. » (46)<br />
Si Arp rebondit en effet - ou «choit en<br />
douceur» - ce ne sont pas les valeurs éternelles<br />
et immuables qui le lui permettent,<br />
mais c'est l'humour. Dans l'exemple suivant,<br />
le nihilisme est nietzschéen, la référence<br />
au néant ou plutôt à ce qui est sans<br />
fond, «das Bodenlose» (47)<br />
en témoigne:<br />
«Herr Je das Nichts ist bodenlos.<br />
Frau Je das Nichts ist unmöbliert»<br />
« Herr Je « (Herr Jesus = Seigneur Jésus)<br />
est une exclamation qui exprime la crainte<br />
et l'étonnement - en langage courant, ce qui<br />
est le premier degré de l'ironie; associé à<br />
«Frau Je», l'effet comique est irrésistible.<br />
Quant à dire que le néant n'est pas meublé,<br />
c'est plutôt rassurant, vu qu'il n'a pas de<br />
fond. Simple jeu gratuit? En fait, le néant<br />
inquiétait terriblement Arp : c'est ainsi qu'il<br />
écrit, parlant de l'état de rêve dans lequel il<br />
se trouve au moment de la création: «La<br />
plupart du temps, cependant, je crois <strong>des</strong>cendre<br />
et <strong>des</strong>cendre dans un parachute sans<br />
espoir d'atterrir. (...) La terreur de ne jamais<br />
toucher le sol, ni de trouver repos même<br />
dans la mort - car la mort n'a même plus<br />
l'apparence d'un court sommeil - cette terreur<br />
me serre le coeur avec force. » (48)<br />
Il y a bien une dialectique de l'humour,<br />
qui comporte deux moments tout aussi intenses<br />
: un temps d'ironie <strong>des</strong>tructrice, particulièrement<br />
féroce dans l'humour noir,<br />
mais aussi un temps de reconquête d'une<br />
sécurité psychique par <strong>des</strong> clins d'oeil, <strong>des</strong><br />
connivences, <strong>des</strong> rebondissements du<br />
moi/ 49 »<br />
A la suite de Freud, Breton explique que<br />
l'humour est non seulement libérateur<br />
comme l'esprit et le comique, mais qu'il<br />
comporte en plus quelque chose de sublime<br />
et d'élevé du fait que le moi ne se laisse pas<br />
entamer, que les traumatismes du monde<br />
extérieur «peuvent même lui devenir occasions<br />
de plaisir», comme la «<strong>des</strong>cente»<br />
évoquée plus haut. Il s'agirait d'une «révolte<br />
supérieure de l'esprit»
même noir, lui fait défaut, c'est celle qui<br />
suit la mort de Sophie, la femme qu'il<br />
aimait. Il se trouve que cela correspond aux<br />
années les plus sombres du siècle. Réapprenant<br />
à vivre, il a réappris l'humour. C'est<br />
un art d'exister qui n'est peut-être pas<br />
moins utile aujourd'hui qu'au début de ce<br />
siècle.<br />
«eh bien voilà<br />
voilà voilà<br />
j'ai bien dit voilà<br />
ou aurais-je dit eh bien<br />
eh bien voilà l'étoile du matin. » (56)<br />
Notes<br />
1. Arp, Jean, Jours effeuillés. Paris, 1985, p. 362.<br />
Toutes les autres références à cet ouvrage seront<br />
notées Arp, Jean, JE.<br />
2. Cité par Fauchereau, Serge, Arp, Paris, 1988,<br />
p. 14.<br />
3. Ibid. p. 18.<br />
4. Alexandre, Maxime, Mémoires d'un surréaliste,?^,<br />
1968, p. 180.<br />
5. Breton, André, in : Anthologie de l'humournoir,<br />
Jean-Jacques Pauvert, éditeur, Paris, 1966.<br />
p. 364.<br />
6. Cf. Recht, Roland, «A propos de Hans Arp.<br />
Quelques réflexions sur l'humour en art», in:<br />
Saisons d'Alsace, 8, Strasbourg, 1963, p.447ss.<br />
7. Cf. Arp, Jean, JE., op. cit., p. 312, in: De plus<br />
en plus je m'éloignais de l'esthétique.<br />
8. Cf. Breton. André, op. cit., p. 362-367.<br />
9. Cf. Arp, Jean, JE, op. cit., in: Qu'est-ce que<br />
c'est que ça, p. 517.<br />
14.<br />
15.<br />
16.<br />
17.<br />
18.<br />
19.<br />
20.<br />
21.<br />
22.<br />
23.<br />
24.<br />
25.<br />
26.<br />
27.<br />
28.<br />
29.<br />
Cf. Döhl, Reinhard, in : Das literarische Werk<br />
Hans Arps ¡903-1930. Zur poetischen Vorstellungswelt<br />
<strong>des</strong> Dadaismus, Stuttgart, 1967,<br />
p. 93ss. L'auteur montre que les formes néoromantiques<br />
eurent une influence plus durable<br />
en Alsace que dans le reste de l'Allemagne au<br />
début du siècle. C'est précisément le caractère<br />
artificiel et stérile de ces formes qui devait frapper<br />
le jeune Aip et inspirer ses parodies.<br />
« Walle ! walle / Manche Strecke, / daß, zum<br />
Zwecke, / Wasser fließe... » Cf. Döhl, Reinhard,<br />
op. cit. p. 114.<br />
Cf. Arp, Hans, GG, Band 1, p. 80-83, Opus<br />
Null. Toutes les autres références à cet ouvrage<br />
seront notées : Arp, Hans, GG. «D'un cercueil<br />
noir il tire cercueil après cercueil après<br />
cercueil. Il pleure avec son antérieur et s'enveloppe<br />
dans une crêpe. (...) Son propre corps son<br />
propre sac le de-de et la peau de gauche. Et tic<br />
et tac et chic et choc son propre corps tombe de<br />
la fiancée. (...) Puis il la salue de son chapeau<br />
qui salue trois fois en disant «du» (tu). Le<br />
«Sie» (vous) habituel de «Kakasie», il le remplace<br />
par le «Kakadu ». / Il ne la voit pas et<br />
la salue pourtant lui elle avec lui-même et tourne<br />
autour de lui-même. Les chapeaux sont<br />
compris et il ferme soigneusement le couvercle<br />
du moi. »<br />
Qui signifie «perroquet». C'est sans doute, en<br />
plus <strong>des</strong> relations que le français permet d'établir,<br />
une allusion à Schnitzler, auteur de Der<br />
grüne Kakadu, mais aussi à la «Cacanie» de<br />
Musil, c'est à dire la monarchie austro-hongroise<br />
appelée «königliche und kaiserliche (k. und<br />
k.) Monarchie».<br />
Cf. Arp, Hans, JE, op. cit. p. 140, in: Les<br />
pigeons bossus.<br />
Ibid., p. 469, in : Cuis moi un tonnerre.<br />
Ibid. p. 451, in : Encyclopédie aipienne.<br />
Ibid. p. 547, in : Giselbertus d'Autun.<br />
Ibid. p. 315, in: Fils delà lumière.<br />
Ibid. p. 515, in: La cathédrale est un cœur.<br />
Cf. Breton, André, op. cit. p. 16.<br />
Cf. Breton, André, op. cit., p.366, in : Bestiaire<br />
sans prénom.<br />
Cf. Escarpit, Roger. L'humour, Paris, 1960,<br />
p. 70.<br />
Cf. Kundera, Milan, Les testaments trahis, Paris,<br />
1993.<br />
Cf. Arp. Hans, GG. op. cit., Band 1, p. 48.<br />
«Envoyez immédiatement les messagers les<br />
plus rapi<strong>des</strong> aux nuages de rêve. (...) qui peut<br />
vivre dans ce sombre pays sans un nuage de<br />
rêve couleur d'aube . » La traduction de la deuxième<br />
phrase nécessiterait tout un commentaire.<br />
En effet, les mots étant décomposés, leur<br />
recomposition créatrice entraîne une ouverture<br />
du sens <strong>des</strong> composants, la possibilité de significations<br />
multiples pour chaque mot.<br />
C'est nous qui soulignons.<br />
Cf. Collages, in: <strong>Revue</strong> d'Esthétique. Paris.<br />
1978.3/4.<br />
Cf. Arp, Jean, JE, op. cit. p. 437. (le texte n'a<br />
pas de titre)<br />
Arp, Hans, GG, op. cit., p.46.<br />
Arp, Jean , JE, op. cit., p. 57, in : Introduction à<br />
l'histoire naturelle de Max Ernst.<br />
30. Ibid. p. 466. in : Le père, la mère, le fils, la<br />
fille.<br />
31. Cf. Arp, Hans, GG, p. 48-49. «Celui qui n'a<br />
pas de parti-pris doit admettre que le «brigand»<br />
est un système de sécurité impressionnant<br />
impressionnant parce qu'il se présente<br />
sous la forme d'un piano à queue bouclé d'or<br />
utile parce qu'il attrape sans peine le cambrioleur<br />
et drôle parce que le propriétaire peut se<br />
distraire avec ce spectacle passionnant où le<br />
scélérat ou la scélérate se fatigue pour s'arracher<br />
aux serres du système de sécurité. En vain<br />
car l'appareil est en bois dur d'une grande qualité<br />
et équipé d'un système de tir impitoyable.<br />
L'appareil retient le malfaiteur en faisant feu<br />
de toutes ses forces. »<br />
32. Arp, Jean, JE, op. cit., p. 76, in : Configuration<br />
strasbourgeoise.<br />
33. Ibid., p. 93ss.<br />
34. Ibid.. p. 95-99.<br />
35. Ibid., p. 61, in : L'étoile bottée (latin d'Alsace).<br />
36. Ibid., p.316, in: L'homme aime ce qui est vain<br />
et mort.<br />
37. Ibid. p. 312, in : De plus en plus je m'éloignais<br />
de l'esthétique. Toute l'esthétique classique<br />
allemande tourne justement autour de l'interprétation<br />
de Laocoon à travers les débats entre<br />
Lessing et Winkelmann.<br />
38. <strong>Pour</strong> les surréalistes, humour rime avec<br />
hamour. Cf. Mélusine. № 10 Amour-Humour.<br />
Etu<strong>des</strong> et documents réunis par Henri Béhar et<br />
Pascaline Mourier-Casile.) Cahiers du Centre<br />
de recherche sur le surréalisme, Paris III,<br />
1988.<br />
39. Hegel, G.W.F., Introduction à l'esthétique,<br />
Paris, 1964, t. I,p.l30.<br />
40. Ibid. p.134.<br />
41. Arp, Jean, JE , op. cit., p.429, in: Gabrielle<br />
Buffet-Picabia.<br />
42. Cf.Hegel,op.cit,t.l,p.l35.<br />
43. Ibid.,p.l39.<br />
44. Ibid., p. 141.<br />
45. «Tournures dialectales, sonorités archaïsantes,<br />
latin de cuisine, onomatopoèmes<br />
déroutants, spasmes verbaux, y sont particulièrement<br />
frappants.» écrit-il à propos de<br />
Wolkenpumpe, dans un texte sans titre, in : JE,<br />
op. cit. p.437.<br />
46. Cf. Breton, op. cit. p.363.<br />
47. Cf. Arp, Hans, GG. op. cit., p.86.<br />
48. Cf. Arp, Jean,/Дор. cit., 381.<br />
49. Cf.Escarpit, Robert, op. cit., p.86.<br />
50. La formule est de Léon Pierre-Quint dans Le<br />
comte de Lautréamont, cf. A. Breton, op. cit.,<br />
p.12.<br />
51. Cf.Breton, André , op. cit., p. 15.<br />
52. Ibid. p. 363.<br />
53 de la douleur.<br />
54. Cf. Mourier-Casile, Pascaline, Noyaux d'orage<br />
et tête de la comète, in: Mélusine. №10<br />
Amour-Humour. Etu<strong>des</strong> et documents réunis<br />
par Henri Béhar et Pascaline Mourier-Casil.<br />
Cahiers du Centre de recherche sur le surréalisme,<br />
Paris III, 1988. p. 13.<br />
55. Il s'agit <strong>des</strong> contributions <strong>des</strong> surréalistes yougoslaves.<br />
Cf. ibid., p. 173-209.<br />
56. Cf. Arp, Jean, JE, op. cit. p. 173.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 33
SAMUEL GLOTZ<br />
Le Carnaval de Bâle<br />
en 1977<br />
Quand arrive le carnaval, commence, pour le Bâlois,<br />
une période où son pouls frappe plus fort,<br />
où dans les têtes <strong>des</strong> membres <strong>des</strong> cliques la fièvre monte.<br />
Ce texte a une histoire. C'est en quelque<br />
sorte un récit ethnographique d'un spectateur<br />
attentif du carnaval de Bâle il y a de<br />
cela dix-sept ans. Et son auteur, Samuel<br />
Glotz qui m'a autorisée, avec sa gentillesse<br />
habituelle, à emprunter ce récit à une publication<br />
du Musée International du Carnaval<br />
et du Masque de Binche (éditée par<br />
Hainaut-Tourisme à Mons, 1979) n'est pas<br />
un «Fastnachtler» ordinaire. Créateur et<br />
premier directeur du Musée du Carnaval de<br />
Binche en Belgique, il reste un enthousiaste<br />
et fervent adepte, au sens religieux du<br />
terme, du Carnaval, de tous les carnavals du<br />
moment que l'esprit de satire et de dérision<br />
souffle car, m'écrit-il dernièrement: «ce<br />
n'est pas le spectaculaire qui importe mais<br />
la ferveur populaire, la convivialité, l'aspect<br />
mystique <strong>des</strong> réjouissances» et il conclut:<br />
«je ne crois guère à la chaleur <strong>des</strong> manifestations<br />
animées par le seul mercantilisme».<br />
A Bâle ce qui l'a ébloui, écrit-il en 1994<br />
c'est «une cérébralité aiguë, une hardiesse<br />
de satire aussi vive»...<br />
Samuel Glotz<br />
Colette Mechin<br />
CNRS, Ethnologie<br />
Directeur honoraire du Musée du Carnaval<br />
de Binche<br />
<strong>Pour</strong> le Beppi, désignation dialectale<br />
du Bâlois, il devient difficile de se<br />
concentrer sur sa tâche quotidienne<br />
à l'établi ou au bureau. Dans les cafés,<br />
locaux <strong>des</strong> sociétés carnavalesques, autour<br />
<strong>des</strong> tables réservées au Stamm, tout vit et<br />
respire la gaieté. Les coins que l'on délaisse<br />
durant l'année n'offrent plus assez de place<br />
pour accueillir les visages joyeux. «Es<br />
fasnàchtelet», il y a du carnaval dans l'air,<br />
pense alors habituellement le tenancier en<br />
retrouvant ses clients qui réapparaissent. Il<br />
oublie son impatience quand, pendant<br />
l'année, il voyait la table du Stamm peu<br />
occupée. Il sait bien que les cliques, ce ne sont<br />
pas <strong>des</strong> sociétés ou <strong>des</strong> associations dans le<br />
sens courant du terme. Certes, pendant<br />
l'année, elles gèrent <strong>des</strong> écoles de tambour<br />
et de fifre afin d'encourager ce vieil art de<br />
Bâle et de le maintenir fidèlement. Elles<br />
possèdent aussi un président, un secrétaire,<br />
un trésorier, et tout ce qui est nécessaire pour<br />
s'acquitter <strong>des</strong> tâches d'une association.<br />
Quant à <strong>des</strong> prescriptions, non, elles n'en ont<br />
pas, car le fervent du carnaval se méfie de<br />
cela. Ou bien, alors, ces règlements s'appliquent<br />
avec circonspection. Carnaval, cela<br />
signifie être libre, en dehors <strong>des</strong> chaînes de<br />
la vie quotidienne, une fois au moins être son<br />
propre roi, une fois être soi-même.<br />
Et ainsi, dans les locaux les plus différents<br />
de la ville, peu avant la fin de l'année,<br />
les carnavaleux <strong>des</strong> cliques se rencontrent<br />
pour préparer leur Zigli, leur groupe. Cela<br />
signifie maintenant trouver un Sujet, c'està-dire<br />
saisir un événement de la vie politique<br />
ou quotidienne, qui se prête à la satire<br />
et à l'humour sur les parois transparentes<br />
<strong>des</strong> lanternes peintes ou par <strong>des</strong> groupes<br />
masqués et costumés. On s'anime ça et là.<br />
Ces coupes sont vidées et remplies. Des<br />
salves de rire saluent les propositions heureuses.<br />
Après <strong>des</strong> heures et <strong>des</strong> jours, on a mis<br />
le doigt, finalement, sur le Sujet le plus<br />
pétillant et le plus rempli de rêve. Alors il<br />
est bien plus facile à un banquier de lâcher<br />
la combinaison, le secret de son coffre-fort<br />
qu'à un carnavaleux le secret de sa clique.<br />
Il importe, certes de communiquer les thèmes<br />
adoptés au patron du carnaval <strong>des</strong><br />
cliques, au Fasnachts-Comité afin d'éviter,<br />
dans l'intérêt même de la fête et pour<br />
qu'elle soit multiforme, que les plus gran<strong>des</strong><br />
sociétés choisissent le même thème de<br />
satire et de persiflage. Il est en outre indispensable<br />
de communiquer ces secrets afin<br />
de préparer un guide imprimé. Mais, dans<br />
ces démarches, on garde scrupuleusement<br />
le mystère.<br />
Alors commence, dans la fièvre, le travail<br />
<strong>des</strong> fervents qui concrétisent le Sujet de<br />
A à Z. Crayons et pinceaux sont tirés. Beaucoup<br />
de cigarettes et beaucoup de pipes<br />
dans <strong>des</strong> espaces isolés où, en une sorte de<br />
magie, sur le papier s'esquissent les cos-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 34
Carnaval de Bâle<br />
tûmes pour l'avant-garde, les fifres et les<br />
tambour, le char et, last but not least, pour<br />
la lanterne. Des corbeilles se remplissent de<br />
brouillons d'esquisses rejetées. Ce n'est pas<br />
encore correct. On doit encore dénicher du<br />
nouveau et du meilleur. Bien au sec, naissent<br />
<strong>des</strong> trouvailles plus ingénieuses. Le<br />
temps presse. Peu de semaines séparent<br />
encore du grand événement. Peintres et<br />
poètes sont surchargés de besogne. Ils donnent<br />
forme et expression aux idées qui naissent<br />
dans l'effervescence <strong>des</strong> séances où<br />
l'on choisit le Sujet. Lorsque le temps presse,<br />
on travaille nuit et jour jusqu'à ce que la<br />
bombe éclate. Plus tôt dans une clique, plus<br />
tard dans d'autres, on convoque pour distribuer<br />
à chacun les esquisses <strong>des</strong> costumes.<br />
On connaîtrait mal le Bâlois si on s'imagine<br />
que l'on avale sans les critiquer toutes les<br />
propositions qu'on lui présente. Là on<br />
devrait raccourcir une jambe de pantalon, là<br />
on pourrait peut-être, au lieu d'un étendard,<br />
emmener avec soi le cotillon de grandmaman.<br />
Bref, on discutaille dans tous les<br />
coins. Chacun est déjà plongé dans la fête,<br />
veut y apporter quelque chose et se voit déjà<br />
dès à présent dans son costume. Avec une<br />
infinie discrétion, les esquisses voyagent<br />
jusqu'aux couturières. Le chant <strong>des</strong> machines<br />
à coudre commence.<br />
Avec minutie, on choisit les matières.<br />
Pas de velours ni de soie. Pas de plumes et<br />
de feutre. Rien de trop cher. Mais de l'original<br />
et du coloré ! Le Beppi doit s'enivrer<br />
d'harmonie et de débauche de coloris.<br />
Derrière <strong>des</strong> fenêtres muettes s'affairent <strong>des</strong><br />
mains diligentes. Naissent les modèles <strong>des</strong><br />
masques. Les bâtis <strong>des</strong> lanternes se montent<br />
et se recouvrent de quelque chose. On<br />
s'applique à protéger aussi le secret contre<br />
l'indiscrétion <strong>des</strong> regards de ceux qui ne<br />
sont pas autorisés à voir. On s'efforce de<br />
créer, fabriquer, réaliser, sans être dévoilé,<br />
dans les ateliers <strong>des</strong> peintres <strong>des</strong> lanternes.<br />
Comment décrire, autour d'elles, les plaisanteries<br />
qui fusent, les couplets et les anecdotes<br />
qui jaillissent.<br />
Encore une semaine ! En avant-goût <strong>des</strong><br />
délices carnavalesques, voici le Monstertrommelkonzert,<br />
le concert monstre <strong>des</strong><br />
tambours. Il se déroule au Kùchlintheater,<br />
au Kiechli. Le programme y remplit une<br />
soirée et est écouté avec attention par le<br />
public. On y bat le tambour, on y siffle le<br />
fifre d'une manière qui rafraîchit le coeur.<br />
Quelle clique ne s'enorgueillirait pas de<br />
s'en tirer avec les honneurs ?<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 35
Habituellement, on s'affaire, on cloue,<br />
on peint et on coud jusqu'à la dernière<br />
minute. On approche du dimanche, veille<br />
du carnaval. Les cliques commencent à préparer<br />
leurs «sept choses» pour le lundi. On<br />
furète dans les mansar<strong>des</strong> et les magasins, à<br />
la recherche de vieux objets encore utilisables.<br />
On a déniché dans ce fatras l'une ou<br />
l'autre trouvaille, qui compléterait l'équipement.<br />
Les lanternes doivent être apportées<br />
à proximité du local d'où l'on partira lors<br />
du Morgenstreich de façon à être disponibles<br />
immédiatement. Déjà beaucoup de<br />
cliques ne supportent pas d'aller chercher<br />
leur Transparente sans l'accompagnement<br />
de la mélodie et du rythme. Le chant allègre<br />
<strong>des</strong> piccolos accompagne le groupe qui<br />
marche fièrement. Les visages rayonnent,<br />
derrière la lanterne où ne peut brûler qu'une<br />
bougie. On arrive au lieu de <strong>des</strong>tination, qui<br />
est donc celui du départ du lendemain. Dans<br />
les restaurants, on s'affaire.<br />
A la maison, on reprépare tout, encore<br />
une fois, avec soin, le tambour, le costume,<br />
le masque ou Larve, et le réveille-matin est<br />
mis sur trois heures. Le Beppi somnole finalement<br />
peu de temps. Le timbre du réveil<br />
grelotte. On saute à la fenêtre. Le temps est<br />
clair et les étoiles brillent. On endosse rapidement<br />
les haillons multicolores. Déjà les<br />
portes s'ouvrent de plus en plus. Un fleuve<br />
humain se répand dans la ville. En quittant<br />
mon hôtel qui se trouve dans le quartier de<br />
la gare internationale, je suis pris par un flot<br />
humain. Parmi les curieux, <strong>des</strong> membres de<br />
cliques se pressent, déjà costumés certes,<br />
mais le masque relevé et le tambour sur le<br />
dos. A mesure que l'on se dirige vers le centre,<br />
la foule devient cohue où l'on a parfois<br />
peine à se frayer un chemin. Ce qui facilite<br />
les choses, c'est que tout le monde semble<br />
se diriger vers une direction générale identique.<br />
La ville entière est sur pied. Les<br />
locaux <strong>des</strong> cliques regorgent de monde,<br />
d'un pêle-mêle de masques. On ne décrit<br />
pas ce fatras de matériel mobile qui a été<br />
traîné là sur la rue à <strong>des</strong> fins carnavalesques.<br />
Seules peuvent le savoir les maîtresses de<br />
maison qui doivent remplacer leur carte de<br />
menu parce qu'un pilon à pommes de terre,<br />
un couvercle de poêlon, une louche à potage,<br />
un tamis, etc. ont été enlevés, au<br />
Morgenstraich, par Sa Majesté le Carnaval.<br />
Le parfum de la tarte aux oignons ou<br />
Ziebelewaie, et de la soupe à la farine rôtie,<br />
la Mâhlsuppe, envahit le local. On entend<br />
partout le bruit que font les cuillères de ceux<br />
qui ne laissent pas échapper ces spécialités<br />
bâloises et quel Beppi agirait ainsi ?<br />
L'aiguille s'approche de 4 heures. Un<br />
tambour-major déguisé en affriolante vieille<br />
tante lance l'ordre de se préparer. La<br />
clique se met en position devant le local. La<br />
même scène se voit, maintenant, dans tous<br />
les coins de la ville, là où les carnavaleux<br />
ont dressé leur chez-soi. Voici comment la<br />
clique se présente. En avant, la Vortrupp,<br />
avant-garde, avec les Staggelatarne, qui<br />
sont portées au bout d'une perche, de<br />
2 mètres environ. Un charivari, un salmigondis<br />
de masques les plus étonnants et les<br />
plus réussis ! Ensuite la lanterne rayonnante<br />
avec son éclairage aux bougies ou au gaz.<br />
Derrière elle, les groupes impressionnants<br />
de fifres et <strong>des</strong> tambours, avec les lampions<br />
colorés qui tremblent sur leurs couvrechefs.<br />
Entre-temps, le centre ville s'est rempli<br />
de la presse invraisemblable <strong>des</strong> curieux.<br />
Encore trois minutes d'une attente interminable.<br />
Le coeur de la ville plonge dans une<br />
obscurité mystérieuse que trouent les lanternes<br />
petites et gran<strong>des</strong>. Quatre heures sonnent<br />
au clocher de la cathédrale. Sur le<br />
champ, les cliques, devant le local, battent<br />
le Morgenstraich. Alors la foule sort de<br />
toutes les rues et les ruelles pour se diriger,<br />
cliques et curieux, vers le Màrbtplatz, la<br />
place du Marché où se dresse le majestueux<br />
hôtel de ville. Les peaux de veaux <strong>des</strong> tambours<br />
résonnent et la mélodie <strong>des</strong> piccolos<br />
domine, parfois, dans les accalmies, plus<br />
aiguë et plus fine. Au loin, au-<strong>des</strong>sus <strong>des</strong><br />
têtes portées par 4 hommes, se balancent les<br />
Transparente, c'est-à-dire les gran<strong>des</strong> lanternes<br />
transluci<strong>des</strong> peintes de motifs satiriques,<br />
spirituels ou persifleurs. Les cliques<br />
se succèdent au hasard. Il n'y a pas d'ordre<br />
apparent. Et c'est fort heureux ainsi. Parfois<br />
deux groupes se rencontrent au détour<br />
d'une rue.<br />
Les tambours-majors se saluent en levant<br />
leurs cannes à pommeau d'argent ou<br />
de cuivre. Les temps sont révolus et bien<br />
oubliés, où une pareille rencontre entraînait<br />
<strong>des</strong> rixes et où l'on lançait même <strong>des</strong> lanternes,<br />
dans le Rhin, par-<strong>des</strong>sus le parapet<br />
du pont. Banni est le Sie, le «vous». On se<br />
tutoie. Carnaval réunit tout le monde. On<br />
n'a plus qu'un coeur et qu'une âme.<br />
L'aube se lève. Il fait clair. Quelques<br />
civils se hâtent en frissonnant pour rentrer<br />
chez eux et y jouir encore rapidement de la<br />
chaleur du lit avant le début du travail. Les<br />
cliques rentrent au local, après avoir tambouriné<br />
et sifflé, à travers la ville, durant<br />
trois heures. On va commencer une matinée<br />
de travail. Oui ! Vous avez bien lu ! Par un<br />
curieux paradoxe, après ce signal extraordinaire<br />
qui marque le début <strong>des</strong> festivités,<br />
Bâle se remet à l'ouvrage. Ou plutôt feint le<br />
plus souvent de travailler. Le coeur n'y est<br />
guère ! La matinée s'allonge interminable.<br />
Les aiguilles semblent stationnaires. Midi<br />
sonne. On rentre à la maison pour déjeuner<br />
si la fièvre permet encore un repas tranquille.<br />
On a devant soi de longues journées<br />
bien remplies. De nouveau les cliques se<br />
rendent à leurs lieux de rassemblement,<br />
mais, cette fois, elles ont endossé les costumes<br />
et pris les masques en accord avec le<br />
Sujet. Au lieu du Charivari de l'aube, elles<br />
sont en grand arroi, dans la beauté et<br />
l'humour de leurs déguisements frais.<br />
Le Fasnacht-Comité s'est installé dans<br />
une tribune dressée, par exemple, en 1976,<br />
sur la place du Marché, le dos à l'hôtel de<br />
ville; ou bien encore, en 1977, au delà du<br />
Rhin, dans le petit-Bâle, à la Clarastrasse.<br />
Mes amis bâlois aiment dire qu'il ne s'agit<br />
pas, dans le défilé auquel nous allons assis-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 36
Carnaval de Bâle<br />
ter, d'un Umzug, c'est-à-dire d'un grand<br />
cortège carnavalesque ordinaire. Ils y<br />
voient plutôt une succession de Zug, de<br />
groupes. Aux cliques officiellement constituées<br />
qui possèdent une infrastructure<br />
solide et une activité qui s'étend sur l'année,<br />
s'entremêlent <strong>des</strong> groupes de masques<br />
isolés, <strong>des</strong> cliques de jeunes garçons ou<br />
Buebezigli. En 1977, le programme relève<br />
ainsi 10 Buebezigli, 34 Jeunes Gar<strong>des</strong>, 37<br />
Stammclique composées d'adultes, 15<br />
Vieilles Gar<strong>des</strong> dont les membres sont plus<br />
âgés. A part ces cliques à l'infrastructure<br />
plus ou moins solide, s'ajoutent 93 groupes<br />
de fifres et de tambours, qui ne semblent<br />
pas posséder une organisation et dont<br />
l'activité durant l'année est nulle. Ces<br />
93 groupes n'ont pas le droit, comme les<br />
cliques au sens plein du terme, de participer<br />
à ces fameux Trommel-Konzerte, à ces<br />
concerts monstres de tambours qui ont<br />
lieux, deux semaines avant le carnaval. En<br />
1977, il y en a eu 9 de ces concerts. A cela<br />
se joignent <strong>des</strong> groupes de masques, sans<br />
tambours, ni fifres (18, en 1977); <strong>des</strong> chars<br />
(83 en 1977) qui animent <strong>des</strong> personnages<br />
qui portent très souvent les costumes traditionnels<br />
de Waggis, de Blàtzlibajass, de<br />
Harlekin, d'Alti Tante, de Dummpeter,<br />
d'Ueli, ou <strong>des</strong> masques d'une libre fantaisie<br />
comme <strong>des</strong> Chinois ou <strong>des</strong> clochards ;<br />
<strong>des</strong> orchestres de cuivre, Guggenmusik<br />
aux tonalités très dissonantes, qui sont<br />
comme un héritage <strong>des</strong> carnavals du Rhin<br />
ou du sud de l'Allemagne (41, en 1977);<br />
<strong>des</strong> landaus ou Chaise (12, en 1977); et<br />
enfin <strong>des</strong> masques isolés (10, en 1977). Ce<br />
défilé devant le jury dure quatre heures<br />
environ. Le cortège continue sa marche<br />
dans les rues de la ville et suivant un itinéraire<br />
fixé, mais non de manière immuable.<br />
Tel groupe s'arrête pour se rafraîchir et se<br />
reposer. On évalue le nombre de ces participants<br />
officiels à près de 10.000. A cela,<br />
il convient d'ajouter les isolés, les groupes<br />
d'amis, qui, fêtent carnaval de la manière<br />
la plus traditionnelle et la plus libre qui<br />
soit, en évitant soigneusement ce qui ressemble<br />
à <strong>des</strong> obligations officielles. <strong>Pour</strong><br />
ceux-là, pas de passage devant le jury, ni<br />
par là de subsi<strong>des</strong>; pas de cortège suivant<br />
un itinéraire obligé, mais la promenade<br />
libre, à l'heure choisie, dans les rues du<br />
Vieux Bâle, en flânant, au son <strong>des</strong> fifres et<br />
<strong>des</strong> tambours. Et cette rencontre de ces<br />
non-officiels n'est pas moins plaisante, ni<br />
moins enrichissante. Parfois une Vieille<br />
Tante juchée sur le bord du bassin d'une<br />
fontaine, sur une minuscule placette, joue<br />
de son fifre les mélodies anciennes. Parfois,<br />
ce sont quelques Arlequins, Blàtzlibajass,<br />
<strong>des</strong> Dummpeter qui marchent, de<br />
leurs pas majestueux et solennels, au ryth-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 37
me de 2 ou 4 tambours, sur la mélodie de<br />
quelques fifres.<br />
Mais revenons au défilé officiel que juge<br />
le Fasnachts-Comité. Celui-ci pèse, et subventionne<br />
de manière correspondante, le<br />
travail et l'esprit dépensés dans la réalisation<br />
du déguisement, <strong>des</strong> peintures de la lanterne<br />
et de la poésie plus ou moins laborieuse<br />
<strong>des</strong> Seedel, ou feuilles volantes que<br />
distribue chaque clique. Le défilé <strong>des</strong> cliques<br />
et <strong>des</strong> chars, <strong>des</strong> masques, <strong>des</strong><br />
Guggenmusik, <strong>des</strong> landaus décrit un vaste<br />
périple au coeur de la ville, passant par un<br />
pont, revenant par l'autre. Les sociétés ou<br />
les groupes s'arrêtent selon leur bon plaisir.<br />
On boit de la bière. On mange un morceau.<br />
Puis on repart et les oranges sont<br />
offertes à qui ne les demande pas et les<br />
Seedel volant tapissent le sol, et les confetti<br />
pleuvent. Des balcons et <strong>des</strong> fenêtres<br />
bruissent les ban<strong>des</strong> de papier multicolores<br />
qui <strong>des</strong>cendent dans la cohue. Partout éclatent<br />
en casca<strong>des</strong> les rires sereins et joyeux<br />
qui éclosent <strong>des</strong> allusions, <strong>des</strong> perfidies spirituelles,<br />
<strong>des</strong> calembours, <strong>des</strong> saillies, <strong>des</strong><br />
traits acérés <strong>des</strong> cliques. Le soir tombe. Il<br />
<strong>des</strong>cend trop vite et met fin au mouvement<br />
triomphal et arrogant <strong>des</strong> groupes. On rencontre,<br />
certes, après le repas commun du<br />
soir, quelques retardataires. Des fifres et <strong>des</strong><br />
tambours se lancent pour un petit Zigli, une<br />
dernière flânerie rythmée aux sons <strong>des</strong> airs<br />
traditionnels. Cependant la majeure partie<br />
<strong>des</strong> participants se sont éparpillés. La belle<br />
organisation si ferme de l'après-midi se<br />
relâche. Çà et là un tambour, accompagné<br />
de 2 ou 3 fifres. Rassemblés au hasard <strong>des</strong><br />
rencontres, ils défilent par les rues étroites,<br />
absorbées par leur jeu. On siffle et on bat<br />
une partie de la nuit. Des masques isolés se<br />
glissent rapidement, il fait froid, c'est la<br />
Fasnacht. Le soir appartient à ces poètes de<br />
la farce et du sourire, ces troubadours carnavalesques<br />
vont dans ces restaurants<br />
qu'annonce et recommande une affiche noir<br />
et blanc «Do ane d'Comité-Schnitzelbànk».<br />
Souvent, ils sont deux, trois ou quatre.<br />
Semblables à ces camelots de marché<br />
ou de foire de notre enfance, ils commentent<br />
à leur manière <strong>des</strong> panneaux de toile<br />
qu'ils tournent. Des croquis s'y esquissent<br />
que leur humour fait pétiller. On monologue,<br />
on dialogue, on chante. La politique<br />
internationale ou nationale, les allusions à<br />
la vie locale, à ses grands et petits hommes,<br />
à telle anecdote piquante, à tel incident<br />
devenu tragi-comique, tout offre matière à<br />
la verve de ces poètes <strong>des</strong> Schnitzelbânken.<br />
Le mardi, on retravaille. Dieu seul sait<br />
comment et combien. Les huit heures de la<br />
journée s'allongent sans fin. Mais <strong>des</strong> fervents<br />
de la Fasenacht continuent leur ronde,<br />
à leur manière. Loin <strong>des</strong> défilés officiels<br />
suivant un itinéraire obligé ! Loin <strong>des</strong> obligations,<br />
<strong>des</strong> passages devant le jury. On voit<br />
encore dans le centre de la vieille ville<br />
quelques tambours et quelques fifres, déguisés<br />
avec les costumes traditionnels déjà<br />
cités. Le spectacle est merveilleux. Quand<br />
un rayon de soleil réchauffe l'atmosphère,<br />
la promenade dans ces rues et ruelles d'un<br />
autre âge est extraordinaire d'authenticité.<br />
De petits groupes surgissent de partout.<br />
L'air est plein de ces mélodies sifflées, du<br />
rataplan <strong>des</strong> tambours. Le spectacle est différent<br />
du défilé de la veille; souvent l'émotion<br />
vous étreint devant la poésie qui sourd<br />
de ce sol.<br />
Mardi est aussi le jour de la fameuse<br />
exposition <strong>des</strong> lanternes, D'Ladârne-Vustelling,<br />
in dr Baslerhalle. Chaque clique tient<br />
à l'honneur de montrer ses gran<strong>des</strong> lanternes.<br />
Le spectateur bâlois fait ses choux<br />
gras de la contemplation <strong>des</strong> toiles peintes.<br />
Le malheureux étranger doit compter sur la<br />
cordialité et sur la complaisance inusable de<br />
ses amis de Bâle. On explique le Sujet. On<br />
identifie tels visages aux traits réalistes,<br />
ceux d'un ministre, d'un directeur de journal,<br />
de journalistes connus, de parlementaires.<br />
On contemple, on admire, on s'extasie.<br />
La moindre saillie dans les phrases en<br />
dialecte qui s'infiltrent dans les coins et les<br />
recoins de la scène est mise en exergue et<br />
honorée d'un commentaire que ne désavouerait<br />
pas le plus pointilleux <strong>des</strong> philologues.<br />
On s'esclaffe devant telle place de la<br />
ville devenue un lupanar attendrissant où<br />
stationnent les belles limousines aux plaques<br />
minéralogiques nettement lisibles de personnalités<br />
bâloises. Ou encore c'est la critique<br />
d'un Bâle idyllement carnavalesque,<br />
avec ses courses de vélos, ses alpinistes, ses<br />
cliques dans les défilés montagneux de la<br />
mère-patrie, qui déchaîne les rires.<br />
Le mercredi, après-midi, recommence le<br />
défilé. Rien ne change, sinon, un tantinet,<br />
l'itinéraire. Il convient de s'efforcer de<br />
contenter le plus de concitoyens possible.<br />
On retrouve les mêmes déguisements, la<br />
même joie alerte <strong>des</strong> mélodies et du rythme.<br />
Les lanternes oscillent à nouveau, au <strong>des</strong>sus<br />
de la marée humaine, à la cadence <strong>des</strong><br />
quatre hommes qui les portent. Le carnavaleux<br />
apprécie ces dernières heures. Il sent<br />
que tout va vers sa fin. Il souhaiterait arrêter<br />
les heures et, toutefois, il n'ignore pas<br />
que c'est la petitesse, la brièveté de ces jours<br />
de fête qui donnent l'impression d'une<br />
force condensée qui explose. La force et le<br />
sel de ces festivités réside là, dans cette<br />
concentration.<br />
La nuit est tombée brusquement. Les<br />
cafés, les tavernes, les restaurants regorgent<br />
de monde. Parfois, cela devient rarissime<br />
dans cette grande ville où les gens ne se<br />
connaissent guère, on surprend un masque<br />
en train de taquiner, d'intriguer, intrigieren,<br />
dit-on, comme en français. Quelques allusions<br />
fâcheuses, ou prétendument telles, à la<br />
vie privée du malheureux intrigué, qui rit<br />
jaune au bras de son épouse de voir révéler<br />
au grand jour le secret de ses fredaines, et le<br />
Harlekin, le Waggis, le Blâtzlibajass s'en va,<br />
la face imperturbablement triste, cocasse, ou<br />
rêveuse. La cohue est folle dans les rues.<br />
Certaines cliques ont réendossé, pour leurs<br />
derniers Zigli, leurs déguisements disparates<br />
du Charivari du Morgenstreich. Les lampions<br />
<strong>des</strong> coiffures trouent l'obscurité de<br />
leurs clartés tremblantes. Les masques sif-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de ia France de l'Est, 1994 38
flotant et tambourinant, les rescapés, les plus<br />
opiniâtres et les plus endurants, marchent à<br />
travers les rues et les ruelles de la vieille<br />
ville, éparpillés, en petits groupes. Le vieux<br />
briscard du carnaval, lui aussi, a tambouriné<br />
à la limite de ses forces, au-delà de<br />
l'heure permise par les autorités : à 22 heures<br />
doivent se taire les tambours. Il acceptera de<br />
payer l'amende au policier qui exige la cessation<br />
du bruit, pour le plaisir intense de<br />
battre la peau plus longtemps que d'autres.<br />
Les heures s'égrènent. Abattu et les reins<br />
meurtris, il s'assied devant son verre. La joie<br />
de la vie se brise en lui. Bientôt se lèvera<br />
l'aube, et la grisaille du quotidien. Les<br />
retrouvailles du Nachbummel du prochain<br />
dimanche et la joie de se retrouver entre<br />
amis dans une flânerie qui les conduira dans<br />
le voisinage de la ville ne dissipera pas tout<br />
à fait l'amertume de ce qui est perdu pour<br />
un an. Dimanche, on entendra encore les<br />
fifres et les tambours. Mais ce sont <strong>des</strong><br />
groupes en civil, sans masques ni déguisements,<br />
qui sortiront de la Gare principale et<br />
<strong>des</strong>cendront vers le centre de la ville. Et ce<br />
spectacle, s'il n'a pas la couleur <strong>des</strong> para<strong>des</strong><br />
<strong>des</strong> lundi et mercredi, n'est pas moins émouvant<br />
et significatif. Il faut voir ces groupes<br />
déjeunes garçons, déjeunes gens, auxquels<br />
se mêlent quelques jeunes filles, ces adultes,<br />
parcourir les larges artères en marchant de<br />
ce pas si dansant et si solennel, si lent et si<br />
majestueux. Les fifres et les tambours<br />
jouent. Même le tambour-major est là marquant<br />
parfois la mesure si c'est nécessaire,<br />
ou le plus souvent se contentant de précéder<br />
la batterie comme recueilli et pénétré de la<br />
solennité de l'heure. Les passants peu nombreux,<br />
en ce dimanche soir glacial, partagent<br />
ces sentiments. Certains emboîtent le pas et<br />
se joignent, comme nous Binchois, dans<br />
notre jeunesse, suivions, à la Sainte-Cécile,<br />
nos fanfares ou comme nous dansons derrière<br />
nos sociétés de Gilles ou de travestis. En<br />
voilà pour un an !<br />
Carnaval de Bâle.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 39
EVE CERF<br />
Wackes Fasenacht<br />
Le Carnaval <strong>des</strong> Voyous<br />
à Strasbourg<br />
Le terme de carnaval désigne<br />
les fêtes villageoises<br />
et urbaines qui se déroulent<br />
du milieu de l'hiver au<br />
début du printemps. Carnaval<br />
renvoie au contexte<br />
de permissions et d'interdits<br />
ecclésiastiques lié au cycle<br />
de Pâques et<br />
de la Pentecôte.<br />
* Cet article est une synthèse d'analyses,<br />
que j'ai présentées antérieurement<br />
concernant les quêtes obligatoires de la<br />
Pentecôte et le Carnaval <strong>des</strong> Voyous à<br />
Strasbourg. Elle met l'accent sur la stratégie<br />
<strong>des</strong> groupes sociaux<br />
Eve Cerf, CN.R.S.<br />
Laboratoire de sociologie de la culture<br />
européenne<br />
La fête du carnaval est caractérisée par<br />
le port du masque, elle conforte le lien<br />
social par <strong>des</strong> manifestations communautaires<br />
et par la transgression autorisée<br />
<strong>des</strong> règles de la vie quotidienne. Cette fête<br />
connaît <strong>des</strong> développements particuliers en<br />
fonction de la réalité sociale dans laquelle elle<br />
s'inscrit.<br />
De 1973 à 1978, Strasbourg a été le<br />
théâtre du Wackes Fasenacht, le Carnaval<br />
<strong>des</strong> Voyous. Les systèmes sociaux du village<br />
traditionnel et de la ville, mis en relation<br />
avec la fête carnavalesque, permettent de<br />
comprendre le «bricolage» qui a conduit à<br />
l'émergence et au développement du Carnaval<br />
<strong>des</strong> Voyous.*<br />
Villages traditionnels<br />
et fêtes carnavalesques<br />
Dans les campagnes, à date fixe, <strong>des</strong><br />
jeunes gens déguisés et masqués interprètent<br />
<strong>des</strong> scénarios stables comportant <strong>des</strong><br />
quêtes obligatoires et le gaspillage de denrées<br />
alimentaires. Ces rites sont les gages<br />
de la fécondité et de la circulation <strong>des</strong><br />
morts entre ce monde-ci et l'au-delà. Les<br />
jeunes gens, efficacement intégrés dans la<br />
société hiérarchisée du village, assurent la<br />
prospérité de la communauté, le passage<br />
<strong>des</strong> âges de la vie et la permutation <strong>des</strong><br />
rôles dans <strong>des</strong> limites données. Ces fonctions<br />
<strong>des</strong> groupes de jeunesse excluent les<br />
affrontements directs et confortent la stabilité<br />
apparente de la société villageoise.<br />
Les groupes de jeunesse ne figurent jamais<br />
dans les récits d'émeutes et de soulèvements<br />
populaires* 1 '.<br />
Des carnavals ruraux traditionnels ont<br />
perduré en Europe, et plus particulièrement<br />
en Europe du Nord et de l'Est jusqu'à la<br />
veille de la deuxième guerre mondiale. En<br />
Alsace, le jeu <strong>des</strong> Pfingstknechte (les quêtes<br />
obligatoires de la Pentecôte) et le Schiweschlawe<br />
(le jet de disques de feu), que l'on<br />
peut encore observer dans certains villages<br />
d'Alsace, de Suisse et d'Allemagne, sont<br />
les vestiges <strong>des</strong> carnavals ruraux traditionnels<br />
de la Vallée du Rhin (2) .<br />
Villes et fêtes carnavalesques<br />
Le carnaval urbain, à la différence du<br />
carnaval rural, est fondé sur <strong>des</strong> relations de<br />
pouvoir. Il prend en charge une tension<br />
latente entre ceux qui occupent le bas de la<br />
hiérarchie sociale et ceux qui détiennent<br />
une part <strong>des</strong> richesses et du pouvoir. L'évolution<br />
du carnaval sera analysée en fonction<br />
de deux modèles du système urbain : celui<br />
de la ville préindustrielle et celui de la<br />
société urbanisée.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 40
La ville du Moyen-Age<br />
à la fin de la Renaissance<br />
La société urbaine, du Moyen-Age à la fin<br />
de la Renaissance, constitue une unité autonome<br />
structurée par <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de production<br />
non-agricoles. Les métiers s'organisent en<br />
corporations et les échanges s'ordonnent<br />
autour de villes-marchés. Dans ce contexte<br />
historique et institutionnel, la fête carnava-<br />
Affiche du Carnaval <strong>des</strong> Voyous, 1974,<br />
lesque apparaît comme l'expression d'une<br />
culture populaire qui s'oppose, au cours<br />
d'une période limitée, à la culture dominante<br />
caractérisée par sa rigidité et l'importance<br />
du facteur religieux.<br />
La fête carnavalesque est fondé sur la<br />
dérision, le quolibet et la transe. Elle exhibe,<br />
de façon grotesque, les étapes de la vie<br />
humaine ; la gestation et la mort sont <strong>des</strong><br />
thèmes récurrents. Carnaval parle une<br />
langue particulière, «caractérisée par toutes<br />
les formes de rabaissements et de parodies<br />
» (3) . Le parler du carnaval véhicule les<br />
thèmes refoulés par la langue officielle, en<br />
particulier les injures et <strong>des</strong> images précises<br />
ou grossières ayant trait à la vie du corps.<br />
La ville préindusthelle<br />
et la société urbanisée<br />
Dans la ville préindustrielle et dans la<br />
société urbanisée qui lui succède, «les principes<br />
moteurs du développement et les systèmes<br />
régulateurs de l'activité économique<br />
et sociale ne sont plus centrés sur la ville en<br />
tant que telle, mais directement sur le système<br />
industriel supra-urbain et sur le système<br />
étatique » (4) . La ville est alors le lieu et<br />
le moyen de l'intégration dans l'état-nation<br />
et dans la société globale. Dans le même<br />
temps, la violence populaire est canalisée<br />
par les partis politiques et par les organisations<br />
syndicales.<br />
La société urbanisée a favorisé un carnaval<br />
spectaculaire qui se déroule devant une<br />
foule passive. La date et le scénario du carnaval<br />
restent cependant disponibles pour la<br />
contestation sociale. Alors que le carnaval<br />
urbain offre <strong>des</strong> prétextes de passage à<br />
l'acte, il n'a jamais déclenché de mouvement<br />
social structuré' 5 '.<br />
En Alsace, la fête carnavalesque urbaine<br />
connaît une évolution particulière, liée à<br />
la position frontalière de la région et à ses<br />
rattachements successifs à deux étatsnations.<br />
Après la Révolution Française, le<br />
carnaval urbain disparaît avec la dissolution<br />
<strong>des</strong> corporations qui construisaient les chars<br />
et organisaient les cortèges à travers la ville.<br />
Dans le même temps, la fête carnavalesque<br />
se maintient dans les pays rhénans.<br />
Le carnaval <strong>des</strong> Allemands<br />
Lors de l'annexion de 1870, les Allemands,<br />
désireux de faire revivre la culture<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 41
germanique en Alsace, favorisent le retour<br />
du carnaval dans les rues de Strasbourg. Les<br />
associations professionnelles sont invitées<br />
à construire <strong>des</strong> chars et <strong>des</strong> sociétés carnavalesques<br />
sont fondées à cet effet. Les chars<br />
associent <strong>des</strong> motifs valorisés par le romantisme,<br />
tels que les «vieux métiers strasbourgeois<br />
» ou les costumes paysans traditionnels,<br />
et <strong>des</strong> thèmes offerts par l'actualité.<br />
Les transgressions autorisées en temps de<br />
carnaval prennent la forme de la fronde<br />
contre le «Michel allemand». Au tournant<br />
du siècle, cette fronde s'épanouit dans le<br />
lieu clos du Théâtre Alsacien de Strasbourg.<br />
En 1902, le carnaval quitte la rue et prend<br />
la forme de bals masqués organisés dans <strong>des</strong><br />
salles de cafés et de restaurants.<br />
A partir de 1902 et pendant quarantecinq<br />
ans, il n'y a pas de carnaval dans les<br />
rues de Strasbourg.<br />
Le carnaval <strong>des</strong> marchands<br />
A partir de 1957, une dizaine d'années<br />
après la seconde guerre mondiale, au cours<br />
d'une période de prospérité économique,<br />
les commerçants strasbourgeois du centreville<br />
renouent avec la tradition rhénane <strong>des</strong><br />
cortèges carnavalesques.<br />
Des chars sont construits par <strong>des</strong> carnavaliers<br />
de métier. Les ponts d'accès à<br />
l'ellipse centrale sont coupés par <strong>des</strong> chicanes<br />
à l'entrée <strong>des</strong>quelles un droit est<br />
perçu. Les chars associent <strong>des</strong> thèmes traditionnels<br />
et <strong>des</strong> motifs véhiculés par les communications<br />
de masse, reproduits sur un<br />
mode mineur par les masques de production<br />
industrielle, portés par les enfants.<br />
Ce carnaval onéreux et trop bien contrôlé<br />
lasse rapidement ses promoteurs et le<br />
public strasbourgeois. Il tombe en désuétude<br />
à partir de 1962.<br />
Ainsi, à deux reprises, en 1870 et en<br />
1956, un groupe dominant, l'occupant allemand<br />
dans le premier cas, les commerçants<br />
strasbourgeois dans le second, s'est emparé<br />
de l'usage du défilé carnavalesque. Dans<br />
les deux cas, la fête apparaît comme une<br />
légitimation de l'ordre établi, et tombe rapidement<br />
dans l'oubli.<br />
Le Carnaval <strong>des</strong> Voyous<br />
Au cours <strong>des</strong> années soixante, la<br />
confrontation entre la production industrielle<br />
et la préservation de la qualité de la<br />
vie prend un caractère idéologique. Le<br />
Wackes Fasenacht, le Carnaval <strong>des</strong><br />
Voyous à Strasbourg* 6 ', est un épisode de<br />
cette confrontation. Les organisateurs de<br />
cette manifestation se donnent le nom de<br />
Wackes (voyous), appellation qui avait<br />
pris un sens contestataire au cours de la<br />
première guerre mondiale.<br />
Le Carnaval <strong>des</strong> Voyous est l'expression<br />
d'un conflit larvé qui oppose les faubourgs<br />
ouvriers sous-équipés et dialectophones au<br />
centre-ville, voué au commerce, au bon<br />
goût et à la culture élitaire. La situation s'est<br />
aggravée à partir de 1960 avec la mise en<br />
oeuvre d'un plan de restructuration de la<br />
vieille ville. Cet aménagement provoque le<br />
départ <strong>des</strong> habitants les plus mo<strong>des</strong>tes et la<br />
reconquête du centre par la bourgeoisie<br />
aisée.<br />
Répondre à une situation conflictuelle<br />
par l'instauration d'une fête carnavalesque<br />
suppose le renoncement à l'action politique<br />
et une foi utopique en la capacité créatrice<br />
<strong>des</strong> individus, délivrés pour un jour <strong>des</strong><br />
contraintes de l'autorité. Cette démarche<br />
s'inscrit dans le vaste courant de contestation<br />
qui, à partir de 1968 ébranle l'ordre institutionnel<br />
et refuse les voies homologuées<br />
de l'opposition politique.<br />
Depuis sa création, en 1973, et jusqu'en<br />
1977, malgré un renouvellement permanent<br />
<strong>des</strong> meneurs et <strong>des</strong> participants, le<br />
Carnaval <strong>des</strong> Voyous est resté fidèle à<br />
l'organisation informelle voulue par un<br />
collectif, et aux thèmes qu'il a définis : la<br />
langue, le singe de l'affiche, la farine jetée<br />
au visage. Ces thèmes sont révélateurs du<br />
sens de la fête.<br />
Le Collectif du Carnaval<br />
Un groupe de jeunes ouvriers d'élite:<br />
<strong>des</strong> cheminots, <strong>des</strong> électriciens et <strong>des</strong> imprimeurs,<br />
militent dans les syndicats et se<br />
retrouvent dans une Maison <strong>des</strong> Jeunes et<br />
de la Culture <strong>des</strong> faubourgs Sud de Strasbourg.<br />
Ces jeunes gens veulent faire<br />
connaître leur opinion sur la position marginale<br />
de l'Alsace, de même que sur le problème<br />
posé à Strasbourg par l'existence de<br />
faubourgs dialectophones et pauvres, à côté<br />
du centre-ville francophone et riche. Ils<br />
organisent à cet effet une exposition de photos<br />
à la Maison <strong>des</strong> Jeunes et de la Culture<br />
de leur quartier. Cette manifestation n'ayant<br />
éveillé aucun écho dans le centre-ville, les<br />
jeunes <strong>des</strong> faubourgs décident de se donner<br />
en spectacle à ceux qui les ont oubliés. Ils<br />
s'emparent d'un jour marqué, mais provisoirement<br />
libre, celui du carnaval, et d'un<br />
lieu dont ils sont évincés : le centre-ville. Ce<br />
passage à l'acte coïncide avec la rencontre<br />
du groupe initial et de deux animateurs<br />
socio-culturels bénévoles. Il semble ainsi<br />
que la fête soit issue de la collaboration de<br />
jeunes gens qui voulaient émettre un message<br />
avec ceux qui, par leur formation professionnelle,<br />
possédaient <strong>des</strong> schémas permettant<br />
le passage à l'acte.<br />
Le groupe initial s'est constitué en<br />
Collectif Carnaval. Au cours du temps, les<br />
jeunes prolétaires, fondateurs du groupe,<br />
ont acquis une formation d'animateur socio-culturel<br />
; ils ont été remplacés par <strong>des</strong><br />
chômeurs et <strong>des</strong> étudiants en rupture<br />
d'Université.<br />
Jusqu'en juin 1977, le Collectif négocie<br />
le parcours du cortège avec la Municipalité<br />
et gère le budget. Les fonds sont <strong>des</strong>tinés à<br />
la location <strong>des</strong> podiums, la sonorisation et<br />
le paiement <strong>des</strong> frais de déplacements<br />
d'orchestres bénévoles. Le Collectif refuse<br />
de demander une contribution aux commerçants<br />
comme le font les sociétés traditionnelles.<br />
Par contre, il reconnaît «la municipalité<br />
qui encaisse les impôts locaux»<br />
comme partenaire. Le Collectif lui réclame<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 42
<strong>des</strong> subsi<strong>des</strong> au nom de la culture populaire<br />
et dialectale, par opposition à «la culture<br />
élitaire que l'on produit dans <strong>des</strong> salles<br />
luxueuses et qui ne profite qu'à une partie<br />
de la population». Ce langage est entendu<br />
et la municipalité accordera 4 000 francs en<br />
1976, 6 000 francs en 1977.<br />
Dès la deuxième année, le Collectif<br />
Carnaval organise <strong>des</strong> ateliers de masques<br />
dans les divers quartiers de la ville. Il<br />
obtient la collaboration de différentes associations<br />
dont les animateurs ont été amenés<br />
à participer au Carnaval <strong>des</strong> Voyous et à<br />
cosigner les deman<strong>des</strong> adressées à la municipalité.<br />
Les associations assurent au<br />
Collectif une certaine représentativité auprès<br />
<strong>des</strong> autorités municipales. De plus, le<br />
jour de la fête, la présence <strong>des</strong> animateurs<br />
aux côtés <strong>des</strong> membres du Collectif joue un<br />
rôle régulateur. Elle a permis d'éviter la<br />
création d'un service d'ordre et de limiter<br />
les interventions de la police. Le Collectif,<br />
qui pour lui-même refuse toute forme d'institution,<br />
s'appuie sur <strong>des</strong> associations reconnues<br />
ou instaurées par l'Etat. Cependant,<br />
ces associations, qu'il s'agisse de<br />
Maisons <strong>des</strong> Jeunes et de la Culture, d'associations<br />
de jeunes travailleurs, de travailleurs<br />
étrangers ou d'handicapés moteurs,<br />
se proposent toutes <strong>des</strong> buts analogues<br />
à ceux du Collectif. Toutes, en effet,<br />
veulent réduire ou compenser l'inadaptation<br />
culturelle, économique ou sociale d'un<br />
groupe d'individus. Inversement, les associations<br />
traditionnelles, plus liées à une<br />
image figée de la société, sont restées en<br />
marge du Carnaval <strong>des</strong> Voyous.<br />
Les tracts<br />
Le Collectif édite <strong>des</strong> tracts et lance <strong>des</strong><br />
mots d'ordre en français et en dialecte. Il<br />
s'adresse aux mal-logés <strong>des</strong> quartiers périphériques,<br />
«aux paumés, à ceux qui sont<br />
seuls et aussi aux entassés... aux femmes<br />
seules... » Il les invite tous à venir dans la rue,<br />
pour faire un «carnaval gratuit et fait par<br />
vous-même.... Alli uf d'Stross fiïer d'Wackes<br />
Fasenacht, gratis und selbst gemacht. »<br />
Le Carnaval <strong>des</strong> Voyous se veut l'expression<br />
d'une culture populaire et dialectale.<br />
«Pas de celle de la télé ni de l'Opéra<br />
du Rhin, pas non plus la culture alsacienne<br />
folklorisée... c'est une autre authentique<br />
Alsace qu'il nous faut». Le Collectif invite<br />
les laissés pour compte de la société à <strong>des</strong>cendre<br />
dans la rue pour dire leurs rêves et<br />
leurs revendications, mais comme le carnaval<br />
traditionnel, la fête <strong>des</strong> Voyous limite<br />
son action au jeu et à la parole.<br />
La langue<br />
Des participants interpellent les passants<br />
en alsacien et ceux-ci, dans la joie ou la<br />
fureur, leur répondent dans la même langue.<br />
Le dialecte est ainsi, jusqu'en 1976, la<br />
langue du carnaval. Il faut dire que l'alsacien,<br />
langue d'une classe sociale humiliée,<br />
et d'une population souvent dominée, se<br />
prête particulièrement bien à la moquerie, à<br />
la dérision et à l'injure. Cette explosion<br />
d'une langue, habituellement refoulée, est<br />
liée aux inversions habituelles en temps de<br />
carnaval. Elle renvoie aux faits de la vie<br />
quotidienne et aux mécanismes qui ont<br />
chassé le dialecte de la vie officielle.<br />
En effet, la petite et moyenne bourgeoisie<br />
a toujours eu une attitude ambiguë à<br />
l'égard du dialecte. Au lendemain de la dernière<br />
guerre, cette classe sociale s'est ralliée<br />
à la culture française, qui seule permet la promotion<br />
sociale. Cependant, dans le même<br />
temps qu'elle cherche à se démarquer <strong>des</strong><br />
classes populaires, la bourgeoisie se réclame<br />
depuis un siècle d'une culture dialectale châtiée.<br />
Celle-ci est exhibée dans <strong>des</strong> lieux choisis<br />
sous la forme du théâtre dialectal et de la<br />
lecture publique de poèmes.<br />
Le singe de l'affiche<br />
De 1973 à 1977 les affiches du Carnaval<br />
<strong>des</strong> Voyous comportent toutes un singe<br />
blême sur fond noir. La tête du singe, semblable<br />
à une tête de mort, deviendra, à peine<br />
retouchée, le symbole de la lutte antinucléaire<br />
en Alsace.<br />
Sur l'affiche, l'animalité du singe est<br />
soulignée: il a les yeux fous, une langue<br />
démesurée, <strong>des</strong> dents pointues. Dans la version<br />
de 1977, il deviendra obscène. Les<br />
Alsaciens se plaisent à souligner que seule<br />
la parole distingue l'homme du singe. Le<br />
reproche qui leur est fait de ne posséder<br />
aucune langue de culture les conduit à se<br />
voir dans la position du singe. Ne parlant<br />
pas la langue (de la bonne éducation), ils<br />
feront la bête, et peut-être feront-ils peur.<br />
En 1974 et 1975, le singe omé d'une coiffe<br />
alsacienne made in Hong Kong dénonce<br />
une Alsace de pacotille <strong>des</strong>tinée aux touristes.<br />
La coiffe rouge et le poing levé rappellent<br />
les luttes politiques qui se <strong>des</strong>sinent<br />
à l'arrière-plan du carnaval.<br />
Le nom de la fête, Wackes Fasenacht, est<br />
devenu le symbole du carnaval. Il est lisible<br />
par tous, qu'ils comprennent le dialecte ou<br />
non. L'expression dialectale traduit cependant<br />
les revendications culturelles <strong>des</strong><br />
jeunes <strong>des</strong> faubourgs. La date, de son côté,<br />
est en français, peut-être par désir de ne pas<br />
limiter le message aux seuls dialectophones.<br />
La farine<br />
Au cours <strong>des</strong> carnavals successifs, les<br />
Voyous jettent de la farine au visage <strong>des</strong><br />
passants. Ce geste provoque la fureur <strong>des</strong><br />
classes moyennes. Dans une région où<br />
l'emprise de la religion est forte, la farine<br />
suscite les images du pain et du grain, ces<br />
aliments que le christianisme associe à la<br />
Résurrection et au retour <strong>des</strong> saisons. De ce<br />
point de vue, gaspiller la farine revient à<br />
transgresser un interdit. A ces raisons religieuses<br />
s'ajoutent <strong>des</strong> motivations psychologiques<br />
et économiques. En effet, les plus<br />
de quarante ans de l'époque ont connu la<br />
pénurie du temps de la guerre. Par les récits<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 43
de la génération précédente, les famines du<br />
passé étaient aussi présentes dans les<br />
esprits. Mais surtout, cette classe d'âge a<br />
fait siens les impératifs de la première phase<br />
de la révolution industrielle, en valorisant la<br />
production au détriment de la dépense. A<br />
force de travail et d'économie, elle s'est élevée<br />
au-<strong>des</strong>sus <strong>des</strong> ouvriers et <strong>des</strong> paysans.<br />
Elle considère ces derniers comme <strong>des</strong><br />
réprouvés dont elle interprète les difficultés<br />
comme la juste punition de débordements<br />
supposés. Entre 1950 et 1970, ce schéma a<br />
basculé à la suite de la baisse du pouvoir<br />
d'achat de la classe moyenne et de l'augmentation<br />
relative du niveau de vie <strong>des</strong><br />
ouvriers.<br />
La farine jetée au visage à l'occasion du<br />
Carnaval <strong>des</strong> Voyous a été perçue comme<br />
le rejet d'une échelle <strong>des</strong> valeurs que la<br />
bourgeoisie avait adoptée et tenté d'imposer<br />
aux classes populaires.<br />
initiative, rendue possible par une structure<br />
souple, est à l'origine de la crise qui conduira<br />
à la désintégration du Collectif au lendemain<br />
de la fête.<br />
Le Collectif invite les lycéens à organiser<br />
leur propre carnaval. Dès les premiers<br />
jours de février, un tract invite les élèves<br />
aux batailles de farine dans la rue, le jour du<br />
Mardi-Gras. Les écoliers procéderont à la<br />
Carnaval <strong>des</strong> Voyous<br />
quête d'oeufs et de petits gâteaux selon la<br />
comptine :<br />
KiecMe eriis ! Kiechle eriis !<br />
Des gâteaux, <strong>des</strong> gâteaux<br />
Oder ich Schla a Loch in 's Hiis !<br />
Ou je casse la maison !<br />
Au jour dit, les écoliers se rassemblent<br />
aux portes de leurs établissements et déli-<br />
Evolution du Carnaval<br />
<strong>des</strong> Voyous<br />
En 1973, lors du premier Carnaval <strong>des</strong><br />
Voyous, la jeunesse <strong>des</strong> faubourgs, déguisée<br />
et masquée, déferle au centre-ville.<br />
Les années 1974 et 1975 ont connu <strong>des</strong><br />
cortèges carnavalesques très politisés. Des<br />
banderoles en dialecte dénoncent le danger<br />
nucléaire et l'insalubrité <strong>des</strong> faubourgs.<br />
Elles malmènent les hommes politiques et<br />
les partis au pouvoir. En 1976, les banderoles<br />
ont disparu ; le Carnaval <strong>des</strong> Voyous<br />
se fait moins agressif et prend un aspect<br />
débonnaire.<br />
Carnaval 1977<br />
En 1977, la fête s'est fragmentée.<br />
Certaines associations ont organisé <strong>des</strong> carnavals<br />
de quartier et les relations entre les<br />
associations et le Collectif se sont relâchées.<br />
De plus, une minorité du Collectif décide<br />
d'étendre la fête sur plusieurs jours et d'y<br />
introduire <strong>des</strong> thèmes traditionnels. Cette<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 44
vrent les élèves <strong>des</strong> cours privés. Des tentatives<br />
de résistance se soldent par <strong>des</strong> projections<br />
d'oeufs et <strong>des</strong> dégâts matériels. Les<br />
écoliers défilent dans le centre-ville et lancent<br />
de la farine sur les passants. L'aprèsmidi<br />
de ce jour, les établissements scolaires<br />
sont officiellement fermés.<br />
Les mots d'ordre et les thèmes lancés par<br />
le Collectif ont été suivis dans la mesure où<br />
ils s'inscrivaient dans la problématique <strong>des</strong><br />
récepteurs. Les écoliers ont accueilli avec<br />
enthousiasme le déguisement et la vacance<br />
scolaire. Par contre, la quête obligatoire et<br />
la récitation de la comptine, dérivés d'un<br />
rite paysan (7) , supposaient une connivence à<br />
l'intérieur de la cité et la maîtrise du dialecte.<br />
Ces mots d'ordre n'ont pas été suivis par<br />
les enfants du centre-ville.<br />
Trois semaines plus tard, le Collectif<br />
lance les mots d'ordre du carnaval. Un scénario<br />
servira de trame à la fête : la veille au<br />
soir, <strong>des</strong> cortèges lugubres hanteront le<br />
quartier de la Cathédrale. Des personnages<br />
vêtus de noir, au masque grimaçant, portant<br />
<strong>des</strong> torches allumées, simuleront <strong>des</strong><br />
combats accompagnés de jets de suie. Le<br />
lendemain, le combat <strong>des</strong> Noirs et <strong>des</strong><br />
Blancs, de la suie et de la farine, s'achèvera<br />
par la victoire <strong>des</strong> Blancs, et la vie<br />
triomphera de la mort. Ces motifs sont surchargés<br />
de significations qui, à l'époque,<br />
hantaient les esprits. Le tract précise ainsi :<br />
«La mort, c'est l'ordre, l'injustice civile et<br />
militaire, le danger atomique.»<br />
Inversement, «les Blancs sont la vie, la<br />
lumière». Les Blancs, à l'opposé <strong>des</strong><br />
Noirs, ne véhiculent pas d'images précises<br />
liées au contexte politique et social ou à<br />
<strong>des</strong> projets d'avenir.<br />
Le samedi, à partir de vingt heures, la<br />
fête se déroule conformément au scénario<br />
prévu. Dans les rues avoisinant la Cathédrale,<br />
où <strong>des</strong> travaux sont en cours, les<br />
participants ramassent <strong>des</strong> pavés pour<br />
frapper rythmiquement <strong>des</strong> fûts métalliques.<br />
Ce martelage se poursuit jusqu'à<br />
induire la transe collective. Au cours de la<br />
nuit, <strong>des</strong> panneaux de signalisation sont<br />
arrachés et un rouleau compresseur endommagé.<br />
Le lendemain dimanche, les podiums<br />
<strong>des</strong>tinés aux orchestres bénévoles sont installés<br />
sur le parvis de la Cathédrale et sur les<br />
petites places de la vieille ville. Deux cortèges,<br />
un noir et un blanc, se forment au<br />
début de l'après-midi du dimanche et traversent<br />
la ville pour se disperser devant la<br />
Cathédrale. Entre trois et cinq mille personnes<br />
dansent, s'interpellent, lancent de la<br />
farine; <strong>des</strong> farandoles s'esquissent tandis<br />
que de petits groupes miment diverses<br />
scènes ; certains, par exemple, traînant <strong>des</strong><br />
poupées blafar<strong>des</strong>, «victimes de la centrale<br />
de Fessenheim», incarnent les survivants<br />
d'une catastrophe nucléaire.<br />
La farine vole, les orchestres jouent, la<br />
foule se déplace comme dans un rêve. Ce<br />
carnaval, à l'opposé <strong>des</strong> précédents, est<br />
muet et souriant. Les participants sont grimés<br />
(et non masqués), leurs déguisements<br />
sont peu élaborés.<br />
L'agressivité et le grotesque ont disparu<br />
du langage, <strong>des</strong> gestes, <strong>des</strong> vêtements.<br />
Carnaval 1977 a eu pour un jour un formidable<br />
rôle d'intégration. Il a attiré dans ses<br />
ron<strong>des</strong> toute une population mal insérée<br />
dans la société dominante : femmes seules,<br />
travailleurs immigrés, handicapés-moteurs<br />
déguisés en extra-terrestres, tous réunis<br />
dans un monde fraternel.<br />
Au lendemain de la fête, les commerçants<br />
et les habitants du centre-ville adressent<br />
<strong>des</strong> protestations véhémentes à la<br />
municipalité. Cette dernière rend les membres<br />
du Collectif responsables <strong>des</strong> dégâts et<br />
décide de ne pas financer le carnaval en<br />
1978. De son côté, le Collectif réuni une<br />
dernière fois au lendemain du carnaval,<br />
tente de faire un bilan. Certains participants<br />
désapprouvent le choix d'un scénario qu'ils<br />
trouvent trop directif, tous sont lassés par<br />
l'ampleur <strong>des</strong> démarches administratives et<br />
craignent une professionnalisation de leur<br />
activité carnavalesque. En conséquence, le<br />
Collectif décide de ne pas organiser de carnaval<br />
l'année suivante.<br />
Carnaval 1978<br />
En 1978, la fête diffère <strong>des</strong> précédents<br />
Carnavals <strong>des</strong> Voyous. <strong>Pour</strong> la première<br />
fois, le Collectif est entièrement renouvelé ;<br />
il comprend à présent de jeunes marginaux<br />
du centre-ville, habitant Strasbourg depuis<br />
quelques années seulement. Ils ne parlent<br />
pas le dialecte et sont indifférents aux problèmes<br />
régionaux.<br />
Alors que le nouveau Collectif prépare<br />
le carnaval, un conflit larvé oppose la jeunesse<br />
contestataire aux autorités qui ont<br />
déployé à deux reprises d'importantes forces<br />
de police dans le centre-ville (8) . Le Collectif<br />
veut faire du carnaval une réponse à<br />
cette situation. Par ailleurs, à la veille de la<br />
fête, certains commerçants du centre-ville<br />
tentent de la faire interdire, et de ce fait,<br />
raniment le conflit qui avait été à l'origine,<br />
du carnaval en 1973.<br />
Constitué à quelques semaines seulement<br />
de la fête, le Collectif adopte certaines<br />
pratiques mises au point au cours <strong>des</strong><br />
années précédentes. Il publie une affiche et<br />
<strong>des</strong> tracts, il fait appel aux associations, aux<br />
orchestres bénévoles et demande <strong>des</strong> autorisations<br />
à la municipalité.<br />
L'affiche de 1978 représente <strong>des</strong> silhouettes<br />
en négatif extraites d'un film en<br />
noir et blanc. Le singe aux yeux fous, et les<br />
mots Wackes Fasenacht, symbole du précédent<br />
Collectif, ont disparu.<br />
L'ancien Collectif s'adressait plus particulièrement<br />
à une partie défavorisée de la<br />
société, intégrée cependant par son travail<br />
ou par l'aide reçue, et craignait la violence<br />
<strong>des</strong> sous-prolétaires et <strong>des</strong> marginaux. En<br />
1978, les tracts «convoquent les couches<br />
populaires, la zone lumpen comprise, à participer<br />
de manière créative à l'enterrement<br />
de la déprime strasbourgeoise». Ils demandent<br />
«d'apporter de quoi faire de la musique...<br />
et de quoi se balancer sur la tron-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 45
che... farine, choucroute, petits pois, pavés,<br />
crème chantilly...» Les commerçants du<br />
centre-ville ne retiendront que les pavés et<br />
demanderont la protection de la police.<br />
Le Collectif tente de renouer les liens<br />
avec les associations. Toutefois, comme en<br />
1977, celles-ci organisent <strong>des</strong> carnavals de<br />
quartier et ne répondent pas aux appels du<br />
Collectif. Ce dernier sollicite une entrevue<br />
auprès de la Municipalité en vue d'obtenir<br />
l'autorisation d'organiser le carnaval. Les<br />
négociations n'aboutissent pas et le Collectif<br />
est informé que «le carnaval sera<br />
interdit si plainte est déposée contre lui».<br />
De plus, l'avance exigée pour la location<br />
<strong>des</strong> podiums et <strong>des</strong> installations électriques<br />
conduira le Collectif à renoncer à l'usage de<br />
ces installations.<br />
Ainsi, pour la première fois depuis la<br />
création du Carnaval <strong>des</strong> Voyous, la municipalité<br />
et les associations refusent leur<br />
appui au Collectif. Cette absence de soutien<br />
ajoutera ses effets à ceux du manque<br />
d'expérience <strong>des</strong> organisateurs.<br />
La fête, telle que nous l'avons observée<br />
au cours de la nuit du 4 au 5 mars, s'est<br />
déroulée de la façon suivante :<br />
Dès 20 h 30, quinze cents à deux mille<br />
personnes, répondant à l'appel du Collectif,<br />
étaient rassemblées sur la place de la<br />
Cathédrale. Au cours de la soirée, différents<br />
groupes de trois à quatre personnes ont incité<br />
par leur exemple la foule à commettre <strong>des</strong><br />
transgressions. Celles-ci ont pris trois formes<br />
que l'on va décrire, ainsi que la réponse<br />
de la foule.<br />
Transgressions appartenant<br />
à la tradition<br />
du Carnaval <strong>des</strong> Voyous<br />
Les charivaris, les farandoles, la farine<br />
jetée au visage, les feux sur la place<br />
publique ont été immédiatement adoptés par<br />
la foule. Ces manifestations ont été considérées<br />
comme <strong>des</strong> transgressions autorisées<br />
en temps de carnaval. De même que les<br />
années précédentes, l'adoption <strong>des</strong> transgressions<br />
autorisées a donné à chacun<br />
l'impression d'appartenir à une population<br />
homogène et fraternelle 1 *.<br />
Plus de la même chose<br />
Des noyaux d'initiateurs ont renouvelé<br />
la forme <strong>des</strong> transgressions autorisées au<br />
Carnaval <strong>des</strong> Voyous. Comme les transgressions<br />
précédentes, ces activités ont<br />
contribué à augmenter le bruit, la lumière,<br />
le vertige; elles se limitent au jeu et à la<br />
consumation, et restent étrangères au monde<br />
<strong>des</strong> marchands et de la consommation.<br />
Nous donnons l'exemple le plus caractéristique<br />
de ces transgressions, immédiatement<br />
reprises par la foule.<br />
Des jeunes gens pénètrent dans la<br />
Cathédrale et s'emparent de trois mille cierges<br />
qu'ils distribuent. La foule reste étrangère<br />
à l'action de pénétrer dans l'église et<br />
au chapardage. Par contre, les cierges circulent<br />
très rapidement de main en main et sont<br />
allumés, parfois avant d'être distribués. Des<br />
noyaux de quelques dizaines de personnes<br />
ont constitué <strong>des</strong> farandoles de porteurs de<br />
cierges.<br />
Certaines activités très spécialisées, suscitant<br />
elles aussi plus de bruit, de lumière et<br />
de vertige, nécessitaient <strong>des</strong> moyens ou <strong>des</strong><br />
facultés particulières. A cette catégorie<br />
appartiennent le lancer de pétards à l'aide<br />
de bombar<strong>des</strong>, l'ascension d'échafaudages<br />
placés contre la façade de la Cathédrale et<br />
le long d'immeubles en cours de réfection,<br />
ainsi que l'activité encore plus particulière<br />
<strong>des</strong> cracheurs de feu. Sans être imitées par<br />
la foule, ces activités contribuent à la liesse<br />
générale.<br />
Les transgressions parasites<br />
Certains incitateurs commettent <strong>des</strong><br />
transgressions étrangères à la fête carnavalesque.<br />
La foule rejette ces activités; sa<br />
réaction est modulée par l'ampleur de la<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 46
transgression. Ainsi une action mineure estelle<br />
accueillie avec une indifférence qui<br />
décourage les incitateurs, alors qu'une<br />
transgression majeure provoque la régression<br />
<strong>des</strong> activités antérieures, la perte de la<br />
cohésion de la foule et d'importants mouvements<br />
de départ.<br />
Le dépavage d'un coin de la place de la<br />
Cathédrale, entrepris par quelques jeunes<br />
gens clamant le mot d'ordre de Mai 68 :<br />
«Sous les pavés, la plage», est un exemple<br />
de transgression parasite mineure. Devant<br />
l'indifférence générale, les pavés sont abandonnés<br />
sur la chaussée. Cette tentative se<br />
résorbe ainsi sans autre effet sur la foule.<br />
Vers minuit, un jeune homme tombe <strong>des</strong><br />
échafaudages de la Cathédrale et se blesse<br />
grièvement. La rumeur dit que le jeune<br />
homme est mort. De longues minutes silencieuses<br />
s'écoulent avant que ne s'annoncent<br />
les notes lugubres de l'ambulance. L'avance<br />
de cette dernière est ralentie par la densité<br />
de la foule.<br />
La chute du jeune homme a fait passer le<br />
thème carnavalesque de la mort, du domaine<br />
de l'imaginaire à celui de la réalité. Le<br />
charme de la fête est rompu.<br />
Alors que la sirène de l'ambulance<br />
s'éloigne, cinq personnes armées de barres<br />
de fer procèdent à une transgression majeure<br />
en brisant les vitrines d'un magasin de<br />
souvenirs, d'une pâtisserie et d'un antiquaire.<br />
Leur geste est immédiatement condamné<br />
par les personnes les plus proches du lieu<br />
de l'incident. Les casseurs disparaissent.<br />
Des pavés volent et deux ou trois vitrines<br />
supplémentaires sont brisées à ce moment.<br />
La foule s'observe. La danse et les autres<br />
activités ont pratiquement cessé. Une fraction<br />
importante <strong>des</strong> participants quitte progressivement<br />
les lieux. La foule se défait et<br />
chacun retrouve son identité.<br />
Pendant un temps assez long, personne<br />
ne s'est approché <strong>des</strong> vitrines brisées. Un<br />
peu plus tard, toutefois, un petit groupe se<br />
met à jeter au feu les bibelots provenant du<br />
magasin de souvenirs. Une vingtaine de<br />
personnes les imitent. Dès le lendemain<br />
<strong>des</strong> faits, dans les interviews de presse,<br />
cette consumation d'objets sera interprétée<br />
par les commerçants comme un acte de<br />
pillage.<br />
La police, qui avait pris position dès le<br />
début <strong>des</strong> événements, intervient alors que<br />
les familles accompagnées de jeunes enfants<br />
et les personnes âgées ont quitté les<br />
lieux et qu'il ne reste que quatre cent cinquante<br />
personnes sur la place.<br />
Une dizaine de vitrines sont brisées à ce<br />
moment. La police garde à vue une quinzaine<br />
de personnes qui détenaient <strong>des</strong><br />
objets-souvenirs. Le lendemain, le carnaval<br />
est interdit dans le quartier de la<br />
Cathédrale.<br />
Les casseurs n'ont pas été identifiés.<br />
Selon certaines hypothèses, il se serait agi<br />
de provocateurs. Cependant, quelle que soit<br />
l'identité <strong>des</strong> casseurs, force est de constater<br />
que leur comportement n'a pas été suivi<br />
par la foule. Le carnaval limite son action à<br />
la consumation symbolique ; il rejette le lancer<br />
de pavés et le bris de vitrines, séquences<br />
qui appartiennent au scénario du pillage et<br />
de l'émeute.<br />
Six années consécutives, de 1973 à<br />
1978, le Carnaval <strong>des</strong> Voyous de Strasbourg<br />
a permis un déploiement exceptionnel<br />
de créativité et d'imagination. Cette<br />
expression ludique d'une volonté d'intégration<br />
sociale, de culture régionale et d'esprit<br />
critique, est issue de la rencontre de deux<br />
stratégies, celle d'un Collectif désireux<br />
d'investir le scénario carnavalesque pour<br />
émettre un message politique et celle d'une<br />
municipalité favorable à la renaissance<br />
d'une tradition rhénane.<br />
L'accord entre la municipalité et le<br />
Collectif était fondé sur un consensus de<br />
refus de la violence, inscrit dans une relation<br />
de force entre la cité policée et la jeunesse<br />
contestataire. La rupture de ce<br />
consensus a provoqué la disparition du<br />
Carnaval <strong>des</strong> Voyous.<br />
Notes<br />
1. Berce Y., Fêtes et Révoltes. Des Mentalités<br />
populaires du XVI e au XVIII e siècle. Hachette,<br />
1976, p. 18.<br />
2. Cerf E., Les Quêtes obligatoires du Lundi de la<br />
Pentecôte, <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la<br />
France de l'Est, n° 5, 1974, p. 160 et Signes et<br />
Symboles, au Théâtre Alsacien, <strong>Revue</strong> <strong>des</strong><br />
Sciences Sociales de la France de l'Est, n° 6,<br />
1975, p. 20.<br />
3. Baktine M., L'Oeuvre de François Rabelais et<br />
la Culture populaire au Moyen-âge et sous la<br />
Renaissance, Gallimard, 1970, p. 20.<br />
4. Notre présentation de la ville du Moyen-âge à la<br />
Renaissance, de la ville préindustrielle et de la<br />
société urbanisée rejoint les modèles proposés<br />
par Freitag M., De la ville-société à la ville<br />
milieu, Sociologie et Société, Presses Universitaires<br />
de Montréal, III, n° 1, mai 1971, p. 25 -<br />
57.<br />
5. Faure A., Paris Carême-prenant, du Carnaval à<br />
Paris au XIXe siècle, Hachette, 1978, p. 53.<br />
6. Cerf E., Carnavals en Alsace, Tradition, Evolution,<br />
Manipulation, <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la<br />
France de l'Est, n° 7,1978, p. 24 - 37.<br />
Cerf E., Le Carnaval <strong>des</strong> Voyous à Strasbourg,<br />
Ethnologie Française n° 12,1982, p. 178 -184.<br />
7. Cerf E., 1978 o.c, p. 16-20.<br />
Les quêtes d'oeufs telles qu'elles se déroulaient<br />
encore en 1977 dans certains villages du<br />
Kochersberg s'accompagnaient de la déclamation<br />
de variantes de la comptine suivante<br />
(Ittlenheim canton de Truchtersheim) :<br />
Do kumme d'Iuschtige Pfingschtbiiewe.<br />
Voici les joyeux gars de la Pentecôte<br />
Welle d'Eier vun de Pfingschte hole<br />
Ils viennent chercher les oeufs de la Pentecôte<br />
Eier eriïss Sortez les oeufs !<br />
Eier eriiss Sortez les oeufs !<br />
Odder m'r schicke Sinon nous enverrons<br />
De Marter in 's Hiebnerhiis. Le putois dans le<br />
poulailler !<br />
8. Le 17 décembre 1977, la police intervient assez<br />
violemment pour interdire la manifestation de<br />
protestation à l'occasion de l'attentat dirigé<br />
contre le Foyer Sonacotra. Les 21 et 22 janvier<br />
1978, deux mille cinq cents policiers quadrillent<br />
la ville en vue d'interdire le rendez-vous<br />
international <strong>des</strong> « Autonomes ». Les contrôles<br />
policiers incessants obligent «les jeunes en<br />
jean's et cheveux longs» à rester chez eux pendant<br />
deux jours.<br />
9. La cohésion d'une foule festive et fraternelle<br />
analogue à celle du Carnaval <strong>des</strong> Voyous est<br />
décrite par Faure A. o.c. p. 11.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 47
ZAFER SENOCAK<br />
Tradition et tabou<br />
Tous les tabous d'une culture gravitent<br />
autour de points fixes et d'éléments<br />
immuables de notre identité, autour<br />
de fragments d'un tableau et d'extraits d'un<br />
texte.<br />
Citer un texte, le découper, le morceler<br />
c'est faire l'éloge de la division, c'est couper<br />
un corps en deux, c'est bannir la totalité. Le<br />
texte joue avec les données de l'identité<br />
conçues comme pouvoir, il réduit à néant <strong>des</strong><br />
idées et <strong>des</strong> opinions. Le texte, une langue<br />
blessée. Le blessé aime-t-il sa blessure, aimet-il<br />
que l'on découpe sa langue?<br />
Quel espace de familiarité nous faut-il<br />
quand nous vivons à l'étranger? Dans quel<br />
univers de légen<strong>des</strong>, de mythes et de<br />
croyances propres à un peuple, à une culture,<br />
avons-nous besoin de nous réfugier, de<br />
nous abriter? Des récits de prophètes,<br />
<strong>des</strong> histoires de saints sont captés dans<br />
la langue maternelle. Celle-ci est reléguée<br />
à l'arrière-plan et réduite au rôle<br />
de langue mineure. Cette histoire est<br />
ensuite renvoyée dans <strong>des</strong> lieux jamais<br />
vus que seuls <strong>des</strong> photos et <strong>des</strong> rêves<br />
ont rendu familiers. Chaque étranger<br />
est passé par un conflit avec sa mère et<br />
passera par un autre avec son père. La<br />
mère est la gardienne de la langue, <strong>des</strong><br />
gestes. Le père est le protecteur de<br />
l'ordre; il défend les saints contre le<br />
blasphème, la foi et le prophète. Une<br />
voix intérieure demande à l'étranger de<br />
ne pas insulter sa propre origine même<br />
* Extraits d'Atlas <strong>des</strong> Tropischen<br />
Deutschland, Babel Verlag, Berlin, 1992.<br />
Zafer Senocak<br />
Ecrivain turc de langue allemande. Prix<br />
Chamisso, 1993.<br />
s'il est en pleine révolte. Cette voix le garde<br />
enchaîné jusqu'à ce que ses racines ne lui<br />
parlent plus. Elles se tairont, et tôt ou tard,<br />
ses sentiments aussi.<br />
Beaucoup de peine serait évitée si l'on<br />
extrayait les racines plus tôt, mais elles sont<br />
introuvables. Ce qui succède aux sentiments,<br />
c'est le cynisme de celui qui n'a pas<br />
d'abri, qui voyage sans répit d'un désir<br />
refoulé à l'autre. De la langue on a supprimé<br />
les tabous comme si l'on extrayait une<br />
dent pourrie. Le cynisme ne ressent aucune<br />
douleur. Les racines sont endormies. Rien<br />
n'est sacré. Les angoisses sont bannies à<br />
jamais. Et quand on ne parle pas <strong>des</strong> tabous<br />
on les enlève. La mère, à ce moment-là, est<br />
morte.<br />
Maxime Loiseau. Séries TVPictures.<br />
De combien de règles avons-nous besoin,<br />
de quelle Histoire, de quelles traditions ?<br />
L'histoire de chaque étranger s'achève<br />
au moment de sa naissance. Ceci le distingue<br />
<strong>des</strong> autres qui peuvent écrire euxmêmes<br />
leur Histoire. L'étranger, lui, écrit<br />
<strong>des</strong> histoires. Très souvent il ne fait que les<br />
raconter car la langue parlée est l'écriture<br />
de celui qui n'a pas d'abri.<br />
Quand on recherche une tradition, toute<br />
trouvaille semble ridicule, tout sentiment<br />
emprunté. Certains éléments sont simplement<br />
une couverture dont la génération suivante<br />
se débarrassera aussitôt. On ne sait<br />
jamais quand cette voix intérieure se remettra<br />
à parler, quand la chaîne se reconstruira<br />
ou si l'on entendra seulement du bruit autour<br />
d'un passé qui en réalité n'existe plus.<br />
Des bras s'agitent, la colère monte parce<br />
que la parole est absente. La violence ne<br />
mord plus. Les tabous sont les dents extraites.<br />
Montre-moi tes dents et je te dirai d'où<br />
tu viens. Les autochtones ont les dents aux<br />
pointes bien aiguisées, <strong>des</strong> incisives bien<br />
tranchantes avec <strong>des</strong> racines bien implantées.<br />
Quant aux étrangers, c'est exactement<br />
le contraire. Les racines pointues<br />
poussent vers l'intérieur et taillent dans<br />
la chair. Les incisives sont lisses et ne<br />
coupent pas.<br />
L'étranger ainsi identifié perd toute<br />
intimité. Il faut qu'il mette tout à nu:<br />
l'Histoire est la chaîne qui l'emprisonne.<br />
Il devient la cible <strong>des</strong> autres, l'ennemi-ami<br />
malgré lui. Il est coincé dans un<br />
système de relations d'où il n'y a pas<br />
d'issue possible.<br />
L'homme blanc le hait, car l'homme<br />
blanc a très peur de ne pas avoir de<br />
«Heimat», de petite patrie, d'où la<br />
souffrance de tous les expulsés, les<br />
remords pour tous ceux que l'homme<br />
blanc a expulsés. C'est l'Histoire dans un<br />
nomansland, qui navigue entre mémoire et<br />
conscience, Histoire oubliée, mais pas<br />
encore entièrement refoulée; et jamais<br />
aucune école de redressement n'y parviendra<br />
totalement.<br />
Traduction de Marianne Tan<br />
et d'Anny Bloch<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 50
MOHAMMED CHEHHAR<br />
Les «Versets sataniques»<br />
Une fable,<br />
un lien entre l'Orient et l'Occident<br />
Le roman «Les Versets<br />
sataniques» restera unique<br />
par l'ampleur de l'effet<br />
(Wirkung dirait Hans Jauss)<br />
produit immédiatement après<br />
sa publication, et du sens que<br />
lui octroie un large public.<br />
Probablement, peu de gens<br />
l'ont réellement lu, mais c'est<br />
l'un <strong>des</strong> paradoxes généré<br />
par l'impact et les<br />
conséquences imprévisibles<br />
de la diffusion <strong>des</strong> massmedia<br />
qui en citant certains<br />
passages ont fixé une image<br />
stigmatisée de ce récit chez<br />
le public.<br />
Mohamed Chehhar<br />
Laboratoire de Sociologie de la culture<br />
Européenne. Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>.<br />
c<br />
I est à la suite de quelques<br />
manifestations d'un certain<br />
nombre de groupes « islamistes<br />
activistesqu'un Etat condamne le<br />
romancier et un ayatollah édicté une fatwa<br />
(avis motivé en réponse à une question de<br />
doctrine posée à un théologien). Le <strong>des</strong>tin de<br />
ce récit de Rushdie fait l'objet d'un acharnement<br />
médiatique sous le label de « l'affaire<br />
Rushdie».<br />
Cette affaire devient un emblème, voire<br />
un prétexte dont les différents protagonistes,<br />
groupes de pressions, <strong>des</strong> représentants<br />
politiques, <strong>des</strong> artistes et <strong>des</strong> intellectuels<br />
s'emparent pour se positionner, ridiculiser<br />
ou exprimer un principe dans un face<br />
à face d'acteurs, qui se connaissent auparavant.<br />
Alors, on assiste à une mobilisation<br />
médiatique où l'on proférait de part et<br />
d'autres <strong>des</strong> slogans: «l'Occident mécréant»;<br />
«l'Islam barbare»; «la défense de la<br />
laïcité»; «la solidarité de la foi»; etc.<br />
Dans le champ intellectuel, l'occasion<br />
était donnée pour insister sur l'autonomie de<br />
la littérature mais aussi pour mettre à profit<br />
<strong>des</strong> problématiques particulières et ainsi se<br />
placer au mieux dans la concurrence. C'est<br />
ainsi que l'on a pu dénombrer trois positions<br />
principales: La première considérait que<br />
c'est le respect <strong>des</strong> droits de l'homme qui a<br />
été mis à l'épreuve (Guy Scarpetta), la<br />
seconde se limitait à l'invocation du droit<br />
international stipulant que Rushdie étant de<br />
nationalité britannique, son «affaire» devrait<br />
se traiter sur le plan <strong>des</strong> relations internationales<br />
(Claude Lefort), et la troisième<br />
insista sur la souveraineté de la littérature en<br />
avançant que «les Versets sataniques» sont<br />
étrangers à leurs conséquences, ce qui fait<br />
qu' «il n'y a pas lieu d'en plaider l'innocence<br />
face à ceux qui les accusent. Plaider leur<br />
innocence, c'est consentir malgré soi à la<br />
possibilité de leur culpabilité» (Michel<br />
Surya). En France, l'affaire devient l'enjeu<br />
de querelles de chapelles franco-françaises<br />
(2) . Dans le monde islamique, peu<br />
d'intellectuels se sont prononcés en faveur<br />
de la fatwa même parmi les Islamistes. En<br />
revanche concernant le récit de Rushdie l'on<br />
retrouve les mêmes camps : les défenseurs<br />
<strong>des</strong> «valeurs islamiques» et les avocats de<br />
«la liberté d'expression et l'instauration de<br />
la laïcité<br />
Même si l'on peut déplorer l'exploitation<br />
médiatique de «l'affaire Rushdie»,<br />
l'on ne peut guère faire abstraction du fait<br />
que le romancier reste condamné à mort,<br />
pire que cela, que sa liquidation physique<br />
est mise à prix par un Etat dans la «vie temporelle<br />
et celle de l'au-delà».<br />
Il est vrai que le roman s'est inscrit dans<br />
un horizon de référence tellement dense que<br />
le lecteur ou l'analyste n'est pas en mesure de<br />
construire à son propos une signification uni-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 51
voque. Si le roman échappe à toute interprétation,<br />
autre que plurielle, <strong>des</strong> passages peuvent<br />
et ont été «décontextualisés » à souhait.<br />
S'arracher par nécessité, par accident ou<br />
par plaisir à un espace auquel on s'est habitué,<br />
à la chaleur familière pour un autre, est<br />
un fait qui soumet toute personne à diverses<br />
pulsions, a de multiples brûlures d'interrogations<br />
et à la manifestation de plusieurs<br />
états d'âmes : le désir de retour, d'évasion,<br />
d'oubli, de souvenirs rythme la vie quotidienne<br />
de tout migrant.<br />
C'est en quelque sorte à cette situation<br />
que sont confrontés les deux personnages<br />
Saladin Chamcha et Gibreel Farishta, chacun<br />
traverse à sa manière l'épreuve du déracinement.<br />
Le premier finira par se réconcilier<br />
avec lui-même, par contre le deuxième<br />
deviendra la proie d'une extrême déchirure<br />
telle qu'il l'entreinera au suicide. De surcroît,<br />
leur déracinement est d'un genre particulier.<br />
Il est non seulement lié à un espace<br />
mais à une lucidité comme l'a bien relevé<br />
Claude Lefort : «... il n'y a déracinement<br />
que pour celui qui dans sa chair garde<br />
mémoire de lui-même, dont le désir de<br />
demeurer dans la proximité première de<br />
tout ce qui l'entoure est toujours contredit<br />
par un mouvement qu'il ne subit pas seulement<br />
mais naît aussi de lui»
oman «tente une reformulation totalement<br />
autre du langage, de la forme et <strong>des</strong> idées »<br />
et effectue ce que le mot anglais novel<br />
(roman) semble vouloir impliquer : voir le<br />
monde d'un oeil nouveau (9) .<br />
Dès la <strong>des</strong>cription de la vie <strong>des</strong> deux personnages<br />
à Bombay, le récit fait un clin<br />
d'oeil au titre, ainsi Gibreel, pour détourner<br />
son esprit du sujet de l'amour et du désir,<br />
étudiait <strong>des</strong> histoires dont une porte sur<br />
«l'incident <strong>des</strong> versets sataniques au début<br />
de la carrière du Prophète, et la politique du<br />
harem de Mahomet après son retour triomphal<br />
à la Mecque...» (p.35).<br />
L'incident <strong>des</strong> « Versets Sataniques» est<br />
bien connu dans la tradition islamique qui se<br />
penche sur les épiso<strong>des</strong> de la vie du Prophète.<br />
Al-Tabari, le grand commentateur du Coran<br />
rapporte l'histoire de la révélation et les circonstances<br />
de la sourate d'an-Nadjm<br />
(l'Etoile) et en donne même les diverses versions<br />
Tories, les Noirs choisirent tous de plein gré<br />
de porter les noms qu'on leur donnait en<br />
dérision; de même façon, notre escaladeur<br />
de montagne, le solitaire motivé par le prophète,<br />
va devenir celui qui fait peur aux<br />
enfants du Moyen Age, le synonyme du<br />
diable: Mahound» (p. 109).<br />
Il s'agit d'une «réappropriation» du langage<br />
<strong>des</strong> «adversaires». C'est ainsi que dans<br />
certains milieux, <strong>des</strong> jeunes de «seconde<br />
génération maghrébine» s'interpellent entre<br />
eux par le qualificatif «bougnoul» pour<br />
s'approprier ce mot d'insulte et le dépouiller<br />
de son sens péjoratif et «invectif ».<br />
Plusieurs autres passages du récit furent<br />
victimes d'accusations mensongères par le<br />
procédé de la décontextualisation : la scène<br />
<strong>des</strong> femmes du Prophète, les propos concernant<br />
Salman le Perse (compagnon du prophète)...<br />
Mais la place manque ici pour entamer<br />
un développement plus conséquent<br />
pour réfuter ces accusations.<br />
Comment lire le texte du roman de<br />
Salman Rushdie ? Quelle ligne discursive<br />
suivre parmi la pluralité <strong>des</strong> syntagmes possibles<br />
constituant la trame graphique signifiante<br />
du volumineux roman ?<br />
D'emblée, il est à faire remarquer que<br />
«Les Versets sataniques» font partie de ces<br />
textes de la littérature moderne, dont la facture<br />
narrative semble dès l'abord défier les<br />
velléités du parcours linéaire. Ce défi est relevé<br />
par un recours constant aux techniques de<br />
montage en alternance avec l'instabilité<br />
induite par 1'«instance narrative».<br />
En effet, le récit devient dans ce roman<br />
une configuration où interfèrent inopinément<br />
le fait divers, le propos symbolique ou<br />
mythique, le souvenir d'enfance, le motif<br />
historique, le signe politique...<br />
Il déconcerte à la première lecture <strong>des</strong><br />
pages d'ouverture mais il capte par le monde<br />
onirique et réel <strong>des</strong> deux personnages Gibreel<br />
et Chamcha, autour <strong>des</strong>quels se construit le<br />
roman. Il transporte par les multiples digressions<br />
réussies et voulues, à la manière de<br />
Laurence Sterne dans le fameux roman Vie<br />
et opinions de Tristram dont Rushdie revendique<br />
l'inspiration.<br />
Le roman s'ouvre par une chanson de<br />
Gibreel Farischta qu'il chante en <strong>des</strong>cendant<br />
du ciel: «<strong>Pour</strong> renaître (...) il faut d'abord<br />
mourir. Ho, hi ! Avant de se poser sur le sein<br />
de la terre, il faut d'abord voler. Ta- taa!<br />
Takadoum (signifie en arabe le Progrès) !<br />
comment sourire à nouveau si l'on ne veut<br />
pas pleurer d'abord? Comment remporter<br />
l'amour de celle qu'on aime, Monsieur, sans<br />
un soupir? Si tu veux renaître, baba....»<br />
(p. 13). Et c'est ainsi que tout au long de la<br />
partie intitulée: «l'ange Gibreel», le récit<br />
oscille entre la <strong>des</strong>cription entre la chute<br />
angélico-satanique et le rappel <strong>des</strong> souvenirs<br />
de la vie <strong>des</strong> deux personnages à Bombay. La<br />
prose dans ce premier mouvement se révèle<br />
riche d'antithèses qui se glissent entre les<br />
objets concrets et les chimères, semant <strong>des</strong><br />
illusions perdues parmi les ruines. Le ton<br />
Kafkaïen se manifeste par ce jeu d'antithèses.<br />
Et le narrateur de faire allusion à son<br />
identité surnaturelle en plaisantant: «Qui<br />
était l'auteur du miracle? De quel genreangélique,<br />
- satanique était la chanson de<br />
Farishta? Qui suis-je? Disons-le ainsi qui<br />
chantait le mieux ? » (p.20).<br />
Les rêves de Gibreel, les cauchemars qui<br />
«s'infiltrent dans sa vie éveillée «constituent<br />
les histoires secondaires qui pousse<br />
l'action en avant en sorte de contes rappelant<br />
l'emboîtement interminable <strong>des</strong> Mille<br />
et Une nuits.<br />
L'une de ces histoires forme le deuxième<br />
mouvement du récit: «Mahound». Il<br />
commence par l'évocation d'une souvenir<br />
d'enfance : un jour, sa mère « affectueuse »<br />
le qualifia de Chaytan (satan) car Gibreel<br />
s'était amusé à mettre les gamelles de viande<br />
musulmanes dont les parties réservées<br />
aux hindous non végétariens et ceci met les<br />
employés de bureau et les clients de sa mère<br />
hors d'eux. Et voilà que le narrateur par une<br />
digression, glisse une vision à la Cmanière<br />
de Cervantes: «Question: quel est le<br />
contraire de la foi? Pas l'incrédulité. Trop<br />
catégorique, certain, fermé. En soi une sorte<br />
de foi. Le doute» (p.108).<br />
En fait, on est appelé à se référer à la thématique<br />
de la «sagesse de l'incertitude», à<br />
la fois à un niveau ontologique et littéraire.<br />
Là s'annoncent les critères de la relativité et<br />
de l'ambiguïté qui à côté de la complexité et<br />
de la continuité - chaque oeuvre est la réponse<br />
aux oeuvres précédentes - constituent<br />
l'esprit de L'Art du roman, tel que Milan<br />
Kundera l'a bien relevé en désignant<br />
Cervantes comme l'un <strong>des</strong> grand-pères de<br />
cet esprit. En effet, Rushdie, en relativisant<br />
le «jugement moral suspendu» et en reconstituant<br />
à sa manière les événements de l'épisode<br />
<strong>des</strong> Versets sataniques, connus dans la<br />
tradition islamique relatée non uniquement<br />
par at-Tabarî mais aussi par Ibn Saâd et Ibn<br />
Ishâq, lève le voile sur un <strong>des</strong> problèmes qui<br />
entoure le Livre révélé et le Livre écrit,<br />
concernant le Coran. A la fin du deuxième<br />
mouvement l'on remarque qu'il s'achève par<br />
une autre inspiration cervantine à savoir le<br />
balancement entre un retour aux chimères et<br />
un rappel constant de la réalité implacable.<br />
C'est ainsi que Gibreel s'aperçoit qu' : «Il<br />
n'a aucun diable à renier. En rêvant, il n'arrive<br />
pas à les chasser» (p.144).<br />
Le troisième mouvement nous mène à<br />
Londres : Gibreel se trouve en la compagnie<br />
de la veuve Rosa Diamond qui lui raconte<br />
sa vie ; Chamcha est arrêté par la police. Le<br />
racisme en Angleterre sous le gouvernement<br />
de Margaret Thatcher est évoqué lors<br />
du long périple <strong>des</strong> mauvais traitements<br />
subis par Chamcha, qui devient «l'insecte<br />
sur le plancher du car de police » (p. 182). Et<br />
même l'hôpital passe pour complice dans<br />
cette affaire. Mais, c'est par l'art de la<br />
digression de Rushdie que cette situation est<br />
décriée: «Ils nous décrivent, chuchota<br />
l'autre d'un temps solennel. C'est tout. Ils<br />
ont le pouvoir de la <strong>des</strong>cription et nous succombons<br />
aux images qu'ils construisent»<br />
(p.188).<br />
Les histoires les plus vivantes sont celles<br />
d'un Imam et celles de l'épileptique Ayesha<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 54
qui jalonnent le quatrième mouvement.<br />
Celui-ci commence par une contemplation<br />
de Gibreel devant un immeuble qui le mena<br />
encore dans un rêve éveillé. Cette fois-ci, il<br />
voit «l'Imam barbu et enturbanné», qui<br />
occupe une chambre au quatrième étage de<br />
l'immeuble. La <strong>des</strong>cription de cet Imam est<br />
digne d'une satire à la façon de Jonathan<br />
Swift, usant du jeu de la parodie et de celui<br />
de la mystification: «L'Imam est l'ennemi<br />
<strong>des</strong> images. Quand il est entré, les tableaux<br />
ont glissé sans bruit <strong>des</strong> murs et quitté la<br />
pièce furtivement fuyant d'eux-mêmes la<br />
colère de sa muette désapprobation » (p.228).<br />
Le légalisme et la ritualité dont se revêt le<br />
dogmatisme religieux de cet Imam est traité<br />
avec ironie par le narrateur dans une veine<br />
satirique et en annonce déjà le son tragique.<br />
Le narrateur se focalise dans le portrait sur<br />
les rideaux de la chambre qui restaient fermés<br />
tout au long de la journée, car l'Imam a<br />
peur que le mal puisse se glisser dans<br />
l'appartement. Ce mal, c'est l'étrange,<br />
l'extérieur, la nation étrangère: «Dans les<br />
rares occasions où l'Imam sort prendre l'air<br />
de Kensington, au centre d'un carré formé<br />
par huit jeunes hommes portant <strong>des</strong> lunettes<br />
noires et <strong>des</strong> costumes où l'on distingue <strong>des</strong><br />
bosses, il croise les mains et les fixe <strong>des</strong> yeux,<br />
pour qu'aucun élément, aucune particule de<br />
cette ville haïe - cette fosse d'iniquités qui<br />
l'humilie en lui offrant un refuge, ce qui<br />
l'oblige à un sentiment de reconnaissance<br />
malgré sa luxure, son avarice et sa vanité -<br />
ne puisse lui tomber, comme une poussière,<br />
dans l'oeil» (p.228-229).<br />
Plusieurs Iraniens rapportent que Khomeini<br />
s'est reconnu dans ce portrait, ce qui<br />
l'aurait poussé à édicter sa fatw (11> . Outre<br />
l'opportunité d'attirer la sympathie <strong>des</strong><br />
musulmans Sunnites et Chiites, il savait que<br />
la guerre irano-irakienne avait détérioré son<br />
capital de légitimité spirituelle.<br />
Quant à la deuxième histoire, c'est celle<br />
d'une jeune fille visionnaire qui conduit<br />
tout le village de Tilipur (l'Inde) en pèlerinage<br />
à la Mecque. Un conte qui évoque le<br />
thème soufi de «l'immolation de la mite»,<br />
le récit de l'Exode (la promesse du partage<br />
<strong>des</strong> eaux de la mer d'Arabie devant les pèlerins),<br />
le suicide collectif de Guyana, et du<br />
mouvement activiste religieux dans lesquels<br />
les «fidèles» suivent un leader charismatique<br />
jusqu'à la <strong>des</strong>truction totale. Et<br />
le narrateur intervient en constatant : « Avec<br />
Mahound, il y a toujours une lutte; avec<br />
l'Imam, l'esclavage; mais avec cette fille, il<br />
n'y a rien. Gibreel est inerte, généralement<br />
endormi dans le rêve comme il est dans la<br />
vie» (p.257).<br />
Dans le cinquième mouvement, l'écriture<br />
emprunte les procédés du pidgin et du<br />
rap. Les voix s'entremêlent, l'évocation <strong>des</strong><br />
rencontres féminines <strong>des</strong> deux personnages<br />
est faite par touches successives. Le temps<br />
du récit n'est plus chronologique mais se<br />
compose de différents niveaux temporels<br />
(parallèles et entrecroisés) d'une conscience.<br />
Et le récit à la manière de Beckett dans<br />
Molly: «Il pleuvait...il ne pleuvait pas» qui<br />
devient chez Rushdie: «C'était ainsi, ce<br />
n'était pas ainsi, alors que l'incarnation de<br />
Saladin Chamcha dans le corps d'un<br />
diable...» (p.301). Dans ce mouvement,<br />
l'allusion à l'obsession sexuelle est abondante.<br />
L'écriture y devient langage cinématographique<br />
: « Les flash-backs, le champ et<br />
le contre-champ, il y a les plans en travelling<br />
tournant. N'oublions pas que Chamcha<br />
est «l'homme aux mille voix », il est un imitateur<br />
de génie qui fait <strong>des</strong> voix off dans les<br />
films publicitaires.<br />
Le sixième mouvement «Retour à la<br />
Jahilia» (Ignorance) raconte l'histoire de<br />
la mort du poète Baâl qui s'opposait à la<br />
Soumission que le prophète Mahound a<br />
réussi à imposer. Cette partie a attiré les<br />
foudres <strong>des</strong> islamistes. Baâl a rejoint, dans<br />
sa clan<strong>des</strong>tinité, un bordel et s'est marié à<br />
ses douze prostituées qui ont changé leur<br />
vrais noms pour porter chacune celui <strong>des</strong><br />
femmes de Mahound. Et c'est à ce moment<br />
là que le personnage Salman le Perse se<br />
révolte contre l'autorité de ce prophète.<br />
Aussi, parmi les raisons qui l'y ont poussé<br />
on dénombre: «C'est malsain (...). Toute<br />
cette ségrégation <strong>des</strong> deux sexes. Il ne peut<br />
rien en sortir de bon» (p.419). Il est vrai<br />
que le narrateur décrit à plusieurs endroits<br />
la condition <strong>des</strong> femmes et ses contes ressemblent<br />
à <strong>des</strong> paraboles, fables où les<br />
événements rapportés par la Bible, le<br />
Coran et différentes autres traditions sont<br />
interprétés: «Dans les temps anciens le<br />
patriarche Ibrahim vint dans la vallée avec<br />
Hagar et Ismaïl, leur fils. Ici, dans le désert<br />
sans eau, il abandonna Hagar. Elle lui<br />
demanda, cela peut-il être la volonté de<br />
Dieu? Il répondit, oui. Et il s'en alla, le<br />
salaud. Dès le début les hommes se sont<br />
servis de Dieu pour justifier l'injustifiable.<br />
Les voies de Dieu sont insondables, disent<br />
les hommes....» (p.111).<br />
Dans le septième mouvement; «L'Ange<br />
Azraeel», l'on retourne à l'entremêlement<br />
<strong>des</strong> voix coupées par <strong>des</strong> digressions dont<br />
le contenu prend une tournure non exempt<br />
de l'inspiration <strong>des</strong> pamphlets Le Mariage<br />
du Ciel et de l'Enfer et Les chants de l'expérience<br />
de William Blake. En effet, comme<br />
ce dernier qui voyait dans l'apocalypse une<br />
révélation, le narrateur répéta l'exclamation<br />
de Gibreel signalée au début du roman mais<br />
cette fois-ci, elle devient réflexion: «<strong>Pour</strong><br />
renaître, il faut d'abord mourir» (p.438).<br />
Le huitième retourne pour décrire le<br />
drame de la noyade <strong>des</strong> gens qui ont suivi<br />
la prophétesse Ayesha. Le neuvième clôt le<br />
récit par le retour de Chamcha auprès du<br />
père mourant à Bombay et le suicide de<br />
Gibreel à Londres.<br />
La fable, «Les Versets sataniques»,<br />
relève du burlesque, de la satire, de la remise<br />
en cause de certaines valeurs du dogmatisme<br />
religieux. L'ironie est mise en jeu<br />
dans le récit par <strong>des</strong> mécanismes chers à<br />
Rabelais : le déplacement, le prolongement,<br />
l'élaboration <strong>des</strong> contre-logiques et surtout<br />
l'amplification <strong>des</strong> logiques du monde réel.<br />
Ainsi, Hind la femme du maître de la<br />
Mecque dialogue avec Mahound : « -Tu es<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 55
le sable et je suis l'eau dit Mahound. L'eau<br />
balaie le sable.<br />
Et le désert absorbe l'eau, répond Hind.<br />
Regarde autour de toi» (p. 139).<br />
La satire pointe à l'endroit même où<br />
domine le tragique: «L'avion se casse en<br />
deux, comme une cosse libérant ses pois, un<br />
oeuf révélant son mystère. Deux acteurs, le<br />
fringant Gibreel, et Monsieur Saladin<br />
Chamcha, boutonné et aux lèvres pincées,<br />
tombaient comme <strong>des</strong> brins de tabacs d'un<br />
vieux cigare cassé» (p. 14).<br />
A côté <strong>des</strong> Mille et Une Nuits, l'inspiration<br />
orientale n'est pas absente. En glissant<br />
dans le récit, la formule en langue<br />
Arabe: «Kan ma KanXFi qadim azzaman...ce<br />
fut ainsi, ce ne fut pas ainsi, dans<br />
le temps d'autrefois... »(p. 162), on est<br />
devant le prologue <strong>des</strong> récits de la littérature<br />
<strong>des</strong> merveilles ('ajaïb), qui était un<br />
genre spécifique du fantastique, particulièrement<br />
florissant entre le huitème et neuvième<br />
siècle dans le monde Arabe. Dans<br />
cette littérature se côtoyaient le Prophète,<br />
le démon et l'ange (l2) .<br />
Le récit de Rushdie est un hymne du<br />
métissage, de l'hybridation, de l'impureté,<br />
du mélange et de la richesse du «choc <strong>des</strong><br />
cultures ». Son style, à la manière de James<br />
Joyce, se déploie dans une véritable épopée<br />
du langage : l'invention verbale et la richesse<br />
du vocabulaire puisent dans l'anglais littéraire<br />
mais aussi dans l'anglo-indien et<br />
celui <strong>des</strong> jeunes <strong>des</strong> faubourgs <strong>des</strong> gran<strong>des</strong><br />
cités de l'Angleterre. Le fait d'allier ces<br />
variétés de l'anglais crée une écriture en<br />
métamorphose permanente.<br />
Le roman est une réussite littéraire bien<br />
qu'on puisse lui reprocher les interminables<br />
digressions. Et quand Rushdie explique que<br />
la nouveauté provient de l'assemblage de<br />
petites choses, c'est ce qu'il fait par l'arrangement<br />
<strong>des</strong> scènes dans son roman en puisant<br />
par ci et par là. Ce faisant, avec un-vaet-vient<br />
entre le présent et le passé, il nous<br />
offre une fable explosive où se rencontrent<br />
les traditions culturelles, littéraires de<br />
l'Orient et de l'Occident. Certes, la réaction<br />
dans certains milieux est négative mais l'on<br />
peut d'ores et déjà entrevoir une réception<br />
plus large de ce roman, dans une décennie<br />
ultérieure. Elle sera, certainement, de nature<br />
à inaugurer un autre langage poétique.<br />
N'oublions pas que Ulysse, le récit de Joyce<br />
a été interdit en Angleterre lors de sa parution<br />
pour motif d'obscénité et même, plusieurs<br />
de ses exemplaires furent brûlés aux<br />
Etats-Unis. Il devint après la référence littéraire.<br />
Notes<br />
1. Ce sont les « Jamaâti-i-IsIami » (groupements<br />
islamiques) du Pakistan et de l'Inde qui ont rejeté<br />
en premier le roman. Certains de la communauté<br />
immigrée musulmane de l'Angleterre<br />
réclamaient que la loi contre le blasphème soit<br />
appliquée à l'Islam comme elle l'est déjà pour<br />
le christiannisme et le judaïsme.<br />
2. Guy Scarpetta, «Comment défendre Salman<br />
Rushdie ? » Le Monde, Mercredi 29 Décembre<br />
1993 p.2. (Où entre autres, il s'interroge sur le<br />
fait que les organisateurs du Forum du Carrefour<br />
<strong>des</strong> Littératures européennes de Strasbourg, ont<br />
jugé préférable de faire représenter la France par<br />
<strong>des</strong> philosophes et <strong>des</strong> sociologues en prenant<br />
soin de ne pas inviter les grands romanciers<br />
français. Ce Forum a consacré un hommage à<br />
Rushdie au mois de Décembre 1993).En réalité,<br />
dès le début deux équipes se sont acharnées à un<br />
monopole de la légitimité pour organiser le soutien<br />
à Rushdie : celle de la Règle du Jeu autour<br />
de Bernard-Henry Levy et celle du Carrefour.<br />
3. Voir le soutien exprimé par Cent intellectuels<br />
Arabes et Musulmans pour la liberté d'expression:<br />
<strong>Pour</strong> Rushdie, Paris, La Découverte/Carrefour<br />
<strong>des</strong> Littératures/COLIBRI,<br />
Décembre 1993.<br />
4. Humanisme et antihumanisme, hommage à<br />
Salman RUSHDIE, Esprit, Paris, Janvier 1992,<br />
p.60.<br />
5. Voir les autres anciens romans chez Stock.<br />
6. Al Azdi, Récits d'Abu-i- QASIMle Bagdadien,<br />
Paris, Sindhad, 1988.<br />
7. Monsour Bâcha, Muhammad, Youchchariou lin-Nâs<br />
Oua Yansa nafsah (Mahomet légifère<br />
pour les gens et s'en exempte). Dans ce pamphlet,<br />
l'auteur stipule que le Prophète n'a autorisé<br />
en matière de polygamie que quatre femmes<br />
alors que lui en avait plus.<br />
- Ali Adham, Limada Ana Moulhid (<strong>Pour</strong>quoi<br />
suis-je athé, voire Aamalouh al-Kâmila,<br />
Oeuvres Complètes.<br />
- Abou Ali Yasine, At-Tâlout ai-mouharam:<br />
dirâsâtfi ad-Dîn Wa ai-Gins wa Sirâ at-Tabaqi<br />
(la trinité interdite : étu<strong>des</strong> sur la religion, le sexe<br />
et la lutte de classe), Beyrouth, Dâr at-Talîa,<br />
1973.<br />
8. Pierre Pachet, «Les versets sataniques : Salman<br />
Rusdie et l'héritage <strong>des</strong> religions », Esprit, Paris,<br />
Janvier 1990, p.18.<br />
- Georges Haddad, voir ses déclarations dans :<br />
ARTE, Spécial Rushdie, Jeudi 17 février 1994<br />
à 20h40.<br />
9. Voir son entretien publié par The Indépendant<br />
du premier février 1990 repris par Libération du<br />
8 Février 1990.<br />
10. Mohammed Ben Djarir al-Tabari, Mohammed,<br />
sceau <strong>des</strong> prophètes, Paris Sindbad, 1983, p.91.<br />
Voire aussi son: TAFSIR (Commentaire du<br />
Coran), vol. 19,p.l31àl35.<br />
11. La fatwa de Khomeini ne fait pas l'unanimité<br />
même auprès <strong>des</strong> autorités religieuses Chiites.<br />
Ainsi, l'iranien l'Ayatollah Djalal Gangjéih a<br />
passé au crible le contenu de ce fatwa et ceci<br />
d'un point de vue théologique : voir le livre <strong>Pour</strong><br />
Rushdie, op. cit. p.144 à 150.<br />
12. Voir les explications sur ce genre littéraire dans<br />
l'ouvrage de: Malek Chebel, L'imaginaire arabomusuiman,<br />
Paris, P.U.F., 1993, pp. 216-222.<br />
Bibliographie<br />
Notre bibliographie peut être complétée<br />
par les références suivantes :<br />
- A propos <strong>des</strong> Versets Sataniques, Paris,<br />
Christian Bourgois, 1989.<br />
- Raphaël Aubert, «L'affaire Rushdie»,<br />
Paris, CerfxFi<strong>des</strong>, 1990 («bref»).<br />
- Léon Bercher, «L'apostasie, le blaphème<br />
et la rébellion dans le droit maialate»,<br />
<strong>Revue</strong> Tunisienne, n°30, 1923,<br />
p. 115 à 130.<br />
- «Blaphemey» (concept) in: The<br />
Encyclopedia of Religion, Editée par<br />
Mircea Eliade, Macmillan Publishing<br />
campany, 1987, pp. 238 à 245.<br />
- Esprit, Paris, Août-Septembre 1993.<br />
- Julien Freund, Faux raisonnements sur<br />
l'affaire Rushdie, in L'Analyste,<br />
Montréal, n °27, Automne 1989, p.56-57.<br />
- Salman Rushdie, Patries imaginaires,<br />
Essais et critiques, 1981-1991, Paris<br />
Christian Bourgeois, 1991.<br />
- Salman Rushdie, Les versets sataniques,<br />
Paris, Christian Bourgois Editeur, 1988.<br />
- Michel Surya, «Les Versets sataniques<br />
et la souveraineté de la littérature » in :<br />
Lignes, Paris, n°21, Janvier 1994,<br />
pp.223 à 227.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 56
ISABELLE BIANQUIS-GASSER<br />
Le blasphème<br />
et la fin du monde<br />
Ce texte n' a<br />
d'autre ambition<br />
que de rappeler quelques<br />
motifs inscrits<br />
dans la mythologie indo -<br />
européenne nous décrivant<br />
les aventures dramatiques<br />
qui se sont succédées au<br />
cours de la phase<br />
de création de l'Homme sur<br />
la terre. Et à partir<br />
de ces motifs de reprendre<br />
en partie les analyses<br />
de Jean Haudry.<br />
Il est <strong>des</strong> blasphèmes qui tuent ceux qui<br />
les profèrent, en particulier l'outrage<br />
par la révolte ou la désobéissance aux<br />
dieux. C'est ainsi que le premier blasphème<br />
de l'humanité a causé tout simplement sa<br />
perte. En effet la plupart <strong>des</strong> mythes indoeuropéens<br />
racontant l'apparition de l'homme<br />
dans la création du monde, nous apprennent<br />
que l'homme a vécu deux naissances<br />
successives.<br />
L'âge d'or<br />
La première est une naissance divine. La<br />
vie de l'homme est alors caractérisée par le<br />
Maxime Loiseau Séries TV Pictures.<br />
F- ? ïî!*! j! ..'- -<br />
bonheur et l'harmonie. Dans les métamorphoses<br />
Ovide décrit ce temps heureux au<br />
printemps éternel. (Métamorphoses, 1, v. 76<br />
et suiv.)<br />
«L'âge d'or fut semé, le premier qui sans<br />
répression, sans lois, pratiquait de lui-même<br />
la bonne foi et la vertu.... point de casques,<br />
point d'épées; sans avoir besoin de soldats,<br />
les nations passaient au sein de la paix une vie<br />
de doux loisirs. La terre aussi, libre de redevances,<br />
sans être violée par le hoyau, ni blessée<br />
par la charrue, donnait tout d'elle même<br />
... Le printemps était éternel et les paisibles<br />
zéphyrs caressaient de leurs tiè<strong>des</strong> haleines<br />
les fleurs nées sans semence. » (1> .<br />
Isabelle<br />
Bianquis-Gasser<br />
Institut d'Ethnologie- Laboratoire de<br />
Sociologie de la Culture Européenne<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994<br />
57
La chute<br />
Mais le scénario est invariablement le<br />
même... Les hommes n'ont pas su jouir correctement<br />
de ces bienfaits et ce thème de<br />
l'âge d'or décrit par nombre de poètes<br />
depuis Hésiode se termine toujours par la<br />
faute <strong>des</strong> hommes.<br />
Ovide fait succéder l'âge d'argent à<br />
l'âge d'or. Dans ce temps sont apparues les<br />
quatre saisons, obligeant les hommes à<br />
souffrir <strong>des</strong> chaleurs torri<strong>des</strong> et du froid glacial,<br />
et à entrer pour la première fois dans<br />
<strong>des</strong> maisons.<br />
Puis vint l'âge du bronze pire encore<br />
durant lequel commencèrent les combats.<br />
Enfin l'âge du fer quand l'homme «ne se<br />
contenta plus de demander à la terre féconde<br />
les moissons et les aliments qu'elle lui<br />
devait, mais il pénétra jusque dans ses<br />
entrailles ; On vit de rapines ; l'hôte ne se fie<br />
plus à l'hôte, ni le beau-père au gendre,<br />
même entre frères, la concorde devient rare ;<br />
l'époux médite la perte de l'épouse; l'épouse,<br />
celle de l'époux;... La piété est vaincue,<br />
foulée aux pieds ; loin de cette terre trempée<br />
de sang se retire, la dernière, après tous les<br />
immortels, la vierge Astrée». (1)<br />
Alors les dieux se fâchent, annulent cet<br />
âge d'or et provoquent généralement par le<br />
déluge un anéantissement général, épargnant<br />
en fin de compte un homme ou un<br />
couple qui sera à l'origine de la seconde<br />
naissance <strong>des</strong> hommes.<br />
Une très belle illustration de la fin de<br />
cette première époque et du début de la<br />
seconde nous est livrée par le mythe de<br />
Pyrrha et Deucalion.<br />
Le déluge a recouvert la terre de mer.<br />
Une seule montagne a été épargnée et garde<br />
sa cime élevée jusqu'au ciel, il s'agit du<br />
Parnasse.<br />
C'est au pied du Mont Parnasse que va<br />
accoster le seul couple survivant de cette<br />
catastrophe. Survivant car vertueux et soucieux<br />
de justice. Il s'agit de Deucalion et de<br />
sa compagne Pyrrha.<br />
Mais voyant le vide et le silence qui<br />
régnent autour d'eux, Deucalion et Pyrrha<br />
fondent en larmes. Ils cherchent alors à<br />
implorer la divinité se tournant dans la direction<br />
du sanctuaire de la déesse Thémis.<br />
La déesse est touchée par leur prière<br />
dans laquelle ils demandent comment ils<br />
pourront réparer la perte de leur race, et rend<br />
l'oracle suivant : «Eloignez vous du temple,<br />
voilez vous la tête, détachez la ceinture de<br />
vos vêtement et jetez derrière votre dos les<br />
os de votre grand mère».<br />
Deucalion trouve le premier le sens de<br />
l'oracle, comprenant que la terre symbolise<br />
la grand mère, les pierres symbolisent les os<br />
de la terre. Le couple décide de suivre cette<br />
interprétation : «Ils s'éloignent, se voilent la<br />
tête, dénouent leur tunique et comme ils en<br />
ont reçu l'ordre lancent <strong>des</strong> pierres derrière<br />
leurs pas. Ces pierres perdent leur dureté et<br />
leur apparence rigide, elles s'amollissent<br />
peu à peu et en s'amollissant, prennent une<br />
nouvelle forme. Puis elles s'allongent, leur<br />
nature s'adoucit et on peut reconnaître<br />
jusqu'à un certain point, quoique vague<br />
encore la figure humaine telle qu'elle commence<br />
à sortir du marbre, à peine ébauchée<br />
et toute pareille aux statues imparfaites. La<br />
partie de ces pierres où quelques sucs<br />
liqui<strong>des</strong> se mêlent à la terre devient de la<br />
chair, ce qui est solide et ne peut fléchir se<br />
change en os, ce qui était veine de la pierre<br />
subsiste sous le même nom. Dans un bref<br />
espace de temps comme l'avaient voulu les<br />
dieux, les pierres lancées par les mains masculines<br />
devinrent <strong>des</strong> hommes, et le sexe<br />
féminin dut une nouvelle vie à celles qu'une<br />
femme avait jetées. Voilà pourquoi nous<br />
sommes une race dure, à l'épreuve de la<br />
fatigue».<br />
Ce thème rapporté ainsi par Ovide se<br />
retrouve sous <strong>des</strong> formes différentes de<br />
façon plus générale dans tout le monde<br />
indo-européen. Que ce soit la forme du<br />
poème d'Athranasis, le plus complet <strong>des</strong><br />
poèmes sumériens qui raconte comment les<br />
hommes à un moment se rendent insupportables<br />
aux dieux. Surgit alors un héros, le<br />
plus sage, qui sauvera l'humanité en particulier<br />
du déluge. Ou encore sous la forme<br />
de la légende d'Ymir dans la mythologie<br />
Scandinave. Là il est question de l'âge d'or<br />
durant lequel le divertissement par excellence<br />
est le jeu de hasard. Mais ce temps ne<br />
peut durer, intervient alors un événement<br />
dramatique, en relation directe avec un parjure.<br />
Toute une série de récits différents<br />
annoncent ce moment de rupture, suivi d'un<br />
cataclysme, disparition de la terre sous la<br />
mer, ou encore embrasement universel:<br />
l'apocalypse.<br />
Jean Haudry a ramené à quatre les catastrophes<br />
du monde :<br />
- un hiver auquel, seuls, un héros et les<br />
siens survit,<br />
- l'obscurité qui se manifeste par la disparition<br />
<strong>des</strong> astres (soleil, lune, étoiles),<br />
- l'inondation ou déluge,<br />
- l'incendie universel.<br />
Passé ce cataclysme, un ordre nouveau<br />
est rétabli; mais ce n'est plus le même.<br />
L'action répressive <strong>des</strong> dieux va obliger les<br />
hommes à travailler, à peiner.<br />
Ce temps de Zeus, celui que nous vivons<br />
est le pendant du temps de Cronos premier<br />
temps idyllique dont nous parle Platon.<br />
Le monde sort d'un paradis perdu, il ne<br />
le retrouvera plus pour certains mythes,<br />
pour d'autres un jour viendra où les hommes<br />
connaîtront à nouveau un âge d'or.<br />
Deux doctrines sont à la base de ces<br />
cycles cosmiques. Il existe une orientation<br />
traditionnelle dans les cultures primitives<br />
pour laquelle le temps cyclique se régénère<br />
périodiquement à l'infini et une orientation<br />
moderne pour laquelle le temps fini est fragment<br />
entre deux infinis atemporels. Dans le<br />
premier cas l'âge d'or est répétable une infinité<br />
de fois, dans le second cas il n'y a eu<br />
qu'un âge d'or.<br />
Chez les Iraniens, les Juifs ou les chrétiens<br />
l'histoire n'est pas répétable, elle est<br />
limitée. Dans cette conception linéaire du<br />
temps, il y a une fin unique suivie d'une<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 58
création nouvelle. Par exemple dans la religion<br />
chrétienne, la prophétie de la Rédemption<br />
est quelque chose de tout à fait différent<br />
du temps <strong>des</strong> origines. Il y aura un salut<br />
de l'humanité mais l'homme doit s'y préparer<br />
afin de faire partie <strong>des</strong> saints de ce<br />
dernier temps. Dans ce cas le comportement<br />
actuel de l'homme est décisif pour son salut<br />
futur.<br />
Finalement la question est la suivante :<br />
pourquoi les hommes pourtant nantis par les<br />
dieux aux origines n'ont pas été capables de<br />
préserver leur vie au Paradis.<br />
Les travaux de Mircéa Eliade et de Jean<br />
Haudry permettent de mieux cerner les différents<br />
niveaux d'interprétation de ces<br />
mythes.<br />
Le mythe a une fonction précise, celle<br />
d'expliquer la création du monde et de fournir<br />
<strong>des</strong> éléments de réponse et de compréhension<br />
de la condition <strong>des</strong> hommes.<br />
L'homme sur la terre vit dans une situation<br />
tout à fait précaire et toute sa vie il<br />
oscille entre l'ordre et le désordre. Dualisme<br />
fondamental car à tout instant l'équilibre<br />
peut être rompu, le désordre majeur<br />
trouvant son expression dans le cataclysme<br />
cosmique.<br />
Les mythes de création puis d'anéantissement<br />
du monde rendent compte de l'existence<br />
du mal c'est-à-dire de l'imperfection<br />
de la création.<br />
Un Dieu fatigué<br />
Mircéa Eliade trouve dans <strong>des</strong> mythes<br />
populaires d'Europe Sud orientale, l'image<br />
d'un dieu fatigué après la création et qui va<br />
laisser s'achever l'oeuvre par un auxiliaire,<br />
le diable par exemple, pendant que lui se<br />
retire au ciel.<br />
Dans le folklore roumain ce dieu lointain<br />
joue un rôle capital «l'éloignement de Dieu<br />
trouve sa justification immédiate dans la<br />
dépravation de l'humanité. Dieu se retire au<br />
ciel car les humains ont choisi le mal et le<br />
péché. »
épreuves (par l'eau ou par le feu) qui permettent<br />
à <strong>des</strong> héros de traverser la mort et<br />
d'atteindre une vie nouvelle. Mais en raison<br />
de l'homologie existant entre le cycle cosmique<br />
et le cycle annuel, atteindre une vie<br />
nouvelle est à mettre en parallèle avec le fait<br />
d'entrer dans la belle saison. Les épreuves<br />
du déluge ou du feu permettent à l'homme<br />
de rejoindre la lumière de la belle saison,<br />
symbole elle même de l'immortalité.<br />
La fin de l'âge d'or ne peut trouver son<br />
origine que dans la colère <strong>des</strong> dieux et cette<br />
colère ne peut être provoquée que par le<br />
blasphème ; le mythe éclaire alors sous une<br />
forme narrative un événement qui ne peut<br />
trouver autrement de justification, la nuit<br />
succède immanquablement au jour...<br />
Le mal et la mort ne peuvent pas être nés<br />
avec le monde, ils sont là par accident. Et<br />
c'est une transgression qui engendre le moment<br />
fatal de la rupture avec le monde divin.<br />
Mais le drame n'est pas définitif, la<br />
cause n'est pas perdue à jamais. Et les<br />
hommes face à la définition du temps se<br />
situent dans une perspective optimiste. La<br />
conception cyclique indique qu'après la<br />
<strong>des</strong>truction se fera une reconstruction à<br />
l'image du premier âge d'or. Ici l'eschatologie<br />
emprunte aux mythes de création ses<br />
modèles. Le temps à venir sera le même que<br />
le temps premier.<br />
Par contre dans la conception historique,<br />
du drame cosmique surgira le Royaume de<br />
Dieu.<br />
«Puis je vis un ciel nouveau et une terre<br />
nouvelle ; car le premier ciel et la première<br />
terre avaient disparu, et la mer n'était plus ».<br />
(Apocalypse v. 21.1)<br />
Ainsi, partout l'homme, pour supporter<br />
l'histoire ressent un besoin profond de<br />
domestication de l'avenir. Dans le passé,<br />
les hommes <strong>des</strong> sociétés traditionnelles ont<br />
accepté le malheur parce que les événements<br />
historiques étaient considérés<br />
comme l'expression d'une succession<br />
d'archétypes. Au cours de l'histoire, <strong>des</strong><br />
mouvements ont suscité la résurgence de<br />
projets de société ou de projets «folkloriques»<br />
s'inscrivant dans un retour à l'âge<br />
d'or. Aujourd'hui dans nos sociétés occidentales,<br />
devant la disparition de références<br />
à ces archétypes, face à l'atténuation<br />
du sentiment religieux, la futurologie<br />
semble avoir pris le relais.<br />
Bibliographie<br />
Eliade (Mircéa), «De Zalmoxis à<br />
Gengis-Khan» Paris, Payot,» 1970,252<br />
pages.<br />
Haudry ( Jean), «La religion cosmique<br />
<strong>des</strong> Indo-Européens» Paris, Arche, Les<br />
Belles Lettres, 1987, 329 pages.<br />
Ovide, «Les métamorphoses», Paris,<br />
Gallimard, Folio, 1992, 620 pages.<br />
Léger (Louis), «La mythologie Slave,»<br />
Paris, Ernest Leroux,1901, 248 pages.<br />
Ravignant (R), Kielce(A), «Cosmogonies<br />
- Les grands mythes de création<br />
du monde», Le Mail, 1988,160 pages.<br />
Notes<br />
1. Astrée : déesse de la Justice<br />
2. Eliade ( M): De Zalmoxis à Gengis-Khan<br />
page 93<br />
3. Eliade (M): De Zalmoxis à Gengis-Khan<br />
page 129<br />
4. Haudry (Jean), La religion cosmique <strong>des</strong> Indo-<br />
Européens, page 285<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 60
FREDDY RAPHAEL • GENEVIEVE HERBERICH-MARX<br />
Une croisade de<br />
purification culturelle<br />
Les autodafés du solstice d'hiver<br />
dans l'Alsace annexée (1940)<br />
Cette liberté [de l'architecture médiévale]<br />
va très loin. Quelquefois un portail, une<br />
façade, une église tout entière présentent un<br />
sens symbolique absolument étranger au<br />
culte, ou même hostile à l'Eglise. Dès le xnt<br />
siècle Guillaume de Paris, Nicolas Flamel<br />
au xv, ont écrit de ces pages séditieuses.<br />
Saint-Jacques-de-la-Boucherie était toute<br />
une église d'opposition.<br />
La pensée alors n 'était libre que de cette<br />
façon, aussi ne s'écrivait-elle tout entière<br />
que sur ces livres qu 'on appelait édifices.<br />
Sans cette forme édifice, elle se serait vue<br />
brûler en place publique par la main du<br />
bourreau sous la forme manuscrit, si elle<br />
avait été assez impudente pour s y risquer.<br />
Victor HUGO, Notre-Dame de Paris,<br />
édit. Garnier, p. 214-215.<br />
Dis-moi quels livres tu fréquentes,<br />
et je te dirai qui tu es.<br />
Toi l'Alsacien, agis en conséquence!<br />
Paul SCHALL,<br />
Strassburger Neueste Nachrichten (1> ,<br />
14/12/1940.<br />
Freddy Raphael, Geneviève Herberich-Marx<br />
Facultés <strong>des</strong> Sciences <strong>sociales</strong>. Laboratoire<br />
de sociologie de la culture européenne.<br />
Le 2 décembre 1940, lors du solstice<br />
d'hiver, dans les principales cités<br />
d'Alsace telles que Strasbourg,<br />
Colmar, Mulhouse, mais aussi dans les<br />
bourga<strong>des</strong> de moindre importance comme<br />
Erstein, Drusenheim, Molsheim, Mertzwiller...,<br />
on a détruit à la lumière <strong>des</strong><br />
flambeaux, selon un rituel identique, les<br />
ouvrages pernicieux et délétères <strong>des</strong> écrivains<br />
français, juifs, marxistes, ainsi que ceux <strong>des</strong><br />
émigrés allemands. Dans le seul arrondissement<br />
de Haguenau six feux sont allumés<br />
(à Haguenau, Bischwiller, Soufflenheim,<br />
Niederbronn, Drusenheim et Mertzwiller) ;<br />
onze autodafés ont lieu dans l'arrondissement<br />
de Saverne (Saverne, Marmoutier, Dettwiller,<br />
Bouxwiller, Obermodern, Ingwiller, La<br />
Petite-Pierre, Lohr, Drulingen, Diemeringen<br />
et Sarre-Union).<br />
Nous avons entrepris de cerner l'importance<br />
prise par l'autodafé dans la mémoire<br />
<strong>des</strong> Alsaciens. Présence, esquive ou bien<br />
oubli? L'extrême rareté d'une mention<br />
spontanée de cette épreuve nous a étonnés.<br />
S'agirait-il d'une mémoire honteuse, qui a<br />
été jusqu'à oblitérer ce qui, d'une certaine<br />
façon, l'importune? Est-ce une démission<br />
sous l'emprise de la peur, plus que de la<br />
conviction, qu'il est difficile d'intégrer?<br />
A de rares reprises se sont manifestées,<br />
lors de notre enquête, <strong>des</strong> réactions qui relèvent<br />
à la fois d'une intimidation et d'une<br />
prudence voisinant la lâcheté. «<strong>Pour</strong>quoi<br />
vous intéressez-vous à cela ?» nous a-t-on<br />
dit. «C'est trop frais. C'est trop tôt pour en<br />
parler. Vous aurez <strong>des</strong> histoires » affirme un<br />
témoin aujourd'hui très âgé.<br />
La mise au pas<br />
C'est en juin 1940 que débute l'annexion<br />
de fait de l'Alsace par l'Allemagne<br />
nazie, qui entreprend immédiatement de<br />
«regermaniser» l'ancien Reichsland. Avec<br />
zèle et détermination, l'administration civile<br />
qui se confond au sommet de la hiérarchie<br />
avec le Parti, s'appuyant sur la police<br />
et l'armée, s'emploie à «extirper tout le<br />
fatras français » (Entwelschung). Dans cette<br />
entreprise de rééducation culturelle, méthodique<br />
et implacable, la mise au pas de la<br />
politique du livre constitue une étape<br />
importante. On entend éliminer tous les<br />
livres français, ainsi que ceux qui vont à<br />
rencontre de l'oeuvre de régénération initiée<br />
par le National-Socialisme, qu 'il s'agisse<br />
<strong>des</strong> ouvrages d'opposants allemands, de<br />
Juifs, de Marxistes... Une traque systématique<br />
est mise en place afin de «purifier»<br />
les bibliothèques municipales, scolaires et<br />
privées, ainsi que les librairies, de la présence<br />
de cette production «nuisible», qui<br />
avait pour but de pervertir et d'empoisonner<br />
(Gift) l'âme alsacienne.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 61
L'organigramme de l'administration civile<br />
et militaire mise en place par les Nazis dans<br />
une bourgade alsacienne de dix mille habitants<br />
(Guebwiller) est significatif du maillage<br />
et du réseau serré de contrôle, <strong>des</strong>tinés à<br />
encadrer la population. Trois jours à peine<br />
après l'arrivée d'une patrouille composée<br />
d'un officier et d'une douzaine de soldats,<br />
le 18 juin 1940, se mettent en place :<br />
- une Ortskommandatur, un commandement<br />
militaire,<br />
- un Landkommissar, un sous-préfet allemand,<br />
- un Stadtkommissar, un maire allemand,<br />
auxquels viennent s'adjoindre quarante<br />
fonctionnaires allemands. En même temps, le<br />
«Parti» étend son réseau. Dès le mois de<br />
juillet, un Kreisleiter, un chef d'arrondissement,<br />
s'installe dans une villa réquisitionnée,<br />
suivi d'un Ortsgruppenleiter, responsable au<br />
niveau de la localité. La bourgade est divisée<br />
en deux Ortsgruppen, celui de la Ville Basse<br />
et celui de la Ville Haute. Chacun de ces districts<br />
est lui-même fractionné en plusieurs<br />
Zellen (cellules), avec chaque fois un responsable<br />
(Zellenleiter) pour mille à deux mille<br />
personnes ; les cellules sont elles-mêmes divisées<br />
en Block (îlots) avec leur Blockleiter responsable<br />
d'un pâté de maisons ou d'un quartier<br />
comprenant de quarante à soixante ménages.<br />
A cette toile dense s'ajoute le réseau<br />
serré que tissent les nombreuses formations<br />
de la N.S.D.A.P. (National -Sozialistische<br />
Deutsche Arbeiter Parteî) :<br />
- les SA et les ss,<br />
- la NSKK (N.S. Kraftfahrer Korps regroupant<br />
ceux qui étaient intéressés par la<br />
mécanique auto),<br />
- la NSFK (N.S. Flieger Korps pour les amateurs<br />
d'avion),<br />
- la NSKOV (N.S. Kriegsopferverband qui<br />
regroupe les victimes de la guerre),<br />
- la NSKB (N.S. Krieger Bund, l'union <strong>des</strong><br />
anciens combattants), sans oublier les<br />
mouvements de jeunesse, notamment les<br />
Jungvolk ou Pimfe (jeunes garçons de<br />
10 à 14 ans), la Hitler-Jugend (la Jeunesse<br />
hitlérienne), et le Bund Deutscher<br />
Mädel (mouvement pour les jeunes filles<br />
de 10 à 18 ans). Quant à la DAF<br />
(Deutscher Arbeitsfront, le Front du tra-<br />
Dessin inédit de Tomi Ungerer. © Collection Tomi Ungerer <strong>des</strong> Musées de Strasbourg, photographie Geneviève Engel<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 62
vail), elle regroupe obligatoirement tous<br />
ceux qui étaient employés dans une<br />
même entreprise, la cotisation étant prélevée<br />
automatiquement sur la fiche de<br />
paye. Un organisme unique, Kraft durch<br />
Freude (La force par la joie) prit en main<br />
l'organisation <strong>des</strong> loisirs, et chaque<br />
entreprise dut acquérir un certain<br />
nombre de billets pour les remettre gracieusement<br />
à ses employés.<br />
La prise en main et le contrôle idéologique<br />
du réseau scolaire furent aussi<br />
contraignants : les postes de responsabilité<br />
furent confiés à <strong>des</strong> enseignants du Pays de<br />
Bade, tandis que les instituteurs alsaciens<br />
furent soumis à un stage de «rééducation »<br />
(Umschulung) en Allemagne. Dans les<br />
grands établissements on nomma un Schulkommissar.<br />
La politique du livre<br />
Dans le système de mise au pas idéologique<br />
la politique du livre devait jouer un<br />
rôle significatif. Les autorités étendent méthodiquement<br />
leur réseau de surveillance et<br />
de contrôle ; elles demandent <strong>des</strong> comptes<br />
aux directeurs <strong>des</strong> hôpitaux, <strong>des</strong> hospices de<br />
vieillards et de sanatoriums où se trouvent<br />
<strong>des</strong> bibliothèques. Dans le cadre de «l'extirpation<br />
de l'esprit dégénéré français»<br />
(Entwelschung) et de «l'assainissement»<br />
(Säuberung) <strong>des</strong> bibliothèques <strong>des</strong> hôpitaux<br />
et <strong>des</strong> hospices, une circulaire du<br />
1 er avril 1941 (Ziwilverwaltung, n°19552)<br />
allègue la réintroduction de la «langue<br />
maternelle» (Muttersprache) en Alsace<br />
pour demander l'éloignement <strong>des</strong> livres<br />
«français et d'esprit non-allemand» (ihrem<br />
Geist nach undeutschem Schrifttum). II est<br />
toutefois précisé que dans les établissements<br />
importants les ouvrages ou manuscrits<br />
français précieux ayant une valeur<br />
scientifique ou culturelle seront saisis et<br />
livrés aux responsables de l'administration<br />
civile de la cité. Les soeurs soignantes de<br />
l'hôpital Sainte-Thérèse de Colmar font<br />
savoir «respectueusement» dans une lettre<br />
adressée le 14 avril 1941 à l'administrateur<br />
civil «qu'en tant qu'établissement confessionnel»<br />
elles n'ont «jamais toléré <strong>des</strong><br />
ouvrages reprehensibles politiquement ou<br />
moralement» dans leur bibliothèque.<br />
Furent épurées systématiquement les<br />
librairies, les imprimeries, les maisons d'édition,<br />
les écoles qui furent toutes vidées de<br />
leurs ouvrages français, ainsi que les bibliothèques<br />
municipales. Il faut aussi se débarrasser<br />
<strong>des</strong> livres d'école, car, comme le souligne<br />
les Strassburger Neueste Nachrichten<br />
du 14 décembre 1940, «les Français n'ont eu<br />
aucun scrupule à planter la haine xénophobe<br />
dans l'âme <strong>des</strong> jeunes enfants».<br />
Un contrôle rigoureux est imposé aux<br />
librairies qui ne peuvent plus s'approvisionner<br />
qu'à la Librairie Centrale Alsacienne.<br />
Une libraire se rappelle de ['«office»<br />
(Zuteilung) que son père recevait tous les<br />
mois. Dans ce colis d'une trentaine d'ouvrages,<br />
«il y avait peut-être cinq ou six<br />
romans, tout le reste était <strong>des</strong> livres politiques<br />
ou de guerre ». «Il fallait se méfier de<br />
tout le monde», mais à certaines de ses<br />
connaissances, dont il était «absolument<br />
sûr», il vendait l'un ou l'autre ouvrage français<br />
qu'il avait réussi à cacher. C'est sur<br />
autorisation spéciale du Stadtkommissar,<br />
du maire, et «dans l'intérêt du service» que<br />
le responsable «du service du ravitaillement<br />
et de la lutte contre les doryphores» (Kartoffelkâferabwehrdienst)<br />
de Colmar peut<br />
commander, le 18 septembre 1940, le Guide<br />
Bleu d'Alsace et de Lorraine.<br />
Dès juillet 1940, un décret de l'Administration<br />
Civile interdit aux bibliothèques<br />
le prêt d'ouvrages, et exige que leurs directeurs<br />
fassent parvenir un inventaire au responsable<br />
de la propagande (Propagandaleiter).<br />
Parallèlement au contrôle <strong>des</strong> bibliothèques,<br />
à la fermeture de certaines d'entre<br />
elles, et conformément aux injonctions<br />
d'Hitler qui exige «que la culture allemande<br />
n 'existât pas uniquement pour les dix mille<br />
membres de l'élite, comme c'est le cas en<br />
Angleterre, mais qu 'elle soit accessible au<br />
peuple tout entier», les Nazis mettent en<br />
place un réseau dense de bibliothèques populaires<br />
(Volksbücherei). Chaque village de<br />
plus de trois cents habitants se voit doté<br />
d'une bibliothèque : dès 1941, on en créa sept<br />
cents en Alsace, auxquelles il convient<br />
d'ajouter mille deux cents bibliothèques scolaires.<br />
Ces Volksbüchereien semblent avoir<br />
rencontré un assez grand succès, à la suite<br />
notamment de l'embrigadement <strong>des</strong> jeunes :<br />
selon un rapport pour l'année 1943-1944 de<br />
la bibliothèque de Haguenau, sur les<br />
1504 lecteurs qui ont emprunté 18498 ouvrages<br />
la moitié sont <strong>des</strong> jeunes. Il est significatif<br />
que deux salles leur étaient réservées<br />
au second étage de cette bibliothèque, qui<br />
servirent également de cadre pour diverses<br />
manifestations organisées par la Jeunesse<br />
Hitlérienne.<br />
L'analyse <strong>des</strong> ouvrages que proposent<br />
les deux catalogues <strong>des</strong>tinés aux adultes et<br />
aux jeunes <strong>des</strong> bibliothèques populaires<br />
permet de saisir l'idéologie et la stratégie de<br />
l'entreprise de rééducation (Bücherverzeichnis<br />
Städtische Volksbücherei, Haguenau;<br />
le même titre avec en plus Jugendabteilung<br />
pour la section <strong>des</strong> jeunes). La<br />
préface de ce dernier précise que les ouvrages<br />
proposés à «chaque garçon allemand»<br />
et à «chaque fille allemande» sont<br />
<strong>des</strong> livres qui « s'enracinent» dans «le génie<br />
allemand», dans «leur être allemand»<br />
(Wesen) et dans «le sol allemand». Ces<br />
oeuvres font découvrir à chacun «7a puissance<br />
invincible (unversiegliche Kraft) de<br />
notre âme, de notre sang et de notre sol».<br />
<strong>Pour</strong> que ces ouvrages fassent de ces jeunes<br />
<strong>des</strong> hommes forts et résolus, capables de<br />
«maîtriserla vie», il convient qu'ils respectent<br />
la langue. C'est elle qui est «l'âme de<br />
tout» (die Seele <strong>des</strong> Ganzen), et qui donne<br />
«vie et couleur». Quant au contenu, il<br />
convient d'en faire la «nourriture pour la<br />
volonté (Willen), 7e cerveau et le coeur<br />
(Hirn und Herz)». Les jeunes sont incités à<br />
s'écarter de tout ce qui pourrait «empoison-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 63
ner» (vergiften) leur âme, et à s'abandonner<br />
en toute confiance (iasst euch führen)<br />
aux oeuvres proposées. Avec de tels gui<strong>des</strong>,<br />
leur âme restera «saine» (gesund).<br />
Nous ne pouvons entreprendre dans le<br />
cadre de ce travail l'analyse exhaustive <strong>des</strong><br />
thèmes proposés et <strong>des</strong> ouvrages sélectionnés<br />
: le <strong>des</strong>tin de l'Allemagne, la guerre pour<br />
son indépendance, la conquête d'un espace<br />
vital, tout comme l'exaltation d'un peuple<br />
uni par la travail et le combat y tiennent une<br />
grande place. Quant aux jeunes, ils n'ont<br />
d'existence véritable - et valable - qu'au sein<br />
<strong>des</strong> mouvements de jeunesse qui les préparent<br />
à l'effort final; ils ne s'accomplissent<br />
que dans une conduite héroïque au front.<br />
Depuis la nuit <strong>des</strong> temps, les jeunes allemands<br />
ont su se battre avec bravoure et sacrifier<br />
leur vie pour libérer leur patrie d'un joug<br />
cruel. Les thèmes <strong>des</strong> livres proposés par le<br />
catalogue pour adultes sont orientés encore<br />
plus massivement vers la lutte aux côtés du<br />
Führer, jusqu'au sacrifice suprême pour que<br />
vive «7apatrie allemande». Il s'agit de forger<br />
une «communauté» (Gemeinschaff) qui<br />
prenne conscience du lien qui unit l'héroïsme<br />
<strong>des</strong> temps anciens (Urzeit) aux combattants<br />
d'aujourd'hui. Elle se doit de rassembler<br />
les bâtisseurs, les explorateurs et les<br />
Allemands présents dans les terres lointaines<br />
autour du même culte de la patrie. Au centre<br />
de cette croisade pour le salut de l'âme germanique,<br />
le chef charismatique et ses preux,<br />
engagés tout entiers dans une lutte sans merci<br />
contre l'ennemi essentiel, le Juif. La camaraderie,<br />
la fraternité <strong>des</strong> armes, l'acceptation<br />
de la mort sacrificielle, souvent esthétisée,<br />
mais aussi la détermination sans faille et<br />
l'exaltation de la violence, telles sont les vertus<br />
qui relèvent d'un impératif catégorique.<br />
Le 22 décembre 1940, les S.N.N. s'efforcent<br />
de répondre aux voeux <strong>des</strong> jeunes alsaciens<br />
qui peuvent enfin lire <strong>des</strong> ouvrages<br />
qui prennent en charge leurs problèmes. Et<br />
de venir à leur secours en leur signalant huit<br />
lectures d'une utilité «qui ne se démentira<br />
jamais», ainsi que <strong>des</strong> carnets de chants et<br />
<strong>des</strong> ouvrages illustrés, dûs au photographe<br />
Heinrich Hoffmann, Der Führer in seinen<br />
Bergen (Le Führer dans ses montagnes),<br />
Der Führer, wie ihn keiner kennt (Le<br />
Führer, tel que nul ne le connaît), Der<br />
Führer und seine Jugend (Le Führer et ses<br />
jeunes). A l'exception d'un livre consacré<br />
aux animaux et aux plantes, tous les autres<br />
exaltent l'héroïsme (Heldentum) du soldat<br />
allemand entièrement voué à son devoir<br />
(Pflicht), de son épouse et de sa mère qui<br />
ont pris la relève à l'arrière. Ils illustrent la<br />
grandeur «de la lutte, de la victoire et de la<br />
mort» de ceux qui combattent sur tous les<br />
fronts, parfois très loin de la patrie, dans <strong>des</strong><br />
positions isolées.<br />
Une croisade purificatrice<br />
Un long article publié dans le Kolmarer<br />
Kurier (17/12/1940), intitulé «Dans la foulée<br />
du grand chambardement» (Im Zuge der<br />
Entrümpelung), révèle par son contenu<br />
manifeste, mais aussi par ses connotations,<br />
l'esprit de l'entreprise. C'est un Alsacien qui<br />
est censé s'exprimer pour dire combien il est<br />
enthousiasmant pour lui, surmontant toute<br />
vaine réticence, de se débarrasser de toute<br />
une pacotille débilitante <strong>des</strong>tinée à l'amoindrir<br />
et le pervertir. Comment a-t-il pu se laisser<br />
abuser par les romans et les magazines<br />
français «enjuivés», tels que Marie-Claire et<br />
Confidences, fatras de récits «sordi<strong>des</strong>, frivoles<br />
et superficiels» (mit ekelhaften, leichten<br />
und seichten Geschichten), et <strong>des</strong> illustrations<br />
qui incitent à la perversion.<br />
«Débarrassons-nous de cette maudite ordure<br />
juive» (Weg verdammter Judendreck).<br />
Pas de doute que la désignation de «merde<br />
juive» constitue une traduction plus exacte<br />
et s'inscrit dans la cohérence d'un réseau<br />
sémantique qui unit, dans cet article comme<br />
dans l'idéologie globale du Nazisme, le Juif<br />
à la scatologie, à la jouissance qu'il éprouve<br />
quand il se vautre dans les excréments et la<br />
fange. Au Judenmist («déjections» juives) et<br />
à l'ordure juive (Judendreck) s'oppose, dans<br />
cet appel, l'entreprise de salubrité et de purification<br />
(reinmachen) qui s'impose à celui<br />
qui réalise, avec un sentiment de honte, qu'il<br />
s'est laissé berner. A cette littérature enjuivée<br />
s'ajoutent les romans naturalistes d'un<br />
Zola et d'un Dekobra: un honnête homme<br />
aurait honte que ses enfants le découvrent en<br />
possession de tels ouvrages ! Une «saine<br />
colère» le saisit, lorsqu'il prend conscience<br />
<strong>des</strong> heures qu'il lui a fallu consacrer à<br />
l'apprentissage forcé, mécanique et répétitif,<br />
du français par la Méthode Directe : il s ' agissait<br />
là d'une entreprise <strong>des</strong>tinée à déformer<br />
et à mutiler son esprit (die meinen Geist verkrüppeln<br />
sollterí). Il n'est pas jusqu'aux<br />
Alsatica eux-mêmes, dont certains sont du<br />
vrai «poison» (Gift). Les auteurs francophiles<br />
sont associés aux écrivains juifs<br />
(«Quelle belle engeance!») dans leur croisade<br />
de dénigrement et de propagande éhontée.<br />
Les Histoires de la Mère Gretel ne reflètent<br />
en rien la vie du paysan alsacien, tandis<br />
que les romans d'Erckmann- Chatrian, traduits<br />
- oh, ruse suprême ! - en allemand pour<br />
mieux tromper leurs lecteurs, ont essayé en<br />
vain d'accréditer la légende d'un attachement<br />
de l'Alsace pour la France.<br />
Le style direct et parlé de cet article tend<br />
à le faire passer pour la prise de conscience<br />
d'un Alsacien longtemps abusé, qui réalise<br />
à quel abaissement il s'est laissé entraîner.<br />
Il a enfin trouvé la force de réagir !<br />
La Kreisleitung du Parti National-<br />
Socialiste donne <strong>des</strong> instructions pour que<br />
la population rassemble tous les écrits<br />
«étrangers au génie de la race» (artftemd),<br />
qui ont tenté de «défigurerle visage authentiquement<br />
allemand de l'Alsace», et qui<br />
n'ont réussi qu'à lui imposer «un fard»<br />
(Schminké) superficiel. Il importe de «purifier»<br />
chaque foyer en le débarrassant <strong>des</strong><br />
ouvrages trompeurs (verlogene), «kitsch»<br />
(verkitschte) et sordi<strong>des</strong> (berüchtig) qu'ont<br />
elucubres les auteurs français, juifs,<br />
marxistes ou émigrés. Le corps sain de la<br />
nation allemande doit être délivré de ce<br />
«poison insidieux» (dieses zersetzende<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 64
Gift), qui par son caractère «décadent»<br />
s'emploie à le miner. Un journaliste de<br />
Molsheim (S.N.N., 15/12/1940) associe avec<br />
une ironie qui se veut cinglante «la littérature<br />
délétère (anriichtig) <strong>des</strong> émigrés», les<br />
oeuvres d'Emil Ludwig, «maître de la falsification»,<br />
qui se trouvent en parfaite compagnie<br />
avec «les romans <strong>des</strong> bas-fonds de<br />
Varsovie» de Schalom Asch, et les «élucubrations<br />
morbi<strong>des</strong>» de Baudelaire; à leurs<br />
côtés <strong>des</strong> bibles en hébreu occupent la place<br />
qui leur revient. «N'oubliez pas, conseille<br />
Paul Schall à ses compatriotes (S.N.N.,<br />
14/12/1940), d'ajouter au fatras dont vous<br />
vous débarrassez les ouvrages <strong>des</strong> émigrés,<br />
ainsi que tous ceux qui incitent à la haine<br />
contre l'Allemagne ».<br />
De l'enthousiasme suscité par l'entreprise<br />
purificatrice entend témoigner cet article<br />
de Paul Schall dans les S.N.N. du 14 décembre<br />
1940, intitulé « Ce sera un grand feu<br />
de joie ! » (Es soll ein lustiges Feuer werden).<br />
Se libérer <strong>des</strong> chaînes du mensonge et<br />
de la haine, du «poison» distillé pour<br />
anéantir le pays, est une entreprise exaltante.<br />
A l'ardeur de la <strong>des</strong>truction de ce<br />
«kitsch», de l'éradication de cette «littérature<br />
de bas-étage» (Schund) s'ajoute la joie<br />
de la pureté recouvrée.<br />
Une liturgie<br />
La <strong>des</strong>truction <strong>des</strong> ouvrages se déroule<br />
le samedi 21 décembre 1940, à la tombée de<br />
la nuit, selon une liturgie et un rituel rigoureusement<br />
codifiés.<br />
Le régime tient absolument à ce que la<br />
<strong>des</strong>truction <strong>des</strong> ouvrages qu'il récuse apparaisse<br />
comme l'initiative spontanée d'une<br />
population qui, prenant conscience de son<br />
abaissement, se ressaisit et se débarrasse<br />
avec enthousiasme de ce qui l'a asservie. Le<br />
chef de la propagande de l'arrondissement<br />
de Colmar fait savoir, dans sa lettre du<br />
10 décembre 1940, que sur les instances<br />
expresses du Gauleiter la collecte <strong>des</strong><br />
ouvrages doit être menée «sans pression<br />
apparente». «L'action» doit relever d'une<br />
participation librement consentie (auffreiwilligerBasis),<br />
et, pour ce faire, «s'appuyer<br />
sur une propagande efficace».<br />
Dès le 12 décembre 1940, le Kolmarer<br />
Kurier incite les habitants de Guebwiller,<br />
dans un entrefilet en caractères gras, à<br />
«faire table rase» (macht reinen Tiscti)<br />
d'une culture toute entière employée à leur<br />
«déclin» (Niedergang). L'appariteur public<br />
parcourt les rues de la cité et fait retentir sa<br />
cloche aux carrefours pour communiquer au<br />
public ainsi rassemblé la date du ramassage<br />
<strong>des</strong> livres (du 16 au 19 décembre pour<br />
l'arrondissement de Guebwiller). Il semble<br />
qu'il y eut également une distribution de<br />
tracts par les Jeunesses Hitlériennes. Différents<br />
systèmes de ramassage furent mis en<br />
oeuvre, telle la collecte sous le contrôle <strong>des</strong><br />
chefs et <strong>des</strong> membres <strong>des</strong> organisations du<br />
Parti. «A cet effet, la population est priée,<br />
dès ce jour, de ficeler les livres pour faire<br />
<strong>des</strong> paquets et de les tenir prêts à être<br />
emportés». Le contrôle social était si efficace<br />
et le quadrillage de la localité si serré<br />
que peu de gens se dérobèrent aux injonctions.<br />
Peur et délation jouèrent un rôle de<br />
premier plan, poussant une majorité de personnes<br />
à donner <strong>des</strong> livres et <strong>des</strong> revues.<br />
«En effet, comment ne rien mettre sur le pas<br />
de sa porte, si tous les voisins y avaient<br />
déposé quelque chose... ?LeBlockleiter, de<br />
par ses attributions, pouvait pénétrer dans<br />
les appartements et les maisons; H pouvait<br />
exercer un chantage en affirmant simplement<br />
qu 'il savait bien qui était en possession<br />
de livres français ». Aussi, les membres<br />
<strong>des</strong> Jeunesses Hitlériennes, encadrés par les<br />
SA, qui ratissent systématiquement les différents<br />
quartiers de la bourgade, rassemblent<br />
une grande quantité d'ouvrages.<br />
«C'était un tas énorme !» affirme un ancien<br />
employé de la mairie d'alors. Parfois certaines<br />
personnes apportèrent elles-mêmes<br />
les ouvrages à l'endroit où ils étaient rassemblés<br />
sous la garde d'un soldat. «Les<br />
Nazis, en six mois de présence, avaient largement<br />
fait connaître à la population alsacienne<br />
leurs manières de procéder et la brutalité<br />
de leurs métho<strong>des</strong>. L'expulsion de<br />
210 Guebwillerois le 10 décembre avait fortement<br />
choqué la population... Les gens<br />
avaient peur...».<br />
La liturgie de la <strong>des</strong>truction par le feu, le<br />
21 décembre 1940, <strong>des</strong> ouvrages <strong>des</strong> auteurs<br />
français, francophiles, juifs et marxistes,<br />
se déroule dans toutes les localités<br />
alsaciennes, gran<strong>des</strong> ou petites, selon le<br />
même rituel, strictement élaboré et encadré.<br />
A la tombée de la nuit (bei einbrechender<br />
Dunkelheit), toutes les formations du parti,<br />
revêtues de leur uniforme, défilent martialement<br />
dans les rues de la cité pour se rassembler<br />
en ordre serré sur la grande place.<br />
Elles prennent position en carré autour du<br />
bûcher. C'est alors qu'apparaissent les<br />
dignitaires du parti et de l'armée, et que la<br />
fanfare joue une marche militaire «entraînante».<br />
C'est sous l'égide de la lumière triomphant<br />
<strong>des</strong> ténèbres que V Ortsgruppenleiter<br />
explique la symbolique de la fête du solstice.<br />
Il s'agit pour l'Alsace de renouer avec<br />
la coutume de ses ancêtres germaniques qui<br />
allumaient, de montagne en montagne, de<br />
grands feux visibles de loin. «... Et de même<br />
qu 'ils prêtaient à cette occasion un serment<br />
solennel à la tribu, de même, aujourd'hui,<br />
c 'est à nous de saluer les temps nouveaux<br />
par ce feu flamboyant, symbole de notre foi,<br />
et, solennellement, de jurer fidélité au<br />
Fiitirer, au Peuple et à la Patrie». Le discours<br />
du Kreisleiter de Colmar (Kolmarer<br />
Kurier, 23/12/1940) évoque les ancêtres<br />
qui, «il y a 3000 ans déjà, se rassemblaient<br />
sur les montagnes de leur patrie», afin<br />
d'exprimer par le feu du solstice leur «nostalgie<br />
(Sehnsucht) de la lumière, de la joie,<br />
de la purification, du renouvellement <strong>des</strong><br />
forces». Se trouvent ainsi convoqués, en un<br />
raccourci saisissant aux connotations romantiques,<br />
le respect d'une tradition ancestrale,<br />
le culte de la lumière et de la pureté,<br />
et la régénération. A cela s'ajoute l'hymne<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 65
au soleil «mère de toute vie» (Mutter allen<br />
Lebens). «L'âme alsacienne» s'éveille<br />
d'un «long hiver» d'oppression et d'avilissement;<br />
grâce aux flammes qui s'élancent<br />
vers le ciel «la foi» de l'Alsace en l'Allemagne<br />
«sepurifie» et trouve «une vigueur<br />
nouvelle». Le caractère «sacré» (heilig) de<br />
cette entreprise de «purification» (reinigen)<br />
s'exprime dans la récurrence massive d'un<br />
vocabulaire religieux qui unit la «foi»<br />
(Glaube an Deutschland), l'éradication du<br />
mal (Gift) et la «sanctification » de la patrie.<br />
Les S.N.N. du 27/12/1940 inscrivent le<br />
bûcher d'Aubure 2<br />
dans cette «ceinture de<br />
flammes» qui, unissant les feux de la forêt<br />
de Bohème à ceux <strong>des</strong> monts de Styrie et du<br />
Tyrol, protège tout ce qu'il y a de «sacré»<br />
dans l'âme allemande. A Selz (S.N.N.,<br />
29/12/1940) c'est sous l'injonction de brûler<br />
«tout ce qui se décompose et pourrit»<br />
(Es verbrenne was morsch und faul ist)<br />
qu'est livré aux flammes le «kitsch<br />
welsch».<br />
C'est également sous le signe de la purification<br />
et de la régénération que les dignitaires<br />
nazis placent la cérémonie. De même<br />
que les «flammespurificatrices» effacent les<br />
épreuves de l'année écoulée, de même «les<br />
flammes de ce premier solstice célébré en<br />
Alsace devront nous purifier de notre passé,<br />
pour en finir une bonne fois avec tout ce qui<br />
est français, avec un passé qui ne reviendra<br />
jamais plus». C'est alors que retentit le chant<br />
«Nur der Feiheit gehört unser Leben» (C'est<br />
à la liberté seule qu 'appartient notre vie) et<br />
que sont livrés aux flammes les ouvrages<br />
voués à la <strong>des</strong>truction. Le compte rendu de<br />
la presse a recours, pour décrire la cérémonie,<br />
aux clichés et aux métaphores hérités du<br />
Romantisme : «La mer de flammes s'enfla<br />
démesurément, dont le vent fouillait puissamment<br />
les entrailles. Les étincelles furent<br />
projetées contre le ciel comme autant<br />
d'étoiles incan<strong>des</strong>centes». A Colmar<br />
(Kolmarer Kurier, 23/12/1940) le feu est alimenté<br />
par de «grosses piles d'écrits juifs et<br />
hostiles au peuple» (mit mächtigen Stössen<br />
jüdischen und volksfeindlichen Schriftums)<br />
qui n'«empoisonneront plus» (vergiften)<br />
l'âme alsacienne. Les Jeunesses Hitlériennes<br />
jettent sur le bûcher cette littérature «contraire<br />
au génie de la race» (artfremde Literatur),<br />
et «purifient» ainsi par le feu «les manières<br />
de penser de la petite patrie».<br />
Un article <strong>des</strong> S.N.N. du 22/12/1940<br />
consacré à «la magie de Noël» à Drulingen<br />
l'associe aux flammes d'un rouge ardent<br />
(glühen) du solstice. Il évoque l'atmosphère<br />
pleine de mystère et de sacralité de la fête<br />
dans l'Alsace enfin libérée, qui renoue, à la<br />
lueur <strong>des</strong> bougies et dans l'éclat <strong>des</strong> boules<br />
du sapin, avec les coutumes immémoriales.<br />
Et si le vieillard buriné par le travail et le<br />
temps a bien du mal à retenir une larme,<br />
c'est parce que resurgit dans sa mémoire<br />
l'adolescent allemand qu'il fut autrefois,<br />
qui chantait dans «une félicité ardente» (in<br />
jubelnder Glückseligkeit) les cantiques<br />
«d'une éternelle beauté». Aujourd'hui ses<br />
petits-fils sont à nouveau réunis sous un<br />
sapin allemand et chantent les anciens airs<br />
dans la langue «bien-aimée» <strong>des</strong> ancêtres.<br />
A cette fête de l'amour et de la bonté le journaliste<br />
associe la célébration, deux jours<br />
auparavant, du solstice. En Alsace, les<br />
flammes du bûcher symbolisent non seulement<br />
l'espérance dans la course ascendante<br />
d'un soleil nouveau, mais également la<br />
<strong>des</strong>truction d'une «littérature mensongère<br />
de bas-étage» qui a amené plus d'un<br />
Alsacien «à douter de son sang».<br />
A Saverne (S.N.N., 23/12/1940) la <strong>des</strong>cription<br />
de la cérémonie a recours à un vocabulaire<br />
à connotations spiritualistes, [«l'orateur<br />
révéla par <strong>des</strong> citations «d'une haute<br />
portée spirituelle» (sinnreich) la «signification<br />
profonde» (die tiefere Bedeutung) du<br />
feu du solstice »], et à une mobilisation de clichés<br />
romantiques. «Tandis que le chant<br />
«Monte flamme... », repris par tous les assistants,<br />
déferle comme une houle sur la grande<br />
place, le feu du solstice lance contre le ciel<br />
d'hiver un jaillissement d'étincelles...».<br />
Cette «cérémonie sacrée», initiée par les<br />
ancêtres, appelle chaque participant à son<br />
devoir : «servir fidèlement le maître que la<br />
création nous a assigné, notre peuple; ne pas<br />
laisser se tarir, ce que nous possédons déplus<br />
sacré, notre sang».<br />
Une troisième signification de la cérémonie,<br />
qui relève de l'esthétisation de la<br />
mort, est soulignée par l'évocation <strong>des</strong> combattants<br />
allemands qui ont «sacrifié leur vie<br />
pour l'indépendance de leur patrie ». Un rite<br />
accompagne ce culte de la mémoire : pour<br />
honorer le sacrifice suprême, on jette dans<br />
les flammes une couronne de branches de<br />
sapins tressées. L'unanimité (alle Anwesenden,<br />
von allen mitgesungen) et<br />
l'adhésion totale sont scellées par le triple<br />
«Sieg Heil» qui ponctue le rappel de<br />
l'engagement pour l'Allemagne et le<br />
Führer, et par l'hymne national qu'entonnent<br />
«tous» les participants.<br />
La création de l'homme nouveau passe<br />
par la <strong>des</strong>truction de tout ce qui est étranger<br />
à l'âme allemande. «Nous voulons tous être<br />
les porte-flambeaux d'un esprit nouveau»<br />
( Wir alle wollen Fackelträger eines neuen<br />
Geistes sein), s'écrient les Jeunesses Hitlériennes<br />
lors de l'autodafé de Saverne<br />
(S.N.N., 23/12/1940). A Colmar (Kolmarer<br />
Kurier, 23/12/1940), les participants sont<br />
exhortés à puiser dans ces flammes l'énergie<br />
pour l'action (Tat) et la lutte (Kampf).<br />
A l'appel vibrant «Deutschland ruft zur<br />
Tat» (L'Allemagne exige que tu passes à<br />
l'action) qui déferle à travers «tout le<br />
champ de Mars», répond «avec force» «ce<br />
chant de combat» repris par tous les assistants<br />
: «A la liberté seule appartient notre<br />
vie». A Strasbourg, trois mille personnes<br />
(selon les S.N.N., 22/12/1940) se sont rassemblées<br />
dans le parc de l'Orangerie pour<br />
fêter le solstice d'hiver. C'est le thème de la<br />
régénération et de l'aube <strong>des</strong> temps nouveaux<br />
qui prédomine. <strong>Pour</strong> la première fois,<br />
l'Alsace renoue avec le sens profond d'une<br />
cérémonie qui évoque la foi <strong>des</strong> ancêtres<br />
dans les forces toujours renouvelées de la<br />
vie (sich stets erneuernde Lebenskraft), et<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 66
dont «la dimension spirituelle» avait été<br />
perdue sous le joug français. Un représentant<br />
de la Jeunesse Hitlérienne lance un<br />
appel vibrant à l'action pour «une transformation<br />
du monde (Weltenwende, Weltenwende)...<br />
Une ère nouvelle vient d'éclore<br />
(Eine neue Zeit erblüht)... Derrière nous les<br />
ténèbres (Finsternis) le gouffre béant (gähnende<br />
Leere), devant nous les temps nouveaux,<br />
ceux qu'illumine la flamme de<br />
l'action (die neue, lebendige, feuerdurch<br />
glühte Zeit)». Les étincelles du brasier, où<br />
se consument les livres dégénérés français<br />
( welsche Bücher), jaillissent «annonçant au<br />
monde qu 'une ère nouvelle vient de naître ».<br />
L'ancien et le nouveau, le vide spirituel et<br />
l'action enthousiasmante, s'opposent<br />
comme les ténèbres et la lumière.<br />
Succès et échec<br />
d'une entreprise<br />
de salubrité publique<br />
Il est difficile d'apprécier la réussite de<br />
cette entreprise de purification à la fois culturelle<br />
et ethnique. Certes, la presse qui est<br />
un pur instrument de propagande, ne se fait<br />
pas faute de gonfler les chiffres de ceux qui<br />
sont les agents d'une collecte systématique,<br />
et de ceux qui se pressent, avec gravité et<br />
liesse mêlés, autour <strong>des</strong> bûchers salvateurs.<br />
Il n'en demeure pas moins que, selon les<br />
témoignages recueillis, l'opération de salubrité<br />
a pu profiter de concours multiples.<br />
Dans la petite ville de Molsheim (S.N.N.,<br />
15/15/1940), ce ne sont pas moins de cent<br />
quarante volontaires du Parti qui se mobilisent<br />
pour ratisser la cité «rue après rue, maison<br />
après maison » et pour faire disparaître<br />
une littérature «semeuse de haine, de division<br />
et de corruption». Le compte rendu de<br />
la collecte de Rosheim fait état de plusieurs<br />
milliers d'ouvrages saisis, ou plutôt volontairement<br />
remis, qui ne pèsent pas moins de<br />
«deux tonnes». Tel témoin, qui n'avait que<br />
quinze ans en 1940, se rappelle comme il<br />
avait été fasciné par «l'aspect scout» <strong>des</strong><br />
Jeunesses Hitlériennes, «parl'uniforme, le<br />
petit poignard, le côté militariste...». Afin<br />
de pouvoir prendre la direction de la section,<br />
il suivit, six mois durant, une formation<br />
à Baden-Baden qui mit l'accent, entre<br />
autres, sur le maniement <strong>des</strong> armes. Quand<br />
il rentra au village «c'étaitl'enthousiasme,<br />
car nous n'avions pas cela auparavant:<br />
retraite aux flambeaux, jeux de pistes,<br />
para<strong>des</strong> et défilés pour les cérémonies... » 0) .<br />
Il évoque ensuite le ramassage <strong>des</strong> livres<br />
bannis pour l'autodafé, alléguant son ignorance<br />
de «l'arrière-plan politique qui n 'est<br />
apparu que plus tard».<br />
Cacher <strong>des</strong> ouvrages, en ville notamment,<br />
présentait un danger certain, car souvent<br />
à la suite de dénonciations la police faisait<br />
<strong>des</strong> perquisitions. Certes, même dans<br />
une bourgade de moyenne importance, il<br />
était impossible pour l'occupant de procéder<br />
à <strong>des</strong> fouilles dans toutes les maisons<br />
particulières. Cependant, le caractère implacable<br />
de la machine totalitaire commençait<br />
à faire peur aux gens : «Il était difficile<br />
de ne rien mettre devant le pas de sa porte,<br />
alors que les voisins avaient déposé un gros<br />
paquet devant la leur». D'autant que le<br />
Blockleiter (l'îlotier) faisait ostensiblement<br />
sa ronde. A cela s'ajoutait la délation. Un<br />
ancien menuisier rappelle que si les<br />
Allemands ont récolté tant d'ouvrages dans<br />
sa bourgade, «c'estparce que l'un dénonçait<br />
l'autre pour être bien vu ».<br />
Beaucoup d'Alsaciens ont obtempéré et<br />
livré <strong>des</strong> ouvrages et revues considérés<br />
comme séditieux, davantage par conformisme<br />
et peur que par conviction; mais d'autres<br />
ont déjoué l'entreprise de «purification». Il y<br />
a eu ceux qui ont caché les livres auxquels<br />
ils tenaient le plus, ouvrages «précieux » ou,<br />
plus simplement, «importants pour eux<br />
seuls», témoins de leur réussite scolaire,<br />
récits de l'épopée napoléonienne... Des<br />
prêtres ont mis à l'abri <strong>des</strong> livres dans le<br />
grenier de leur presbytère, <strong>des</strong> paysans les<br />
ont cachés sous le foin dans la grange. Dans<br />
le climat de méfiance généralisée, et parce<br />
qu'on risquait la visite d'un <strong>des</strong> «bonhommes<br />
aux ordres du régime», nous dit la<br />
fille d'un libraire d'alors, les attitu<strong>des</strong> furent<br />
contrastées. «Il y a <strong>des</strong> gens qui ont caché<br />
<strong>des</strong> livres, il y en a qui en ont apportés.<br />
J'avais un couple d'amis dont le monsieur<br />
était très peureux; il voulait apporter tous<br />
ses livres. Madame a dit: «Ah ! non ! quand<br />
même pas ! on va en donner deux ou trois,<br />
et le reste je le cache». Vous voyez, il y a<br />
eu <strong>des</strong> conflits dans les familles». Les partitions<br />
de musique de l'Harmonie municipale<br />
de Kaysersberg, dues à <strong>des</strong> compositeurs<br />
français, furent confisquées. «Le chef<br />
de la fanfare les a retrouvées à la cartonnerie<br />
du bourg où il travaillait». Il les a dérobées<br />
et les a cachées.<br />
Dans certaines bibliothèques, <strong>des</strong> membres<br />
du personnel ont sauvé <strong>des</strong> ouvrages et<br />
les ont dissimulés. Ainsi que nous l'avons<br />
mentionné précédemment, un office central<br />
veilla, jusqu'en mai 1941, à l'importation <strong>des</strong><br />
livres - exclusivement allemands - dont il<br />
détenait le monopole. Deux maisons seulement<br />
obtinrent une licence d'édition: le<br />
«Huneburg-Verlag» à Strasbourg, continuation<br />
de l'officine de propagande nazie créée<br />
avant 1939 par Spieser, avec de l'argent allemand,<br />
et 1'« Alsatia Verlag» à Colmar confié<br />
à l'autonomiste Rosse. Il est difficile, selon<br />
F. L'Huillier, d'établir «7e bilan de l'activité<br />
du nouveau directeur de la bibliothèque de<br />
Strasbourg, Walther Koch - un Altelsàsser<br />
devenu Reichsdeutscher - remplissant en liaison<br />
étroite avec Berlin et Fribourg, avec<br />
rigueur, avec zèle, «le devoir qu 'impose la<br />
protection de la frontière et du peuple» (die<br />
grenz und volkspolitische AufgabeJ, au reste<br />
en rapport officiel et spécial avec la HJ.<br />
depuis 1943» (4) . Parmi les stratégies de sauvetage<br />
réussies, qui sont l'oeuvre de bibliothécaires,<br />
il convient de mentionner l'attitude<br />
de l'Abbé Walter, maintenu à titre provisoire<br />
à la tête de la Bibliothèque Humaniste<br />
de Sélestat: «77 gagna l'intérêt d'un<br />
Ministerialrat pour un dépôt extraordinairement<br />
riche d'histoire, si bien qu 'il put conser-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 67
ver tous les livres français et même en concederle<br />
prêt au nom de l'impératif scientifique,<br />
tout en négligeant le prêt de livres nazis» (5> .<br />
Dans certaines écoles, le Schulkommissar<br />
encouragea vigoureusement les élèves à<br />
apporter <strong>des</strong> livres français et les récompensa<br />
par de bonnes notes. Certains firent du zèle<br />
et en livrèrent «une pleine corbeille»;<br />
d'autres prétendirent qu'ils n'en possédaient<br />
point et furent «mal vus». Un témoin se souvient<br />
que les élèves de «l'Ecole Supérieure»<br />
de Sélestat furent rassemblés dans la cour<br />
devant un amoncellement d'ouvrages qui fut<br />
arrosé d'essence; ils durent rester là jusque<br />
tout fut consumé. Dans la cour de l'Ecole <strong>des</strong><br />
Beaux-Arts de Strasbourg, nous relate un<br />
peintre qui fréquentait alors l'établissement,<br />
on avait amoncelé un grand tas d'ouvrages.<br />
«On en a chipé quelques-uns, et même <strong>des</strong><br />
professeurs allemands en ont volés». Les<br />
livres appartenant aux artistes responsables<br />
d'ateliers, qui n'étaient pas rentrés en Alsace,<br />
furent eux-aussi détruits. Quant à leurs<br />
tableaux, ils furent vendus aux enchères<br />
«pour une bouchée de pain», et servirent «à<br />
repeindre <strong>des</strong>sus <strong>des</strong> nus plus ou moins pornographiques».<br />
Il convient de mentionner enfin que si<br />
une grande partie <strong>des</strong> ouvrages et revues<br />
ramassés furent brûlés spectaculairement,<br />
une quantité non négligeable fut expédiée<br />
dans <strong>des</strong> usines de papier du Reich. Les<br />
livres les plus beaux prirent le chemin de<br />
bibliothèques d'outre-Rhin. Une petite partie<br />
fut volée par les Alsaciens sur place.<br />
Précisons enfin que les photos, guère nombreuses,<br />
qui rendent compte de la cérémonie<br />
ne permettent pas d'apprécier l'importance<br />
de l'assistance. On ne peut s'empêcher,<br />
toutefois, d'observer que le public<br />
semble plutôt clairsemé, et qu'il ne s'agit<br />
pas, si on le compare à d'autres événements<br />
orchestrés par le Parti, d'une manifestation<br />
de masse. D'ailleurs, cette cérémonie du<br />
21/12/1940, que les journaux qualifièrent<br />
de «première», ne semble pas avoir été<br />
répétée.<br />
Une singulière amnésie<br />
Il nous faut tenter de comprendre pourquoi<br />
l'autodafé de décembre 1940 a laissé<br />
si peu de traces dans la mémoire <strong>des</strong><br />
Alsaciens que nous avons interrogés. <strong>Pour</strong>quoi<br />
ne s'inscrit-il pas comme un événement<br />
significatif et grave d'un régime totalitaire<br />
? Peu de témoins semblent avoir compris<br />
que là où l'on brûlait <strong>des</strong> livres on ne<br />
tarderait pas, comme l'avait annoncé lucidement<br />
Heine, à brûler <strong>des</strong> hommes. Ce qui<br />
a prévalu, c'est, pour une grande partie de<br />
la population, une soumission résignée, une<br />
indifférence et l'acceptation de la loi du<br />
plus fort. Inversement, l'esprit de résistance<br />
a amené une minorité à se dérober partiellement<br />
aux injonctions de l'occupant.<br />
La volonté d'occultation, d' «oubli» délibéré<br />
ou non, qui prévaut aujourd'hui, ainsi<br />
que la nécessité de «tourner la page», peuvent<br />
également avoir pour origine la certitude<br />
que le <strong>des</strong>tin de l'Alsace à l'époque nazie<br />
sera toujours une source d'incompréhension.<br />
Alors que cette province s'est sentie - ajuste<br />
titre - abandonnée par le gouvernement de<br />
Vichy, la patrie recouvrée a fait peu d'efforts,<br />
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,<br />
pour connaître et comprendre son <strong>des</strong>tin<br />
singulier. De son côté, l'Alsace n'a guère pris<br />
en charge la complexité de son histoire pour<br />
s'intenoger sur les mécanismes de séduction<br />
et d'oppression qui permettent le bon fonctionnement<br />
de la machine totalitaire. Se complaisant<br />
trop souvent dans le rôle de la victime<br />
et du jouet <strong>des</strong> événements, elle a éludé<br />
toute interrogation quant à sa responsabilité<br />
devant l'ordre <strong>des</strong> choses.<br />
En fait, l'autodafé ne fut cruellement<br />
ressenti que parmi les familles plus cultivées,<br />
qui attachaient un prix aux livres, et<br />
parmi celles qui étaient de tradition francophile.<br />
C'est le même habitant de Kaysersberg<br />
qui refuse que sa fille aille à l'Ecole<br />
Normale de Colmar, car elle aurait dû s'y<br />
rendre en uniforme de la R.D.M., qui cache<br />
<strong>des</strong> ouvrages en français d'abord dans le<br />
placard à linge, puis, par crainte d'une perquisition,<br />
dans le grenier. Les couches lettrées,<br />
francophones et qui s'intéressaient à<br />
la culture française, furent profondément<br />
marquées par l'autodafé, qu'elles ressentent<br />
comme une atteinte à leur identité, une<br />
mutilation imposée. Un témoin, originaire<br />
de Mulhouse, qui avait trente-cinq ans à<br />
l'époque, affirme que la portée de la traque<br />
<strong>des</strong> ouvrages et de leur <strong>des</strong>truction par les<br />
Nazis fut saisie lucidement par certains<br />
Alsaciens dès décembre 1940 : c'était l'une<br />
<strong>des</strong> premières étapes pour germaniser la<br />
province. Il évoque «l'atmosphère très tendue<br />
et un peu fantasque; ça tenait à la fois<br />
du feu de camp scout et de l'Inquisition».<br />
Les milieux plus humbles, pour qui le<br />
livre ne revêtait pas une importance primordiale,<br />
ne furent guère heurtés par cette collecte<br />
dont le souvenir s'est estompé.<br />
Seule une minorité d'Alsaciens s'abandonnèrent<br />
à la <strong>des</strong>truction <strong>des</strong> ouvrages<br />
avec une frénétique allégresse. Des intellectuels<br />
appartenant à <strong>des</strong> milieux germanophiles<br />
se firent un devoir d'assister à l'autodafé.<br />
Certains revinrent dans la petite ville<br />
d'où ils étaient originaires pour participer à<br />
ce «feu de joie» (Freudefeuer). «C'est la<br />
perspective du néant que chacun acclame<br />
pour soi-même, une fête de pur nihilisme»<br />
{6) . La fascination de ces «bourgeois<br />
furieux» (7)<br />
pour l'embrasement, et l'attrait<br />
que les visions apocalyptiques exercent sur<br />
eux, traduisent un refus exacerbé de la<br />
modernité. L'attrait que suscitent le crépuscule<br />
de la culture et l'abandon aux mythes<br />
archaïques expriment la force de séduction<br />
d'une régression vers un primitivisme<br />
esthétisé. A Molsheim, quand le bûcher fut<br />
mis à feu et que les flammes montèrent bien<br />
haut, «jeunes et vieux firent une chaîne et<br />
dansèrent autour». Et le témoin, qui avait<br />
quinze ans à l'époque et qui fut déporté<br />
en 1942, de préciser que «c'était <strong>des</strong> gens<br />
d'ici, vraiment du cru».<br />
Il est significatif que c'est la Jeunesse<br />
Hitlérienne qui a été le fer de lance de deux<br />
entreprises qui mettent en scène le feu <strong>des</strong>-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 68
tracteur, l'autodafé. Dans cette cité, comme<br />
le souligne Alphonse Irjud (8) , le premier<br />
noyau <strong>des</strong> Jeunesses Hitlériennes est formé<br />
par <strong>des</strong> membres du Elsiissiche Hilfdienstet<br />
du Jungvolk. « Un membre de ce Jungvolk,<br />
un mécanicien de dix-huit ans, chauffeur du<br />
bureau de la Jeunesse Hitlérienne, conduit<br />
le soir du 12 septembre 1940 deux camara<strong>des</strong><br />
dans un village, à une trentaine de<br />
kilomètres de Strasbourg pour y chercher<br />
une bombe incendiaire dans l'école. A<br />
Strasbourg, ils rejoignent, vers deux heures<br />
du matin, près de la synagogue, un groupe<br />
de six à sept membres de la formation, sous<br />
la direction du Jungbannfûhrer, un Strasbourgeois.<br />
Pendant l'incendie, le chauffeur,<br />
ayant reçu l'ordre de se tenir prêt à toute<br />
éventualité, reste à quelque distance près de<br />
la voiture, quai Kléber».<br />
Saul Friedlânder (9)<br />
souligne ajuste titre la<br />
place que les cérémonies nocturnes occupent<br />
dans la conception ultérieure d'une politique<br />
esthétisée. Ces mises en scène à la lueur <strong>des</strong><br />
flambeaux participent d'une sublimation de<br />
la mort. On allumait sans discontinuer <strong>des</strong><br />
torches, <strong>des</strong> bûchers, <strong>des</strong> roues enflammées<br />
«qui, conformément aux affirmations <strong>des</strong><br />
techniciens du maniement <strong>des</strong> âmes dans un<br />
régime totalitaire, prétendaient célébrer la<br />
Vie, mais qui, parleurs effets pathétiques, la<br />
dévalorisaient en la rendant inséparable <strong>des</strong><br />
visions d'apocalypse, qui sublimaient le frisson<br />
que fait courir l'incendie <strong>des</strong> mon<strong>des</strong>, qui<br />
évoquaient enfin <strong>des</strong> catastrophes dont,<br />
implicitement, le régime lui-même n'était<br />
pas exclu» . La répression,<br />
au 16 e<br />
siècle, du crime <strong>des</strong>tiné à faire échec<br />
à l'entreprise divine, la sorcellerie, répondait<br />
à une double finalité. En détruisant spectaculairement,<br />
sur un bûcher purificateur, le criminel<br />
mais aussi ses grimoires et les actes du<br />
procès, «il s'agissait à la fois d'impressionner<br />
- et de dissuader - ceux qui seraient tentés<br />
de suivre un si funeste exemple, et, en<br />
même temps, d'effacer jusqu'aux traces du<br />
crime et d'en abolir, à tout jamais, la mémoire».<br />
Après la Fronde, Louis xiv, afin de supprimer<br />
la marque <strong>des</strong> délibérations séditieuses<br />
du Parlement de Paris, fit arracher et<br />
brûler les minutes reprehensibles : «Le jeune<br />
roi de trente ans, à l'aube de ses victoires, ne<br />
doutait pas de son pouvot de refaire l'histoire<br />
telle qu'elle aurait dû être» (17) . Les feux<br />
de joie où sont détruits les titres seigneuriaux,<br />
qui ponctuent la Révolution Française,<br />
symbolisent eux-aussi «une rupture radicale<br />
d'avec le passé, un rayonnement du monde ».<br />
Yves Bercé mentionne l'assertion de Roland,<br />
ministre de l'Intérieur, selon laquelle les<br />
Républicains «nepeuvent voir qu 'avec indignation<br />
dans les collections de manuscrits les<br />
traces de tant d'outrages faits à la dignité de<br />
l'homme; le premier mouvement dont on se<br />
sent animé est de livrer tous les titres aux<br />
flammes et de faire disparaître jusqu'aux<br />
moindres vestiges <strong>des</strong> monuments d'un régime<br />
abhorré..., denerien laisser de ce qui porterait<br />
l'empreinte honteuse de la servitude»<br />
(18) . Lors de la célébration de la Fête de<br />
la Raison à Strasbourg, le représentant du<br />
peuple félicita l'assistance «d'être arrivée à<br />
cette époque heureuse, où tout charlatanisme,<br />
sous quelque forme qu'il voulût se reproduire,<br />
devait disparaître » . On brûla devant<br />
l'autel de la déesse <strong>des</strong> ossements de saints<br />
béatifiés et d'antiques parchemins. «Le<br />
Peuple, légèrement fatigué par cette séance<br />
de trois heures, quitta l'enceinte sacrée, où il<br />
venait d'exprimer ses voeux religieux sans<br />
hypocrisie et sans ostentation, pour se rendre<br />
sur la place de la Cathédrale, qui allait<br />
s'appeler maintenant la place de la Responsabilité.<br />
On y avait dressé un immense<br />
bûcher - qui consumait, au milieu <strong>des</strong> cris<br />
d'allégresse, les sottises écrites par la folie<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 69
humaine. Quinze charretées de titres et de<br />
documents tirés <strong>des</strong> archives de l'Evêché,<br />
servirent à alimenter les flammes, dans lesquelles<br />
fut jetée aussi l'effigie <strong>des</strong> <strong>des</strong>potes<br />
et <strong>des</strong> tyrans ecclésiastiques qui avaient<br />
régné dans la ville de Strasbourg et souillé<br />
une atmosphère que cet autodafé vient de<br />
purifier» (20) .<br />
Lorsqu'on analyse le vocabulaire <strong>des</strong><br />
procès-verbaux de <strong>des</strong>truction d'archives à<br />
l'époque de la Convention, il apparaît que<br />
la «purification par le feu» constitue une<br />
démarche «religieuse», «un moment solennel<br />
où l'on sacralisait le commencement<br />
absolu» (21) .<br />
A l'époque contemporaine, pour préserver<br />
la paix civile et parvenir à la véritable égalité,<br />
les tenants du pouvoir de Fahrenheit 451<br />
détruisent les bibliothèques et interdisent les<br />
livres. Les escoua<strong>des</strong> de pompiers traquent<br />
les fanatiques irréductibles, et, sur dénonciation,<br />
suppriment au lance-flammes, les traces<br />
d'un passé abhorré. «La combustion <strong>des</strong><br />
livres est belle; le jaillissement <strong>des</strong> flammes<br />
et les battements d'ailes notes <strong>des</strong> pages brûlées<br />
convainquent les pompiers de la grandeur<br />
de leur mission. Le plaisir sauvage de<br />
l'iconoclasme a pour eux été justifié et légitimé»^.<br />
Quant aux fonctionnaires du<br />
Ministère de la Vérité de 1984 de Georges<br />
Orwell, ils sont chargés de tenir à jour, sans<br />
relâche, l'interprétation correcte du passé. Ils<br />
éliminent les noms <strong>des</strong> gens qui ont été<br />
« vaporisés», et qui, par conséquent, sont censés<br />
ne jamais avoir existé: «L'Histoire tout<br />
entière était un palimpseste gratté et réécrit<br />
aussi souvent que c 'était nécessaire».<br />
Ossip Mandelstam, exilé en Sibérie,<br />
réplique à son épouse qui dénonce la tyrannie,<br />
que Staline est «l'un <strong>des</strong> rares hommes<br />
à avoir un sens poétique. La preuve: il<br />
redoute les poètes». Et Gilles Lapouge de<br />
commenter : ceux qui brûlent les livres et<br />
détruisent les bibliothèques sont comme<br />
Staline : ils prennent les livres au sérieux (M) .<br />
Notes<br />
1. Désormais désigné par S.N.N.<br />
2. Voici ce qui est mentionné à propos du nouveau<br />
nom du village « Altweier ». «Altweier ! un nom<br />
qui sonne bien allemand. Les Welsch, qui ne se<br />
sont pas fait faute de violer tant de choses dans<br />
notre chère petite patrie, l'avaient trafiqué en<br />
«Aubure». Au fruit allemand, ils ont attribué<br />
une coquille vide (Sie gaben dem deutseben<br />
Kern eine leere Schale). Et voici que cette<br />
coquille est tombée en poussière comme du bois<br />
vermoulu. Le fruit allemand s'est libéré, lui qui<br />
a résisté à toutes les intempéries et saura les bravera<br />
tout jamais».<br />
3. IRJUD Alphonse. «Les ralliés au Nazisme»,<br />
Saisons d'Alsace, 1993, p. 137.<br />
4. L'HUILLIER Fernand, La libération de l'Alsace,<br />
Hachette, 1975, p. 17.<br />
5. Ibid.<br />
6. FRIEDLÄNDER Saul, Reflets du Nazisme, Seuil,<br />
Paris 1982, p. 133.<br />
7. ibid., p. 137.<br />
8. IRJUD Alphonse, op. cit., p. 137-138.<br />
9. FRIEDLÄNDER Saul, op. cit., p. 39.<br />
10. FEST Joachim, Hitler, Gallimard, Paris 1973,<br />
t. 2, p. 164. Cité par Saul FRIEDLÄNDER.<br />
11. D'HARCOURT Robert, L'Evangile de la Force,<br />
p. 135-136. Cité par PELASSY Dominique, Le<br />
signe nazi, Paris 1984, p. 297.<br />
12. PELASSY Dominique, Ibid.<br />
13. FRIEDLÄNDER Saul, op. cit., p. 43.<br />
14. SPEER Albert, Journal de Spandau, Laffont, Paris<br />
1975, p. 99.<br />
15. BERCÉ Yves, «Science-fiction et histoire»,<br />
Commentaires n°7, automne 1979, Paris,<br />
p. 436-442.<br />
16. ibid,p.439.<br />
17. BERCÉ Yves, op. cit.. p. 439.<br />
18. Ibid., p. 440.<br />
19. REUSS Adolphe, La Cathédrale de Strasbourg<br />
sous la Révolution, Paris 1888, p. 443-445.<br />
20. ibid., p. 445.<br />
21 BERCÉ Yves, op. cit., p. 440.<br />
22 BERCÉ Yves, op. cit., p. 441.<br />
23 LAPOUGE Gilles, «Livres vénérés, livres brûlés»,<br />
Grand Atlas <strong>des</strong> Religions, Paris 1988,<br />
p. 237.<br />
Saul Steinberg, text by Harold Rosenberg,<br />
Alfred A. Knopf, Whithney Museum<br />
of American Art, New York, 1978<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 70
ANNY BLOCH<br />
<strong>Pour</strong> un judaïsme acidulé<br />
Portrait d'une grand'mère juive<br />
alsacienne ou chronique<br />
d'une femme ordinaire<br />
Ce travail de mémoire ne se<br />
veut pas emblématique d'une<br />
communauté, de ses<br />
représentations, de ses<br />
pratiques <strong>sociales</strong> et<br />
religieuses. Son souci est de<br />
faire apparaître à travers un<br />
<strong>des</strong>criptif minutieux<br />
l'empreinte que laisse le<br />
personnage de grand-mère<br />
dans une histoire d'auteur,<br />
dans une famille, une culture.<br />
Et cela avec le sourire poivré<br />
de l'ironie. Son point de<br />
départ: l'hypothèse soufflée<br />
par l'ethnologue, écrivain,<br />
Pacal Dibie que «toute théorie<br />
est d'abord biographique ».<br />
AimyBloch,<br />
Ingénieur-Chercheur C.N.R.S.<br />
Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />
Européenne<br />
Un visage, une économie<br />
domestique<br />
Son corps devait être aussi propre que sa<br />
maison, aussi net que les trois pièces qu'elle<br />
habitait dans la rue Titus, petite rue qui<br />
donne sur le quartier résidentiel du quai de<br />
la Fontaine dans la ville de Nîmes.<br />
Ce personnage plantureux n'aurait pas<br />
dépareillé en Alsace où elle avait passé une<br />
partie de son existence. Dans le midi où<br />
nombre de personnes sont plutôt sèches,<br />
elle avait simplement de l'ampleur. Son<br />
poids qui aurait pu sembler excessif était<br />
signe de bonne santé. « Elle se portait bien ».<br />
Pas de visage tanné par le soleil. Elle<br />
n'aimait pas la chaleur. Le visage était très<br />
blanc, l'ovale régulier, la peau laiteuse. Ce<br />
qui frappait, c'était l'abondance de sourcils<br />
broussailleux qui cachaient de petits yeux<br />
gris-verts, <strong>des</strong> cheveux crantés, presque crépus.<br />
Il valait mieux regarder de profil son<br />
large nez. Quand ses cheveux étaient<br />
défaits, chose rare car elle avait appris à<br />
apparaître tirée à quatre épingles, ses cheveux<br />
coiffés et humi<strong>des</strong> sous un filet, elle<br />
faisait penser à une mulâtresse, celle du<br />
roman Youma de l'écrivain antillais<br />
Lafcadio Hearn.<br />
Sa famille s'était toujours cachée d'avoir<br />
<strong>des</strong> ancêtres africains ou même orientaux.<br />
Cela n'aurait pas fait très distingué dans<br />
l'arbre généalogique. Eux, c'était les<br />
Dockés, les Juifs du duc, du duc de Lorraine.<br />
Le dénombrement de 1784 cite Benjamin<br />
Dockés, pauvre, né à Hatstatt. Il s'agit bien<br />
du grand-père de son mari, Armand Dockés<br />
mais on se garde bien de parler de tout cela.<br />
Elle, portait un nom de jeune fille colmarien<br />
imprononçable Heimendinger dont la famille<br />
sortait de Grussenheim. Son père Marx<br />
Heimmendinger avait eu cinq enfants de<br />
Flore Bigard : deux fils Louis, Henri et trois<br />
filles Pauline, Juliette et Aline. Les trois filles<br />
ne sont pas mentionnées dans l'ouvrage de<br />
Salomon Picard et Joseph Bloch. Imaginez,<br />
Heimendinger, pour les gens du sud, ce nom<br />
sonnait étranger, un peu allemand. A<br />
Colmar, puis ensuite dans la petite ville vosgienne,<br />
Remiremont où jeune femme elle<br />
avait habité, elle était saluée, connue.<br />
«C'était quelqu'un». A Nîmes où sa famille<br />
s'était réfugiée à partir de 1940, elle répétait<br />
qu'elle n'était plus rien.<br />
Lorsque que je me rendais chez elle le<br />
matin, elle portait <strong>des</strong> robes tabliers, satin<br />
fermière qu'elle achetait chez sa soeur qui<br />
durant vingt ans, une valise à la main allait<br />
chez les clients les vendre en gros. Leur<br />
mari respectif était mort, l'un en 1943,<br />
l'autre après guerre. Elles étaient très<br />
proches en âge, en corpulence et malgré<br />
leurs tempéraments opposés s'aimaient<br />
beaucoup. Cette proximité tenait aussi à <strong>des</strong><br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 72
aisons de mariage. Les deux soeurs Juliette<br />
et Aline avaient épousé les deux frères,<br />
Armand, Albert et avaient vécu jusqu'à la<br />
guerre, Juin 1940, dans la même maison, à<br />
Remiremont. C'était souvent le cas. Les<br />
parents ainsi ne cherchaient les «antécédents»<br />
de la famille qu'une seule fois:<br />
tuberculose, handicap physique et même<br />
meschug'ass, folie. Une enquête était mise<br />
en oeuvre de part et d'autre. La dot était évaluée,<br />
celle-ci en l'occurrence avait été très<br />
ronde, 10 000 francs-or. Les pères échangeaient<br />
souvent les bêtes, chevaux ou<br />
vaches. Les enfants venaient ensuite. Dans<br />
le cas présent, un «schadchen», membre de<br />
la famille maternelle avait arrangé la rencontre.<br />
En cela rien d'extraordinaire !<br />
La grand-mère, on l'appelait «mémé»<br />
ou plus distinguée, «mamie», vivait maintenant<br />
d'hypothèques et de l'intérêt de ses<br />
prêts, sa soeur du métier de représentant<br />
dans la ville de Lyon. En somme, métiers de<br />
prêteur d'argent et de colporteur modernisés.<br />
Leurs biens étaient gérés par leurs<br />
gendres et leurs filles qui tous les trois mois<br />
faisaient les comptes avec le notaire. La<br />
mo<strong>des</strong>tie du revenu de la vieille dame ne se<br />
disait pas. Elle restait une dame. Je me<br />
demande si cette famille ne chantait pas<br />
plus haut que sa voix, comme on dit pudiquement.<br />
Le matin dans les trois pièces où elle se<br />
tenait, le temps s'écoulait rituellement. Il était<br />
réservé au nettoyage, à l'époussetage <strong>des</strong><br />
meubles, aux courses quotidiennes et à la cuisine.<br />
Il fallait se protéger de la saleté à l'intérieur<br />
comme à l'extérieur. Une blouse suffisait<br />
pour se couvrir. Ne pas dépenser et savoir<br />
user. <strong>Pour</strong> autant le trousseau était abondant.<br />
Le beau linge de Gérardmer était une véritable<br />
passion. On le commandait dans la<br />
famille. Les draps ajourés, chiffrés en métis<br />
ou en fil étaient entourés de rubans. La chaîne<br />
domestique était simple. Des draps<br />
doubles, on faisait <strong>des</strong> draps pour un seul lit<br />
qui étaient ensuite utilisés comme torchon. Le<br />
torchon usagé servait à cirer les chaussures.<br />
Il n'était jeté qu'en dernier lieu. Dans le journal,<br />
on plaçait les épluchures. Les autres<br />
feuilles de papier étaient partagées en quatre,<br />
suspendues à un clou dans les WC. C'était<br />
l'usage même s'il n'avait rien d'agréable.<br />
Froissé en boule, le journal démarrait le poêle<br />
à charbon. Jeter, c'était gaspiller.<br />
<strong>Pour</strong> autant, cela pourrait nous sembler<br />
surprenant, les armoires étaient pleines de<br />
vaisselle qui avait été achetée à Paris,<br />
chez Godin, 15, rue Paradis. «On ne se<br />
mouchait pas du pied dans cette famille. »<br />
C'était l'expression favorite de sa fille qui<br />
tenait à marquer la différence avec sa bellefamille.<br />
Le service à vaisselle de mariage<br />
de Limoges était Napoléon III, la<br />
ménagère, utilisée pour les fêtes,<br />
sobre, les couteaux aux manches<br />
noirs devaient être la\<br />
essuyés immédiatemenl<br />
un par un. Le temps<br />
s'écoulait ainsi. Dans<br />
les buffets, se<br />
vaient toujours<br />
<strong>des</strong> réserves<br />
d'épicerie. Ce<br />
sens de l'économie<br />
rigoureuse,<br />
habituelle pour<br />
l'époque, n'empêchait<br />
pas la générosité.<br />
Du chocolat,<br />
caché dans l'un<br />
l'autre tiroir accueillait<br />
les enfants : quelqu<br />
fois une belle som<br />
me d'argent patiemment<br />
mise de<br />
côté marquait les<br />
anniversaires et<br />
les départs. Les<br />
départs. Ce<br />
n'était<br />
pas facile<br />
de<br />
partir.il<br />
y avait toujours<br />
quelque chose d'autre à faire. Comme elle<br />
avait du mal à se baisser, les enfants<br />
devaient faire les petits boulots. Elle me<br />
donnait un morceau d'une de ses larges<br />
culottes roses en maille usagées pour frotter<br />
les pieds de la table Henri II que la<br />
femme de ménage ne nettoyait jamais assez<br />
Tomi Ungerer. Das große Buch vom<br />
Schabernack. © 1990 by Diogenes Verlag AG<br />
Zürich<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 73
ien. Je m'appliquais à la satisfaire. Elle<br />
m'aurait demandé de refaire. Elle ouvrait la<br />
porte et disait: «quand est-ce qu'on te<br />
revoit, tu m'apporteras», elle préparait sa<br />
liste, «n'oublie pas...»<br />
Elle avait souvent une larme aux yeux au<br />
moment où nous nous séparions. C'était<br />
comme ça avec tous les gens proches. Elle<br />
avait peur de nous perdre. Quand je partais<br />
pour un long voyage, <strong>des</strong> gestes anciens<br />
revenaient. Elle mettait sa main, je ne sais<br />
plus laquelle, droite ou gauche sur la tête et<br />
me bénissait. Je me sentais protégée mais je<br />
trouvais bizarre qu'on me bénisse. Ces<br />
gestes, la prière qui l'accompagnait, me faisaient<br />
sourire. Je la laissais faire. C'était<br />
ainsi. C'était magique, comme un jeu<br />
d'enfants. C'était D. qui nous gardait. La<br />
prière, je l'ai découverte plus tard est celle<br />
que le père ou la mère prononcent rituellement<br />
lors d'un départ en voyage. Mais ça ne<br />
se pratique plus beaucoup.<br />
Le corps, la toilette<br />
Les odeurs. Il fallait être net, sentir bon.<br />
On n'était jamais assez propre pour elle.<br />
Elle se parfumait à l'eau de Cologne après<br />
sa toilette. Elle ne mettait pas de crème mais<br />
se poudrait et utilisait un rouge à lèvres<br />
foncé qu'elle a conservé <strong>des</strong> années durant.<br />
Elle portait toujours les mêmes bijoux:<br />
boucles d'oreilles où pendaient deux petits<br />
diamants, la bague de fiançailles torsadée,<br />
la chaîne qui avait appartenu à son mari et<br />
un camée qui fermait son corsage. Sans ses<br />
bijoux, ce n'était plus elle. Ils marquaient<br />
son histoire d'épouse très aimée par son<br />
mari, «un vrai Mensch», disait-elle. Mais<br />
elle n'avait pu avoir qu'un enfant, à l'âge de<br />
trente ans et aucun garçon pour reprendre<br />
l'affaire. Un drame. Son neveu avait pu sauver<br />
l'honneur, l'affaire et leur nom.<br />
L'appartement de Nîmes n'était pas<br />
confortable. <strong>Pour</strong> obtenir de l'eau chaude,<br />
il fallait la chauffer sur une cuisinière<br />
chaque matin. Quand j'arrivais à temps, je<br />
procédais à la cérémonie de grattage et<br />
ensuite du lavage du dos. Il s'agissait pendant<br />
de longues minutes de gratter le haut<br />
du dos jusqu'à ce qu'il devienne rouge, seul<br />
moyen de soulager <strong>des</strong> démangeaisons,<br />
disait-elle. «Maintenant tu vas faire quelque<br />
chose pour moi». Je savais ce qui<br />
m'attendait. C'était amusant et effrayant un<br />
si gros corps qui ballottait, surtout pour une<br />
petite fille. Un corps démesuré. Pas d'ostentation,<br />
ni de pudeur. Elle <strong>des</strong>serrait un<br />
immense corset rose, s'asseyait avec ses<br />
jambes flasques sur la chaise du cabinet de<br />
toilette et appuyait ses bras sur le lavabo. Je<br />
devais gratter. C'était épuisant. Ça lui faisait<br />
du bien. Elle décidait de la fin de l'opération.<br />
«Encore un peu par là». Il y avait<br />
longtemps qu'elle n'était plus caressée.<br />
Quand elle voyait ses petits enfants, elle les<br />
embrassait, leur pinçait les joues et puis leur<br />
tâtait les cuisses pour savoir si leur chair<br />
était ferme. Je n'aimais pas du tout, mais<br />
pas du tout cela.<br />
C'est quoi, «c'est gescht»<br />
Netteté, propreté, souci du corps, souci<br />
d'apparaître et d'être belle. Etait exclu dans<br />
cet univers ce qui était considéré comme<br />
laid, de mauvais goût, gescht. De mauvais<br />
goût, les imprimés qui ne s'accordaient pas.<br />
De mauvais goût, les vêtement collants ou<br />
trop voyants. De mauvais goût aussi, les<br />
gens dans la rue qui parlaient trop forts. Son<br />
univers devait être de bonne qualité, mesuré,<br />
sans excès. Quand elle achetait un tissu,<br />
elle le touchait, le froissait, le soupesait.<br />
Elle pouvait donner très vite le nom, satin,<br />
soie, coton, fil, tissus nobles. Le reste,<br />
c'était du «drek», et elle faisait une mine de<br />
dégoût. Elle achetait peu, hésitait, calculait,<br />
comparait, demandait à sa fille qui l'accompagnait.<br />
Elle était contente quand elle avait<br />
fait une bonne affaire, une «metziha'h».<br />
C'était impossible de réunir toutes ses exigences.<br />
Il fallait que la vendeuse lui plaise<br />
aussi. Cela devenait vite, une wilde soye<br />
surtout si elle ne lui montrait pas les tissus<br />
ou vêtements qu'elle voulait acheter. Une<br />
soye, c'était une femme pas comme il faut,<br />
une femme qui avait mauvais genre, qui<br />
n'était pas soignée, une mauvaise femme,<br />
disons le, une salope.<br />
Le monde était divisée en deux, les gescht,<br />
les gens ordinaires et les gens qui lui plaisaient,<br />
les distingués, ceux qui disposaient<br />
d'un savoir. Elle aimait les gens simples<br />
mais non pas populaires, ceux qui avaient<br />
reçu une éducation. Ce n'était pas seulement<br />
de l'instruction. Elle reconnaissait les<br />
gens intelligents. Elle-même était pleine de<br />
se'hel, «de cerveau», d'intelligence, de bon<br />
sens et posait de vraies questions. <strong>Pour</strong>tant,<br />
elle n'avait pas étudié longtemps. Sa soeur<br />
avait été envoyée dans un cours privé de<br />
français tenu par les demoiselles Lemaître<br />
à Colmar, très cher, dans les années 1900<br />
pour qu'elle emploie un français correct<br />
aussi bien écrit que parlé. Elle, avait dû aller<br />
à l'école allemande. Elle évoquait souvent<br />
cette institutrice très sévère qui lui avait<br />
appris l'allemand à coups de règles. Elle ne<br />
parlait pas souvent l'allemand mais sans<br />
doute le lisait-elle. Il y avait <strong>des</strong> livres dans<br />
les deux langues dans la maison de la rue<br />
Saint Eloi, à Colmar, la maison de son<br />
enfance. Et les enfants le jour de shabbat<br />
étaient dans les livres. C'était obligatoire.<br />
Mais parler l'allemand chez soi dans l'intimité<br />
était considéré comme une trahison par<br />
le père. «Quand la fanfare allemande passait<br />
dans la rue», racontait-elle, «mon père<br />
fermait les fenêtres et les volets». Les garçons,<br />
ses frères, étaient avertis que si jamais<br />
ils se mariaient avec une «boche», ils ne<br />
franchiraient plus le portail de la maison. Et,<br />
c'était catégorique ! Bien sûr, écrit ma mère<br />
beaucoup plus tard, dans une lettre à une de<br />
ses filles, on détestait les Allemands dans la<br />
famille». Une évidence tranquille.<br />
On se claquemurait dans le français et le<br />
judéo-alsacien. Il fallait faire de ces jeunes<br />
filles, <strong>des</strong> demoiselles sur mesure. Le<br />
Français était peut-être le modèle de dis-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 74
et beaucoup de patience pour lire ses lettres.<br />
Nous avions du mal et nous nous demandions<br />
comment elle avait appris à écrire.<br />
Nous devinions. Ma soeur a montré une<br />
lettre qu'elle venait de recevoir, à une <strong>des</strong><br />
amies dans un camp d'été. Celle-ci se vantait<br />
de connaître parfaitement l'hébreu:<br />
«tiens regarde, lis si tu sais l'hébreu». Ma<br />
soeur était ravie. Elle venait de recaler sa<br />
copine avec une lettre de sa grand-mère.<br />
Cette écriture restait un mystère, comme si<br />
plusieurs apprentissages s'étaient bousculés<br />
à la fois. Elle s'en était sortie comme elle<br />
avait pu : comme une crème caramel qui<br />
avait eu du mal à prendre.<br />
Née en 1890, elle avait passé les Vosges<br />
pour se marier en 1911 à un Vosgien dont<br />
la famille était originaire de Balbronn. Il fit<br />
la guerre comme chasseur au pied au<br />
Chemin <strong>des</strong> Dames et reçut la fourragère.<br />
Leur jeune frère Louis, fut tué à 20 ans à la<br />
guerre et leur frère Marcel demeura captif<br />
pendant cinq ans. On était patriote fiançais.<br />
Son mari n'avait pas peur de le dire,<br />
d'autant que ses beaux-frères alsaciens,<br />
Louis et Henri, enrôlés en 1914, s'étaient<br />
battus dans l'autre camp sur le front russe.<br />
On disait qu'ils n'avaient jamais pris un<br />
fusil et avaient tout fait pour saboter les<br />
trains.<br />
Ma chère Françoise,<br />
Je commence la lettre, ta mère la terminera. Je me sers d'un carton que l'on nous a envoyer. Avons eu bien<br />
du plaisir de lire ta grande lettre je te félicite pour la belle réception que tu avait organisé. Anny qui était là hier<br />
soir nous a dit que tu sais bien te débrouiller tout mes compliments merci pour la belle écharpe que vous<br />
m'avez offert toutes les deux elle est très belle vous me gâtez je suis touché.<br />
Je ne sais si tu peut me lire vu que je tremble tellement on a de la peine à se voir diminuer mais hélas c'est<br />
ainsi. Sommes très contents qu'Anny ait été reçue mais n'espère pas pour le concours...; autant de<br />
changement, enfin c'est déjà bien ainsi.<br />
Ma chère je te laisse je t'embrasse très très fort ta Mamie qui t'aime bien<br />
tinction, comme il est coutume d'entendre,<br />
mais il signifiait avant tout autre chose la<br />
marque indélébile d'attachement patriotique<br />
à la France. Sa soeur comme elle,<br />
s'exprimaient en un français correct. Je ne<br />
les ai pas entendu parler l'allemand mais<br />
c'était sans doute resté, les comptines<br />
étaient chantés en allemand. Son frère ne<br />
comptait-il pas en allemand? Les traces de<br />
ses apprentissages superposés étaient demeurés.<br />
L' écriture de la vieille dame demandait<br />
une connaissance à la fois du<br />
gothique allemand, du français et l'on a<br />
longtemps cru, de l'hébreu. Ecriture tout en<br />
rond, les «1,» étaient entrecoupés de blanc,<br />
les «a» ressemblait à <strong>des</strong> «o», les «p»<br />
étaient simple courbe qui s'arrêtaient et<br />
reprenaient sous la ligne. Il fallait du temps<br />
Elle, restait alsacienne, attachée à sa<br />
ville d'enfance Colmar et marquait la différence<br />
avec les Bas-Rhinois qui étaient pour<br />
elle trop allemands, <strong>des</strong> Ashkenausem. Elle<br />
avait aussi <strong>des</strong> difficultés à comprendre les<br />
gens du midi. Et ce n'était pas uniquement<br />
une histoire d'accent.<br />
Sa rigueur, le respect qu'elle portait à sa<br />
personne apparaissait comme une dignité<br />
prétentieuse. Ses seules amies étaient alsaciennes<br />
comme elle. Sa belle-famille, celle<br />
de son gendre, <strong>des</strong> gens de son âge qui l'avait<br />
accueilli au mieux en 1940, appartenait à un<br />
autre monde même si elle allait prendre le thé<br />
ou les recevait avec amabilité. Il n'y avait<br />
rien de plus. En fait, ils étaient <strong>des</strong> notables<br />
venus d'Alsace, installés depuis le milieu du<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 75
XIX e<br />
siècle dans la ville. Le premier, Joseph<br />
Simon né à Muttersholtz en 1818, formé à<br />
l'école rabbinique de Metz en 1854, avait<br />
fondé à Nîmes, une école communale pour<br />
les enfants israélites en 1858, devenue ensuite<br />
école communale en 1881. Il y enseignait<br />
l'hébreu. Il s'était allié aux familles comtadines,<br />
aux Crémieux et aux Millaud. Leur<br />
histoire était ainsi inscrite dans la ville depuis<br />
quatre générations. Ils en étaient fiers et le<br />
faisaient savoir. Avocat, médecin, courtier<br />
en vins, ils fréquentaient surtout les bourgeois<br />
protestants.<br />
La vieille dame n'était pas nîmoise de<br />
souche. Son statut de veuve réfugiée, transplantée,<br />
parente par alliance provoquait<br />
quelque sympathie comme on en a vis-à-vis<br />
de parents sortis de province un temps familière,<br />
devenue lointaine. Dans cette famille,<br />
le statut social dominait. L'exil pour la vieille<br />
dame demeurait.<br />
Ce statut ne lui avait pas fait perdre son<br />
goût pour la nouveauté. La première question<br />
était: Quoi de neuf? quand on est<br />
vieux, il faut toujours de neuf pour se mettre<br />
sous la dent. A elle, je ne pouvais pas<br />
répondre : «il n'y a rien de neuf». Je racontais<br />
ce qui se passait chez sa fille et puis<br />
dans le monde. Nous commentions la politique.<br />
Elle n'aimait pas Giscard. Elle<br />
n'expliquait pas pourquoi. Il n'était pas<br />
bekofetig, pas convenable. Physiquement,<br />
elle trouvait qu'il était grimaçant et qu'il<br />
avait une trop grande bouche. Elle passait<br />
les gens qu'elle voyait à la télévision à la<br />
moulinette. Et de toute façon, il avait <strong>des</strong><br />
spring à la vanille. Il bluffait. Il lui manquait<br />
du se'hel. Je ne comprenais pas pourquoi<br />
elle en avait contre Giscard et même contre<br />
sa femme qui se levait tard à 9 heures du<br />
matin. « Comment pouvait-elle comprendre<br />
les femmes levées très tôt»?, disait-elle.<br />
Elle-même s'était levée longtemps à cinq<br />
heures du matin pour préparer le petit déjeuner<br />
de son mari qui partait acheter <strong>des</strong> bêtes.<br />
Cela provoquait sa colère. C'était sans<br />
doute son sens aigu <strong>des</strong> réalités, de la justice.<br />
<strong>Pour</strong> elle, Giscard ne posait pas les<br />
vraies questions.<br />
Les vraies questions<br />
Elle commençait à interroger, un peu<br />
comme une 'horem, une femme sage qui<br />
aurait étudié le talmud. Le texte, c'était la<br />
vie, celle d'une femme qui écoutait et qui<br />
voulait être entendue. Après un temps de<br />
réflexion, lentement, elle prenait l'interlocuteur<br />
par le bras ou levait l'index et hochait de<br />
la tête. Ce hochement de tête nous est resté.<br />
«Maintenant écoute voir un peu, je vais te<br />
dire quelque chose». Elle déroulait son histoire,<br />
celle d'une jeune femme qui à peine<br />
mariée voit son mari partir à la guerre et qui<br />
en est séparée cinq ans durant. Avec sa soeur,<br />
il faut survivre. Tenir, séparée, isolée de sa<br />
famille d'Alsace et de son jeune époux. Elle<br />
ponctuait son étonnement de Chemaveniécoute<br />
mon fils,- et d'un événement heureux,<br />
elle disait «maneshume gut». Elle était passée<br />
par deux guerres. Ses parents étaient<br />
morts, elle avait à peine plus de vingt ans et<br />
avait dû très vite faire avec la vie. Une vie<br />
qui n'était pas luxueuse, aisée plutôt. Il était<br />
de bon ton d'offrir <strong>des</strong> mignonnettes Lindt<br />
qui venaient de Nancy, de porter l'astrakhan<br />
et de se promener dans la ville d'eau à<br />
Plombières, de rendre visite aux cousines<br />
Berthe et Blanche qui habitaient la Suisse .<br />
De retour de la guerre, son mari et son<br />
beau-frère avaient fait de bonnes affaires.<br />
«Les hommes travaillaient beaucoup et<br />
gagnaient bien leur vie». Ils avaient acheté<br />
<strong>des</strong> parcs à Fougerolles où ils mettaient les<br />
bêtes. Les cerisiers donnaient ce kirsch dont<br />
je savourais très tôt le goût. Il nous était<br />
apporté en cachette dans le midi en petites<br />
bouteilles.<br />
Quand on commençait à se gratter la<br />
tête parce que ça n'en finissait pas, elle<br />
nous demandait si nous avions <strong>des</strong> poux.<br />
<strong>Pour</strong> elle, «er kratzt sich kein jid béhinem<br />
enweder hot er dàyes oder kinnem » : ou<br />
l'on avait <strong>des</strong> soucis ou l'on avait <strong>des</strong><br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 76
poux, quand on est yid, on ne se grattait pas<br />
pour rien.<br />
Langue,<br />
cuisine et religion<br />
C'était ainsi. Elle n'aurait jamais dit <strong>des</strong><br />
mots vulgaires en français. Son univers était<br />
centré autour <strong>des</strong> odeurs, <strong>des</strong> saveurs.<br />
Cela ne la gênait pas de dire de quelqu ' un,<br />
il stinkt. Nous étions invités à ces repas où le<br />
kougel aux pommes dans la marmite en fonte<br />
avait cuit une bonne partie de la matinée. Si<br />
nous le mangions trop vite, elle était à la fois<br />
contente et nous en voulait: schmekt gut?<br />
mais elle ajoutait, «tu as freysse», «tu<br />
manges comme un animal», tu «bouffes».<br />
En français, elle n'aurait jamais parlé ainsi,<br />
en alsacien, elle s'autorisait. C'est une<br />
langue où tout peut se dire, le mal comme le<br />
bien. D'ailleurs parfois, quand elle voyait<br />
certains hommes ou femmes dans la rue, elle<br />
les dévisageait, se retournait sur eux, elle,<br />
parlait de leur Batzef, leur gueule ou de leur<br />
Doches, leur derrière.<br />
La langue devenait matérielle, familière,<br />
corporelle, sensuelle. Si l'homme ne lui<br />
convenait pas, avait une allure indigente,<br />
c'était un porteur de poux, un kenemerr, ou<br />
un Doches loch, tout juste bon à vendre <strong>des</strong><br />
capotes anglaises. Et ce n'était rien à côté de<br />
sa soeur, Pauline, celle qui avait vécu à<br />
Monterey, au Mexique, une beauté qui jurait<br />
dans un espagnol à la sauce alsacienne.<br />
Les gens étaient kaushher, francs ou pas.<br />
Les gestes, les actes aussi.<br />
Elle avait construit son univers, une<br />
éthique qu'elle nous transmettait. Le hacer, le<br />
cochon était souvent associé à l'antisémitisme,<br />
le rocha, il y en avait partout. Il fallait être<br />
convenable, tenir son rang éviter le 'hutspeh.<br />
Les injures, les insultes, ce qu'on avait envie<br />
de dire, on le disait en judéo-alsacien. Lors<br />
<strong>des</strong> fêtes, si une femme dansait trop, elle<br />
disait qu'elle valsait comme une hanoucca<br />
trinderle, une toupie de hanoucca. Et ce<br />
n'était pas nécessairement un compliment.<br />
Elle nous nourrissait de vian<strong>des</strong> de veau<br />
très cuite, de boeuf accompagné d'os à moelle,<br />
de beefteak de la meilleure qualité. Elle<br />
croyait que la viande allait nous donner <strong>des</strong><br />
forces. Je me souviens aussi, <strong>des</strong> odeurs de<br />
cannelle qu'elle mettait sur le zemetkuche<br />
comme sur les tartes aux pommes. Il fallait<br />
toujours «retourner», en prendre encore une<br />
fois. C'était bon pour nous. Faire à manger<br />
était comme une religion. Elle prenait son<br />
temps et connaissait nos plats préférés.<br />
L'hiver, <strong>des</strong> oignons aux marrons, les Ziwle<br />
un Keschte, les pommes de terre sautées, les<br />
bratelti Grumbeere. C'était ses spécialités.<br />
Tout était cuit, trop cuit avait mijoté longtemps.<br />
Le sang ne devait pas apparaître. Et<br />
chaque repas s'achevait sur un <strong>des</strong>sert : kuglhopf,<br />
charlotte au chocolat, crème au caramel,<br />
marquis au chocolat, mousse, clafoutis,<br />
crème pâtissière et j'en oublie... Elle, comme<br />
sa soeur se levaient de table constamment<br />
pour une raison ou pour une autre. On avait<br />
beau leur dire: «restez donc tranquilles<br />
maintenant», elles devaient s'activer, être là,<br />
présentes, prévenantes. Je me demande si<br />
elles n'en faisaient pas trop. C'était leur<br />
manière d'exister.<br />
La tradition religieuse était aussi liée à<br />
l'intérieur, à la maison. Sa mezuzah, et le<br />
petit rouleau qui s'y trouvait, n'était pas<br />
fixée au linteau de la porte mais elle le gardait<br />
dans un tiroir de son buffet. Plus tard<br />
dans un porte-monnaie, elle m'a donné le<br />
parchemin. Elle ne se sentait pas chez elle<br />
pour l'accrocher au mur. Je n'ai pas le souvenir<br />
de mezouzoth dans cette famille. Si sa<br />
mère était une femme très pieuse, sa piété à<br />
elle, s'était perdue sur les routes de l'exode.<br />
<strong>Pour</strong>tant elle avait conservé son livre de<br />
prières qu'elle gardait précieusement dans<br />
le sac noir qu'elle emmenait à la schule. Les<br />
gran<strong>des</strong> fêtes étaient célébrées. C'était<br />
Yomtov. Elle jeûnait pour Kippour jusqu'à<br />
ce qu'elle soit très âgée. Ensuite elle nous<br />
soutenait, nous jeûnions pour elle. Nous<br />
allions la voir juste avant la tombée de la<br />
nuit, à la fin du jeûne. Un jour, je portais <strong>des</strong><br />
sandales très simples pour Kippour, sans<br />
cuir, elle m'a félicité d'observer les règles<br />
strictement. <strong>Pour</strong> Pessah, manger <strong>des</strong> matzot<br />
qui venaient de Wasselonne était un<br />
plaisir. Il n'y avait que celles-là. Les autres<br />
n'étaient pas assez fines. Elle les trempait<br />
dans son café au lait le soir et commandait<br />
de la farine de matza. Elle se rendait toujours<br />
à la schule pour Roch Hachana. Nous<br />
y allions en famille, enfin pour dire la vérité,<br />
mon père nous déposait en voiture. En<br />
véritable mécréant, laïcard, comme son père<br />
d'ailleurs, il n'entrait pas. J'ai gardé en<br />
mémoire les chapeaux de la vieille dame en<br />
feutre noir ou ses grands pailles gris cernés<br />
d'un ruban. Elle portait un manteau très élégant<br />
Elle était presque aussi chic que les<br />
femmes de la synagogue de la rue de la Paix,<br />
presque aussi chic seulement. C'était une<br />
fête. Elle lisait en hébreu, connaissait les<br />
prières par coeur et disait le kaddisch pour<br />
ses parents, pour son mari aussi. Cette<br />
période de nouvelle année était un moment<br />
de deuil. Elle avait perdu son mari à ce<br />
moment-là. Une petite lumière dans son<br />
cabinet de toilette rappelait, chaque année,<br />
cet anniversaire. La schule non loin de la<br />
gare avait été construite en 1793. Les<br />
femmes se tenaient en haut, elles pouvaient<br />
facilement regarder les hommes en bas et ne<br />
s'en privaient pas, les hommes levaient la<br />
tête. La femme du chammés, du gardien,<br />
excellente musicienne mais qui s'était mise<br />
à boire, jouait de l'harmonium. C'était discordant<br />
et toujours trop fort.<br />
Jusqu'à la fin, 91 ans, elle a voulu vivre<br />
d'une manière autonome. La dernière<br />
année, elle a consenti à habiter chez sa fille.<br />
Une 'hevrah de femmes sephara<strong>des</strong> s'est<br />
occupée de la toilette. Quand je suis entrée<br />
dans sa chambre, tous les miroirs étaient<br />
couverts d'un voile.<br />
Elle est enterrée au cimetière de Nîmes,<br />
son mari aussi. Sa soeur dans les Vosges,<br />
ses frères et ses parents en Alsace...<br />
Le <strong>des</strong>tin ordinaire d'une famille juive<br />
alsacienne.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 77
MURIEL KLEIN-ZOLTY<br />
Humour et religion<br />
Dans les histoires<br />
que racontent Juifs d'Alsace<br />
et d'Europe de l'Est,<br />
l'humour et la religion<br />
ne s'opposent pas.<br />
Au contraire,<br />
ces deux éléments<br />
sont indissociables.<br />
Une interprétation<br />
sociologique de l'humour.<br />
Judith Stora note que : «L'humour juif<br />
est devenu à la mode en France ces<br />
dernières années. C'est grâce au<br />
cinéma américain et avant tout aux films de<br />
Woody Allen que le public français découvrit<br />
son existence... Les mass médias se sont<br />
chargées de répandre l'expression et elle est<br />
à présent sur toutes les lèvres... Malgré la<br />
large diffusion du terme, il faut bien<br />
reconnaître que la plupart de ceux qui<br />
emploient le mot, même s'ils reconnaissent<br />
le phénomène, seraient bien en peine de le<br />
décrire et de l'analyser... Or peu d'étu<strong>des</strong><br />
approfondies furent consacrées à la <strong>des</strong>cription<br />
de l'humour juif »<br />
<strong>Pour</strong> combler cette lacune, J. Stora a<br />
écrit une monumentale étude de «l'humour<br />
juif dans la littérature de Job à Woody<br />
Allen».<br />
© Dessins Maurice Sendak, HarperCollins publisher. I.B. Singer "Une histoire i<br />
contes", Stock, 1978.<br />
Dans mon ouvrage, «Contes et récits<br />
humoristiques du monde juif »*, je me suis,<br />
en ce qui me concerne, intéressée aux «his-<br />
Ì paradis et autres<br />
Muriel Klein-Zolty<br />
Chercheur, Laboratoire de Sociologie<br />
de la Culture Européenne<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 78
toires juives » qui ont vu le jour dans les<br />
communautés d'Alsace et d'Europe de<br />
l'Est, à ces récits oraux de type humoristique,<br />
nommés Moschelich en Alsace et<br />
witz en Europe de l'Est, dont Freud et Reik<br />
ont effectué <strong>des</strong> interprétations psychologiques<br />
ou psychanalytiques* 2 ', mais dont<br />
aucune interprétation sociologique n'avait<br />
encore paru.<br />
J'ai recueilli plusieurs milliers de ces<br />
histoires auprès d'informateurs originaires<br />
de ces communautés et installés actuellement<br />
dans l'Est de la France. Après les avoir<br />
retranscrites et donc sauvées de l'oubli, j'en<br />
ai tenté une interprétation socio-ethnographique.<br />
Je les ai considérées comme <strong>des</strong><br />
documents et ai eu le souci constant de les<br />
rapporter au contexte culturel spécifique qui<br />
les conditionne. Witz et Moschelich présentent<br />
<strong>des</strong> divergences fondamentales dues à<br />
l'originalité indéniable de chacune <strong>des</strong> deux<br />
communautés. Mais ils ont également de<br />
nombreux points communs. Ces derniers<br />
s'expliquent par les analogies effectives que<br />
présentaient, malgré leur spécificité non<br />
moins réelle, ces deux communautés, mais<br />
aussi par le contact qui n'a jamais cessé<br />
entre celles-ci et qui a occasionné un échange<br />
et une circulation de récits. Une illustration<br />
probante de la ressemblance et <strong>des</strong> rapports<br />
étroits entre ces deux yiddishkeit est<br />
celle du parler juif : Yeddish-daitsch (judéoalsacien)<br />
et yiddish oriental, dont la commune<br />
origine est bien connue. On retrouve<br />
dans ces deux parlers de nombreux termes<br />
similaires, qui ne diffèrent que par leur prononciation;<br />
or si le langage est un moule,<br />
quoi d'étonnant en conséquence si l'esprit<br />
judéo-alsacien et l'esprit yiddish se rejoignent<br />
à bien <strong>des</strong> égards ?<br />
Mes témoins originaires de la campagne<br />
alsacienne sont nés, en général, entre 1897<br />
et 1923. Aujourd'hui, ils résident tous à<br />
Strasbourg du fait de la disparition <strong>des</strong> communautés<br />
juives villageoises. La date de<br />
leur urbanisation se situe entre les deux<br />
guerres ou à la fin de la seconde guerre<br />
mondiale. Les histoires qu'ils m'ont contées,<br />
ou Moschelich, reflètent le vécu <strong>des</strong><br />
Juifs de la campagne alsacienne avant leur<br />
transplantation et mettent en scène les personnages<br />
marquants de la vie juive rurale<br />
traditionnelle.<br />
Mes interlocuteurs d'Europe de l'Est<br />
sont les rescapés d'un monde englouti, le<br />
«Yiddishland». Cadre socio-politique aux<br />
frontières imprécises, le Yiddishland allait<br />
de la Baltique à la Mer Noire et était le lieu<br />
de résidence <strong>des</strong> Juifs de langue yiddish.<br />
Nés pour la plupart au début du siècle, mes<br />
interlocuteurs ont passé leur enfance et leur<br />
adolescence dans ce milieu, marqué par son<br />
unité géographique et sociologique<br />
(shtetl
tion et dit : «Voilà, je suis pris par le temps,<br />
est-ce que je peux venir passer le Shabbat<br />
chez vous ? »<br />
Le maître de maison lui dit : «Oui, il n'y<br />
a pas de problème mais cela va te coûter très<br />
cher.<br />
- Comment cela très cher ?<br />
- Combien as-tu ? »<br />
Il dut remettre toute sa fortune ; mais il<br />
était très fâché parce qu'il s'est dit: «Les<br />
lois de l'hospitalité auraient voulu qu'il<br />
m'ouvre tout grand les bras, qu'il me reçoive,<br />
qu'il me traite comme il faut. Mais<br />
puisque c'est comme cela, alors autant bien<br />
faire; je vais profiter de ce Shabbat».<br />
Alors on lui a servi à manger, on lui a<br />
donné une chambre, il s'est mis à l'aise et il<br />
s'est conduit comme en terre conquise. Le<br />
Shabbat se termine et à la fin du Shabbat,<br />
quand on fait la bénédiction de séparation<br />
entre le sacré et le profane, le babelous<br />
(maître de maison) vient avec la bourse, la<br />
tend au colporteur et lui dit: «Reprends ton<br />
argent».<br />
Il lui dit: «Qu'est-ce que c'est, qu'estce<br />
que cela signifie ?<br />
- Tu vois, lui répond le maître de maison,<br />
je voulais que tu te sentes à l'aise, si je<br />
t'avais dit: «Viens vivre à mon compte<br />
ici », tu aurais fait <strong>des</strong> manières, tu aurais<br />
marché sur la pointe <strong>des</strong> pieds pour ne<br />
pas déranger, comme cela, tu t'est senti<br />
chez toi à la maison» et il lui a souhaité<br />
bon voyage».<br />
Shabbat est pour le pauvre une bénédiction,<br />
sorte de manne qui compense pour<br />
un moment toutes les privations dont il a<br />
souffert. Cette bénédiction est souvent<br />
dans les histoires présentée sous la forme<br />
d'un succulent repas octroyé par un Juif<br />
riche.<br />
Parmi les personnages de la vie religieuse,<br />
celui dont la fonction par excellence est<br />
d'aider le Juif dans la détresse est le rabbin.<br />
Aussi bien dans les Moschelich que dans les<br />
witz, il joue un rôle de consolateur; son but<br />
est de soulager par <strong>des</strong> paroles réconfortantes.<br />
«Rabbin, dit le pauvre petit tailleur,<br />
donne-moi une «eitse» (un conseil). Je n'ai<br />
plus de place à la maison nous n'avons<br />
qu'une seule pièce qui sert à la fois d'atelier<br />
pour travailler, de cuisine, et de chambre<br />
à coucher, pour moi, ma femme, mes six<br />
enfants. Et ma femme attend le septième.<br />
Que faut-il faire ?<br />
- Prends une chèvre à la maison et reviens<br />
dans huit jours.<br />
- Quoi?<br />
- Oui, une chèvre à la maison ».<br />
Huit jours plus tard, le pauvre petit<br />
tailleur revient chez le rabbin en larmes :<br />
«Mais c'est encore pire qu'avant, je suffoque.<br />
- A présent, dit le rabbin, débarrasse-toi<br />
de la chèvre».<br />
« Merci rabbin, à présent que je n'ai plus<br />
la chèvre, ma femme et mes enfants ont largement<br />
assez de place».<br />
Dans cette histoire contée par un informateur<br />
d'Europe de l'Est, le rabbin par une<br />
astuce, entreprend de surmonter la misère<br />
du tailleur. Le fondement commun à l'attitude<br />
humoristique et à la foi dans le surnaturel<br />
est la substitution de l'imaginaire au<br />
réel. Il s'agit dans les deux cas de techniques<br />
de survie dont le but est de nier une<br />
situation douloureuse. En un certain sens,<br />
l'humour participe <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> magiques.<br />
Cependant si le surnaturel suppose la<br />
croyance en une transformation effective du<br />
réel (sauf lorsque celui-ci est objet de scepticisme<br />
et a perdu son pouvoir), l'humour<br />
est un subterfuge. S'il transcende la réalité,<br />
il ne la transforme pas pour autant. Certes<br />
pour le petit tailleur, l'imaginaire a su<br />
triompher du réel. Mais l'histoire nécessite<br />
la présence d'un réfèrent (narrateur, auditeur,<br />
groupe social propagateur de l'histoire),<br />
conscient de l'inefficacité du subterfuge<br />
et de la non-efficience de son auteur.<br />
Certes celui-ci n'en est pas moins valorisé<br />
pour son esprit astucieux, pour son pouvoir<br />
d'illusionner le petit tailleur, néanmoins sa<br />
puissance est symbolique et non pas réelle;<br />
l'humour est l'expression d'un doute, d'une<br />
faille, sorte de déchirure de la toile de fond<br />
où Dieu régnait en maître.<br />
La religion dans les histoires ne saurait<br />
se limiter à une toile de fond où à un rôle de<br />
résistance face à l'usure du quotidien. Elle<br />
est également objet de dérision.<br />
La religion,<br />
cible de la dérision<br />
Une <strong>des</strong> particularités de l'humour de<br />
ces histoires est d'être dirigé contre le Juif<br />
lui-même et son univers culturel. L'image<br />
du Juif qui ressort de certaines d'entre elles<br />
n'est guère flatteuse. Ce sont ses défauts et<br />
ses faiblesses qui y sont mis en scène de<br />
manière parfois grandiose. Mais cette autoagression<br />
ne se départit pourtant jamais<br />
d'une charge de sympathie et d'affection;<br />
critique et tendresse se confondent, l'adhésion<br />
et l'attachement aux valeurs se doublent<br />
d'une vision ironique sur soi-même.<br />
Comme le souligne Wladimir Jankélévitch :<br />
Cet humour réflexif «n'est pas sans la sympathie...<br />
L'humour compatit avec la chose<br />
plaisantée, il est secrètement complice du<br />
ridicule et se sent de connivence avec lui...<br />
Au fond, l'humour a un faible pour ce qu'il<br />
raille» (4) .<br />
En outre l'auto-critique, aussi acerbe<br />
soit-elle, reste symbolique, l'humour sert en<br />
effet de masque, il permet d'exprimer<br />
l'inavouable sous une forme socialement<br />
acceptable et de se libérer <strong>des</strong> étreintes<br />
d'une culture qui est par ailleurs valorisée.<br />
L'humour a ainsi un aspect libérateur mais<br />
également catalyseur, les histoires n'ont pas<br />
fonction de porter atteinte aux fondements<br />
de la société juive, mais à la régénérer en<br />
exorcisant les conflits.<br />
Mais si l'humour permet une auto-critique<br />
sous une forme symbolique, sa fonction<br />
essentielle dans la plupart <strong>des</strong> histoires<br />
est une fonction de revanche ou de défense.<br />
Force <strong>des</strong> faibles, arme <strong>des</strong> désarmés, il<br />
constitue une manière d'affronter un réel<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 80
invivable, de surmonter une situation douloureuse<br />
en l'observant avec détachement<br />
et même en l'utilisant comme facteur de<br />
plaisir. Certes, l'humour <strong>des</strong> Moschelich<br />
repose sur une vision plus optimiste que les<br />
witz de l'environnement non-juif, plus tolérant<br />
en Alsace qu'en Pologne. Le rire du<br />
Juif alsacien n'exprime pas la même détresse<br />
lancinante que celui du Juif d'Europe de<br />
l'Est. Mais s'il reste serein et enjoué, il<br />
porte cependant aussi le poids de la souffrance<br />
et de la négativité et joue son rôle de<br />
revanche. Or si l'autodérision est un procédé<br />
critique interne, elle permet aussi la satire<br />
du monde environnant. En effet, dans<br />
beaucoup de récits, aussi bien en Alsace<br />
qu'en Pologne, la satire de l'environnement<br />
non-juif passe par le biais de la dépréciation<br />
du Juif lui-même.<br />
Une <strong>des</strong> cibles préférentielles à l'autoironie<br />
du groupe est précisément la religion.<br />
Je mettrai ici en évidence quatre aspects de<br />
la vie religieuse que les histoires tournent<br />
en dérision.<br />
La dérision du rituel<br />
L'humour est un procédé de désacralisation,<br />
de désenchantement parodique, il<br />
implique le doute, le scepticisme et la précarité;<br />
pourtant il ne véhicule aucune intention<br />
sacrilège, ni blasphématoire; l'humoriste<br />
sait que sont sourire est innocent et ne<br />
signifie pas une réelle remise en cause de<br />
soi. Une méthode de dérision fréquente est<br />
l'utilisation d'un rituel dans une signification<br />
symbolique déviée. De nombreuses<br />
histoires en effet pervertissent le sens du<br />
rituel religieux en l'appliquant à mauvais<br />
escient. Le rituel est en outre un élément<br />
constitutif de la « schlemiehlitude » du<br />
schlemiehl. Personnage dont s'est volontiers<br />
emparé le folklore juif, le schlemiehl<br />
est l'éternel abonné à la guigne. Il souffre<br />
par essence d'une incapacité chronique à<br />
assurer son gagne-pain ou à réussir une<br />
quelconque entreprise. Personnage ridicule<br />
mais qui n'en conserve pas moins une certaine<br />
grandeur, il est l'anti-héros par excellence.<br />
En proie à la pitié, il est incapable de<br />
toute action agressive, comme dans cette<br />
histoire qui souligne avec complaisance sa<br />
dévotion.<br />
Elle m'a été contée par une informatrice<br />
originaire de Gelniow en Pologne.<br />
«Il y avait une fois un schlemiehl qui<br />
n'avait plus de parnousse (gagne-pain), qui<br />
n'avait pas d'argent. Il était misérable. Il<br />
n'avait pas assez pour nourrir ses enfants et<br />
sa femme lui reprochait sans cesse d'être un<br />
schlemiehl. Il décida de devenir brigand et<br />
peut-être fera-t-il ainsi fortune. Un matin, à<br />
l'aube, il partit, prit son couteau, son talith<br />
(châle de prière aux franges duquel sont<br />
attachés quatre cordons, les tsitsi), ses<br />
tephilin (petites boîtes de cuir noir contenant<br />
<strong>des</strong> passages de la Bible, que les<br />
hommes s'attachent sur les bras et sur la tête<br />
à certaines prières ; on les appelle aussi parfois<br />
phylactères : mot chrétien) et s'en alla<br />
dans la forêt. Il se cacha derrière un arbre et<br />
attendit toute la journée. Finalement la nuit<br />
commença à tomber, au moment où il<br />
s'apprêtait à dire la prière du soir, un Juif<br />
arriva.<br />
Notre schlemiehl dit au Juif: «Je vais<br />
prier maintenant, attends que j'aie fini».<br />
Quand il eut fini sa prière, il prit son couteau<br />
et lui dit d'un air menaçant : « Je suis un<br />
brigand, donne-moi ton argent sinon je te tue.<br />
- Pitié, répondit l'autre. Je suis un bon yid<br />
(Juif), un père de famille, aie pitié de<br />
mes enfants, je n'ai pas d'argent. Et si tu<br />
me tues, mes enfants seront orphelins».<br />
«Nebich (pauvre type), pensa le brigand.<br />
C'est un pauvre homme». Il lui dit alors:<br />
«C'est décidé, je ne te tue pas, mais donnemoi<br />
dix roubles.<br />
- Dix roubles, répondit sa victime en colère,<br />
mais je ne suis pas riche.<br />
- Alors un rouble.<br />
- Non, je ne les ai pas.<br />
- Deux kopecks? Insista le schlemiehl<br />
timidement.<br />
- Non.<br />
- Alors, donne-moi une cigarette.<br />
- Ah ! dit l'autre, tu aurais dû me le dire<br />
tout de suite que c'était une cigarette que<br />
tu voulais».<br />
Et ils se quittèrent en se serrant la main ».<br />
La dérision<br />
<strong>des</strong> personnages<br />
de la vie religieuse<br />
Aussi bien les Moschelich que les witz<br />
tournent en dérision les personnages de la<br />
vie religieuse, comme par exemple le hazan<br />
(chantre) dans le witz suivant.<br />
«C'est Shabbat, un Juif est invité chez le<br />
rabbin pour passer Shabbat, il demande au<br />
rabbin de lui garder son portefeuille et ses<br />
papiers.<br />
Le rabbin lui répond: «D'accord, mais<br />
moi, j'ai l'habitude que quand on me remet<br />
<strong>des</strong> choses de cette importance, je ne les<br />
prends pas sans témoin; qu'on m'amène le<br />
hazan comme témoin ». Alors le hazan vient<br />
et voit comment le Juif remet ses affaires au<br />
rabbin. On met les affaires de côté, le<br />
Shabbat se passe très bien ; enfin arrive la<br />
fin de Shabbat; le Juif demande au rabbin<br />
de lui rendre ses affaires. Il dit : «Tu ne m'as<br />
rien donné du tout.<br />
- Même que je t'ai donné mes affaires,<br />
c'est que tu ne voulais pas les prendre<br />
sans témoin, que tu as fait appeler le<br />
hazan pour qu'il soit témoin».<br />
Le rabbin répond: «Écoute, c'est très<br />
simple; on va appeler le hazan et on va lui<br />
demander s'il a vu ou s'il n'a pas vu, vendredi<br />
après-midi, avant l'entrée du Shabbat,<br />
si tu m'as remis quoi que ce soit».<br />
On l'appelle, le hazan dit: «Bonjour»,<br />
et en s'adressant au Juif : Mais je ne vous ai<br />
jamais vu.<br />
- Mais, vous ne vous rappelez pas de moi,<br />
hier, avant l'entrée du Shabbat, j'ai<br />
remis tous mes sous au rabbin?»<br />
Le hazan dit: « Monsieur, vous divaguez,<br />
je n'ai rien vu». Et il s'en va.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 81
© Maurice Sendak, HarperCollins publisher. IB. Singer "Une histoire de paradis et autres contes", Stock, 1978.<br />
Le Juif et le rabbin restent ensemble, en<br />
tête à tête, à ce moment là, le rabbin sort de<br />
son tiroir la bourse et la remet au Juif.<br />
- Je voulais te montrer ce qu'on a comme<br />
hazan, ici».<br />
Mais si on se gausse du hazan, on le ridiculise<br />
Alors le Juif: «Mais qu'est ce que tu<br />
m'as fait comme histoire, là?<br />
avec délectation, il est aussi un humo<br />
riste de talent qui à travers ses sarcasmes<br />
prend sa revanche, comme dans ce récit<br />
relaté par une informatrice originaire<br />
d'Obernai.<br />
«A la Schul (synagogue), le hazan a dit :<br />
«Imbécile», au président de la communauté,<br />
ils se sont disputés, alors le rabbin est venu<br />
chez le hazan, et lui a dit : «Écoutez, il faut<br />
que vous vous excusiez devant toute la communauté<br />
de ce que vous avez dit: «Imbécile»,<br />
au président; vous direz: «J'ai dit<br />
imbécile au président, je n'avais pas raison ».<br />
Alors le vendredi soir, le hazan avant<br />
l'office dit devant toute la communauté:<br />
J'ai traité d'imbécile le président, je n'avais<br />
pas raison?».<br />
Si beaucoup d'histoires qui se moquent<br />
<strong>des</strong> personnalités de la vie religieuse sont<br />
communes à l'Alsace et à l'Europe de l'Est,<br />
celles qui mettent en scène le personnage du<br />
rabbin hassidique sont spécifiquement esteuropéennes,<br />
le Hassidisme (5> , en effet, est<br />
un mouvement qui s'est développé dans ces<br />
contrées. La satire du Rebbe (rabbin hassidique)<br />
est corrosive; dépourvu de toute<br />
éthique et de pouvoir spirituel, il apparaît en<br />
dernière instance comme un charlatan, se<br />
présentant comme un Rebbe miraculeux.<br />
Ces witz visent à démythifier son pouvoir<br />
surnaturel en en montrant le caractère<br />
manifestement absurde et tournent simultanément<br />
en dérision la candeur et la crédulité<br />
de ses disciples.<br />
«Un disciple se vantait <strong>des</strong> pouvoirs surnaturels<br />
de son Rebbe : «Toutes les nuits, il<br />
a la révélation du prophète Elie», dit-il.<br />
«Comment le sais-tu?» demande un<br />
sceptique.<br />
«Le Rebbe lui-même me l'a dit.<br />
- Le Rebbe peut avoir menti.<br />
- Comment oses-tu dire une chose pareille<br />
sur mon Rebbe ? dit le disciple. Pensestu<br />
qu'un homme qui a chaque nuit la<br />
révélation du prophète Elie ait besoin de<br />
dire <strong>des</strong> mensonges ? »<br />
La technique de la plupart de ces récits<br />
consiste à mettre en évidence la contradiction<br />
entre l'incapacité foncière du Rebbe à<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 82
accomplir tout miracle, et l'aveuglement de<br />
son disciple qui interprète l'impuissance du<br />
Rebbe comme signe de son pouvoir. En tentant<br />
de justifier l'injustifiable, avec une<br />
excessive mauvais foi et une argumentation<br />
spécieuse, il révèle en fait le contraire de ce<br />
qu'il voudrait prouver.<br />
La satire<br />
de la spéculation talmudique<br />
Les histoires pastiches de la spéculation<br />
talmudique sont elles aussi propres à l'Europe<br />
de l'Est juive. En effet la société juive<br />
alsacienne n'était pas soumise à la même<br />
prépondérance que celle-ci, où la place primordiale<br />
accordée à l'étude du Talmud<br />
imprégnait les mentalités, les mo<strong>des</strong> de pensée<br />
et les comportements. Beaucoup de witz<br />
sont le reflet de cette imprégnation tout en<br />
effectuant une satire mordante de cette tournure<br />
d'esprit.<br />
«Un yid (Juif) a perdu ses lunettes. Il<br />
se dit: «Si je n'ai plus de lunettes, c'est<br />
que quelqu'un me les a prises. Celui qui<br />
me les a prises, soit il possède <strong>des</strong> lunettes,<br />
ou alors il n'en a pas. Mais s'il a déjà <strong>des</strong><br />
lunettes, alors pourquoi en prendre une<br />
autre paire? Donc il n'a pas de lunettes.<br />
S'il n'a pas de lunettes, il y a deux possibilités,<br />
il voit bien ou il est myope. Mais<br />
s'il voit bien, il n'a pas besoin de lunettes.<br />
Donc il est myope. Le responsable est<br />
donc un homme qui est myope et qui n'a<br />
pas de lunettes. Mais alors, il n'a pas pu<br />
trouver les miennes.<br />
Donc, celui qui me les a prises n'est ni<br />
quelqu'un qui a <strong>des</strong> lunettes, ni quelqu'un<br />
qui n'a pas de lunettes. Donc elles sont ici.<br />
<strong>Pour</strong>tant je vois bien qu'elles ne sont pas là.<br />
Mais si je vois... c'est donc que j'ai <strong>des</strong><br />
lunettes sur le nez. Mais alors si j'ai <strong>des</strong><br />
lunettes sur mon nez, c'est soit les miennes,<br />
soit celles de quelqu'un d'autres. Mais comment<br />
les lunettes d'un autre arriveraientelles<br />
sur mon nez? Puisque ce ne sont pas<br />
les lunettes d'un autre, ce sont donc les<br />
miennes. Voilà, je les ai trouvées, elles sont<br />
sur mon nez».<br />
Dans ce type de récits, le comique réside<br />
dans le gâchis que représente un important<br />
dispositif réflexif pour un résultat qu'on<br />
aurait pu atteindre par la perception ou par<br />
une réflexion bien plus courte. L'abstraction<br />
systématique y atteinte l'idéalisme, un idéalisme<br />
qui ignore délibérément le réel, et, au<br />
besoin, le nie. La matière perd consistance et<br />
l'obstacle ne peut être que d'ordre intellectuel.<br />
Le protagoniste, qui s'enferme dans sa<br />
logique, oublie de se servir de ses sens et raisonne<br />
en dehors de toute référence. La réalité<br />
sensible n'est que le sens apparent, derrière<br />
elle, se cache le sens profond, le sens réel,<br />
auquel il tente d'accéder. Aucune situation ne<br />
saurait ainsi être simple, elle se prête nécessairement<br />
à une interprétation. Dans une<br />
conversation les propos de l'interlocuteur<br />
prêtent nécessairement à interprétation, ceuxci<br />
sont d'emblée suspectés de cacher un sens<br />
profond ou <strong>des</strong> raisons secrètes qu'il importe<br />
de découvrir. Puisque tout discours est un<br />
masque en voilant un autre et est par conséquent<br />
un mensonge, le dialogue est éminemment<br />
problématique.<br />
«Il y a deux Juifs qui se rencontrent à la<br />
gare. L'un demande à l'autre: «Où vas-tu?<br />
- A Lemberg, dit l'autre.<br />
- Quel menteur, répond le premier. Tu dis<br />
que tu vas à Lemberg pour me faire croire<br />
que tu vas à Cracovie. Mais je sais<br />
bien que tu vas vraiment à Lemberg.<br />
Alors pourquoi mens-tu ? »<br />
Si aucune réalité n'est simple, aucune<br />
réponse simple ne peut être donnée à une<br />
question. Il n'y a jamais de réponse définitive,<br />
tout peut être questionné. Même une<br />
question peut être questionnée. Il y a ainsi<br />
une particularité chez le Juif, répondre à une<br />
question par une autre question.<br />
«<strong>Pour</strong>quoi un Juif répond toujours à une<br />
question par une autre question ? - <strong>Pour</strong>quoi<br />
pas ? »<br />
Ce type d'histoire met en évidence un<br />
goût immodéré du Juif pour le raisonnement,<br />
en même temps qu'un mépris total<br />
pour la réalité matérielle, l'un justifiant<br />
l'autre.<br />
Mais ces histoires n'épuisent pas leur<br />
sens dans la <strong>des</strong>cription d'un état d'esprit,<br />
elles opèrent aussi et en même temps la satire<br />
de cet esprit entièrement tourné vers le<br />
spéculation. La satire porte sur la tendance<br />
du Juif à considérer la vie quotidienne<br />
comme un problème de Talmud, le raisonnement<br />
apparaît comme trop compliqué,<br />
trop sophistiqué par rapport au réel beaucoup<br />
plus simple, les histoires montrent la<br />
disproportion entre la finesse de tous les raisonnements<br />
possibles et la prégnance du<br />
réel. Mais, plus profondément, la satire<br />
porte également sur la méthode du Pilpul (6)<br />
(spéculation talmudique) en elle-même. Les<br />
anecdotes se moquent de l'esprit tortueux<br />
qu'il nécessite, et comme le formule une de<br />
nos interlocutrices, de «la tendance à couper<br />
les cheveux en quatre». Son application<br />
à la banalité du monde, loin d'être uniquement<br />
moyen de satire, est également objet<br />
de satire, elle représente une caricature du<br />
raisonnement talmudique et son imitation<br />
parodique. Le style et la démarche talmudiques<br />
sont détournées à <strong>des</strong> fins humoristiques.<br />
Face à la réalité, il revêt un caractère<br />
inadapté, gratuit et stérile et ainsi tourné en<br />
ridicule, perd sa valeur de méthode de<br />
réflexion sérieuse.<br />
Dans ces histoires pastiches du pilpul, on<br />
peut déceler également une fonction de survie<br />
car elles constituent un mode de négation<br />
du réel sensible. Si le Juif méprise le<br />
réel, c'est parce qu'il sait que celui-ci est<br />
parsemé de tsouress (soucis).<br />
La satire <strong>des</strong> formules<br />
de la liturgie<br />
Un procédé de raillerie plutôt affectionné<br />
quant à lui par le Juif d'Alsace que par<br />
le Juif d'Europe de l'est est le calembour sur<br />
les formules religieuses. Un aspect spéci-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 83
fique de l'humour judéo-alsacien qui lui<br />
donne sa richesse consiste dans l'utilisation<br />
de formules liturgiques dans la quotidienneté.<br />
Celles-ci sont, par un jeu de mots, intégrées<br />
dans la langue courante, moyennant<br />
parfois une déformation d'un ou de plusieurs<br />
mots de la phrase. Ainsi quand un<br />
terme en judéo-alsacien (qu'il soit hébreu<br />
ou non), rappelle par sa consonance un mot<br />
hébreu figurant dans une expression du<br />
rituel ou de la Bible, alors l'expression tout<br />
entière est prononcée, en plus du terme utilisé.<br />
«Un morceau chanté le Shabbat de<br />
Hanouca commence par ces mots:<br />
« Scheney Zeysim » qui signifient deux oliviers.<br />
Or «Schnee» signifie neige en allemand.<br />
Quand il neigeait, il y avait un Juif<br />
qui disait toujours : «Scheney Zeysim»».<br />
De nombreuses histoires révèlent ce<br />
plaisir tout particulier pour le Juif d'Alsace<br />
de parsemer la conversation d'allusions<br />
liturgiques en les détournant de leur sens et<br />
en jouant sur les mots. Ce jeu sur la langue<br />
confère à l'humour judéo-alsacien la marque<br />
de son originalité et de son génie. Plus<br />
enjoué que l'humour yiddish même s'il<br />
porte aussi le poids de la souffrance juive,<br />
il est souvent fait de bons mots, de jeux de<br />
mots, de bonhomie, de bonne humeur. Il se<br />
cantonne volontiers au jeu verbal et en particulier<br />
aux calembours sur les formules<br />
liturgiques.<br />
Les sociétés juives d'Alsace et d'Europe<br />
de l'Est, dès la fin du XIX e<br />
siècle ont connu<br />
l'irruption de la modernité avec son cortège<br />
de conséquences : affaiblissement <strong>des</strong> pratiques<br />
religieuses, adhésion en masse, en ce<br />
qui concerne les Juifs d'Europe de l'Est, à<br />
<strong>des</strong> mouvements internationalistes ou à <strong>des</strong><br />
formes de judaïsme séculier comme par<br />
exemple le Bund
GUYCHOURAQUI<br />
Rire sans humour n'est<br />
que ruine de l'homme<br />
L'humour est mort<br />
On a les Nietzsche du temps<br />
jadis qu'on peut...<br />
A défaut du blasphème<br />
d'antan, je me contenterai en<br />
ces jours d'un blâme (mais,<br />
nous assure l'étymologie,<br />
c'est tout comme), et<br />
proclamerai que l'humour est<br />
mort. Plus encore, et bien<br />
triste à dire, il est mort de rire,<br />
mort <strong>des</strong> rires faciles ou<br />
factices, mort <strong>des</strong> rires<br />
consensuels ou préenregistrés,<br />
<strong>des</strong> rires<br />
vulgaires ou racistes...<br />
Guy Chouraqui<br />
Physicien. Université Louis Pasteur<br />
Aqui s'adresse ce blâme, ce mouvement<br />
de l'humeur à la mémoire<br />
de son frère l'humour? À ceux qui<br />
consciemment exploitent, ou inconsciemment<br />
se font complices de la dérive naturelle <strong>des</strong><br />
sources du rire vers les plaisanteries les plus<br />
médiocres, donc par définition à la portée de<br />
l'auditoire moyen, dérive accentuée par<br />
l'extension <strong>des</strong> moyens de diffusion et le<br />
poids de leurs enjeux économiques. L'argument<br />
est simple, le fait est attesté : le vecteur<br />
médiatique, en particulier télévisuel, conduit<br />
à normaliser notre registre humoristique<br />
à un minimum appauvri à l'extrême, où <strong>des</strong><br />
rires obscènes saluent les plaisanteries à ras<br />
du préservatif ou à base de préjugés<br />
xénophobes, construisant insidieusement les<br />
réflexes les plus malsains et les préjugés les<br />
plus bas d'une communauté nationale.<br />
Il subsiste certes <strong>des</strong> amuseurs de qualité,<br />
et d'autres émergeront encore, mais ce<br />
sera le plus souvent à l'écart <strong>des</strong> courants<br />
dominants qu'ils continueront à cerner et<br />
dénoncer d'un trait de crayon ou d'esprit la<br />
sottise et l'impudence, à pratiquer l'injure<br />
salutaire et roborative, le blasphème savoureux<br />
et sain contre toutes les crédulités.<br />
Un humour en prêt-à-porter<br />
La diversité <strong>des</strong> pratiques <strong>sociales</strong> du rire<br />
est une caractéristique très nette de la situation<br />
antérieure : les collégiens, les troufions,<br />
les carabins, les piliers de bar..., tous avaient<br />
leurs niveaux de plaisanterie, leurs spécificités<br />
salaces, chauvines ou calembouresques.<br />
Changer de milieu, c'était changer de registre<br />
humoristique, et les signaux déclencheurs<br />
du rire étaient autant de signatures de<br />
chacun <strong>des</strong> groupes. Avec l'époque du vedettariat<br />
par matraquage et du sacre par audimat,<br />
toutes ces blagues catégorielles se fondent<br />
dans un fonds commun, un lexique standard<br />
et une syntaxe étroite du rire où seuls les ressorts<br />
les plus conventionnels (sexe, argent,<br />
racisme) peuvent jouer, où l'auditeur, quel<br />
que soit son âge et son milieu, est partie prenante<br />
- et par le moyen le plus communicatif<br />
qui soit, le rire - <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> et <strong>des</strong> tons de<br />
la plaisanterie prévalente. Et qui s'étonnera<br />
alors que, dans les cours d'école ou de caserne<br />
tout comme dans les bistrots, reviennent<br />
les mêmes mots, les mêmes thèmes, ceux de<br />
la plaisanterie-télé ?<br />
On ne trouvera pas ici d'exemples trop<br />
actuels, trop brûlants de ce que je prétends<br />
dénoncer : faudrait-il, pour critiquer, promouvoir<br />
si peu que ce soit ce que l'on rejette?<br />
D'ailleurs il n'est que trop aisé de vous fabriquer<br />
un corpus à votre propre usage et goût,<br />
en vous mettant à l'écoute d'émissions de<br />
certaines <strong>des</strong> radios ayant le plus d'audience,<br />
ou en regardant les programmes <strong>des</strong> rois du<br />
rire d'aujourd'hui, sur les chaînes de télévision<br />
les plus «gran<strong>des</strong>» (par le nombre de<br />
télé-spectateurs...).<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 85
Nous choisirons comme exemple d'uniformisation<br />
rampante celui, très classique,<br />
de la vogue <strong>des</strong> histoires dites «belges », qui<br />
ne se dément pas depuis 20 ou 25 ans. Vous<br />
savez bien, ces blagues dont Ronnie Coutteure,<br />
fort subtil humoriste d'une toute<br />
autre belgitude, suppose qu'elles ne sont les<br />
favorites <strong>des</strong> français que parce qu'elles<br />
sont les seules qu'ils comprennent...<br />
Comme il est facile de le montrer, ces<br />
blagues ne sont que notre version «nationale»<br />
(pour ne pas dire nationaliste) <strong>des</strong><br />
vacheries que s'envoient wallons et flamands<br />
par-<strong>des</strong>sus leur frontière linguistique.<br />
Ces deux communautés, dans leur<br />
rivalités et leurs équilibres instables, tentent<br />
chacune de manifester leur cohésion à la<br />
faveur de plaisanteries basées sur l'assertion<br />
de leur supériorité - signe indubitable<br />
de l'insécurité et du malaise identitaire.<br />
Témoin ces deux échantillons bien connus,<br />
et dont les flamingants se plairont à trouver<br />
les équivalents dans leur langue: «la différence<br />
entre une patate et un flamand? l'une<br />
est cultivée, l'autre pas... » et ce «pléonasme<br />
wallon : primitif flamand». Et bien sûr,<br />
de ce côté-ci du Quiévrain, celles de ces<br />
blagues qui sont adaptables, et toutes celles<br />
qu'il est aisé d'extrapoler sur ce modèle<br />
prendront comme victime «un belge», sans<br />
plus de nuance géographico-linguistique.<br />
Avec le succès public que l'on sait, dans la<br />
plupart <strong>des</strong> groupes que vous et moi avons<br />
côtoyés...<br />
Un humour fragile<br />
Un autre exemple particulièrement subtil<br />
de la dérive normalisante <strong>des</strong> manières<br />
de rire et de faire rire est perceptible dans<br />
le cadre fragile de l'humour juif. Je ne<br />
parle pas ici du fait souvent allégué que,<br />
racontée par un goy, la meilleure blague<br />
juive risque de se transmuer en détestable<br />
plaisanterie antisémite. Car ce phénomène<br />
"Ils se demandent Si C'est Classé par ordre d'importance" © 77ie Big book of Jewish Humor. John Caldwell, 1978. By permission of Writer's Digest Books<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 86
en effet a la même origine qu'Edmond<br />
Rostand attribuait à la susceptibilité de son<br />
Cyrano, à propos <strong>des</strong> plaisanteries visant<br />
son appendice nasal : «Je me les sers moimême<br />
avec assez de verve, mais je ne permets<br />
pas qu'un autre me les serve.»<br />
(J'imagine déjà mon lecteur aux réflexes<br />
analytiques, «subodorant» là que mon<br />
association d'idées est quelque peu surdéterminée<br />
- et comment le démentir sans<br />
dénégation?) Je veux traiter plutôt ici<br />
d'une perversion, minime en apparence,<br />
du message d'une histoire d'origine<br />
ancienne, en faveur d'une lisibilité plus<br />
grande par un public moderne, et donc<br />
d'une hilarité plus communicable. <strong>Pour</strong> me<br />
faire comprendre, je vous propose deux<br />
exemples typiques, racontés chacun dans<br />
deux versions, la première respectant (au<br />
mieux qu'il est possible en français)<br />
l'esprit du Witz yiddish originel, la deuxième<br />
en étant une variante plus ou moins<br />
modernisée :<br />
• Ex. 1.1<br />
Un vendredi en fin d'après-midi, un<br />
marchand voyageur arrive dans un<br />
shtetl, et pour ne pas avoir à manipuler<br />
d'argent durant le Shabbat, dépose son<br />
pécule chez le rabbin. Celui-ci insiste<br />
pour que le dépôt se fasse en présence de<br />
deux témoins, ce que le marchand accepte.<br />
A son départ le dimanche matin, le<br />
marchand revient reprendre son bien. Le<br />
rabbin lui demande: «De quel argent<br />
veux-tu parler ? Tu n 'as rien laissé chez<br />
moi!» Le marchand, scandalisé, fait<br />
venir les deux témoins, et le rabbin leur<br />
demande: «Cet homme prétend avoir<br />
laissé de l'argent ici. Est-ce vrai ? « Ils<br />
affirment tous deux qu 'il n 'en rien... Le<br />
marchand, scandalisé, s'en va en maudissant<br />
le shtetl, son rabbin et ses faux<br />
témoins.<br />
Le rabbin le laisse s'éloigner, puis le<br />
rappelle, et lui rend son bien. Le marchand<br />
s'étonne et questionne: «Mais,<br />
pourquoi toute cette comédie ?«.Le rabbin<br />
lui explique : «<strong>Pour</strong> que tu voies ce<br />
que c'est d'être le rabbin d'une pareille<br />
communauté...»<br />
• EX. 1.2<br />
Un vendredi en fin d'après-midi, un<br />
marchand voyageur...<br />
[la suite ne varieturj<br />
...Le rabbin lui explique en souriant:<br />
«C'était pour vérifier si je pouvais<br />
compter sur eux...»<br />
Et maintenant, devinez laquelle <strong>des</strong> deux<br />
versions de ce premier exemple<br />
l'emporterait à l'applaudimètre? (<strong>Pour</strong><br />
l'anecdote, ce type d'expérience a été<br />
fait en vraie grandeur à Strasbourg,<br />
devant un public non suspect d'antisémitisme,<br />
avec un résultat très net en<br />
faveur de la version la plus conforme<br />
aux stéréotypes...) Voici le second<br />
exemple :<br />
• Ex. 2.1<br />
Les rabbins de deux communautés hassidiques<br />
se rencontrent et dialoguent sur<br />
la condition de l'homme et la transcendance<br />
du Créateur. Le shammash assiste,<br />
émerveillé, à leur savant échange.<br />
Mais lorsque l'un <strong>des</strong> rabbins s'exclame:<br />
«Devant le Seigneur, je ne suis<br />
rien!» et que l'autre rabbin répond en<br />
écho: «Je ne suis rien devant l'Eternel!»,<br />
le shammash tente timidement, à<br />
son tour: «Je ne suis rien, moi non<br />
plus... » Alors les deux rabbins se regardent<br />
et commentent: «Qui est-il, celuilà,<br />
qui se prend pour un rien ?»<br />
• Ex. 2.2<br />
Dans un taxi, l'Archevêque de Paris et<br />
le Grand Rabbin de France dialoguent<br />
(en français, carie Grand Rabbin est un<br />
sépharad et ne parle pas le yiddish...) sur<br />
la condition de l'homme et la transcendance<br />
du Créateur. L'Archevêque<br />
s'exclame: «Devant le Seigneur, je ne<br />
suis rien ! » et le Grand Rabbin répond en<br />
écho: «Je ne suis rien devant l'Eternel!».<br />
Alors le chauffeur de taxi se<br />
retourne et affirme : «Je ne suis rien, moi<br />
non plus... » Alors l'Archevêque le foudroie<br />
du regard et lui dit: «Non, toi tu<br />
n 'es qu 'un moins que rien !»<br />
La différence est subtile entre les chutes<br />
<strong>des</strong> deux versions de ce dernier Witz, et mériterait<br />
analyses et commentaires. Par contre,<br />
les succès actuels <strong>des</strong> deux versions, et donc<br />
leurs chances de survie sont - malheureusement<br />
- fort dissymétriques.<br />
Dans cette observation sur le <strong>des</strong>tin<br />
moderne de l'humour juif classique, pas<br />
d'intervention du facteur normalisant de la<br />
télévision. Seul s'y reflète l'influence du goût<br />
d'une majorité, et pourtant s'y discerne déjà<br />
une dérive vers la facilité, la simplification,<br />
l'idée reçue... Combien plus encore peut-il y<br />
avoir de dégâts dans ce magasin de porcelaines<br />
qu'est l'humour, lorsque l'éléphant<br />
médiatique y déboule avec tout son poids<br />
social !<br />
Saint Audimat,<br />
riez pour nous<br />
Un certain élargissement se profile<br />
alors: ce problème n'est-il pas celui qui<br />
guette toute «médiatisation», toute «vulgarisation»?<br />
c'est à dire une dérive vers<br />
l'aspect le plus superficiel ou le plus spectaculaire,<br />
dans le but de recueillir l'assentiment<br />
du plus grand nombre, au détriment<br />
d'une partie plus profonde, mais moins<br />
communicable...<br />
On permettra là au - mauvais - scientifique<br />
qui signe ces lignes à risquer ainsi un<br />
parallèle entre cette déplorable dérive de<br />
l'humour et certains aspects de la vulgarisation<br />
scientifique. Que connaît/retient en<br />
effet l'opinion publique de la science et de<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 87
la recherche actuelle ? Est-ce le savoir ou le<br />
savoir-faire d'un individu ou d'une équipe,<br />
ou bien plutôt le « faire-savoir» d'une star du<br />
domaine, ou bien la plus tonitruante <strong>des</strong><br />
polémiques, ou bien les «coups médiatiques»<br />
pseudo-scientifiques, dont les récentes<br />
années ont fourni maints exemples ?<br />
Le plus grave étant que l'opinion publique<br />
peut s'imaginer informée : revues de vulgarisation,<br />
chroniques ou expositions scientifiques,<br />
interventions médiatiques <strong>des</strong> savants<br />
de renom, donnent le sentiment d'être<br />
en prise avec les évolutions les plus importantes<br />
et les opinions les plus autorisées,<br />
alors même qu'on est en passe de confondre<br />
la science et « le spectacle de la science ». On<br />
retient plus l'éventualité d'une «fusion froide»<br />
que la difficile progression vers une<br />
authentique fusion, on a bien en mémoire<br />
celle de l'eau... et les idées fausses sont bien<br />
vivantes malgré les démentis autorisés, qui<br />
ont bien évidemment moins d'écho que la<br />
bruyante annonce de phénomènes nouveaux<br />
et mystérieux. Et lorsque l'on sort d'une<br />
exposition à thème scientifique, on se sent<br />
tout au plus conforté dans la vision de la<br />
science que l'on avait en y entrant.<br />
Notre perception du domaine de la technique,<br />
plus proche de la vie quotidienne de<br />
chacun d'entre nous, est très largement faussée<br />
de son côté par l'impuissance <strong>des</strong> journalistes<br />
spécialisés, qui ne font guère plus que<br />
suivre les mo<strong>des</strong> et entériner les choix du<br />
marketing <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> marques. Un exemple<br />
très clair en est fourni par le battage actuel<br />
autour de la technique fort médiatiquement<br />
dite «multimédia», moyen fort simple de<br />
relancer le marché en vantant <strong>des</strong> produits de<br />
qualité souvent très faible, de mise au point<br />
bâclée, ou de consultation si malaisée qu'elle<br />
fait le plus souvent regretter le simple support<br />
papier. On dissimule au public que les<br />
applications éventuelles les plus intéressantes<br />
de cette technique, acquisition d'images,<br />
montage vidéo, ou aide à l'enseignement,<br />
sont hors de portée du fait <strong>des</strong> contraintes<br />
techniques, <strong>des</strong> connaissances exigées,<br />
ou <strong>des</strong> difficultés intrinsèques de la<br />
conception de produits didactiques. Et l'on<br />
vient d'entendre par exemple Jacques<br />
Delors, cédant à ces sirènes électroniques,<br />
annoncer que le «multimédia» va apporter<br />
une solution à nos problèmes de formation,<br />
ou même de chômage...<br />
Il n'est guère utile de développer d'autres<br />
exemples à contre-courant. Ouvrez<br />
l'oeil et vous verrez qu'il s'agit là d'une situation<br />
banale. J'ose à peine suggérer que la<br />
démocratie télévisuelle, dans laquelle l'opinion<br />
sur un homme politique se fonde pour<br />
l'essentiel sur son apparence physique et sur<br />
le ton de sa voix, le contenu de son discours<br />
étant de peu d'importance, est un autre<br />
exemple d'une même dérive...<br />
A l'heure où «communiquer» ne signifie<br />
plus que «soigner son image de marque»,<br />
il ne nous restera plus qu'à rire, tristement,<br />
sur le <strong>des</strong>tin de notre humour, les<br />
masques de notre science ou les leurres de<br />
notre démocratie <strong>des</strong> sondages, relayés par<br />
la médiocrité de la médiacratie. A moins<br />
que nous nous contentions de confier cela à<br />
un intercesseur : Saint Audimat, riez pour<br />
nous.<br />
"Le Serment du Jeu de Paume" (détail), par Jacques Louis<br />
David, huile sur toile 1791, Versailles, musée du Château.<br />
© Connaissance <strong>des</strong> Arts. Société Française de Promotion Artistique,<br />
janvier 1989<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 88
HERMANN BAUSINGER<br />
Nous sommes perdus<br />
Überlegungen<br />
zu einem Witz<br />
Hermann Bausinger<br />
Texte introductif<br />
d'Eve Cerf.<br />
Ludwig Uhland Institut für Empirische<br />
Kulturwissenschaft, Tübingen<br />
L<br />
a forme <strong>des</strong> travaux sur le comique,<br />
l'humour et le mot d'esprit semble<br />
conditionnée par leur objet. Certains<br />
auteurs ont agrémenté leurs textes de<br />
multiples exemples; Hermann Bausinger,<br />
quant à lui, se limite à un seul witz :<br />
L'entente règne entre le chancelier<br />
Helmut Kohi et le premier ministre Margaret<br />
Thatcher. Kohi propose à Margaret Thatcher :<br />
"you can say you ta me". Par la suite, lors<br />
d'une rencontre avec Mitterand, ce dernier<br />
demande à Kohi comment il s'entend avec<br />
Margaret Thatcher. "Excellemment, répond<br />
Kohi, nous sommes per du".<br />
Ce witz repose sur la compréhension de<br />
trois langues, dont l'allemand, qui suit Kohi<br />
jusque dans les langues étrangères. Il<br />
s'appuie en outre sur une mauvaise traduction<br />
voulue et sur l'homophonie de per du<br />
(wir sind per du signifie en allemand nous<br />
nous tutoyons) et du mot français : perdu. Le<br />
witz se réalise par la transposition inadéquate<br />
d'une expression d'une langue dans<br />
une autre. Cet effet est dépassé en anglais<br />
par l'indifférenciation <strong>des</strong> pronoms personnels<br />
<strong>des</strong> deuxièmes personnes du singulier<br />
et du pluriel. Le mécanisme du comique est<br />
issu du choc entre deux systèmes linguistiques,<br />
auquel s'ajoute une connotation de<br />
fronde.<br />
Le witz, par son agressivité potentielle<br />
et par la transgression d'interdits, accentue<br />
une marginalisation existante. Le contexte<br />
de production du witz, plus que le contenu,<br />
est un révélateur. En fonction de l'auditoire,<br />
un witz politique peut exprimer une<br />
opposition ou l'évacuation d'une tension.<br />
Le witz est une fiction ; il fonctionne à<br />
un niveau poétique différent de la réalité.<br />
Les faits évoqués par le witz sur Kohi sont<br />
rendus peu vraisemblables par la présence<br />
de traducteurs aux réunions au sommet, et<br />
par les connaissances linguistiques du chancelier.<br />
Les blagues sur Kohi reposent presque<br />
toutes sur le dérapage de la volonté de<br />
se maintenir à un niveau culturel élevé. Ces<br />
witz sont proches <strong>des</strong> blagues de nouveaux<br />
riches, fondées sur l'utilisation erronée de<br />
mots étrangers. Kohi, qui est historien,<br />
n'appartient pas à cette catégorie sociale.<br />
<strong>Pour</strong> rapprocher Kohi <strong>des</strong> nouveaux riches,<br />
la malignité souligne chez le chancelier<br />
deux attitu<strong>des</strong> incompatibles entre elles : sa<br />
dignité et son sens de l'étiquette d'une part,<br />
ses comportements de petit-bourgeois de<br />
l'autre.<br />
Les blagues sur Kohi ont aussi été rapportées<br />
au sujet d'autres personnages politiques.<br />
Au cours de la première guerre mondiale,<br />
les witz sur la monarchie juxtapo-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 90
saient le rang et l'incompétence, comme<br />
dans les démocraties on rapproche l'expérience<br />
et la sénilité.<br />
La complexité croissante <strong>des</strong> situations<br />
et <strong>des</strong> systèmes de régulation, gérée par un<br />
matériel linguistique unique, favorise la<br />
confusion. Le witz surgit de l'impossibilité<br />
d'une vision globale et souligne la dysharmonie<br />
préstabilisée du monde. Symptôme<br />
de la société postmoderne, il est le signe<br />
d'une perte, qu'il dépasse sans la nier. D'où<br />
la tonalité particulière du witz qui dit, cette<br />
fois exprimé correctement: nous sommes<br />
perdus !<br />
Von Referaten über Komik, Witz,<br />
Humor wird Beschwingtheit, werden<br />
lustige Pointen erwartet. Von einem<br />
Redner, der über das Tragische oder über das<br />
Weinen spricht, erwartet niemand, daß er<br />
gramgebeugt ans Pult tritt und sein Publikum<br />
zu Tränen rührt. Ist das Komische oder das<br />
Lachen der Gegenstand, so wird kurioserweise<br />
der Anspruch erhoben, der Gegenstand<br />
müsse durchgängig auf den Stil <strong>des</strong> Vortrags<br />
abfärben. Dies ist wohl der Grund dafür, daß<br />
auch seriöse Wissenschaftler solche Vorträge<br />
oft bestreiten, indem sie Dutzende von<br />
Witzen und Scherzen aneinanderreihen.<br />
Ich widerstehe dieser Versuchung und<br />
konzentriere mich auf einen einzigen Witz.<br />
Auch dies ist allerdings ein riskantes Unternehmen.<br />
Auf der Linie von Sigmund<br />
Freuds psychoanalytischer Witztheorie<br />
wurde die Beobachtung formuliert, wer einen<br />
Witz mache, mache keinen Witz mehr (1> .<br />
Wenn ein Witz bewußt konstruiert wird,<br />
scheint oft das tragende Gerüst durch, das im<br />
nicht gezielt konstruierten Witz verborgen<br />
bleibt
In solchen Witzen steckt ein egalitärer<br />
Typus.<br />
Die Frage, ob ein Witz wie der vom<br />
Gipfelgespräch zwischen Kohl und seinen<br />
französischen und englischen Partnern verbreitet<br />
werden darf, stellt sich unter demokratischen<br />
Bedingungen glücklicherweise nicht.<br />
Immerhin kann man fragen, ob ein Witz<br />
angemessen ist oder nicht. Witze enthalten<br />
grundsätzlich aggressives Potential; sie können<br />
verletzend sein, und es gibt sicher Fälle,<br />
in denen die Grenzen der Beleidigung oder<br />
der üblen Nachrede überschritten werden.<br />
Justitiabel ist dies meistens nicht, da sich ein<br />
Urheber bei dieser literarischen Gattung<br />
kaum einmal feststellen läßt - Plagiatsvorwürfe<br />
unter Kabarettisten sind bisher von<br />
den Gerichten mit Hinweis auf die grundsätzliche<br />
Anonymität der Witze fast immer verworfen<br />
worden. Eben <strong>des</strong>halb aber bleibt<br />
mehr am Erzähler hängen; er trägt gewissermaßen<br />
mehr Verantwortung für den<br />
erzählten Witz, als wenn er lediglich einen<br />
bekannten Autor zitierte.<br />
Kurt Tucholsky fragte: Was darf die<br />
Satire ? Seine Antwort war einfach und eindeutig<br />
: Alles. Die Frage, was der Witz darf,<br />
muß im Prinzip ebenso beantwortet werden.<br />
Es gibt allerdings Geschmacksgrenzen,<br />
deren Ursachen und deren Geltungsbereich<br />
aber wiederum diskutiert werden müssen.<br />
In den USA waren nach dem Verglühen der<br />
Challenger-Rakete sehr rasch eine größere<br />
Anzahl von Witzen im Umlauf, die sich in<br />
sarkastischen Scherzen auf das Unglück der<br />
Astronauten bezogen. "Why do they drink<br />
Coke at NASA ? - They can't geht 7-Up" -<br />
das war noch einer der harmlosesten dieser<br />
Witze. Interessant ist, daß die Peinlichkeit<br />
dieser Scherze in der unmittelbaren räumlichen<br />
und zeitlichen Umgebung <strong>des</strong> Desasters<br />
offenbar weniger empfunden wurde als<br />
aus größerer Distanz. Ein amerikanischer<br />
Anthropologe, Elliott Oring, vertritt die<br />
These, daß durch solche Witze "situations<br />
of unspeakability" überhaupt erst in ein<br />
"speakable universe of discourse" überführt<br />
werden (5)<br />
- Witze also als eine Art Schocktherapie,<br />
die zum Reden über das Unglück<br />
und damit zu einer besseren Verarbeitung<br />
<strong>des</strong> belastenden Ereignisses führt.<br />
Wichtig ist bei der Frage nach der<br />
Angemessenheit, ob der Lacheffekt auf<br />
Kosten <strong>des</strong> Toleranzgebots erzielt wird.<br />
Daß Tabus durchbrochen und verletzt werden,<br />
gehört in gewissem Sinne zur<br />
Definition <strong>des</strong> Witzes - dies hat Freud unübertroffen<br />
in seiner Studie verdeutlicht* 6 '. Es<br />
ist auch kaum möglich und auch nicht sinnvoll,<br />
eine Art Hierarchie der Tabus aufzurichten<br />
und an irgendeiner Stelle eine<br />
Grenze zu ziehen; der Witz bezieht seine<br />
Stärke ja gerade auch aus der Verletzung<br />
starker Tabus. Dagegen könnte es ein<br />
Beurteilungskriterium sein, ob ein Witz in<br />
dem Gefälle mittreibt, das in der Realität<br />
ohnehin angelegt ist, oder ob er versucht,<br />
die Dinge gegen den Strich zu bürsten. Als<br />
Faustregel läßt sich formulieren, daß das<br />
Auslachen von oben nach unten, daß ein<br />
Witz, der Menschen am Rand noch stärker<br />
marginalisiert, in Frage zu stellen ist. Viele<br />
Karnevalsscherze - auch unter den für ein<br />
Millionenpublikum übertragenen - sind<br />
unter diesem Aspekt höchst fragwürdig.<br />
Der Kohl-Witz dagegen ist in einer solchen<br />
Perspektive unproblematisch: Er zielt deutlich<br />
von unten nach oben, er verletzt keine<br />
tiefsitzenden Tabus, und er schickt den<br />
Hauptdarsteller nicht völlig ins Abseits.<br />
Über das Ausmaß der Aggressivität wird<br />
übrigens mehr noch als im Text im Kontext<br />
entschieden. Ein derartiger Witz kann als<br />
heitere Frotzelei, aber auch als sarkastischer<br />
Hinweis auf ein persönliches Manko erzählt<br />
werden. Kohl-Witze werden bestimmt nicht<br />
nur in den Reihen der Opposition verbreitet;<br />
und nicht jeder Christdemokrat, der<br />
einen Kohl-Witz erzählt, ist ein Brutus, der<br />
den Dolch im Gewände trägt. Auch die oft<br />
gestellte Frage, ob politische Witze Widerstand<br />
bezeugen oder lediglich Ventile sind,<br />
kann nur mit einem: 'Das kommt darauf an'<br />
beantwortet werden. Es kommt sicher<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 92
darauf an, wieviel Demontage-Potential in<br />
einem Witz angelegt ist; aber auch darauf,<br />
bei welcher Gelegenheit, vor welchen<br />
Zuhörerinnen und Zuhörern und in welcher<br />
Weise ein Witz erzählt wird. Aus allen<br />
Diktaturen der jüngsten Zeit ist bekannt,<br />
daß Menschen wegen objektiv ziemlich<br />
harmlosen Witzen hart bestraft wurden und<br />
daß es andererseits vorkam, daß relativ<br />
scharfe Witze unbeanstandet durchgingen.<br />
Die Frage der Angemessenheit stellt<br />
sich aber noch in einem ganz anderen Sinn.<br />
Wenn tatsächliche, vor allem lebende<br />
Personen in einen Witz eingeführt werden,<br />
hängt viel davon ab, ob die Erzählung und<br />
die Pointe zu ihnen paßt. Witze sind keine<br />
Realitätsberichte, sondern eine fiktionale<br />
Erzählform, für die aber die Beziehungen<br />
<strong>des</strong> Erzählten zur Realität wie bei jeder<br />
Erzählung in das Verständnis und die Beurteilung<br />
eingehen. Der Kohl-Witz paßt. Was<br />
aber heißt das ? Daß der Vorgang tatsächlich<br />
so passiert, daß also das Gespräch so verlaufen<br />
ist - dies ist zwar nicht schlechterdings<br />
unmöglich, aber extrem unwahrscheinlich.<br />
Nicht nur <strong>des</strong>halb, weil selbst<br />
bei den sogenannten Gesprächen unter vier<br />
Augen in der Regel sechs oder acht zugegen<br />
sind, die Staatschefs also auf professionelle<br />
Übersetzer vertrauen können, sondern<br />
auch <strong>des</strong>halb, weil Kohls Sprachkenntnisse<br />
ihn doch wohl vor derartigen Fallen bewahren.<br />
Und dennoch ist der Witz akzeptabel,<br />
erscheint er quasi in einem höheren, poetischen<br />
Sinne als 'glaubhaft'.<br />
Es gibt eine Anzahl von Sammlungen<br />
politischer Witze und auch einzelne Abhandlungen<br />
dazu. Aber es gibt bis jetzt keine<br />
Untersuchung, die auf einer möglichst breiten<br />
empirischen Basis der Frage nachgeht,<br />
auf welche Regierungsmitglieder viele, auf<br />
welche nur wenige und auf welche gar keine<br />
Witze gemünzt wurden und welcher Art<br />
diese Witze jeweils waren. Helmut Kohl<br />
gehört zweifellos zu den Spitzenreitern. Die<br />
Witze, die Uber ihn in Umlauf sind, erzählen<br />
fast alle von Entgleisungen beim Versuch,<br />
auf der Schiene der höheren Bildung zu bleiben.<br />
Sie stehen der Gruppe der Neureichen-<br />
Witze nahe, die in der Literatur ansatzweise<br />
durch Raimunds "Bauer als Millionär", deutlich<br />
dann durch Frau Stöhr im "Zauberberg"<br />
verkörpert werden, die aber in vielen populären<br />
Witzen einen typisierten Herrn Piefke<br />
oder eine typisierte Frau Neureich in den<br />
Mittelpunkt stellen. Sie alle kultivieren eine<br />
Neigung zum Gebrauch unverstandener und<br />
<strong>des</strong>halb falsch angewandter Fremdwörter -<br />
gleich ob Herr Piefke morgens im Büro seine<br />
Direktricen verteilt und aus einem Vorgang<br />
Konferenzen zieht oder ob Frau Neureich die<br />
Odeurs im Hause macht und den Tanz mit<br />
einer Mayonnaise einleitet. Nun ist Kohl<br />
kein Emporkömmling dieser Art; er ist promovierter<br />
Historiker, und seine politische<br />
fortune dürfte ohne den Rekurs auf eine<br />
respektable Intelligenz kaum zu erklären<br />
sein. Was Kohl - sicher nicht ohne den übertreibenden<br />
Blick der Boshaftigkeit - in die<br />
Nähe jener Parvenüs rückt, sind die Spannungspole<br />
in seinem Persönlichkeitsbild: Er<br />
verbindet den Anspruch auf Würde mit sehr<br />
viel Biederkeit, den Sinn für Etikette mit<br />
kleinbürgerlichen Attitüden, die Liebe zur<br />
Hausmannskost mit dem Behagen an großen<br />
Auftritten. Und er stellt sein Licht so oft<br />
unter den Scheffel, daß man nie genau weiß,<br />
ob es vorhanden ist.<br />
Manche der Witze, die über ihn in<br />
Umlauf gesetzt wurden, sind auch schon<br />
von anderen regierenden Häuptern erzählt<br />
worden. In der Zeit vor dem Ersten Weltkrieg<br />
waren Monarchenwitze beliebt, die<br />
ihren realen Bezug darin hatten, daß<br />
Fürsten, Könige und Kaiser nicht nach der<br />
geistigen Kapazität ausgewählt, sondern im<br />
Erbgang bestimmt wurden und daß sie auch<br />
bei nachlassender Präsenz am Ruder blieben.<br />
Zumin<strong>des</strong>t die Nachbarschaft von<br />
Erfahrung und Senilität kann durchaus auch<br />
in demokratischen Führungspositionen<br />
Probleme erzeugen; aber die alten Witze<br />
werden auch ohne Rücksicht auf solche<br />
Parallelitäten übertragen.<br />
Die Traditionslastigkeit mancher<br />
scheinbar ganz aktuellen Witze verführt<br />
manche zu der These, es gebe auch in diesem<br />
Bereich nichts Neues unter der Sonne;<br />
überhaupt sei das Lachen ja doch ein<br />
anthropologisches Universale, eine grundmenschliche<br />
Art und Fähigkeit, aus den<br />
Mängeln <strong>des</strong> Lebens den Nutzen <strong>des</strong> - oft<br />
schadenfrohen - Vergnügens zu ziehen. Der<br />
gemeinsame Nenner <strong>des</strong> Allgemeinmenschlichen<br />
läßt sich aber nur durchhalten,<br />
wenn recht grob gerechnet wird. In verschiedenen<br />
Kulturen hat das Lachen ganz<br />
verschiedene Bedeutung - man denke nur<br />
an die Japaner, für die das Lächeln nicht nur<br />
eine allgegenwärtige höfliche Umgangsform<br />
ist, sondern die sogar ihr Leid um verstorbene<br />
Angehörige im Lächeln ausdrücken<br />
(7) . Aber auch innerhalb einer Kultur<br />
verändern sich das Lachen, die Ansätze <strong>des</strong><br />
Humors, die Anlässe <strong>des</strong> Komischen.<br />
Witze gab es bei uns bis zum Beginn <strong>des</strong><br />
19. Jahrhunderts kaum, es gab nicht einmal<br />
die Bezeichnung dafür. Witz - das war noch<br />
im 18. Jahrhundert ein subjektives Vermögen;<br />
mit dem Wort Witz wurde das<br />
französische esprit eingedeutscht. Dann erst<br />
wurde die pointierende Erzählgattung, die<br />
vorher höchstens in der Gelehrtenpoesie<br />
eine Rolle gespielt hatte, populär. Die<br />
Aufklärung und die Beweglichkeit der<br />
Lebensweise in den Städten förderten den<br />
Sinn für Wortspiele, Verwechslungen,<br />
komische Konstellationen. Im Jahr 1828<br />
notierte Goethe: "Viele sogenannte Berliner<br />
Witze und schnelle Erwiderungen<br />
kamen zur Sprache" (8) . Schnelle Erwiderungen<br />
- darin steckt noch der Witz im alten<br />
Sinn, der intellektuelle Einfall, die<br />
Schlagfertigkeit. Aber bald wurden Witze<br />
zu Fertigprodukten, deren Verbreitung<br />
keine besonderen Vorkehrungen erforderte,<br />
nicht einmal den Druck (obwohl im<br />
19. Jahrhundert auch Witzzeitschriften<br />
entstehen).<br />
Die Konjunktur <strong>des</strong> Witzes hat nicht<br />
nachgelassen, im Gegenteil. Von Jean Paul<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 93
stammt die Formulierung: "Der Witz ist der<br />
verkleidete Priester, der je<strong>des</strong> Paar traut", und<br />
Friedrich Theodor Vischer fügte hinzu: "Er<br />
traut die Paare am liebsten, deren Verbindung<br />
die Verwandten nicht dulden wollen" (9) . In<br />
der Tat: Schon in der mittelalterlichen Komik<br />
spielte der Gegensatz von frommer Askese<br />
und derber Fleischeslust, von hohem moralischen<br />
Anspruch und unmoralischem Handeln<br />
eine wichtige Rolle (10) . Inzwischen sind<br />
die Liebesverhältnisse immer komplizierter,<br />
vielfach auch flüchtiger, die Paarungskonstellationen<br />
bunter geworden. Weniger metaphorisch<br />
ausgedrückt: Die Zahl der Regelsysteme<br />
hat sich vervielfacht, die Lebenswelten<br />
sind partialisiert; wir alle bewegen uns<br />
fast pausenlos von einem Bereich in den<br />
anderen: Büro, Autowerkstatt, Hörsaal,<br />
Sozialamt, Eisenbahnabteil, Sportverein,<br />
Wartezimmer, Kirche, Stammtisch - überall<br />
gelten andere Bedingungen, gilt eine andere<br />
Sprache, die aber großenteils mit dem gleichen<br />
Sprachmaterial bewältigt werden muß.<br />
Aus der Pluralisierung entstehen Beschwerlichkeiten<br />
und Mißverständnisse; aber<br />
sie können auch in die Perspektive <strong>des</strong> Witzes<br />
gerückt werden, der aus den Diffusitäten<br />
Gewinn zieht. Der Witz verkörpert, was im<br />
Skat ein Null ouvert ist.<br />
Der Witz ist, seit langem, ein Vorbote der<br />
Postmoderne. Er springt ohne Bedenken zwischen<br />
den verschiedensten Lebensbereichen<br />
hin und her. Im Witz geht alles. Aber natürlich<br />
ist es, bezogen auf die Realität, ein Witz,<br />
daß alles geht. Die Unübersichtlichkeit,<br />
Komplexität, Ortlosigkeit, aus denen der<br />
Witz Kapital schlägt, bedeutet auch<br />
Verlorenheit. Der Witz überspielt sie, stellt<br />
sie aber nicht in Frage. Er lebt von der prästabilierten<br />
Disharmonie der Welt. Er bestreitet<br />
und bestätigt gleichzeitig, was am Ende<br />
<strong>des</strong> Kohl-Witzes steht und diesem seinen<br />
besonderen Akzent gibt: Nous sommes -<br />
nunmehr korrekt geschrieben: Nous sommes<br />
perdus.<br />
Notes<br />
1. Theodor Reik: Lust und Leid im Witz, Wien,<br />
1929, p. 73.<br />
2. Allerdings handelt es sich um eine idealtypische<br />
Opposition - die meisten Witze dürften entstehen<br />
aus einer reflektierten Haltung, die sich<br />
gegen "unlogische" Assoziationen nicht ab<br />
schottet, sondern mit dem Materail <strong>des</strong><br />
Unbewußten spielt.<br />
3. Cf. Hermann Bausinger: Formen der<br />
"Volkspoesie". Berlin, 2. Aufl. 1980, p. 140 sq.<br />
4. In Deutschland taucht der Begriff zuerst 1774 in<br />
einer Übersetzung der Dramentheorie von<br />
Charles Batteux auf.<br />
5. Jokes and the Discourse of Desaster. In: Journal<br />
of American Folklore 100 (1989), № 397, p.<br />
276-286.<br />
6. Der Witz und seine Beziehung zum<br />
Unbewußten.<br />
7. Cf. Anton C. Zijderveld: Humor und<br />
Gesellschaft. Eine Soziologie <strong>des</strong> Humors und<br />
<strong>des</strong> Lachens, Graz etc. 1976, p. 144.<br />
8. Werke (Weimarer Ausgabe). III. Abt., 11 Bd, p.<br />
206.<br />
9. Beide Zitate bei Freud (not. 6) in der Einleitung.<br />
10. Cf. Michael Bachtin: Literatur und Karneval.<br />
Zur Romantheorie und Lachkultur. Aus dem<br />
Russischen übersetzt von Alexander Kaempfe.<br />
München 1969.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 94
ELISABETH G. SLEDZIEWSKI<br />
«L'huile sainte<br />
<strong>des</strong> discours»<br />
Un titre prélevé dans<br />
un vers de Maïakovski<br />
(Aux ouvriers de Koursk<br />
qui ont extrait leur premier<br />
minerai, 1923),<br />
pour introduire un court<br />
essai de blasphème<br />
antimédiatique.<br />
Voilà qui pourrait motiver une légitime<br />
suspicion de complaisance, aussi<br />
ringarde que scandaleuse, pour les<br />
moeurs du socialisme réel.<br />
Qu'on se rassure au moins là-<strong>des</strong>sus: ce<br />
discours n'est dicté par aucune (n)ostalgie. Il<br />
tient même à souligner, au passage, que le<br />
repoussoir <strong>des</strong> turpitu<strong>des</strong> communistes n'a<br />
que trop longtemps servi à invalider toute<br />
mise en cause de notre système d'information,<br />
et que l'heure est sans doute venue<br />
pour une critique de fond de l'assujettissement<br />
médiatique, sur laquelle ne plane pas<br />
par principe la menace de cet argument terrassant:<br />
«Vous préférez peut-être ce qui se<br />
passe à l'Est!». Si l'on songe aux rigueurs<br />
d'une société de censure et de parole retenue,<br />
si l'on mesure les ravages de la désinformation,<br />
les misères de la pensée empêchée pour<br />
la plus grande gloire de quelque orthodoxie<br />
politique ou religieuse, c'est sûr, la prolifération<br />
<strong>des</strong> signes, même folle et inutile, a de<br />
quoi réjouir. Si <strong>des</strong> énoncés se répètent, ou au<br />
contraire se télescopent, c'est preuve au<br />
moins que tous sont loisibles, et dussent-ils<br />
se voir dénier à la longue véracité et sens, tous<br />
sont équitablement crédités de la même<br />
dignité. La démocratie doit bien y trouver son<br />
compte. Quant à la liberté du sujet rationnel,<br />
elle ne peut pas souffrir de la cacophonie<br />
Maxime Loiseau.<br />
Séries TV Pictures<br />
Elisabeth G. Sledziewski<br />
Université Robert-Schuman de Strasbourg<br />
Institut d'Etu<strong>des</strong> Politiques<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 95
médiatique aussi douloureusement que du<br />
silence de l'agora.<br />
De quoi s'inquiète-t-on donc? D'autre<br />
chose, justement, que d'un déficit de sens préjudiciable<br />
à la bonne performance de l'interpellation<br />
médiatique: aux médias d'y suppléer,<br />
ou de s'en accommoder. Ce qu'on veut<br />
dénoncer ici, c'est non pas le vide de cette<br />
interpellation médiatique, mais l'excès<br />
même, la dilatation oedémateuse du sens à<br />
l'intérieur de signes saturés et atones. Car<br />
c'est bien là le plus grave danger qui désormais<br />
menace la liberté et la conscience <strong>des</strong><br />
membres de la cité : un système d'information<br />
devenu système d'assujettissement, le<br />
scilicet démocratique remplacé par un pensez-y-bien.<br />
Un jugement aussi sévère mérite assurément<br />
d'être étayé, et d'abord par <strong>des</strong> constats.<br />
Qu'à de rares exceptions près, l'information<br />
véhiculée par les médias contemporains<br />
fonctionne sur le mode du conditionnement<br />
religieux, degré le plus pauvre et le plus dangereux<br />
du rapport au divin, c'est ce que signalent<br />
avec insistance certains symptômes<br />
aisés à observer. Ils concernent aussi bien la<br />
langue <strong>des</strong> énoncés d'information que la dramaturgie<br />
présidant à leur formulation, ou le<br />
contenu manifeste <strong>des</strong> messages ainsi délivrés.<br />
Les énoncés d'information ne peuvent<br />
atteindre le seuil de plasticité sémiotique<br />
nécessaire à l'exercice de la raison. Car si<br />
tout discours a besoin d'une armature rhétorique<br />
pour pouvoir se développer au-delà du<br />
borborygme, il est certain, en revanche,<br />
qu'une surcharge de stéréotypes comme<br />
celle qui caractérise la langue de l'information<br />
ne laisse aucune chance à une réception<br />
critique, et donc, entraîne les énoncés vers<br />
une zone inaccessible au raisonnement, où<br />
seuls <strong>des</strong> stimuli sensoriels ou affectifs peuvent<br />
être identifiés. Cette zone est précisément<br />
celle où s'épanouissent les discours<br />
ritualisés, les langues de bois, les formules<br />
sacramentelles, bref, les énoncés faits pour<br />
susciter l'adhésion et l'effusion, pour décourager<br />
le débat et l'examen; au besoin, pour<br />
intimider. La presse écrite, la radio et la télévision<br />
rivalisent de cette sorte d'énoncés<br />
rituels, à la fois magiques et obligatoires,<br />
consciencieusement reproduits, dévotement<br />
répétés, ad nauseam. De l'incontournable<br />
«chronique d'un(e) .... annoncé(e)» à<br />
l'immanquable «jouer dans la cour <strong>des</strong><br />
grands », en passant par les inévitables « raisons<br />
de la colère» et autres «dans tous ses<br />
états», ce ne sont que clichés, chevilles,<br />
tropes d'un discours englué dans sa propre<br />
ritualisation. Que peut en attendre l'esprit?<br />
Que peut y gagner la liberté? Que va chercher,<br />
et que va bien pouvoir trouver le<br />
citoyen dans un magazine où deux articles<br />
sur trois sont coiffés du même chapeau,<br />
apparemment réglementaire : «X a rencontré<br />
Y pour parler de Z. Récit», « W a entrepris<br />
la conquête du marché untel. Bilan»,<br />
«Le syndicalisme est en crise depuis X<br />
années. Diagnostic» ? Quel relief intellectuel<br />
peut enfin revêtir un propos écrasé sous<br />
d'aussi lour<strong>des</strong> conventions?<br />
Presque aucun, et ce n'est du reste pas le<br />
problème. Une fois que la herse <strong>des</strong> co<strong>des</strong><br />
s'est abattue pour verrouiller tout accès à la<br />
réalité, ou pour séparer le sujet pensant (que<br />
croit toujours être le citoyen) de l'objet qu'il<br />
croit (dans son imaginaire rationaliste et<br />
démocratique) pouvoir et devoir appréhender,<br />
les énoncés ont le champ libre pour entrer<br />
en concurrence. Ils se miment les uns les<br />
autres, se chipent leurs tics et leurs trucs, renchérissent<br />
d'artifices pour séduire ceux qui ne<br />
sont déjà plus un peuple mais un public. Cette<br />
vaste et insatiable entreprise de séduction a<br />
ses stratèges, ses tacticiens, ses compagnies<br />
(au sens militaro-théâtralo-industriel) de<br />
sophistes, déployant tous leurs talents et<br />
appliquant tout leur zèle à rendre les énoncés<br />
dits d'information plus performants.<br />
A cette fin, le discours tenu sur le monde<br />
dans une langue surchargée de co<strong>des</strong> doit<br />
observer une stricte règle dramaturgique, en<br />
tous points comparable à celles qui régissent<br />
les célébrations religieuses, la représentation<br />
<strong>des</strong> Mystères, ou n'importe quel<br />
genre théâtral. Les gran<strong>des</strong> liturgies de<br />
l'information combinent efficacement <strong>des</strong><br />
bruits et <strong>des</strong> gestes, «le poids <strong>des</strong> mots, le<br />
choc <strong>des</strong> photos», les paillettes du musichall<br />
et «l'huile sainte <strong>des</strong> discours».<br />
Mais ce rituel fait de formules contraintes,<br />
de postures et de gestes consacrés, ne serait<br />
pas captivant s'il ne se dotait également d'un<br />
corpus thématique, de figures obligées dont<br />
l'exécution en bon ordre, alternant le beau et<br />
le laid, l'heureux et l'affreux, le proche et le<br />
Saint Erasme subit le supplice du treuil à dévider les intestins. © "La gravure<br />
d'illustrations en Alsace au XVI e<br />
siècle" de Jean Gruninger. Presses universitaires de Strasbourg<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 96
lointain, décline tous les titres de légitimité de<br />
l'information. Les poses hiératiques <strong>des</strong> officiants<br />
du Vingt-Heures et les roulements de<br />
tambour <strong>des</strong> journaux parlés, tout comme les<br />
mises en pages terrifiantes, aguichantes, etc.,<br />
ne prennent toute leur force qu'au contact<br />
d'un récit, lui-même composé d'une séquence<br />
de messages révélant le dernier état du<br />
monde. Ce récit est, à tous les sens du mot,<br />
apocalyptique. Il ne peut être proféré que sur<br />
le mode de la révélation, c'est à dire de l'interpellation<br />
du public par un locuteur qui sait ce<br />
que le public ne sait pas, et qui le tient luimême<br />
d'une source transcendante, (agence<br />
de presse, envoyé spécial, ou tout simplement,<br />
bruit émis en direct par le Monde, par<br />
l'Histoire en personne, et que le journalisteprophète,<br />
sous le fouet de l'Anankê, se devra<br />
d'humblement retransmettre en invoquant<br />
«les lois de l'actualité»). <strong>Pour</strong> être d'authentiques<br />
apocalypses, ces messages révéleront<br />
de l'horrible plutôt que de l'apaisant et<br />
s'ingénieront à inquiéter. Os prélèveront dans<br />
<strong>des</strong> images déjà déformées et dans <strong>des</strong> récits<br />
forcément tronqués de la réalité planétaire,<br />
quelques visions aussi angoissantes que possible.<br />
Cette réalité étant ce qu 'elle est, de toute<br />
éternité sans doute, le prélèvement n'est pas<br />
difficile à opérer. Il doit pourtant se faire dans<br />
les règles de l'art, qui exigent par exemple de<br />
le tempérer au moyen d'un léger antidote:<br />
« actualité heureuse », «sport sans transition »<br />
ou «sourire pour terminer ce journal».<br />
Il faut bien alors s'interroger sur le sens<br />
de ces mises en scène. Sur l'intention qui les<br />
anime, si toutefois il y en a une, et surtout<br />
sur la signification qu'elles revêtent pour<br />
ceux qu'elles prétendent informer.<br />
L'hypothèse est séduisante, d'une gigantesque<br />
opération de conditionnement qui<br />
reprendrait tous les instruments, accessoires<br />
et sortilèges mis au point par les religions de<br />
masse. Elle viserait, à l'instar de ces dernières,<br />
la constitution et le contrôle de vastes<br />
communautés idéologiques, dont le désir<br />
d'information et non plus la foi serait le<br />
ciment, dont un monde immanent et non plus<br />
un dieu mystérieux serait la référence.<br />
Comme la communion <strong>des</strong> croyants, la communion<br />
<strong>des</strong> informés permettrait au groupe<br />
de se représenter la possibilité de son salut.<br />
La fréquentation comparée <strong>des</strong> médias de<br />
foi et <strong>des</strong> médias d'information ne peut que<br />
conforter cette hypothèse. Comment ne pas<br />
être frappé par la parenté intime qui lie les<br />
séquences d'un journal et les scènes historiées<br />
de la vie <strong>des</strong> saints ou <strong>des</strong> Ecritures ?<br />
Comment ne pas trouver de similitude entre<br />
l'étrange besoin qu'ont nos contemporains de<br />
se tenir au contact permanent avec les drames<br />
du monde et celui qui poussait nos ancêtres à<br />
s'entourer d'évocations terribles du martyre,<br />
de la Passion, du Jugement dernier ? La revue<br />
sanglante <strong>des</strong> points chauds du globe, dont<br />
nous sommes persuadés de ne pouvoir nous<br />
passer à l'heure de la soupe, a-t-elle décidément<br />
quelque chose à envier au spectacle <strong>des</strong><br />
écorchés vifs, <strong>des</strong> grillés, <strong>des</strong> mutilés ou <strong>des</strong><br />
crucifiés à la fleur de l'âge, qu'avaient à coeur<br />
de méditer, par vitraux et tableaux interposés,<br />
les bons chrétiens d'autrefois ?<br />
La grande différence entre ces formes<br />
assez voisines de compulsion apocalyptique,<br />
également bénéfiques au confort moral du<br />
groupe et à la réactivation symbolique de son<br />
identité, c'est que la communauté <strong>des</strong><br />
croyants et la communauté <strong>des</strong> informés,<br />
qu'elles contribuent respectivement à renforcer,<br />
ne se réfèrent pas aux mêmes valeurs.<br />
L'une ressortit à une civilisation où le mystère,<br />
le tabou, la dévotion, l'obéissance ont un<br />
sens absolument positif. L'exaltation ritualisée<br />
de la communauté, à travers <strong>des</strong> liturgies<br />
conjuratoires mettant en scène la vie et (surtout)<br />
la mort, s'inscrit dans la continuité culturelle<br />
de ses options et sied à ce qu'on pourrait<br />
globalement appeler son style. La seconde<br />
ressortit, elle, à une civilisation rationaliste<br />
et individualiste, où le sujet n'accorde sens<br />
et crédit qu'à ce qu'il a fait l'effort de comprendre<br />
par lui-même. Tel est du moins<br />
l'idéal proposé, dont chacun, dans la communauté<br />
<strong>des</strong> informés, se veut le porteur. Cet<br />
idéal de l'audace rationnelle du sujet-citoyen,<br />
ce sapere audé l)<br />
qui sous-tend notre culture,<br />
comment pourrait-il s'accommoder <strong>des</strong> litanies<br />
mortifères qui bercent, à longueur de<br />
nouvelles, le public médiatique ? Ce kérygme<br />
apocalyptique convient à l'homme de foi et<br />
d'espérance, pas à l'homme de raison et de<br />
liberté.<br />
Qu'est ce à dire, en somme, sinon que la<br />
communauté <strong>des</strong> informés est incompatible<br />
avec la cité démocratique ? Et que l'assujettissement<br />
médiatique fera de plus en plus<br />
mauvais ménage avec ce que celle-ci reconnaît<br />
comme ses valeurs? L'information<br />
produit désormais un sens qui excède les<br />
capacités du sujet-citoyen, et qui l'entraîne<br />
loin de ce qu'il pense devoir être. L'aliénation,<br />
mot démodé, pourrait bien reprendre<br />
du service pour désigner cela.<br />
Note<br />
1. Sapere aude : « ose te servir de ta propre raison »,<br />
devise de l'homme rationnel <strong>des</strong> Lumières selon<br />
Kant.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 97
SYLVIE MAURER<br />
L'unique voie<br />
de la purification<br />
Notre-Dame de Neubois<br />
Il y a plus décent ans,<br />
Notre-Dame est apparue<br />
à Neubois, pour dire sa<br />
colère et montrer<br />
sa souffrance causée par<br />
le blasphème <strong>des</strong> hommes.<br />
Leurs péchés l'ont souillée,<br />
et pour cette raison,<br />
elle pleure <strong>des</strong> larmes<br />
de sang < 1 >.<br />
Sylvie Maurer<br />
Institut d'Ethnologie, Laboratoire de<br />
Sociologie de la Culture Européenne<br />
Ce petit village alsacien, élu <strong>des</strong><br />
forces divines, est situé dans le<br />
Val-de-Ville, à une dizaine de kilomètres<br />
de Sélestat, au pied de la montagne<br />
du Frankenberg, où culminent les ruines du<br />
château du Frankenbourg. L'histoire locale<br />
relate que cet endroit fut le théâtre d'apparitions<br />
de la Vierge entre 1872 et 1880. Marie,<br />
sur cette montagne, s'est montrée à 146 voyants.<br />
Elle est venue le 7 juillet 1872, en la<br />
fête du Précieux Sang, armée d'une épée,<br />
avec laquelle elle «frappait à coups redoublés<br />
les têtes de quelques 70 à 80 soldats<br />
prussiens » (2) , pour annoncer à l'Alsace une<br />
issue heureuse, en ces temps d'occupation.<br />
Elle semblait indiquer une attirance<br />
particulière pour le Frankenbourg, et mettre<br />
l'accent sur son histoire. En effet, cette<br />
forteresse fait l'objet d'une légende qui<br />
raconte qu'en ces lieux, Clotilde pria le<br />
Dieu <strong>des</strong> chrétiens pour qu'il vienne en aide<br />
à son époux Clovis, qui luttait vaillamment<br />
à Tolbiac contre les Alamans. De cette<br />
victoire résulta la conversion du monarque<br />
et la vocation chrétienne de la France.<br />
Maintenant encore, la Vierge pleure<br />
pour l'humanité entière. Elle est assistée de<br />
pèlerins qui prient en ces lieux pour un<br />
monde meilleur. Convaincus que de cet<br />
endroit jaillira la rédemption divine, ses<br />
fidèles élaborent un système de représentations<br />
du monde à partir de l'histoire et <strong>des</strong><br />
figures fondatrices' 3 '. Ceci leur permet<br />
d'appréhender le monde d'une certaine<br />
manière, et de proposer une solution à son<br />
dysfonctionnement. Lors <strong>des</strong> rassemblements,<br />
les pèlerins célèbrent ces événements<br />
en mettant en pratique un système de<br />
croyances original, et expriment un discours<br />
sur l'état actuel et les finalités du<br />
monde, en faisant référence à <strong>des</strong> valeurs<br />
traditionalistes et nationalistes.<br />
Le Frankenberg,<br />
un lieu sacré<br />
<strong>Pour</strong> les pèlerins, l'élection de la Vierge<br />
pour ce petit village n'est pas arbitraire.<br />
Neubois se trouve approximativement au<br />
centre géographique de l'Alsace, à peu près<br />
à égale distance du Nord et du Sud. « Cela<br />
n'est pas sans importance, et pourrait signifier<br />
le choix par le ciel de ce pays pour<br />
s'adresser à l'Alsace», pensent-ils.<br />
Ils sont convaincus que le Frankenberg<br />
est un lieu de prédilection divine, car on y<br />
trouve encore <strong>des</strong> signes de la présence du<br />
surnaturel. Les prières faites sur cette montagne<br />
contribuent à la purification <strong>des</strong><br />
peuples et à l'avènement d'une ère nouvelle.<br />
La situation géographique et l'histoire<br />
font du Frankenberg un lieu sacré.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 98
La montagne sacrée,<br />
objet de blasphèmes<br />
Mais aujourd'hui, il est ignoré, bafoué,<br />
objet de blasphèmes de la part <strong>des</strong> hommes,<br />
ce que les pèlerins s'empressent de dénoncer.<br />
A l'occasion de leurs rassemblements,<br />
ils expliquent les raisons pour lesquelles ils<br />
sont appelés sur cette montagne. «Frankenbourg<br />
: ce nom qui devrait être sur toutes<br />
les lèvres est aujourd'hui méconnu <strong>des</strong><br />
Français ! C'est pourtant en ce lieu qu'est<br />
née la Fille aînée de l'Eglise, grâce aux<br />
prières de sainte Clotilde récitées sur cette<br />
montagne <strong>des</strong> Francs durant la bataille de<br />
Tolbiac. Sous l'effet de ses prières, Clovis<br />
se convertit à la foi catholique. Dès ce jour,<br />
il gagne toutes les batailles pour former le<br />
territoire que Dieu a voulu donner (4) . Satan,<br />
entrant alors dans une rage folle, par sa secte<br />
pernicieuse qui fait tant saigner le Coeur de<br />
Jésus, a mis tout en oeuvre pour anéantir la<br />
France chrétienne et particulièrement ce<br />
Berceau. Marie veut que ce lieu devienne<br />
un «Tolbiac mariai» - «Pare-invasion» de<br />
la France et de la papauté - c'est-à-dire, à la<br />
manière que les prières si ferventes de sainte<br />
Clotilde faites à cet endroit nous méritèrent<br />
la conversion de Clovis et de devenir<br />
les «Aînés de l'Eglise», de même, Marie<br />
nous invite à venir prier sur les pas de sainte<br />
Clotilde pour la conversion de la France<br />
pécheresse!».<br />
Selon ces déclarations, la France, par ses<br />
péchés, a souillé l'oeuvre divine. C'est<br />
pourquoi les dévots cherchent à faire de ce<br />
lieu de pèlerinage un rempart afin de le protéger<br />
de toute souillure, qui fait tant souffrir<br />
Apparition de la Ste Vierge à Neufbois.<br />
Lithographie exécutée par Weutrel de<br />
Wissêmbourg, conservée au Cabinet<br />
<strong>des</strong> estampes à Strasbourg.<br />
© Musées de la ville de Strasbourg<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 99
et saigner la Vierge. Mais en quoi la France<br />
est-elle pécheresse?<br />
Les dévots dénoncent tout d'abord un<br />
monde désaxé. Le monde moderne est considéré<br />
comme dangereusement instable, désordonné,<br />
perverti, ce qui ne peut aboutir<br />
qu'à la mort. La modernité n'a fait naître<br />
que le vice, l'orgueil, la perdition <strong>des</strong> âmes,<br />
le non respect <strong>des</strong> lois, le crime, le vol, le<br />
«culte» de l'argent, la séparation, le schisme.<br />
Les criminels sont les mêmes que ceux<br />
qu'avait déjà dénoncé Pie IX dans l'encyclique<br />
Quanta cura et le Syllabus en 1864 (5) .<br />
Ce sont les libéraux : «Chacun veut être<br />
libre de ses actes, dans le mauvais comme<br />
dans le bon. On vit dans un monde désaxé,<br />
par manque de discipline et d'obéissance,<br />
même parmi les prêtres qui n'accomplissent<br />
même plus leurs devoirs. Ils ont pris le chemin<br />
du plaisir et de la liberté totale, chose<br />
que le ciel n'a pas permis. Ils ont souillé leur<br />
apostolat», disent les pèlerins. Ce sont aussi<br />
les franc-maçons : «Ceux qui ont la mission<br />
de l'argent, qui le font rare, au lieu d'actionner<br />
la planche à billets. Et ces gens-là ne<br />
sont autre que les franc-maçons, qui font<br />
régner la dictature bancaire», ajoutent-ils.<br />
Les hommes<br />
blasphémateurs<br />
Cette corruption résulte de la désobéissance<br />
<strong>des</strong> hommes, de leur éloignement de<br />
Dieu, et de leur blasphème à l'égard de<br />
l'Etre Suprême et de la Mère du Ciel. Ils<br />
n'ont pas respecté le pacte qui les unissait<br />
au Créateur, et l'ont trahi.<br />
Mais ils n'agissent pas de leur libre<br />
arbitre, ils sont les instruments du diable.<br />
C'est par eux que le Malin arrive à ses fins.<br />
Ainsi, le monde se trouve sous l'emprise<br />
d'une conspiration démoniaque.<br />
Ce processus de <strong>des</strong>truction dont Satan<br />
est le conspirateur, se concrétise en portant<br />
atteinte à la France, «Fille aînée de l'Eglise».<br />
La France chrétienne anéantie, et le<br />
monde chrétien tout entier sera détruit. « Les<br />
ennemis de la France sont les ennemis du<br />
Christ. Le Rédempteur a choisi le béni<br />
royaume de France comme l'exécuteur spécial<br />
de ses divines volontés. Il le porte suspendu<br />
autour de ses reins en guise de carquois.<br />
Il en tire ordinairement ses flèches<br />
d'élection, quant avec l'arc de son bras tout<br />
puissant, il veut défendre la liberté de<br />
l'Eglise et de la foi, broyer l'impiété et protéger<br />
la justice», dit-on au pèlerinage.<br />
Les conséquences<br />
de la corruption<br />
L'état préoccupant du monde actuel laisse<br />
entrevoir une fin apocalyptique, où de<br />
gran<strong>des</strong> épreuves s'abattront sur les hommes.<br />
En effet, cent ans après, la Vierge<br />
reprend la parole sur la montagne, en se faisant<br />
entendre à un dévot, et annonce : « Nous<br />
sommes arrivés dans la période du grand<br />
châtiment que Dieu inflige à la communauté<br />
entière, et qui servira à réorganiser le<br />
monde. Cela se traduira par une déstructuration<br />
totale, pour que puisse jaillir de cette<br />
mort une existence nouvelle. Ces événements<br />
viendront avec les épidémies et catastrophes<br />
naturelles. Et cela se terminera par<br />
l'extermination de tout un peuple» (6) .<br />
Tout cela sera nécessaire pour que renaisse<br />
un ordre nouveau, harmonieux, parfait,<br />
à l'image de Dieu. Ce sera le prix à<br />
payer pour le salut <strong>des</strong> hommes. Ces souffrances<br />
s'ouvriront sur une ère nouvelle.<br />
Les<br />
solutions<br />
<strong>Pour</strong> que l'on puisse se préparer à cet<br />
avènement, les pèlerins préconisent d'aller<br />
prier Notre-Dame au Frankenberg, car elle<br />
est l'unique voie de la purification. L'alliance<br />
et l'union nouvelles se réaliseront en<br />
communion fraternelle, en faisant une promesse<br />
de fidélité à Notre-Dame de Neubois,<br />
en manifestant sa confiance, en lui obéissant,<br />
en faisant un acte de foi, en faisant<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 100
pénitence, en demandant pardon et en lui<br />
faisant <strong>des</strong> offran<strong>des</strong> et <strong>des</strong> sacrifices.<br />
La Madone est l'unique voie de la purification,<br />
parce qu'elle est amour. Elle protège.<br />
Elle est le rempart contre les hérésies ;<br />
elle porte secours et assistance, et délivre<br />
l'âme et le corps.<br />
Il est alors logique qu'il faille rassembler<br />
ses forces au Frankenberg, lieu de prédilection<br />
divine, centre du monde d'où jaillira la<br />
rédemption, et où la Vierge se manifeste<br />
toujours. Le Frankenberg doit être un lieu<br />
où convergeront les croyants, qui, en célébrant<br />
les valeurs traditionnelles, et en commémorant<br />
l'histoire, rendent ce lieu sacré,<br />
renouent avec le passé, et rachètent les<br />
erreurs de leurs aïeux.<br />
Le Frankenberg est un lieu de passage<br />
obligatoire, où l'homme s'unira à nouveau<br />
à Dieu, et où l'erreur passée sera réparée, la<br />
souillure effacée, la séparation oubliée<br />
grâce à la réconciliation, et l'ordre rétabli.<br />
La Vierge,<br />
l'unique voie<br />
de la purification<br />
Mais en quoi Notre-Dame de Neubois<br />
est la voie de la purification? La Madone<br />
l'explique par l'intermédiaire du dévot:<br />
« Cette épée (brandie lors de la première<br />
apparition en 1872), très symbolique, signifie<br />
que, grâce à vos prières, je repousserai<br />
l'ennemi à cet endroit. Il est le «pareinvasion»<br />
de l'Eglise et de la France et le<br />
Père Eternel ne pourra apporter Sa Paix, la<br />
Vraie Paix, que lui seul peut donner à votre<br />
pauvre monde en péril, que lorsque votre<br />
patrie sera purifiée de ses péchés par le<br />
Précieux Sang libératoire de Mon Divin<br />
Fils que je vous demande d'honorer particulièrement<br />
en ce lieu».<br />
Ce message conduit les pèlerins à dire<br />
que: «Prier c'est bien, mais prier et agir<br />
c'est beaucoup mieux ! Sainte Jeanne d'Arc<br />
nous a donné le merveilleux exemple, elle<br />
n'a pas seulement prié pour repousser les<br />
Anglais, elle est allée aussi combattre sur le<br />
champ de bataille pour repousser l'ennemi.<br />
Demandons-lui son aide, appelons notre<br />
Lorraine à notre secours ! ».<br />
Le<br />
processus<br />
Les pèlerins se sentent en danger, agressés<br />
par <strong>des</strong> conspirateurs qui agissent au<br />
sein de sociétés secrètes, constituées d'assassins,<br />
de menteurs, de blasphémateurs, de<br />
suppôts du diable. Ces conspirateurs sont<br />
d'autant plus redoutés, que leurs objectifs<br />
visent la lutte pour la domination du monde<br />
et l'établissement d'un pouvoir de dimension<br />
mondiale pour l'anéantissement <strong>des</strong><br />
valeurs si précieuses à leurs yeux, et<br />
garantes d'un équilibre vital. En effet, les<br />
«ennemis du Frankenbourg» portent atteinte<br />
à l'union entre la France, Dieu et l'Eglise.<br />
Cette union filiale au maître du monde qui<br />
place la France à la tête de toute autre nation<br />
est compromise, et risque de compromettre<br />
l'ensemble de l'univers.<br />
La montagne est donc menacée d'être<br />
assiégée par les forces du mal, et il est urgent<br />
de la reconquérir. Puisqu'elle a été violée,<br />
il est légitime de vouloir la reprendre.<br />
Devant une telle attaque, la réponse doit être<br />
défensive. La prise d'armes est ainsi <strong>des</strong>tinée<br />
à se défendre contre les suppôts du<br />
diable. Même si cette prise d'armes n'est<br />
que symbolique, l'affrontement apparaît<br />
comme légitime, car il aboutira à la paix<br />
entre les «fidèles à la vraie religion».<br />
Comme du temps <strong>des</strong> croisa<strong>des</strong>, où l'expédition<br />
consistait à libérer les lieux saints,<br />
aller en pèlerinage à Neubois vise la libération<br />
du Frankenberg prisonnier de Satan.<br />
«C'est par l'épée qu'on repousse l'ennemi»,<br />
rappelle Notre-Dame.<br />
Cet acte est légitimé par Dieu, qui a<br />
envoyé Marie en ces lieux le siècle dernier.<br />
Cette approbation venant de l'Etre Suprême<br />
apporte aux « amis du Frankenberg » confiance,<br />
courage, et force. Cette «guerre» est<br />
forcément juste, moralement bonne, nécessaire,<br />
et méritoire.<br />
En associant la conviction en l'aide divine<br />
à la croyance dans le merveilleux, l'idée<br />
que la Vierge est présente dans 1'« expédition<br />
» (et qu'elle intervient dans la bataille<br />
armée de son épée) devient plus apparente.<br />
La présence divine n'est plus à mettre en<br />
doute, à entendre les témoignages <strong>des</strong> pèlerins,<br />
qui lui attribuent toutes sortes de manifestations,<br />
ou encore la présence de forces<br />
telluriques.<br />
Ce «pèlerinage guerrier» se nourrit également<br />
d'un esprit collectif, motivé par un<br />
voeu (sauver la France et la papauté au nom<br />
de Notre-Dame de Neubois), et guidé par la<br />
volonté de faire pénitence, le tout convergeant<br />
vers la promesse du salut éternel.<br />
C'est dans un milieu restreint, en marge<br />
de la société dominatrice et menaçante, que<br />
l'appartenance au groupe est renforcée. II<br />
s'agit d'une société tournée sur elle-même,<br />
qui va utiliser le pèlerinage comme le<br />
moyen d'expression de cette identité.<br />
C'est en effet dans un temps extraordinaire<br />
qui s'apparente à la fête que sont mis<br />
en scène <strong>des</strong> concepts tels que communion,<br />
harmonie, renversement du quotidien, commémoration,<br />
tradition. C'est dans cette<br />
atmosphère du rassemblement que les participants<br />
agissent autrement que dans le<br />
temps ordinaire.<br />
La fête, et à plus forte raison le pèlerinage,<br />
en tant que société retranchée de l'ordre<br />
quotidien, met en scène ce qui est contraire.<br />
Par le rituel, l'ordre établi <strong>des</strong> choses est<br />
inversé. Alors à l'inverse d'un monde<br />
moderne et de plus en plus technologique,<br />
le groupe prône un retour à la terre, à l'état<br />
de nature. A l'opposé du mal qui domine le<br />
monde, il convoque le bien. A rencontre<br />
d'un monde profane, il met en scène un<br />
monde sacré. <strong>Pour</strong> faire front à une société<br />
mortifère, il exalte une société de vie. A<br />
l'inverse d'une société débridée et sans<br />
morale, il met en oeuvre <strong>des</strong> rites de restriction<br />
et d'abstinence.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 101
Enfin, tout cela ne pourrait se réaliser<br />
sans l'initiative de quelqu'un d'exceptionnel,<br />
digne d'être choisi par Dieu, et suffisamment<br />
« initié » pour pouvoir comprendre<br />
et expliquer les voix surnaturelles. Cette<br />
personne devra être dotée d'une force de<br />
caractère telle qu'elle pourra subjuguer les<br />
foules, rassembler et convaincre; un «prophète»<br />
en somme.<br />
Le sens de la souffrance<br />
Les «initiés» se mobilisent pour apporter<br />
un sens aux souffrances que les pèlerins et le<br />
monde entier endurent quotidiennement, et<br />
élaborent un scénario apocalyptique qui met<br />
en scène le concept de sacrifice.<br />
La souffrance qui pèse sur le monde est<br />
le fruit d'un désordre et de la transgression<br />
d'un interdit. Elle est la manifestation du<br />
mal qui s'est introduit dans un ordre divin.<br />
Et ce mal a réussi à s'introduire grâce à la<br />
complicité <strong>des</strong> hommes, qui se sont détournés<br />
<strong>des</strong> lois originelles. Leur déviance<br />
entraîne obligatoirement un désordre social<br />
qui affecte l'ensemble de l'univers.<br />
La souffrance est une punition qui se<br />
focalise d'abord sur une victime innocente,<br />
mais qui est <strong>des</strong>tinée à l'ensemble de la collectivité.<br />
Le sujet éprouve de la culpabilité<br />
au regard de ce qui est considéré comme un<br />
châtiment mérité. Vu sous l'angle de la religion<br />
catholique, l'infidèle est en état de<br />
péché. Ce qu'on attend de lui, c'est qu'il<br />
éprouve de la culpabilité et du remords. Ce<br />
châtiment est considéré comme mérité, ce<br />
qui signifie que la notion de justice intervient.<br />
La souffrance infligée est forcément<br />
juste, puisqu'elle est approuvée par Dieu.<br />
On la mérite et de ce fait on en est responsable.<br />
Souvenir de Notre Dame de Neufbois.<br />
Lithographie de Huber Aaberer de<br />
Strasbourg, conservée au Cabinet <strong>des</strong><br />
Estampes à Strasbourg<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 102
Après avoir donné un sens à cette souffrance,<br />
et désigné le coupable, la mise en<br />
place d'une stratégie thérapeutique peut se<br />
faire. <strong>Pour</strong> vaincre la douleur, il va falloir la<br />
considérer non plus comme <strong>des</strong>tructrice,<br />
mais comme créatrice.<br />
Le sujet s'identifie au Christ, qui a également<br />
souffert pour la rédemption. Car le<br />
sang répandu en sacrifice a vaincu la mort.<br />
Il régénère et immortalise (en commémorant<br />
la Passion du Christ), il est source<br />
d'énergie. Il redonne la vie, il est rédempteur,<br />
tout comme le sang du Coeur transpercé<br />
de Jésus.<br />
Le déluge<br />
de sang<br />
De la même manière, la France devra<br />
connaître un déluge de sang, car elle devra<br />
vivre la Passion du Christ. Le sang devra<br />
couler, car il faudra expurger les fautes passées.<br />
Il s'agit d'un châtiment qui vient de<br />
Dieu, afin de «laver» le monde de ses<br />
péchés, de le purifier, et enfin de le libérer<br />
<strong>des</strong> liens de Satan. Car: «Les peuples qui<br />
n'ont pas accepté le sang libératoire subissent<br />
l'oppression <strong>des</strong> démons et de leurs<br />
suppôts. Les batailles perdues et les tyrannies<br />
subies n'ont pas d'autre cause. Dans les<br />
guerres, la France n'a versé son sang que<br />
parce qu'elle a refusé de bénéficier du sang<br />
rédempteur. Car dans tous les combats spirituels<br />
ou temporels c'est le sang du<br />
Seigneur qui donne la victoire», précise un<br />
<strong>des</strong> fondateurs du pèlerinage.<br />
Il est nécessaire que le sang coule en<br />
abondance, à l'image d'un déluge, pour<br />
obtenir le salut éternel. Le sang devra couler<br />
à flots ; on verra aux dernières heures de<br />
notre ère un déluge de sang s'abattre sur le<br />
monde. Il sera purificateur si on se rallie<br />
derrière l'épée de Notre-Dame de Neubois;<br />
mais il sera exterminateur pour les ennemis<br />
de Dieu. De cette guerre sanglante, « seul le<br />
glaive de Dieu, tenu par la Vierge peut obtenir<br />
la victoire» .<br />
Et c'est par la médiation de Marie que le<br />
prix du sang divin peut le mieux être appliqué<br />
au monde: «Le sang versé sur le<br />
Calvaire et à la messe par Notre Seigneur<br />
provient de la Mère de Dieu à qui il doit sa<br />
vie humaine. De plus, la Très Sainte Vierge<br />
a offert à Dieu le Père, au pied de la Croix,<br />
les souffrances et le sang de son Fils en y<br />
joignant ses propres douleurs » (8) . Son sang<br />
et sa souffrance sont de véritables liens<br />
entre Dieu et les hommes. La Vierge incarne<br />
ce sang libérateur et la souffrance nécessaires<br />
à la rédemption. De plus, par son épée<br />
qui rend invincible, elle offre son aide dans<br />
le combat. Son épée divine purifiera, lorsqu'elle<br />
fera couler le sang corrompu. Ce<br />
sang versé sera rédempteur, et donnera la<br />
vie, grâce à sa vocation sacrificielle.<br />
Le sang versé rituellement permet de<br />
détourner la violence, de purifier une souillure<br />
que les hommes ont laissé se répandre.<br />
C'est pourquoi les pèlerins préconisent<br />
d'aller au pèlerinage de Notre-Dame de<br />
Neubois, de prier le sang du Christ au<br />
Frankenberg, de pratiquer la «pénitence<br />
dans la joie». Cette démarche tend à affirmer<br />
son adhésion à ce principe et à contribuer<br />
à l'avènement d'une ère nouvelle.<br />
D'après le système de représentations<br />
esquissé dans ces quelques pages, la Vierge<br />
qui guide les pèlerins de son épée est l'ultime<br />
secours, l'ultime victoire, puisque son<br />
arme la rend invincible. Cette démarche est<br />
donc forcément juste, et aboutira forcément<br />
à une fin salvatrice. Ainsi, les larmes de<br />
sang que verse Notre-Dame de Neubois se<br />
tariront définitivement.<br />
Notes<br />
1. Un habitant du village possède une statue de<br />
Notre-Dame de Neubois, la représentant avec<br />
<strong>des</strong> larmes de sang.<br />
2. Vision d'Odile Martin, le 7 juillet 1872 ; témoignage<br />
recueilli par l'abbé Wetterwald, conservé<br />
aux Archives Départementales du Bas-Rhin<br />
- dossier IV 447.<br />
3. Ils se réfèrent à un ouvrage de Gilles Lameire,<br />
Notre-Dame de Neubois - protectrice de la<br />
France et de la papauté, Saint-Germain-en-<br />
Laye, 1978.<br />
4. 11 s'agit d'une allusion à la légende du<br />
Frankenbourg qui dit que dans la chapelle du<br />
château, Clotilde a prié le Dieu <strong>des</strong> chrétiens<br />
pour la conversion de son époux Clovis, et que<br />
grâce à cela, ce dernier put vaincre les Alamans<br />
à Tolbiac. A l'issue de cet événement, le<br />
monarque demanda le baptême, et la France fut<br />
désignée par un envoyé de Dieu «Fille aînée de<br />
l'Eglise».<br />
5. L'encyclique Quanta cura condamne le naturalisme<br />
qui veut que la société soit constituée et<br />
gouvernée sans plus tenir compte de la religion.<br />
L'encyclique était accompagnée d'un Syllabus<br />
ou d'un catalogue <strong>des</strong> principales erreurs de<br />
notre temps signalées dans les allocutions<br />
consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques.<br />
Ces erreurs étaient au nombre de 80.<br />
On peut citer pour exemple le panthéisme, le<br />
naturalisme, le rationalisme, le socialisme, le<br />
communisme, la franc-maçonnerie, le gallicanisme,<br />
le libéralisme moderne.<br />
6. Visions à Mr Llaccay, de 1978 à 1989.<br />
7. Gilles Lameire, op. cit. p.225.<br />
8. Gilles Lameire, op. cit. p.218.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 103
MONIQUE DUBINSKY<br />
Tyl Ulenspiegel*, héros<br />
populaire de Belgique<br />
Les exercices du pouvoir<br />
et de la dérision<br />
// nous arrive à tous<br />
d'entendre <strong>des</strong> commentaires<br />
télévisés hors contexte:<br />
«Bulletins de santé<br />
économiques excellents, mais<br />
on déplore néanmoins que le<br />
secteur de la santé soit en<br />
crise et celui de l'Education<br />
en décomposition»... mais<br />
tout va bien puisque la dette<br />
diminue, que le mécanisme<br />
de déflation est enclenché...<br />
en Argentine... ou ailleurs!<br />
Tout va donc bien!<br />
Monique<br />
Dubinsky<br />
Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />
Européenne<br />
Peut-être fallait-il relire Voltaire<br />
puisque «Tout est bien, tout va<br />
bien, tout va pour le mieux qu'il soit<br />
possible?» Je choisis "La légende et les<br />
aventures héroïques, joyeuses et glorieuses<br />
d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays<br />
de Flandres et ailleurs"<br />
L'imprécision historique de l'épopée et<br />
le fait qu'elle n'impose aucune solution<br />
contingente me fit espérer qu'elle m'apparaîtrait<br />
sous <strong>des</strong> traits plus universels.<br />
Le poème épique de Charles de Coster<br />
sorti <strong>des</strong> presses pour la première fois en<br />
1867, considéré comme l'oeuvre fondatrice<br />
de la littérature française en Belgique, fait<br />
aussi bien l'affaire que Zorro ou Robin <strong>des</strong><br />
Bois. J'en fis une lecture passionnée. Ce<br />
texte me parut en effet le plus approprié qui<br />
soit. Les silhouettes de Tyl Ulenspiegel et<br />
de son compagnon Lamme Goedzak<br />
s'accrochent encore aux mémoires de ces<br />
pays que traversent les vents du Nord (2) . Ce<br />
récit aussi puissant qu'ironique, où la compassion<br />
pour les humbles transparaît à<br />
chaque page, où le poète, transgressant<br />
toutes les règles de la déontologie de l'historien,<br />
peu soucieux d'anachronismes,<br />
atteint une forme de vérité transcendante<br />
sur la capacité <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> femmes<br />
de tous les temps à tourner à leur profit, à<br />
sacrifier, à venger, à commettre tous les<br />
méfaits au nom et sous les auspices d'autorités<br />
qui leurs ont été déléguées par <strong>des</strong> instances<br />
qui n'ont de divins que le nom.<br />
Tyl Ulenspiegel fut parfois utilisé comme<br />
porte-flambeau de la révolte du peuple de<br />
Flandres, au grand dam de certains qui<br />
dénoncent avec vigueur ce rapt au service de<br />
la cause «narcissique, régionaliste de la partie<br />
Nord du pays de Belgique car pour eux<br />
Tyl ne serait porteur que de « sa propre résistance<br />
diasporique n'étant d'aucun peuple,<br />
d'aucune nation, d'aucun tragi-comique<br />
morin ou iroquois [...] étant de partout et de<br />
nulle part... étant un artiste ! » (3) .<br />
Celui qui nous intéresse à notre tour est<br />
à tout moment assez libre pour n'avoir<br />
d'autre maître que le sentiment de justice,<br />
et d'autre devoir à accomplir que celui du<br />
respect de la vie.<br />
Ulenspiegel, c'est uyl, le hibou et spiegel,<br />
le miroir. Tyl c'est le miroir de l'oiseau<br />
de Minerve, ami <strong>des</strong> ténèbres, au vol silencieux<br />
qui tue sans qu'on l'entende venir, le<br />
miroir <strong>des</strong> «manants et seigneurs, gouvernés<br />
et gouvernants, le miroir <strong>des</strong> sottises,<br />
<strong>des</strong> ridicules », miroir du hibou qui «en tapinois,<br />
distille la calomnie sur les gêneurs, à<br />
qui on demande de prendre la responsabilité<br />
de ses paroles et qui prudemment s'écrie :<br />
je n'affirme rien. «Onm'adit» sachant bien<br />
qu'on est indénichable».<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 104
Au moment du second tirage de l'oeuvre<br />
en 1869, Charles De Coster, ajouta quelques<br />
feuillets : la préface du hibou, dans laquelle il<br />
réhabilite l'animal mais non les hommes qu'il<br />
symbolise. Ce nocturne nous ressemblerait<br />
puisqu'il fut bien <strong>des</strong> «nuits où le sang aruisselé<br />
sous les coups du meurtre chaussé de<br />
feutre» et que l'oiseau interroge les humains<br />
en leur demandant s'il «ne s'est point levé<br />
dans [notre] histoire à tous, certaines aubes<br />
pâles éclairant de leurs lueurs blafar<strong>des</strong> les<br />
pavés jonchés de cadavres d'enfants ? Tandis<br />
que lui, le hibou, ne tue que pour se nourrir<br />
[...] point pour tuer » l4) . Envahis par les "nonhumains",<br />
ces nouveaux acteurs, machines,<br />
systèmes technologiques, montages financiers<br />
qui les soutiennent, il nous arrive de<br />
perdre de vue que ceux-ci ne sont jamais que<br />
le fruit d'une certaine quantité de matière<br />
grise intégrée, appartenant à <strong>des</strong> êtres très<br />
humains, cette fois, habités par les mêmes<br />
passions que les hommes de tous les temps,<br />
hérauts de Philippe II, police de Napoléon III,<br />
institutions et nantis de toute époque. La<br />
résistance par la dérision étant la seule forme<br />
de combat raisonnablement défendable sur<br />
notre planète toute confite d'armes les plus<br />
sophistiquées, je me mis à espérer que ce récit<br />
picaresque puisse encore nous parler de nous.<br />
J'y ai cherché un style, une idée, une inspiration<br />
qui transcenderait le temps tel un ferment<br />
qui agirait encore sur un monde à la physionomie<br />
tellement changée sous <strong>des</strong> formes de<br />
pouvoir technologiquement si avancées.<br />
Mais on ne résume pas une telle oeuvre !<br />
Qui peut résumer la drôlerie, le génial foisonnement<br />
d'un cortège de gargouilles intérieures,<br />
d'un texte qui est comme l'essence même de<br />
ce qui est au coeur du carnaval : une mouvance<br />
de masques, de doubles incongrus, une<br />
explosion d'images, une transgression permanente<br />
<strong>des</strong> limites, <strong>des</strong> bords, <strong>des</strong> peurs inconscientes,<br />
dans la foule, les jours <strong>des</strong> gran<strong>des</strong><br />
fêtes populaires où tout peut survenir, déborder,<br />
transmuter, le rire en larmes, la fête en bain<br />
de sang ? On ne résume pas, on témoigne de<br />
l'intérêt personnel qu'on a porté, à la résonance<br />
qu'on fait ressentir en soi <strong>des</strong> vers qui scandent<br />
le texte et qui n'en doutons pas conservent<br />
force et vigueur.<br />
«Le roi héritait».<br />
«Le roi ne riait pas».<br />
«Les cendres de Claes battaient sur la<br />
poitrine de Tyl Ulenspiegel» .<br />
La légende et les aventures<br />
héroïques, joyeuses et<br />
glorieuses d'Ulenspiegel et de<br />
Lamme Goedzak au pays de<br />
Flandres et ailleurs<br />
Un miroir pour les hibous, «manants et<br />
seigneurs, gouvernés et gouvernants», le<br />
miroir <strong>des</strong> sottises, un miroir pour les<br />
hibous de tous les temps passés et à venir.<br />
On a jamais inventé mieux !<br />
Charles de Coster, La légende d'Ulenspiegel. & u. Vargas, Office de publicité, S.A.,<br />
Bruxelles, 1953.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 105
On témoigne de l'intérêt et on cherche<br />
dans cette complexité le mot, le fil, l'indice<br />
qui réoriente la pensée, donne une direction<br />
nouvelle à la recherche de sens de nos<br />
propres réalités quotidiennes.<br />
"Le roi héritait"<br />
La réalité économique joue un rôle<br />
important dans la légende d'Ulenspiegel.<br />
L'entreprise de l'Inquisition masquait<br />
d'une ambition spirituelle la très réelle spoliation<br />
économique <strong>des</strong> Flandres par l'occupant.<br />
Et « la mort fauchait sur un sol de trois<br />
cent quarante lieues, dans deux cents villes<br />
murées, dans cent cinquante villages ayant<br />
droits, dans les campagnes, les bourgs et les<br />
plaines [...]» (6) . "Le roi héritait".<br />
Le pays était en « sang et larmes ! La mort<br />
fauchait sur les bûchers ; sur les arbres servant<br />
de potences le long <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> routes [...]<br />
dans les huttes de paille en feu [...] » (7) .<br />
Et "Le roi héritai?'. Les villes regorgeaient<br />
d'espions attendant leur part du bien<br />
<strong>des</strong> victimes. Plus on était riche, plus on<br />
était coupable. "Le roi héritait". Ce vers<br />
rappelle de manière récurrente que Philippe<br />
II ayant besoin d'argent avait fait briser les<br />
images saintes dans les églises pour, dit le<br />
texte, «châtier un soulèvement dont il fut le<br />
sage instigateur [...]. C'est bien le moins<br />
qu'on fasse quand on est appelé à hériter de<br />
ceux qu'on tue».<br />
Tyl avait bien essayé d'intervenir en<br />
haranguant la foule en ces termes : «Fous à<br />
lier [...]; fous lunatiques, fous niais qui ne<br />
voyez plus loin que le bout de votre nez<br />
morveux, ne comprenez-vous point que tout<br />
ceci est oeuvre de traîtres ? Ils veulent vous<br />
faire sacrilèges et pillards, pour vous déclarer<br />
rebelles, vider vos coffres, vous détrousser<br />
et vous brûlez vifs ! Et le roi héritera » (8) .<br />
"Le roi ne riait pas"<br />
C'est ce deuxième vers qui scande de la<br />
façon la plus significative «les aventures<br />
héroïques, joyeuses et glorieuses » d'Ulenspiegel<br />
et de son jovial compagnon Lamme<br />
Goedzak. Il nous introduit dans un univers<br />
en noir et blanc, fortement contrasté, où le<br />
bien et le mal, le bon et le mauvais sont désignables<br />
et se désignent. Tout se passe<br />
comme si <strong>des</strong> traits caricaturés, débusqués,<br />
ridiculisés, humanisés donc, pouvaient placer<br />
les pouvoirs en position d'être pensés<br />
autrement que sous l'angle de la fatalité.<br />
Tout se positionne comme si un ennemi,<br />
si fort soit-il, quand il est repéré, situé, identifié,<br />
enraciné dans un espace géographique,<br />
entouré d'une famille, domicilié, (fût-ce dans<br />
un château royal <strong>des</strong> grands d'Espagne), peut<br />
être affronté même à armes inégales. L'entreprise<br />
de ridiculisation <strong>des</strong> personnages est<br />
une réponse du peuple opprimé, une réaction<br />
à l'humiliation subie.<br />
Ici la dérision apparaît comme un exceptionnel<br />
ferment révolutionnaire : "Le roi ne<br />
riait pas" alors que Tyl s'en allait «sur son<br />
âne portant haut sa toque, la plume au vent<br />
joyeusement».<br />
Le poème est construit sur l'opposition<br />
<strong>des</strong> deux personnages centraux : Philippe II,<br />
le "prince de sang" et Tyl Ulenspiegel, plus<br />
grand que nature comme le veut l'épopée,<br />
mais homme parmi les hommes, personnage<br />
ancré dans le populaire qui n'est pas "sans<br />
reproche", trousseur de jupons à l'occasion,<br />
se gaussant parfois de plus pauvre que lui. Il<br />
avait toutefois retenu la leçon donnée par<br />
Claes, sur le respect de la liberté d'autrui. Il<br />
se rappelait ce jour, où son père l'ayant surpris<br />
à vouloir attraper un oiseau, l'avait<br />
désapprouvé et menacé de le mettre en cage<br />
à son tour, de le faire chanter, en lui disant :<br />
«Tu aimes à courir, tu ne le pourras plus; tu<br />
seras à l'ombre quand tu auras froid, au soleil<br />
quand tu auras chaud. Puis, un dimanche,<br />
nous sortirons ayant oublié de te donner de<br />
la nourriture et nous ne reviendrons que le<br />
jeudi, et au retour nous trouverons Tyl mort<br />
de faim et tout raide» (9) .<br />
Il l'enjoignait de ne jamais ôter la liberté<br />
ni aux hommes, ni aux bêtes, rappelant<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 106
que cette liberté est le plus grand bien dont<br />
on peut jouir sur terre. Il lui disait encore :<br />
«Et que Dieu juge Sa Sainte Majesté, qui<br />
ayant enchaîné la libre croyance au pays de<br />
Flandre, vient de mettre Gand la noble dans<br />
une cage de servitude».<br />
En face de Tyl, farceur, amoureux,<br />
joyeux, devenu le chantre de la liberté du<br />
peuple, il y a l'anti-héros, Philippe II. Le roi<br />
"qui ne riait pas", l'infant qui ayant 15 ans<br />
«vaguait comme de coutume par les corridors,<br />
escaliers et chambres du château, habité<br />
lui aussi du feu de jeunesse qui n'était ce<br />
feu ardent qui pousse aux plus hauts faits les<br />
fortes âmes [...] mais un sombre feu d'enfer...<br />
qui brillait dans ses yeux gris, comme en<br />
hiver la lune sur un charnier, qui se sentait<br />
sans amour pour les autres, pauvre sournois,<br />
qui n'osait s'offrir aux dames»
monde le sentiment de leur dignité<br />
d'homme libre.<br />
Dans bien <strong>des</strong> cas, ils n'eurent pas<br />
comme les Flandres, un grand poète pour<br />
immortaliser et internationaliser leur lutte<br />
mais quand on relit certaines archives (15) , en<br />
apparence anodines et sans intérêt, dans le<br />
contexte passionnel de la légende d'Ulenspiegel,<br />
on y retrouve les mêmes indices :<br />
- de l'incompréhension supposée du pouvoir<br />
central<br />
- de la résistance passive, ironique à<br />
l'autorité<br />
- de la transgression <strong>des</strong> limites imposées<br />
par <strong>des</strong> instances trop éloignées pour<br />
être ressenties comme légitimes<br />
- du recours à l'irrationnel et à la magie<br />
noire, comme forme d'opposition et voie<br />
de salut dans les pério<strong>des</strong> les plus<br />
sombres et les plus insupportables où les<br />
pays sont plongés dans la guerre,<br />
confrontés à la pauvreté, à l'injustice, à<br />
la violence sous toutes ses formes.<br />
La société du XIX e<br />
siècle<br />
transportée au XVI e<br />
siècle<br />
Censure en France -<br />
Tolérance en Belgique<br />
Que Charles de Coster ait transposé <strong>des</strong><br />
aspects de la société de son temps sur l'histoire<br />
du XVI e<br />
siècle, la préface de Bubulus<br />
Bubb (9) ne laisse aucun doute à ce sujet. Il<br />
y exprime clairement les intentions qui<br />
furent les siennes. Comment faut-il lire<br />
autrement les propos attribués au Hibou qui,<br />
n'en doutons pas, n'est autre que Charles de<br />
Coster lui-même : «Poète criard, tu tapes à<br />
tort et à travers sur ceux que tu appelles les<br />
bourreaux de ta patrie, tu mets Charles-<br />
Quint et Philippe II au pilori, tu n'es pas<br />
hibou, tu n'es pas prudent. Sais-tu s'il<br />
n'existe plus de Charles-Quint et de<br />
Philippe II en ce monde ? Ne crains-tu pas<br />
qu'une censure attentive n'aille chercher<br />
dans le ventre de ton éléphant <strong>des</strong> allusions<br />
à d'illustres contemporains...<br />
Que ne laissais-tu dormir dans leur<br />
tombe cet empereur et ce roi? <strong>Pour</strong>quoi<br />
viens-tu aboyer à tant de majesté? Qui<br />
cherche les coups périra sous les coups. Il<br />
est <strong>des</strong> gens qui ne te pardonneront point, je<br />
ne te pardonne pas non plus, tu troubles ma<br />
digestion bourgeoise» (16) .<br />
Charles de Coster est un ami de Félicien<br />
Rops qui a rejoint la société estudiantine les<br />
"Joyeux" fondée par l'auteur.<br />
Il collabore au Journal Ulenspiegel,<br />
fondé et illustré par le peintre caricaturiste.<br />
Tous deux fréquentent le Club <strong>des</strong><br />
Crocodiles qui accueille en 1855 un groupe<br />
de réfugiés français, après le coup<br />
d'Etat qui installe le régime autoritaire de<br />
Napoléon III. Sous le couvert de divertissement,<br />
l'hebdomadaire Ulenspiegel est<br />
<strong>des</strong>tiné à susciter la prise de conscience<br />
politique et culturelle belge (17> .<br />
En 1862, c'est à Félicien Rops que<br />
Charles de Coster confiera le manuscrit de<br />
la Légende d'Ulenspiegel. Beaucoup plus<br />
épris et fasciné par la vie parisienne, l'artiste<br />
ne réalisera que quelques illustrations, et<br />
seulement en 1867.<br />
Les mouvements<br />
philosophiques<br />
La légende d'Ulenspiegel porte les<br />
marques du temps où elle fut écrite. Elle est<br />
traversée d'un faisceau d'influences;<br />
Charles de Coster a catalysé <strong>des</strong> mouvements<br />
d'idées et de résistance qu'agitent un<br />
monde artistique et intellectuel en pleine<br />
effervescence. Lui-même y participe mais<br />
toujours en marge, du fait de ses origines<br />
<strong>sociales</strong>, <strong>des</strong> circonstances, <strong>des</strong> difficultés<br />
matérielles qui seront toujours les siennes.<br />
Il n'est pas du peuple qu'il étudie et ses<br />
rapports à la bourgeoisie sont eux-mêmes<br />
ambigus. Ses amis intellectuels exercent sur<br />
lui et sur son oeuvre une grande influence.<br />
Avec Félicien Rops, il s'insurgeait contre le<br />
décorum social, les ridicules du snobisme et<br />
de la mode. Chez son ami peintre Antoine<br />
Wiertz, qu'il connut à l'apogée de sa gloire,<br />
il rencontra un jour Proudhon en personne.<br />
Cet atelier du quartier Léopold à<br />
Bruxelles (I8)<br />
était un lieu de rendez-vous du<br />
monde artistique de l'époque. Wiertz était<br />
un humaniste gagné aux doctrines de Saint-<br />
Simon et ses toiles portent la marque de ces<br />
théories <strong>sociales</strong> humanitaires. Il y exprime<br />
sa pitié pour la misère du peuple et son<br />
mépris pour la ploutocratie. Il y parle de<br />
désarmement, s'insurge contre l'usage de la<br />
guillotine, exalte la fraternité démocratique<br />
et l'industrialisation libératrice.<br />
En 1858, Charles de Coster entre à la<br />
loge maçonnique <strong>des</strong> "Amis Philanthropes",<br />
en 1863 à la Société de la "Libre<br />
Pensée"... Et son poème épique semble souvent<br />
vouloir donner un haut exemple de<br />
morale laïque.<br />
Les mouvements sociaux<br />
en Belgique au XIX e siècle<br />
La Belgique de 1848 est encore trop<br />
occupée à consolider son indépendance<br />
pour éprouver les secousses <strong>sociales</strong> et<br />
révolutionnaires que connaît la France.<br />
1848 ne marque pas de point de rupture. Les<br />
quelques huit cents proscrits français dont<br />
certains accueillis par "Les Crocodiles",<br />
sont <strong>des</strong> bourgeois qui n'entrent pas en<br />
contact avec les travailleurs belges.<br />
Les grèves, les actions de solidarité sont<br />
durement et brutalement réprimées. L'impact<br />
d'une presse révolutionnaire, à tirage<br />
très limité, est réduit du fait du très faible<br />
niveau d'instruction du peuple alors que les<br />
journalistes sont poursuivis, soumis à de<br />
fortes amen<strong>des</strong>, punis de peine de prison.<br />
Des groupements socialistes se créent à partir<br />
de 1868 mais au moment où débute la<br />
grave crise économique de 1873, il n'en<br />
reste plus un seul.<br />
D'une façon générale le politique n'apparaît<br />
que très rarement dans les luttes et les<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 108
mouvements de grèves et quand il surgit, il<br />
est le fait de membres de la bourgeoisie.<br />
Et comme ces libéraux sont anti-cléricaux,<br />
pendant longtemps l'anti-cléricalisme<br />
militant permet de confondre la lutte<br />
contre l'Eglise et la lutte contre le régime<br />
capitaliste. Tandis que les organisations<br />
ouvrières naissent et disparaissent s'avérant<br />
incapables d'une existence stable ce<br />
sont bien souvent <strong>des</strong> sociétés de librepensée<br />
qui assurent la continuité entre les<br />
différents et successifs rassemblements de<br />
travailleurs. Et la tendance apolitique<br />
proudhonienne sera encore très présente au<br />
moment de la 1ère Internationale en<br />
Belgique.<br />
Ensor James (1860-1949,) Les masques singuliers, 1892.<br />
© Musées royaux <strong>des</strong> Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles.<br />
Le peuple <strong>des</strong> Flandres<br />
Le regard porté par Charles de Coster sur<br />
le peuple est celui d'un ethnologue. Le<br />
peuple, son peuple <strong>des</strong> Flandres, il n'en est<br />
pas issu: il l'étudié, l'observe, le rencontre,<br />
le côtoie, en voyage, en ethnographe sur<br />
tous les territoires où les "Gueux" ont combattu.<br />
Il le découvre avec empathie, parfois<br />
avec un sentiment de crainte et de répulsion.<br />
II voyage avec son ami, le peintre gantois<br />
Adolf Dillens dont on dit que c'est un de ses<br />
tableaux qui lui inspira sa légende. La toile<br />
représentait l'entrée du duc d'Albe aux<br />
Pays-Bas, sur un arrière-plan de fermes en<br />
flammes. Dillens, joyeux luron, pour qui la<br />
chère abondante et la bière jouaient dans la<br />
vie un rôle important, accompagne De<br />
Coster de 1855 à 1858 dans <strong>des</strong> voyages en<br />
Neerlande et dans les Flandres. Ils étudiaient<br />
l'histoire, recueillaient les légen<strong>des</strong>,<br />
cavalca<strong>des</strong>, cérémonies civiques, s'enivraient<br />
dans les cafés les moins bien réputés....<br />
et De Coster disait «qu'il aimait le<br />
peuple».<br />
En 1873, ils repartirent, se rendirent en<br />
Hollande, visitèrent les îles néerlandaises,<br />
admirèrent les coutumes, kermesses et marchés<br />
de Zeelande. En 1877, avec le <strong>des</strong>sinateur<br />
Hubert, il séjourne à Amsterdam, et se<br />
rend souvent dans les venelles du port. Il<br />
disait qu'il aimait cette humanité grouillante<br />
dans «les cabarets... pleins de personnages<br />
de Jan Steen et de Van Ostade, de violoneux,<br />
improvisateurs populaires qui<br />
inventent pour chaque personne de la société<br />
un couplet parfois satirique».<br />
Mais Charles de Coster n'est pas naïf et<br />
c'est encore la préface du Hibou qui nous<br />
en donne la clé : «Qui te dit que ce peuple<br />
fut bon et que le roi fut mauvais. Tes personnages<br />
principaux sont <strong>des</strong> imbéciles ou<br />
<strong>des</strong> fous...: ton polisson d'Ulenspiegel<br />
prend les armes pour la liberté de<br />
conscience ; son père Claes meurt brûlé vif<br />
pour avoir affirmé ses convictions religieuses;<br />
[...] ton Lamme Goedzak s'en va<br />
tout droit dans la vie, comme s'il n'y avait<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 109
qu'à être bon et honnête en ce monde; ta<br />
petite Nele, qui n'est pas mal, n'aime<br />
qu'un homme en sa vie... Où voit-on encore<br />
de ces choses ? Je te plaindrais si tu ne<br />
me faisais rire» (20) .<br />
La légende de Tyl Ulenspiegel, peinte<br />
sur toile de fond du XVI e<br />
siècle, avec <strong>des</strong><br />
sentiments du XIX e<br />
siècle, est un poème<br />
épique et c'est là sa valeur. Tyl n'a pas<br />
chanté sa dernière chanson et il ne la chantera<br />
jamais «parce qu'Ulenspiegel est<br />
immortel et ne pourrait disparaître de cette<br />
terre qu'avec la dernière étincelle de la<br />
liberté» 12 ".<br />
Le prince "de sang" responsable et coupable<br />
de tous les maux n'existe plus.<br />
L'acteur est mort. En désignant <strong>des</strong> responsables,<br />
<strong>des</strong> coupables, en racontant un<br />
monde qui circule sous les couleurs bien<br />
tranchées du bien et du mal, du beau et du<br />
laid, du gai et du triste, ce texte parvient<br />
encore à nous faire rire. C'est donc paradoxalement<br />
par le biais de ce qu'elle ne peut<br />
pas nous apprendre sur notre société que<br />
cette légende nous touche.<br />
En effet! N'aurions-nous pas le sentiment<br />
d'entrevoir <strong>des</strong> solutions à nos problèmes<br />
sociaux et économiques grandissants<br />
si nous pouvions désigner, montrer<br />
du doigt, tourner en dérision donc résister,<br />
démasquer <strong>des</strong> êtres humains qui soient<br />
<strong>des</strong> coupables crédibles. Les premiers<br />
rôles se confondent de plus en plus avec<br />
ceux <strong>des</strong> figurants et les boucs-émissaires,<br />
eux-mêmes, ne donnent plus le change.<br />
Bruno Latour pense que le lien social<br />
deviendrait moins "mystérieux" si les<br />
contemporains se décidaient à "accueillir<br />
à bras ouverts" la foule <strong>des</strong> "non-humains",<br />
et si les techniciens se décidaient<br />
à ne pas concevoir un objet technique sans<br />
"prendre en compte les humains, leurs passions,<br />
leurs polémiques, leurs pauvres calculs".<br />
Il pense qu'en "devenant de bons<br />
sociologues" et de bons humanistes, ils en<br />
deviendraient de meilleurs ingénieurs et<br />
<strong>des</strong> décideurs plus avisés (22) . Le sociologue<br />
a fait l'étude post-mortem d'un projet<br />
qui portait le nom d'Aramis (acronyme<br />
de Agence en rames automatisées de<br />
modules indépendants dans les stations).<br />
Le montage financier et scientifique de ce<br />
héros technique a occupé les personnels de<br />
la RATP, de l'Institut National de la<br />
Recherche sur les Transports (Inrets), les<br />
ingénieurs de Matra transport, le Conseil<br />
Général <strong>des</strong> Ponts et Chaussées, de la<br />
direction de l'Aéroport d'Orly, de la Datar,<br />
pendant 18 ans, de 1969 à 1987. Ce système<br />
de transport guidé, dont le projet évolua,<br />
en concurrence parfois avec celui du<br />
Val, aurait pu révolutionner tous les mo<strong>des</strong><br />
de circulation, toutes les habitu<strong>des</strong> de<br />
déplacements urbains. Huit mois avant sa<br />
mort, Aramis faisait encore voyager les<br />
ministres de la cohabitation Jacques<br />
Chirac, Michèle Barzach, Edouard<br />
Balladur, les uns plus enthousiastes que les<br />
autres.<br />
Bruno Latour qui donne à son rapport la<br />
forme littéraire du roman policier arrive à<br />
montrer que l'objet purement technique n'est<br />
qu'une utopie. Dans cet ouvrage où le rire est<br />
toujours sardonique, il met en évidence que<br />
la faute ne peut être imputée à une seule ou<br />
mêmes plusieurs personnes, à une seule ou<br />
même plusieurs institutions ou entreprises.<br />
L'auteur ne pourra pas décrire l'assassin<br />
d'Aramis et il est pour nous bien intéressant<br />
de découvrir qu'une enquête si complète,<br />
menée avec une grande rigueur scientifique,<br />
aboutit à un non-lieu. "Aramis est resté un pur<br />
objet, un objet pur. Loin du social, loin de<br />
l'histoire".<br />
Pas de responsable ! Pas de coupable !<br />
Mais un escalier dérobé, une piste sérieuse...<br />
un soupçon porté sur ces créatures<br />
emportées avec nous dans "<strong>des</strong> amours et<br />
<strong>des</strong> haines de techniques de pointe", portant<br />
les marques de leurs créateurs, <strong>des</strong><br />
hibous eux-aussi qui ne sont autres que<br />
nous-mêmes et dont aucune histoire, aucune<br />
légende ne nous apprendra à reconnaître<br />
les traits.<br />
Notes<br />
1. "La légende et les aventures héroïques, joyeuses<br />
et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak<br />
au pays de Flandres et ailleurs", Livres 1 à 5 fut<br />
rééditée en 1966,1968,1981,1983,1984,1990,<br />
en 1992. Une nouvelle édition est actuellement<br />
sous presse. Elle fit l'objet de nombreuses adaptations<br />
pour la jeunesse, pour le théâtre, pour la<br />
bande <strong>des</strong>sinée, pour le ballet, l'opéra, le cinéma.<br />
2. De Coster Charles, "La légende d'Ulenspiegel",<br />
Livre 1. Préface de Hibouldingue par Jean-Pierre<br />
Verheggen, Belgique, Editions Labor, 1992, p. 8.<br />
3. De Coster Charles, "La légende d'Ulenspiegel",<br />
Livre 1. Préface du Hibou, Belgique, Editions<br />
Labor, 1992, p. 12.<br />
4. Claes, c'est le père de Tyl Ulenspiegel, l'honnête<br />
charbonnier qui mourut sur le bûcher de l'Inquisition<br />
espagnole, injustement accusé d'hérésie.<br />
5. Op. cit., t. 2, p. 89.<br />
6. Op. cit., t. 2, p. 90.<br />
7. Op. cit., t. 2, p. 60.<br />
8. Op. cit., t. 1, p. 73.<br />
9. Op. cit., t. 2, p. 61.<br />
10. Charles-Quint, né à Gand, empereur et roi<br />
d'Espagne, abdiqua, dans une scéance solennelle<br />
tenue à Bruxelles le 25 octobre 1555, en<br />
faveur de son fils Philippe II qui n'a plus rien de<br />
commun avec son pays d'origine.<br />
Avant la répression exercée par le Duc d'Albe<br />
et la guerre de religion qui s'ensuivit les Pays-<br />
Bas étaient formé d'un pays industriel et agricole,<br />
la Belgique et d'un pays commercial, maritime<br />
et colonial, la Hollande.<br />
11. Op. cit., t. 1, p. 97.<br />
12. Op. cit., M, p. 131.<br />
13. C'est le cri de vengeance de Tyl, le cri de vengeance<br />
<strong>des</strong> gueux, le cri du peuple. La quête <strong>des</strong><br />
7, un <strong>des</strong> buts de l'errance de Tyl, les sept qu'il<br />
faut brûler mais aussi aimer sont les 7 péchés et<br />
les 7 vertus cardinales.<br />
14. Le travail est en cours de réalisation dans les<br />
Vosges.<br />
15. Préface ajoutée par Charles de Coster en 1869,<br />
au moment de second tirage de la Légende.<br />
"Rops et la Modernité".<br />
16. Willaumez Marie-France, "De chair et de<br />
cendres. Sur les traces de Félicien Rops", p. 15,<br />
Oeuvres de la Communauté Française, Acquisitions<br />
récentes, Ed. IPS (1988-1990).<br />
17. Du nom du Roi Léopold II. Aujourd'hui le quartier<br />
<strong>des</strong> Communautés et du Parlement Européen<br />
à Bruxelles.<br />
18. Liebman Marcel, "Les socialistes belges. 1885-<br />
1914. La révolte et l'organisation", Ed. Vie<br />
Ouvrière, 1979, Histoire du Mouvement ouvrier<br />
en Belgique.<br />
19. Sosset, L.L., "La vie Pittoresque et Malheureuse<br />
de Charles de Coster", Ed. IRIS, 1937.<br />
20. Latour Bruno, "Aramis ou l'amour <strong>des</strong> techniques".<br />
Ed. La Découverte, Paris, 1993, p. 224.<br />
21. Juin Hubert. Préface de la Légende d'Ulenspiegel,<br />
t. 2., p. 16.<br />
22. Op. cit., postface de l'auteur.<br />
* De Coster Charles, "La légende d'Ulenspiegel",<br />
Livres 1 à 5. Mieux connu en France sous le nom<br />
de Till l'Espiègle.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 110
RICHARD KLEINSCHMAGER<br />
L'Europe aux confins<br />
du rire et de l'oubli<br />
Certains ont ri et chanté le<br />
soir de la chute de ce mur qui<br />
ouvrait une brèche dans <strong>des</strong><br />
pans d'un passé trop mal<br />
contenu par <strong>des</strong> années<br />
d'oubli et de rêves incertains.<br />
D'autres se sont inquiétés.<br />
Beaucoup ont mêlé la crainte<br />
et la joie. Une certitude<br />
absolue s'élevait <strong>des</strong> brumes<br />
de ce novembre berlinois. Le<br />
monde venait à nouveau de<br />
changer d'axe. Les amarres<br />
qui le liaient à l'ordre dual<br />
de l'après-guerre étaient<br />
rompues. Le monde<br />
paraissait s'ouvrir. En réalité, il<br />
préparait <strong>des</strong> enfermements<br />
pas moins terribles que ceux<br />
dont il avait l'usage depuis si<br />
longtemps.<br />
Jl appartiens à l'après-guerre, enfant<br />
* de celle-ci dans mes pensées,<br />
témoin muet d'un passé d'emblée<br />
indistinct et trafiqué. Tous quelsqu'ils fussent,<br />
avaient eu peur et, si j'ai soupçonné que<br />
d'aucuns furent bourreaux et d'autres victimes,<br />
les uns et les autres ont confessé qu'ils<br />
n'avaient joué leur rôle que malgré eux. Ils ont<br />
souvent moqué les doutes qui les avaient<br />
assaillis, rétablissant dans les certitu<strong>des</strong> d'une<br />
paix retrouvée et la condamnation <strong>des</strong><br />
fourvoyés de l'Histoire, la droite ligne d'une<br />
vie qui n'aurait jamais hésité sur la direction<br />
à prendre. Beaucoup ont fini par rire de la<br />
dérisoire retrouvaille <strong>des</strong> uns avec les autres,<br />
avec <strong>des</strong> haines et <strong>des</strong> solidarités intactes<br />
mais désormais fossilisées par la nécessité de<br />
vivre ensemble. Par force et sans joie.<br />
Maxime Loiseau. Séries TV Pictures<br />
Ceux qui allaient mourir n'ont eu ni le<br />
droit, ni le temps de rire. Une main d'acier<br />
allait leur saisir le coeur comme un vulgaire<br />
morceau de chair à broyer. Ils étaient déjà<br />
impassibles. Ils avaient été blasphémés. Le<br />
blasphème avait pris la forme sentencieuse<br />
de quelque texte de loi. Titre, alinéas, paragraphes,<br />
avec la signature <strong>des</strong> autorités<br />
compétentes. Ils n'avaient jamais eu d'autres<br />
choix que de reconnaître dans le mensonge<br />
proféré pour les amener là où ils<br />
étaient, que la forfaiture d'un reniement<br />
légal avec les apparences de la bienveillance.<br />
Tout avait été minutieusement préparé.<br />
On les avait exécutés avant même que le gaz<br />
ne traverse le pommeau <strong>des</strong> innombrables<br />
douches alignées à perte de vue. Ils étaient<br />
assignés à la mort par leur seule naissance.<br />
Richard<br />
Khinschmager<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 111
Un grand vent souffle cet après-midi de<br />
juillet 1991, sur les traces <strong>des</strong> baraques qui<br />
quadrillent le sol devant le somptueux paysage<br />
lumineux. Ma fille se tait. Dans le bâtiment<br />
conservé au fond du camp qu'on distingue<br />
de suite, une fois franchi le seuil du<br />
portail principal surmonté de l'inscription<br />
« Arbeit macht frei», il reste une exposition<br />
installée par les autorités de l'ancienne<br />
République Démocratique Allemande. Le<br />
plancher grince. Une vieille gardienne en<br />
chignon gris regarde sans aménité les<br />
quelques visiteurs qui s'arrêtent devant les<br />
immenses photos en noir et blanc. On a<br />
reconstitué <strong>des</strong> lits superposés et la salle<br />
d'infirmerie où certains prisonniers étaient<br />
tués par une balle tirée à travers le trou percé<br />
dans le mur, derrière la toise sous laquelle<br />
on les installait pour les mesurer. Soit<br />
disant.<br />
Un enfant passe dans la nuit d'une ville<br />
lointaine et proche dont les images ne cessent<br />
d'habiter les pensées de ceux qui devinent<br />
que le rire est à nouveau suspect. Décembre<br />
1992. Décembre 1993. Images d'enfants et<br />
de femmes à travers le tube cathodique, sur<br />
l'écran installé dans l'un <strong>des</strong> recoins d'une<br />
pièce ronde paisible d'une <strong>des</strong> capitales de<br />
l'Europe encore en paix. Regards sans haine,<br />
regards sans amour, regards du bout d'un<br />
monde où <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> femmes atterrés<br />
devant leurs amours disloquées font<br />
l'apprentissage forcé <strong>des</strong> différences qu'ils<br />
ne parviennent pas à reconnaître, regards<br />
d'un siècle sur sa fin qui s'en vient mourir là<br />
où il avait commencé.<br />
Nous allons à la nuit. Un jour, comme<br />
me disait un vieil ami né avec le siècle, <strong>des</strong><br />
hommes aux intentions plus ou moins<br />
avouées et que personne ne parvient à<br />
prendre au sérieux, barreront l'entrée du<br />
passage dans lequel nous nous serons<br />
engagés sans savoir qu'il n'y avait pas<br />
d'issue dans la direction que nous avions<br />
prise. Impasse. Sackgasse. Cul-de-sac. Les<br />
hommes qui fermeront l'impasse se préparent.<br />
Ils ont déposé leurs plans dans <strong>des</strong><br />
ouvrages explicites. Ils sont méthodiques<br />
et rationnels. Ils ont découpé les territoires<br />
sur les cartes, affrété <strong>des</strong> armes et <strong>des</strong><br />
esprits et multiplié les complicités. Ils<br />
attendent l'ultime dislocation de nos résistances.<br />
Quand nous ne saurons plus en rire,<br />
ils tireront les chaînes qu'il faudra dans les<br />
larmes, la douleur et le sang, briser.<br />
Des hommes tirent sur les cibles anonymes<br />
qui traversent en zigzaguant les carrefours<br />
et les places de la ville au milieu <strong>des</strong><br />
montagnes. Comptent-ils les coups au but,<br />
sur ces silhouettes indéterminées qui vacillent<br />
soudain incertaines de la <strong>des</strong>tination<br />
ultime de leurs pas, et qui hurlent sans<br />
qu'aucun son jamais ne parvienne à celui<br />
qui en blasphémant sa victime vient d'appuyer<br />
sur la gâchette?. L'homme qui exerce<br />
son droit de vie et de mort sur les images<br />
mobiles qui passent dans la lunette de son<br />
viseur, ne craint plus ni Dieu, ni diable. Il se<br />
croit un héros, rit et blasphème et ne sait pas<br />
qu'il vient de perdre sa vie dans l'instant<br />
même où la silhouette s'est abattue dans un<br />
bruit mat sur le sol gelé.<br />
"Tema e variazioni"<br />
Archivi di arti decorative Patrick Mauriès<br />
Fornasetti la follia pratica,<br />
© Umberto Allemandi & C. in collaborazione con<br />
Thames and Hudson Ltd, London, 1992,<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 112
PASCAL HINTERMEYER • JACQUELINE IGERSHEIM<br />
Les jeunes<br />
face au sida<br />
Comment les jeunes<br />
perçoivent-ils le sida et ceux<br />
qui en sont atteints? Qu'en<br />
savent-ils exactement? Que<br />
font-ils pour s'en protéger?<br />
Comment jugent-ils les<br />
messages qui leur sont<br />
adressés à ce sujet? Intègrentils<br />
ce risque nouveau dans leur<br />
vie relationnelle et intime?<br />
Leurs rapports aux autres s'en<br />
trouvent-ils modifiés? Telles<br />
sont quelques unes <strong>des</strong><br />
questions auxquelles nous<br />
nous sommes efforcés de<br />
répondre à travers plusieurs<br />
enquêtes menées depuis le<br />
début <strong>des</strong> années 1990<br />
auprès <strong>des</strong> jeunes<br />
du Bas-Rhin.<br />
Pascal Hintermeyer » Jacqueline Igersheim<br />
Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />
La première enquête a été effectuée<br />
début 1990 sur un échantillon de<br />
600 personnes représentatif de la<br />
population <strong>des</strong> 15-24 ans. Elle se fixait pour<br />
but d'analyser les comportements<br />
différentiels et les représentations <strong>des</strong> jeunes<br />
à l'égard du sida et, en particulier, leur<br />
réceptivité aux campagnes de prévention.<br />
Nous nous sommes rendus compte que le sida<br />
avait frappé leur sensibilité. Ils en parlaient<br />
comme d'une maladie terrible, mortelle,<br />
incurable, une sorte de peste <strong>des</strong> temps<br />
modernes. Ils souhaitaient être mieux<br />
informés et étaient assez critiques par rapport<br />
aux campagnes de prévention et aux<br />
messages qu'elles leur délivraient. En<br />
particulier, s'ils ne mettaient pas en doute<br />
l'efficacité du préservatif dans la lutte contre<br />
le sida, ils exprimaient de fortes réticences<br />
à l'utiliser et leur intention d'y recourir s'ils<br />
avaient un partenaire occasionnel relevait plus<br />
du voeux pieux que de la réalité. <strong>Pour</strong> saisir<br />
plus précisément leur point de vue, nous<br />
avons complété le traitement <strong>des</strong> questionnaires<br />
par <strong>des</strong> entretiens conduits au<br />
printemps 1991 auprès de 150 personnes qui<br />
faisaient partie de notre échantillon initial.<br />
L'analyse de contenu que nous en avons<br />
effectuée nous a permis de relever bien <strong>des</strong><br />
contradictions dans le discours <strong>des</strong> jeunes sur<br />
le sida. <strong>Pour</strong> en rester à l'exemple du<br />
préservatif, nos interlocuteurs étaient tout<br />
prêts à convenir de son intérêt, en général,<br />
pour éviter la transmission du virus mais,<br />
lorsqu'on leur demandait s'ils l'avaient<br />
utilisé effectivement, ils trouvaient toutes<br />
sortes de bonnes raisons pour se dispenser<br />
eux-mêmes d'une règle qu'ils préconisaient<br />
pour les autres. De tels décalages et paradoxes<br />
sont présentés dans un ouvrage qui rend<br />
compte de ces enquêtes quantitatives et<br />
qualitatives<br />
Au cours de notre recherche sur les jeunes<br />
face au sida, il nous a semblé que les mentalités<br />
et les conduites à ce sujet étaient en train<br />
de changer et que la rapidité de cette évolution<br />
était étroitement liée à <strong>des</strong> facteurs<br />
contextuels tels que l'expérience sexuelle<br />
passée et présente ou l'attitude face aux<br />
risques de l'existence. C'est pour appréhender<br />
cette évolution et certaines de ses corrélations<br />
que nous avons lancé, au printemps<br />
93, une nouvelle enquête portant plus<br />
spécifiquement sur les comportements<br />
sexuels <strong>des</strong> jeunes.<br />
Dès à présent nous pouvons présenter<br />
deux types de résultats. D'une part, nous<br />
avons posé dans les enquêtes de 90 et 93 <strong>des</strong><br />
questions identiques ou analogues qui nous<br />
permettent de procéder à <strong>des</strong> comparaisons<br />
afin de mettre en évidence <strong>des</strong> changements<br />
intervenus entre ces deux dates dans les<br />
représentations et les comportements <strong>des</strong><br />
jeunes par rapport au sida. D'autre part,<br />
l'enquête la plus récente nous permet de<br />
préciser certains aspects importants de ces<br />
modifications, en particulier ceux qui ont<br />
trait à la sexualité.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 114
Evolution <strong>des</strong> mentalités<br />
et <strong>des</strong> comportements<br />
entre 1990 et 1993<br />
Afin d'établir une comparaison pertinente,<br />
nous avons extrait <strong>des</strong> deux enquêtes<br />
quantitatives <strong>des</strong> sous-échantillons de personnes<br />
de 18 à 25 ans qui présentaient <strong>des</strong><br />
distributions identiques pour l'âge, le sexe,<br />
la situation matrimoniale et l'habitat. Nous<br />
observons une légère différence au niveau<br />
de l'activité puisque le sous-échantillon issu<br />
de 1990 compte un pourcentage d'actifs<br />
plus élevé de 9% par rapport à celui de<br />
1993. Cependant, l'aggravation du chômage<br />
dans notre région et la tendance à la poursuite<br />
<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> ne rendent pas cette différence<br />
excessive. De plus, nous avons pu<br />
constater par les traitements informatiques<br />
que le fait d'être dans la vie active ou en<br />
cours d'étu<strong>des</strong> ne change pas sensiblement<br />
les attitu<strong>des</strong> face au sida. Au total, nous prenons<br />
en compte les réponses de 390 jeunes<br />
en 1990 et de 391 en 1993. Nous allons<br />
commenter celles qui ont trait au sentiment<br />
d'avoir une information suffisante, à la perception<br />
<strong>des</strong> risques personnels liés au sida,<br />
au nombre de partenaires sexuels, aux attitu<strong>des</strong><br />
par rapport au préservatif et au test de<br />
dépistage.<br />
Le sentiment<br />
d'avoir une information suffisante<br />
A la question : «estimez-vous avoir une<br />
information suffisante ? », le pourcentage de<br />
réponses affirmatives était de 48,1% en<br />
1990. Il est passé à 76,7% en 1993. Il s'agit<br />
là d'une modification importante à mettre<br />
en rapport avec la répétition et la diversité<br />
<strong>des</strong> campagnes de prévention. Lorsqu'on a<br />
demandé aux jeunes de 1993 s'ils les trouvaient<br />
bien faites, 70% ont répondu positivement.<br />
Ils ont notamment retenu les publicités<br />
vues à la télévision. En fait, dès le<br />
début <strong>des</strong> années 1990, lors <strong>des</strong> questions<br />
sur l'ampleur de l'épidémie, les mo<strong>des</strong> de<br />
transmission, la différence entre «être séro-<br />
La campagne d'affiches menée par le<br />
SIMPS en 1991-92 à partir de<br />
maquettes effectuées par <strong>des</strong><br />
étudiants....<br />
....Un exemple de promotion du<br />
préservatif par l'humour.<br />
positif» et «avoir le sida», nous avons remarqué<br />
que leurs connaissances étaient<br />
assez bonnes sur ces sujets. Les mieux informés<br />
alors étaient souvent les plus jeunes<br />
car ils avaient bénéficié <strong>des</strong> programmes de<br />
sensibilisation qui avaient été mis en place<br />
récemment dans les collèges et les lycées et<br />
que n'avaient pas suivi leurs aînés. Ces disparités<br />
n'apparaissent plus en 1993, tous les<br />
jeunes ayant effectué leur scolarité à une<br />
époque où la lutte contre le sida avait déjà<br />
gagné les établissements d'enseignement.<br />
Dès 1990, on remarquait aussi la relation<br />
entre le sentiment d'être bien informé et le<br />
fait d'avoir lu <strong>des</strong> dépliants et <strong>des</strong> plaquettes<br />
spécialisés ou d'avoir assisté à <strong>des</strong> conférences.<br />
Cette dernière source est davantage<br />
citée en 1993 puisque 36% de notre échantillon<br />
s'y réfère alors que ce n'était le cas<br />
que de 10,7% de celui de 1990. Il faut souligner<br />
que les jeunes sont intéressés par <strong>des</strong><br />
informations précises et sérieuses sur le<br />
sida. Ils ne souhaitent pas seulement être la<br />
cible de campagnes publicitaires ayant un<br />
objectif précis, par exemple la promotion du<br />
préservatif. Ils se préoccupent <strong>des</strong> problèmes<br />
posés par l'épidémie et apprécient<br />
d'avoir accès aux témoignages de personnes<br />
contaminées ou de leur entourage et de<br />
pouvoir suivre les explications apportées<br />
par <strong>des</strong> personnes compétentes, <strong>des</strong> médecins<br />
en particulier. Certaines actions de prévention<br />
ont tenu compte de ces attentes en<br />
cherchant à mieux faire comprendre les réalités<br />
humaines du sida et à en présenter les<br />
données scientifiques disponibles. Aussi les<br />
jeunes sont-ils sensiblement plus nombreux<br />
en 1993 que 3 ans auparavant à estimer<br />
avoir une information suffisante sur le sujet.<br />
«Le sida est-il<br />
un risque pour vous?»<br />
46,5% <strong>des</strong> jeunes pensent actuellement<br />
que le sida est un risque pour eux, soit<br />
moins statistiquement qu'en 1990 où ce<br />
pourcentage était de 54%. Dans les deux en-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 115
quêtes, ceux qui ont eu deux partenaires<br />
sexuels et plus durant les 6 derniers mois<br />
sont plus nombreux à s'estimer menacés<br />
(respectivement 70% et 67%). En 1993<br />
nous avons en outre demandé aux jeunes de<br />
préciser les raisons de leurs réponses.<br />
Parmi ceux qui ne se sentent pas personnellement<br />
menacés par le sida, 42,6% disent<br />
qu'ils sont fidèles et ont un partenaire<br />
stable, 16,2% qu'ils utilisent systématiquement<br />
le préservatif, 10,2% qu'ils n'ont pas<br />
de relation sexuelle, et 9,7% qu'ils choisissent<br />
leur partenaire. 4,6% disent utiliser le<br />
préservatif en fonction du partenaire, ce qui<br />
rejoint un peu le comportement précédent et<br />
devrait amener à s'interroger sur les critères<br />
de tels jugements.<br />
Parmi ceux qui s'estiment exposés au<br />
risque du sida, les réponses sont plus<br />
imprécises. «On n'est jamais à l'abri» est<br />
la plus couramment citée (59,3%). Viennent<br />
ensuite la transfusion sanguine (27%)<br />
et le manque de protection systématique<br />
(10%). 15,3% soulignent, à l'occasion de<br />
cette question, leur peur de mourir ou le<br />
risque de mort encouru. Peu d'entre eux<br />
disent que leur partenaire peut les contaminer.<br />
Lorsqu'ils répondent: «on n'est<br />
jamais à l'abri», ils pensent à <strong>des</strong> raisons<br />
diverses de contracter le sida, même si leur<br />
comportement ne les expose pas à <strong>des</strong><br />
risques accrus.<br />
A propos de la transfusion sanguine, on<br />
mesure ici certaines conséquences de l'affaire<br />
du sang contaminé et de la couverture<br />
médiatique intensive à laquelle elle a<br />
donné lieu. Les jeunes, comme le reste de<br />
la population, acceptent déjà mal la relative<br />
impuissance de la médecine face au<br />
sida. Ils supportent moins encore que<br />
l'institution hospitalière, qui devrait assurer<br />
la restauration de la santé, puisse au<br />
contraire apporter la maladie et la mort
Une meilleure acceptation<br />
du préservatif<br />
Dans nos enquêtes de 1990 et 1991, nous<br />
avions remarqué que, si les jeunes ne disconvenaient<br />
nullement de l'intérêt en général<br />
du préservatif dans la lutte contre le sida,<br />
ils éprouvaient de fortes réticences à l'utiliser<br />
eux-mêmes. Ils lui reprochaient notamment<br />
de faire obstacle au plaisir, d'être peu<br />
commode, peu sûr, voire trop coûteux. Il<br />
leur semblait difficile de le proposer sans<br />
éveiller ou exprimer la défiance. Surtout, il<br />
représentait pour eux une contrainte entravant<br />
l'élan réciproque, une intrusion extérieure<br />
dans l'intimité, un écran empêchant<br />
un rapprochement complet et renvoyant<br />
chacun à son propre isolement. Ces significations<br />
n'ont pas disparu en 1993, mais<br />
elles se sont atténuées. Les réticences explicites<br />
à l'utilisation du préservatif sont tombées<br />
de 54,9% à 26%. On peut voir là un<br />
effet <strong>des</strong> campagnes de prévention qui se<br />
sont centrées sur ce thème depuis Novembre<br />
1988. La répétition du message a donc<br />
porté ses fruits, même si, lorsqu'on demande<br />
aux jeunes de 1993 leur opinion sur le<br />
préservatif, ils sont encore 40% à souligner<br />
ses inconvénients et à faire comprendre<br />
qu'ils sont dissuasifs.<br />
Une autre ambiguïté demeure : la législation<br />
a été modifiée en 1987 afin d'autoriser<br />
la promotion du préservatif comme protection<br />
contre le sida, tout en maintenant<br />
l'interdiction de sa publicité comme moyen<br />
contraceptif. <strong>Pour</strong>tant c'est toujours cette<br />
dernière indication qui prévaut chez les<br />
jeunes. En 1990, 64% de ceux qui ont déjà<br />
utilisé le préservatif déclarent l'avoir fait<br />
comme contraception et 57,5% pour se protéger<br />
du sida et <strong>des</strong> maladies sexuellement<br />
transmissibles. En 1993, 82,2% <strong>des</strong> utilisateurs<br />
disent avoir voulu éviter la grossesse<br />
et 64,7% le sida. En fait, ces deux finalités<br />
ne sont pas contradictoires et on voit même<br />
qu'elles se renforcent mutuellement. Certaines<br />
femmes nous ont d'ailleurs confié<br />
tirer parti de cette ambiguïté : pour se prémunir<br />
<strong>des</strong> risques sanitaires de l'amour,<br />
sans paraître suspicieuses, elles peuvent<br />
faire valoir auprès d'un nouveau partenaire<br />
la nécessité d'éviter une conception accidentelle.<br />
Ainsi n'est-il pas toujours souhaitable<br />
de distinguer entre les deux motivations<br />
d'emploi du préservatif si on se préoccupe<br />
d'en faire la promotion. Mais, pour<br />
cela, un nouvel assouplissement de la législation<br />
nataliste serait sans doute efficace.<br />
En dépit <strong>des</strong> réticences et de la gêne qui<br />
demeurent, le préservatif est davantage<br />
entré dans les moeurs. Parmi les jeunes qui<br />
ont déjà eu une expérience sexuelle, ceux<br />
qui y ont eu recours sont passés de 55,9%<br />
en 1990 à 88,3% en 1993. Les garçons l'ont<br />
utilisé davantage que les filles et, dans<br />
l'enquête de 1993, plus qu'elles pour se prémunir<br />
du sida. Cela confirme nos analyses<br />
précédentes sur le développement de stratégies<br />
de protection différentes selon les<br />
sexes. Les mentalités, elles aussi, ont évolué.<br />
Le meilleur indice en est peut-être que<br />
le préservatif est moins systématiquement<br />
associé à la «drague» et aux aventures<br />
ponctuelles. Lorsqu'en 1993 on demande<br />
aux jeunes quelle serait leur réaction si leur<br />
partenaire leur proposait le préservatif, la<br />
grande majorité répond qu'elle n'y verrait<br />
pas d'inconvénient, du moins dans le<br />
contexte d'une nouvelle relation.<br />
Le dépistage encore<br />
peu demandé<br />
La meilleure acceptation du préservatif<br />
est d'autant plus significative qu'elle<br />
contraste avec la stabilité d'autres attitu<strong>des</strong><br />
relatives au sida, par exemple celles face au<br />
test de dépistage. Nous avions relevé en<br />
1990 que, si les jeunes en connaissaient<br />
l'existence, ils le jugeaient souvent peu<br />
fiable et ignoraient pour la plupart la mise<br />
en place, depuis 1988, dans chaque département,<br />
d'au moins un centre de dépistage<br />
anonyme et gratuit. Leur faible fréquentation<br />
par les moins de 20 ans a d'ailleurs<br />
aussi été repérée dans d'autres régions (5) . Il<br />
est vrai que les campagnes de prévention<br />
menées auprès du grand public, à la télévision<br />
notamment, ont donné peu d'information<br />
sur cette possibilité. Aussi, en 1993<br />
encore, moins du cinquième <strong>des</strong> jeunes du<br />
Bas-Rhin ayant subi un test l'ont fait dans<br />
un centre anonyme et gratuit. Ils ont pour la<br />
plupart été dépistés involontairement, à<br />
l'occasion d'un don du sang. La proportion<br />
<strong>des</strong> jeunes ayant fait le test du sida est similaire<br />
en 1990 et en 1993. Elle est plus élevée<br />
à ces deux dates parmi les personnes<br />
actives et celles qui ont eu plusieurs partenaires<br />
dans le semestre. Nous remarquons<br />
aussi qu'en 1993,44,8% <strong>des</strong> jeunes mariés<br />
ou vivant en union libre ont été dépistés<br />
contre 25,6% <strong>des</strong> célibataires, alors que<br />
nous ne trouvions pas de différence en fonction<br />
de ce critère trois ans auparavant.<br />
La comparaison entre nos enquêtes successives<br />
indique ainsi sur certains point une<br />
grande stabilité, sur d'autres de sensibles<br />
évolutions. <strong>Pour</strong> les résumer, on pourrait<br />
dire que se dégage plus nettement aujourd'hui<br />
une certaine rationalité dans les comportements<br />
relatifs au sida. Les jeunes sont<br />
toujours nombreux -un peu moins toutefoisà<br />
le considérer comme un risque pour eux.<br />
Mais ils se sentent mieux informés et leurs<br />
craintes sont moins systématiques, même si<br />
elles restent diffuses. Surtout, ils ont tendance<br />
à davantage intégrer ce danger dans<br />
la conduite de leur vie sexuelle. Ils s'orientent<br />
vers <strong>des</strong> précautions différenciées en<br />
fonction de leur sexe, de leur expérience et<br />
de leurs aspirations. Certains restreignent le<br />
nombre de leurs partenaires, voire s'abstiennent<br />
d'en rechercher. Les plus nombreux<br />
se fixent sur une relation privilégiée<br />
en escomptant la protection de la fidélité.<br />
D'autres encore sont à un stade où ils effectuent<br />
<strong>des</strong> tentatives diverses. Ces derniers<br />
sont les plus nombreux à avoir recours au<br />
test et au préservatif. Ceux qui s'en tiennent<br />
à un partenaire stable ont pour la plupart eux<br />
aussi déjà utilisé le préservatif, ils sont<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 117
même nombreux à s'être soumis au dépistage,<br />
mais ils ont souvent l'intention de se<br />
passer désormais du préservatif, du moins<br />
tant qu'ils ne succomberont pas à d'autres<br />
tentations. <strong>Pour</strong> saisir plus finement ces différences<br />
de comportement, nous allons à<br />
présent analyser quelques résultats complémentaires<br />
sur la vie sexuelle <strong>des</strong> jeunes du<br />
Bas-Rhin en 1993.<br />
La sexualité<br />
<strong>des</strong> jeunes en 1993<br />
Nous avons construit notre enquête de<br />
1993 dans le but de replacer plus directement<br />
les questions relatives au sida dans le<br />
contexte de la vie intime <strong>des</strong> jeunes. Au<br />
cours du premier trimestre de 1993, nous<br />
avons interrogé 406 garçons et filles de 18<br />
à 24 ans habitant dans le Bas-Rhin. Cet<br />
échantillon est représentatif de l'âge, du<br />
sexe, de l'activité et de la zone d'habitation.<br />
<strong>Pour</strong> comparer de façon pertinente les<br />
évolutions <strong>des</strong> représentations et <strong>des</strong> comportements<br />
entre 1990 et 1993, nous avons<br />
retiré, dans la première partie du présent<br />
article, 16 personnes de l'ensemble de nos<br />
enquêtes de 1993, afin d'homogénéiser<br />
rigoureusement nos échantillons de référence.<br />
Les résultats présentés désormais<br />
concernent les 406 personnes de l'enquête<br />
effectuée en 1993.<br />
La première expérience<br />
Nous nous sommes intéressés à la façon<br />
dont les jeunes avaient vécu leur première<br />
relation sexuelle car il nous semblait que<br />
cela avait de sensibles répercussions sur<br />
leur comportement ultérieur. 87,2% de notre<br />
échantillon ont déjà eu <strong>des</strong> relations<br />
sexuelles et ont donc pu répondre à nos<br />
questions. Tous les pourcentages sont calculés<br />
à partir de cette sous-population de<br />
355 personnes.<br />
Première constatation : par rapport aux<br />
résultats dont on dispose au niveau national<br />
pour la période comprise entre Septembre<br />
1991 et Février 1992 (6) , l'âge moyen à la<br />
première relation sexuelle est plutôt précoce<br />
dans le Bas-Rhin: 16,6 ans, avec un<br />
écart-type de 1,7 ans et une distribution<br />
relativement symétrique. Les garçons commencent<br />
leur vie sexuelle plus jeunes, peu<br />
après 16 ans, les filles un peu moins, vers<br />
17 ans. Cet écart entre les sexes ne cesse<br />
d'ailleurs de se réduire. Leur partenaire est<br />
en général plus âgé qu'eux, la différence<br />
étant moins grande pour les garçons (1 an environ)<br />
que pour les filles (2,6 ans) car cellesci<br />
sont souvent initiées par quelqu'un de<br />
beaucoup plus vieux qu'elles.<br />
Les deux tiers <strong>des</strong> enquêtes (67,2%)<br />
disent avoir fondé leur première relation<br />
sexuelle sur un sentiment amoureux, les<br />
filles (82,6%) davantage que les garçons<br />
(52,5%). Les croisements que nous avons<br />
effectués nous indiquent qu'il s'agit là d'un<br />
facteur significatif pour de nombreuses<br />
questions posées. Il est statistiquement lié à<br />
une première relation sexuelle plus tardive<br />
et plus durable, à un moins grand nombre<br />
de partenaires ultérieurs et à une relation<br />
actuelle plus souvent stable.<br />
Cette première expérience dure toujours<br />
pour un quart <strong>des</strong> filles et un dixième <strong>des</strong><br />
garçons. Ceux qui sont dans ce cas ont<br />
presque toujours commencé leur vie sexuelle<br />
sur la base d'un sentiment amoureux. Ils<br />
se posent évidemment moins de problèmes<br />
personnels à propos du sida. Ils se disent<br />
fidèles et pensent qu'il en va de même pour<br />
leur partenaire.<br />
La durée moyenne de la première liaison<br />
est de presque un an (8 mois pour les garçons,<br />
15 mois pour les filles). Sous cette<br />
donnée apparaissent en fait d'importantes<br />
variations. La distribution de la durée de la<br />
première relation sexuelle n'est en effet pas<br />
symétrique : pour un quart <strong>des</strong> jeunes, cette<br />
liaison ne dépasse pas 15 jours et pour la<br />
moitié 4 mois. <strong>Pour</strong> 12% d'entre eux, elle<br />
n'a duré qu'un jour. On remarque donc de<br />
gran<strong>des</strong> disparités de ce point de vue.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 118
Quel mode de contraception ont-ils<br />
adopté la première fois ? Aucun, répondent<br />
29,3% <strong>des</strong> jeunes, le préservatif, disent<br />
41,7% d'entre eux, la pilule est citée par<br />
21,7%. Ensuite, lorsque la relation a duré,<br />
cet ordre s'est inversé et la pilule a supplanté<br />
le préservatif. Celui-ci apparaît donc bien<br />
comme le moyen contraceptif par excellence<br />
du début d'une relation et, tout particulièrement,<br />
du début de la première relation.<br />
Une analyse factorielle <strong>des</strong> correspondances,<br />
suivie d'une classification hiérarchique<br />
sur l'ensemble <strong>des</strong> questions portant<br />
sur la première relation sexuelle, a permis<br />
de dégager <strong>des</strong> groupes de personnes présentant<br />
<strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> semblables.<br />
Un premier groupe est formé de 29% de<br />
l'échantillon. 85% d'entre eux ont abordé<br />
leur première relation sexuelle par curiosité<br />
et sans être amoureux de leur partenaire.<br />
Ils le connaissaient souvent depuis moins de<br />
8 jours (58%), ont flirté moins de 15 jours<br />
(99%) avant d'avoir <strong>des</strong> relations sexuelles<br />
complètes et cette expérience n'a pas duré :<br />
moins de 15 jours dans 82% <strong>des</strong> cas. Ce<br />
groupe est composé de 70% de garçons et<br />
de 30% de filles. La plupart ont commencé<br />
leur vie sexuelle tôt. La moitié n'a pas de<br />
liaison stable à présent.<br />
A l'opposé se dégage un groupe de personnes<br />
de même taille qui ont fondé leur<br />
première expérience sur un sentiment<br />
amoureux et qui connaissaient leur partenaire<br />
depuis longtemps (63% depuis plus<br />
d'un an). Ils sont sortis avec lui (avant<br />
d'avoir <strong>des</strong> relations sexuelles) entre 3 et<br />
6 mois pour 43% d'entre eux et même plus<br />
d'un an pour 29%. Cette première liaison a<br />
duré longtemps, entre un et deux ans (31%),<br />
souvent plus de deux ans (51%). Elle dure<br />
jusqu'à maintenant pour près de la moitié<br />
de ces personnes. Dans ce groupe c'est évidemment<br />
la stabilité qui prévaut.<br />
Dans un troisième groupe de 23,4%, le<br />
sentiment amoureux a aussi été au centre<br />
de la première expérience, mais tout a eu<br />
tendance à se passer plus tôt et plus vite.<br />
60% connaissaient leur partenaire depuis<br />
1 à 6 mois et la moitié ont flirté de 1 à<br />
Nombre total de partenaires au cours de leur vie selon le sexe et l'âge<br />
Hommes<br />
Nombre de partenaures 18-19 ans 20-22 ans 23-24 ans<br />
aucun 19,7% 7,9% 1.7%<br />
1 12,5% 14,8% 12,3%<br />
2 10,7% 6,8% 15,8%<br />
3-5 39,3% 31,8% 24,6%<br />
6-10 8,9% 21,6% 22,8%<br />
+ de10 8,9% 17,1% 22,8%<br />
Total 100% 100% 100%<br />
Femmes<br />
Nombre de partenaires 18-19 ans 20-22 ans 23-24 ans<br />
aucun 24,1% 14,3% 10,5%<br />
1 31,5% 31,9% 21,1%<br />
2 13,0% 12,1% 10,5%<br />
3-5 18,5% 30,7% 38,6%<br />
6-10 7,4% 5,5% 12,3%<br />
+ de10 5,5% 5,5% 7,0%<br />
Total 100% 100% 100%<br />
3 mois avant d'avoir <strong>des</strong> relations sexuelles.<br />
La première liaison a duré entre 3 et<br />
6 mois dans la majorité <strong>des</strong> cas.<br />
Le dernier groupe (13,9%) se caractérise<br />
par un âge à la première relation sensiblement<br />
plus élevé que dans la classe précédente.<br />
Toutes les durées envisagées,<br />
connaissance, flirt, relation sont assez<br />
brèves. Cette première expérience s'est assez<br />
vite achevée (avant 3 mois dans la moitié<br />
<strong>des</strong> cas) alors que 80 % d'entre-eux<br />
avaient fondé cette relation sur un sentiment<br />
amoureux..<br />
Nous avons également rencontré, bien<br />
sûr, <strong>des</strong> profils atypiques. Mais il est intéressant<br />
de relever que plus <strong>des</strong> 9/10 <strong>des</strong><br />
jeunes peuvent être répartis dans les groupes<br />
qui viennent d'être présentés. Ces<br />
ensembles se différencient surtout selon <strong>des</strong><br />
critères temporels et sentimentaux. En simplifiant,<br />
on peut estimer que les jeunes ont<br />
d'autant plus de chances de multiplier les<br />
partenaires ponctuels que leur première<br />
expérience sexuelle a eu lieu à un âge très<br />
précoce, qu'elle a été peu sentimentale et<br />
qu'elle a été très brève. Ainsi, dans le groupe<br />
de ceux qui ont eu une première relation<br />
par curiosité, 78% ont eu <strong>des</strong> aventures<br />
sexuelles d'un soir (contre moins de la moitié<br />
en moyenne pour l'ensemble <strong>des</strong> jeunes).<br />
A l'inverse, ceux qui ont eu une première<br />
relation durable et fondée sur un sentiment<br />
amoureux ont plus de chances<br />
d'avoir actuellement un partenaire stable et<br />
de lui être fidèles. Même s'il convient de<br />
rappeler que <strong>des</strong> corrélations statistiques<br />
n'ont rien à voir avec <strong>des</strong> déterminismes<br />
systématiques, il est possible de conclure<br />
que les débuts de la vie sexuelle ont une<br />
incidence sur le cours qu'elle va prendre par<br />
la suite.<br />
Stabilité et instabilité sexuelles<br />
Nous avons remarqué que, pour certains<br />
jeunes, la sexualité est marquée par une tendance<br />
à la stabilité alors que, pour d'autres,<br />
c'est une orientation inverse qui prédomi-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 119
ne. Sans entrer dans le détail de ces divergences,<br />
il est possible d'en saisir rapidement<br />
l'ampleur. Si l'on considère le nombre<br />
total de partenaires déclarés au cours de<br />
l'existence, on se rend compte qu'il peut<br />
varier dans <strong>des</strong> proportions importantes. La<br />
question était quelque peu délicate à poser,<br />
mais seulement 3 personnes n'y ont pas<br />
répondu. Les nombres cités vont de 0 à 30.<br />
7 personnes ont évoqué plus de 10 partenaires,<br />
mais sans arriver à faire le compte<br />
exact. Toutes étaient de sexe masculin. De<br />
manière générale, les hommes disent avoir<br />
eu nettement plus de partenaires que les<br />
femmes, comme le montre le tableau de la<br />
page précédente.<br />
Parmi les personnes du Bas-Rhin âgées<br />
de 18 à 24 ans ayant déjà eu <strong>des</strong> relations<br />
sexuelles, on peut évaluer le nombre<br />
moyen de partenaires à 3,8 pour les femmes<br />
et à 6 pour les hommes (si on convient d'en<br />
attribuer arbitrairement 15 à ceux qui en<br />
signalent plus de 10 mais sans préciser<br />
combien). Cet écart est-il dû à une propension<br />
masculine à surestimer l'étendue de<br />
son expérience et à une réaction féminine<br />
inverse? Peut-il s'expliquer partiellement<br />
par le recours à la prostitution?
attrait irréductible à la situation sanitaire du<br />
moment.<br />
Ceux qui n'ont pas de partenaire stable<br />
au moment de l'enquête sont également<br />
nombreux puisqu'ils représentent 40% <strong>des</strong><br />
personnes ayant déjà eu <strong>des</strong> rapports<br />
sexuels. Leur situation ne doit pas être<br />
considérée comme figée et, si l'avenir ressemble<br />
au passé, elle est susceptible d'évoluer<br />
à court terme. En effet, la moitié d'entre<br />
eux a noué une liaison il y a moins de<br />
3 mois. Mais cette expérience a été brève,<br />
inférieure à 1 mois dans la moitié <strong>des</strong> cas.<br />
On peut penser que cette tentative récente<br />
sera suivie d'une autre à brève échéance.<br />
Un essai de typologie <strong>des</strong> jeunes<br />
selon les caractéristiques<br />
de leur dernière relation<br />
Nous avons effectué une analyse factorielle<br />
<strong>des</strong> correspondances multiples sur les<br />
variables se rapportant à la dernière relation<br />
sexuelle ainsi qu'une classification hiérarchique<br />
ascendante. Nous avons fait intervenir<br />
en variables supplémentaires <strong>des</strong> questions<br />
sur les comportements sexuels et <strong>des</strong><br />
variables sociographiques tels l'âge, le sexe,<br />
l'activité et la croyance en une religion.<br />
La typologie obtenue se révèle intéressante<br />
car elle classe les personnes de notre<br />
échantillon en particulier selon la plus ou<br />
moins grande stabilité de leur dernière relation,<br />
en mettant en parallèle leurs conduites<br />
sexuelles et leurs attitu<strong>des</strong> face au risque du<br />
sida.<br />
La première classe (40%) comprend <strong>des</strong><br />
enquêtes qui ont un partenaire stable, depuis<br />
plus d'un an pour 58,4% d'entre-eux et<br />
depuis moins d'un an pour 40,8%. De plus,<br />
près de 90% ont eu un seul partenaire les<br />
6 derniers mois et 94% n'ont pas eu d'autre<br />
partenaire durant cette relation. Environ<br />
60% sont <strong>des</strong> femmes. Aucun d'entre-eux<br />
n'a fait le test du sida et, en grande majorité,<br />
leur partenaire ne l'a pas fait non plus.<br />
Au début de leur dernière relation, ils ont<br />
moins utilisé le préservatif que l'ensemble<br />
de l'échantillon. La pilule est leur moyen de<br />
contraception privilégié (78%). 74% d'entre<br />
eux avaient fondé leur première relation<br />
sur un sentiment amoureux et 80% <strong>des</strong> personnes<br />
dont la première relation dure encore<br />
appartiennent à cette classe. Us sont peu<br />
nombreux à avoir eu un ou <strong>des</strong> partenaires<br />
occasionnels et à avoir eu peur du sida après<br />
une relation non protégée. Ces personnes<br />
pensent que leur fidélité les met à l'abri du<br />
sida. Bien que leur comportement sexuel<br />
soit en général peu aventureux, certains ont<br />
été amenés à prendre <strong>des</strong> risques. En ces circonstances,<br />
ils ne se sont pas particulièrement<br />
protégés. Il semble que le sida reste<br />
pour eux une réalité lointaine qui ne les<br />
concerne pas vraiment personnellement.<br />
Une seconde classe (20,8%) prend plus<br />
de risques, mais plus de précautions aussi.<br />
Elle est composée de personnes ayant aussi<br />
une dernière relation amoureuse stable,<br />
depuis plus d'un an pour 59,5% d'entre-eux<br />
et moins d'un an pour 33,8%. Mais, près du<br />
tiers <strong>des</strong> jeunes de cette classe a eu un autre<br />
partenaire durant cette relation. La plupart<br />
de ceux-là ont déclaré avoir utilisé le préservatif<br />
à cette occasion. La moitié <strong>des</strong> personnes<br />
de cette classe ont 23 ou 24 ans et<br />
70,3% sont actifs. Ils se différencient de la<br />
première classe aussi par leur attitude visà-vis<br />
du test. 63,5% en ont discuté avec leur<br />
partenaire (37,2% dans l'échantillon). La<br />
presque totalité (93,2%) l'a fait ainsi que<br />
59,6% de leurs partenaires alors que pour<br />
l'ensemble de l'enquête, ces chiffres sont<br />
respectivement de 27,9% et de 25,1%. En<br />
fait, près de 70% <strong>des</strong> personnes qui ont fait<br />
le test du sida dans notre échantillon appartient<br />
à cette classe. 63,5% se sont protégés<br />
par le préservatif au début de leur dernière<br />
relation. Ils ont conscience d'avoir pris <strong>des</strong><br />
risques dans le passé. 57% ont eu <strong>des</strong> aventures<br />
sexuelles d'un soir (47,3% dans<br />
l'échantillon) et 45% avouent avoir eu peur<br />
après une relation non protégée (31,5%<br />
dans l'échantillon). On peut penser que ce<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 121
groupe de personnes est arrivé à une relation<br />
stable après avoir fait diverses expériences<br />
et, pour certains, tout en continuant<br />
parallèlement à avoir d'autres aventures.<br />
Mais ils s'inquiètent <strong>des</strong> risques du sida et<br />
cherchent à se rassurer par le préservatif et<br />
surtout par le test de dépistage.<br />
les deux autres groupes sont composés<br />
de personnes n'ayant pas actuellement de<br />
liaison amoureuse stable. Le plus restreint<br />
(12,7%) semble sexuellement peu actif. La<br />
presque totalité <strong>des</strong> personnes qui le constituent<br />
s'abstient de tout rapport sexuel<br />
depuis plus de 6 mois. Durant leur dernière<br />
relation, elles sont nombreuses à n ' avoir pas<br />
utilisé de moyen contraceptif. Celles qui<br />
l'ont fait ont pour la plupart eu recours au<br />
préservatif. Elles n'ont pas eu d'autres partenaires<br />
durant cette dernière relation. Ces<br />
données suggèrent un profil de personnes<br />
ayant connu une relation peu suivie et peu<br />
intense. Elles n'ont pas renouvelé récemment<br />
l'expérience. Elles adoptent depuis<br />
lors une attitude de retrait qui peut être liée<br />
à <strong>des</strong> déceptions antérieures ou à la crainte<br />
<strong>des</strong> risques de l'amour.<br />
Le dernier groupe (26,%) est sexuellement<br />
actif et instable. Il est composé de<br />
66% de garçons. Les personnes qui le<br />
constituent ont eu une dernière liaison<br />
brève (moins de 1 mois pour la moitié<br />
d'entre-eux) et 55% déclarent 2 partenaires<br />
ou plus au cours du dernier semestre.<br />
Très peu ont eu recours au test de<br />
dépistage (25%) et la plupart (57,4%) ne<br />
savent pas si leur dernier partenaire l'a<br />
effectué. D'ailleurs 69% n'en ont pas discuté<br />
avec lui. Cependant, ils ont utilisé<br />
plus que l'ensemble de l'échantillon le préservatif<br />
comme contraception lors de leur<br />
dernière relation sexuelle (55,3% contre<br />
26,8%) et celui-ci encore plus au début de<br />
cette relation (67% contre 53,8%). C'est<br />
d'ailleurs le groupe qui déclare avoir le<br />
plus déjà utilisé celui-ci (93,6%). 43,6%<br />
n'étaient pas amoureux de leur partenaire<br />
lors de leur première expérience sexuelle.<br />
69,1% ont eu <strong>des</strong> aventures passagères.<br />
Tous ces signes convergents nous permettent<br />
de penser que nous sommes ici en présence<br />
de la partie la plus instable de notre<br />
échantillon.<br />
Chacune <strong>des</strong> classes que nous venons de<br />
dégager présente certaines cohérences de<br />
comportement. Elle rencontre aussi <strong>des</strong> problèmes<br />
spécifiques par rapport au sida et<br />
tente de les résoudre à sa manière. Mais la<br />
mise en oeuvre de ces différentes réponses<br />
comporte <strong>des</strong> insuffisances et <strong>des</strong> limites :<br />
ceux qui attendent la protection de la fidélité<br />
ont tendance à se sentir personnellement<br />
peu concernés par le sida et nous avons fait<br />
remarquer que leur sentiment de sécurité<br />
peut s'avérer illusoire; ceux qui sont arrivés<br />
à la fidélité sur le tard ont pris ou prennent<br />
encore <strong>des</strong> risques que le recours plus fréquent<br />
au dépistage ne suffit pas à conjurer;<br />
ceux qui ont adopté une attitude de retrait<br />
peuvent se sentir à l'abri pour le moment,<br />
mais ils n'ont pas pris l'habitude de précautions<br />
susceptibles de leur être salutaires<br />
dans l'avenir; ceux qui ont le plus de partenaires<br />
sexuels n'utilisent pas toujours le<br />
préservatif et ils décident d'y recourir en<br />
fonction de critères où l'opportunité et la<br />
subjectivité entrent en jeu. Ainsi, bien <strong>des</strong><br />
incertitu<strong>des</strong>, <strong>des</strong> approximations et <strong>des</strong><br />
ambiguïtés subsistent en dépit de la rationalisation<br />
qui, nous croyons l'avoir montré, a<br />
conduit les comportements intimes à intégrer<br />
davantage le risque du sida.<br />
Nous avons aussi relevé que les précautions<br />
mises en oeuvre sont plurielles et fortement<br />
liées entre elles. Ainsi, la fidélité est<br />
censée dispenser du préservatif et, inversement,<br />
plus elle devient relative et plus il est<br />
utilisé. Mais ces mouvements de compensation<br />
ne sont pas immédiatement complémentaires.<br />
Il en résulte <strong>des</strong> chevauchements<br />
et <strong>des</strong> écarts qui apparaissent comme autant<br />
de retards dans les processus d'adaptation<br />
en cours. Certains jeunes recherchent tous<br />
les moyens disponibles pour connaître les<br />
risques et pour les éviter. Il y en a même qui<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 122
prennent à la fois la pilule et le préservatif<br />
alors qu'ils ont depuis longtemps un seul<br />
partenaire stable. Mais plus nombreux sont<br />
ceux qui estiment disposer de plusieurs tactiques<br />
face au sida et qui, lorsque l'une<br />
d'entre elles se trouve en défaut, en envisagent<br />
une autre, mais sans la mettre en pratique<br />
aussitôt. Ces décalages et ces interstices<br />
sont répandus et ils se creusent à la<br />
faveur de l'hésitation entre différents mo<strong>des</strong><br />
de protection.<br />
Une certaine incohérence dans les attitu<strong>des</strong><br />
face au sida se révèle à d'autres<br />
signes aussi. Certains jeunes, placés en<br />
situation, agissent un peu comme si le sida<br />
n'existait pas. Après coup, ils se posent <strong>des</strong><br />
questions et éprouvent quelque crainte. Ils<br />
se disent qu'ils auraient peut-être mieux<br />
fait d'utiliser le préservatif. Ils pensent<br />
qu'ils pourraient faire ultérieurement un<br />
test de dépistage mais, la plupart du temps,<br />
ils n'effectuent pas les démarches consécutives<br />
à cette intention. De telles conduites<br />
ne sont pas exceptionnelles.<br />
Considérées de l'extérieur, elles apparaissent<br />
comme contradictoires ou velléitaires.<br />
Il nous est même arrivé d'avoir l'impression<br />
que la présence du sida dans les discours<br />
permettait de compenser l'absence<br />
de sa prise en compte dans les pratiques.<br />
Des remarques analogues ont été faites à<br />
partir d'enquêtes anglaises mettant en évidence<br />
les résistances par rapport aux procédés<br />
du «safer sex» (sexualité plus sûre) :<br />
«parfois un haut niveau de connaissance<br />
peut constituer un obstacle à l'adoption de<br />
ces pratiques.» (8)<br />
Les jeunes sont encore<br />
dans une situation où le sida donne lieu à<br />
de multiples informations et à beaucoup<br />
d'appréhension, mais où les précautions<br />
prises restent peu systématiques.<br />
Des hiatus entre représentations et<br />
comportements subsistent donc. Revenons<br />
sur l'exemple <strong>des</strong> réactions par rapport au<br />
préservatif. Les femmes sont moins nombreuses<br />
que les hommes à déclarer avoir<br />
<strong>des</strong> réticences à l'employer. Mais en fait<br />
elles l'utilisent beaucoup moins aussi,<br />
notamment parce qu'elles comptent<br />
davantage sur la fidélité pour se protéger<br />
du sida. Leur acceptation de principe ne les<br />
engage, pour ainsi dire, à rien de concret,<br />
ou presque. Rapprochons à présent ce cas<br />
d'un autre, opposé à certains égards, celui<br />
<strong>des</strong> jeunes qui ont eu <strong>des</strong> aventures sans<br />
lendemain et plus de 10 partenaires sexuels<br />
dans leur existence. On pourrait penser<br />
qu'ils seraient particulièrement attentifs<br />
aux risques du sida. Or, ils ont utilisé le<br />
préservatif dans les mêmes proportions<br />
que les autres et ils sont même moins nombreux<br />
qu'eux à l'avoir employé au début<br />
de leur dernière relation. Ils sont en outre<br />
plus nombreux qu'eux à déclarer avoir <strong>des</strong><br />
réticences à ce sujet. Ainsi, ceux dont on<br />
pourrait s'attendre à ce qu'ils soient le plus<br />
concernés par le préservatif ne l'adoptent<br />
qu'à contre-coeur. De la comparaison<br />
entre les deux cas précédents il est possible<br />
de conclure que la promotion du préservatif<br />
est d'autant plus aisée qu'elle ne<br />
requiert pas d'utilisation effective.<br />
Cette analyse nous conduit à relativiser<br />
les succès dont nous avons crédité les campagnes<br />
de prévention. Celles-ci ont induit<br />
d'importants changements au niveau <strong>des</strong><br />
représentations. En particulier, elles se sont<br />
efforcées de retourner l'arme du rire en<br />
faveur du préservatif. Ce dernier pouvait<br />
invalider celui qui le proposait en attirant<br />
sur lui le ridicule. Les messages diffusés ont<br />
cherché à désamorcer ces effets inhibiteurs<br />
en persuadant l'opinion que «le préservatif<br />
préserve de tout, même du ridicule», selon<br />
les termes de l'un <strong>des</strong> slogans forgés en ce<br />
sens. Dans un second temps, l'opération a<br />
consisté à provoquer un sourire susceptible<br />
d'établir une connivence entre les adeptes<br />
potentiels du préservatif. La campagne<br />
d'affiches menée pendant l'année universitaire<br />
1991-92 par le Service Interuniversitaire<br />
de Médecine Préventive et de promotion<br />
de la Santé (S.I.M.P.S.) est un bon<br />
exemple de cette stratégie de valorisation<br />
du préservatif par l'humour. La comparaison<br />
entre la situation de 1990 et de 1993<br />
nous a convaincu de l'efficacité d'une telle<br />
approche. Elle a aussi attiré notre attention<br />
sur la permanence <strong>des</strong> comportements<br />
intimes et l'illusion qui consisterait à les<br />
tenir pour plus malléables qu'ils ne le sont.<br />
Enfin, elle nous a permis d'aboutir à un<br />
résultat qui a été ensuite confirmé et précisé<br />
par l'analyse de la sexualité <strong>des</strong> jeunes<br />
de 1993 : s'il est vrai que les jeunes parlent,<br />
pensent, sentent, agissent autrement que<br />
d'autres classes d'âge, il n'en demeure pas<br />
moins qu'ils ne se conduisent pas tous de la<br />
même manière. De ces différences, les<br />
actions de prévention doivent tenir compte<br />
si elles ne veulent pas s'en tenir à <strong>des</strong> modifications<br />
d'image.<br />
Notes<br />
1. P. Hintermeyer, J. Igersheim, F. Raphaël, G.<br />
Herberich-Marx, Les jeunes face au sida, à<br />
paraître, Presse Universitaires de Strasbourg,<br />
1994.<br />
2. P. Hintermeyer, «La culpabilité retournée»,<br />
Thanatologie, Novembre 1993.<br />
3. P. Hintermeyer, «Résonances d'une mort<br />
annoncée», Actions et recherches <strong>sociales</strong>,<br />
Octobre-Décembre 1989.<br />
4. H. Lagrange, «Le nombre de partenaires<br />
sexuels: les hommes en ont-ils plus que les<br />
femmes?», Population, 2 1991.<br />
5. A. Coutelier et alii, «Bilan de fonctionnement<br />
<strong>des</strong> trois centres de dépistage anonymes et gratuits<br />
de l'Assistance Publique de Paris du<br />
deuxième trimestre 1988 à Décembre 1990». La<br />
Presse Médicale, 16/10/1993.<br />
6. A. Spira, N. Bajos et alii, Comportements<br />
sexuels en France, la Documentation Française,<br />
Paris, 1993.<br />
7. A. Spira, N. Bajos et alii, Comportements<br />
sexuels en Fiance, la Documentation Française,<br />
Paris, 1993.<br />
8. A. Giami, «Connaissances, attitu<strong>des</strong>, croyances,<br />
comportements», Transcriptase, Juillet-<br />
Août 1993.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 123
LAURENT MULLER<br />
Les plaintes et les<br />
revendications <strong>des</strong><br />
«harkis» de Mulhouse<br />
Trente ans après la fin <strong>des</strong><br />
événements d'Algérie, <strong>des</strong><br />
Français musulmans<br />
rapatriés, de la première et de<br />
la seconde génération,<br />
présentent encore<br />
quotidiennement leurs<br />
doléances à Mulhouse,<br />
comme partout en France,<br />
dans un service administratif<br />
prévu à cet effet.<br />
Laurent Muller<br />
Doctorant, Laboratoire de sociologie de la<br />
culture européenne<br />
Depuis 1987, il existe dans la quasitotalité<br />
<strong>des</strong> préfectures et/ou souspréfectures<br />
un bureau <strong>des</strong> rapatriés.<br />
Ce service administratif est <strong>des</strong>tiné à<br />
l'information du public et à l'application <strong>des</strong><br />
mesures gouvernementales en faveur <strong>des</strong><br />
rapatriés d'origine nord-Africaine<br />
(R.O.N.A.).<br />
En constante évolution depuis 1962, une<br />
législation, complétant le droit commun, a<br />
toujours pour objet de contribuer à l'intégration<br />
de ces rapatriés d'Algérie au sein de<br />
la communauté nationale. Etendues à présent<br />
aux membres de la seconde génération<br />
ces dispositions spécifiques tendent essentiellement<br />
à faciliter l'accès de ces personnes<br />
au marché de l'emploi et à un logement.<br />
A Mulhouse, ce Service est administré<br />
par <strong>des</strong> appelés du contingent. Ces appelés<br />
peuvent, par l'entremise <strong>des</strong> ANPE, proposer<br />
aux jeunes de cette «communauté» <strong>des</strong><br />
emplois en priorité et les conseiller dans le<br />
domaine de la formation professionnelle..<br />
Placé à l'un de ces postes, j'ai eu le loisir<br />
d'écouter leurs discours. 0 '.<br />
Cette population Franco-musulmane est<br />
estimée dans le Haut-Rhin à quelques deux<br />
mille deux-cents personnes. Mais le public<br />
de ce bureau <strong>des</strong> R.O.N.A. est essentiellement<br />
constitué par les membres d'une dizaine<br />
de familles connues <strong>des</strong> différents services<br />
sociaux de la ville. Cet article a pour<br />
objet, à partir d'une <strong>des</strong>cription de leurs<br />
démarches administratives, de présenter les<br />
difficultés de ces personnes à s'intégrer, à<br />
s'adapter aux exigences de notre société et<br />
précise les principaux déterminants sociohistoriques<br />
inhérents à l'extrême hétérogénéité<br />
de cette population. Les dissemblances<br />
passées et présentes rendent caduques<br />
toutes tentatives de revendications collectives.<br />
De la plainte<br />
à la revendication<br />
Si une vision administrative de cette<br />
population confère à ce travail son particularisme,<br />
elle en définit également les limites.<br />
Le corpus initial de cette étude est<br />
constitué par un <strong>des</strong>criptif <strong>des</strong> interactions' 2 '<br />
ayant lieu entre les membres de cette population<br />
et ceux de cette administration. Il ne<br />
s'agit par conséquent que de l'analyse de la<br />
phase ultime d'une action. Initiée dans la<br />
sphère privée, la démarche revendicative<br />
n'est appréhendée ici qu'au moment de son<br />
expression.<br />
En tant que demandeur, le «rapatrié» a<br />
une position d'infériorité sur l'échelle de<br />
l'interaction. Ses plaintes obligent l'agent<br />
administratif à lui répondre, à agir. Si une<br />
mesure existe et si son contenu est estimé<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 124
suffisant par le demandeur l'échange se<br />
conclut par la constitution d'un dossier.En<br />
revanche, dans un cas contraire, les réactions<br />
de ces rapatriés peuvent être plus ou<br />
moins vives. La non-satisfaction de la<br />
demande peut susciter alors deux types de<br />
comportements :<br />
- Une accentuation <strong>des</strong> lamentations.<br />
- Le passage de la plainte à la revendication.<br />
(Ce passage est exprimé par certains<br />
R.O.N.A. se considérant<br />
encore non dédommagés<br />
pour le sang versé...).<br />
A partir de ces constats<br />
effectués par le biais d'un<br />
décryptage de ces entretiens, il<br />
a été possible d'élaborer une<br />
typologie de leurs pratiques<br />
revendicatives. Cette classification,<br />
permet à la fois de présenter<br />
les principales doléances<br />
de ces personnes, en<br />
fonction de leurs situations<br />
<strong>sociales</strong> respectives, tout en les<br />
pondérant d'un point de vue<br />
géographique. Les conditions<br />
de vie <strong>des</strong> Français musulmans<br />
rapatriés en Alsace ne sont pas<br />
les mêmes que celles rencontrées par les<br />
«harkis» du sud de la France.<br />
1962-1991<br />
© Laurent Muller<br />
Il aura fallu trente ans pour qu'un coin<br />
du lourd voile qui pèse sur les événements<br />
d'Algérie soit soulevé momentanément.<br />
L'historien Benjamin Stora a ouvert la<br />
brèche. Fin 1991, son émission «Les années<br />
Algériennes » (3) , ayant trait à cette guerre, a<br />
été diffusée à une heure de grande écoute,<br />
simultanément à la télévision en France et<br />
en Algérie. Il y eut ensuite le film et le livre<br />
de Bertrand Tavernier et Patrick Rotmann<br />
dans lequel la parole était laissée à<br />
quelques-uns <strong>des</strong> deux millions trois cent<br />
mille jeunes appelés ne s'étant pas encore<br />
tous sortis de cette «Guerre sans nom» (4> .<br />
La parution d'ouvrages sur la «ratonnade»<br />
du 17 octobre 1961 brisa un dernier silence.<br />
Soigneusement euphémisée jusqu'à présent,<br />
cette répression orchestrée par le préfet<br />
de police Maurice Papon a, en réalité<br />
occasionné la mort et la disparition de centaines<br />
d'Algériens de la capitale' 5 '. Rien ne<br />
manque à ce triste trentième anniversaire :<br />
ni la résurgence de mouvements contestataires<br />
«harkis» dans le sud de la France, ni<br />
l'attentat à l'amer arrière-goût d'OAS. Le<br />
meurtre de Jacques Roseau, président de<br />
l'association Pieds-Noirs le Recours et les<br />
manifestations <strong>des</strong> jeunes de Nabonne sonnent<br />
faux, comme une lugubre répétition de<br />
l'histoire sur fond d'intolérance, d'intégrisme<br />
et de fondamentalisme en Algérie.<br />
La colère <strong>des</strong> fils de harkis<br />
de Narbonne<br />
Passé le temps <strong>des</strong> interviews, sortis <strong>des</strong><br />
feux de l'actualité, les mécontentements<br />
demeurent. Les dernières dispositions gouvernementales<br />
en faveur de cette «communauté»<br />
datant du 11 octobre 1991, n'ont<br />
pas, loin s'en faut, permis de résoudre<br />
l'ensemble <strong>des</strong> problèmes rencontrés par les<br />
plus démunis de cette population. Ces nouvelles<br />
mesures, qui ont contribué à modérer<br />
leur colère, les incitent en revanche à<br />
demander toujours plus d'avantages spécifiques.<br />
Surmédiatisées, par rapport au<br />
nombre d'articles consacrés par la presse<br />
nationale à cette population depuis 1962,<br />
ces manifestations n'ont en fait rassemblé<br />
qu'une mo<strong>des</strong>te partie <strong>des</strong> quatre cent-cinquante<br />
mille Français estimés la composer.<br />
Ces épiphénomènes violents en ont suscité<br />
d'autres un peu partout en<br />
France. Mais le point d'orgue à<br />
cette effervescence estivale n'a<br />
pas réuni plus d'une centaine<br />
de présidents d'association et<br />
plus d'un millier d'adhérents le<br />
13 juillet à Paris. Ces mouvements<br />
de sympathie, en écho<br />
aux manifestations de Narbonne,<br />
ne peuvent pas être qualifiées<br />
de mobilisations collectives.<br />
L'émergence d'un mouvement<br />
social, la constitution<br />
d'une mobilisation collective<br />
implique nécessairement au<br />
préalable une prise de conscience<br />
par l'ensemble <strong>des</strong><br />
manifestants d'un sentiment<br />
commun d'insatisfaction. La perception de<br />
l'injuste doit être partagée par tous.<br />
Or, l'extrême hétérogénéité passée et<br />
présente <strong>des</strong> membres de cette population<br />
explique leur impossible mobilisation et par<br />
conséquent leur incapacité à s'unir et à revendiquer<br />
d'une seule et même voix comme<br />
avaient su le faire les Pieds-Noirs.<br />
Kabyles, Mozabites ou Chaouias(...), les<br />
Français musulmans rapatriés n'ont que peu<br />
plétifs, ils ont tous été désignés par les<br />
rebelles du FLN comme étant <strong>des</strong> traîtres.<br />
Cette condamnation irrévocable les a obligé<br />
à quitter, dès la signature <strong>des</strong> accords<br />
d'Evian, leur terre natale sans espoir de retour<br />
possible. Les plus «chanceux» d'entre<br />
eux parviendront à échapper aux terribles<br />
représailles <strong>des</strong> soldats de l'ALN (7)<br />
et, en dépit <strong>des</strong> directives administratives<br />
restreignant leur rapatriement, à gagner la<br />
métropole. Arrivés par <strong>des</strong> filières illégales,<br />
les Pieds-Noirs étant considérés<br />
comme prioritaires, ils seront rassemblés<br />
dans <strong>des</strong> campements de l'armée à<br />
Rivesaltes, au Larzac, à Saint Laurent <strong>des</strong><br />
Arbres près d'Avignon...<br />
Relogés pour certains avec leur famille<br />
autour de bassins d'emplois dans le nord et<br />
l'est du pays, d'autres, vieux ou invali<strong>des</strong><br />
resteront avec leurs enfants dans ces camps<br />
durant plus de vingt ans.<br />
D'autres encore, considérés comme<br />
inaptes aux exigences de notre société<br />
seront relégués dans <strong>des</strong> hameaux de forestage<br />
appartenant à l'ONF (office nationale<br />
<strong>des</strong> forêts). Sur le territoire métropolitain<br />
leurs disparités initiales ont été accentuées.<br />
Les plus «francisés», membres de l'élite<br />
musulmane, ont connu <strong>des</strong> itinéraires relativement<br />
similaires à ceux <strong>des</strong> Pieds-Noirs.<br />
A l'inverse, les familles qui restent dans ces<br />
camps vont se marginaliser définitivement.<br />
Les jeunes de Narbonne peuvent être<br />
comparés à ceux <strong>des</strong> Minguettes de 1980 ou<br />
à ceux de Vaux-en-Velin de 1991. Si la légitimation<br />
de leurs débordements violents est<br />
colorée de manière particulière, en revanche<br />
leurs revendications et leurs moyens<br />
d'expression sont les mêmes. Il s'agit d'une<br />
seule et même réaction face à l'exclusion se<br />
traduisant pour eux par leur relégation dans<br />
ces banlieues. L'insatisfaction de ces jeunes<br />
Franco-musulmans est d'autant plus grande,<br />
que la vie de leurs parents a complètement<br />
été déterminée par le «choix» fait par<br />
leur père pour la France. En dépit du caractère<br />
«péjoratif» conféré par le sens commun<br />
à ce terme, ces jeunes se présentent en<br />
tant que «harkis» pour être mieux entendu.<br />
Cette impossible mobilisation collective<br />
de l'ensemble de cette population s'explique<br />
de plus par l'externe morcellement<br />
associatif de cette «communauté». Il en<br />
existe entre cinq cent cinquante et six cents<br />
à présent. Ce qui entrave de fait toutes initiatives<br />
en ce sens. Dans le département du<br />
Haut-Rhin ces actions violentes ont suscité<br />
autant d'enthousiasme que de circonspection.<br />
Ceux qui partagent, mais dans une<br />
moindre mesure le sort de ces jeunes, ont<br />
eux aussi manifesté cet été dans les rues de<br />
Mulhouse. Alors que d'autres dénigrent à<br />
l'heure actuelle ces fauteurs de troubles en<br />
estimant qu'ils contribuent, en mettant en<br />
avant leur spécificité identitaire, à stigmatiser<br />
l'ensemble <strong>des</strong> membres de cette<br />
population et à retarder les processus<br />
d'intégration.<br />
La visibilité<br />
du cosmopolitisme<br />
mulhousien<br />
Dans son précieux et inquiétant tour de<br />
«La France raciste» le sociologue Michel<br />
Wieviorka a fait étape en 1991 à Mulhouse.<br />
Après Roubaix et Marseille les membres de<br />
son équipe dressent un bilan sans complaisance<br />
de cette cité alsacienne. Cette ville<br />
frontière, de la Régio, compte 109 905 habitants,<br />
dont 20 898 étrangers
niveau de formation très faible et l'illétrisme<br />
monnaie courante.<br />
D'origine algérienne, marocaine et<br />
turque cette immigration est également très<br />
visible à l'école. En quinze ans, la population<br />
scolaire immigrée est passée de 15 à<br />
30% alors que, dans le même temps, la<br />
population scolaire totale a diminué de<br />
15% l9) . Les deux lieux de culte musulman,<br />
le dynamisme économique de la communauté<br />
turque et les nombreux stands maghrébins<br />
au marché central contribuent à nourrir<br />
les fantasmes d'«invasion». Ces derniers<br />
se traduisent par les bons scores électoraux<br />
du Front National. Le FN atteint à<br />
Mulhouse, en moyenne, en 1989 aux élections<br />
présidentielles et aux municipales<br />
25% <strong>des</strong> voix.<br />
Ce type de sentiments xénophobes a<br />
également été exprimé dans ce bureau <strong>des</strong><br />
rapatriés par quelques-uns <strong>des</strong> plus démunis<br />
de cette communauté. Ne parvenant pas<br />
à trouver du travail, certains d'entre eux<br />
n'acceptent pas l'installation de nouveau<br />
immigrés à Mulhouse: «Je me suis battu,<br />
j'ai fait la guerre pour les Français. Maintenant,<br />
je ne veux pas que mes gosses grandissent<br />
à côté de ces Turcs... ». La présence<br />
<strong>des</strong> Ottomans en Algérie avant celle <strong>des</strong><br />
Français ne concourt sûrement pas autant à<br />
la dureté de ces propos que la colère de ces<br />
gens au regard de leur propre exclusion.<br />
De nationalité française, ces rapatriés<br />
d'Algérie de la première et de la seconde<br />
génération ne souffrent pas d'être considérés<br />
comme <strong>des</strong> étrangers. Plus que les filles,<br />
les garçons s'estiment souvent, en raison de<br />
leur faciès, pénalisés dans la recherche d'un<br />
emploi. Alors que la cause du chômage de<br />
ces jeunes est essentiellement due à un<br />
manque de qualification professionnelle.<br />
Trois types<br />
de démarches effectuées<br />
dans ce Service<br />
Les jeunes de la seconde génération se<br />
présentent en majorité à ce Service pour <strong>des</strong><br />
problèmes d'emploi alors que leurs parents<br />
s'y adressent pour différents motifs. En raison<br />
de la spécificité <strong>des</strong> modalités d'applications<br />
de ces mesures gouvernementales,<br />
les démarches effectuées par ces Français<br />
Muslumans sont de trois types.<br />
La recherche d'un emploi<br />
Les emplois sélectionnés par l'A.C.C.E.<br />
ne nécessitent en général aucune qualification.<br />
Ces jeunes cherchent <strong>des</strong> postes de<br />
manoeuvre, serveuse, vendeuse ou manutentionnaire.<br />
Sortis dès que possible du système scolaire,<br />
sans diplôme, il ont accumulé les<br />
stages de pré-qualification et les emplois<br />
temporaires. Agés de 16 à 30 ans, ils ont<br />
déjà une certaine expérience du monde du<br />
travail mais n'arrivent pas à y rester. Enfin,<br />
ils disent se méfier <strong>des</strong> patrons et attachent<br />
moins d'importance au secteur d'activité<br />
qu'aux conditions de travail (horaires,<br />
rémunération, proximité du domicile).<br />
Caractérisés par une représentation déréalisée<br />
du monde du travail, ces jeunes<br />
peuvent être brutalement confrontés à <strong>des</strong><br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 127
contraintes matérielles les obligeant à réviser<br />
leurs comportements et à faire <strong>des</strong> concessions.<br />
A ces pratiques de chercheurs<br />
d'emploi «dilettantes» s'opposent celles de<br />
personnes ne pouvant pas ou plus se les permettre.<br />
Il s'agit <strong>des</strong> plus âgés de ces fratries,<br />
se trouvant acculés par les dettes ou étant<br />
menacés d'être expulsés du domicile parental.<br />
En étant responsabilisé, en n'ayant plus<br />
d'autre alternative que celle de gagner de<br />
l'argent, le jeune accroît le nombre de ses<br />
visites et multiplie ses contacts avec <strong>des</strong><br />
employeurs. Il rationnalise ses démarches,<br />
ses exigences et finit par trouver du travail.<br />
Mais rares sont ceux qui obtiennent <strong>des</strong><br />
contrats à durée indéterminée. Les autres se<br />
tournent à nouveau vers l'intérim ou <strong>des</strong><br />
stages de formation qu'ils n'achèveront pas.<br />
<strong>Pour</strong> beaucoup d'entre eux, l'obtention d'un<br />
bulletin de paie n'est pas une fin en soi, mais<br />
la première étape obligatoire leur permettant<br />
ensuite d'espérer trouver un logement.<br />
Les mesures en faveur<br />
du logement
KARINE CHALAND.<br />
Normalité familiale<br />
plurielle<br />
Morcellement <strong>des</strong> biographies<br />
et individualisation<br />
«Même si elles donnent<br />
l'impression d'un certain<br />
désordre qui peut effrayer ou<br />
d'une incertitude, les<br />
transformations de la famille<br />
ont une forte cohérence.<br />
Toutes renvoient à une<br />
demande, explicite ou non,<br />
d'autonomie personnelle et à<br />
une dévalorisation <strong>des</strong> liens<br />
de dépendance vis-à-vis <strong>des</strong><br />
institutions et <strong>des</strong> personnes.<br />
L'homme et la femme veulent<br />
rester eux-mêmes au sein de<br />
leur vie familiale» (1) .<br />
Karine Chaland<br />
Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />
Européenne.<br />
Programme Franco-allemand.<br />
Allocataire de recherche.<br />
Les signes avant-coureurs <strong>des</strong> tendances<br />
actuelles relatives aux pratiques<br />
familiales et conjugales de la plupart<br />
<strong>des</strong> pays européens industrialisés remontent<br />
aux années 60/70. Cette décennie, caractérisée<br />
par une évolution « soudaine et sans<br />
cause apparente » (2) , n'échappera pas à<br />
l'attention <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>. La famille<br />
deviendra en effet très vite un objet de<br />
recherche et d'analyse privilégié de la<br />
sociologie «qui s'est sentie sollicitée par<br />
l'idéologie ambiante de la crise familiale» 0 '.<br />
Le thème alors dominant de la crise de la<br />
famille (il n'est, du reste, pas l'apanage du<br />
discours contemporain puisqu'il traverse la<br />
sociologie de la famille depuis le XIX e<br />
siècle)<br />
sera l'occasion d'un nouveau développement<br />
de la recherche sur la famille. D'après F. de<br />
Singly, si les <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> se sont<br />
intéressées de si près à la famille pendant cette<br />
période, «c'est parce que la société a mis en<br />
avant-scène <strong>des</strong> questions concernant la<br />
famille, et que les pouvoirs publics ont incité<br />
par <strong>des</strong> financements à les traiter (...) » (4) . Ce<br />
regain d'intérêt pour un objet qui a de tout<br />
temps' 5 ' suscité l'attention - même si<br />
passagèrement et comme objet secondaire -<br />
sera à l'origine de réflexions sociologiques<br />
d'un ton nouveau ; la question <strong>des</strong> origines de<br />
la famille sera reléguée à l'arrière-plan<br />
cependant que le conservatisme, le moralisme<br />
ou encore l'idéalisme dont était empreint le<br />
discours <strong>des</strong> débuts de la sociologie de la<br />
famille tombera dans les oubliettes.<br />
Schwâglei*' illustre très bien l'orientation que<br />
se donne alors la discipline lorsqu'il écrit «la<br />
sociologie de la famille en tant que discipline<br />
sociologique doit montrer ce qui se passe et<br />
non, ce qu'il y aurait à faire ou à décider.<br />
C'est pourquoi la sociologie de la famille ne<br />
peut ni être une «doctrine curative»<br />
(Heilslehre) pour un bon comportement conjugal<br />
et familial, ni présenter <strong>des</strong> revendications<br />
de politique familiale ou de pédagogie<br />
sociale». Elle se doit, quelle que soit la démarche<br />
adoptée, <strong>des</strong>criptive ou inteiprétative,<br />
d'être objective - ce qui ne va pas toujours<br />
de soi attendu que «la sociologie de la famille<br />
est soumise, plus que d'autres, à la tentation<br />
de l'engagement normatif ou anti-normatif»*<br />
7 '.<br />
Au même moment, une autre page - relative<br />
aux interprétations sociologiques - se<br />
tourne; la sociologie de la famille abandonne<br />
les explications de type linéaire et causal<br />
longtemps dominantes' 8 ', pour de nouveaux<br />
modèles d'interprétations qui valorisent la<br />
circularité, l'interactivité' 9 '. Dès lors, il sera<br />
tenu compte de la complexité du phénomène;<br />
les transformations dans les pratiques<br />
familiales seront envisagées comme la conséquence<br />
d'une multiplicité de facteurs (sociaux,<br />
culturels, économiques, etc..) interagissants<br />
et interdépendants et non plus<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 129
éduites à une cause particulière. Parmi les<br />
facteurs généralement retenus dans l'interprétation<br />
de cette évolution - certains disent<br />
ici mutation pour mieux en souligner la portée;<br />
l'urbanisation, la sécularisation, l'individualisation,<br />
l'émancipation de la femme,<br />
la modernisation' 101 . Ces multiples processus,<br />
s'imbriquant les uns les autres de<br />
manière complexe, ont, chacun à <strong>des</strong> degrés<br />
divers, participé à l'émergence de nouvelles<br />
(dans le sens de légitimes, banalisées et<br />
socialement acceptées) configurations familiales<br />
ainsi qu'à l'évolution <strong>des</strong> relations<br />
homme/femme. Avant de nous intéresser à<br />
l'un de ces processus en particulier, celui de<br />
l'individualisation, nous esquisserons les<br />
gran<strong>des</strong> lignes de la famille moderne et<br />
postmoderne' 111 .<br />
Depuis maintenant un peu plus d'une<br />
vingtaine d'années la famille dite moderne,<br />
dont l'évolution a très précisément été retracée<br />
par E. Shorter' 121 , emprunte <strong>des</strong> chemins<br />
nouveaux. Ainsi qualifiée depuis la fin du<br />
XVIII e , la famille est aujourd'hui, pour<br />
reprendre le terme de cet auteur, postmodeme,<br />
épithète controversée mais courante<br />
pour désigner la famille contemporaine. Ce<br />
changement de qualificatif va de pair avec<br />
celui survenu dans la cellule familiale<br />
depuis les années 60/70, période de changement<br />
dans les mentalités et dans les pratiques<br />
familiales (distanciation par rapport<br />
aux valeurs familiales et aux contraintes traditionnelles,<br />
privatisation de la famille, distribution<br />
plus équilibrée <strong>des</strong> rôles, fragilisation<br />
de la relation, etc ...). Comprendre en<br />
quoi les années 60/70 ont été celles d'un<br />
changement profond dans les comportements<br />
et les pratiques familiales (réorganisation<br />
de la vie privée) suppose que nous<br />
évoquions la période d'avant la rupture,<br />
c'est-à-dire les années 50/60 qui constituent<br />
un chapitre important dans l'histoire contemporaine<br />
de la famille ; la famille nucléaire,<br />
forme familiale hégémonique, occupait<br />
alors le devant de la scène. L'émergence de<br />
nouvelles valeurs (aspiration à une ascension<br />
sociale individuelle, consommation,<br />
repli domestique), conséquences de la production<br />
de masse, de l'augmentation du<br />
niveau de vie, de l'expérience de la guerre,<br />
avait été favorable à instituer le modèle de<br />
la famille nucléaire comme forme de vie<br />
dominante. Pendant cette période qualifiée<br />
de triomphalisme familia} 1^ ou encore de<br />
golden age of marrage' 141 , le mariage était<br />
stable, les enfants légitimes, la répartition<br />
<strong>des</strong> rôles et <strong>des</strong> tâches traditionnelle - c'està-dire<br />
distribuée selon le sexe' 15 '. Au cours<br />
de cette décennie, « sorte de parenthèse dans<br />
le mouvement <strong>des</strong> indices »
tion (22! . Cette désinstitutionnalisation,<br />
d'abord observable dans les comportements<br />
- la désertion à l'égard du mariage et la diffusion<br />
<strong>des</strong> autres modèles en ont été<br />
l'expression - l'a ensuite été dans la législation<br />
matrimoniale qui s'applique toujours<br />
davantage à mettre sur un pied d'égalité les<br />
couples de fait et couples de droit. La<br />
double désinstitutionnalisation, «l'une dans<br />
les comportements, l'autre dans la législation<br />
» (23) , a permis - en mettant fin à la place<br />
monopolistique de la famille nucléaire - le<br />
passage de l'uniformité (le mariage comme<br />
seul choix recevable car seul légitime) à la<br />
diversité (coexistence de différents modèles<br />
légitimes). La désinstitutionnalisation du<br />
mariage ne signifie pas encore sa dissolution<br />
; en effet, pour une grande fraction de<br />
la population, l'union informelle ou encore<br />
le vivre ensemble hors mariage reste une<br />
période transitoire plutôt que définitive.<br />
D'une manière générale, le mariage est<br />
donc plus souvent différé que rejeté; c'est<br />
en ce sens que H. Tyrell <br />
parle de processus<br />
de réduction de l'institution matrimoniale<br />
et non de dissolution. Cette réduction<br />
concernerait, d'après lui, davantage le<br />
mariage que la parentalité qui, contrairement<br />
à autrefois, ne sont désormais plus<br />
nécessairement associés. Il rejoint ainsi<br />
l'idée que la seule zone permanente de la<br />
famille est de moins en moins la relation<br />
conjugale (Durkheim) mais la relation<br />
parentale - attendu que la séparation du<br />
couple n'implique pas nécessairement le<br />
renoncement <strong>des</strong> conjoints à leurs rôles<br />
parentaux. La récente acceptation sociale de<br />
la parentalité hors mariage (dissociation<br />
entre mariage et parentalité) est un <strong>des</strong> éléments<br />
constitutifs du processus de désinstitutionnalisation;<br />
désormais, il n'est plus<br />
nécessaire de se marier pour avoir <strong>des</strong><br />
enfants (25) .<br />
En dehors de la désaffection du mariage,<br />
se <strong>des</strong>sine une autre tendance significative<br />
<strong>des</strong> changements de la structure familiale,<br />
la progression du taux de divortialité.<br />
Elle révèle la précarité nouvelle de la relation<br />
conjugale qui n'est pas sans liens avec<br />
l'importance désormais accordée au sentiment<br />
amoureux - «dès lors qu'il y a priorité<br />
du sentiment sur l'institution, le couple<br />
est plus fragile » (2 . Dès lors le divorce<br />
devenait à la fois plus accessible et plus<br />
acceptable - il concerne aujourd'hui, dans<br />
la quasi-totalité <strong>des</strong> pays occidentaux, un<br />
mariage sur trois. Antérieure, l'augmentation<br />
<strong>des</strong> divorces ne peut être imputée aux<br />
réformes visant à en libéraliser les procédures<br />
dans la mesure où la courbe <strong>des</strong><br />
divorces était déjà en augmentation continue<br />
depuis le milieu <strong>des</strong> années 60 (29> . La<br />
fragilité, la précarité s'étaient en effet déjà<br />
insinuées dans le couple. Ils en sont, à présent<br />
que «l'alternative que représente<br />
l'éventualité de rompre (...) est prise au<br />
sérieux et comprise comme un plan de vie<br />
possible»' 301 , une <strong>des</strong> composantes principales.<br />
L'évolution <strong>des</strong> représentations à<br />
l'égard du divorce, le passage de sa stigmatisation<br />
sociale à sa banalisation (il est une<br />
étape parmi d'autres dans la biographie<br />
individuelle) peut se résumer ainsi «la rupture<br />
du lien conjugal, marginale et scandaleuse<br />
au XIX e , est peu à peu passée dans les<br />
moeurs jusqu'à devenir une très réelle p<
nait seul décideur de sa vie, que sa conception<br />
de la vie conjugale et familiale changeait<br />
de contenu (inflation <strong>des</strong> attentes) et<br />
que l'éventail <strong>des</strong> possibilités de choix<br />
s'élargissait, apparaissaient une instabilité<br />
et une précarité nouvelles dans les biographies<br />
individuelles. <strong>Pour</strong> le dire d'une autre<br />
manière avec N. Luhmann «(...) un degré<br />
poussé d'individualisation <strong>des</strong> personnes<br />
met les mariages en danger et soumet, d'une<br />
façon tout à fait générale, les rapports<br />
intimes à <strong>des</strong> exigences difficiles à remplir<br />
» (34) .<br />
L'individualisation, thème qui s'inscrit<br />
dans la tradition sociologique classique<br />
(Durkheim, Weber, Simmel), sera le point<br />
de départ à partir duquel certains <strong>des</strong> aspects<br />
<strong>des</strong> formes postmodernes de la vie<br />
privée seront examinés. Gardant à l'esprit<br />
que la perspective de l'individualisation est<br />
un point de vue parmi d'autres possibles<br />
dans l'analyse <strong>des</strong> transformations familiales,<br />
nous développerons, après une présentation<br />
succincte de la thèse de l'individualisation,<br />
l'idée d'une corrélation entre<br />
fragilisation de l'union et individualisation.<br />
La thèse de l'individualisation' 35 ' pose<br />
que le second' 36 ' processus d'individualisation,<br />
corollaire de l'accélération de la<br />
modernisation <strong>des</strong> années d'après-guerre,<br />
est la pierre angulaire de l'évolution récente<br />
de la sphère familiale et conjugale. Dans<br />
cette perspective, la diffusion <strong>des</strong> formes de<br />
vie alternatives dont certaines sont dites<br />
individualisées (célibat, couple sans enfants),<br />
la précarité <strong>des</strong> biographies ainsi que<br />
l'augmentation <strong>des</strong> possibilités de choix<br />
sont envisagées comme les conséquences<br />
de ce processus, en d'autres termes, de<br />
l'affranchissement de l'individu par rapport<br />
aux liens traditionnels et aux anciennes<br />
contraintes (<strong>sociales</strong>, familiales, religieuses).<br />
La thèse de l'individualisation souligne<br />
que cet affranchissement, ne signifie<br />
pas encore l'autonomie de l'individu -<br />
c'est-à-dire un individu qui serait libre de<br />
toutes contraintes - dans la mesure où les<br />
dépendances, loin d'avoir disparues réapparaissent<br />
sous d'autres formes (marché du<br />
travail, consommation, formation, information,<br />
etc....). De là, elle suggère de raisonner<br />
non pas en termes de dépendance et<br />
d'autonomie mais de nouvelles dépendances.<br />
Autrement dit, l'individualisation<br />
ne se traduit pas par une absence de dépendances<br />
mais par l'émergence de nouvelles<br />
dépendances. Il s'agit d'un déplacement de<br />
celles-ci; autrefois dépendant de son environnement<br />
immédiat il l'est à présent <strong>des</strong><br />
réseaux plus éloignés 137 '. De même, la thèse<br />
de l'individualisation signale, que face à<br />
l'augmentation <strong>des</strong> possibilités de choix,<br />
l'individu, s'il peut désormais choisir, n'est<br />
pas totalement libre de ses choix dans la<br />
mesure où il existe certaines contraintes<br />
(institutionnelles, économiques, obligations<br />
personnelles) dont il ne peut faire abstraction.<br />
C'est pourquoi les représentants de<br />
cette thèse parlent ici de choix « sous restriction»'<br />
38 '. Il y aurait certes beaucoup à<br />
développer quant aux limites de l'individualisation,<br />
cependant nous aimerions à<br />
présent, sans quitter la perspective déjà<br />
engagée, nous attarder sur la question de la<br />
fragilisation du couple postmoderne.<br />
Dans la société traditionnelle, le groupe,<br />
la communauté primaient sur l'individu qui<br />
n'existait alors que par et pour eux - la préoccupation<br />
centrale du groupe domestique<br />
était sa survie ainsi que le renouvellement<br />
<strong>des</strong> générations. Loin d'être alors décideur<br />
de sa trajectoire de vie, l'individu évoluait<br />
dans un cadre fixe ; les chemins étaient tracés<br />
d'avance, les modèles culturels, <strong>des</strong><br />
contraintes. L'entrée dans la modernité sera<br />
à l'origine d'un affranchissement progressif<br />
de l'individu par rapport aux liens et aux<br />
contraintes traditionnels; de nouvelles<br />
valeurs, de nouveaux idéaux (autonomie<br />
individuelle, accomplissement de soi, quête<br />
du bonheur, etc..) émergeront puis se renforceront<br />
- le groupe sera alors relégué à<br />
l'arrière-plan tandis que l'individu occupera<br />
le devant de la scène - jusqu'à devenir<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 132
essentiels dans la postmodernité. L'autonomisation<br />
et la privatisation croissantes,<br />
corollaires du processus d'individualisation,<br />
n'ont pas été sans effets sur l'instabilité<br />
biographique qui caractérise le couple,<br />
la famille postmoderne. Un début d'explication<br />
à la fragilisation du couple peut être<br />
apporté par trois éléments inhérents à l'intimisation<br />
de la vie privée : le sentiment, la<br />
sexualité, l'ambivalence du désir de fusion.<br />
Si l'introduction du sentiment amoureux<br />
remonte au XIX e<br />
siècle (mariage romanesque<br />
(39) ), son importance fondamentale<br />
dans la relation de couple - tant dans sa formation<br />
que dans son devenir - ne date que<br />
<strong>des</strong> années 60/70. Observable depuis cette<br />
même période, l'instabilité et la fragilité<br />
conjugales traduisent le rôle fondamental<br />
joué par le sentiment et «reflète le primat de<br />
la centration sur les relations, <strong>des</strong> besoins<br />
affectifs » (40) . La signification substantielle<br />
accordée au sentiment doit cependant être<br />
nuancée dans la mesure où il varie selon la<br />
nature de la relation conjugale* 41 '. Le<br />
couple, de même que la famille, dont le<br />
ciment essentiel est le sentiment amoureux,<br />
est qualifié par L. Roussel de fusionnel. Ce<br />
type d'union, qui s'est développé à partir<br />
<strong>des</strong> années 60/70, est rarement inscrit dans<br />
la durée dans la mesure où aujourd'hui « (...)<br />
lorsque les conjoints sont moins heureux<br />
ensemble, ils n'estiment pas qu'ils doivent<br />
rester ensemble au nom d'un principe extérieur,<br />
au nom d'une institution, au nom d'un<br />
principe moral ou sociétal. La vie conjugale<br />
doit suivre ces mouvements » (42) .<br />
Selon certains auteurs, parmi lesquels E.<br />
Shorter, un autre élément «perturbateur» ne<br />
saurait être omis dans l'interprétation de la<br />
fragilisation du couple : la sexualisation ou<br />
encore l'intensification de la vie erotique' 43 '.<br />
L'importance qui lui est désormais accordée<br />
- fondamentale d'après E. Shorter' 44 ' -<br />
n'est pas sans surajouter à la fragilité déjà<br />
constatée.<br />
Outre le sentiment et la sexualité, qui<br />
participent sans conteste à la fragilisation de<br />
l'union, un dernier élément non sans relations<br />
avec les deux précédents mérite d'être<br />
mentionner ici : l'ambivalence du désir de<br />
fusion. Ce désir paradoxal consiste à vouloir,<br />
d'une part garder et préserver son individualité<br />
(liberté individuelle, autonomie,<br />
primat du «Je»,...), d'autre part fusionner,<br />
ne faire qu'un avec l'Autre. Le monologue<br />
d'Isidora' 45 ', illustre de manière exemplaire<br />
le désir contradictoire auquel l'individu<br />
postmoderne doit aujourd'hui faire face :<br />
Me ; Why is being alone so terrible ?<br />
Me : Because if no man loves me I have<br />
no identity...<br />
Me :[But] you know that you'd hate to<br />
have a man who possessed you totally<br />
und used up your breathing space...<br />
Me : I know - but I yearn for it <strong>des</strong>perately.<br />
Me : But if you had it, you'd feel trapped.<br />
Me: I know.<br />
Me : You want contradictory things.<br />
Me: I know.<br />
Me : You want freedom and you also<br />
want closeness.<br />
Me: I know.<br />
Ce monologue fait non seulement clairement<br />
apparaître la condition nouvelle de<br />
l'individu dans son rapport à l'Autre et à soi<br />
mais il soulève également la question de la<br />
contrainte et de la difficulté du choix -<br />
thème cher à la thèse de l'individualisation<br />
qui, pour le dire brièvement, pose que la<br />
multiplication <strong>des</strong> possibilités de choix proposées<br />
à l'individu revêt également et paradoxalement<br />
un caractère contraignant; la<br />
possibilité du choix implique nécessairement<br />
la contrainte du choix. L. Roussel<br />
rejoint la même pensée lorsqu'il écrit<br />
«aujourd'hui les institutions remises en<br />
cause, les directeurs de conscience récusés,<br />
chacun doit décider pour son compte, dans<br />
la vie quotidienne comme dans les situations<br />
graves. Le seul devoir est l'obligation<br />
de choisir »' 46 '. La possibilité, la nécessité de<br />
choisir ont modifié le rapport de l'individu<br />
à sa trajectoire de vie; désormais maître<br />
d'oeuvre de sa biographie, il est seul responsable<br />
de ses choix, quelles qu'en soient<br />
les conséquences, heureuses ou malheureuses.<br />
Loin d'avoir simplifié les relations<br />
homme/femme, l'accession à une plus grande<br />
liberté individuelle les a au contraire<br />
complexifiées. L'émancipation de la<br />
femme, l'acheminement vers l'égalité <strong>des</strong><br />
sexes ont été à l'origine d'une nouvelle<br />
donne dans les relations homme/femme;<br />
sapant les fondements sur lesquels reposait<br />
la famille moderne (distribution sexuelle<br />
<strong>des</strong> rôles, dépendance de la femme, etc.),<br />
ils ont favorisé la multiplication <strong>des</strong> conflits<br />
potentiels entre les hommes et les femmes.<br />
Les années à venir seront-elles, ainsi que le<br />
prédit U. Beck, celles de l'Un contre<br />
l'Autre?< 47)<br />
Qu'adviendra-t-il <strong>des</strong> relations<br />
homme/femme, <strong>des</strong> formes de la vie privée<br />
? Le fourvoiement, l'invalidité <strong>des</strong> prospectives<br />
passées, invitent à rester dans<br />
l'expectative; «le futur est caché, même<br />
pour ceux qui le font »' 48 '<br />
Notes<br />
1. F. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine,<br />
Editions Nathan, 1993, p. 86.<br />
2. L. Roussel. Deux décennies de mutations démographiques<br />
(1965-1985) dans les pays industrialisés,<br />
Population, 42,1, 1987, p. 430.<br />
3. M. Segalen, Sociologie de la famille, Seconde<br />
édition révisée et augmentée, Armand Colin,<br />
1988, p 9.<br />
4. F. de Singly, La famille l'état <strong>des</strong> savoirs,<br />
Editions la découverte, Paris, 1991, p. 429.<br />
5. Les premières réflexions sur la famille ne coïncident<br />
pas avec les débuts de la sociologie de la<br />
famille; bien antérieures, elles se rencontrent<br />
déjà chez Platon qui - même si la famille n'était<br />
pas au centre de sa réflexion - l'abordait déjà en<br />
relation avec l'Etat, la République.<br />
6. G. Schwâgler, Soziologie der Familie,<br />
Tûbingen, J. C. B. Mohr, 1970, p. 3.<br />
7. F. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine,<br />
op. cit., p. 15.<br />
8. Le changement social était alors envisagé<br />
comme un développement continu <strong>des</strong> sociétés<br />
traditionnelles (ou simples) aux sociétés<br />
modernes (ou complexes). En 1970, A. Michel<br />
écrivait «Encore récemment, il était d'usage de<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 133
eprendre le schéma de Durkheim sur la contraction<br />
de la famille étendue et de montrer que la<br />
famille nucléaire n'est que le résultat d'une<br />
longue évolution linéaire» in Sociologie de la<br />
famille et du mariage, Paris, PUF, 3 e<br />
édition<br />
mise à jour, 1986.<br />
9. F-X. Kaufmann, Familie und Modernität, in die<br />
Postmoderne Familie, K. Lüscher, (éd.,),<br />
Universitätsverlag Konstanz, 1988, p. 393.<br />
10. Le processus de modernisation se distingue <strong>des</strong><br />
autres; sa particularité réside en ce qu'il peut<br />
être considéré comme le processus général à<br />
partir duquel d'autres sous-processus (différenciation,<br />
individualisation etc..) auraient vu le<br />
jour.<br />
11. Terme que nous employons plus par commodité<br />
que par conviction.<br />
12. E. Shorter, Naissance de la famille moderne,<br />
Editions du Seuil, 1977.<br />
13. B. Bawin-Legros, Familles, Mariage, divorce.<br />
Une sociologie <strong>des</strong> comportements familiaux<br />
contemporains, Liège/Bruxelles, Pierre Mardaga<br />
Editeur, 1988, p. 12.<br />
14. H. Tyrell, Ehe und Familie - Institutionalisierung<br />
und Desinstitutionalisierung, in Die<br />
postmoderne Familie, op. cit., pp. 145-156.<br />
15. Rappelons ici que pour T. Parsons la répartition<br />
sexuelle <strong>des</strong> rôles est la condition essentielle de<br />
la stabilité de la relation conjugale.<br />
16. L. Roussel, La famille incertaine, Paris, Editions<br />
Odile Jacob, 1989, p. 198.<br />
17. La coexistence de différentes formes de vie<br />
n'est pas spécifique à la société post-industrielle;<br />
il suffit de se remémorer la stigmatisation<br />
sociale réservée aux «fille-mères» comme au<br />
concubinage «de nécessité» dans les classes<br />
ouvrières (19 e ). La nouveauté de l'hétérogénéité<br />
familiale actuelle réside d'une part dans la<br />
légitimité de ces différents modèles, d'autre part<br />
dans le fait que l'adoption de tel ou tel modèle<br />
est le résultat d'un choix individuel plus que du<br />
<strong>des</strong>tin.<br />
18. <strong>Pour</strong> une analyse détaillée prenant en compte les<br />
variations selon les pays se reporter à<br />
L. Roussel, Deux décennies de mutations démographiques<br />
(1965-1985) dans les pays industrialisés,<br />
op. cit., pp. 429-447. F. Höpflinger,<br />
Wandel der Familienbildung in Westeuropa,<br />
New York/Frankfurt, Campus Verlag, 1987.<br />
19. L. Roussel, Données démographiques et structures<br />
familiales, in L'Année Sociologique,<br />
Sociologie de la famille (1965/1985), Vol. 37,<br />
Paris, PUF, 1987, p. 49.<br />
20. L. Roussel, Deux décennies de mutations démographiques<br />
1965-1985) dans les pays industrialisés,<br />
op. cit., pp. 429-447.<br />
21. Cf. H. Tyrell, Ehe und Familie - Institutionalisierung<br />
und Desinstitutionalisierung, in Die<br />
postmoderne Familie, op. cit., pp. 145-156.<br />
22. Ce terme n'est pas très éloigné de ce que<br />
Durkheim entendait par anomie. R. König distinguait<br />
la désintégration (autonomisation institutionnelle<br />
de la famille) de la désorganisation<br />
(relations et dysfonctionnements intra-familiaux)<br />
dont les causes peuvent être diverses ; la<br />
principale serait aujourd'hui le divorce, la séparation<br />
du couple. Cette distinction permettait à<br />
R. König de discerner les changements structurels<br />
de la famille et les phénomènes de dissolution<br />
directement liés aux relations familiales.<br />
R. König, Materialien zur Soziologie der<br />
Familie, 2nde édition augmentée, Verlag<br />
Kiepenheuer und Witsch, Köln, 1974. (1ère éd.<br />
1946).<br />
23. L. Roussel, La famille incertaine, op. cit., p. 90.<br />
24. H. Tyrell, Ehe und Familie - Institutionalisierung<br />
und Desinstitutionalisierung, in Die<br />
postmodeme Familie, op. cit., pp. 145-157.<br />
25. Si le taux <strong>des</strong> naissances hors mariage a tendance<br />
à augmenter dans la plupart <strong>des</strong> pays occidentaux,<br />
il reste qu'aujourd'hui l'arrivée d'un<br />
enfant est la principale motivation à l'institutionnalisation<br />
de la relation. On remarquera que<br />
la France (pour <strong>des</strong> raisons qu'il reste à élucider)<br />
compte environ deux fois plus de naissances<br />
hors mariage que l'Allemagne.<br />
26. D. Le Gall, Formes de régulation conjugale et<br />
familiale à la suite d'unions fécon<strong>des</strong>,<br />
Habilitation en sociologie, Université de Paris<br />
V, Sorbonne, Nov. 1992, p. 22.<br />
27. La libéralisation <strong>des</strong> procédures de divorces<br />
remonte à 1975 pour la France et à 1977 pour<br />
l'Allemagne.<br />
28. I. Théry, Le démariage, Paris, Editions Odile<br />
Jacob, 1993, p. 8.<br />
29. Voir ici l'argumentation plus complète de<br />
E. Shorter qui réfute l'idée selon laquelle la libéralisation<br />
<strong>des</strong> divorces ait pu être à l'origine de<br />
l'augmentation du taux de divortialité in<br />
Naissance de la famille moderne, op. cit., p. 337.<br />
30. N. Luhmann, Amour comme Passion, De la<br />
codification de l'intimité, Editions Aubier,<br />
1990, p. 195.<br />
31. E. Shorter, Naissance de la famille moderne, op.<br />
cit., p. 336.<br />
32. F. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine,<br />
op. cit., p. 87.<br />
33. Ibid., p. 89.<br />
34. N. Luhmann, Amour comme passion, op. cit.,<br />
p. 56.<br />
35. Si le thème de l'individualisation n'est pas<br />
absent en sociologie de la famille française, il<br />
reste que la thèse de l'individualisation -<br />
approche sociologique dominante en sociologie<br />
de la famille allemande - développée en particulier<br />
par E. Beck-Gernsheim et U. Beck depuis<br />
les années 80 n'a pas de pendant en France. Voir<br />
G. Burkart, Individualisierung und Elternschaft<br />
- Das Beispiel USA, Zeitschrift für Soziologie,<br />
Jg. 22, Heft 3, Juni 1993, p. 160, (note 4).<br />
36. U. Beck distingue deux processus de modernisation/individualisation,<br />
le premier remonte au<br />
19 e siècle et marque le passage de la société<br />
agraire à la société industrielle. Le second processus<br />
de modernisation est plus récent et daterait<br />
<strong>des</strong> années 50/60. La vie de l'homme<br />
comme celui de la femme s'en trouva modifiée<br />
contrairement au premier qui ne concerna que la<br />
population masculine (l'émancipation féminine<br />
est considérée comme un moment central de ce<br />
processus). U. Beck, Risikogesellschaft, Auf<br />
dem Weg in eine andere Moderne, Edition Suhrkamp,<br />
1986. Voir aussi G. Lipovetsky qui développe<br />
l'idée de deux procès d'individualisation<br />
et de socialisation in L'ère du vide, Essais sur<br />
l'individualisme contemporain, Paris, Folio<br />
essais, 1992 (1ère éd. 1983).<br />
37. H. van der Loo, W. van Reifen, Modernisierung,<br />
München, dtv, 1992, p. 161. (Traduit du hollandais,<br />
1" éd. 1990)<br />
38. U. Beck, E. Beck-Gerasheim, Nicht Autonomie,<br />
sondern Bastelbiographie, Anmerkungen zur<br />
Individualisierungs-diskussion am Beipiel <strong>des</strong><br />
Aufsatzes von Günter Burkhart, Zeitschrift für<br />
Soziologie, Jg. 22, Heft 3, Juni 1993, p. 182.<br />
39. «ce modèle se définit par une double inspiration<br />
: d'une part, la recherche du bonheur, particulièrement<br />
à travers le sentiment amoureux ;<br />
d'autre part, le respect de l'institution considérée<br />
comme le guide infaillible vers ce bonheur»<br />
in La famille incertaine, op. cit., p. 141.<br />
40. F. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine,<br />
op. cit., p. 86.<br />
41. Voir la typologie proposée par L. Roussel in La<br />
famille incertaine, op. cit., pp. 138-150.<br />
42. F. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine,<br />
op. cit., p. 86.<br />
43. »Cette instabilité nouvelle résulte du remplacement<br />
de la propriété, comme lien principal entre<br />
les époux, d'abord par le sentiment, puis par la<br />
sexualité » in Naissance de la famille moderne,<br />
op. cit., p. 15.<br />
44. Nous nuancerons ce propos avec L. Roussel qui,<br />
bien qu'admettant que «nier l'importance de la<br />
sexualité dans le sentiment amoureux relèverait<br />
d'un angélisme naïf» souligne que «les sentiments<br />
ne semblent (...) pas réductibles aux «oripeaux<br />
» de la sexualité » in La famille incertaine,<br />
op. cit. p. 121.<br />
45. héroïne du roman de E. Jong, Fear of flying,<br />
Panther Books, 1974, p. 251 cité par E. Beck-<br />
Gernsheim, in Das ganz normale Chaos der<br />
Liebe, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1990,<br />
p. 96.<br />
46. L. Roussel, La famille incertaine, op. cit., p. 212.<br />
47. U. Beck, Das ganz normale Chaos der Liebe,<br />
op. cit., p. 24.<br />
48. A. France, La révolte <strong>des</strong> anges.<br />
repères,<br />
Mirô, graveur 5.<br />
cahier d'art contemporain<br />
© 1990, Galerie Lelong<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 134
Hommage<br />
à Julien Freund<br />
Heureux ceux<br />
qui ont connu<br />
Julien Freund!<br />
Penseur d'une grande originalité,<br />
d'une combativité sans cesse en<br />
éveil, exégète <strong>des</strong> grands sociologues<br />
de notre temps, érudit sans compromission<br />
: il était ferme dans ses convictions<br />
et ses convictions étaient fermement assises.<br />
Heureux ceux qui l'ont connu et qui ont<br />
eu le privilège de le fréquenter : ils n'échappaient<br />
jamais à ses critiques, à la rigueur de<br />
son raisonnement.<br />
Comme Gaston Bouthoul, il a voulu être<br />
polémologue. Car il aimait la paix. Mais<br />
non pas comme le commun <strong>des</strong> mortels.<br />
En préface à la belle traduction de Cari<br />
Schmitt que rédigea sa collègue de l'université<br />
de Strasbourg, Marie-Louise Steinhäuser,<br />
Julien Freund écrivit ces lignes très<br />
caractéristiques de sa pensée: «Sachons<br />
être suspect. C'est le signe aujourd'hui<br />
d'un esprit libre et indépendant, surtout en<br />
milieu intellectuel... Au plan de la recherche,<br />
diront vos critiques, ne vous occupez<br />
pas de polemologie mais d'irénologie ou<br />
de peace research. Si vous écrivez sur la<br />
politique, ajouteront-ils, montrez qu'elle<br />
est une activité maléfique qu'il faut faire<br />
dépérir, en même temps faites vous l'avocat<br />
d'une politique enfin généreuse mais<br />
violente... Présenter quelques oeuvres majeures<br />
de Cari Schmitt, un <strong>des</strong> théoriciens<br />
maudits de la politique, c'est devenir suspect.<br />
N'est-il pas lui-même un homme suspect<br />
? »<br />
Et c'est Julien Freund, ce grand Français,<br />
ce résistant, ce prisonnier politique, cet<br />
évadé de guerre, cet irréconciliable ennemi<br />
du nazisme, qui écrivait cela pour introduire<br />
<strong>des</strong> écrits de Cari Schmitt, ce politologue<br />
au moins discutable...<br />
C'est que Julien Freund détestait les<br />
arguments simplistes et de bon sens... réussissant<br />
toujours à montrer que le vrai était<br />
de son côté. Il rejoignait Henri Poincaré<br />
écrivant: «Il faut se défier de cet instinct<br />
obscur que nous nommons bon sens » ou<br />
Charles Serras qui proclamait: «La science<br />
commence où le bon sens finit».<br />
Ma première rencontre avec Julien<br />
Freund date de 1961, lors d'une bagarre verbale<br />
qu'il livra à un homme d'incontestable<br />
bonne volonté mais parfois un peu naïf... je<br />
pense à Henri Rolin, président du Sénat de<br />
Belgique, puis président de la Cour Européenne<br />
<strong>des</strong> Droits de l'Homme, humaniste<br />
et militant pacifiste, juriste éminent...<br />
C'était lors d'un colloque sur les droits de<br />
l'homme dans le cadre européen, au coeur<br />
de cette Université, à quelques pas du lieu<br />
où nous nous trouvons. Rolin présidait. Un<br />
de ses collaborateurs Sluszny défendait <strong>des</strong><br />
thèses traditionnelles sur les droits de<br />
l'homme et sur la Déclaration Universelle<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 136
adoptée par les Nations Unies. Julien<br />
Freund ne croyait pas à la vertu <strong>des</strong> textes<br />
et il le disait. La température montait. Rolin<br />
ayant tenté de lui enlever la parole, d'un<br />
geste brusque Freund coiffa son béret<br />
basque et sortit...<br />
Ah, ce béret, comme il lui était fidèle. Ce<br />
béret qui protestait contre l'affichage nazi<br />
de 1940 « Weg mit dem welschen Dreck ! ».<br />
Ce béret que l'ennemi avait qualifié de<br />
«Hirnverdunkelungsmiitze ».<br />
Freund y voyait - et il l'a écrit dans le<br />
beau volume <strong>des</strong> portraits alsaciens de<br />
François Nussbaumer - il y voyait un refus<br />
de tous les totalitarismes. Il détestait le<br />
conformisme et bravait l'autorité car son<br />
esprit était un esprit libre, prisonnier de la<br />
seule logique et toujours heureux de pouvoir<br />
détruire les sophismes les plus courants.<br />
La rigueur qui était la sienne n'épargnait<br />
rien ni personne.<br />
Le gourmet qu'il était, était aussi un cuisinier<br />
raffiné. Il aimait se retrouver le mercredi<br />
au restaurant de la Tête Noire sur les<br />
bords de 1T11 avec ses amis. Son verbe haut<br />
et clair dominait le vacarme. Il ponctuait ses<br />
affirmations et ses démonstrations de sonores<br />
éclats de rire.<br />
Il ne cessait de penser, de méditer, dans la<br />
rue, en train, en autobus et surtout dans la<br />
campagne de Ville. Puis il rentrait, se penchait<br />
sur son écritoire et écrivait d'abondance.<br />
Quelques jours avant sa fin, une admiratrice<br />
lui ayant reproché d'avoir récemment<br />
moins publié, il lui écrivit pour lui dire combien<br />
lui pesait son inactivité forcée. Il refusait<br />
de s'incliner devant les exigences de l'âge.<br />
Son oeuvre est énorme : articles, volumes<br />
toujours originaux, rigoureusement nonconformistes.<br />
Ses propos ont illustré la chaire de sociologie<br />
de l'Université de Strasbourg. Mais il<br />
allait aussi porter la bonne parole à l'étranger.<br />
J'ai été témoin de l'impression profonde que,<br />
professeur invité, il faisait aux deux universités<br />
catholiques de Louvain-la francophone, la<br />
mienne, et la néerlandophone.<br />
Ses travaux sur Max Weber, sur Simmel,<br />
sur Schmitt, sur Pareto aussi ont fait et feront<br />
autorité. Il maniait avec une égale élégance<br />
le français et l'allemand. Il connaissait Marx<br />
et critiquait en connaissance de cause. Il avait<br />
tout lu, tout analysé, tout compris, tout retenu.<br />
Ah! ses citations...<br />
Il soumettait ses trouvailles et ses textes<br />
à sa famille : son épouse et ses fils étaient<br />
<strong>des</strong> juges à l'appréciation <strong>des</strong>quels il tenait.<br />
Il savait d'ailleurs que leur jugement était<br />
sain car sa logique à lui était contagieuse. Il<br />
savourait ses longues conversations vespérales<br />
avec son épouse.<br />
Excellent chrétien, il critiquait le pacifisme<br />
d'Église. Il fit à un de mes cours de<br />
Louvain une critique sans pitié de la lettre<br />
de paix adressée par le cardinal Roy à Sa<br />
Sainteté Paul VI. Julien Freund choquait et<br />
voulait choquer : il détestait les idées reçues.<br />
Il le démontre d'une façon magistrale en<br />
mai 68 en présence d'événements qu'il sut<br />
analyser avec lucidité et en étant souvent en<br />
désaccord avec ses collègues.<br />
Nous assumions de concert la garde nocturne<br />
<strong>des</strong> locaux universitaires. Quelles discussions<br />
homériques alors qu'il préconisait<br />
<strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> qui devaient se révéler fécon<strong>des</strong>.<br />
Il ouvrit les yeux à plus d'un égaré<br />
mais s'attira aussi de soli<strong>des</strong> inimitiés.<br />
Quel époux, quel père, quel maître. Un<br />
maître fier de toute sa vie d'enseignant<br />
depuis l'école primaire jusqu'à l'Université.<br />
Souvent j'ai été en désaccord avec lui.<br />
Mais jamais sans profit, car sa contestation<br />
conduisait à de nouvelles trouvailles.<br />
Lorsque, en mars 1983, aux Presses<br />
Universitaires de France, il publie sa<br />
Sociologie du Conflit, il me fit l'immense<br />
honneur de me dédier l'ouvrage. Sur la page<br />
de garde, sous mon nom, il fit imprimer ces<br />
mots «mon compère». Déjà il m'avait qualifié<br />
de cette façon dans une lettre du<br />
29 décembre 1982.<br />
Amicalement, je luis fis observer que, en<br />
dehors <strong>des</strong> significations que les dictionnaires<br />
donnent à ce vocable, «compère»<br />
pouvait aussi signifier «complice»<br />
qu '« interlocuteur contestataire ».<br />
Il accepta cette remarque. Je lui en ai su<br />
gré et j'en ai été honoré.<br />
Il souffrait la contradiction et la provoquait<br />
volontiers.<br />
Heureux ceux qui ont connu Julien<br />
Freund.<br />
Heureux ceux qui pieusement conserveront<br />
son souvenir.<br />
Paul M.G. Levy<br />
Doyen Honoraire de l'Université<br />
de Louvain<br />
Julien Freund, mon ami<br />
Julien Freund et moi avons fait connaissance<br />
en été 1941 sur le plateau de<br />
Gergovie. Si j'indique l'endroit de notre<br />
première rencontre, c'est qu'il a eu une très<br />
grande importance dans notre vie, ainsi<br />
d'ailleurs que dans celle de beaucoup de nos<br />
camara<strong>des</strong>, - à telle enseigne, qu'aujourd'hui<br />
encore, nous nous intitulons volontiers<br />
«les gergoviotes ».<br />
C'est en juillet et août 1940 qu'un groupe<br />
d'étudiants de l'Université de Strasbourg<br />
construisit une maison sur le plateau de<br />
Gergovie, près de Clermont Ferrand. Cette<br />
maison est devenue la nôtre. Nous y passions<br />
les vacances et de nombreux weekend<br />
jusqu'à la fin de l'année 1943. Nous<br />
aimions y monter car très rapidement le plateau<br />
est devenu pour nous un point lumineux<br />
dans la grisaille ambiante. C'était le<br />
rendez-vous de l'espoir, là où soufflait le<br />
vent de la liberté. Il régnait entre nous une<br />
grande amitié, toutes confessions et disciplines<br />
confondues. Nous admirions de là<br />
haut la vue circulaire sur la plaine et les villages<br />
d'alentours, et les beaux ciels<br />
d'Auvergne, si magnifiquement peints par<br />
René Kuder, qui allait, par la suite devenir<br />
le peau-père de Julien.<br />
Lorsque celui-ci arriva au plateau, il s'y<br />
trouvait une quinzaine de garçons et trois ou<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 137
quatre étudiantes. Il s'intégra rapidement au<br />
groupe dont il devient un <strong>des</strong> piliers. A<br />
l'époque il se lia particulièrement à André<br />
Levy, son condisciple en philosophie, qui<br />
devint un grand résistant et fut fusillé par les<br />
allemands. Les deux eurent d'interminables<br />
discussions sur les sujets les plus divers. Si<br />
André était plus nuancé, Julien était plus<br />
carré, je dirai presque massif dans son argumentation.<br />
Mais l'étendue de ses connaissances<br />
nous avait frappés. Notre ami commun,<br />
le professeur Jacques Schwartz disait<br />
souvent qu'il avait une mémoire d'éléphant.<br />
J'ai eu, par la suite, l'occasion de constater<br />
combien il avait aussi l'esprit méthodique.<br />
D'une forte vitalité, Julien Freund<br />
était un grand travailleur. Il s'enthousiasmait<br />
pour tout ce qu'il entreprenait et aimait<br />
la vie. Nous avons parfois été surpris par la<br />
sonorité du rire dont il ponctuait certains de<br />
ses propos.<br />
Il n'était pas toujours commode et ne<br />
suivait pas la voie de la facilité. Courageux<br />
et tenace, il n'hésitait pas à nager à contre<br />
courant et refusait de transiger quand les<br />
idées ou opinions qui lui paraissaient justes<br />
étaient en cause. C'est ainsi qu'il opposa un<br />
refus immédiat à la propagande nazie et<br />
que, recherché chez lui en Moselle, du<br />
moins surveillé par la police, dû se réfugier<br />
en vieille France.<br />
Autres exemples : la conception qu'il<br />
avait de l'essence du politique n'était pas<br />
partagée par son Directeur de thèse,<br />
Monsieur Hyppolite, il estima qu'il était son<br />
devoir de changer non de sujet mais de<br />
Directeur; ce fut Raymond Aron.<br />
Ainsi encore malgré les incidents qui<br />
éclatèrent au sein de l'Université en 1968,<br />
continua-t-il de dispenser ses cours. Ce courage,<br />
il l'a également manifesté dans la<br />
résistance. Après son évasion de la forteresse<br />
de Sisteron, où il était interné, il s'est<br />
battu contre les allemands dans les rangs<br />
<strong>des</strong> maquisards de la région.<br />
Fort et solide dans l'amour qu'il portait<br />
à son épouse, et fidèle dans ses amitiés,<br />
Julien était un homme au coeur sans partage.<br />
J'aimais à le retrouver, au milieu <strong>des</strong><br />
siens, à Ville. Nous parlions de justice, aussi<br />
bien de la philosophie du droit que d'actualités.<br />
Il avait le don d'aller du particulier au<br />
général, et s'il n'avait pas toujours raison,<br />
il était toujours intéressant.<br />
Julien a quitté l'université avant l'âge de<br />
la retraite, mais se tenait informé de ses travaux.<br />
Il recevait volontiers chez lui <strong>des</strong> collègues<br />
et <strong>des</strong> chercheurs, ainsi que nombre<br />
d'étudiants. Il était ravi de présider <strong>des</strong> jurys<br />
de thèse ou d'en faire partie.<br />
Ces temps derniers Georges Wildenstein,<br />
autre ami commun gergoviote, Julien<br />
et moi, nous nous sommes beaucoup téléphonés,<br />
- parce que souffrant moi-même, je<br />
ne pouvais pas me rendre à Ville. Nous nous<br />
communiquions nos bulletins de santé. A<br />
chaque amélioration de son état, - hélas de<br />
plus en plus courtes - il reprenait avec joie<br />
son travail. Un tiré à part d'un de ses articles<br />
qu'il m'a adressé en mai 1993 porte en titre<br />
la mention manuscrite: «tant qu'on peut<br />
rédiger».<br />
Une <strong>des</strong> paroles que Julien Freund m'a<br />
adressé au téléphone, juste avant sa dernière<br />
hospitalisation est: «Georges, nous<br />
avons <strong>des</strong> femmes admirables».<br />
Jean Georges Wagner<br />
Premier Président Honoraire<br />
de la Cour d'Appel de Colmar<br />
«Non récupérable!»<br />
L'un <strong>des</strong> traits marquants de la personnalité<br />
attachante et complexe de Julien<br />
Freund, qui me paraît le caractériser bien<br />
davantage que certaines de ses prises de<br />
position, ce fut son profond respect pour<br />
l'indépendance de réflexion de chacun de<br />
ses proches.<br />
Nul ne peut se prévaloir d'être l'héritier<br />
d'une pensée qui échappe à toute assigna-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 138
tion, à toute captation abusive. Il n'a pas<br />
voulu s'entourer de «disciples», préférant<br />
la compagnie de ceux qui, refusant la servilité,<br />
«ferraillaient» dur avec lui, lui<br />
opposant, par delà une amitié fraternelle<br />
jamais démentie, une réflexion exigeante.<br />
Il les a amenés à se découvrir, à devenir<br />
davantage eux-mêmes, dans un cheminement<br />
toujours inachevé. A leur égard il a<br />
témoigné d'une fidélité qui a résisté aux<br />
divergences idéologiques et aux aléas <strong>des</strong><br />
engagements affrontés. Sa générosité, faite<br />
de confiance maintenue, d'écoute attentive,<br />
de capacité de comprendre les problèmes<br />
de chacun, n'a cessé de se déployer.<br />
Il a inculqué à ses élèves le sens de la<br />
rigueur et de l'honnêteté intellectuelles; il<br />
leur a interdit de ruser avec une oeuvre en<br />
la contraignant d'entrer dans le lit de<br />
Procuste d'un système interprétatif préétabli.<br />
Lire le Contrat Social avec Julien<br />
Freund, c'est se risquer à interroger le cliché<br />
complaisant d'un Jean-Jacques Rousseau<br />
chantre de la démocratie; analyser,<br />
avec lui, le Capital c'est remettre en question<br />
la prétendue coupure épistémologique<br />
qui fractionne l'oeuvre de Marx. Un sourire<br />
triomphateur éclairait le visage de Julien<br />
Freund lorsqu'ayant appelé à la rescousse<br />
<strong>des</strong> textes négligés, voire occultés, il réussissait<br />
à déstabiliser <strong>des</strong> certitu<strong>des</strong> complaisamment<br />
établies.<br />
Si la pensée de Julien Freund a connu<br />
certains infléchissements, voire <strong>des</strong> réorientations,<br />
l'homme est devenu toujours<br />
davantage lui-même. Il a fait preuve d'une<br />
singulière capacité à accueillir la vie dans<br />
son foisonnement, et aussi d'une secrète<br />
tendresse. Derrière son rire libérateur et<br />
décapant s'affirmaient le sens de l'inachevé,<br />
le refus <strong>des</strong> certitu<strong>des</strong> verrouillées, la<br />
volonté de saper tous les dogmatismes.<br />
Mais également l'amour sans limites d'une<br />
vie acceptée dans sa dimension chatoyante,<br />
sa beauté sans cesse renouvelée, comme<br />
dans ses mutilations.<br />
Julien Freund a été un intellectuel<br />
authentique, réussissant, dans un combat<br />
chaque jour recommencé, à vivre malgré la<br />
souffrance, à la hauteur de ses principes.<br />
Freddy Raphaël<br />
Doyen de la Faculté<br />
<strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />
Je n'ai vraiment connu Julien Freund<br />
qu'après son départ de l'Université, paradoxe<br />
sans doute pour quelqu'un qui a fait<br />
ses étu<strong>des</strong> de sociologie à Strasbourg. Mes<br />
centres d'intérêt de l'époque ne m'inclinaient<br />
pas vers les thèmes et les auteurs de<br />
prédilection de J. Freund, et je trouvais mon<br />
miel ailleurs. Le premier paradoxe s'en<br />
double d'un second, la volonté de collègues<br />
m'a placé à la direction d'un Institut créé<br />
par J. Freund et où s'étaient succédés<br />
M. Maffesoli et W. S. Freund. C'est à ce<br />
moment que s'établirent <strong>des</strong> liens plus soutenus<br />
avec J. Freund que j'avais consulté<br />
pour discuter de sa façon de voir l'avenir de<br />
cet Institut. Nous n'en discutâmes pas ou<br />
plutôt si, mais en une phrase, c'est à vous<br />
de définir maintenant l'orientation que vous<br />
voulez lui donner, tout était dit, et nous<br />
continuâmes sur un thème commun,<br />
G. Simmel. J. Freund ne se désintéressait<br />
pas de l'avenir de cet Institut comme le<br />
prouve, la suite, mais il me faisait comprendre<br />
ce qui fut pour lui toujours fondamental,<br />
l'éthique de responsabilité. J'obtins<br />
néanmoins de lui qu'il vienne donner trois<br />
leçons, auxquelles se pressa un jeune public<br />
très vite séduit par l'érudition et la fougue<br />
du personnage. Le plaisir d'enseigner et le<br />
goût de la controverse de J. Freund se donnèrent<br />
à plein, bref un professeur enseignait.<br />
Comme l'administration n'aime pas<br />
les contes de fée, elle se chargea de mettre<br />
du sel bureaucratique dans l'affaire et le<br />
vacataire J. Freund fut convié à remplir <strong>des</strong><br />
papiers pour obtenir le remboursement de<br />
ses déplacements et une indemnité pour ses<br />
conférences. La bureaucratie se vengeait-telle<br />
ainsi de celui qui comme son maître, M.<br />
Weber, l'avait tant critiqué?<br />
Qui connaît un tant soit peu J. Freund<br />
peut imaginer l'explosion volcanique que<br />
ce terme provoqua. Il ne remplit jamais ses<br />
papiers mais renouvela l'expérience l'année<br />
d'après; mais cette fois-ci nous ne demandâmes<br />
rien à personne. Il donna ainsi généneusement<br />
de son temps et de son talent, ce<br />
n'étaient pas <strong>des</strong> mesquineries bureaucratiques<br />
qui allaient l'arrêter; pas plus qu'il<br />
ne se soumettrait à ce qu'il estimait être un<br />
manque de tact vis-à-vis d'un ancien professeur.<br />
Lorsque nous nous vîmes la dernière<br />
fois, c'était pour une émission de France<br />
Culture consacrée à G. Simmel, et dont une<br />
partie fut enregistrée à Ville; hors micro il<br />
me parla de son Essence de l'Economie, qui<br />
lui tenait tant à coeur, sachons la lire et nous<br />
souvenir de lui.<br />
Patrick Watier<br />
Directeur du Laboratoire de sociologie<br />
de la culture européenne<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 139
BRIGITTE F1CHET<br />
Intégration ou mise<br />
à distance<br />
La construction sociale<br />
de l'étranger<br />
La souffrance engendre<br />
les songes<br />
Comme une ruche<br />
ses abeilles<br />
L'homme crie où<br />
son fer le ronge<br />
Et sa plaie engendre un soleil<br />
Plus beau que les anciens<br />
mensonges.<br />
Brigitte Fichet<br />
Louis Aragon<br />
Les poètes<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences <strong>sociales</strong>. Laboratoire<br />
de sociologie de la culture européenne.<br />
Centre d'étu<strong>des</strong> <strong>des</strong> migrations et <strong>des</strong><br />
relations inter-culturelles (CEMRIC)<br />
Les questions relatives aux processus ou<br />
aux «problèmes» d'insertion, d'intégration<br />
ou d'assimilation alimentent de<br />
façon récurrente les discours et les débats<br />
portant sur les groupes dits spécifiques, ou, plus<br />
rarement, sur la nation dans son ensemble. Les<br />
deux approches ne sont pas indépendantes mais<br />
proposent une focalisation différente. La<br />
première commence par se fixer sur <strong>des</strong> sousgroupes<br />
dont les attaches avec les autres<br />
groupes ou la société semblent précaires ou problématiques:<br />
il peut s'agir ici autant de<br />
l'insertion <strong>des</strong> jeunes sur le marché du travail<br />
que de l'intégration de populations étrangères<br />
(ou d'origine étrangère) ou de celle de particularismes<br />
régionaux. Les problèmes seraient<br />
d'abord ceux de ces populations, et ne<br />
deviendraient ceux de la société que lorsqu'ils<br />
prendraient une ampleur critique susceptible<br />
de menacer la cohésion sociale ou l'unité<br />
nationale. La seconde approche part de la<br />
société, ou de la nation, considérée dans sa<br />
globalité comme le produit d'un processus<br />
continuel d'intégration de toutes ses composantes<br />
(1) , face aux processus de mondialisation<br />
économique et d'internationalisation du droit<br />
comme à ceux de diversification interne. La<br />
problématique est donc générale,... mais peut<br />
concerner, plus ou moins opportunément, l'un<br />
ou l'autre groupe particulier.<br />
Les mêmes considérations accompagnent<br />
le développement de dispositifs d'insertion,<br />
d'intégration, de politiques de la ville, pour<br />
éviter les explosions urbaines, la constitution<br />
de ghettos, les impasses <strong>sociales</strong> exposant les<br />
jeunes notamment à une frustration oisive.<br />
Le foisonnement <strong>des</strong> mots et <strong>des</strong> mesures<br />
témoigne souvent de plus d'agitation que<br />
d'efficacité. Il constitue sans doute l'indice<br />
d'un problème social que l'on peut formuler<br />
dans un premier temps comme celui de la<br />
crainte de l'émergence de «classes dangereuses<br />
» (2) . Une interprétation de ce symptôme<br />
pourrait être proposée, consistant à faire<br />
valoir que, sur le registre politique notamment,<br />
il est plus important de faire connaître<br />
les mesures que l'on prend que de les mettre<br />
en oeuvre effectivement - ce qui dispenserait<br />
de réfléchir aux modalités concrètes de leur<br />
application comme à une évaluation sérieuse<br />
de leurs effets. Le phénomène important ici<br />
est probablement la récurrence et la publicité<br />
<strong>des</strong> discours sur l'intégration. Reprendre avec<br />
insistance le «problème» de l'intégration<br />
d'une population donnée revient à transmettre<br />
le message que cette population n'est<br />
pas intégrée. Cela revient à le diffuser auprès<br />
de tous les groupes sociaux, et en particulier<br />
auprès <strong>des</strong> acteurs sociaux chargés <strong>des</strong><br />
mesures d'intégration et auprès <strong>des</strong> groupes<br />
<strong>des</strong>tinataires de ces mesures. Le cercle de la<br />
prédiction créatrice se renforce et se referme.<br />
Le manque d'intégration est un argument<br />
posé pour légitimer les mesures prises, il est<br />
repris pour expliquer les limites de leur efficacité<br />
: la cause - et la faute - de l'échec <strong>des</strong><br />
mesures d'intégration est imputable au caractère<br />
spécifique du groupe en question. Cet<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 142
échec peut en retour être transformé en manifestation,<br />
sur la foi d'un constat «objectif»,<br />
du défaut d'intégration, aggravé ou rédhibitoire,<br />
du groupe considéré, voire de son caractère<br />
intrinsèquement «inassimilable».<br />
Ainsi, à travers le mécanisme de la prophétie<br />
créatrice, le message passe et les comportements<br />
peuvent s'en trouver modifiés. La<br />
conception a priori du défaut d'intégration<br />
d'un groupe pourrait créer de toutes pièces<br />
une situation nouvelle, ou, pour le moins,<br />
entraver ou altérer les relations <strong>des</strong> membres<br />
de ce groupe avec les autres' 3 '. Même dans le<br />
cas où il ne s'agirait pas d'un a priori, cette<br />
réitération de l'absence d'intégration peut<br />
susciter plus de problèmes qu'elle n'en<br />
résoud. Les processus de l'intégration, dans<br />
le sens social général, sont probablement<br />
d'autant plus efficaces qu'ils sont inconscients.<br />
Les mesures volontaristes peuvent<br />
entraîner <strong>des</strong> effets pervers susceptibles de<br />
ruiner les objectifs annoncés. Mais prendre au<br />
sérieux ces effets conduit à les reconsidérer,<br />
à les examiner autrement que comme <strong>des</strong><br />
conséquences non voulues. Ils viennent effectivement<br />
s'insérer dans un ensemble de<br />
processus, conscients ou inconscients, qui<br />
relèvent de la construction sociale de l'altérité.<br />
<strong>Pour</strong> parler de l'intégration - ou du manque<br />
d'intégration - d'un groupe particulier, il<br />
faut préalablement penser ce groupe comme<br />
spécifique, différent, extérieur, étranger... et<br />
ce n'est pas une situation donnée d'emblée.<br />
Il s'agit du résultat d'un processus social de<br />
classement, dont nous proposons ici quelques<br />
manifestations dans le cas particulier de la<br />
fabrication sociale de l'étranger. Cette élaboration<br />
ne se produit pas sans réactions, que<br />
nous illustrerons ensuite.<br />
sur l'étranger compris dans le sens juridique<br />
de «celui qui n'a pas la nationalité du<br />
pays». Le vocabulaire traduit formellement<br />
cette distinction : le mot étranger, employé<br />
absolument, réfère à ce dernier sens, alors<br />
que dans les autres cas, il est nécessaire de<br />
préciser «étranger à»...la région, l'établissement,<br />
etc.<br />
La construction sociale de l'étranger au<br />
sens juridique date de la fin du dix-neuvième<br />
siècle' 4 '. En effet, la Révolution s'était<br />
employée à définir le citoyen par l'égalité<br />
De quelques indices<br />
de la construction sociale<br />
de l'étranger<br />
Sur le plan social, l'étranger est «celui<br />
qui n'est pas <strong>des</strong> nôtres». Cette signification<br />
traditionnelle s'est cristallisée ensuite<br />
© Rouleaux Magiques, éthiopiens, Jacques Mercier, éd. du Seuil, 1979. Bibliothèque Nationale de Paris.<br />
Merci à Anne Tonnac pour cette iconographie.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 143
<strong>des</strong> droits civils et politiques dans la nation;<br />
le clivage entre Français et étrangers n'y<br />
intervenait pas de façon déterminante. Le<br />
concept de nationalité s'élabore ensuite progressivement,<br />
et avec lui se développe la<br />
nécessité sociale de classer les individus<br />
selon leur nationalité et d'éliminer les situations<br />
indéterminées sur ce registre.<br />
Cette nécessité traduit un souci de discrimination<br />
dans l'accès aux différents droits.<br />
Thomas Marshall définit la pleine participation<br />
à une communauté - autrement dit la<br />
citoyenneté - selon trois dimensions 0 '. Les<br />
droits civils comprennent, entre autres, les<br />
libertés d'opinion, d'expression, d'association,<br />
ainsi que les droits de propriété et de<br />
conclure un contrat (fondamentaux pour le<br />
développement d'une économie industrielle).<br />
Les droits politiques sont ceux de l'élection et<br />
de l'éligibilité. Les droits sociaux vont <strong>des</strong><br />
droits à la sécurité et à un minimum économique<br />
à ceux de partager pleinement la vie<br />
civilisée de la société, à travers l'accès à l'éducation<br />
et à la santé notamment. Sur ces trois<br />
registres, la nouvelle différence entre Français<br />
et étrangers s'instaure en ligne de clivage,<br />
potentielle ou effective, toujours fluctuante,<br />
dans l'accès aux droits. Les droits politiques<br />
qui s'étendent avec le suffrage universel sont<br />
fermés aux étrangers, et même restreints pour<br />
les naturalisés : la loi de 1889 prévoit qu'ils ne<br />
pourront être éligibles aux assemblées parlementaires<br />
pendant dix ans 16 '. La nationalité est<br />
devenue une condition nécessaire mais non<br />
suffisante de la citoyenneté politique (les<br />
femmes en resteront longtemps exclues). A<br />
travers le développement de l'«Etat-providence»,<br />
l'extension <strong>des</strong> droits sociaux se fait<br />
parallèlement à la diffusion d'une discrimination<br />
nouvelle à rencontre <strong>des</strong> étrangers - en<br />
matière de retraite, de santé en particulier* 7 '. Si<br />
les étrangers ont vu leurs droits civils s'élargir<br />
en France au dix-neuvième siècle, le souci<br />
de protéger le marché du travail s'exprime<br />
déjà et conduit à contrôler l'identité <strong>des</strong> étrangers.<br />
Sur le même registre, les discriminations<br />
se multiplient avec le développement de ce<br />
que Thomas Marshall appelle la «citoyenneté<br />
industrielle », la participation, par le vote ou<br />
les responsabilités, aux diverses formes<br />
d'organisations professionnelles. La logique<br />
nationale <strong>des</strong> discriminations se maintient<br />
encore actuellement, les modalités évoluant<br />
selon les conjonctures historiques' 8 '.<br />
Gérard Noiriel montre également qu'au<br />
milieu du dix-neuvième siècle l'immigré<br />
n'existe pas encore, ni dans les termes, ni<br />
dans la conception que l'on peut en avoir<br />
aujourd'hui. Le vocabulaire relatif à l'immigration<br />
se développe dans les années<br />
1870, dans le milieu <strong>des</strong> statisticiens-démographes'<br />
9 '. Leur problématique s'instaure<br />
dans une perspective de bilan <strong>des</strong> flux<br />
migratoires, de contrôle <strong>des</strong> populations.<br />
La genèse <strong>des</strong> termes de la migration est<br />
contemporaine de l'émergence de la catégorie<br />
de la nationalité. L'immigré se confond<br />
avec l'étranger. La prégnance de la logique<br />
nationalitaire se fait encore sentir aujourd'hui<br />
dans la problématique <strong>des</strong> migrations. Si les<br />
deux termes d'«étranger» et d'«immigré»,<br />
différents dans leur signification, sont si souvent<br />
utilisés l'un pour l'autre, c'est qu'ils réfèrent<br />
tous deux à <strong>des</strong> formes d'extériorité,<br />
c'est qu'ils servent à renvoyer ceux qu'ils<br />
désignent à une extériorité antérieure, réelle<br />
ou supposée' 10 '. La même logique de séparation<br />
se manifeste dans l'approche <strong>des</strong> populations<br />
étudiées ou assistées. A propos<br />
de l'immigration algérienne, Jacques<br />
Katuszewski et Ruwen Ogien ont montré<br />
l'artifice de définitions en termes de clôture,<br />
de culture immigrée, de micro-société ou de<br />
communauté: «Le principal reproche que<br />
l'on pourrait faire à ces thèses, isolant un ensemble<br />
social, c'est qu'elles se présentent<br />
comme l'enregistrement d'un réel qui se donnerait<br />
en lui-même, alors qu'elles nécessitent<br />
une opération d'homogénéisation <strong>des</strong> données,<br />
de mise à l'écart <strong>des</strong> variations contextuelles<br />
et de ce qui déborde l'ensemble clôturé,<br />
en fait, arbitrairement»' 11 '. Cette position<br />
n'est pas sans incidences pratiques dans la<br />
configuration <strong>des</strong> relations entre les «immigrés»<br />
et les «Français». Elle permet également<br />
l'instauration d'une situation de monopole<br />
pour l'intermédiaire ou le médiateur:<br />
«En présentant Français et immigrés comme<br />
deux mon<strong>des</strong> fermés l'un à l'autre, il se donne<br />
la position de celui qui seul peut les ouvrir, et<br />
développe la dépendance <strong>des</strong> personnes<br />
«intéressées» par l'immigration à son<br />
égard»' 12 '. Les auteurs soulignent le paradoxe<br />
de l'histoire d'une personne qui tendrait à<br />
montrer l'existence d'un monde commun et<br />
le discours qu'elle produit et diffuse, selon<br />
son opportunité, sur la fermeture <strong>des</strong> deux<br />
milieux. Ils proposent une approche en<br />
termes de réseaux sociaux, en alternative à la<br />
clôture qui caractérise trop fréquemment les<br />
définitions courantes.<br />
Un autre avatar de la séparation a priori<br />
entre deux mon<strong>des</strong> se retrouve dans l'idée de<br />
distance sociale ou culturelle. Georg Simmel,<br />
à propos de l'étranger, a bien montré comment<br />
le jeu de la distance et de la proximité organisait<br />
la relation sociale en général' 13 '.<br />
Cependant, dans son usage social, la notion de<br />
distance aujourd'hui semble plutôt servir à<br />
nier ou à masquer la relation. Selon Nadia<br />
Mohia, «la notion de distance socio-culturelle<br />
escamote radicalement ce qu'elle croit saisir,<br />
simplement parce qu'elle fait abstraction<br />
de la relation qui lie inévitablement deux<br />
groupes socio-culturels différents à travers les<br />
individus, dans leurs expériences quotidiennes<br />
de coexistence harmonieuse ou<br />
conflictuelle»" 4 '. A force d'être évoquée<br />
comme prétendu facteur explicatif <strong>des</strong> aléas<br />
de la communication inter-culturelle, l'idée de<br />
distance se construit comme un artefact; elle<br />
se diffuse sous l'apparence d'une notion<br />
scientifique et quantitative puisqu'elle est censée<br />
être mesurable. En ce sens, comme la<br />
notion de seuil, elle divertit l'attention <strong>des</strong><br />
inter-relations effectives et <strong>des</strong> rapports de<br />
forces enjeu' 15 '. Ces quelques indications suffiront<br />
sans doute à suggérer la prégnance <strong>des</strong><br />
représentations et le nombre de processus par<br />
lesquels s'effectue la construction sociale de<br />
l'étranger. Cette mise à distance, physique ou<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 144
symbolique, est clairement perçue par les intéressés<br />
et n'est pas sans susciter quelques réactions.<br />
De quelques réactions<br />
à la contrainte<br />
de la définition<br />
Ce n'est pas la différence de nationalité<br />
en elle-même qui parait contraignante - elle<br />
est souvent prise aujourd'hui comme un état<br />
de fait - mais bien ce qui se constitue autour<br />
de cette différence, ce qu'on lui fait signifier.<br />
Les débats politiques et scientifiques<br />
autour de la notion d'intégration manifestent<br />
un effet de domination, créent un étiquetage<br />
dont les populations étrangères en France<br />
sont conscientes. Nous en retrouvons une<br />
illustration dans <strong>des</strong> enquêtes menées auprès<br />
de familles portugaises en Alsace' 16 '. A une<br />
question sur le rôle <strong>des</strong> associations portugaises<br />
dans l'intégration à la société française,<br />
les réponses sont assez peu nombreuses et<br />
diversifiées. Surtout, certains refusent la<br />
question elle-même: «Il ne faut pas parler<br />
d'intégration, je suis européen comme tout le<br />
monde en Europe » ou « Cela n'a pas de sens<br />
aujourd'hui...parce que nous sommes européens»<br />
ou encore «Cela ne me semble pas<br />
d'actualité...parce que nous sommes à l'heure<br />
de l'Europe unie». Il est vrai que l'on peut<br />
trouver, parmi les Portugais, une tendance à<br />
affirmer leur caractère européen, position qui<br />
sert notamment à distinguer le Portugais de<br />
l'étranger extra-communautaire. Mais si cette<br />
affirmation se manifeste à propos d'une question<br />
sur l'intégration, n'est-ce pour se dégager<br />
de sa connotation péjorative, pour en<br />
montrer l'impertinence? Le recours à<br />
l'acquisition de la nationalité française constitue<br />
l'une <strong>des</strong> réponses possibles à la mise à<br />
distance dont les étrangers font l'objet. La<br />
place de l'étranger n'est pas une position<br />
enviable ou tenable à long terme. C'est en<br />
partie ce qui s'exprime derrière une réponse<br />
aussi fréquente que sobre et laconique sur les<br />
motivations d'une demande de naturalisation<br />
: «c'est (juste) pour les papiers... ». Cette<br />
raison offusque souvent les Français qui y<br />
voient une attitude trop utilitariste. En un<br />
sens, cet utilitarisme pourrait être interprété<br />
comme un indice d'assimilation, puisqu'il est<br />
fort répandu dans notre société, y compris<br />
dans les relations dites extra-économiques; il<br />
pénètre même la procédure de naturalisation'<br />
17 '. Mais il s'agit ici d'un <strong>des</strong> domaines,<br />
plus névralgiques que d'autres, où l'utilitarisme<br />
est à la fois présent et refoulé. La parole<br />
de l'étranger dans ce cas apparaît d'autant<br />
plus indécente qu'elle est lucide. Par ailleurs,<br />
cette expression, « c'est (juste) pour les<br />
papiers», traduit bien le souhait de sortie<br />
d'une situation d'assignation à une existence<br />
marginale, l'aspiration à une certaine stabilité,<br />
à la fin du travail social qui leur incombe<br />
d'avoir à légitimer encore une présence parfois<br />
déjà ancienne. C'est bien d'une contestation<br />
du statut de l'étranger qu'il s'agit,<br />
même si cette contestation reste bien vaine<br />
dans ses conséquences' 18 '.<br />
Notes<br />
1. Dominique Schnapper, La France de 1'intégration.<br />
Sociologie de la nation en 1990, Paris,<br />
Editions Gallimard (Bibliothèque <strong>des</strong> Sciences<br />
Humaines). 1991, 377 p.<br />
2. Selon l'interprétation avancée par François Dubet<br />
à propos <strong>des</strong> jeunes marginalisés; cf La galère:<br />
jeunes en survie, Paris, Fayard (Mouvements 4),<br />
1987, notamment le chapitre premier.<br />
3. Bernard Glietsch, «Les représentations réciproques<br />
<strong>des</strong> intervenants sociaux et <strong>des</strong> jeunes<br />
d'origine étrangère dans la relation éducative»<br />
in «Jeunesses dans le kaléidoscope», Cultures<br />
et Sociétés, Cahiers du CEMRIC, n° 2, printemps<br />
1993, pp. 33-35.<br />
4. <strong>Pour</strong> une information détaillée sur ce sujet, on<br />
se reportera notamment aux travaux de :<br />
- Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire<br />
de l'immigration. XIX'-XX C siècles, Paris.<br />
Editions du Seuil (Collection « L'univers historique»),<br />
1988, chapitre 2, La Carte et le Code.<br />
- Gérard Noiriel, La tyrannie du national. Le<br />
droit d'asile en Europe 1793-1993, Paris,<br />
Calmann-Lévy, 1991; cf les deux chapitres:<br />
Sans droit ni loi, et: La construction sociale <strong>des</strong><br />
identités nationales.<br />
- Christian Bruschi, «Droit de la nationalité et<br />
égalité <strong>des</strong> droits de 1789 à la fin du XIX e siècle »,<br />
in Questions de nationalité. Histoire et enjeux<br />
d'un code, sous la direction de Smaïn Laacher,<br />
Paris, CIEMI/L'Harmattan, 1987, pp. 21-59.<br />
- Danièle Lochak, «Etrangers et citoyens au<br />
regard du droit», in La citoyenneté et les changements<br />
de structures sociale et nationale de la<br />
population française, ouvrage coordonné par<br />
Catherine Wihtol de Wenden, Edilig/Fondation<br />
Diderot, 1988, pp.73-85.<br />
5. Thomas Humphrey Marshall, Citizenship and social<br />
class and other essays, Cambridge, 1950, pp. 8-11.<br />
6. Gérard Noiriel, Le creuset... op. cit. pp. 83.<br />
7. Ibidem, pp. 110 et sq.<br />
8. Ibidem, chapitre 2. On pourra également se référer<br />
aux ouvrages de :<br />
- Jean Charles Bonnet, Les pouvoirs publics<br />
français et l'immigration dans l'entre-deuxguerres,<br />
Presses de l'Université de Lyon II.<br />
1976,414 p.<br />
- Jacqueline Costa-Lascoux, De l'immigré au<br />
citoyen, Paris, La Documentation française (Notes<br />
et étu<strong>des</strong> documentaires n° 4886), 1989,160 p.<br />
- Patrick Weil, La France et ses étrangers.<br />
L'aventure d'une politique de l'immigration.<br />
1938-1991, Paris, Calmann-Lévy, 1991,407 p.<br />
9. Gérard Noiriel, Le creuset... op. cit. pp. 78 et sq.<br />
10. Brigitte Fichet, «Etranger et immigré. Deux<br />
termes problématiques», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />
Sociales de la France de l'Est, n°20, 1992/93.<br />
pp.112-117.<br />
11. Jacques Katuszewski et Ruwen Ogien, Réseaux<br />
d'immigrés. Ethnographie de nulle part, Paris, Les<br />
éditions ouvrières/Editions économie et humanisme<br />
(Collection Politique Sociale), 1981, p.12.<br />
12. Ibidem, p. 4L<br />
13. Georg Simmel, «Excurs ûber den Fremden»,<br />
Soziologie, Leipzig, 1908, p. 685. Traduction de<br />
Philippe Fritsch et Isaac Joseph, «Digressions<br />
sur l'étranger», in Yves Grafmeyer et Isaac<br />
Joseph, L'école de Chicago. Naissance de l'écologie<br />
urbaine, Paris, Editions Aubier-Montaigne<br />
(Collection «Champ urbain»), pp. 53-54.<br />
14. Nadia Mohia, « La distance socio-culturelle : du<br />
concept à la réalité», in «Propos sur la distance»,<br />
Cultures et Sociétés, Cahiers du CEMRIC.<br />
n°3, hiver 1993, p. 85.<br />
15. Brigitte Fichet, «La distance sociale ou culturelle<br />
: dans quelle mesure?», in «Propos sur la<br />
distance», op. cit., p. 15. Tout le numéro est<br />
consacré à <strong>des</strong> approches diversifiées, plus ou<br />
moins critiques, de la notion de distance sociale<br />
ou culturelle.<br />
16. L'enquête, en cours d'exploitation, a été menée<br />
auprès <strong>des</strong> membres adultes de deux générations<br />
de onze familles portugaises de la région. Cette<br />
recherche vise à explorer les convergences ou<br />
divergences de positions entre les parents et les<br />
enfants <strong>des</strong> mêmes familles.<br />
17. Une <strong>des</strong> raisons avancées pour le contrôle de santé<br />
<strong>des</strong> candidats est qu'ils ne soient pas à charge de<br />
la collectivité.<br />
18. Abdelmalek Sayad a clairement montré le défi que<br />
représentent les migrations pour les ordres nationaux<br />
<strong>des</strong> pays de départ comme de résidence, ainsi<br />
que les limites <strong>des</strong> conséquences de la naturalisation<br />
sur le statut social : voir, entre autres, « L'ordre<br />
de l'immigration entre l'ordre <strong>des</strong> nations», in<br />
L'immigration ou les paradoxes de l'attenté,<br />
Bruxelles, De Boeck Université (Collection<br />
«L'homme/l'étranger»), 1991, pp. 289-311.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 145
OTTHEIN RAMMSTEDT<br />
L'étranger<br />
de Georg Simmel (1)<br />
L'étranger aussi a un nom. Il<br />
peut s'appeler Paul Merkel ou<br />
Monsieur Meursault. Mais qui<br />
peut bien connaître un<br />
étranger du nom de Merkel<br />
ou Meursault. Ces noms<br />
nous sont inconnus bien que<br />
<strong>des</strong> inconnus portant ce nom<br />
aient pu nous être familiers.<br />
Car Paul Merkel est le nom<br />
du protagoniste du roman de<br />
Pené Schickele "L'étranger"®<br />
et Meursault, c'est<br />
"l'Étranger" (3)<br />
de Camus.<br />
Mais peut-être ces noms ne sont-ils peu d'importance. Les noms - nous le savons<br />
plus présents à notre mémoire au moins depuis Kafka si on ne se rappelle<br />
parce que les noms <strong>des</strong> protagonistes<br />
dans les romans de Schickele et de choses à soi; ce sont d'abord les noms qui<br />
plus la «Genèse» - laissent d'abord venir les<br />
Camus n'apparaissent presque jamais, ils ont donnent aux personnages leur individualité :<br />
Huile de Michel Rovelas. Photos Alain Ameslon, 1988<br />
Otthein<br />
Rammstedt<br />
Université de Bielefeld<br />
Faculté de sociologie<br />
Texte traduit par K. Chaland, P. Watier<br />
Laboratoire de Sociologie de la culture<br />
européenne, Université de Strasbourg &<br />
H. Bopst, (Fachbereich Angewandte<br />
Sprach- und Kulturwissenschaft,<br />
Gemersheim).<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 146
Don Quichotte, Werther, Tristram Shandy,<br />
Oblomow, Swann - un nom pour un <strong>des</strong>tin.<br />
Mais depuis qu'au XIX e , l'individualité s'est<br />
réduite en un «vouloir être autrement»<br />
(Anders-sein-Wollen) ou «devoir être<br />
autrement »(Anders-sein-Mùssen)' 4) , l'inverse<br />
est également vrai: le <strong>des</strong>tin individuel,<br />
l'individualité évoquent le nom, ils le mettent<br />
en avant; jadis déjà, Érostrate voulait par une<br />
action - dut-il commettre un délit - immortaliser<br />
son nom. Aujourd'hui c'est plutôt<br />
la souffrance qui supplante de plus en plus<br />
l'action par laquelle se définit l'individualité^1,<br />
c'est en attirant l'attention sur une<br />
telle souffrance que certains se font un nom<br />
- phénomène dont témoignent les nombreuses,<br />
sans doute trop nombreuses, autobiographies<br />
depuis Rousseau' 61 .<br />
Paul Merkel fait figure chez René<br />
Schickele, comme Meursault chez Camus,<br />
d'individu fictif. Merkel et Meursault ne se<br />
caractérisent pas par leur individualité mais<br />
par leur <strong>des</strong>tin d'étranger. D'après Schickele<br />
et Camus, ce <strong>des</strong>tin, n'est ni unique, ni original<br />
ni même individuel - c'est la raison pour<br />
laquelle qu'ils les font agir quasi anonymement.<br />
Le <strong>des</strong>tin d'étranger, pour Merkel<br />
comme pour Meursaut, n'est pas fortuit, il ne<br />
vient pas seulement de l'extérieur; ce <strong>des</strong>tin<br />
n'est pas un fatum qui leur serait imposé.<br />
Tous les deux ne subissent pas le rôle de<br />
l'étranger, mais ils sont activement empêtrés<br />
dans ce <strong>des</strong>tin.<br />
Aucune définition de l'étranger n'est<br />
donnée au lecteur. Schickele et Camus s'en<br />
remettent à ses hypothèses. Tandis qu'au<br />
début <strong>des</strong> romans, Merkel et Meursault sont<br />
<strong>des</strong> éléments interchangeables et sans contours<br />
de leurs cercles sociaux respectifs, et<br />
à la fin <strong>des</strong> romans le lecteur doit partir du<br />
fait qu'ils sont <strong>des</strong> étrangers. Cette mutation<br />
s'est effectuée au cours de l'action. Ceci est<br />
déroutant car le lecteur essaie alors en vain<br />
de se remémorer les passages significatifs<br />
de ce revirement. On est d'autant plus<br />
dérouté, qu'il nous apparaît inacceptable<br />
qu'il puisse être possible de devenir un<br />
étranger en sous-main. La distinction entre<br />
Moi et Toi, ego et alter, semble pourtant<br />
fondamentale; elle est l'assise de notre<br />
connaissance et de notre interprétation du<br />
monde. Et l'étranger c'est pourtant bien<br />
l'autre. Et si l'étranger n'est plus l'autre per<br />
se, qu'est-il donc?' 71<br />
Mais l'étranger que nous dépeignent<br />
Schickele et Camus est-il vraiment l'étranger?<br />
Le doute nous saisit. Nous pensons tout<br />
de même savoir ce que signifie être étranger;<br />
nous avons appris, en tant que voyageur, ce<br />
que signifie être étranger. Comme sociologue<br />
nous avons su en tirer profit, que ce soit<br />
en s'accordant, comme étranger, la possibilité<br />
de l'objectivité' 81 , ou bien en parvenant<br />
soi-même, par adaptation, à réduire la distance<br />
sociale et culturelle dans le pays étranger<br />
de sorte que le rôle de l'étranger se<br />
perde' 91 . Ce qui paraît ici si clair, si conforme<br />
à la compréhension ordinaire de l'étranger,<br />
se complique dès qu'on le verbalise:<br />
comment définir l'étranger?<br />
L'étranger c'est tout d'abord l'éloigné,<br />
c'est celui qui vit à l'étranger, c 'est celui qui<br />
vient de l'étranger. Cela nous est donné par<br />
la langue, sur laquelle repose les définitions<br />
juridiques et politiques de l'étranger. Si<br />
pour le XX e<br />
siècle l'étranger est par exemple,<br />
l'expulsé, le réfugié, l'exilé, la «displaced<br />
person»' 101 , c'est-à-dire une personne<br />
qui doit quitter son pays malgré elle; alors<br />
l'étranger est celui qui voyage contre son<br />
gré. Ceci renvoie le sociologue dont l'objet<br />
est l'étranger à Georg Simmel, et l'entraîne<br />
à faire usage de la formulation de Simmel,<br />
c'est-à-dire à désigner l'étranger comme un<br />
être mobile (Wanderer), «qui vient aujourd'hui<br />
et qui reste demain » (11) . Cette formulation<br />
est considérée comme la définition<br />
de l'étranger par Simmel. Ceci incite à<br />
penser que la dimension spatiale est la<br />
condition de l'étranger. Mais en est-il vraiment<br />
ainsi? Suffit-il pour définir l'étranger<br />
de manière suffisamment précise d'évoquer<br />
le rapport à l'espace associé à un minimum<br />
d'attachement local ?<br />
Afin de faire naître le doute, rappelonsnous<br />
les <strong>des</strong>tins d'émigrants. Après la 2 e<br />
guerre mondiale, un émigrant célèbre avait<br />
dit, avec une certaine revendication à la<br />
généralisation : «Le pays étranger n'est pas<br />
devenu notre patrie, mais notre patrie est<br />
devenue un pays étranger»' 121 . Ceci renvoie<br />
aux limites de toute définition dans la mesure<br />
où l'émigrant ne peut plus s'établir sans<br />
être considéré par les autres comme étranger;<br />
le lieu qui lui était (est) familier et<br />
duquel il émigra n'existe plus. Ce lieu n'est<br />
plus circonscrit spatialement mais uniquement<br />
temporellement.<br />
La notion d'étranger<br />
chez Simmel<br />
On ne rend pas justice à Simmel en prenant<br />
au mot la définition qui lui est attribuée;<br />
il suffit en effet d'examiner ses réflexions<br />
sur l'étranger pour constater assez<br />
rapidement qu'elles vont à l'encontre de<br />
ladite définition. <strong>Pour</strong> Simmel, l'étranger<br />
est une «forme sociologique», caractérisée<br />
par le fait d'être à la fois fixé en un point de<br />
l'espace et détaché de ce même point. Il en<br />
découle pour cette forme sociologique que<br />
la relation à l'espace d'une part la condition,<br />
mais d'autre part le «symbole <strong>des</strong> relations<br />
entre hommes» 031 . En évoquant l'étranger<br />
comme une «forme sociologique», Simmel<br />
entend une forme cristallisée de l'action<br />
réciproque qui est socialement donnée<br />
d'avance à chacun et qui peut être utilisée<br />
pour la réalisation de différents contenus 041 .<br />
Saisir l'étranger comme une forme<br />
sociologique renvoie à la spécificité de<br />
l'analyse simmélienne car Simmel détache<br />
non seulement l'étranger de la condition<br />
spatiale existante en prenant les distances<br />
<strong>sociales</strong> qui s'accroissent rapidement dans<br />
les sociétés modernes comme <strong>des</strong> sublimations<br />
(Überhöhungen) symboliques mais il<br />
rend aussi l'étranger - comme forme ou<br />
encore comme type - dépendant de l'action<br />
réciproque sociale c'est-à-dire que le grou-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 147
pe et l'autre déterminent par l'interaction,<br />
la forme selon laquelle l'autre peut devenir<br />
un interactant pour les membres du groupe<br />
et de quelle manière le type social « étranger»<br />
se manifeste' 15 '.<br />
L'étranger de Simmel est, en tant que<br />
forme, analytiquement séparé <strong>des</strong> contenus<br />
possibles qui peuvent lui être attribués. La<br />
forme «étranger» n'est donc pas une disposition<br />
psychique mais au contraire exclusivement<br />
une forme sociale - c'est pourquoi<br />
Simmel décrit également l'étranger comme<br />
« un type social » - se constituant sur la base<br />
de la spatialité de toute interaction sociale<br />
et qui par là présentent <strong>des</strong> traits qui se rencontrent<br />
partout à la fois.<br />
La «Digression sur l'étranger»<br />
de Simmel<br />
La célèbre digression sur l'étranger de<br />
Simmel, qui compte à peine sept pages, est<br />
placée dans le chapitre IX de sa grande<br />
«Soziologie» de 1908, lequel s'intitule:<br />
«L'espace et l'ordre spatial de la société».<br />
Nous soulignons cela dans la mesure où la<br />
réception de la sociologie de Simmel est<br />
presque toujours réalisée en pointillé (la<br />
réception de «Soziologie» est presque toujours<br />
ponctuelle) et parce qu'il semble<br />
désormais aller de soi de considérer ces<br />
digressions comme <strong>des</strong> parties isolées' 16 '.<br />
Mais dans le cas précis de la digression sur<br />
l'étranger, ne pas tenir compte de son<br />
contexte conduit à <strong>des</strong> erreurs d'interprétations.<br />
Nous nous souvenons que le chapitre<br />
«L'espace et l'ordre spatial de la société» se<br />
compose de deux parties : «La sociologie de<br />
l'espace» et «Sur les projections spatiales<br />
<strong>des</strong> formes <strong>sociales</strong>» (17) . La première partie<br />
se compose de cinq paragraphes, dont le dernier<br />
problématise, le changement de lieu, le<br />
déplacement' 18 '. Simmel part de deux interrogations<br />
: « Quelles sont les formes de socialisation<br />
d'un groupe de personnes mobiles en<br />
regard de celles d'un groupe spatialement<br />
fixé? et «quelles formes se constituent pour<br />
le groupe mais également pour les personnes<br />
mobiles lorsque seulement certains éléments<br />
du groupe et non le groupe en son entier sont<br />
mobiles?' 19 'La seconde question se subdivise<br />
à son tour car d'après Simmel la mobilité<br />
peut à la fois contribuer à l'uniformisation du<br />
groupe comme à son dualisme' 20 '. Comme<br />
exemples de ce dernier aspect, il cite comme<br />
éléments singuliers, le vagabond et l'aventurier'<br />
21 ' puis - à l'opposé <strong>des</strong> noma<strong>des</strong> comme<br />
communauté mobile - les communautés de<br />
voyageurs, par exemple autrefois les associations<br />
significatives de compagnons. <strong>Pour</strong><br />
finir, il constate que «la position du sédentaire<br />
à l'opposé de son adversaire, dépendant<br />
de la mobilité» devient au cours du temps<br />
toujours plus favorable; ceci peut se comprendre<br />
« par les facilités à changer de lieux »<br />
lesquelles permettraient au sédentaire de<br />
jouir en même temps <strong>des</strong> avantages de la<br />
mobilité' 22 '. C'est à cet endroit que débute<br />
«la digression sur l'étranger» - pour ainsi<br />
dire une considération ajoutée à la première<br />
partie.<br />
La forme sociologique de l'étranger<br />
pose l'unité entre le détachement d'un point<br />
spatial et la fixation à ce même point; la disjonction<br />
de ce qui ici constitue une unité<br />
était le fondement <strong>des</strong> réflexions précédentes<br />
de Simmel. Et en outre, la notion<br />
d'espace est ici le symbole <strong>des</strong> rapports aux<br />
autres. C'est seulement ainsi, que la formulation<br />
prend son sens, à savoir que l'étranger<br />
n'est pas, comme généralement admis,<br />
le voyageur qui vient aujourd'hui et qui part<br />
demain mais contrairement à lui, il est celui<br />
qui «vient aujourd'hui et qui reste demain».<br />
Car l'étranger «est fixé à un cercle spatialement<br />
déterminé ou à un cercle dont les<br />
limites sont analogues aux limites spatiales,<br />
mais sa position dans le cercle est essentiellement<br />
déterminée par le fait qu'il ne fait<br />
pas d'emblée partie de ce cercle, qu'il introduit<br />
<strong>des</strong> caractéristiques qui ne sont pas<br />
propres à ce cercle et qui ne peuvent pas<br />
l'être»' 23 '. Le prêtre, le guérisseur, le sage -<br />
tous disposent de forces qui ne procèdent ni<br />
ne sont alimentées par le groupe mais dont<br />
celui-ci est demandeur. <strong>Pour</strong> le prêtre, le<br />
guérisseur et le sage, il est décisif pour leur<br />
position que quelque chose qui pour les<br />
autres membres du groupe est loin, soit pour<br />
eux proche. En référence aux rapport aux<br />
autres, on peut retenir, dans un sens figuré,<br />
que «la distance à l'intérieur de la relation<br />
signifie que le proche est lointain, mais le<br />
fait même de l'alterità signifie que le lointain<br />
est proche »' 24> .<br />
<strong>Pour</strong> Simmel, être étranger dans une<br />
telle constellation est «une relation tout à<br />
fait positive»' 25 '. L'étranger occupe ainsi<br />
une position tout à fait particulière dans le<br />
groupe, dans la société, qui se traduit par<br />
<strong>des</strong> conditions privilégiées pour lui. Ainsi,<br />
Simmel désigne par «l'attitude de l'objectivité»<br />
(Attitude <strong>des</strong> Objektiven), la mobilité<br />
de l'étranger, lequel «entre occasionnellement<br />
en relation avec chaque élément<br />
particulier [du groupe; O. R] »
« sont appréhendés non pas comme <strong>des</strong> individus<br />
mais surtout comme <strong>des</strong> étrangers<br />
d'un type particulier»
l'étranger dans la discussion antisémite de<br />
la fin du XIX e , et le «devenir étranger»<br />
(Zum-Juden-Werderi) de Georg Simmel
logie <strong>des</strong> peuples). Peu nombreux sont les<br />
passages qui, comme cette interprétation de<br />
l'étranger, montrent pourquoi Simmel<br />
voyait en Lazarus son maître en sociologie.<br />
Les affinités entre Lazarus et Simmel<br />
deviennent encore plus évidentes si, par<br />
contraste, on lit les argumentations de T.<br />
Herzl qui, eu égard à l'antisémitisme qui se<br />
développait aussi rapidement qu'une épidémie,<br />
définit dans son «Etat juif»<br />
(Judenstaat) la nation comme «un groupe<br />
historique de gens qui sont unis de manière<br />
reconnaissable et qui ont un ennemi commun<br />
» (59) . Conformément à cette définition<br />
de l'ennemi, il écrit au sujet de l'étranger:<br />
«Qui est (l')étranger dans un pays, c'est la<br />
majorité qui peut le décider; c'est une question<br />
de pouvoir, comme tout ce qui concerne<br />
le déplacement <strong>des</strong> peuples»' 60 '.<br />
Que Simmel ait suivi avec intérêt le sionisme<br />
de Herzl tout en restant critique à son<br />
égard, apparaît dans les lettres de Simmel<br />
datant de 1897' 61)<br />
ainsi que dans une observation<br />
dans laquelle il fait remarquer qu'en<br />
fin de compte le sionisme est anachronique'<br />
62 ', car une exclusion sociale est selon<br />
lui en contradiction avec toute différenciation<br />
fonctionnelle. On peut rappeler ici la<br />
constation de Simmel, tirée de «Philosophie<br />
de l'argent» selon laquelle la conception<br />
du juif en tant qu'étranger serait historiquement<br />
dépassée. Ainsi, ce ne serait pas<br />
l'exclusion du juif en tant qu'étranger qui<br />
constitue la modernité. L'étranger, même<br />
dans le cas où le juif est considéré comme<br />
étranger, devrait toujours être compris<br />
comme le produit d'une forme d'interaction.<br />
Selon Simmel, l'étranger ne peut pas<br />
être défini de manière unilatérale mais doit<br />
être déterminé socialement de façon réciproque.<br />
Georg Simmel, l'étranger.<br />
Tout au long de sa vie, Simmel a refusé<br />
l'explication <strong>des</strong> théories par le recours à la<br />
biographie «car les anecdotes biographiques»<br />
écrit-il «concernent justement le<br />
côté impersonnel <strong>des</strong> philosophes. Que<br />
quelqu'un ait été pauvre ou riche, beau ou<br />
laid, anglais ou allemand, marié ou célibataire,<br />
c'est quelque chose de relativement<br />
commun qu'il partage avec d'innombrables<br />
personnes»' 63 '. A l'inverse, Simmel est<br />
d'avis que la pensée scientifique reflète justement<br />
le côté personnel et singulier.<br />
Cependant on se permettra, et pas uniquement<br />
parce que Simmel lui-même ne s'y<br />
tenait pas strictement, d'attirer l'attention<br />
sur deux épiso<strong>des</strong> susceptibles d'éclairer la<br />
théorie de l'étranger de Simmel; (1) on doit<br />
partir du fait que Simmel a écrit sa «digression<br />
sur l'étranger» après «Sociologie de la<br />
pauvreté», donc probablement fin 1906 ou<br />
début 1907' 641 . Or, l'année 1907 fut dramatique<br />
pour Simmel. Dans une lettre adressée<br />
à G. Jellinek, Simmel se déclare prêt à<br />
accepter une chaire de professeur extraordinaire,<br />
équivalente à celle qu'il occupait<br />
alors à Berlin, à Heidelberg - pourvu qu'il<br />
puisse avoir l'opportunité de quitter Berlin.<br />
Simmel écrit, également en 1907, à E.<br />
Husserl : «Florence est mon pays, la patrie<br />
de mon âme, pour autant que les gens tels<br />
nous en aient une»' 65 '. Simmel semble alors<br />
se détacher de Berlin. Il veut partir de cette<br />
ville où il est né, où il a toujours vécu et,<br />
comme il le sait lui-même dont il a été<br />
imprégné. En 1907, une grande partie de ses<br />
relations <strong>sociales</strong> s'étaient défaites, les amitiés<br />
de longue date étaient rompues, les<br />
cercles culturels étaient devenus insignifiants,<br />
quant aux nouveaux contacts avec le<br />
milieu culturel et universitaire, ils échouèrent.<br />
Depuis <strong>des</strong> années sa carrière universitaire<br />
stagnait et il était de plus en plus<br />
isolé. A cette époque, les relations avec sa<br />
famille paraissaient elles aussi incertaines.<br />
On peut supposer que Simmel cherchait à<br />
prendre, ailleurs, un nouveau départ, qu'il<br />
voulait ailleurs et en tant qu'étranger faire<br />
de nouveau ses preuves.<br />
Comme nous le savons, en 1908,<br />
l'espoir qu'avait Simmel d'obtenir une<br />
chaire à l'université d'Heidelberg se<br />
brisa' 66 '. Cet échec était probablement dû à<br />
l'appréciation antisémite que porta Schâfer<br />
sur Simmel, et dont ce dernier n'eut connaissance<br />
que beaucoup plus tard, probablement<br />
par l'intermédiaire de G. Jellinek.<br />
Cela, et seulement cela, lui permit de mettre<br />
un nom sur les personnes du milieu universitaire<br />
qui avaient constamment agi contre<br />
lui. «L'antisémitisme, le mauvais traitement<br />
à l'égard <strong>des</strong> personnalités indépendantes,<br />
le traitement de défaveur réservé<br />
aux <strong>sciences</strong> humaines par rapport aux<br />
<strong>sciences</strong> naturelles», voilà ce qui est selon<br />
Simmel à l'origine de ses difficultés dans la<br />
vie universitaire. La voie parlementaire se<br />
devait de remédier à ces pratiques bien<br />
connues <strong>des</strong> universitaires mais désavouées<br />
par le gouvernement,ainsi que Simmel<br />
l'écrivait au début de l'année 1914,<br />
peu après avoir accepté une chaire à<br />
Strasbourg' 67 '.<br />
Que Simmel ait, au début de l'année<br />
1914, désigné l'antisémitisme dans les universités<br />
comme un problème majeur, n'est<br />
pas étonnant; ce qui l'est beaucoup plus<br />
c'est qu'il ait dénoncé plus particulièrement<br />
la politique à laquelle il reprochait d'avoir<br />
introduit ce thème dans les universités. Le<br />
fait que sa nomination ait été l'objet d'un<br />
débat au parlement d'Alsace-Lorraine peut<br />
lui en avoir semblé la preuve. On y insinue<br />
en effet «que son enseignement négatif en<br />
matière de religion et de morale est bien<br />
connu» et «bien évidemment» on met en<br />
avant sa judaïcité' 68 '. Dans le Strasbourg <strong>des</strong><br />
années 1913/14, ces difficultés allaient de<br />
pair avec la publication du décret selon<br />
lequel l'une <strong>des</strong> deux chaires de philosophie<br />
ne pouvait être attribuée qu'à un scientifique<br />
catholique' 69 '. Simmel pensait pouvoir<br />
échapper aux querelles qui s'en suivirent en<br />
ne maintenant <strong>des</strong> contacts qu'avec de<br />
vieilles connaissances comme le philosophe<br />
Otto Baensch, les spécialistes d'histoire de<br />
l'art Georg Dehio et Ernst Polaczek, le<br />
juriste Fritz van Calker, les politologues<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 151
Georg Friedrich Knapp et Werner Wittich.<br />
Par contre, il garda ses distances vis-à-vis<br />
de sa propre faculté. Et cette attitude aggrava<br />
sa condition d'étranger qu'il avait subi<br />
au début de son séjour à Strasbourg bien<br />
qu'en même temps il s'engageait - comme<br />
il avait déjà prévu de le faire à Heidelberg -<br />
à assumer pleinement son rôle d'étranger. Il<br />
connaissait très bien Ernst Stadler et René<br />
Schickele. Il fut introduit par Pierre Bûcher<br />
dans le cercle de ce dernier, fut reçu dans le<br />
salon d'Eisa Koeberlé (70) , et noua <strong>des</strong> liens<br />
avec les directeurs <strong>des</strong> archives' 71 ', <strong>des</strong> musées<br />
et théâtres et essaya de collaborer avec<br />
les journaux strasbourgeois' 72 '. Tout ceci se<br />
fit en dehors <strong>des</strong> obligations universitaires,<br />
au cours <strong>des</strong> derniers mois de paix, c'est-àdire<br />
entre avril et juillet 1914.<br />
Malgré ce programme chargé qu'il<br />
menait parallèlement à ses projets scientifiques<br />
(coopération avec les universités de<br />
Fribourg et de Heidelberg en vue d'une formation<br />
commune; projet d'approfondissement<br />
et de consolidation de ses contacts<br />
avec Paris), malgré tout ceci, il soulignait sa<br />
condition d'étranger. En avril 1914, il écrit<br />
à Ludwig Fulda : «Recevez mes salutations<br />
cordiales de notre nouvelle, je n'ose pas<br />
dire, patrie. Nous sommes trop vieux pour<br />
nous établir de nouveau (beheimaten) et<br />
pour autant que j'aie une patrie - ce à quoi<br />
je ne voudrais pas prétendre avec certitude<br />
- cette patrie se situera toujours à Berlin ou<br />
plus précisément à Westend».<br />
Conclusion<br />
L'étranger et l'apatride, c'est ce qui ressort<br />
<strong>des</strong> propos de Simmel, sont étroitement<br />
liés. Cette relation semble rejoindre les<br />
formes actuelles d'étrangers: le réfugié,<br />
l'émigré, l'exilé, tous ont en commun d'être<br />
apatri<strong>des</strong>. Mais dans ces exemples, la<br />
notion d'espace n'est pas sociologique mais<br />
géographique. «Nous sommes trop vieux<br />
pour nous établir de nouveau (beheimaten)<br />
» avait écrit Simmel dans sa lettre à L.<br />
Fulda. Si on localise l'étranger en effet dans<br />
l'espace et non géographiquement, alors il<br />
en va de même pour la notion de patrie.<br />
Simmel l'a évoqué dans un aphorisme qui<br />
date de sa période strasbourgeoise : « Quel<br />
bonheur inexprimable d'être quelque part à<br />
l'étranger chez soi, car ceci est une synthèse<br />
de nos deux désirs majeurs : le désir de<br />
voyager et celui d'avoir une patrie, une synthèse<br />
de Devenir et d'Etre»' 73 '.<br />
<strong>Pour</strong> Merkel, le personnage de l'oeuvre<br />
de René Schickele, la notion géographique<br />
de «patrie» devient, au moment décisif,<br />
également la «légende de son âme»' 74 'et<br />
sera remplacée, par son auteur, par une<br />
notion sociologique, celle de proximité ressentie<br />
dans un contexte interactionnel<br />
durable. En est révélateur ce passage, dans<br />
lequel il dit qu' »une âme habile peut trouver<br />
partout une patrie »' 75 ' et qui évoque également<br />
la partie nécessairement active de<br />
Merkel.<br />
La <strong>des</strong>cription par René Schickele de<br />
Paul Merkel, personnage fictif né en 1871 à<br />
Saverne et devenant étranger dans l'Alsace<br />
prussienne, repose sur une idée de l'étranger<br />
qui se manifeste au moment où Merkel<br />
prend conscience de son rôle d'étranger. «Il<br />
savait» écrit Schickele, «qu'il avait échappé<br />
à l'étable de la communauté (...) Au<br />
contact du monde extérieur il s'aperçut<br />
qu'il était un autre, un étranger mobile» (76) .<br />
Cela nous rappelle quelque chose et à<br />
juste titre. Car Schickele avait fait ses<br />
étu<strong>des</strong> auprès de Simmel et était très proche<br />
de lui en 1907, à l'époque même où Simmel<br />
écrivait son «étranger» tandis que lui écrivait<br />
son roman.<br />
Notes<br />
1. Cet article est la traduction du texte retravaillé<br />
de la conférence tenue le 3 décembre 1993 dans<br />
le cadre du Laboratoire de Sociologie de la culture<br />
européenne. L'auteur tient particulièrement<br />
à remercier Patrick Watier, Freddy Raphaël<br />
pour son texte «L'étranger» (in G. Simmel, La<br />
sociologie et l'expérience du monde moderne,<br />
sous la direction de P. Watier, Paris, Méridiens<br />
Klincksieck, 1986, pp. 257-281) auquel il doit<br />
beaucoup, ainsi que le CNRS qui a rendu possible<br />
son séjour prolongé à Strasbourg afin qu'il<br />
puisse poursuivre sa recherche sur G. Simmel.<br />
2. René Schickele, Der Fremde, in Werke in drei<br />
Bänden. Bd. 1. Köln, Berlin, Kiepenheuer<br />
& Witsch, s.d., pp. 1013-1181.<br />
3. Albert Camus, L'Etranger, Paris, Gallimard,<br />
1942. Voir aussi Adèle King, Albert Camus,<br />
«L'Etranger», the stranger or the outsider,<br />
London 1980.<br />
4. Cf. Georg Simmel, Die beiden Formen <strong>des</strong><br />
Individualismus. Das freie Wort, Frankfurter<br />
Halbmonatsschrift für Fortschritt auf allen<br />
Gebieten <strong>des</strong> gesittigen Lebens 1 (1901/1902),<br />
pp. 397-403.<br />
5. Cf. Voir Georg Simmel, Zu einer Theorie <strong>des</strong><br />
Pessimismus, in Georg Simmel Gesamtausgabe<br />
Bd.5, Aufsätze und Abhandlungen 1894-1900,<br />
Heinz-Jürgen Dahme et David P. Frisby, (éd.,),<br />
Frankfurt, Suhrkamp 1992, pp. 543-552. (cit.<br />
p. 550)<br />
5. Cf. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions.<br />
(trad. all., Selbstbildnis, Zürich, Manesse, i960,<br />
p. 51 s.)<br />
6. Cf. Herfried Münckler, Schroff gezeichnet,<br />
schwarz gemalt und rasch verkauft: Das<br />
Feindbild, Frankfurter Allgemeine Magazin,<br />
Heft 685 vom 16. April 1993, pp. 20-30.<br />
7. Au milieu du XIX e , Wilhelm Heinrich Riehl<br />
avait déjà attiré l'attention sur le problème<br />
méthodologique de l'observateur étranger. Cf.<br />
«Handwerksgeheimnisse <strong>des</strong> Volksstudiums»<br />
in W.H. Riehl, Die Naturgeschichte <strong>des</strong> Volkes<br />
als Grundlage einer deutschen Social-Politik,<br />
Bd. 4, Wanderbuch als zweiter Teil zu 'Land<br />
und Leute', Stuttgart, J.G. Cotta, 1869, pp. 1-34.<br />
8. La discussion méthodologique relative à<br />
l'observation participante ne s'est, sur ces<br />
points, pas modifiée au cours du XX e<br />
siècle.<br />
9. Cf. Hannah Arendt, The Origins ofTotalitarism,<br />
1951. (all, Elemente totaler Herrschaft,<br />
Frankfurt, Europäische Verlagsanstalt, 1958,<br />
p. 24 ss.)<br />
10. Georg Simmel, Soziologie. Untersuchungen<br />
über die Formen der Vergesellschaftung [pour<br />
la suite, SOZ], (1908), Gesamtausgabe, Bd. 11,<br />
Otthein Rammstedt, (éd.,), Frankfurt a. M.,<br />
Suhrkamp, 1992, p. 764.<br />
11. Alfred Polgar, Der Emigrant und die Heimat, in<br />
Anderseits, Erzählungen und Erwägungen,<br />
Amsterdam, Querido, 1948.<br />
12. SOZ, p. 764.<br />
13. <strong>Pour</strong> la problématique forme/contenu voir<br />
Georg Simmel, Das Problem der Soziologie, in<br />
Georg Simmel Gesamtausgabe Bd. 5, op. cit.,<br />
pp. 52-62, <strong>des</strong>cript. p. 54 s. et SOZ, p. 17 ss. Le<br />
problème de la sociologie, in G. Simmel et les<br />
Sciences humaines, sous la direction<br />
d'O. Rammstedt et P. Watier, Paris, Méridiensklincksieck,<br />
1992, p.30 et suivantes<br />
14. Nombre de commentaires sur l'étranger de<br />
Simmel ne prennent en compte qu'un de ces<br />
deux aspects; la reformulation «marginal man»<br />
pour l'étranger en est un exemple. Cf. Robert E.<br />
Park, Human migration and the marginal man,<br />
The American Journal of Sociology 33, 1928,<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 152
pp. 881-893. (<strong>des</strong>cript. p. 888). Voir également<br />
Alfred Schutz, The Stranger, Collected Papers<br />
II, Studies in Social Theory.den Haag : Martinus<br />
Nijhoff 1964, pp. 91-105 et H. Arendt, The Jew<br />
as Pariah. Jewish Identity and Politics in the<br />
Modern Age, Ron H. Feldman (éd.,), New York,<br />
1978. Se reporter également à Alois Hahn,<br />
Überlegungen zu einer Soziologie <strong>des</strong> Fremden,<br />
Simmel Newsletter 2, 1992, pp" 54-61, (60).<br />
15. Wolf Lepenies prétendait encore récemment<br />
que la «Soziologie» de Simmel n'était une<br />
«mosaïque d'essais» in Die drei Kulturen,<br />
Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft,<br />
Reinbek, Rohwohlt, 1988, p. 290.<br />
16. Ces deux parties furent pré-publiées en 1903;<br />
elles se trouvent à présent dans Georg Simmel-<br />
Gesamtausgabe, Bd. 7 (à paraître).<br />
17. Voir SOZ, pp. 748-764.<br />
18. Ibid. p. 748.<br />
19. Ibid. p. 755.<br />
20. Ibid. p. 760.<br />
21. lbid.p.764.<br />
22. SOZ,p.765. (ici la trad, s'est inspirée de celle<br />
Y. Grafmeyer et 1. Joseph sans la reprendre littéralement)<br />
23. G. Simmel, Digression sur l'étranger in L'école<br />
de Chicago, Y. Grafmeyer, I. Joseph, Aubier,<br />
Paris, 1984, p. 54. (SOZ, p. 765).<br />
24. Ibid. p. 765.<br />
25. Ibid. p. 766.<br />
26. Variante de G. Simmel, Digression sur l'étranger<br />
in L'école de Chicago, op. cit., p. 55. (SOZ.<br />
p. 766).<br />
27. G. Simmel, Digression sur l'étranger in L'école<br />
de Chicago, op. cit., p. 56. (SOZ, p. 767).<br />
28. Ibid. p. 768.<br />
29. G. Simmel, Digression sur l'étranger in L'école<br />
de Chicago, op. cit., p. 57. (SOZ, p. 769).<br />
30. Ibid. p. 770.<br />
31. La Bruyère désignait déjà dans «Les<br />
Caractères» (1688) <strong>des</strong> «types de tous le<br />
temps», «le parvenu, l'égoiste, le fat, le collectionneur».<br />
Simmel connaissait bien entendu la<br />
compréhension par type dans la littérature, un<br />
point de discussion central, à laquelle Simmel<br />
participa de manière engagée, dans le<br />
Naturalisme.<br />
32. Georg Simmel-Gesamtausgabe, Bd. 6, [pour la<br />
suite PHG] David P. Frisby, Klaus Chr. Köbnke<br />
(éd.,), Frankfurt, Suhrkamp, 1989, p. 308 ss.<br />
33. Georg Simmel, PHG, op. cit., p. 308.<br />
34. La dénomination, action réciproque, centrale pour<br />
la sociologie de Simmel, fut traduite par Albion<br />
W. Small, dans toutes les pré-publications de parties<br />
de «Soziologie» dans l'»American Journal<br />
of Sociology », par «interaction» - et ce terme fit<br />
ainsi carrière en sociologie.<br />
35. Cf. Georg Simmel, Philosophie <strong>des</strong> Gel<strong>des</strong>, p.<br />
41 ss., p. 658, 666 s.; Die Probleme der Geschichtsphilosophie,<br />
Leipzig, Duncker &<br />
Humblot 2. Aufl 1905, p. 100 ss.; Hauptprobleme<br />
der Philosophie, Berlin und Leipzig<br />
1910, 8 e éd., 1964, p. 36 ss.; Grundfragen der<br />
Soziologie (Individuum und Gesellschaft),<br />
Berlin und Leipzig, Walter de Gruyter 1917,<br />
4 e éd., 1984, p. 10 ss. <strong>Pour</strong> une approche plus<br />
générale voir aussi, Heinz Otto Luthe, Distanz:<br />
Untersuchung zu einer vernachlässigten<br />
Kategorie, München, Wilhelm Fink, 1985.<br />
36. Cf. Georg Simmel, Einleitung in die<br />
Moralwissenschaft, Bd.l, K. C. Köhnke, (éd.,).<br />
Georg Simmel Gesamtausgabe, Bd. 3. Frankfurt,<br />
Suhrkamp 1989, pp. 132, 133. Voir également<br />
Moritz Lazarus, Das Leben der Seele, Bd.<br />
2. Geist und Sprache, Berlin, Ferd. Dümler,<br />
3.Aufl, 1884, p. 404 ss.<br />
37. Cf. Georg Simmel, Philosophie der Landschaft,<br />
Die Giildenkammer, Norddeutsche Monatshefte<br />
3(1912/1913), pp. 635-644)<br />
38. Voir également Klaus Lichtblau, «Das Pathos<br />
der. Distanz. Präliminarien zur Nietzsche<br />
Rezeption bei Georg Simmel » in Georg Simmel<br />
und die Moderne : Neue Interpretationen und<br />
Materialien. H-J. Dahme. O. Rammstedt (éd.,),<br />
Frankfurt, Suhrkamp, 1984, pp. 231-282.<br />
39. SOZ, p. 766.<br />
40. «Georg Simmel, Anfang einer unvollständigen<br />
Selbstdarstellung», in Buch <strong>des</strong> Dankes an<br />
Georg Simmel, K. Gassen et M. Landmann<br />
(éd.,), Berlin, Duncker & Humblot, 1958, p. 9 s.<br />
41. SOZ, p. 51 .Digression sur le problème : comment<br />
la société est-elle possible ? , in : G. Simmel, la<br />
sociologie et l'expérience du monde moderne,<br />
Paris, Méridiens Klincksieck. 1986, p. 32.<br />
42. Ibid.<br />
43. SOZ, p. 546.<br />
44. Cf. Chapitre 7 de « Soziologie ».<br />
45. Cf. SOZ, p. 546.<br />
46. Georg Simmel, Philosophie <strong>des</strong> Gel<strong>des</strong>, (2nde<br />
2d. 1907).<br />
Gesamtausgabe, Bd. 6, D. P. Frisby, K.C.<br />
KÖhnke, Frandfurt am Main, 1989, pp. 285-<br />
291.<br />
47. Cf. Margarete Susman, Die geistige Gestalt<br />
Georg Simmeis, Tübingen, J.C.B.Mohr (Paul<br />
Siebeck), 1959. Hans Liebeschütz, Von Georg<br />
Simmel zu Franz Rosenzweig. Studien zum<br />
jüdischen Denken im deutschen Kulturbereich,<br />
Tübingen, 1970. René König, Die Soziologie, in<br />
Leonhard Reinisch (éd.,), Die luden und die<br />
Kultur, Stuttgart, Kohlhammer, 1961, pp. 61-<br />
77. Almut Loycke, op. cit.,.<br />
48. Cf. Klaus Christian Köhnke, Georg Simmel als<br />
Jude, in Erhard R. Wiehn (éd.,), Juden in der<br />
Soziologie, Konstanz, Hartung-Gorre, 1989, pp.<br />
175-195.<br />
49. K. C. Köhnke, «Georg Simmel als Jude», in E.<br />
R. Wiehn (éd.,), Juden in der Soziologie,<br />
Konstanz, Hartung-Gorre, 1989, pp. 175-195.<br />
50. Cf. Thomas Nipperdey, Deutsche Geschichte<br />
1866-1918, Bd.l, Arbeitswelt und Bürgergeist,<br />
München, C.H.Beck, 1990, p. 404 ss.<br />
51. Cf. Simon Dubnow, Weltgeschichte <strong>des</strong> jüdischen<br />
Volkes, Bd. 10, Die neueste Geschichte<br />
<strong>des</strong> jüdischen Volkes. Das Zeitalter der zweiten<br />
reaktion (1880-1814), Berlin. Jüdischer Verlag<br />
1929, pp. 119-226. Voir également J.<br />
Wertheimer, Unwelcome strangers. East<br />
European Jews in Imperial Germany, Oxford,<br />
1987.<br />
52. Voir la note sur la notion d'antisémitisme introduite<br />
en 1879; Dubnow, op. cit., p. 16, note 1.<br />
53. Voir l'introduction de Ingrid Belkes dans<br />
l'ouvrage éditée par elle; Moritz Lazarus und<br />
Heymann Steinthal. Die Begründer der<br />
Völkerpsychologie in ihren Briefen, Tübingen,<br />
J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1971, pp. XIII-<br />
CXLI.<br />
54. Cf. Simon Dubnow, op. cit., p. 48.<br />
55. Cf. Ingrid Belke, op. cit., p. LXXIII ss.<br />
56. Moritz Lazarus, Die Ethik <strong>des</strong> Judenthums,<br />
Frankfurt a.M. : J.Kauffmann 1898, p. 181, § 173.<br />
57. Ibid.<br />
58. Cité d'après Dubnow, op. cit., p. 314.<br />
59. Cité d'après Dubnow, op. cit., p. 316.<br />
60. Cf.S. Lozinskij, «Simmeis, Briefe zur jüdischen<br />
Frage», in Ästhetik und Soziologie um die<br />
Jahrhundertwende: Georg Simmel, H. Böhringer,<br />
K. Gründer (éd.,), Frankfurt a.M.,<br />
Vittorio Klostermann, 1976, pp. 240-243.<br />
61. SOZ, p. 563.<br />
62. G. Simmel, Über Geschichte der Philosophie,<br />
Die Zeit n°504, 28/05/1904, p. 99.<br />
63. Attendu qu'aucune trace de la «Digression sur<br />
l'étranger» ne se trouve dans la «Sociologie de<br />
l'espace» parue en 1903. on peut supposer que<br />
la rédaction de la digression s'est effectuée<br />
après 1903. C'est en 1906 que parut «Sociologie<br />
de la pauvreté», mentionnant dans certains renvois,<br />
le type social de l'étranger. Or la digression,<br />
n'y est pas encore mentionnée, il est donc<br />
probable qu'elle ait été rédigée après 1906. La<br />
«Digression sur l'étranger» évite toute référence<br />
à d'autres passages sur l'étranger et sur le<br />
type social - en dépit du parallélisme que<br />
Schickele se plaisait à établir ailleurs avec le<br />
type social du pauvre. Ceci nous amène à supposer<br />
que Simmel l'a rédigée indépendamment<br />
de ses autres écrits et qu'elle a été <strong>des</strong>tinée à<br />
paraître séparément comme pourrait le lui avoir<br />
inspiré la longueur du sujet et le sujet lui-même.<br />
Or, jusqu'à présent aucune pré-publication n'a<br />
été trouvée.<br />
64. Lettre datée du 12 mars 1907 (in Georg Simmel<br />
Gesamtausgabe (GSG), 22/23)<br />
65. Cf. M. Landmann, Bausteine zur Biographie, in<br />
Buch <strong>des</strong> Dankes an Georg Simmel, op. cit., pp.<br />
11-33.<br />
66. Lettre datée du 30 janvier 1914 et adressée à<br />
Gottfried Traub.<br />
67. Scéance du 26 février 1914; voir le rapport dans<br />
la Straßburger Post datée du 27 février 1914,<br />
édition de midi.<br />
68. Cf. John E. Craig, Scholarship and Nation<br />
Building, The Universities of Strasbourg and<br />
Alsatian Society, ¡870-1939, Chicago, London,<br />
University of Chicago Press, 1984, p. 166 ss.<br />
69. Emst Stadler relate ces faits dans une lettre datée<br />
de juillet 1914 et adressée à René Schickele .<br />
70. Le directeur <strong>des</strong> archives municipales, Otto<br />
Winckelmann, était un camarade de classe de<br />
G. Simmel.<br />
71. La correspondance avec Kurt Schede, rédacteur-<br />
feuilletonniste à la Straßburger Post, et les<br />
éloges funèbres à Simmel dans le Strasßburger<br />
Post du 28.09.1918 en attestent.<br />
72. Tiré du journal posthume de Georg Simmel,<br />
Logos 8, (1919/1920), p. 131.<br />
73. Ibid. p. 1154.<br />
74. Ibid. p. 1157.<br />
75. Ibid. p. 1128.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 153
ROLAND PFEFFERKORN<br />
Figures de l'alterite<br />
Le fou et l'immigré<br />
La résurgence dans le<br />
domaine public, depuis une<br />
quinzaine d'années, <strong>des</strong><br />
diverses formes de racisme<br />
nous conduit à réinterroger<br />
ces deux figures idéaltypiques<br />
de l'altérité que sont<br />
le fou et l'immigré. Les<br />
réflexions qui suivent visent à<br />
prolonger <strong>des</strong> travaux publiés<br />
dans cette revue à propos de<br />
l'immigration (1> . Elles<br />
prendront pour point de<br />
départ deux livres importants:<br />
«Folies et représentations<br />
<strong>sociales</strong>» de Denise Jodelefô<br />
et «L'immigration ou les<br />
paradoxes de l'altérité» de<br />
Abdelmalek Sayad (3) .<br />
Roland<br />
Pfefferkorn<br />
Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />
Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />
européenne<br />
Ll altérité du malade mental,<br />
l'absolument autre, originaire de<br />
l'intérieur de la société trace une<br />
frontière entre les groupes «normaux» et le<br />
groupe <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> construit en négatif.<br />
L'altérité de l'immigré, l'autre au départ<br />
extérieur au groupe social, questionne<br />
l'identité du groupe. La présence de<br />
l'immigré est ainsi une présence étrangère ou<br />
plutôt une présence qui est perçue comme<br />
telle par le groupe. Georg Simmel note déjà<br />
au début de ce siècle que la position de<br />
l'étranger dans le groupe «est essentiellement<br />
déterminée par le fait qu'il ne fait pas partie<br />
de ce groupe depuis le début, qu'il y a<br />
introduit <strong>des</strong> caractéristiques qui ne lui sont<br />
pas propres et qui ne peuvent l'être». C'est<br />
pourquoi le sociologue allemand caractérise<br />
l'étranger comme «élément du groupe luimême»,<br />
mais «dont la position interne et<br />
l'appartenance impliquent tout à la fois<br />
l'extériorité et l'opposition» (4) . Freddy<br />
Raphaël souligne dans son étude consacrée<br />
à l'Etranger de Georg Simmel
Comment le malade mental est-il accueilli<br />
dans la société villageoise ? Comment, dans<br />
la confrontation bredins-civils, fonctionnent<br />
les représentations <strong>sociales</strong> ? Comment<br />
se construit le rapport <strong>des</strong> civils à l'autre?<br />
La préoccupation centrale de l'auteur est<br />
d'analyser en quoi les représentations<br />
<strong>sociales</strong> de la folie rendent compte du rapport<br />
au malade mental.<br />
Le fou est en effet porteur d'une altérité<br />
tout à fait particulière, parce qu'il vient de<br />
l'intérieur de la société. Il n'est pas celui qui<br />
vient d'ailleurs, d'une autre culture, d'un<br />
autre monde, d'un autre milieu; l'altérité<br />
venant de Tailleurs questionne en effet<br />
l'image que nous avons de nous, l'identité<br />
du groupe. Le fou vient bien du dedans, de<br />
l'intérieur même de la société. C'est pourquoi<br />
l'étude du processus de mise en altérité<br />
du fou menée par Denise Jodelet est aussi<br />
instructive. L'altérité qui provient du<br />
dedans de la société trace en effet <strong>des</strong> lignes<br />
du partage social entre les groupes de référence<br />
légitimes et le (ou les ) groupe autre(s)<br />
construit en négatif. Cela n'empêche pas les<br />
gens du village de considérer aussi, à certains<br />
moments, les fous comme un genre<br />
d'êtres humains, venus d'ailleurs, comme<br />
<strong>des</strong> intrus étrangers au village. Et, de fait,<br />
les bredins ne viennent-ils pas aussi d'ailleurs<br />
? Ne sont-ils pas tous extérieurs au village<br />
avant d'y être placés ? N'ont-ils pas, à<br />
la manière de l'étranger de Simmel, comme<br />
caractéristiques d'être à la fois dans le groupe<br />
villageois et en même temps d'être en<br />
« extériorité » et en « opposition » ?<br />
<strong>Pour</strong> les villageois, les fous se fondent<br />
dans les habitu<strong>des</strong> <strong>sociales</strong>, les routines, ils<br />
prennent une couleur de banalité. D'autant<br />
plus que la proximité civils-bredins est<br />
ancienne, car l'expérience de placement <strong>des</strong><br />
mala<strong>des</strong> mentaux auprès de familles nourricières<br />
dure depuis plusieurs décennies.<br />
<strong>Pour</strong> approcher les mala<strong>des</strong>, pour se les<br />
approprier, les habitants du village les font<br />
participer à leur univers, ils se les représentent<br />
distribués dans <strong>des</strong> catégories, <strong>des</strong><br />
classes, créées pour eux, mais provenant de<br />
l'univers villageois. D'étrangers, ils deviennent<br />
ainsi <strong>des</strong> figures familières ayant leur<br />
place, revêtues d'habillements mentaux<br />
conformes. Serge Moscovici, dans la préface<br />
au livre de Denise Jodelet note que le<br />
routinier, le culturellement opaque, devient<br />
un facteur éclairant la genèse inaperçue <strong>des</strong><br />
représentations <strong>sociales</strong> : «toute représentation<br />
tend, en dernière instance, à une autorité<br />
et (...) parvenue à son faîte, la pensée<br />
collective n'est rien d'autre qu'une banalité.<br />
» Denise Jodelet met en évidence deux<br />
taxinomies indigènes: l'une <strong>des</strong>criptive<br />
plutôt de type diagnostique qui permet aux<br />
habitants de distinguer les différents types<br />
de mala<strong>des</strong> mentaux. L'autre classement,<br />
par contre, incluant les habitants euxmêmes,<br />
introduit une hiérarchie entre les<br />
individus et les groupes. Ce classement normatif<br />
permet ou prohibe telle ou telle relation.<br />
Moscovici qualifie ce second classement<br />
de «prescriptif ». C'est un classement<br />
irréversible dans la mesure où il «définit le<br />
statut <strong>des</strong> individus au sein du groupe, mais<br />
aussi le statut du groupe au sein <strong>des</strong> individus».<br />
Denise Jodelet met à jour durant son<br />
enquête toute une série de pratiques, de<br />
rites, visant tous à prémunir les civils <strong>des</strong><br />
contacts avec les bredins. Nous savons<br />
depuis Durkheim que ces « actes négatifs »<br />
ont « pour fonction de prévenir les mélanges<br />
et les rapprochements indus » (7) . Les contacts<br />
prohibés sont d'une part les contacts<br />
physiques, mais aussi les relations amicales.<br />
Le linge <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> est lavé séparément et<br />
leur vaisselle n'est pas mêlée à celle <strong>des</strong><br />
autres habitants de la maison. Ces rites<br />
négatifs ont donc pour fonction d'éviter la<br />
proximité avec <strong>des</strong> personnes considérées<br />
comme impures sous peine de le devenir<br />
soi-même. Ces rites doivent protéger d'un<br />
risque, à savoir la contagion supposée de la<br />
maladie mentale. Denise Jodelet qualifie de<br />
« signifiantes » ces pratiques mises à jour,<br />
découlant <strong>des</strong> croyances communes partagées<br />
par tous : les femmes qui séparent le<br />
linge <strong>des</strong> bredins ou qui ne mélangent pas<br />
la vaisselle se comportent comme si l'idée<br />
de séparation allait de soi, comme si un<br />
consensus existait à ce sujet.<br />
Cette phobie du contact est liée à la<br />
crainte d'être contaminés, de devenir<br />
comme les bredins absolument «autres».<br />
Ce rituel domestique de séparation permet<br />
ainsi aux habitants du village d'agir dans la<br />
maison en fonction de ces peurs. Dès lors<br />
une barrière, une frontière absolue est tracée<br />
qui permet de prolonger dans le monde<br />
domestique les ségrégations diffuses existant<br />
déjà dans la commune. Par exemple,<br />
les bredins sont mis à l'écart <strong>des</strong> jeux de<br />
cartes au bistrot; lors <strong>des</strong> bals publics, un<br />
système social de protection, complexe<br />
mais efficace, est instauré face aux<br />
«risques du sexe». Le mélange sexuel est<br />
pourtant, de fait, toléré, quoique assez rare,<br />
à condition de rester officieux. L'enjeu est<br />
l'interdiction du mariage. Cette dernière<br />
vise clairement le maintien de la hiérarchie<br />
sociale. Le risque social majeur est en effet<br />
celui d'une indifférenciation effective,<br />
légalisée, dont les conséquences seraient<br />
catastrophiques pour l'image et l'identité<br />
du groupe. Le bredin devenu civil est en<br />
quelque sorte l'étranger impur rehaussé au<br />
rang de citoyen. Celui-ci aurait la possibilité<br />
de dire à tout moment sa double identité<br />
sociale de civil et de bredin. Cette crainte<br />
alimente l'anxiété du groupe qui pour se<br />
préserver organise ouvertement l'exclusion<br />
<strong>des</strong> mala<strong>des</strong> de toute sphère sociale légitime.<br />
Une obligation de distance sociale' 8 '<br />
s'impose ainsi de façon d'autant plus intense<br />
et obsessionnelle que la distance physique<br />
est plus petite entre pensionnaires et<br />
villageois nourriciers. Les rites négatifs<br />
servent en outre à la communauté villageoise<br />
de mémoire et d'avertissement, ils<br />
permettent de canaliser la peur, la peur de<br />
l'autre. Ils désignent cet autre dont il faut<br />
se protéger et les dangers qu'il fait courir.<br />
Ils fondent le danger d'intrusion sur celui<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 155
de contamination, de souillure' 5 '. La lecture<br />
du livre de Denise Jodelet nous montre<br />
que les mala<strong>des</strong> placés au sein <strong>des</strong> familles<br />
sont tout de même maintenus à l'écart.<br />
Finalement, au malade comme à l'immigré<br />
s'offre un même <strong>des</strong>tin, la relégation aux<br />
marges de la sphère sociale reconnue pour<br />
cause d'impureté sociale.<br />
Zuzana Jaczova, Cariatide <strong>des</strong> Carpathes.<br />
L'être sur 4 baguettes (Sculpture en grès)<br />
Le placement <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> mentaux qui,<br />
au départ, devait permettre de suspendre le<br />
«grand enfermement» <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> (Foucault)<br />
aboutit à ce que chaque maison les<br />
enferme, et devienne une sorte d'asile. De<br />
physique l'enfermement devient symbolique.<br />
Denise Jodelet souligne à quel point<br />
le regard <strong>des</strong> villageois chez qui les mala<strong>des</strong><br />
sont placés, les<br />
nourriciers, est un<br />
regard pesant. Il est<br />
plus difficile à supporter<br />
que celui de<br />
l'infirmier ou celui<br />
du psychiatre, car ce<br />
regard n'est pas un<br />
regard médical, en<br />
principe exempt de<br />
jugement moral,<br />
mais, au contraire,<br />
un regard exclusivement<br />
moral, un regard<br />
social. La violence<br />
symbolique découlant<br />
de ce jugement<br />
social a pour<br />
effet d'isoler davantage<br />
encore le malade<br />
mental porteur de<br />
l'altérité et maintenu<br />
à la lisière de la communauté<br />
villageoise.<br />
L'autre n'est pas<br />
traité en soi, porteur<br />
de singularité, mais<br />
exclusivement en<br />
tant que «type particulier<br />
social abstrait»,<br />
par rapport<br />
aux classements indigènes.<br />
Le mythe de la<br />
pureté et la phobie<br />
de la contamination<br />
peuvent aussi être<br />
réactivés par l'utilisation<br />
politique d'une<br />
épidémie comme hier la syphilis ou de nos<br />
jours le sida 00 .' L'absence de fondement<br />
médical à la campagne menée par le Front<br />
national sur le thème de la transmission du<br />
sida par la sueur, les larmes ou la salive n'a<br />
pas été un obstacle à la diffusion d'idées<br />
fausses comme en témoignent diverses<br />
enquêtes sociologiques' 11 '. La fantasmatique<br />
de la contagion par les liqui<strong>des</strong> du<br />
corps a, dans cet exemple, été délibérément<br />
réactivée pour favoriser le développement<br />
d'une thématique de l'exclusion, du rejet:<br />
l'enfermement <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> dans <strong>des</strong> «sidatoriums»<br />
est préconisé à priori comme<br />
seule solution pour faire face à l'extension<br />
de la maladie. Mais si cette fantasmatique a<br />
une emprise réelle sur certains groupes<br />
sociaux, c'est aussi parce qu'elle entre en<br />
résonance avec la pensée magique, telle<br />
qu'elle a été analysée par Hubert et<br />
Mauss' 12 '. Cette fantasmatique peut de ce<br />
fait trouver un support, même si elle heurte<br />
la pensée rationnelle la plus élémentaire.<br />
«Cette perception du sida comme risque<br />
majeur pour les équilibres sociaux et économiques<br />
croît en bas de l'échelle sociale<br />
dans les catégories de la population menacées<br />
par la crise économique, certaines fractions<br />
<strong>des</strong> classes populaires et de la classe<br />
moyenne traditionnelle déclinante de petits<br />
artisans et commerçants proches du Front<br />
national. »' 13) . La fantasmatique de la contagion<br />
est alors mise au service du rejet de<br />
l'autre, du séropositif, du malade, voire de<br />
l'étranger ou du juif 14 .'<br />
Comme on vient de le voir, l'analyse de<br />
Denise Jodelet à propos <strong>des</strong> représentations<br />
<strong>sociales</strong> de la folie et <strong>des</strong> fous peut être utilement<br />
transposée à ces phénomènes contemporains<br />
de «haine <strong>des</strong> étrangers»<br />
(Ausländerfeindlichkeit). Dans les deux cas<br />
le mythe de la pureté à préserver fonde ainsi<br />
la sauvegarde de l'intégrité du corps physique,<br />
et par extension du «corps social».<br />
L'arrivée d'un étranger ou d'un groupe<br />
d'étrangers, sera alors maintes fois vécue<br />
comme une agression par le «corps social»<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 156
en raison de cette adhésion collective à un<br />
ensemble de représentations ou de croyances<br />
archaïques, à «<strong>des</strong> images non<br />
domptées » (l5> . C'est alors pour le groupe un<br />
moyen de défendre une identité, le plus souvent<br />
illusoire, et de s'affirmer dans une<br />
unité mythique. La «solidarité négative»<br />
fondée sur la peur de l'étranger' lb) peut alors<br />
être réactivée d'autant plus aisément par<br />
ceux qui défendent l'exclusion et le rejet de<br />
1 ' autre comme valeur positive permettant de<br />
maintenir «l'identité» du groupe ! On peut<br />
faire l'hypothèse que la violence du racisme<br />
ordinaire découle en partie au moins de<br />
l'homologie entre la «logique» d'exclusion<br />
et ces «images non domptées».<br />
La perspective d'Abdelmalek Sayad est<br />
différente, il s'intéresse d'abord aux facteurs<br />
économiques, sociaux et politiques,<br />
permettant d'expliquer et de comprendre<br />
l'immigration. Ses travaux permettent de<br />
penser l'immigration comme un fait social<br />
concernant la société de départ, avant même<br />
d'être en lien avec la société d'arrivée. Il<br />
adopte dès les années 1960-1970 le point de<br />
vue de la société de départ pour s'intéresser<br />
aux causes et aux raisons qui ont poussé les<br />
hommes à partir. Il cherche à analyser la<br />
diversité <strong>des</strong> conditions d'origine et <strong>des</strong> trajectoires.<br />
Dans un article important' 17 ', non<br />
reproduit dans son livre, il distingue, à propos<br />
de l'émigration algérienne, les «trois<br />
âges de l'émigration». Dans un premier<br />
temps, l'émigration sur ordre, elle est<br />
contrôlée et subordonnée à l'ordre paysan<br />
et à l'ordre communautaire. Ensuite l'ordre<br />
social traditionnel perd le contrôle de l'émigration,<br />
les liens de servitude qui rattachaient<br />
l'émigré à la communauté dévalorisée<br />
sont rompus. Enfin avec l'implantation<br />
<strong>des</strong> familles, on assiste à la constitution<br />
d'une véritable «colonie algérienne» en<br />
France. On peut retrouver, dans les gran<strong>des</strong><br />
lignes, ces étapes, ces sta<strong>des</strong>, plus tard, pour<br />
l'émigration portugaise ou plus récemment<br />
turque ou africaine: certaines régularités<br />
apparaissent en effet dans le processus de<br />
l'immigration, même s'il convient à chaque<br />
fois d'étudier la diversité <strong>des</strong> populations<br />
concernées. Le mécanisme de reproduction<br />
de l'émigration qui explique notamment le<br />
passage d'un stade à un autre est exposé<br />
dans le deuxième chapitre de son livre<br />
(Elgorba, l'exil et la souffrance de l'exil),<br />
qui rend la parole à un émigrant kabyle.<br />
Pierre Bourdieu note à ce propos, dans sa<br />
préface que A. Sayad «se fait écrivain<br />
public » ; il donne la parole à ceux qui en<br />
sont le plus cruellement dépossédés, mais<br />
«sans jamais s'instituer en porte-parole,<br />
sans jamais s'autoriser de la parole donnée<br />
» ; son livre rassemble quelques-uns de<br />
ses articles qui ont marqué la sociologie de<br />
l'immigration' 18 '.<br />
Son travail porte donc à la fois sur la<br />
société de départ et la société d'arrivée,<br />
l'émigré devenant immigré: «l'immigré<br />
n'existe pour la société qui le nomme<br />
comme tel, qu'à partir du moment où il en<br />
franchit les frontières et en foule le territoire;<br />
l'immigré «naît» de ce jour à la société<br />
qui le désigne de la sorte». Cependant le<br />
phénomène migratoire analysé par A.<br />
Sayad n'est pas réduit à une somme de décisions<br />
individuelles motivées par de simples<br />
raisons économiques. C'est pourquoi la<br />
perspective individualiste telle qu'elle est<br />
développée par Crozier et Friedberg par<br />
exemple, n'est pas satisfaisante à ses yeux.<br />
Il analyse l'émigration/immigration comme<br />
«fait social total», en particulier et d'abord<br />
comme phénomène politique, «l'ordre de<br />
l'immigration» étant lié à «l'ordre <strong>des</strong><br />
nations ». Prenant en compte les dimensions<br />
historique et politique qui parfois sont évacuées,<br />
son livre permet d'aboutir à une clarification<br />
de la définition <strong>des</strong> notions<br />
d'immigration et d'immigré. Les illusions,<br />
fréquentes, qui accompagnent l'immigration<br />
sont en effet celles qui consistent d'une<br />
part à la relier systématiquement au travail,<br />
aux raisons économiques, d'autre part à nier<br />
la nature fondamentalement politique de<br />
l'immigration. Sayad déconstruit ces illusions<br />
à partir de l'étude de l'immigration<br />
algérienne en France, première <strong>des</strong> immigrations<br />
originaires <strong>des</strong> pays dits du tiersmonde,<br />
autrefois colonisés.<br />
Ses enquêtes sur l'émigration/immigration<br />
algérienne montrent d'abord que la<br />
présence de l'immigré est perçue dans la<br />
société de départ comme dans la société<br />
d'arrivée, comme provisoire, alors qu'elle<br />
s'avère dans les faits, après coup, durable,<br />
voire définitive. L'immigration est ainsi<br />
un état provisoire en droit, mais bel et bien<br />
une situation durable de fait. Il remarque<br />
que «tout se passe comme si l'immigration<br />
avait besoin, pour pouvoir se perpétuer et<br />
se reproduire, de s'ignorer (ou de feindre<br />
s'ignorer) et d'être ignorée comme provisoire<br />
et en même temps, de ne pas s'avouer<br />
comme transplantation définitive». Tout<br />
concourt, d'après A. Sayad, à partager<br />
dans la société de départ comme dans la<br />
société d'arrivée, cette illusion collective<br />
qui est ainsi à la base même de l'immigration.<br />
Il retrouve ainsi les intuitions de<br />
Simmel à propos de la forme sociologique<br />
de l'étranger. Ce dernier remarquait déjà<br />
en 1908 que l'étranger «n'est pas ce personnage<br />
qu'on a souvent décrit par le<br />
passé, le voyageur qui arrive un jour et<br />
repart le lendemain, mais plutôt la personne<br />
arrivée aujourd'hui et qui restera<br />
demain»' 1 ".<br />
L'immigré est ainsi un travailleur défini<br />
et traité comme provisoire, donc révocable,<br />
c'est-à-dire expulsable, à tout moment. Le<br />
séjour autorisé à l'immigré est entièrement<br />
assujetti à son travail. C'est le travail qui fait<br />
«naître» l'immigré, qui le fait être. Le travail<br />
(pour immigrés !) est la justification<br />
même de l'immigré. L'immigré n'est et ne<br />
peut être que par le travail. Être immigré et<br />
chômeur est de ce fait un paradoxe, car<br />
comment concevoir le non-travail avec ce<br />
qui n'a de sens que par le travail? Avec la<br />
montée de la crise de l'emploi la figure de<br />
l'immigré est par conséquent brouillée.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 157
Cependant l'immigré est non seulement<br />
un allogène qui vient travailler, mais encore<br />
un non-national. C'est à ce titre qu'il est<br />
exclu du politique. Toutes les discriminations<br />
de fait qui le frappent sont ramenées à<br />
cette discrimination (de droit) fondamentale.<br />
Cette distinction légale, officielle qu'on<br />
opère sur le plan politique constitue d'une<br />
certaine manière la justification ultime de<br />
toutes les autres distinctions. «La discrimination<br />
de droit appelle à son renfort les discriminations<br />
de fait (c'est-à-dire les inégalités<br />
<strong>sociales</strong>, économiques et culturelles)<br />
et, en retour celles-ci trouvent une justification<br />
et se donnent une légitimité dans la distinction<br />
de droit». La «condition sociale»<br />
de l'immigré et la «définition juridique» de<br />
l'étranger se renforcent ainsi mutuellement.<br />
Bref, la discrimination politique est telle<br />
qu'on importe <strong>des</strong> travailleurs, mais pas <strong>des</strong><br />
citoyens, pas <strong>des</strong> sujets politiques. Quand<br />
ces travailleurs provenaient <strong>des</strong> colonies,<br />
par exemple d'Algérie, ils avaient comme<br />
caractéristiques juridiques d'être infériorisés<br />
en tant que travailleurs coloniaux, sujets<br />
français ou «Français-musulmans » (20) .<br />
L'immigré n'est finalement que la figure<br />
contemporaine de ces étrangers, exclus <strong>des</strong><br />
droits politiques, qu'ont été successivement<br />
dans le passé les esclaves, les peregrini, les<br />
barbares, les métèques, les déportés, ou les<br />
réfugiés. L'immigré partage avec eux d'être<br />
hors de l'ordre juridique et politique national.<br />
L'immigré constitue une menace pour<br />
cet ordre par le seul fait de sa présence,<br />
parce qu'elle vient de l'extérieur.<br />
Mais ce n'est pas la situation individuelle<br />
de la personne et le temps de séjour qui<br />
seuls font la différence entre un étranger de<br />
passage et un immigré installé, c'est aussi<br />
et d'abord le rapport de force entre deux<br />
mon<strong>des</strong>, deux pays, deux sociétés, deux<br />
cultures. On a ainsi schématiquement d'un<br />
côté « un monde dominant (politiquement,<br />
économiquement) qui ne produirait que <strong>des</strong><br />
touristes (...) et de l'autre côté, un monde<br />
dominé qui ne donnerait que <strong>des</strong> immigrés».<br />
Tout étranger venant de ce second<br />
monde, lors même qu'il viendrait en touriste<br />
et qu'il ne séjournerait que le temps<br />
imparti, serait a priori un «faux touriste»,<br />
un immigré virtuel, un «clan<strong>des</strong>tin». Tous<br />
les étrangers ne sont donc pas forcément <strong>des</strong><br />
immigrés, comme tous les immigrés ne sont<br />
pas forcément <strong>des</strong> étrangers (du point de<br />
vue de la nationalité s'entend) : qu'on pense<br />
aux harkis, aux originaires <strong>des</strong> DOM-TOM<br />
ou aux naturalisés qui ne restent pas moins<br />
<strong>des</strong> immigrés !<br />
Depuis le milieu du siècle dernier et<br />
jusque dans les années 1970, les emplois<br />
réservés aux immigrés se trouvent surtout<br />
dans la grande industrie et les mines; de<br />
manière prépondérante il s'agit d'emplois<br />
disqualifiés socialement, de postes dévalorisés.<br />
Ces positions, parce qu'occupées par<br />
<strong>des</strong> étrangers, sont d'une certaine manière<br />
externalisées, presque en dehors de la classe<br />
ouvrière ; cette dernière se représente en<br />
effet d'abord sous la figure de l'ouvrier<br />
masculin français et qualifié. Les étrangers<br />
sont ainsi isolés sur le plan économique<br />
dans quelques secteurs bien particuliers,<br />
dans <strong>des</strong> emplois infériorisés et dans<br />
quelques zones géographiquement délimitées.<br />
Les immigrés, le plus souvent <strong>des</strong> nonnationaux,<br />
à moins qu'il ne s'agisse de travailleurs<br />
coloniaux* 22 ', sont aussi maintenus<br />
à la lisière de la communauté nationale : ils<br />
sont isolés sur le plan politique (pas de droit<br />
de vote).<br />
Gérard Noiriel a montré, notamment<br />
dans «Le creuset français»' 23 ', que l'immigration,<br />
grâce aux arrivées successives<br />
d'étrangers en France, a permis finalement<br />
depuis le milieu du siècle dernier de fournir<br />
en ouvriers l'industrie et les mines françaises:<br />
c'était, à posteriori, la solution à<br />
«l'impossible industrialisation de la France<br />
». Parallèlement, cela a rendu possible<br />
une alliance politique tout à fait originale<br />
entre les classes dominantes et la paysannerie<br />
autochtones pendant toute la troisième<br />
République. L'exode rural en provenance<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 158
<strong>des</strong> campagnes françaises se faisant,<br />
contrairement à ce qui s'était passé dans le<br />
cas de la Grande-Bretagne, plutôt dans le<br />
sens d'une ascension sociale: les enfants<br />
<strong>des</strong> paysans devenant par exemple cafetiers,<br />
épiciers, commerçants ou petits fonctionnaires,<br />
mais a priori pas ouvriers. D'une<br />
certaine manière l'immigration permet de<br />
maintenir une indifférenciation mythique<br />
<strong>des</strong> Français, les emplois du bas de l'échelle<br />
sociale étant occupés en part importante<br />
par les immigrés. Le monde ouvrier et ses<br />
organisations, syndicales et politiques,<br />
seront pourtant le creuset de l'intégration 124 '<br />
<strong>des</strong> premières générations d'immigrés dans<br />
la société française. Ces dernières et leurs<br />
enfants seront même une composante<br />
importante de la classe ouvrière française<br />
dans de nombreuses régions industrielles ou<br />
minières' 25 '. La société française a intégré<br />
<strong>des</strong> vagues successives d'immigrés italiens,<br />
espagnols, polonais et autres. <strong>Pour</strong> Dominique<br />
Schnapper, la nation a été le principe<br />
intégrateur dans la mesure où elle est considérée<br />
comme la forme politique qui a permis<br />
de transcender les différences entre les<br />
populations au sein d'une entité globale et<br />
autour d'un projet commun. La nation est<br />
en effet d'après cet auteur «un espace politique,<br />
donc juridique, administratif et<br />
social, à l'intérieur duquel sont réglés les<br />
relations, les rivalités et les conflits entre les<br />
individus et les groupes » (26) . Mais c'est bien<br />
la culture locale, dans les régions industrielles<br />
ou minières notamment, sur la base<br />
de l'activité professionnelle, qui a été le<br />
cadre unificateur concret <strong>des</strong> travailleurs<br />
d'origines ethniques différentes et de leurs<br />
familles : la différence ethnique s'est trouvée<br />
progressivement résorbée dans ce cadre<br />
local.<br />
Aujourd'hui nous nous trouvons dans<br />
une situation différente dans la mesure où<br />
les capacités intégratrices <strong>des</strong> cultures<br />
locales semblent fortement amoindries en<br />
raison de la précarisation économique et<br />
sociale qui caractérise la crise actuelle, avec<br />
la montée du chômage, le déclin relatif du<br />
secteur industriel et le recul concommitant<br />
de l'encadrement syndical et politique' 27 '.<br />
Les associations locales, les réseaux culturels<br />
et/ou politiques connaissent une baisse<br />
de dynamisme et un retrait militant significatif<br />
dans les quartiers populaires. On<br />
observe aussi, en même temps, un enfermement<br />
croissant <strong>des</strong> individus dans l'espace<br />
privé. Olivier Schwartz montre de manière<br />
convaincante comment dans le monde<br />
ouvrier du Nord, la famille, le «foyer», pôle<br />
du privé par excellence, devient objet <strong>des</strong><br />
plus grands investissements, et concurrence<br />
les implications collectives' 28 '. Les territoires<br />
urbains sont ainsi de plus en plus<br />
désertés par les groupes intermédiaires<br />
structurant la vie locale et souvent l'espace<br />
public de communication n'existe plus. Un<br />
changement intervient aussi en ce qui<br />
concerne l'origine <strong>des</strong> populations qui proviennent<br />
de pays ou de continents de plus<br />
en plus lointains; par exemple, contrairement<br />
à l'entre-deux-guerre où l'immigration<br />
vers la France concernait avant tout <strong>des</strong><br />
populations européennes, durant les années<br />
1960 à 1980 elle est davantage marquée par<br />
l'arrivée de personnes originaires d'Afrique<br />
du Nord ou d'autres pays du tiers-monde.<br />
Le processus d'intégration <strong>des</strong> immigrés les<br />
plus récents apparait pour toutes ces raisons<br />
plus difficile à certains. Ceci ne doit pas<br />
faire oublier que l'intégration <strong>des</strong> Italiens<br />
ou <strong>des</strong> Polonais ne s'est pas faite facilement<br />
contrairement à ce qu'une vision mythifiée<br />
du passé nous donne à voir. Gérard Noiriel<br />
souligne avec force qu'un <strong>des</strong> procédés<br />
polémiques les plus fréquemment employés<br />
consiste à dramatiser la situation actuelle en<br />
lui opposant, sans aucune preuve, l'intégration<br />
«réussie» <strong>des</strong> vagues d'immigrés du<br />
passé' 29 .' C'est dans ce contexte que,<br />
d'après Abdelmalek Sayad, le voile <strong>des</strong> illusions<br />
entourant l'immigration se rompt,<br />
notamment suite à la prise de conscience de<br />
la permanence de la présence en France <strong>des</strong><br />
immigrés et de leurs enfants et c'est alors<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de ia France de l'Est, 1994 159
qu'une «logique» passionnelle va se développer<br />
à propos de l'immigration. Il<br />
convient cependant de noter que la «thématique<br />
anti-immigré» vise, non pas les<br />
«autres», «l'altérité», mais souligne encore<br />
Sayad, «l'identité de soi». Il ajoute que<br />
«c'est là une <strong>des</strong> fonction essentielles du<br />
discours sur l'immigration : on parle objectivement<br />
de soi quand on parle <strong>des</strong> autres».<br />
Le thème de l'exclusion de l'autre réapparaît<br />
par ce biais et on retrouve finalement<br />
une <strong>des</strong> lignes de force <strong>des</strong> discours d'extrême-droite<br />
: la défense d'une identité fétichisée<br />
(31) . Cette thématique xénophobe s'est<br />
installée dans le champ clos médiatique du<br />
politique, depuis plus de dix ans maintenant,<br />
en France, mais aussi dans la plupart<br />
<strong>des</strong> autres pays européens. Et ce thème de<br />
l'exclusion hante maintenant de fait tous les<br />
discours politiques. Le dépassement du blocage<br />
apparent du processus d'intégration est<br />
rendu ainsi plus difficile. La thématique<br />
xénophobe participe en effet à la fabrication<br />
de ces représentations <strong>sociales</strong> répulsives<br />
qui risquent de repousser la population<br />
d'origine maghrébine notamment, vers une<br />
condition ethno-culturelle spécifique avec<br />
peut-être à l'avenir l'apparition d'un phénomène<br />
significatif de construction identitaire<br />
sur la base de l'Islam. C'est ce que souligne<br />
aussi Michel Wievorka qui remarque<br />
que « quand une minorité est exclue socialement<br />
et que cette exclusion est renforcée<br />
par le racisme, elle est tentée de s'installer<br />
sur les seules références positives qui lui<br />
restent, l'identité communautaire, religieuse<br />
ou ethnique, et même de s'en inventer<br />
» (32) . Il n'est pas possible cependant,<br />
aujourd'hui, de trancher entre l'hypothèse<br />
de l'ébauche de l'ethnicité, «marque passagère<br />
d'une crise sociétale», «expression<br />
d'un dérèglement de sociétés nationales<br />
» (33 ,' pathologie provisoire, phénomène<br />
conjoncturel, voire mythe sans contenu réel,<br />
et l'hypothèse de la marche vers un « différentialisme<br />
généralisé» 0^, jungle du marché,<br />
de l'individualisme, <strong>des</strong> tribus, <strong>des</strong><br />
mafias et <strong>des</strong> communautés en tout genre.<br />
<strong>Pour</strong> Michel Wievorka, «l'ethnicité n'est<br />
pas historiquement inéluctable»' 3 ". Mais il<br />
ne considère pas moins que c'est la « seule<br />
réponse acceptable si l'on veut bien se placer<br />
du point de vue de ceux pour qui en permanence<br />
se conjuguent la marginalité<br />
sociale, la discrimination raciale, la limitation<br />
<strong>des</strong> droits civiques ou politiques, la<br />
répression, et la référence, voulue ou imposée<br />
par le regard de l'autre, à une identité<br />
collective »
7. Durkheim E, Les formes élémentaires de la vie<br />
religieuse, Paris, PUF, 1968 (1ère édition 1912).<br />
Cité par Denise Jodelet, op. cit.<br />
8. L'inventeur du concept de distance sociale, le<br />
sociologue américain, fondateur de l'école de<br />
Chicago, Park a souligné que la distance sociale<br />
était la conséquence historique de la cohabitation<br />
entre groupes ethniques ou nationaux<br />
différents. Voir aussi le n°3 <strong>des</strong> Cahiers du<br />
CEMRIC (Strasbourg, 1994) «Propos sur la<br />
distance »<br />
9. Dans le sens que lui donne Mary Douglas De la<br />
souillure. Essai sur la notion de pollution et de<br />
tabou, Paris, Maspéro, 1971.<br />
10. Pascal Hintermeyer nous rappelle que «sous<br />
l'effet du sida apparait un imaginaire immunitaire<br />
de la société qui envisage l'identité du groupe<br />
à partir d'un système qui lui permet de préserver<br />
son intégrité, en se défendant contre les agressions<br />
extérieures» Pascal Hintermeyer, «Imaginaires<br />
du corps social». <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />
<strong>sociales</strong> de la France de 1 Est, n°20, 1992/93.<br />
11. Voir notamment les travaux de Michael<br />
Pollack : Les homosexuels et le sida, sociologie<br />
d'une épidémie, Paris, Métailié, 1988 (en<br />
particulier le chapitre 6, pages 162 à 192) et<br />
Une identité blessée, étu<strong>des</strong> de sociologie et<br />
d'histoire, Paris, Métailié, 1993. On trouvera<br />
dans le second ouvrage pages 399 à 409 la liste<br />
<strong>des</strong> travaux consacrés à cette épidémie par cet<br />
auteur.<br />
12. Hubert et Mauss,« Esquisse d'une théorie générale<br />
de la magie», L'Année sociologique 1902-<br />
1903; repris in Marcel Mauss, Sociologie et<br />
anthropologie, Paris, PUF, Quadrige, 1991.<br />
13. Michael Pollack, Les homosexuels et le sida, op.<br />
cit., page 186. «Leur propension régressive,<br />
remarque encore Michael Pollack, est d'autant<br />
plus grande que les séropositifs portent un stigmate<br />
supplémentaire de sorte que trois fois plus<br />
de personnes voudraient voir mis <strong>des</strong> prisonniers<br />
séropositifs en quarantaine que les 10% à<br />
14% qui demandent une mesure d'exclusion à<br />
l'égard de tous les séropositifs et mala<strong>des</strong>»,<br />
op. cit., pages 186 et 187.<br />
14. Cette fantasmatique de la contagion vise à unir<br />
dans un même anathème le malade et l'étranger,<br />
et plus précisément le malade et le juif. Le<br />
néologisme «sidaïque», inventé par les dirigeants<br />
du Front national, est formé à <strong>des</strong>sein<br />
par référence directe à judaïque. Il a été trop<br />
largement repris par la suite, sans précautions,<br />
dans la presse (Dernier exemple relevé:<br />
Dernières Nouvelles d'Alsace le 7 décembre<br />
1993) et dans les discours quotidiens pour désigner<br />
les mala<strong>des</strong> du sida. Les mots, on le sait<br />
pourtant depuis longtemps, peuvent être <strong>des</strong><br />
armes terribles pour faire resurgir les gran<strong>des</strong><br />
peurs. En jouant sur l'analogie découlant d'un<br />
suffixe commun l'antisémitisme est ainsi sournoisement<br />
réactivé. Sur l'importance que les<br />
dirigeants du Front national accordent aux<br />
mots, voir F. Matonti, «Le Front national<br />
forme ses cadres» in Genèses n°10, janvier<br />
1993. Voir aussi l'article de Michael Pollack,<br />
« Des mots qui tuent », Actes de la recherche en<br />
<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, n°41, février 1982, repris<br />
dans son ouvrage posthume Une identité blessée,<br />
op. cit., pages 97 à 120.<br />
15. Jodelet Denise, op. cit.<br />
16. Les mots désignant la peur et l'étranger ont une<br />
racine commune dans certaines langues, notamment<br />
en serbo-croate.<br />
17. «Les trois âges de l'émigration algérienne en<br />
France», in Actes de la recherche en <strong>sciences</strong><br />
sociaiesn°15,juin 1977.<br />
18. Publiés initialement dans Actes de la recherche<br />
en <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, mais aussi dans <strong>des</strong> revues<br />
moins accessibles comme Peuples méditerranéens<br />
ou Anthropologia medica.<br />
19. G. Simmel, «Digression sur l'étranger», op. cit.<br />
20. Si l'immigration «non-européenne» est régulièrement<br />
stigmatisée en France cela tient aussi à<br />
ce passé colonial.<br />
21. Voir aussi l'article de Brigitte Fichet, «Etrangers<br />
et immigrés, deux termes problématiques »,<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> de la France de<br />
l'Est, n°20, 1992/1993.<br />
22. La première immigration algérienne significative<br />
remonte en effet à la première guerre mondiale !<br />
23. Noiriel Gérard, Le creuset français. Histoire de<br />
l'immigration, XIXè-XXè siècle, Paris, Points-<br />
Seuil, 1992.<br />
24. Sur la distinction entre les termes intégration,<br />
insertion et assimilation voir Jacqueline Costa-<br />
Lascoux, «Assimiler, insérer, intégrer» in<br />
Réussir l'intégration, Projet n°227, automne<br />
1991, pages 7 à 15. <strong>Pour</strong> une étude sociologique<br />
de l'intégration de la France dans son ensemble,<br />
l'intégration <strong>des</strong> immigrés ne constituant<br />
qu'une <strong>des</strong> dimensions de celle-ci, voir<br />
Dominique Schnapper, La France de l'intégration,<br />
sociologie de la nation en ¡990, Paris,<br />
Gallimard, 1991. Sur l'intégration <strong>des</strong> immigrés<br />
et une réflexion sur la notion de multiculturalisme<br />
voir aussi l'article de Juan Matas, «Processus<br />
d'intégration, <strong>des</strong> populations d'origine<br />
immigrée et multiculturalisme», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong><br />
<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> de la France de l'Est, n°20,<br />
1992/1993, pages 124 à 129.<br />
25. Par exemple, dans la sidérurgie lorraine on notera<br />
l'importance de l'immigration italienne surtout,<br />
mais aussi polonaise, et plus tard nord-africaine<br />
(voir les travaux de Serge Bonnet et de<br />
Gérard Noiriel) ; dans le bassin potassique du<br />
Haut-Rhin c'est l'immigration polonaise qui<br />
jouera un rôle central (voir notamment l'étude<br />
consacrée par Freddy Raphaël et Geneviève<br />
Herberich-Marx aux mémoires de la «colonie»<br />
chez les mineurs du Bassin Potassique d'Alsace<br />
in Mémoire plurielle de l'Alsace, grandeurs et<br />
servitu<strong>des</strong> d'un pays <strong>des</strong> marges, Strasbourg,<br />
Collection Recherches et Documents, Tome 44,<br />
Publications de la société savante d'Alsace et<br />
<strong>des</strong> régions de l'Est, 1991, pages 136 à 168).<br />
26. Dominique Schnapper, L'Europe <strong>des</strong> immigrés,<br />
Paris, François Bourrin, 1992, page 7.<br />
27. Voir par exemple François Dubet et Didier<br />
Lapeyronnie, Les quartiers d'exil, Paris, Seuil,<br />
1992, Michel Wievorka (dir.), La France raciste,<br />
Paris, Seuil, 1992, Michel Wievorka,<br />
Racisme et modernité, Paris, La Découverte,<br />
1993 et Alain Bihr, <strong>Pour</strong> en finir avec le Front<br />
National, Paris, Syros, 1993.<br />
28. Voir Olivier Schwartz, Le monde privé <strong>des</strong><br />
ouvriers, hommes et femmes du Nord, Paris,<br />
PUF, 1989.<br />
29. Gérard Noiriel, La Tyrannie du national, Paris,<br />
Calmann-lévy, 1991, page 17.<br />
30. Voir les discours de ceux qui sont hostiles à la<br />
présence <strong>des</strong> immigrés sur le territoire: par<br />
exemple Alain Griotteray, Les immigrés: le<br />
choc, Pion, Paris, 1984; ou Jean-Yves Le<br />
Gallou, La préférence nationale: réponse à<br />
l'immigration, Albin Michel, Paris, 1985. <strong>Pour</strong><br />
une analyse critique de ces discours voir<br />
notamment Olivier Le Cour Grandmaison,<br />
«Immigration, politique, et citoyenneté: sur<br />
quelques arguments » in Les étrangers dans la<br />
cité, expériences européennes, sous la direction<br />
du même auteur et de Catherine Wihtol de<br />
Wenden, Paris, La Découverte, 1993, p. 81<br />
à 103.<br />
31 Alain Bihr, op. cit. Voir aussi du même auteur<br />
son article,«Identité menaçante, identité menacée,<br />
l'Europe dans l'imaginaire du Front<br />
National», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> de la<br />
France de l'Est, n°20, 1992/93.<br />
32. Michel Wievorka, La démocratie à l'épreuve.<br />
Nationalisme, populisme, ethnicité, Paris, La<br />
Découverte, 1993, p. 20.<br />
33. op. cit. page 154. L'auteur propose une<br />
construction sociologique de la notion d'ethnicité<br />
dans le troisième chapitre de son livre page<br />
97 à 156.<br />
34. op. cit. page 152.<br />
35. op. cit. page 156.<br />
36. op. cit. page 156.<br />
37. op. cit. page 164. Voir aussi Alain Bihr, «La<br />
démocratie à l'épreuve de la crise de l'étatnation»<br />
in Le Monde Diplomatique, janvier<br />
1994.<br />
38. L'exclusion <strong>des</strong> droits civils est cependant justifiée<br />
par une argumentation tout à fait différente<br />
par rapport au pauvre ou à l'immigré dans la<br />
mesure où le fou est comparé à un enfant, à un<br />
mineur.<br />
39. Sur les relations entre racisme («ethnique») et<br />
racisme de classe on pourra consulter le n° 2 de<br />
Critiques <strong>sociales</strong> (décembre 1991) qui est<br />
entièrement consacré à ce thème.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 161
FLORENCE RUDOLF<br />
La recherche<br />
sociologique dans une<br />
situation conflictuelle<br />
La rumeur d'Orléans étudiée<br />
par Edgar Morin<br />
La lecture de la rumeur<br />
d'Orléans que nous<br />
proposons de développer ici<br />
ne poursuit pas les analyses<br />
<strong>sociales</strong>, économiques et<br />
politiques qui avaient été<br />
privilégiées par Edgar Morin<br />
ou Freddy Raphaël (2)<br />
sur cet<br />
événement. Nous nous<br />
situons par rapport à une<br />
discussion entamée lors<br />
d'une rencontre entre le<br />
Laboratoire de Sociologie de<br />
la Culture Européenne et le<br />
Seminar fur Volkskunde de<br />
l'Université de Bâle
comprendre pourquoi <strong>des</strong> soupçons quant<br />
au caractère infondé de la rumeur résistent<br />
bien après que la propagation de la nouvelle<br />
n'ait été interrompue. Le «noyau dur» de<br />
la rumeur, si l'on peut dire, procède davantage<br />
de l'ancrage même éphémère, mais<br />
massif, du contenu qu'elle a véhiculé, qu'au<br />
sens colporté. En bref, c'est sa forme qui lui<br />
confère sa force et lui assure une résurgence<br />
éventuelle et non la pertinence du récit à<br />
partir duquel elle se maintient et se renouvelle.<br />
Néanmoins, et c'est ce que nous<br />
allons voir, sans tarder, les éléments qui<br />
constituent la trame de la rumeur ne sont pas<br />
anodins dans l'entretien de la dynamique<br />
qui la caractérise.<br />
La rumeur d'Orléans ou<br />
l'enfermement dans le même<br />
En 1969, éclate à Orléans une rumeur,<br />
dont la ressemblance avec d'autres faits<br />
divers de ce type dans d'autres villes de province''"<br />
entre, sans être centrale, dans la<br />
reconstitution de l'événement par l'équipe<br />
de chercheurs. Après avoir couvée pendant<br />
quelques jours, voire quelques semaines,<br />
l'intensité et la massivité de la rumeur va<br />
s'exprimer à partir d'une crise qui s'apparente,<br />
dans sa forme et dans son évocation,<br />
au moins, à un pogrom contre quelques<br />
commerçants juifs. L'escalade s'étaye sur<br />
une affaire de traite <strong>des</strong> blanches qui, incriminant<br />
un commerçant de prêt à porter bon<br />
marché pour une clientèle féminine jeune,<br />
s'élargit à d'autres commerces jusqu'à<br />
inclure toute la communauté juive et les juifs<br />
en général. La mobilisation <strong>des</strong> associations<br />
et <strong>des</strong> groupes antiracistes et affiliés à la<br />
gauche en général, parviendra, en dépit <strong>des</strong><br />
formes différentes qu'elle prendra, assez<br />
rapidement à étouffer la rumeur. Toutefois,<br />
l'option de proposer à Edgar Morin de<br />
mener une enquête sur cette affaire sera<br />
adoptée par le Fonds social juif unifié.<br />
Contre toute attente, l'arrivée <strong>des</strong> chercheurs<br />
après la «crise», ne constituera pas<br />
un obstacle à une meilleure compréhension<br />
<strong>des</strong> «mécanismes» d'émergence et de propagation<br />
de la rumeur. Ce décalage a permis<br />
le repérage, à travers les «mini»<br />
rumeurs qui subsistaient encore, <strong>des</strong> deux<br />
motifs qui semblent conférer à la rumeur sa<br />
dynamique. Il s'agit <strong>des</strong> thèmes du complot<br />
et de celui selon lequel «il n'y a pas de fumée<br />
sans feu». Le premier argument véhicule<br />
une conception du monde selon laquelle<br />
les difficultés ou les malheurs d'un groupe<br />
trouvent une explication dans l'exercice<br />
d'un pouvoir maléfique occulte qui sera<br />
ramené à l'activité ou à la présence d'individus<br />
précis. Par ailleurs, le thème du complot<br />
indique qu' au-delà du récit qui incrimine,<br />
la rumeur exprime l'existence d'un<br />
malaise au sein de la collectivité. Le second<br />
motif garantit un noyau de légitimité à la<br />
rumeur quand bien même le contenu sur<br />
lequel elle s'est affirmée a été démenti. Il la<br />
protège <strong>des</strong> attaques dirigées contre la<br />
structure de plausibilité de la fable qu'elle<br />
diffuse, en référant à la consistance qu'elle<br />
a prise, qui elle ne peut être niée. Globalement,<br />
ces deux motifs permettent de comprendre<br />
comment la rumeur et une communication<br />
sociale, en général, se perpétuent<br />
dans le temps.<br />
L'étude plus détaillée du processus<br />
passe par l'identification <strong>des</strong> différents éléments<br />
qui entrent dans le récit et lui confèrent<br />
sa cohérence. Car avant de recourir à<br />
l'argument de la consistance pour justifier<br />
de son existence, il a fallu que la rumeur<br />
trouve à s'ancrer dans une histoire qui a pu<br />
diffuser dans l'espace et le temps et être<br />
reprise largement. Les ingrédients dont va<br />
se nourrir une telle nouvelle doivent être à<br />
la fois compris isolément et de façon imbriquée,<br />
car tout mythe, nous dit E. Morin,<br />
« est composite à l'origine, puis acquiert son<br />
unité par consolidation ». (5)<br />
On notera, sans<br />
poursuivre la discussion dans cette direction,<br />
que l'équivalence entre la rumeur et le<br />
mythe que nous propose E. Morin renvoie<br />
à une métaphore importante de la discipline<br />
à savoir celle du sociologue comme<br />
chasseur de mythes.' 6 ' Outre, le fait que<br />
cette représentation contribue à dénier la<br />
qualité de connaissance aux savoirs «populaires<br />
», (7)<br />
elle confirme la spécificité du travail<br />
du sociologue, à savoir celle de faire<br />
entrer en scène <strong>des</strong> éléments ou <strong>des</strong> relations<br />
invisibles jusque là.
se dans l'adhésion de cette génération à ce<br />
récit à travers la reprise en main <strong>des</strong> adolescentes<br />
qu'il occasionne pour les mères et les<br />
enseignantes qui avaient un peu perdu le<br />
contrôle de cette génération, dépassées<br />
qu'elles étaient par la libération <strong>des</strong> moeurs<br />
et la diffusion de la culture yé yé.<br />
On retrouve ici, l'idée que la rumeur établit<br />
une articulation non seulement entre <strong>des</strong><br />
éléments distincts, mais aussi entre <strong>des</strong><br />
populations étrangères les unes aux autres ou<br />
devenues étrangères les unes aux autres.<br />
Cette remarque relate comment la fable de la<br />
traite <strong>des</strong> blanches a pu trouver un terrain<br />
favorable auprès de deux générations en<br />
situation plutôt conflictuelle, de sorte que la<br />
rumeur assurera le rôle de ciment dans un<br />
contexte marqué par un certain relâchement<br />
<strong>des</strong> repères sociaux. Si le thème de la traite<br />
<strong>des</strong> blanches semble propice à une convergence<br />
entre les adolescentes en mal<br />
d'amour et les mères ou enseignantes en<br />
peine d'autorité, la présence du commerçant<br />
juif dans cette construction ne semble pas<br />
trouver sa place à priori. En suivant l'élaboration<br />
du mythe, on constate d'ailleurs que<br />
le thème du juif restera longtemps larvé ou<br />
implicite, puisqu'il n'est d'abord question<br />
que de commerces, qui après vérification<br />
sont tous tenus par <strong>des</strong> juifs. La rumeur longtemps<br />
restreinte à la traite <strong>des</strong> blanches à partir<br />
d'un réseau de commerçants se révélera<br />
franchement antisémite au moment où la<br />
foule se rassemble devant les commerces au<br />
nom de «n'allez pas acheter chez les juifs ».<br />
Or, c'est là où l'étude, prise isolément <strong>des</strong><br />
différents éléments entrant dans la rumeur,<br />
permet de rétablir 1 ' apport de la figure du juif<br />
dans la consolidation de la fable et donc dans<br />
sa propagation. L'image du juif ambigu, en<br />
évoquant l'existence d'un complot contre la<br />
collectivité, semble non seulement étayer la<br />
rumeur, mais lui conférer la consistance et la<br />
crédibilité qui lui faisaient défaut. La figure<br />
du juif différent, mais que rien ne permet de<br />
distinguer <strong>des</strong> autres membres du groupe,<br />
contribue insidieusement à attribuer la<br />
dimension de réalité qui manquait à la fable<br />
jusque là.<br />
Indépendamment du bel exercice de<br />
reconstruction auquel se livre l'équipe<br />
d'Edgar Morin, il est intéressant d'évoquer<br />
en quelques mots l'analyse qu'il nous livre<br />
de l'offensive orchestrée par les associations<br />
et groupes antiracistes contre la<br />
rumeur. L'observation principale proposée<br />
par l'équipe de Morin tient au fait que la<br />
«réaction» qu'il qualifie, non sans une<br />
pointe d'ironie, d'«anti-mythe» ou d'antidote<br />
à la rumeur reprend les mêmes motifs,<br />
à savoir ceux du complot et <strong>des</strong> forces<br />
occultes, sur lesquelles la rumeur, indépendamment<br />
de la crédibilité du récit qu'elle<br />
propage, se fonde et gagne en consistance.<br />
Selon toute vraisemblance pour les chercheurs,<br />
l'impact de l'offensive contre la<br />
rumeur, tiendrait à cette connivence que le<br />
mythe et 1' « anti-mythe » partagent entre eux<br />
à travers la désignation de responsables, qui<br />
évoquent à partir de la figure du juif ou de<br />
l'antisémite, de façon différente bien entendu,<br />
le mal absolu. Dans le cadre de cette<br />
interprétation, la «réaction» s'inscrit dans<br />
une conception identique du monde selon<br />
laquelle les difficultés ou les malaises ressentis<br />
par une collectivité sont perçus<br />
comme la conséquence de l'activité maléfique<br />
d'un groupe particulier. Dans cette<br />
perspective, l'efficacité de la «réaction»<br />
serait due au fait qu'elle ne rompt pas avec<br />
la logique de la chasse aux sorcières qui<br />
caractérise la rumeur. Il s'ensuit que si l'on<br />
peut dire que l'offensive menée par les<br />
groupes antiracistes contre le mythe antisémite<br />
a porté un coup à la rumeur, elle ne met<br />
pas un terme au cercle vicieux qui la caractérise.<br />
La recherche sociologique<br />
ou l'impact de l'abstraction<br />
sur les conflits<br />
Partant du constat selon lequel, les antagonistes<br />
en présence recourent, non pas aux<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 164
mêmes arguments, mais à une forme identique<br />
pour rendre compte de la réalité et se<br />
combattre, on peut se demander dans quelle<br />
mesure la reconstruction sociologique<br />
rompt réellement avec le cercle vicieux de<br />
l'identification de coupables dans lequel<br />
s'enferrent le mythe et l'«anti-mythe» ?<br />
Edgar Morin reconnaît lui-même, dans la<br />
version que la sociologie confère à l'événement,<br />
la présence de la fable, qui à l'instar<br />
du mythe qu'elle combat, articule différents<br />
ingrédients entre eux, en un récit susceptible<br />
de se substituer à celui-ci. Mais alors<br />
que le mythe rassemble <strong>des</strong> éléments épars<br />
qu'il consolide en un «monde rond et<br />
creux» dirait Lévi-Strauss, la reconstruction<br />
sociologique d'une réalité nomme les<br />
relations qui lient ces éléments entre eux.<br />
En ce sens, elle intervient comme un tiers<br />
qui permettrait de rompre le cercle vicieux<br />
dans lequel le mythe et 1'«anti-mythe» se<br />
confortent et contribuent a une certaine<br />
compréhension du monde, dans laquelle <strong>des</strong><br />
forces mystérieuses et occultes seraient à<br />
l'oeuvre. Dans l'hypothèse d'une rupture de<br />
cette dynamique, par l'introduction d'un<br />
regard «neuf» sur le monde, dans lequel on<br />
peut reconnaître la sociologie, il convient de<br />
s'interroger, il nous semble, sur la spécificité<br />
de celui-ci. Questionnement auquel<br />
nous avons déjà brièvement répondu en rappelant<br />
que la version sociologique d'une<br />
réalité procède par l'établissement de relations<br />
entre différents éléments ou, ce qui<br />
revient au même, opère en identifiant de<br />
nouveaux éléments invisibles jusque là. Il<br />
convient, pour l'illustrer, d'analyser la<br />
construction sociologique à laquelle se livre<br />
l'équipe de Morin.<br />
En montrant, notamment, que les juifs ne<br />
sont pas désignés dans un premier temps,<br />
dans la rumeur d'Orléans, Edgar Morin et les<br />
chercheurs impliqués dans la reconstitution<br />
de cet événement, attaquent la thèse du complot<br />
qui, comme nous l'avons déjà souligné,<br />
«fonctionne» dans le mythe comme dans<br />
T«anti-mythe». En suggérant une fonction<br />
sociale à la rumeur, celle de restaurer une<br />
communication sociale entre <strong>des</strong> groupes<br />
devenus étrangers les uns aux autres, la<br />
reconstitution de l'événement par les chercheurs<br />
contribue à déjouer la recherche de<br />
coupables dans laquelle s'enferraient le<br />
mythe et l'«anti-mythe». Plus précisément,<br />
on peut dire que la reconstitution sociologique<br />
de l'événement contribue à déplacer le<br />
problème sur un autre terrain, celui de la<br />
déstructuration de la cohésion sociale,<br />
qu'elle se propose de comprendre. Elle s'y<br />
emploie, en effet, en procédant à une analyse<br />
«multifactorielle» d'une situation. Ce<br />
traitement aboutit au fait que ce ne sont plus<br />
<strong>des</strong> individus ou <strong>des</strong> groupes qui sont incriminés,<br />
mais un ensemble de facteurs plus ou<br />
moins complexes - identifié à la modernisation<br />
- qui produit un brouillage social générateur<br />
d'angoisse. Si l'introduction de nouveaux<br />
«partenaires», «acteurs» ou «ennemis<br />
», w<br />
s'apparente plus qu'il n'y paraît à la<br />
désignation de nouvelles forces, qui à l'instar<br />
de l'identification de responsables tels<br />
que le juif ou l'antisémite, interviendraient<br />
dans la déstructuration de certaines formes<br />
de vie, il convient de noter le glissement qui<br />
s'est opéré à partir de cette reconstruction <strong>des</strong><br />
faits. Même si la substitution du thème de la<br />
déstructuration sociale à celui du complot ne<br />
permet pas d'affirmer simplement que la<br />
recherche sociologique brise le cercle<br />
vicieux de la recherche de coupables, l'analyse<br />
qu'elle produit contribue à désigner <strong>des</strong><br />
configurations, plutôt que <strong>des</strong> individus,<br />
mais surtout à pointer le rôle d'un malaise<br />
social général dans cette affaire. Par conséquent,<br />
nous pouvons, en admettant que la<br />
reconstitution sociologique de l'événement<br />
désamorce le conflit aussi bien qu'y parvient<br />
1'«anti-mythe», hypothèse qu'il conviendrait<br />
encore de vérifier, lui attribuer <strong>des</strong><br />
conséquences pratiques immédiates, à savoir<br />
celles d'interrompre le cercle vicieux de la<br />
haine.<br />
Il nous reste à nous interroger sur la spécificité<br />
du regard sociologique sur un tel<br />
événement et sur les répercussions éventuelles<br />
de cette manière de voir dans le<br />
règlement d'un conflit. Nous avons déjà<br />
abordé partiellement cette question en lui<br />
atttribuant la désignation de relations<br />
inédites ou de facteurs invisibles, jusque là,<br />
dans la reconstitution d'une situation. Nous<br />
laisserons de côté le fait de savoir si ces<br />
nouveaux «partenaires» avec lesquels il<br />
faudra désormais composer, sont réels ou<br />
non, encore que c'est une question importante<br />
concernant les fondements de la<br />
connaissance sociologique. On peut illustrer<br />
cela rapidement, en distinguant une<br />
sociologie qui se comprend comme une pratique<br />
qui «révèle » <strong>des</strong> relations insoupçonnées,<br />
mais agissantes sur le cours de notre<br />
vie, d'une sociologie qui se conçoit, au<br />
contraire, comme une ressource qui accompagne,<br />
à travers la production de nouvelles<br />
perspectives sur le monde, la transformation<br />
de notre regard sur lui. 110 ' Il serait stimulant<br />
de s'interroger sur les implications<br />
sociologiques de cette distinction sur<br />
l'intelligence que la discipline a d'ellemême,<br />
ainsi que sur ses conséquences culturelles.<br />
Si ce n'est pas l'option que nous<br />
adoptons directement, l'intérêt que nous<br />
accordons au déplacement qui confère une<br />
prédominance aux configurations complexes<br />
dans le devenir du monde sur l'identification<br />
d'individus ou de groupes particuliers,<br />
n'en est pas tellement éloigné.<br />
Si, comme nous l'avons déjà souligné,<br />
l'introduction de cette «nouvelle» figure<br />
qu'est le social et la cohorte de relations<br />
inédites qui l'accompagne, caractérise la<br />
démarche sociologique, c'est sur le phénomène<br />
d'abstraction avec laquelle elle se<br />
confond qu'il nous semble important<br />
d'insister. La société, même quand elle<br />
demeure invisible et muette, constitue un<br />
«partenaire» ou plus exactement un «milieu»<br />
obligé dans la compréhension <strong>des</strong><br />
actions humaines. S'il n'est pas aisé de<br />
l'appréhender concrètement, d'où le rôle<br />
d'intetprète dans lequel va se spécialiser le<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 165
sociologue, on remarquera, pour revenir au<br />
cas d'étude dont nous sommes partis,<br />
qu'elle présente l'avantage de pouvoir<br />
incarner, à <strong>des</strong> degrés divers, le mal absolu.<br />
Le penchant que nous avons d'interpréter<br />
tous nos problèmes comme <strong>des</strong> faits de<br />
société et de les ramener à une cause sociale<br />
témoigne de l'impact de la sociologie et<br />
de façon plus générale de la diffusion d'un<br />
certain regard sur le monde. Il est vrai que<br />
si cette compréhension <strong>des</strong> problèmes ou<br />
<strong>des</strong> dysfonctionnements que nous rencontrons<br />
ne remet pas nécessairement en cause<br />
l'identification de groupes dans la dégradation<br />
d'une situation humaine, elle rend cette<br />
démarche moins aisée.<br />
Il peut être intéressant, pour conclure, de<br />
rattacher cette évolution à l'abstraction que<br />
produit le discours sur la société, lequel se<br />
prolonge actuellement dans celui de la complexité.<br />
Cette dernière radicalise la rupture<br />
avec une conception dichotomique du monde.<br />
L'imbrication <strong>des</strong> phénomènes, le foisonnement<br />
d'éléments interagissant entre eux, la<br />
multiplication <strong>des</strong> relations réciproques et les<br />
effets inattendus qui en résultent, contribuent<br />
à un brouillage social inquiétant propice au<br />
retour de réponses simples et carrées qui permettent<br />
à tout un chacun de se situer dans le<br />
paysage social. On notera à cet égard que le<br />
discours sur la complexité commence à s'attirer<br />
<strong>des</strong> foudres de tout genre, dont les principales<br />
s'en prennent à l'irresponsabilité généralisée<br />
00<br />
que ce type d'analyse du monde<br />
social génère et légitime. On ne peut faire<br />
l'impasse sur l'observation que de tels<br />
reproches reproduisent le cercle vicieux de la<br />
dénonciation décrit précédemment. Le discours<br />
de la complexité se voit à son tour incriminé<br />
de tous les maux qu'affronte la collectivité.<br />
Par ailleurs, on ne peut non plus occulter<br />
le fait que l'abstraction vers laquelle évolue<br />
la compréhension sociologique en général,<br />
contribue à la perte de repères sociaux,<br />
jugée anxiogène par la sociologie elle-même.<br />
En bref, non seulement il n'est pas certain que<br />
le regard sociologique soit en mesure de désamorcer<br />
les conflits, mais il se peut même qu'il<br />
les avive à travers une lecture moins aisée du<br />
monde. La pensée complexe génère de<br />
l'incertitude sans parvenir à colmater les<br />
brèches qu'elle introduit à la surface du<br />
monde. La perte de lisibilité du monde favorise<br />
la résurgence de réponses normatives et<br />
prépare le terrain pour la désignation de coupables.<br />
Cette remarque montre à quel point la<br />
pensée abstraite et complexe, qui doute par<br />
rapport à elle-même de surcroît, ne nous<br />
garantit pas contre l'errance ni contre le<br />
retour de certains démons. Mais doit-on, pour<br />
autant, fustiger cette forme de compréhension<br />
du monde, dont la qualité première ne semble<br />
pas être la simplification, il est vrai? Et le<br />
faire sous prétexte qu'elle ne parvient pas à<br />
maîtriser la violence dans le monde, voire<br />
même qu'elle pourrait y contribuer, revient à<br />
évaluer l'activité conceptuelle à la capacité<br />
qu'elle aurait à rendre les hommes meilleurs<br />
et plus heureux. Aussi bien intentionnée que<br />
soit cette approche, force est de constater<br />
qu'elle s'inscrit dans une perspective moraliste<br />
du monde où la frontière entre les bons<br />
et les méchants, ceux qui ont raison et ceux<br />
qui ont tord serait aisée à tracer. Cette vision<br />
du monde nous semble trop étriquée. De plus,<br />
comme nous l'avons vu précédemment, elle<br />
ne nous garantit pas contre la violence et la<br />
douleur. Toute cette discussion nous ramène,<br />
finalement, au dilemne fort ancien <strong>des</strong> finalités<br />
de l'activité «scientifique» et de l'irréductibilité<br />
<strong>des</strong> valeurs de vérité et de justesse<br />
entre elles. (12)<br />
Nous ne pensons pas que l'activité<br />
conceptuelle, qu'elle soit de type sociologique<br />
ou non, élimine les passions ni<br />
qu'elle garantit une résolution plus juste <strong>des</strong><br />
conflits. Elle participe tout au plus à un déplacement<br />
de ces derniers sur un autre terrain,<br />
ainsi qu'en témoignent les débats d'idées et<br />
les sentiments intenses qu'ils suscitent. Ainsi,<br />
plutôt que d'évaluer la sociologie à sa capacité<br />
à engendrer un monde meilleur ou non,<br />
il est peut être plus pertinent d'observer les<br />
transformations de notre relation au monde<br />
qu'elle accompagne. 03 ' Ce décalage du<br />
regard permettrait de ramener la question de<br />
l'impact <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> ou de toute<br />
autre construction savante de la réalité à celle<br />
<strong>des</strong> ressources dont disposent les individus<br />
pour interpréter les situations qu'ils vivent.<br />
Notes<br />
1. Edgar Morin, La rumeur d'Orléans, Seuil, Paris,<br />
1969<br />
2. Freddy Raphaël, « La Rumeur de Strasbourg »,<br />
Presse et Rumeurs à propos <strong>des</strong> affaires<br />
d'Orléans et d'Amiens, <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Droits de<br />
l'Homme IV, 1-71.<br />
3. Séminaire commun entre le Laboratoire de<br />
Sociologie de la Culture Européenne et le<br />
Seminar für Volskunde de l'université de Bâle,<br />
Strasbourg, 26-28 Janvier 1994.<br />
4. Freddy Raphaël, «La Rumeur de Strasbourg»,<br />
Presse et Rumeurs à propos <strong>des</strong> affaires<br />
d'Orléans et d'Amiens, <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Droits de<br />
l'Homme IV, 1-71.<br />
5. Edgar Morin, La rumeur d'Orléans, Seuil, Paris,<br />
p. 130.<br />
6. Norbert Elias, Qu'est ce que la sociologie ?,<br />
Pandora, Clamecy, 1981.<br />
7. Elisabeth Rémy, « Comment saisir la rumeur ? »,<br />
Ethnologie française, XXIII, 1993, 4, p. 591-<br />
602.<br />
8. Michel Cation (sous la direction de), La science<br />
et ses réseaux. Genèse et circulation <strong>des</strong> faits<br />
scientifiques, La Découverte, Paris, 1989.<br />
Michel Callon et Bruno Latour (sous la direction<br />
de), La science telle qu'elle se fait, La<br />
Découverte, Paris, 1991.<br />
9. <strong>Pour</strong> la notion de non humain voir, par exemple,<br />
Bruno Latour, Les microbes : guerre et paix<br />
suivi par Irréductions, A. M. Metailé et<br />
Pandore, Paris, 1984. Michel Callon (sous la<br />
direction de), La science et ses réseaux. Genèse<br />
et circulation <strong>des</strong> faits scientifiques, La<br />
Découverte, Paris, 1989. Michel Callon et<br />
Bruno Latour (sous la direction de), La science<br />
telle qu 'elle se fait, La Découverte, Paris, 1991.<br />
Jacques Theys et Bernard Kalaora (sous la<br />
direction de), La Terre outragée. Les experts<br />
sont formels!, Michel Callon et Arie Lip,<br />
«Humains, non-humains : morale d'une coexistence»,<br />
Editions Autrement, Science en société,<br />
n° 1, Paris, 1992.<br />
10. On notera à cet égard qu'elle n'est pas la seule<br />
dans ce cas. Voir à ce sujet le rôle du roman dans<br />
la compréhension que les hommes ont d'euxmêmes.<br />
Milan Kundera, L'art du roman,<br />
Gallimard, Paris, 1986.<br />
11. Ulrich Beck, Gegengifte. Die organisierte<br />
Unverantwortlichkeit, Suhrkamp, Frankfurt,<br />
1988.<br />
12. Max Weber, Le savant et le politique, Pion,<br />
Paris, 1959.<br />
13. Serge Moscovici, «Le démon de Simmel»,<br />
Sociétés, n° 37,1992.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 166
JUAN MATAS<br />
Penser le Tiers-Monde<br />
dans la nouvelle<br />
conjoncture internationale<br />
Les bouleversements<br />
intervenus au cours <strong>des</strong> trois<br />
ou quatre dernières années,<br />
l'effondrement de ce que l'on<br />
appelait le communisme en<br />
Union Soviétique et en<br />
Europe Orientale,<br />
l'Eclatement de l'Union<br />
Soviétique qui s'en est suivi,<br />
la montée <strong>des</strong> nationalismes<br />
et <strong>des</strong> conflits et la situation<br />
critique <strong>des</strong> sociétés poststaliniennes<br />
dans cette partie<br />
du globe, ont eu et<br />
continuent d'avoir de<br />
nombreuses répercussions<br />
sur les relations<br />
internationales.<br />
Juan Matas<br />
Laboratoire de sociologie de la culture<br />
européenne<br />
Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />
Après presque un demi-siècle marqué<br />
par la rivalité Est-Ouest et le rôle<br />
hégémonique joué par les Etats-<br />
Unis d'Amérique et l'Union Soviétique,<br />
cette dernière a cessé d'exister et sa principale<br />
héritière, la Russie, a été ravalée au rang de<br />
puissance de second ordre, étouffée par ses<br />
difficultés intérieures et la perte de sa zone<br />
d'influence.<br />
La débâcle de ce que l'on avait pour coutume<br />
de désigner sous l'étiquette discutable<br />
de "camp socialiste" ne pouvait pas manquer<br />
d'avoir de nombreuses conséquences<br />
sur les pays dits du Tiers-Monde, et ceci<br />
pour de nombreuses raisons. Sans prétendre<br />
à l'exhaustivité, on peut en citer trois :<br />
- l'influence du marxisme dans la grande<br />
majorité de ces pays, son rayonnement<br />
dans les milieux intellectuels, parfois<br />
même auprès <strong>des</strong> masses populaires ;<br />
- le non-alignement, dont l'histoire se<br />
confond en grande partie avec celle de<br />
l'émergence et de l'essor du "tiers-mondisme",<br />
reposait sur l'existence de deux<br />
blocs antagoniques ;<br />
- les relations Nord-Sud, et jusque leurs<br />
contradictions, étaient en grande partie<br />
façonnées par les relations conflictuelles<br />
entre l'Est et l'Ouest, et ce pour le meilleur<br />
comme pour le pire. Nous entendons<br />
par cette formule que les pays dits<br />
du Sud pouvaient tirer profit de la<br />
concurrence que se livraient les superpuissances<br />
pour étendre leurs zones<br />
d'influence, et adoucir ainsi les effets de<br />
la domination, mais que cela avait<br />
comme contrepartie le risque de devenir,<br />
à leur insu, un terrain de lutte où s'affrontaient,<br />
à moindre coût, les gran<strong>des</strong><br />
puissances en question.<br />
Certains présentent l'échec du communisme<br />
comme une preuve irréfutable de la<br />
supériorité du capitalisme, devenu en<br />
quelque sorte un stade indépassable et définitif<br />
de l'organisation économique de l'humanité<br />
toute entière. C'est parmi ceux-là<br />
que se recrutent les analystes qui prédisent<br />
la fin du Tiers-Monde, pressés qu'ils sont<br />
d'installer le nouvel ordre mondial, sorte de<br />
Pax Americana pointant à l'horizon du troisième<br />
millénaire.<br />
C'est pourquoi il peut sembler grand<br />
temps d'ouvrir le débat sur le nouveau<br />
contexte <strong>des</strong> relations Nord-Sud et sur les<br />
révisions déchirantes qui ont commencé à<br />
se dérouler dans nombre de pays du Tiers-<br />
Monde. <strong>Pour</strong> conduire cette réflexion, un<br />
détour historique semble s'imposer.<br />
Si l'expression Tiers-Monde a été utilisée<br />
pour la première fois par Alfred Sauvy<br />
dans une chronique de "L'Observateur"<br />
qu'il tenait régulièrement (l'article est paru<br />
en août 1952), on peut raisonnablement<br />
penser que le Tiers-Monde est né en tant<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 167
que tel de la décolonisation, qui a suivi la<br />
fin de la Seconde Guerre Mondiale, et <strong>des</strong><br />
mouvements de libération nationale qui ont<br />
précédé et accompagné ce phénomène,<br />
notamment en Asie et en Afrique. L'acte de<br />
naissance du Tiers-Monde a été porté à la<br />
connaissance du monde entier lors de la<br />
conférence de Bandoung (Indonésie) en<br />
avril 1955. Certes, comme le rappelle Yves<br />
Lacostenul n'a employé ce terme lors de<br />
la conférence elle-même, mais l'esprit tiersmondiste<br />
souffle sur cette Assemblée de<br />
chefs d'Etat asiatiques et africains, réunie<br />
par Ahmed Soekarno, Président de la jeune<br />
République indonésienne, et fait de cette<br />
réunion le prologue du premier sommet <strong>des</strong><br />
pays non-alignés qui se tiendra six ans plus<br />
tard et dont le pays hôte sera la Yougoslavie<br />
du Maréchal Tito.<br />
Le Tiers-Monde désigne, au début, ces<br />
Etats qui naissent à la vie indépendante et,<br />
d'une façon un peu plus générale, les pays<br />
d'Asie et d'Afrique. Il faudra attendre la<br />
révolution cubaine et le début <strong>des</strong> années<br />
soixante pour que, petit à petit, s'élargisse<br />
la vision précitée jusqu'à y inclure<br />
l'Amérique Latine et les Caraïbes. Le Tiers-<br />
Monde, avons-nous dit, a partie liée avec le<br />
non-alignement, qui a constitué le point de<br />
convergence pour <strong>des</strong> pays et <strong>des</strong> régimes<br />
présentant par ailleurs une grande diversité<br />
idéologique, mais aussi socio-économique,<br />
démographique et culturelle, et dont les<br />
intérêts pouvaient être antagoniques à<br />
maints égards. Mais les deux notions ne se<br />
confondent pas et renvoient à <strong>des</strong> dimensions<br />
distinctes. Ainsi, un pays non-aligné<br />
peut ne pas être du Tiers-Monde au sens<br />
géographique que l'on donne souvent à ce<br />
terme (cf. la Yougoslavie de Tito) et inversement<br />
(de nombreux Etats latino-américains,<br />
par exemple, ont résisté à l'idée de<br />
faire partie du mouvement <strong>des</strong> non-alignés,<br />
sous la pression <strong>des</strong> Etats-Unis notamment,<br />
ces derniers ne montrant que peu de sympathie<br />
pour un tel forum). Le non-alignement<br />
réel par rapport aux deux blocs dominants<br />
n'était pas chose aisée ni fréquente... Ce qui<br />
était, par contre, visé par la grande majorité<br />
<strong>des</strong> pays non-alignés, était de peser d'un<br />
plus grand poids sur les relations internationales<br />
au moyen du nombre et de la concertation<br />
dans certains domaines (cf. la participation<br />
aux conférences CNUCED). <br />
à minimiser les contradictions<br />
internes du Tiers-Monde, à négliger les réalités<br />
économiques et à magnifier <strong>des</strong> expériences<br />
dont les limites n'allaient pas tarder<br />
à être mises en évidence. Par ailleurs, la<br />
division manichéenne entre les régimes et<br />
forces progressistes et les obscurantistes<br />
allait subir un coup sévère en Indochine, en<br />
Ethiopie-Erythrée et au Moyen-Orient<br />
(mais on pourrait multiplier sans peine les<br />
exemples). Vers la fin <strong>des</strong> années soixantedix,<br />
le tiers-mondisme, le non-alignement<br />
et même le terme de Tiers-Monde avaient<br />
perdu^ de leur superbe, avaient fait le deuil<br />
d'un certain nombre de leurs illusions et<br />
connaissaient une phase régressive qui allait<br />
s'avérer durable. Or, c'est au cours de cette<br />
phase justement que se développe l'usage<br />
d'un nouveau terme pour désigner les pays<br />
du Tiers-Monde : les pays du Sud. Et c'est<br />
également pendant ces années-là (fin <strong>des</strong><br />
soixante-dix et années quatre-vingt) que<br />
l'on évoque dans les pays industrialisés la<br />
nécessité d'un dialogue et d'une harmonisation<br />
Nord-Sud face aux nombreux défis<br />
posés à l'humanité toute entière par le développement,<br />
l'écologie ou les droits de<br />
l'homme.<br />
Ce retour, nécessairement sommaire<br />
dans le cadre de notre propos, sur la genèse<br />
et l'évolution du Tiers-Monde en tant que<br />
concept, mais aussi en tant qu'acteur sur la<br />
scène internationale, nous permet de mieux<br />
comprendre les enjeux de la situation actuelle<br />
pour cet ensemble disparate mais non<br />
dépourvu de quelques caractéristiques communes.<br />
Les implications concrètes du débat<br />
en cours et <strong>des</strong> initiatives prises ici ou là,<br />
dans les pays en question, sont lour<strong>des</strong> et<br />
engagent (ou engageront) l'avenir de ces<br />
pays et le rapport <strong>des</strong> forces au sein du nouvel<br />
ordre mondial qui se met en place, non<br />
sans difficultés, à l'heure actuelle.<br />
Nous nous proposons de centrer ici notre<br />
réflexion autour de trois points :<br />
a) pourquoi la concertation <strong>des</strong> pays dits<br />
du Sud est-elle souhaitable, voire possible<br />
? ;<br />
b) est-il justifié de proclamer la caducité<br />
du débat sur les modèles de développement<br />
économique et d'organisation sociopolitique,<br />
n'y a-t-il plus de choix possible ? ;<br />
c) l'existence d'une dualité Nord-Sud remplace-t-elle<br />
le clivage Est-Ouest?, est-elle<br />
nécessairement de caractère antagonique?<br />
En faisant le choix de nous centrer sur<br />
ces questions nous sommes parfaitement<br />
conscients que bien d'autres se posent et<br />
mériteraient pareil effort d'élucidation.<br />
Mais il s'agit de contribuer à ouvrir un débat<br />
qui n'a, pour nous, rien de gratuit et nous<br />
nous proposons de poursuivre et de développer<br />
cette réflexion.<br />
Préserver la concertation<br />
Sud-Sud<br />
La question de la préservation d'instances<br />
de coordination pour les pays du Sud, par de<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 168
là le caractère obsolète du mouvement <strong>des</strong><br />
pays non-alignés, peut recevoir un premier<br />
élément de réponse à travers le constat très<br />
simple dressé par le politologue chilien Jorge<br />
Heine: "Il est clair qu'il y a nombre de<br />
domaines dans lesquels les intérêts <strong>des</strong> pays<br />
du Sud vont demeurer distincts de ceux du<br />
Nord, et où le dialogue, la coordination et<br />
l'éventuelle adoption de positions communes<br />
sont impératifs. Particulièrement dans<br />
une période aussi changeante <strong>des</strong> relations<br />
internationales et où nous pouvons être à la<br />
veille d'une nouvelle institutionnalité en<br />
matière d'organismes internationaux, la<br />
capacité du Sud d'augmenter la communication<br />
mutuelle et l'action commune apparaît<br />
comme très souhaitable. C'est dans ces<br />
termes que l'on doit voir l'importance de ne<br />
pas gâcher ce qui a été construit en matière<br />
d'instances d'articulation Sud-Sud, depuis<br />
l'organisation <strong>des</strong> pays non-alignés jusqu'à<br />
CNUCED. Une analogie avec les institutions<br />
internationales du Nord est peut-être adéquate<br />
ici. Le fait que même après que le Pacte de<br />
Varsovie ait cessé d'exister, l'OTAN (un<br />
pacte militaire dont l'objet fondamental à sa<br />
création était de faire face à ce qui était considéré<br />
alors comme la "menace soviétique")<br />
continue à fonctionner comme si de rien<br />
n'était, nous indique l'importance que les<br />
pays capitalistes avancés accordent aux<br />
alliances et mécanismes de coordination de<br />
leurs politiques de défense, ce qui vaut également<br />
pour leurs politiques économiques et<br />
qui s'exprime dans les réunions annuelles du<br />
Groupe <strong>des</strong> Sept (G-7) ainsi que dans les<br />
activités de l'OCDE, dont le siège est à Paris.<br />
S'il était vrai que, comme l'a dit le Président<br />
argentin Carlos Menem, "il existe un seul<br />
monde", et que pour cela les organisations<br />
comme les non-alignés ont perdu leur raison<br />
d'être, il faudrait s'attendre à la dissolution<br />
de l'OCDE et d'autres organismes équivalents<br />
. C ' est peu probable, pour le moins, dans<br />
un futur proche" (4) .<br />
Cette citation illustre bien notre propos<br />
: le Nord a de nombreuses instances<br />
pour harmoniser ses intérêts et déterminer<br />
une ligne de conduite commune. Est-il<br />
souhaitable pour les pays du Sud d'aggraver<br />
la précarité de leur position par rapport<br />
aux sociétés les plus puissantes en renonçant<br />
aux structures de coordination qui leur<br />
sont propres ?<br />
<strong>Pour</strong> autant, la question n'est pas tranchée<br />
de savoir si de telles structures sont<br />
viables. Il faut bien reconnaître que par le<br />
passé les forums <strong>des</strong> pays du Tiers-Monde<br />
ont été le plus souvent bien stériles et que la<br />
phraséologie unanimiste souvent utilisée<br />
n'a pas servi à cacher les dissensions et la<br />
paralysie, qui étaient le fruit de divergences<br />
idéologiques mais aussi et surtout d'oppositions<br />
d'intérêts entre "pays frères".<br />
Rendre donc possible l'existence de structures<br />
efficaces de coordination suppose<br />
d'identifier les convergences idéologiques<br />
et la recherche de valeurs communes, quitte<br />
à maintenir à l'écart ceux qui ne remplissent<br />
pas les conditions minimales d'un<br />
commun dénominateur. C'est, d'autre part,<br />
d'oeuvrer à la création, dans un certain<br />
nombre de domaines, <strong>des</strong> conditions d'une<br />
complémentarité économique sans laquelle<br />
ces efforts resteront vains. Dans ces deux<br />
dimensions, les pays du Nord ont prêché<br />
l'exemple.<br />
Le développement<br />
et les voies<br />
de l'innovation<br />
La faillite du communisme a engendré<br />
un enthousiasme bien compréhensible chez<br />
les chantres du libéralisme et de l'économie<br />
de marché : n'était-elle pas la preuve de la<br />
supériorité irréfutable de leur modèle de<br />
société ? Ne préfigurait-elle pas un modèle<br />
de relations internationales débarrassé de<br />
conflictualités idéologiques et axé sur<br />
l'intérêt mutuel de partenaires économiques<br />
supposés être sur un pied d'égalité et poursuivant<br />
les mêmes objectifs ? De la chute du<br />
Mur de Berlin à l'opération Tempête du<br />
Désert, une même euphorie brouillait la<br />
clarté d'esprit de ces analystes...<br />
La situation explosive qui règne<br />
aujourd'hui dans plusieurs pays d'Europe<br />
orientale (dont l'illustration la plus paroxistique<br />
est le drame qui se déroule en ex<br />
Yougoslavie) et qui menace indirectement<br />
la sécurité <strong>des</strong> pays de l'Europe de l'Ouest,<br />
les difficultés auxquelles se trouvent<br />
confrontés les pays les plus développés, et<br />
en tout premier lieu les Etats-Unis d'Amérique<br />
et les pays de l'Union Européenne, et<br />
la complexité <strong>des</strong> situations dans les pays du<br />
Tiers-Monde, irréductible aux interventions<br />
militaires - aussi justifiées soient-elles -,<br />
tout ceci semble avoir tempéré l'enthousiasme,<br />
sans modifier pour autant l'analyse<br />
globale. On peut, pourtant, se demander si<br />
la rationalité du système capitaliste n'est<br />
pas contestée de l'intérieur même, y compris<br />
dans les sociétés dites d'abondance, par<br />
les nombreux dysfonctionnements dont<br />
témoignent le chômage et la marginalité<br />
croissants, le malaise <strong>des</strong> grands ensembles,<br />
la solitude et la fragilisation du lien social,<br />
l'augmentation <strong>des</strong> nuisances et la détérioration<br />
de l'environnement, etc.. Hormis<br />
cela, une autre question se pose : peut-on<br />
prétendre élargir les sociétés de consommation<br />
de masse à l'échelle de la planète? Estil<br />
concevable qu'un développement économique<br />
du même type que celui <strong>des</strong> pays<br />
industrialisés puisse se dérouler partout<br />
ailleurs? Trois éléments, au moins, nous<br />
inclinent à répondre négativement : d'abord,<br />
le développement <strong>des</strong> sociétés aujourd'hui<br />
industrialisées s'est fait, au moins en partie,<br />
par le biais de l'exploitation coloniale ou<br />
semi-coloniale de sociétés "périphériques";<br />
ensuite, le modèle de consommation de<br />
masse en vigueur dans les sociétés nanties<br />
n'est pas extensible à l'infini : les ressources<br />
de la planète sont, pour une bonne part,<br />
épuisables et ne résisteraient pas à cette<br />
épreuve; enfin, le développement économique<br />
est intimement lié à <strong>des</strong> facteurs<br />
socio-historiques et culturels qui façonnent<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 169
les caractéristiques d'un ensemble social<br />
dans sa totalité. L'acculturation, opérée par<br />
la colonisation et l'insertion <strong>des</strong> sociétés<br />
extra-occidentales dans le marché mondial,<br />
n'a pas réussi à effacer les traces de ces cultures,<br />
décrétées périmées par les nouveaux<br />
maîtres de l'Univers. Une partie importante<br />
<strong>des</strong> difficultés dans lesquelles se débattent<br />
à l'heure actuelle les pays du Tiers-<br />
Monde sont sans doute imputables à la douloureuse<br />
adéquation entre une modernité<br />
triomphante et importée, et une tradition qui<br />
continue à fournir aux individus et aux<br />
groupes les signes d'identité qui leur sont<br />
indispensables. Ce n'est pas du passéisme<br />
que de prétendre qu'il ne s'agit pas là d'un<br />
combat d'arrière-garde mais d'une confrontation<br />
vitale, à l'issue hasardeuse. La montée<br />
<strong>des</strong> intégrismes est aussi, et peut-être pas<br />
seulement dans les pays du Tiers-Monde,<br />
un signal de détresse auquel nous ne devons<br />
pas rester insensibles. La modernité<br />
déstructurante, le miroir aux alouettes et les<br />
espoirs déçus constituent un terreau de<br />
choix pour que poussent tous les irrédentismes.<br />
Certes, le développement économique<br />
est une impérieuse nécessité, la<br />
modernité un défi exaltant, la démocratie et<br />
les droits de l'homme <strong>des</strong> valeurs au rayonnement<br />
universel qui méritent d'être défendues<br />
dans leur principe, consolidées et étendues<br />
dans leur concrétisation, mais cela ne<br />
doit pas faire obstacle aux voies singulières<br />
et à la diversité, ni contribuer à <strong>des</strong> amalgames<br />
du type "liberté = libéralisme".<br />
Nord-Sud:<br />
entente ou affrontement?<br />
On peut raisonnablement penser que la<br />
lutte que se sont livrés les Etats-Unis d'Amérique<br />
et feu l'URSS, dans <strong>des</strong> domaines<br />
variés et sous <strong>des</strong> formes multiples, et qui a<br />
été connue sous le nom de conflit (ou de<br />
concurrence) Est-Ouest, a cessé d'exister<br />
avec la perte de sa zone d'influence - ou de<br />
ses satellites - par l'Union Soviétique, suivie<br />
(et même accompagnée) de son implosion.<br />
En tout cas, les manifestations de cette lutte<br />
ne peuvent que changer de forme avec la<br />
perte du statut de super-puissance par la<br />
Russie post-soviétique et son abandon du<br />
communisme d'Etat. Ceci a <strong>des</strong> effets nombreux<br />
dans les pays du Sud, car ceux-ci<br />
étaient peu ou prou <strong>des</strong> théâtres où se déroulait<br />
une partie de la confrontation, et que certains<br />
Etats de cet ensemble étaient plus ou<br />
moins fortement ancrés au bloc soviétique.<br />
Les Etats qui se réclament aujourd'hui encore<br />
du communisme sont incontestablement à<br />
la défensive, essayant de combiner avec <strong>des</strong><br />
fortunes diverses une certaine ouverture de<br />
leur économie, l'introduction d'éléments<br />
d'économie de marché et même l'appel à<br />
l'investissement étranger, avec la préservation<br />
du monopole du Parti sur l'appareil<br />
d'Etat et sur la sphère de la société civile dans<br />
son ensemble. La Chine, le Vietnam ou Cuba<br />
fournissent de bons exemples de cet hybride.<br />
Il ne faut pas conclure pour autant que les<br />
pays d'Europe orientale et de l'ex-URSS ont<br />
intégré le bloc <strong>des</strong> pays du Nord sans autre<br />
forme de procès : dans bien <strong>des</strong> domaines, la<br />
crise et les mutations auxquelles ils font face<br />
en font une sorte de Tiers-Monde sui generis,<br />
d'autant plus préoccupant pour les<br />
nations riches qu'il est installé aux portes de<br />
l'un <strong>des</strong> royaumes de l'abondance, l'Europe<br />
du Nord-Ouest et plus globalement l'Union<br />
Européenne, pour reprendre le vocable<br />
consacré par le Traité de Maastricht.<br />
Quant aux pays du Sud, leur confrontation<br />
avec ceux du Nord revêt <strong>des</strong> caractéristiques<br />
forcément bien différentes que celle<br />
de l'Est et de l'Ouest. Tout d'abord, il n'y<br />
a pas d'unité idéologique Commune aux<br />
pays du Sud et, même si leurs structures de<br />
concertation survivaient et se renforçaient,<br />
il est peu probable qu'une telle unité se<br />
fasse. Ensuite, il ne s'agit pas de deux blocs<br />
comparables, à tendance tous deux hégémonique<br />
sur le plan militaire, politique et<br />
économique. Les intérêts qui peuvent unir<br />
les pays du Sud entre eux sont ceux de leur<br />
développement respectif et surtout ceux de<br />
la réduction <strong>des</strong> inégalités dans les rapports<br />
avec les pays les plus puissants. Par ailleurs,<br />
il est vraisemblable qu'hormis quelques<br />
forums à vocation mondiale pouvant subsister,<br />
la plupart <strong>des</strong> négociations prendront<br />
<strong>des</strong> formes plus sectorielles, y compris avec<br />
une recomposition d'alliances autour<br />
d'objectifs ponctuels pouvant rallier <strong>des</strong><br />
pays du Nord et du Sud.<br />
Quoiqu'il en soit, l'antagonisme ou la<br />
complémentarité Nord-Sud dépendra <strong>des</strong><br />
volontés politiques et <strong>des</strong> rapports de force<br />
qui s'établiront au sein de chacune <strong>des</strong> composantes.<br />
Qu'il nous soit permis ici de rapporter<br />
les propos du groupe de travail Nord-<br />
Sud animé par Christian Coméliau, dans le<br />
cadre de la préparation du IXe Plan : "(...) on<br />
rappellera d'abord brièvement, quelques unes<br />
<strong>des</strong> caractéristiques structurelles de l'économie<br />
mondiale qui conditionnent le développement<br />
du Tiers-Monde. (...) - la première est<br />
le phénomène historique d'accroissement de<br />
l'interdépendance entre les économies nationales.<br />
(...) - cet accroissement de l'interdépendance<br />
n'affecte pas de manière égale<br />
l'ensemble <strong>des</strong> acteurs et <strong>des</strong> pays qui y participent<br />
: il s'agit, au contraire, d'une interdépendance<br />
asymétrique permettant la diffusion<br />
<strong>des</strong> effets de domination entre nations et<br />
aggravant les inégalités entre elles /et qui/<br />
apparaissent particulièrement dans ce qu'il<br />
est convenu d'appeler la "division internationale<br />
du travail", c'est-à-dire notamment : -<br />
dans la nature <strong>des</strong> spécialisations productives<br />
de chaque ensemble au sein de l'économie<br />
mondiale (...);- dans les rapports de prix (...)<br />
qui accompagnent cette spécialisation productive<br />
(...). Il faut cesser de considérer<br />
l'accroissement de l'interdépendance comme<br />
le remède à tous les maux, et il faut admettre<br />
au contraire qu'il peut entraîner également<br />
<strong>des</strong> effets négatifs sur le développement. Loin<br />
de provoquer une homogénéisation, une<br />
réduction <strong>des</strong> différences entre les économies<br />
nationales, le mouvement d'intégration de<br />
l'économie mondiale tel qu'on l'observe<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 170
aujourd'hui accentue les disparités et aggrave<br />
les inégalités de pouvoir à l'intérieur <strong>des</strong><br />
nations et entre nations. (...) - Troisième<br />
caractéristique structurelle de l'économie<br />
mondiale, /celle-ci/ est aujourd'hui fondée<br />
sur les relations marchan<strong>des</strong>. Les échanges<br />
internationaux s'y opèrent sur une base<br />
décentralisée (c'est-à-dire sans planification<br />
centrale), et les régies de la concurrence et du<br />
profit y jouent un rôle essentiel. Ces relations<br />
marchan<strong>des</strong> appellent l'existence d'une série<br />
d'institutions de régulation (...). Aujourd'hui<br />
n'existent que quelques éléments épars d'un<br />
tel pouvoir de régulation (FMI, GATT, BRI,<br />
Banque Mondiale, Nations Unies...); leur<br />
philosophie et leurs critères d'action demeurent<br />
très vivement discutés, et leur autorité est<br />
d'autant moins reconnue que le système imaginé<br />
à Bretton Woods et mis en oeuvre au<br />
lendemain de la seconde guerre mondiale ne<br />
répond plus aux besoins actuels" (5) .<br />
Sortir <strong>des</strong> logiques conflictuelles suppose<br />
que les pays du Nord prennent conscience<br />
du fait que la détérioration de la situation<br />
dans <strong>des</strong> pays du Sud assez nombreux a<br />
atteint <strong>des</strong> seuils critiques et dangereux, et<br />
que pour sortir de l'impasse il faut mettre<br />
en oeuvre une autre politique, axée sur <strong>des</strong><br />
rapports plus égalitaires. Cela suppose également<br />
que dans les pays du Sud où sévissent<br />
<strong>des</strong> régimes corrompus - tous n'étant<br />
bien sûr pas dans ce cas - l'effort de redressement<br />
soit entrepris en se débarrassant <strong>des</strong><br />
utopies qui freinent les énergies créatrices<br />
et en agissant sur les secteurs les plus sensibles<br />
(par exemple la restauration de<br />
l'auto-suffisance alimentaire est, dans bon<br />
nombre de pays, possible et urgente).<br />
Mais les logiques dominantes à l'échelle<br />
mondiale ne prêtent guère à l'optimisme,<br />
car il s'agit de poursuivre la recherche du<br />
profit maximum pour <strong>des</strong> entreprises transnationales<br />
peu influencées par les politiques<br />
étatiques, et la défense d'intérêts nationaux,<br />
souvent de courte vue, par les Etats les plus<br />
puissants (et, à une échelle nécessairement<br />
réduite, par tous les autres Etats...). Dés<br />
lors, on peut penser que dans certaines<br />
domaines les exigences de situations trop<br />
critiques peuvent conduire à la recherche de<br />
solutions concertées, mais il ne sera pas<br />
chose facile, sans une prise de conscience<br />
générale, de sortir du schéma en vigueur<br />
dans les relations Nord-Sud.<br />
Les effets de la crise de l'emploi et <strong>des</strong><br />
soubresauts que connaissent les pays industrialisés<br />
à l'heure actuelle, phénomènes<br />
ayant également un rapport avec la mondialisation<br />
croissante de l'économie, constituent<br />
un paramètre sans doute important pour<br />
l'évolution <strong>des</strong> rapports dont il est ici question,<br />
mais il est malaisé de prévoir comment<br />
ces effets se traduiront, y compris au sein<br />
même <strong>des</strong> pays nantis. Les manifestations<br />
d'intolérance et les extrêmismes qui s'y<br />
développent constituent un signe inquiétant<br />
de leur évolution, mais il faut se garder de<br />
dramatiser ou d'accorder une importance<br />
exagérée à <strong>des</strong> faits, bien sûr insupportables<br />
mais qui restent généralement isolés. Les difficultés<br />
<strong>des</strong> uns et <strong>des</strong> autres devraient nous<br />
rendre sensibles à la <strong>des</strong>tinée commune<br />
d'habitants d'une même planète, mais on<br />
peut aussi craindre que ces difficultés durcissent<br />
les égoïsmes et creusent un fossé<br />
d'incompréhension et de suspicion réciproque.<br />
Alors, le Tiers-Monde est-il terminé,<br />
va-t-il disparaître comme le bloc communiste,<br />
se diluer dans le grand marché mondial de<br />
sociétés libres, égales et concurrentielles ? Si<br />
l'étiquette risque d'être contestée, si dans<br />
bien <strong>des</strong> domaines une hétérogénéisation<br />
croissante va se faire jour parmi les pays de<br />
cet ensemble qui a toujours été fort disparate,<br />
la réalité de la dualité Nord-Sud risque, au<br />
contraire, de dominer la scène <strong>des</strong> rapports<br />
internationaux dans les années à venir.<br />
Notes<br />
1. Lacoste Yves, «Unité et diversité du Tiers-<br />
Monde», tome I (Des représentations planétaires<br />
aux stratégies sur le terrain), Paris, éd. F.<br />
Maspéro (coll. Hérodote), 1980.<br />
2. Cnuced : « Conférence <strong>des</strong> Nations-Unies pour<br />
le Commerce et le Développement convoquée<br />
pour la première fois à Genève en 1964».<br />
3. On peut citer parmi ceux-ci, et sans pouvoir prétendre<br />
que l'énumération soit la plus représentative,<br />
André Gunder Frank, Ruy Mauro Marini,<br />
Paul Sweezy, Samir Amin, Osvaldo Sunkel,<br />
Celso Furtado, Paul Bairoch et Yves Lacoste.<br />
4. Heine Jorge, "Cayo también el Tercer Mundo ?<br />
El Sur ante el nuevo orden global.", in/ Estudios<br />
Internacionales (revue de l'Institut d'Etu<strong>des</strong><br />
Internationales de l'Université du Chili), n° 96,<br />
octobre-décembre 1991, Santiago du Chili (pp.<br />
456-471). (Traduit par nos soins).<br />
5. Sachs Ignacy, COMELIAU Christian et al.,<br />
«L'impasse Nord-Sud»: quelles issues?,<br />
Rapport du Groupe de travail Nord-Sud,<br />
Commissariat Général au Plan, Paris, La<br />
Documentation Française, 1983.<br />
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