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SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales

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REVUE DES SCIENCES SOCIALES<br />

DE LA FRANCE DE L’EST<br />

Université <strong>des</strong> Sciences<br />

Humaines de Strasbourg<br />

22<br />

’95


<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences <strong>sociales</strong> de la France de l’Est<br />

Rédaction<br />

Directeur de la publication<br />

Freddy Raphaël<br />

Rédactrice en chef<br />

Anny Bloch<br />

Assistants<br />

Alain Ercker<br />

Nadine Bauer<br />

Comité de rédaction<br />

Eve Cerf, Marie-Noële Denis,<br />

Brigitte Fichet, Geneviève Herberich-Marx, Pascal Hintermeyer<br />

Colette Méchin, Christian de Montlibert,<br />

Claude Régnier, Patrick Watier<br />

Correspondants extérieurs<br />

Utz Jeggle (Allemagne)<br />

Jean Rémy (Belgique)<br />

Raymond Boudon (Paris)<br />

Ce numéro a été réalisé par :<br />

Anny Bloch ; Eve Cerf ; Marie-Noële Denis ;<br />

Brigitte Fichet ; Pascal Hintermeyer; Colette Méchin ;<br />

Zusana Jaczova, artiste-sculpteur<br />

Administration - Diffusion<br />

Service <strong>des</strong> périodiques, Sophie Stouvenel (Tél. 88.41.73.17)<br />

”<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est”<br />

Université <strong>des</strong> Sciences Humaines<br />

Laboratoire de sociologie de la culture européenne<br />

22, rue Descartes 67084 Strasbourg Cedex<br />

Réalisation<br />

Andromaque Prépresse<br />

Abonnement<br />

L’abonnement porte sur deux numéros au moins. Par la suite, il est reconduit automatiquement jusqu’à<br />

résiliation parvenant au Service <strong>des</strong> Périodiques le 1er septembre. L’abonnement n’est pas rétroactif.<br />

Prix : 130 FF - Abonnement 110 F par numéro.<br />

Photo de couverture<br />

Victor Brauner, Logos et les trois matières, 1962,<br />

Huile sur toile, 100 x 81 cm.<br />

Legs de Mme Jacqueline Victor Brauner, 1988.<br />

© Musées de Strasbourg<br />

Remerciements<br />

aux artistes, Abraham Hadad, Max Neumann, Susan Rauch, Raymond Waydelich<br />

de nous avoir permis de publier leurs oeuvres aux musées de Strasbourg, à Sylvie Brugnon, au Musée Unterlinden de Colmar,<br />

au Cinéma l’Odyssée (Strasbourg) pour le prêt de leurs documents.<br />

<strong>Revue</strong> publiée avec le concours du Centre national du Livre,<br />

du Conseil Général du Bas-Rhin, de la Région Alsace, de la Ville de Strasbourg<br />

Sommaire<br />

Fidélités, Infidélités<br />

Prologue<br />

4 • Stéphane Jonas Itinéraire d’un sociologue transfrontières<br />

10 • Philippe Lacoue-Labarthe La forme toute oublieuse de<br />

l’infidélité 14 • Pierre Erny Éléments pour une phénoménologie de<br />

la fidélité<br />

Fidélités, Infidélités face au pouvoir<br />

26 • Christian de Montlibert La sociologie de la politique une hérésie?<br />

31 • Pascal Hintermeyer, Daniel Ramelet Symbolique de la<br />

fidélité dans l’institution militaire 36 • Elisabeth G. Sledziewski<br />

Intellectuels, <strong>des</strong> fidélités mal récompensées<br />

Histoire, mémoires, pratiques religieuses<br />

42 • Eve Cerf-Horowicz L’Adieu à une enfant défunte 50 • Sylvie<br />

Maurer Fidélité aux écritures saintes 56 • Michèle Wolff - Werner<br />

Enninger Les mennonites français, infidélité apparente<br />

L’Amour, les jeunes, la famille, la cité<br />

62 • Mohammed Chehhar L’art d’aimer <strong>des</strong> courtois 70 • Pascal<br />

Hintermeyer - Jacqueline Igersheim La fidélité chez les jeunes<br />

77 • Marie-Noële Denis Fidélités familiales et innovations, les<br />

manières de table en Alsace depuis le XVIII e siècle 81 • Brigitte<br />

Fichet Familles portugaises continuités ou ruptures entre<br />

les générations 87 • Marie-Noële Denis Évolution sociale<br />

dans la cité-jardin du Stockfeld (1911-1937)<br />

Territoires de la fidélité<br />

94 • Eric Navet La tradition ou la fidélité du naturel au naturel<br />

100 • Alain Ercker La fidélité dans l’acculturation : les Amérindiens<br />

110 • Anny Bloch A la merci de courants violents :<br />

Les émigrés juifs de l’Est de la France aux États-Unis *<br />

Sociologie: tradition et infidélités<br />

122 • Gilles Herreros-André Kocher-Bernard Woehl Pour une<br />

sociologie clinique 130 • Emmanuelle Leclercq Les trajectoires<br />

professionnelles <strong>des</strong> BTS industriels fidélité au métier, fidélité à<br />

la technique? 136 • Myriam Klinger Fidélité et infidélité dans les<br />

histoires de vie sociale<br />

Thèse et recherche<br />

144 • Carole Thiry Comment soigner les mala<strong>des</strong> alcooliques?<br />

Genèse d’une structure légère 150 • Marie-Madeleine Courtoisier<br />

Le Lièvre de Pâques 159 • François Boespflug-<br />

Françoise Dunand Faire ou ne pas faire? Une journée d’étude<br />

sur l’enseignement <strong>des</strong> religions<br />

167 • Lu, à lire


Prologue<br />

Raymond Waydelich<br />

Photo Luc Berujeau


STÉPHANE JONAS<br />

Itinéraire d’un sociologue<br />

transfrontières<br />

La recherche que je présente<br />

ici fait partie d’une réflexion<br />

de longue durée sur mon<br />

itinéraire de sociologue<br />

transfrontières.<br />

Elle est forcément<br />

et fortement<br />

autobiographique.<br />

Stéphane Jonas<br />

«L’homme est fidèle<br />

aux choses,<br />

les choses sont fidèles<br />

aux hommes.»<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

Laboratoire de Sociologie<br />

de la Culture Européenne<br />

Victor HUGO,<br />

Les Misérables<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

Le terme d’itinéraire est ici entendu non<br />

pas comme une succession spatiotemporelle,<br />

mais comme un projet de<br />

localisation <strong>des</strong> événements passés. Cette<br />

recherche a convoqué, d’une manière ou<br />

d’une autre, la mémoire ou plus précisément<br />

la mémoire-savoir, parce qu’il s’agit du<br />

travail <strong>des</strong> métiers de sociologue et<br />

d’urbaniste (1) .<br />

Cette recherche est issue <strong>des</strong> réflexions<br />

et <strong>des</strong> expériences d’un sociologue urbain<br />

transfrontières d’un type minoritaire certes,<br />

mais hélas de plus en plus fréquent de nos<br />

jours: le réfugié politique. C’est un type<br />

d’étranger qui arrive et qui ne repart pas; il<br />

reste parce qu’il ne peut pas faire autrement.<br />

Figure d’un citoyen du monde sans être<br />

nécessairement cosmopolite, apatride temporaire<br />

surgi de l’Etat-Nation européen en<br />

cette fin de siècle, elle a été bien saisie dans<br />

quelques-uns de ses traits sociologiques par<br />

le sociologue allemand Georg Simmel - un<br />

autre exilé - au début de notre siècle, dans<br />

un court essai désormais connu et qui comporte<br />

dans son titre le mot étranger (2) .<br />

Le réfugié politique étranger intellectuel<br />

venu de l’Europe Centrale, d’au-delà du<br />

«rideau de fer», ce monstre de la modernité,<br />

apporte souvent dans ses bagages mémoriels<br />

un désenchantement fréquemment<br />

associé, au fond de sa mémoire individuelle,<br />

aux représentations urbaines mélancoliques<br />

(3) attachées à ces lieux, à <strong>des</strong> substrats<br />

matériels urbains, parfois inattendus<br />

au moment où ils resurgissent, mais fidèles<br />

4<br />

à la personne. Depuis longtemps je<br />

m’efforce de percer le secret de la matrice<br />

d’où surgissent pour moi les paysages urbains<br />

imaginaires de mon pays d’origine, la<br />

Hongrie, évoqués par le code de la mémoiresavoir,<br />

la mémoire-littéraire n’étant pas - à<br />

mon grand regret - à ma portée.<br />

Je prends ici volontiers pour départ<br />

l’affirmation du sociologue Maurice<br />

Halbwachs, selon laquelle les cadres sociaux<br />

principaux de la mémoire sont la<br />

langue, l’espace et le temps (4). Je le fais<br />

d’autant plus volontiers que cette figure<br />

attachante et éminente de l’École sociologique<br />

de Paris a beaucoup travaillé sur les<br />

mécanismes de la mémoire collective portant<br />

sur les images mémorielles qui s’attachent<br />

à tel ou tel lieu, chez lui souvent <strong>des</strong><br />

lieux parisiens. Sous cet angle, la recherche<br />

que je présente ici porte sur les conflits de<br />

cultures que constitue, dans une société<br />

complexe multi-culturelle comme la nôtre,<br />

la langue d’origine à l’occasion <strong>des</strong> transferts<br />

de culture scientifique, et la frontière<br />

solide qui existe entre la langue maternelle<br />

et la langue scientifique adoptive du pays du<br />

choix. Cette recherche est menée dans le<br />

cadre de l’Association Internationale <strong>des</strong><br />

Sociologues de Langue Française (AISLF),<br />

qui a lancé en son sein une réflexion sur La<br />

dynamique pluriculturelle <strong>des</strong> sociologues<br />

francophones (5) .<br />

Un ancien réfugié politique du<br />

Mitteleuropa comme moi, originaire de<br />

cette «Autre Europe» - pour reprendre ici<br />

l’appellation pertinente et symbolique de<br />

l’écrivain Vladislas Milosz, d’origine<br />

polono-lituano-belarusse, naturalisé français<br />

- qui essaie de reconstituer l’image<br />

d’une ville d’autrefois, un paysage urbain<br />

ou la silhouette fuyante d’un édifice, pour<br />

leur rendre vie en quelque sorte en réactualisant<br />

une mémoire enfouie, s’aperçoit que<br />

leur reconstitution est hautement paradigmatique<br />

(6) .<br />

* * *<br />

Puisque cette recherche a été commandée<br />

et suscitée, elle appartient, en tant que<br />

production mémorielle, aux types de<br />

mémoire-savoir et mémoire professionnelle.<br />

En tant que telle, elle fait par conséquent<br />

partie du champ de signification<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

sociologique et urbanistique, puisque je l’ai<br />

déjà codifiée par mon savoir scientifique<br />

sociologique. Les travaux sociologiques de<br />

M. Halbwachs et de G. Namer sur le rapport<br />

de réciprocité qui existe entre la mémoire et<br />

la société m’ont déjà fait découvrir l’intérêt<br />

sociologique de la mémoire-savoir et de la<br />

mémoire professionnelle, qui sont <strong>des</strong><br />

formes intellectuelles de cumul de<br />

mémoires multiples, parfois paradigmatiques,<br />

parce qu’elles sont <strong>des</strong> mémoires<br />

imaginées. Cependant, par les efforts de<br />

conceptualisation qu’elles exigent, elles<br />

sortent un peu du champ de la mémoire et<br />

touchent la sociologie de la connaissance et<br />

permettent ainsi une mise au point épistémologique.<br />

Le Pas Suspendu de la Cigogne, film de Théo Angelopoulos © Odyssée, Strasbourg<br />

5<br />

Ce type de travail de la mémoire ne peut<br />

pas, me semble-t-il, sur le plan méthodologique<br />

et épistémologique se fonder sur<br />

n’importe quelle vision du monde, puisque<br />

la mémoire collective subit l’influence décisive<br />

de ce que Halbwachs a appelé les courants<br />

de pensée de la société globale. Les<br />

travaux sociologiques et philosophiques<br />

menés sur les régimes totalitaires du type<br />

soviétique ou yougoslave ont montré que<br />

ces régimes ont imposé d’une manière<br />

hégémonique un courant de pensée unique,<br />

un courant de pensée officiel, celui du<br />

marxisme version stalinienne ou titiste, un<br />

courant de pensée dogmatique et formel, en<br />

introduisant ainsi une mémoire-classe unifiée,<br />

totalisante et égocrate (7) . L’idéologie


de cette mémoire-classe consistait à confisquer<br />

la mémoire collective nationale et ethnique,<br />

en la déformant si bien qu’elle est<br />

souvent devenue l’expression d’une volonté<br />

de domination.<br />

Par leur mainmise sur l’organisation du<br />

travail scientifique de la mémoire professionnelle<br />

et de la mémoire-savoir, ces<br />

régimes ont pu diffuser à l’échelle européenne<br />

et planétaire et pendant <strong>des</strong> décennies<br />

une conception du monde évolutionniste,<br />

continuiste, du développement de la<br />

connaissance, en prétendant que la science,<br />

comme le souhaitait la vision marxiste, pouvait<br />

s’approcher d’une vérité unique et totalisante.<br />

Il s’agit bien ici - et c’est ce qui pose<br />

problème - d’une conception de mémoiresavoir<br />

rationnelle, moderne, mais d’où toute<br />

idée de discontinuité, de contingence, de<br />

pluralité de cultures, d’ethnies est bannie ou<br />

du moins soumise à la vision dominante et<br />

hégémoniste.<br />

C’est sans doute pour cela que les théories<br />

continuistes non marxistes aussi importantes<br />

que celles de Karl Popper ne me conviennent<br />

pas pour mon travail de mémoire-savoir (8) . En<br />

revanche, je me suis intéressé, depuis mes<br />

recherches sur l’histoire <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> et <strong>des</strong><br />

techniques, à la conception qu’a Thomas S.<br />

Kuhn de l’idée de discontinuité, de bonds et<br />

de coupures qui caractérisent le développement<br />

de la connaissance scientifique, ainsi<br />

qu’à son idée de l’importance primordiale<br />

donnée au langage et à la culture, de même<br />

qu’à la convention (9) .<br />

* * *<br />

Je représente ici un type social (H.<br />

Janne) aussi ancien que la sociologie, dont<br />

l’idéal-type le plus représentatif en sociologie<br />

est sans doute K. Marx, un <strong>des</strong> fondateurs<br />

de notre discipline, à savoir le sociologue<br />

expatrié pour cause politique et<br />

idéologique, transplanté définitivement<br />

dans un ou <strong>des</strong> pays d’accueil. Pour ce<br />

sociologue-type - qu’il soit déjà sociologue<br />

ou qu’il le devienne seulement par la suite,<br />

comme dans mon cas - la frontière est pluridimensionnelle<br />

et elle acquiert une importance<br />

extraordinaire. Pour un réfugié politique,<br />

passer une frontière même non interdite<br />

est un événement extraordinaire et le<br />

lieu de passage exerce une attirance<br />

magique. Mais la frontière première, la plus<br />

importante, est celle qui sépare son origine<br />

du reste du monde. Elle est certes franchie<br />

physiquement, mais elle est implantée<br />

encore profondément et avec force dans la<br />

tête et dans le cœur.<br />

Cette frontière devient même l’expression<br />

significative et ambivalente du paradigme<br />

étudié par Georg Simmel dans sa<br />

thèse de la figure double et opposée de<br />

l’existence humaine moderne qu’il a formulé<br />

de la manière suivante dans sa<br />

Philosophie de l’Argent publiée en 1900:<br />

«On peut présenter l’évolution de toute <strong>des</strong>tinée<br />

humaine telle une alternance régulière<br />

d’attachements et de détachements, d’obligations<br />

et de libérations» (10) . Ce thème<br />

récurrent aura une autre formulation, mieux<br />

connue, dans l’essai Pont et Porte (Brücke<br />

und Tür) publié en 1909: «L’image <strong>des</strong><br />

choses extérieures comporte pour nous cette<br />

ambiguïté que tout, dans cette nature extérieure,<br />

peut aussi bien passer pour relié que<br />

pour séparé» (11) . Ce paradigme d’ordre épistémologique<br />

peut caractériser dans une certaine<br />

mesure le sociologue transplanté dans<br />

un autre pays et dans une autre langue de<br />

métier de sociologue. Et sa nouvelle posture<br />

transfrontière aura cette figure double et<br />

opposée qui est de vivre avec ce qui a été,<br />

de continuer à vivre avec la mémoire dans<br />

sa langue et sa culture d’origine, et de vivre<br />

avec ce qui est dans une autre langue et une<br />

autre culture, celles choisies pour s’intégrer<br />

dans le pays d’accueil.<br />

Cette opposition concerne aussi les nonexilés<br />

qui essaient de créer et de travailler<br />

en condition pluriculturelle. Et si le bilinguisme<br />

et la double culture vont en s’approfondissant<br />

et touchent l’identité et la personnalité,<br />

toute dynamique pluriculturelle<br />

ne peut, à mon avis, qu’être une dynamique<br />

conflictuelle, et cela, dans le sens polémologique<br />

du terme que lui donnent L. Coser<br />

et J. Freund dans leur sociologie <strong>des</strong><br />

conflits (12) . Le sociologue transfrontières<br />

ancien réfugié politique a dans sa quête<br />

d’un lien entre les «deux rives» de l’existence<br />

(13) - le passé et le présent - besoin de<br />

ce pont simmélien, malgré son aspect paradigmatique<br />

de séparation-liaison, parce<br />

que....«l’homme est tout autant l’être-frontière<br />

qui n’a pas de frontière» (14) . La<br />

mémoire est assurément un <strong>des</strong> piliers de ce<br />

pont-existence qui lie et sépare à la fois.<br />

Deux frontières ont marqué mon itinéraire<br />

professionnel et ma mémoire-savoir<br />

d’une façon indélébile. La première a été le<br />

rideau de fer, dont la première mise en cause<br />

significative, à savoir le révolution hongroise<br />

de 1956, m’a marqué à jamais. Son<br />

écrasement par les chars russes m’a poussé<br />

vers le chemin de l’exil politique et vers la<br />

France, le pays de mon choix définitif (15) . La<br />

France est devenue le pays de mon choix<br />

parce qu’en Hongrie, au cours de mes<br />

étu<strong>des</strong> et de mes activités dans le mouvement<br />

de jeunesse de gauche, j’ai eu <strong>des</strong> relations<br />

de travail et d’amitié avec <strong>des</strong> intellectuels<br />

universitaires et hommes de lettres<br />

francophones qui faisaient partie du courant<br />

de pensée marxiste mais dont l’attitude critique<br />

à l’égard du stalinisme les a poussés<br />

vers l’opposition ou l’exil, et plusieurs<br />

d’entre eux ont été emprisonnés ou ont payé<br />

de leur vie leur opposition et leurs idées.<br />

Comme dans tous les processus de transferts<br />

culturels, le lieu de choix, l’espace<br />

matériel avec son environnement physique<br />

et social, joue certes un rôle fondamental,<br />

mais il n’explique pas toujours tout. Dans<br />

ma motivation de m’installer en France et<br />

d’y reprendre <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> malgré mon ignorance<br />

de la langue, la lutte politique antitotalitaire<br />

en exil a sans doute joué au départ<br />

un rôle plus grand que la découverte de la<br />

sociologie. Je dis bien «découverte», parce<br />

que le stalinisme a pendant longtemps interdit<br />

l’enseignement de la sociologie en la<br />

déclarant science bourgeoise décadente. En<br />

revanche, la tradition révolutionnaire française<br />

- soigneusement cultivée dans les<br />

milieux que je fréquentais - m’a beaucoup<br />

influencé dans le choix de mon pays<br />

d’accueil et de la discipline d’étu<strong>des</strong>, grâce<br />

aux intellectuels hongrois francophones,<br />

ces «passeurs» selon le terme de Michel<br />

Marié, ou ces intellectuels «en contrebande»<br />

comme disait Abraham Moles qui a<br />

dirigé une partie de mes étu<strong>des</strong> (16) . Dans les<br />

projets pluriculturels, ces figures francophones<br />

de la culture et de la science ont toujours<br />

joué et jouent aussi maintenant le rôle<br />

fondamental de fondateurs et de continuateurs<br />

de courants de pensée qui forment<br />

l’opinion publique cultivée. Un <strong>des</strong> fondateurs<br />

de la sociologie allemande, Ferdinand<br />

Tönnies, a, dans ses travaux sociologiques<br />

prospectifs sur la métropolisation de la<br />

société, imaginé que l’opinion publique cultivée<br />

jouerait un rôle dirigeant dans la<br />

«République savante» de la société cosmopolite<br />

de notre civilisation urbaine future (17) .<br />

Aussi bien dans mes interrogations<br />

d’exilé politique d’alors sur la nature et le<br />

pouvoir du totalitarisme que pour ma<br />

volonté d’intégration dans mon pays<br />

d’accueil, la grande diversité et la richesse<br />

<strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de production sociologique française<br />

m’ont été très bénéfiques, surtout par<br />

leur côté - unique alors, avec l’Italie, dans<br />

la sociologie mondiale - de sociologie politique<br />

critique et de celle <strong>des</strong> conflits<br />

sociaux, à grande exigence méthodologique<br />

et théorique. Dans sa critique du pouvoir, la<br />

sociologie francophone a une grande capacité<br />

théorique, une rigueur scientifique et<br />

une exigence éthique de se définir aussi<br />

comme un «contre-pouvoir critique», pour<br />

reprendre la formulation de Pierre<br />

Bourdieu (18) . Par la suite, je me suis rendu<br />

compte que c’était là aussi un aspect identitaire<br />

de la sociologie francophone dans<br />

son ensemble.<br />

La deuxième frontière était et est encore<br />

l’Alsace, Strasbourg, le Rhin avec son pont<br />

de l’Europe. Cette province-frontière et sa<br />

capitale cosmopolite, très convoitées au<br />

cours de l’histoire, m’ont assuré une intégration<br />

à la fois communautaire-familiale et<br />

sociétaire-professionnelle et m’ont toujours<br />

donné le sentiment que j’étais et restais dans<br />

le Mitteleuropa, en me transplantant à sa<br />

frange de l’Ouest. Sur le plan intellectuel et<br />

sociologique, je me reconnais volontiers<br />

dans la formulation que mes collègues<br />

Geneviève Herberich-Marx et Freddy<br />

Raphael ont élaborée de ce pays dans leur<br />

ouvrage intitulé Mémoire plurielle de<br />

l’Alsace, sans que je sois aussi préoccupé<br />

qu’eux <strong>des</strong> formes multiples <strong>des</strong> quêtes<br />

identitaires actuelles qui s’y affrontent:<br />

«L’Alsace n’a pas été seulement une terre<br />

d’affrontement de deux nations mais aussi<br />

un lieu de passage, d’échange et d’interpénétration<br />

de différentes cultures. Il en est<br />

résulté un cosmopolitisme <strong>des</strong> marges, dont<br />

la créativité artistique, architecturale, littéraire<br />

et poétique porte la marque. Pourquoi<br />

ne pas considérer cet enrichissement nonsectaire,<br />

cette identité multiple forgée à partir<br />

de la tension créatrice entre <strong>des</strong> langues<br />

et <strong>des</strong> écoles de pensée, <strong>des</strong> courants littéraires<br />

et <strong>des</strong> sensibilités religieuses variées,<br />

comme l’amorce - au même titre que la<br />

polyphonie de l’ancienne culture austrohongroise<br />

- d’une culture européenne?» (19) .<br />

Strasbourg et l’Alsace m’ont poussé<br />

vers la sociologie urbaine, vers l’histoire de<br />

la ville industrielle et vers la passion <strong>des</strong><br />

étu<strong>des</strong> de l’histoire de la sociologie <strong>des</strong><br />

liens sociaux et <strong>des</strong> rendez-vous manqués<br />

dans le passé entre les sociologies <strong>des</strong> deux<br />

rives du Rhin: sociologies sans doute les<br />

plus influentes de l’Europe, mais aussi les<br />

plus opposées, à savoir la sociologie française<br />

et la sociologie allemande. Sur ce sujet<br />

mon itinéraire peut, dans un certain sens,<br />

illustrer la partie du projet de recherche de<br />

l’AISLF déjà citée sur l’influence et la réalité<br />

<strong>des</strong> grands pôles de rayonnement sociologique<br />

- villes universitaires et régions historiques<br />

- dans la production sociologique<br />

<strong>des</strong> gran<strong>des</strong> communautés sociologiques<br />

dominantes telles que la francophonie. En<br />

effet, pour mon installation familiale volontaire<br />

et définitive après six ans de recherche<br />

passés à Paris - lieu a priori plus favorable<br />

aux exilés politiques transplantés - comme<br />

enseignant-chercheur à l’Université de<br />

Strasbourg, je me suis trouvé dans un milieu<br />

transfrontalier important et stimulant de la<br />

Rhénanie et du Mitteleuropa.<br />

Encore a-t-il fallu que le sociologue de<br />

ces lieux de passage et de passeurs de<br />

l’entrecroisement <strong>des</strong> cultures sociologiques<br />

dominantes dans le passé où ont<br />

enseigné Georg Simmel, Gustav Schmoller,<br />

Maurice Halbwachs, Georges Friedmann,<br />

Georges Gurvitch et Henri Lefebvre,<br />

- s’intéresse au genius loci transfrontalier,<br />

ce qui est loin d’être évident et généralisé.<br />

Le sociologue expatrié et transplanté définitivement,<br />

vivant dans <strong>des</strong> régions transfrontalières<br />

- il y en a beaucoup dans<br />

l’Europe historique - guidé et inspiré à la<br />

fois par l’intellect (Vergeistigung) et la sensibilité<br />

(Gemüt), par la géopolitique régionale<br />

et la spécificité locale, a-t-il ou non<br />

plus de disponibilités et de virtualités que<br />

les autochtones pour travailler avec le génie<br />

<strong>des</strong> lieux? Peut-être. Il nous manque à ce<br />

sujet <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> de cas significatives pour<br />

être plus affirmatif dans ce domaine. Ce<br />

qu’en revanche je puis affirmer par expérience<br />

personnelle, c’est que l’exilé politique<br />

tiraillé par ce qui a été et ce qui est, se<br />

situe à la fois sur les deux rives de l’existence,<br />

sans être dans le fleuve. Et dans cette<br />

position, il peut être concerné par un autre<br />

paradigme, celui formulé par le professeur<br />

et écrivain italien Claudio Magris, dans son<br />

essai romancé intitulé «Danube» (20) , livre<br />

paru peu avant l’effondrement du Mur du<br />

Berlin: «Qui est de l’autre côté du fleuve?».<br />

Mon côté du fleuve à moi, si j’ose dire,<br />

s’est précisé avec le temps: c’étaient<br />

Strasbourg et la sociologie francophone, et<br />

grâce au génie <strong>des</strong> lieux, je suis devenu<br />

français mais aussi un peu français-alsa-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

6<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

7


cien, et ma sociologie a pris une coloration<br />

d’appartenance au Mitteleuropa réuni. Et<br />

mon identité d’origine? Ma langue maternelle?<br />

La question est légitimement posée,<br />

puisque la francophonie est parfaitement<br />

compatible aussi bien sur le plan <strong>des</strong> principes<br />

que sur celui de la politique au sein de<br />

l’AISLF ou dans d’autres associations culturelles<br />

et professionnelles, avec une double<br />

culture, voire une multi-culture. La<br />

mémoire partagée entre ce qui a été et ce qui<br />

est - même réconciliée - n’a pas été suffisante<br />

pour l’acquisition de la double culture<br />

sociologique, d’une part probablement à<br />

cause de l’absence d’une mémoire-savoir<br />

sociologique hongroise à l’origine et d’autre<br />

part par le fait que l’identité nouvelle est<br />

devenue plus forte que l’identité d’origine.<br />

Le paradigme simmelien d’attachement et<br />

de détachement, d’obligation et de libération<br />

semble pour le moment être résolu dans mon<br />

cas par l’appartenance de ma double culture<br />

et mémoire à l’identité européenne.<br />

Il est certain qu’aux États-Unis mon itinéraire<br />

transfrontières aurait été sensiblement<br />

différent. Non pas parce que les deux<br />

rives de l’Atlantique sont plus éloignées<br />

que celles du Rhin ou du Danube. C’est<br />

pour une raison identitaire. La question a de<br />

l’importance, puisque pour un réfugié politique<br />

transfrontières venant de «l’Autre<br />

Europe», le choix de s’installer en Occident<br />

s’est présenté et se présente sous le dilemme<br />

suivant: rester en Europe ou aller en<br />

Amérique (21) . Certes, l’Europe Occidentale<br />

et l’Amérique du Nord ont une origine commune,<br />

mais elles n’ont plus la même identité<br />

culturelle. A la suite de ma correspondance<br />

sur l’identité européenne avec le<br />

sociologue belge Henri Janne, ancien<br />

ministre, cofondateur, avec Georges<br />

Gurvitch, de l’AISLF (22) , j’ai été séduit par<br />

son essai intitulé Identité culturelle de<br />

l’Europe, identité américaine, publié<br />

en 1984 (23) . Dans ce travail de sociologie de<br />

la culture, il attire notre attention sur l’existence<br />

historique sur notre vieux continent<br />

de deux courants opposés qui agissent sur<br />

notre développement identitaire moderne:<br />

la constitution progressive <strong>des</strong> États-<br />

Nations en sociétés globales à forte identité<br />

culturelle généralement liée à une langue, et<br />

l’existence, en raison <strong>des</strong> racines communes,<br />

de courants identitaires transnationaux:<br />

religions chrétiennes, science, art et<br />

architecture, démocratie politique, syndicalisme,<br />

économie capitaliste, industrialisation<br />

et urbanisation typiques de la société<br />

européenne.<br />

Pour les États-Nations à forte identité culturelle,<br />

Henri Janne a retenu la France,<br />

l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie et<br />

l’Espagne. Pour lui, la Russie soviétique était<br />

une culture extérieure quoique très proche.<br />

Sans entrer ici en détail dans son analyse, je<br />

voudrais citer un passage de sa conclusion<br />

concernant les deux identités: européenne et<br />

américaine. «En fin de compte, je crois que<br />

ces deux «identités culturelles» ont chacune<br />

<strong>des</strong> traits particuliers qui obligent à distinguer<br />

les États-Unis de l’Europe occidentale<br />

considérée dans sa globalité. Il n’empêche<br />

qu’incontestablement il y a aussi <strong>des</strong> affinités<br />

entre les deux sociétés. Il n’y a cependant<br />

pas de commune identité culturelle. Le<br />

débat, bien sûr, reste ouvert» (24) .<br />

* * *<br />

En cette phase de ma réflexion et de ma<br />

recherche sur l’identité transfrontières, je<br />

voudrais conclure en revenant à l’hypothèse<br />

de travail de Maurice Halbwachs sur la<br />

triade fondamentale de la mémoire: langue,<br />

espace et temps. Le français, la langue d’un<br />

pays européen dominant à forte identité culturelle,<br />

une grande langue fondatrice de la<br />

tradition sociologique, est devenue ma<br />

langue professionnelle opératoire et pardelà<br />

elle m’a permis de constituer, par ma<br />

mémoire-savoir et ma mémoire professionnelle,<br />

un fonds culturel francophone, et de<br />

m’intégrer en tant que sociologue dans le<br />

courant pluriculturel dynamique qu’est la<br />

francophonie. Le français est devenu aussi<br />

ma langue principale de communication<br />

familiale et il m’a ainsi permis une intégration<br />

communautaire locale.<br />

L’espace strasbourgeois et alsacien, ce<br />

«pays <strong>des</strong> marges» (F. Raphael) et ce pôle<br />

de croisement (25) <strong>des</strong> cultures française et<br />

germanique a été un facteur d’intégration de<br />

premier ordre. Il m’a permis de mieux sentir<br />

et de revivre l’enseignement que je<br />

donne depuis de nombreuses années sur la<br />

fondation de la vie sociale et aussi sur le<br />

substrat matériel de notre environnement<br />

construit, pour reprendre un <strong>des</strong> principes<br />

de la morphologie sociale de l’École sociologique<br />

de Paris allant de Durkheim et de<br />

Halbwachs jusqu’à Gurvitch. Il va sans dire<br />

que pour le sociologue transfrontières réfugié<br />

politique à l’origine et dans un certain<br />

sens toujours resté un étranger - dans le sens<br />

simmelien du terme - ce pays du Mitteleuropa<br />

si favorable à la sociologie francoallemande<br />

ne peut être ni entendu ni approprié<br />

dans le sens restrictif de la Heimat<br />

heideggerienne du terme. Personnellement,<br />

je me référerais ici plutôt au type social du<br />

citadin groszstädtisch simmelien, dont<br />

l’attachement aux lieux ne veut pas passer<br />

par l’autonomie du culte <strong>des</strong> racines, mais<br />

par l’hétéronomie de et la fidélité à l’esprit<br />

pluriculturel et pluriethnique <strong>des</strong> lieux.<br />

Le temps vécu du sociologue transfrontières<br />

bien intégré dans les lieux est déjà un<br />

temps-mémoire qui a dépassé la rupture<br />

entre «avant» et «après». Sa devise pourrait<br />

sans doute être cette phrase de Jean<br />

Duvignaud à propos du travail de la<br />

mémoire: «Ce n’est pas la société qui pense<br />

ou se souvient (...) mais les hommes vivants<br />

qui reconstituent le passé avec ce qu’ils<br />

savent du présent» (26) . Cette pluralité de la<br />

mémoire réconcilie le passé <strong>des</strong> origines<br />

avec la mémoire-savoir professionnelle du<br />

présent. Je n’insisterai pas ici sur une conséquence<br />

paradigmatique du travail de la<br />

mémoire de l’ancien réfugié politique,<br />

puisque je ne suis pas encore allé au bout de<br />

ma réflexion à ce sujet. Il s’agit de son sens<br />

aigu de désenchantement. Comme je l’ai dit<br />

récemment, à l’occasion de notre rencontre<br />

annuelle de recherche avec nos collègues de<br />

Tübingen (27) , pour quelqu’un qui a par obligation<br />

quitté son pays d’origine à l’âge de<br />

25 ans, le désenchantement, même s’il<br />

s’agit d’un pays d’un régime totalitaire,<br />

n’est pas la mort de Dieu et la fin de la métaphysique,<br />

mais celle de l’Idéal, de l’Absolu<br />

et de la société égalitaire.<br />

Pessimisme? Pas du tout. Il s’agit d’une<br />

position de désenchantement critique, sans<br />

nostalgie d’un réenchantement hypothétique.<br />

Et en paraphrasant Victor Hugo, nous<br />

pourrions affirmer: l’homme est fidèle à la<br />

mémoire, la mémoire est fidèle à l’homme.<br />

Notes<br />

1. Sur la notion de mémoire-savoir, voir l’ouvrage<br />

de Gérard NAMER, Mémoire et société,<br />

Méridiens Klincksieck, Paris , 1987.<br />

2. G. SIMMEL, Soziologie. Untersuchungen über<br />

die Formen der Gesellschaftung, (chapitre IX.,<br />

«Exkurs über den Fremden»), Duncker und<br />

Humblot, Leipzig, 1908. Traduit en français<br />

sous le titre de «Digressions sur l’étranger», in<br />

Y. GRAFMEMEYER et I. JOSEPH, L’Ecole de<br />

Chicago, Aubier, Paris, 1984, pp.53-59.<br />

3. Un peu comme l’exilé Victor Hugo a pu pressentir<br />

dans les admirables pages <strong>des</strong> Misérables,<br />

quand il s’est souvenu <strong>des</strong> lieux périphériques,<br />

<strong>des</strong> frontières-limites de jonction de Paris<br />

situées entre la banlieue et le centre-ville: «Le<br />

lieu où une plaine fait sa jonction avec une ville<br />

est toujours empreinte d’on ne sait quelle mélancolie<br />

pénétrante». (cité in L. CHEVALIER,<br />

Classes laborieuses et Classes dangereuses à<br />

Paris, pendant la première moitié du<br />

XIX e siècle, L.G.F. Paris, 1978, p.193).<br />

4. M. HALBWACHS, Les cadres sociaux de la<br />

mémoire, (1925) P.U.F., Paris, 1952. La<br />

mémoire collective, (1949) P.U.F., Paris, 1968.<br />

5. Le thème m’a été suggéré par le Professeur R.<br />

SAINSAULIEU, Président de l’AISLF, et j’ai<br />

fait sur ce sujet une communication à la session<br />

spéciale organisée par notre Association intitulée<br />

«La dynamique pluriculturelle <strong>des</strong> sociologues<br />

francophones», à l’occasion du<br />

13 e Congrès Mondial de la Sociologie qui a eu<br />

lieu en juillet 1994 à Bielefeld, en RFA.<br />

6. Une autre recherche en cours, mais qui ne peut<br />

pas être traitée ici, concerne l’espace, ou plus<br />

précisément les villes de l’Est, les villes <strong>des</strong><br />

Balkans et de l’Europe Centrale situées dans les<br />

anciens pays totalitaires du type soviétique ou<br />

yougoslave, ou <strong>des</strong> villes qui restent encore dans<br />

les pays totalitaires titistes comme celles de<br />

l’ancienne Yougoslavie (Serbie et Montenegro).<br />

Cette recherche m’a été suggérée par les<br />

concepteurs et organisateurs de la Biennale<br />

pluri-culturelle et multi-nationale de Mitteleuropa<br />

1993 de Schiltigheim, dans l’agglomération<br />

strasbourgeoise, qui m’ont demandé de<br />

présenter la ville hongroise de PECS, une ville<br />

historique de la Transdanubie dans le Sud de la<br />

Hongrie, non loin de la frontière de la Croatie.<br />

Animée par l’écrivain et éditeur alsacien<br />

Armand PETER, la Biennale Mitteleuropa de<br />

Schiltigheim est un forum inter-culturel et interétatique<br />

remarquable qui a depuis 1986 rendu<br />

un service inestimable à la cause du rapprochement<br />

<strong>des</strong> peuples de l’Europe centrale et orientale.<br />

La Biennale Mitteleuropa réunit depuis<br />

1986 - donc bien avant la chute du Mur de Berlin<br />

- dans le cadre d’un forum littéraire, artistique,<br />

poétique et politique, les intellectuels <strong>des</strong> deux<br />

côtés du rideau de fer qui a pendant <strong>des</strong> décennies<br />

coupé l’Europe en deux. Une exposition de<br />

photographies intitulée Villes d’Est a pu montrer<br />

au public <strong>des</strong> images parfois poignantes, notamment<br />

de villes martyres telles que Sarajevo,<br />

secouées par une guerre civile sauvage.<br />

7. H. ARENDT, Le système totalitaire, Seuil-<br />

Minuit, Paris, 1972; La nature du totalitarisme,<br />

Payot, Paris, 1990; C. LEFORT, Eléments d’une<br />

critique de la bureaucratie, Gallimard, Paris,<br />

1979; L’invention démocratique; les limites de<br />

la domination totalitaire, Fayard, Paris, 1981;<br />

Le travail de l’œuvre, Machiavel, Gallimard,<br />

Paris, 1986; R. ARON, Machiavel et les tyrannies<br />

modernes, Editions de Fallois, Paris, 1993.<br />

8. K. POPPER, Misère de l’historicisme, Plon,<br />

Paris, 1956.<br />

9. T.S. KUHN, La structure <strong>des</strong> révolutions scientifiques,<br />

Flammarion, Paris, 1983.<br />

10. G. SIMMEL, Philosophie de l’argent, PUF,<br />

Paris, 1987, p. 345.<br />

11. G. SIMMEL, Pont et porte, (1909), in La tragédie<br />

de la culture et autres essais, Rivages, Paris,<br />

1988, p. 159.<br />

12. L. A. COSER, Les fonctions du conflit social,<br />

PUF, Paris, 1982; J. FREUND, L’essence du<br />

politique, Sirey, Paris, 1965; Le nouvel âge,<br />

Rivière, Paris, 1970. Voir aussi R. ARON,<br />

Polémiques, Paris, 1955.<br />

13. «Parce que l’homme est l’être de liaison qui doit<br />

toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir<br />

séparé, il nous faut d’abord concevoir en esprit<br />

comme une séparation l’existence indifférente<br />

de deux rives, pour les relier par un pont».<br />

(G. SIMMEL, Pont et porte, op. cit. p. 166.)<br />

14. Idem.<br />

15. Mon premier choix de pays d’accueil avait été<br />

la Yougoslavie où j’ai passé un exil de plusieurs<br />

semaines, parce que dans mon idéalisme de<br />

révolutionnaire, j’étais persuadé que TITO laisserait<br />

entrer en Yougoslavie le Premier Ministre<br />

hongrois Imre NAGY - réfugié en novembre<br />

1956 à l’Ambassade de Yougoslavie à Budapest<br />

avec plusieurs de ses ministres - pour y constituer<br />

un gouvernement révolutionnaire en exil.<br />

Nous savons maintenant, grâce à l’ouverture <strong>des</strong><br />

archives soviétiques, que TITO avait accepté<br />

l’invasion de la Hongrie moyennant la reprise<br />

<strong>des</strong> négociations entre les deux régimes.<br />

16. Michel MARIE, Les terres et les mots,<br />

Klincksieck, Paris, 1989; Abraham MOLES,<br />

Les <strong>sciences</strong> de l’imprécis, Seuil, Paris, 1990.<br />

17. F. TÖNNIES, Communauté et société,<br />

Gallimard, Paris, 1946, p. 237 et suite; voir aussi<br />

S. JONAS, «La métropolisation de la société<br />

dans l’oeuvre de Ferdinand Tönnies» in revue<br />

Sociétés N° 31, Dunod, Paris, 1991, p. 79-86.<br />

18. Cité par R. SAINSAULIEU, «Le mot du<br />

Président», in Bulletin de l’AISLF, N° 10, 1994,<br />

p. 7.<br />

19. F. RAPHAEL, G. HERBERICH-MARX,<br />

Mémoire plurielle de l’Alsace, Publications de<br />

la Société Savante d’Alsace et <strong>des</strong> Régions de<br />

l’Est, Strasbourg, 1991, pp. 11-12.<br />

20. C. MAGRIS, Danube, Gallimard, Paris, 1986.<br />

21. Cette question est d’importance aussi pour un<br />

sociologue transfrontière à cause de la place<br />

hégémonique qu’ont prises la langue anglaise en<br />

tant que support de communication et de rencontres<br />

scientifiques et la sociologie anglosaxonne,<br />

essentiellement à cause de la dynamique<br />

outre-atlantique; mais ce sujet ne peut pas<br />

être abordé dans le cadre de cet article.<br />

22. S. JONAS, P.G. GEROSA, «La ville européenne:<br />

questions d’identité» in <strong>Revue</strong> <strong>des</strong><br />

Sciences Sociales de la France de l’Est, N° 11,<br />

Strasbourg, 1982, pp. 241-258; voir aussi: S.<br />

JONAS, «La Hongrie 1990: quelle identité?»,<br />

idem, N° 18, Strasbourg, 1991, pp. 77-85; «La<br />

ville industrielle: questions d’identité», in<br />

<strong>Revue</strong> Géographique de l’Est, T XXV., N° 2-3,<br />

1985, pp. 231-240.<br />

23. H. JANNE, «Identité culturelle de l’Europe,<br />

identité américaine» in La pensée et les hommes,<br />

revue mensuelle de philosophie et de morale<br />

laïques, 28 e année, 1984-85, Bruxelles, pp. 183-<br />

191. En répondant à la réception de mes articles<br />

sur l’identité,l’industrie, la ville et l’Europe,<br />

Henri JANNE m’a fait l’honneur de m’envoyer<br />

son essai.<br />

24 . Idem.<br />

25. «Notre proposition repose sur l’idée que <strong>des</strong><br />

pôles théoriques se constituent au carrefour de<br />

plusieurs types de croisements: les affrontements<br />

idéologiques sur la conception même du<br />

devenir <strong>des</strong> sociétés; les confrontations culturelles<br />

entre traditions sociologiques inspirées<br />

par les nations, les religions...; les débats épistémologiques<br />

entre disciplines adjacentes (droit,<br />

histoire, anthropologie, psychologie); et les rencontres<br />

entre les deman<strong>des</strong> de constructions<br />

théoriques au sein de la discipline scientifique».<br />

(L’Espace pluriculturel de la sociologie francophone.<br />

Projet présenté par l’AISLF, Bulletin de<br />

l’AISLF, N° 10, p. 15)<br />

26. Préface, in G. NAMER, Mémoire et société, op.<br />

cit., p. 8.<br />

27. Journées d’étu<strong>des</strong> intitulées Wiederverzauberung<br />

der Welt - Le réenchantement du monde<br />

12-13 février 1995, Université de Tübingen,<br />

Ludwig-Uhland Institut für Empirische<br />

Kulturwissenschaft, Laboratoire de Sociologie<br />

de la Culture Européenne, CNRS, URA N° 222,<br />

USHS.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

8<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

9


PHILIPPE LACOUE-LABARTHE<br />

La forme toute oublieuse<br />

de l’infidélité<br />

Dans l’une de ses proses<br />

philosophiques les plus<br />

hautes et les plus difficiles,<br />

dans les Remarques<br />

qui accompagnaient<br />

sa traduction de Sophocle,<br />

Hölderlin, à propos<br />

de l’Œdipe-roi, établit<br />

l’énigmatique rapport qui lie la<br />

fidélité, en son essence,<br />

à l’infidélité.<br />

Philippe Lacoue-Labarthe<br />

Faculté de Philosophie<br />

Après avoir déduit d’une définition<br />

générale de la «présentation du<br />

tragique» (Darstellung <strong>des</strong><br />

Tragischen) la structure antagonique ou<br />

contradictoire, dans son développement, de<br />

la tragédie (structure dont rend compte la<br />

formule: «Tout est discours contre discours,<br />

chacun supprimant l’autre»), Hölderlin<br />

enchaîne de la manière suivante (1) :<br />

Tout cela en tant que langue pour un<br />

monde, où parmi la peste et le dérèglement<br />

du sens, et un esprit de divinisation partout<br />

exacerbé, en un temps de désoeuvrement, le<br />

Dieu et l’homme, afin que le cours du<br />

monde n’ait pas de lacune, et que la mémoire<br />

de ceux du ciel n’échappe pas, se<br />

communiquent dans la forme toute<br />

oublieuse de l’infidélité, car l’infidélité<br />

divine, c’est elle qui est le mieux à retenir.<br />

En un tel moment, l’homme oublie, soimême<br />

et le Dieu, et se détourne, certes de<br />

sainte façon, comme un traître. A la limite<br />

extrême de la passion (Leiden), il ne reste<br />

en effet plus rien que les conditions du<br />

temps ou de l’espace.<br />

A cette limite, il oublie, l’homme, soimême,<br />

parce qu’il est tout entier à l’intérieur<br />

du moment; le Dieu, parce qu’il n’est<br />

rien que temps; et de part et d’autre on est<br />

infidèle, le temps parce qu’en un tel moment<br />

il vire catégoriquement, et qu’en lui début<br />

et fin ne se laissent plus du tout accorder<br />

comme <strong>des</strong> rimes; l’homme, parce qu’à<br />

l’intérieur de ce moment, il lui faut suivre<br />

le détournement catégorique, et qu’ainsi,<br />

par la suite, il ne peut plus en rien s’égaler<br />

à la situation initiale.<br />

Ainsi se dresse Hémon dans Antigone.<br />

Ainsi Œdipe lui-même au coeur de la tragédie<br />

d’Œdipe.<br />

Ce texte n’est pas seulement difficile<br />

parce qu’il est elliptique; ni non plus parce<br />

que les références ou les allusions à Kant<br />

(«conditions du temps ou de l’espace»,<br />

«détournement catégorique») demeurent<br />

parfaitement obscures tant que l’on n’a pas<br />

pris la mesure précise de l’usage que<br />

Hölderlin, aux fins apparemment d’une<br />

poétique, faisait de Kant - «le Moïse de<br />

notre nation» avait-il dit (et, cela devrait<br />

éveiller l’attention, il savait ce qu’il disait).<br />

Ce texte est encore difficile parce que ce<br />

qu’il expose en réalité, c’est une théologie,<br />

et que cette théologie est tout à fait singulière,<br />

sans exemple dans la tradition: ce<br />

n’est pas une «théologie négative» ou une<br />

théologie du Deus absconditus; ce n’est pas<br />

non plus, comme - de manière différente -<br />

chez Hegel et chez Nietzsche, une théologie<br />

post-luthérienne du «Dieu (lui-même)<br />

est mort». C’est une «autre» théologie.<br />

Toutefois, il ne s’agit pas, comme on s’est<br />

précipité à le croire, d’une théologie<br />

«inouïe»; mais bien plutôt d’une tentative<br />

de restitution - ou d’«invention» - de la<br />

théologie <strong>des</strong> Grecs, que les Grecs euxmêmes<br />

- ceux d’avant Platon et Aristote, qui<br />

«disposent» un peu trop au christianisme<br />

institué - n’ont jamais pris le soin d’expliciter<br />

comme telle.<br />

La tragédie, pour Hölderlin, la tragédie<br />

sophocléenne - et en elle, exemplairement,<br />

les deux tragédies symétriquement antagoniques<br />

d’Œdipe et d’Antigone -, est le document,<br />

ou le monument, de cette théologie.<br />

Ou si l’on préfère: Œdipe-roi et Antigone<br />

sont le testament <strong>des</strong> Grecs: là s’atteste en<br />

effet l’expérience grecque du divin,<br />

laquelle, selon la loi de l’Histoire que, bien<br />

avant la (re)fondation chrétienne, elle institue,<br />

retentit jusqu’à nous.<br />

Pour le comprendre il faut se reporter à<br />

la définition initiale que donne Hölderlin du<br />

tragique. Il écrit ceci:<br />

La présentation du tragique repose principalement<br />

sur ceci que le monstrueux (das<br />

Ungeheure) comment le Dieu-et-homme<br />

s’accouple, et comment, sans limite, la puissance<br />

de la nature et le tréfonds de l’homme<br />

deviennent Un dans la fureur, se conçoit<br />

par ceci que le devenir-un illimité se purifie<br />

par une séparation illimitée.<br />

Il n’est pas trop difficile, cette fois, de<br />

percevoir ici l’écho, même déformé, de deux<br />

<strong>des</strong> catégories majeures de la Poétique<br />

d’Aristote: l’hubris et la katharsis. Chez<br />

Aristote, on le sait, ces catégories sont purement<br />

«techniques»: l’hubris, démesure ou<br />

transgression, est à la fois un trait déterminant<br />

de l’ethos tragique et le ressort primitif<br />

du drame, de l’action (c’est la faute tragique<br />

par excellence); la katharsis, purification<br />

(rituelle) ou purgation (homéopathique, sur<br />

le modèle hippocratique), qui est une catégorie<br />

fonctionnelle, désigne l’effet attendu de<br />

la tragédie (la «guérison» <strong>des</strong> affects, terreur<br />

et pitié, qu’elle suscite par la (re)présentation<br />

- mimèsis - <strong>des</strong> «actions <strong>des</strong> hommes»).<br />

Hölderlin, lui, les soumet à une réélaboration<br />

proprement métaphysique, théologico-spéculative.<br />

Bien qu’il interprète encore la tragédie<br />

en termes de mimèsis (de Darstellung),<br />

celle-ci n’est plus la (re)présentation <strong>des</strong><br />

pragmata mais celle du tragique lui-même<br />

en son essence, c’est-à-dire de l’expérience<br />

ou de l’épreuve du divin. Par voie de conséquence,<br />

la katharsis n’est plus du tout une<br />

catégorie fonctionnelle: c’est l’issue, en<br />

mode religieux, rituel et sacrificiel, de<br />

l’hubris (ce qui explique qu’elle soit interne<br />

au muthos, à la fable, et qu’elle entre dans la<br />

signification de la tragédie).<br />

En quoi consiste l’hubris, la transgression?<br />

Hölderlin l’énonce crûment: dans<br />

l’accouplement (sich paaren) de l’homme<br />

et du Dieu. C’est, littéralement, l’expérience<br />

de l’enthousiasme, de l’unendliche<br />

Begeisterung, disent les Remarques sur<br />

Antigone, de l’«infinie possession par<br />

l’esprit». Bien avant Nietzsche, mais à peu<br />

près en même temps que Friedrich Schlegel,<br />

Hölderlin soupçonne chez les Grecs, dans<br />

leur nature originelle (l’élément oriental,<br />

dit-il), une sauvagerie et une violence, une<br />

fureur «mystiques», nous dirions probablement<br />

aujourd’hui: une disposition à la<br />

transe. La folie grecque, la mania dont parlait<br />

Platon, est la folie de Dieu. Ce qui veut<br />

dire également, et c’est bien de la sorte que<br />

l’entend aussi Hölderlin, la folie méta-physique<br />

elle-même. L’hubris est la transcendance<br />

in-finie, il-limitée, dans l’acception<br />

active du mot «transcendance»: c’est, en<br />

effet, la transgression - du fini (par où du<br />

reste commence à s’expliquer la référence<br />

obstinée à Kant).<br />

Or une telle transgression est l’impossible<br />

même. Dans le bref commentaire dont<br />

il accompagne l’un <strong>des</strong> neuf fragments de<br />

Pindare qu’il traduit à la même époque, Le<br />

plus haut, Hölderlin l’énonce de manière<br />

limpide. Le fragment dit:<br />

Le statut la loi, <br />

De tous le roi, mortels et<br />

Immortels; voilà qui mène pour<br />

cette raison puissamment<br />

La plus juste justice de la plus haute<br />

main.<br />

Et Hölderlin commente:<br />

L’immédiat, pris en toute rigueur, est<br />

pour les mortels impossible, comme pour<br />

les immortels.<br />

Mais la médiateté rigoureuse est le statut<br />

.<br />

Dans le lexique qui est celui déjà de<br />

l’onto-théologie dialectique-spéculative,<br />

alors en voie de formation, cela porte sans<br />

détour l’affirmation inconditionnée (la Loi,<br />

ou en langage kantien, l’impératif catégorique)<br />

de la nécessité de la limite - ou de la<br />

mesure, comme le répètent tant de poèmes.<br />

En sorte que si, dans le registre proprement<br />

théologique de la tragédie, l’hubris, le<br />

«devenir-Un illimité [...] dans la fureur»,<br />

n’est ni plus ni moins que sacrilège, ou<br />

impiété, la Loi de la médiateté commande<br />

la purification: la «séparation illimitée». La<br />

tragédie, autrement dit, est la présentation<br />

de la Loi. Le commandement de l’impiété<br />

par l’obligation même de la fidélité.<br />

Hölderlin appelle cela: la Révolution, et<br />

nous en sommes toujours là.<br />

D’une telle présentation, à vrai dire,<br />

Hölderlin donne deux versions. Celle que<br />

nous venons de lire, à propos d’Œdipe. Une<br />

seconde, identique quant à la structure mais<br />

notablement différente quant au «résultat»,<br />

à propos d’Antigone. La voici, elle permet<br />

d’éclairer ce qui se passe avec Œdipe:<br />

La présentation du tragique repose,<br />

comme il a été indiqué dans les Remarques<br />

sur Œdipe, sur ceci que le Dieu immédiat,<br />

tout un avec l’homme (car le Dieu d’un<br />

apôtre est plus médiat, est l’entendement le<br />

plus haut au sein de l’esprit le plus haut),<br />

que l’infinie possession par l’esprit, en se<br />

séparant salutairement <br />

se saisit d’elle-même infiniment, c’està-dire<br />

en <strong>des</strong> oppositions, dans la<br />

conscience qui supprime (aufhebt) la<br />

conscience, et que le Dieu est présent dans<br />

la figure de la mort.<br />

Cette version de la purification tragique<br />

est proprement grecque: violente et brutale<br />

(la parole grecque, est-il dit plus loin, est<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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«meurtrière», tödtlichfaktisch et non pas<br />

seulement meurtrissante, tödtenfaktisch),<br />

sacrificielle: elle s’opère dans l’anéantissement<br />

du héros, «le Dieu présent dans la<br />

figure de la mort». A l’époque où lui-même<br />

s’essayait à la tragédie, quelques années<br />

auparavant (2) , Hölderlin avait, de ce type<br />

d’issue tragique, esquissé une formalisation:<br />

dans un fragment consacré à «la signification<br />

<strong>des</strong> tragédies» - laquelle «s’explique<br />

le plus facilement, disait-il, par le<br />

paradoxe» -, il expliquait que lorsque l’originel<br />

ou la nature, autant dire le divin, se<br />

manifeste, que ce soit dans son caractère le<br />

plus fort ou le plus faible, alors, invariablement,<br />

«le signe = 0», il est «insignifiant».<br />

La manifestation du divin est l’anéantissement<br />

de son signe, le mortel enthousiaste ou<br />

possédé - mais ivre, aussi, de s’égaler au<br />

Dieu (3) .<br />

Il en va tout différemment avec la tragédie<br />

d’Œdipe: c’est que celle-ci n’est déjà<br />

plus tout à fait grecque et qu’elle préfigure,<br />

par contraste avec la brièveté fulgurante du<br />

<strong>des</strong>tin grec, la lente catastrophe en quoi<br />

consiste le <strong>des</strong>tin occidental ou, comme<br />

disait Hölderlin, «hespérique» (4) . Là s’élabore,<br />

dans l’interrogation de cette différence<br />

<strong>des</strong>tinale qui sous-tend l’Histoire en<br />

son entier, l’énigmatique pensée de l’infidélité<br />

fidèle - ou de la pieuse impiété.<br />

La raison de cette différence est très<br />

simple: Œdipe, dans Œdipe-roi, ne meurt<br />

pas; et s’il meurt dans Œdipe à Colone,<br />

c’est de la façon mystérieuse - mais accomplie<br />

- que l’on sait, après sa longue «errance<br />

sous l’impensable». Qu’Œdipe ne meure<br />

pas, cela ne veut pas dire seulement que le<br />

Dieu ne se présente pas «dans la figure de<br />

la mort», mais bien que, d’une certaine<br />

manière ne se présente pas du tout. Ou<br />

sinon, de façon absolument paradoxale, par<br />

son retrait même: ce que Hölderlin nomme<br />

son détournement (Umkehr), son virage ou<br />

sa volte-face (Wendung), son infidélité<br />

(Untreue). La paradoxie ici mise en oeuvre,<br />

je me suis risqué à la définir comme une<br />

«hyperbologique», suspensive du procès<br />

dialectique (antagonique) qui gouverne le<br />

mécanisme tragique. Elle est dans la forme<br />

de l’augmentation en rapport infiniment<br />

inverse <strong>des</strong> opposés ou <strong>des</strong> contraires. Ici:<br />

plus le Dieu se manifeste, plus il se détourne<br />

- et inversement; ou bien, cela revient strictement<br />

au même: plus il est infidèle, plus il<br />

Man Ray, La Volière, Aérographie et détrempe sur carton, 1919.<br />

© Man Ray Trust, ADAGP, Paris, 1995<br />

est fidèle (5) . Qu’est-ce que cela veut dire au<br />

juste?<br />

Il importe tout d’abord de bien saisir que<br />

la manifestation ou la présentation du Dieu<br />

- si tant est qu’il se manifeste ou se présente<br />

autrement que selon son retrait même, qui<br />

laisse le héros atheos (Œdipe-roi, vers 661),<br />

ou dans la mort qu’il inflige - est un<br />

moment, en vérité arraché ou soustrait au<br />

temps: une pure syncope - non sans rapport<br />

avec la césure qui structure la tragédie -<br />

«à la limite extrême du pathein» ou dans cet<br />

instant «de la plus haute conscience» où<br />

l’âme «s’esquive de la conscience» (6) . Ce<br />

moment, s’agissant d’Œdipe, est celui du<br />

milieu de la tragédie d’Œdipe (in der Mitte<br />

der Tragödie von Oedipus). C’est un<br />

moment d’oubli, réciproque: l’homme<br />

s’oublie lui-même et oublie le Dieu, «parce<br />

qu’il est tout entier à l’intérieur du<br />

moment»; le Dieu oublie «parce qu’il n’est<br />

rien que temps», c’est-à-dire la loi de l’irréversibilité:<br />

le «c’est irrattrapable» du <strong>des</strong>tin<br />

tragique. Ou, à la limite, la (possibilité de<br />

la) mort. Dans un tel moment, il ne reste<br />

plus, en effet, que les conditions - c’est-àdire,<br />

en langage kantien, la finitude ellemême;<br />

et ce qui advient (a lieu sans avoir<br />

lieu), c’est l’impossible même: l’expérience<br />

<strong>des</strong> «conditions de l’expérience», ces<br />

formes «pures» ou «vi<strong>des</strong>», selon Kant, du<br />

temps ou de l’espace (ce à partir de quoi de<br />

l’étant, en général, peut se présenter). Le<br />

«moment» tragique est l’expérience du néant<br />

- de l’être -, fulgurante du fait même<br />

qu’elle met en présence de la condition de<br />

toute présence: du temps lui-même comme<br />

a priori, puisque c’est ce que Hölderlin<br />

accentue. Ou de Dieu lui-même, dont le<br />

visage détourné, la volte-face, est le temps.<br />

Le moment tragique, cela pourrait se laisser<br />

intitulé, non pas Sein und Zeit, mais bien,<br />

selon l’ultime revirement: Zeit und Sein.<br />

Le revirement, de fait, est ce qu’il<br />

importe de considérer en second lieu: c’est<br />

l’infidélité. L’homme n’en décide pas, il<br />

obéit à sa loi - qui est donc la Loi, en général.<br />

La pieuse traîtrise de l’homme est une<br />

réponse, la seule manière qui soit de maintenir<br />

une «communication» avec le Dieu<br />

catégoriquement détourné et de le garder,<br />

comme tel, en mémoire. Le Dieu, en son<br />

essence, est révolte et imposition de la<br />

révolte. Ou, pour le dire autrement, l’histoire<br />

est révolution. C’est «afin que le cours<br />

du monde n’ait pas de lacune, et que la<br />

mémoire <strong>des</strong> Célestes n’échappe pas» que<br />

«l’infidélité divine est [...] à retenir (zu<br />

behalten)». Le moment tragique, dans sa<br />

nullité même, n’est pas historique: il est la<br />

condition de l’histoire. Laquelle n’est rien<br />

d’autre que la soumission - fidèle infidèle -<br />

à l’interdit de la transgression ou, cela<br />

revient au même, du désir méta-physique.<br />

Les Remarques sur Antigone le disent en<br />

toute clarté: «Pour nous, vu que nous vivons<br />

sous le règne du Zeus qui est plus proprement<br />

lui-même, ce Zeus qui non seulement<br />

érige une limite entre cette terre et le monde<br />

sauvage <strong>des</strong> morts, mais encore force plus<br />

décisivement vers la terre l’élan panique<br />

éternellement hostile à l’homme, l’élan toujours<br />

en chemin vers l’autre monde [...]».<br />

Ou encore: «Que ce soit de manière plus ou<br />

moins déterminée, c’est bien Zeus qui doit<br />

être dit. En tout sérieux, plutôt: Père du<br />

temps, ou: Père de la terre, parce que c’est<br />

son caractère, contrairement à l’éternelle<br />

tendance, de retourner (kehren) le désir de<br />

quitter ce monde pour l’autre en un désir<br />

de quitter un autre monde pour celui-ci...».<br />

L’infidélité - la fidélité même - est donc<br />

l’impiété métaphysique, c’est-à-dire la<br />

piété envers la Loi métaphysique (une sorte<br />

de pur noli me tangere) qui nous <strong>des</strong>tine,<br />

nous «occidentaux», depuis que, ainsi que<br />

l’énonce l’élégie Pain et vin - dédiée aussi<br />

bien à Dionysos, le fils du Dieu, qu’au<br />

Christ -, «le Père a détourné <strong>des</strong> hommes<br />

son visage». Une élégie est un chant de<br />

deuil, en grec; comme la tragédie, en allemand,<br />

est un «jeu du deuil»: Trauerspiel.<br />

Notre <strong>des</strong>tin est conséquent d’assumer le<br />

deuil du divin. Ou notre expérience, cela<br />

revient au même, est mélancolique. Il n’est<br />

pas certain que, de Hegel à Nietzsche et à<br />

Freud, toute la mesure en ait été prise.<br />

Notes<br />

1. Je cite, en la modifiant sur quelques points, la<br />

traduction de François Fédier; cf. Hölderlin,<br />

Remarques sur Œdipe, Remarques sur<br />

Antigone, traduction et notes par François<br />

Fédier. Préface par Jean Beaufret, Paris: UGE,<br />

1965, Bibliothèque 10-18; la même traduction<br />

est reprise dans Hölderlin, Oeuvres, Paris:<br />

Gallimard, 1967, Bibliothèque de la Pléiade. Le<br />

texte forme la conclusion de la troisième partie<br />

<strong>des</strong> Remarques sur Œdipe. - Je ne me propose<br />

pas, bien entendu, de commenter ce texte en son<br />

entier, mais simplement de parvenir à éclairer<br />

les propositions sur l’infidélité fidèle.<br />

2. La Mort d’Empédocle, dont les trois versions<br />

s’échelonnent de 1798 à 1800. Le Fondement<br />

pour Empédocle, qui précède la troisième version,<br />

inachevée, est le premier essai d’une théorie<br />

générale de la tragédie. Les Remarques<br />

reprennent, et modifient substantiellement, ce<br />

projet sur l’exemple de Sophocle.<br />

3. L’hubris est présomption impie; Antigone<br />

s’identifie à - se prend pour - Niobé; Œdipe<br />

«interprète trop infiniment l’oracle», il usurpe<br />

le rôle du prêtre autorisé.<br />

4. En ce qui concerne la philosophie de l’histoire<br />

que, pour l’essentiel, Hölderlin déduit de son<br />

interprétation de Sophocle, je me permets de<br />

renvoyer à mon essai «Hölderlin et les Grecs»,<br />

recueilli dans l’Imitation <strong>des</strong> Modernes, Paris:<br />

Galilée, 1986, La Philosophie en effet.<br />

5. Ibid., «La césure du spéculatif».<br />

6. C’est la formule que Hölderlin utilise lorsqu’il<br />

caractérise l’hubris d’Antigone telle qu’elle se<br />

révèle dans le célèbre kommos où elle se compare<br />

à Niobé: «On m’a dit que semblable au<br />

désert elle est devenue, etc.» Hölderlin commente:<br />

«Sans doute le plus haut trait<br />

d’Antigone. La présomption sublime, si le délire<br />

sacré est la plus haute manifestation de<br />

l’homme, ici plus âme que parole, dépasse tout<br />

ce qu’elle a pu dire jusqu’à ici; [...] C’est une<br />

grande ressource de l’âme, dans son travail<br />

secret, qu’au moment de la plus haute<br />

conscience, elle s’esquive de la conscience, et<br />

qu’avant que le Dieu présent ne s’en empare<br />

effectivement, elle l’affronte d’une parole hardie<br />

et souvent blasphématoire, gardant ainsi<br />

vivante la sainte possibilité de l’esprit». La paradoxie<br />

est la même que dans le cas d’Œdipe (le<br />

blasphème est le comble de la piété); la syncope<br />

- le moment-limite - précède juste la présentation,<br />

ou l’imprésentation, du Dieu comme la<br />

mort, l’anéantissement du signe.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

13


PIERRE ERNY<br />

Éléments<br />

pour une phénoménologie<br />

de la fidélité<br />

A l’aide de données<br />

linguistiques élémentaires<br />

et de ce qu’ont pu écrire<br />

quelques philosophes<br />

et moralistes contemporains<br />

(dont certains étroitement liés<br />

à Strasbourg comme Louis<br />

Lavelle, Paul Ricœur, Maurice<br />

Nédoncelle, Georges<br />

Gusdorf, Roger Mehl,<br />

Abraham Moles), essayons<br />

de cerner ce que recouvre<br />

la notion de fidélité.<br />

Pierre Erny<br />

Institut d’Ethnologie<br />

Au fil <strong>des</strong> dictionnaires :<br />

une famille de mots<br />

La consultation du Dictionnaire étymologique<br />

du français nous apprend que la<br />

racine indo-européenne bheid- («avoir<br />

confiance») se retrouve en latin dans fi<strong>des</strong><br />

(«foi, croyance religieuse, engagement<br />

solennel, serment»).<br />

Par dérivation populaire, nous aurons en<br />

français: foi; se fier; fiancer (originellement:<br />

«prendre un engagement»), etc.<br />

Par dérivation savante, on aura: fidèle,<br />

fidélité, confidence, etc.<br />

Les contraires de fidélité sont: infidélité,<br />

déloyauté, inconstance, légèreté, malhonnêteté,<br />

mensonge, inexactitude, félonie,<br />

perfidie, forfaiture, trahison, parjure, etc.<br />

Trahison ajoute l’idée d’un passage à<br />

l’ennemi. Mais passer ainsi de l’amour à<br />

l’hostilité, c’est encore reconnaître l’autre<br />

comme existant pour soi; l’infidélité par<br />

indifférence va en un sens plus loin, car<br />

c’est dire à l’autre: tu n’es plus rien pour<br />

moi. Fidélité s’oppose aussi à jalousie, car<br />

si l’une tient le langage de la libre offrande,<br />

l’autre parle celui de la possession et du<br />

droit sur autrui.<br />

Associé étroitement à la fi<strong>des</strong>, nous trouvons<br />

en latin le verbe credere («mettre sa<br />

confiance en quelqu’un, lui confier quelque<br />

chose, croire»), terme religieux à l’origine,<br />

devenu profane, mais ayant retrouvé grâce<br />

au christianisme sa valeur religieuse. De là<br />

vient en français: croire, croyance, etc.<br />

Comme le note M. Meslin dans le<br />

Dictionnaire <strong>des</strong> religions (p. 584), fi<strong>des</strong> a<br />

été l’une <strong>des</strong> notions les plus fondamentales<br />

de la culture romaine. A l’époque la plus<br />

ancienne, elle signifiait l’abandon confiant<br />

et total d’une personne à une autre. Elle<br />

intervenait dans tous les rapports liant<br />

l’individu à ses semblables: mariage, relations<br />

de patron à client, relations entre<br />

peuples, relations commerciales et juridiques,<br />

relations entre hommes et dieux.<br />

Elle était la caractéristique d’une conduite<br />

sincère et respectueuse <strong>des</strong> engagements<br />

pris, fondement de toute justice. C’est<br />

l’union <strong>des</strong> mains droites qui marquait<br />

rituellement la bonne foi existant entre les<br />

deux parties contractantes. Très tôt on éleva<br />

au Capitole un temple à la déesse Fi<strong>des</strong>,<br />

sans doute détachée de Jupiter, dieu de la<br />

loyauté, protecteur <strong>des</strong> serments et <strong>des</strong><br />

contrats. Cet édifice a servi au dépôt <strong>des</strong><br />

traités de paix et <strong>des</strong> documents accordant<br />

le droit de cité aux vétérans. Les Romains y<br />

voyaient ainsi le siège de la fi<strong>des</strong> publica<br />

«qui tend sa main droite comme gage du<br />

salut <strong>des</strong> hommes». Les flamines y offraient<br />

d’ailleurs leurs sacrifices avec la seule main<br />

droite recouverte d’une mitaine. «Ce culte<br />

fort ancien témoigne donc de la projection<br />

sacralisante d’une règle de vie et d’une<br />

conduite sociale qui permettait de régler<br />

aussi bien les rapports privés que les relations<br />

de cité à cité, de peuple à peuple. Fi<strong>des</strong><br />

est le principe divinisé <strong>des</strong> rapports socialisants<br />

et <strong>des</strong> obligations réciproques<br />

d’hommes vivant en société». Malgré la<br />

dominante juridique de leur civilisation, les<br />

Romains semblent avoir perçu avec beaucoup<br />

d’acuité qu’une société où aucune<br />

confiance ne pourrait être accordée à la<br />

parole donnée deviendrait vite invivable:<br />

régies par le seule loi et ses contraintes, les<br />

relations humaines perdraient toute saveur.<br />

Dans nos lexiques courants, l’usage<br />

actuel du mot fidélité se répartit en trois<br />

rubriques majeures, il désigne:<br />

1. la qualité d’une personne en qui on<br />

peut avoir foi, qui tient ses engagements et<br />

ses promesses, qui ne manque pas à la<br />

parole donnée, qui ne renie ou ne trahit pas<br />

<strong>des</strong> décisions prises en commun, qui ne les<br />

rejette pas dans l’oubli (plus spécifiquement,<br />

précise Le Robert, qui n’a de relations<br />

amoureuses qu’avec celui ou celle avec qui<br />

elle est engagée),<br />

2. la constance, la persévérance, l’attachement,<br />

en particulier dans les affections et<br />

les sentiments (la constance marquant plutôt<br />

un attachement naturel ou de goût, la fidélité<br />

un attachement moral ou d’obligation),<br />

3. la conformité à la vérité, la correction,<br />

l’exactitude scrupuleuse, la sincérité, la<br />

véracité, la probité, et, s’il s’agit d’un appareil<br />

d’enregistrement, la parfaite restitution<br />

du son ou de l’image (on parlera par exemple<br />

d’un tableau, d’un récit, d’une traduction<br />

fidèles, ou d’une chaîne de «haute fidélité»).<br />

Fidèle pris comme substantif désigne<br />

une personne qui professe une religion ou<br />

appartient à une Église, qu’elle considère en<br />

général comme étant les seules vraies.<br />

Le mot foi conserve encore, mais rarement,<br />

<strong>des</strong> sens vieillis proches de la fi<strong>des</strong><br />

latine: il désigne alors l’assurance donnée<br />

de la fidélité à ses engagements, la garantie<br />

qui permet de croire en la véracité de la<br />

parole d’un autre, en sa sincérité, en sa<br />

loyauté. Foi peut prendre un sens subjectif<br />

de confiance en quelqu’un ou en quelque<br />

chose, de conviction fondée non sur l’évidence<br />

ou le raisonnement, mais la confiance<br />

accordée à un témoignage; elle désigne le<br />

plus souvent le fait de croire, la ferme adhésion<br />

de l’intelligence, alliée à une soumission<br />

de la volonté, à <strong>des</strong> vérités révélées au<br />

sein d’une religion. Mais de là dérive aussi<br />

un sens objectif désignant l’objet que l’on<br />

croit, le contenu même de la croyance, en<br />

particulier les doctrines et les dogmes d’une<br />

religion particulière. Une croyance peut<br />

n’être que d’ordre sociologique, transmise<br />

par éducation ou imprégnation culturelle,<br />

alors que parler de foi fait référence habituellement<br />

à une expérience plus personnelle<br />

et plus intime.<br />

En allemand nous avons: treu, Treue,<br />

trauen (qui signifie à la fois faire confiance,<br />

oser et marier), Vertrauen, Trauung, etc.<br />

En hébreu biblique, la racine ‘mn évoque<br />

l’idée de stabilité assurée; on la retrouve<br />

dans ‘èmèt et ‘èmunah, qui signifient respectivement<br />

vérité et fidélité. Etre fidèle<br />

suppose que l’on soit «vitalement vrai»,<br />

«sûr», au sens de quelqu’un en qui on peut<br />

se fier totalement. Le contraire de la vérité<br />

n’est pas tant l’erreur que la «vanité», le fait<br />

de n’avoir pas de consistance faute de fondement.<br />

A la vérité et à la fidélité de Dieu<br />

l’homme doit répondre par une disposition<br />

foncière et une conduite consistant à<br />

s’appuyer sur la solidité divine. C’est ce<br />

qu’exprime la verbe ‘aman, d’où vient<br />

l’«amen», toujours de la même racine ‘mn:<br />

il évoque simultanément les idées de foi, de<br />

fidélité et de confiance. Quand le prophète<br />

Habacuc (2, 4) dit: «Le juste, par sa fidélité,<br />

vivra», il veut dire que son attitude à l’égard<br />

de Dieu est faite indivisiblement de foi en<br />

sa vérité, de confiance en sa bonté et en sa<br />

puissance secourable, et de fidélité qui dure<br />

malgré les épreuves du temps. Cette persévérance<br />

dans l’adhésion et dans l’accomplissement<br />

<strong>des</strong> obligations qu’elle comporte<br />

fait partie de ce que la Bible appelle la «justice».<br />

Quant au terme hèsèd, il signifie originellement<br />

«stabilité», «force» (la force<br />

avec laquelle Dieu soutient sa création); il<br />

peut être traduit, quand il se rapporte au Dieu<br />

de l’Alliance, par «faveur», «bienveillance»,<br />

«fidélité»; dans les rapports<br />

entre hommes, il est l’expression de la solidarité<br />

profonde qu’ils doivent manifester les<br />

uns envers les autres selon leurs liens de<br />

parenté, d’appartenance ou d’amitié. Ce<br />

terme correspond à la pietas latine, qui en<br />

son sens fort désigne le respect profond <strong>des</strong><br />

liens naturels, une fidélité qui s’est donnée<br />

pour le meilleur et le pire et ne connaît pas<br />

de reprise. L’antitype de la fidélité est<br />

exprimé par la Bible sous la forme verbale<br />

«se détourner de», donc prendre un autre<br />

chemin, se séparer, devenir indifférent.<br />

La fidélité est représentée couramment<br />

par divers emblèmes iconographiques: deux<br />

mains l’une dans l’autre, une tourterelle, un<br />

coeur, une clé, un sceau, un chien couché<br />

aux pieds de deux époux, etc.<br />

La fidélité en tant que liée<br />

au temps et à la mémoire<br />

La fidélité suppose la dimension temporelle<br />

de l’existence. Elle se constitue dans<br />

le temps et se fonde sur la mémoire: il serait<br />

contradictoire dans les termes de parler<br />

d’une fidélité oublieuse. Et que signifierait<br />

un serment de fidélité dont les partenaires<br />

n’auraient pas de temps devant eux? La<br />

fidélité ne se comprend qu’en fonction<br />

d’une option de départ: promesse, résolution,<br />

projet, engagement, parole donnée...<br />

Elle est constance, permanence dans un<br />

choix déjà effectué. En ce sens, elle est toujours<br />

valeur seconde (on n’opte pas d’abord<br />

pour la fidélité, qui ne peut être un but en<br />

soi, mais pour l’amour, la paix, la justice,<br />

etc.), mais aussi regard tourné vers le passé,<br />

un passé qu’on peut éprouver comme<br />

étrange, tellement il est devenu psychologiquement<br />

lointain. Elle consiste à rechercher<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

15


les voies de la cohérence dans les situations<br />

nouvelles et mouvantes du présent; elle<br />

tente de se réapproprier sans cesse, et de<br />

manière créative, <strong>des</strong> décisions déjà prises.<br />

Comme dit M. Gourgues (p. 12), elle est<br />

«option de continuité».<br />

La fidélité n’est donc pas pure conservation,<br />

régularité, répétition, persévération,<br />

continuation, statisme, invariabilité,<br />

imperméabilité à l’histoire. Ou alors il faut<br />

distinguer entre une fidélité selon la lettre,<br />

courte, rigide, qui est exactitude matérielle<br />

à faire ce que l’on a promis, et une fidélité<br />

selon l’esprit, qui est adhésion actuelle et<br />

souple à une valeur anciennement perçue<br />

et librement acceptée. Gabriel Marcel<br />

voyait dans la constance «l’armature<br />

rationnelle de la fidélité», sa charpente,<br />

son squelette, son mode social d’organisation,<br />

étroitement liée à elle, sans pour<br />

autant s’identifier à elle. R. Mehl fait<br />

remarquer que pour l’être constant l’objet<br />

de la promesse compte moins que sa<br />

volonté de ne pas se contredire, de sauvegarder<br />

à ses propres yeux une identité formelle<br />

dont il peut tirer gloire. Il est <strong>des</strong><br />

fidélités de résignation qui sont en profondeur<br />

<strong>des</strong> infidélités: on reste extérieurement<br />

fidèle parce qu’il est moins onéreux<br />

de garder ses habitu<strong>des</strong>, même si le coeur<br />

n’y est plus, que d’avoir à réinventer une<br />

relation vivante. En ce sens, on peut en certains<br />

cas parler d’un devoir d’infidélité.<br />

Si les néo-platoniciens considéraient le<br />

temps comme une dégradation de l’éternité<br />

dont il faut s’évader au mieux vers le haut,<br />

la tradition judéo-chrétienne le perçoit à<br />

l’inverse comme une participation à celle-ci,<br />

nous offrant l’occasion de nous dépasser.<br />

C’est dans le temps qu’on s’éprouve fidèle<br />

ou non. Mais s’il est le lieu <strong>des</strong> fidélités, il<br />

est aussi leur épreuve. Il peut désagréger et<br />

pourrir l’être comme il peut le durcir, le<br />

pétrifier. Eliane Amado Lévy-Valensi définit<br />

la fidélité comme «la cohérence à un sens<br />

posé à un moment du temps sur l’accomplissement<br />

duquel le sujet a en quelque sorte<br />

parié» (p. 184). La fidélité construit et<br />

ordonne à l’avance le temps que l’on a<br />

devant soi, elle l’oriente, y introduit un but<br />

et une tension, et réduit ainsi la marge laissée<br />

à la fatalité. Elle est interne au temps, et<br />

simultanément cherche à le dominer. Vécue<br />

dans le temps, elle ne prend pleinement son<br />

sens que si dans un même mouvement elle<br />

se situe au-<strong>des</strong>sus du temps et est victorieuse<br />

du temps. En tant que reprise constante<br />

d’une décision originaire, «elle est plénitude<br />

du temps, car elle nie le temps comme écoulement,<br />

mais le conserve dans ce qu’il a<br />

d’éternel: la décision» (R. Mehl, p. 13).<br />

«L’erreur de ceux qui, tout en prétendant se<br />

lier aux autres, répugnent à la promesse de<br />

fidélité parce que »on ne sait pas ce qui peut<br />

se produire«, avouent du même coup qu’ils<br />

sont déjà disposés à subir les aléas de l’histoire<br />

et à être leur jouet» (p. 48).<br />

Contrairement à l’homme de la loi qui<br />

persévère dans une intemporalité monotone,<br />

et à l’homme de l’instant qui se déconnecte<br />

du passé comme de l’avenir (Gustave<br />

Thibon parlait de l’homme-fossile et de<br />

l’homme-girouette), l’homme de la fidélité<br />

ne nie pas le temps comme eux, mais<br />

accepte son histoire et sa responsabilité par<br />

rapport au temps en le faisant sien, en se<br />

l’appropriant. Comme l’écrit Vincent Ayel:<br />

«La personne est temporelle; elle se<br />

construit progressivement, elle n’est pas un<br />

donné tout fait. L’engagement dans le<br />

temps en est un caractère essentiel et constitutif,<br />

non une sorte de possibilité accessoire<br />

ou d’obligation seconde. Mais en même<br />

temps, la personne s’éprouve comme capacité<br />

de penser l’histoire et donc de la transcender:<br />

elle se dégage du temps. Elle lui est<br />

soumise, et cependant le domine».<br />

«Tel est le paradoxe vécu par l’homme<br />

fidèle: incessante recherche d’appropriation<br />

d’un temps qui toujours lui échappe... Il<br />

accepte la nouveauté <strong>des</strong> situations et sait<br />

que sa vocation est croissance; mais cette<br />

marche en avant n’est aucunement une<br />

négation <strong>des</strong> départs et <strong>des</strong> étapes antérieures.<br />

Il est fidèle dans le changement et<br />

il change dans la fidélité. Ses ruptures et ses<br />

»transgressions« - dont aucune croissance<br />

ne saurait faire l’économie - se transforment<br />

elles-mêmes en gestes de cohérence à l’intérieur<br />

d’une visée fondamentale unique. Il<br />

accueille l’histoire, et cependant il la »fait«<br />

en toute liberté et responsabilité».<br />

«La vraie fidélité demeure ouverte aux<br />

questions inédites et aux conditions nouvelles;<br />

elle accepte toute la richesse du temps<br />

qui court, c’est-à-dire le poids du passé,<br />

l’appel de l’avenir et la plénitude du présent.<br />

Mais l’homme de la fidélité tend à regrouper<br />

ces différentes perspectives et s’efforce de<br />

parvenir à l’unité et à l’intelligibilité de luimême...<br />

La fidélité aux engagements pris<br />

atteste et actualise la transcendance de la personne<br />

par rapport à son devenir - qui dès lors<br />

n’est plus un »<strong>des</strong>tin« écrasant...»<br />

«L’intention résolue de fidélité recèle<br />

une confiance fondamentale qui est victoire<br />

sur le temps... La fidélité n’asservit pas.<br />

Certes, elle est un »lien«, mais un lien nourricier,<br />

perpétuellement mobile et léger,<br />

confluent en continuelle avancée où s’unissent<br />

mon passé et mon avenir en un tout<br />

cohérent...» (pp. 126-128).<br />

«Les yeux de l’homme vraiment fidèle<br />

sont davantage tournés vers l’avenir que<br />

vers le passé. La fidélité est davantage<br />

attente que souvenir» (p. 135).<br />

En promettant fidélité, je fais naître en<br />

l’autre une espérance, celle de n’être plus<br />

jamais seul, de n’être jamais abandonné,<br />

d’avoir toujours à ses côtés quelqu’un qui<br />

veut son bonheur. Et si, tout en sachant que<br />

je ne suis pas plus que lui maître de l’avenir,<br />

l’autre me fait confiance, il met entre<br />

mes mains ce qu’il a de plus précieux: sa<br />

propre vie, son propre être. Quand une telle<br />

confiance est trompée, il est difficile de s’en<br />

remettre: quelque chose en soi est cassé et<br />

l’existence devient comme dérisoire.<br />

R. Mehl voit dans la fidélité l’offrande et<br />

la constance d’une présence qui ellesmêmes<br />

s’inscrivent dans un cheminement.<br />

«Dans un cheminement, on avance et on<br />

change. Seul ne change pas le fait que le chemin<br />

reste commun aux deux partenaires» (p.<br />

20). La fidélité sous sa forme la plus complète<br />

est celle à Autrui. Or «Autrui est toujours<br />

l’être qui se présente à moi comme<br />

Anonyme, Nature morte (Allemagne)<br />

© Musée Unterlinden, Colmar<br />

ayant une <strong>des</strong>tinée, c’est-à-dire comme un<br />

être en route vers un avenir, et c’est précisément<br />

sur cette route que dans ma fidélité je<br />

désire cheminer avec Autrui. C’est donc<br />

parce que la fidélité est fidélité envers Autrui<br />

qu’elle exige le temps» (p. 43).<br />

Louis Lavelle (p. 400) parlait de la<br />

nécessité pour l’homme de «créer une durée<br />

spirituelle par laquelle nous dominons le<br />

devenir, au lieu de lui permettre de nous<br />

entraîner». On peut alors comprendre que<br />

dans cette volonté de «transcender» le<br />

temps on ait éprouvé le besoin de sacraliser<br />

et d’«éterniser» la promesse sous forme de<br />

serment (de sacramentum) en y mêlant<br />

rituellement la divinité qui, quoique non<br />

soumise au temps, est capable de s’y engager<br />

avec nous à bon escient, connaissant<br />

mieux que nous ce qui est au fond de nousmêmes.<br />

Dans le projet d’être fidèle, «il faut<br />

que je puisse espérer que ma liberté ne<br />

s’éteindra pas avec mon engagement, et<br />

ceci n’est possible que si ma liberté est soutenue<br />

de l’intérieur, enveloppée par une<br />

liberté inépuisable..., une liberté créatrice...,<br />

une liberté fondatrice» (Mehl, p. 40).<br />

L’objet de la fidélité<br />

On peut être fidèle à <strong>des</strong> personnes, à <strong>des</strong><br />

institutions, à <strong>des</strong> valeurs, à <strong>des</strong> idées, à une<br />

tradition, à <strong>des</strong> souvenirs, à soi-même, à<br />

Dieu, etc. Mais selon les cas, on ne parle pas<br />

qualitativement tout à fait de la même<br />

chose.<br />

Il est, par exemple, <strong>des</strong> engagements qui<br />

portent seulement sur <strong>des</strong> avoirs. Mais dans<br />

l’amour et l’amitié, donc au plan interpersonnel,<br />

mais aussi intercommunautaire, les<br />

dons et les actes ont par delà leur valeur en<br />

termes d’avoir essentiellement une portée<br />

symbolique. «Ils sont, dit Roger Mehl, symboles<br />

d’une réalité qu’ils n’épuisent pas, à<br />

laquelle ils participent seulement de façon<br />

inessentielle, et cette réalité c’est le don de<br />

soi. Or le soi n’est jamais un avoir, puisque<br />

nous ne le possédons pas». Il ne peut se diviser.<br />

Étant de l’ordre du sujet, il change sans<br />

que son identité soit altérée (p. 7). Si dans ce<br />

domaine il y a <strong>des</strong> institutions <strong>sociales</strong><br />

(comme le mariage, les contrats, les traités),<br />

elles ne sont là que pour renforcer et sécuriser<br />

une fidélité que l’on sait fragile.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

16<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

17


On parle beaucoup de fidélité à soi; mais<br />

qu’est-ce à dire? Car ce soi est éminemment<br />

pluriel. Il peut s’agir de moi en tant que<br />

simple donné psychologique, voire génétique;<br />

de moi en tant que façonné par un<br />

milieu et héritier d’une tradition; du moi<br />

que je me sens appelé à devenir, etc. Il peut<br />

s’agir du moi et du surmoi (Freud), du moi<br />

et de la persona (Jung), de la personne dans<br />

son authenticité profonde ou du personnage<br />

social (Gusdorf), du moi existentiel ou de<br />

l’être essentiel (Graf Dürckheim), etc.<br />

Selon le cas, la fidélité peut être simple<br />

souci de continuation, affirmation sans projet<br />

d’une identité, ou assumer une rupture<br />

avec ce qui est tout donné sur le plan<br />

linéaire du temps et de l’espace. Quand je<br />

dis: «je me suis promis de», «je me suis juré<br />

que», tout se passe, constate R. Mehl (p.<br />

12), comme si le soi était constitué par plusieurs<br />

personnes entretenant entre elles <strong>des</strong><br />

relations analogues à celles qu’on peut<br />

observer au plan interpersonnel. Il y en a<br />

alors une, celle qui dit «je», qui doit se<br />

défendre contre les séductions ou les<br />

menaces qui viennent <strong>des</strong> autres. C’est ce<br />

que celle-ci appellera être fidèle à «soi». Et<br />

l’on se trouvera devant un délicat problème<br />

de «discernement <strong>des</strong> esprits»...<br />

Quand il s’agit d’institutions abstraites<br />

et <strong>des</strong> idéologies qui les sous-tendent,<br />

l’homme éprouve le besoin de les personnaliser,<br />

d’en faire <strong>des</strong> «personnes morales»,<br />

voire de les sacraliser. La fidélité à la patrie<br />

a un statut un peu spécial, plus charnel, en<br />

tant qu’elle s’apparente à la fidélité à <strong>des</strong><br />

morts qui ne sont pas tout à fait morts, mais<br />

survivent un peu en nous. Mais par delà les<br />

institutions, notre fidélité va surtout aux<br />

valeurs qui les fondent, et ainsi nous nous<br />

valorisons nous-mêmes:<br />

«En servant la justice, l’honneur, la<br />

liberté, etc., nous avons le sentiment de<br />

devenir plus pleinement nous-mêmes,<br />

d’accéder à notre intégrité, même si ce service<br />

<strong>des</strong> valeurs comporte par ailleurs <strong>des</strong><br />

renoncements certains et constants et même<br />

<strong>des</strong> sacrifices. Tout se passe comme si la<br />

personne ne pouvait se réaliser que par la<br />

médiation <strong>des</strong> valeurs... La fidélité aux<br />

valeurs nous renvoie donc à la fidélité à soi,<br />

avec cette différence qu’il ne s’agit pas du<br />

soi empiriquement donné, mais du soi qui<br />

est en mouvement, parce qu’il est mis en<br />

mouvement par <strong>des</strong> valeurs qui ne se<br />

confondent jamais entièrement avec luimême,<br />

qui possèdent à la fois une objectivité<br />

(laquelle ne permet pas leur réduction<br />

aux désirs du soi) et un caractère inépuisable:<br />

je n’aurai jamais pleinement réalisé<br />

la justice, il y aura toujours un reste qui tout<br />

à la fois m’humilie et me réconforte, parce<br />

qu’il m’ouvre un avenir» (Mehl, p. 15).<br />

Comme quand il s’agit de personnes,<br />

nous établissons entre les valeurs une certaine<br />

hiérarchie, et le choix lui-même n’est<br />

pas dépourvu d’arbitraire. «Au fond, écrit<br />

M. Nédoncelle, le sujet traite la valeur<br />

comme un être vivant avec lequel il peut<br />

entrer en communion» (p. 19). A l’arrièreplan<br />

d’une relation interpersonnelle, il y a<br />

toujours <strong>des</strong> valeurs pour jouer un rôle de<br />

médiation, ne fût-ce que la valeur plaisir qui<br />

renvoie elle-même au don et à la gratuité. Si<br />

pour M. Nédoncelle la fidélité essentielle<br />

est celle aux valeurs, pour R. Mehl c’est<br />

dans la fidélité interpersonnelle que l’on a<br />

le plus de chances de pouvoir saisir<br />

l’essence même de la fidélité.<br />

La fidélité comme pari<br />

Si on sait plus ou moins clairement<br />

envers qui et pourquoi on s’engage, on ne<br />

sait jamais véritablement à quoi... Si l’on<br />

pouvait prévoir avec certitude l’avenir au<br />

moment de l’engagement initial, il n’y aurait<br />

ni vraiment engagement, ni vraiment fidélité.<br />

Leur sens et leur valeur ne viennent à ces<br />

derniers que du fait de l’incertitude dans<br />

laquelle ils baignent. Une promesse suppose<br />

un reniement possible, et inclut de ce fait à<br />

la fois un pari et un défi. C’est dans le malheur<br />

que se reconnaissent les vraies fidélités.<br />

On ne choisit certes pas l’objet de sa<br />

fidélité sans raisons sérieuses; mais ce<br />

choix a toujours quelques chose d’arbitraire,<br />

de contingent, d’exclusif, de partial,<br />

et aucune <strong>des</strong> raisons alléguées ne le justifie<br />

entièrement. Opter, c’est nécessairement<br />

écarter, exclure. Les motifs ne manqueraient<br />

en général pas pour légitimer d’autres<br />

choix ou l’infidélité elle-même. En ce sens,<br />

fait remarquer justement R. Mehl, il y a en<br />

toute fidélité, si heureuse soit-elle, une part<br />

de résignation. La promesse appartient à un<br />

passé qui me suit comme une ombre, qui me<br />

possède plus que je ne le possède, où je me<br />

suis trouvé «embarqué» (Pascal) en une certaine<br />

direction.<br />

Comment éviter ne fût-ce qu’une pointe<br />

de regret à la pensée de toutes les autres qui<br />

du même coup se sont fermées? Ce sentiment<br />

négatif ne peut être dépassé que si on<br />

perçoit avec une force égale que la décision<br />

passée a constitué un point d’ancrage, non<br />

pour rester bloqué, mais pour mieux lever<br />

l’ancre et avancer vers le large<br />

(pp. 105 110).<br />

Selon l’expression de M. Nédoncelle,<br />

«pour être fidèle il faut être soi; pour être<br />

soi il faut être au moins deux... La fidélité<br />

se rattache à la réciprocité <strong>des</strong> con<strong>sciences</strong>».<br />

Choisir va en général de pair avec le fait<br />

d’être choisi; une parole donnée est aussi<br />

une parole reçue. «Ma liberté n’est concrète<br />

que si elle est englobée par la liberté de<br />

l’autre et lorsque les deux libertés s’enveloppent<br />

mutuellement», en vue d’un projet,<br />

écrit R. Mehl (p. 12). Car la liberté n’est pas<br />

seulement possibilité de choix; «elle n’est<br />

vécue qu’à partir du moment où les données<br />

entre lesquelles nous pouvons choisir, nous<br />

leur conférons à l’intérieur d’un projet une<br />

finalité qu’elles ne possédaient pas naturellement»<br />

(p. 111).<br />

Mais une parole que j’ai »donnée«, c’est<br />

quelque chose de moi qui ne m’appartient<br />

plus totalement, puisqu’elle appartient aussi<br />

à la personne à qui je l’ai donnée. La fidélité<br />

nous expose, nous livre à d’autres, nous<br />

rend dépendants, nous prive d’une existence<br />

autonome, nous fixe hors de nousmêmes,<br />

voire nous détourne de nousmêmes<br />

et exige un effacement de<br />

nous-mêmes. Elle est présence de<br />

quelqu’un et à quelqu’un. Et si je ne peux<br />

pas prévoir ce que moi je serai demain, à<br />

plus forte raison je ne peux pas prévoir ce<br />

que sera l’autre. Et qui peut jamais être<br />

garant totalement assuré de la viabilité d’un<br />

projet? Dans la libre relation que j’établis<br />

ainsi, il faudra bien que j’intègre aussi<br />

toutes sortes de crises, de déceptions, de<br />

renoncements, de restructurations, peut-être<br />

de ruptures et de séparations. En ce sens, il<br />

n’est de fidélité que patiente, la patience<br />

étant la sagesse qui sait attendre, sans irritation<br />

ni révolte, quand le passé et le présent<br />

se révèlent décevants (Mehl, p. 114).<br />

Si la fidélité nous rend moins autonomes,<br />

elle ne doit pas priver ceux qui ainsi<br />

cheminent ensemble de leur existence<br />

propre, sous peine de ne plus avoir de sens.<br />

On n’est pas fidèle à un être que l’on possède,<br />

ou dont on n’est que le reflet, ou que<br />

l’on parasite. Si la fidélité consiste à épouser,<br />

dans un mouvement réciproque, le chemin<br />

de l’autre, il faut que celui-ci conserve<br />

son chemin. Ce dont l’autre a besoin, c’est<br />

de ma présence, mais d’une présence qui<br />

soit à la fois secourable et non aliénante,<br />

respectueuse de sa personne. Une fidélité<br />

qui n’est pas humble devient vite encombrante<br />

(Mehl, p. 21). Et une présence qui<br />

serait purement physique ne serait qu’une<br />

manière d’être absent...<br />

L’homme n’est pas un être simple; il a<br />

besoin à la fois d’enracinement et d’ouverture,<br />

de stabilité et de mouvement, de permanence<br />

et de renouvellement. On ne peut<br />

pas au nom d’un besoin nier les autres.<br />

Mais surtout, l’homme change, tout comme<br />

change le monde qui l’entoure. Ernest<br />

Renan écrivait dans ses Souvenirs<br />

d’enfance: «Un homme ne peut jamais être<br />

assez sûr de sa pensée pour jurer fidélité à<br />

tel ou tel système qu’il regarde maintenant<br />

comme le vrai». Un théologien, P.R.<br />

Régamey, notait à propos de l’engagement<br />

dans la vie religieuse:<br />

«Comment éviter que se produise un<br />

jour une tension trop forte entre les dispositions<br />

du coeur et l’accomplissement de la<br />

promesse? Et si, par malheur, cette tension<br />

vient néanmoins à se produire, comment<br />

échapper à ce dilemme désastreux: ou bien<br />

l’infidélité afin de rétablir l’accord avec<br />

soi, ou bien une fidélité qui ne méritera plus<br />

son nom, car elle sera devenue étrangère à<br />

la personne, celle-ci ne la maintenant plus<br />

que par une sorte de parti pris arbitraire et<br />

désespéré? Si la tension entre le coeur et ce<br />

qu’il a promis devient trop forte, la parole<br />

jadis donnée n’a plus sa vérité de vie, et<br />

donc la prétendue fidélité n’est plus qu’une<br />

conformité matérielle; le coeur n’y est plus;<br />

cette fidélité n’a plus sa valeur vertueuse.<br />

On doit alors souscrire à la maxime de La<br />

Rochefoucauld: »La violence que l’on se<br />

fait pour demeurer fidèle ne vaut pas mieux<br />

que l’infidélité«. Toute promesse définitive<br />

semble donc grosse d’un drame inévitable<br />

et terrible. Le moraliste ne le résout que<br />

d’une façon scandaleuse s’il se fait une<br />

conception stoïcienne de la vertu: s’il<br />

décide d’appeler »vertu« une volonté toute<br />

rationnelle qui mortifie les énergies vitales.<br />

Les psychologues et les psychiatres nous<br />

diront de quelles mutilations, déviations et<br />

maladies se paie cette morale faussement<br />

spirituelle».<br />

Et P.R. Régamey cite dans la foulée une<br />

<strong>des</strong>cription faite par G. Thibon de beaucoup<br />

de prétendues fidélités: «Une croûte<br />

rigide d’observances extérieures, qui est de<br />

l’éternel figé, et, sous cette écorce de fidélité<br />

littérale, un grouillement passionnel<br />

marécageux, qui est du changement<br />

pourri». Mais Rousseau disait déjà: «Le<br />

devoir d’une éternelle fidélité ne sert qu’à<br />

faire <strong>des</strong> adultères» (De l’inégalité parmi<br />

les hommes). La question est donc: comment<br />

unir l’éternel et le changeant, sans<br />

figer l’un ni pourrir l’autre?<br />

Fidélité et conscience,<br />

liberté, sincérité,<br />

authenticité,<br />

vocation<br />

Fidélité et déterminisme s’excluent<br />

mutuellement. Il n’y a fidélité que s’il y a<br />

liberté. Libre, elle est nécessairement défi<br />

et appel à la créativité.<br />

Mais il y a liberté et liberté: la liberté<br />

superficielle qui va se nicher dans les interstices<br />

laissés entre les divers déterminismes<br />

(et que de ce fait Abraham Moles appelait<br />

«liberté interstitielle»), et la liberté profonde,<br />

qui est coïncidence avec l’être personnel<br />

en ce qu’il a d’essentiel. En ce sens,<br />

la liberté n’est pas donnée au départ à la<br />

manière d’un capital à préserver, mais seulement<br />

d’un germe qu’il faut amener à<br />

croissance, d’une tâche qu’il faut conduire<br />

à bonne fin.<br />

On se plaît à opposer la fidélité, qui peut<br />

être source de statisme, de conformisme<br />

passéiste et d’hypocrisie, et devenir ainsi<br />

aliénante, à la spontanéité et à la sincérité.<br />

Mais celles-ci sont loin de coïncider l’une<br />

avec l’autre. Si la spontanéité est relativement<br />

facile, étant de l’ordre <strong>des</strong> perceptions<br />

immédiates et <strong>des</strong> réactions primaires instantanées,<br />

la sincérité, qui est expression du<br />

moi profond, ne peut être que l’objet d’une<br />

conquête laborieuse et seconde.<br />

Elle suppose une mobilisation et une<br />

intégration <strong>des</strong> énergies de l’âme. Alors<br />

seulement elle peut être la qualité de ce qui<br />

jaillit véritablement de source. Jean Lacroix<br />

se demandait: «Pourquoi ce qu’il y a en<br />

nous d’immédiat et de donné serait-il plus<br />

sincère que ce qui est voulu et construit?»<br />

(p. 35).<br />

Et sa réponse était: «La sincérité en<br />

somme est fidélité à soi-même, si l’on veut<br />

bien entendre par »soi-même« non un individu<br />

tout fait et définitif, mais une personne<br />

qui se conquiert sans cesse et se crée perpétuellement<br />

dans son propre sens: être sincère,<br />

c’est être fidèle à sa vocation» (p. 57).<br />

Et Vincent Ayel:<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

18<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

19


«La vraie sincérité n’est pas abandon au<br />

caprice, mais loyauté courageuse vis-à-vis<br />

de l’inspiration axiale qui traverse notre vie<br />

et qu’il nous faut laborieusement découvrir...<br />

La fidélité est bien toujours fidélité à<br />

soi-même, mais à un soi-même qui se définit<br />

par la relation à autrui et par la tension<br />

vers ce qui n’est pas encore... La fidélité<br />

n’est ni spontanéité pure, ni simple<br />

constance formelle. Dans les deux cas la<br />

vie sociale serait rendue impossible et<br />

l’existence personnelle se trouverait ravagée<br />

par éclatement de sa cohérence. La<br />

fidélité est sincérité. Elle s’oppose à une<br />

spontanéité comprise comme sacralisation<br />

de l’éphémère et enlisement dans l’immédiat;<br />

elle exige parfois d’aller contre l’élan<br />

spontané... Si la fidélité véritable est élan<br />

avant d’être devoir, elle est toujours vécue<br />

comme »épreuve«, car l’obstacle et le<br />

risque sont condition de sa valeur»<br />

(pp. 119-120).<br />

La fidélité exige beaucoup de souplesse,<br />

car l’homme fidèle doit savoir discerner en<br />

lui ce qui est ferme et s’y tenir, et ce qui est<br />

devenu caduc et s’en dégager. Comme<br />

disait Charles Péguy (cité par Régamey):<br />

«La raideur est essentiellement infidèle, ...<br />

c’est la souplesse qui est fidèle».<br />

R. Mehl fait un pas de plus quand il pose<br />

la question suivante: Si je puis être sincère<br />

quand je promets un objet ou une action que<br />

je sais à ma portée, puis-je l’être entièrement<br />

quand je fais une promesse de fidélité,<br />

donc une promesse sans contenu concret à<br />

durée illimitée? Cela est-il en mon pouvoir?<br />

N’est-ce pas, comme dit M. Nédoncelle,<br />

«décider de tout soi-même avec un aspect<br />

de soi-même» (p. 49)? Je suis poussé à une<br />

telle promesse par la vigueur d’un sentiment<br />

ou d’une passion, dont je puis prévoir<br />

la rapide altération et qui sont en moi <strong>des</strong><br />

forces pulsionnelles obscures et imprévisibles<br />

qui précisément échappent plus que<br />

d’autres au contrôle de la conscience claire<br />

et de la volonté. Comme dit alors Paul<br />

Ricœur, jouant à l’avocat du diable: «La<br />

sincérité me dit: tu te condamnes à mentir,<br />

soit à autrui à qui tu promets ce que tu ne<br />

peux engager, soit à toi-même à qui tu prétends<br />

imposer la pérennité d’un sentiment<br />

passager. La fidélité est trahison d’autrui et<br />

de soi-même» (p. 295).<br />

La réponse n’est pas aisée. Il n’y a sincérité,<br />

écrit R. Mehl, que là où s’exprime<br />

mon être authentique. Or, cette authenticité<br />

toujours problématique ne peut être saisie<br />

dans l’instant présent, coupé de l’histoire<br />

dont il est l’aboutissement et du devenir<br />

qu’il porte en lui. Elle «n’a de chances<br />

d’être saisie que dans un projet fondamental<br />

de mon être. Un projet, c’est-à-dire<br />

l’acte de me projeter en avant de moimême,<br />

hors de mes doutes et de mes contradictions<br />

présentes, pour réaliser non pas<br />

tant celui que je serais déjà virtuellement,<br />

mais pour devenir celui que je suis appelé<br />

à être. Il n’y a de promesse authentique de<br />

fidélité que par rapport à une vocation».<br />

Celle-ci ne peut certes être reconnue que si<br />

elle répond à <strong>des</strong> tendances existant en mon<br />

moi empirique. Mais elle rencontre aussi<br />

<strong>des</strong> résistances, exige <strong>des</strong> choix et <strong>des</strong> arbitrages<br />

entre <strong>des</strong> possibles multiples, et donc<br />

<strong>des</strong> limitations à s’imposer à soi-même. Du<br />

virtuel il faut passer à l’actuel, du multiple<br />

à l’un. «Promettre fidélité à quelqu’un,<br />

c’est en même temps se choisir soi-même<br />

en dévoilant son authenticité, en prenant<br />

conscience d’une vocation restée jusque-là<br />

secrète, et peut-être même occultée.<br />

L’homme qui engage sa fidélité devient<br />

autre qu’il n’était avant cette promesse».<br />

Le violent amour-passion que j’éprouve<br />

aujourd’hui, et dont je devine la finitude,<br />

n’est pas forcément plus authentique que le<br />

calme, patient et durable amour-tendresse<br />

qui peut insensiblement, si je le veux, en<br />

prendre le relais (pp. 29-32).<br />

Il n’est pas d’engagement sans risque.<br />

Mais on ne peut ni croître ni s’approfondir<br />

en tous les sens. Par son audace même, la<br />

promesse «m’engage dans un processus<br />

créateur où ma volonté de ne pas remettre<br />

en question mes décisions intervient dans<br />

la détermination du futur: elle obture <strong>des</strong><br />

possibles et les rejette au rang de tentations»<br />

(Ricœur, p. 295). Face au futur, nous<br />

ne sommes pas dépourvus de tout moyen:<br />

par le projet et la parole donnée nous pouvons<br />

le préparer, l’orienter et créer en nous<br />

<strong>des</strong> dispositions d’esprit grâce auxquelles<br />

même l’épreuve imprévisible ne sera pas<br />

perçue comme pure fatalité. «Audacieusement,<br />

j’affirme, par ma promesse, que<br />

mon avenir et l’avenir de celui à qui fidélité<br />

a été promise ne se feront pas sans<br />

nous». Par contre, inclure dès le départ<br />

l’échec de la fidélité dans sa vision de<br />

l’avenir, n’est-ce pas le meilleur moyen de<br />

le préparer? (Mehl, pp. 33-34).<br />

Éléments<br />

pour une sociologie<br />

de la fidélité<br />

N’insistons pas ici sur la psychologie de<br />

la fidélité, qui pourrait pourtant se révéler<br />

fort riche. J’invite simplement les psychosociologues<br />

à étudier un jour ce que les<br />

jeunes gens qui se marient se promettent<br />

exactement au moment de passer devant le<br />

maire. Que représente pour eux la fidélité?<br />

Quel contenu donnent-ils à ce mot à un<br />

moment où ils ne sont pas tout à fait dans<br />

leur état normal? La lecture à laquelle<br />

l’officier d’état-civil procède devant eux<br />

pourrait donner <strong>des</strong> éléments de réponse<br />

quand il y est question quelque part, si ma<br />

mémoire est exacte, du meilleur et du pire:<br />

mais qui l’écoute, qui pourrait répéter ce<br />

qui a été dit avant de signer? Les quelques<br />

personnes que j’ai interrogées ont toutes<br />

répondu: on promet de ne pas aimer un<br />

autre homme ou une autre femme que celui<br />

ou celle à qui on s’est lié, et en bon lexique<br />

Le Robert se fait l’écho de cette manière de<br />

voir. Personne n’a dit: on promet d’aimer<br />

jusqu’au bout celui ou celle qu’on a épousé,<br />

et de vouloir activement son bonheur à lui<br />

ou à elle, quoi qu’il arrive. Je me suis<br />

demandé s’il n’y avait pas là une sorte de<br />

décentrement significatif, et donc s’il n’y<br />

avait pas quelque part maldonne...<br />

Quant à une sociologie de la fidélité, R.<br />

Mehl l’a entamée en abordant le problème<br />

de son institutionnalisation. Bien qu’elle<br />

relève éminemment du domaine de la<br />

liberté, les sociétés ont été amenées à<br />

l’encadrer et dans une certaine mesure à<br />

légiférer à son sujet pour préserver la stabilité<br />

<strong>des</strong> relations interpersonnelles les<br />

plus fondamentales. Sans un minimum de<br />

confiance mutuelle, sans un minimum de<br />

respect <strong>des</strong> contrats et donc <strong>des</strong> engagements<br />

qui lient les uns aux autres, tout le<br />

jeu social serait gravement insécurisé et<br />

perturbé. Mais cette institutionnalisation ne<br />

va pas sans dangers: le façonnement par<br />

l’esprit contractuel <strong>des</strong> moeurs et <strong>des</strong> mentalités<br />

peut conduire à ériger en principe<br />

que toutes nos obligations sont contenues<br />

dans le contrat, ce qui laisse entendre qu’il<br />

n’y en a pas au-delà de celui-ci, et risque de<br />

conduire directement au légalisme et au<br />

refoulement de toute gratuité. On peut<br />

remarquer habituellement une certaine discrétion<br />

du législateur pour tout ce qui<br />

touche aux fidélités et infidélités dans le<br />

domaine privé, comme s’il avait le sentiment<br />

que cela se situe à un niveau de profondeur<br />

qu’il est incapable d’atteindre.<br />

Le problème sociologique posé par la<br />

fidélité peut être envisagé encore sous un<br />

autre angle, incluant l’histoire et l’anthropologie.<br />

Il est <strong>des</strong> sociétés et <strong>des</strong> ambiances<br />

culturelles qui rendent plus facile l’exercice<br />

de la fidélité en tant qu’option de continuité,<br />

et d’autres qui le rendent plus difficile et<br />

aux yeux <strong>des</strong>quelles il fait problème.<br />

On pourrait esquisser une sorte d’idéaltype<br />

du milieu clos et unifié, à «temporalité<br />

froide», privilégiant une vision <strong>des</strong> choses<br />

de type essentialiste et <strong>des</strong> vérités toutes<br />

faites socialement transmises, unanimement<br />

attaché aux mêmes valeurs, où les<br />

choix sont réduits et où les pressions collectives<br />

sur les individus dispensent ceux-ci<br />

d’options personnelles: la durée s’impose<br />

alors d’elle-même et l’histoire se présente<br />

comme une prolongation répétitive du<br />

passé. Dans les «civilisations de l’habitude»<br />

où chacun sait de manière précise quel est<br />

son rôle et quelles sont les exigences <strong>des</strong><br />

autres à son égard, toute activité est programmée,<br />

réglée par <strong>des</strong> modèles culturels<br />

qu’on veut intangibles et qui n’autorisent<br />

que de faibles écarts. Ordre, permanence,<br />

stabilité sont culturellement survalorisés.<br />

Par contre, une culture à «temporalité<br />

chaude» qui vit <strong>des</strong> transformations rapi<strong>des</strong><br />

et même, au plan <strong>des</strong> valeurs, mise sur le<br />

«changement», prend l’habitude <strong>des</strong> discontinuités<br />

dans le temps, <strong>des</strong> ruptures et du<br />

rejet <strong>des</strong> traditions. Dans ces sociétés de<br />

l’éphémère, de l’instantané, du prêt-à-jeter,<br />

aux mo<strong>des</strong> et aux goûts fluctuants, où l’on<br />

ne s’attache ni aux objets, ni aux lieux, ni<br />

aux métiers, ni à la limite aux personnes,<br />

prédominent <strong>des</strong> relations fonctionnelles<br />

sans épaisseur et sans durée. On prône le<br />

changement, mais celui-ci est forcément<br />

éprouvé, à un moment ou à un autre, comme<br />

une infidélité.<br />

C’est surtout dans de tels contextes que<br />

l’on prétend passer d’une fidélité à un héritage,<br />

à <strong>des</strong> institutions ou à <strong>des</strong> convictions<br />

stables, qui n’a de sens que liée à la continuité<br />

dans le temps, à une fidélité à soi,<br />

vécue dans le présent, expression de la<br />

liberté, de la sincérité et de l’authenticité<br />

personnelle, justifiée par l’idée incontestablement<br />

juste que soi-même on devient<br />

continuellement autre. Une éthique fondée<br />

unilatéralement sur l’accord avec soi-même<br />

dans l’immédiateté de l’instant présent, et<br />

donc sur le refus de valeurs objectives ou<br />

d’un sens tout fait préexistant, pousse à une<br />

sorte d’amnésie sociale et exaltera avec<br />

Nietzsche la faculté d’oubli. La décision<br />

alors se situe au niveau de la sensation, de<br />

l’affectivité, du réflexe, et n’arrive plus à<br />

s’inscrire dans le long terme. On perçoit<br />

comme insolite tout ce qui a pour projet de<br />

durer.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

20<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

21


Comme on ne peut pas s’appuyer sur le<br />

passé pour comprendre le présent, chacun<br />

est obligé d’inventer son propre chemin et<br />

ses propres rôles. Avec Sartre, on définira<br />

l’homme par un incessant surgissement de<br />

liberté, pour qui l’existence précède<br />

l’essence.<br />

On peut observer <strong>des</strong> tendances analogues<br />

dans <strong>des</strong> sociétés éclatées et pluralistes,<br />

où coexistent les échelles <strong>des</strong> valeurs<br />

et les façons de vivre les plus divergentes,<br />

voire les plus contradictoires, où il est possible<br />

de passer sans que cela ne porte à<br />

conséquence d’un système à un autre. Il<br />

peut enfin en être de même là où l’on dispose<br />

avec facilité <strong>des</strong> moyens nécessaires<br />

pour satisfaire rapidement ses besoins: le<br />

sens de l’effort alors s’estompe, et c’est<br />

avec une combativité affaiblie que l’on<br />

affronte difficultés et crises. Comme l’écrit<br />

M. Gourgues (p. 15-16):<br />

«S’il y a aujourd’hui une »crise de la<br />

fidélité«, elle ne vient pas nécessairement<br />

du fait que les valeurs, comme l’amour par<br />

exemple, sont remises en question. Elle ne<br />

vient pas non plus nécessairement d’une<br />

contestation théorique <strong>des</strong> médiations institutionnelles,<br />

comme le mariage... Elle vient<br />

plutôt... d’une sorte de soupçon, plus ou<br />

moins conscient, portant sur le caractère<br />

durable <strong>des</strong> médiations, sur les possibilités<br />

de vivre <strong>des</strong> valeurs dans un idéal de totalité<br />

et de permanence, au sein d’un monde<br />

où tout change, évolue et se succède sans<br />

arrêt. Bref, on ne remet pas en cause les<br />

valeurs et le besoin de médiations. Ce qui<br />

est ressenti comme un défi, c’est la durée...<br />

Habitué à disposer de l’avoir nécessaire<br />

pour se procurer ce qu’on désire, on risque<br />

plus facilement de perdre pied devant <strong>des</strong><br />

problèmes dont les remè<strong>des</strong> ne sont pas à<br />

chercher du côté de l’avoir, mais du côté de<br />

l’être».<br />

Dans une mentalité qui se complaît dans<br />

<strong>des</strong> explosions instantanéistes, dans une<br />

sorte de «happening» permanent, le recul<br />

devant les options qui engagent et le remplacement<br />

de l’idée de fidélité par celle de<br />

sincérités successives instaurent une atmosphère<br />

d’adolescence prolongée. On a peur<br />

de se fixer, de se limiter, d’emprisonner sa<br />

liberté. Un éventail de possibles théoriques<br />

trop abondamment fourni provoque <strong>des</strong><br />

conduites d’hésitation et rend les décisions<br />

psychologiquement plus coûteuses. On ne<br />

se sent jamais prêt, assez fort, assez éclairé.<br />

«Nous n’allons vers rien, justement parce<br />

que nous allons vers tout», écrivait Jean<br />

Giono dans La rondeur <strong>des</strong> jours (1943).<br />

On se contente de flirter avec la vie. On<br />

baigne dans un flux de langages immédiats<br />

sans contenu et sans message, ou d’images<br />

qui défilent à toute vitesse au cinéma ou à<br />

la télévision, là où nos ancêtres contemplaient<br />

<strong>des</strong> vitraux, <strong>des</strong> icônes et <strong>des</strong> sculptures<br />

immobiles. P. Ricœur a parlé d’une<br />

«conception cinématographique de la durée<br />

intérieure qui est la négation même de la<br />

personnalité». Le moi s’édifie en un tel<br />

contexte sur <strong>des</strong> bases inconsistantes et fragiles,<br />

tandis qu’une éthique de l’authenticité<br />

n’a de véritable sens que pour <strong>des</strong> êtres<br />

solidement structurés. Ce qu’on appelle<br />

alors liberté n’est souvent qu’une manière<br />

de jouer avec les conditionnements sociaux<br />

dont on est inconsciemment prisonnier.<br />

Logiquement, les sociétés de ce type<br />

sont amenées à multiplier au plan du droit<br />

(qui est «institution secondaire» au sens de<br />

Kardiner, reflet <strong>des</strong> mentalités et <strong>des</strong><br />

moeurs, mais en retour, façonne elle-même<br />

les mentalités et les moeurs) <strong>des</strong> procédures,<br />

tel le divorce par consentement mutuel, par<br />

lesquelles on peut revenir sans dramatiser<br />

sur une parole «donnée» et rendre un contrat<br />

caduc. Logiquement aussi, le caractère<br />

public, solennel, rituel que peuvent revêtir<br />

les promesses et par lequel s’affirme la<br />

vigueur du choix a tendance à s’estomper<br />

dans la mesure où il n’y a plus vraiment de<br />

communautés porteuses, devenant témoins,<br />

complices et soutiens de ceux qui se donnent<br />

leur parole.<br />

Conclusion<br />

C’est précisément parce que nous vivons<br />

dans une société où la fidélité fait problème<br />

qu’il est utile de la considérer ainsi d’un peu<br />

plus près. R. Mehl a essayé de montrer<br />

qu’elle est une attitude éthique qui repose<br />

ni sur son utilité, ni sur son substrat psychologique,<br />

ni sur <strong>des</strong> justifications rationnelles,<br />

tous bien aléatoires et fragiles, mais<br />

uniquement et exclusivement sur son sens.<br />

Or, son sens, c’est précisément de donner<br />

sens au temps. Si elle a une essence, il s’agit<br />

d’une essence existentielle. «La fidélité<br />

tient au partenaire le langage suivant: quoi<br />

qu’il arrive, et même si les temps devaient<br />

être imprévisiblement mauvais, je te serai<br />

fidèle, et si cette fidélité est reçue et partagée,<br />

alors nous saurons donner un sens aux<br />

événements, même si ceux-ci sont<br />

contraires à nos désirs». Ensemble, nous<br />

donnerons un sens à l’épreuve, ensemble<br />

nous donnerons un sens au malheur si, ce<br />

qu’à Dieu ne plaise, il survient... En «arrêtant»<br />

notre décision, en formulant notre promesse<br />

en un instant précis, nous mettons fin<br />

aux hésitations, aux négociations, aux<br />

doutes et aux mises en balance sans fin du<br />

pour et du contre.<br />

En un sens, nous arrêtons le temps, et<br />

donc nous transcendons le temps. La fidélité<br />

permet à quelque chose de transtemporel<br />

de pénétrer dans la temporalité, de se<br />

dire dans le temps, de mettre en échec le<br />

pouvoir du temps sur nous, d’espérer une<br />

réconciliation possible de ce temps avec<br />

l’éternité. «Nous continuerons à vivre dans<br />

le temps et à subir ses morsures, mais cellesci,<br />

si elles nous atteignent dans nos forces,<br />

dans notre vitalité, ne nous atteindront pas<br />

dans ce point précis de notre être qu’est la<br />

conscience d’avoir promis fidélité». Parce<br />

que la fidélité crée dans l’histoire <strong>des</strong> îlots<br />

de sens là où règne, sinon, en absurde une<br />

fatalité aveugle, elle permet à l’espérance<br />

d’émerger. Or, qu’est-ce que l’espérance,<br />

sinon la conviction qu’un sens apparaîtra<br />

dans l’histoire? (pp. 45-49).<br />

A Sainte-Beuve qui disait: «On ne mûrit<br />

pas: on pourrit par places, on durcit par<br />

d’autres», Emmanuel Mounier semblait<br />

répondre quand dans Le personnalisme il<br />

écrivait: «Une personne n’atteint sa pleine<br />

maturité qu’au moment où elle s’est choisi<br />

<strong>des</strong> fidélités qui valent plus que la vie».<br />

Commentant une phrase du Marchand<br />

de Venise de Shakespeare («Défie-toi d’un<br />

homme qui n’a pas de musique dans l’âme:<br />

c’est un traître»), P.R. Régamey écrit: «Oui,<br />

une certaine plénitude spirituelle, qui est<br />

semblable à une musique, apparaît bien<br />

comme nécessaire aux vraies fidélités: à<br />

celles qui ont la qualité de la vertu. Elles<br />

sont une harmonie, comme toute infidélité<br />

est discordance... Aujourd’hui la fidélité<br />

meurt le plus souvent de sécheresse».<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

- AYEL (Vincent), Inventer la fidélité au<br />

temps <strong>des</strong> certitu<strong>des</strong> provisoires, Chalet,<br />

1976.<br />

- GOURGUES (Michel), Le défi de la<br />

fidélité, Cerf, 1985.<br />

- GUSDORF (Georges), La découverte<br />

de soi, PUF, 1948.<br />

- GUSDORF (Georges), Traité de l’existence<br />

morale, A. Colin, 1949.<br />

- JOULIN (Marc), Vivre fidèle, Desclée<br />

de Brouwer, 1972.<br />

- KEMP (Peter), Théorie de l’engagement,<br />

Seuil, 1973.<br />

- LACROIX (Jean), Les sentiments et la<br />

vie morale, PUF, 1950.<br />

- LAVELLE (Louis), Du temps et de<br />

l’éternité.<br />

- LEVY-VALENSI (Eliane Amado), Le<br />

temps dans la vie morale, Vrin, 1968.<br />

- LOCHT (Pierre de), Les risques de la<br />

fidélité, Cerf et Desclée, 1972.<br />

- MARCEL (Gabriel), Du refus à l’invocation,<br />

Gallimard, 1940.<br />

- MARCEL (Gabriel), Etre et avoir,<br />

Aubier, 1935.<br />

- MARCEL (Gabriel), Homo viator,<br />

1946.<br />

- MEHL (Roger), Essai sur la fidélité,<br />

PUF, 1984.<br />

- NEDONCELLE (Maurice), De la fidélité,<br />

Aubier, 1953.<br />

- REGAMEY (Pie-Raymond, O.P.),<br />

«L’aspect définitif de l’engagement religieux.<br />

Sa signification théologique», Le<br />

Supplément à la Vie spirituelle.<br />

- RICOEUR (Paul), Gabriel Marcel et<br />

Karl Jaspers, éd. du Temps présent, 1947.<br />

- TOFFLER (Alvin), Le choc du futur,<br />

Denoël, 1971.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

22<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

23


Fidélités, Infidélités<br />

face au pouvoir<br />

John Armleder, Meuble-sculture, 1987<br />

2 chaises peintes,<br />

Courtesy Galerie<br />

Crousel/Robelin-Bama, Paris<br />

© Artstudio 6<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

24


CHRISTIAN DE MONTLIBERT<br />

La sociologie de la politique :<br />

Le sociologue qui aborde<br />

certains thèmes est parfois<br />

dans une situation difficile:<br />

la mise à distance<br />

qu’implique toujours<br />

la méthodologie engendre<br />

souvent <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong><br />

critiques à son encontre.<br />

C’est ce type de difficulté que<br />

rencontre celui qui s’intéresse<br />

à la politique: la dimension<br />

passionnelle y est tellement<br />

présente qu’on a vite fait<br />

de voir en lui le prototype<br />

de l’hérétique.<br />

Christian de Montlibert<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

CRESS<br />

une hérésie?<br />

La politique est un objet qui,<br />

longtemps, ne s’est guère prêté à<br />

l’analyse sociologique. Elle était<br />

l’apanage <strong>des</strong> spécialistes de <strong>sciences</strong><br />

politiques qui affirmaient avoir créé une<br />

discipline spécifique et n’entendaient pas<br />

que le sociologue traite la politique comme<br />

n’importe quel autre objet (1) . Pourtant, la<br />

politique est un fait social qui n’a rien de<br />

particulier et doit être traité comme «une<br />

chose» pour reprendre la célèbre expression<br />

de Durkheim tant contestée en son temps.<br />

Quelles que soient les dimensions de la<br />

politique que l’on examine, on est conduit<br />

à y voir un ensemble de pratiques qui n’ont<br />

de signification que rapportées aux formes<br />

<strong>sociales</strong> dominantes, dans une époque et<br />

dans un espace donnés. Il n’y a pas d’éternité<br />

ni d’universalité <strong>des</strong> rapports politiques, pas<br />

d’essence du politique transcendant la<br />

contingence historique: Le politique, si l’on<br />

veut y voir plus qu’une forme de domination<br />

sociale occupant une place déterminée dans<br />

la division du travail social de domination,<br />

est une instance introuvable. C’est bien,<br />

d’ailleurs, parce que la politique est une<br />

forme de domination, et une forme<br />

particulièrement puissante dans les sociétés<br />

à appareils administratifs d’État, qu’elle<br />

suscite autant de résistances à l’étude<br />

empirique.<br />

Cette résistance peut se manifester par la<br />

censure explicite <strong>des</strong> régimes autoritaires<br />

qui interdisent toute science sociale. Au<br />

mieux, peuvent-ils admettre une exégèse de<br />

quelques textes «sacrés» comme on l’a vu<br />

avec la manière dont, durant la période stalinienne,<br />

la philosophie politique traitait les<br />

écrits de Marx, au pire, peuvent-ils transformer<br />

la méthodologie <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong> en technique d’espionnage, comme<br />

O. Rammstedt l’a bien montré avec l’usage<br />

qui a été fait de la sociologie durant les dernières<br />

années du régime nazi (2) .<br />

Dans les sociétés démocratiques<br />

contemporaines, la situation de la sociologie<br />

de la politique est plus ambiguë. D’une<br />

part, la sociologie ne peut exister qu’autant<br />

que l’État, dans de grands organismes de<br />

recherche et d’enseignement comme les<br />

Universités ou, en France, avec le Centre<br />

National de la Recherche Scientifique,<br />

accepte son existence en assurant non seulement<br />

les financements de la recherche<br />

mais surtout en garantissant l’indépendance<br />

<strong>des</strong> chercheurs. Mais, d’autre part et en<br />

même temps, tout se passe comme si la politique,<br />

l’État et surtout les gran<strong>des</strong> administrations<br />

rechignaient à reconnaître cette<br />

liberté et freinaient l’extension de l’interrogation<br />

sociologique: pratiquement, il suffit<br />

aux administrations de refuser l’accès <strong>des</strong><br />

sociologues aux agents et aux documents ou<br />

“Les oiseaux”, film d’Alfred Hitchcock<br />

© Odyssée, Strasbourg<br />

de fournir <strong>des</strong> résultats, informations, données<br />

statistiques, incomplets pour freiner la<br />

recherche. Cette forme de censure implicite<br />

est assez fréquente. Cette ambivalence<br />

explique sans doute que la sociologie politique<br />

(commentaires <strong>des</strong> sondages, analyse<br />

<strong>des</strong> résultats électoraux, ...) soit plus acceptée<br />

que la sociologie de la politique. La première<br />

sert les intérêts <strong>des</strong> politiciens et <strong>des</strong><br />

fonctionnaires qui dirigent les appareils<br />

administratifs alors que la seconde risque<br />

toujours d’apparaître comme s’opposant à<br />

eux en montrant qu’ils forment <strong>des</strong> catégories<br />

particulières ayant <strong>des</strong> intérêts spécifiques<br />

à défendre.<br />

Les grands organismes d’État peuvent<br />

résoudre cette contradiction en agissant en<br />

tant que commanditaires d’étu<strong>des</strong>. Dans ce<br />

cas, ils imposent non seulement les thèmes<br />

et même, parfois, les problématiques sur<br />

lesquelles travailleront les sociologues mais<br />

aussi le langage, <strong>des</strong> notions aux concepts,<br />

souhaitable, autorisé ou attendu. Cette<br />

dynamique oriente les intérêts <strong>des</strong> sociologues<br />

vers le traitement d’objets dont la<br />

connaissance est utile aux agents de l’État<br />

et détourne de tout questionnement le rôle<br />

et la part de ces mêmes agents dans la décision.<br />

Dans ces conditions, il ne faut pas<br />

s’étonner de voir les chercheurs en <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong> s’autocensurer ou euphémiser les<br />

termes de leurs analyses d’autant plus facilement<br />

que la concurrence est vive entre les<br />

individus inégalement armés pour obtenir<br />

les marchés et pour résister aux pressions (3) .<br />

Les grands organismes d’État peuvent aussi<br />

créer leurs propres organismes de recherche<br />

et les contrôler étroitement (4) . Ils cherchent,<br />

enfin, - ne pouvant complètement empêcher<br />

que l’interrogation ne porte sur leurs<br />

propres pratiques - à engendrer leurs<br />

propres instances d’évaluation et définir<br />

eux-mêmes les critères avec lesquels leur<br />

action sera mesurée (5) . Faut-il ajouter<br />

qu’une étude de sociologie de la politique<br />

menée à son terme n’est pas pour autant<br />

assurée de rencontrer <strong>des</strong> lecteurs intéressés.<br />

Il faudrait, pour bien le comprendre,<br />

observer et analyser les conditions <strong>sociales</strong><br />

qui font qu’un rapport peut ne pas être diffusé<br />

ou n’avoir qu’une diffusion restreinte<br />

ou voir sa signification transformée par<br />

l’ajout de titres ou sous-titres ou par <strong>des</strong><br />

commentaires qui peuvent aller de la malveillance<br />

à l’insinuation disqualifiante.<br />

On le voit, les tactiques de résistance sont<br />

multiples. Si la sociologie, comme toute<br />

science, a, comme le disait G. Bachelard,<br />

quelque chose à voir avec la découverte de<br />

ce qui est caché et si la politique, comme<br />

toute forme de domination, ne tient pas à<br />

apparaître comme telle mais veut plutôt se<br />

masquer derrière «l’intérêt général», on<br />

comprend qu’une sociologie qui apporte de<br />

l’information aux agents de la politique soit<br />

acceptable, mais qu’une sociologie qui vise<br />

à objectiver les stratégies <strong>des</strong> agents du<br />

champ politique et du champ étatique soit<br />

plus difficile à mettre en oeuvre. En somme,<br />

ceux-ci acceptent que la sociologie soit<br />

ancillaire et défendent même cette position<br />

utilitariste mais ne tolèrent guère que la<br />

sociologie les prenne à leur tour pour objet<br />

et objective les intérêts investis dans leurs<br />

stratégies. En cela, les agents <strong>des</strong> champs<br />

politique et étatique ne se différencient pas<br />

<strong>des</strong> autres occupants de position dominante<br />

qui acceptent volontiers, aujourd’hui, que la<br />

sociologie étudie les résistances que leurs<br />

décisions rencontrent, mais restent critiques<br />

devant une sociologie qui étudie les processus<br />

sociaux qui conduisent à ces décisions.<br />

Une histoire de la manière dont la sociologie<br />

a réinvesti la politique montre bien<br />

d’ailleurs que l’étude du comportement de<br />

l’électeur est apparue avant l’analyse <strong>des</strong><br />

pratiques <strong>des</strong> élus.<br />

A ces résistances intéressées <strong>des</strong> agents<br />

dominants du champ de la politique et <strong>des</strong><br />

appareils d’État viennent s’ajouter d’autres<br />

résistances moins explicites, moins situées<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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socialement, portées par <strong>des</strong> agents très dissemblables,<br />

qui attendent de la politique<br />

qu’elle leur donne une vision globale du<br />

monde. En ce sens, la sociologie se heurte,<br />

en prenant la politique comme objet<br />

d’étude, en la traitant «comme si elle était<br />

une chose», aux mêmes obstacles qu’elle<br />

rencontre lorsqu’elle veut étudier une religion.<br />

Comme l’écrivait M. Weber à ce propos:<br />

«Ce que la religion offre, ce n’est pas<br />

un savoir intellectuel ultime portant sur la<br />

réalité ou sur les valeurs normatives, mais<br />

une prise de position définitive par rapport<br />

au monde en vertu d’une saisie immédiate<br />

de son «sens». Elle prétend qu’elle ne le<br />

déduit pas avec les moyens de l’entendement,<br />

mais en vertu d’un pouvoir d’illumination»<br />

(6) . Cette résistance est certes<br />

quelque peu atténuée avec la politique qui<br />

ne peut pas complètement prétendre -<br />

comme le fait la religion - apporter une<br />

vision totale du monde, néanmoins, elle est<br />

suffisamment forte pour enrayer les tentatives<br />

d’objectivation <strong>des</strong> dynamiques qui la<br />

sous-tendent.<br />

La première de ces résistances s’organise<br />

autour <strong>des</strong> appartenances: sachant,<br />

Max Weber l’a bien rappelé dans les Essais<br />

sur la Théorie de la Science, la labilité de<br />

l’identité, sachant aussi l’importance <strong>des</strong><br />

affiliations dans sa stabilisation, on comprend<br />

que l’intégration dans l’univers politique<br />

joue ce rôle en offrant <strong>des</strong> places instituées,<br />

en suscitant l’estime <strong>des</strong> autres et en<br />

répondant aux questions de chacun sur son<br />

existence. Appartenir à un parti, à un mouvement,<br />

à une association politique, c’est<br />

pouvoir satisfaire <strong>des</strong> intérêts sociatifs et<br />

communalisés. Le groupe politique se présente<br />

en effet comme une sociation qui offre<br />

aux participants son réseau de relations, ses<br />

appuis, ses possibilités de promotion ou, au<br />

moins, ses occasions de formation et d’élargissement<br />

de la vision du monde. Les agents<br />

politiquement actifs peuvent y trouver de<br />

nombreuses satisfactions réelles et symboliques.<br />

Le groupe politique se présente aussi<br />

comme une communalisation qui concentre<br />

une forte charge affective autour de l’attachement<br />

aux leaders (S. Freud s’était beaucoup<br />

intéressé à ces formes d’identification).<br />

Ces attachements peuvent lier les<br />

militants entre eux: ils sont sans doute<br />

d’autant plus forts que <strong>des</strong> épreuves douloureuses<br />

anxiogènes ont été vécues<br />

ensemble. A cette dimension vient s’ajouter<br />

tout un vécu affectif (fêtes de parti,<br />

célébrations <strong>des</strong> victoires électorales, deuil<br />

<strong>des</strong> héros...) qui peut aller jusqu’au choix<br />

d’un conjoint. La conjonction de ces<br />

aspects sociatifs et communalisés s’inscrit<br />

toujours dans une forme plus ou moins institutionnalisée<br />

de division du travail (de la<br />

mise de tracts dans <strong>des</strong> enveloppes à la<br />

tenue <strong>des</strong> comptes du parti ou de l’encadrement<br />

<strong>des</strong> manifestations aux conférences<br />

de presse) qui, en insérant les individus<br />

dans un système matériel, cognitif et<br />

affectif, leur permet d’exister en apportant<br />

<strong>des</strong> réponses à leurs questions ontologiques.<br />

On comprend que l’analyse <strong>des</strong><br />

participations militantes, qui ne peut être<br />

que démystifiante, suscite <strong>des</strong> résistances.<br />

Celles-ci sont sans doute d’autant plus<br />

vives que le système d’appartenance peut<br />

se figer dans un clivage entre «nous» et<br />

«eux». Lorsque les identités, toujours multiples,<br />

se replient sur une identité, «l’identitarisme»<br />

ne peut que bénéficier du renforcement<br />

de toute les différenciations<br />

distinctives (7) . L’agression, supposée ou<br />

réelle, <strong>des</strong> autres contre la collectivité resserrée<br />

autour du «nous» suscite une dynamique<br />

mobilisatrice contre «eux» qui ne<br />

supporte pas la mise à distance de l’objectivation.<br />

Pour peu que les groupements<br />

politiques se présentent comme les relais,<br />

les représentants et les défenseurs d’un<br />

groupe social, d’une classe, d’un groupement<br />

religieux, d’une ethnie ou d’une race,<br />

c’est-à-dire qu’ils contribuent à faire exister<br />

une division sociale arbitraire en affirmant<br />

montrer et prendre la tête de ce groupement<br />

réalisé, la violence du refus de<br />

toute position d’extériorité analytique ne<br />

peut qu’être grande puisque celle-ci apparaît<br />

toujours comme démobilisatrice.<br />

On sait qu’en matière de croyance politique,<br />

comme en matière de croyance religieuse,<br />

la réduction de la dissonance cognitive<br />

dont parlait L. Festinger est largement<br />

présente. Les agents politiquement actifs,<br />

après la confrontation de leur théorie politique<br />

avec la réalité ne modifient pas la première<br />

pour l’adapter à la seconde mais<br />

réagissent plutôt comme les sectaires qui,<br />

ne voyant pas venir la fin du monde qu’ils<br />

attendaient, pensent qu’elle a été repoussée<br />

grâce à leurs prières.<br />

La réalité démystificatrice a d’ailleurs<br />

d’autant moins d’emprise sur la croyance<br />

politique que celle-ci n’est pas que cognitive.<br />

On sait bien, depuis l’analyse <strong>des</strong> formes élémentaires<br />

de la vie religieuse - mais Pascal<br />

l’avait perçu bien avant Durkheim - que la<br />

croyance se soutient de rites et de rituels. Ils<br />

sont fréquents et actifs en politique: il suffit<br />

d’observer un meeting avec ses séquences<br />

programmées par les organisateurs mais<br />

aussi avec ses pratiques ritualisées (applaudir<br />

ou crier <strong>des</strong> slogans, chanter un hymne,<br />

défiler avec <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> proches de celle de<br />

la procession ou du pèlerinage) pour le comprendre.<br />

La croyance politique implique<br />

donc, comme dans tous rites, un niveau préréflexif<br />

construit sur <strong>des</strong> conditionnements<br />

du corps qui résiste obligatoirement à toute<br />

analyse rationnelle. De l’extension <strong>des</strong> rites<br />

qui accompagnent les croyances politiques,<br />

Cassirer écrivait: «Il n’y a rien de tel pour<br />

endormir toutes nos forces, toute notre<br />

faculté de jugement, tout notre discernement<br />

critique, pour supprimer tout sentiment de<br />

personnalité et toute responsabilité individuelle...».<br />

Il est vrai qu’en matière de politique,<br />

la croyance ramène souvent au mythe<br />

le plus archaïque tel que le définissait cet<br />

auteur (8) . C’est en effet lorsqu’apparaissent<br />

concomitamment une impossibilité à<br />

résoudre les problèmes sociaux qui se posent<br />

à un moment donné et un affaiblissement de<br />

la culture, c’est-à-dire de la capacité à analyser<br />

et à surmonter les crises, que surviennent<br />

<strong>des</strong> désirs qui ne peuvent trouver que <strong>des</strong><br />

accomplissements imaginaires, semblables<br />

aux pratiques magiques. En ce sens, la politique<br />

ramène toujours à ce qui est son véritable<br />

sujet, le groupe qu’il faut défendre<br />

envers et contre tout, en allant jusqu’à nier la<br />

responsabilité personnelle et les principes<br />

éthiques qui commandent la liberté. La<br />

sociologie, dès qu’elle met en question cette<br />

dimension de croyance, est vite assimilée à<br />

une position hérétique.<br />

Organisatrice <strong>des</strong> appartenances, soutenue<br />

par <strong>des</strong> croyances, inscrite dans le<br />

corps, la politique est aussi un ensemble<br />

cognitif composé de propositions idéologiques<br />

qui disent ce qu’est et ce que devrait<br />

être le monde. Même en donnant à l’idéologie<br />

une définition plus restreinte que certains<br />

philosophes ou sociologues marxistes<br />

ont pu le faire à une époque, même en différenciant<br />

l’idéologie <strong>des</strong> mythes, <strong>des</strong><br />

représentations savantes ou populaires, <strong>des</strong><br />

opérations de raisonnement, elle n’en<br />

assure pas moins une organisation cognitive<br />

<strong>des</strong> principes de compréhension et<br />

d’action dans le monde. Avec les mots clés<br />

autour <strong>des</strong>quels elle se structure, l’idéologie<br />

contribue à unifier les groupes sociaux.<br />

En utilisant ces mots, les agents concernés<br />

se retrouvent autour d’emblèmes, ce qui<br />

n’est pas pour rien dans le renforcement<br />

<strong>des</strong> croyances dans la légitimité d’un système<br />

social. On comprend, dans ces conditions,<br />

que le discours idéologique se transforme<br />

vite en appel mobilisateur. Ses mots<br />

ne peuvent être que <strong>des</strong> mots de passe permettant<br />

aux individus de se reconnaître<br />

dans le même camp et <strong>des</strong> emblèmes qui les<br />

aident à se regrouper. Les effets d’imbrication,<br />

d’entrelacement et d’englobement <strong>des</strong><br />

thèmes qui, avec les métaphores (9) , les<br />

métonymies et les synecdoques, caractérisent<br />

le discours idéologique de mobilisation<br />

fonctionnent ici pleinement (10) . Mettre<br />

à jour les conventions de ces discours ne<br />

peut apparaître que comme, au mieux, un<br />

obstacle à une communication qui veut<br />

réarmer les <strong>des</strong>tinataires ou, au pire, une<br />

dénonciation. Cette dernière position est<br />

d’autant plus facilement attribuée à la<br />

sociologie que l’idéologie fonctionne<br />

comme système de méconnaissance - ce<br />

que Marx a montré - fonction qui lui est<br />

d’autant plus assignée qu’elle occulte la<br />

réalité <strong>des</strong> moyens qui ont permis à un<br />

groupement d’accaparer la domination et<br />

d’assurer la pérennité de sa puissance - cela<br />

M. Weber l’a montré - en jouant du refoulement,<br />

de la sublimation ou du retournement<br />

en son contraire.<br />

Mais ces dimensions identitaires, cognitives,<br />

affectives qui rendent possible la censure<br />

explicite ou implicite ou, au moins, le<br />

contrôle <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> s’intéressant<br />

à la politique et à l’État ne s’exercent pas<br />

dans un vide social. Elles ne sont activées<br />

qu’autant que les agents dominants <strong>des</strong> secteurs<br />

administratifs de l’État résistent à<br />

l’objectivation <strong>des</strong> pouvoirs qu’ils exercent.<br />

Elles ne durent qu’autant que d’autres<br />

agents réalimentent sans fin les commentaires<br />

surestimant le rôle de l’État et idéalisant<br />

la politique, car la politique n’a de pouvoir<br />

qu’autant que l’État peut exercer <strong>des</strong><br />

pouvoirs. Or, celui-ci a été progressivement<br />

constitué comme une instance idéalisée,<br />

comme s’il était «au <strong>des</strong>sus» de la société.<br />

Comme l’écrit B. Lacroix (11) , «en inversant,<br />

comme par inadvertance, la position réciproque<br />

de l’État et de la société civile, la<br />

distinction Etat-société met en scène la<br />

majesté du premier au détriment de la<br />

seconde», ajoutant qu’ainsi se fonde «la<br />

prétention de ce dernier à parler seul au nom<br />

de la société dont il se veut ou se dit le gardien<br />

et le défenseur».<br />

Cette mystification s’est faite à partir <strong>des</strong><br />

luttes de nombreux groupes d’agents qui<br />

ont tenté et réussi à faire croire que le besoin<br />

de sécurité de chacun conduisait à s’en<br />

remettre à un État garant de la paix civile.<br />

Les juristes et les philosophes ne sont pas<br />

pour rien dans cette élaboration de légitimité.<br />

Mieux encore, cette légitimation a si<br />

bien réussi qu’elle est devenue une légitimité.<br />

Dès lors, avec B. Lacroix, on peut dire<br />

de l’État «que son évidence empirique<br />

interdit de penser sa réalité pratique et que<br />

son évidence fonctionnelle interdit de poser<br />

la question de son fonctionnement». Les<br />

effets pratiques de cette mystification idéalisante<br />

sont immédiats: l’accès aux documents<br />

est très réglementé et longtemps différé<br />

pour les chercheurs.<br />

Si l’État est «au <strong>des</strong>sus» de la société,<br />

alors ses agents dominants ne peuvent que<br />

se retrouver entre eux et se penser comme<br />

différents. Il est vrai aussi que l’on pourrait<br />

retourner le raisonnement et penser<br />

que c’est parce que les agents dominants<br />

de l’État se perçoivent comme une<br />

«noblesse d’État» (12) qu’ils érigent l’État<br />

en instance de domination. La mystification<br />

de cette action de l’État, véritable<br />

hypostase, dont M. Weber voyait le signe<br />

dans l’usage de majuscules (13) , est, en<br />

effet, constamment présente dans le langage<br />

qui laisse croire à l’unité d’un État<br />

qui agirait comme un sujet autonome, toujours<br />

conscient <strong>des</strong> conséquences et répercussions<br />

de ses décisions, maître de tous<br />

les secteurs où il intervient. On comprend<br />

que la démystification, que la sociologie<br />

opère, en montrant, par exemple, que<br />

l’unité de l’État est souvent discutable,<br />

que les fonctions de contrôle ne sont pas<br />

toujours pleinement assurées (on le voit<br />

bien avec les tentatives de régulation de<br />

l’économie), soit mal perçue ou, pour le<br />

dire autrement, on comprend que le travail<br />

sociologique, qui permet de saisir que<br />

l’État n’a pu instaurer cette autorité plus<br />

ou moins limitée qu’autant qu’il imposait<br />

<strong>des</strong> pratiques et <strong>des</strong> représentations<br />

conformes à ses intérêts, apparaisse<br />

comme iconoclaste et dérange les agents<br />

dont la position sociale est la plus dépendante<br />

de ce mythe.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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PASCAL HINTERMEYER - DANIEL RAMELET<br />

Les intérêts <strong>des</strong> commentateurs, historiens,<br />

juristes, philosophes hier, journalistes,<br />

publicistes, politologues, sociologues,<br />

économistes, aujourd’hui, ne font<br />

que renforcer les résistances à l’objectivation<br />

sociologique <strong>des</strong> agents impliqués<br />

dans le fonctionnement du champ politique.<br />

Tout comme la sociologie <strong>des</strong> sociologues<br />

(14) est une condition indispensable<br />

au développement de l’autonomie scientifique<br />

de la sociologie, seule manière de<br />

comprendre non seulement les représentations<br />

du monde qu’importent les sociologues,<br />

mais encore les problématiques<br />

qu’imposent les usages et, surtout, les<br />

effets <strong>des</strong> luttes entre écoles, courants de<br />

pensée et tendances sur les manières de<br />

faire la science, la sociologie <strong>des</strong> agents<br />

impliqués dans la pensée de la politique est<br />

bien la seule manière de comprendre en<br />

quoi la science politique dépend aussi <strong>des</strong><br />

stratégies de carrière, <strong>des</strong> logiques de<br />

publication, <strong>des</strong> interventions dans les<br />

médias, <strong>des</strong> conseils d’expertise auprès <strong>des</strong><br />

partis politiques.<br />

Il faudrait pour bien le comprendre analyser<br />

les effets <strong>des</strong> positions (succès ou<br />

échecs de carrière, succès ou échecs de<br />

publication...) sur les prises de position<br />

scientifiques (dénonciation ou adhésion à<br />

telle manière de penser et de faire la science<br />

politique) (15) . Les instruments de représentation<br />

utilisés par la science politique finissent<br />

par se mêler au sens commun de la politique<br />

qui s’est constitué (16) : cela va de soi de<br />

penser qu’il existe un électorat de chaque<br />

parti ou une opinion publique que l’on peut<br />

mesurer, comme cela va de soi de voter ou<br />

d’utiliser les catégories forgées par les<br />

agents du champ politique. Si les politiciens<br />

construisent le monde social avec le langage<br />

qu’ils utilisent, en faisant ou défaisant<br />

les groupes qu’ils désignent, en stigmatisant<br />

ou valorisant les pratiques qu’ils nomment,<br />

il ne faut oublier que les commentaires<br />

savants <strong>des</strong> spécialistes de la politique<br />

construisent à leur tour le monde <strong>des</strong> politiciens<br />

dans la mesure où le langage n’est pas<br />

seulement <strong>des</strong>cription du monde mais aussi<br />

constitutif de son organisation. Entrées dans<br />

le sens commun, ces manières de voir et de<br />

penser la politique deviennent <strong>des</strong> évidences<br />

qui font la politique et qui, comme<br />

toutes les évidences, résistent à toutes les<br />

mises en question. Dans ces conditions,<br />

mener une sociologie <strong>des</strong> politologues<br />

risque fort d’apparaître comme un travail de<br />

déconstruction.<br />

Le sociologue, qui veut traiter la politique<br />

comme une «chose» a donc toutes les<br />

chances d’apparaître comme le prototype de<br />

l’infidèle. Comme l’écrivait P. Ansart: «le<br />

regard froid que jette l’observateur sur une<br />

idéologie est ressenti comme attentatoire au<br />

fidèle qui trouve dans son propre discours<br />

non un «phénomène» mais l’évidence<br />

intensément vécue de son action».<br />

Notes<br />

1. C’est vers 1960 que les <strong>sciences</strong> politiques vont<br />

s’ouvrir au positivisme instrumental d’une<br />

sociologie technicisée. Il est vrai aussi que<br />

quelques années auparavant F. Goguel avait<br />

proposé un programme de «sociologie<br />

électorale».<br />

2. Rammstedt O. A propos de la constitution d’une<br />

sociologie allemande. Théorie et empirisme<br />

dans la détection de l’ennemi du peuple.<br />

Regards Sociologiques. 1993. N° 5.<br />

3. Montlibert Ch. de. Contribution à l’histoire de<br />

la sociologie: la professionnalisation, ses effets,<br />

ses limites. <strong>Revue</strong> française de sociologie. 1982.<br />

XXII. 37-53.<br />

4. On sait, par exemple, qu’en France, le C.E.R.C.<br />

- Centre d’Etu<strong>des</strong> <strong>des</strong> Revenus et <strong>des</strong> Coûts -<br />

bien que centre directement rattaché au Premier<br />

Ministre, était devenu suffisamment indépendant<br />

pour traiter de manière approfondie <strong>des</strong><br />

inégalités <strong>sociales</strong>; supprimé en 1993, il a été<br />

remplacé par un service dont les statuts précisent<br />

que les rapporteurs seront obligatoirement<br />

<strong>des</strong> administrateurs civils ou, pour le dire autrement,<br />

<strong>des</strong> fonctionnaires issus de l’E.N.A., dont<br />

la carrière dépend du commanditaire.<br />

5. Montlibert Ch. de. L’évaluation <strong>des</strong> Universités<br />

ou les effets du commérage institutionnalisé.<br />

IM.CRESAL (ed.) Les raisons de l’action<br />

publique: entre expertise et débat. Paris. 1993.<br />

L’Harmattan. 366 p. pp 173-181.<br />

6. Weber M. Parenthèse théorique. Le refus religieux<br />

du monde, ses orientations et ses degrés.<br />

Traduit par Ph. Fritsch. Archives <strong>des</strong> Sciences<br />

Sociales <strong>des</strong> Religions. 1986. N° 61./1. pp 7-<br />

34.<br />

7. Montlibert Ch. de. L’identitarisme. Avancées.<br />

1994. N° 2. 7-13.<br />

8. Cassirer E. Le Mythe de l’Etat. Paris. 1993.<br />

Gallimard.<br />

9. Charbonnel N. Les aventures de la métaphore.<br />

Strasbourg. 1993. P.U.S.<br />

10. Reboul O. L’endoctrinement. Paris. 1977.<br />

P.U.F.<br />

11. Lacroix B. Ordre politique et ordre social.<br />

Objectivisme, objectivation et analyse politique.<br />

In Grawitz M., Leca J. Traité de Science<br />

Politique. Paris. 1985. P.U.F.<br />

12. Bourdieu P. La noblesse d’Etat. Paris. 1989. Ed.<br />

Minuit.<br />

13. Weber M. Essais sur la théorie de la science.<br />

Paris. 1965. Plon.<br />

14. Montlibert Ch. de. L’hétéronomie du champ de<br />

la sociologie. Regards Sociologiques. 1993.<br />

N° 5. pp 31-34.<br />

15. On consultera avec intérêt l’étude de J.B.<br />

Legavre sur Frédéric Bon pour comprendre<br />

comment un politologue peut être à la fois «un<br />

<strong>des</strong> spécialistes les plus renommés en matière<br />

d’estimation et de sondages d’opinion, un<br />

consultant à la SOFRES puis à BVA, un <strong>des</strong><br />

conseillers de Michel Rocard, un inventeur,<br />

avec d’autres, de la figure de l’expert en opinion<br />

publique».<br />

J.B. Legavre, Fréderic Bon, «Portrait d’un politologue,<br />

portrait d’une «nouvelle» discipline»,<br />

Politix. 1992. N° 18. p. 146-172.<br />

16. Offerlé M. Le nombre de voix. Electeurs, partis<br />

et électorats socialistes à la fin du 19e siècle en<br />

France. Actes de Recherches en Sciences<br />

Sociales. 1988. N° 71 - 72. pp 4-21.<br />

Symbolique de la fidélité<br />

dans l’institution militaire<br />

La vie sociale est faite de<br />

continuité et de changements,<br />

de transmission et<br />

de ruptures, de fidélité<br />

et d’infidélités. Dans<br />

ces couples de contraires,<br />

chaque terme existe par<br />

l’autre et la tension qui les lie.<br />

S’il parvenait à éliminer celui<br />

auquel il s’oppose, ce succès<br />

lui serait sans doute fatal.<br />

Il le priverait en tout cas<br />

de l’essentiel de son sens.<br />

Pascal Hintermeyer<br />

Faculté de <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />

Daniel Ramelet<br />

Assistant social <strong>des</strong> Armées<br />

Dans le face à face entre fidélité et<br />

infidélités, les institutions prennent le<br />

parti de la première. Elles structurent<br />

l’effervescence sociale, la profusion <strong>des</strong><br />

initiatives et <strong>des</strong> intérêts, en énonçant <strong>des</strong><br />

règles, en les solennisant et en les faisant<br />

respecter. Elles se réfèrent à la permanence de<br />

leurs valeurs fondatrices et de leurs traditions.<br />

Mais elles doivent aussi, même si elles ne se<br />

l’avouent pas toujours, s’adapter à leur<br />

environnement et, pour survivre, accepter le<br />

risque de la nouveauté, de la critique, du<br />

désordre (1) , en somme une dose d’infidélité.<br />

Certaines institutions sont, plus que<br />

d’autres, attachées à la stabilité qu’elles<br />

assurent. Elles se présentent volontiers sous<br />

un jour immuable. L’exemple le plus<br />

extrême est sans doute celui de l’institution<br />

militaire qui, en toute circonstance, se proclame<br />

fidèle à elle-même, à ses principes et<br />

à ses missions. Les signes qu’elle exhibe -<br />

uniformes, galons et décorations, exercices,<br />

revues et para<strong>des</strong> - expriment la conformité<br />

à un ordre idéal et presque intemporel.<br />

L’arsenal réglementaire dont elle s’est<br />

dotée prescrit l’attitude à adopter en toutes<br />

circonstances. Celles qui ne font pas l’objet<br />

d’une telle prescription sont abordées<br />

conformément à la tradition.<br />

A une époque où les sociologues attirent<br />

l’attention sur la part d’indétermination<br />

nécessaire pour stimuler l’initiative <strong>des</strong><br />

acteurs et le dynamisme collectif (2) , l’armée<br />

apparaît de plus en plus comme une excep-<br />

Présentation au drapeau, peloton composé d’un officier ( porteur du drapeau) de<br />

deux sous-officiers et de trois militaires du rang. Le drapeau défile devant les troupes.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

30<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

31


tion. Elle fait appel à <strong>des</strong> modalités rationnelles,<br />

traditionnelles et charismatiques de<br />

la domination (3) . Cette synthèse se traduit<br />

par une volonté de tout prévoir et de tout<br />

maîtriser. La poursuite de la détermination<br />

totale s’explique notamment par l’importance<br />

de la fonction de défense. Celle-ci est<br />

considérée comme vitale, en ce sens que la<br />

puissance et l’existence même du pays en<br />

dépendent. Elle se présente donc comme la<br />

condition de possibilité <strong>des</strong> diverses activités<br />

individuelles et <strong>sociales</strong>. Aux mouvements<br />

disparates et sans cesse renouvelés de<br />

la société civile, les forces armées sont censées<br />

procurer, quoi qu’il arrive, la garantie<br />

d’une protection sans faille. Pour cela, elles<br />

s’efforcent de maîtriser ce que, par essence,<br />

l’homme ne peut maîtriser.<br />

En temps ordinaire, les sociétés modernes<br />

se déchargent, pour une large part, sur <strong>des</strong><br />

spécialistes de la tâche d’affronter la mort. En<br />

particulier, le militaire doit être capable<br />

d’assumer <strong>des</strong> risques que cherchent à éviter<br />

la plupart <strong>des</strong> autres hommes. Cela peut aller<br />

jusqu’à la nécessité de renoncer à son existence<br />

personnelle. Pour obtenir et entretenir<br />

de telles dispositions, les avantages que les<br />

institutions apportent d’habitude à leurs<br />

membres ne sont pas suffisants. Les gratifications<br />

symboliques prennent alors une signification<br />

essentielle et elles sont délibérément<br />

et systématiquement valorisées.<br />

Pour que le soldat consente à faire passer<br />

la conservation de sa vie après celle de<br />

l’institution, il est soumis à une stricte discipline.<br />

Les principes de commandement et<br />

d’obéissance ne souffrent ni restriction ni<br />

atténuation. Les ordres reçus doivent être<br />

exécutés, même lorsqu’ils comportent un<br />

danger pour celui qui les applique. L’acceptation<br />

d’une telle subordination et de toutes<br />

ses conséquences éventuelles suppose, à<br />

une époque de développement de l’individualisme<br />

(4) , que celui-ci s’efface devant<br />

l’intérêt collectif et l’autorité du supérieur.<br />

La fidélité se trouve alors exaltée à un point<br />

où aucune autre institution ne la cultive.<br />

Elle prend un sens exclusif et absolu. Le<br />

dévouement peut devoir aller jusqu’au<br />

sacrifice. L’armée est ainsi l’institution qui<br />

donne au principe de fidélité son extension<br />

maximale et qui entreprend de le mettre en<br />

oeuvre sans réserve et sans limite.<br />

Envers qui, à quoi les soldats sont-ils<br />

fidèles? Par quels signes et à quelles occasions<br />

cette allégeance s’exprime-t-elle?<br />

Envisager ces questions conduit à observer<br />

que le drapeau condense <strong>des</strong> significations<br />

majeures. Il est au centre <strong>des</strong> rituels d’incorporation<br />

et d’appartenance qui définissent<br />

l’identité militaire. Il est présent partout où<br />

s’actualise l’affrontement avec la mort. On le<br />

retrouve dans les cérémonies funéraires par<br />

lesquelles l’institution rend hommage à ses<br />

membres décédés. La condition militaire est<br />

marquée par <strong>des</strong> liens personnels. Déjà dans<br />

la société féodale 5 , <strong>des</strong> rituels rendaient les<br />

rapports de force plus permanents, plus réguliers<br />

et plus prévisibles. Par celui de l’hommage,<br />

un individu se reconnaissait<br />

«l’homme» d’un autre homme: il devenait<br />

son vassal et s’engageait à le servir tout en se<br />

plaçant sous sa protection. Il mettait ses<br />

mains jointes entre celles de son nouveau<br />

maître, qui lui donnait un baiser sur la bouche.<br />

L’accord ainsi scellé était réputé devoir durer<br />

jusqu’à la mort. Il recevait d’habitude une<br />

consécration religieuse, l’inférieur tendant la<br />

main sur <strong>des</strong> reliques ou sur un livre sacré<br />

pour prêter serment de fidélité à son supérieur.<br />

De tels rapports de subordination entre<br />

guerriers produisait une hiérarchie sociale<br />

qui, d’un homme à l’autre, remontait jusqu’à<br />

la personne du roi ou de l’empereur.<br />

A l’époque où le métier militaire était<br />

réservé à un ordre privilégié - la noblesse -<br />

l’adoubement était la cérémonie par<br />

laquelle les armes étaient remises à un nouveau<br />

guerrier. Cette initiation prenait, elle<br />

aussi, le plus souvent une dimension religieuse:<br />

l’épée était bénie et le postulant<br />

jurait de rester toujours fidèle aux valeurs<br />

justifiant le recours à la force. Avec la délégation<br />

à l’État du monopole de l’usage de<br />

la violence physique légitime, le militaire<br />

perd le droit de décider <strong>des</strong> circonstances où<br />

il convient d’utiliser ses armes. Il devient<br />

alors l’instrument d’un monarque auquel il<br />

prête sa puissance. A partir de la Révolution<br />

de 1789, une dissociation est opérée entre<br />

la figure collective de la Nation, seule<br />

source de souveraineté et les personnalités<br />

qui sont, pour une période plus ou moins<br />

longue, avec <strong>des</strong> limitations plus ou moins<br />

rigoureuses, chargées de la représenter. A<br />

travers les secon<strong>des</strong>, c’est la première que<br />

le militaire sert. A vrai dire, la nation à<br />

laquelle il se réfère est une réalité sublimée.<br />

Elle échappe aux divergences et aux dissensions<br />

qui animent la société. Elle n’est pas<br />

en proie aux incertitu<strong>des</strong>, aux variations,<br />

aux revirements. Elle reste unie et identique<br />

à elle-même. A ce terme, les soldats préfèrent<br />

d’ailleurs celui de patrie. Il évoque<br />

l’héritage légué par les générations passées<br />

et la responsabilité de le transmettre aux<br />

suivantes. Il proclame la dette contractée<br />

envers les ancêtres et le devoir de protéger<br />

la terre qui a recueilli leurs restes. C’est<br />

ainsi le respect pour les morts qui donne à<br />

la patrie une signification sacrée. Il confère<br />

à la collectivité nationale un enracinement<br />

et une continuité temporelle qui transcendent<br />

les vicissitu<strong>des</strong> du présent. En conservant<br />

la distinction entre la source du pouvoir<br />

et ses titulaires, en se vouant à la<br />

protection et à l’exaltation de la patrie, l’institution<br />

militaire a échappé aux répercussions<br />

les plus ru<strong>des</strong> <strong>des</strong> changements politiques<br />

<strong>des</strong> deux derniers siècles. Elle s’est<br />

préservée de bien <strong>des</strong> conflits qui ont dressé<br />

les citoyens les uns contre les autres. Les<br />

régimes, les gouvernements et les dirigeants<br />

se sont succédés sans que ces péripéties<br />

n’affectent trop l’armée qui, en raison de<br />

son soucis d’éviter les débats partisans, a<br />

acquis cette réputation de «grande muette»<br />

qui constitue une composante essentielle de<br />

son identité.<br />

La fidélité à la patrie est proposée comme<br />

idéal à l’ensemble de la communauté mili-<br />

taire, mais elle présente un caractère général<br />

qui contraste avec les traditions de<br />

subordination personnelle auxquelles les<br />

soldats sont habitués. Aussi se prolonge-telle,<br />

au niveau du régiment, de la base<br />

aérienne ou navale, du groupement de gendarmerie,<br />

par l’allégeance au chef. Celui-ci<br />

représente l’institution et reçoit la fidélité<br />

<strong>des</strong> hommes placés sous ses ordres. Dans<br />

une unité de base que l’on désigne par la terminologie<br />

de «corps de troupe», le chef tient<br />

le rôle de père. Il est le réfèrent, celui qui<br />

permet à l’ensemble de se structurer, il est le<br />

garant <strong>des</strong> valeurs et <strong>des</strong> traditions, il est<br />

celui qui détient le pouvoir. Le chef de corps<br />

symbolise l’assurance, la sécurité mais aussi<br />

l’autorité. Le corps de troupe apparaît alors<br />

comme une micro-représentation de l’institution<br />

militaire, avec ses symboles et avec<br />

ses chefs. L’imaginaire collectif se nourrit<br />

aussi «d’idoles humaines». Face à cette<br />

idole que représente le chef de corps, la fidélité<br />

est de nature tribale, elle est empreinte<br />

d’un fort caractère religieux parce qu’elle est<br />

la pure expression d’une foi inébranlable,<br />

qui lie les militaires entre eux.<br />

La fonction paternelle du chef de corps<br />

est reproduite au niveau de l’unité élémentaire<br />

(compagnie, escadron, batterie... selon<br />

les armes d’appartenance) où le capitaine<br />

est investi du même pouvoir, que va également<br />

détenir l’adjudant d’unité, puis le chef<br />

de groupe, chacun à son niveau de commandement.<br />

Le principe de fidélité absolue,<br />

qui s’exprime par la fonction symbolique<br />

du père - ou fonction du père symbolique -<br />

, est ainsi reproduit aux différents niveaux<br />

hiérarchiques, subalternes et supérieurs, de<br />

l’institution militaire (6) . C’est ce rapport<br />

patriarcal qui permet de socialiser la fidélité<br />

et de la transmettre de génération en génération.<br />

Le corps de troupe représente l’élément<br />

essentiel de cette socialisation, parce qu’y<br />

cohabitent les symboles, les valeurs, l’idole<br />

(= le chef) et les hommes. Il est aussi le premier<br />

lieu de socialisation pour les militaires<br />

nouvellement initiés. Il est le passage obligé<br />

où les con<strong>sciences</strong> individuelles se forgent en<br />

une conscience collective, soumise à <strong>des</strong><br />

valeurs identiques. Le corps de troupe remplit<br />

ainsi sa fonction de formation (<strong>des</strong> individus<br />

et <strong>des</strong> con<strong>sciences</strong>) qui repose sur un<br />

processus de reproduction et exalte le sentiment<br />

d’appartenance, indissociable de l’idéal<br />

de fidélité. Celui-ci s’exprime par le symbole<br />

du drapeau qui se retrouve à toutes les étapes<br />

de la vie militaire et notamment dans les<br />

rituels d’incorporation et d’appartenance<br />

ainsi que lors <strong>des</strong> cérémonies funèbres.<br />

Chaque régiment possède un drapeau sur<br />

lequel sont inscrites les dates <strong>des</strong> batailles ou<br />

<strong>des</strong> campagnes auxquelles il a participé.<br />

Témoin de l’histoire, le drapeau, l’étendard,<br />

le fanion, quelle que soit sa dénomination,<br />

reste le symbole fondamental de la fidélité<br />

<strong>des</strong> soldats. Il est l’expression de la culture<br />

de l’institution, <strong>des</strong> valeurs issues <strong>des</strong> traditions.<br />

Le rappel de la fidélité s’exprime<br />

d’ailleurs par le salut au drapeau: lors de la<br />

présentation au drapeau <strong>des</strong> appelés du<br />

contingent, à l’issue de leur formation élémentaire<br />

(les classes), lors <strong>des</strong> différentes<br />

cérémonies militaires, lorsque le drapeau<br />

défile devant les troupes réunies, mais aussi<br />

dans le salut qui précède tout entretien avec<br />

un colonel ou un général en position de commandement<br />

(saluer le drapeau est le premier<br />

acte rituel que l’on commet en entrant dans<br />

le bureau du chef de corps).<br />

Les rites d’incorporation<br />

Après la formation en école, l’élève est<br />

présenté avec sa promotion au drapeau.<br />

Cette cérémonie confère au jeune un statut<br />

de militaire. Il doit devenir porteur <strong>des</strong><br />

valeurs institutionnelles et soucieux d’imiter<br />

et d’honorer ses pairs. Le néophyte<br />

meurt alors rituellement pour renaître sous<br />

une autre identité, qui dans le milieu militaire<br />

se caractérise par l’avènement à un<br />

grade et à une fonction. Il acquiert ainsi un<br />

statut institutionnel, qui prime sur son individualité.<br />

Devant le drapeau, il prête serment<br />

de servir fidèlement son pays et<br />

d’accepter de donner sa vie. La fidélité du<br />

militaire impose alors l’acceptation de sa<br />

propre mort pour assurer l’immortalité de<br />

l’institution. L’appartenance au groupe<br />

militaire résulte du franchissement symbolique<br />

de la mort du néophyte, ce qui l’oblige<br />

à se rallier à l’idéal commun, représenté par<br />

le respect du chef et du drapeau. Ce passage<br />

à un statut supérieur présente les caractéristiques<br />

d’un rituel initiatique.<br />

L’engagement de l’homme à l’égard du<br />

drapeau trouve toute sa signification dans le<br />

terme d’incorporation. S’il est davantage<br />

utilisé pour désigner le moment où les<br />

jeunes arrivent au service national, le processus<br />

d’incorporation concerne plus généralement<br />

ceux qui font don, ad vitam aeternam,<br />

de leur corps à l’institution militaire.<br />

Ils perdent leur identité individuelle pour<br />

devenir <strong>des</strong> agents institutionnels, en incorporant,<br />

c’est-à-dire en entrant dans un autre<br />

corps. Ce corps que représente l’institution<br />

militaire et, à un échelon moindre, le corps<br />

de troupe (régiment), va alors définir <strong>des</strong><br />

rapports sociaux et construire une nouvelle<br />

identité autour de principes et de valeurs<br />

propres à l’armée<br />

En fait, le serment de fidélité symbolise<br />

à la fois une mort et une renaissance. Après<br />

sa formation, qui constitue un rituel d’initiation,<br />

le jeune élève va devoir faire le deuil<br />

de sa «condition civile», ou pour reprendre<br />

une expression militaire, de son statut de<br />

«bleu». Le contraste est d’autant plus<br />

accusé qu’il concerne l’ensemble de la personne,<br />

ses comportements et ses habitus,<br />

comme le relevait déjà Machiavel:«Il n’y a<br />

chose au monde qui s’accorde moins avec<br />

une autre et qui lui ressemble aussi peu que<br />

ne font la vie civile et le métier de militaire.<br />

C’est pourquoi l’on voit souvent que celui<br />

qui se fait soldat change non seulement<br />

d’habit, mais encore de coutume, de langage,<br />

de maintien et de toutes les manières<br />

civiles» 7. Le néophyte assiste à sa propre<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

32<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

33


mort, et renaît de la mère-Patrie, à laquelle<br />

il s’apprête à vouer sa vie, et à laquelle il fait<br />

voeu de fidélité. On retrouve là une similitude<br />

avec l’entrée dans les ordres religieux.<br />

L’armée et l’église sont, comme Freud<br />

l’analyse, deux foules psychologiques comparables.<br />

Elles suscitent chez leurs<br />

membres une abnégation caractéristique.«<br />

Seuls les ensembles sont capables à un haut<br />

degré de désintéressement et de dévouement»<br />

(8).<br />

Dans le processus d’incorporation <strong>des</strong><br />

valeurs, <strong>des</strong> traditions, <strong>des</strong> comportements,<br />

le «parrain de promotion» tient un rôle fondamental.<br />

Si une promotion d’élèves officiers<br />

reçoit toujours le nom d’un officier,<br />

une promotion de sous-officiers prend le<br />

nom d’un sous-officier. Cette logique différentielle<br />

s’explique par le fait que les deux<br />

catégories ne véhiculent pas les mêmes<br />

valeurs, en terme de compétences. Les officiers<br />

sont censés être <strong>des</strong> militaires<br />

brillants, dotés d’initiatives, ayant un sens<br />

aigu du commandement, alors que les sousofficiers<br />

doivent exécuter humblement et<br />

mo<strong>des</strong>tement les ordres reçus, dans «un bon<br />

esprit fondé sur une sorte de joie de servir»<br />

(9) . Malgré cette distinction de classe,<br />

les liens entre officiers et sous-officiers ont<br />

su résister à l’éclatement et au conflit parce<br />

qu’ils sont fondés sur le même principe de<br />

fidélité.<br />

Le «parrain» d’une promotion est, dans<br />

tous les cas, un militaire décédé, qui se sera<br />

fait remarquer pour ses qualités de soldat,<br />

pour ses faits d’arme, et aura été élevé au<br />

rang de modèle. Le rôle du parrain est fondamental<br />

dans la formation <strong>des</strong> officiers et<br />

<strong>des</strong> sous-officiers car, s’il est un exemple de<br />

fidélité, il est aussi un moyen de socialiser<br />

la mort, d’une manière douce, mais suffisamment<br />

explicite, pour l’intégrer dans la<br />

psyché, les attitu<strong>des</strong> et les réflexes de ceux<br />

qui sont incités à se conformer à son<br />

exemple. Il transmet un héritage symbolique<br />

et accompagne les élèves jusqu’à<br />

l’âge de la maturité institutionnelle.<br />

Les rites d’appartenance<br />

La vie militaire est ponctuée de nombreuses<br />

autres cérémonies. Comme tous les<br />

rituels, elles ont pour fonction de renforcer<br />

la cohésion et la vitalité du groupe. «Par la<br />

réactualisation <strong>des</strong> rites traditionnels,<br />

toute la communauté se régénère» (1O) Nous<br />

pouvons distinguer plusieurs types de cérémonie:<br />

prises d’armes à l’occasion de passation<br />

de commandement (changement de<br />

généraux au niveau <strong>des</strong> régions ou circonscriptions<br />

de défense, changement de chef<br />

de corps dans un régiment, de capitaine<br />

dans une compagnie...), ou à l’occasion<br />

d’événements particuliers (remise de décorations,<br />

levée <strong>des</strong> couleurs...), manifestations<br />

commémoratives (défilé du 14 juillet<br />

sur les Champs Élysées, commémoration<br />

<strong>des</strong> victoires <strong>des</strong> deux guerres mondiales ou<br />

<strong>des</strong> événements marquants de l’histoire<br />

d’un régiment...). L’ensemble de ces cérémonies<br />

mobilise toute la communauté,<br />

ainsi que les familles de militaires, revêtues<br />

elles aussi de significations institutionnelles<br />

indispensables à l’équilibre et à la<br />

survie de l’armée.<br />

Le cérémonial mis en place fait appel au<br />

sentiment d’appartenance, et influe sur les<br />

con<strong>sciences</strong> individuelles. La musique, les<br />

chants, dont l’hymne national, les défilés<br />

militaires provoquent un fort sentiment de<br />

solidarité et de reconnaissance de soi dans le<br />

groupe. Le sujet individuel est ainsi soudé à<br />

l’ensemble de la communauté. Il est à la fois<br />

constituant du groupe et constitué par lui.<br />

Les rites d’appartenance ont aussi un<br />

caractère moins solennel. Au niveau <strong>des</strong><br />

régiments, les repas de corps et certaines<br />

activités de cohésion, dont le caractère<br />

rituel est indéniable, permettent de renforcer<br />

l’esprit collectif. Celui-ci est le résultat<br />

d’un travail d’identification <strong>des</strong> membres<br />

du groupe entre eux. S’assembler en vue<br />

d’une activité commune peut déjà générer<br />

l’homogénéité. «Le fait le plus frappant<br />

présenté par une foule psychologique est le<br />

suivant: quels que soient les individus (...)<br />

le seul fait qu’ils sont transformés en foule<br />

les dote d’une sorte d’âme collective» (11) .<br />

Les manifestations militaires sont surtout<br />

très marquées par le souvenir. On<br />

notera la présence, lors de prises d’armes,<br />

d’anciens combattants, portant fièrement<br />

les drapeaux de leurs unités. Le discours<br />

prononcé par le chef de corps lors de<br />

l’incorporation <strong>des</strong> jeunes recrues du<br />

contingent rappelle également le devoir du<br />

souvenir. Il incite les jeunes soldats à imiter<br />

leurs anciens et à faire preuve d’autant de<br />

qualités. Le souvenir est une <strong>des</strong> expressions<br />

de la fidélité, parce qu’il permet de<br />

construire la mémoire collective. L’un de<br />

ses symboles majeurs est la tombe du soldat<br />

inconnu, dont la flamme symbolise à la fois<br />

la reconnaissance du pays, la fidélité du soldat,<br />

l’idéal militaire et la lutte contre l’oubli.<br />

Les cérémonies funéraires<br />

Si toute la vie d’un militaire est guidée<br />

par son devoir envers le drapeau, c’est dans<br />

la mort que vont être sublimées toutes les<br />

valeurs inhérentes à ce symbole. Les traditions<br />

sont encore aujourd’hui respectées et<br />

pratiquées par l’ensemble de la communauté<br />

militaire. Dans les situations de deuil,<br />

le rituel funéraire, guidé par les pratiques<br />

ancestrales, va exalter les valeurs qui sont<br />

au fondement même de l’institution. Le<br />

drapeau, symbole de la Patrie, recouvre le<br />

cercueil du défunt. Drap mortuaire, il est<br />

aussi le symbole de la fidélité absolue et<br />

réciproque entre le défunt et l’armée.<br />

L’éloge funèbre est un moment important<br />

<strong>des</strong> obsèques. Il n’est pas, à proprement<br />

parler, une obligation et il ne fait pas l’objet<br />

d’une réglementation spécifique. Mais c’est<br />

un usage auquel la communauté militaire<br />

est profondément attachée. Autrefois<br />

chanté par les troubadours, il est<br />

aujourd’hui prononcé par le chef de corps. Il<br />

se présente toujours à peu près de la même<br />

façon. Le parcours du défunt est évoqué: la<br />

trajectoire professionnelle (qui n’est pas dis-<br />

sociée de l’histoire personnelle) rappelle les<br />

différentes fonctions occupées et les affectations<br />

successives. L’éloge insiste surtout sur<br />

le déroulement de la carrière, les diplômes<br />

obtenus, les résultats toujours exemplaires,<br />

qui sont autant de signes de fidélité à l’égard<br />

de l’institution. Le récit montre combien le<br />

défunt avait le souci d’être toujours plus<br />

performant, plus brillant, plus dévoué à servir<br />

l’idéal militaire. L’accent est également<br />

mis sur les qualités du défunt, sur son sens<br />

du sacrifice, dont la mort est présentée<br />

comme le prolongement. Ce discours<br />

s’adresse d’abord au défunt. Il s’agit en effet<br />

dans le rite de théâtraliser la relation ultime<br />

avec lui, de faire comme si il n’était pas mort.<br />

«Au nom de tous ceux qui vous ont<br />

connu et aimé, au nom de tous ceux que<br />

vous avez aimés, je vous exprime<br />

aujourd’hui la profonde admiration de la<br />

France, sa reconnaissance et sa fidélité».<br />

Cet extrait d’une éloge funèbre prononcée<br />

à l’occasion <strong>des</strong> obsèques d’un sous-officier,<br />

décédé en Ex-Yougoslavie, traduit la<br />

volonté de l’institution de considérer le<br />

défunt comme un membre toujours existant,<br />

et il le demeure effectivement au-delà de la<br />

mort en entrant dans la mémoire collective.<br />

Cette ultime relation de fidélité rejaillit sur<br />

l’ensemble de la communauté. Le défunt<br />

devient en effet pour les survivants un<br />

modèle qu’il faut imiter. Il a tenu la promesse<br />

faite le jour où il avait juré de suivre<br />

l’exemple de ses pairs. Le drapeau déposé<br />

sur le cercueil rappelle alors ce serment de<br />

fidélité. La mort d’un militaire donne sens<br />

et vie à toute l’idéologie qui est au fondement<br />

de l’institution. C’est à partir de ces<br />

morts, devenus <strong>des</strong> modèles, autrefois <strong>des</strong><br />

héros, que l’on va inciter les jeunes générations<br />

à rester fidèles aux principes essentiels<br />

de l’armée. Dans les obsèques militaires, le<br />

défunt incarne l’être vertueux par excellence,<br />

puisqu’il a été capable de dépasser<br />

ses intérêts personnels et de donner sa vie<br />

pour son pays. Toutefois, les héros <strong>des</strong><br />

guerres passées ont presque tous disparu et<br />

le temps de paix ne favorise pas l’invention<br />

de nouveaux mythes héroïques. Aussi, pour<br />

rester fidèle à la tradition tout en sauvegardant<br />

<strong>des</strong> modèles de vertu, l’institution militaire<br />

va trouver un intérêt idéologique dans<br />

le rituel pratiqué lors du décès de soldats,<br />

même s’il ne s’agit pas d’une mort «guerrière».<br />

S’il se modifie à chaque cérémonie<br />

en fonction du grade du défunt, de sa position<br />

sociale... le rituel garde sa signification<br />

essentielle, qui consiste à rendre la confiance<br />

et la fidélité plus entières. La mort n’introduit<br />

alors plus de rupture dans l’ordre institutionnel,<br />

elle contribue au contraire à sa<br />

consolidation.<br />

Les rituels qui scandent la vie du soldat -<br />

de l’incorporation au décès, en passant par les<br />

cérémonies commémoratives et les occasions<br />

de rassemblement - se caractérisent par la<br />

proclamation sans cesse renouvelée de la<br />

fidélité à la patrie et à la hiérarchie. Le drapeau<br />

en est le symbole omniprésent. Il<br />

marque l’appartenance nationale et l’inscription<br />

dans la durée. Il est l’un <strong>des</strong> multiples<br />

signes par lesquels l’institution militaire<br />

affirme son attachement à la permanence et à<br />

la stabilité.<br />

Or, «la continuité est un fait, et aussi une<br />

illusion» (12) . Les références traditionnelles<br />

se sont complétées et partiellement déplacées.<br />

Les opérations récentes à l’extérieur<br />

<strong>des</strong> frontières le confirment: il ne s’agit plus<br />

seulement de défendre l’intégrité du pays et<br />

ses intérêts vitaux. Certes, les nations ont<br />

conservé beaucoup de leurs compétences et<br />

elles demeurent un puissant facteur d’identification,<br />

mais les problèmes de la survie<br />

se posent désormais dans un cadre plus<br />

large 13 . Il semble aussi de plus en plus difficile<br />

aux puissances disposant de moyens<br />

d’intervention efficace de refuser leur<br />

concours lorsque la communauté internationale<br />

décide de s’interposer afin d’éviter <strong>des</strong><br />

massacres en masse. En s’acquittant de ces<br />

nouvelles missions, l’armée évolue tout en<br />

assumant sa fonction essentielle: la protection<br />

de la vie civile par l’acceptation du<br />

risque de la mort militaire. La nouveauté<br />

consiste en ce que ces tâches de défense ne<br />

se limitent plus à la sauvegarde nationale.<br />

Pourquoi l’armée s’engage-t-elle de nos<br />

jours sur ce théâtre élargi? Sans sous-estimer<br />

l’influence de l’esprit humanitaire, d’autres<br />

explications doivent être invoquées. Ces<br />

interventions ouvrent à l’institution militaire<br />

<strong>des</strong> champs d’action où elle peut tester son<br />

efficacité et se maintenir en état d’alerte. Elles<br />

lui permettent d’accroître son prestige par de<br />

nouvelles campagnes. Plus généralement,<br />

elles correspondent aussi à la prise de<br />

conscience que les problèmes de sécurité,<br />

comme beaucoup d’autres, sont devenus<br />

interdépendants: <strong>des</strong> conflits, même lointains,<br />

ont parfois <strong>des</strong> retombées proches.<br />

Mais la raison fondamentale est que la<br />

confrontation avec la mort est source de légitimité.<br />

L’armée recherche un tel avantage<br />

lorsqu’elle s’expose directement, mais aussi<br />

lorsqu’elle cultive la mémoire <strong>des</strong> risques pris<br />

dans le passé. Les rituels qui ponctuent la vie<br />

militaire et la soumettent à l’impératif de fidélité<br />

sont autant de rappels de la présence symbolique<br />

de la mort.<br />

Notes<br />

1. BALANDIER Georges, Le désordre. Eloge du<br />

mouvement, Paris, Fayard, 1988, p.68.<br />

2. CROZIER Michel, FRIEDBEG Erhard,<br />

L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.<br />

3. WEBER Max, Economie et société, trad Plon,<br />

1971.<br />

4. DUMONT Louis, Essais sur l’individualisme,<br />

Paris, Seuil, 1983.<br />

5. BLOCH Marc, La société féodale, Paris, Albin<br />

Michel, 1939.<br />

6. BARROIS Claude, Psychanalyse du guerrier,<br />

1993.<br />

7. MACHIAVEL, préface à Lorenzo di FILIPPO<br />

STROZZI, Pour l’art de la guerre.<br />

8. FREUD Sigmund, Essais de psychanalyse, Ed.<br />

Payot, 1981, p. 140.<br />

9. CHAMPAGNE Patrick , LENOIR Rémi ,<br />

MERLLIE Dominique, PINTO Louis, Initiation<br />

à la pratique sociologique, Ed. Dunod, 1990, p.<br />

24<br />

10. LEENHARDT Maurice éd, Les Carnets de<br />

Lévy-Bruhl, Paris, P.U.F., 1949<br />

11. FREUD Sigmund, ibid., p. 127.<br />

12. BALANDIER Georges, op cit.<br />

13. ELIAS Norbert, La société <strong>des</strong> individus, trad<br />

Fayard, 1991.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

34<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

35


ELISABETH G. SLEDZIEWSKI<br />

La fidélité peut-elle être autre<br />

chose qu’une vertu féodale?<br />

Est-elle, a-t-elle une valeur<br />

pour nous qui entrons dans le<br />

dernier lustre du millénaire?<br />

Intellectuels<br />

<strong>des</strong> fidélités mal récompensées<br />

Elisabeth G. Sledziewski<br />

Université Robert Schuman<br />

Institut d’Étu<strong>des</strong> Politiques<br />

De fait, à s’interroger sur un objet<br />

aussi saugrenu, notre revue paraît<br />

vouloir préférer l’archéologie<br />

<strong>des</strong> passions à l’analyse proprement<br />

sociologique.<br />

Sans parler de l’effet plutôt comique que<br />

risque de produire tel discours attaché à<br />

prouver que cette fidélité conserve malgré<br />

tout un sens: quelque chose dans le goût <strong>des</strong><br />

Visiteurs, Godefroy de Montmirail en cotte<br />

de mailles, arpentant le quatre pièces de sa<br />

<strong>des</strong>cendance déclassée en demandant «où<br />

sont vos gens?»...<br />

Pourtant, l’objet saugrenu trouble. La<br />

valeur démonétisée fascine. La vertu réputée<br />

impraticable tiraille les con<strong>sciences</strong> qui<br />

voudraient la traiter par le mépris. C’est<br />

peut-être cette tension entre une impossibilité<br />

objective et un besoin subjectif d’être<br />

fidèle qui est la plus douloureuse. C’est<br />

peut-être dans le domaine intellectuel que<br />

cette douleur fait le plus mal.<br />

Nul n’ose plus affirmer qu’il faut être<br />

fidèle en amour. Au mieux, la méthode peut<br />

être conseillée dans un souci de santé<br />

publique, comme complément prophylactique<br />

du préservatif. Même pas comme supplément<br />

d’âme. La fidélité n’a pas cours en<br />

affaires ni dans la vie professionnelle: il<br />

convient d’y être efficace et d’y avoir surtout<br />

le souci de soi. Elle ne vaut rien non<br />

plus en politique, où le prince et les adversaires<br />

du prince ne connaissent que <strong>des</strong> rapports<br />

de force. La règle semble donc générale:<br />

il est de moins en moins question de<br />

fidélité dans nos liens sociaux, puisque<br />

ceux-ci sont de moins en moins bâtis sur<br />

l’échange d’une foi. Seul celui qui a donné<br />

sa foi se met en devoir et en mesure d’être<br />

fidèle. Seul celui qui a reçu l’hommage<br />

d’une foi est en droit d’attendre de la fidélité.<br />

La logique individualiste du contrat -<br />

création conventionnelle d’obligations que<br />

les parties sont également libres d’exécuter<br />

ou de dénoncer - habite tous les gestes de<br />

notre vie sociale, qu’elle contribue à dégager<br />

du modèle obsolète <strong>des</strong> liens de vassalité.<br />

Il y a aujourd’hui quelque impiété à<br />

faire <strong>des</strong> serments, quelque indignité à promettre<br />

allégeance, quelque irresponsabilité<br />

à s’engager pour toujours, celles mêmes<br />

qu’il y avait à faire le contraire, jadis. Et<br />

puis pour donner sa foi, il faut prendre le<br />

Ciel à témoin. Dans une société où le Ciel<br />

manque, comment s’y prendrait-on?<br />

Certains secteurs, certains acteurs de la<br />

vie sociale ont toutefois <strong>des</strong> raisons particulières<br />

de peu, ou de mal s’ajuster au schéma<br />

commun. Il est en effet <strong>des</strong> devoirs d’état,<br />

<strong>des</strong> singularités d’histoire et de culture qui<br />

font obstacle à la tendance générale évoquée<br />

ci-<strong>des</strong>sus. Localement, donc, le<br />

modèle de la fidélité peut continuer à être<br />

opératoire, ou du moins à conserver une<br />

légitimité partielle. La distorsion entre cette<br />

légitimité persistante et l’obsolescence<br />

induite par l’esprit du temps donne à la<br />

vertu ainsi prorogée un caractère douloureux,<br />

nous l’avons dit, presque héroïque.<br />

Chez les intellectuels, notamment ceux qui<br />

appartiennent à l’institution académique, la<br />

douleur et l’héroïsme peuvent virer au quichottisme<br />

donneur de leçons. Ils peuvent<br />

accompagner le ratage silencieux d’une carrière.<br />

Grandiloquentes ou discrètes, les<br />

souffrances de la fidélité à contretemps ont<br />

leurs bénéfices, pas forcément secondaires.<br />

Entre croix et délice, les martyrs de la foi<br />

tenue se savent admirables, et donc suscitent<br />

la haine envieuse de ceux qui savent<br />

l’être moins. Ils ne peuvent s’en épargner<br />

les sarcasmes. Une sorte d’hommage du<br />

vice et du siècle à une vertu qui leur fait<br />

ombrage... et qu’ils mettent un zèle toujours<br />

ombrageux à stigmatiser.<br />

Les schèmes de la fidélité<br />

Il est utile de savoir pourquoi, ou tout du<br />

moins de quelle manière les intellectuels,<br />

entendus, au sens le plus large, comme créateurs<br />

et échangeurs d’idées, peuvent continuer<br />

à se référer à un modèle éthique parfaitement<br />

inadapté à la plupart de leurs<br />

besoins sociaux. Où sont-ils allés chercher<br />

de tels équipements, et s’ils ne sont pas allés<br />

les chercher en pleine conscience, d’où<br />

vient-il qu’ils s’en soient embarrassés, se<br />

condamnant du même coup aux postures les<br />

plus inconfortables? De la fidélité sans<br />

récompense à l’inconstance dévorée de<br />

remords, de l’obstination ridicule au rictus<br />

de l’esprit renégat, il y a cent manières de<br />

vivre les contradictions de l’assujettissement<br />

à un modèle invivable. Toutes témoignent<br />

de la prégnance de ce dernier, tant<br />

chez ceux qui l’assument que chez ceux qui<br />

lui opposent de farouches dénégations.<br />

Comment l’expliquer?<br />

En se référant au mécanisme général <strong>des</strong><br />

représentations. En assimilant donc l’efficience<br />

du modèle au travail d’un schématisme<br />

idéologique, analogue à ce que Kant<br />

définit comme «schématisme <strong>des</strong> concepts<br />

purs de l’entendement» (1) , et par lequel les<br />

réalités appréhendées par la conscience sont<br />

rattachées à <strong>des</strong> catégories qui permettent<br />

de les identifier, puis d’en faire l’expérience.<br />

Mais ici, il s’agit d’une fonction<br />

idéologique et non gnoséologique, mobilisant<br />

<strong>des</strong> schèmes élaborés dans la pratique<br />

sociale, et non à partir de formes a priori de<br />

la sensibilité (2) . Le contenu de ces schèmes<br />

n’est donc nullement universel, alors que la<br />

fonction remplie par eux semble nécessaire<br />

à l’élaboration <strong>des</strong> représentations qui guident<br />

l’expérience, les choix de chacun,<br />

quelle qu’en soit la forme. Dans le cas qui<br />

nous occupe ici, ces représentations sont<br />

informées par <strong>des</strong> schèmes idéologiques<br />

assez puissants pour les diriger contre<br />

l’intérêt social ou moral <strong>des</strong> acteurs. La<br />

contrainte de fidélité qui, respectée, coûte<br />

de la réussite, et transgressée, coûte du<br />

confort, pèse sur les choix <strong>des</strong> intellectuels<br />

par la médiation de schèmes qu’aucun sujet<br />

n’a le pouvoir de rendre inopérants. Ces<br />

schèmes ont une origine culturelle dont<br />

l’identification ne permet pas toujours de<br />

comprendre pourquoi, plutôt que d’autres,<br />

ils ont revêtu une telle importance. Ainsi<br />

<strong>des</strong> schèmes de la fidélité, dont le style<br />

explicitement vassalique ne peut renvoyer<br />

qu’à la culture universitaire la plus étroite,<br />

en l’occurrence, à l’archétype de la thèse<br />

d’État.<br />

En dépit de sa faible extension statistique,<br />

ce dernier constitue la figure la plus<br />

achevée du rapport d’autorité, mais aussi du<br />

processus d’engendrement dans la sphère<br />

du savoir. D’où son rayonnement symbolique<br />

très puissant. Pierre Bourdieu insiste<br />

à juste titre sur la contrainte d’obédience qui<br />

régit la vie universitaire, sur la «révérence<br />

obligée à l’égard <strong>des</strong> maîtres» et sur la<br />

«relation prolongée de dépendance» qui<br />

unit tout doctorant à son patron de thèse:<br />

«pas de maître sans maître», pas de docteur<br />

sans «père de docteur» (3) . S’il est incontestable<br />

que ce dispositif symbolique et patrimonial<br />

contribue puissamment à l’inertie,<br />

voire à la médiocrité du pouvoir académique,<br />

en assujettissant la production du<br />

savoir universitaire à <strong>des</strong> normes dominées<br />

par le conformisme, il est tout aussi certain<br />

que le relief ainsi prêté à la figure de la filiation<br />

spirituelle oeuvre, lui, au contraire,<br />

dans le sens d’une responsabilité et d’une<br />

dignité accrues <strong>des</strong> sujets. Le système vassalique<br />

a ses servitu<strong>des</strong>, mais également ses<br />

grandeurs: l’analyse doit faire aux unes et<br />

aux autres leur part.<br />

Il ne faut donc pas sous-estimer<br />

l’influence de la relation maître-disciple,<br />

telle que l’a codifiée l’Université, sur la formation<br />

<strong>des</strong> con<strong>sciences</strong> et la construction<br />

<strong>des</strong> identités chez les intellectuels. Par son<br />

effet normalisateur, voire inhibiteur de la<br />

créativité scientifique, mais aussi par la<br />

forme qu’elle a imprimée aux rapports<br />

d’autorité, de solidarité, de concurrence qui<br />

se nouent au sein et autour <strong>des</strong> institutions<br />

productrices de savoir, la suzeraineté du<br />

patron de thèse a marqué en profondeur<br />

l’ensemble du débat d’idées dans notre<br />

pays. Elle le marquera encore, à retardement,<br />

même si en France comme ailleurs le<br />

nouveau régime <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> doctorales a de<br />

bonnes chances d’anéantir la patria potestas<br />

du directeur: tant que les principaux protagonistes<br />

de ce débat seront <strong>des</strong> universitaires,<br />

ou auront du moins appris à<br />

développer et à exprimer leur propre pensée<br />

dans le cadre, selon les normes de<br />

l’Université, ce que favorise justement<br />

l’actuelle démocratisation du régime <strong>des</strong><br />

thèses, le schème vassalique demeurera. Et<br />

avec lui l’empreinte de ce rapport d’allégeance<br />

auquel toute une civilisation universitaire,<br />

elle-même adossée à toute une civilisation<br />

morale, a conféré une durable<br />

légitimité. C’est ce schème qui travaille<br />

derechef notre imaginaire intellectuel<br />

quand nous inclinons à penser, fût-ce contre<br />

la rationalité politique ou sociale, que celui<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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qui renie ses maîtres commet une mauvaise<br />

action.<br />

Ses maîtres, ou bien ses frères d’armes.<br />

Ou encore ses propres engagements. Le<br />

schème vassalique qui régit l’échange intellectuel,<br />

qui le soustrait aux lois du marché<br />

en conférant à la pensée un statut de nonmarchandise,<br />

peut en effet être décliné sans<br />

altération majeure dans <strong>des</strong> registres différents.<br />

Des registres plus modernes, où les<br />

thèmes de la militance, de l’adhésion, de la<br />

loyauté à son camp, voire à soi-même,<br />

l’emportent sur celui <strong>des</strong> devoirs de<br />

l’homme-lige et donnent un nouveau style,<br />

peut-être un nouveau sens à la fidélité.<br />

Métamorphoses<br />

Pour comprendre ces métamorphoses, il<br />

importe bien sûr de savoir dans quelles<br />

conditions de tels déplacements se sont<br />

opérés. On retiendra par exemple l’éclairante<br />

typologie historique établie par Régis<br />

Debray, qui distingue «trois âges» (4) et par<br />

là trois mo<strong>des</strong> d’organisation du champ<br />

intellectuel en France: universitaire (1880-<br />

1930), éditorial (1930-1960), médiatique (à<br />

partir de 1968). A chacun de ces «cycles»,<br />

parmi lesquels on pourrait tout de même<br />

regretter de ne pas voir figurer un moment<br />

spécifiquement focalisé sur l’instance politique,<br />

et dont l’acmé coïnciderait avec les<br />

années 1965-1975, correspond de fait une<br />

expression nouvelle du rapport aux<br />

schèmes qui gouvernent les intellectuels, et<br />

donc du rapport à la fidélité. Pourtant, il<br />

faut avoir soin de ne pas surestimer la portée<br />

de ces mutations. Alors que «le mode<br />

de recrutement (...) a subi beaucoup d’avatars,<br />

écrit Debray, demeure le parti intellectuel,<br />

Phénix toujours recyclé» (5) . Et de la<br />

même manière, ajoutera-t-on, les schèmes<br />

constitutifs <strong>des</strong> représentations de la fidélité<br />

chez les intellectuels. Ces schèmes<br />

demeurent, dans une égale et continue efficience.<br />

La vassalité universitaire s’est perpétuée<br />

dans l’allégeance éditoriale ou politique.<br />

Elle s’est projetée jusque dans certaines<br />

vertus hautement médiatisables que<br />

doivent apprendre à pratiquer aujourd’hui<br />

ceux qui veulent dégager leur foi sans passer<br />

pour <strong>des</strong> salauds: la fidélité à ses<br />

propres exigences morales, le souci de ne<br />

faire aucune concession, le courage de ne<br />

pas se taire, etc., sont sans doute, malgré les<br />

apparences, <strong>des</strong> ersatz élégants et commo<strong>des</strong><br />

pour les temps postmodernes,<br />

puisqu’ils permettent d’exalter l’indépendance,<br />

le narcissisme du sujet, dans un<br />

registre très voisin de ceux où il faisait<br />

naguère valoir soit son esprit de corps, soit<br />

son esprit de camp. Mais d’aussi subtiles<br />

modulations ne sont pas à la portée de tous.<br />

Si quelques artistes du recyclage idéologique<br />

parviennent à donner - et surtout à se<br />

donner - le sentiment d’avoir toujours servi<br />

la même cause, la plupart <strong>des</strong> intellectuels<br />

doivent se contenter de gérer les conséquences<br />

de leurs choix. Les uns optent pour<br />

une vertu austère et s’entêtent à ne pas se<br />

renier. Les autres imposent silence à leurs<br />

états d’âme, se vendant au plus offrant,<br />

Le serment vassalique : Roland est investi par Charlemagne.<br />

monnayant leur trahison avec férocité.<br />

Quant à la grande majorité, soulignons-en<br />

les visées encore plus mo<strong>des</strong>tes et la propension<br />

unanime à bricoler. Tous restent<br />

assujettis à un lointain schème vassalique<br />

que les mutations culturelles et les stratégies<br />

individuelles ont infléchi, accommodé,<br />

sublimé, préservé parfois.<br />

Le schématisme de la foi engagée et<br />

tenue ne modèle donc pas forcément <strong>des</strong><br />

comportements anachroniques, affichant<br />

leur archaïsme. Les intellectuels qui, avec<br />

plus ou moins de conviction, pensent en<br />

termes de fidélité leur propre rapport aux<br />

idées et à la pratique sociale, même s’ils<br />

sont en position de Quichotte ou d’Alceste,<br />

objectivement pour ainsi dire, n’adhèrent<br />

pas pour autant au schème qui règle leur<br />

conduite, en en faisant systématiquement<br />

profession. L’aval subjectif donné à la<br />

fidélité, qui suppose la revendication de<br />

celle-ci comme valeur et l’adoption délibérée<br />

d’un habitus immédiatement identifiable,<br />

par où le sujet s’exposera lui-même<br />

comme le Fidèle, n’est pas la démarche la<br />

plus facile, ni donc la plus fréquente. Être<br />

un demi-Quichotte, un quart d’Alceste,<br />

allongé de quelques fractions imprécises<br />

de conformisme, ou au contraire<br />

d’humour, paraît un parti plus vivable,<br />

socialement du moins... puisque quelque<br />

part au fond de lui, schématisme idéologique<br />

oblige, celui qui compose avec les<br />

normes du siècle, avec ses tentations, sent<br />

bien qu’il a trahi quelque chose ou<br />

quelqu’un. On sait l’habituelle méchanceté<br />

<strong>des</strong> renégats, qui ne pardonnent pas à<br />

d’autres d’être restés fidèles parce qu’ils<br />

ne se pardonnent pas d’avoir été félons.<br />

Plus ordinairement, ce sont les petits tourments<br />

de la conscience malheureuse, les<br />

affres du sujet chaque jour partagé entre<br />

ses scrupules et l’air du temps. Belle âme<br />

par atavisme, sophiste par réalisme, l’intellectuel<br />

se trouve rarement en paix avec luimême.<br />

Sût-il à merveille donner le change,<br />

faire le sage, jouer l’esprit libre, il<br />

n’empêche: la fidélité travaille en lui et le<br />

condamne à être l’homme, ou bien sûr la<br />

femme, du ressentiment.<br />

Fidélités en souffrance<br />

C’est donc bien entre la fidélité assumée<br />

et la fidélité refoulée que la tension risque<br />

de connaître la plus grande force, et donc de<br />

créer les plus grands conflits. De cette<br />

charge conflictuelle peuvent témoigner de<br />

nombreux épiso<strong>des</strong> de la vie intellectuelle<br />

contemporaine. Privilégions, pour illustrer<br />

cette étude, quelques traits empruntés à la<br />

réalité française <strong>des</strong> vingt dernières années,<br />

et sans doute familiers à beaucoup de lecteurs.<br />

Vers le milieu <strong>des</strong> années 70, la classe<br />

intellectuelle commença à émerger <strong>des</strong><br />

vapeurs de l’enchantement marxiste qui<br />

avait constitué son horizon indépassable<br />

depuis 1945. Sans revenir ici sur <strong>des</strong> péripéties<br />

idéologico-éditoriales qui ont été narrées,<br />

jugées, analysées en détail (6) , contentons-nous<br />

d’évoquer une atmosphère et d’y<br />

placer quelques repères de sens.<br />

On ne dira jamais assez à quel point le<br />

retournement survenu alors, au moment<br />

même où les sociétés occidentales s’installaient<br />

dans la crise, a pu peser politiquement<br />

et moralement sur les <strong>des</strong>tinées collectives.<br />

Ce fut particulièrement sensible en France,<br />

où la décennie précédente avait vu se conjuguer<br />

une démocratisation massive <strong>des</strong><br />

étu<strong>des</strong> supérieures, une explosion de la<br />

communication <strong>des</strong> idées et une politisation<br />

sans précédent du débat public. En conséquence,<br />

de même que la marxisation <strong>des</strong><br />

esprits, ou du moins la diffusion d’une culture<br />

intellectuelle révolutionnaire, avait<br />

marqué d’une forte empreinte la jeunesse<br />

étudiante <strong>des</strong> dernières années de la période<br />

d’expansion, de même le reflux brutal de<br />

cette culture, après 1975, fut profondément<br />

ressenti par une génération qui avait été à<br />

un tel degré concernée par elle. Confrontés<br />

à la thèse inouïe que «le vieux de notre culture<br />

politique», pour reprendre les termes de<br />

Pierre Rosanvallon, c’était, tout compte<br />

fait, «l’idée même de révolution» (7) , les<br />

intellectuels baby-boomers frais émoulus<br />

de leurs universités soixante-huitar<strong>des</strong><br />

connurent toutes les douleurs de la crise de<br />

conscience alors qu’ils atteignaient l’âge<br />

d’être sûrs, mûrs et créatifs. Eux qui avaient<br />

tété le lait de la lutte <strong>des</strong> classes aux<br />

mamelles de l’alma mater découvraient<br />

qu’une bonne partie du savoir transmis à<br />

eux sous seing académique, si l’on peut<br />

dire, était aussi relatif, aussi discutable que<br />

n’importe quoi d’autre qu’on leur avait<br />

inculqué au catéchisme, chez les scouts ou<br />

à Salut les copains. Eux qui avaient appris<br />

à voir dans le marxisme-léninisme la<br />

mathesis universalis hors de laquelle on ne<br />

pouvait produire, comme on disait alors,<br />

que de l’illusion, voilà qu’il leur fallait<br />

révoquer en doute jusqu’à la notion même<br />

de vérité. Ainsi s’épanouit, de choc pétrolier<br />

en désastre philosophique, une culture<br />

de l’abjuration. Tout comme la prise de<br />

conscience révolutionnaire et l’adhésion<br />

militante avaient naguère été les points de<br />

passage obligés, et du reste ritualisés, de la<br />

démarche intellectuelle légitime, ce furent<br />

désormais la dénonciation <strong>des</strong> erreurs commises<br />

sous l’empire du marxisme, la renonciation<br />

expresse à ses pompes et à ses<br />

oeuvres, et plus généralement le doute affiché<br />

à l’endroit <strong>des</strong> «idéologies» qui devinrent<br />

les opérations préliminaires de légitimation,<br />

on serait tenté de dire d’exorcisme,<br />

faute <strong>des</strong>quelles un intellectuel devrait<br />

abandonner toute ambition de rayonnement,<br />

et se contenter d’être laborieux et<br />

confidentiel.<br />

Dans ce climat d’apostasie, dans ce<br />

vacarme de palinodies, où le pathétique <strong>des</strong><br />

illusions perdues ne le cédait qu’au ridicule<br />

<strong>des</strong> contorsions et contritions médiatiques,<br />

les schèmes de la fidélité étaient mis à rude<br />

épreuve. Ce qui signifie qu’ils se trouvaient<br />

sollicités dans <strong>des</strong> sens contradictoires, par<br />

<strong>des</strong> con<strong>sciences</strong> tantôt en peine, tantôt en<br />

rupture de foi, et pour <strong>des</strong> résultats bien sûr<br />

très opposés. Quatre principaux types<br />

d’attitu<strong>des</strong> illustrèrent donc les cas de figure<br />

distingués ci-<strong>des</strong>sus: la mutation complète,<br />

sans perte d’énergie ou de crédit, du militant<br />

en dissident; l’entêtement à tenir une<br />

foi engagée, sans égard au coût social de la<br />

fidélité ainsi comprise; le reniement pur et<br />

simple, sans égard au coût moral de la trahison;<br />

le bricolage, enfin, les petits arrangements<br />

avec le siècle et avec la conscience,<br />

à moindre frais.<br />

Profils<br />

Plutôt que <strong>des</strong> noms, que chacun peut<br />

mettre sans difficulté à la bonne place, il<br />

convient de recenser ici <strong>des</strong> profils. Le premier<br />

est celui <strong>des</strong> plus stylés, et sans doute<br />

aussi <strong>des</strong> plus pharisiens de nos intellectuels:<br />

le seul profil garantissant la poursuite<br />

d’un magistère commencé dans l’autre<br />

camp, ainsi que l’absence totale de mauvaise<br />

conscience, tout comme il garantissait<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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à Tartuffe «de l’amour sans scandale et du<br />

plaisir sans peur». Par la force <strong>des</strong> choses,<br />

les maîtres de cet art casuistique furent plutôt<br />

les aînés <strong>des</strong> intellectuels dont il est ici<br />

question, et demeurant pour leurs cadets <strong>des</strong><br />

références ès-fidélité, ils posèrent en<br />

rebelles avec autant de succès qu’en zélateurs.<br />

Il leur suffisait de rappeler, pour être<br />

parfaitement convaincants, que de la pensée<br />

Mao Tsé Toung jusqu’aux colonnes du<br />

Figaro un même et impérieux désir de crier<br />

leur vérité les avait possédés.<br />

Le profil de l’intellectuel de foi, obstiné<br />

et misanthrope, est moins brillant, même<br />

s’il n’est pas moins complexe. Ce fut celui<br />

<strong>des</strong> marxistes irréductibles, qui ne démordirent<br />

jamais de leur idée de la vérité, ni<br />

même de leur vocabulaire, et s’aliénèrent la<br />

faveur <strong>des</strong> commissions de spécialistes, <strong>des</strong><br />

journalistes et <strong>des</strong> éditeurs. Les communistes<br />

restés au parti ou dans son orbe accusèrent<br />

encore ce profil, l’ombrant d’un<br />

cerne suicidaire: à l’exemple d’Alceste qui<br />

jetait ses rengaines démodées à la face <strong>des</strong><br />

enfants du siècle et se réjouissait de perdre<br />

son procès, ceux-là s’enfermèrent dans le<br />

silence <strong>des</strong> débats à usage interne et acceptèrent<br />

de n’être plus visibles que sous la<br />

forme de souffre-douleur.<br />

Ce à quoi s’employèrent avec une passion<br />

efficace les représentants du profil<br />

félon. Leur méchanceté a déjà été évoquée,<br />

et à leur actif, le remords qui en était l’aliment.<br />

Certains ont consacré depuis vingt<br />

ans toutes leurs forces à détruire, non pas<br />

seulement <strong>des</strong> idées qui leur étaient devenues<br />

odieuses, mais avec un acharnement<br />

que le temps n’a guère émoussé, leurs porteurs.<br />

Empruntant à la légitimité et à la notoriété<br />

dont ils jouissaient un pouvoir sans<br />

limites, ils ont eu les moyens de confisquer<br />

la parole, de chasser <strong>des</strong> instances<br />

d’échange et de diffusion du savoir les<br />

contradicteurs dont la présence même mettait<br />

leur conscience en péril. Pour les déçus<br />

de la pensée 68 comme pour les repentis du<br />

stalinisme, la critique de l’illusion passée<br />

n’a parfois été que la guerre faite à ceux qui<br />

lui trouvaient encore de l’avenir.<br />

Quant au profil bricoleur, qu’en dire,<br />

sinon qu’il fut observable dans tous les<br />

domaines et à tous les étages, et qu’il eut les<br />

traits de toute une génération? Le souci de<br />

survivre, la répugnance globale pour les<br />

conditionnements passés et les conformismes<br />

présents, l’espoir de trouver un fil<br />

conducteur, un cap à tenir: autant de<br />

mobiles, parfois conjugués, qui incitèrent<br />

les moins meurtris par le chaos idéologique<br />

à réfléchir sur la fidélité. A en réinventer<br />

une, flexible mais non laxiste, consistante<br />

mais non monolithique, à la mesure de leurs<br />

forces et de leurs désarrois.<br />

Pour le meilleur ou pour le pire. Il y eut<br />

au bout la désertion, le repli sur ses propres<br />

incertitu<strong>des</strong>, le «silence <strong>des</strong> intellectuels»<br />

<strong>des</strong> années 80. Il y eut ce minimalisme pâlement<br />

teinté de réalisme qui, expliquent<br />

Jean-Michel Besnier et Jean-Paul Thomas<br />

dans leur si pertinente étude de tous ces<br />

déchirements (8) , «devait succéder aux prédications<br />

grandiloquentes», et qui ne fut que<br />

«vacance de l’expression de la volonté politique»,<br />

capitulation gestionnaire devant «un<br />

réel non soumis à la discussion».<br />

Mais il y eut aussi le sursaut de la<br />

conscience endolorie. Le sentiment que<br />

l’intellectuel se discréditerait en n’étant<br />

point homme ou femme de parole. L’idée<br />

que cette parole était forcément donnée,<br />

mais ni à un soi narcissique, ni à un suzerain<br />

dogmatique: plutôt à la cité, à <strong>des</strong><br />

concitoyens en peine de savoir et d’espoir.<br />

Notes<br />

1. KANT, Emmanuel, Critique de la Raison pure,<br />

Paris: P.U.F., 1967, 5 e édition, trad.<br />

Tremesaygues & Pacaud, p. 150 sqq.<br />

2. Sur ce concept de fonction idéologique, voir<br />

G(UIBERT)-SLEDZIEWSKI, Elisabeth,<br />

Idéaux et conflits dans la Révolution française,<br />

étu<strong>des</strong> sur la fonction idéologique; Paris:<br />

Méridiens-Klincksieck, 1986, p. 19-48.<br />

3 BOURDIEU, Pierre, Homo academicus, Paris:<br />

Ed. de Minuit, 1984, p. 127.<br />

4. DEBRAY, Régis, Le pouvoir intellectuel en<br />

France, Paris: Ramsay, 1979, p. 49.<br />

5. Ibid, p. 52.<br />

6. Pour un bilan nuancé de ce changement de cap,<br />

voir BESNIER, Jean-Michel, et THOMAS,<br />

Jean-Paul, Chronique <strong>des</strong> idées d’aujourd’hui,<br />

éloge de la volonté. Paris: P.U.F., 1987, 199<br />

pages.<br />

7. ROSANVALLON, Pierre, Une nouvelle culture<br />

politique, Faire, n° 13, novembre 1976, p. 25.<br />

Voir aussi ROSANVALLON, Pierre, et VIVE-<br />

RET, Patrick, Pour une nouvelle culture politique,<br />

Paris: Ed du Seuil, 1977, p. 99.<br />

8. BESNIER et THOMAS, Ibid, p. 41.<br />

Registre <strong>des</strong> archives, 1790<br />

© Historische Zielscheiben, Anne Braun,<br />

Ed. Leipzig, 1981<br />

Histoire,<br />

mémoires<br />

Pratiques religieuses<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

40


EVE CERF- HOROWICZ<br />

Je propose ici une réponse<br />

à <strong>des</strong> questions qui se posent<br />

à moi depuis que mon père,<br />

citoyen polonais, engagé<br />

volontaire dans l’armée<br />

française en 1939, est mort<br />

dans un camp français<br />

pour étrangers en 1941.<br />

Eve CERF- HOROWICZ<br />

Chargée de Recherche - C.N.R.S.<br />

Laboratoire de sociologie<br />

de la culture européenne<br />

L’Adieu<br />

à une enfant défunte<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

Des questions qui m’ont poursuivie<br />

depuis mon séjour à l’Orphelinat<br />

Israélite de Haguenau, et depuis<br />

que j’observe la répétition <strong>des</strong><br />

commémorations faisant suite au non-dit de<br />

l’internement et de la déportation <strong>des</strong> Juifs<br />

de France.<br />

L’occasion, ce fut l’interview du président<br />

de la République, du 12 septembre<br />

1994, au cours de laquelle François<br />

Mitterrand a cru se souvenir qu’en 1942<br />

l’antisémitisme de Vichy pouvait apparaître<br />

comme concernant les seuls Juifs étrangers.<br />

L’occasion ce fut aussi la parution du<br />

Mémorial <strong>des</strong> Enfants Juifs Déportés de<br />

France, dont la couverture est constituée par<br />

la carte d’identité d’Anny Yolande<br />

Horowicz, ma cousine germaine.<br />

La réponse, je l’ai trouvée dans l’étude<br />

de la mémoire collective qui, aujourd’hui<br />

encore, refuse d’intégrer la période 1940-<br />

1944 dans l’Histoire de France. Cette<br />

réponse est d’une simplicité qui ne le cède<br />

en rien à celle <strong>des</strong> questions qui se posent.<br />

Évolution et enjeux<br />

de la mémoire<br />

Depuis plus de cinquante ans, la<br />

mémoire de la Seconde Guerre Mondiale<br />

est déterminée par <strong>des</strong> implications politiques<br />

et <strong>des</strong> motivations psychologiques.<br />

42<br />

Les historiens s’accordent pour distinguer<br />

trois phases principales d’élaboration de la<br />

mémoire (1) .<br />

1945 - 1954: La recomposition<br />

de l’identité nationale<br />

Au lendemain de la guerre, la mémoire<br />

nationale s’ordonne en fonction de l’idéologie<br />

gaulliste et de l’idéologie communiste.<br />

Ces deux courants d’idées antagonistes<br />

ont en commun une interprétation<br />

héroïque de l’Histoire, fondée sur la<br />

Résistance, considérée comme un mouvement<br />

de masse traversant toutes les classes<br />

de la société. Cette construction idéologique<br />

présente la collaboration comme un<br />

phénomène marginal, bien que criminel.<br />

Elle ne prend pas en compte <strong>des</strong> populations<br />

non-héroïques, telles que les prisonniers de<br />

guerre et les déportés juifs.<br />

1955 - 1960 : Le silence<br />

et le refoulement<br />

Au cours de cette période, le Parlement<br />

vote les lois d’amnistie de 1951 et 1953 qui<br />

permettent le retour sur la scène politique<br />

d’anciens collaborateurs. Ces lois ont été<br />

élaborées à l’initiative de deux grands mouvements<br />

issus de la Résistance: le<br />

Mouvement Républicain Populaire, de tendance<br />

démocrate-chrétienne, et le Rassem-<br />

blement du Peuple Français, fondé par le<br />

général de Gaulle. Au Parlement, les communistes<br />

et les socialistes se sont opposés à<br />

ces lois.<br />

Les lois d’amnistie répondent au désir<br />

d’oubli de la population française et marquent<br />

le début d’une longue période<br />

d’amnésie nationale.<br />

Dès lors, le discours politique évite<br />

toute allusion aux divisions internes <strong>des</strong><br />

Français, aussi bien celles de l’occupation<br />

que celles de la décolonisation. Cette politique<br />

va de pair avec la réconciliation<br />

franco-allemande.<br />

De 1969 à nos jours :<br />

Le retour du refoulé<br />

L’arrivée à la présidence de la République<br />

de Georges Pompidou et les interrogations<br />

<strong>des</strong> nouvelles générations marquent<br />

la fin <strong>des</strong> mythes de l’après-guerre. En<br />

1971, le film de Marcel Ophuls «Le chagrin<br />

et la pitié» brise l’image d’une France unanimement<br />

résistante. La même année,<br />

Georges Pompidou accorde discrètement la<br />

grâce présidentielle à Paul Touvier, un<br />

ancien responsable de la milice. La révélation<br />

du fait par Jacques Derogy dans<br />

l’Express suscite l’indignation.<br />

Le premier ouvrage d’un historien sur la<br />

période 1940 - 1945, «La France de Vichy»<br />

de l’Américain Robert Paxton, paraît en<br />

1973.<br />

Cette étude montre l’importance de la<br />

collaboration active et passive de la population<br />

française et la responsabilité de<br />

Vichy dans la «solution finale».<br />

Dans le même temps, les structures juridiques<br />

permettent de dénoncer les crimes<br />

de l’État Français. En 1974, Jean Leguay,<br />

délégué de René Bousquet pour la zone<br />

sud, est inculpé de crimes contre l’humanité.<br />

Klaus Barbie est inculpé du même<br />

chef d’accusation en 1983.<br />

Plus récemment, la condamnation de<br />

Paul Touvier et l’inculpation de René<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

Bousquet, secrétaire général de la police de<br />

Vichy, ainsi que le meurtre de ce dernier,<br />

conduisent à la réactualisation <strong>des</strong> actions<br />

criminelles de la France de Vichy.<br />

Au cours de la même époque, on assiste<br />

au réveil de l’identité juive et à la recherche<br />

<strong>des</strong> responsabilités françaises dans le drame<br />

dont les Juifs furent les victimes.<br />

Du silence à l’exposition<br />

En France, pendant plus d’un quart de<br />

siècle, aucune réflexion approfondie,<br />

aucune étude universitaire ne sera publiée<br />

sur la collaboration et sur ses conséquences.<br />

Les <strong>sciences</strong> humaines et la psychothérapie<br />

ignorent le traumatisme <strong>des</strong><br />

déportés et <strong>des</strong> enfants isolés au lendemain<br />

de la guerre (2) .<br />

Le silence français<br />

43<br />

Lors de la découverte <strong>des</strong> camps, à la<br />

différence du général Eisenhower qui<br />

invite les journalistes et les personnalités<br />

officielles à se rendre sur place pour<br />

dénoncer «l’horreur <strong>des</strong> camps à la face du<br />

monde», le ministre <strong>des</strong> Prisonniers,<br />

Déportés et Réfugiés impose la censure.<br />

Les journalistes qui sont en contact avec<br />

les premiers déportés rapatriés sont invités<br />

à se taire (3) .<br />

Les Juifs déportés dans les camps<br />

d’extermination sont inclus dans la catégorie<br />

plus générale <strong>des</strong> victimes du nazisme,<br />

«de sorte que le phénomène de la déportation<br />

dans sa spécificité, les millions de<br />

gens qui ont été déportés, non pas parce<br />

qu’ils combattaient, mais parce qu’ils<br />

étaient quelque chose avant leur déportation,<br />

celui là est gommé dans l’année<br />

même où l’on pouvait se souvenir, il est<br />

gommé malgré les expositions, malgré les<br />

témoignages, malgré les écrits de la presse.<br />

Malgré tout ce que l’on savait, 1945 orga-<br />

La carte d’identité de cette enfant de Strasbourg se trouve aux archives départementales<br />

de l’Indre et Loire.


nise l’oubli de la déportation» (4) <strong>des</strong> Juifs<br />

d’Europe.<br />

La mémoire juive<br />

Jusqu’au 16e siècle la mémoire juive<br />

repose sur <strong>des</strong> rites et sur une liturgie qui<br />

font revivre les événements marquants du<br />

passé. (5) Des événements semblables sont<br />

susceptibles de se reproduire à chaque<br />

génération, et doivent être identifiés en tant<br />

que tels. Les rites et la liturgie ne s’ordonnent<br />

pas selon un récit chronologique et<br />

connaissent <strong>des</strong> variantes locales.<br />

Une mémoire ritualisée<br />

La mémoire traditionnelle n’a retenu<br />

que les pério<strong>des</strong> de rupture. Celles-ci, interprétées<br />

par la Kabbale comme une élévation<br />

spirituelle, sont conçues comme une interaction<br />

complexe avec Dieu. (6) La rupture se<br />

traduit par <strong>des</strong> massacres et l’exode <strong>des</strong> survivants;<br />

elle apparaît dès l’événement fondateur<br />

du peuple juif, relaté par le récit<br />

biblique de la sortie d’Egypte (7) . Une <strong>des</strong><br />

particularités de la culture juive traditionnelle<br />

est d’identifier le mal absolu, qui ne<br />

peut être compris, et avec lequel aucun<br />

compromis n’est acceptable.<br />

Au milieu du 20 e siècle, à une époque où,<br />

pour la plupart, ils s’étaient détachés de leur<br />

culture traditionnelle, les Juifs d’Europe ont<br />

été confrontés à la plus grande catastrophe<br />

de leur histoire.<br />

L’identité plurielle <strong>des</strong> Juifs<br />

de France<br />

Pierre Vidal-Naquet caractérise les Juifs<br />

de France en 1939 comme un «ensemble<br />

pluriel aux frontières indéfinissables». (8)<br />

Nous analyserons en premier lieu l’identité<br />

plurielle de cette population pour montrer<br />

ensuite, comment cet ensemble complexe a<br />

élaboré la mémoire de la catastrophe.<br />

En 1945, comme en 1939, les associations<br />

juives s’ordonnent selon deux directions<br />

principales : l’attachement à la nation<br />

française et la fidélité à la culture et à la religion.<br />

Le mouvement sioniste traverse le<br />

judaïsme laïque et les communautés religieuses.<br />

Par ailleurs, les partis de gauche<br />

ont offert aux Juifs une forme universaliste<br />

d’intégration nationale. A l’idéologie personnelle<br />

se superposent <strong>des</strong> antagonismes<br />

liés à la plus ou moins grande ancienneté de<br />

la présence en France, et aux clivages <strong>des</strong><br />

classes <strong>sociales</strong>.<br />

En 1940, le régime de Vichy impose aux<br />

Juifs de France, quel que soit leur degré<br />

d’assimilation, un statut <strong>des</strong>tiné à les<br />

exclure de la nation. Cette politique s’est<br />

poursuivie par l’arrestation et la déportation<br />

de 25 000 Juifs français et de 55 000 Juifs<br />

étrangers ou dénaturalisés.<br />

Au lendemain de la guerre, comment les<br />

Juifs ont-ils géré la mémoire <strong>des</strong> années de<br />

persécution ? Quelle a été leur attitude à<br />

l’égard <strong>des</strong> survivants de la déportation et<br />

<strong>des</strong> enfants dont les parents avaient disparu?<br />

Comment ont-ils perpétué le souvenir<br />

<strong>des</strong> morts ?<br />

Deux logiques face à la mémoire<br />

Les juifs orthodoxes se fondent sur les<br />

textes d’origine pour estimer que nul ne peut<br />

trouver un sens à une catastrophe, voulue par<br />

Dieu pour <strong>des</strong> raisons connues de Lui seul. (9)<br />

En inscrivant la <strong>des</strong>truction <strong>des</strong> Juifs<br />

d’Europe dans la cohérence de leur histoire,<br />

les juifs orthodoxes refusent de considérer la<br />

catastrophe comme une coupure fondamentale<br />

et d’en élaborer la mémoire.<br />

Les institutions juives, de leur côté, ont eu<br />

pour priorité d’effacer les séquelles de<br />

l’exclusion subie par les Juifs pendant quatre<br />

ans. Elles en viennent ainsi à refuser de se distinguer<br />

<strong>des</strong> autres catégories de victimes de<br />

l’Occupation, et à ne pas se porter partie civile<br />

aux procès de la Collaboration. Le<br />

Consistoire et les Communautés se conforment<br />

au discours dominant, selon lequel les<br />

déportés sont «morts pour la France». Le discours<br />

adressé par Georges Worms, président<br />

du Consistoire de Paris, au président Vincent<br />

Auriol, le 27 avril 1949, illustre cette distorsion<br />

de la réalité: «Par delà nos propres morts<br />

et confondus avec eux, nous entendons honorer<br />

aujourd’hui sans distinction d’appartenance,<br />

tous ceux qui sont tombés pour elle (la<br />

France) sur les champs de bataille, dans les<br />

maquis, en déportation, dans les camps de travail<br />

ou dans les prisons de la répression» (10) .<br />

Dans ce climat de silence officiel et de<br />

volonté d’intégration, les déportés survivants<br />

ont témoigné sans pour autant être écoutés.<br />

Lors du colloque «Mémoire et Histoire», tenu<br />

à la Sorbonne le 13 décembre 1987, Simone<br />

Veil a évoqué ce refus d’écouter le témoignage<br />

<strong>des</strong> survivants: «J’ai vécu ces quarante<br />

années comme une succession d’interruptions<br />

de parole... comme une humiliation permanente»<br />

(11) . Par leur présence et leur expérience<br />

particulière, les déportés survivants<br />

rappellent que dans un passé proche chaque<br />

Juif était un condamné à mort en puissance.<br />

Alors que, selon Freud «au fond, personne ne<br />

croit à sa propre mort ou, ce qui revient au<br />

même, dans son inconscient, chacun est persuadé<br />

de sa propre immortalité» (12) , la présence<br />

<strong>des</strong> déportés devient rapidement insupportable<br />

à ceux qui ont été épargnés. Cette<br />

réaction s’est étendue aux enfants <strong>des</strong><br />

morts (13) .<br />

Alors que les témoignages publiés par<br />

d’anciens déportés ont été nombreux dans<br />

l’immédiat après guerre, entre 1950 et<br />

1970, le silence retombe sur la déportation.<br />

A partir de 1980, influencé par le changement<br />

d’attitude de l’État d’Israël à<br />

l’égard du meurtre <strong>des</strong> Juifs d’Europe, le<br />

travail de la mémoire juive en France prend<br />

une importance nouvelle. Dès avant la création<br />

de l’État d’Israël, les pionniers avaient<br />

adopté une idéologie de distanciation à<br />

l’égard <strong>des</strong> Juifs d’Europe qui, face aux<br />

nazis, se seraient comportés comme du<br />

«petit bétail à abattre» (14) . A la fin <strong>des</strong><br />

années cinquante, l’effondrement <strong>des</strong><br />

mythes fondateurs conduit à renouer avec<br />

l’Histoire du peuple juif, à renforcer les<br />

liens avec la diaspora et à faire d’Israël le<br />

centre de la mémoire juive. La loi du<br />

19 avril 1953 ordonne d’édifier «Yad<br />

Vashem», un mémorial où sera conservé à<br />

jamais le nom <strong>des</strong> victimes de la «Shoah».<br />

La nationalité israélienne est accordée à<br />

titre posthume aux Juifs assassinés «en<br />

signe qu’ils ont été réunis à leur peuple».<br />

Dès lors, une autre vision du meurtre <strong>des</strong><br />

Juifs s’impose en Europe et aux États-Unis.<br />

Les camps français<br />

Au cours <strong>des</strong> deux dernières guerres<br />

mondiales, les pays européens ont interné<br />

les citoyens <strong>des</strong> pays avec lesquels ils<br />

étaient en guerre. En France, de 1940 à<br />

1944, la législation sur l’internement s’inscrit<br />

dans la politique xénophobe et antisémite<br />

de Vichy.<br />

Les préliminaires à l’horreur<br />

Les pertes humaines consécutives à la<br />

Grande Guerre et à la baisse de natalité<br />

avaient favorisé l’immigration. Par la suite,<br />

les conflits sociaux et la crise de 1929<br />

réveillent la xénophobie et l’antisémitisme.<br />

Le décret-loi du 18 novembre 1939<br />

constitue le délit de dangerosité qui prévoit<br />

le châtiment <strong>des</strong> atteintes à la sûreté de l’État<br />

ainsi que la prévention de tels actes. Le pouvoir<br />

de prononcer <strong>des</strong> mesures d’internement<br />

est transféré de l’autorité judiciaire à l’administration<br />

et donne aux préfets tout pouvoir<br />

à ce sujet (15) . Sont l’objet de mesures d’internement,<br />

les républicains espagnols, les opposants<br />

allemands au régime nazi, les responsables<br />

communistes et les leaders syndicaux.<br />

La loi du 4 octobre 1940 ordonne l’internement<br />

<strong>des</strong> «étrangers de race juive». Le<br />

second statut <strong>des</strong> Juifs du 2 juin 1941 permet<br />

l’internement de «tous les Juifs sans distinction<br />

de nationalité».<br />

En février 1941, 40 000 Juifs sont internés.<br />

Ce chiffre sera réduit à 10 000 en<br />

juillet 1942; les personnes libérées sont<br />

assignées à résidence, et strictement contrôlées<br />

par les autorités françaises. Trois mille<br />

internés juifs meurent dans les camps, où la<br />

situation sanitaire et alimentaire est désastreuse.<br />

Un comité d’assistance, constitué de<br />

juifs, de chrétiens et de laïques, parvient à<br />

aider les internés par l’apport de rations alimentaires,<br />

de conseils juridiques et par la<br />

libération et le placement de nombreux<br />

enfants (16) .<br />

A partir du 3 août 1942 «les camps spéciaux<br />

pour étrangers» sont verrouillés par <strong>des</strong><br />

gendarmes français. Les personnes assignées<br />

à résidence sont arrêtées et transférées à<br />

Drancy. Les 26 août, une grande rafle est organisée<br />

à travers la zone sud. A Paris, les<br />

16 et 17 juillet 1942, au cours de la rafle du<br />

Vel’d’Hiv, 13 152 Juifs - 3 118 hommes,<br />

5 919 femmes et 4 115 enfants - sont arrêtés<br />

par la police française, en vertu d’un accord<br />

passé entre René Bousquet et Karl Oberg, chef<br />

<strong>des</strong> SS et de la police allemande en France.<br />

Au mois de juillet 1942, René Bousquet<br />

livre 40 000 Juifs de la zone non-occupée<br />

aux Allemands. Après les avoir isolés dans<br />

<strong>des</strong> camps d’internement, les gendarmes<br />

français enferment les Juifs dans <strong>des</strong><br />

wagons plombés; les chemins de fer français<br />

les convoient jusqu’à la frontière et les<br />

livrent aux nazis. «Dans les camps du<br />

Loiret, administrés par la préfecture, et où<br />

les conditions d’internement sont désastreuses,<br />

les gendarmes séparent les mères<br />

<strong>des</strong> enfants à coups de crosse, au cours de<br />

scènes déchirantes [...]. Des milliers<br />

d’enfants, laissés seuls dans la détresse<br />

morale et matérielle, seront transférés à<br />

Drancy le 14 août 1942, et déportés vers<br />

Auschwitz le 17 août, où ils seront tous<br />

gazés dès leur arrivée» (17) .<br />

Quatre-vingt mille Juifs de France, dont la<br />

plupart ont été arrêtés par la police française,<br />

ont été exterminés dans les camps nazis. Dans<br />

ce nombre figurent 11 000 enfants.<br />

Commémorer<br />

Au lendemain de la Guerre, la mémoire<br />

<strong>des</strong> camps français se manifestera de façon<br />

décalée par rapport à celle de la déportation,<br />

et de façon beaucoup plus discrète.<br />

Écrire l’Histoire<br />

En 1945, paraît le témoignage du médecin<br />

strasbourgeois Joseph Weill. Le titre de<br />

l’ouvrage «Contribution à l’Histoire <strong>des</strong><br />

camps d’internement dans l’anti-France»<br />

montre que, pour l’auteur, le régime de<br />

Vichy constitue une parenthèse dans<br />

l’Histoire nationale. L’ouvrage est publié<br />

par le Centre de Documentation Juive<br />

Contemporaine qui joue, dès 1942, un rôle<br />

central dans la conservation <strong>des</strong> archives, la<br />

défense de la mémoire et les étu<strong>des</strong> sur la<br />

déportation.<br />

Il faudra ensuite plus de trente ans et<br />

l’ouverture <strong>des</strong> archives pour que paraissent<br />

<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> sur les camps français. Ces ouvrages<br />

ne mettent cependant pas en évidence la caractère<br />

spécifique de l’internement <strong>des</strong> Juifs. En<br />

1992 paraît, l’ouvrage d’Anne Grynberg «Les<br />

camps de la honte» (18) consacré au sort <strong>des</strong><br />

internés juifs et à l’activité de ceux qui leurs<br />

vinrent en aide. L’histoire <strong>des</strong> camps français<br />

reste cependant parcellaire. Dans les préfectures,<br />

<strong>des</strong> archives concernant les Juifs et les<br />

Tziganes sont encore inexplorées.<br />

Les lieux de mémoire<br />

La mémoire <strong>des</strong> rafles et <strong>des</strong> camps s’est<br />

concrétisée par l’édification de stèles, la<br />

pérégrination à l’emplacement <strong>des</strong> camps et<br />

la publication de mémoriaux.<br />

Dès 1959, la Fédération Nationale <strong>des</strong><br />

Déportés, Internés et Résistants, ainsi que<br />

les organisations communistes font édifier<br />

<strong>des</strong> stèles dans les cimetières <strong>des</strong> camps.<br />

Sur ces stèles, <strong>des</strong> inscriptions rappellent les<br />

souffrances <strong>des</strong> «patriotes qui furent acheminés<br />

vers l’Allemagne». Le <strong>des</strong>tin particu-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

44<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

45


lier <strong>des</strong> Juifs et la responsabilité de Vichy<br />

ne sont pas évoqués.<br />

A partir de 1987, <strong>des</strong> amicales de déportés<br />

juifs et l’Association <strong>des</strong> Fils et Filles de<br />

Déportés de France, fondée par Serge<br />

Klarsfeld, font édifier <strong>des</strong> stèles dont les<br />

inscriptions rappellent le rôle de Vichy dans<br />

l’arrestation, l’internement et la déportation<br />

<strong>des</strong> Juifs.<br />

En 1975, Serge Klarsfeld publie le<br />

Mémorial <strong>des</strong> Juifs Déportés de France. Cet<br />

ouvrage comporte les noms <strong>des</strong> déportés,<br />

les numéros <strong>des</strong> convois et <strong>des</strong> listes incomplètes<br />

concernant les camps français, les<br />

noms <strong>des</strong> Juifs morts au cours de leur internement<br />

et de ceux qui ont été abattus sommairement<br />

en France. Ce Mémorial s’inscrit<br />

dans la tradition <strong>des</strong><br />

«Memorbücher» (19) , les livres de souvenirs,<br />

établis par les rescapés <strong>des</strong> petites bourga<strong>des</strong><br />

juives de Pologne. Ces<br />

«Memorbücher» ne mentionnent pas<br />

d’auteur et sont lus aux dates anniversaires<br />

de deuil, à l’assemblée <strong>des</strong> survivants,<br />

devant les stèles commémoratives ou à la<br />

synagogue. Au contraire, le Mémorial <strong>des</strong><br />

Déportés est un ouvrage signé par Serge<br />

Klarsfeld, qui en a rassemblé les éléments.<br />

Lorsque les survivants, dans la solitude de<br />

leur foyer, ont repéré le nom <strong>des</strong> leurs et les<br />

numéros <strong>des</strong> convois, ils sont confrontés<br />

avec le cauchemar stéréotypé du mode<br />

d’extermination nazi.<br />

Le 2 février 1992, l’Association <strong>des</strong> Étudiants<br />

Juifs Laïques organise «le voyage de<br />

la mémoire» à travers les camps français.<br />

Un an plus tard, après avoir effectué «le<br />

Tour de France de la mémoire», l’Union <strong>des</strong><br />

Étudiants Juifs de France, en association<br />

avec les Fils et Filles de Déportés, fait ériger<br />

une stèle à l’entrée du camp de<br />

Rivesaltes. Sur cette stèle on peut lire:<br />

«..d’août à octobre 1942 plus de 2 250 [Juifs<br />

étrangers] dont 110 enfants furent livrés aux<br />

nazis par l’autorité de fait, dite gouvernement<br />

de l’État Français...» (20) .<br />

A la différence du Mémorial, qui renvoie<br />

les survivants à la solitude et aux faits non<br />

symbolisés, la constitution d’associations et<br />

la connivence entre ceux qui ont perdu leurs<br />

proches a permis aux survivants de reconstruire<br />

une identité prenant en compte les<br />

traumatismes individuels et collectifs. La<br />

publication de récits, l’édification de stèles<br />

et les pérégrinations sur l’emplacement <strong>des</strong><br />

camps ont brisé un silence de trois décennies.<br />

Ce système symbolique a permis de<br />

mettre en circulation <strong>des</strong> souvenirs et de<br />

délimiter un espace où garder les morts en<br />

mémoire, tout en protégeant l’équilibre fragile<br />

<strong>des</strong> survivants.<br />

La formule «autorité de fait, dite gouvernement<br />

de l’État Français», retenue par<br />

les organisations juives en 1993, sera<br />

reprise par les responsables chargés d’organiser<br />

la journée nationale du 16 juillet 1992<br />

au cours de laquelle seront inaugurés trois<br />

monuments commémoratifs: à Paris sur<br />

l’emplacement où furent rassemblés les victimes<br />

de la rafle du 16 juillet 1942, à Izieu<br />

où quarante-quatre enfants et leur éducatrice<br />

ont été arrêtés sur l’ordre de Klaus<br />

Barbie le 6 avril 1944, et au camp de Gurs.<br />

L’intolérable vérité<br />

«Officiellement, le régime et l’œuvre de<br />

Vichy ont purement et simplement été effacés<br />

de l’Histoire après la Libération. Une<br />

ordonnance promulguée le 9 août 1944 à<br />

Alger déclare nuls et non avenus les actes<br />

de l’«autorité de fait» - c’est ainsi que le<br />

Comité Français de Libération Nationale<br />

désignait le gouvernement de Pétain...» (21) .<br />

L’utilisation de la dénomination «autorité<br />

de fait», cinquante ans après sa promulgation,<br />

permet aux survivants et au pouvoir<br />

d’émettre une proposition paradoxale,<br />

consistant à honorer les victimes tout en<br />

effaçant le régime de Vichy de l’Histoire de<br />

France.<br />

Cependant, depuis plus de vingt ans, une<br />

nouvelle génération d’historiens a mis en<br />

évidence la spécificité, la marge d’autonomie<br />

et les projets propres à la Révolution<br />

Nationale, afin de réinsérer la période de<br />

Vichy dans l’Histoire de France. Dès 1981,<br />

Robert Paxton, dans son ouvrage «La<br />

France de Vichy», dont nous citons ici <strong>des</strong><br />

extraits, avait dénoncé la politique antisémite<br />

de Vichy.<br />

«Voici ... la plus grande honte du régime<br />

de Vichy: l’antisémitisme. Il est indispensable<br />

de montrer que les premières mesures<br />

ayant frappé les israélites sont bien le fait<br />

du gouvernement français... Il est exact qu’à<br />

partir de 1942, le Reich a imposé son programme<br />

de déportation et que Vichy s’est<br />

alors [montré réticent]. Mais au début,<br />

Berlin se souciait si peu de la politique intérieure<br />

de Vichy que la France... ne faisait<br />

pas partie de la région qui devait être «purifiée»<br />

<strong>des</strong> Juifs. En 1940 donc, un antisémitisme<br />

purement français peut se donner<br />

libre cours.<br />

Bien avant que l’Allemagne fasse la<br />

moindre pression, le gouvernement de<br />

Vichy institue... un système d’exclusion. La<br />

loi du 3 octobre 1940 interdit aux israélites<br />

d’appartenir à <strong>des</strong> organismes élus, d’occuper<br />

<strong>des</strong> postes de responsabilité dans la<br />

fonction publique, la magistrature et<br />

l’armée, et d’exercer une activité ayant une<br />

influence sur la vie culturelle... La loi du<br />

4 octobre autorise les préfets à interner les<br />

Juifs étrangers dans <strong>des</strong> camps spéciaux ou<br />

à les assigner à résidence. La loi Crémieux<br />

de 1871 étendant la nationalité française aux<br />

Juifs d’Algérie est abrogée le 7 octobre. Une<br />

loi du 21 avril 1939 qui punissait les<br />

outrances antisémites dans la presse a déjà<br />

été rapportée le 27 août. Dès le début, le gouvernement<br />

prévoit <strong>des</strong> peines spéciales pour<br />

les israélites et approuve toute attitude hostile<br />

à leur égard. Le département de l’Allier,<br />

où se trouve Vichy, leur est interdit...<br />

[Vient le temps où] il se prépare à Berlin<br />

quelque chose de beaucoup plus terrible...<br />

Le 11 juin [1942], Himmler fixe pour<br />

l’Europe de l’Ouest le chiffre <strong>des</strong> contin-<br />

gents à déporter vers les camps d’extermination<br />

d’Auschwitz: Hollande, 15 000;<br />

Belgique et Nord de la France, 10 000;<br />

France «y compris la zone non occupée»,<br />

100 000. La «solution finale» est déclenchée<br />

et la zone libre sur le point d’y être<br />

entraînée... En février 1943, Laval essaie<br />

encore de s’en tenir aux Juifs étrangers; il<br />

offre pourtant d’aller au-delà si la France<br />

peut obtenir, en ce qui concerne le territoire,<br />

une sorte d’assurance politique,<br />

«Zusicherung», aussi avantageuse que ce<br />

qu’offrirait une victoire américaine...<br />

Quand les déportations s’accentuent<br />

dans la région côtière au début de 1943, les<br />

autorités d’occupation italiennes les interdisent<br />

à l’est du Rhône, et Rome informe<br />

Vichy que si le gouvernement français fait<br />

comme bon lui semble avec ses ressortissants,<br />

en revanche les Juifs étrangers se<br />

trouvant en zone occupée sont du seul ressort<br />

<strong>des</strong> autorités italiennes. Elles interdisent<br />

en mars aux préfets de Valence,<br />

Chambéry et Annecy d’arrêter <strong>des</strong> israélites<br />

étrangers. En juin 1943, même opposition,<br />

mais du préfet de police italien, pour les<br />

7 000 réfugiés de Megève. Qu’il revienne à<br />

un préfet de police fasciste de faire remarquer...<br />

que «l’Italie respecte les principes<br />

d’humanité élémentaires» donne la mesure<br />

de l’antisémitisme de Vichy.<br />

Hors du cercle immédiat de Vichy, le<br />

haut clergé a pris publiquement position<br />

contre les déportations de l’été 1942. Il est<br />

certain aussi que l’abri et l’aide que <strong>des</strong> milliers<br />

de Français ont offerts aux israélites,<br />

comptent parmi les actions qui font le plus<br />

honneur à la Résistance.<br />

Il n’en reste pas moins que le gouvernement<br />

de Vichy a fait délibérément <strong>des</strong> Juifs<br />

un groupe à part, leur a voué un mépris particulier<br />

et a pris à leur encontre <strong>des</strong> mesures<br />

discriminatoires. Il a, par là même, ouvert<br />

en France le terrible chemin qui allait<br />

conduire, le moment venu, à la solution<br />

finale» (22) .<br />

Il convient, de plus, de comparer la<br />

situation en France à celle d’autres pays<br />

notamment de ceux de l’Europe du Nord.<br />

La Finlande, alliée de l’Allemagne contre<br />

l’U.R.S.S., opposera une fin de non-recevoir<br />

aux deman<strong>des</strong> alleman<strong>des</strong> concernant<br />

<strong>des</strong> mesures discriminatoires à l’encontre<br />

<strong>des</strong> Juifs, tandis qu’en Norvège occupée, la<br />

population opposera une résistance morale<br />

exemplaire aux tentatives d’embrigadement<br />

par les nazis. Au Danemark et en Hollande,<br />

où le pays plat et l’isolement au milieu de<br />

territoires occupés incitent à la passivité, les<br />

mesures contre les Juifs mobilisent la population<br />

et suscitent <strong>des</strong> actions de solidarité<br />

et <strong>des</strong> grèves. Au Danemark, le mouvement<br />

est suivi par les autorités, et plus de 7 000<br />

Juifs sont sauvés et transportés en Suède par<br />

<strong>des</strong> bateaux de pêche. A la suite de l’intervention<br />

<strong>des</strong> autorités danoises, aucun <strong>des</strong><br />

481 juifs déportés ne sera transféré dans les<br />

camps d’extermination (23) .<br />

Le Mémorial <strong>des</strong> Enfants Juifs<br />

Déportés de France<br />

Le numéro <strong>des</strong> samedi et dimanche 22 et<br />

23 octobre 1994 du journal Libération présente<br />

le Mémorial <strong>des</strong> Enfants Juifs<br />

Déportés de France. L’ouvrage est constitué<br />

par les listes <strong>des</strong> noms de 11 000<br />

enfants, de leurs date et lieu de naissance,<br />

et de la date et du numéro du convoi de<br />

déportation. Le livre comporte également<br />

1 300 photos d’enfants déportés envoyées<br />

par «les familles dispersées dans le monde<br />

entier... Ces enfants, français pour la plupart,<br />

ont été livrés aux Allemands par Vichy<br />

ou raflés par les Allemands à partir <strong>des</strong><br />

fichiers établis par l’administration française...<br />

Certains enfants, plus petits, incapables<br />

de dire leur nom, ont été envoyés à<br />

Drancy puis à Auschwitz, et il ne restera<br />

rien d’eux. Pour les autres, dont les photos<br />

<strong>des</strong> temps heureux... sont maintenant imprimées<br />

dans ce livre, ou qui se réduisent seulement<br />

à un nom sur une liste en partance<br />

pour les chambres à gaz, ce Mémorial remplacera<br />

les tombes sous lesquelles ils ne<br />

sont pas ensevelis.»<br />

Le samedi 22 octobre 1994, alors que je<br />

lisais la première partie de l’article de<br />

Libération, le devoir de mémoire m’a permis,<br />

dans une certaine mesure, de tenir à<br />

distance tout débordement émotionnel.<br />

C’est alors que, en tournant la page 16 du<br />

journal, j’ai reconnu la photo d’Anny<br />

Yolande Horowicz, la fille aînée du frère de<br />

mon père. Avant même de comprendre ce<br />

qui m’arrivait, je me suis entendue pleurer<br />

à haute voix, comme le font ceux auxquels<br />

on annonce sans précaution la perte d’un<br />

être cher. Ce cri de deuil venait de loin.<br />

C’est celui que je n’ai pas poussé lorsque, à<br />

l’âge de huit ans, à une époque où extérioriser<br />

ses émotions pouvait constituer un<br />

danger mortel, j’ai appris dans la rue la mort<br />

de mon père, et par la suite la déportation<br />

de toute ma famille paternelle.<br />

La carte d’identité d’une petite<br />

fille de Strasbourg<br />

La photo d’Anny Yolande Horowicz est<br />

apposée sur une carte d’identité qui figure,<br />

agrandie, sur la couverture du Mémorial.<br />

Regardez bien cette carte d’identité.<br />

Elle a été établie le 4 décembre 1940 à<br />

Tour par la préfecture de l’Indre et Loire.<br />

Cette pièce d’identité est barrée en rouge<br />

par la double mention: Juive, étranger surveillé.<br />

Elle porte le nom et les prénoms<br />

d’Anny Yolande Horowicz, sa date de naissance:<br />

le 2 juin 1933, et son lieu de naissance:<br />

Strasbourg, Bas-Rhin. Pas de mention<br />

de nationalité pour cette fille de Juifs<br />

polonais, née en France. Sur la photo<br />

d’identité, l’enfant, dont l’expression<br />

montre qu’elle a perdu tout espoir, est correctement<br />

coiffée et vêtue, ce qui laisse à<br />

penser qu’une tendre mère est encore présente.<br />

La fillette, comme les autres enfants<br />

de la dizaine de cartes d’identité reproduites<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

46<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

47


par le Mémorial, tient entre ses mains une<br />

pancarte portant un numéro, ici le n° 413.<br />

La carte d’identité d’Anny Yolande<br />

Horowicz se trouve actuellement dans un<br />

fichier <strong>des</strong> archives départementales de<br />

l’Indre et Loire, parmi <strong>des</strong> centaines de<br />

documents semblables. Anny a été déportée<br />

en 1942 à l’âge de 9 ans.<br />

Alors que les grands hebdomadaires<br />

nationaux, tels que le Nouvel Observateur,<br />

l’Express, le Point, l’Événement du Jeudi et<br />

le Canard Enchaîné ont ignoré la parution<br />

du Mémorial, le Monde, Libération et les<br />

Dernières Nouvelles d’Alsace ont consacré<br />

articles et interviews à l’ouvrage. Des émissions<br />

de télévision nationales et locales ont<br />

présenté le Mémorial en montrant le portrait<br />

de ma cousine avec arrêt sur image. La<br />

presse et la télévision ont privilégié l’aspect<br />

émotionnel en mettant l’accent sur «le<br />

temps du bonheur», et sur le fait que le livre<br />

était la stèle funéraire <strong>des</strong> enfants privés de<br />

sépulture. Le marquage identitaire et le<br />

numérotage <strong>des</strong> enfants juifs, premier stade<br />

de déshumanisation effectué par une administration<br />

française zélée, a été occulté.<br />

Une voie entre les vivants<br />

et les morts<br />

En permanence dans l’espace domestique,<br />

le Mémorial, stèle funéraire <strong>des</strong><br />

enfants morts, ravive la souffrance d’un<br />

deuil sans fin.<br />

Comme la plupart <strong>des</strong> survivants, j’interprète<br />

les événements à l’aide d’une double<br />

grille de lecture constituée par <strong>des</strong> éléments<br />

de culture traditionnelle et l’usage de la pensée<br />

moderne. Cette dernière, qui se veut<br />

rationnelle et universelle, s’est révélée incapable<br />

de maîtriser le non-sens absolu d’une<br />

programmation de mort industrialisée.<br />

Devant la photo de ma cousine, Anny<br />

Yolande Horowicz, image emblématique<br />

<strong>des</strong> enfants assassinés, j’ai emprunté <strong>des</strong><br />

éléments de la culture traditionnelle pour<br />

donner un sens à ce qui est impensable, par<br />

le biais de la réinscription <strong>des</strong> êtres dans leur<br />

univers d’origine.<br />

Les rites de deuil de la tradition juive<br />

comportent <strong>des</strong> coutumes chargées de sens<br />

et d’affection, dont celle de s’asseoir sur le<br />

sol pendant la semaine qui suit le décès, afin<br />

de se remémorer la vie du défunt avec ceux<br />

qui l’on connu. Alors que, comme tant de<br />

survivants, j’ai été longtemps figée dans un<br />

deuil insurmontable, la publication du<br />

Mémorial m’a incité à «m’asseoir», afin de<br />

réinscrire l’existence d’une enfant de<br />

Strasbourg dans la vie collective de la cité.<br />

La réappropriation et la transposition d’un<br />

rite traditionnel m’ont permis de retrouver<br />

l’écho de cette vie perdue. Il m’est alors<br />

apparu que l’important n’était pas la durée,<br />

mais la qualité d’une vie, constat rendu poignant<br />

par l’impensable de sa <strong>des</strong>truction.<br />

Anny Yolande Horowicz et sa petite<br />

sœur Paulette, née à Strasbourg le<br />

15.12.1934, habitaient avec leurs parents<br />

Jacques et Franya, rue Geiler à Strasbourg.<br />

Comme tous les enfants de ce quartier, ces<br />

deux fillettes ont fréquenté l’école maternelle<br />

Vauban. Mes souvenirs, et aussi <strong>des</strong><br />

photos prises sur les marches de l’école et<br />

au parc de l’Orangerie, témoignent de leurs<br />

jeux et de leurs rires devant une fleur ou un<br />

oiseau. C’est la vie heureuse et banale de<br />

deux enfants bien insérées dans leur famille<br />

et dans la cité (24) .<br />

La famille Horowicz quitte Strasbourg<br />

en 1939 et séjournera quelques mois à<br />

Bordeaux. En fuite vers l’Espagne, elle sera<br />

arrêtée en 1942 par la police française, et<br />

internée au camp de La Lande, près de<br />

Monts, en Indre et Loire. Une carte datée du<br />

10 août 1942, envoyée à ma mère par ma<br />

tante Franya, dit son désespoir et fait savoir<br />

qu’elle est depuis plusieurs mois sans nouvelles<br />

de son mari, «envoyé au travail.»<br />

Jacques et Franya Horowicz et leurs<br />

deux enfants ont été déportés en 1942.<br />

Aucun d’entre eux n’a survécu.<br />

La machine à tuer nazie a détruit non<br />

seulement la génération, mais aussi la succession<br />

<strong>des</strong> générations. Elle a volé les vies<br />

et industrialisé la mort. Ceux qui sont morts<br />

ainsi errent dans le hors-temps d’un deuil<br />

sans fin. En me mettant hors du temps «pour<br />

m’asseoir», et réinscrire la vie de la petite<br />

fille de Strasbourg dans l’Histoire du pays<br />

et de la cité, j’ai peut-être replacé cette<br />

enfant dans la suite de ceux qui sont nés<br />

avant le désastre, de ceux qui sont nés après<br />

la guerre, et de ceux qui depuis cinquante<br />

ans sont morts à la fin de leurs jours.<br />

Comment l’Allemagne, comment certains<br />

de ses meilleurs hommes <strong>des</strong> Sciences<br />

et <strong>des</strong> Arts, de ses officiers supérieurs, ontils<br />

pu se laisser entraîner dans l’entreprise<br />

d’extermination programmée la plus monstrueuse<br />

<strong>des</strong> temps modernes?<br />

Comment une majorité de Français a-telle<br />

pu, initialement, se résoudre à la collaboration?<br />

Comment l’administration et les<br />

forces de l’ordre françaises ont-elles pu<br />

devancer les autorités alleman<strong>des</strong> dans la<br />

mise en œuvre de mesures discriminatoires,<br />

et participer à la solution finale? Comment<br />

ces Français ont-ils pu faire fi de la tradition<br />

de respect de l’homme et de fraternité qui<br />

est celle de notre pays?<br />

Probablement reste-t-il aujourd’hui plus<br />

de chemin à parcourir dans les esprits qu’il<br />

ne pouvait y paraître, même chez <strong>des</strong><br />

Français parmi les plus éminents et notoirement<br />

non-antisémites. Des dérapages verbaux,<br />

cinquante ans après les événements,<br />

en témoignent: celui de François Mitterrand<br />

lors de son interview du 12 septembre 1994,<br />

rappelé dans l’Introduction, celui de<br />

Raymond Barre, alors premier ministre, sur<br />

«l’attentat odieux (du 3 octobre 1980) qui,<br />

voulant frapper <strong>des</strong> israélites se rendant à la<br />

synagogue, a frappé <strong>des</strong> Français innocents<br />

qui traversaient la rue Copernic».<br />

Probablement reste-t-il <strong>des</strong> sensibilités à<br />

toucher, puisque <strong>des</strong> Juifs épargnés par la<br />

catastrophe ont pu, longtemps, se détourner<br />

de ceux qui revenaient du royaume de la<br />

mort.<br />

Les historiens ont entrepris l’œuvre de<br />

vérité qui établit les faits. A partir de là, il faudra<br />

comprendre les pathologies individuelles<br />

et collectives à l’œuvre, depuis l’insensibilité<br />

jusqu’à la monstruosité active.<br />

Comprendre ne suffit pas, ne donne pas<br />

aux survivants et à leurs <strong>des</strong>cendants la<br />

force de surmonter l’expérience traumatique<br />

qui fut la leur. Le réinvestissement de<br />

la culture traditionnelle du groupe d’appartenance<br />

et la transposition <strong>des</strong> faits dans le<br />

langage symbolique peuvent aider au réancrage<br />

à la vie.<br />

Note<br />

1. FRANCK, Robert. La Mémoire empoisonnée In<br />

AZEMA, Jean-Pierre, BEDARIDA, François.<br />

La France <strong>des</strong> années noires T II. Paris : Seuil,<br />

1993. p. 443-514.<br />

2. ZAJDE, Nathalie. Souffle sur tous ces morts et<br />

qu’ils vivent ! La transmission du traumatisme<br />

chez les enfants <strong>des</strong> Juifs survivants de l’extermination<br />

nazie. Paris : La Pensée Sauvage,<br />

1993. Cet ouvrage comporte une revue complète<br />

de la bibliographie presque entièrement en<br />

langue anglaise, sur l’état psychique <strong>des</strong> survivants<br />

du massacre <strong>des</strong> Juifs d’Europe et de leurs<br />

<strong>des</strong>cendants.<br />

3. ZAJDE, Nathalie. o.c. p. 70.<br />

4. NAMERS, Gérard. La Commémoration en<br />

France, de 1945 à nos jours Paris :<br />

L’Harmattan, 1987. p. 158.<br />

5. ZAJDE, Nathalie. o.c. p. 52.<br />

6. YERUSHALMI, Yosef Hayim. Zakhor Histoire<br />

juive et mémoire juive Paris : La Découverte,<br />

1984.<br />

7. Le service de la Pâque comporte désormais une<br />

prière de mémorial en souvenir du massacre <strong>des</strong><br />

Juifs par les nazis, ainsi que du soulèvement du<br />

ghetto de Varsovie, le premier jour de la Pâque.<br />

L’association d’un massacre évité et de l’extermination<br />

nazie est possible dans la philosophie<br />

juive. La prière du mémorial se termine par<br />

l’acte de foi, repris de Maïmonide, en la venue<br />

du Messie “bien qu’il tarde” (cf. Fackenheim<br />

Emil, Penser après Auschwitz Paris : Cerf, 1986.<br />

p. 164-165.<br />

8. VIDAL-NAQUET, Pierre. Les Juifs, la<br />

mémoire et le présent Paris : La Découverte, les<br />

Essais, 1991. T 1. p. 104<br />

9. ZAJDE, Nathalie. o.c. p. 116.<br />

10. WIEVIORKA, Annette. Déportation et<br />

Génocide. Entre la mémoire et l’oubli Plon,<br />

1992. p. 78<br />

11 . Cité par WILGOWICZ, Perelle. Le<br />

Vampirisme, de la Dame Blanche au Golem<br />

Lyon : Censura, 1991. p. 217.<br />

12 . FREUD, Sigmund. Essais de psychanalyse,<br />

considérations actuelles sur la guerre et la mort<br />

Paris : Payot, 1971. p. 253-254.<br />

13 . CERF, Eve. Les Enfants de l’oubli <strong>Revue</strong> <strong>des</strong><br />

Sciences Sociales de la France de l’Est, 1991-<br />

1992, n° 19. p. 123-127.<br />

14 . WEITZ, Yehiam. Golah et Shoah, mythe et réalité<br />

<strong>Revue</strong> Pardès, n° 14, 1991. p. 122-194. et<br />

SEGEV, Tom. Le septième million Paris : Liana<br />

Lévy, 1993.<br />

15 . GRYNBERG, Anne. Les camps de la honte, les<br />

internés juifs <strong>des</strong> camps français, 1939-1944<br />

Paris : La Découverte, 1991. et Les camps français,<br />

<strong>des</strong> non-lieux de la mémoire, In Oublier<br />

nos crimes, l’amnésie nationale une spécificité<br />

française ? Autrement, série Mutations, n° 144,<br />

1994. p. 52 à 69.<br />

16 . Le comité d’assistance regroupe : la<br />

C.I.M.A.D.E. : Comité Inter-Mouvement<br />

Auprès <strong>des</strong> Evacués, l’Y.M.C.A. : Young Men<br />

Christian Association, l’O.S.E. : Oeuvre de<br />

Secours aux Enfants et l’H.I.C.E.M. : Hebrew<br />

Immigration Committee.<br />

17 . Le temps <strong>des</strong> rafles, le sort <strong>des</strong> Juifs en France<br />

pendant la guerre Strasbourg Ville de Culture,<br />

1993. p. 88.<br />

18 . GRYNBERG, Anne. 1991 o.c.<br />

19 . YERUSHALMI, Yoseph Hayim. o.c. p. 61. Les<br />

“Memorbücher”... <strong>des</strong> Juifs ashkenases ont été<br />

conservés durant <strong>des</strong> siècles dans les archives<br />

<strong>des</strong> communautés...[ainsi que] la liste <strong>des</strong> persécutions<br />

et <strong>des</strong> martyrs qui devait être lue à<br />

haute voix, à la synagogue, à l’occasion <strong>des</strong> services<br />

anniversaires pour les morts... Le célèbre<br />

“Memorbuch” de Nuremberg... comprend un<br />

martyrologue et la liste <strong>des</strong> persécutions en<br />

Allemagne et en France, de la première croisade<br />

en 1096 à la peste noire de 1396.<br />

20 . GRYNBERG, Anne. 1994 o.c. p. 67. L’inscription<br />

complète s’énonce ainsi : “Des milliers de<br />

Juifs étrangers qui s’étaient réfugiés en France,<br />

furent arrêtés et internés en 1940 dans le camp<br />

de Rivesaltes, en zone libre. D’août à<br />

Octobre 1942 plus de 2 250 d’entre eux dont<br />

110 enfants furent livrés aux nazis par l’autorité<br />

de fait dite gouvernement de l’Etat Français.<br />

Déportés vers les camps d’extermination<br />

d’Auschwitz, presque tous furent assassinés<br />

parce qu’ils étaient nés Juifs. N’oublions jamais<br />

ces victimes de la haine raciale et xénophobe.”<br />

21 . PAXTON Robert O., titre original : Vichy<br />

France, Old guard and new order, 1940-1944,<br />

1972. Pour la traduction française : La France<br />

de Vichy . Paris : Seuil, Point Histoire, 1973.<br />

p. 309.<br />

22. PAXTON Robert O., o.c. p. 171-182.<br />

23. Rappelons que l’Espagne franquiste a acueilli<br />

les Juifs fuyant les persécutions, sans pour<br />

autant les interner, contrairement à la Suisse.<br />

24 . Mon père et son frère ont fondé en 1928<br />

l’imprimerie “Horo”, rue du Faisan à<br />

Strasbourg. En 1939, cette imprimerie, devenue<br />

la plus moderne de la ville, s’était spécialisée<br />

dans l’impression de thèses de la Faculté de<br />

Médecine. Aryanisée pendant la guerre, l’entreprise<br />

a été rachetée en 1946 par les frères<br />

Sussmann. Elle disparaîtra vers 1970.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

48<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

49


SYLVIE MAURER<br />

Fidélité<br />

aux écritures saintes<br />

En effet, au fil <strong>des</strong> investigations, est<br />

apparue une polémique sur l’authenticité<br />

<strong>des</strong> faits développés. On reprochait aux<br />

auteurs une grave infidélité à l’histoire<br />

fondatrice, qui rendait les écrits caduques,<br />

voire blasphématoires. Cette controverse<br />

mettait en relief leurs enjeux, dans ce<br />

contexte politico-religieux.<br />

Il est donc possible à partir d’une étude<br />

sur les usages et les fonctions de ces textes<br />

de mieux comprendre les règles que le<br />

groupe se donne pour évaluer le degré de<br />

fidélité ou d’infidélité à l’histoire, et d’en<br />

comprendre les enjeux.<br />

Une correspondance,<br />

<strong>des</strong> listes, <strong>des</strong> écritures<br />

domestiques, <strong>des</strong> deman<strong>des</strong><br />

de prières inscrites<br />

dans un cahier déposé<br />

dans un sanctuaire,<br />

<strong>des</strong> prières qui ont pour<br />

vocation de soulager<br />

la souffrance, un journal<br />

intime, tels sont les nombreux<br />

faits et traces qui illustrent<br />

l’expression d’«écritures<br />

ordinaires».<br />

Sylvie MAURER<br />

Institut d’Ethnologie<br />

Laboratoire de Sociologie<br />

de la Culture Européenne<br />

Ce thème mobilise ces dernières<br />

années un bon nombre de<br />

chercheurs (1) qui s’efforcent d’explorer<br />

un espace peu abordé jusqu’à présent,<br />

ou du moins par <strong>des</strong> approches différentes.<br />

Constatant la quasi-absence de questions<br />

détaillées sur l’écriture dans les enquêtes qui<br />

traitent <strong>des</strong> «pratiques culturelles <strong>des</strong><br />

Français», les anthropologues se proposent<br />

d’analyser non pas les productions écrites,<br />

mais l’attitude <strong>des</strong> personnes qui écrivent, sur<br />

la manière dont elles utilisent ce mode<br />

d’expression, et l’usage qu’en font les<br />

lecteurs.<br />

La fonction essentielle <strong>des</strong> écritures<br />

ordinaires est de laisser <strong>des</strong> traces. L’écrit<br />

fige, donne forme à l’expérience, assure la<br />

durée, et dispense les témoins de leur stricte<br />

mission mémorielle. L’acte d’appropriation<br />

du texte se réalise alors à deux niveaux, personnel<br />

et collectif. Car dans toute production<br />

scripturaire, il y a une empreinte de la<br />

personnalité de l’auteur, de la manière dont<br />

il s’approprie ce mode de communication,<br />

et dont il appréhende le monde qui<br />

l’entoure.<br />

Parallèlement, l’ordre social impose à la<br />

personne qui écrit un cadre précis, où son<br />

texte doit être situé à sa juste place. Par ce<br />

jeu de renvoi entre la société et l’auteur,<br />

l’écrit décline les facettes <strong>des</strong> règles du lien<br />

social; et vouloir en cerner les usages,<br />

revient à scruter la société.<br />

Mes dernières recherches m’ont entraînée<br />

au sein d’un groupe de pèlerins qui<br />

vont à Neubois (près de Sélestat), vénérer<br />

Notre-Dame, apparue en ces lieux entre<br />

1872 et 1880. Parce qu’ils étaient à<br />

l’époque imprégnés d’un lourd contexte<br />

politique, les faits n’ont pas été reconnus<br />

par l’Eglise, ce que les pèlerins actuels<br />

regrettent amèrement.<br />

A partir de cette expérience il est possible<br />

de dégager un système de représentation<br />

du monde original, élaboré par les<br />

membres de ce groupe, où se mêlent histoire,<br />

traditionalisme catholique et idéologie<br />

nationaliste, le tout articulé autour de la<br />

pensée de Joseph de Maistre, qui prône une<br />

société théocratique.<br />

Ce système est diffusé auprès du public<br />

au moyen de cassettes, conférences et écrits<br />

<strong>des</strong> plus divers (ouvrages, brochures, polycopiés...),<br />

mêlant histoire locale, hagiographie,<br />

<strong>des</strong> récits bibliques, et une certaine<br />

forme d’écriture biographique. Dans un tel<br />

contexte, ce mode de communication prime<br />

largement sur l’oralité. Ses fonctions et ses<br />

usages semblaient décliner tout un mode de<br />

pensée et de rapport au groupe, qui par<br />

moment laissait place à <strong>des</strong> conflits, révélateurs<br />

d’enjeux de pouvoir.<br />

Des écrits en tout genre<br />

Une «littérature» extrêmement diverse<br />

fait l’objet d’une intense manipulation, par<br />

le don, le prêt, ou la vente. Pour les lectures<br />

livresques, deux ouvrages se partagent la<br />

tête de liste: Notre-Dame de Neubois -<br />

Protectrice de la France et de la papauté de<br />

Gilles Lameire, et Le coeur qui saigne de<br />

Catherine Margaret (alias la Petite Sophie).<br />

Le premier livre récapitule l’ensemble de la<br />

«spiritualité de Neubois» (2) , et le second<br />

pourrait s’intituler: «Le guide pédagogique<br />

du parfait pèlerin».<br />

Des articles, <strong>des</strong> textes polycopiés ou<br />

<strong>des</strong> fascicules circulent également parmi les<br />

«initiés», et sont souvent le support d’une<br />

polémique autour de l’authenticité <strong>des</strong> phénomènes<br />

d’apparition au siècle dernier.<br />

Enfin, à cette liste doivent être ajoutés les<br />

carnets d’un pèlerin, appelé M.B.<br />

Chacun de ces écrits a été élaboré dans<br />

un but précis, pour un usage et <strong>des</strong> <strong>des</strong>tinataires<br />

bien particuliers. Ainsi, les premiers<br />

sont diffusés à un large public dépassant<br />

les frontières du pèlerinage (vente en<br />

librairies religieuses et dans d’autres lieux<br />

de rencontre). Les seconds, composés<br />

d’articles et fascicules, sont exclusivement<br />

réservés aux fidèles à Notre-Dame de<br />

Neubois, et enfin, les derniers sont à usage<br />

personnel.<br />

L’annonce aux bergers, env. 1440,<br />

© Rijksmuseum Heeet Catharijneconvent, Utrecht.<br />

Le livre de Gilles Lameire a été publié à<br />

compte d’auteur en 1978. Pour les pèlerins,<br />

il représente l’ouvrage de base pour comprendre<br />

l’histoire originelle du pèlerinage,<br />

mais également sa «spiritualité». Ainsi, tout<br />

au long de ses 257 pages, le lecteur<br />

découvre un vaste exposé <strong>des</strong> faits qui ont<br />

marqué l’histoire du pèlerinage, avec<br />

nombre détails et citations de documents<br />

originaux, associé à trois chapitres, dans<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

50<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

51


lesquels sont développées les gran<strong>des</strong> lignes<br />

d’une théorie interprétative <strong>des</strong> manifestations<br />

divines.<br />

Pour l’auteur, la permanence <strong>des</strong> phénomènes<br />

merveilleux dans le monde prouve<br />

non seulement l’existence de Dieu, mais<br />

également sa volonté de soumettre les<br />

hommes à son plan. Il n’existe pas de<br />

hasard, mais une loi divine qui régit l’univers<br />

entier. Ainsi, les phénomènes merveilleux<br />

observés depuis <strong>des</strong> siècles sont les<br />

indices de ce vaste plan, et leur interprétation<br />

permettrait de déterminer <strong>des</strong> lois, et<br />

éventuellement par extrapolation, de prédire<br />

l’avenir. Un tel raisonnement amène<br />

Gilles Lameire à justifier l’authenticité <strong>des</strong><br />

apparitions de Neubois, et à les considérer<br />

comme le point central d’où émanera la<br />

rédemption divine.<br />

Le coeur qui saigne est un livre que les<br />

fidèles peuvent se procurer les jours de<br />

pèlerinage. Egalement enregistré sur deux<br />

cassettes, ce récit raconte la vie d’une<br />

jeune adolescente polonaise, émigrée en<br />

France, qui doit renoncer à un état de bienêtre<br />

presque total pour affronter seule les<br />

dangers de la vie moderne, et cela jusqu’à<br />

connaître <strong>des</strong> moments tragiques de<br />

détresse. A travers cette expérience, la<br />

Petite Sophie cherche à atteindre le salut,<br />

grâce au soutien inaltérable de sa «Maman<br />

du ciel».<br />

Pour accéder à ce monde extraordinaire,<br />

le livre se présente sous une forme très<br />

simple, accessible à <strong>des</strong> sensibilités enfantines.<br />

Ses trente trois chapitres sont courts<br />

(5 à 6 pages), écrits en gros caractère, abondamment<br />

illustrés de <strong>des</strong>sins naïfs, et dont<br />

le style narratif puéril est proche de celui<br />

d’un conte.<br />

Pour le lecteur, le livre n’est pas une<br />

simple biographie, il contient une réelle<br />

dimension pédagogique. En donnant un<br />

sens à leurs souffrances, il procure du<br />

réconfort à ceux qui connaissent <strong>des</strong><br />

épreuves difficiles dans leur existence.<br />

Chacun d’entre eux, pour affirmer sa personnalité<br />

la plus profonde, et se réaliser<br />

pleinement, devra suivre un parcours parsemé<br />

d’épreuves qui lui révèlera ce qu’il a<br />

au plus profond de lui-même, et qui lui permettra<br />

de quitter l’emprise du mal, pour<br />

finalement se libérer.<br />

La vingtaine de brochures réalisées par<br />

M.G. sont <strong>des</strong> retranscriptions dactylographiées<br />

de documents relatifs aux phénomènes<br />

d’apparitions du siècle dernier,<br />

conservés aux Archives Départementales<br />

du Bas-Rhin. Leur couverture est de préférence<br />

colorée, et illustrée. Mais dans la présentation,<br />

on retiendra surtout le souci<br />

d’exactitude et de fidélité de l’auteur aux<br />

documents authentiques.<br />

L’existence de ces brochures parmi les<br />

fidèles est fortement liée à la personnalité<br />

de M.G. Ce dernier, très actif durant les premières<br />

années du pèlerinage (1984-1988),<br />

fut peu à peu mis à l’écart, pour avoir tenu<br />

<strong>des</strong> propos contestataires qui visaient le<br />

livre de Gilles Lameire dans lequel il disait<br />

avoir décelé <strong>des</strong> inexactitu<strong>des</strong> concernant le<br />

déroulement de l’enquête canonique. Ses<br />

efforts qui visaient à «rétablir la vérité»,<br />

n’ayant pas eu de succès auprès <strong>des</strong> pèlerins,<br />

il se tourna vers les habitants du village,<br />

et leur proposa ses brochures. Sa<br />

démarche attira néanmoins les responsables<br />

du pèlerinage qui seraient actuellement en<br />

possession de ses écrits.<br />

Les fidèles les plus assidus possèdent<br />

également les messages de la Vierge à un<br />

«voyant». Ces écrits dactylographiés et<br />

polycopiés de 14 pages, où vingt-sept<br />

textes se succèdent par ordre chronologique<br />

(du 10.4.1978 au 13.8.1988),<br />

seraient, d’après les adeptes, la retranscription<br />

de déclarations prophétiques de la<br />

Vierge que le «voyant» a enregistré sur les<br />

lieux <strong>des</strong> apparitions, en présence d’une<br />

secrétaire. Dans ces textes, Notre-Dame de<br />

Neubois promet beaucoup de grâces et de<br />

bienfaits aux pèlerins fidèles; mais dans le<br />

cas contraire, elle prédit <strong>des</strong> heures<br />

sombres.<br />

Outre ce don de voyance, on attribue à<br />

l’auteur <strong>des</strong> qualités de «mystique»,<br />

d’ascète et de stigmatisé. Mais sa ferveur<br />

excessive aurait à la longue attiré la<br />

méfiance de certains, et une réputation<br />

défavorable finit par le dissuader de se<br />

montrer sur les lieux <strong>des</strong> apparitions.<br />

L’affaire ne semble pourtant pas terminée,<br />

car au fond d’eux-mêmes, quelques fidèles<br />

se demandent s’il n’y a pas finalement un<br />

fond de vérité.<br />

Le dernier type d’écrits est attribué à un<br />

auteur appelé M.B., qui est un homme très<br />

pieux, qui participe à la préparation <strong>des</strong><br />

manifestations et prend en charge les chants<br />

et les méditations. Il est très apprécié <strong>des</strong><br />

pèlerins pour sa simplicité, sa gentillesse, sa<br />

disponibilité et sa piété exemplaire.<br />

M.B. inscrit dans un carnet <strong>des</strong> extraits<br />

de lectures ou <strong>des</strong> pensées qui surviennent<br />

lors de méditations. On m’a confié l’existence<br />

de trois carnets, de format réduit,<br />

écrits en pleine page sur de petits carreaux,<br />

avec une couverture dorée, où quelques<br />

cartes postales illustrent <strong>des</strong> scènes pieuses.<br />

Ces carnets sont soignés, et les titres surlignés<br />

de couleurs différentes.<br />

Le premier document est à usage personnel<br />

et s’apparente à un journal intime,<br />

dans lequel M.B. note <strong>des</strong> événements ou<br />

<strong>des</strong> messages qu’il attribue à <strong>des</strong> puissances<br />

divines. Je n’ai malheureusement pas pu<br />

conserver trace de ce manuscrit.<br />

Le second carnet est consacré à <strong>des</strong><br />

extraits de deux ouvrages, dont les références<br />

restent imprécises. Il s’agit tout<br />

d’abord de quelques pages traduites de<br />

l’Allemand du livre Apparitions de la Très<br />

Sainte Vierge à Heroldsbach (3) , dont l’histoire<br />

présente un grand nombre de similitu<strong>des</strong><br />

avec celle de Neubois; c’est pour cette<br />

raison que ces passages ont été sélectionnés.<br />

Le second ouvrage retenu traite du secret de<br />

La Salette (4) , dont on nous propose également<br />

quelques extraits.<br />

Le troisième carnet est entièrement consacré<br />

à <strong>des</strong> Révélations au cours d’exorcismes;<br />

tel est son titre. Il s’agit d’une succession de<br />

messages divins prononcés par <strong>des</strong> possédés<br />

en situation d’exorcisme. Les raisons du<br />

choix de ces textes sont précisées dans une<br />

phrase mise en exergue: «Un jour tomba <strong>des</strong><br />

lèvres de Thérèse d’Avila: «Même si cela<br />

vient du malin, retenez ce qui est bon; il sera<br />

bien roulé».<br />

Plus loin, il est écrit: «Dieu, voyant<br />

l’incrédulité <strong>des</strong> hommes, se sert <strong>des</strong> démons<br />

pour ranimer la foi». Les 86 pages sont organisées<br />

par chapitres dont chacun contient <strong>des</strong><br />

citations, et est invariablement présenté de la<br />

manière suivante: D: Message: «C’est la<br />

Sainte Trinité mais aussi l’Immaculée, la<br />

Dame du sacrifice qui ordonnent de parler.<br />

Mais je ne désire pas parler». Cette dernière<br />

phrase est répétée comme une formule, et<br />

revient à la fin de chaque extrait: «Je ne veux<br />

pas parler».<br />

Une dimension religieuse<br />

Les fonctions <strong>des</strong> traces écrites rassemblées<br />

dans ce corpus sont multiples, et peuvent<br />

être religieuses, thérapeutiques, intégratives,<br />

mémorielles, ou biographiques;<br />

mais de toute évidence, leur dénominateur<br />

commun est la dimension religieuse.<br />

En règle générale, la démarche votive est<br />

une conduite thérapeutique, et une <strong>des</strong> activités<br />

<strong>des</strong> fidèles est de devenir <strong>des</strong> producteurs<br />

d’écrits. Par ce moyen, ils entrent dans<br />

le dispositif curatif. Alors la question qui se<br />

pose est de savoir comment se représententils<br />

l’écriture, pour qu’elle puisse être investie<br />

d’un tel pouvoir?<br />

L’un <strong>des</strong> principes fondamentaux de la<br />

démarche votive est de faire communiquer<br />

la terre et le ciel. Le geste scripturaire est<br />

alors <strong>des</strong>tiné à instaurer une relation avec le<br />

surnaturel, dans la mesure où il s’impose au<br />

lecteur par le support du texte merveilleux.<br />

Par ce processus, l’écrit est considéré<br />

comme étant investi d’une force qui le différencie<br />

d’un autre, dit «profane». Dans ce<br />

contexte, la production scripturaire est en<br />

quelque sorte pensée comme une impulsion<br />

du Très-Haut, et l’auteur serait le vecteur<br />

par lequel cette puissance parvient jusqu’au<br />

monde matériel. Celui qui écrit devient<br />

alors l’«instrument» de la Toute-Puissance.<br />

Dans les textes prophétiques de la<br />

Vierge, M.L. manifeste un souci permanent<br />

de précision. Les dates, les lieux, les<br />

horaires, les circonstances au cours <strong>des</strong>quelles<br />

les messages lui sont transmis, sont<br />

autant de détails qui démontrent une<br />

volonté de retranscrire une réalité, un vécu.<br />

Le scripteur se considère comme un intercesseur,<br />

un instrument par lequel la Vierge<br />

transmet ses volontés, comme s’il fallait un<br />

intermédiaire entre les instances divines et<br />

les fidèles. Par exemple, il note: «La Vierge<br />

vient d’arriver à l’instant - elle vous adresse<br />

ces paroles - je les ai prises en Araméen».<br />

La fonction d’instrument est également<br />

revendiquée par M.B., à propos d’un de ses<br />

recueils de pensées. Lorsque dans un cadre<br />

intime, «détaché» du quotidien, il se met à<br />

méditer, se déverse un flot de paroles, qui<br />

pour lui, seraient dictées par l’ordre divin.<br />

Le carnet consacré aux Révélations au<br />

cours d’exorcismes montre que Dieu est<br />

plus fort que tout, car même le possédé,<br />

sous l’emprise du démon, ne peut s’empêcher<br />

de parler. Les paroles ont été en effet<br />

prononcées sous la contrainte divine par<br />

l’intermédiaire d’adjurations de l’exorciste.<br />

A un degré moindre, le livre de la Petite<br />

Sophie contient également une dimension<br />

merveilleuse. Dans le récit, la chronologie de<br />

l’histoire semble faire défaut, remplacée par<br />

une a-temporalité qui laisse penser que l’adolescente<br />

évolue dans un temps extraordinaire,<br />

une dimension irréelle. Ainsi troublé,<br />

le lecteur oscille entre un monde à la limite<br />

de l’imaginaire et du réel. Les commentaires<br />

<strong>des</strong> pèlerins montrent d’ailleurs que<br />

l’héroïne à leurs yeux est élue de Dieu, car<br />

elle possède <strong>des</strong> dons exceptionnels, comme<br />

celui de voyance, porter <strong>des</strong> stigmates.<br />

Toujours selon les témoignages, ce livre<br />

a également un pouvoir magique. Une pèlerine<br />

explique qu’après l’avoir lu, elle fut<br />

convaincue d’avoir été missionnée par Dieu<br />

pour réaliser un projet grandiose. Alors<br />

qu’elle le laissait négligemment traîner, une<br />

petite voix lui rappelait sa présence, en sussurant<br />

à son oreille: «Lis ce livre, lis ce<br />

livre», ce qui l’a convaincue que Dieu<br />

l’avait menée à Neubois.<br />

Les autres écrits, comme ceux de Gilles<br />

Lameire et de M.G., démontrent également<br />

la nécessité d’être fidèle aux paroles<br />

divines. Leur souci d’exactitude se situe audelà<br />

de la fidélité, il est un devoir de rester<br />

conforme aux volontés divines, car une<br />

interprétation trop abusive risquerait de<br />

fausser le sens <strong>des</strong> messages, et par extrapolation,<br />

falsifier le plan de Dieu. Ce serait<br />

en quelque sorte profaner <strong>des</strong> paroles<br />

sacrées.<br />

Un pouvoir thérapeutique<br />

En règle générale, l’existence d’une relation<br />

entre le scripteur et le personnage céleste<br />

est affirmée par une demande, une invocation,<br />

un remerciement ou un hommage, sans<br />

qu’il y ait promesse de réciprocité; tel est le<br />

cas <strong>des</strong> intentions de prières déposées dans<br />

les sanctuaires. Le pouvoir thérapeutique est<br />

contenu dans le message que l’entité supérieure<br />

<strong>des</strong>tine à ses instruments.<br />

Les prophéties adressées à M.L. ont pour<br />

vocation de rassurer les fidèles inquiets de<br />

leur avenir, de leur donner <strong>des</strong> directives<br />

afin d’affronter les temps difficiles. Quant<br />

au livre de la Petite Sophie, le pouvoir thérapeutique<br />

se loge dans les situations<br />

décrites dans le récit. Le parcours «initiatique»<br />

de l’adolescente consiste à subir <strong>des</strong><br />

épreuves difficiles où elle expérimente la<br />

souffrance physique et morale. Le chemin<br />

si périlleux qu’elle suit avec tant de persévérance<br />

l’amène à donner un sens à cette<br />

souffrance. Son itinéraire lui permet d’en<br />

élucider les causes au moyen <strong>des</strong> représentations<br />

qu’elle se fait de la maladie et du<br />

mal. Par un processus d’identification à<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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l’héroïne, le croyant pourra être délivré <strong>des</strong><br />

souffrances qu’il endure quotidiennement<br />

et finalement se libérer.<br />

Une fonction d’intégration<br />

L’écrit assure la durée et dispense les<br />

témoins de leur stricte mission mémorielle.<br />

Il fige le souvenir, et assure la continuité<br />

d’une histoire fondatrice. Reconnaître le<br />

récit fondateur, c’est accepter en quelque<br />

sorte de faire partie du groupe qui le considère<br />

comme tel. A travers les usages <strong>des</strong><br />

écrits, cette dimension prend forme.<br />

Le fait de posséder un exemplaire du livre<br />

de la Petite Sophie, et d’en reconnaître les<br />

valeurs sont les conditions fondamentales<br />

pour être intégré dans le groupe. Les informations<br />

concernant l’héroïne semblent réservées<br />

à <strong>des</strong> personnes privilégiées, comme si un<br />

secret était entretenu autour d’elle. Le fait de<br />

mériter de connaître l’expérience de l’adolescente,<br />

revient à suivre un certain cheminement,<br />

afin d’apprécier et d’intégrer les valeurs<br />

que partagent les pèlerins. Le postulant devra<br />

justifier d’une expérience et d’une connaissance<br />

pour atteindre le statut d’«initié». Pour<br />

cette raison la circulation du livre se fait selon<br />

<strong>des</strong> règles imposées par le groupe; on ne le<br />

prête et ne le donne pas à n’importe qui car les<br />

enjeux sont trop importants.<br />

Il en va de même pour les travaux de<br />

Gilles Lameire qui, pour comprendre les<br />

analyses <strong>des</strong> phénomènes d’apparition,<br />

nécessitent d’avoir intégré une culture et<br />

une logique particulière que les pèlerins<br />

appellent la «spiritualité de Neubois».<br />

Faire du lien social<br />

Une fois «installé» dans le rite, l’écrit<br />

décline toutes les facettes du lien social. Le<br />

message écrit devient le témoin du regard<br />

que les individus portent sur leur société et<br />

d’une certaine manière, par leurs représentations<br />

écrites, les auteurs recréent la société<br />

à laquelle ils appartiennent. L’écrit instaure<br />

<strong>des</strong> liens, puisqu’il inscrit <strong>des</strong> individus<br />

dans une histoire commune, dotée de<br />

valeurs particulières au groupe. Ainsi, il<br />

peut être le vecteur d’une identité pour la<br />

communauté.<br />

Cette histoire et ces valeurs communes,<br />

Gilles Lameire a pour vocation de les transmettre<br />

aux fidèles. Son livre, qui développe<br />

longuement l’histoire fondatrice du pèlerinage,<br />

comprend trois chapitres qui expliquent<br />

au lecteur le sens <strong>des</strong> apparitions de<br />

la Vierge à Neubois.<br />

Les carnets de M.B. contiennent également<br />

les valeurs défendues par le groupe de<br />

pèlerins; les intitulés <strong>des</strong> chapitres sont très<br />

évocateurs <strong>des</strong> valeurs traditionalistes. Par<br />

moment, il donne l’impression de vouloir<br />

transmettre au lecteur une sorte de morale,<br />

et de le mettre en garde contre <strong>des</strong> ennemis<br />

potentiels. On peut citer pour exemple: «La<br />

Très Sainte Vierge pleure sur les âmes perdues<br />

à jamais parce que personne fait <strong>des</strong><br />

sacrifices; Avec Jean-Paul II l’Eglise gît<br />

complètement à terre; Ecône est le rampart<br />

contre l’Eglise apostate...».<br />

Il en va de même pour le livre du Coeur<br />

qui saigne, dans lequel se trouvent <strong>des</strong><br />

règles à suivre pour une vie meilleure, telles<br />

que: reconnaître la souffrance comme un<br />

sacrifice, identifier son existence à celle du<br />

Christ, adorer le sang du Seigneur, oeuvrer<br />

pour la grandeur de la France.<br />

Du «vous» au «je»<br />

La conquête du texte se présente toujours<br />

comme un récit de quête héroïque.<br />

L’écrit fonde une histoire commune, mais<br />

dans le même mouvement, l’acte d’écrire,<br />

fut-il réduit à l’apposition d’une signature,<br />

incorpore une identité, une expérience; car<br />

c’est toujours un sujet qui écrit de sa main.<br />

Peu à peu, nos textes se déclinent sur un<br />

mode autobiophaphique. Il ne s’agit plus<br />

seulement d’inscrire le social dans une existence,<br />

mais également d’affirmer une singularité<br />

à partir de la masse de textes qui<br />

sont proposés.<br />

Pour notre corpus, tout écrit est signé par<br />

son auteur (hormis celui de M.G. qui le<br />

remet aux intéressés). Cette personnalisation<br />

se réalise à différents niveaux. Elle peut<br />

se faire par l’utilisation d’un pseudonyme,<br />

comme pour la Petite Sophie, ou encore,<br />

dans les notes de M.B. - qui sont à usage<br />

personnel, mais qui appellent néanmoins la<br />

nécessité d’un lecteur -, on peut lire: «Le 16<br />

août 1988 à 15h30, à Guebwiller (suivi de<br />

l’adresse), et signé: «Un chrétien baptisé et<br />

confirmé par la Sainte Eglise Catholique<br />

Apostolique Romaine». Laisser une trace<br />

du moment et du lieu fait entrevoir la<br />

volonté de l’auteur de figer à jamais ce<br />

moment et sa signature vient d’une certaine<br />

manière attester (au nom de l’Eglise) et<br />

garantir sérieux et authenticité.<br />

Mais dans l’ensemble de notre corpus,<br />

les messages à M.L. sont les plus significatifs.<br />

Malgré sa volonté de rester fidèle aux<br />

paroles de la Vierge, au fil <strong>des</strong> pages, on<br />

voit l’auteur s’impliquer discrètement dans<br />

ses écrits. Les premières citations se terminent<br />

par une formule, une bénédiction - «Le<br />

Père, le Fils et le Saint-Esprit» -, puis il<br />

appose la signature de la Vierge - «Votre<br />

Maman chérie qui vous aime» -, pour finalement<br />

signer de sa propre main.<br />

Dans l’usage <strong>des</strong> pronoms, l’auteur<br />

s’implique progressivement dans les messages<br />

qu’il dit recevoir, et glisse du «vous»<br />

au «nous», puis le «nous» se transforme en<br />

«tu». La relation devient progressivement<br />

duelle. La Vierge ne s’adresse plus au<br />

groupe, mais à l’auteur personnellement:<br />

«Mon fils bien-aimé, j’exaucerai tes<br />

deman<strong>des</strong>».<br />

L’usage du «tu», qui vise apparemment<br />

à faire état d’une relation personnelle et privilégiée<br />

avec la puissance divine, laisse<br />

transparaître une volonté de l’auteur de se<br />

voir soulagé de ses tourments. Ainsi, progressivement,<br />

le texte donne forme à<br />

l’expérience.<br />

La guerre <strong>des</strong> écrits<br />

L’écriture ordinaire n’a d’existence possible<br />

que comme empreinte de l’ordre<br />

social, ou comme tentative d’y échapper.<br />

Dans certains cas, l’écriture viserait à<br />

échapper à l’inscription du pouvoir. On y<br />

distingue alors un axe précis entre la soumission<br />

et l’émancipation, qui peut être<br />

motivé par une certaine fidélité aux normes<br />

fixées par la société, ou une certaine infidélité<br />

aux règles imposées.<br />

A travers l’analyse de notre échantillon<br />

apparait de plus en plus nettement une préoccupation<br />

de se conformer à la réalité et à<br />

l’authenticité <strong>des</strong> faits fondateurs du système<br />

de croyances véhiculé dans le groupe,<br />

afin de légitimer la «spiritualité». Mais dans<br />

les commentaires apparaissent <strong>des</strong> tensions<br />

génératrices de conflits, où les débats portent<br />

sur une certaine fidélité ou infidélité à<br />

l’histoire fondatrice. Ces observations amènent<br />

à s’interroger sur les critères qui font<br />

basculer les écrits soit du côté de la fidélité,<br />

soit du côté de l’infidélité.<br />

Puisque l’écrit est une «quête héroïque»<br />

du scripteur, elle est de facto imprégnée de<br />

l’expérience de ce dernier, s’éloigne de ce<br />

qui devrait être authentique pour laisser une<br />

porte entrouverte à diverses formes d’interprétations.<br />

Cependant, les règles du groupe<br />

reconnaissent une seule interprétation possible,<br />

et toute autre qui lui serait infidèle, est<br />

à rejeter. Ainsi, l’émancipation sera punie<br />

d’exclusion.<br />

L’enquête effectuée de 1989 à 1992<br />

révèle que la controverse sur les écrits relatifs<br />

aux apparitions s’est longtemps focalisée<br />

sur les activités de l’abbé Adam, à<br />

l’époque chargé d’informer l’évêque sur<br />

l’évolution <strong>des</strong> événements (de 1874 à<br />

1880). S’appuyant sur d’anciens témoignages<br />

colportés de génération en génération,<br />

certains l’accusent d’avoir eu recours<br />

à <strong>des</strong> pratiques violentes afin d’extorquer<br />

<strong>des</strong> rétractations, alors que d’autres sont<br />

moins catégoriques, faute de preuves.<br />

Néanmoins, cette période semble représenter<br />

un argument pour ceux qui cherchent à<br />

démontrer la véracité <strong>des</strong> apparitions;<br />

puisque l’abbé aurait obtenu les désavoeux<br />

sous la menace, ils deviennent caduques,<br />

car mensongers, et de ce fait, l’hypothèse de<br />

la véracité <strong>des</strong> apparitions reste entière.<br />

C’est ainsi que les fascicules de M.G.<br />

semblent vouloir faire appel à l’esprit<br />

rationnel et critique du lecteur, car l’auteur<br />

fait remarquer que les «rétractations<br />

recueillies émanent uniquement d’enfants<br />

mineurs, alors que de nombreux adultes<br />

domiciliés à Neubois figuraient parmi les<br />

voyants». Il termine en donnant ses sources,<br />

afin que le lecteur puisse forger son propre<br />

jugement.<br />

En bas de page, enfin, il explique comment<br />

se rendre à Neubois, et précise les<br />

horaires <strong>des</strong> offices religieux de la paroisse.<br />

Cette note se justifie par son malaise face à<br />

l’orientation politico-religieuse du groupe,<br />

car M.G. préférait se situer dans la ligne<br />

actuelle de l’Eglise. Ainsi, par «écriture<br />

interposée», il tentait de «canaliser» les<br />

centres d’intérêt <strong>des</strong> lecteurs, pour les attirer<br />

de son côté. Pourtant, ces querelles se<br />

sont soldées par l’exclusion de M.G. du<br />

groupe de pèlerins.<br />

Une autre polémique sur fond d’authenticité<br />

toucha également M.L. Ce dernier<br />

s’est vu rejeté du groupe, et ses écrits proscrits<br />

lorsque l’authenticité de ses stigmates<br />

ainsi que sa fonction d’«instrument de<br />

Dieu» ont été mis en doute.<br />

Mais au-delà de leur caractère anecdotique,<br />

ces situations conflictuelles, relèvent<br />

d’une question fondamentale qui est: Qu’a<br />

t-on le droit d’écrire? Et s’il y a infidélité<br />

aux règles, qu’advient-t-il? Telle est la problématique<br />

liée aux finalités de l’écriture,<br />

dans sa production et ses usages. Les enjeux<br />

apparaissent importants, et provoquent une<br />

déstabilisation du groupe, car ils portent<br />

atteinte au pouvoir <strong>des</strong> représentants.<br />

En effet, l’écrit n’engage pas seulement<br />

le signataire, mais l’ensemble du groupe<br />

dont il se réclame. Et pour préserver son<br />

intégrité, la collectivité se doit de prendre<br />

<strong>des</strong> mesures de contrôle. Ainsi, une infidélité<br />

trop abusive aux règles du groupe et de<br />

l’histoire fondatrice sera punie d’exclusion,<br />

car il en va de sa propre survivance.<br />

Bibliographie<br />

CERTEAU (Michel de): L’invention du<br />

quotidien - arts de faire, Paris, Union générale<br />

d’édition, 1980.<br />

CHARTIER (Anne-Marie) et<br />

HEBRARD (Jean): «L’invention du quotidien<br />

- une lecture, <strong>des</strong> usages», in Le Débat,<br />

mars-avril 1988, n°49, p.97-108.<br />

FABRE (Daniel) - sous la direction de -<br />

Ecritures ordinaires, Paris, P.O.L, 1993.<br />

LAMEIRE (Gilles): Notre-Dame de<br />

Neubois - protectrice de la France et de la<br />

papauté - apparitions en Alsace, Saint-<br />

Germain-en-Laye, éd. Gilles Lameire et<br />

association, 1978.<br />

MARGARET (Catherine Sophie): Le<br />

cœur qui saigne, Ronchin, éd. Jules Hovine,<br />

1984.<br />

MAURER (Sylvie): La dévotion à<br />

Notre-Dame de Neubois, thèse de doctorat<br />

nouveau régime, Strasbourg, nov. 1993.<br />

Notes<br />

1. Daniel Fabre (sous la direction de.), Ecritures<br />

ordinaires, P.O.L, 1993.<br />

Travaux menés par une équipe de chercheurs,<br />

dans le cadre <strong>des</strong> appels d’offre de la Mission<br />

du Patrimoine Ethnologique.<br />

2. Il s’agit d’une expression employée par les responsables<br />

du pèlerinage, qui fait référence à leur<br />

système de croyance.<br />

3. Heroldsbach (Allemagne), est connu pour <strong>des</strong><br />

apparitions de la Vierge et du Christ Souffrant,<br />

ainsi que <strong>des</strong> miracles solaires, qui ont eu lieu<br />

de 1949 à 1951. Ce pèlerinage, fréquenté par le<br />

groupe alsacien, n’est pas reconnu par l’Eglise.<br />

4. La Salette est un haut lieu de pèlerinage français,<br />

dont les débuts datent de 1846, où deux<br />

enfants pâtres furent témoins de manifestations<br />

de Notre-Dame.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

54<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

55


MICHELE WOLFF - WERNER ENNINGER<br />

Les mennonites français,<br />

Pour l’observateur inattentif,<br />

le prototype de la fidélité<br />

en matière de religion pourrait<br />

être les Amishs <strong>des</strong> ordres<br />

conservateurs aux USA<br />

opposés aux Mennonites<br />

d’Alsace. Or cet article<br />

a l’intention de démontrer<br />

que la fidélité est aussi<br />

du côté <strong>des</strong> Mennonites<br />

qui n’ont pourtant rien gardé<br />

de l’apparence<br />

de leurs ancêtres.<br />

Michèle Wolff,<br />

Werner Enninger<br />

Université Essen, Allemagne<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

infidélité apparente<br />

Nous commencerons par brièvement<br />

définir ces deux groupes et après<br />

avoir décrit leurs attitu<strong>des</strong> différentes<br />

en face de l’évolution de la société dans<br />

laquelle ils vivent nous essayerons d’évaluer<br />

dans quelle mesure chacun d’entre eux est en<br />

fait resté fidèle aux grands principes de leur<br />

croyance.<br />

Amishs et Mennonites<br />

Le mouvement anabaptiste prend naissance<br />

au XVI e siècle. Au moment de la<br />

réforme par Zwingli en Suisse, certains de<br />

ses adeptes forment un premier schisme en<br />

Cimetière mennonite dans la France de l’Est<br />

56<br />

refusant le baptême <strong>des</strong> enfants. Ils seront<br />

nommés Anabaptistes par leurs opposants.<br />

Ils se recrutent dans toutes les classes de la<br />

société et leurs porte-parole sont <strong>des</strong> humanistes<br />

cultivés. Les persécutions décimeront<br />

la tête du mouvement et à partir de ce<br />

moment les Anabaptistes seront en majorité<br />

issus de la classe paysanne suisse. Pour fuir<br />

les persécutions ils se réfugient dans le Jura<br />

suisse, en Alsace, dans le pays de<br />

Montbéliard, à Belfort et au Palatinat, où <strong>des</strong><br />

princes plus tolérants les accueillent comme<br />

cultivateurs hors pair. En 1693, Amman un<br />

prédicateur de Ste-Marie-aux-Mines, provoque<br />

un schisme profond entre les commu-<br />

nautés, en dénonçant le laisser-aller qui, à<br />

son avis caractérise les Anabaptistes de son<br />

époque. Ceux qui accepteront ses recommandations<br />

sévères seront appelés plus tard<br />

Amish. Les autres suivront bientôt un autre<br />

théoricien de la doctrine, Menno Simons et<br />

se nommeront Mennonites. Amishs et<br />

Mennonites, sont donc deux termes désignant<br />

les adeptes d’une même croyance.<br />

La doctrine anabaptiste<br />

Les Anabaptistes eux-mêmes estiment<br />

qu’ils ne suivent pas une doctrine particulière,<br />

mais que leur croyance est un mode de<br />

vie. Il s’agit de vivre le plus près possible de<br />

Jésus-Christ, afin d’être prêt le jour de sa<br />

mort. Cette croyance n’est pas soutenue par<br />

une église hiérarchisée, chaque membre<br />

d’une communauté est l’égal de l’autre et les<br />

Anciens sont choisis par tous. Dans le passé,<br />

ces Anciens n’étaient pas formés spécialement<br />

à cette tâche, de nos jours on a tendance<br />

à les choisir parmi ceux qui ont poursuivi<br />

leurs étu<strong>des</strong>, mais ce n’est pas une<br />

règle.<br />

S’il n’y a pas à proprement parler de<br />

doctrine, cette croyance s’appuie quand<br />

même sur <strong>des</strong> textes, fruits de décisions<br />

prises par les chefs du mouvement, réunis<br />

en consultation.<br />

En 1527, la confession de foi de<br />

Schleitheim est rédigée par Michel Sattler (1) ,<br />

et celle de Dordrecht, comportant 18<br />

articles est votée en 1632. Ce sont deux<br />

textes fondamentaux.<br />

Nous n’en retiendrons que les grands<br />

principes qui poseront les points de comparaison<br />

entre Amishs et Mennonites et nous<br />

permettront de définir en quoi consiste la<br />

vraie fidélité:<br />

– le baptême réservé aux jeunes adultes en<br />

ayant fait la demande,<br />

– la non violence,<br />

– le refus de prêter serment,<br />

– l’humilité.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

Nous ne nous appesantirons pas par<br />

exemple sur le «shunning», action d’isoler<br />

de la communauté celui qui pèche contre<br />

ces principes, car ce principe n’est plus respecté<br />

que par les Amishs. Cependant c’est<br />

sur ce point, ainsi qu’au sujet de certaines<br />

réglementations concernant les vêtements,<br />

qu’Amman provoqua une discussion puis<br />

un schisme. Le rapport à la fidélité ou à<br />

l’infidélité commença donc en 1693. Le fait<br />

de renforcer la discipline <strong>des</strong> Assemblées<br />

signifiait-il la fidélité à la tradition ou rompait-il<br />

avec la situation devenue traditionnelle<br />

<strong>des</strong> Anabaptistes au moment du<br />

schisme? Il s’agit plus généralement de<br />

définir la fidélité en matière de croyances<br />

religieuses.<br />

Fidélité et religion<br />

On nomme ceux qui assistent au culte:<br />

les fidèles. A quoi sont-ils fidèles? A leur<br />

croyance. Si la fidélité en religion consiste<br />

à s’attacher aux représentations visibles de<br />

celle-ci, à savoir, la liturgie, la langue de<br />

culte, la hiérarchie etc. on peut affirmer<br />

qu’aucune fidélité n’existe. Toutes les<br />

églises ont évolué sans pour cela perdre les<br />

images différenciées et représentatives <strong>des</strong><br />

croyances originelles. Donc la fidélité en<br />

matière de religion consiste à préserver une<br />

interprétation de l’enseignement <strong>des</strong> textes<br />

fondamentaux. Les églises catholique et<br />

protestante diffèrent au XX e siècle comme<br />

au XVI e dans leur interprétation <strong>des</strong> Écritures,<br />

même si toutes deux s’expriment<br />

maintenant dans la langue vernaculaire <strong>des</strong><br />

fidèles. Seuls les extrémistes voient une<br />

infidélité de l’église catholique dans le fait<br />

qu’elle a abandonné le latin, car la langue<br />

n’est qu’un élément visible de la croyance.<br />

Fidélité et tradition<br />

57<br />

Il semble qu’on ne doive pas confondre<br />

fidélité et tradition. La première est une attitude,<br />

la seconde un ensemble d’habitu<strong>des</strong>.<br />

On peut changer les secon<strong>des</strong> dans le détail,<br />

tout en restant fidèle à une certaine image<br />

léguée justement par cette tradition. Les<br />

deux notions n’existent pas au même niveau<br />

de l’organisation de la vie d’une communauté<br />

ou d’un individu. Si l’on représente<br />

ces niveaux différents dans un tableau, il<br />

devient évident que le rôle de l’individu<br />

dans la tradition est nul.<br />

Fidélité Tradition<br />

Individu<br />

x<br />

Communauté x x<br />

La tradition est composée d’une série de<br />

principes admis par une communauté et se<br />

reflétant dans <strong>des</strong> éléments concrets de la vie<br />

quotidienne de ses membres, manière de<br />

voir, de parler, coutumes ritualisées, costume,<br />

folklore, etc. La fidélité n’est pas<br />

visible, elle est un élément diachronique<br />

(s’exerçant dans le temps) difficile à cerner,<br />

prise dans la dialectique de la liberté personnelle<br />

et de l’appartenance à un groupe, et<br />

pouvant s’exercer sur une échelle de valeurs<br />

qui, elle, peut varier, entraînant parfois le<br />

reniement de celles qui semblaient prioritaires<br />

à un moment de la vie de l’individu<br />

alors qu’elles n’étaient que mises en avant<br />

par les circonstances, tandis que les valeurs<br />

fondamentales restaient en retrait, n’étant<br />

pas menacées. Par exemple un homme<br />

semble être parfaitement non-violent,<br />

comme le héros du film «chiens de paille» (2) ,<br />

mais se révèle sanguinaire le jour où son<br />

amour qui est une valeur supérieure à cette<br />

non violence est menacé. Il n’est pas infidèle<br />

à la non-violence qu’il reconnaît certainement<br />

comme une valeur fondamentale, mais<br />

la nécessité et la hiérarchie de ses valeurs<br />

l’entraîne à en préférer une autre à un<br />

moment d’urgence. La fidélité n’est pas<br />

quelque chose qui se traduit automatiquement<br />

en actes. Non seulement elle est prise<br />

dans la dialectique de la liberté individuelle<br />

et de l’appartenance au groupe, mais encore<br />

entre la dialectique de la priorité <strong>des</strong> valeurs<br />

et de la contrainte d’une situation. Comme


on peut le voir, elle se trouve toujours au carrefour<br />

d’un facteur abstrait et d’une réalisation<br />

sociale. Le jugement que l’observateur<br />

portera sur elle dépendra du point de vue où<br />

il se place, selon qu’il choisisse de juger<br />

d’après les apparences ou l’échelle de<br />

valeurs soutenant une conduite.<br />

On trouve ainsi les deux points de vue<br />

auxquels on peut se placer pour juger de la<br />

fidélité <strong>des</strong> Amishs/Mennonites dans deux<br />

documents différents. D’un côté le livre de<br />

Hostetler décrivant les Amishs en<br />

Amérique et soulignant leur fidélité au<br />

passé comme suit: Les Amishs sont souvent<br />

perçus par les autres Américains comme<br />

<strong>des</strong> reliques du passé, vivant une vie austère<br />

et rigide, vouée à l’inconfort et aux<br />

coutumes archaïques. Ils sont reçus comme<br />

renonçant à la fois au confort moderne et<br />

au rêve américain de succès et de progrès (3) .<br />

De l’autre, un article du magazine mennonite<br />

«Christ Seul», qui se termine ainsi:<br />

«Ce que le Seigneur recherche ce sont <strong>des</strong><br />

volontaires qui lui soient soumis joyeusement<br />

parce que sauvés par grâce au moyen<br />

de la foi, qui acceptent de reléguer leur<br />

particularISME [sic] au second plan»<br />

Cimmetière mennonite<br />

(Robert Oddos. 1994. p.11) (4) . L’auteur de<br />

cet article précise bien que tout volontaire<br />

sera accepté, que les Mennonites n’ont pas<br />

le monopole de la mission.<br />

Le problème est posé en termes clairs.<br />

S’agit-il pour être fidèle à la doctrine anabaptiste<br />

de s’habiller comme le faisaient les<br />

Anabaptistes du XVIII e siècle, ou s’agit-il de<br />

respecter une attitude en face de la religion.<br />

C’est un peu le débat de l’esprit et la lettre<br />

qui se retrouve ici. Les Amishs <strong>des</strong> USA respectant<br />

à la lettre la tradition, les Mennonites<br />

d’Alsace en ayant plutôt conservé l’esprit.<br />

Évolution sans trahison,<br />

fidélité dans l’infidélité:<br />

les Mennonites d’Alsace<br />

Amishs et Mennonites ne sauraient être<br />

plus différents les uns <strong>des</strong> autres qu’ils ne<br />

le sont en 1994. Ils partagent tous deux la<br />

croyance en la valeur du baptême pour un<br />

adulte qui le demande, mais au-delà de ce<br />

principe fondamental les autres règles soutenant<br />

leur doctrine ont adopté certaines<br />

nuances qui se traduisent même superficiellement.<br />

Un Mennonite d’Alsace (ils sont<br />

aujourd’hui environ 3000) ne se distingue<br />

apparemment pas de n’importe quel autre<br />

Alsacien. Physiquement aucun costume ne<br />

le signale. Selon son âge il sera linguistiquement<br />

bilingue (dialecte alsacien et français)<br />

ou monolingue (français). Certains,<br />

très âgés, dans les vallées de tout temps<br />

francophones de l’Alsace auront même<br />

quatre langues à leur service: le patois français<br />

de la région et le français auxquels<br />

s’ajoutent l’allemand standard qui était leur<br />

langue de culte et le dialecte alsacien (5) . Ce<br />

multilinguisme est caractéristique <strong>des</strong><br />

Mennonites de ces régions mais leur<br />

nombre est tellement réduit qu’il ne constitue<br />

pas un trait distinctif significatif de la<br />

communauté en général. Pendant longtemps<br />

les familles mennonites ont travaillé<br />

essentiellement dans l’agriculture. Ils<br />

avaient beaucoup d’enfants qui les aidaient<br />

aux champs. Entre le XVI e et le XIX e<br />

siècles, ils se différenciaient <strong>des</strong> agriculteurs<br />

alsaciens, car, employés par les puissants,<br />

ils n’étaient que fermiers de leurs<br />

terres et celles-ci étaient souvent situées<br />

dans <strong>des</strong> zones que les autres agriculteurs<br />

n’auraient pas su exploiter. Petit à petit ils<br />

sont aussi devenus propriétaires, ont eu<br />

moins d’enfants et surtout ont accepté l’idée<br />

que ceux-ci choisissent une autre voie que<br />

l’agriculture. Aujourd’hui il est normal<br />

qu’un enfant mennonite doué poursuive ses<br />

étu<strong>des</strong>. Cette évolution est celle de tous les<br />

paysans français en général et est dictée en<br />

partie par <strong>des</strong> changements de société auxquels<br />

même les Mennonites n’ont pas<br />

résisté. Dans leur lente assimilation à la culture<br />

dominante française, les Mennonites<br />

d’Alsace ont le mérite de n’avoir pas cédé<br />

à l’acculturation. Ils sont devenus profondément<br />

français protégeant leur religion<br />

comme un domaine réservé, mais dépourvu<br />

de tout signe extérieur de reconnaissance.<br />

La seule influence de la société dominante<br />

est l’abandon progressif de l’allemand<br />

comme langue de culte. Cette décision a<br />

accéléré le monolinguisme <strong>des</strong> jeunes<br />

Mennonites sans atteindre leur autonomie<br />

religieuse.<br />

Les Mennonites semblent conserver leur<br />

orientation religieuse et leurs priorités<br />

éthiques tout en reconnaissant que la séparation<br />

volontaire d’une société qui ne les<br />

rejette pas tiendrait du sectarisme, tandis<br />

que les Amishs vont à l’encontre de leur<br />

mo<strong>des</strong>tie fondamentale en ignorant les<br />

ouvertures de la société dominante dans le<br />

pays où ils vivent et en faisant comme si<br />

celle-ci était à l’affût <strong>des</strong> occasions de limiter<br />

leur autonomie. Quand on observe le<br />

multi-culturalisme américain surtout en ce<br />

qui concerne les religions, on peut constater<br />

que les craintes <strong>des</strong> Amishs ne sont pas<br />

fondées et ne sont que prétexte à un isolationnisme<br />

rigoureux. En cela ils sont fidèles<br />

à Amman qui provoqua le schisme de Ste-<br />

Marie-aux-Mines en 1693, sous prétexte<br />

que les Anabaptistes s’étaient laissé aller à<br />

porter <strong>des</strong> boutons à leurs vêtements, à ne<br />

pas pratiquer l’humble lavage <strong>des</strong> pieds<br />

assez fréquemment, à ne pas rejeter avec<br />

assez d’empressement le pécheur du sein de<br />

leur groupe.<br />

Les Anabaptistes ont toujours cherché à<br />

passer inaperçus pour la bonne raison qu’ils<br />

étaient poursuivis. Or de nos jours, les<br />

Mennonites d‘Alsace continuent à respecter<br />

ce principe de mo<strong>des</strong>tie, même s’ils sont<br />

absolument acceptés par la société dominante.<br />

Les Amishs, eux aussi acceptés par<br />

la société dominante, cherchent à s’en distinguer<br />

jusque dans les détails physiques, et<br />

vont ainsi à l’encontre de leur longue tradition<br />

de retenue. De plus leur refus d’intégration<br />

dans une société par ailleurs accueillante<br />

participe d’un sectarisme qui ne<br />

caractérisait pas le mouvement à l’origine.<br />

Fidèles au baptême pour adultes et à la<br />

mo<strong>des</strong>tie, comment réagissent les Mennonites<br />

aujourd’hui dans <strong>des</strong> situations les<br />

contraignant à porter les armes ou à prêter<br />

serment? Les Mennonites ont servi dans les<br />

groupes sanitaires tant qu’ils l’ont pu,<br />

même sous Napoléon. Au vingtième siècle,<br />

on trouve <strong>des</strong> cas exceptionnels de soldats<br />

mennonites enterrés dans les cimetières<br />

d’Alsace, mais on dénombre beaucoup<br />

d’objecteurs de conscience parmi eux et de<br />

nos jours ils favorisent systématiquement<br />

les possibilités de remplir leur devoir de<br />

citoyen sans porter les armes, dans le cadre<br />

de la coopération par exemple. Cependant<br />

il est sûr que de nombreux jeunes<br />

Mennonites effectuent leur service militaire<br />

sans se poser trop de questions.<br />

Pour ce qui est du serment, nous connaissons<br />

deux cas, celui d’un géomètre et celui<br />

d’un médecin (6) , tous deux mennonites ayant<br />

refusé de prêter serment avec les mots «je<br />

jure» et ayant été autorisés à le faire. Dans<br />

la vie courante ils éviteront le verbe «jurer»<br />

mais n’ont rien contre «promettre».<br />

Tout ce que nous venons de dire décrit<br />

la situation de lente assimilation <strong>des</strong><br />

Mennonites d’Alsace à la société française,<br />

mais leurs efforts pour adapter au mieux<br />

leurs principes et ceux du régime républicain<br />

du pays dans lequel ils vivent parlent<br />

en faveur de leur désir de fidélité à leur tradition.<br />

Il faut dire que cette tradition a été<br />

perturbée par une vague de piétisme qui a<br />

fortement influencé la plupart <strong>des</strong><br />

Assemblées, et c’est souvent à cette tradition<br />

piétiste qu’ils restent fidèles tout en<br />

croyant l’être à leur doctrine d’origine.<br />

Une autre idée de la fidélité:<br />

les Amishs<br />

Rien de clair dans la Bible n’indique<br />

qu’il faille refuser allégeance au gouvernement<br />

du pays dans lequel le chrétien vit. Le<br />

principe de l’inexistante théologie <strong>des</strong><br />

Anabaptistes est la pureté du coeur. Il faut<br />

vivre dans le présent en imitant Jésus-<br />

Christ. C’est une foi existentielle qui les<br />

anime. Il est certain que si le monde autour<br />

d’eux est un monde de péchés, ils doivent le<br />

refuser. Robert Friedmann écrit (7) Dans les<br />

textes anabaptistes on reconnaît un dualisme<br />

caractéristique du Nouveau<br />

Testament, sous la forme d’un dualisme<br />

absolu dans le cadre duquel les valeurs<br />

chrétiennes s’opposent absolument à celle<br />

du «monde corrompu». Les troisième et<br />

quatrième articles de la Confession de foi<br />

de Schleitheim en énoncent les principes à<br />

peu près en ces termes: Tous ceux qui suivent<br />

le démon et le monde n’ont rien à faire<br />

avec ceux qui sont appelés à Dieu, hors du<br />

monde. Tous ceux qui vivent dans le mal<br />

n’ont que faire du bien. Ou encore: toutes<br />

les créatures sont de deux sortes, bonnes ou<br />

mauvaises, croyantes ou incroyantes, obscures<br />

ou lumineuses, dans le monde et<br />

celles qui en sont sorties etc. (Friedmann, p.<br />

39). Le refus par les Amishs <strong>des</strong> facilités du<br />

confort moderne est théoriquement fondé<br />

sur cette séparation <strong>des</strong> deux mon<strong>des</strong>. Ils<br />

distinguent entre le monde amish et l’autre,<br />

mondain. Cette séparation intransigeante<br />

évoque maintes autres sectes résultats de<br />

schismes de la religion chrétienne, comme<br />

celle <strong>des</strong> Cathares par exemple. Si l’on<br />

évoque ces derniers, on se souvient<br />

qu’apparemment ils vivaient leur religion<br />

mêlés aux autres chrétiens <strong>des</strong> villages. Par<br />

là, il serait facile de conclure à un certain<br />

orgueil <strong>des</strong> sectaires amishs. Or, nous avons<br />

vu que l’orgueil est le défaut le plus stigmatisant<br />

dans leur échelle de valeur. La fidélité<br />

à leur tradition est ici quelque peu<br />

bafouée. Si l’on voulait pousser le paradoxe<br />

on dirait presque que les Mennonites<br />

d’Alsace, dispersés dans la région, auraient<br />

plus de raison de renforcer leur réseau en<br />

imposant à leurs membres <strong>des</strong> signes extérieurs<br />

de reconnaissance, alors que les communautés<br />

amishs américaines très resserrées<br />

et fermées sur elles-mêmes ne<br />

semblent par là que souligner de façon<br />

redondante leur séparation du monde.<br />

Il est clair que les principes qui nous ont<br />

servi de repères sont absolument respectés<br />

par les Amishs. Pas de service militaire, pas<br />

de serments, toutes choses qui leur sont rendues<br />

plus simples qu’à leurs coreligion-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

58<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

59


naires vivant en France où les règlements<br />

militaires sont différents et où leur intégration<br />

au monde provoque <strong>des</strong> situations où le<br />

serment est obligatoire. Ces situations sont<br />

rares aux USA pour les Amishs et le cinéma<br />

y a vu un thème de conflit pittoresque. On<br />

se souvient du film américain (8) dans lequel<br />

le père amish du bébé tué par de jeunes<br />

voyous refuse de porter plainte devant le tribunal<br />

à cause du serment. En apparence<br />

donc, les Amishs conservent intacte leur tradition<br />

héritée du XVI e siècle. Ils ont plus ou<br />

moins gardé le costume de leur arrivée et<br />

une langue germanique, le Pennsylvanian<br />

German. Ils n’acceptent pas de posséder<br />

autre chose que leur buggy attelé de chevaux<br />

pour transporter leurs nombreux enfants. Ils<br />

envoient ceux-ci dans leurs propres écoles<br />

pour une scolarité minimale. Afin de ne pas<br />

dépendre du gouvernement ils refusent<br />

d’être reliés aux réseaux d’électricité ou de<br />

télécommunication. On pourrait encore<br />

ajouter d’autres traits et celui qui assiste à<br />

leur culte qui dure quatre heures prend la<br />

mesure de la force de leurs convictions.<br />

Cependant cette fidélité nous paraît<br />

quelque peu sujette à caution quand on sait<br />

que ces mêmes Amishs, au moins en<br />

Pennsylvanie, s’accommodent fort bien de<br />

certaines circonstances brouillant un peu la<br />

distinction tranchée entre les deux mon<strong>des</strong>.<br />

Ils n’ont pas de téléphone chez eux, mais s’en<br />

servent au bout de leur champ. Ils n’ont pas<br />

de voiture, mais ne refusent pas, en général,<br />

de se laisser conduire. Ils ne dépendent pas<br />

de l’énergie de l’État mais en produisent euxmêmes<br />

grâce à <strong>des</strong> moteurs. Enfin ils se rapprochent<br />

consciemment et volontairement de<br />

la société qu’ils rejettent en organisant de<br />

petites boutiques qui vendent aux touristes<br />

les réalisations de leur artisanat.<br />

Conclusion<br />

Peut-être que ce qui reflète le mieux une<br />

société à savoir: ses cimetières, pourrait nous<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

donner la clé <strong>des</strong> fidélités respectives de ces<br />

deux groupes à leur tradition religieuse.<br />

Les cimetières amishs n’ont pas varié.<br />

Étendues d’herbes striées de rangées régulières<br />

de petites stèles blanches toutes<br />

simples, ils sont entretenus par les enfants,<br />

jeunes filles en robes de coton aux chevilles<br />

et petits garçons à bretelles, tels qu’on les voit<br />

sur les photos maintenant commercialisées.<br />

Les cimetières mennonites de l’Est de la<br />

France se sont transformés. En remontant à<br />

la période où ils ont été créés, c’est-à-dire<br />

au XIX e siècle on peut y découvrir une<br />

rapide évolution. Avant cette période les<br />

inhumations se faisaient sur les propriétés<br />

privées, très souvent sans pierres tombales.<br />

Les premiers cimetières ne portaient pas<br />

non plus de marques de l’identité du défunt.<br />

On y a ensuite placé <strong>des</strong> pierres verticales<br />

de plus en plus sophistiquées. Le symbole<br />

de la croix, rare chez les Protestants en<br />

général et inexistant chez les Mennonites est<br />

apparu d’abord gravé dans le marbre. Il est<br />

difficile de fixer la date de ces productions<br />

mais elle est nette après la seconde guerre<br />

mondiale. Puis la croix s’est détachée de la<br />

pierre et s’est découpée sur le ciel, phénomène<br />

nouveau, rapprochant la tombe mennonite<br />

de son homologue catholique. De<br />

nos jours on trouve même <strong>des</strong> tombes mennonites<br />

portant la photo du défunt (9) et de<br />

plus en plus les Mennonites se font enterrer<br />

dans leurs cimetières municipaux.<br />

Même les cimetières nous laissent perplexes<br />

quant au degré de fidélité de deux<br />

groupes religieux ayant les mêmes origines,<br />

les mêmes textes fondamentaux mais qui<br />

les ont interprétés de manières différentes.<br />

Il est impossible de discerner si la fidélité<br />

se situe dans la lettre ou dans l’esprit.<br />

Interrogés, les membres <strong>des</strong> deux groupes<br />

affirmeraient de bonne foi qu’ils sont<br />

fidèles à l’enseignement de leurs ancêtres.<br />

La clé du problème se trouve sans doute<br />

dans une inégale répartition de cette fidélité<br />

entre l’individu et la communauté. En<br />

France, parmi les Mennonites l’individu a<br />

60<br />

pris une plus grande place que dans les communautés<br />

Amishs où il n’en a guère.<br />

Conséquence du mouvement piétiste ou du<br />

tempérament français, le fait est que le<br />

Mennonite en tant qu’individu reste fidèle<br />

à sa foi anabaptiste même si les traditions<br />

du groupe semblent avoir disparu dans<br />

l’assimilation générale de toutes les minorités<br />

au système dominant. Le groupe français<br />

ajouterait sans doute qu’il est fidèle en<br />

s’adaptant, l’Américain de son côté verrait<br />

une preuve de sa propre fidélité dans le<br />

refus de tout compromis.<br />

Note<br />

1. Mathiot, Charles et Boigeol, Roger. Recherches<br />

historiques sur les Anabaptistes de l’ancienne<br />

principauté de Montbéliard, d’Alsace et du<br />

Territoire de Belfort. Flavion: Le Phare. 1969.<br />

P.22, p.24.<br />

2. “Straw dogs”, Peckinpah, 1971.<br />

3. Hostetler, John A. Amish Society. Baltimore,<br />

London. John Hopkins University Press.1980,<br />

3 e édition.<br />

“The Amish are often perceived by other<br />

Americans to be relics of the past who live in<br />

austere, inflexible life, dedicated to inconvenient<br />

and archaic customs. They are seen as<br />

renouncing both modern conveniences and the<br />

American dream of success and progress.”<br />

[1963] 1980. p. 49<br />

4. Oddos, Robert. Des sectes aux ”ISMES”. Christ<br />

Seul N.11. Montbéliard.éd. Mennonites. 1994. p.11.<br />

5. Wolff, Michèle. Situation linguistique en 1992<br />

de l’Assemblée mennonite de Bourg-Bruche.<br />

Arbeitspapier Nr.11 <strong>des</strong> Projektes ”ProPrinS”.<br />

GHS Univeristät Essen. 1992.<br />

Wolff, Michèle. L’Assemblée mennonite du<br />

Geisberg: Situation linguistique. Arbeitspapier<br />

Nr.21 <strong>des</strong> Projektes ”ProPrinS”. GHS<br />

Univeristät Essen. 1993<br />

6. Communication orale de M. Nussbaumer de<br />

Molsheim.<br />

7. Friedmann, Robert. The theology of<br />

Anabaptism. Herald Press, Pennsylvania, Ontario.<br />

p. 38: ”First we recognize in Anabaptist<br />

writings the acceptance of a fundamental New<br />

Testament dualism, that is, an uncompromising<br />

ontological dualism in which Christian values<br />

are held in sharp contrast to the values of the<br />

”world” in its corrupt state” 1972.<br />

8. Titre français: ”Un autre monde”, Larry<br />

Elikann.<br />

9. Cf. Enninger/Wolff, Lieux d’inhumation<br />

Mennonite dans l’est de la France. Vol.1 et 2.<br />

Presses de l’Université de Essen, Allemagne.<br />

1992, 1993. A la Penn et à l’honneur, 1983<br />

©Présence Panchounette<br />

L’Amour,<br />

les jeunes,<br />

la famille,<br />

la cité


MOHAMMED CHEHHAR<br />

L’art d’aimer <strong>des</strong> courtois<br />

On ne peut guère traiter<br />

aisément de la fidélité<br />

et de l’infidélité (1) sans risque<br />

de tomber soit dans<br />

un moralisme emphatique<br />

soit dans un libertinage<br />

du “tout est permis”.<br />

De surcroît, la tâche<br />

se complique dans le champ<br />

de l’amour car la littérature<br />

distingue plusieurs “types”,<br />

“esprits” et “mo<strong>des</strong>”<br />

d’amours.<br />

Mohammed CHEHHAR<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

Laboratoire de Sociologie<br />

de la Culture Européenne<br />

Ainsi, par exemple, la sociologie et<br />

l’histoire culturelle <strong>des</strong> sensibilités du<br />

monde méditerranéen et européen<br />

différencient plusieurs “mo<strong>des</strong>” selon les aires<br />

et les pério<strong>des</strong>:<br />

– l’amicita, la caritas et l’hedonê se sont<br />

constitués dans l’antiquité. Les deux<br />

premiers ont été développés par les stoïciens<br />

(libido dominandi) et le troisième<br />

par les Épicuriens (libido sentiendi).<br />

Parmi ces derniers, on peut compter<br />

Ovide et ses traités: l’Ars amatoria et les<br />

Remedias amori (2) .<br />

Ces deux conceptions vont largement<br />

irriguer les compositions sur et autour de<br />

l’amour, aussi bien dans l’aire judéo-chrétienne<br />

que dans celle du monde islamique.<br />

– l’amour ‘ouodrite (courtois) voit le jour<br />

dans le monde arabe entre le VIII e et le<br />

XI e siècle; l’amour courtois de la lyrique<br />

<strong>des</strong> troubadours et de la fin’amor au<br />

Moyen Age en Europe entre le XI e et le<br />

XII e siècle.<br />

– l’amarre passion (3) surgit au XVII e et<br />

particulièrement en France, en combinant<br />

les éléments de la “religion de<br />

l’amour” (Novalis) du romantisme allemand<br />

et le “mutual love” de l’Angleterre<br />

qui inscrit la réciprocité de l’amour<br />

comme fondement du mariage.<br />

Mais lorsqu’on observe attentivement<br />

les éléments de constitution de ces mo<strong>des</strong>,<br />

on constate que la topique de la fidélité et<br />

de l’infidélité amoureuses a retenu plus<br />

d’attention dans la codification de l’amour<br />

courtois au Moyen Age.<br />

On peut avancer que c’est dans cet<br />

“esprit courtois”, qu’elle a trouvé un grand<br />

écho.<br />

En effet, cette topique semble récurrente<br />

et résonnante dans les chants et les poèmes<br />

<strong>des</strong> ‘ouodrites, <strong>des</strong> trouvères et <strong>des</strong> troubadours,<br />

dans la fin’amor, voire dans les traités<br />

savants relevant de l’Ars amandi <strong>des</strong><br />

courtois.<br />

Deux traités sont reconnus comme étant<br />

les chefs d’oeuvres de la codification de la<br />

“courtoisie” (4) : De amore d’André Le<br />

Chapelain (fin du XII e siècle en France) et<br />

Le collier de la colombe d’Ibn Hazm (XIe<br />

siècle en Andalousie) (5) . C’est à travers ces<br />

deux célèbres traités que nous allons tenter<br />

dans cette étude d’examiner la topique de la<br />

fidélité et de l’infidélité amoureuses.<br />

Faut-il s’étonner que les courtois aient<br />

focalisé leur effort sur cette topique? Il nous<br />

semble que leurs liens étroits avec la<br />

noblesse les y prédisposaient. Mais l’amour<br />

courtois est terni par les principes médiévaux<br />

d’“inféodation” et de “vasselage”. Il<br />

n’empêche que cet amour est comme l’a<br />

bien souligné récemment Daniel Vander<br />

Guht: «la première mouture et source de<br />

notre doctrine occidentale moderne de la<br />

fidélité amoureuse, résulte d’une tentative<br />

de codification du sentiment amoureux.<br />

Alors qu’aujourd’hui nous avons “naturalisé”<br />

le sentiment amoureux en le rangeant<br />

dans les catégories <strong>des</strong> affects...» (6) .<br />

Les ‘ouodrites et la cortezia<br />

Ibn Hazm (Abou Mohammad Ali Ibn<br />

Ahmad Ibn Saïd) par le traité Le collier de la<br />

colombe (1020) est consacré comme la<br />

figure emblématique du mouvement ‘ouodrite.<br />

Rappelons que les ‘ouodrites ont développé<br />

un ensemble de notions dans la poésie<br />

arabe classique à travers le genre poétique<br />

du nasib. Ce dernier est très présent dans le<br />

ghazal (l’élégie) (7) . C’est un hommage qu’un<br />

amoureux ou un amant de passage adresse à<br />

sa dame. Ainsi, le poète ouvre sa qasida<br />

(poème) en évoquant, par exemple: un souvenir<br />

(la “matinée de la séparation”, le<br />

thème de la vieillesse, les “pleurs sur le campement”),<br />

sa bien aimée (la <strong>des</strong>cription de la<br />

dame ou bien celle de ses propres sentiments<br />

envers cette dernière, etc.).<br />

Ce nasib a subi <strong>des</strong> transformations au<br />

cours <strong>des</strong> siècles sous les dynasties<br />

omayya<strong>des</strong> (Damas) et abasside (Baghdad).<br />

C’est au IX e siècle que les canons de<br />

l’amour courtois arabe seront codifiés. On<br />

peut considérer que le traité Kitâb al-Zahra<br />

(Le livre de la fleur) d’Ibn Dawûd (8) constitue<br />

une première ébauche de la canonisation<br />

qui devait culminer chez Ibn Hazm, dont<br />

nous avons retenu le traité dans cette étude.<br />

La question de savoir si cette forme de<br />

“courtoisie” a influencé la cortezia occidentale<br />

au sud de la France - et qui a suscité de<br />

nombreuses polémiques - les réponses sont<br />

plus passionnelles qu’analytiques.<br />

Mais il nous semble qu’on ne peut guère<br />

nier que la cortezia s’est inspirée <strong>des</strong> ‘ouodrites<br />

tout en développant un genre qui lui est<br />

spécifique. Nous prenons à notre compte les<br />

propos de S. Burdach qui invitent à: «considérer<br />

la civilisation et la littérature du Moyen<br />

Age occidental dans leur contexte international<br />

comme les héritiers de la culture héllénistico-alexandrine<br />

et la nouvelle version qu’en<br />

ont donnée Arabes et Persans» (9) .<br />

Tout comme Ibn Hazm, André Le<br />

Chapelain (Andreas Regis Franciae<br />

Capellanus) a consacré le genre de la cortezia.<br />

“L’amour courtois” est une expression<br />

arbitraire créée probablement à la fin du<br />

XIX e siècle par le critique littéraire Gaston<br />

Paris. Cette expression va être généralisée<br />

par la suite, embrassant <strong>des</strong> notions complètement<br />

hétérogènes.<br />

La cortezia est à la fois un mode, un art<br />

de vivre ou un style de vie, un état d’esprit,<br />

une élégance morale, une mode littéraire,<br />

une tendance philosophique et un mysti-<br />

Susan Rauch, The law of Gravity, acrylique, collage et techniques mixtes sur papier<br />

Arches, 175 x 107 cm, 1994. œuvres récentes.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

62<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

63


cisme implicite ou incomplet. Mais surtout<br />

elle est un fait social. Marc Bloch et Lucien<br />

Febvre ont largement développé ce dernier<br />

critère.<br />

Retenons qu’il s’agit pour Marc Bloch<br />

d’une création du “second âge féodal” coïncidant<br />

avec la prise de conscience de la<br />

classe féodale de sa suprématie et désireuse<br />

de se donner ce code de conduite qui lui fût<br />

propre. Pour cet historien: «Cet amour<br />

“courtois”, qui fut une création assurément<br />

les plus curieuses du code chevaleresque»<br />

(10) . Pour Nelly Andrieux-Reix,<br />

d’une part l’adjectif courtois qui est un<br />

dérivé du substantif féminin cour(t) et le<br />

mot courtoisie d’autre part, ont deux significations:<br />

«- une, au sens large, où ils dénomment<br />

“une valeur sociale et morale... la générosité<br />

chevaleresque, les élégances de la politesse<br />

mondaine, une certaine manière de<br />

vivre raffinée”, en gros la conduite attendue<br />

d’un homme de cour.<br />

- une, au sens étroit, où ils dénomment<br />

“un art d’aimer inaccessible au commun <strong>des</strong><br />

mortels”, ce que les textes médiévaux ont<br />

appelé fin’amor, les critiques modernes<br />

“amour courtois”» (11) .<br />

Pour Bloch, la société féodale était<br />

constituée de deux noblesses. La grande<br />

noblesse d’origine familiale <strong>des</strong> comtales<br />

carolingiennes qui connaît son apogée au<br />

X e siècle et au début du XI e siècle, détenait<br />

aussi bien le pouvoir politique et économique<br />

sur les fiefs que le pouvoir spirituel.<br />

Les vicarii et les vassi dominici, la seconde<br />

noblesse se voient confier l’administration<br />

de terres et de châteaux par la première. Elle<br />

s’affranchira au fil du temps pour devenir<br />

indépendante sur ses terres et il en ira de<br />

même <strong>des</strong> chevaliers (milites), guerriers<br />

professionnels qui recevaient en paiement<br />

de leurs services, de petits fiefs. Leur mode<br />

de vie s’inspirera de la première noblesse.<br />

A partir de cette analyse de M. Bloch, E.<br />

Köhler conclut que la petite noblesse menacée<br />

a pu inventer l’idéologie courtoise pour<br />

imposer à la grande noblesse, une culture<br />

qui serait le bien commun de toute la<br />

noblesse.<br />

Georges Duby met l’accent, quant à lui,<br />

sur une opposition de classes d’âge, entre<br />

les jeunes chevaliers et leurs aînés.<br />

D’ailleurs sur l’amour ‘ouodrite, Tahar<br />

Lebib Djedidi (12) , s’inspirant de la sociologie<br />

littéraire de Lucien Goldmann, arrivera<br />

aux mêmes conclusions qu’E. Köhler, à<br />

savoir que cet amour est l’oeuvre d’un<br />

groupe à la fois défavorisé et contestataire<br />

par l’effet de sa subordination économique.<br />

La courtoisie exige une élégance morale se<br />

traduisant par une politesse de conduite et<br />

d’esprit dans: la générosité, la loyauté, la<br />

discrétion, la douceur, la bonté, l’humilité<br />

envers les dames, le refus du mensonge, le<br />

refus de l’envie et surtout la fidélité.<br />

La courtoisie exige donc une maîtrise de<br />

soi, un équilibre entre le sentiment et la raison<br />

dans le <strong>des</strong>sein d’être reconnu au sein<br />

de la cour. Elle insiste sur le respect de la<br />

mesure dans le comportement en même<br />

temps qu’elle prône la droiture qui se définissait<br />

par l’équilibre entre les exigences de<br />

l’esprit et l’action du corps. Les courtois<br />

s’habillaient surtout de fourrures, objets à la<br />

fois considérés comme précieux, luxueux et<br />

voluptueux. Non seulement leur parure<br />

mais encore leurs moeurs amoureuses se<br />

voulaient inaccessibles aux vilains: «Ne pas<br />

aimer comme le commun, n’est-ce pas se<br />

sentir autre?» dira M. Bloch.<br />

L’amour courtois<br />

hors le mariage et contre<br />

le mariage<br />

Ce qui ressort de la codification du code<br />

de l’amour courtois, c’est bien son refus de<br />

se concevoir dans l’institution du mariage<br />

et de ses lois. Le premier article d’André Le<br />

Chapelain préconise: «L’allégation de<br />

mariage n’est pas une excuse légitime<br />

contre l’amour». L’amour s’adresse fréquemment<br />

à la dame de rang supérieur. Ce<br />

qui caractérise la dévotion envers la dame<br />

c’est l’excès; la jalousie est recommandée.<br />

La prédilection dans le sentiment est portée<br />

à un “amour de loin”, non par refus de jouissance<br />

charnelle car: «l’absence ou les obstacles,<br />

au lieu de le détruire, ne font que<br />

l’embellir d’une poétique mélancolie. La<br />

possession, toujours désirable, s’avère-telle<br />

décidément impossible? Le sentiment<br />

n’en subsiste pas moins comme un excitant<br />

du coeur et poignante joie» (13) .<br />

C’est à un renversement dans les comportements<br />

que l’amour courtois appelle.<br />

On est loin du mépris <strong>des</strong> attachements<br />

féminins et de l’indifférence à la volonté de<br />

la femme et de l’impudeur de la parole<br />

caractérisant la conduite <strong>des</strong> chevaliers<br />

d’avant le XI e siècle.<br />

Ce qui est nouveau, aussi bien dans<br />

l’amour ‘ouodrite que dans l’amour courtois,<br />

c’est le facteur de la “subordination de<br />

l’amant”. Mais le vocabulaire de cette<br />

subordination y compris la position de la<br />

femme restent enfermés dans le cadre vassalique.<br />

Paul Zumthor distingue une opposition<br />

entre le Nord et le Midi: «Dans le Nord,<br />

l’amour apparaît plutôt comme l’aboutissement,<br />

l’épanouissement de la conquête de<br />

soi que représente l’acquisition <strong>des</strong> qualités<br />

courtoises. Dans le Midi, l’amour est la<br />

source de la cortezia; celle-ci trouve en lui<br />

son aliment et sa justification» (14) .<br />

Ce critique averti va jusqu’à les opposer<br />

en relevant que ce qu’on nomme dans le<br />

Midi de la France fin’amor, comporte une<br />

valeur contractuelle qui n’est guère platonique,<br />

car il abonde en évocations sensuelles.<br />

Il insiste sur le fait qu’il est un<br />

amour adultère.<br />

L’amour courtois, ainsi que la fin’amor,<br />

sont nés hors et contre le mariage conçu par<br />

les clercs de la première noblesse, y compris<br />

contre les conceptions <strong>des</strong> Pères de<br />

l’Église. Rappelons que pour Saint Jérôme:<br />

«Rien n’est plus immonde que d’aimer sa<br />

femme comme une maîtresse» (15) . Mais<br />

l’amour courtois relevait surtout de l’imaginaire<br />

poétique et philosophique. Cet imaginaire<br />

annonçait et préparait les transformations<br />

ultérieures de la vie sociale.<br />

Insistons encore sur le fait que bien que le<br />

XVII e siècle et le XVIII e aient vu la<br />

construction de l’amour passion, il faudra<br />

attendre le XX e siècle pour que la “religion<br />

d’amour” s’installe à l’intérieur de la vie<br />

conjugale. Il s’agit d’un élément capital<br />

dans la sociologie de l’amour.<br />

Pour Georg Simmel, la fidélité conjugale<br />

est venue se greffer sur une nécessité<br />

bien plus vitale, selon laquelle les biens<br />

devaient revenir à l’héritier par les liens de<br />

la filiation légitime. Et partant, Simmel souligne<br />

que: «l’amour individuel - aujourd’hui,<br />

selon l’opinion générale, fondement<br />

du mariage et source déterminante de ses<br />

qualités aussi bien que son déroulement -<br />

n’avait à l’origine rien à faire avec lui, mais<br />

qu’à l’inverse, les conditions et contenus<br />

particuliers du mariage découlèrent de<br />

causes à part, très extérieures assez souvent,<br />

et firent naître l’amour à leur tour, comme<br />

un rapport de coeur individuel. D’abord la<br />

stricte monogamie dans le mariage n’est<br />

due qu’à la victoire du principe démocratique»<br />

(16) .<br />

Tels nous semble les principes <strong>des</strong> deux<br />

genres, ‘ouodrites et courtois auxquels<br />

souscrivent dans une large mesure nos<br />

deux savants Ibn Hazm et André Le<br />

Chapelain.<br />

Des ressemblances<br />

étonnantes<br />

On ne peut qu’être surpris à la lecture<br />

<strong>des</strong> deux traités car <strong>des</strong> correspondances à<br />

la fois troublantes et répétées se nouent<br />

quant à leur manière d’énoncer et de représenter<br />

l’amour. En effet, <strong>des</strong> similitu<strong>des</strong><br />

s’appellent et se répondent traduisant une<br />

fantasmatique unique, à savoir celle de<br />

l’homme tourmenté par la fulgurance de la<br />

passion.<br />

Le prologue et la péroraison <strong>des</strong> deux<br />

traités s’accordent étrangement, comme si<br />

cet art de composer sur l’amour avait <strong>des</strong><br />

mesures et <strong>des</strong> canons qui s’imposent. On<br />

est déjà fidèle à une tradition: les thèmes,<br />

les anecdotes pourraient se retrouver par<br />

fragments chez d’autres et en suivant la<br />

chaîne on remonte à Ovide.<br />

L’exorde s’amorce par ce geste du don<br />

et du risque du partage avec un interlocuteur<br />

élu. C’est sous la forme d’une épître<br />

que le premier entame son récit, <strong>des</strong>tiné à<br />

l’ami fidèle Abou Bakr, exilé à Alméria a<br />

fui de répondre à sa demande. Rappellons<br />

qu’Ibn Hazm se trouvait lui aussi exilé mais<br />

à Jativa. Et c’est aussi à la requête de son<br />

ami et disciple Gautier qu’André Le<br />

Chapelain composa son traité. La question<br />

se pose de savoir s’il y a eu vraiment <strong>des</strong><br />

deman<strong>des</strong> ou bien si cette forme obéissait<br />

aux lois du genre. Elle témoigne, en tout cas<br />

de la place de la fidélité dans l’amitié. Mais<br />

il est indéniable que les traités concernant<br />

la littérature amoureuse (adab al-hubb) et la<br />

littérature érotique (adab al-bâh) de<br />

l’époque médiévale, dans l’aire arabe, se<br />

caractérisaient par ce genre de déclarations<br />

dans le mobile de la composition.<br />

Le traité d’André Le Chapelain serait<br />

une réponse à la demande de Marie de<br />

Champagne (fille de Louis VII et d’Aliénor<br />

d’Aquitaine). Il aurait été mêlé à la vie de<br />

la cour dans l’entourage de la dame.<br />

Ibn Hazm termine son exposé par deux<br />

chapitres invitant à une morale à caractère<br />

religieux: “La laideur du péché” (chapitre<br />

XXIX) et “Des mérites de la continence”<br />

(chapitre XXX).<br />

Le Chapelain, après avoir loué l’amour<br />

consacre sa péroraison au thème: “De la<br />

condamnation de l’amour” (livre III), où il<br />

retrouve une morale rigoureuse digne <strong>des</strong><br />

clercs les plus dogmatiques de son époque.<br />

Ces retournements relèvent chez les<br />

deux auteurs d’une démarche visant à<br />

condamner le désir qui pervertit les normes<br />

et les préceptes socio-religieux du comportement<br />

de l’honnête homme. Tout le traité<br />

d’Ibn Hazm s’inscrit dans une tentative de<br />

dompter le désir, voire l’amour:<br />

– Il ne faut pas à tout prix garder le secret.<br />

– Il faut tempérer l’amour de tel sorte qu’il<br />

ne culmine pas dans la laideur du péché.<br />

Ces deux traités sont émaillés d’anecdotes<br />

personnelles où les deux savants se<br />

complaisent à relater d’anciennes amours,<br />

<strong>des</strong> souvenirs attribués à leurs amis, ou à<br />

d’illustres personnalités. A travers eux, plusieurs<br />

voix féminines s’expriment. Ibn<br />

Hazm abonde de vers poétiques et d’anecdotes<br />

composés par lui-même alors<br />

qu’André Le Chapelain rapporte énormément<br />

de dialogues. Ils adoptent tous deux la<br />

méthode déductive.<br />

Le titre donné par Ibn Hazm à son traité<br />

est très révélateur de la démarche poétique<br />

et analytique. La colombe, symbole de<br />

l’amour chez les anciens arabes est aussi la<br />

messagère de Noé. D’ailleurs, l’auteur<br />

décompose son écrit en trois parties qui<br />

symbolisent les trois vols, hors de l’arche,<br />

de la colombe de Noé (19) . Le collier est une<br />

métaphore de l’attachement contraignant<br />

qui découle de l’amour, défini comme<br />

“l’union <strong>des</strong> âmes”.<br />

Chez André Le Chapelain, on retrouve<br />

aussi cette idée de l’enchaînement:<br />

«Amour vient du verbe aimer qui signifie<br />

“prendre” ou “être pris”. Car celui qui aime<br />

est pris dans les chaînes du désir et il souhaite<br />

prendre l’autre à son hameçon» (20) .<br />

La codification de la fidélité<br />

et de l’infidélité<br />

L’étude comparative <strong>des</strong> deux traités est<br />

très riche d’enseignement mais nous ne<br />

retiendrons ici que les passages traitant de<br />

la fidélité et de l’infidélité (21) .<br />

C’est à un hymne et à une célébration de<br />

la qualité de la fidélité qu’ils appellent.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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Celle-ci est considérée comme une vertu, un<br />

signe, une garantie de l’amour, de sa perdurance<br />

et de la profondeur du sentiment. Par<br />

contre, l’infidélité est définie comme un<br />

indice de manque et d’affaiblissement de<br />

l’amour. La qualité de la personne fidèle se<br />

trouve soupçonnée, voire accablée de<br />

manque de mérite, de force morale et relève<br />

de la bassesse.<br />

Ibn Hazm estime que la fidélité en<br />

amour comme dans d’autres domaines est<br />

la preuve de la “bonne naissance” et de la<br />

“bonne souche” d’une personne. A ce propos<br />

il livre deux vers qui résument bien sa<br />

vision:<br />

«– Les actes de chaque homme nous renseignent<br />

sur son origine.<br />

Et la vue te dispense de rechercher toute<br />

[autre] information.<br />

– Voit-on jamais le laurier-rose produire<br />

du raisin ou les abeilles emmagasiner<br />

<strong>des</strong> sucs amers dans leurs ruches?» (22) .<br />

Il distingue trois degrés dans la fidélité:<br />

Le premier consiste en une fidélité réciproque,<br />

à savoir le devoir et l’obligation de<br />

l’amant et de l’aimé d’être “fidèle à qui vous<br />

est fidèle”. Celui qui ne respecte pas ce<br />

comportement étant de souche vilaine. Là<br />

aussi une fidélité à garder le secret est exigée<br />

même dans le cas où l’aimée exige de<br />

l’amant sa livraison. Ibn Hazm raconte, à<br />

cet égard, l’histoire d’une personne qui a<br />

aboutit à la séparation avec son aimé.<br />

Le second degré concerne l’amant plus<br />

que l’aimé. Il réside dans l’attitude consistant<br />

à “rester fidèle à qui vous trahit”. Mais<br />

cette qualité est le propre <strong>des</strong> personnes<br />

fortes et raisonnables: «Quiconque rend trahison<br />

pour trahison n’est point blâmable».<br />

Mais, ne point succomber à chercher la<br />

vengeance est supérieur en gloire. Pour lui,<br />

c’est une qualité dont il faut user en de rares<br />

circonstances: «Regretter tendrement le<br />

passé, ne pas oublier ce qui est fini et dont<br />

le temps est révolu. Voilà la meilleure<br />

preuve de la vraie fidélité» (23) .<br />

A ce propos, notre savant nous livre<br />

deux confidences: la première, concernant<br />

l’un de ses amis dont les sentiments changèrent<br />

à son égard et qui n’a pas pu se retenir<br />

de divulguer <strong>des</strong> secrets qu’Ibn Hazm<br />

lui avait racontés. Celui-ci en a été instruit<br />

et l’ami concerné eût peur qu’il ne subisse<br />

le même sort mais la générosité d’Ibn<br />

Hazm n’a pas d’égale, il lui envoya une<br />

poésie le rassurant qu’il ne cherchera guère<br />

vengeance.<br />

L’autre touche à ses relations avec le<br />

secrétaire de son père qui était ministre et<br />

dont il livre l’identité. Il s’agit de<br />

Mohammad Ibn Walîd Maksîr. Quand les<br />

temps ont changé avec les événements de<br />

l’évincement <strong>des</strong> omayya<strong>des</strong> de Cordoue,<br />

ce dernier a pu avoir une place influente<br />

auprès d’un gouverneur. Dans le périple de<br />

l’exil de notre auteur, le gouverneur ne lui<br />

réserva pas un bon accueil et refusa même<br />

de lui rendre service. Ibn Hazm se contenta<br />

de lui envoyer une poésie pour le blâmer<br />

sans recourir à un acte de vengeance.<br />

Le troisième degré est le plus noble et<br />

concerne le seul amant. Il réside dans le fait<br />

d’une fidélité même après la perte de tout<br />

espoir et après la mort de l’aimé. Et là, c’est<br />

le comble <strong>des</strong> degrés de la fidélité. Ibn<br />

Hazm nous raconte un épisode crucial: une<br />

esclave-chanteuse, fidèle à son maître après<br />

sa mort, refusa de se livrer aux hommes y<br />

compris à son nouveau maître. Elle accepta<br />

la dégradation de sa situation en devenant<br />

une simple femme de service. Ainsi, s’estelle<br />

exclue du monde <strong>des</strong> esclaves-chanteuses<br />

que l’on choisit pourtant pour la procréation.<br />

La thématique ‘ouodrite et courtoise de<br />

la vassalité de l’amant à l’aimé que nous<br />

avions déjà signalée, se traduit chez Ibn<br />

Hazm dans le reste du chapitre consacré à<br />

la fidélité. Ainsi, il présume que la fidélité<br />

est d’obligation plus impérieuse pour<br />

l’amant que pour l’aimé. N’est-ce pas de lui<br />

que provient l’attachement , «En effet, qui<br />

donc l’a formé à faire tout cela, s’il ne voulait<br />

point aller jusqu’au bout? Qui l’a obligé<br />

à s’attirer l’amour s’il ne voulait y mettre le<br />

seau final par la fidélité envers celui dont il<br />

a sollicité la tendresse?» (24) . Mais il souligne<br />

que la fidélité de l’amant va de soi puisqu’il<br />

cherche à gagner l’estime et l’acceptation<br />

de l’aimé. Celle de ce dernier est très estimable<br />

aussi car: «En vérité, la fidélité n’est<br />

louable que quand on peut ne pas être<br />

fidèle» (25) .<br />

La fidélité ne se limite pas à une vision<br />

intérieure. Elle doit se traduire par <strong>des</strong> actes<br />

et c’est là qu’apparaissent les valeurs courtoises<br />

liées à la vassalité. Elle a <strong>des</strong> exigences<br />

impérieuses pour les amants qui se<br />

manifestent dans un grand respect <strong>des</strong><br />

engagements pris envers l’aimé: la<br />

recherche incessante de jeter un voile discret<br />

sur le comportement public et privé, la<br />

divulgation de ses qualités, la couverture de<br />

ses défauts et de ses tares, l’exaltation de<br />

ses actes et la fermeture <strong>des</strong> yeux sur ses<br />

erreurs. Ibn Hazm évoque ses conduites par<br />

une image évoquante. Il s’agit d’«éviter<br />

que fine pluie ne devienne une grosse<br />

averse et que votre ombre ne se change en<br />

une nuit tombante» (26) .<br />

Si l’amant et l’aimé portent l’un à l’autre<br />

une affection égale et réciproque, les<br />

mêmes devoirs leur incombent, bien que<br />

l’aimé puisse bénéficier d’une moindre<br />

obligation. Mais dans le cas où ce dernier<br />

n’éprouve rien du sentiment du premier,<br />

celui-ci doit se contenter de ce qu’il trouve:<br />

«Il aura simplement ce que sa chance lui<br />

offrira ou ce que ses efforts auront fait mûrir<br />

pour lui» (27) .<br />

Ibn Hazm a recours au mot al-gahdr (la<br />

trahison) qui signifie infidélité à une personne<br />

mais qui comprend aussi l’effet de<br />

la surprise dans cette conduite. N’oublions<br />

guère qu’aussi bien chez les anciens arabes<br />

que chez les ‘ouodrites (courtois), la relation<br />

amoureuse se noue d’un ‘ahd (une<br />

parole, ce qui va de soi, ou un accord tacite,<br />

etc..). Ce qui lie les amants (en dépit de<br />

l’absence), et toute accusation est perçue<br />

comme une vraie trahison. Mais ce qui est<br />

surprenant chez Ibn Hazm, c’est que tout<br />

son chapitre sur la trahison se réduit à une<br />

seule exposition, en l’occurrence la trahison<br />

du messager. Pourquoi cet intermédiaire<br />

et non pas l’un <strong>des</strong> partenaires<br />

concerné? A-t-il voulu esquisser ce faceà-face<br />

ou bien relater un élément autobiographique<br />

sans oser nommer la personne<br />

concernée?<br />

L’exposition se limite à indiquer son<br />

horreur de la trahison et de narrer l’anecdote<br />

suivante: le fils d’un prince aimait une jeune<br />

esclave et a pris comme intermédiaire un de<br />

ses jeunes amis. Celui-ci acheta traîtreusement<br />

la jeune esclave. Un jour entrant chez<br />

elle en maître, il trouve dans une boîte<br />

qu’elle a ouverte, <strong>des</strong> lettres d’amour: ce<br />

sont celles qu’il apportait autrefois. Il piqua<br />

une colère de jalousie jusqu’à ce que la fille<br />

répondait à sa question: «D’où cela vient-il,<br />

ô débauchée?». Elle répondit: «C’est toi, qui<br />

me l’as apportée» (28) . Il se ressaisit en se souvenant<br />

qu’il lui rapportait les lettres du fils<br />

d’un prince en prétendant que c’était ses<br />

propres lettres. Là l’usurpateur ne peut que<br />

s’incliner devant la légitimité et le passé cinglant<br />

resurgit.<br />

Curieusement, cette notion de “trahison”<br />

se retrouve dans le chapitre d’André Le<br />

Chapelain consacré à l’infidélité: «Si l’un<br />

<strong>des</strong> deux amants trahit ses engagements...»<br />

(29) . Notre clerc expose trois genres<br />

de situations dans lesquelles il examine plusieurs<br />

cas de figures. En premier lieu,<br />

lorsqu’il s’agit de l’homme qui est infidèle,<br />

il y a injonction pour la maîtresse de le<br />

repousser s’il retourne vers elle. La raison<br />

est que: «l’enseignement naturel et universel<br />

d’Amour nous apprend que personne ne<br />

peut éprouver un amour véritable pour deux<br />

êtres à la fois» (30) . Et quand bien même cet<br />

amant revient soumis, la maîtresse doit être<br />

ferme à moins qu’elle ne veuille se montrer<br />

«indulgente à son égard». Si elle accepte<br />

facilement elle semble «porter atteinte à sa<br />

propre vertu». Mais si elle est amoureuse du<br />

«perfide», elle doit s’attendre à souffrir. Le<br />

Chapelain lui prodigue <strong>des</strong> conseils.<br />

D’abord, elle veillera à lui cacher ses <strong>des</strong>seins<br />

en lui montrant que son coeur n’est<br />

pas affligé par le changement de ses sentiments<br />

à son égard.<br />

Ensuite, si cette démarche ne paye guère<br />

elle doit chercher à le rendre jaloux:<br />

«feindre avec une extrême habilité de penser<br />

aux étreintes d’un autre homme» (31) .<br />

Enfin, si cette ruse ne débouche pas à<br />

recouvrir l’amour perdu, cette femme se<br />

trouve dans l’obligation d’abandonner<br />

cette passion: «dans une tempête de cette<br />

sorte, on ne peut jamais jeter l’ancre au<br />

rivage que l’on désire atteindre. Les<br />

femmes doivent donc bien se garder de se<br />

lier à de tels amants, car une passion de<br />

cette nature ne peut engendrer de joies, elle<br />

est sujette au contraire à <strong>des</strong> peines innombrables<br />

et infinies» (32) . André Le Chapelain<br />

exhorte la femme à s’informer sur le prétendant<br />

amant. Si un homme cède à une<br />

infidélité uniquement par sensualité irrésistible<br />

avec une femme qui n’est pas d’origine<br />

noble, sa bien-aimée doit lui pardonner,<br />

à moins qu’il ne cesse de lui accorder<br />

la permission de la quitter pour une autre,<br />

celle-ci doit refuser.<br />

En deuxième lieu, lorsqu’il s’agit de la<br />

femme infidèle à son amant, l’injonction<br />

est claire: il doit l’abandonner. Le<br />

Chapelain souligne qu’il ne faut pas prêcher<br />

pour le non-respect d’une opinion<br />

ancienne prétendant mettre dans la même<br />

balance l’infidélité de l’homme et de la<br />

femme: «A dieu ne plaise que nous confessions<br />

jamais qu’une femme, n’ayant pas<br />

rougi de céder aux désirs de deux hommes,<br />

doive rester impunie! Sans doute cela estil<br />

toléré chez les hommes parce que c’est<br />

dans leur habitude, et parce que c’est un<br />

privilège de leur sexe d’accomplir volontiers<br />

tout ce qui, en ce monde, est déshonnête<br />

par nature» (33) .<br />

Mais dans le cas où l’amant de cette<br />

femme infidèle languit d’amour au point de<br />

ne pouvoir l’oublier, il doit être considérer<br />

comme «indigne de tout secours». On ne<br />

peut en tant qu’honnête homme perdre sa<br />

fermeté virile devant cette situation abjecte.<br />

De même, il considère l’accord d’une<br />

femme d’un baiser à un homme autre que<br />

son amant comme relevant d’une conduite<br />

«indigne».<br />

En troisième lieu, il examine plusieurs<br />

situations diverses que peut affronter un<br />

amant et une amante. Si l’un <strong>des</strong> deux<br />

demande la permission d’aller aimer<br />

ailleurs, il y a nécessité de trancher dans le<br />

vif car on ne peut aimer deux personnes à<br />

la fois. Mais ce qui est sûr que lorsqu’une<br />

personne a été touchée par les traits d’un<br />

nouvel amour, ce sont les implications qui<br />

l’emportent. Le véritable amant n’éprouve<br />

jamais le désir d’aimer ailleurs sauf au cas<br />

où il se rend compte que son ancienne passion<br />

a cessé pour un motif précis et valable.<br />

Et à ce propos André Le Chapelain évoque<br />

une expérience personnelle: «Notre expérience<br />

nous a montré que cette règle est<br />

très vraie. Nous avons en effet été touché<br />

par l’amour d’une femme remarquable<br />

sans avoir pourtant rien obtenu d’elle et<br />

sans espérer que notre passion soit partagée.<br />

Et nous sommes contraint de languir<br />

d’amour pour une femme qui a une telle<br />

position que nous ne pouvons rien dire de<br />

notre passion et que nous n’osons point<br />

nous en remettre à sa merci: ainsi, sommesnous<br />

forcé d’assister au naufrage de notre<br />

propre corps.<br />

Mais, bien que notre témérité et notre<br />

imprévoyance nous aient entraîné dans les<br />

puissantes lames de cette tempête, nous ne<br />

pouvons imaginer de nous libérer de notre<br />

passion» (34) . Et suivant la règle de l’exclusivité<br />

en amour, il rejette l’idée qu’un<br />

homme peut avoir deux sortes d’amour<br />

pour deux femmes: la première, un pur et la<br />

seconde, un charnel. Par contre, un simple<br />

amour pur peut se transformer en amour<br />

physique.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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Le Chapelain prescrit une règle très chevaleresque,<br />

à savoir qu’il ne faut pas<br />

repousser une femme qui a été séduite par<br />

force et par contrainte. Si une femme se<br />

rend compte de l’erreur commise en ayant<br />

un amant indigne, doit essayer d’abord de<br />

le ramener à la vertu avant de le laisser tomber.<br />

Le secret sur la relation amoureuse doit<br />

être observé mais cela n’exclut pas d’avoir<br />

<strong>des</strong> confidents. Mais peut-on qualifier une<br />

femme d’infidèle si elle accorde à un amant<br />

les prémisses d’un amour et à la fin se<br />

refuse d’accomplir ses promesses?<br />

Le fait de ne point respecter ses engagements<br />

n’est guère digne d’elle. Une courtisane<br />

tombant amoureuse et par la suite<br />

s’avère infidèle, on ne peut le lui reprocher.<br />

Cela va de soi. Deux amants ont commencé<br />

par un amour pur et l’un <strong>des</strong> deux souhaite<br />

passer à celui du physique: il y a une exigence<br />

et un devoir d’obéir aux désirs réciproques.<br />

Ce qui ressort fortement après cette<br />

brève présentation <strong>des</strong> idées développées<br />

sur la fidélité et l’infidélité dans les deux<br />

traités, c’est une configuration multiforme<br />

autour d’un socle de fondements sociaux de<br />

l’époque. En effet, une fidélité comme vertu<br />

consistant en un déploiement de volonté en<br />

vue de réaliser l’affirmation de soi mais<br />

dans le cadre de la vassalité de la société<br />

féodale. Elle se traduit dans l’amour courtois.<br />

Mais une autre forme de fidélité apparaît<br />

dans l’amour ‘ouodrite, à savoir une<br />

manière de relation avec l’autre autour d’un<br />

serment (‘ahd) et ceci dans le cadre de la<br />

société régie par ‘asabiyya (lien de sang exigeant<br />

la solidarité), où la conduite est signe<br />

et indicateur d’une bonne et noble origine<br />

et naissance.<br />

La fidélité porte en elle la stabilité, on<br />

doit la vanter en bridant l’élan amoureux car<br />

il peut être facteur de désordre mais elle doit<br />

passer par une subjectivation qui se traduit<br />

par <strong>des</strong> moeurs de la cour auxquelles<br />

Norbert Elias a consacré un ouvrage. Mais<br />

l’amour-passion, l’amour-sublime qui<br />

règne actuellement dans nos moeurs qui<br />

vante, non une «fidélité morte» (G.<br />

Gusdorf), consistant à s’entêter par crainte<br />

- d’autres diront une fidélité peureuse,<br />

orgueilleuse (M. Nédoncelle) (35) , mais une<br />

«fidélité vivante», où l’on maintient la<br />

même tension qui se trouvait atteinte au<br />

moment initial du «tomber amoureux».<br />

Avec cette dernière forme, la répétition non<br />

comme contrainte mais comme joie devient<br />

une catégorie maîtresse de l’éthique de fidélité.<br />

Novalis ne proclamait-il pas que:<br />

«L’amour est une répétition sans fin» (die<br />

Liebe ist eine endlose wiederholung)?<br />

Mais, sommes-nous pas encore obligé de<br />

mettre un masque davantage travaillé et<br />

poli? Ne doit-on pas redoubler d’efforts et<br />

de gestes?<br />

Une autre catégorie s’introduit. Il s’agit<br />

du conflit entre la sincérité et la fidélité. A<br />

ce propos, Nietzsche demeure très cinglant<br />

lorsqu’il affirme l’impossibilité radicale de<br />

la promesse de la fidélité amoureuse: «On<br />

peut promettre <strong>des</strong> actions, mais non <strong>des</strong><br />

sentiments, car ceux-ci sont involontaires.<br />

Qui promet à quelqu’un de l’aimer toujours,<br />

ou de le haïr toujours, ou de lui être<br />

fidèle, promet quelque chose qui n’est pas<br />

en son pouvoir; ce qu’il peut promettre, ce<br />

sont <strong>des</strong> actions qui, à la vérité, sont ordinairement<br />

les conséquences de l’amour, de<br />

la haine, de la fidélité, mais qui peuvent<br />

aussi provenir d’autres motifs, car à seule<br />

action mènent <strong>des</strong> chemins et <strong>des</strong> motifs<br />

divers.<br />

La promesse d’aimer quelqu’un signifie<br />

donc: tant que je t’aimerai je te montrerai<br />

les actions de l’amour; si je ne t’aime plus,<br />

tu continueras néanmoins à recevoir de moi<br />

les mêmes actions, quoique pour d’autres<br />

motifs: dans la tête <strong>des</strong> autres hommes, persiste<br />

l’apparence, que l’amour serait<br />

immuable, et toujours le même. On promet<br />

ainsi la persistance de l’apparence de<br />

l’amour lorsque, sans s’aveugler soimême,<br />

on promet à quelqu’un un amour<br />

éternel» (35) .<br />

Notes<br />

1. Fidélité peut s’entendre comme: la qualité d’une<br />

personne fidèle (donc dévouement, loyalisme,<br />

allégeance); une constance dans les affections,<br />

les sentiments; un attachement à quelque chose;<br />

la véracité et l’exactitude ou tout ce qui est<br />

conforme à la vérité et enfin la qualité de ce qui<br />

est fidèle.<br />

Infidélité caractérise tout ce qui s’oppose aux<br />

sens indiqués ci-<strong>des</strong>sus mais signifie surtout le<br />

fait d’avoir manqué à la parole donnée (à partir<br />

de 1488).<br />

Fidélité! Infidélité! La différence réside dans le<br />

préfixe emprunté au latin in exprimant là une<br />

négation. Ces deux notions sont scellées; on ne<br />

peut penser à l’une sans penser à l’autre; on ne<br />

peut penser à la présence sans penser à<br />

l’absence. Elles proviennent du latin: fidelitas<br />

(XIII e siècle) et infidelitas (XII e siècle). On les<br />

a reprises pour remplacer les mots féalté, féauté,<br />

féal et son contraire. Ces mots dérivent du latin<br />

fi<strong>des</strong> “foi”. D’où leur importance dans la scolastique<br />

médiévale chrétienne qui insistait sur la<br />

fidélité et l’infidélité à Dieu. Cet éclairage<br />

s’avère d’une grande importance car le mot par<br />

exemple en arabe wafâ’ (fidélité) ne requiert pas<br />

cette dernière signification et se limite aux relations<br />

humaines plutôt qu’à celles avec Dieu.<br />

C’est le mot kofr (le fait de nier l’existence de<br />

Dieu) qui est équivalent à l’infidélité à Dieu.<br />

2. Ovide, L’Art d’amour, traduction et commentaire<br />

de Bruno Roy, Leiden.<br />

3. Niklas Luhmann fait une bonne analyse sociologique<br />

de ce genre, dans son livre: Amour<br />

comme passion - la codification de l’intimité,<br />

Paris, Aubier, 1984.<br />

4. L’adjectif “courtois” dérive du substantif féminin<br />

cour(t), lui-même issu du latin médiéval<br />

“curtem” correspondant au latin classique<br />

“cohortem” (un enclos) dans le vocabulaire<br />

rural: cour, parc à bestiaux, basse-cour... puis un<br />

domaine rural. Cohortem désignait aussi dans le<br />

vocabulaire militaire une division du camp et les<br />

troupes comprises dans cette division, d’où son<br />

emploi pour une subdivision de la légion<br />

romaine, ainsi que pour le groupe de personnes<br />

assistant quelqu’un dans les fonctions d’autorité<br />

et de gestion. Les deux affections très différentes<br />

ont abouti en français à une discrimination<br />

sémantique entre deux substantifs homonymes<br />

cour(t), “cour de ferme” ou “domaine<br />

rural”, et cour(t), “entourage d’un grand”; c’est<br />

du paradigme du deuxième que relève l’adjectif<br />

courtois. Avant le XII e siècle, courtois entre<br />

dans les expressions <strong>des</strong> valeurs militaires de<br />

prouesse et de vaillance, que dénomment aussi<br />

preux, auquel il est souvent associé, ainsi que<br />

vassal. Au milieu du XII e siècle il qualifie un<br />

comportement social de valeur (Cf. Nelly<br />

Andrieux-Reix, Ancien français, Fiches de<br />

vocabulaire, PUF, 1991, pp. 44-47).<br />

5. André Le Chapelain, Traité de l’amour courtois,<br />

traduction de C. Buridant, Paris,<br />

Klincksiek, 1974. Ibn Hazm, Tawq al-Hamâma,<br />

éd. et commentaire de Ihsân ‘Abbas, Le Caire,<br />

1980.<br />

Le collier de la colombe, traduction de Léon<br />

Bercher, Saint-Etienne, Créadit Livres, 1992.<br />

De l’amour <strong>des</strong> amants, traduction de Gabriel<br />

Martinez-Gros, Sindbad, 1992.<br />

6. «La religion de l’amour et de la culture conjugale»,<br />

in Cahiers Internationaux de Sociologie,<br />

vol. XCVII, PUF, 1994, pp. 337-338.<br />

7. Probablement ghazal provient de gh-z-l «filer»,<br />

sans être pour autant un chant ou un poème<br />

réservé aux fileuses. Les auteurs de<br />

l’Encyclopédie Islamique relèvent qu’«En tout<br />

état de cause, la notion évoquée par le terme<br />

ghazal, comme le français “galanterie” et surtout<br />

le verbe “galer”, aujourd’hui tomber en<br />

désuétude, s’est développée dans un champ<br />

conceptuel où se mêle l’idée d’agaceries, de<br />

compliments faits à une belle, de plaintes sur sa<br />

froideur ou son inaccessibilité; et chez l’amant,<br />

à la <strong>des</strong>cription d’attitu<strong>des</strong> efféminées, languissantes»,<br />

(T. II, p. 1053).<br />

8. Voir l’étude que lui a consacré Jean-Claude<br />

Vadet, L’esprit courtois en Orient, Paris,<br />

Maisonneuve et Larose, 1968 (IIe partie,<br />

pp. 265-351).<br />

9. Burbach (S.), Uber den Ursprung <strong>des</strong><br />

Mittelalterlichen Mimesangs, Liebesromans<br />

und Frauendiensts, Sitzungsberichte der<br />

Preussischen Akademie der Wissenschaft,<br />

XLV, 1904, (cité par J.-C. Vadet, Ibid., p. 17).<br />

10. La société féodale, Paris, Albin Michel, 1994,<br />

p. 429.<br />

11. Op. cit., p. 46.<br />

12. La poésie amoureuse <strong>des</strong> Arabes, Alger, SNED,<br />

1973, p. 205.<br />

13. M. Bloch, op. cit., p. 430.<br />

14. “courtoisie”, in Encyclopédie universalis,<br />

p. 713.<br />

15. Contre Jovinioen, I, 49, cité par P. Ariès,<br />

«L’amour dans le mariage», in Sexualités occidentales,<br />

Communications, n° 35, Seuil, 1982.<br />

16. Georg Simmel, Philosophie de l’amour,<br />

Paris/Marseille, Petite Bibliothèque Rivages,<br />

1988, pp. 38-39.<br />

17. Bien que J.-C. Vadet a évoqué laconiquement la<br />

ressemblance entre les deux traités, on n’a pas<br />

jusqu’à présent étudié et comparé ces deux<br />

écrits.<br />

18. Voir M. Lazar, Amour courtois et fin’amors<br />

dans la littérature du XII e siècle, Paris,<br />

Klincksiek, 1995, pp. 268-278.<br />

19. Pour le développement de cette thématique voir<br />

l’article de Gabriel Martinez-Gros, «L’amourtrace!<br />

Réflexions sur le “Collier de colombe”»,<br />

in Arabica, Leiden, t. XXXIV, 1987, pp. 1-47.<br />

20. Op. cit., p. 49.<br />

21. Ibn Hazm consacre la chapitre XXII à la<br />

“Fidélité” et le chapitre XXIII à la “Trahison”.<br />

André Le Chapelain insiste sur les cas de l’infidélité<br />

dans le livre II, chap. VI: «Si l’un <strong>des</strong> deux<br />

amants devient infidèle».<br />

22. La traduction de Léon Bercher, op. cit., p. 22.<br />

23. Ibid., p. 129<br />

24. Ibid., p. 131.<br />

25. Ibid., p. 131.<br />

26. Ibid., p. 131.<br />

27. Ibid., p. 132.<br />

28. Ibid., p. 136.<br />

29. Op. cit., p. 158.<br />

30. Op. cit., p. 158.<br />

31. Op. cit., p. 159.<br />

32. Op. cit., pp. 159-160.<br />

33. Op. cit., p. 161.<br />

34. Op. cit., p. 162.<br />

35. G. Gusdorf, Traité de l’existence morale, Paris,<br />

A. Colin, 1949, pp. 294-303.<br />

M. Nédoncelle, De la Fidélité, Paris, Aubier,<br />

1953.<br />

Cité par R. Mehl, Essai sur la fidélité, PUF,<br />

1984, p. 29.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

68<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

69


PASCAL HINTERMEYER - JACQUELINE IGERSHEIM<br />

Les jeunes sont-ils fidèles<br />

dans leur vie sexuelle?<br />

Jusqu’à quel point?<br />

Lorsqu’ils ne le sont pas,<br />

est-ce délibérément<br />

ou par accident?<br />

Pascal Hintermeyer -<br />

Jacqueline Igersheim<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

La fidélité<br />

chez les jeunes<br />

Si quelqu’un tenait la chandelle, il<br />

serait peut-être à même de répondre<br />

à de telles questions. Mais, comme<br />

ce n’est généralement pas le cas, elles<br />

conservent une grande part de mystère. En<br />

ces matières, nous en sommes d’ordinaire<br />

réduits à <strong>des</strong> conjectures. Nous avons<br />

tendance à généraliser à partir d’exemples<br />

particuliers. Nous pouvons aussi invoquer <strong>des</strong><br />

explications globales. La difficulté est que<br />

certaines conduisent à juger la fidélité<br />

obsolète alors que d’autres soutiennent<br />

qu’elle bénéficie d’un regain de faveur<br />

auprès <strong>des</strong> jeunes générations.<br />

Certaines interprétations considèrent la<br />

fidélité comme une valeur cultivée surtout<br />

dans les sociétés du passé, celles qui recherchaient<br />

avant tout la stabilité et qui<br />

étaient structurées par <strong>des</strong> liens d’homme à<br />

homme. Là où la tradition représentait la<br />

référence fondamentale, le respect <strong>des</strong><br />

engagements pris et de la parole donnée<br />

étaient tenus pour essentiels. C’est sans<br />

doute beaucoup moins vrai pour <strong>des</strong> sociétés<br />

en mouvement perpétuel. Dans un<br />

contexte où sans cesse les techniques se<br />

développent et la mobilité s’accroît, il est<br />

possible de diversifier et de multiplier les<br />

expériences. La vie de chacun se partage<br />

entre plusieurs cercles d’appartenance. Au<br />

fur et à mesure que l’individualisme et<br />

l’anonymat progressent, les modèles de<br />

comportement deviennent moins univoques<br />

et les normes d’après lesquelles ils sont évalués<br />

deviennent plus relatives. Les situations<br />

peuvent évoluer à un rythme tel que<br />

tout semble provisoire et <strong>des</strong>tiné à être rapidement<br />

remis en cause (1) . Peut-être les<br />

70<br />

jeunes expriment-ils plus que d’autres<br />

encore ces caractéristiques de notre temps<br />

parce qu’ils y ajoutent l’instabilité de leur<br />

âge, la difficulté à prendre du recul et le goût<br />

de la nouveauté. De fait, ils tardent à<br />

contracter <strong>des</strong> liens durables que les engagements<br />

les plus solennels ne suffisent plus<br />

à pérenniser (2) . D’où l’image d’une jeunesse<br />

qui papillonne au jour le jour.<br />

Ces impressions sont contrariées par<br />

d’autres qui suggèrent <strong>des</strong> évolutions dans<br />

un autre sens. Les libertés conquises dans<br />

les années 60 et 70 semblaient devoir se<br />

prolonger en une surenchère émancipatrice<br />

et une quête ininterrompue de la libération.<br />

Mais la phase de griserie initiale et de rejet<br />

<strong>des</strong> contraintes n’aurait-elle pas abouti à<br />

désorienter les esprits et à les livrer sans<br />

défense à un monde sans repères. Ils<br />

auraient alors réagi à la précarité généralisée<br />

en recherchant un minimum de stabilité.<br />

Faute de la trouver dans le monde du travail,<br />

ils s’efforcent de la préserver là où c’est<br />

possible. On a souvent remarqué que les<br />

réactions collectives de ce dernier quart de<br />

siècle étaient marquées par l’attachement à<br />

quelques grands principes. On a aussi relevé<br />

qu’à notre époque d’incertitude la vie privée<br />

servait à nouveau de refuge (3) . Les<br />

jeunes semblent avoir tout particulièrement<br />

besoin de plages de sécurité pour affronter<br />

un environnement difficile à appréhender.<br />

Ne cherchent-ils pas au moins à soustraire<br />

leur vie intime aux dangers qui peuvent la<br />

menacer? Le risque du Sida n’a-t-il pas renforcé<br />

une tendance à restreindre leurs horizons?<br />

(4) Ne les incite-t-il pas à s’en tenir à<br />

un partenaire unique?<br />

Susan Rauch, Time’s Arrow, acrylique, collage et techniques mixtes sur papier<br />

Arches, 175 x 107 cm, 1994. Oeuvres récentes<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

71<br />

Les interprétations générales nous<br />

entraînant dans <strong>des</strong> directions différentes,<br />

nous allons évaluer la place de la fidélité<br />

dans la vie sexuelle <strong>des</strong> jeunes à partir<br />

d’enquêtes par questionnaire et entretien<br />

effectuées en 90, 91, 93 et 94 auprès<br />

d’échantillons représentatifs de la population<br />

<strong>des</strong> 18-24 ans dans le Bas-Rhin. Ces<br />

recherches avaient pour objectif principal<br />

de saisir les effets du Sida dans les<br />

con<strong>sciences</strong> et sur les comportements. Elles<br />

ont notamment mis en évidence que les attitu<strong>des</strong><br />

par rapport à ce problème n’étaient<br />

pas isolables du sens que les jeunes donnaient<br />

à leur vie intime (5) . A cet égard, nous<br />

avons relevé chez beaucoup d’entre eux une<br />

valorisation plus ou moins explicite de la<br />

fidélité. Nous allons tout d’abord montrer<br />

en quoi celle-ci dérive <strong>des</strong> représentations<br />

de la relation amoureuse. Puis nous<br />

confronterons les discours tenus par les<br />

jeunes sur ce thème avec ce qu’ils nous ont<br />

révélé de leurs pratiques sexuelles. Enfin,<br />

nous chercherons à savoir si le rapport à la<br />

fidélité est corrélé avec certaines attitu<strong>des</strong><br />

déterminées adoptées face aux risques de<br />

l’existence et notamment face à la menace<br />

du Sida.<br />

Les représentations<br />

de l’amour et de la fidélité<br />

Nos enquêtes mettent en évidence que<br />

beaucoup de jeunes se font une conception<br />

emphatique de la relation amoureuse. Elle<br />

est pour eux une faculté essentielle de<br />

l’existence et ils sont nombreux à l’idéaliser<br />

(6) . Ils l’évoquent comme quelque chose<br />

d’intense, d’absolu et de complet qui transfigure<br />

la vie quotidienne et donne accès à<br />

une véritable communication avec l’autre,<br />

voire à une communion, pour reprendre un<br />

terme employé par plusieurs de nos interlocuteurs.<br />

A leurs yeux, l’amour est «la chose<br />

la plus belle du monde», il supprime les<br />

séparations entre les êtres et à l’intérieur de<br />

chacun d’entre eux qui fait alors la mer-


veilleuse expérience d’une «fusion du corps<br />

et de l’esprit» (étudiante de 23 ans en maîtrise<br />

de langues étrangères appliquées). S’il<br />

apparaît ainsi comme un tout dont on ne<br />

saurait isoler une composante, sa dimension<br />

affective est particulièrement prisée. La<br />

majorité <strong>des</strong> jeunes insistent sur la valeur<br />

sentimentale du rapport amoureux, les filles<br />

encore plus que les garçons, les célibataires<br />

encore plus que les personnes vivant en<br />

couple. En 1990, il est presque unanimement<br />

défini comme «une relation privilégiant<br />

la communication et l’échange» et<br />

permettant «la découverte de soi et de<br />

l’autre». Lorsqu’on demande à nos interviewés<br />

si, «dans une relation intime, il est<br />

important qu’il y ait»... «un lien affectif»,<br />

«une confiance totale», «un élan vers<br />

l’autre», «un lien durable», ces 4 suggestions<br />

recueillent l’assentiment à respectivement<br />

95,6%, 87,6%, 82,8% et 65,7%.<br />

Certes, l’exigence de durée est moins marquée<br />

que les trois autres, elle n’en prolonge<br />

pas moins, pour les deux tiers <strong>des</strong> jeunes,<br />

leur idéalisation de l’amour. Et, dans une<br />

proportion encore plus importante, le désir<br />

d’échange et de partage implique une<br />

confiance totale. La fidélité semble donc<br />

être la conséquence d’une conception<br />

emphatique de la relation intime. Mais elle<br />

reste le plus souvent implicite et seuls 3,3%<br />

<strong>des</strong> jeunes en parlent spontanément en<br />

réponse aux questions ouvertes où ils sont<br />

invités à évoquer l’amour. Ce silence<br />

exprime-t-il l’évidence de ce qu’il est<br />

superflu de mentionner ou l’embarras face<br />

à un problème qui dérange?<br />

Lorsque, dans les entretiens menés<br />

auprès <strong>des</strong> jeunes en 1991, on leur demande<br />

directement ce qu’ils pensent de la fidélité,<br />

on se rend compte qu’elle est en général<br />

valorisée. Elle est présentée comme une<br />

marque de respect pour l’autre et une<br />

preuve d’amour. Elle passe pour la condition<br />

d’une relation profonde. «On est fidèle<br />

parce qu’on aime et on aime pour être<br />

fidèle» Cette association entre l’amour et la<br />

fidélité est plus systématique chez les moins<br />

de 20 ans ainsi que dans la partie féminine<br />

de notre échantillon. Mais les différences<br />

socioculturelles sont ici peu significatives.<br />

Une vendeuse de prêt-à-porter de 18 ans<br />

nous dit que la fidélité est «la chose la plus<br />

importante dans un couple». Pour une<br />

lycéenne de 19 ans, «c’est la base d’un<br />

amour durable». L’idée d’un contrat moral<br />

tacite entre ceux qu’unit une relation intime<br />

revient assez souvent. Elle peut aller<br />

jusqu’à une sacralisation de la fidélité qui<br />

prolonge l’idéalisation de l’amour et apparaît<br />

dans les propos tenus par cette jeune<br />

femme: «la fidélité, c’est appartenir à<br />

quelqu’un à jamais». Seule une minorité de<br />

jeunes expriment une position plus réservée.<br />

Ceux-là estiment qu’il est difficile de<br />

préjuger de l’avenir. Ils font valoir que nul<br />

n’est à l’abri d’une aventure. Mais, ils pensent<br />

qu’une telle entorse au contrat ne le<br />

rend pas forcément caduc. Bien peu en fait<br />

assument une mise en cause de la fidélité ou<br />

l’idée qu’elle peut s’attacher à une pluralité<br />

de principes ou de personnes. Mais certains<br />

font la distinction entre les sentiments et les<br />

actions, entre la règle et les exceptions. Pour<br />

eux, l’infidélité ne signifie pas nécessairement<br />

l’absence d’amour. Au contraire, pour<br />

la plupart <strong>des</strong> jeunes, elle est préjudiciable<br />

à l’équilibre de la relation intime. Cette<br />

valorisation de la fidélité est-elle en accord<br />

avec les pratiques sexuelles?<br />

Une stabilité relative<br />

Nous utilisons ici les résultats d’une<br />

enquête réalisée en 1993 auprès de 406<br />

jeunes, représentatifs de la classe d’âge <strong>des</strong><br />

18-24 ans, qui ont été interrogés sur leurs<br />

conduites intimes (7) . Seuls 12,6% d’entre<br />

eux disent n’avoir jamais eu de rapports<br />

sexuels. Les analyses qui vont suivre<br />

concernent exclusivement les autres, qui<br />

peuvent être considérés comme actifs de ce<br />

point de vue. Parmi ces jeunes qui ont déjà<br />

l’expérience du rapport sexuel, 59,7%<br />

déclarent un partenaire stable. Cette relation<br />

actuelle dure depuis plus ou moins longtemps:<br />

- moins de 3 mois pour 11,3%<br />

- entre 3 et 6 mois pour 12,7%<br />

- entre 6 mois et 1 an pour 15,6%<br />

- entre 1 et 2 ans pour 16,5%<br />

- plus de 2 ans pour 43,9%.<br />

Beaucoup de jeunes qui ont un partenaire<br />

stable sont avec lui depuis longtemps:<br />

depuis plus d’un an dans plus de 60% <strong>des</strong><br />

cas. Un premier groupe se dégage ainsi nettement<br />

dans notre échantillon. Il est constitué<br />

par ceux dont la vie intime est orientée<br />

en fonction d’une liaison durable.<br />

Un second groupe, d’importance comparable<br />

(40,6%), comprend les personnes<br />

qui n’ont pas de liaison au moment de<br />

l’enquête. Actuellement dépourvues de partenaire<br />

privilégié, elles sont nombreuses à<br />

en avoir eu un il y a peu. Mais une rupture<br />

est intervenue, souvent récemment, il y a<br />

moins de 6 mois dans plus de 70% <strong>des</strong> cas.<br />

De manière plus générale, on remarque que<br />

la plupart de ces jeunes sont peu stables<br />

dans leur vie intime: leur dernière relation<br />

a duré moins d’un mois pour la moitié<br />

d’entre eux, moins de trois mois pour les<br />

trois quarts. Le modèle qui prévaut ici est<br />

celui de relations successives, souvent assez<br />

brèves et interrompues par <strong>des</strong> pério<strong>des</strong> de<br />

solitude.<br />

Entre les jeunes qui n’ont pas de liaison<br />

au moment de l’enquête et ceux qui en ont<br />

une de longue date (plus d’un an), se situent<br />

ceux qui en ont une, mais depuis moins<br />

longtemps (moins d’un an). Certaines de<br />

ces relations récentes s’avéreront ultérieurement<br />

durables, d’autres non. Les personnes<br />

de ce troisième groupe se partageront<br />

donc entre certaines, qui se<br />

conformeront au modèle de la relation<br />

durable et d’autres, à celui <strong>des</strong> relations<br />

éphémères et successives.<br />

Ainsi les comportements amoureux <strong>des</strong><br />

jeunes se présentent-ils de manière différenciée:<br />

on discerne principalement une<br />

propension à la stabilité sur une longue<br />

période et une tendance inverse à mener une<br />

série d’expériences souvent brèves. On<br />

trouve aussi, mais moins fréquemment, <strong>des</strong><br />

situations intermédiaires entre ces deux<br />

pôles idéal-typiques, enfin, pour une minorité,<br />

l’abstention systématique.<br />

Y a-t-il <strong>des</strong> éléments susceptibles<br />

d’expliquer la plus ou moins grande stabilité<br />

<strong>des</strong> jeunes en amour? Pour le savoir,<br />

nous avons croisé cette variable avec toutes<br />

les données sociographiques dont nous disposions.<br />

Quatre d’entre elles se révèlent<br />

significatives: le sexe, l’âge, l’activité,<br />

l’état matrimonial <strong>des</strong> parents.<br />

La partie féminine de notre échantillon<br />

est sensiblement plus stable que la partie<br />

masculine. En effet, moins du tiers <strong>des</strong><br />

femmes n’ont pas de liaison au moment de<br />

l’enquête alors que près de la moitié <strong>des</strong><br />

hommes sont dans ce cas. Elles ont aussi<br />

plus souvent qu’eux une relation de plus<br />

d’un an. (Tableau 1).<br />

Ces données montrent que les jeunes<br />

femmes relèvent davantage que les hommes<br />

de leur âge du modèle de la relation de<br />

longue durée.<br />

Le fait d’avoir une activité professionnelle<br />

est également un critère de différenciation.<br />

Les jeunes qui poursuivent <strong>des</strong><br />

étu<strong>des</strong> ne se comportent pas de la même<br />

façon que ceux qui sont déjà entrés dans la<br />

vie active. Les premiers sont moins stables<br />

que les seconds, peut-être parce qu’ils ont<br />

plus de disponibilité ou d’occasions de rencontre.<br />

(Tableau 2).<br />

Comme on pouvait s’y attendre, l’âge<br />

joue aussi un rôle important. Plus il augmente,<br />

plus les jeunes sont nombreux à<br />

s’être déjà engagés dans une relation<br />

durable. Inversement, les plus jeunes, pour<br />

la plupart d’entre eux, n’ont pas de partenaire<br />

stable ou ils n’en ont trouvé un que<br />

récemment. Mais, dès l’âge de 20 ans, ces<br />

situations intermédiaires deviennent moins<br />

fréquentes. La grande majorité <strong>des</strong> jeunes<br />

se répartissent déjà entre les deux modèles<br />

principaux. Jusqu’à 22 ans, celui de<br />

l’absence de stabilité prévaut. Ensuite, c’est<br />

celui de la relation de longue durée qui<br />

prend nettement l’avantage. (Tableau 3).<br />

Le dernier critère qui semble avoir une<br />

influence significative sur le comportement<br />

<strong>des</strong> jeunes est la situation matrimoniale<br />

<strong>des</strong> parents. Ceux qui sont divorcés<br />

représentent 17% de notre échantillon.<br />

Leurs enfants, dont la répartition par sexe<br />

et âge ne diffère pas de celle <strong>des</strong> autres<br />

jeunes interviewés, ont une vie amoureuse<br />

qui présente certaines spécificités.<br />

(Tableau 4).<br />

La comparaison entre les enfants de<br />

parents divorcés et les autres montre peu de<br />

différences du point de vue <strong>des</strong> deux<br />

modèles principaux. Mais les premiers sont<br />

plus nombreux à avoir une expérience<br />

sexuelle. Ils ont aussi plus souvent une liaison<br />

récente. Ils donnent l’impression de<br />

rechercher la relation intime plus activement,<br />

mais d’avoir plus de difficultés à la<br />

rendre durable. De plus, ils déclarent<br />

davantage de partenaires sexuels dans<br />

l’ensemble de leur existence et plus souvent<br />

deux partenaires ou plus au cours <strong>des</strong><br />

Tableau 1<br />

Avez-vous actuellement un partenaire sexuel stable?/ Selon le sexe<br />

Stable depuis plus d’1 an Stable depuis moins d’1 an Pas de partenaire stable Total<br />

Hommes 30,6 % 21,3 % 48,1 % 100 %<br />

Femmes 41,9 % 26,1 % 32,0 % 100 %<br />

Tableau 2<br />

Avez-vous actuellement un partenaire sexuel stable?/ Selon l’activité professionnelle<br />

Stable depuis plus d’1 an Stable depuis moins d’1 an Pas de partenaire stable Total<br />

Actifs 42,7 % 23,0 % 34,3 % 100 %<br />

Non actifs 29,4 % 24,3 % 46,3 % 100 %<br />

Tableau 3<br />

Avez-vous actuellement un partenaire sexuel stable?/ Selon l’âge<br />

Stable depuis + d’1 an Stable depuis - d’1 an Pas de partenaire stable Total<br />

18-19 ans 21,6 % 34,1 % 44,3 % 100 %<br />

20-22 ans 33,7 % 21,2 % 45,1 % 100 %<br />

23-24 ans 51,4 % 18,7 % 29,9 % 100 %<br />

Tableau 4<br />

Avez-vous actuellement un partenaire sexuel stable?/ Selon l’état matrimonial <strong>des</strong> parents<br />

Pas encore Stable Stable Pas de partenaire<br />

de relation sexuelle depuis +d’1 an depuis -d’1 an stable Total<br />

Parents divorcés 2,9 % 26,1 % 37,7 % 33,3 % 100 %<br />

Autres 14,5 % 32,7 % 17,2 % 35,6 % 100 %<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

72<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

73


six derniers mois. Seulement 9% d’entre<br />

eux sont toujours avec leur premier partenaire<br />

alors que c’est le cas de 19% <strong>des</strong><br />

autres. Les enfants de divorcés semblent<br />

donc avoir une vie amoureuse relativement<br />

mouvementée. Cette observation nous<br />

conduit à poser le problème d’une possible<br />

reproduction de l’instabilité de génération<br />

en génération (8) .<br />

Les comportements sexuels <strong>des</strong> jeunes<br />

sont en fait plus contrastés que ne le suggère<br />

le consensus sur l’importance de l’amour.<br />

La relation de longue durée, valorisée dans<br />

les discours, n’est que l’un <strong>des</strong> pôles par<br />

rapport auquel s’orientent les pratiques. Il<br />

n’y a nulle contradiction en cela. Le fait de<br />

ne pas avoir de partenaire régulier<br />

n’empêche pas une conception emphatique<br />

de la vie à deux, peut-être même la favoriset-il.<br />

Inversement, un niveau élevé d’exigence<br />

suscite l’insatisfaction face à une réalité<br />

comparativement décevante et la<br />

recherche d’alternatives.<br />

Infidélités<br />

Le décalage entre représentations et<br />

comportements apparaît aussi lorsqu’on<br />

évoque les manquements au principe<br />

d’exclusivité qui fait quasiment l’unanimité<br />

dans les propos tenus par les jeunes sur<br />

l’amour. Nous leur avons demandé si, pendant<br />

leur dernière relation (présente ou passée),<br />

ils avaient eu un autre partenaire<br />

sexuel. 13,2% l’ont reconnu. Les réponses<br />

positives à cette question ne dépendent pas<br />

de la longévité de cette liaison. Les jeunes<br />

dont la première relation dure encore au<br />

moment de l’enquête peuvent, eux aussi,<br />

avoir été infidèles. L’un d’eux déclare avoir<br />

trompé sa partenaire régulière avec plus de<br />

10 personnes différentes. Cela implique une<br />

certaine habitude de l’infidélité. Ce cas<br />

n’est bien sûr pas généralisable. Toujours<br />

est-il que cette tendance se rencontre plus<br />

souvent chez les hommes que chez les<br />

femmes. Près de 20% <strong>des</strong> premiers disent<br />

avoir été infidèles pendant leur dernière<br />

relation alors que la proportion se réduit à<br />

7% chez les secon<strong>des</strong>. Tout en faisant la part<br />

<strong>des</strong> fanfaronna<strong>des</strong> et <strong>des</strong> pudeurs dans de<br />

tels aveux, nous retrouvons ici <strong>des</strong> comportements<br />

différenciés selon les sexes et<br />

notamment la confirmation d’une plus<br />

grande instabilité masculine (9) .<br />

En quoi les jeunes qui disent avoir été<br />

infidèles pendant leur dernière relation se<br />

distinguent-ils <strong>des</strong> autres? Il apparaît tout<br />

d’abord qu’ils ont eu davantage de partenaires<br />

sexuels au cours de leur existence.<br />

(Tableau 5).<br />

Les jeunes infidèles pendant leur dernière<br />

relation ont eu, pour près <strong>des</strong> deux<br />

tiers d’entre eux, plus de 5 partenaires<br />

sexuels au cours de leur vie (pour les autres,<br />

cette proportion est inférieure au quart).<br />

Pendant le dernier semestre, ils sont 61,7%<br />

à avoir eu plusieurs partenaires (les autres<br />

sont 18,8% dans ce cas). Ils ont donc entretenu<br />

un plus grand nombre de relations,<br />

dans l’ensemble de leur existence et dans un<br />

passé récent. Cette diversité d’expériences<br />

ne se présente pas seulement dans l’ordre de<br />

la succession (comme pour beaucoup de<br />

jeunes plutôt instables), mais aussi dans<br />

celui de la simultanéité. Ces personnes semblent<br />

ne pas se satisfaire d’une relation<br />

unique. Elles ont aussi une propension aux<br />

rencontres ponctuelles: 85,1% d’entre elles<br />

Tableau 5<br />

Nombre de partenaires total/A eu un autre partenaire durant sa dernière liaison<br />

ont eu <strong>des</strong> aventures d’un soir (41,8% pour<br />

les autres). Elles ont parfois redouté les<br />

conséquences de ces amours sans lendemain,<br />

mais cela n’a apparemment pas suffi<br />

à les dissuader de saisir l’occasion. L’attrait<br />

pour la multiplication <strong>des</strong> partenaires et <strong>des</strong><br />

expériences a sans doute été déterminant.<br />

Les jeunes qui ont été infidèles pendant<br />

leur dernière relation présentent-ils aussi<br />

d’autres points communs dans leur vie quotidienne?<br />

En particulier, peut-on discerner<br />

chez eux <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> spécifiques par rapport<br />

aux risques de l’existence? Seraient-ils<br />

plus enclins à les assumer, voire à les provoquer?<br />

S’ils ne se distinguent ni par<br />

l’amour du jeu ni par le goût pour certains<br />

sports, ils présentent tout de même certaines<br />

réactions intéressantes à relever.<br />

Lorsqu’on demande aux jeunes s’ils<br />

aiment conduire vite, on obtient quatre<br />

types de réponse: affirmative, négative,<br />

nuancée, neutre (pour ceux qui ne conduisent<br />

pas). Si l’on croise ces réponses avec<br />

le fait d’avoir eu -ou pas- un autre partenaire<br />

pendant le dernière relation, les résultats<br />

sont les suivants: (Tableau 6).<br />

Dans les réponses positives à la question<br />

sur le goût pour la conduite rapide, les infidèles<br />

sont sur-représentés. Ils sont au<br />

contraire sous-représentés dans les réponses<br />

négatives. Il est possible d’en déduire qu’ils<br />

sont plus nombreux que les autres à aimer<br />

la vitesse, même s’ils la savent dangereuse.<br />

Des corrélations analogues peuvent être<br />

établies avec le fait de mal gérer son budget<br />

ou de faire du stop seul. Ces résultats ne doivent<br />

pas être surestimés ou abusivement<br />

généralisés. Ils apportent tout de même<br />

quelques indications concordantes: les<br />

jeunes infidèles sont, plus que les autres, à<br />

1 partenaire 2 partenaires 3-5 partenaires 6-10 partenaire 11 et plus partenaires Total<br />

Oui 0 % 4,3 % 31,9 % 27,7 % 36,2 % 100 %<br />

Non 27,9 % 14,1 % 35,7 % 13,1 % 9,2 % 100 %<br />

la recherche de relations sexuelles multiples<br />

et d’expériences ponctuelles. Ils ont davantage<br />

de goût pour les sensations fortes et grisantes,<br />

pour l’imprévu et l’aventure. Ils<br />

hésitent moins à suivre leurs impulsions et<br />

à satisfaire leurs envies. Ils se préoccupent<br />

moins <strong>des</strong> conséquences ultérieures de leurs<br />

actes et cultivent moins la prudence et la<br />

prévoyance. Ils sont enclins à vivre dans le<br />

présent et à saisir ses opportunités plutôt<br />

qu’à anticiper et à craindre l’avenir. Il y a<br />

aussi davantage de probabilité à ce qu’ils<br />

fréquentent <strong>des</strong> lieux de rencontre et notamment<br />

<strong>des</strong> boîtes de nuit. (Tableau 7).<br />

Les «infidèles» déclarent, plus que les<br />

autres, sortir souvent en «boite». Ils y vont<br />

davantage pour «draguer». Ils y consomment<br />

plus d’alcool. Leur vigilance et leur<br />

capacité d’autocontrôle peuvent donc être<br />

altérées par l’absorption de substances<br />

euphorisantes qui modifient la conscience<br />

et lèvent les inhibitions. Ces effets sont souvent<br />

renforcés par le volume sonore, les<br />

variations lumineuses, l’ambiance de la<br />

«boîte». Sans doute faut-il aussi faire la part<br />

<strong>des</strong> co<strong>des</strong> de conduite qui y prévalent et de<br />

la façon dont les contacts s’y établissent.<br />

Ainsi sommes-nous amenés à tenir compte,<br />

dans l’analyse de l’infidélité, de deux<br />

dimensions complémentaires: la première<br />

est la probabilité accrue d’y retrouver certaines<br />

tendances comportementales ainsi<br />

que certains mo<strong>des</strong> de rapport au temps et<br />

au risque; la seconde est liée à la situation<br />

de la rencontre intime et aux interactions<br />

qui s’y produisent.<br />

La fidélité est-elle un choix ou une<br />

contrainte? Est-elle recherchée pour ellemême<br />

et pour ce qu’elle peut apporter à une<br />

Ne conduit Aime Oui, quand N’aime pas<br />

pas de voiture conduire vite c’est sans risque conduire vite<br />

Oui 11,0 % 22,1 % 15,0 % 2,0 %<br />

Non 89,0 % 77,9 % 85,0 % 98,0 %<br />

Total 100 % 100 % 100 % 100 %<br />

relation ou, au contraire, les jeunes s’y rési-<br />

Comment les personnes qui se sont révé-<br />

Tableau 7<br />

gnent-ils par crainte que la diversification<br />

<strong>des</strong> expériences sexuelles ne représente un<br />

danger? En particulier, la peur du Sida les<br />

retient-elle d’avoir un autre partenaire? Les<br />

réactions diffèrent selon les sexes:<br />

(Tableau 8)<br />

Les filles invoquent spontanément la<br />

fidélité plus souvent que les garçons. Elles<br />

sont aussi plus nombreuses à dire qu’elles<br />

s’y soumettent pour se protéger <strong>des</strong> risques<br />

du Sida. On peut relever que la proportion<br />

d’hommes qui reconnaissent leur infidélité<br />

avérée est la même que celle de femmes qui<br />

expriment un désir d’infidélité dont la réalisation<br />

est entravée par le contexte épidemique.<br />

Le Sida a ainsi <strong>des</strong> répercussions différenciées<br />

sur les comportements sexuels: il<br />

renforce la tendance féminine à opter pour<br />

la fidélité; il incite aussi à envisager davantage<br />

le recours au préservatif, qui s’intègre<br />

surtout à la mentalité masculine (10) .<br />

Tableau 8<br />

Tableau 6<br />

Aimez-vous conduire vite?/a eu un autre partenaire durant sa dernière liaison<br />

Sortez-vous en boite?/A eu un autre partenaire durant sa dernière liaison<br />

toutes au moins Occasionnellement non Total<br />

les semaines 1 fois par mois<br />

Oui 27,6 % 29,8 % 29,8 % 12,8 % 100 %<br />

Non 9,7 % 21,1 % 44,5 % 24,7 % 100 %<br />

lées infidèles justifient-elles leur attitude?<br />

Il est frappant de constater que l’on trouve<br />

très peu de défense et illustration de l’infidélité.<br />

Celle-ci n’est pas assumée comme un<br />

choix de vie. Elle est rarement évoquée<br />

comme une soupape qui permettrait à une<br />

relation principale de se perpétuer. L’idée<br />

du carnaval est assez peu avancée par les<br />

jeunes d’aujourd’hui. Sans doute ceux qui<br />

vivent en couple ne cohabitent-ils pas<br />

depuis suffisamment longtemps pour ressentir<br />

le besoin de tels exutoires. Ils sont<br />

aussi moins nombreux qu’autrefois à assumer<br />

<strong>des</strong> charges de famille et à se sentir<br />

obligés de rester ensemble lorsque leur relation<br />

s’est dégradée. Dans les explications<br />

apportées par les jeunes qui ont été infidèles,<br />

l’éloignement géographique revient parfois<br />

et le dépit souvent.<br />

La peur du sida vous retient-elle d’avoir un autre partenaire?/ Selon le sexe<br />

non, non, non, oui,<br />

est fidèle utiliserait le préservatif n’a pas peur du Sida a peur du Sida Total<br />

Hommes 32,2 % 42,6 %, 11,5 % 13,7 % 100 %<br />

Femmes 53,5 % 22,1 % 4,1 % 20,3 % 100 %<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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MARIE-NOELE DENIS<br />

Le cas d’un étudiant en lettres de 23 ans<br />

est assez significatif. Au cours de sa première<br />

liaison, sa partenaire a rencontré un<br />

autre homme et hésitait à choisir. Il l’a trompée.<br />

La confiance entre eux ayant disparu,<br />

il l’a quittée pour une jeune Allemande. La<br />

distance géographique et culturelle l’a<br />

conduit à satisfaire ailleurs <strong>des</strong> envies<br />

momentanées. Mais il vit l’infidélité<br />

comme quelque chose de «gris». Il la considère<br />

aussi comme l’annonce de la fin d’une<br />

liaison: «A partir du moment où je commets<br />

une infidélité, tôt ou tard, la relation va être<br />

finie.» Sa vie amoureuse est actuellement<br />

placée sous le signe de l’éphémère.<br />

Dans beaucoup d’entretiens que nous<br />

avons menés, l’infidélité se décline sur le<br />

mode de la réaction, de la frustration et du<br />

dépit. Elle apparaît souvent comme le<br />

moyen de sortir d’une liaison ou d’en commencer<br />

une nouvelle. Nous avons déjà<br />

remarqué que le modèle <strong>des</strong> relations successives<br />

peut ménager <strong>des</strong> pério<strong>des</strong> de solitude.<br />

Il arrive aussi qu’il comporte <strong>des</strong> chevauchements<br />

transitoires. L’infidélité est<br />

alors vécue comme la condamnation d’une<br />

relation insatisfaisante et comme le jalon<br />

d’une nouvelle fidélité.<br />

D’après les résultats de nos enquêtes,<br />

une minorité de jeunes, surtout masculine,<br />

se reconnaît infidèle. Une autre minorité, un<br />

peu plus importante et surtout féminine,<br />

révèle qu’elle le serait si elle n’était pas<br />

retenue par la crainte du Sida. Ces infidélités,<br />

effectives ou suspendues, sont en général<br />

considérées comme <strong>des</strong> preuves<br />

d’échec. Elles ne donnent pas lieu à une<br />

conception positive. C’est pourquoi, l’existence<br />

d’un volant d’infidélité réelle ou fantasmatique<br />

n’empêche nullement les jeunes<br />

d’adhérer, dans leur grande majorité, aux<br />

représentations qui valorisent la fidélité et<br />

la tiennent pour un élément essentiel de la<br />

relation amoureuse.<br />

Notes<br />

1. Roussel L., La famille incertaine, Paris, O.<br />

Jacob, 1989.<br />

2. Salvon - Demersay, Concubin, concubine,<br />

Paris, Le Seuil, 1983.<br />

3. Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, 1987<br />

4. Hintermeyer P. , «La société au risque du Sida»,<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de<br />

l’Est, Strasbourg, 1992<br />

5. Hintermeyer P., Igersheim J., Raphaël F.,<br />

Herberich-Marx G., Un voile sur l’amour,<br />

Presses Universitaires de Strasbourg, 1994.<br />

6. Hintermeyer P., Igersheim J., «Les jeunes face<br />

au sida», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la<br />

France de l’Est, Strasbourg, 1994.<br />

7. Idem, pp 78-80.<br />

8. Commaille J., Le divorce en France, Paris, La<br />

Documentation Française, 1978<br />

9. Spira A., Bajos N et alii, Comportements sexuels<br />

en France, Paris, La Documentation Française,<br />

1993<br />

10. Hintermeyer P., Igersheim J., «Les jeunes face<br />

au sida», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la<br />

France de l’Est, Strasbourg, 1994.<br />

11. Singly, F. de, Sociologie de la famille contemporaine,<br />

Paris, Nathan, 1993.<br />

En référence à un certain<br />

ordre du monde, les mo<strong>des</strong><br />

d’habiter, les pratiques<br />

de l’espace dans la maison,<br />

et en particulier<br />

l’ordonnancement <strong>des</strong> repas,<br />

sont le reflet<br />

<strong>des</strong> comportements familiaux<br />

et symbolisent à la fois<br />

la fidélité à une certaine idée<br />

de la famille et son évolution<br />

au cours du temps.<br />

Fidélités familiales<br />

et innovations<br />

Les manières de table en Alsace<br />

depuis le XVIII e<br />

siècle<br />

Marie-Noële DENIS<br />

Chargée de recherche CNRS<br />

Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />

Européenne<br />

Relevant <strong>des</strong> faits et gestes de la vie<br />

quotidienne ces pratiques sont mal<br />

connues <strong>des</strong> historiens et rarement<br />

décrites avec précision.<br />

Nous nous bornerons pour notre part à<br />

analyser permanence et changement de<br />

quelques manières de table depuis le XVIII e<br />

siècle en Alsace, à partir de témoignages<br />

écrits et de trois enquêtes de terrain que<br />

nous avons menées sur l’architecture rurale,<br />

le mobilier régional et les mo<strong>des</strong> d’habiter.<br />

La «Stub», lieu privilégié<br />

<strong>des</strong> repas<br />

La «Stub» dans l’histoire<br />

de l’espace domestique<br />

Les repas quotidiens <strong>des</strong> familles rurales<br />

alsaciennes ont lieu depuis fort longtemps<br />

dans la «Stub» et non pas dans la cuisine<br />

comme dans bien d’autres régions françaises.<br />

Montaigne parle déjà au XVI e siècle<br />

d’une «salle commune à faire les repas» (1) .<br />

L’abbé Cetty lui attribue sous le règne de<br />

Louis XIV le nom de «chambre d’habitation»<br />

et au XVIII e siècle celui de «chambre<br />

à demeurer» (2) . H. de l’Hermine précise au<br />

XVII e siècle que les Alsaciens «... y couchent,<br />

y mangent, y sèchent leur linge, y<br />

gardent du fruit» (3) . Le rapport du préfet<br />

Migneret (4) , en 1860, décrit les mêmes<br />

usages.<br />

La «Stub» se présente en effet comme<br />

une pièce confortable: «salle boisée haut et<br />

bas avec de gran<strong>des</strong> fenêtres» (3) , chauffée<br />

par un grand poêle alimenté de la cuisine et<br />

bien meublée de buffets et «d’armoires dans<br />

les murs» (2) . Le jour toute la famille s’y<br />

retrouve pour les repas, les veillées. La nuit<br />

elle est réservée au couple <strong>des</strong> maîtres de<br />

maison qui dorment dans l’alcôve avec leur<br />

dernier-né.<br />

Les accessoires liés à l’alimentation<br />

Dans cet ensemble un certain nombre de<br />

dispositifs sont <strong>des</strong>tinés aux repas: une fontaine<br />

et un essuie-mains sous le cache-torchons<br />

accroché derrière la porte, pour les<br />

ablutions, un buffet deux corps pour ranger<br />

le linge de table (en bas) et la vaisselle<br />

(dans la partie haute), <strong>des</strong> niches sur le<br />

poêle pour tenir les plats au chaud, et surtout<br />

une table et <strong>des</strong> sièges, chaises et<br />

bancs (5) , puisque telle est depuis longtemps<br />

la manière de manger dans nos pays<br />

d’Europe occidentale.<br />

La table à manger<br />

Néanmoins l’usage, au moment <strong>des</strong><br />

repas, de la position assise sur un siège<br />

devant une table haute, est le résultat d’une<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

76<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

77


lente évolution dont nous pouvons retracer<br />

quelques étapes.<br />

Développement de la table<br />

en milieu rural<br />

D’après notre travail, au cours du XIX e<br />

siècle, 16% <strong>des</strong> familles en moyenne ne<br />

possèdent pas de table (ce pourcentage<br />

diminue au cours du siècle). Celles-ci utilisent<br />

alors un coffre comme support <strong>des</strong><br />

repas, devant lequel elles se tiennent assises<br />

sur <strong>des</strong> chaises ou <strong>des</strong> tabourets. J.M.<br />

Boehler fait la même remarque pour le<br />

XVIII e siècle alsacien (6) et de telles postures<br />

sont visibles aussi sur <strong>des</strong> gravures médiévales.<br />

Par ailleurs, 46% <strong>des</strong> familles ne possèdent<br />

qu’une table qui est la table à manger<br />

de la «Stub». Pourtant cette pièce de mobilier<br />

apparaît peu coûteuses: 4,20 francs en<br />

moyenne au XIX e siècle, les plus belles<br />

valant 15 à 20 francs et les plus mo<strong>des</strong>tes,<br />

en sapin, 1 franc seulement.<br />

Évolution de la forme <strong>des</strong> tables<br />

La table traditionnelle appartient, avec<br />

la maison, à l’homme qui en hérite. Elle est<br />

considérée de ce fait, de même que le banc<br />

qui l’encadre, comme un bien immobilier.<br />

Rectangulaire, massive, le plus souvent<br />

construite en noyer, elle est constituée d’un<br />

plateau amovible posé sur un piétement<br />

avec cadre. Ce plateau, qui peut être changé<br />

quand il est usé, est fixé à la ceinture par<br />

deux traverses de section trapézoïdale<br />

maintenues par <strong>des</strong> chevilles. Ce dispositif<br />

quasi médiéval, et qui caractérise les tables<br />

alsaciennes, a survécu jusqu’à la fin du<br />

XIX e siècle. Il faut y ajouter deux tiroirs,<br />

l’un pour le pain et l’autre pour les couverts,<br />

ménagés dans la ceinture.<br />

Stub ancienne à Schillersdorf (Bas Rhin) : au fond l’alcôve fermée de rideaux; à<br />

droite le poêle et le fauteuil du grand-père; au centre la table rectangulaire. Une<br />

chaise moderne, dos à l’alcôve, a remplacé pour le maître de maison, la chaise<br />

alsacienne encore visible juste derrière. © Photo R. Denis<br />

Au XIX e siècle vont apparaître néanmoins<br />

<strong>des</strong> variantes plus maniables et<br />

mieux adaptées aux dimensions parfois<br />

réduites de la «Stub»: tables articulées,<br />

pliantes, à bouts pliants, ouvrantes, à rallonges,<br />

abattantes.<br />

Des changements de formes vont aussi<br />

intervenir avec l’introduction, dès le premier<br />

quart du XIX e siècle, de tables carrées,<br />

ron<strong>des</strong>, d’inspiration «Empire» ou<br />

«Restauration». Ces changements de forme<br />

correspondent à <strong>des</strong> transformations profon<strong>des</strong><br />

de la sociabilité familiale.<br />

Le système symbolique<br />

<strong>des</strong> places à table<br />

Plus que tout autre stratégie d’occupation<br />

de l’espace domestique, les mutations<br />

dans la disposition <strong>des</strong> places à table vont<br />

refléter une certaine fidélité à l’ordre ancestral<br />

mais aussi l’évolution du pouvoir et <strong>des</strong><br />

rapports hiérarchiques à l’intérieur de la<br />

famille.<br />

A l’origine une table de coin<br />

et une répartition <strong>des</strong> places<br />

fortement hiérarchisée<br />

Selon la tradition, la table se trouve<br />

située dans le coin de la «Stub» qui donne<br />

à la fois sur la rue et sur la cour et qui correspond<br />

au poteau cornier posé le premier<br />

lors de la construction, sur lequel s’appuie<br />

tout l’assemblage de la maison (7) . La distribution<br />

<strong>des</strong> places à table, lors <strong>des</strong> repas,<br />

repose sur une hiérarchie à la fois sexuelle,<br />

sociale et familiale.<br />

Le maître de maison occupe une position<br />

centrale, sur le banc de coin, et les autres<br />

membres de la cellule domestique se répartissent<br />

d’abord à sa droite, puis à sa gauche.<br />

Les hommes sont sur le banc et les femmes<br />

en face, sur <strong>des</strong> chaises, car symboliquement<br />

moins attachées à la maison. La maîtresse<br />

de maison a d’ailleurs apporté en<br />

cadeau, lors de son mariage, sa propre<br />

chaise marquée à son nom. Chacun occupe<br />

le rang définit par l’importance de son travail<br />

dans l’économie de la ferme. Les<br />

domestiques mangent à la table <strong>des</strong> maîtres,<br />

mais placés aux extrémités, juste devant les<br />

enfants. L’ordre généalogique aussi est respecté<br />

et à côté du chef de famille s’assoient<br />

le grand-père, le fils aîné et les autres<br />

enfants tandis qu’en face, à côté de la mère,<br />

se trouvent successivement la grand-mère<br />

et les filles.<br />

Les grand-parents sont logés et nourris<br />

par contrat (8) , mais il arrive que, plus bons à<br />

aucune tâche, ils doivent aussi quitter la<br />

table familiale et faire cuisine à part.<br />

L’abbé Cetty décrit ainsi au XVII e siècle<br />

une famille disposée selon les normes en<br />

usage dans le Kochersberg: «En haut de la<br />

table le fermier, père de famille, à sa droite<br />

le grand-père, à sa gauche le fils aîné; après<br />

l’aïeul la grand-mère, sa femme, ses filles,<br />

la première servante, la deuxième et la gardienne<br />

d’enfants; après le fils aîné le premier<br />

valet, le deuxième, les journaliers et<br />

les petits garçons (2) ».<br />

Hiérarchie du service<br />

Le maître de maison dirige la prière,<br />

coupe le pain après l’avoir béni, tranche la<br />

viande, se sert le premier et passe les plats<br />

du côté <strong>des</strong> hommes, puis du côté <strong>des</strong><br />

femmes. Autrefois, il remplissait aussi<br />

l’unique verre de vin, y buvait, puis le tendait<br />

à l’aïeul qui le faisait circuler exclusivement<br />

du côté <strong>des</strong> hommes. De ce fait, une<br />

forte hiérarchie marque l’accès à la nourriture.<br />

Le chef de famille définit la part de<br />

chacun, et les travailleurs sont nourris avant<br />

les enfants, qui n’ont que les restes. Les<br />

femmes qui se lèvent beaucoup pour assurer<br />

le service, mangent moins que les autres.<br />

Seul le plat de légumes, de moindre valeur<br />

nutritive, est posé au milieu de la table et<br />

accessible à tous.<br />

La place du maître de maison<br />

Mais la place du maître de maison n’est<br />

pas seulement soumise à <strong>des</strong> nécessités<br />

matérielles relevant d’une bonne gestion<br />

familiale de la nourriture. Elle relève aussi<br />

de contraintes symboliques. En tant que<br />

chef de famille il est lié à la maison et sa<br />

place se trouve sur le banc de coin, le long<br />

du poteau cornier. Ce poteau, marqué à<br />

l’extérieur de signes religieux qui encadrent<br />

la date de fondation et les noms du couple<br />

fondateur, et à l’intérieur par l’armoire,<br />

appelée «Coin du Bon Dieu» qui renferme<br />

la Bible et les papiers de famille, joint symboliquement<br />

la terre et le ciel et engage le<br />

maître dans une longue succession<br />

d’ancêtres et de <strong>des</strong>cendants garants de la<br />

pérennité de la lignée.<br />

Évolution de la table familiale<br />

depuis le XIX e siècle<br />

Nous avons vu que la traditionnelle table<br />

rectangulaire, placée de coin, a souvent été<br />

remplacée au cours du XIX e siècle par une<br />

table ronde ou carrée, en position centrale.<br />

Ces modifications ont accompagné la perte<br />

d’autorité du maître de maison et du système<br />

hiérarchique lié à la répartition <strong>des</strong><br />

places à table. Néanmoins certains éléments<br />

subsistent: on ne mélange pas les sexes et le<br />

maître se trouve maintenant à la nouvelle<br />

place d’honneur, le dos à l’alcôve.<br />

A la période contemporaine, l’importance<br />

symbolique de la «Stub» s’efface<br />

définitivement puisque les repas quotidiens<br />

ont lieu dans la cuisine, pièce désormais<br />

plus propre, plus facile à chauffer et de taille<br />

suffisante pour une cellule familiale réduite.<br />

Néanmoins, bien que les schémas en soient<br />

brouillés et parfois temporaires, la famille<br />

reste fidèle à une certaine hiérarchie, interprétée<br />

de manière différente dans chaque<br />

maisonnée, où l’on peut discerner la persistance<br />

de certaines règles (9) . Dans le cas <strong>des</strong><br />

tables rectangulaires, les bas-bouts représentent<br />

les places d’honneur, occupées par<br />

La table de la «Stub» (1.2) est disposée<br />

traditionnellement dans le «coin du Bon<br />

Dieu» et encadrée d’un banc et de<br />

quatre chaises.<br />

le maître de maison, sa femme ou le grandpère.<br />

La séparation <strong>des</strong> sexes est toujours<br />

respectée, de part et d’autre d’une diagonale.<br />

La hiérarchie <strong>des</strong> individus s’établit à<br />

partir de la droite: le maître ayant par<br />

exemple de ce côté son fils aîné puis le frère<br />

de son épouse qui elle-même a à sa droite<br />

sa fille aînée puis sa fille cadette.<br />

Bien que les tables de coin se multiplient,<br />

en référence à une tradition régionale<br />

longtemps considérée comme désuète, la<br />

répartition <strong>des</strong> places dans ce cas ne s’inspire<br />

pas <strong>des</strong> anciennes coutumes pratiquées<br />

dans la «Stub». Le père ne se trouve plus<br />

dans le coin, qui n’a pas de valeur symbolique<br />

à la cuisine, mais à l’opposé, du côté<br />

libre, et le reste de la famille est disposé<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

79


BRIGITTE FICHET<br />

La table de la «Stub» (2.5) est ronde et placée au centre de la pièce; celle de la<br />

«Kleinstub» (2.2) est disposée traditionnellement de coin, encadrée par un banc et<br />

trois chaises. Il n’y a pas de table à la cuisine (2.3).<br />

autour de lui en respectant la séparation <strong>des</strong><br />

sexes et la hiérarchie <strong>des</strong> générations.<br />

Conclusion<br />

A travers l’évolution de la forme <strong>des</strong><br />

tables à manger, de la position <strong>des</strong> places<br />

lors <strong>des</strong> repas, du rituel qui les accompagne,<br />

nous avons pu saisir, entre fidélité, tradition<br />

et innovation, l’évolution <strong>des</strong> relations<br />

<strong>sociales</strong> dans le groupe domestique.<br />

Dès le XIX e siècle apparaissent les<br />

signes d’une remise en cause de l’autorité<br />

du chef de famille et de la hiérarchie très<br />

stricte qui séparait les sexes et plaçait les<br />

aînés devant les cadets, les travailleurs productifs<br />

avant les bouches inutiles.<br />

L’abondance <strong>des</strong> biens, la multiplicité<br />

<strong>des</strong> ressources et <strong>des</strong> emplois hors de l’agriculture,<br />

l’urbanisation <strong>des</strong> campagnes et les<br />

influences extérieures ont rendu moins prégnantes<br />

les règles qui géraient, selon une<br />

stricte discipline, les relations familiales.<br />

D’une interprétation moins rigoureuse, laissées<br />

à l’initiative de chaque groupe domestique,<br />

elles ont pourtant survécu dans les<br />

manières de table qui restent en partie fidèles<br />

à une tradition plusieurs fois séculaire.<br />

Bibliographie<br />

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N., ERCKER A., «Réinventer les meubles<br />

régionaux: le cas de l’Alsace», dans Chez<br />

soi. Objets et décors: <strong>des</strong> créations familiales?,<br />

<strong>Revue</strong> Autrement, série<br />

«Mutations», n° 137, mai 1993.<br />

– BOUTY-FABRE V., «L’habitat rural<br />

à Ernolsheim-lès-Saverne», mémoire de<br />

maîtrise d’ethnologie, Strasbourg, octobre<br />

1994.<br />

– CHIVA I., «La maison: le noyau du<br />

fruit, l’arbre, l’avenir», dans «Habiter la<br />

maison», Terrain, n° 9, octobre 1987.<br />

– DENIS M.-N., «Décor de vie et<br />

mémoire familiale», Pays d’Alsace, n° II,<br />

1990.<br />

– DENIS M.N. et GROSHENS M.C.,<br />

«Architecture rurale française», vol.<br />

Alsace, Strasbourg-Paris, Berger-Levrault,<br />

1978.<br />

– DENIS M.N., «Les intérieurs ruraux<br />

de Schillersdorf», Pays d’Alsace, Cahiers<br />

135-136, n° II-III, 1986.<br />

– Encyclopédie de l’Alsace, article<br />

«Mobilier», Strasbourg, Publitotal, 1983-<br />

86, vol. 9.<br />

– Images du Musée Alsacien, <strong>Revue</strong><br />

Alsacienne Illustrée, 1904-1913.<br />

– KLEIN G., «Arts et traditions populaires<br />

d’Alsace», Colmar, Alsatia, 1976.<br />

– RAPOPORT, A., «Pour une anthropologie<br />

de la maison», Paris, Dunod, 1972.<br />

Notes<br />

1. M. de Montaigne, «Journal de voyage en Italie,<br />

par la Suisse et l’Allemagne. 1580-1581», Paris,<br />

Les Textes Français, éd. les Belles lettres, 1946.<br />

2. Abbé H. Cetty, «La famille d’autrefois en<br />

Alsace», Rixheim, P. Sutter, 1889.<br />

3. H. de l’Hermine, «Mémoires de deux voyages<br />

et séjours en Alsace, 1674-76 et 1681»,<br />

Mulhouse, Impr. Barder, 1886.<br />

4. J.B. Migneret, «Description du département du<br />

Bas-Rhin», Strasbourg, 1858-71, 4 vol.<br />

5. Montaigne parle de «... tables équipées de<br />

bancs». L’Abbé Cetty décrit ainsi une «Stub»<br />

campagnarde: «... sur les côtés <strong>des</strong> bancs, au<br />

milieu de la chambre, une table... <strong>des</strong> chaises en<br />

bois ciré contre les murs...».<br />

6. J.M. Boehler, «Fortunes paysannes au XVIII e<br />

siècle: le témoignage <strong>des</strong> inventaires après<br />

décès de Schillersdorf, 1701-1789», Pays<br />

d’Alsace, Cahiers 135-136, n° II-III, 1986.<br />

7. Il s’agit évidemment de la maison de la plaine<br />

construite entièrement en pan de bois sur un soubassement<br />

en pierre. Cette remarque n’est pas<br />

valable pour les maisons vosgiennes, entièrement<br />

en pierre et parfois contestable pour les<br />

maisons du vignoble.<br />

8. Le fils héritier reçoit à son mariage «par préciput<br />

et hors part» la maison d’habitation de fond<br />

en comble avec cour, grange, écuries, hangars,<br />

jardins, verger et potager, et tous les autres<br />

droits, appartenances et dépendances [...] plus<br />

tous les outils et ustensiles de labour et servant<br />

à l’exploitation [...]. En contrepartie «les jeunes<br />

époux sont tenus de nourrir à leur table les donateurs<br />

ou le survivant d’entre eux», Actes notariés<br />

de Bouxwiller, 1817 à 1850.<br />

9. Sauf évidemment pour les tables ron<strong>des</strong> dont la<br />

forme même s’oppose à tout classement.<br />

Familles portugaises<br />

continuités ou ruptures<br />

entre les générations<br />

Sommes-nous près ou loin<br />

de notre conscience<br />

Où sont nos bornes<br />

nos racines notre but<br />

Paul Eluard, Le Dur Désir<br />

de Durer.<br />

Brigitte Fichet<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences <strong>sociales</strong><br />

Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />

Européenne.<br />

Centre d’Etu<strong>des</strong> <strong>des</strong> Migrations et<br />

<strong>des</strong> Relations Inter-Culturelles (CEMRIC).<br />

La population portugaise est une <strong>des</strong><br />

populations étrangères les plus<br />

nombreuses en Alsace. En termes de<br />

nationalité, au recensement de 1990, elle<br />

compte près de quatorze mille personnes dans<br />

la région. Elle y manifeste une présence<br />

dynamique, caractérisée par une forte activité<br />

économique et une vie sociale intense. Dite<br />

invisible, la communauté portugaise laisse<br />

percer quelques interrogations sur son<br />

identité, sur la situation et les perspectives<br />

d’avenir <strong>des</strong> jeunes portugais. En cours<br />

d’insertion sociale et professionnelle, les<br />

jeunes se trouvent confrontés à de multiples<br />

choix. Certains ont déjà opté pour la<br />

nationalité française, voient plus<br />

d’opportunités de vivre en France et leurs<br />

parents les encouragent... ou s’inquiètent<br />

devant les changements <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de vie ou<br />

l’effritement <strong>des</strong> liens communautaires.<br />

D’autres jeunes, plus rares, envisagent un<br />

retour incertain au Portugal. Évitant ce<br />

dilemme, bien <strong>des</strong> familles sont reparties au<br />

Portugal avant que les enfants ne soient trop<br />

grands...<br />

L’interrogation voire l’inquiétude qui<br />

peuvent poindre chez les parents ou les<br />

adultes portugais à l’égard <strong>des</strong> jeunes ne<br />

pouvaient trouver de réponses dans la seule<br />

auscultation - peut-être «scientifique» mais<br />

sans doute stigmatisante - de la jeune génération.<br />

Cela aurait conduit à une enquête<br />

supplémentaire auprès d’un échantillon de<br />

jeunes portugais ou d’origine portugaise en<br />

Alsace, enquête qui aurait pu contribuer à<br />

particulariser ou à réactualiser <strong>des</strong> observations<br />

générales sur les jeunes dits de la<br />

deuxième génération. Cette forme fréquente<br />

de travail présente l’inconvénient de<br />

centrer l’attention trop exclusivement sur<br />

les jeunes étrangers ou d’origine étrangère<br />

sans les comparer à d’autres groupes pertinents.<br />

Des travaux tels que ceux de François<br />

Dubet, ou aussi ceux de Michel Oriol sur les<br />

enfants d’émigrés portugais (1) , ont montré<br />

la valeur heuristique de la comparaison ou<br />

de la restitution <strong>des</strong> relations entre les<br />

groupes.<br />

Il a paru indispensable de tenter d’observer<br />

l’origine de cette interrogation sur les<br />

jeunes à sa source, c’est-à-dire auprès de la<br />

génération <strong>des</strong> parents et dans les relations<br />

entre les générations. Dans cette conception,<br />

l’enquête auprès <strong>des</strong> jeunes ne se<br />

double pas d’une enquête parallèle auprès<br />

de la génération <strong>des</strong> parents, mais se transforme<br />

en une investigation sur les<br />

familles (2) .<br />

Cette perspective de travail présente<br />

deux intérêts principaux<br />

En premier lieu, elle permet de comparer<br />

les <strong>des</strong>criptions et positions <strong>des</strong> jeunes<br />

à celles que proposeront leurs parents et<br />

par là de disposer de points de référence<br />

pour évaluer leurs dires. Ce jeu de références<br />

intervient en réciprocité de perspectives.<br />

En second lieu, chaque famille peut<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

80<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

81


être considérée comme une entité: elle est<br />

traitée, à travers l’étude <strong>des</strong> réponses,<br />

comme une unité relationnelle, pour<br />

laquelle on entreprend une analyse <strong>des</strong><br />

accords, <strong>des</strong> divergences et <strong>des</strong> complémentarités<br />

familiales. Les thèmes plus<br />

névralgiques, susceptibles de distendre la<br />

solidarité intergénérationnelle, apparaîtront<br />

éventuellement, ainsi que ceux qui<br />

peuvent la conforter.<br />

La double approche proposée constitue<br />

une tentative pour déceler les mo<strong>des</strong><br />

d’adaptation <strong>des</strong> personnes <strong>des</strong> deux générations,<br />

pour les situer dans les contextes<br />

sociaux que les intéressés mobilisent préférentiellement,<br />

et pour comprendre les continuités,<br />

les discontinuités ou les complémentarités<br />

qui peuvent s’établir entre ces<br />

mo<strong>des</strong> (3) .<br />

Une telle forme de recherche implique<br />

la nécessité de disposer d’éléments d’information<br />

en miroir: ce que le père ou la mère<br />

pense d’une formation, du choix d’un<br />

métier, etc. pour lui-même, pour ses<br />

enfants, ce qu’il en dit ou non à ses enfants;<br />

ce que le jeune en pense, ce qu’il perçoit de<br />

la position de ses père et mère, ou comment<br />

celle-ci lui parvient (plus ou moins explicite,<br />

imposée...). Cette nécessité conduit à<br />

concevoir une forme assez structurée de<br />

recueil de l’information. Malgré son intérêt<br />

dans l’approche <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong>, l’entretien<br />

semi-directif (a fortiori non directif) n’était<br />

pas adapté au but poursuivi. C’est la technique<br />

du questionnaire qui a été utilisée afin<br />

de pouvoir assurer l’approche de<br />

l’ensemble <strong>des</strong> points jugés pertinents.<br />

Portant sur <strong>des</strong> faits ou sur <strong>des</strong> valeurs, la<br />

plupart <strong>des</strong> questions sont restées ouvertes<br />

afin que la personne puisse y proposer librement<br />

sa réponse.<br />

Les thèmes d’investigation retenus<br />

concernent les choix ou les orientations <strong>des</strong><br />

jeunes en différents domaines. Seuls seront<br />

décrits ici les choix en matière de formation<br />

générale ou professionnelle, les options<br />

prises ou les souhaits exprimés en termes<br />

d’activité professionnelle (4) . Pour que les<br />

jeunes soient en âge de se poser ces questions,<br />

qu’ils y voient un certain caractère<br />

d’actualité dans la situation où ils se trouvent,<br />

qu’ils puissent y répondre en fonction<br />

d’un début d’expérience personnelle et non<br />

abstraitement ou en simple écho à l’opinion<br />

de leurs parents, ils ont été enquêtés à partir<br />

de dix-huit ans.<br />

Les résultats exposés ici ne peuvent en<br />

aucun cas être considérés comme statistiquement<br />

représentatifs de la population portugaise<br />

en Alsace. Ils portent en effet sur un<br />

effectif trop restreint; ils concernent onze<br />

familles, regroupant trente-deux personnes<br />

enquêtées en Alsace, et par ailleurs trois<br />

familles portugaises immigrées en France et<br />

retournées au Portugal (soit dix personnes,<br />

enquêtées dans la région de Lisbonne). De<br />

plus, les individus interviewés ici ne sont<br />

pas indépendants les uns <strong>des</strong> autres<br />

puisqu’ils forment <strong>des</strong> familles - ils ont été<br />

choisis pour cela - et que certaines de ces<br />

familles se connaissent.<br />

Les observations portent donc sur ce<br />

petit ensemble de familles, dont nous ne<br />

pourrons dire s’il est caractéristique <strong>des</strong><br />

Portugais en Alsace ou s’il en constitue une<br />

partie singulière et originale. Tout au plus<br />

pourrions-nous comparer nos conclusions à<br />

celles d’autres étu<strong>des</strong>, et en estimer la vraisemblance.<br />

Le paradoxe du singulier et du général<br />

fait que si une observation très localisée<br />

peut relever <strong>des</strong> caractéristiques de portée<br />

générale, elle ne permet pas à elle seule de<br />

dire lesquelles sont effectivement générales,<br />

ni donc quelles propositions sont<br />

généralisables.<br />

Nous soumettons donc ces résultats pour<br />

ce qu’ils sont, dans leur particularité, et<br />

pour ce qu’ils peuvent suggérer comme<br />

hypothèses de recherche susceptibles d’être<br />

mises à l’épreuve de travaux ultérieurs.<br />

Les itinéraires d’emplois<br />

dans la génération<br />

<strong>des</strong> parents<br />

Les parents de ces quatorze familles sont<br />

tous nés au Portugal, entre 1932 et 1955.<br />

Peu scolarisés, ils y ont généralement suivi<br />

l’école primaire. Dans l’ensemble, ils n’ont<br />

pas bénéficié de formation professionnelle<br />

complémentaire. Tous les pères ont travaillé<br />

au Portugal avant d’émigrer, sauf un,<br />

parti à dix-neuf ans; les pères venus en<br />

Alsace étaient ouvriers ou cultivateurs, et<br />

les pères retournés au Portugal employés.<br />

Similairement, parmi les mères, neuf ont<br />

travaillé avant de partir en France; elles<br />

étaient femmes de ménage ou travailleuses<br />

familiales ou encore ouvrières dans le textile<br />

ou dans la céramique; les trois femmes<br />

qui n’ont pas travaillé ont émigré entre seize<br />

et vingt ans.<br />

Les époux sont venus en France entre<br />

1969 et 1973, seuls deux hommes y sont<br />

arrivés quelques années auparavant. Pour<br />

leur premier emploi, tous les pères étaient<br />

ouvriers (dans le bâtiment, la métallurgie,<br />

l’un dans le textile, un autre dans la menuiserie).<br />

Actuellement, trois <strong>des</strong> pères se<br />

disent au foyer ou au chômage (dont deux<br />

ont une soixantaine d’années). Les autres<br />

sont encore ouvriers mais ont pu changer<br />

de métier; l’un était employé dans un château,<br />

avec son épouse, avant de rentrer au<br />

Portugal.<br />

Les mères se sont montrées particulièrement<br />

actives, sauf une qui semble être restée<br />

au foyer tout au long de son séjour en<br />

France . Dans leur premier emploi, elles<br />

étaient pour moitié femmes de ménage, et<br />

pour les autres, ouvrières, vendeuse ou<br />

garde d’enfants. Elles ont le plus souvent<br />

gardé la même situation actuellement, sinon<br />

le même emploi; cependant, deux <strong>des</strong> trois<br />

ouvrières ne le sont plus. Tous les emplois<br />

signalés sont <strong>des</strong> emplois salariés, tant chez<br />

les hommes que chez les femmes.<br />

Aucun <strong>des</strong> parents n’a dit avoir suivi en<br />

France de formation professionnelle ni<br />

Vincent Van Gogh, Samenstelling Bruce Bernard<br />

générale, sauf un père qui a fréquenté un<br />

cours d’alphabétisation. La présente<br />

enquête ne permet pas de savoir s’ils ont<br />

cherché à en suivre, s’ils se sont heurtés à<br />

<strong>des</strong> difficultés dissuasives ou si leurs priorités<br />

étaient ailleurs. La question relative<br />

aux étu<strong>des</strong> qu’ils auraient souhaité faire,<br />

d’une portée générale, sera examinée plus<br />

loin.<br />

Ce tableau général de la situation <strong>des</strong><br />

familles enquêtées n’est pas atypique de ce<br />

que l’on sait <strong>des</strong> Portugais présents en<br />

France ou en Alsace. Sans considérer cet<br />

ensemble comme un échantillon représentatif<br />

- il ne s’agit pas de généraliser hâtivement<br />

quelques observations - on peut noter<br />

qu’il ne constitue pas une composition<br />

«improbable» de familles. Les arrivées <strong>des</strong><br />

Portugais en France sont concentrées sur<br />

une courte période (5) , antérieure au frein mis<br />

à l’immigration en 1974. Peu diplômés (6) , ce<br />

sont eux qui connaissent en France le taux<br />

d’activité le plus fort parmi toutes les nationalités<br />

y compris française: 80,7 % pour les<br />

hommes et 59,2 % pour les femmes (7) .<br />

Les itinéraires en France <strong>des</strong> parents<br />

revenus au Portugal ne paraissent pas se différencier<br />

de ceux <strong>des</strong> Portugais enquêtés en<br />

Alsace. Il ne semble pas qu’il faille rechercher<br />

l’explication de leur départ de France<br />

dans une précarité spécifique à leur situation.<br />

Cependant, les trois pères, qui se sont<br />

déclarés employés avant leur départ du<br />

Portugal, ont pu éventuellement vivre leur<br />

travail d’ouvrier en France comme une relative<br />

dévalorisation par rapport à leur situation<br />

antérieure - ce qui ne semble pas être le<br />

cas <strong>des</strong> pères restés en France - ou par rapport<br />

à une situation future escomptée. Au<br />

Portugal, les pères retournés se retrouvent<br />

tous avec un statut d’indépendant, ils se<br />

déclarent commerçants-propriétaires.<br />

Cette interprétation hypothétique est à la<br />

fois fragile et importante. Elle est précaire<br />

dans la mesure où elle se fonde sur une lecture<br />

de la déclaration <strong>des</strong> activités et <strong>des</strong> sta-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

82<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

83


tuts <strong>des</strong> intéressés, lecture qui n’est pas<br />

complétée par une appréciation explicite de<br />

leur part. Mais si cette conclusion devait se<br />

confirmer, cela montrerait une fois encore<br />

l’importance d’une approche longitudinale<br />

<strong>des</strong> migrations successives <strong>des</strong> individus et,<br />

simultanément, l’insuffisance de la comparaison<br />

synchronique <strong>des</strong> situations.<br />

Les opinions relatives<br />

àlaformation <strong>des</strong> jeunes<br />

Tous les enfants enquêtés sont nés entre<br />

1969 et 1975, ils avaient donc entre dix-huit<br />

et vingt-trois ans au moment <strong>des</strong> entretiens.<br />

Il n’y en a qu’un qui soit né au Portugal: il<br />

est venu en France à l’âge d’un an.<br />

Les jeunes enquêtés en Alsace ont donc<br />

fait toutes leurs étu<strong>des</strong> en France: deux garçons<br />

et trois filles sont titulaires d’un CAP;<br />

quatre d’entre eux sont salariés, et l’une <strong>des</strong><br />

filles prépare un brevet professionnel de<br />

coiffure. Une autre fille, du niveau de quatrième,<br />

est apprentie secrétaire. Les autres<br />

sont lycéens ou étudiants dans <strong>des</strong> filières<br />

générales ou professionnelles: comptabilité,<br />

électronique pour les garçons, coiffure<br />

ou secrétariat pour les filles.<br />

Si les parents enquêtés en Alsace ont<br />

tous dit souhaiter que leurs enfants fassent<br />

<strong>des</strong> étu<strong>des</strong>, ils ne précisent que rarement la<br />

nature <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> envisagées: médecine,<br />

ingénieur, professeur d’université selon les<br />

trois seuls avis exprimés, manifestant une<br />

propension pour <strong>des</strong> professions intellectuelles<br />

de cadres. Les enfants ne suivent pas<br />

ces orientations. Plus nombreux (neuf) sont<br />

les parents qui ne proposent pas de spécialisation<br />

mais s’en remettent explicitement<br />

au choix de leurs enfants. Quatre autres<br />

insistent sur la nécessité de «gran<strong>des</strong><br />

étu<strong>des</strong>» ou «les plus poussées possible».<br />

Les motivations <strong>des</strong> parents semblent parfois<br />

liées à une relative dévalorisation de<br />

leur propre situation (cinq): ils disent clairement<br />

souhaiter que leurs enfants vivent<br />

mieux qu’eux, ne soient pas ouvriers ni<br />

femmes de ménage... D’autres, sans parler<br />

d’eux-mêmes, voient dans les étu<strong>des</strong> le<br />

moyen d’accéder à une bonne situation<br />

(douze) ou simplement une meilleure<br />

chance de trouver un emploi (deux).<br />

Les enfants sont en général conscients<br />

de cette aspiration <strong>des</strong> parents à leur voir<br />

faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>. Dans leur perception là<br />

encore, il s’agit moins d’une orientation<br />

précise que d’un investissement. Seule une<br />

fille fait état d’une spécialisation («architecture<br />

ou avocate»), qui n’a d’ailleurs pas<br />

été mentionnée par ses parents mais dont<br />

elle dit «qu’ils aiment ça». Cinq enfants<br />

pensent que leurs parents les laissent libres<br />

de leur choix en la matière et l’un précise<br />

«ils ne m’ont pas donné de conseil particulier».<br />

Les parents ont probablement du mal<br />

à participer à la détermination d’un choix<br />

efficace pour la réalisation <strong>des</strong> aspirations<br />

qu’ils nourrissent à l’égard de leurs enfants.<br />

Interrogés sur les motivations qui soustendent<br />

les souhaits de leurs parents, les<br />

enfants se montrent ici encore relativement<br />

clairvoyants. Trois <strong>des</strong> quatre enfants<br />

concernés relèvent effectivement l’ambition<br />

de leur père ou mère de les voir vivre<br />

mieux qu’eux-mêmes. Quatre enfants -<br />

trois filles - font état du souhait parental de<br />

les voir obtenir une bonne situation. Les<br />

autres enfants ne reprennent pas rigoureusement<br />

la même motivation que celle qui<br />

était avancée par leur père ou leur mère,<br />

mais en retiennent l’idée que les étu<strong>des</strong><br />

conduisent à un avenir meilleur ou, à tout le<br />

moins, plus assuré.<br />

Comment les enfants expriment-ils leurs<br />

propres opinions? Deux filles disent ne pas<br />

souhaiter ou ne pas avoir souhaité faire <strong>des</strong><br />

étu<strong>des</strong>. L’une, coiffeuse stagiaire, estime<br />

avoir terminé: elle est la seule à dire que ses<br />

parents ne souhaitaient pas la voir poursuivre<br />

au-delà du niveau atteint. La<br />

seconde, apprentie secrétaire, ne motive pas<br />

sa réponse. A l’exception d’une jeune fille<br />

qui travaille, tous les autres jeunes disent<br />

vouloir faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>, y compris les deux<br />

garçons déjà salariés. Les orientations<br />

exprimées tournent autour de l’électronique<br />

pour les garçons, <strong>des</strong> métiers d’infirmière<br />

ou de coiffeuse pour les filles, du commerce<br />

et de la gestion pour les deux.<br />

Autant l’accord semble se faire sur<br />

l’importance accordée aux étu<strong>des</strong> par les<br />

parents et les enfants présents en Alsace,<br />

autant les orientations mentionnées par les<br />

deux générations sont disparates. Celles <strong>des</strong><br />

enfants peuvent apparaître plus précises<br />

mais peut-être pas toujours plus réalistes; si<br />

ceux qui continuent leurs étu<strong>des</strong> expriment<br />

<strong>des</strong> souhaits conformes à leur orientation,<br />

les autres évoquent les domaines du tourisme,<br />

du commerce ou de la mode, assez<br />

éloignés de leur actuelle activité.<br />

Les quatre enfants enquêtés au Portugal<br />

se trouvent dans une situation différente.<br />

Scolarisés en France jusqu’en septième ou<br />

en sixième, ils ont continué leurs étu<strong>des</strong> au<br />

Portugal, où ils ont atteint un niveau de première<br />

ou de terminale. Ils se déclarent tous<br />

actifs au moment de l’enquête, et deux<br />

d’entre eux travaillent dans le commerce de<br />

leurs parents. Deux enfants pensent<br />

reprendre leurs étu<strong>des</strong>, mais seul l’un a<br />

arrêté son choix, sur la gestion d’entreprises.<br />

Les parents ne sont pas unanimes à souhaiter<br />

que leurs enfants poursuivent leurs<br />

étu<strong>des</strong>, et aucun n’exprime d’orientation<br />

particulière: les parents s’en remettent au<br />

choix de leurs enfants (même lorsque l’un<br />

d’entre eux regrette que son enfant ne fasse<br />

pas mieux). Aucun <strong>des</strong> parents ne motive sa<br />

position par une dévalorisation de sa situation<br />

personnelle ni par la recherche explicite<br />

d’une meilleure situation sociale. Là<br />

encore, les enfants sont généralement<br />

conscients <strong>des</strong> avis de leurs parents.<br />

Parmi les parents, il n’y a qu’une mère<br />

qui aurait souhaité faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>, mais sans<br />

savoir lesquelles: «Je n’y ai jamais vraiment<br />

réfléchi, je n’ai jamais eu le temps».<br />

L’importance accordée aux étu<strong>des</strong> pourrait<br />

paraître moindre pour les familles<br />

enquêtées au Portugal que pour celles qui<br />

l’ont été en Alsace. Le consensus qui<br />

semble émaner <strong>des</strong> enquêtes conduites ici<br />

est peut-être le reflet du fort investissement<br />

sur l’école que l’on trouve fréquemment en<br />

France. Il est peut-être aussi - ce n’est pas<br />

incompatible - une position accentuée dans<br />

l’enquête par un effet de désirabilité sociale.<br />

Cet effet s’exerce probablement moins pour<br />

la question relative aux souhaits que les<br />

parents auraient pu avoir de faire euxmêmes<br />

<strong>des</strong> étu<strong>des</strong>: une réponse négative<br />

peut se dire d’autant plus facilement qu’il<br />

s’agit (ici) d’un autre monde (le Portugal),<br />

d’une époque révolue (l’enfance <strong>des</strong><br />

parents). Cela pourrait expliquer en partie<br />

l’efficacité informative <strong>des</strong> réponses à cette<br />

question, qui sera bientôt examinée...<br />

L’émergence hypothétique<br />

de configurations familiales<br />

Parmi les personnes enquêtées en<br />

Alsace, la généralité <strong>des</strong> souhaits parentaux<br />

que les enfants fassent <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> comme la<br />

claire conscience que les enfants en ont<br />

n’ont pas suffit à susciter un prolongement<br />

effectif <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> <strong>des</strong> jeunes: leurs niveaux<br />

de formation, atteints ou poursuivis, restent<br />

relativement hétérogènes. Ce désir <strong>des</strong><br />

parents ne semble donc pas déterminant<br />

pour les étu<strong>des</strong> <strong>des</strong> enfants, ni pour leur prolongement<br />

ni pour leur orientation. Dans<br />

l’ensemble, ils souhaitent mais ne choisissent<br />

pas.<br />

En effet, ce sont principalement les<br />

enfants qui choisissent. Cette constatation<br />

déjà évoquée se lit aussi à travers les<br />

réponses aux questions relatives à la structure<br />

<strong>des</strong> décisions familiales - qui décide de<br />

quoi? En matière d’orientation <strong>des</strong> enfants<br />

à l’école, mais plus encore en matière de<br />

choix du métier, c’est l’intéressé qui choisit:<br />

un consensus total se retrouve dans<br />

quatre et six familles respectivement, un<br />

accord partiel dans quelques autres<br />

familles. Dans un seul cas, les membres de<br />

la famille s’accordent à dire que la décision<br />

d’orientation est celle <strong>des</strong> parents. Dans une<br />

autre famille, l’accord se fait sur une décision<br />

collective du choix du métier de l’enfant.<br />

Cette importance accordée au choix de<br />

l’intéressé ne se remarque sur aucun autre<br />

registre investigué de la structure <strong>des</strong> choix<br />

familiaux: les sorties <strong>des</strong> filles comme <strong>des</strong><br />

garçons, les vacances, les voyages au<br />

Portugal ou l’argent de poche constituent<br />

<strong>des</strong> domaines de décisions plus dispersés,<br />

voire controversés.<br />

Cependant, par d’autres détours, le désir<br />

<strong>des</strong> parents semblent marquer le choix <strong>des</strong><br />

enfants. Le désir que les parents ont pu avoir<br />

de faire eux-mêmes <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> semble<br />

beaucoup plus lié au prolongement effectif<br />

<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> de leurs enfants. La relation qui<br />

se <strong>des</strong>sine, bien que sur un nombre restreint<br />

de cas, peut se formaliser, à titre hypothétique,<br />

en un essai de typologie.<br />

Un premier groupe de trois familles se<br />

caractérise par le désir d’étu<strong>des</strong> <strong>des</strong> mères,<br />

qui auraient souhaité être infirmières, et<br />

celui de deux <strong>des</strong> pères qui auraient voulu<br />

passer un bac professionnel ou être ingénieur.<br />

Seul un père dit ne pas avoir eu de<br />

goût pour les étu<strong>des</strong>. Un <strong>des</strong> enfants est en<br />

terminale, les deux autres sont étudiants en<br />

électronique. De ce groupe se rapproche<br />

une famille dont les deux parents auraient<br />

souhaité faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> dont ils ne précisent<br />

pas l’objet et qu’ils n’ont pu faire faute<br />

de moyens; leur enfant prépare un bac professionnel.<br />

En contraste, un deuxième groupe rassemble<br />

trois familles dont les parents ont dit<br />

qu’ils n’avaient pas souhaité faire <strong>des</strong><br />

étu<strong>des</strong> ou n’ont pas répondu à cette question,<br />

ainsi qu’une famille dont les parents<br />

disent avoir voulu faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>, mais<br />

seulement celles qu’ils ont faites qu’ils<br />

jugent suffisantes. Leurs enfants ont obtenu<br />

un CAP et travaillent, sauf un qui prépare<br />

un BEP.<br />

Le troisième groupe est un groupe intermédiaire<br />

de deux familles dans lequel<br />

seules les mères n’ont pas souhaité étudier.<br />

Un <strong>des</strong> enfants prépare un BEP; dans l’autre<br />

famille, l’aînée travaille et la cadette poursuit<br />

ses étu<strong>des</strong>.<br />

Seule une famille échappe à cette classification,<br />

famille dont les deux parents<br />

auraient bien voulu faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>, mais<br />

dont la fille n’en fait pas.<br />

Si la relation ainsi décrite devait se<br />

confirmer, cela pourrait tendre à corroborer<br />

l’interprétation selon laquelle les injonctions<br />

<strong>des</strong> parents auprès de leurs enfants<br />

sont moins efficaces que les désirs<br />

d’accomplissement personnel qu’ils peuvent<br />

projeter sur eux.<br />

Coïncidence ou trace de ce désir ancien?<br />

Les réponses paternelles à la question relative<br />

aux rencontres <strong>des</strong> parents avec les<br />

enseignants de leurs enfants laissent perplexes.<br />

Six <strong>des</strong> pères disent avoir rencontré<br />

les professeurs de leurs enfants, à l’occasion<br />

de réunions ou en cas de problèmes soulevés<br />

à propos de l’un d’eux, et trois autres ne<br />

les ont jamais rencontrés. La ligne de clivage<br />

de ces contacts est identique à celle qui<br />

distingue les six pères qui ont exprimé <strong>des</strong><br />

souhaits d’étu<strong>des</strong> plus poussées et les<br />

autres. Ce clivage ne se retrouve pas pour<br />

les mères: toutes sauf une ont vu les enseignants<br />

de leurs enfants, dans <strong>des</strong> occasions<br />

semblables. Il s’agit peut-être d’un rôle<br />

social, d’un partage <strong>des</strong> rôles parentaux, qui<br />

estompe les positions personnelles <strong>des</strong><br />

mères. La connaissance <strong>des</strong> modalités de<br />

ces rencontres manque, pour les pères<br />

comme pour les mères, pour approfondir<br />

l’investissement <strong>des</strong> parents dans la scolarisation<br />

de leurs enfants.<br />

La typologie esquissée plus haut semble<br />

partiellement confortée si l’on élargit<br />

l’investigation à la manière dont les parents<br />

se projettent dans l’avenir. Dans le<br />

deuxième groupe de familles, on observe<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

84<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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MARIE-NOELE DENIS<br />

qu’au moins un parent par famille s’y refuse<br />

(«A mon âge, je ne pense pas à l’avenir» ou<br />

«je n’y ai pas pensé») ou déclare vouloir<br />

retourner au Portugal soit dans <strong>des</strong> termes<br />

fatalistes («rentrer au Portugal») soit avec<br />

le projet d’y ouvrir un commerce. En tout<br />

état de cause, l’avenir, s’il est envisagé,<br />

n’est pas en France. De fait, ce sont ces<br />

familles dont les enfants enquêtés ont fait le<br />

moins d’étu<strong>des</strong>...<br />

Dans les autres familles, les parents ne<br />

manifestent pas de souhaits relatifs au<br />

Portugal. Leur avenir est évoqué en termes<br />

généraux, tournés le plus souvent vers la<br />

conservation du travail et de la santé, parfois<br />

vers la conversion professionnelle,<br />

mais aussi vers le bonheur <strong>des</strong> enfants, la<br />

présence de nombreux petits-enfants.<br />

A cette même question générale, tous les<br />

enfants répondent spontanément en termes<br />

de réussite professionnelle, sauf deux qui<br />

mentionnent leur attrait pour la vie familiale<br />

et la maison (au Portugal pour une seule<br />

fille). Ici encore, les réponses <strong>des</strong> enfants ne<br />

sont pas discriminantes.<br />

Les réponses recueillies sur ce thème de<br />

la formation et de l’emploi ne permettent<br />

pas de détecter de grands clivages familiaux.<br />

Les enfants ont fait plus d’étu<strong>des</strong> que<br />

leurs parents, ceux qui en ont fait le moins<br />

sont cependant dotés d’un diplôme professionnel<br />

et ont un emploi. La valeur accordée<br />

par les parents au travail et à la mobilité<br />

sociale parait s’être bien transmise à la<br />

génération suivante. Même la motivation<br />

<strong>des</strong> parents semble pouvoir expliquer le<br />

degré de réussite <strong>des</strong> enfants.<br />

Ce thème est important dans l’histoire de<br />

l’immigration portugaise mais il ne fournit<br />

qu’un éclairage très partiel sur l’évolution<br />

ou la conservation <strong>des</strong> liens familiaux.<br />

D’autres dimensions ont <strong>des</strong> retentissements<br />

plus profonds dans l’intimité familiale,<br />

notamment le choix d’un conjoint<br />

d’une autre nationalité, beaucoup plus que<br />

l’acquisition de la nationalité française.<br />

Enfin, le mode de collecte <strong>des</strong> informations<br />

porte à considérer ces observations<br />

avec circonspection: il peut être à la source,<br />

au moins partiellement, de leur relative<br />

homogénéité. En effet, toutes les interviews<br />

à l’intérieur d’une même famille n’ont pu<br />

être réalisées simultanément: il a fallu<br />

compter sur les recommandations <strong>des</strong><br />

enquêteurs et sur la discrétion <strong>des</strong> enquêtés<br />

pour qu’ils ne se communiquent pas leurs<br />

réponses dans l’intervalle. Au-delà de cette<br />

incertitude, le mode de collecte est en luimême<br />

assez contraignant, puisqu’il<br />

implique l’acceptation de l’enquête par trois<br />

ou quatre personnes d’une même famille.<br />

Cela suppose sans doute une cohésion familiale<br />

qui ne serait pas sans effet sur l’homogénéité<br />

<strong>des</strong> résultats. En tout état de cause,<br />

l’enquête ne pouvait éviter de se constituer<br />

comme élément <strong>des</strong> stratégies de communication<br />

familiale.<br />

Notes<br />

1. François DUBET, La galère. Jeunes en survie,<br />

Paris, Fayard (Mouvements 4), 1987 ; Michel<br />

ORIOL (sous la direction de), Les variations de<br />

l’identité. Étude de l’évolution de l’identité culturelle<br />

<strong>des</strong> enfants d’émigrés portugais, en<br />

France et au Portugal, Nice, IDERIC,<br />

2 volumes, 1984 et 1987.<br />

2. Cette enquête a été réalisée grâce au financement<br />

de la Maison <strong>des</strong> Sciences de l’Homme de<br />

Strasbourg et avec la participation d’Emmanuelle<br />

André, Houria Bensaad, Khedidja<br />

Bensaad, Pedro Gois, Carole Guillaume, Eve<br />

Kayser, Georges Morim, Chrysostome<br />

Mutombo, Souha Taraf-Najib, Carla Valadas,<br />

Eveline de Vries.<br />

3. Le propos de cette étude se détourne délibérément<br />

de la recherche d’une éventuelle spécificité<br />

portugaise, d’une homogénéité communautaire,<br />

souvent plus mythique que réelle ; ceci<br />

aurait conduit à une comparaison construite<br />

avec d’autres groupes nationaux, voire avec <strong>des</strong><br />

groupes d’émigrés portugais dans d’autres pays.<br />

4. D’autres thèmes ont fait l’objet d’investigation<br />

dans cette enquête, mais ne sont pas traités dans<br />

le cadre de cet article, notamment les choix en<br />

matière de mariage ou de compagnonnage,<br />

d’acquisition de la nationalité française, de pays<br />

de séjour, ou les modalités <strong>des</strong> liens entretenus<br />

avec le Portugal, la vie sociale et associative...<br />

5. Michèle TRIBALAT (sous la direction de),<br />

Cent ans d’immigration, étrangers d’hier,<br />

Français d’aujourd’hui. Apport démographique,<br />

dynamique familiale et économique de<br />

l’immigration étrangère, Paris, PUF/INED,<br />

(Travaux et Documents, Cahier n° 131), pp. 80-<br />

82. L’immigration portugaise illustre le cas d’un<br />

cycle migratoire particulièrement court : une<br />

immigration massive de travailleurs entre 1966<br />

et 1970, rapidement suivie d’un regroupement<br />

familial qui a connu ses maxima en 1968 et<br />

1970.<br />

6. 62 % <strong>des</strong> pères portugais et 63 % <strong>des</strong> mères sont<br />

sans diplômes, selon l’enquête éducation de<br />

l’Insee. Cf. Les étrangers en France. Portrait<br />

social, Paris, Insee (Contours et Caractères),<br />

1994, 5.2 et 5.3.<br />

7. Source: INSEE, Enquête sur l’emploi, 1992. Les<br />

femmes portugaises avaient également le taux<br />

d’activité le plus élevé au recensement général<br />

de la population de 1982, en Alsace ; les<br />

hommes portugais présentaient un taux supérieur<br />

à la moyenne mais non le plus élevé.<br />

Le développement<br />

sans précédent <strong>des</strong> villes<br />

européennes à la fin<br />

du XIX e siècle engendra<br />

un certain nombre de formes<br />

urbanistiques plus ou moins<br />

dictées par <strong>des</strong> idées<br />

utopiques.<br />

Marie-Noële DENIS<br />

Chargée de recherche CNRS<br />

Laboratoire de Sociologie<br />

de la Culture Européenne<br />

Évolution sociale<br />

dans la cité-jardin<br />

du Stockfeld (1911-1937)<br />

Ainsi la cité-jardin, née de<br />

l’inspiration d’un philanthrope<br />

anglais, Ebenezer Howard, se<br />

proposait de créer un nouveau modèle<br />

d’habitat fondé sur <strong>des</strong> principes éducatifs,<br />

hygiéniques, esthétiques et écologiques<br />

<strong>des</strong>tinés à moraliser la classe ouvrière.<br />

Conçue à partir de maisons unifamiliales<br />

entourées de jardins et d’espaces verts, elle<br />

projetait dans l’espace un modèle domestique<br />

de famille nucléaire, <strong>des</strong> formes originales<br />

d’aménagement, de relation entre la ville et<br />

la campagne, un style de vie nouveau,<br />

communautaire et associatif.<br />

Les pays germaniques furent les premiers<br />

en Europe à reprendre le modèle britannique<br />

en y ajoutant <strong>des</strong> éléments de leur<br />

propre culture. Abandonnant partiellement<br />

l’idée howardienne d’une cité idéale où l’on<br />

puisse intégrer toutes les activités<br />

humaines, y compris le commerce et<br />

l’industrie, ils se contentèrent de créer <strong>des</strong><br />

faubourgs-jardins <strong>des</strong>tinés à développer les<br />

banlieues de manière ordonnée tout en<br />

contrôlant par la collectivisation <strong>des</strong> sols,<br />

les dérives de la spéculation foncière.<br />

La cité-jardin du Stockfeld, mise en<br />

chantier en 1910 à l’instigation de la ville<br />

de Strasbourg et pour le compte de la<br />

Société Coopérative de Logements<br />

Populaires, appartient à cet ensemble exemplaire.<br />

Il s’agissait, dans ce cas, et dans le<br />

cadre plus général d’une politique d’assistance<br />

et de lutte contre l’habitat insalubre (1) ,<br />

de reloger décemment et à <strong>des</strong> prix<br />

modiques, les classes populaires chassées du<br />

centre urbain par les travaux de la Grande<br />

Percée (aujourd’hui rue du 22 Novembre).<br />

La rénovation <strong>des</strong> parties anciennes de la<br />

ville s’accompagnait de l’aménagement<br />

rationnel, non pas d’une cité-jardin strictosensu<br />

(2) , mais d’un faubourg-jardin relié au<br />

centre par un moyen de transport rapide et<br />

efficace (3) .<br />

Les débuts du Stockfeld (4)<br />

Les types de construction<br />

La cité-jardin du Stockfeld devait reloger<br />

457 familles. Le projet comportait sept types<br />

de maisons et une variante (5) . Le comité<br />

directeur de la coopérative avait opté par<br />

mesure d’économie, et contre le principe<br />

howardien de la maison individuelle, pour un<br />

système de logements en bande ou plus généralement<br />

groupés par quatre sur deux étages<br />

autour d’une même cage d’escalier, les quarante<br />

maisons unifamiliales jumelées constituant<br />

presque une exception (tableau 1).<br />

Chaque logement comportait une entrée,<br />

une cuisine - salle commune (dite chambre<br />

à demeurer) et deux (type I), trois (types II,<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

86<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

87


III, IV, V, VI) ou quatre chambres (type II<br />

complémentaire). Ces deux derniers étant<br />

largement majoritaires (tableau 2). La cité<br />

avait été conçue pour <strong>des</strong> familles d’au<br />

moins deux enfants, avec une distribution<br />

<strong>des</strong> pièces qui permettait, selon les préceptes<br />

moraux de l’époque, de séparer les parents<br />

<strong>des</strong> enfants et les filles <strong>des</strong> garçons (6) . Caves<br />

individuelles et greniers pas toujours accessibles<br />

complétaient ce dispositif (7) .<br />

De bonnes conditions de confort thermique<br />

étaient assurées par un poêle installé<br />

dans la cuisine et le plus souvent aussi dans<br />

l’une <strong>des</strong> chambres (types I, II, II complémentaire,<br />

IV, VI), ou par au moins un<br />

conduit de cheminée dans chaque pièce.<br />

Chaque maison avait l’eau courante et était<br />

équipée d’un évier dans la cuisine, d’une<br />

baignoire et d’un bac à lessives dans une<br />

alcôve attenante (types I, IIA, III, IV, V) ou<br />

dans une salle de bain indépendante située<br />

dans l’appartement ou à la cave (types II,<br />

VI). Cette baignoire, bien que souvent placée<br />

dans la cuisine pour <strong>des</strong> raisons d’économie<br />

de chauffage et d’alimentation en<br />

eau chaude (8) , constituait déjà un luxe<br />

remarquable à une époque où l’on considérait<br />

la douche comme nécessaire et suffisante<br />

pour les classes populaires (9) . De<br />

même chaque appartement était équipé d’un<br />

WC individuel et intérieur.<br />

Les loyers<br />

Les loyers variaient de 15,5 à 27 marks<br />

en 1912 pour <strong>des</strong> logements de 42 à 62 m 2<br />

habitables attribués à <strong>des</strong> ouvriers gagnant<br />

127 à 158 marks par mois (10) . C’est-à-dire<br />

qu’ils représentaient 12 à 17 % <strong>des</strong><br />

salaires (11) , taux normal pour l’époque qui se<br />

maintiendra après la guerre malgré de l’inflation<br />

générale <strong>des</strong> prix et <strong>des</strong> salaires (12) .<br />

Les étapes de la construction<br />

Le chantier fut rapidement mené:<br />

ouvert en janvier 1910, il livre 363 logements<br />

en janvier 1911 et s’achève à la fin<br />

de l’année 1912, totalisant 460 appartements<br />

susceptibles de loger 2604 habitants.<br />

Les différents annuaires de la ville de<br />

Strasbourg publiés de 1911 à 1913 permettent<br />

de suivre la progression <strong>des</strong> constructions<br />

à partir du répertoire <strong>des</strong> rues concernées<br />

(13) . La rue Welsch, à l’ouest fut la<br />

première terminée. Dès 1911 elle comportait<br />

sur le site 17 numéros.<br />

La rue du Stockfeld et la rue Anguleuse,<br />

au centre, furent dotées respectivement de<br />

14 et 19 numéros supplémentaires entre<br />

1911 et 1913. Les artères principales, rue de<br />

la Breilach, rue du Lichtenberg et<br />

Koenigsallee (allée David-Goldschmidt) à<br />

l’est, ne furent bâties qu’après 1911, mais<br />

terminées en 1913 (44 numéros pour la première,<br />

60 pour la seconde, 44 pour la troisième<br />

à cette date). La rue <strong>des</strong> Grives enfin<br />

ne fut tracée qu’en 1913.<br />

La densité d’occupation<br />

<strong>des</strong> logements<br />

En 1912 seulement 88,6 % <strong>des</strong> logements<br />

disponibles sont habités. Mais la citéjardin<br />

atteint rapidement son rythme de<br />

croisière et en 1921 la quasi-totalité <strong>des</strong><br />

maisons ont un locataire (99,5 %).<br />

En 1931, au plus fort de la crise économique,<br />

certains appartements sont même<br />

occupés par plusieurs familles. Le taux d’occupation<br />

est de 103,9 %. Puis la situation s’améliore<br />

juste avant la guerre (95,2 % en 1937).<br />

La composition sociale<br />

de la population<br />

Strasbourg entre 1870 et 1918<br />

Strasbourg n’est pas devenue, pendant la<br />

période d’occupation allemande, et à l’instar<br />

de beaucoup de villes d’outre Rhin, un<br />

grand centre économique.<br />

Stockfeld - pièce à vivre d’une maison uniffamiliale. Le mobillier de série et les<br />

éléments de décoration sont d’une banalité bourgeoise : buffet deux corps avec<br />

vitrine de vaisselle décorative, table et chaises, tableau, vases. Le tapis de table est<br />

assorti au papier peint et la pièce équipée de l’électricité.<br />

© Deutsche Konkurrenzen vereinigt mit Architektür Konkurrenzen, 1911, page 30.<br />

W. Wittich la qualifiait encore en 1924<br />

de «plus petite cité industrielle de toutes les<br />

gran<strong>des</strong> villes alleman<strong>des</strong> de plus de cent<br />

mille habitants» (14) . Capitale du Reichsland,<br />

elle demeurera une ville de soldats et de<br />

fonctionnaires bien payés dont le pouvoir<br />

d’achat faisait vivre une population laborieuse<br />

d’artisans et de petits commerçants.<br />

Les seules usines de quelque importance<br />

furent la «Société Alsacienne de Constructions<br />

Mécaniques», à Graffenstaden, les<br />

laminoirs Wolf, Netter et Jacobi à<br />

Koenigshoffen, les tanneries Herrenschmidt<br />

et Adler-Oppenheimer à<br />

Lingolsheim, et les minoteries du port du<br />

Rhin. Les ouvriers de ces entreprises éloignées<br />

apparaîtront en petit nombre dans la<br />

cité du Stockfeld dès 1921.<br />

La première population du Stockfeld<br />

Stockfeld - Chambre <strong>des</strong> parents dans<br />

une maison unifamiliale. La pièce est<br />

équipée d’un poêle, de deux lits<br />

jumeaux, d’une armoire et d’un landau<br />

pour le dernier-né. Les murs sont garnis<br />

de papier peint et la fenêtre de rideaux.<br />

L’horloge à poids en émail peint ajoute<br />

une note rustique à l’ensemble.<br />

© Deutsche Konkurrenzen vereinigt mit<br />

Architektür Konkurrenzen, 1911, page 30.<br />

Dès le début, et malgré l’absence<br />

d’usines et d’ateliers sur place, la cité est<br />

peuplée en majorité par les classes laborieuses<br />

venant du centre ville (15) . Cette<br />

migration posait <strong>des</strong> problèmes quasi insolubles<br />

aux nombreuses familles qui ne survivaient<br />

que grâce au travail d’appoint de<br />

l’épouse et <strong>des</strong> enfants.<br />

La plupart <strong>des</strong> chefs de ménage (64 % -<br />

tableau 3) sont <strong>des</strong> ouvriers, le plus souvent<br />

qualifiés (61,9 %; polisseurs, tailleurs, serruriers,<br />

plâtriers, peintres, selliers, tapissiers),<br />

travaillant dans les ateliers d’artisans<br />

de la ville. La proportion d’ouvriers non<br />

qualifiés, (journaliers, manoeuvres), qui<br />

trouvent à se loger dans la nouvelle cité n’est<br />

pas non plus négligeable (38,1 %). Quelques<br />

artisans et commerçants ont suivi (6,4 %),<br />

misant sur la fidélité de leur clientèle.<br />

Les employés sont nombreux (18,1 %),<br />

avec une majorité de fonctionnaires de<br />

l’État (douaniers, postiers, cheminots) et<br />

d’employés de la ville, sans doute logés là<br />

en priorité.<br />

La cité-jardin abrite aussi une proportion<br />

importante de chefs de ménage sans profession<br />

(11,3 % contre 8,3 % dans l’ensemble de<br />

la ville en 1895): retraités, veuves, invali<strong>des</strong><br />

et pensionnés, groupe de personnes âgées à<br />

petits revenus, qui équilibrent néanmoins la<br />

composition par âge de la population.<br />

Évolution sociale de 1911 à 1937<br />

Les différents groupes sociaux<br />

Entre 1911 et 1937 les chefs de famille de<br />

la classe ouvrière restent les plus nombreux<br />

dans la cité-jardin (tableau 3), bien que cette<br />

catégorie subisse une forte baisse en 1921 du<br />

fait de l’expulsion de la population allemande.<br />

Ce fléchissement se prolonge de<br />

manière atténuée jusqu’en 1939, accompagné<br />

de la hausse du niveau de vie d’une main<br />

d’oeuvre de plus en plus qualifiée<br />

De même les employés, dans l’ensemble<br />

moins nombreux, se recrutent toujours dans<br />

les administrations d’État (douanes, postes,<br />

chemins de fer) sauf en 1921, du fait, là<br />

encore, de l’expulsion <strong>des</strong> fonctionnaires<br />

allemands.<br />

Par contre commerçants et artisans,<br />

nombreux juste après la guerre, quittent le<br />

Stockfeld quand la situation se stabilise<br />

(tableau 3). En fait la cité, faute de clientèle<br />

bourgeoise et de locaux adaptés, ne<br />

compte pour ainsi dire pas d’artisans et de<br />

commerçants installés sur place. A l’origine,<br />

le projet comportait un hôtel-restaurant,<br />

un bâtiment administratif, une caisse<br />

d’épargne, un bureau de postes, une bibliothèque<br />

et cinq maisons pour sept boutiques<br />

(16) En 1926 les services publics sont<br />

bien implantés (un commissariat de police<br />

10 rue Lichtenberg, une école maternelle au<br />

25, un bureau de postes au 36 rue du<br />

Stockfeld), mais les commerces ne sont<br />

représentés que par les succursales indispensables<br />

de groupes extérieurs: la société<br />

coopérative de consommation (2 allée<br />

David Goldschmidt), les dépôts de la teinturerie<br />

de l’Est (24 rue du Stockfeld) et de<br />

la laiterie centrale (36 rue de la Breitlach).<br />

Le restaurant du «Coucou <strong>des</strong> bois», guin-<br />

Stockfeld - Cuisine à vivre d’une maison à<br />

plusieurs familles. Le mobilier est très<br />

simple et beaucoup d’ustensiles de cuisine,<br />

dont un moulin à café, sont accrochés au<br />

mur; dans un coin un évier avec eau<br />

courante; au fond, dans une alcôve, on<br />

aperçoit une baignoire en zinc et une cuve à<br />

lessive sur son fourneau. La pièce est<br />

équipée de l’électricité et le banc, disposé<br />

de long du mur, rappelle le dispositif <strong>des</strong><br />

cuisines alsaciennes traditionnelles.<br />

© Deutsche Konkurrenzen vereinigt mit Architektûr<br />

Konkurrenzen, 1911, page 28.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

88<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

89


guette pour citadins à la lisière de la forêt<br />

du Neuhof, est bien antérieure à la construction<br />

de la cité (17) .<br />

En 1937 la commissariat de police et le<br />

bureau de postes ont disparu. L’école maternelle<br />

est remplacée par un groupe scolaire<br />

construit par la ville hors de la cité. Seuls la<br />

coopérative de consommation, la laiterie, un<br />

coiffeur (24 rue du Stockfeld) et le bureau<br />

administratif de la société coopérative (au 31<br />

de la même rue) ont subsisté. La population,<br />

trop mo<strong>des</strong>te, n’a jamais pu faire vivre sur<br />

place <strong>des</strong> services plus diversifiés. De ce fait<br />

la cité, de moins en moins autonome, prend<br />

l’aspect d’un faubourg-dortoir.<br />

Par ailleurs le pourcentage <strong>des</strong> chefs de<br />

famille inactifs croît avec le vieillissement<br />

de la population. Les veuves, veuves de<br />

guerre ou survivantes de couples âgés, remplacent<br />

dans cette catégorie les retraités <strong>des</strong><br />

premières années (tableau 3). Les ouvriers<br />

municipaux se substituent aux journaliers.<br />

Deux gran<strong>des</strong> catégories <strong>sociales</strong><br />

La cité abrite en fait deux catégories<br />

<strong>sociales</strong> proches mais contrastées (18) : les<br />

ménages solvables, à salaire correct et<br />

assuré (artisans, commerçants, employés,<br />

ouvriers qualifiés) y sont majoritaires (environ<br />

60 % de la population - tableau 4), mais<br />

la classe prolétaire (ouvriers non qualifiés,<br />

journaliers, veuves, invali<strong>des</strong>, retraités), est<br />

aussi fortement représentée (40 % de<br />

l’ensemble) et en légère hausse entre les<br />

deux guerres du fait de l’augmentation du<br />

nombre <strong>des</strong> veuves.<br />

Conclusion<br />

Notre étude ne va pas plus loin pour<br />

l’instant, que l’année 1937. Nous avons pu<br />

constater à cette date que la cité-jardin du<br />

Stockfeld, conçue selon <strong>des</strong> plans architecturaux<br />

modernes et novateurs, était restée<br />

au cours de la première génération d’habitants,<br />

et au moins jusqu’à la seconde guerre<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

Plans <strong>des</strong> maisons de types IIA et III.<br />

Chacune d’entre elles possède une entrée, une cuisine avec évier et baignoire en<br />

alcôve, trois chambress et un WC intérieur. Surfaces habitables: 48 et 55 m 2 .<br />

© AMS, n° 9, M27<br />

90<br />

Tableau 2<br />

Cité-jardin du Stockfeld en 1920: Composition <strong>des</strong> logements.<br />

Nombres de logements à<br />

Maisons<br />

2 chambres 3 chambres 4 chambres mono-familiales<br />

Tot. % Tot. % Tot. % Total<br />

73 22,6 212 65,6 38 11,8 134<br />

Source: «Rapport et bilan, 1920», p. 16.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

Tableau 1<br />

Types de logements dans la cité-jardin<br />

du Stockfeld<br />

Total %<br />

logements en bande groupés par 4 334 73,0<br />

logements unifamiliaux en bande 87 18,3<br />

maisons unifamiliales jumelées 40 8,7<br />

Total 461 100,0<br />

Sources: S. Jonas, «La création de la citéjardin<br />

de Stockfeld à Strasbourg, 1907-<br />

1912», p. 224 et plans originaux de l’architecte<br />

Schimpf, AMS M 27.<br />

Tableau 3<br />

Cité-jardin du Stockfeld: Composition socio-professionnelle<br />

(en % du total et dans chaque catégorie).<br />

1911 1921 1926 1931 1937<br />

Catégories socio-prof.:<br />

Artisans. commerçants 6,4 22,0 15,7 16,2 12,9<br />

Employés - Total 18,1 16,7 12,0 14,1 13,3<br />

dont: - Etat et coll. locales 62,4 26,3 62,0 59,7 62,1<br />

- autres 37,6 73,7 38,0 40,3 37,9<br />

Ouvriers - Total 64,2 49,0 59,3 56,8 52,1<br />

dont: - qualifiés 61,9 33,9 47,7 47,4 52,8<br />

- ville – 0,9 3,7 3,7 6,2<br />

- non qualifiés 38,1 65,2 48,9 48,9 41,0<br />

Sans profession - Total 11,3 12,2 12,8 12,8 21,6<br />

dont: - veuves 43,7 73,2 62,3 70,5 79,8<br />

- retraités pensionnés<br />

invali<strong>des</strong> 56,3 19,7 28,3 21,3 17,0<br />

ND. – 7,1 9,4 8,2 3,2<br />

Sources: «Adressbuch der Stadt Strassburg», 1921, 1926, 1931, 1937 et S. Jonas, «La maison<br />

de la cité-jardin du Stockfeld à Strasbourg. 1907-1912», p. 234, pour l’année 1911.<br />

91<br />

mondiale, fidèle à sa vocation qui était de<br />

loger les populations laborieuses les plus<br />

démunies de Strasbourg. Malgré un apport<br />

important d’ouvriers qualifiés et d’employés<br />

<strong>des</strong> services publics, la paupérisation<br />

du quartier subsista du fait du vieillissement<br />

de ses habitants.<br />

Nous ne désespérons pas d’exploiter de<br />

nouveaux fonds d’archives qui nous permettrons<br />

de confirmer que cette cité-jardin<br />

est encore de nos jours un quartier populaire,<br />

à forte intégration familiale et communautaire,<br />

le territoire <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants<br />

<strong>des</strong> «indiens» (19) d’autrefois.<br />

Bibliographie - Documents<br />

– «Adressbuch der Stadt Strassburg»,<br />

1921, 1926, 1931, 1937.<br />

– «Bebauunplan für die Gartenvorstadt<br />

Stockfeld», Échelle 1:1000 e , 1910, signé E.<br />

Schimpf, Archives Municipales de<br />

Strasbourg dans la «Collection <strong>des</strong> <strong>des</strong>sins<br />

de concours d’architecture élaborés par<br />

Edouard Schimpf architecte (1877-1916)<br />

dans la période 1905 à 1914», n° 9, M 27.<br />

– «Beitrage zur Statistik der Strassburg»,<br />

Hefft XI, «Statistische Jahresübersichten<br />

für Strassburg i. E.», Strassburg, M. Du<br />

Mont Schauberg, Strassburger Post, 1912,<br />

126 p.<br />

– Abbé Henry Cetty, «La famille ouvrière<br />

en Alsace», Rixheim, Imp. A. Sutter, 1883,<br />

267 p.<br />

– Albert Fix, «Cent ans de politique de<br />

l’habitat. L’office du logement de la ville<br />

de Strasbourg», Obernai, Ed. Gyss, 1978,<br />

78p.<br />

– «Gartenvorstadt Stockfeld», Deutsche<br />

Konkurrenzen vereinigt mit Architektür<br />

Konkurrenzen, (Ernst Wasmuth,<br />

A.G./Berlin), Herausgeber: Professor A.<br />

Neumeister, Karlsruhe, Verlag von<br />

Seemann et Co., Leipzig, Heft 312, Band<br />

XXVI, Heft 12, 1911.<br />

– Gaston Guiraud et Raymond Figeac,<br />

«Le problème de l’habitation, enquête faite<br />

à Strasbourg du 8 au 13 janvier 1925»,<br />

Paris, Union <strong>des</strong> syndicats confédérés de la<br />

région parisienne, 1925, 28 p.<br />

– Maurice Halbwachs, «Enquête sur les<br />

conditions de vie <strong>des</strong> ménages ouvriers en<br />

Alsace - Janvier 1921», Comptes-rendus<br />

statistiques, Office de statistique d’Alsace<br />

et de Lorraine, Strasbourg, Imp.<br />

Strasbourgeoise, 1921, 3ème année, fasc.<br />

n° 5, pp. 40 à 65.<br />

– Ebenezer Howard, «Garden cities of To-<br />

Morrow», Paris, Dunod, 1969, 125 p.


Tableau 4<br />

Cité-jardin du Stockfeld: Composition socio-professionnelle<br />

(en % du total).<br />

1911 1921 1926 1931 1937<br />

Catégories socio-prof. Tot % Tot % Tot % Tot % Tot %<br />

Moyennes (comprenant artisans, 273 64,2 253 55,6 241 58,4 282 59,4 248 57,1<br />

commerçants, employés, ouvriers qualifiés)<br />

Pauvres (ouvriers non qualifiés, 152 35,8 202 44,4 172 41,6 193 40,6 107 42,9<br />

retraités, veuves, invali<strong>des</strong>, ND)<br />

Total 425 100,0 455 100,0 413 100,0 475 100,0 435 100,0<br />

Territoires<br />

de la fidélité<br />

– Stéphane Jonas, «La création de la citéjardin<br />

du Stockfeld à Strasbourg, 1907-<br />

1912», dans Rainer Hudemann, Rolf<br />

Wittenbrock, «Stadtentwicklung im<br />

Deutsch-Französisch-Luxemburgischen<br />

Grenzraum (XIX v. XX Jh)», Saarbrücken,<br />

Saarbrücken Druckerei und Verlag GMBH,<br />

1991, pp. 199-236.<br />

– Stéphane Jonas, «La fondation <strong>des</strong> villages<br />

ouvriers <strong>des</strong> mines de potasse<br />

d’Alsace, 1908-1930», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />

Sociales de la France de l’Est, 1977, n°<br />

spécial, pp. 80-101.<br />

– Stéphane Jonas et Jean-Paul Treiber,<br />

«Nouvelles institutions <strong>sociales</strong> et nouvelles<br />

formes urbaines du Strasbourg 1900:<br />

le cas de la SOCOLOPO de Strasbourg»,<br />

Cahiers de l’institut d’urbanisme, n° 1,<br />

1979, pp. 116-134.<br />

– Hans Kampffmeyer, «Le mouvement en<br />

faveur <strong>des</strong> cités-jardins en Allemagne», Vie<br />

Urbaine, n° 28, 1925, pp. 639-668.<br />

– «Rapport et Bilan», Société Coopérative<br />

de Logements Populaires, Strasbourg,<br />

Imprimerie populaire strasbourgeoise,<br />

1920 à 1931.<br />

– Sylvie Rimbert, «La banlieue résidentielle<br />

du sud de Strasbourg», Paris, Les<br />

Belles Lettres, 1967, 240 p.<br />

– André E. Sayons, «L’évolution de<br />

Strasbourg entre les deux guerres, 1871-<br />

1914», Annales d’histoire économique et<br />

<strong>sociales</strong>, 1934-1, pp. 1 à 19; 1934-2,<br />

pp. 122-134.<br />

– Werner Wittich, «Caractères généraux<br />

de l’économie alsacienne et lorraine avant<br />

et depuis la guerre», <strong>Revue</strong> d’économie<br />

politique, 1924, pp. 920-932.<br />

– Bénédicte Zimmermann, «Naissance<br />

d’une politique municipale du marché du<br />

travail, Strasbourg et la question du chômage»,<br />

<strong>Revue</strong> d’Alsace, tome 120, 1994,<br />

pp. 209-234.<br />

Notes<br />

1. La municipalité avait créé à cet effet en 1892 un<br />

département <strong>des</strong> affaires <strong>sociales</strong>, en 1895 un<br />

office municipal de placement, en 1903 un<br />

office du travail et en 1905 un office municipal<br />

du logement.<br />

2. Le projet idéal de cité-jardin d’Howard prévoyait<br />

la construction en coopérative d’une<br />

ville-campagne indépendante dotée d’édifices<br />

publics, de maisons bourgeoises et ouvrières<br />

avec jardins, de commerces, de fabriques et<br />

d’ateliers, le tout entouré d’une ceinture verte<br />

d’horticulteurs et d’entreprises agricoles. Le<br />

Stockfeld correspond plus aux faubourgs-jardins<br />

préconisés par l’Association allemande <strong>des</strong><br />

Cités-Jardins (Dr. H. Kampffmeyer, «Le mouvement<br />

en faveur <strong>des</strong> cités-jardins en<br />

Allemagne».<br />

3. Le tramway venant du centre ville qui poussait<br />

dans la Kœnigsallee<br />

4. Pour plus d’information sur ce chapitre consulter<br />

S. Jonas, «La création de la cité-jardin du<br />

Stockfeld à Strasbourg 1907-1912» dans Rainer<br />

Hademan, Rolf Witterbroch, “Stadtenwicklung<br />

im Deutsch-Französisch, Luxemburgischen<br />

Grenzraum (XIXe XX Jh)», Saarbrücken<br />

Druckerei und Verlag GMBH, 1991.<br />

5. «Bebaunplan für die Gartenvorstadt Stockfeld»,<br />

AMS n° 9, M 27.<br />

6. Voir à ce sujet A. Cetty, «La famille ouvrière en<br />

Alsace», Rixheim, Imp. A. Suttter, 1883.<br />

7. «Plans d’architectures de la cité du Stockfeld»,<br />

AMS27 et «Statistische Jahresbübersichten für<br />

Strassburg i. E», tableau 87. Les deux sources<br />

d’information ne concordent pas tout à fait et<br />

<strong>des</strong> modifications ont sans doute été apportées<br />

au projet de E. Schimpf lors de la construction.<br />

Il y eut au début plus d’enfants: 3,2 en moyenne<br />

par famille en 1920. Puis leur nombre diminua<br />

du fait du vieillissement de la population, 2,19<br />

en 1931 (Rapport et bilan, 1927, 1928, 1930).<br />

8. Ce type d’installation était courant en Grande<br />

Bretagne à l’épopque.<br />

9. Elle était à la fois plus économique en eau et plus<br />

«tonique».<br />

10. Ces chiffres ont été calculés à partir <strong>des</strong> salaires<br />

horaires de 1914 relevés dans les «Comptes rendus<br />

statistiques» de 1921 (fasc. 5, p. 34) et <strong>des</strong><br />

taux de change franc/mark établis à partir de<br />

«l’enquête impériale de 1909», citée par M.<br />

Halbwachs dans l’«Enquête sur les conditions<br />

de vie <strong>des</strong> ménages ouvriers en Alsace»,<br />

comptes rendus statistiques, Office de statistique<br />

d’Alsace et de Lorraine, Strasbourg, Imp.<br />

Strasbourgeoise, 1921, ze année, fasc. n° 5, p.<br />

40.<br />

11. En supposant que les ouvriers les mieux payés<br />

occupent aussi les logements les plus coûteux.<br />

La sous-location, bien qu’interdite, était une<br />

pratique courante qui permettait aussi de faire<br />

face aux dépenses de loyer.<br />

12. M. Halbwachs, op. cit., p. 46. En 1925 les loyers<br />

étaient de 54 à 68 francs par mois («Le problème<br />

de l’Habitation», p. 10). Ils avaient plus que<br />

doublé (tableau 2).<br />

13. «Adressbuch der Stadt Strassburg», AMS.<br />

14. W. Wittich, «Caractères généraux de l’économie<br />

alsacienne et lorraine avant et depuis la<br />

guerre», <strong>Revue</strong> d’économie politique, 1924.<br />

15. On évalue à 8,3 % seulement la population<br />

venue d’ailleurs. S. Jonas, op. cit., 1991, p. 230.<br />

16. «Gartenvorstadt Stockfeld», Deutsche<br />

Konkurrenzen vereinigt mit Architektür<br />

Konkurrenzen, 1911, p. 1.<br />

17. Une auberge avait été prévue au Stockfeld de<br />

même que dans le plan de la cité de Hellerau à<br />

Dresde, mais d’autres conceptions, plus réalistes,<br />

évitaient de prévoir <strong>des</strong> débits de boissons<br />

pour ne pas favoriser l’alcoolisme.<br />

18. Voir à ce sujet l’enquête de M. Halbwachs, op.<br />

cit., 1921.<br />

19. Nom par lequel les habitants de Strasbourg ont<br />

désigné les premiers occupants de la cité-jardin.<br />

(1512) Albrecht Dürer<br />

© Picture Postcard Artists, Tonie et Valmai Holt,<br />

Ed. Longman.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

92


ERIC NAVET<br />

Exergue:<br />

«– Les hommes, dit le renard, ils ont <strong>des</strong><br />

fusils et ils chassent. C’est bien gênant!<br />

Ils élèvent aussi <strong>des</strong> poules. C’est leur<br />

seul intérêt. Tu cherches <strong>des</strong> poules?<br />

– Non, dit le petit prince. Je cherche<br />

<strong>des</strong> amis. Qu’est-ce que signifie<br />

«apprivoiser»?<br />

– C’est une chose trop oubliée, dit le<br />

renard. Ca signifie «créer <strong>des</strong> liens...»<br />

– Créer <strong>des</strong> liens?<br />

– Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore<br />

pour moi qu’un petit garçon tout<br />

semblable à cent mille petits garçons. Et<br />

je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas<br />

besoin de moi non plus. Je ne suis pour<br />

toi qu’un renard semblable à cent mille<br />

renards. Mais si tu m’apprivoises, nous<br />

aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras<br />

pour moi unique au monde. Je serai<br />

pour toi unique au monde...»<br />

A. de Saint-Exupéry, Le Petit Prince<br />

La tradition<br />

ou la fidélité du naturel au naturel<br />

Eric Navet<br />

Institut d’Ethnologie<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

Si l’on n’en finit pas de rechercher en<br />

Amérique la planète dont le prince est<br />

un enfant, c’est déjà parce que les<br />

Amériques ne sont au fond qu’une grande île.<br />

De l’île de Brandan aux archipels<br />

polynésiens, les Occidentaux n’ont cessé de<br />

transposer leur rêve de retour au paradis perdu<br />

dans <strong>des</strong> espaces clos qu’on pouvait supposer<br />

vierges, indemnes de toute influence, et<br />

donc lieux du «tout est possible». Il n’est pas<br />

Jeune danseur se désaltérant au Pow<br />

wow de la communauté ojibwé de<br />

Saugeen, Ontario (Canada)<br />

© Photo Jacques Griggio, 1975.<br />

94<br />

indifférent de constater que, de façon<br />

universelle, l’accès aux paradis passe par la<br />

mer, une rivière, un océan, et c’est<br />

pertinemment que la psychanalyse et l’histoire<br />

<strong>des</strong> religions assimilent l’halios à l’amnios.<br />

Le lien indéfectible qui unit tout être<br />

humain à sa mère, ce que l’anthropologue<br />

psychanalyste Géza Roheim appelle<br />

l’«unité duelle», constitue le fond même de<br />

notre «nature». Il est à la fois ce qui nous<br />

raccorde à un au-delà de perfection et de<br />

béatitude, la Terre sans mal <strong>des</strong> Tupi<br />

Guarani (voir: Clastres, 1975), et ce par<br />

quoi passe nécessairement notre entrée dans<br />

un monde lieu de conflit et de dépendance,<br />

entre une liberté et une servitude absolues.<br />

Traditionnellement, les femmes<br />

Emerillon de Guyane française donnent<br />

naissance dans de petits abris à l’orée du village;<br />

elles sont accroupies et l’enfant, en<br />

naissant, tombe sur un lit de feuilles de palmier.<br />

O’at, «il tombe», telle est bien<br />

l’expression employée pour dire la naissance,<br />

événement capital s’il en est, chargé<br />

de mystère et aux conséquences multiples.<br />

La naissance, et même la conception, sont<br />

une «chute» pour l’être en gestation, pour<br />

l’individu en devenir, mais c’est aussi<br />

l’intrusion d’un corps étranger qu’il faut<br />

rendre familier, en l’intégrant, aussi harmonieusement<br />

que possible, dans ce cosmos<br />

que les Amérindiens, en accord sur ce point<br />

avec la science occidentale, se représentent<br />

comme «un tout organisé et harmonieux»<br />

(Dictionnaire Hachette, 1980), un vaste<br />

système en constante recherche d’équilibre,<br />

à l’intérieur duquel chaque élément est dans<br />

une relation d’interdépendance avec<br />

l’ensemble <strong>des</strong> autres.<br />

Héritier <strong>des</strong> naturalistes philosophes du<br />

XVIII e siècle, Jean Malaurie, géologue et<br />

anthropologue, a montré que les sociétés<br />

traditionnelles, et dans ce texte il nous parle<br />

plus précisément <strong>des</strong> Inuit, fonctionnent<br />

comme les grands ensembles naturels:<br />

«Toute l’histoire de la société esquimaude<br />

de Thulé, comme programmée génétiquement,<br />

a traduit durant une dizaine de siècles<br />

une aspiration à maintenir l’équilibre<br />

ancien d’un système anarcho-communaliste<br />

de société sans classe. Défini pragmatiquement,<br />

c’est un véritable écosystème qui<br />

rappelle, de manière frappante, celui <strong>des</strong><br />

pierres (en particulier lors de leur fragmentation)<br />

et très notamment celui <strong>des</strong><br />

éboulis que j’ai longuement étudiés dans<br />

leur équilibre instable. Dans ces régions de<br />

contrainte où l’homme social procède de la<br />

nature, les systèmes d’organisation, les<br />

structures d’ordre paraissent comme assez<br />

proches <strong>des</strong> grands systèmes physiques»<br />

(Malaurie, 1985, p. 152).<br />

Si la pensée «sauvage» rejoint la pensée<br />

scientifique, il s’agit là d’une rencontre épisodique<br />

et qui peut-être se précise<br />

aujourd’hui, mais l’histoire <strong>des</strong> relations<br />

entre l’Occident et ceux qu’il appela, selon<br />

les époques, «barbares», «sauvages», ou<br />

«primitifs», est celle de l’affrontement<br />

idéologique, souvent violemment traduit en<br />

actes, de deux mo<strong>des</strong> d’être et de penser<br />

essentiellement différents. Cette histoire est<br />

bien résumée dans la réflexion d’un<br />

Montaigne (Essais, 1580) qui ne voit dans<br />

la Conquista espagnole du Nouveau-<br />

Monde, «que meurtres, abus de la force,<br />

mensonge et ruse du côté du vainqueur,<br />

courage loyauté, observance <strong>des</strong> lois et<br />

dévotion du côté <strong>des</strong> vaincus» (Julien, 1948,<br />

p. 425).<br />

Les Indiens Ojibwé de la région <strong>des</strong><br />

Grands Lacs disent que Kitche Manitou, le<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

Monpera, chef et chaman <strong>des</strong> Indiens Emerillon (Guyane française), feuilletant une<br />

revue brésilienne ouverte sur un article de J. M. Keynes, grand théoricien de<br />

l’économie capitaliste. © Photo Eric Navet, 1989.<br />

«Grand Esprit», «reçut» la vision d’un<br />

monde avec <strong>des</strong> forêts, <strong>des</strong> montagnes, <strong>des</strong><br />

lacs, etc., et qu’il «ressentit la nécessité» de<br />

donner existence à ce monde qu’il voulut<br />

«beau, harmonique et ordonné» (Johnston,<br />

95<br />

1976, p. 13). Ce monde pourrait être la mise<br />

en scène permanente de ce projet si n’intervenait<br />

un élément perturbateur qui empêche<br />

que la Création soit un chef d’oeuvre:<br />

l’homme.


Si les animaux, les plantes, les éléments,<br />

en bref tout ce que les Ojibwé rangent dans<br />

la catégorie du vivant, de l’animé, sont<br />

spontanément fidèles aux Lois naturelles,<br />

celles qui tendent, précisément, vers<br />

«l’ordre, l’harmonie et la beauté», les<br />

hommes, plus «dépendants» et plus<br />

«faibles» (Ibid.) que les autres créatures,<br />

doivent définir eux-mêmes leur rapport<br />

avec le reste de la Création. Et la leçon du<br />

mythe est que, souvent, les hommes se fourvoient,<br />

que le Paradis n’est pas de ce<br />

monde.<br />

Les Ojibwé racontent que, dans le premier<br />

état de la Création, les hommes et les<br />

animaux partageaient les mêmes villages,<br />

ils s’unissaient charnellement, etc. Mais les<br />

hommes voulurent dominer les autres créatures<br />

qui se rebellèrent et se séparèrent<br />

d’eux; ceux-ci furent désormais astreints à<br />

les traquer dans les bois pour survivre... La<br />

division s’introduisit aussi dans les communautés<br />

humaines, <strong>des</strong> langues, <strong>des</strong> clans<br />

apparurent, etc. Et finalement, c’est le créateur<br />

lui-même qui abandonna les hommes.<br />

Les hommes devinrent <strong>des</strong> anges déchus...<br />

Le mythe établit la nécessité d’instituer<br />

une morale définissant, pour les êtres<br />

humains, les «bonnes» et <strong>des</strong> «mauvaises»<br />

conduites. L’homme doit passer un contrat<br />

moral, bâtir un garde-fou, dans tous les sens<br />

du mot, avec le pouvoir créateur, qu’on<br />

l’appelle Dieu, Kitche Manitou ou autrement.<br />

Par ce contrat, il reconnaît qu’il n’a<br />

pas le pouvoir de créer ou de maîtriser le<br />

monde, seulement celui, illusoire - parce<br />

que suicidaire -, de le détruire. Si l’homme<br />

reconnaît que les Lois naturelles sont les<br />

mêmes pour toutes les créatures, la notion<br />

de respect appliquée à toutes les formes de<br />

vie, à tous les êtres, exclut celle de domination,<br />

et une contradiction patente apparaît<br />

entre les religions qui s’auto-proclament<br />

«révélées» et les religions fondées sur le<br />

respect de ces lois naturelles, selon les principes<br />

d’ordre, d’harmonie et de beauté qui<br />

animent la Création.<br />

Si le Kitche Manitou <strong>des</strong> Ojibwé n’est ni<br />

la cause de sa «vision» du monde, puisqu’il<br />

la «reçoit», ni vraiment de sa réalisation,<br />

puisqu’il «en ressent le besoin», il faut en<br />

déduire que la création n’a ni cause ni fin,<br />

qu’elle se situe dans un «espace-temps»<br />

qu’on peut figurer au mieux sous forme circulaire.<br />

Chacun d’entre nous est son propre<br />

dieu et nous créons notre propre monde à<br />

tout moment, mais la foi en Dieu, quelque<br />

nom qu’on lui donne, est la reconnaissance<br />

de notre impuissance à réaliser notre nature<br />

divine dans ce monde, et la fidélité aux traditions,<br />

qui fait souvent définir les sociétés<br />

«primitives» comme stagnantes ou «sans<br />

histoire» implique que l’existence du<br />

monde repose sur un fragile équilibre <strong>des</strong><br />

relations que les êtres créés entretiennent<br />

les uns avec les autres, et que nous ne pouvons<br />

que reproduire aussi fidèlement que<br />

possible le tableau du monde imaginé par le<br />

Créateur.<br />

Ce monde limité ne limite pourtant pas<br />

nos aspirations vers l’état indicible où la<br />

Création prend sens. S’il n’existe aucune<br />

possibilité d’accéder à la seule connaissance<br />

qui vaille, si tout retour au paradis<br />

perdu est impossible, l’homme est jeté sans<br />

amer dans un monde en dérive. C’est pourquoi,<br />

toujours selon la tradition ojibwé, le<br />

Grand Esprit a fait don aux êtres humains,<br />

pour compenser leur faiblesse constitutive,<br />

d’un pouvoir unique: celui de rêver, de<br />

rêver et bâtir le monde.<br />

Chaque nuit, en rêvant, nous pénétrons<br />

dans l’inconscient, antichambre de l’Audelà,<br />

au delà de quoi rien n’existe que<br />

l’Unité, nous accédons à ce que l’on appelle<br />

«monde <strong>des</strong> esprits», «terre <strong>des</strong> morts», etc.<br />

L’entrée au paradis, parangon de la vision<br />

divine, peut être favorisée aussi par tout ce<br />

qui permet de transcender les limites imposées<br />

par le corps physique et la matérialisation<br />

du monde en général: ce peut être le<br />

recours aux nombreuses substances psychotropes<br />

qui donnent accès à <strong>des</strong> «états de<br />

conscience non ordinaires», selon la formule<br />

de l’anthropologue américain Carlos<br />

Castaneda, ou plus simplement certains<br />

rythmes musicaux ou chantés, la danse, la<br />

transe, ou encore la méditation, etc.<br />

Ainsi, de façon spontanée ou provoquée,<br />

le simple mortel devient le fidèle d’une religion<br />

naturelle qui est bien «recueillir, rassembler»<br />

(du latin relegere) et»lier» (religare).<br />

Si l’Occident chrétien a bien vu que<br />

la fidélité était une foi (fi<strong>des</strong>), puisqu’il fait<br />

dériver le premier concept du second, il<br />

semble que seul l’homme »primitif» ait<br />

érigé cette fidélité à l’oeuvre créatrice, donc<br />

à la Nature au sens large, comme principe<br />

essentiel et vital d’une véritable philosophie<br />

qui pose l’imaginaire (le rêve, la vision)<br />

comme fondateur d’un réel protéiforme.<br />

La tradition pose donc la relation à<br />

l’autre comme base d’un mode d’être et de<br />

penser où le contrat divin dont nous parlions<br />

plus haut est aussi contrat social. La relation<br />

avec la divinité est coextensive à la relation<br />

avec les autres hommes, et celle-ci, à son<br />

tour, s’intègre dans un biosystème plus<br />

complexe où figurent les créatures non<br />

humaines, visibles et invisibles.<br />

Les Indiens Wayãpi de Guyane estiment<br />

imprudent pour un homme de partir chasser<br />

seul; depuis l’échec du Créateur, par la faute<br />

<strong>des</strong> hommes nous l’avons vu, à créer une<br />

«terre sans mal», la forêt est devenue le<br />

repaire <strong>des</strong> «esprits», hantée par les ombres<br />

<strong>des</strong> morts, avatars de l’angoisse qui nous<br />

tient tous face au mystère de l’inconnu, et<br />

l’homme a tout à craindre de ses propres<br />

fantasmes.<br />

De façon plus concrète, le chasseur peut<br />

«s’égarer», se faire mordre par un serpent,<br />

etc., et il est de tradition de s’engager au<br />

moins à deux sur les sentiers de chasse.<br />

C’est souvent avec le même partenaire que<br />

l’on part, quelqu’un que l’on connaît intimement,<br />

dans ses défauts comme dans ses<br />

qualités, et dont on peut prévoir les réactions<br />

face à tel ou tel problème. Bref, le sentiment<br />

affectif, né de goûts ou de besoins<br />

partagés, qui est celui de l’amitié, engendre<br />

une complicité (du latin complecti, embrasser,<br />

contenir), et une alliance qui, naturellement,<br />

favorise l’entraide. La notion d’imolupa,<br />

qui caractérise cette relation, est une<br />

foi en l’autre engendrant une fidélité qui est,<br />

chez les intéressés, une qualité maîtresse.<br />

A propos du contrat de fidélité passé<br />

entre l’homme, les autres créatures et la<br />

Terre-Mère conçue comme créatrice et<br />

nourricière, nous pouvons citer la réflexion<br />

du Sioux lakota Luther Standing Bear:<br />

«Le lakota est rempli de compassion et<br />

d’amour pour la nature. Il aimait la terre et<br />

toutes les choses de la terre, et son attachement<br />

grandissait avec l’âge. Les vieillards<br />

étaient - littéralement - épris du sol et ne<br />

s’asseyaient ni ne se reposaient à même la<br />

terre sans le sentiment de s’approcher <strong>des</strong><br />

forces maternelles. La terre était douce<br />

sous la peau et ils aimaient à ôter leurs<br />

mocassins et à marcher pieds nus sur la<br />

terre sacrée. Leurs tipis s’élevaient sur<br />

cette terre dont leurs autels étaient faits.<br />

L’oiseau qui volait dans les airs venait s’y<br />

reposer (...) Le vieux Lakota était un sage.<br />

Il savait que le coeur de l’homme éloigné de<br />

la nature devient dur; il savait que l’oubli<br />

dû à ce qui pousse et à ce qui vit amène également<br />

à ne plus respecter l’homme»<br />

(McLuhan, 1974, pp. 17-18).<br />

Parmi les nombreux types de flèches utilisés<br />

par les Emerillon, il en existe un dont<br />

l’extrémité est taillée de telle sorte qu’elle<br />

assomme l’animal sans le tuer. Ramenés au<br />

village, perroquets, agamis, toucans, singes<br />

même, vont devenir les «familiers» <strong>des</strong><br />

hommes (eleimba en émerillon) et partager<br />

leurs repas. Ainsi tend-on, symboliquement,<br />

à reconstruire le temps-espace du premier<br />

monde, quand régnait la convivialité<br />

entre toutes les créatures...<br />

Le Péché originel, est clairement vu par<br />

la tradition chrétienne comme une rupture<br />

du contrat qui lie l’homme à la divinité. En<br />

incitant l’homme à «consommer» la pomme<br />

- à «consommer» leur union aussi -, Eve institue<br />

la différenciation et la séparation <strong>des</strong><br />

sexes, la distance et la dépendance mutuelle<br />

entre l’homme et la femme, chacun devenant<br />

pour l’autre un «mystère». A cette<br />

désunion s’en ajoute une autre, puisque Eve<br />

suscite l’interrogation sur l’ordonnancement<br />

du monde: pourquoi l’interdit?<br />

Remettant ainsi en cause le bien-fondé de la<br />

Création, l’homme perd le sens immédiat<br />

<strong>des</strong> choses et il se met à réfléchir pour comprendre.<br />

Mais le plus grave est que cette condamnation<br />

soit sans appel, sans recours.<br />

Contrairement à ce qui se passe dans les<br />

Mariage catholique d’un couple d’Indiens<br />

Blackfoot, Alberta (Canada).<br />

© Photo Henri Bancaud, 1977.<br />

sociétés traditionnelles, l’homme se voit ici<br />

interdire le retour au paradis, devenue barré<br />

par de hautes flammes, et à l’arbre de la<br />

connaissance. Ce refoulement aux frontières<br />

en fait un être de désir et de besoin;<br />

l’homme devient aussi sujet à l’angoisse,<br />

condamné, dans une errance éternelle -<br />

symbolisée par la damnation de Caïn -, à se<br />

poser <strong>des</strong> questions dont la réponse lui est<br />

devenue inaccessible. La rupture d’avec<br />

l’espace-temps circulaire dont nous parlions<br />

plus haut, transforme le sens-signifiant<br />

en un sens historique, inscrit dans un<br />

temps et un espace, qui n’est qu’une fuite<br />

en avant sans espoir...<br />

On comprend que pour les philosophies<br />

orientales, les peuples traditionnels, et<br />

quelques penseurs occidentaux inspirés<br />

comme Jean-Jacques Rousseau, l’intellect,<br />

la raison et la démarche scientifique basée<br />

sur la distanciation, ou objectivité, inaugurée<br />

par le péché originel, ne nous permettent<br />

pas de retrouver notre adéquation au<br />

sens, à la Nature, à notre nature. La perte du<br />

sacré, l’ignorance sont la sentence de notre<br />

crime d’infidélité à Dieu et à la nature.<br />

L’histoire <strong>des</strong> civilisations du livre<br />

montre comment, dans ce mouvement pervers,<br />

de la féodalité à nos jours,<br />

le savoir peut se transformer en<br />

pouvoir, et comment une foi, ou<br />

une fidélité aveugle - sans but -<br />

peut devenir instrument d’asservissement.<br />

La conquête du<br />

monde, toutes les formes de la<br />

colonisation, sont <strong>des</strong> péripéties<br />

d’une quête du paradis perdu,<br />

réduite à de triviales motivations<br />

dont le mythe de l’Eldorado est<br />

la représentation.<br />

En 1505, le premier Français<br />

à prendre pied au Brésil,<br />

Paulmier de Gonneville, nous<br />

parle en ces termes <strong>des</strong> populations<br />

tupi de la côte: «Item disent que<br />

quand les Chrestiens eussent esté<br />

anges <strong>des</strong>cenduz du ciel, ils n’eussent<br />

pu estre mieux chéris par ces pauvres<br />

Indiens» (Les Français en Amérique...,<br />

1946, p. 36). Vers 1524, Giovanni da<br />

Verrazano, navigateur italien au service de<br />

la Couronne de France, note à propos <strong>des</strong><br />

Amérindiens qu’il rencontre sur les côtes<br />

orientales <strong>des</strong> actuels Etats-Unis: «Ces indigènes<br />

sont fort généreux et donnent tout ce<br />

qu’ils possèdent. Nous nous liâmes avec eux<br />

d’une grande amitié» (Ibid., p. 65).<br />

Plus près de nous, dans les années 1980,<br />

un prêtre qui ambitionnait d’évangéliser les<br />

Indiens Emerillon et Wayãpi de la commune<br />

de Camopi, en Guyane, fut heureux<br />

d’accueillir parmi ses premiers fidèles l’un<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

96<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

97


<strong>des</strong> plus fameux chamans de toute la région.<br />

La conviction de ceux qui pensaient à une<br />

conversion soudaine du vieil homme aurait<br />

pu être confortée par le crucifix qui accompagnait<br />

d’autres pendentifs au cou de l’intéressé.<br />

C’est un réflexe classique et<br />

conforme aux vieux schémas évolutionnistes<br />

chez les Occidentaux de penser que<br />

les «primitifs» - le qualificatif était encore<br />

employé dans les documents officiels il n’y<br />

a pas si longtemps en Guyane -, que les<br />

«sauvages» n’ont d’autre ambition que<br />

d’accéder au titre envié de «civilisés». Il<br />

n’en est rien semble-t-il, du moins le fait ne<br />

peut-il être généralisé.<br />

Loin de témoigner d’une admiration<br />

sans borne de ce qu’ils avaient vu, les<br />

Tupinamba ramenés au XVI e siècle du<br />

Brésil en France pour y être exhibés, et<br />

avec lesquels Montaigne eut l’occasion de<br />

s’entretenir à Rouen - il rapporte leur<br />

témoignage dans les Essais - ne s’étonnèrent<br />

de rien d’autre que de voir de soli<strong>des</strong><br />

gaillards, les gar<strong>des</strong> suisses obéir à un<br />

enfant-roi (Charles IX) et du fait que les<br />

pauvres qui mendiaient à la porte <strong>des</strong><br />

églises ne se rebellent point contre une<br />

situation inconcevable dans leur société<br />

«sauvage».<br />

En les accueillant, comme «<strong>des</strong> anges<br />

<strong>des</strong>cenduz du ciel», les Amérindiens font<br />

alliance avec les étrangers, il les intègrent<br />

dans leur monde, celui du connu, il les<br />

«apprivoisent», omowu’a-selon la belle<br />

formule <strong>des</strong> Wayãpi. Mais, comme le dit le<br />

renard du Petit Prince, c’est une entreprise<br />

laborieuse et patiente que de transformer<br />

l’apã, l’étranger, ennemi potentiel, en ami.<br />

L’arrivée dans un village étranger est soumise,<br />

chez les peuples traditionnels, à une<br />

Le conseil municipal amérindien et les gendarmes de Camopi (Guyane française).<br />

Célébration du 14 juillet 1989. © Photo Eric Navet, 1989.<br />

étiquette rigoureuse qui permet à chacun<br />

d’évaluer son degré d’acceptation, d’insertion.<br />

Chez les Wayãpi, les Emerillon et<br />

autres Amérindiens de la forêt guyanaise,<br />

il est rituel de ne pas débarquer de son canot<br />

avant d’y avoir été convié par l’un ou<br />

l’autre homme du village. La calebasse de<br />

bière de manioc offerte est un signe<br />

d’accueil, d’acceptation dans le cercle<br />

communautaire, et si c’est à l’ennemi traditionnel<br />

qu’elle est tendue, c’est signer<br />

tacitement une trêve, une parenthèse dans<br />

les hostilités...<br />

Face aux attitu<strong>des</strong> d’ouverture, à une<br />

entrée en relation spontanée, directe et sans<br />

calcul du côté <strong>des</strong> «sauvages», les «civilisés»<br />

présentent d’autres comportements.<br />

Tel le chasseur qui plastronne sur la bête<br />

abattue, Christophe Colomb et ses acolytes<br />

posent un pied conquérant et déjà vainqueur<br />

sur les plages du «Nouveau Monde». En<br />

plantant la croix-symbole de leur civilisation,<br />

ils prétendent imposer à ce «nouveau»<br />

monde leur temps et leur espace...<br />

Lorsqu’un pouvoir, forcément illusoire,<br />

se substitue à un inaccessible savoir, la quête<br />

du paradis n’est plus que conquête du désert.<br />

Face aux Naturels fidèles au naturel, le<br />

divorce du «civilisé» d’avec la Nature devient<br />

crime passionnel; il est poussé, comme malgré<br />

lui, à détruire ce qu’il a adoré. Après s’être<br />

attaqué au naturel hors de l’homme, il s’en<br />

prend au naturel en l’homme. Malheur alors<br />

à celui qui avoue sa liaison avec cette nature<br />

là! L’esprit de conquête institue d’emblée une<br />

relation déséquilibrée entre un dominé et un<br />

dominant et il n’y a pas lieu de s’étonner que<br />

promesses, engagements et traités passés<br />

entre «primitifs» et «civilisés» aient toujours<br />

été signés «de mauvaise foi» par ces derniers.<br />

Le fait est bien connu en Amérique du Nord...<br />

En Guyane, ce pouvoir a pris, au cours<br />

de l’histoire, les formes d’une série de personnages-types<br />

en quête, eux aussi, de leur<br />

paradis. Il y eut d’abord, au XVIII e siècle,<br />

le missionnaire qui venait prendre <strong>des</strong><br />

âmes, puis, au milieu de ce siècle ce furent<br />

le douanier et surtout le gendarme (venu<br />

prendre du galon), l’instituteur, et, à partir<br />

de la création de communes en pays amérindien<br />

en 1969, <strong>des</strong> politiques, qui prenaient<br />

<strong>des</strong> voix à ces nouveaux électeurs,<br />

<strong>des</strong> fonctionnaires locaux qui, parfois, prennent<br />

l’argent de la communauté...<br />

Si, dans la période récente, l’administration<br />

française a clairement considéré les<br />

Amérindiens comme <strong>des</strong> sujets-citoyens,<br />

les Wayãpi et les Emerillon ne se sont<br />

jamais tenus pour assujettis à l’autorité de<br />

l’Etat français, se situant plutôt comme<br />

«alliés» entretenant une relation d’équité de<br />

nation à nation. Mais démonstration est de<br />

plus en plus faite qu’une telle relation<br />

n’existe pas et que la fidélité impliquée par<br />

l’alliance ne saurait fonctionner à sens<br />

unique. C’est ce qu’écrit l’ethnologue P.<br />

Grenand: «Les comportements qu’ils critiquent<br />

chez leurs «alliés» français: une trop<br />

rapide et trop franche familiarité, une<br />

grande indiscrétion, une forte propension à<br />

l’autoritarisme et à la colère, un manque de<br />

fidélité /nous soulignons/, aussi bien dans<br />

les rapports commerciaux que dans l’amitié»<br />

(Grenand, 1982, p. 142).<br />

Un grand nombre d’Amérindiens prennent<br />

aujourd’hui conscience que l’arrivée<br />

<strong>des</strong> Blancs en Amérique préludait à une<br />

agression tous azimuts dont les effets, loin<br />

de s’estomper, s’avèrent de plus en plus<br />

<strong>des</strong>tructeurs à tous les niveaux. Ô combien<br />

chargé de sens est le fait que les Emerillon<br />

n’aient qu’un mot, panetsi, pour désigner le<br />

gendarme et les blancs en général!<br />

Une relation équitable ne peut fonctionner<br />

entre deux partis si l’un <strong>des</strong> deux<br />

entend imposer sa volonté et son modèle à<br />

l’autre. C’est bien ce qui se passe depuis<br />

bientôt un quart de siècle dans les communes<br />

à majorité tribale de Guyane. Le<br />

respect de l’autre, première condition de<br />

toutes les formes de fidélité, et que nous<br />

avons vu en action dans les sociétés traditionnelles,<br />

n’existe pas dans le système<br />

dominateur. En témoigne la réflexion d’un<br />

religieux préconisant de traiter les enfants<br />

amérindiens «comme <strong>des</strong> orphelins», en<br />

les isolant autant qu’il est possible d’une<br />

ambiance familiale et culturelle jugée<br />

immorale; le rôle de l’école qui ne vise à<br />

rien d’autre que d’éradiquer la «sauvagerie»<br />

en substituant les valeurs occidentales<br />

- mesurées en écus sonnants et trébuchants<br />

- aux valeurs traditionnelles; le paternalisme<br />

con<strong>des</strong>cendant de l’administration<br />

qui, sous prétexte de faire accéder les «primitifs»<br />

au stade de la «civilisation», met<br />

en place de lucratifs projets dits «de développement»,<br />

etc.<br />

Egarés sans repaires entre un monde qui<br />

les refuse et un autre qu’ils renient, les<br />

enfants amérindiens, comme ils sont si nombreux<br />

à le faire aussi en Occident, se tournent<br />

de plus en plus vers les paradis artificiels de<br />

l’alcool et même de la drogue, et beaucoup<br />

tentent d’abréger leur séjour en ce monde en<br />

se pendant aux arbres ou en se tirant une balle<br />

dans le corps sur la place du village; un trop<br />

grand nombre y parviennent...<br />

Et, bien sûr, cette <strong>des</strong>truction <strong>des</strong> individus<br />

et <strong>des</strong> cultures s’accompagne d’un<br />

enlaidissement <strong>des</strong> paysages, d’une détérioration<br />

<strong>des</strong> équilibres naturels. La Nature<br />

digère lentement, avec peine, les détritus<br />

incongrus de la civilisation technologique;<br />

ce sont <strong>des</strong> lavabos en aluminium aux<br />

tuyaux ouverts dont l’emplacement, sous<br />

les habitations, est marqué par une flaque de<br />

boue qui est un foyer de reproduction idéal<br />

pour les anophèles vecteurs du paludisme;<br />

les radio-cassettes dont les délicats circuits<br />

imprimés supportent mal l’humidité et dont<br />

la présence bruyante n’est jamais qu’éphémère;<br />

<strong>des</strong> bicyclettes, elles aussi hors<br />

d’usage et qui, de toutes façons, ne<br />

menaient pas très loin sur le seul chemin<br />

bétonné qui relie le village émerillon au village<br />

wayãpi, à quelque deux cent mètres.<br />

Un peu plus loin, plus haut sur les cours<br />

d’eau, le mythe de l’Eldorado reprend<br />

vigueur; le sable aurifère aspiré est débarrassé<br />

du «précieux métal», puis rejeté à gros<br />

bouillons jaunes, enrichi de substances<br />

toxiques (arsenic, mercure) qui polluent les<br />

eaux et les rendent impropres à la consommation...<br />

Dernier avatar de la civilisation en<br />

marche, l’invasion programmée de hor<strong>des</strong><br />

barbares de touristes, dans le cadre d’un<br />

vaste projet de création d’un Parc Naturel<br />

dans le sud guyanais, apparaît davantage<br />

comme une façon new look d’exploiter la<br />

Nature - sous la forme moderne de l’écotourisme<br />

ou tourisme vert - que comme la<br />

volonté de réactiver le pacte de fidélité entre<br />

l’Homme et la Création.<br />

L’avertissement <strong>des</strong> prophéties amérindiennes<br />

est clairement qu’il n’y a de solution<br />

aux problèmes du monde moderne que<br />

dans une réévaluation radicale <strong>des</strong> principes<br />

qui régissent les relations entre la société<br />

industrielle et le reste de la Création. Il faut<br />

retrouver une foi, foi en l’Autre et en l’Audelà,<br />

que les sociétés traditionnelles ont su<br />

fidèlement préserver et qui est plus puissante<br />

que tous les moyens de <strong>des</strong>truction<br />

inventés par les hommes, puisqu’elle a permis<br />

au «primitif», dans et hors de nous, de<br />

résister jusqu’à ce jour. Seul à la violenter,<br />

à la violer comme une ennemie, l’homme<br />

est aussi seul à pouvoir faire de cette planète<br />

d’eau la «terre sans mal» à laquelle,<br />

secrètement, il ne cesse d’aspirer.<br />

Bibliographie<br />

CLASTRES, Hélène, 1975: La terre<br />

sans mal, le prophétisme tupi-guarani,<br />

Paris: Ed. du Seuil.<br />

Dictionnaire Hachette de la langue<br />

française, Paris: Hachette, 1980.<br />

Les Français en Amérique pendant la<br />

première moitié du XVI e siècle, Paris:<br />

Presses Universitaires de France, 1946.<br />

GRENAND, Pierre, 1982, Ainsi parlaient<br />

nos ancêtres, Essai d’ethnohistoire<br />

«Wayãpi», Paris: Office de la Recherche<br />

Scientifique et Technique Outre-Mer.<br />

JOHNSTON, Basil, 1976: Ojibway<br />

Heritage, Toronto: McClelland and Stewart.<br />

JULIEN, Charles-André, 1948: Les<br />

voyages de découverte et les premiers établissements<br />

(XV e et XVI e siècles), Paris:<br />

Presses Universitaires de France.<br />

MALAURIE, Jean, 1985: «Dramatique de<br />

civilisations: le tiers monde boréal», Hérodote,<br />

4 e trimestre 1985, n° 39, pp. 145-169.<br />

MCLUHAN, Teri C., 1974, Pieds nus<br />

sur la terre sacrée, Paris: Denoël/Gonthier.<br />

MONTAIGNE, 1580: Essais.<br />

SAINT-EXUPÉRY, Antoine de, 1946:<br />

Le Petit Prince, Paris: Gallimard.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

98<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

99


ALAIN ERCKER<br />

”Vous pensiez que John<br />

Wayne nous avait tous tués;<br />

eh bien vous vous trompiez !”<br />

Russel Means,<br />

Sioux Oglala, 1981 * .<br />

Alain ERCKER<br />

Laboratoire de Sociologie<br />

de la Culture Européenne<br />

Institut d’Ethnologie<br />

La fidélité<br />

dans l’acculturation:<br />

les Amérindiens<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

Grande Montagne<br />

deviendra petit(e)...<br />

Dialogue entre Randle McMurphy et<br />

Grand Chef.<br />

«Je suis trop petit. Avant, j’étais grand.<br />

Mais plus maintenant. Toi, tu es deux fois<br />

comme moi. [...]».<br />

«Papa était un chef reconnu. Il s’appelait<br />

Tee Ah Millatoona. Cela veut dire: Le-<br />

Pin-Le-Plus-Haut-Qui-Se-Dresse-Sur-La-<br />

Montagne, et il n’y avait pas de montagne<br />

100<br />

là où on habitait. Il était vraiment grand<br />

quand j’étais gosse. Mais mère était deux<br />

fois grande comme lui.<br />

- Eh bien, ce devait être un drôle de morceau,<br />

ta vieille. Elle était grande comment?<br />

- Oh !... elle était grande... grande.<br />

- Je veux dire... en centimètres?<br />

- En centimètres? A la foire, il y a eu un<br />

type qui a dit qu’elle mesurait un mètre<br />

soixante-douze et qu’elle pesait cinquanteneuf<br />

kilos. Mais elle grandissait tout le<br />

temps». [...]<br />

Le «Cowboy» et «l’Indien» : Jack Nicholson et Will Sampson dans “Vol au <strong>des</strong>sus<br />

d’un nid de coucou”, Milos Forman, 1975<br />

© les Indiens et le cinéma Ed. les trois cailloux, 1989<br />

«Le Système. Il s’est acharné après lui<br />

pendant <strong>des</strong> années. Papa était assez fort<br />

pour résister un moment. Le Système voulait<br />

que nous habitions dans <strong>des</strong> maisons<br />

réglementaires. Il voulait s’approprier la<br />

cataracte. Même dans la tribu, il était présent».<br />

[...]<br />

«Le Système avait gagné: il bat tout le<br />

monde. Toi aussi, il te battra. Il n’était pas<br />

question pour lui de laisser quelqu’un<br />

d’aussi grand que papa se balader en liberté.<br />

C’est évident». [...]<br />

«A la fin, c’était plus rien qu’un vieil<br />

ivrogne, papa» [...].<br />

«La dernière fois que je l’ai vu, c’était<br />

dans les cèdres, il était tellement soûl qu’il<br />

ne voyait plus clair. Quand il portait le goulot<br />

à la bouche, ce n’était pas lui qui buvait<br />

à la bouteille: c’était la bouteille qui le<br />

buvait. Il s’était ratatiné, il était devenu<br />

jaune. Même les chiens ne le reconnaissaient<br />

plus.<br />

On a dû le transporter à Portland pour<br />

y mourir. Je ne dis pas que ce sont <strong>des</strong><br />

assassins. Ils ne l’ont pas tué. Non. Ils lui<br />

ont fait autre chose» (Kesey, 1986,<br />

pp. 278-281).<br />

Voyage au centre de l’être<br />

Ce dialogue à la limite du surréalisme,<br />

davantage monologue, extrait du roman de<br />

Ken Kesey, Vol au-<strong>des</strong>sus d’un nid de coucou,<br />

pose sur le ton romanesque et métaphorique,<br />

la question <strong>des</strong> rapports entre<br />

deux systèmes de valeurs: les valeurs américaines<br />

confrontées à la philosophie amérindienne.<br />

L’oeuvre littéraire emprunte son style<br />

aux relations de voyage, écrit “à la manière<br />

de...”, pastiche <strong>des</strong> récits qui fleurirent à<br />

partir du XVI e siècle, avec la nuance, qu’il<br />

s’agit ici d’un voyage de découverte à<br />

l’intérieur du monde occidental, dans un<br />

asile psychiatrique.<br />

Ce monde prétendument autre, absolument<br />

opposé, se révèle étrangement proche<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

du monde réel. Il est son pendant exact, sa<br />

réplique parfaite, l’autre côté du miroir.<br />

Le récit, à l’image du lieu où se déroule<br />

l’histoire, est constamment en décalage, en<br />

marge. Le roman est tout à la fois récit et<br />

monologue de l’Amérindien; monologue<br />

intérieur où le héros ne s’adresse qu’à luimême,<br />

figure de style qui fait du lecteur le<br />

personnage principal, qui s’identifie au personnage<br />

et vit cette expérience en même<br />

temps que le héros (1) . Ce voyage doublement<br />

intérieur nous projette dans une géographie<br />

simultanément corporelle et imaginaire<br />

(2) . A la suite de Grand Chef, nous<br />

plongeons au coeur de la société occidentale<br />

comme à l’intérieur de nous-mêmes.<br />

Par le truchement du voyage intérieur, nous<br />

explorons notre propre société.<br />

L’auteur, blanc, relate notamment, à travers<br />

la relation de son héros amérindien, - à<br />

l’inverse du film homonyme dont le personnage<br />

central est McMurphy, le Blanc -<br />

la politique d’assimilation à l’oeuvre aux<br />

États-Unis. L’image de ce père qui rapetisse<br />

peu à peu, se ratatine pour finalement s’abîmer<br />

et sans doute s’évader dans l’alcool,<br />

celle de son fils qui se referme sur luimême,<br />

s’entoure d’un mur de silence,<br />

autiste volontaire, pour se protéger de<br />

l’intrusion externe, <strong>des</strong>sinent avec pudeur<br />

les méfaits de ce système dont<br />

l’Amérindien reconnaît la froide efficacité.<br />

“Eux”, - ce “Système” avec majuscule, réification<br />

qui insiste sur l’aspect institutionnel,<br />

officiel et craint -, désigne le monde<br />

extérieur aux Amérindiens, celui <strong>des</strong> Blancs<br />

et évoque au second plan le processus<br />

d’acculturation subi par les Amérindiens.<br />

La rencontre entre le Blanc et<br />

l’Amérindien dont serait issu l’Américain,<br />

se trouve ainsi transposée de façon exemplaire<br />

<strong>des</strong> vastes plaines de l’Ouest, - chères<br />

à James Fenimore Cooper, père fondateur<br />

de la mythologie américaine (3) -, aux murs<br />

d’un asile.<br />

Cette rencontre, à travers le processus<br />

d’acculturation, traduit enfin la question de<br />

101<br />

l’ambiguïté de la relation de fidélité/infidélité.<br />

Question de définitions<br />

Michel Perrin et Michel Panoff relèvent<br />

dans le terme d’acculturation «les phénomènes<br />

qui résultent de contacts directs et<br />

prolongés entre deux cultures différentes et<br />

qui sont caractérisés par la modification ou<br />

la transformation de l’un ou <strong>des</strong> deux types<br />

culturels en présence» (1973, pp. 11-12); J.-<br />

F. Baré (1991, pp 1-3) y discerne «les processus<br />

complexes de contact culturel au travers<br />

<strong>des</strong>quels <strong>des</strong> sociétés ou <strong>des</strong> groupes<br />

sociaux assimilent ou se voient imposer <strong>des</strong><br />

traits ou <strong>des</strong> ensembles de traits provenant<br />

d’autres sociétés» (1991, p. 1).<br />

En confondant l’aspect culturel à son<br />

explication technologique, la cause avec la<br />

conséquence, la définition de Panoff et<br />

Perrin inscrit de fait cette notion dans<br />

l’idéologie qui condamnait au XIX e siècle<br />

déjà les Amérindiens au nom de leur<br />

“Destinée Manifeste” à disparaître sous les<br />

“avancées” de la civilisation. Plaçant<br />

d’office l’acculturation dans une optique<br />

occidentale, opérant un glissement de terme<br />

à terme, la dimension culturelle de la rencontre,<br />

limitée à sa seule expression techniciste,<br />

est ainsi occultée, légitimant la pratique<br />

coloniale occidentale, la justifiant aux<br />

yeux de l’histoire.<br />

Partant d’une base antinomique,<br />

J. F. Baré tombe pourtant dans les travers de<br />

l’analyse précédente. En réduisant les<br />

contacts culturels à un simple changement<br />

(p. 2), l’auteur banalise en même temps les<br />

situations coloniales qui sont autant de<br />

contacts - forcés - entre deux cultures,<br />

l’acculturation devenant sous sa plume un<br />

changement logique, inhérent au développement<br />

culturel, répondant à une définition<br />

mécanique.<br />

Au demeurant, la volonté commune <strong>des</strong><br />

auteurs semble d’évacuer de leur définition,<br />

toute référence au processus colonial. La


Jeune danseur se reposant entre deux<br />

danses, pow wow de l’île Manitoulin,<br />

Ontario (Canada)<br />

© Photo Alain Ercker, juillet 1993<br />

question d’une situation parfois conflictuelle<br />

est certes abordée, pour être confondue<br />

dans les termes, évoquant un «contact<br />

culturel particulier» (Perrin, Panoff), ou<br />

préférant <strong>des</strong> «influences “extérieures”»<br />

(J.-F. Baré). Là où les deux premiers<br />

péchent par optimisme, le second faute par<br />

omission.<br />

Sachant «qu’aucun élément d’un système<br />

culturel “source” - emprunté ou<br />

imposé - n’est reproduit à l’identique une<br />

fois transplanté dans une autre culture»<br />

(Baré, p. 2), la technologie ne saurait être<br />

un outil de comparaison fiable qu’à hauteur<br />

de sa diversité d’utilisation. Car emprunter<br />

signifie aussi “marquer de son empreinte”<br />

un trait culturel étranger qui cesse dès lors<br />

de l’être. On le marque pour signifier son<br />

acquisition, comme on marque le bétail<br />

dont on est propriétaire. Cette marque est<br />

signe de changement de propriétaire comme<br />

de nature. Même si elle peut être infime,<br />

parfois difficilement discernable.<br />

Au lieu de rendre compte de cette diversité,<br />

de l’ingéniosité et de la créativité<br />

humaines, l’acculturation rapporte au<br />

contraire les traits culturels exogènes à un<br />

usage unique, ne souffre pas d’alternative.<br />

Dans une définition qui apparaît comme<br />

le produit d’une idéologie, deux processus<br />

aux conséquences opposées s’amalgament,<br />

l’emprunt volontaire se pose au même plan<br />

que l’apport imposé, assimilant une situation<br />

volontariste à un contexte de rapport de<br />

force inégalitaire, dédouanant l’impact du<br />

procès colonial, confondant dialogue avec<br />

monologue.<br />

Génocide - ethnocide -<br />

suicide<br />

Loin de sa définition de contact culturel<br />

à emprunts réciproques, la pratique d’acculturation<br />

(4) sous-entend au contraire la diffusion,<br />

l’apprentissage d’un mode de vie au<br />

détriment d’un autre, signifie non pas accumulation<br />

mais perte, victoire de l’uniformisation<br />

sur la diversité culturelle, prend dès<br />

lors la dimension d’une déculturation; où<br />

l’échec du génocide appelle la <strong>des</strong>truction<br />

de la culture par l’ethnocide.<br />

Le terme est exogène, l’altérité admise<br />

dans la ressemblance, non dans sa spécificité<br />

culturelle. L’acculturation est à sens<br />

unique parce qu’elle masque une politique<br />

ethnocidaire. Elle ignore les résistances,<br />

méconnaît la réciprocité et les facultés<br />

d’adaptation <strong>des</strong> sociétés traditionnelles (5) ,<br />

contemple la réalité en borgne, en cyclope<br />

culturel.<br />

Les Occidentaux n’ont pas l’exclusivité<br />

de l’ethnocentrisme. La découverte est toujours<br />

réciproque, l’interrogation, l’étonnement,<br />

l’inquiétude partagées (6) . Au discours<br />

acculturateur de la civilisation occidentale<br />

répond celui d’adoption - incorporationadoption<br />

(Albert, 1988, p. 104) -, d’apprivoisement<br />

<strong>des</strong> sociétés traditionnelles. A<br />

charge d’assimiler les nouveaux arrivants<br />

dans les imaginaires réciproques. Ainsi,<br />

foin de sauveurs, de prétendus dieux <strong>des</strong>cendus<br />

<strong>des</strong> cieux, la réalité est plus cruelle,<br />

parfois plus terre-à-terre, pour les valeureux<br />

“découvreurs” (7) .<br />

Son allégeance à la «pensée régnante»<br />

(Mohia, 1993, p. 94) confine l’acculturation<br />

au concret, l’écarte de l’abstraction, de<br />

l’immatériel, la limitant au palpable, au discernable,<br />

aux traits culturels apparents.<br />

Comme s’interroge le père de Grand Chef:<br />

«combien acheter la façon de vivre d’un<br />

homme? Combien payer pour ce qu’est un<br />

homme?», l’interrogation reste sans écho,<br />

la question en suspens. L’acculturation<br />

n’est pas concernée par les questions philosophiques,<br />

spirituelles, incontournables<br />

dans la pensée amérindienne.<br />

On s’est étonné, parfois amusé, souvent<br />

attaché, plus souvent encore interrogé, sur<br />

le contenu <strong>des</strong> discours <strong>des</strong> Chefs et représentants<br />

<strong>des</strong> Amérindiens (8) (Chef Joseph<br />

<strong>des</strong> Nez-Percés, le discours du Chef<br />

Sealth (9) ...). En décalage, à l’étroit dans une<br />

réalité concrète, apparemment éloigné <strong>des</strong><br />

préoccupations matérielles, le verbe amérindien<br />

évacue les divergences <strong>des</strong> valeurs<br />

blanches et amérindiennes à <strong>des</strong> annéeslumières<br />

l’une de l’autre. Le discours <strong>des</strong><br />

Amérindiens, par essence spirituel, ne se<br />

mesure ni se soupèse. L’appétence d’une<br />

qualité de vie dans l’harmonie et l’équilibre<br />

s’accommode difficilement du discours<br />

quantitatif de la civilisation occidentale.<br />

Les Amérindiens privilégient la<br />

richesse humaine à la richesse matérielle,<br />

la relation à l’absence de contact, l’homme<br />

à l’objet.<br />

Ainsi la rencontre entre McMurphy et<br />

Grand Chef se place au niveau <strong>des</strong> sentiments.<br />

Ils ne peuvent se comprendre parce<br />

qu’ils ne parlent pas le même langage. Dans<br />

le monde de McMurphy tout est quantifié,<br />

mesuré, à un poids, un prix. Lui-même<br />

apparaît comme calculateur, il soupèse,<br />

évalue. Il ne peut comprendre le rapport <strong>des</strong><br />

tailles, expression d’un sentiment, non<br />

d’une mesure. On rapetisse parce qu’on<br />

redevient enfant, insignifiant, irresponsable,<br />

innocent, sans contrôle sur sa vie,<br />

comme les enfants... et les fous. Grand<br />

Chef/Bromden se sent dominé, voit son<br />

existence prédéterminée, se sait contrôlé,<br />

observé, scruté.<br />

De l’ethnologie à l’asile, le chemin est<br />

tracé. De ”l’objet” de recherche à ”l’objet”<br />

d’étude clinique, la dépossession de l’individu<br />

de sa vie, de son corps suit son cours.<br />

N’ayant pas encore pris conscience de la<br />

force du Système qui cherche à le broyer,<br />

McMurphy est plus “grand” que Grand<br />

Chef. Au total, l’Amérindien se distingue<br />

du Blanc pour avoir pris la mesure de son<br />

aliénation, et à travers lui, de renvoyer le<br />

Blanc à la sienne.<br />

Comment peut-on, dans un asile, rester<br />

fidèle à sa culture quand on ne contrôle plus<br />

sa vie, son existence, quand l’identité même<br />

est déterminée de l’extérieur?<br />

Fidélité/infidélité, entre<br />

philosophie et culture<br />

Le terme de fidélité renvoie en premier<br />

lieu à une valeur éthique, morale. On est<br />

fidèle à quelqu’un, à son conjoint, à l’autre,<br />

ou à quelque chose, à un serment, une promesse,<br />

à une habitude, à ses convictions. Il<br />

s’agit en l’occurrence d’un choix déterminé,<br />

d’un contrat avec soi-même qui comprend<br />

l’engagement de s’y tenir, au risque<br />

de le rompre, de trahir, de se trahir.<br />

La fidélité est mise à l’épreuve du temps,<br />

<strong>des</strong> circonstances. Ne dit-on pas que l’on<br />

reconnaît les vrais amis dans les moments<br />

difficiles? La fidélité est liée à la durée, elle<br />

épouse le temps long. A l’inverse du temps<br />

qui passe, elle demeure. Elle est d’abord<br />

affaire de temps (10) . Dès lors trahir c’est<br />

rompre avec ce temps, rompre avec une<br />

habitude, provoquer une rupture pour installer<br />

un temps nouveau. La fidélité est une<br />

manière pour l’individu de s’affirmer non<br />

seulement face au groupe, mais par cette<br />

projection dans le futur, de renier le temps<br />

qui passe, du moins d’en évacuer l’idée et<br />

son corollaire le plus angoissant, la mort.<br />

Aussi toute rupture de fidélité est-elle<br />

déchirement, brèche dans le temps où<br />

l’individu s’affirmait, affirmait son existence.<br />

Elle revendique alors la réinscription<br />

dans une nouvelle dimension temporelle.<br />

On ne rompt une fidélité que par une autre.<br />

Ce que nous prenons pour de l’infidélité, -<br />

en dehors de toute considération morale et<br />

éthique -, n’est souvent que l’affirmation<br />

d’une nouvelle fidélité.<br />

Par son caractère volontariste, elle apparaît<br />

comme un acte individuel, personnel,<br />

existentiel qui participe du processus<br />

d’individuation, témoignant de l’existence<br />

de l’individu par rapport au groupe, de sa<br />

pérennité dans la société.<br />

La promesse de fidélité qui lie l’individu<br />

aux autres comme au groupe est plus difficilement<br />

discernable. Nous l’avons vu, qu’il<br />

s’agisse de soi ou de l’autre, il y a échange<br />

et reconnaissance réciproque. Une culture<br />

ne se choisit pas, on tombe dans la marmite<br />

culturelle lorsqu’on est petit. Elle précède<br />

l’individu et, normalement, lui survit. Le<br />

choix, dans ce cas, s’est fait, en quelque<br />

sorte, à son insu. Il est prédéterminé par sa<br />

naissance. On est Amérindien parce qu’on<br />

naît Amérindien. Dès lors, comment être<br />

fidèle à quelque chose que l’on n’a pas choisit,<br />

à moins d’accepter un état de fait? Bien<br />

plus, comment même trahir sans avoir juré<br />

fidélité?<br />

On n’est sans doute jamais plus fidèle à<br />

sa culture que lorsqu’on la pense menacée.<br />

Sans doute le Termination Act de 1953 aux<br />

États-Unis visant la suppression <strong>des</strong><br />

réserves, derniers lieux de l’expression culturelle<br />

amérindienne, a-t-il eu l’effet<br />

inverse à celui escompté. On a assisté à un<br />

retour <strong>des</strong> Amérindiens vers leurs traditions,<br />

au fameux ”réveil indien” <strong>des</strong><br />

années 60. La fidélité à une culture ne<br />

concerne pas l’individu en particulier mais<br />

l’ensemble du groupe, dont elle détermine<br />

la survie, au-delà celle de l’individu.<br />

La question de la fidélité à la culture<br />

apparaît dès lors comme incongrue, ne<br />

devrait pas se poser. A moins que...<br />

A moins que... la question de la fidélité/infidélité<br />

à la culture, entendons la<br />

société, ne soit à l’ordre du jour.<br />

Etre infidèle signifie faire un choix,<br />

opter pour une autre culture. On ne rejoint<br />

pourtant pas une culture comme on s’inscrit<br />

à un club, comme on fait serment de fidélité<br />

à une cause, à un ami... Rompre avec<br />

une culture ne peut se faire qu’au nom d’un<br />

autre mode d’être et de penser.<br />

Ainsi, en préambule à la question de<br />

l’infidélité doit se poser celle du choix, exiger<br />

la coexistence d’au moins deux mo<strong>des</strong><br />

de vivre et de penser: celui où vit l’individu<br />

et qu’il rejette ne l’acceptant plus pour sien,<br />

et l’autre, qu’il revendique. En-dehors de<br />

ce choix originel, fondateur, la notion de<br />

fidélité/infidélité à la culture perd son sens.<br />

Elle ne prend réellement signification<br />

qu’avec une situation de rupture, de mise<br />

en abîme de la culture, de menace, réelle ou<br />

vécue comme telle, de confrontation, de<br />

rapport de force. Comme nous l’évoquions<br />

précédemment, l’infidélité ne peut être<br />

considérée qu’à l’aune d’une nouvelle fidélité.<br />

On ne se quitte que pour mieux se<br />

retrouver.<br />

La fidélité à un modèle<br />

Dans la pratique, l’acculturation manifeste<br />

sa duplicité. Il ne suffit pas de dénoncer<br />

la volonté uniformisatrice de la civilisation<br />

occidentale. Le Système évoqué par<br />

Bromden est plus pervers, il opère de l’intérieur.<br />

L’acculturé fonctionne en acculturé.<br />

Nadia Mohia, ayant pris conscience de<br />

sa propre acculturation, comme elle nous l’a<br />

confié, considère que la cause première du<br />

processus acculturant est une «autorité intériorisée<br />

[qui] oblige le sujet à refouler progressivement<br />

sa culture d’origine pour se<br />

conformer aux exigences adaptatives du<br />

modèle culturel cible, [...]», l’individu deve-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

102<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

103


<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

nant ainsi «inconsciemment l’instigateur de<br />

sa propre acculturation» (1993, p. 81).<br />

L’acculturation apparaît à un double<br />

niveau d’appréciation extérieure et intérieure,<br />

où l’individu rejette sa culture d’origine<br />

au profit de la culture ”cible”, qui est<br />

aussi la culture ”régnante”. Aux discours et<br />

pressions de la ”pensée régnante” s’ajoute<br />

celui de l’acculturé lui-même qui marquera<br />

une distance plus ou moins grande avec sa<br />

culture.<br />

Le premier travail d’acculturation est de<br />

dissoudre - ne dit-on pas de l’Amérindien<br />

qu’il doit se “fondre” dans la société ”dominante”?<br />

-, les co<strong>des</strong> de reconnaissances en<br />

amont comme en aval, en s’attaquant à ce<br />

qui participe de l’identité amérindienne: son<br />

mode de vie, puis son mode d’être. Les<br />

répercussions se partagent pourtant également<br />

entre Blancs et Amérindiens; les victimes<br />

se confondent avec les coupables. Si<br />

les Amérindiens sont les victimes désignées<br />

de l’assimilation, la pensée régnante ne sort<br />

pourtant pas totalement indemne de la<br />

confrontation.<br />

Les voies empruntées se révèlent<br />

proches, se réfléchissent mutuellement. Le<br />

discours <strong>des</strong> Blancs aura le ton nostalgique<br />

du regret d’un mode de vie passé, ou considérera<br />

l’assimilation comme (presque)<br />

réussie, faisant <strong>des</strong> Amérindiens <strong>des</strong><br />

Américains à part (presque) entière; les<br />

Amérindiens verront une rupture entre les<br />

générations, les détenteurs refusant de<br />

transmettre le savoir en leur possession aux<br />

plus jeunes qui ne se reconnaissent plus<br />

dans le discours <strong>des</strong> Anciens, les Sages -<br />

“Elders”.<br />

Si ceux qui savent ne veulent plus enseigner<br />

à ceux susceptibles d’apprendre et se<br />

désintéressant apparemment de ce savoir (11) ,<br />

le processus paraît en partie achevé, c’està-dire<br />

que la culture est amenée à se détruire<br />

de l’intérieur. C’est là sans doute que se<br />

joue l’avenir d’une société.<br />

Cette frontière scindant la communauté<br />

entre ”anciens” et ”nouveaux”, ”traditionalistes”<br />

et ”progressistes”, selon une distinction<br />

parfaitement arbitraire et importée,<br />

manifeste d’abord la difficulté de communiquer<br />

entre générations, comme si le principe<br />

même de l’acculturation était précisément<br />

d’introduire un défaut de<br />

communication dans les sociétés concernées<br />

(12) . L’acculturation n’aurait dès lors<br />

comme fonction première non de détruire la<br />

culture ”cible” que d’introduire le principe<br />

déstructurant qui va l’annihiler de l’intérieur,<br />

en saper son mécanisme existentiel:<br />

la relation à autrui.<br />

Ainsi doit-on considérer l’action, militante,<br />

<strong>des</strong> Amérindiens qui reviennent sur<br />

les réserves - à l’exclusion <strong>des</strong>quelles «il ne<br />

peut plus y avoir d’Indiens, rien que le souvenir<br />

d’un peuple jadis fier qui s’évanouira<br />

progressivement, jusqu’à l’oubli total»,<br />

(Shirley Keith, Indienne Winnebago (13) ) -,<br />

comme la reconnaissance de la nécessité de<br />

renouer le dialogue avec les Anciens et<br />

notamment les chamans (14) , remontant tels<br />

les saumons, le courant <strong>des</strong>tructeur et<br />

déstructurant de l’acculturation, pour donner<br />

vie à la génération suivante.<br />

104<br />

Si le divorce entre les générations<br />

consume progressivement la philosophie<br />

amérindienne, on assiste au contraire à une<br />

rencontre inopportune aux deux extrêmes<br />

de la société coloniale. Entre Blancs et<br />

Amérindiens semble naître une sorte de<br />

passion commune, une représentation partagée<br />

de l’identité amérindienne.<br />

Commencées sur <strong>des</strong> bases antinomiques,<br />

les deux discours se rejoignent dans<br />

une vision conjointe, pour ne pas dire<br />

conventionnelle. Ils sont également le produit<br />

d’un travail de l’imaginaire. L’identité<br />

Tambour et chant, pow wow de l’île Manitoulin, Ontario (Canada).<br />

© Photo Alain Ercker, juillet 1993.<br />

amérindienne, “l’Amérindianité”, est prédéterminée,<br />

fixée de l’extérieur. C’est-àdire<br />

que, paradoxalement, les Amérindiens,<br />

les mieux à même de juger de la réalité amérindienne,<br />

le font sur <strong>des</strong> bases qui paraissent<br />

importées, ayant incorporé, à leur corps<br />

défendant, une représentation identitaire<br />

élaborée, construite de l’extérieur. Comme<br />

si en définitive ils prenaient pour argent<br />

comptant le miroir déformant qu’on leur<br />

tend.<br />

Dans ce sens la fidélité prend les traits<br />

d’une infidélité, étant fidèle à une image, à<br />

du folklore; on reproduit de l’artificiel pour<br />

du réel, construisant sur une illusion. Une<br />

réalité se forge à partir d’images issues de<br />

l’imaginaire. Blancs et Amérindiens paraissent<br />

victimes d’une même illusion provenant<br />

en majeure partie du cinéma, sujets aux<br />

mêmes hallucinations nées de la ”machine<br />

à brouillard” (15) .<br />

Chaque groupe intègre une représentation<br />

de la réalité indienne qu’il ne retrouve<br />

pas dans l’image qu’on lui renvoie. Le<br />

Blanc n’identifie plus les Amérindiens par<br />

défaut <strong>des</strong> attributs qu’il s’est ingénié à supprimer:<br />

plumes, cheval, quasi-nudité, tipi...;<br />

l’Amérindien ne se reconnaît plus, à la fois<br />

par excès d’attributs d’identification à la<br />

culture américaine: bottes, chapeau “stetson”,<br />

jeans, musique..., et par excès de<br />

co<strong>des</strong> de reconnaissance du stéréotype amérindien:<br />

alcoolisme notamment. Il a perdu<br />

ses repères moraux, n’arrive pas à conjuguer<br />

sa philosophie, son héritage spirituel<br />

avec les valeurs ”dominantes”. Les critères,<br />

certes antagonistes à l’origine, sont proches<br />

dans leur conclusion.<br />

Le discours nostalgique de l’homme<br />

blanc cache aussi sans doute son angoisse<br />

de ne plus se reconnaître dans l’Amérindien.<br />

Cette image véhiculée détermine littéralement<br />

la vie <strong>des</strong> Amérindiens. Ainsi, leur<br />

prison n’a ni hauts murs ni grilles de fer, ni<br />

barreaux. Il s’agit <strong>des</strong> pellicules de cinéma<br />

et de l’Histoire. Se jouant <strong>des</strong> stéréotypes,<br />

les contournant, s’en amusant, ou ressentant<br />

le besoin, constant, de préciser qu’ils ne<br />

vivent plus dans <strong>des</strong> tipis (surtout si de tradition<br />

ils n’y ont jamais vécu), ne chassent<br />

plus à l’arc et aux flèches, les Amérindiens<br />

vivent les clichés comme contaminant et<br />

fixant leur vie, l’Histoire comme le geôlier<br />

de leur existence actuelle (16) .<br />

Etre sans paraître...<br />

Pourtant sommes-nous bien certains que<br />

ceux que nous voyons, côtoyons sur les<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

réserves ou dans les villes soient définitivement<br />

déchus de leur droit à se revendiquer<br />

comme Amérindiens? Ne sommes-nous pas<br />

à nouveau dans un discours évolutionniste,<br />

comme celui de la “Destinée Manifeste” de<br />

ces populations appelées à disparaître,<br />

corps et âmes, - âme surtout -, dans leur<br />

confrontation avec l’Occident?<br />

Transformer son mode de vie ne signifie pas<br />

changer d’être, il n’y a pas de condition sine<br />

qua non de cause à effet. Nous ferions ainsi<br />

peu de cas de la vitalité d’une culture. Estce<br />

à l’Occident de juger qui est Amérindien<br />

qui ne l’est pas? Ne serait-ce pas plutôt à<br />

nouveau une tentative pour rester le maître<br />

du jeu, pour tirer les ficelles?<br />

Il y a, de fait, une grande part d’hypocrisie<br />

dans le discours assimilationiste, ”civilisateur”<br />

(17) . Loin de vouloir intégrer les<br />

Amérindiens, il faut considérer que ceux-ci<br />

ont d’abord un rôle à interpréter dans l’histoire<br />

américaine, celui d’ancêtres enracinant<br />

les colons dans le sol américain. D’où<br />

leur rapport intime au folklore et le processus<br />

de folklorisation à l’oeuvre dans le western.<br />

Maintenus dans le passé, selon une<br />

vision historique linéaire et évolutionniste,<br />

une approche passéiste, les Amérindiens<br />

Danseurs au pow wow de l’île Manitoulin, Ontario (Canada)<br />

© Photo Alain Ercker, juillet 1993.<br />

105<br />

permettent de contempler le chemin parcouru,<br />

de se donner l’illusion d’avancer,<br />

d’aller de l’avant. Que dire alors de l’introduction<br />

de l’histoire (Baré, 1991, p. 2),<br />

lorsqu’il s’agit d’une histoire figée, d’un<br />

temps pétrifié, où folklorisation et histoire<br />

sont les outils du déni d’existence propre à<br />

ces cultures.<br />

Enfin, dénoncer le degré d’acculturation<br />

n’est-ce pas sous-entendre l’existence<br />

d’une différence, reconnaître l’Autre<br />

comme porteur d’une autre culture? N’estce<br />

pas, à la fois marquer les différences pour<br />

se forger une identité de soi par rapport à<br />

l’autre et tenter une communication - non<br />

aboutie, non avouée certes - en se projetant<br />

dans l’autre?<br />

Le barbare c’est l’Autre...<br />

c’est moi...<br />

L’acculturation atteste d’un échange de<br />

traits culturels, traduit l’idée d’une relation,<br />

d’une reconnaissance réciproque, les<br />

emprunts ne se faisant jamais à sens unique<br />

- toute «situation d’acculturation est aussi<br />

une situation de projection réciproque»<br />

(Baré, p. 2).


Les zones de contacts culturels sont <strong>des</strong><br />

espaces de rencontre et d’échange, échange<br />

de biens, rencontre d’individus porteurs<br />

d’un univers, d’un imaginaire (18) .<br />

La définition de l’acculturation occulte<br />

pourtant le dialogue nécessaire, le refoule<br />

dans l’échange de biens, d’objets; s’y révèle<br />

ainsi la préférence pour la technologie.<br />

Reconnaître la rencontre c’est admettre<br />

l’Autre, son existence donc sa parole. Or, ce<br />

qui apparaît dans la définition de l’acculturation<br />

telle que nous l’avons entendue<br />

jusqu’à présent, c’est précisément l’absence<br />

de l’Autre. Il ne parle pas. La rencontre produit<br />

un dialogue que l’acculturation veut<br />

réduire au monologue avec une opiniâtreté<br />

identique à celle qui guide le western dans<br />

l’occultation de la part amérindienne de la<br />

relation.<br />

Il est pour le moins paradoxal d’analyser<br />

une notion qui suppose la rencontre,<br />

l’altérité, sans évoquer l’avis <strong>des</strong> premiers<br />

intéressés, les acculturés eux-mêmes,<br />

puisque, nous l’avons dit, l’acculturation est<br />

encore sous-entendue à sens unique. Mais<br />

dès lors que nous leur laissons la parole, le<br />

terme perd son sens premier, d’occulter précisément,<br />

la différence; «l’humanité réduite<br />

au monologue» (Césaire, 1989, p. 55).<br />

La notion d’acculturation, telle qu’elle<br />

est utilisée, voit ainsi deux niveaux différents<br />

et antagonistes se chevaucher, où de<br />

la reconnaissance - nécessaire pour échanger<br />

- nous passons à la dévalorisation -<br />

incontournable en situation coloniale.<br />

L’égalité a été remplacée par le mépris,<br />

l’emprunt volontaire confondu dans «<strong>des</strong><br />

processus complexes de contact culturel».<br />

Le contexte colonial ignore la communication,<br />

la rend impossible. La colonisation<br />

apparaît toujours davantage comme<br />

l’expression, l’exacerbation de la difficulté<br />

à communiquer de la civilisation occidentale.<br />

Il ne s’agit que d’ordres donnés et<br />

reçus, d’obligations et de devoirs à remplir,<br />

de rapports hiérarchiques de dominants à<br />

dominés, de maîtres à élèves, de parents à<br />

enfants (19) . Les seuls emprunts acceptés,<br />

reconnus sont ceux de l’autre, la pensée<br />

coloniale n’admet d’échanges qu’à sens<br />

unique. L’acculturé c’est toujours l’autre.<br />

Ainsi, les «étu<strong>des</strong> d’acculturation tendent<br />

implicitement à déchiffrer le changement<br />

culturel du point de vue d’un seul <strong>des</strong><br />

deux univers en présence, culture “source”<br />

ou culture “cible”. On s’interdit alors de<br />

porter attention à l’objet qu’en toute logique<br />

la notion désigne: les modalités mêmes de<br />

la communication entre deux ou plusieurs<br />

cultures» (Baré, p. 2). Résistance à discerner<br />

la dualité, à croiser les regards dans les<br />

contacts culturels qui trouve sa source dans<br />

la difficulté de l’Occident au dialogue,<br />

s’exprime dans la difficulté à reconnaître<br />

l’Autre. La notion n’est pas pensée pour<br />

l’altérité, parce que l’Occident ne pense pas<br />

l’altérité. Elle évacue la communication<br />

inhérente à une zone de contact parce que<br />

l’Occident ne communique pas. L’acculturation<br />

concerne d’abord la civilisation occidentale,<br />

comme le processus qu’elle ne veut<br />

décrire: la colonisation.<br />

Lorsque nous prenons pourtant la peine<br />

d’écouter l’Autre, l’acculturation prend une<br />

coloration différente qui déplace son problème<br />

de la conséquence à la cause, de la<br />

conclusion vers l’origine.<br />

Si nous traversons cette rive désirée, fantasmée,<br />

nous verrons alors que pour les<br />

populations colonisées, être acculturé c’est<br />

faire l’expérience de l’autorité que colporte<br />

le Blanc, parfois à son insu et qui se révèle<br />

précisément au contact de l’altérité, l’amenant<br />

«à refouler sa propre culture d’origine<br />

et la subjectivité qui la fonde, en vue de son<br />

adaptation conformiste au modèle acculturateur»<br />

(Mohia, 1993, p. 91). N’est-ce pas<br />

ce que fait Grand Chef/Bromden devenu<br />

muet?<br />

Dans le même mouvement, l’apparente<br />

infidélité à la culture contient une part de<br />

fidélité. En devançant les désirs <strong>des</strong> Blancs<br />

pour qui le seul bon Indien est celui qui ne<br />

parle pas, Bromden rappelle «à l’ordre primordial<br />

de la relation» (Mohia, p. 93). A<br />

l’inverse du processus occidental qui n’y<br />

admet aucune forme de communication,<br />

d’échange, l’utilisant au contraire pour faire<br />

taire la différence, le geste de l’Amérindien,<br />

comme celui <strong>des</strong> enfants de Camopi en<br />

Guyane abondant dans l’attente supposée<br />

<strong>des</strong> ethnologues (Mohia, 1993), affirment<br />

que «l’acculturation est déjà une modalité<br />

de communication inter-culturelle, par le<br />

biais <strong>des</strong> inconscients» (Mohia, p. 94).<br />

En devenant muet, Grand Chef reproduit<br />

non seulement les attentes <strong>des</strong> Blancs, mais<br />

en s’excluant volontairement <strong>des</strong> modalités<br />

relationnelles par sa surdité, il renvoie<br />

l’image de la propre difficulté à communiquer<br />

de l’Occident. Le défaut de communication<br />

dont l’acculturation rend compte ne<br />

tient plus désormais au champ de l’altérité,<br />

l’Amérindien en l’occurrence, qu’à la difficulté<br />

de l’Occident à établir <strong>des</strong> relations.<br />

C’est ici que se marque aussi la limite de<br />

l’oeuvre de Ken Kesey, transformant un<br />

acte premier de communication - l’Indien<br />

muet - en acte politique (contestataire), par<br />

la surdité de son héros.<br />

Ainsi ce qu’on a tenu pour une manifestation<br />

d’acculturation, ou de déculturation,<br />

se <strong>des</strong>sine au contraire sous les traits d’une<br />

«indianisation - [...] par assignation de<br />

valeurs indiennes à <strong>des</strong> éléments importés,<br />

d’origine euro-américaine» (Powers, 1994,<br />

p. 174); qui pensait découvrir les indices<br />

d’un changement culturel rencontre de la<br />

continuité. Il n’y a rupture et transformation<br />

<strong>sociales</strong> qu’en surface, là ou précisément se<br />

focalise le discours d’acculturation.<br />

Qui franchit le seuil pour entrer sur une<br />

réserve amérindienne ne peut s’empêcher<br />

d’esquisser un sourire, de laisser échapper<br />

une exclamation de joie en constatant<br />

l’envers du décor, qui est aussi la vraie face<br />

de la culture. Le travail de l’acculturation<br />

est aussi de confondre l’envers avec<br />

l’endroit, le virtuel avec le vrai, l’image<br />

avec la réalité, l’Indien de celluloïd avec<br />

l’authentique. Or il apparaît à l’usage que la<br />

vie <strong>des</strong> amérindiens semble une constante<br />

infirmation de la théorie, un coup de pied<br />

ironique, sardonique, salvateur même dans<br />

la fourmilière scientifique, comme s’ils<br />

s’ingéniaient à contredire, par leur existence<br />

même, le discours d’assimilation.<br />

Sans doute leur fera-t-on interpréter <strong>des</strong><br />

rôles d’Indiens de westerns, sans doute<br />

s’abreuvent-ils de coca-cola et de télévision<br />

américaine, routent-ils en voiture, adoptentils<br />

la technologie occidentale, ils n’en resteront<br />

pas moins amérindiens. En poussant<br />

la porte d’une réserve, on se remémore la<br />

remarque de l’ethnologue William K.<br />

Powers: «loin d’adopter un nouveau système<br />

de valeurs en même temps que les éléments<br />

occidentaux, les Oglala ont adapté<br />

ces nouveaux éléments à leur propre système<br />

de valeurs» (Powers, p. 174). Dès que<br />

l’on approche un niveau moins apparent,<br />

“l’indianisation” l’emporte sur les indices<br />

de changements culturels, la continuité sur<br />

la discontinuité, la vie sur la mort. Il semblerait<br />

que ce qui est en surface, ne résiste<br />

pas ou difficilement, que le factice s’élimine<br />

devant la vitalité culturelle. Ainsi les<br />

mariages chrétiens périclitent tandis que les<br />

Amérindiens se retrouvent autour de la<br />

famille élargie. Au-delà <strong>des</strong> difficultés économiques<br />

engendrées par le système du<br />

Welfare qui transforme les Amérindiens en<br />

assistés, s’affichent l’importance <strong>des</strong> relations<br />

<strong>sociales</strong> qui marquent la persistance<br />

de l’identité amérindienne.<br />

Différentes expressions de l’«amérindianité». Pow wow de l’île Manitoulin, Ontario<br />

(Canada).<br />

© Photo Alain Ercker, juillet 1993.<br />

L’impression première qui reste d’un<br />

séjour sur une réserve amérindienne, est<br />

celle de la vitalité, de la vie, de la richesse<br />

<strong>des</strong> relations <strong>sociales</strong>, tant persiste une activité<br />

de groupe intense, de cris, de rires, de<br />

jeux, de blagues (joke), d’un après-midi<br />

vivant où l’on se sent vivre, revivre. Les<br />

enfants entrent et sortent, se servent à boire,<br />

à manger, à volonté, dans la mesure <strong>des</strong> provisions<br />

disponibles, sans remarques désobligeantes<br />

ou gestes de refus. L’hôte vous<br />

invite à partager sa nourriture, comme luimême<br />

trouvera toujours table ouverte<br />

ailleurs lorsque les temps seront plus difficiles.<br />

La vie <strong>des</strong> Amérindiens s’affirme,<br />

s’organise dans ces interstices, ces espaces<br />

de liberté qui échappent au contrôle de la<br />

pensée régnante parce qu’ils ont su se<br />

cacher là où on ne les chercherait pas, au<br />

coeur de la société blanche, dans son discours<br />

même, acculturateur comme aliénant.<br />

Ils ont résisté précisément parce qu’ils ont<br />

su préserver et maintenir les relations<br />

<strong>sociales</strong> au-delà <strong>des</strong> aléas coloniaux.<br />

Au discours de mort culturelle, de la<br />

déculturation, répondent les cris et les rires<br />

<strong>des</strong> enfants, qui témoignent de la vitalité et<br />

de la réalité de la culture amérindienne.<br />

Est Amérindien, celui qui se sent tel. La<br />

fidélité ou l’infidélité à une culture ne se<br />

dispose pas de l’extérieur. Sans doute estce<br />

là le point d’achoppement, car cette<br />

détermination propre échappe à tout<br />

contrôle. L’amérindianité se vit, s’exprime<br />

dans son propre corps. L’acculturation<br />

navigue ainsi entre fidélité et infidélité. Elle<br />

traverse la frontière ténue de la fidélité/infidélité<br />

parce que, comme elles, se vit de<br />

l’intérieur. Elle échappe à sa définition première,<br />

trahit la pensée régnante au double<br />

sens du terme: d’abandonner et de dévoiler,<br />

pour embrasser et revendiquer la nécessité<br />

de la relation, de la communication, pour<br />

signifier la place de l’altérité et de l’imaginaire.<br />

***<br />

Les Amérindiens rappellent souvent que<br />

l’Occident a fait le premier pas. L’élan qui<br />

a poussé la civilisation occidentale dans<br />

leurs bras, s’est brisé au moment décisif de<br />

la rencontre. L’attirance supposée du Blanc<br />

vers l’Autre, désirée et repoussée, finit par<br />

aboutir - ironie de l’Histoire, rire jaune<br />

pourtant, pied de nez au mythe -, sur un lit<br />

d’hôpital, dans un asile... et au détriment de<br />

l’homme blanc. Dès lors s’éclaire la crainte<br />

de cette rencontre, tandis que l’Amérindien<br />

s’échappe. Grand Chef/ Bromden revit en<br />

retrouvant de la voix, la voie de son amérindianité,<br />

c’est-à-dire de la relation, de sa<br />

propre subjectivité culturelle. Parlant sans<br />

pouvoir s’arrêter, il retrouve par la parole le<br />

goût à la vie, également indissociables, également<br />

difficile à étancher. En parlant, il se<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

106<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

107


aconte, se remémore, renaît, il retrouve ses<br />

sensations, son humanité, renoue avec la<br />

faim, la soif, avec son corps. Au contact de<br />

l’Amérindien, altérité exemplaire, l’homme<br />

blanc a retrouvé sa propre subjectivité, la<br />

dimension de l’imaginaire refoulé. Par cette<br />

relation définitive, dans cette ultime<br />

étreinte, McMurphy accède également à<br />

l’altérité et à l’imaginaire, l’un n’allant pas<br />

sans l’autre, retrouvant ”sa propre subjectivité<br />

culturelle” (Mohia, 1993, p. 91). En<br />

réalisant cette part de lui-même, il se réalise<br />

enfin.<br />

«Le tourbillon de ténèbres<br />

avait commencé son voyage<br />

avec sa sorcellerie<br />

et<br />

sa sorcellerie<br />

s’est retournée contre lui.<br />

Sa sorcellerie<br />

est retournée<br />

en son ventre.<br />

Sa propre sorcellerie<br />

s’est retournée<br />

et l’a enveloppé.<br />

Le tourbillon de ténèbres<br />

s’est refermé sur lui-même» (20) .<br />

Leslie Marmon Silko<br />

(Pueblo Laguna).<br />

Bibliographie<br />

ALBERT (Bruce), «La Fumée du métal.<br />

Histoire et représentations du contact chez<br />

les Yanomami (Brésil)», in L’Homme,<br />

Paris, Ecole <strong>des</strong> Hautes Etu<strong>des</strong> en Sciences<br />

Sociales, avril-septembre 1988, n° 106-107,<br />

XXVIII (2-3), pp. 87-119.<br />

ALBERT (Bruce), «L’Or cannibale et la<br />

chute du ciel. Une critique chamanique de<br />

l’économie politique de la nature<br />

(Yanomami, Brésil)», in L’Homme, Paris,<br />

Ecole <strong>des</strong> Hautes Etu<strong>des</strong> en Sciences<br />

Sociales, avril-décembre 1993, n° 126-128,<br />

XXXIII (2-4), pp. 249-378.<br />

BARÉ (J.-F.), «Acculturation», in<br />

Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie,<br />

Bonte Pierre et Izard Michel (sous<br />

la direction de), Paris, PUF, 1991, 755 p.,<br />

pp. 1-3.<br />

CÉSAIRE (Aimé), Discours sur le colonialisme,<br />

Paris/Dakar, Présence Africaine,<br />

1989, 59 p.<br />

ERCKER (Alain), «1492: Lorsque<br />

l’Europe se découvre en Amérique», in<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France<br />

de l’Est, Strasbourg, Université <strong>des</strong><br />

Sciences Humaines de Strasbourg, 1993,<br />

n° 20, pp. 132-139.<br />

KESEY (Ken), Vol au-<strong>des</strong>sus d’un nid<br />

de coucou, Paris, Stock, (1962), 1976,<br />

408 p.<br />

MOHIA (Nadia), «L’acculturation en<br />

question. Approche analytique à travers les<br />

<strong>des</strong>sins d’enfants amérindiens (Guyane<br />

Française)», in Cahiers de Sociologie<br />

Economique et Culturelle, <strong>Revue</strong> de<br />

l’Institut Havrais de Sociologie économique<br />

et culturelle, n° 20, Déc. 1993,<br />

pp. 80-96.<br />

PANOFF (Michel), PERRIN (Michel),<br />

Dictionnaire de l’Ethnologie, Paris, Payot,<br />

1973, 293 p., article ”Acculturation”,<br />

pp. 11-12.<br />

POWERS (William K.), La religion <strong>des</strong><br />

Sioux Oglala, Paris, Ed. du Rocher, (1975),<br />

1994, coll. Nuage Rouge, 300 p.<br />

VAZEILLES (Danièle), Le Cercle et le<br />

Calumet. Ma vie avec les sioux<br />

d’aujourd’hui, Toulouse, Privat, 1977, 197<br />

p.<br />

Notes<br />

*. The Observer, 8 novembre 1981, citée par Joëlle<br />

Rostkowski, Le Renouveau Indien aux Etats-<br />

Unis, Paris, L’Harmattan, 1986, 349 p., p. 21.<br />

1. Ce qui démarque la production littéraire de<br />

l’oeuvre cinématographique et lui donne toute<br />

sa force.<br />

2. Nous retrouvons ici Sami-Ali, qui dans<br />

L’espace imaginaire, Paris, Gallimard/Tel<br />

(1974), 1986, 265 p., développe la notion de<br />

”corps imaginaire” qui permet de comprendre<br />

par exemple comment chaque image du rêve est<br />

créée, hallucinée, à partir d’une image du corps.<br />

Voir Ercker, 1993, p. 139, note 7.<br />

3. Dans son récit <strong>des</strong> aventures de Bas-de-Cuir,<br />

(La Prairie, Le Dernier <strong>des</strong> Mohicans, ...). Voir<br />

notamment ce qu’écrit Leslie Fiedler, Le retour<br />

du Peau-Rouge, Paris, Seuil, 1971, 172 p., p. 25:<br />

«[...] nous savons par ailleurs, que dès l’instant<br />

où l’Européen regarde pour la première fois un<br />

Indien en face, il devient autre chose encore: il<br />

devient un Américain».<br />

4. Le dictionnaire, après avoir défini le terme -<br />

«processus par lequel un groupe humain assimile<br />

tout ou partie <strong>des</strong> valeurs culturelles d’un<br />

autre groupe humain» - cite en exemple<br />

«L’acculturation <strong>des</strong> Amérindiens».<br />

5. L’ethnologue William K. Powers rapporte la<br />

façon dont les Sioux de Pine-Ridge, Sud-<br />

Dakota, ont interprété la refonte du christianisme<br />

par les Pères Jésuites pour le rapprocher<br />

de la mentalité oglala. «Steinmetz [révérend<br />

père Paul Steinmetz] continua à employer et à<br />

publier <strong>des</strong> prières associées à l’usage de la pipe<br />

[instrument central dans la spiritualité oglala].<br />

Mais il était loin de se douter que l’hommemédecine<br />

oglala venant s’asseoir le dimanche<br />

au premier rang de son église était surtout profondément<br />

impressionné de voir que lui, un<br />

prêtre jésuite, avait enfin reçu la lumière ! Ainsi,<br />

tandis que les jésuites tentaient de créer de nouvelles<br />

relations entre le Christ et son troupeau,<br />

les Oglala de leur côté affirmaient que les<br />

prêtres avaient fini par reconnaître la puissance<br />

de Wakantanka et l’efficacité <strong>des</strong> rites sacrés<br />

transmis au peuple par la Femme-Bisonne-<br />

Blanche» (Powers, 1994, p. 164).<br />

6. Ainsi cette représentation <strong>des</strong> Blancs chez les<br />

Yanomam, sous-groupe Yanomami du Brésil.<br />

«L’inquiétude ou la crainte <strong>des</strong> Yanomam<br />

devant cette irruption <strong>des</strong> “blancs” sur leur territoire<br />

reposait en fait sur une hésitation, dans<br />

leur caractérisation ontologique, entre deux<br />

catégories d’inhumanité. Inhumanité qu’attestaient<br />

par définition leur apparence répugnante<br />

et leur origine indéterminable. Leur langage<br />

inarticulé, leur remontée <strong>des</strong> rivières en territoire<br />

yanomam, la pâleur et la calvitie de certains<br />

laissaient penser, dans les prolongements<br />

<strong>des</strong> rumeurs du contact indirect, qu’il pouvait<br />

s’agir de revenants échappés du “dos du ciel”,<br />

là où sa courbure le rapproche du disque terrestre.<br />

Nos informateurs les plus anciens rapportent<br />

que c’est la première interprétation qui<br />

se soit imposée à l’esprit de leurs parents. Mais<br />

les traits saillants de ces créatures, leur<br />

effrayante pilosité, leurs errances dans la forêt<br />

“vierge” (komi), leur absence d’orteils (chaussures),<br />

leur capacité de s’extraire à volonté de<br />

leur peau (vêtements) et leurs possessions extraordinaires<br />

suggéraient par ailleurs qu’il pouvait<br />

s’agir d’esprits maléfiques (në waribë) provenant<br />

<strong>des</strong> confins du territoire yanomam»<br />

(Albert, 1988, pp. 96-97).<br />

7. Bruce Albert rapporte que chez les Yanomam,<br />

sous-groupe Yanomami, «[ceux] “de la mission”<br />

ont alors progressivement absorbé les missionnaires<br />

dans le cadre de leurs espace politique<br />

et symbolique. Les expressions dénotant<br />

la relation qui sous-tend cette intégration sont<br />

éloquentes. Un leader (bata thë) se référa ainsi<br />

à “mes ‘blancs’” (ina nabëbë), “ceux que j’ai à<br />

charge” (thëbë ya ka thabuwi). Le verbe thabu<br />

(“avoir à charge”) s’applique généralement aux<br />

orphelins et aux réfugiés» (Albert, pp. 103-104).<br />

8. Voir notamment le recueil de citations de Teri<br />

McLuhan, Pieds nus sur la terre sacrée, Paris,<br />

Denoël/Gonthier, 1974, 215 p. Voix <strong>des</strong> grands<br />

chefs Indiens, Paris, éd. du Rocher, Nuage<br />

Rouge, 1994, 55 p. Tous deux traitent sur un<br />

mode quelque peu nostalgique de la disparition<br />

<strong>des</strong> Amérindiens à travers une anthologie de<br />

leurs discours.<br />

9. Discours du Chef Sealth, Paris, Ed. du Rocher,<br />

Catalogue Nuage Rouge, 1994, 24 p.<br />

10. Cf. Pierre Erny, «Éléments pour une phénoménologie<br />

de la fidélité», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />

Sociales de la France de l’Est, n° 22.<br />

11. Cf. La conversation entre Danièle Vazeilles et<br />

M. Desormeaux, de la réserve Sioux de<br />

Cheyenne River dans le Sud-Dakota. «M.<br />

Desormeaux me dit ensuite que son grand-père<br />

est un guérisseur. Il ne dit pas medecine-man,<br />

mais ”mon grand-père sait comment guérir les<br />

gens et les animaux”. [...] Je lui demandais s’il<br />

ne pensait pas qu’il serait intéressant pour lui et<br />

pour ”his people” de continuer à exercer l’art de<br />

son grand-père, il répondit: mon grand-père ne<br />

veut pas m’enseigner sa connaissance <strong>des</strong><br />

plantes: il a peur qu’elle soit mal utilisée, car<br />

”les Indiens d’aujourd’hui ne sont plus ce qu’ils<br />

étaient autrefois. Ils se moquent de ces choses<br />

sacrées, et cela n’est pas bon. Il faut être sincère<br />

et sérieux quand on a affaire à ces choses<br />

sacrées...”. Cette dernière réflexion est revenue<br />

très souvent dans les conversations entre les<br />

vieillards sioux et moi-même, les grands -<br />

parents ne veulent plus parler de ces choses<br />

sacrées à leurs enfants et petits-enfants parce<br />

que ces derniers ne sont pas assez sérieux et ne<br />

croient plus à la réalité <strong>des</strong> anciennes<br />

croyances», Le cercle et le calumet. Ma vie avec<br />

les Sioux d’aujourd’hui, Toulouse, Privat, 1977,<br />

197 p., p. 174.<br />

12. Dans un contexte différent, et pourtant très<br />

proche, l’étude de M.-N. Denis et C. Veltman<br />

sur la pratique actuelle du dialecte alsacien fait<br />

ressortir une difficulté progressive de communication<br />

entre les jeunes générations et leurs<br />

grands-parents par défaut d’une langue commune,<br />

les premiers s’exprimant toujours davantage<br />

exclusivement en français, les seconds en<br />

dialecte. Le déclin du dialecte alsacien,<br />

Strasbourg, Presses Universitaires de<br />

Strasbourg, 1989, 135 p.<br />

13. Citée par Danièle Vazeilles, op. cit., p. 179.<br />

14. Pour les Sioux, par exemple, Tahca Ushte ou<br />

Frank Fools Crow.<br />

15. En référence au titre de la première traduction<br />

en français du livre de Ken Kesey, devenu<br />

ensuite Vol au-<strong>des</strong>sus d’un nid de coucou.<br />

16. Au point que Danièle Vazeilles se croit obligée<br />

de préciser dès son titre, qu’il s’agit bien <strong>des</strong><br />

Sioux d’aujourd’hui.<br />

17. Au passage, rappelons que ce terme de ”civilisé”<br />

est porteur d’une idéologie. Opposer ”civilisé”<br />

à ”sauvage” ne veut culturellement rien dire. La<br />

civilisation n’est pas une exclusivité occidentale,<br />

chaque groupe ethnique se considérera<br />

comme civilisé par rapport au monde extérieur.<br />

18. Ou, comme l’écrit Nadia Mohia, «le contact ou<br />

la confrontation d’une société avec une autre est<br />

médiatisée par <strong>des</strong> rapports relationnels entre<br />

<strong>des</strong> individus porteurs de cultures différentes»<br />

(1993, p. 82).<br />

19. Les populations colonisées ne sont-elles pas<br />

toujours considérées comme <strong>des</strong> “peuples<br />

enfants”, encore dans l’enfance de l’humanité et<br />

qui ont tout à apprendre? Étymologiquement,<br />

l’enfant est celui qui ne parle pas In Fans, à<br />

l’image du barbare qui ne s’exprime pas dans<br />

votre langue.<br />

Lire à ce propos le discours-réquisitoire d’Aimé<br />

Césaire, Discours sur le colonialisme.<br />

20. Leslie Marmon Silko, Cérémonie, Paris, Albin<br />

Michel, 10/18, 1995 (1977), 282 p., p. 280.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

108<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

109


ANNY BLOCH<br />

Cette étude s’intègre dans<br />

un travail plus large sur<br />

les différents flux d’émigration<br />

<strong>des</strong> familles juives issues<br />

d’Alsace et de Lorraine,<br />

d’Allemagne également,<br />

qui ont émigré<br />

aux États-Unis, plus<br />

spécialement dans le Sud,<br />

le long du Mississippi (1) .<br />

Anny BLOCH<br />

A la merci<br />

de courants violents<br />

Les émigrés juifs de l’Est<br />

de la France aux États-Unis *<br />

«A notre famille,<br />

à nos amis d’Amérique»...<br />

Ingénieur-Chercheur, CNRS<br />

Laboratoire de Sociologie<br />

de la Culture Européenne<br />

Elle porte sur les transformations<br />

d’identité de ces familles installées<br />

depuis les années 1840 ou 1880 à La<br />

Nouvelle Orléans et en grand nombre dans<br />

<strong>des</strong> petites villes au Nord de la Louisiane et<br />

du Mississippi: Port Gibson, Natchez,<br />

Vicksburg, Jackson, Woodville.<br />

Ces villes sont inscrites dans l’histoire<br />

du jazz ou de la guerre de sécession mais en<br />

aucune manière ne sont mentionnées dans<br />

l’histoire du judaïsme alsacien, lorrain et<br />

allemand.<br />

Un autre point soulève notre intérêt tout<br />

au cours de ce travail, c’est celui de savoir<br />

comment ces émigrés perçoivent la notion de<br />

fidélité et d’infidélité. Le fil est ténu entre les<br />

termes de fidélité et infidélité. L’infidélité<br />

n’est pas ressentie comme telle. Elle est<br />

absence de choix ou choix contraint. En<br />

effet, a-t-on le choix de l’infidélité si l’on<br />

veut éviter la pauvreté, la domination culturelle<br />

et politique, le numérus clausus, l’antisémitisme<br />

du XIX e siècle, français et allemand?<br />

Le droit de la nationalité, droit du sol<br />

en France est sans doute un lien social fort<br />

avec le pays, un engagement mais aussi<br />

comme le montre dans un de ses articles<br />

Rogers Brubaker relatif à l’extension du jus<br />

soli en 1889, le jus soli est une représentation<br />

de la nation assimilationiste et étatique (2) .<br />

Quand son propre pays ne se montre pas<br />

apte à donner un travail, à offrir <strong>des</strong> possibilités<br />

de promotion, porte atteinte à sa<br />

dignité par discrimination, le contrat implicite<br />

entre la nation et le citoyen est-il rempli?<br />

Est-ce véritablement rompre ce contrat<br />

que de quitter son pays?<br />

La négociation de l’émigré avec les<br />

termes infidélité, fidélité est omniprésente<br />

mais souvent inconsciente pour celui qui part.<br />

Émigrer varie entre une infidélité au pays<br />

Nouvelle Orléans Intérieur de la maison<br />

de Florette Margolis Geismar, famille<br />

originaire de Grurssenheim (Haut-Rhin).<br />

© Photo Anny Bloch sept. 92<br />

natal, un abandon de la famille et une fidélité<br />

à soi-même, un désir d’indépendance, d’avenir,<br />

comme le soulignent nos interlocuteurs<br />

dans leurs souvenirs et journaux de voyage.<br />

Rappelons la situation <strong>des</strong> Juifs<br />

d’Alsace et de Lorraine. A partir de 1791,<br />

les Juifs obtiennent la citoyenneté. Une<br />

intégration, malgré le décret infâme 3 va<br />

s’opérer grâce au rôle <strong>des</strong> élites, l’attitude<br />

<strong>des</strong> différents gouvernements, l’exode<br />

rural (4) . Les élites vont jouer un rôle dans la<br />

politique scolaire <strong>des</strong> écoles israélites. En<br />

1840, on compte par exemple dans le Haut-<br />

Rhin, 24 écoles juives contre 51 mixtes. Le<br />

rôle de l’instituteur israélite est très important.<br />

Les émigrés sont passés par une école<br />

élémentaire jusqu’à 14 ans et parfois une<br />

année d’école supérieure. Ils ont parfois<br />

obtenu une qualification professionnelle à<br />

l’école <strong>des</strong> arts et métiers de Strasbourg.<br />

C’est le cas de Léon Cahn originaire de<br />

Saverne, tapissier à Strasbourg, qui a reçu<br />

une formation à l’École <strong>des</strong> arts et métiers<br />

en juillet 1861. Il émigre le 24 novembre<br />

1872 pour Natchez (5) .<br />

Reste un gros poids: la conscription d’une<br />

durée de sept ans, qui à la suite du décret<br />

infâme napoléonien, rend impossible le remplacement<br />

par un autre conscrit. «L’article 17<br />

du décret du 17 mars 1808 astreignit les juifs<br />

au service militaire personnel en les privant<br />

de la faculté dont jouissaient les autres<br />

citoyens de fournir <strong>des</strong> remplaçants». Et<br />

comme le souligne Freddy Raphaël (6) , «Les<br />

Juifs ne montrèrent pas plus d’enthousiasme<br />

guerrier que la plupart <strong>des</strong> Français».<br />

Après 1871, le départ s’effectue à la fois<br />

pour <strong>des</strong> raisons économiques mais aussi<br />

fortement culturelles. Le départ est lourd de<br />

sens. Partir, sans avoir fait le service militaire<br />

allemand, c’est accepter d’être déchu<br />

de la nationalité allemande. Si 5000 Juifs au<br />

moins choisirent de quitter l’Alsace pour<br />

s’installer en France (7) , d’autres, - dont le<br />

nombre reste difficile à évaluer - partent<br />

pour l’Algérie et l’Amérique.<br />

Nouvelle Orléans: Synagogue Touro. Nouveau bâtiment Avenue Saint Charles, une<br />

<strong>des</strong> plus anciennes communautés d’abord sépharade puis askenaze libérale.<br />

Yadhèrent <strong>des</strong> familles d’origine alsacienne, lorraine.<br />

L’infidélité, c’est sans doute une rupture<br />

d’engagement à un pays, à une nation. Mais<br />

partir, n’est-ce pas traiter aussi d’une autre<br />

fidélité: le goût d’aventure, le désir de voir<br />

les horizons s’élargir, le besoin de découvrir?<br />

Mais alors quel souvenir reste-t-il chez<br />

les émigrés du vieux continent? Y-a-t-il une<br />

fidélité aux valeurs acquises dans l’ancien<br />

pays, le mariage, la pratique religieuse, comment<br />

se modifient les mo<strong>des</strong> de vie?<br />

D’autres questions se posent<br />

L’adaptation est-il un mode d’acculturation?<br />

Qui décide de l’acculturation? Un<br />

observateur extérieur. Que dit celui qui est<br />

immergé dans cette nouvelle culture?<br />

L’acculturation dépend <strong>des</strong> modèles et références<br />

que l’on s’est donné. Comment se<br />

mesure l’acculturation, selon quels critères?<br />

Que répondre à l’historien américain Lloyd<br />

P. Gartner quand il écrit: «Il n’y a pas d’histoire<br />

juive américaine qui n’intègre pas<br />

l’assimilation». «Et par assimilation»,<br />

remarque l’historien Abraham J. Peck (8) ,<br />

«Gartner ne veut pas signifier la fin de<br />

l’identité juive, ni sa diffusion». «Au<br />

contraire, il définit le terme comme un processus<br />

de socialisation nécessaire, celui par<br />

lequel une minorité s’approprie de nombreuses<br />

valeurs et pratiques du groupe<br />

majoritaire». A-t-elle d’ailleurs le choix et<br />

s’agit-il vraiment d’assimilation , une culture<br />

mangée par l’autre, dirait Freddy<br />

Raphaël? Où se situe la perte? Qu’est-ce qui<br />

est gardé, ou plutôt, qu’a-t-on plus tard<br />

besoin de «trouver» et non pas «retrouver»:<br />

il n’est pas sûr, en effet, que l’on «retrouve»<br />

sa filiation. Elle n’est pas donnée<br />

ipso facto mais fait l’objet d’une lente<br />

acquisition culturelle (9) . Le Juif d’Alsace et<br />

de Lorraine, devient planteur de coton. Avant<br />

1863, émigré dans le Sud <strong>des</strong> États-Unis, il<br />

possède parfois un ou plusieurs esclaves,<br />

s’adapte aux modèles qui l’environnent, les<br />

miment, obéit aux règles en cours mais avec<br />

<strong>des</strong> nuances, <strong>des</strong> variations. Il possède <strong>des</strong><br />

esclaves et comme l’atteste l’historien<br />

Bertram Korn (10) , certains en font commerce.<br />

Comment les traitent-t-ils? Il se bat du côté<br />

<strong>des</strong> Confédérés mais a-t-il le choix s’il veut<br />

défendre le lieu où il vit? Il est devenu un<br />

patriote du sud. Un siècle plus tard, un petit<br />

nombre de <strong>des</strong>cendants agiront activement en<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

110<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

111


faveur <strong>des</strong> droits civiques au risque de leur<br />

vie. La majorité, par désir de faire bonne<br />

impression auprès <strong>des</strong> chrétiens, par peur <strong>des</strong><br />

représailles, restera silencieuse.<br />

Avec le courant de recherche <strong>des</strong> racines,<br />

de l’ouvrage best-seller, «Roots», d’Alex<br />

Hailey <strong>des</strong> années 1960, la réflexion sur le<br />

retour au pays natal devient obligatoire et<br />

pas seulement pour le monde noir: la<br />

recherche <strong>des</strong> origines, du pays d’origine va<br />

de pair avec la perte de repères, l’élaboration<br />

d’arbres généalogiques, l’histoire de sa<br />

filiation. Les archives sont envahies, les<br />

cimetières aussi. Les retours en Europe, et<br />

plus particulièrement au village natal, se<br />

font à la deuxième, troisième génération.<br />

Les citoyens d’Amérique désirent retrouver<br />

une double citoyenneté, comme si les émigrés<br />

avaient perdu partiellement une langue,<br />

celle de leurs ancêtres, une partie de leur histoire,<br />

de leur famille, mais désiraient néanmoins<br />

recomposer avec elle. Ces (re)trouvailles<br />

sont, elles aussi, à prendre en compte.<br />

Aborder la réalité<br />

par tous les bouts<br />

L’expérience de ces retrouvailles va être<br />

narrée moins de manière quantitative que par<br />

le moyen <strong>des</strong> échanges avec les familles lors<br />

de deux séjours en 1992 et 1994, aux États-<br />

Unis. Entretiens, immersion dans le milieu<br />

sudiste, questionnaires, documents remis par<br />

les familles, constituent le corpus de ce travail.<br />

Les sociobiographies tracées sur deux<br />

ou trois générations ne sont pas exhaustives.<br />

Trous de mémoire, absence de documents,<br />

oublis, démontrent, une fois encore, que la<br />

mémoire, le temps, sont sélectifs, tout spécialement<br />

dans ce travail où il s’agit de parler<br />

de deux mon<strong>des</strong> souvent opposés, l’un<br />

demandant l’oubli de l’autre. Une double<br />

fidélité ne se fait souvent que plus tard. La<br />

transmission se fait en aveugle, tâtonnante,<br />

soulignent les éléments les plus déterminants,<br />

occultent les plus gênants: «une<br />

mémoire en contrebande». Seuls les témoignages<br />

transversaux, familiaux, professionnels,<br />

institutionnels, cultuels, permettent<br />

d’approcher partiellement la réalité.<br />

D’autres sources ont leur importance: la<br />

visite en compagnie <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants alsaciens<br />

et lorrains <strong>des</strong> synagogues et cimetières<br />

de Louisiane et du Mississippi ont été<br />

<strong>des</strong> références très riches pour identifier<br />

l’origine <strong>des</strong> tombes. Les archives du<br />

Musée Historique de la Nouvelle Orléans,<br />

de l’Université de Tulane pour les archives<br />

familiales, les archives de l’Hôpital de<br />

Touro (Touro Infirmary) pour les patients,<br />

originaires de France, ont été précieuses.<br />

Les riches collections <strong>des</strong> archives juives<br />

américaines de Cincinnati ont été consultées.<br />

En outre, les réseaux de connaissance<br />

<strong>des</strong> émigrés à travers les États-Unis, du<br />

New Jersey à la Californie, de Santa Fé au<br />

village d’Opelousas, de Birmingham,<br />

(Alabama), Norfolk (Virginie) à Philadelphie,<br />

m’ont permis d’établir une correspondance<br />

avec une vingtaine de personnes.<br />

Toutes étaient originaires d’Alsace ou de<br />

Lorraine, du pays de Bade, Palatinat ou de<br />

Bavière, issus de mariages transfrontaliers<br />

depuis le milieu du XIX e siècle, une partie<br />

de leur famille ayant séjourné dans le Sud<br />

<strong>des</strong> États-Unis.<br />

Émigrer : une fidélité à la vie,<br />

une infidélité à son pays<br />

Quelques repères objectifs:<br />

Si l’Alsace a toujours été une terre d’émigration,<br />

comme le souligne l’américaniste<br />

démographe Nicole Fouché (11) , elle l’est<br />

davantage, de la fin du XVII e siècle jusque<br />

Cimetière de Bâton Rouge: nombreuses familles partent du Nord de l’Alsace pour<br />

s’installer dans le sud <strong>des</strong> Etats-Unis. ©Photo Anny Bloch, sept 1992<br />

dans les années 1890. Une <strong>des</strong> gran<strong>des</strong><br />

vagues d’émigration en Alsace est provoquée<br />

par la succession de mauvaises récoltes<br />

entre 1818-1827. Cette crise agricole<br />

contraindra de nombreuses personnes exerçant<br />

<strong>des</strong> petits métiers dépendant du monde<br />

rural à partir. Les années de crise vont provoquer<br />

le départ en Amérique de 10% de la<br />

population de l’Outre- forêt, 14000 du Bas-<br />

Rhin, soit 3% de l’ensemble du Bas-Rhin. Si<br />

le secteur agricole est important, le secteur<br />

industriel l’est à part égale. Entre 1828-<br />

1837, dix ans plus tard, 14365 émigrants<br />

quittent le Bas-Rhin pour les États-Unis<br />

(Fouché: 57). Ce sont <strong>des</strong> arrondissements<br />

de Saverne et de Wissembourg qu’on<br />

émigre le plus, (Fouché: 51). En ce qui<br />

concerne le Haut-Rhin, les chiffres sont plus<br />

tardifs (1838-1857), les pério<strong>des</strong> de crise de<br />

1846-47 et celle de 1854 font apparaître<br />

deux vagues successives. Dans le Haut-<br />

Rhin, elle touche tous les arrondissements,<br />

entre 1838-1857 soit entre 1838-1847, 4654<br />

émigrants, (Fouché: 58). En 1866 sur 58 970<br />

habitants du Bas-Rhin, 23116 ont quitté le<br />

département, 4144 ont émigré en<br />

Amérique (12) . Mais comme le souligne l’historien<br />

Jean Daltroff (13) , «l’émigration entre<br />

1840 et 1880 est un moyen d’échapper à un<br />

avenir incertain». Face aux mutations économiques<br />

qui entraînent <strong>des</strong> changements<br />

sociaux importants, «les professions traditionnelles<br />

<strong>des</strong> Juifs d’Alsace et de Lorraine<br />

telles que le prêt d’argent, le courtage, le<br />

ravitaillement <strong>des</strong> villages en menue marchandise<br />

assuré par le colportage sont touchées».<br />

Les banques apparaissent, les<br />

formes de crédit mutuel aussi délaissant peu<br />

à peu les prêts d’argent individuels. Le développement<br />

de l’industrie dû au capitalisme<br />

joue alors un rôle d’érosion <strong>des</strong> métiers traditionnels,<br />

remarque l’historienne américaine,<br />

Vicki Caron (14) .<br />

Il est très difficile de savoir quel est le<br />

pourcentage de la population juive qui émigre<br />

aux États-Unis. Des listes ont été établies aux<br />

archives départementales. Nous avons<br />

consulté la liste <strong>des</strong> jeunes gens de l’arrondissement<br />

de Mulhouse, qui ont renoncé à<br />

leur nationalité pour éviter d’être enrôlés de<br />

retour en Alsace-Lorraine (15) (loi de 1874). Ils<br />

sont partis pour l’Amérique entre 1874-1897.<br />

Il a été possible de recenser 118 personnes<br />

juives d’après le nom et prénom , sur 1100 en<br />

partance, un peu plus de 10%. Sur cette liste,<br />

8 mentionnaient la <strong>des</strong>tination Amérique sans<br />

précisions, 7 celle d’Amérique du Sud, 10<br />

d’entre eux se dirigeait vers le sud <strong>des</strong> États-<br />

Unis, Louisiane, Texas. La majeure partie<br />

avait opté pour New York et le nord <strong>des</strong> États-<br />

Unis, Chicago, Oakland, Buffalo. Il serait<br />

nécessaire de faire un travail similaire pour<br />

les autres arrondissements du Haut-Rhin, du<br />

Bas-Rhin et de la Moselle. Il n’a pas été possible<br />

malgré notre recherche sur les listes<br />

d’arrivée <strong>des</strong> bateaux à la Nouvelle Orléans<br />

(Archives du Musée Historique de la<br />

Nouvelle Orléans) de repérer les familles se<br />

dirigeant à la Nouvelle Orléans dans les<br />

registres d’arrivée, ni celles avec lesquelles<br />

nous correspondons. Les listes sont incomplètes.<br />

Au surpeuplement, à la disette, la pauvreté<br />

qui apparaît par pointe critique jusque dans<br />

les années 1865, viennent s’ajouter les spécificités<br />

de l’émigration elle-même. Les émigrants<br />

allemands, suisses traversent le Rhin<br />

pour s’embarquer au Havre et provoquent un<br />

effet d’entraînement de la population alsacienne.<br />

La législation française se met en<br />

place en 1855 et légalise l’émigration: prix du<br />

passeport, chemin de fer, transport. Des<br />

agences d’émigration se mettent en place. On<br />

dénombre 57 agents recruteurs légaux dans le<br />

Bas-Rhin en 1866. Certains sont juifs,<br />

comme Félix Klein, de Niederrodern (Bas-<br />

Rhin) qui est très actif, organise les voyages<br />

de ses coreligionnaires vers la Nouvelle<br />

Orléans entre 1864-69 (Bayer: 1984) (16) .<br />

Les incertitu<strong>des</strong>, le silence <strong>des</strong> archives<br />

consultées jusqu’à présent, le peu d’éléments<br />

sur l’expérience de vie <strong>des</strong> familles<br />

rendent nécessaires l’étude <strong>des</strong> biographies<br />

familiales sous forme de biographies<br />

écrites, journaux de vie ou histoires orales<br />

qui mettent en place selon les mots du<br />

sociologue Franco Ferrarroti «la dialectique<br />

du social, qui consiste essentiellement dans<br />

le rapport complexe, non déterminable à<br />

priori, entre les conditions objectives<br />

(datita) et le vécu» (17) . D’autre part ces<br />

documents oraux ou biographiques permettent<br />

d’infirmer ou de confirmer ce que les<br />

archives décèlent. Ils nuancent les chiffres,<br />

les documents administratifs et laissent<br />

entendre <strong>des</strong> voix, une subjectivité, une spécificité,<br />

une quotidienneté. On ne parle pas<br />

<strong>des</strong> familles d’une manière intransitive («to<br />

talk about»), ces familles se disent transitivement<br />

(«they say something»). Les<br />

familles deviennent <strong>des</strong> sujets qui nous<br />

aident à comprendre l’expérience ambiguë<br />

de l’émigration. Une proximité, une immédiateté<br />

nous sont alors restituées (18) .<br />

Partir, un vent violent<br />

de liberté et de modernité,<br />

une émancipation<br />

Outre une situation politique, économique<br />

difficile, <strong>des</strong> raisons plus spécifiquement<br />

culturelles animent les émigrés.<br />

Avraham Barkaï qui analyse l’immigration<br />

juive allemande aux États-Unis (19) , souligne<br />

combien la décision d’émigrer est le signe<br />

d’émancipation, de l’effet du siècle <strong>des</strong><br />

Lumières et de sécularisation de la société<br />

allemande: «dans un sens, la décision même<br />

d’émigrer, de quitter <strong>des</strong> liens familiaux, sa<br />

commune, de laisser <strong>des</strong> obligations derrière<br />

soi, était le premier signe de ce développement<br />

et de son influence sur les<br />

jeunes, éléments les moins conservateurs,<br />

les plus entreprenants de la société juive<br />

allemande». Cet exemple vaut pour un certain<br />

nombre d’émigrés alsaciens même si le<br />

statut <strong>des</strong> Juifs allemands varie. Les Juifs<br />

allemands doivent faire face à davantage de<br />

discriminations administratives et <strong>sociales</strong>,<br />

à une très grande difficulté d’émigrer - <strong>des</strong><br />

taxes importantes sont à payer -. La fin <strong>des</strong><br />

discriminations légales s’étalent selon les<br />

états, entre 1860 et 1868. Elles sont définitivement<br />

abolies en avril 1871, par la loi du<br />

Reich (20) .<br />

Un exemple de ce désir d’émancipation,<br />

de cette attraction («pull»), celui de Philip<br />

Sartorius. Ce dernier est natif de<br />

Germersheim, Palatinat, Bavière. Sa grandmère<br />

Caroline Roos est née à Strasbourg<br />

(12/06/1802- 5/23/46) se marie à Spire avec<br />

Simon Rops. Philip Sartorius écrit ses souvenirs<br />

en anglais pour sa fille après 1910, à<br />

la mort de sa femme (21) .<br />

Il part à l’âge de 14 ans de son village<br />

près de Spire, le 22 août 1845. Il prend un<br />

bateau de Spire à Mayence, puis un bateau<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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à Rotterdam et ensuite au Havre. Il<br />

s’embarque le 25 septembre 1845. A bord,<br />

600 passagers. Il arrive à la Nouvelle<br />

Orléans, le 1 er novembre 1845.<br />

Sa rupture avec la famille ne s’est pas<br />

faite facilement. Les parents ne donnent leur<br />

consentement qu’avec beaucoup de difficultés.<br />

Il faut parfois plus d’un an pour que les<br />

parents laissent partir le jeune homme mais<br />

il ne part qu’avec leur consentement. Deux<br />

raisons le motivent, l’argent, devenir indépendant.<br />

Il bénéficie d’une connaissance et<br />

de l’allemand et du français. Sa position<br />

dans la famille compte. Il est le benjamin. Ils<br />

laissent ses vieux parents seuls et rompt<br />

d’une certaine manière un engagement filial.<br />

Si sa mère le jour du départ est extrêmement<br />

émue, lui, ne montre aucun sentiment de<br />

regret à l’idée qu’il ne la reverra plus jamais:<br />

«comme un jeune garçon, je considérais cela<br />

comme si j’allais faire un pique-nique». Ce<br />

n’est que près de 60 ans après qu’il se rend<br />

compte du traumatisme causée à sa famille.<br />

«Je n’avais aucune idée de l’importance du<br />

pas que je faisais et de la peine causée à mes<br />

parents. J’étais le benjamin». Cette séparation,<br />

rarement l’émigré revient, se mûrit<br />

durant une ou plusieurs années. Isaac Lévy<br />

a écrit son journal à partir de 1886 jusqu’en<br />

1895. Il part le 13 décembre 1892 à l’âge de<br />

22 ans de Lembach (Bas-Rhin) pour New<br />

York après une attente d’un an et à la suite<br />

du départ cinq ans auparavant de son<br />

frère (22) . Il a peur de voir sa mère s’aliter une<br />

deuxième fois. Il attend après avoir rempli<br />

tous les papiers nécessaires - contrat de passage,<br />

passeport - que son départ soit accepté<br />

par la famille.<br />

Les émigrés doivent se soumettre à<br />

l’attente, obtenir l’autorisation <strong>des</strong> parents<br />

pour les mineurs. Sur le plan <strong>des</strong> institutions:<br />

un certificat de bonne conduite de<br />

l’instituteur est nécessaire. Le tribunal certifie<br />

que l’intéressé n’a commis aucun délit.<br />

Le partant doit être assuré qu’un membre de<br />

la famille ou une relation dans le pays<br />

d’accueil lui assurera un emploi, car indique<br />

Léon Geismar, partant, le 28 Juillet 1809,<br />

«en l’état actuel, il n’y a aucun avenir».<br />

Celui-là accepte d’être déchu de sa nationalité.<br />

«J’ai l’intention de rester en Amérique<br />

et de me faire naturaliser américain». Il souhaite<br />

«rentrer dans le négoce de son oncle<br />

et gagner sa vie tout seul». «Je vous prie de<br />

me donner l’autorisation de partir» (23) .<br />

En ce qui concerne les filles - comme le<br />

signale Max Meyer qui émigre de<br />

Wissembourg en 1890 pour New York et<br />

devient le fondateur <strong>des</strong> métiers de la Couture<br />

et de l’Institut de la Mode - «elles n’avaient<br />

aucun avenir si elles n’avaient pas de dot<br />

convenable». En Amérique, elles peuvent se<br />

placer comme gouvernante même à l’âge de<br />

16 ans. Si les premiers émigrés font pression<br />

par leur correspondance pour venir dans un<br />

pays d’avenir et de possibilités nombreuses,<br />

l’émigration entre les années 1871-1890 est<br />

également provoquée pour <strong>des</strong> raison culturelles<br />

et nationales, comme nous l’avons évoqué.<br />

Ainsi, il n’est pas supportable pour le<br />

père de Max Meyer, qui a combattu dans<br />

l’armée française durant la guerre francoprussienne<br />

que son fils fasse son service<br />

militaire dans l’armée allemande: «Mon<br />

père tremblait à l’idée que son fils devrait<br />

bientôt s’enrôler dans l’armée allemande».<br />

«Cela aurait été un objet de torture pour un<br />

patriote français» (24) . Il partira à 44 ans pour<br />

New York avec toute sa famille.<br />

Paradoxalement, on reste patriote français<br />

en quittant l’Alsace pour les États-Unis.<br />

Cependant, aucun émigré ne signale<br />

l’abandon de sa nationalité allemande<br />

aucune famille rencontrée aux États-Unis<br />

non plus. Ce n’est que lorsque nous avons<br />

trouvé les documents que l’une d’entre elles<br />

nous a dit. «Oui, il paraît, j’étais au courant».<br />

Seules les archives nous informent<br />

précisément de la loi en vigueur. La<br />

mémoire collective ne fait état que de<br />

patriotisme. Partir après 1871, c’est ne pas<br />

vouloir rester sous l’empire allemand, ne<br />

pas faire un service militaire de trois ans,<br />

échapper d’une manière générale aux<br />

guerres franco-alleman<strong>des</strong> et au militarisme<br />

prussien.<br />

Les archives et les entretiens avec la<br />

famille Geismar rencontrée en Louisiane<br />

confirme d’une manière qui lui est spécifique<br />

les propos précédents: «Ma grand-mère<br />

Seraphine», nous explique Flo Geismar-<br />

Margolis (25) dans sa maison en bois, de style<br />

néo colonial de la Nouvelle-Orléans: «ma<br />

grand-mère, ne voulait pas l’éduquer dans<br />

une culture allemande». La famille habite à<br />

Grussenheim (Haut-Rhin) mais envoie<br />

Léon, leur fils, faire ses étu<strong>des</strong> en France.<br />

L’adolescent demande à son oncle Louis<br />

Benjamin Geismar qui était parti en 1874<br />

pour la Louisiane, devenu propriétaire de<br />

vastes terres dans la commune de Geismar,<br />

de l’emmener en Amérique. Les parents du<br />

jeune garçon, Salomon et Seraphine ne le<br />

laissent partir qu’après un conseil de famille<br />

et l’ultime mise en garde de l’oncle américain:<br />

«qu’allez-vous faire, le garder! qu’il<br />

soit tué à la prochaine guerre!»<br />

Si aucune famille rencontrée n’ a évoqué<br />

la perte de nationalité allemande elle a insisté<br />

avec fierté sur l’obtention de la nationalité<br />

américaine. Léon Geismar partira à l’âge de<br />

15 ans. La famille conserve le certificat<br />

d’obtention de la nationalité américaine (citizenship),<br />

document essentiel d’appartenance<br />

au nouveau pays. Max Meyer, qui obtient la<br />

nationalité américaine après sept ans<br />

d’attente, écrit dans ses mémoires: «Le jour<br />

solennel où je jurais fidélité à mon pays<br />

arriva enfin. Je quittais la Cour de Justice en<br />

citoyen fier et heureux» (Meyer: 116). Et<br />

«dans l’espoir de participer activement aux<br />

efforts de rendre cette ville un meilleur<br />

endroit pour y vivre», ajoute-t-il.<br />

Si l’infidélité est le départ vers l’avenir,<br />

le nouvel émigré n’a de cesse de retrouver<br />

une nouvelle fidélité dans son nouveau<br />

pays. Rares sont les regrets du pays ancien.<br />

Ceci vaut plus particulièrement pour les<br />

générations suivantes. Il est vrai que le<br />

départ se fait d’une manière rituelle et autorisée<br />

à différents niveaux.<br />

Le départ ritualisé<br />

S’il est rupture, le départ est toléré, autorisé.<br />

Il se fait en général dans le droit. C’est<br />

une infidélité dans la fidélité aux règles<br />

familiales, <strong>sociales</strong> et nationales. Le rituel<br />

de séparation est clairement expliqué par le<br />

journal d’ Isaac Lévy. Il dit au revoir à une<br />

partie de sa famille. Les habitants <strong>des</strong> environs<br />

se déplacent pour lui dire au revoir:<br />

27 novembre 1891, trois jours avant le<br />

départ, il écrit qu’il n’est pas exclu de son<br />

milieu social. Malgré le départ, le lien social<br />

persiste. Son départ est accompagné comme<br />

l’on dirait actuellement: «Toute la journée,<br />

j’ai eu la visite de gens, venus pour me dire<br />

au revoir. On dit habituellement: C’est<br />

lorsque quelqu’un part en voyage, on voit<br />

le mieux s’il était aimé. Et bien, je peux être<br />

tranquillisé, je ne pense pas beaucoup laisser<br />

d’ennemis. Car de toute la région, on<br />

vient prendre congé de moi».<br />

Il reçoit de nombreux cadeaux mais sa<br />

mère est «éperdue de douleur».<br />

La correspondance se substitue partiellement<br />

à l’absence. Elle est fondamentale.<br />

Plus tard, les livres, les journaux écrits par<br />

l’émigré à la fin de sa vie, se font souvent<br />

avec l’aide ses proches. Le livre écrit sert à<br />

la fois de récit pour la famille mais aussi<br />

d’emblème, d’héritage et de repère qui lie<br />

la famille nouvelle à l’ancienne. L’émigré<br />

ou son porte-parole réunit ainsi les deux<br />

mon<strong>des</strong>, le territoire quitté au nouveau<br />

continent, la tradition, le temps religieux<br />

aux aventures <strong>sociales</strong>, professionnelles du<br />

nouveau monde. Le journal sert de passage<br />

et permet la compréhension de la vie de<br />

l’émigré. A la dichotomie <strong>des</strong> deux mon<strong>des</strong>,<br />

au clivage, à la rupture, il sert de trait de liaison<br />

(Nous retrouvons l’analyse du pont et<br />

de la porte du philosophe, sociologue Georg<br />

Simmel).<br />

Avraham Barkaï ne parle pas de rupture<br />

en ce qui concerne l’émigration allemande:<br />

«<strong>des</strong> contacts avec les familles et amis en<br />

Allemagne étaient continuellement entretenues<br />

à travers lettres, un soutien financier.<br />

Sous de nombreux aspects, ces jeunes émigrants<br />

se considéraient - ils l’étaient en réalité<br />

- comme l’avant-garde pionnière qui<br />

allait ouvrir la voie de transplantation de<br />

toute la famille, <strong>des</strong> clans et même <strong>des</strong> villages»<br />

(Barkai: 39). En ce qui concerne<br />

l’émigration juive en France vers<br />

l’Amérique, elle n’est pas uniquement composée<br />

de jeunes et à l’exception de quelques<br />

villages, elle n’a pas été aussi massive qu’en<br />

Allemagne mais les contacts entre les<br />

familles restent nombreux au moins jusqu’à<br />

la deuxième génération.<br />

Intégration ou assimilation,<br />

un modèle prégnant sudiste<br />

Le choix de gran<strong>des</strong> villes comme New<br />

York, celles <strong>des</strong> petites villes, le long du<br />

Mississippi se fait d’une manière pragmatique.<br />

Il y a, la plupart du temps, un frère,<br />

un cousin, un oncle chez qui l’on va pouvoir<br />

débuter. L’oncle ou le cousin<br />

d’Amérique ne sont pas une fiction. Mais si<br />

beaucoup d’émigrés d’origine de l’Est de la<br />

France et <strong>des</strong> Länder voisins s’installent en<br />

Louisiane, c’est qu’on y trouve déjà une<br />

forte implantation allemande de fermiers<br />

émigrés, «the German Coast» qui inclut les<br />

paroisses de Saint John, Saint Louis, Saint<br />

Charles. Les Allemands sont souvent<br />

mariés à <strong>des</strong> créoles et à <strong>des</strong> cajuns. La<br />

langue allemande joue un rôle de familiarité,<br />

de reconnaissance, entre émigrés allemands<br />

et alsaciens. Situation paradoxale<br />

alors que l’on a voulu fuir un pays devenu<br />

allemand.<br />

Transport de balles de coton le long du Mississippi. Des marchands juifs jouent<br />

le rôle d’intermédiaires entre planteurs et usines de traitement du coton.<br />

© Photo Anny Bloch, sept. 92.<br />

Le français est aussi une langue qui se<br />

parle en Louisiane et a attiré de nombreux<br />

émigrés bilingues <strong>des</strong> années 1840, parlant<br />

parfois uniquement le judéo alsacien. La<br />

langue française, jusque dans les années<br />

1930, est parlée d’une manière courante spécialement<br />

dans le pays cajun à l’ouest de l’état<br />

de Louisiane, dans la région de Lafayette. Le<br />

français, langue majoritaire dans ce pays, est<br />

ensuite, interdit d’usage dans les cours <strong>des</strong><br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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écoles primaires au bénéfice de l’anglais,<br />

langue de promotion et de transactions,<br />

langue dominante. Nous reconnaissons le<br />

schéma de pratique de langue minoritaire qui<br />

devient vernaculaire. «Quand j’étais enfant»,<br />

raconte Metz Kahn (26) , - «il y a une cinquantaine<br />

d’années», «beaucoup de gens parlaient<br />

le français». «Les enseignes de certains<br />

magasins à la Nouvelle Orléans annonçaient:<br />

«Ici, on parle français». «Maintenant c’est<br />

plutôt, aqui se habla espanol». Metz Kahn,<br />

ingénieur chimiste, a appris le français au<br />

lycée pendant quatre ans à Bâton Rouge. Flo<br />

Geismar qui habitait dans New River<br />

Landing-Geismar, le long du Mississippi près<br />

de Gonzales, dont le père français venu de<br />

Grussenheim (Haut-Rhin), parlait l’allemand,<br />

l’alsacien, l’anglais, le français, le<br />

cajun, ne parle quant à elle que peu le français.<br />

C’est une option d’intégration: «quand<br />

je suis allée à l’école, il était très important<br />

que j’apprenne à lire et écrire l’anglais pour<br />

entrer à l’université», raconte-t-elle. Et si le<br />

français était majoritaire en Louisiane, au<br />

début du siècle, il perd de son rayonnement<br />

pour devenir langue de l’entre soi. Il reste la<br />

langue de complicité entre parents. Ceci se<br />

passe dans les années 1935. Les archives<br />

deviennent monolingues dans les années<br />

1860, à la demande de l’Etat fédéral.<br />

Des itinéraires professionnels<br />

à plusieurs échelles<br />

Sur le plan économique, les émigrés au<br />

départ vont à la fois utiliser leur compétence<br />

dans <strong>des</strong> métiers intermédiaires. Dans un<br />

contexte différent de celui du vieux continent,<br />

ils vont comme leur père, occuper la<br />

place de marchands, fonction nécessaire et<br />

qui était à remplir au milieu du XIX e siècle:<br />

marchands de fournitures aux plantations de<br />

coton dans l’état de Mississippi, plantations<br />

de sucre, plus au sud le long du fleuve, voie<br />

de développement commercial essentiel<br />

jusqu’en 1885, date à laquelle se développe<br />

le transport ferroviaire. Ils vont vendre le<br />

coton sous forme de balles aux usines<br />

d’égrenage, intervenant dans les différentes<br />

étapes du processus du conditionnement du<br />

coton. Les plus qualifiés peuvent être comptables<br />

d’entreprise de conditionnement<br />

comme le père de Will Lazarus, Joseph<br />

Lazarus qui habite la paroisse de Sainte<br />

Marie en 1917 et s’installe plus tard à la<br />

Nouvelle Orléans. Enrichis, certains interviendront<br />

comme prêteurs d’argent: «cotton<br />

A l’ancienne pâtisserie de Beulah Ledner à la Nouvelle<br />

Orléans © Photo Anny Bloch, sept. 1992.<br />

factor», personne qui avance l’argent au<br />

planteur, mais aussi autre profession toujours<br />

en cours dans le sud, «commission<br />

broker». Il est celui qui achète la marchandise<br />

à crédit et sera payé après la récolte<br />

sous forme de commissions. Hermann<br />

Kohlmeyer dont la famille est originaire de<br />

Lembach, financier, traite avec grand<br />

nombre de planteurs du sud et actuellement<br />

avec les ports du sud <strong>des</strong> Etat-Unis et les<br />

ports exportateurs de coton d’Angleterre<br />

comme Liverpool. Ainsi la deuxième génération<br />

fort <strong>des</strong> acquis de la première, se<br />

retrouve-t-elle dans l’import-export.<br />

Les plus petits débutent comme colporteurs<br />

dans les plantations. «Ils allaient de<br />

plantations en plantations comme marchands<br />

ambulants, d’autres avec leur petites économies<br />

ouvraient <strong>des</strong> magasins», nous écrit<br />

Gaston Hirsch (27) , originaire de Saverne,<br />

habitant depuis 1845 Donaldsonville. Au<br />

bout de quelques années, ils ouvriront <strong>des</strong><br />

«magasins généraux» («general store») où<br />

tous les produits non périssables (dry goods)<br />

sont vendus aux habitants <strong>des</strong> communes.<br />

C’est le cas d’un grand nombre d’entre eux<br />

notamment ceux qui font partie du premier<br />

courant d’émigration. Si les magasins sont au<br />

départ très mo<strong>des</strong>tes, à la deuxième génération<br />

ils deviennent prospères, celui de la<br />

famille Lehman se convertit<br />

pour devenir Leman par<br />

désir d’assimilation. Ce<br />

magnifique magasin qui<br />

date de la fin du XIX e<br />

siècle est à l’heure actuelle<br />

transformé en magasin à<br />

outils et a perdu une part<br />

de son rayonnement du<br />

fait de l’urbanisation de la<br />

population.<br />

Autre exemple de trajectoire:<br />

la famille<br />

Fraenkel dont un <strong>des</strong><br />

arrières petits fils dont la<br />

famille est originaire de<br />

Rothbach (Bas-Rhin) est président<br />

de la société de meubles en gros<br />

«Wholesale Fraenkel Furniture Company» à<br />

Bâton Rouge (Louisiane). Albert Fraenkel<br />

fait partie de la quatrième génération d’émigrants.<br />

Il a développé son entreprise grâce un<br />

travail acharné depuis 1954, après avoir été<br />

employé dans un magasin de meubles chez<br />

un parent à Shreveport.<br />

Cependant, les générations précédentes<br />

ne se sont pas toujours enrichis. La pauvreté<br />

n’est pas rare mais elle n’est pas exprimée<br />

avec la sincérité d’Albert Fraenkel qui<br />

évoque les jours difficiles vécus avec sa<br />

famille, son père réussissant mo<strong>des</strong>tement en<br />

affaires. La pauvreté est rarement bonne à<br />

dire aux États-Unis. Le chemin de la réussite<br />

n’est pas si facile. Rares sont ceux qui<br />

comme Abel Dreyfus (1815-1892) émigre en<br />

1831 de Belfort à New York, où il apprend<br />

l’anglais, choisit la Nouvelle-rléans et<br />

devient onze ans plus tard, notaire, s’associe<br />

jusqu’en 1864, puis devient indépendant. Il<br />

assure avec son fils Félix une <strong>des</strong> plus<br />

grosses étu<strong>des</strong> de la ville dont les actes sont<br />

déposées dans les archives de la Ville comme<br />

au Musée Historique de la Nouvelle-Orléans<br />

Les professions libérales, médecin, dentiste,<br />

avocat, investisseur immobilier, psychologue<br />

n’apparaissent qu’à la troisième génération.<br />

Une <strong>des</strong> figures les plus éminentes de la ville<br />

de la Nouvelle-Orléans est la petite fille<br />

d’Albert Dreyfus, Ruth Dreyfus, première<br />

psychologue scolaire à la Nouvelle-Orléans<br />

dans les années 1930, grande voyageuse et<br />

pédagogue, membre du conseil scientifique<br />

de l’Université de Tulane comme experte<br />

malgré son grand âge.<br />

L’ascension en général <strong>des</strong> émigrants de<br />

la première émigration paraît souvent rapide,<br />

progresse du colportage à une aristocratie du<br />

colportage - «peddlar aristocracy» - selon les<br />

termes de Metz Kahn. En 10-15 ans, les commerces<br />

sont prospères et s’accompagnent<br />

d’achat de plantations ou de terres données<br />

pour dettes non payées, ceci vaut jusqu’au<br />

début du siècle. Abraham Lévy, originaire de<br />

Duppigheim (Bas-Rhin), dont une partie <strong>des</strong><br />

<strong>des</strong>cendants habite Strasbourg et Paris,<br />

l’autre New York et à la Nouvelle-Orléans,<br />

est né en 1854. Il part à l’âge de 17 ans en<br />

1872 après <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> au lycée de<br />

Strasbourg, s’établit à Bâton Rouge et durant<br />

deux ans est représentant. Il s’associe ensuite<br />

à Max Fraenkel à Rosedale, devient employé<br />

et reste jusqu’en 1881 avec Henry Feitel. Il<br />

ouvre une boutique mo<strong>des</strong>te le long du<br />

Mississippi à Sainte Rose, dans la paroisse<br />

de Saint Charles, il devient grâce «à sa capacité<br />

à saisir les exigences de son commerce,<br />

à répondre rapidement à la demande, en utilisant<br />

<strong>des</strong> métho<strong>des</strong> correctes et de commerce<br />

rigoureux à devenir propriétaire d’un<br />

grand magasin de marchandises» (28) . La<br />

famille s’urbanisera et émigrera à la<br />

Nouvelle-Orléans en 1930 où elle demeure<br />

en partie, classe aisée de la ville, les arrières<br />

petits enfants sont investisseurs immobiliers<br />

et médecins. Certains succès se font aussi<br />

par l’acquisition de terres et de plantations.<br />

Les familles les plus fortunées ont donné leur<br />

nom à l’endroit: Lehmanville, Geismar,<br />

Klotzville. Ces familles sont connues, les<br />

plantations, Cora Texas (sucre) <strong>des</strong> Kessler-<br />

Sternfels, Rosa Godchaux à Bunkie, Susan<br />

Weil à Lavonia pour le bétail, Wolf à<br />

Washington évoquent la «Jewish geography»<br />

(29) . Seule reste en activité la plantation<br />

et raffinerie de sucre Kessler à Cora Texas<br />

que nous avons pu visiter. Cette région est<br />

largement investie à présent, par les industries<br />

pétrochimiques.<br />

Ce qui paraît remarquable, c’est non seulement<br />

la capacité d’adaptation de ces émigrés<br />

aux possibilités du milieu totalement<br />

différent de celui auquel ils étaient familiers,<br />

se formant à l’agriculture qu’ils<br />

découvrent entièrement, c’est aussi, à quel<br />

point ces fortunes bâties sur le commerce ou<br />

la plantation de la canne à sucre, maïs ou<br />

coton sont fragiles. Elles peuvent être soit<br />

détruites par la guerre civile, par les inondations<br />

du Mississippi de 1893, soit plus<br />

tard par la dépression <strong>des</strong> années 1930. A<br />

chaque fois, avec obstination et ténacité,<br />

sens de la survie, sens de la vie, il faut<br />

recommencer. En résumé, souligne Gaston<br />

Hirsch à la fin d’une de ses lettres (30) ,<br />

«Alsaciens, Lorrains, Allemands en<br />

Louisiane et Mississippi peuvent être fiers de<br />

leur succès dans le commerce, l’industrie, la<br />

médecine et surtout fiers de leur succès et de<br />

leur patience».<br />

Fidélité à la nouvelle patrie :<br />

l’émigré, soldat confédéré<br />

durant la guerre de sécession<br />

Mais cette fragilité du succès vaut aussi<br />

pour les familles établies précédemment à<br />

la guerre de sécession, qu’on appelle pudiquement<br />

dans le sud, «guerre entre les<br />

états». Toutes les richesses - stock de coton<br />

dans les dépôts à Jackson - pour la famille<br />

Kahn sont détruites, la guerre et la faim,<br />

l’absence de clientèle vaut pour Abel<br />

Dreyfus à la Nouvelle Orléans. S’ajoutent<br />

les blessures issues de batailles d’une<br />

grande férocité entre sudistes et nordistes.<br />

Philip Sartorius comme la très grande<br />

partie de ses coreligionnaires s’engage dans<br />

l’armée sudiste à Natchez et doit comme<br />

tous les soldats confédérés, après la défaite,<br />

en 1865, prêter serment de fidélité à<br />

l’Union, obligation d’une certaine manière<br />

de renier son premier engagement.<br />

Très peu de familles ont refusé de se<br />

battre du côté <strong>des</strong> confédérés en 1862.<br />

L’arrière grand-père de Lucile Bennett,<br />

Salomon Hochstein né en Alsace s’engage<br />

à 36 ans dans l’armée en Louisiane dans les<br />

guar<strong>des</strong> Housa (31) . L’un <strong>des</strong> émigrés d’origine<br />

alsacienne, Isaac Hermann né en 1838<br />

arrivé à New York en 1859, s’installe en<br />

Georgie, s’enrôle dans l’armée confédérée<br />

en 1862 et vit à Sanderville. Il a écrit un<br />

ouvrage «Mémoires d’un vétéran confédéré»<br />

(1911). Il s’enrôle à la place de son<br />

ami Mr Smith, un riche planteur qui l’avait<br />

adopté. Selon Sallie Monira Lang, sa biographe<br />

(32) , il se présente auprès de l’officier<br />

en disant: «un français souhaite combattre<br />

comme un américain». «Il reste en service<br />

durant toute la période pour le meilleur <strong>des</strong><br />

combats en allégeance avec le sud en faisant<br />

tout ce qui est honorable pour aider son<br />

pays adoptif». Dans le cas évoqué, le désir<br />

d’intégration au pays d’accueil requiert de<br />

payer sa dette envers celui qui vous a<br />

hébergé, le pays qui vous a accueilli, au plus<br />

vite. Notre émigré se porte volontaire sans<br />

même encore être citoyen. Cependant, le<br />

comportement d’un grand nombre apparaît<br />

beaucoup moins enthousiaste. Philip<br />

Sartorius fait état dans son journal de l’état<br />

piteux <strong>des</strong> bâteaux sudistes, de l’absence de<br />

préparation, de l’obligation en tant que soldat<br />

de payer l’ensemble de ses fournitures. Il fait<br />

partie d’un régiment de cavalerie qui doit tout<br />

fournir, costumes, nourriture.<br />

Il est sûr que cette guerre entraîna la<br />

ruine par le feu <strong>des</strong> propriétés de coton et<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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de sucre de nombreuses familles de<br />

Vicksburg, Jackson, Nouvelle Orléans.<br />

Cette guerre a provoqué un traumatisme et<br />

l’on parle encore de «avant ou après la<br />

guerre de sécession». Surtout elle a été<br />

vécue comme une guerre sans pitié d’un<br />

nord dominateur contre <strong>des</strong> états rebelles.<br />

Metz Kahn, dont la famille Bloom se<br />

Donaldsonville, Magasins généraux Lemann<br />

© Photo, Anny Bloch, sept 92<br />

trouve à Jackson au moment de la défaite<br />

<strong>des</strong> confédérés parle de la grand-mère<br />

Fanny Bloom née Strauss de Mommenheim<br />

(Bas-Rhin) qui perd un enfant à ce<br />

moment durant la bataille de Jackson en<br />

1863. Le 4 Juillet est la défaite de<br />

Vicksburg, une tragédie de reddition dont<br />

le deuil sera observé jusqu’en 1940, à la<br />

place de la fête de l’indépendance.<br />

«Un grand nombre de citoyens riches<br />

étaient opposés à la sécession décrivant en<br />

<strong>des</strong> images très précises la ruine que cela<br />

entraînerait dans l’ensemble <strong>des</strong> États-Unis.<br />

Leur <strong>des</strong>cription était presque prophétique»,<br />

ajoute Philip Sartorius (Sartorius:<br />

34). Il arrive que les familles du sud soient<br />

également pillées par les soldats de leur<br />

propre armée et ne doivent leur vie sauve<br />

que par leur voisin: «Nous avons tout sacrifié<br />

à la confédération, mon mari est blessé»<br />

dit la femme de P. Sartorius. Les soldats<br />

sudistes sont prêts à les tuer.<br />

Beaucoup de familles se réfugieront<br />

dans <strong>des</strong> lieux plus sûrs, au Nord, à Saint<br />

Louis, fin 1863. Ces familles partiront avec<br />

leurs esclaves sur la demande de ces derniers.<br />

Leurs esclaves ne veulent pas rester<br />

et préfèrent prendre le risque d’être vendus<br />

à Saint Louis (33) si nécessaire. «Mais avant<br />

de partir pour en avoir l’autorisation, je dus<br />

jurer fidélité<br />

«allégeance» (à<br />

l’Union)», raconte<br />

Philip Sartorius.<br />

Parfois <strong>des</strong><br />

bataillons de l’armée<br />

fédérale ne toucheront<br />

pas à leur maison,<br />

ne rentreront<br />

pas chez eux alors<br />

qu’ ils dévaliseront<br />

la maison de leurs<br />

voisins en détruisant<br />

ceux qu’ils ne pourront<br />

pas emporter. La<br />

problématique <strong>des</strong> relations<br />

du monde juif avec le monde noir doit<br />

être abordée même succinctement<br />

Juifs et noirs,<br />

une relation paternaliste?<br />

«A notre surprise devant le différent traitement<br />

qui nous était accordé, on nous dit<br />

que les noirs avaient dit combien nous<br />

étions bons avec eux et ceci nous exempta<br />

de toute persécution» commente Philip<br />

Sartorius dans son journal. Et il ajoute, à<br />

propos de la population noire: «nous leur<br />

étions d’une grande assistance, en cas de<br />

maladie et autrement. Car ils recherchaient<br />

notre protection et redoutaient les Yankees<br />

comme les rebelles».<br />

Opposés à l’éthique juive, mais tout à<br />

fait conformes aux normes du sud, les planteurs<br />

juifs comme les marchands possèdent<br />

avant leur émancipation <strong>des</strong> esclaves. Ils<br />

étaient peu nombreux. Mais nos questions<br />

soulèvent plutôt l’embarras. «Ils en avaient<br />

peu, ils les traitaient très bien. Je ne connais<br />

que le riche sénateur Judah P. Benjamin,<br />

converti, marié à une française qui n’était<br />

pas juive, qui en possédait», nous écrit une<br />

de nos interlocutrices.<br />

«D’ailleurs, les noirs préféraient avoir<br />

<strong>des</strong> patrons juifs». Il est vrai que j’ai rencontré<br />

dans les familles juives <strong>des</strong> nanniesgouvernantes<br />

d’enfants, qui avaient <strong>des</strong><br />

relations très étroites avec les familles, bien<br />

meilleures que dans le nord <strong>des</strong> États-Unis.<br />

Le personnel noir fait partie intégrante <strong>des</strong><br />

familles. Leur photo est présente dans le<br />

décor de la maison avec l’enfant élevé. Ils<br />

participent à toutes les fêtes et sont assis au<br />

premier rang lors du mariage de la petite<br />

fille. Souvent, on s’occupe <strong>des</strong> enfants<br />

noirs. Les liens restent très étroits. On désire<br />

se remémorer l’histoire de la plantation<br />

Waterloo, actuellement disparue en demandant<br />

la photo d’une servante dont la mère a<br />

été esclave sur la plantation. «Ce sont les<br />

noirs au début du siècle», nous raconte Flo<br />

Geismar-Margolis, «qui vont apprendre<br />

l’anglais à mon père». En toute confiance.<br />

La vie <strong>des</strong> familles juives sur les plantations<br />

ressemble cependant tout à fait à une<br />

vie de sudiste, à la classe moyenne supérieure.<br />

Ces riches familles en ont intégré les<br />

valeurs et les mo<strong>des</strong> de vie: «Il y a 65 ans,<br />

l’idée que la vie sur la plantation change ne<br />

venait pas à l’idée de ces familles», nous<br />

explique Flo Geismar-Margolis appartenant<br />

à une famille de planteurs. «Tante Sera était<br />

née au moment de la guerre de sécession.<br />

Les choses n’ont changé dans le sud que<br />

plus tard. Tante Sera a donc gardé toute sa<br />

vie une femme qui la coiffait, une qui lui faisait<br />

la cuisine. Elle apprenait à sa nièce à<br />

faire du crochet».<br />

«Les esclaves n’existaient», m’a-t-on<br />

expliqué «que dans les gran<strong>des</strong> plantations».<br />

Il y avait peu de Juifs dans le sud<br />

avant la guerre de sécession et encore moins<br />

de propriétaires d’esclaves nous écrit<br />

Babette Wampold (34) qui mentionne très<br />

honnêtement que son arrière-grand-père<br />

Jacob Ullmann originaire de Hechingen en<br />

Palatinat installé à Port Gibson, Mississippi<br />

en 1850, possédait deux esclaves.<br />

Passé difficile, dont j’ai trouvé quelques<br />

traces dans les actes conclus chez le notaire<br />

Abel Dreyfus (Archives du Musée Historique<br />

de la Nouvelle-Orléans) et dans une famille<br />

Dan Scharff, arrière petit fils de Philip<br />

Sartorius, qui avait apposé au mur d’une de<br />

ses pièces, une inscription libellée ainsi: «J’ai<br />

ce jour acheté à Philip Sartorius, un nègre,<br />

Itak, dont je veux défendre le titre contre toute<br />

réclamation d’où qu’elle vienne et je prends<br />

en considération la vente de 300 dollars cash<br />

et du paiement en mains propres. Signé W.T.<br />

Patchman, le 4 août 1862 à Madison Parish».<br />

Si la situation est beaucoup plus tendue à<br />

l’heure actuelle aux États-Unis entre noirs et<br />

blancs, noirs et juifs, les familles juives ont<br />

eu une relation ambiguë par rapport au monde<br />

noir, qui met en évidence une situation de précarité<br />

dans <strong>des</strong> pério<strong>des</strong> de crise, analysée par<br />

l’historien Leonard Dinnerstein (35) .<br />

Un de nos interlocuteurs nous a rapporté<br />

les propos de son grand père du début du<br />

siècle, un homme très estimé à Jackson,<br />

Mississippi, dont l’anniversaire était fêté<br />

par la ville chaque 27 mai: «je prie», disaitil,<br />

«chaque jour pour les noirs parce que s’il<br />

n’y avait pas de noirs, ils s’en prendraient<br />

aux Juifs». Jonathan Daniels reprend plus<br />

tardivement cet amer constat et écrit en<br />

1938: «à l’exception <strong>des</strong> moments où <strong>des</strong><br />

juifs sont venus récemment en grand<br />

nombre, le préjugé racial à l’encontre <strong>des</strong><br />

noirs a libéré globalement ou presque le<br />

Juif, de préjugés.»<br />

Cette réflexion n’occulte pas pour autant<br />

<strong>des</strong> manifestations d’antisémitisme violent<br />

(1893), mais surtout l’affaire Frank (Frank<br />

case, 27 avril 1913). Leo Frank qui était<br />

propriétaire d’une usine de crayons fut lynché<br />

pour avoir été accusé à tort d’avoir violé<br />

et tué son employée noire âgée de 14 ans<br />

Mary Phagan (36) . La violence de l’antisémitisme<br />

suscitée lors de cette affaire dans le<br />

sud à cette époque et la fausse déclaration<br />

d’un <strong>des</strong> employés noirs est parfois comparée<br />

à l’affaire Dreyfus. Le traumatisme dans<br />

les communautés juives du sud et spécialement<br />

à Atlanta durera une génération.<br />

Dans les communautés juives ou les<br />

familles isolées dans les petites communes,<br />

la population juive ne représente qu’un<br />

dixième de pour cent de la population dans<br />

le sud. Leonard Dinnerstein a souligné «la<br />

précarité qu’un certain nombre de Juifs ressentaient<br />

dans une région si marquée par la<br />

bigoterie, si hostile aux gens venus<br />

d’ailleurs» mais qui forme ce puzzle du sud<br />

combinant l’acceptation de l’individu à<br />

l’intolérance de ce qui est extérieur (37) .<br />

Le retour : l’an prochain<br />

à Schirhoffen<br />

Indéniablement, le désir de retour se fait<br />

sentir au cours du temps Si les liens se sont<br />

parfois distendus, le souvenir <strong>des</strong> récits<br />

transmis sur plusieurs générations restent<br />

vivaces et constitue le légendaire familial.<br />

Les acteurs les plus soucieux de leurs origines,<br />

les jeunes qui commencent à élaborer<br />

un arbre généalogique et ont besoin d’en<br />

savoir davantage, les personnes plus âgées<br />

qui ont le souci d’affiner leurs connaissances<br />

retournent au village, à la ville d’origine.<br />

Ils visitent les archives, se rendent au<br />

cimetière où sont enterrés les arrièresgrands-parents.<br />

Parfois, rien ne reste et ils<br />

parcourent les rues; <strong>des</strong> images, <strong>des</strong> personnages<br />

les accompagnent. La boucle paraît<br />

se fermer mais toujours <strong>des</strong> espaces vi<strong>des</strong><br />

demeurent.<br />

Traces. Une expérience forte de<br />

confrontation de récits avec le réel s’opère.<br />

Des moments d’émotion, de retrouvailles<br />

avec les lieux. Les maisons <strong>des</strong> familles<br />

souvent n’existent plus, la synagogue a disparu.<br />

Il y a toujours quelqu’un à qui parler,<br />

qui se rappelle vaguement que.. La conversation<br />

s’engage. On se retrouve vite chez le<br />

maire, parfois même à la mairie, devant le<br />

livre où les ancêtres sont inscrits. Monsieur<br />

le maire signe le livre. Retour inversé du<br />

geste de l’ancêtre, lui qui avait choisi d’être<br />

américain. La dédicace n’est-elle pas la<br />

marque d’une citoyenneté retrouvée?<br />

Le retour est une expérience, une aventure<br />

aussi. Parfois, il n’atteint pas son but.<br />

Personne, aucun parent, aucun ami, n’est<br />

présent. Les cousins d’Amérique souhaitent<br />

revenir pour un voyage en Europe, une<br />

recherche mais aussi avec la certitude<br />

qu’une personne les accueillera. Un médiateur<br />

entre eux et la région est nécessaire<br />

pour les accompagner, les aider à retrouver.<br />

Le sociologue ne devient-il pas - quand<br />

il joue ce rôle - le passeur entre deux<br />

mon<strong>des</strong>, initiant ses cousins à marcher sur<br />

le vieux continent, reconstruisant un pont<br />

dont il ne restait que quelques pilotis,<br />

rejouant ainsi, de nouvelles formes de fidélité,<br />

infidélités?<br />

Notes<br />

1. Nous avons poursuivi notre investigation dans<br />

le sud <strong>des</strong> Etats-Unis auprès de différents<br />

centres d’archives de la Nouvelle Orléans, aux<br />

Archives Juives de Cincinnatti (Ohio) en avrilmai<br />

1994, grâce au soutien du Conseil scientifique<br />

de l’Université <strong>des</strong> Sciences Humaines de<br />

Strasbourg. Nous lui exprimons toute notre<br />

reconnaissance.<br />

Merci au Directeur du Centre Américain <strong>des</strong><br />

Archives Juives, Abraham PECK et à ses collaborateurs,<br />

au professeur PIPER et son épouse de<br />

l’Hebrew Union College, à Leonard PRAGER,<br />

professeur de yiddish et de littérature anglaise à<br />

l’Université de Haifa, pour leurs judicieux<br />

conseils et accueil. Le Museum of the Southern<br />

Jewish Experience, Macy B. HART, Marcie<br />

COHEN nous a invité à exposer nos recherches<br />

à Natchez (Miss) : rencontre-débat avec les historiens<br />

Bobbie MALONE, Kenneth HOFF-<br />

MANN du 29 Avril au 1er Mai 1994 . Nous les<br />

remercions de leur hospitalité. Nous avons été<br />

accueillie généreusement par de nombreuses<br />

familles de la Nouvelle-Orléans, de la Louisiane<br />

et du Mississippi. Qu’elles en soient chaleureusemnt<br />

remerciées. Merci à Cathy CAHN de<br />

nous avoir aidé à découvrir les archives de<br />

l’hôpital de Touro et introduit au Musée<br />

Historique de la Nouvelle-Orléans.<br />

2. BRUBAKER Rogers. «De l’Immigré au citoyen,<br />

comment le jus soli s’est imposé en France, à la<br />

fin du XIX e siècle», Actes de la recherche en<br />

<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>. Sept.1993, p. 3-25.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

118<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

119


3. Deux décrets de Napoléon(1808) réorganisèrent<br />

le culte. Un troisième apportait <strong>des</strong> limitations<br />

aux droits civiques pendant dix ans. Un certain<br />

nombre de mesures discriminatoires demeuraient<br />

: l’obligation de prêter le serment «more<br />

judaico» avant de comparaître en justice, l’obligation<br />

d’enrôlement, l’absence de budget<br />

jusqu’en 1830 pour le culte israélite. Ce n’est<br />

qu’en 1846 que disparut la dernière mesure discriminatoire.<br />

4. KAHN. Jean. 500 ans d’histoire juive à<br />

Haguenau, La citoyenneté <strong>des</strong> juifs d’Alsace<br />

après Napoléon, Etu<strong>des</strong> haguenauviennes. T.18,<br />

1992, p. 15-22.<br />

5. American Jewish Archives. Cincinnati Campus,<br />

Family record, Leo CAHN Family, Vital statistics,<br />

Small Collection, n° 1530.<br />

6. Voir l’évolution du patriotisme <strong>des</strong> juifs<br />

d’Alsace face au service militaire, Juifs en<br />

Alsace, (en collab avec Robert WEYL), le<br />

métier <strong>des</strong> armes, le patriotisme, le sionisme,<br />

Toulouse, Privat, 1977, p. 382-86 et idem, «Les<br />

Juifs d’Alsace entre la France et l’Allemagne<br />

(1870-1914)». <strong>Revue</strong> d’Allemagne. p.480-94.<br />

7. MARRUS Michael. Les Juifs de France à<br />

l’époque de l’affaire Dreyfus. Paris: éd.<br />

Complexe. 1985. p. 48. anc. éd. Calmann-Levy.<br />

1972.<br />

Freddy RAPHAEL et Robert WEYL évaluent<br />

une perte du quart de la population juive alsacienne<br />

entre 1871 et 1905 soit près de 9230 individus,<br />

op. cit., p.486.<br />

8. PECK Abraham J.. That other «peculiar» institution:<br />

Jews and Judaism in the nineteenth century<br />

south. Modern judaism. Vol 7, n° 2. mai<br />

1987. p 199-114.<br />

9. Communications. Générations et filiation. n° 59.<br />

Paris: Seuil. 1994.<br />

10. KORN. Bertram W. Jews and Negro Slavery in<br />

the old South 1789-1865, Elkins Park, Pa.<br />

Reform Congregation Knesreth Israel. 1961.<br />

11 . FOUCHE. Nicole. L’émigration alsacienne aux<br />

Etats-Unis,1815-1870. Paris: Publications de la<br />

Sorbonne .1992.<br />

Une introduction du travail concerne l’émigration<br />

du début du XX° siècle <strong>des</strong> Juifs d’Alsace<br />

et de Lorraine a été publiée dans, Saisons<br />

d’Alsace. Green card, sur les traces <strong>des</strong> communautés<br />

juives alsaciennes à New YorK. n° 115.<br />

1992. p.175-182.<br />

12. Commentaire de J.B MIGNERET, Description<br />

du département du Bas-Rhin . 1871. T II.<br />

13. DALTROFF Jean. L’émigration en Amérique<br />

<strong>des</strong> Juifs d’Alsace-Lorraine. Liaisons, n° 11,<br />

Bulletin du Consistoire israélite de la Moselle.<br />

p. 22-24<br />

14. CARON Vicki. Between France and Germany:<br />

Jews and national identity in Alsace-Lorraine,<br />

1871-1918, Columbia U. Press. 1983.<br />

15. Archives du Haut-Rhin, MS714, Liste <strong>des</strong><br />

Hauts-Rhinois ayant émigré entre 1871 et 1918.<br />

établie par D. DREYER.<br />

La loi du Reich du 2 Mai 1874: les hommes qui<br />

ont quitté le territoire de l’empire mais qui n’ont<br />

pas acquis une autre nationalité sont astreints au<br />

service militaire. Nombreux Hauts-Rhinois<br />

renoncent à leur nationalité pour ne pas être<br />

incorporés lors de visite à leur famille restée en<br />

Alsace.<br />

16. D’autres types de comparaisons sont possibles<br />

pour évaluer l’importance de l’émigration juive<br />

de la France de l’Est, celui du pourcentage<br />

d’émigrés de la France de l’Est par rapport à<br />

l’ensemble <strong>des</strong> émigrés juifs d’Europe à la<br />

même période. Ces comparaisons dans l’état<br />

actuel de nos travaux ne peuvent être qu’indicatives.<br />

Dans le cimetière de Port Gibson (La) dont la<br />

communauté date de 1830, fondée par <strong>des</strong> Juifs<br />

allemands et alsaciens: 17 tombes de juifs alsaciens<br />

sur 133 tombes sont comptées.(ref.100th<br />

Anniversary Celebration, Gemiluth Chassed<br />

Synagogue, Port Gibson, Miss, 1991), 12, 61 %<br />

du nombre de tombes.<br />

Au cimetière d’Opelousas (La), 24 tombes<br />

d’Alsaciens sur 169 tombes, soit 13%<br />

(KAPLAN. Benjamin. The Eternal Stranger.<br />

New York: Bookman Associates. 1951 )<br />

La ville Donaldsonville à une heure de route au<br />

nord de Bâton Rouge (La) où de nombreux émigrants<br />

d’Alsace et de Lorraine se sont installés,<br />

42 Alsaciens-Lorrains sur 192 tombes ont pu<br />

être répertoriées, près de 18%. ( liste établie par<br />

Gaston HIRSCH).<br />

La première génération d’émigrés vient en<br />

majorité d’Alsace, <strong>des</strong> villages de Shirhoffen,<br />

de Reichhoffen, de Saverne, de Niederbronn,<br />

mais aussi de Lixheim en Lorraine et de la ville<br />

de Nancy.<br />

Il faut également tenir de compte du fait que<br />

nombre d’historiens américains ne font pas de<br />

distinction entre les émigrés juifs alsaciens-lorrains<br />

et l’émigration allemande. La première<br />

émigration est partie intégrante de la seconde.<br />

17. FERRARROTI. Franco Histoire et histoires de<br />

vie, la méthode biographique dans les <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong>. Méridiens Klinsieck: trad fr.1990.<br />

p. 41.<br />

18. Cette expérience est d’autant plus vraie lorsque<br />

le document nous est remis par les petits enfants<br />

de la personne qui écrit, en l’occurrence<br />

Madame SCHARFF en Mai 1993 et qui est<br />

commentée par ses proches comme Joël<br />

Sartorius de Philadelphie. Celui-ci inscrit l’histoire<br />

de ce document dans une généalogie familiale.<br />

Cette inscription trouve sa place dans une<br />

filiation dans laquelle les <strong>des</strong>cendants ont<br />

recomposé l’histoire de leurs ancêtres, manière<br />

de refonder la famille et de recomposer avec le<br />

pays d’origine Cette filiation ne peut faire l’économie<br />

de vi<strong>des</strong>, si l’on peut dire.<br />

19. BARKAI Avraham. German-Jewish Immigration<br />

to the United States, 1820-1914. New<br />

York/London: Holmes & Meier. 1994. p. 1-14.<br />

20. Pour une compréhension précise de cette évolution,<br />

voir WAHL Freddy. Confession et comportement<br />

dans les campagnes d’Alsace et de<br />

Bade (1781-1939) T I. Strasbourg: ed. Coprur.<br />

1980.<br />

21. Souvenirs de mon père, Philip SARTORIUS<br />

écrit par lui pour moi. 71 pages, écriture calligraphiée,<br />

à partir de1910.<br />

22. Journal rédigé par Isaac LEVY, né le 16<br />

décembre 1870 à Lembach traduit de l’allemand<br />

par Maurice WOLFF en 1990. L’original appartient<br />

à Ernest LEVEY, fils d’Isaac et actuellement<br />

à sa petite fille Lauren Levey. Ce journal<br />

a été traduit par Maurice WOLFF, membre du<br />

Cercle de généalogie juive à Paris.<br />

23. AD. du Haut-Rhin, n° 25266.<br />

24. CHERNISS. Ruth MEYER. Max Meyer, 1876-<br />

1953, document privé 1980. 142 pages appendix<br />

I, Introduction Max MEYER, novembre<br />

1941. Merci à Ruth CHERNISS, petite fille de<br />

Max Meyer, d’avoir bien voulu m’adressé son<br />

ouvrage.<br />

25. Entretien avec Flo GEISMAR-MARGOLIS, à<br />

la Nouvelle-Orléans, le 8/09/92.<br />

26. Entretien à New York avec Abraham METZ<br />

KAHN, natif de Bâton Rouge, de famille alsacienne<br />

et allemande le 2/09/1992. Entretien avec<br />

Flo GEISMAR-MARGOLIS à la Nouvelle-<br />

Orléans, le 8/09/92.<br />

27. Correspondance: Gaston HIRSCH. 17/08/1993.<br />

28 Note bibliographique. Livret élaboré pour une<br />

réunion de famille le 27 /05/1977.<br />

29. En français, on traduit cette expression par<br />

«michpara’logie»<br />

30. Correspondance avec Gaston HIRSCH.<br />

17/08/1993.<br />

31. Lettre de Lucile BENNETT, Archives U.S.<br />

Washington.<br />

32. Lettre du 26 juin 1926-American Jewish<br />

Archives. Cincinnatti.<br />

33 Journal. Philip SARTORIUS, p. 56.<br />

34. Correspondance. Babette WAMPOLD.<br />

Montgomery, Alabama. 10 /02/1995.<br />

35. ref. Note on Southern Attitu<strong>des</strong> toward Jews.<br />

1970, et Antisemitism in America. Chap.9,<br />

Antisemitism and Jewish anxieties in the South<br />

(1865-1980). Library Hebrew Union College.<br />

1994.<br />

36. EVANS. Eli N., The Provincials, a personal<br />

History of the Jews in the South. New York.<br />

Atheneum. 1976. p. 273-74.<br />

37. DINNERSTEIN. idem. p.82, p.88.<br />

photo Abraham Hadad<br />

”Mariage” ou ”Devant le photographe”<br />

huile sur toile 146 x 114<br />

novembre 1993<br />

Sociologie:<br />

tradition<br />

et infidélités<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

120


GILLES HERREROS-ANDRÉ KOCHER-BERNARD WOEHL<br />

«Le meilleur moyen de faire<br />

céder les résistances qui<br />

s’opposent à la constitution<br />

d’une science nouvelle est de<br />

la tenter résolument. Une fois<br />

qu’elle est, si imparfaite<br />

qu’elle soit, de toute<br />

nécessité, elle a déjà<br />

un commencement de vie;<br />

et cette démonstration par<br />

le fait témoigne plus en faveur<br />

de sa vitalité que<br />

tous les raisonnements<br />

dialectiques.<br />

Gilles HERREROS<br />

André KOCHER<br />

et Bernard WOEHL<br />

Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />

Européenne<br />

Pour une sociologie<br />

clinique<br />

Bosch, Le Jardin <strong>des</strong> délices, volet gauche : le Paradis, détail de l’arbre de vie<br />

Madrid, © Musée du Prado<br />

Et c’est là, d’ailleurs, l’oeuvre difficile<br />

à faire; car l’acte vraiment créateur<br />

consiste non pas à émettre en passant<br />

quelques belles idées dont se berce<br />

l’intelligence, mais à s’en saisir pour les<br />

féconder en les mettant en contact avec les<br />

choses, en les coordonnant, en les appuyant<br />

sur un commencement de preuves, de<br />

manière à les rendre à la fois logiquement<br />

assimilables et contrôlables pour autrui...» (1)<br />

A travers ces quelques lignes d’hommage<br />

à A. Comte, E. Durkheim marque<br />

bien le parti d’infidélité fondateur de la<br />

science sociale. Il ne s’agit pas de nier<br />

l’héritage <strong>des</strong> grands anciens et ses vertus,<br />

de prétendre fonder un savoir sui generis;<br />

plus simplement, il convient d’affirmer la<br />

spécificité d’un point de vue, de le constituer<br />

en savoir susceptible de rendre compte<br />

de la réalité en appui sur <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> permettant<br />

de mener à bien ce projet.<br />

Fidélité/infidélité donc, en ce que la production<br />

de savoir est toujours rupture non<br />

seulement avec le sens commun et les<br />

schèmes cognitifs préexistants, mais aussi<br />

parceque l’impérative ré-interrogation de<br />

l’objet de la sociologie, de ses évolutions,<br />

en bref la réflexion sur l’inscription sociale<br />

de la discipline, conduit nécessairement le<br />

sociologue à se positionner vis à vis de<br />

l’héritage légué par les pères fondateurs.<br />

Le débat que nous proposons autour de<br />

la place et du statut de la sociologie clinique<br />

au sein de la discipline s’inscrit de plainpied<br />

dans cette perspective.<br />

La science contre la clinique<br />

Depuis les origines de la sociologie, et<br />

peut-être plus généralement <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong>, en d’autres termes d’A. Comte à<br />

P. Bourdieu, en passant par E. Durkheim ou<br />

bien encore de G. Bachelard à K. Popper pour<br />

ce qui est du registre de l’épistémologie, on<br />

retrouve le même souci: les uns et les autres<br />

entendent affirmer haut et fort le caractère<br />

scientifique de leur discipline. Près d’un<br />

siècle après que les bases de la science positive<br />

ont été posées, cette préoccupation, largement<br />

compréhensible en une période où les<br />

<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> entendent s’arracher de la<br />

métaphysique et conquérir un droit d’entrée<br />

dans la cité scientifique, continue de tarauder<br />

la sociologie. Deux effets majeurs de cette<br />

position originelle peuvent être identifiés; le<br />

premier pourrait être retrouvé dans une tendance<br />

de type positiviste, le second laisse<br />

entrevoir une posture systématiquement critique.<br />

Ces deux caractéristiques d’une partie<br />

de la tradition sociologique -principalement<br />

française- ont contribué à éloigner le sociologue<br />

de toutes formes de pratiques qui pourraient<br />

lui valoir le soupçon de n’être pas<br />

scientifique. La sociologie d’intervention et<br />

la sociologie clinique qui supposent, l’une et<br />

l’autre, une sorte de praxéologie, constituent<br />

deux illustrations de ces pratiques qui feraient<br />

courir au sociologue le risque de non-objectivité.<br />

Tout ce qui pourrait conduire l’analyste<br />

à être victime de la subjectivité, tant celle de<br />

l’observé que de la sienne propre, devant être<br />

tenu à distance, cette façon d’entrevoir ou de<br />

pratiquer la sociologie est suspectée. Après<br />

avoir montré comment s’exprime cette<br />

méfiance, nous suggérerons la nécessité<br />

d’une infidélité radicale à la tradition positiviste<br />

et critique de la sociologie, faisant nôtre<br />

le propos de Keynes:«j’ai été élevé à l’intérieur<br />

de la citadelle, j’en connais la force et<br />

reconnais sa puissance, mais aujourd’hui je<br />

me range aux côtés <strong>des</strong> hérétiques».<br />

Positivisme et sociologie critique :<br />

deux traits de la tradition<br />

sociologique<br />

Avec A. Comte, la sociologie se définit au<br />

travers d’une double prétention: scientifique<br />

et morale. Tout d’abord, dans une perspective<br />

proche de celle <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> de la nature, <strong>des</strong><br />

mathématiques, de l’astronomie, la science<br />

positive que porte le sociologue souhaite<br />

imposer son verdict aux ignorants et aux amateurs<br />

(2) . En cela Comte embrasse un projet de<br />

connaissance dont l’ambition flirte avec le<br />

désir d’universel; c’est la voie ouverte à la<br />

morale positive qui dira aux hommes non<br />

seulement «les lois naturelles dans le système<br />

de la sociabilité moderne», mais aussi ce que<br />

la cité doit devenir: «cette philosophie fera<br />

comprendre que les relations industrielles au<br />

lieu de rester livrées à un dangereux empirisme<br />

ou à un antagonisme oppressif doivent<br />

être systématisées suivant les lois morales de<br />

l’harmonie universelle» (3) . A l’instar de la<br />

prophétie marxiste, mais aussi dans la lignée<br />

platonicienne prolongée par l’idéalisme<br />

hégélien, le savant se confond avec le politique<br />

disant, simultanément, ce que les choses<br />

sont et ce qu’elles devraient être.<br />

Au-delà <strong>des</strong> accents scientistes qui sont<br />

les siens -toutes les choses du monde sont<br />

connaissables par la science-, le positivisme<br />

développe une conception «totalisante» <strong>des</strong><br />

<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> qui deviennent une sorte<br />

de science <strong>des</strong> <strong>sciences</strong>, l’état positif marquant<br />

le stade ultime du développement <strong>des</strong><br />

formes de l’esprit scientifique. Pour ces raisons,<br />

la rupture avec l’un <strong>des</strong> pères fondateurs<br />

s’impose; l’infidélité est ici un devoir.<br />

Évidemment, il n’est pas question pour<br />

nous de superposer à l’identique les travaux<br />

de Comte et ceux de ses successeurs; toutefois,<br />

le désir de connaissance scientifique<br />

contenu dans la philosophie positive continue<br />

d’être décliné avec le souci inchangé,<br />

sorte de fil rouge de la tradition sociologique,<br />

de la quête d’objectivité.<br />

Ainsi, la connaissance du «fait social» (le<br />

singulier a ici son importance) chez<br />

Durkheim ou chez Mauss (pour qui le fait<br />

social peut être total) passe par <strong>des</strong> règles de<br />

méthode dont les formes illustrent un véritable<br />

«complexe positiviste». En effet, à<br />

l’image <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> de la nature et de leur<br />

façon de se saisir du réel, les pères fondateurs<br />

de la sociologie vont appréhender leur objet<br />

avec la froideur objectivante qui caractérise<br />

les <strong>sciences</strong> physiques; c’est cette recommandation<br />

que contient la fameuse formule<br />

durkheimienne selon laquelle «il convient de<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

122<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

123


traiter les faits sociaux comme <strong>des</strong> choses» (4) .<br />

Ainsi, tout se passe comme si le fait social<br />

devait être arraché aux «manifestations individuelles»<br />

(5) par lesquelles il prend formes et<br />

vie pour être compris. C’est en rompant avec<br />

les prénotions qui vivent dans «le système <strong>des</strong><br />

signes», dont chacun se sert pour exprimer sa<br />

pensée (6) , que le sociologue va accéder au<br />

sens <strong>des</strong> phénomènes qui échappent à la raison<br />

commune. Les règles de la méthode exigent<br />

que le social s’explique par le social<br />

donc, que toute autre dimension explicative<br />

soit abandonnée et notamment celle relative<br />

au psychologique. Selon Durkheim, le<br />

recours au psychologique n’a guère de sens<br />

dès lors qu’il n’est qu’une <strong>des</strong> formes de la<br />

«conscience individuelle» (7) ; pour cette raison,<br />

l’analyse sociologique ne doit pas<br />

s’encombrer d’indicateurs comme celui de la<br />

douleur (de la souffrance pourrait-on dire en<br />

termes psychologiques) dont Durkheim se<br />

plaît à souligner qu’elle n’est en rien le signe<br />

distinctif de la maladie (8) . C’est à ce prix<br />

méthodologique que s’échafaude une production<br />

sociologique de nature scientifique.<br />

En d’autres termes, toute approche qui ne parviendrait<br />

pas à garantir un rapport d’extériorité<br />

entre le sociologue et son objet serait<br />

condamnée à n’être que «sens commun» ou<br />

«connaissance vulgaire». Ici, Bachelard<br />

prend, avec brio, le relais de l’auteur du<br />

Suicide.<br />

Pour le père de La formation de l’esprit<br />

scientifique, si les <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> ne peuvent<br />

être comparables aux mathématiques -<br />

dont «l’histoire ... est une merveille de régularité»<br />

(9) ne connaissant pas de pério<strong>des</strong><br />

d’erreurs-, elles doivent néanmoins demeurer<br />

un champ d’exercice du rationalisme appliqué,<br />

seul vecteur véritable de la connaissance,<br />

de l’objectivité scientifique. Ce rationalisme,<br />

même s’il est dit «rectifié» (c’est à dire ne<br />

pouvant plus se comprendre comme un<br />

«rationalisme fermé»), doit s’exercer dans le<br />

contournement-dépassement <strong>des</strong> obstacles<br />

épistémologiques que sont: l’«expérience<br />

première», les «images familières», le «pragmatisme»,<br />

le «substantialisme»... Derrière la<br />

dénonciation de ces obstacles épistémologiques<br />

on voit se profiler une volonté de rupture<br />

non seulement avec l’empirie mais aussi,<br />

de fait, avec le vivant, l’existence, les sujets<br />

(pour ne pas dire acteurs). Ainsi la distanciation<br />

d’avec le réel devient une condition<br />

d’émergence de la science; la vigilance épistémologique<br />

doit conduire le chercheur à une<br />

surveillance serrée de tous les risques de dérapages<br />

en direction de la subjectivité qu’elle<br />

soit inscrite dans l’objet étudié, dans les outils<br />

et techniques utilisés, dans la conscience de<br />

l’observateur.<br />

Les pères fondateurs ayant largement<br />

ouvert la voie, leurs héritiers purent s’y<br />

engouffrer avec le souci de reproduire de prolonger<br />

mais aussi d’enrichir une position<br />

épistémologique et <strong>des</strong> règles de méthode,<br />

synonymes de scientificité. P.Bourdieu est<br />

une de ces figures emblématiques qui, dans<br />

la lignée <strong>des</strong> «anciens» dont il vient d’être<br />

question, disent ce qu’est le prix à payer pour<br />

accéder -en toute dignité scientifique- au<br />

métier de sociologue. Le fait conquis<br />

(construit et constaté) contre l’illusion du<br />

savoir immédiat exige de tenir en lisière toute<br />

forme «de familiarité avec l’univers<br />

social» (10) . Cette familiarité contient tous les<br />

pièges que le sociologue doit éviter: prénotions,<br />

préjugés, connaissance vulgaire. Le<br />

langage lui-même étant porteur d’une philosophie<br />

pétrifiée dans les mots, le sociologue<br />

est invité par l’auteur de la distinction à se<br />

souvenir de la recommandation<br />

d’E.Durkheim «...le moment est venu pour<br />

la sociologie...de prendre le caractère ésotérique<br />

qui convient à toute science» (11) .<br />

Bien sûr, l’inventaire de ces quelques<br />

conseils pourrait être assorti de citations<br />

montrant combien cette sociologie et épistémologie<br />

traditionnelles se sont aussi revendiquées<br />

d’une forme «d’entre-deux» devant<br />

permettre à la fois d’éviter la dérive de<br />

l’empirie et celle du rigorisme méthodologique.<br />

Ainsi P. Bourdieu, se revendiquant<br />

d’A. Comte, fustige-t-il aussi bien «les prophètes<br />

qui fulminent contre l’impureté originelle<br />

de l’empirie» et «les grands prêtres de<br />

la méthode qui garderaient volontiers tous les<br />

chercheurs, leur vie durant, sur les bancs du<br />

catéchisme méthodologique» (12) . Toutefois,<br />

quel que soit l’effort d’exégèse auquel on<br />

s’astreint, on ne peut que constater ce que P.<br />

Bourdieu, lui-même, dans une forme d’autocritique<br />

qui ne dit pas son nom, avançait au<br />

cours d’un colloque organisé sur le thème de<br />

la pauvreté: «Il m’a fallu beaucoup de temps<br />

pour comprendre que le refus de l’existence<br />

était un piège...Que la sociologie s’est constituée<br />

contre le singulier, le personnel, l’existentiel»<br />

(13) . Ce propos, qui pourrait être<br />

étendu à bien d’autres sociologues que<br />

P.Bourdieu, illustre en quoi une certaine tradition<br />

sociologique s’est progressivement<br />

engagée dans une quête d’objectivité et de<br />

scientificité, démontrant à la fois une capacité<br />

à produire <strong>des</strong> modèles à fort rendement<br />

explicatif et une incapacité à retrouver, sous<br />

la science, le vivant dont celle-ci est censée<br />

rendre compte. Ainsi, les <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />

d’une part, à force de vivre comme une véritable<br />

malédiction le fait que leur objet parle, le<br />

sociologue d’autre part, ne pouvant faire quant<br />

à lui que son objet se taise, se sont éloignés de<br />

lui - pour s’en protéger - au point de ne plus<br />

l’entendre beaucoup. Le dispositif institutionnel<br />

qui s’est mis en place pour légitimer la<br />

sociologie a contribué à renforcer cette réduction<br />

au silence <strong>des</strong> sujets-objets.<br />

Science, vraisemblance<br />

et clinique<br />

L’une <strong>des</strong> conséquences pratiques de ce<br />

voyage sur Sirius que la tradition sociologique<br />

et son expression institutionnelle ont<br />

proposé au sociologue a conduit, notamment,<br />

à une absence de légitimité <strong>des</strong> sociologies<br />

dont la particularité consistaient à se<br />

construire dans la confrontation au terrain.<br />

En effet, ce type d’approches, que l’on nommera<br />

ici indistinctement sociologie d’intervention<br />

(à ne pas confondre nécessairement<br />

avec ce que Touraine et ses collaborateurs<br />

ont nommé «intervention sociologique» (14)<br />

qui ne représente qu’une <strong>des</strong> formes possibles<br />

de ce type de sociologie) ou sociologie<br />

clinique, supposant entre autres points,<br />

l’implication de l’intervenant sur son terrain,<br />

aux côtés et avec (15) les acteurs qui le peuplent,<br />

porte en elle tous les stigmates de<br />

l’empirie. A ce titre elle est suspecte aux<br />

yeux de ceux qui se méfient de l’ex-plication<br />

dans l’im-plication. En outre, si cette sociologie<br />

clinique fait profession de ne pas être<br />

critique (c’est-à-dire ne tente pas de retrouver<br />

ce qui est cryptique dans l’action ou la<br />

situation d’action), alors la sanction risque<br />

d’être sans appel: le sociologue clinicien<br />

n’est plus qu’un «artiste» (dans un récent colloque<br />

organisé autour d’une réflexion sur<br />

théories et pratiques, l’un <strong>des</strong> participants -<br />

sociologue lui-même - décrivait ainsi sa<br />

conception de l’intervention sociologique:<br />

«faire l’artiste sur le terrain sans ne rien produire<br />

ni en connaissance, ni en action»).<br />

Dans une opposition infidèle à une tradition<br />

sociologique, pas toujours clémente<br />

vis-à-vis de l’intervention et/ou de la clinique,<br />

nous suggérons, non en toute circonstance<br />

bien sûr - ce qui reviendrait à substituer<br />

un dogmatisme à un autre - mais à<br />

chaque fois que nécessaire, une position<br />

épistémologique et une posture méthodologique<br />

qui trouvent, partiellement au moins,<br />

leurs fondements dans la sociologie <strong>des</strong><br />

<strong>sciences</strong> de B. Latour et M. Callon (16) ou<br />

dans la théorie de la complexité d’E. Morin.<br />

La science, une production aléatoire<br />

et «bricolée»<br />

Partant de la question commune à toute<br />

l’épistémologie: «quelles sont les conditions<br />

d’émergence et de réalisation de la<br />

science?», M. Callon et B. Latour refusent<br />

les réponses traditionnelles <strong>des</strong> épistémologues.<br />

Ainsi rejettent-ils simultanément:<br />

– l’idée d’une homologie structurale entre<br />

science et société ainsi que toutes les<br />

explications déterministes visant à mobiliser<br />

les facteurs externes à la science<br />

pour expliquer les conditions et les<br />

formes d’ émergence de celle-ci. Ce n’est<br />

pas la Florence du XVI e siècle qui produit<br />

Galilée et plus généralement ce ne sont<br />

pas les conditions matérielles d’existence<br />

qui produisent la (con)science.<br />

– le principe bachelardien (17) selon lequel la<br />

science se produit à partir du respect de<br />

ses lois internes. En effet, il ne suffit pas,<br />

selon eux, d’un rationalisme appliqué à<br />

construire l’objectivité en tenant à l’écart<br />

les prénotions, le sens commun, à grands<br />

renforts de coupures et de ruptures avec<br />

le vulgaire et la science passée, pour que<br />

surgisse la validité scientifique.<br />

Pour M. Callon et B.Latour la science,<br />

mais aussi toute forme d’innovation, est le<br />

produit de controverses qui se développent<br />

tout autant dans le champ scientifique que<br />

dans celui de la technique ou du socio-politique.<br />

Le fait scientifique n’est ni le produit<br />

déterminé du corps social ni la résultante de<br />

précautions internes à l’esprit scientifique.<br />

Plus précisément, là où les épistémologues<br />

tentent de comprendre ce qu’est la science<br />

constituée, M. Callon et B. Latour s’emploient<br />

à reconstituer les processus par lesquels<br />

la science se construit. Du voyage<br />

qu’ils suggèrent dans les coulisses <strong>des</strong> faits<br />

scientifiques apparaît un processus dont<br />

l’originalité réside dans le caractère hétéroclite<br />

<strong>des</strong> objets et <strong>des</strong> sujets qu’il rassemble.<br />

Pour illustrer le propos, le plus simple est<br />

encore de prendre appui sur l’exemple, désormais<br />

classique (18) , de la controverse à propos<br />

de la théorie de la génération spontanée.<br />

Au milieu du XIX e siècle, F. Pouchet,<br />

chercheur naturaliste à Rouen, membre correspondant<br />

de l’Académie <strong>des</strong> Sciences,<br />

sexagénaire reconnu par ses pairs et disposant<br />

d’une légitimité scientifique incontestée,<br />

soutient la thèse selon laquelle la vie<br />

peut naître de la décomposition de la<br />

matière. Cette théorie de la «génération<br />

spontanée» repose sur <strong>des</strong> expériences, <strong>des</strong><br />

observations, dont le caractère méthodologique<br />

semble irréprochable à la majeure<br />

partie <strong>des</strong> scientifiques du moment.<br />

L. Pasteur, qui n’est encore qu’un jeune<br />

chercheur (il a trente sept ans lorsque la<br />

controverse éclate) aux lettres de noblesse<br />

scientifique encore insuffisamment prestigieuses,<br />

émet <strong>des</strong> réserves sur la pertinence<br />

de la thèse de Pouchet. Selon lui, la génération<br />

spontanée pourrait ne résulter que du<br />

développement de micro-organismes dont<br />

la présence n’aurait pu être éliminée <strong>des</strong><br />

ballons d’expérimentations utilisés par son<br />

aîné pour analyser le produit de la fermentation<br />

d’infusions de foin. Selon le futur<br />

inventeur du vaccin anti rabique, ces<br />

germes atmosphériques, ces micro-organismes,<br />

seraient à l’origine de ce que<br />

Pouchet appelle, par erreur, la génération<br />

spontanée. Comment et pourquoi les intuitions<br />

de l’un vont-elles pouvoir l’emporter<br />

sur les expérimentations de l’autre? L’analyse,<br />

d’une part, <strong>des</strong> controverses opposant<br />

les deux hommes et , d’autre part, de leur<br />

contexte fournit la clef du mystère.<br />

L’analyse de la situation permet d’entrevoir<br />

quelques uns <strong>des</strong> atouts dont dispose<br />

Pasteur dans cette dispute scientifique. La<br />

thèse de Pouchet est de type matérialiste et<br />

les implicites qu’elle véhicule ont de<br />

lour<strong>des</strong> incidences: si la vie peut surgir du<br />

processus de la génération spontanée, alors<br />

l’idée d’une création divine originelle se<br />

trouve contestée.<br />

Le matérialisme de Pouchet fait rejaillir<br />

le débat, qui avait pris corps dans le champ<br />

scientifique, sur la scène religieuse et politique.<br />

En effet, pour l’Église, la vie ne pouvant<br />

se concevoir en dehors de la création<br />

originelle, la thèse de Pouchet a <strong>des</strong> accents<br />

blasphématoires, hérétiques. De même,<br />

pour le pouvoir politique (Napoléon III<br />

vient d’accéder au trône avec le coup d’État<br />

du 2 décembre 1851), non encore affranchi<br />

de l’institution religieuse, toute forme<br />

d’hérésie devient une menace plus ou moins<br />

directe pour sa propre assise.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

124<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

125


Le contexte de la controverse scientifique<br />

opposant Pouchet et Pasteur n’est donc<br />

guère favorable aux thèses du premier alors<br />

que les intuitions du second (qui s’était, par<br />

ailleurs, très vite déclaré être un fervent partisan<br />

de Napoléon III), même peu argumentées,<br />

ont d’emblée de soli<strong>des</strong> appuis. Ainsi,<br />

lorsque se met en place entre 1860 et 1864,<br />

sous l’égide de l’Académie <strong>des</strong> Sciences,<br />

une commission scientifique, dont la mission<br />

est de trancher entre Pasteur et Pouchet,<br />

les forces socio-politiques dominantes du<br />

moment se mobilisent pour que le verdict de<br />

cette commission soit favorable à Pasteur.<br />

Personne n’a encore vu les microbes qui<br />

infectent les ballons d’expérimentation de<br />

Pouchet, mais nombreux sont ceux qui ont<br />

intérêt à ce qu’ils existent. Les armes utilisés<br />

dans ce duel Pasteur-Pouchet seront<br />

scientifiques (Cf. sur la <strong>des</strong>cription détaillée<br />

<strong>des</strong> expériences conduites par chacune <strong>des</strong><br />

deux parties le numéro 4 <strong>des</strong> Cahiers de<br />

Science et Vie, Août 1991, consacrés à cette<br />

question), mais aussi politiques, religieuses,<br />

polémiques... La victoire de Pasteur sur<br />

Pouchet, au moment où elle survient, n’a pas<br />

été obtenue sur le strict terrain de la science.<br />

De l’analyse partielle de cette controverse<br />

émerge l’idée que la découverte scientifique,<br />

comme toute forme d’innovation ou de changement<br />

n’est pas liée à la qualité intrinsèque<br />

<strong>des</strong> faits érigés en vérité; elle dépend aussi,<br />

pour partie au moins, du contexte dans lequel<br />

elle prend corps. Le changement devient<br />

alors pour le chercheur ou le praticien le<br />

résultat d’un lent processus qui peut se comprendre<br />

comme l’élaboration d’une série<br />

d’alliances entre les acteurs et les objets partie<br />

prenante de la controverse (19) .<br />

Pasteur peut poursuivre dans la voie de<br />

ses intuitions, c’est-à-dire à contre courant<br />

d’une frange entière de la communauté<br />

scientifique, à la condition de pouvoir bénéficier<br />

de soutiens faisant contrepoids à la<br />

coalition qui soutient Pouchet. Ces microorganismes<br />

, dont il pressent l’existence et<br />

qui sont à l’origine de ce que Pouchet croit<br />

être la génération spontanée, deviennent,<br />

malgré eux, un enjeu socio-politique. Si<br />

Pasteur dit vrai, alors les matérialistes ne<br />

peuvent se saisir de la thèse de Pouchet pour<br />

contester l’explication divine de la création<br />

du monde. Les thèses religieuses renforcées,<br />

ou tout du moins non démenties, c’est un <strong>des</strong><br />

piliers du pouvoir qui se trouve conforté. De<br />

proche en proche, on en vient à penser que<br />

ces microbes à l’existence hypothétique sont<br />

à classer parmi les plus fidèles soutiens du<br />

régime de Napoléon III. Les microbes<br />

consolident le trône de l’empereur.<br />

Le lecteur sera sans doute surpris de<br />

l’emphase à laquelle peut aboutir le raisonnement:<br />

Pasteur-Napoléon-les microbes, même<br />

combat. Le triptyque est (d)étonnant; il<br />

résulte dans le vocabulaire <strong>des</strong> auteurs, d’une<br />

chaîne de traduction où sont mis bout-à-bout<br />

<strong>des</strong> acteurs (Pouchet, Pasteur, Napoléon III),<br />

<strong>des</strong> situations (le contexte politique et les fondements<br />

de l’État), <strong>des</strong> objets (<strong>des</strong> expérimentations<br />

scientifiques) et pour finir la vie<br />

microbienne. Cet assemblage hétéroclite<br />

prend pour nom, dans la sociologie de M.<br />

Callon et B.Latour, «chaîne de traductions».<br />

Dans une telle perspective, le processus<br />

de fabrication de la science est aléatoire et<br />

n’a qu’un lointain rapport avec le strict rationalisme<br />

appliqué. Si, en appui de ce raisonnement<br />

- <strong>des</strong> plus infidèles à la tradition<br />

épistémologique -, on considère que l’histoire<br />

de la science est l’histoire de la mise en<br />

place de réseaux hétéroclites «bricolés» à<br />

grand peine entre acteurs du champ scientifique<br />

mais aussi social, politique, technique,<br />

alors il n’y a plus aucune raison pour que ne<br />

soit pas accordée à la sociologie clinique<br />

qui, à sa façon, est aussi un assemblage hétéroclite,<br />

une dignité scientifique comparable<br />

à d’autres formes de sociologie.<br />

Pour une sociologie clinique<br />

«Alors qu’on demande aux chercheurs<br />

d’être objectifs, ce qui est juste, je demandais<br />

à mes chercheurs de conjuguer leur recherche<br />

d’objectivité avec le plein emploi<br />

de leur subjectivité, c’est-à-dire leur intérêt,<br />

leur curiosité, leur sympathie pour les gens.<br />

Il fallait avoir la tête froide mais le coeur<br />

chaud, c’est-à-dire participer à la vie du<br />

pays» (20) .<br />

Ces exigences développées par E. Morin<br />

dans «La démarche multidimensionnelle en<br />

Sociologie» à propos de son étude sur le<br />

«terrain» à Plozévet (Finistère) menée dans<br />

les années 60 (21) , ne sont pas très éloignées<br />

de la posture clinique qui réintroduit dans<br />

l’analyse et les objectivations, le terrain, le<br />

singulier, le personnel, le vécu (le sien propre<br />

et celui de ceux aux côtés <strong>des</strong>quels on<br />

intervient). Examinons quelques uns <strong>des</strong><br />

principes de cette sociologie et quelques<br />

unes de ses figures marquantes<br />

La posture clinique<br />

De quoi s’agit-il? Comme on l’a déjà<br />

développé, (ex)pliquer tout en s’(im)pliquant,<br />

être avec, tout en réfléchissant sur,<br />

objectiver tout en réintroduisant le sujet, se<br />

poser contre afin d’être, mieux encore,<br />

pour (22) , tel est le projet d’une sociologie clinique.<br />

Une telle démarche suscite méfiance<br />

(déguisée en con<strong>des</strong>cendance ou inversement)<br />

parmi les «puristes» à l’égard de ce<br />

qui apparaît comme un véritable cheval de<br />

Troie. En effet, la clinique c’est être, étymologiquement,<br />

au «pied du lit» (Kline), au<br />

«chevet» de celui pour qui, et avec qui on<br />

cherche à comprendre et à agir. De ce fait,<br />

la posture clinique est attentive, dans l’analyse<br />

au sujet, à sa souffrance, et sa subjectivité.<br />

Diable! Comment objectiver, si le sujet<br />

n’a pas été extirpé de l’objet. Le<br />

sociologue, mis en garde de longue date sur<br />

l’importance <strong>des</strong> «règles de la méthode»,<br />

connaît son métier. Sous forme de boutade<br />

on pourrait dire qu’il est rompu dans la technique<br />

d’«anesthésie» du sujet par «chosification»<br />

de l’objet. Alors, la sociologie clinique<br />

serait encore de la subjectivité qu’on<br />

tente d’introduire «en contrebande»; l’ob-<br />

jectivité construite depuis Sirius s’en trouvant<br />

menacée, il convient de s’en méfier (23) .<br />

La contemporanéité du chercheur et du<br />

sujet, dont on ne veut retenir que l’aspect perturbateur<br />

de la relation qu’ils entretiennent,<br />

n’est pas étrangère à la méfiance qui atteint<br />

la sociologie clinique. «Le sociologue se voulait<br />

savant en refusant le corps à corps<br />

concret, c’est-à-dire la dialectique entre le sujet<br />

chercheur et le sujet objet étudié» (24) . Le<br />

même auteur ajoute plus loin: «Tant que les<br />

métho<strong>des</strong> de simulation n’ont pas développé<br />

<strong>des</strong> possibilités de substituts analogiques à la<br />

méthode expérimentale, les <strong>sciences</strong> humaines<br />

sont prisonnières de cette dialectique qui<br />

signifie très précisément, du point de vue méthodologique,<br />

que la science est un art et que<br />

l’art est une science, que le sociologue est<br />

comme le clinicien pour qui l’art et la science<br />

se confondent dans l’opération du diagnostic».<br />

Il s’agit de réintroduire le sujet expulsé<br />

par la sociologie classique comme résidu<br />

honteux et irrationnel de l’activité scientifique<br />

«car lorsque nous traitons un problème<br />

sociologique, nous ne traitons pas un problème<br />

d’objets, nous traitons un problème<br />

de «sujets», nous sommes <strong>des</strong> sujets qui<br />

avons à faire à d’autres sujets» .<br />

Cela suppose que soit acceptée une proximité<br />

avec l’acteur lui-même et de composer<br />

avec ses passions, sentiments, émotions,<br />

représentations, histoire particulière. Cela<br />

suppose également que les acteurs possèdent<br />

un savoir et une expérience de la vie<br />

sociale dont le chercheur doit profiter. De<br />

là ce rapport d’homme à homme qui ne peut<br />

éluder le caractère intersubjectif de ce qui<br />

est à la fois objet et sujet et qui demande au<br />

chercheur à être double puisque sujet et objet<br />

ne font qu’un. Double aussi parce que le<br />

sociologue, amené à quitter sa position<br />

d’observateur détaché et extérieur au champ<br />

pour pénétrer l’intériorité <strong>des</strong> acteurs, se<br />

retrouve en sympathie/empathie avec leur<br />

vécu, sans abandonner l’effort analytique.<br />

Cette façon de faire de la sociologie (et de<br />

la vivre) semble devenir relativement incontournable<br />

chez un certain nombre d’auteurs<br />

qui maintiennent la priorité <strong>des</strong> étu<strong>des</strong><br />

de cas ou qui pratiquent l’intervention sociologique<br />

tels M. Crozier ou encore F. Dubet.<br />

Quelques figures marquantes<br />

Le mot clinique trouve chez eux un écho<br />

favorable quand bien même ils restent encore<br />

prudents dans son utilisation en l’habillant<br />

parfois de guillemets. Pour autant, ils<br />

conviennent aisément que la démarche permet<br />

d’accéder à une réflexion et une pensée<br />

non aseptisées. Pour ces auteurs, il s’agit<br />

d’abord et avant tout de pratiques de recherches,<br />

permettant <strong>des</strong> investigations sur les<br />

rapports établis entre le sens défini par les<br />

acteurs et celui que les sociologues peuvent<br />

reconstruire.<br />

Ainsi, s’inscrivant dans une perspective<br />

d’analyse stratégique, pour comprendre<br />

comment et pourquoi les acteurs au sein<br />

d’une organisation poursuivent telle stratégie<br />

plutôt que telle autre et pour saisir la signification<br />

de ces stratégies, M. Crozier<br />

convient que le chercheur ne peut trouver<br />

ces réponses «que dans l’analyse clinique<br />

et, pour tout dire, nécessairement contingente<br />

de la réalité <strong>des</strong> relations qui, dans le<br />

champ spécifique considéré, se nouent entre<br />

les acteurs concernés pour remonter de<br />

là aux jeux qu’ils jouent les uns avec les autres<br />

et aux mo<strong>des</strong> de régulations qui caractérisent<br />

ce système d’action particulier» (25) .<br />

Cette démarche part de l’expérience vécue<br />

<strong>des</strong> acteurs et demande au sociologue<br />

d’entrer de plain-pied dans le champ étudié<br />

en plongeant dans leur «intériorité».<br />

Dans un domaine différent, le projet<br />

d’une sociologie de l’expérience sociale, tel<br />

que le décrit F. Dubet, s’apparente également<br />

à celui d’une sociologie «clinique»,<br />

«abordant du point de vue sociologique les<br />

problèmes et les conduites qui sont généralement<br />

réservés à la perspective psychologique<br />

ou à la peinture impressionniste <strong>des</strong><br />

émotions et <strong>des</strong> sentiments» (26) . Cette sociologie<br />

repose sur l’idée que l’explication permet<br />

de mieux comprendre et que l’effort<br />

pour permettre à chacun (chercheur et acteurs)<br />

de mieux se comprendre passe par un<br />

travail sur la subjectivité <strong>des</strong> acteurs qui<br />

vont s’approprier le raisonnement sociologique<br />

qui leur est proposé au terme d’un<br />

«débat», à condition que l’analyse leur apparaisse<br />

«vraisemblable». Et de souligner<br />

«qu’on ne pourra pas se résoudre toujours à<br />

séparer totalement la psychologie abstraite<br />

<strong>des</strong> sociologues de la psychologie clinique<br />

<strong>des</strong> psychologues, qui ne va d’ailleurs pas<br />

sans sociologie latente. Le détour d’une<br />

analyse de l’expérience par la sociologie ne<br />

peut se passer d’un équivalent ou d’un prolongement<br />

dans la psychologie particulière<br />

<strong>des</strong> individus» (27) .<br />

Mais il ne faut pas s’y tromper. Cette sociologie,<br />

appelée «clinique» du bout <strong>des</strong> lèvres,<br />

n’est qu’un moment dans la démarche,<br />

le recours au vécu apparaissant comme passage<br />

obligé pour arriver à la connaissance<br />

sociologique. Il reste toujours dans la sociologie<br />

- croziérienne ou autre - ce souci de se<br />

ménager une position de recul pour «sauvegarder»<br />

l’autonomie du chercheur. Les enseignements<br />

issus de son immersion dans la<br />

subjectivité de l’acteur sont utilisés en fonction<br />

<strong>des</strong> objectifs et interrogations préalablement<br />

posés. Le chercheur n’a finalement<br />

jamais quitté sa position d’observateur extérieur.<br />

F. Dubet pousse certes beaucoup<br />

plus loin son investigation dans une sociologie<br />

de la subjectivité, mais ne manque pas<br />

de revendiquer un raisonnement proche de<br />

celui de la sociologie classique, «car il en<br />

accepte la question - comment concilier<br />

l’autonomie de l’acteur et le caractère «déterminé<br />

de l’action»? - et refuse l’idée d’une<br />

séparation radicale de l’acteur et du système,<br />

comme s’il s’agissait de deux ordres<br />

de réalité différente» (28) .<br />

Il ne s’agit jamais que d’un détour par la<br />

subjectivité de l’acteur sans reconnaître à la<br />

sociologie clinique la capacité propre à produire<br />

du savoir sociologique. Tout se passe<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

126<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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comme si on faisait <strong>des</strong> révérences au «terrain<br />

humain», comme le dirait Edgar Morin,<br />

pressentant le potentiel d’une telle sociologie<br />

qu’on se contente d’approcher sur la<br />

pointe <strong>des</strong> pieds par crainte, peut-être, de<br />

perdre le souvenir <strong>des</strong> racines incarnées par<br />

les pères fondateurs.<br />

Quelles que soient les réticences, la sociologie<br />

clinique doit maintenir son projet.<br />

Oeuvrer en sociologue et dans une perspective<br />

clinique revient à accepter la logique de<br />

l’intervention sociologique et par voie de<br />

conséquence à s’interroger sur la méthodologie<br />

d’intervention du sociologue. L’intervention<br />

sociologique n’est certes pas récente<br />

(29) (Desmarez 1986), la sociologie de<br />

l’intervention (pas nécessairement sociologique)<br />

a déjà été maintes fois esquissée<br />

(Hess, 1981). Mais une sociologie de l’intervention<br />

sociologique qui contribuerait à<br />

l’élaboration d’une méthodologie de l’intervention<br />

et à une théorie sociologique sur la<br />

question reste un chantier ouvert. Les travaux<br />

d’Eugène Enriquez, de Max Pages, de<br />

Didier Anzieu, qui ont déjà inspiré le dispositif<br />

actionnaliste d’Alain Touraine (30) , de de<br />

Gaulejac constitueraient un bloc dont le télescopage<br />

avec les raisonnements stratégiques,<br />

conventionnalistes ou bien encore<br />

l’école de la sociologie de l’innovation<br />

pourrait être productif.<br />

Le statut hybride du sociologue<br />

Avec la sociologie de l’intervention se<br />

pose également la question de la redéfinition<br />

de la place du chercheur. L’entreprise,<br />

l’organisation deviennent à la fois objets et<br />

partenaires pour la recherche, notamment<br />

dans une période de modernisation rapide et<br />

dans un contexte de crise et d’interrogation<br />

sur l’avenir comme celui que nous connaissons<br />

aujourd’hui. Ainsi, chercheurs et entreprises<br />

sont de plus en plus étroitement<br />

associés, passant <strong>des</strong> recherches sur l’entreprise<br />

à <strong>des</strong> recherches dans et pour l’entreprise.<br />

Cette présence tierce, provenant de l’extérieur<br />

- qu’elle soit issue de centres de recherches,<br />

<strong>des</strong> universités ou de cabinets privés<br />

- pour accompagner une dynamique<br />

d’innovation, pour mettre en place <strong>des</strong> structures<br />

d’organisation nouvelles, pour mener<br />

une conduite sociale du changement.... est<br />

de plus en plus sollicitée .Les anciens débats<br />

bipolaires (négociations patronat-syndicats<br />

ou d’autres oppositions classiques, hiérarchiques-exécutants,<br />

opérationnels-fonctionnels)<br />

apparaissant inopérants, la médiation<br />

d’un tiers introduit la possibilité de jeux sociaux<br />

différents. Sa présence active permet<br />

d’engager «une dynamique d’objectivation,<br />

de distanciation et de simulation de formules<br />

alternatives et le consensus entre partenaires<br />

du changement qui en résulte peut ainsi ne<br />

plus être vu comme le compromis répétitif<br />

<strong>des</strong> forces en place» (31) .<br />

Ce faisant, le sociologue pratiquant l’intervention<br />

sociologique accumule par ses<br />

expériences de terrain un ensemble de<br />

connaissances et de savoir-faire pouvant<br />

produire à terme une véritable méthodologie<br />

du développement institutionnel et de<br />

l’entreprise et plus généralement un savoir<br />

sociologique, aux enjeux sociétaux.<br />

Pratiquer l’intervention sociologique en<br />

même temps que de travailler à une sociologie<br />

de l’intervention, c’est accepter non<br />

seulement le terrain, mais aussi le fait d’être<br />

commandité, d’avoir une dépendance financière,<br />

de se confronter à <strong>des</strong> acteurs qui<br />

adressent <strong>des</strong> deman<strong>des</strong>, ont <strong>des</strong> attentes.<br />

Participer à l’analyse d’un système c’est<br />

être (se mettre) avec les acteurs de ce système<br />

- que ce soit en alliance, en compromis<br />

ou en opposition, c’est donc «se compromettre».<br />

Positionné en consultant, perçu en<br />

expert, oeuvrant en chercheur, éventuellement<br />

universitaire, le sociologue pratiquant<br />

l’intervention ne peut pas se réfugier derrière<br />

la pureté de son statut, celle-ci est fictive.<br />

L’hybridation est incontournable, elle<br />

doit donc être gérée; il y a là un objet de recherche<br />

supplémentaire.<br />

Conclusion<br />

L’infidélité à l’égard d’une tradition positiviste<br />

qui n’accorde guère de crédit à la<br />

posture clinique en sociologie est ici clairement<br />

revendiquée. La sociologie clinique<br />

ne parvient pas à se «couler dans les moules»<br />

(32) légués par les fondateurs de la discipline<br />

mais ses tenants se souviennent de la<br />

belle formule de R. Nisbet dans son épilogue<br />

à la Tradition Sociologique: «Tôt ou<br />

tard, il se produit une révolte, un abandon<br />

<strong>des</strong> «chrysali<strong>des</strong>» du concept et de la méthode».<br />

La sociologie clinique est encore<br />

obstruée par les couches de la convention<br />

qui la considère comme l’enfant un peu<br />

bohème, un peu têtu, d’une discipline fortement<br />

institutionnalisée, elle est contrainte<br />

d’emprunter les chemins de traverse; ainsi<br />

mûrit-elle, pour partie, à l’extérieur de la<br />

«citadelle» dont parlait Keynes en visant les<br />

partisans de la théorie économique standard.<br />

Cette infidélité n’est toutefois pas sans<br />

rappeler la position qui était celle de la<br />

sociologie <strong>des</strong> origines à l’égard <strong>des</strong><br />

«humanités» classiques; elle heurtait les<br />

idées arrêtées de son époque, revendiquant<br />

tout à la fois sa part de vérité et sa pertinence<br />

par rapport au réel. Là où le philosophe<br />

prône la «Fidélité au vrai d’abord, puis au<br />

souvenir de la vérité (à la vérité gardée)» 33 ,<br />

nous suggérons simplement aux sociologues<br />

de se souvenir qu’avec la seule fidélité<br />

au «vrai» et à la «vérité» il n’y aurait pas<br />

de sociologie.<br />

Indications bibliographiques<br />

ANZIEU, Didier, Le groupe et l’inconscient,<br />

l’imaginaire groupal: Paris: Dunod,<br />

1984 (1 re édition 1972).<br />

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sociologique: Paris: Gallimard, 1967.<br />

BACHELARD, Gaston, La formation<br />

de l’esprit scientifique: Paris: Librairie<br />

Philosophique Jacques Vrin, 1938 (12eme<br />

édition 1983).<br />

BERNOUX, Philippe et HERREROS,<br />

Gilles, La sociologie <strong>des</strong> logiques d’action<br />

une méthodologie pour l’intervention, texte<br />

ronéo Lyon: Glysi, 1992.<br />

BOLTANSKI, Luc et THÉVENOT,<br />

Laurent, De la justification, Paris: éd.<br />

Métaillé, 1991.<br />

BOURDIEU, Pierre, Raisons Pratiques<br />

- sur la théorie de l’action: Paris: Seuil 1994.<br />

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Paris: Ed la Découverte, 1991.<br />

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(sous la direction de), La science telle qu’elle<br />

se fait: Paris: Ed la Découverte, 1991.<br />

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positive: Paris: Schleicher frères éditeurs,<br />

1907-1908 (5° édition).<br />

COMTE-SPONVILLE, André, Petit<br />

traité <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> vertus: Paris, PUF,<br />

Perspectives critiques, 1995<br />

CROZIER, Michel et FRIEDBERG,<br />

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1977.<br />

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industrielle aux États Unis: Paris, A.Collin<br />

1986.<br />

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Paris, Seuil, 1994<br />

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(22ème édition 1986).<br />

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et l’action: Paris, PUF 1970.<br />

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l’État, essai de psychanalyse du lien socia:<br />

Paris, Ed Gallimard, 1983.<br />

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analyse: Paris, PUF, 1992.<br />

GAULEJAC, Vincent (de), ROY,<br />

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Paris, PUF, 1981.<br />

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politique: Paris-Montréal, Presses de la<br />

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- Presses de l’Université de Montréal,<br />

1981.<br />

LATOUR, Bruno, Nous n’avons jamais<br />

été modernes: Paris: Ed la Découverte,<br />

1991.<br />

MORIN, Edgar, entretien in revue HLM<br />

Auourd’hui, Ville et Quartiers, Paroles de<br />

chercheurs, n° 33, 1994.<br />

MORIN, Edgar, La démarche multidimensionnelle<br />

en sociologie, in Sociologie:<br />

Paris, éd. Fayard, 1984, pp. 169-179.<br />

NISBET, Robert A, La tradition sociologique:<br />

Paris, PUF, 1984.<br />

SAINSAULIEU, Renaud, Sociologie de<br />

l’organisation et de l’entreprise: Paris,<br />

Presses de la Fondation Nationale <strong>des</strong><br />

Sciences Politiques, Dalloz, 1987.<br />

SAINSAULIEU, Renaud (sous la direction<br />

de), L’entreprise, une affaire de<br />

société: Paris, Presses Nationales de la<br />

Fondation <strong>des</strong> Sciences Politiques, 1990.<br />

TOURAINE, Alain, La voix et le<br />

regard: Paris, Seuil, 1978.<br />

Notes<br />

1. DURKHEIM, Émile: La science sociale et<br />

l’action Paris, PUF 1970 p. 120<br />

2. ARON, Raymond : Les étapes de la pensée<br />

sociologique : Paris, Gallimard, 1967 p. 84<br />

3. COMTE, Auguste : Cours de Philosophie<br />

Positive : Paris, Schleicher Frères éditeurs, 1907-<br />

1908 (5° édition) T.VI p. 358<br />

4. DURKHEIM, Émile: Les règles de la méthode<br />

sociologique : Paris, PUF, 1937 (22° éd.<br />

1986) p. 15<br />

5. idem p. 45<br />

6. bid p. 4<br />

7. ibid p. 109<br />

8. ibid p. 50<br />

9. BACHELARD, Gaston: La formation de<br />

l’esprit scientifique : Paris, Vrin, 1938 (12° ed<br />

1983) p. 22<br />

10. BOURDIEU, Pierre et al. : le métier de sociologue<br />

: Paris-La Haye, Mouton Bordas, 1968 (4°<br />

éd. 1983) p. 28<br />

11. DURKHEIM, Émile op. cit. p. 106<br />

12. BOURDIEU, Pierre et al. op. cit. p . 12<br />

13. BOURDIEU, Pierre 1991 cité GAULEJAC,<br />

Vincent (de) et ROY, Shirley : Sociologies cliniques:<br />

Paris, Epi 1993, p 314<br />

14. TOURAINE, Alain: La voix et le regard : Paris,<br />

Seuil, 1978<br />

15. Sur la question <strong>des</strong> formes que peuvent revêtir<br />

les différentes figures de l’intervention (avec,<br />

sur, pour et contre son client) voir DUBOST,<br />

Jean: typologie et pratiques d’intervention in<br />

<strong>Revue</strong> de l’Education permanente vol. 113,<br />

1993<br />

16. CALLON, Michel et LATOUR, Bruno (sous la<br />

dir.): la Science telle qu’elle se fait : Paris, la<br />

Découverte, 1991<br />

17. BACHELARD, Gaston op. cit.<br />

18. CALLON, Michel: la science et ses réseaux -<br />

genèse et circulation <strong>des</strong> faits scientifiques :<br />

Paris, la Découverte, 1991<br />

19. Etudiant les réseaux électriques, la vidéo, la<br />

physique... M.Callon, B. Latour et leurs collaborateurs<br />

du C.S.I ont multiplié les exemples<br />

attestant de cette thèse.<br />

20. MORIN, Edgar: Sociologie : Paris, Fayard,<br />

1984 pp. 169-179<br />

21. MORIN, Edgar: Commune en France - la métamorphose<br />

de Plozevet : Paris, Fayard, 1971<br />

(réed LGF 1984)<br />

22. DUBOST, Jean: art. cit.<br />

23. Comme le soulignent GAULEJAC, Vincent<br />

(de) et ROY, Shirley : op. cit. , l’Association<br />

Internationale de Sociologie a consenti, au<br />

début <strong>des</strong> années 90, à reconnaître ce carrefour<br />

(pour ne pas parler d’école) d’expériences que<br />

constitue la posture clinique en sociologie.<br />

24. MORIN, Edgar Sociologie op. cit. p. 12<br />

25. CROZIER, Michel et FRIEDBERG, Ehrard<br />

L’acteur et le système Paris, Seuil, 1977 p. 257<br />

26. DUBET, François : Sociologie de l’expérience :<br />

Paris, Seuil, 1994 p. 257<br />

27. idem p. 258<br />

28. ibid. p.253<br />

29. voir, notamment, DESMAREZ, Pierre : La<br />

sociologie aux États-Unis Paris, A. Colin 1986<br />

30. TOURAINE, Alain op. cit.<br />

31. SAINSAULIEU, Renaud : L’Entreprise, une<br />

affaire de société : Paris, Presses de la Fondation<br />

Nationale <strong>des</strong> Sciences Politiques, 1992<br />

p. 191<br />

32. Cité par NISBET, Robert A. La tradition sociologique<br />

Paris, PUF, 1984 pour la traduction<br />

française<br />

33. COMTE-SPONVILLE, André : Petit traité <strong>des</strong><br />

gran<strong>des</strong> vertus : Paris, PUF, 1995 p.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

128<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

129


EMMANUELLE LECLERCQ<br />

Les trajectoires<br />

professionnelles <strong>des</strong> BTS<br />

industriels<br />

fidélité au métier,<br />

fidélité à la technique?<br />

Les lignes qui suivent sont<br />

une réflexion sur les notions<br />

de fidélité et de trajectoire<br />

professionnelle, afin de<br />

montrer à travers les logiques<br />

d’évolution de carrière,<br />

que la notion même de fidélité<br />

dans son acception d’un<br />

attachement et de constance<br />

dans le temps (1) , est plurielle.<br />

Cette réflexion se base<br />

sur un travail de thèse,<br />

en cours, sur les trajectoires<br />

professionnelles <strong>des</strong> «bac+2».<br />

Emmanuelle LECLERCQ<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales.<br />

Attaché Temporaire à l’Enseignement<br />

et à la Recherche (A.T.E.R.)<br />

Nous montrerons à travers les<br />

mécanismes de construction de<br />

trajectoire, comment la fidélité ou<br />

l’infidélité, par rapport à un métier et plus<br />

particulièrement aux métiers techniques, se<br />

manifeste-t-elle et quel sens peut-on lui<br />

donner?<br />

Autrement dit, est-ce que la fidélité ou<br />

l’infidélité à l’aspect technique, manuelle,<br />

d’une activité est uniquement considérée<br />

comme stratégies professionnelles d’intégration<br />

et de promotion sociale, de la part<br />

<strong>des</strong> techniciens supérieurs?<br />

Pour ce faire nous nous attacherons aux<br />

trajectoires professionnelles <strong>des</strong> diplômés,<br />

sortis <strong>des</strong> filières de brevet de technicien<br />

supérieur (BTS), <strong>des</strong> sections industrielles<br />

de l’électricité et de la mécanique, soit une<br />

formation finalisée, suivie deux ans après le<br />

baccalauréat, délivrée dans <strong>des</strong> lycées<br />

d’enseignement technique (2) .<br />

Les trajectoires professionnelles se définissent<br />

comme étant le produit d’une structure<br />

(de formation, professionnelle, ...)<br />

d’une part et d’autre part comme mode de<br />

cristallisation et de recomposition par les<br />

individus, de ces effets de structures.<br />

On peut ici citer Pierre Bourdieu: «Le<br />

principe <strong>des</strong> différences entre les habitus<br />

individuels réside dans la singularité <strong>des</strong><br />

trajectoires <strong>sociales</strong>, auxquelles correspondent<br />

<strong>des</strong> séries de déterminations chronologiquement<br />

ordonnées et irréductibles les<br />

une aux autres: l’habitus qui, à chaque<br />

moment, structure en fonction <strong>des</strong> structures<br />

produites par les expériences antérieures<br />

les expériences nouvelles qui affectent<br />

ces structures dans <strong>des</strong> limites définies<br />

par leur pouvoir de sélection, réalise une<br />

intégration unique, dominée par les premières<br />

expériences, <strong>des</strong> expériences statistiquement<br />

communes aux membres d’une<br />

même classe» (3) .<br />

Ainsi, on pourra partir du fait que les<br />

processus de construction <strong>des</strong> trajectoires<br />

sont un phénomène progressif, où les «habitus<br />

individuels» en rapport avec une structure<br />

sont les composantes dynamiques du<br />

cheminement. Ceci posé, on peut définir la<br />

pratique technique comme étant d’une part<br />

contraint par le type de diplôme et le poste<br />

occupé et d’autre part comme pouvant faire<br />

partie <strong>des</strong> dimensions mobilisées dans les<br />

stratégies individuelles de carrière.<br />

Pour mieux comprendre les trajectoires<br />

effectives <strong>des</strong> techniciens supérieurs, il faut<br />

dans un premier temps poser la structure<br />

objective <strong>des</strong> conditions de leur production,<br />

notamment la spécificité du diplôme, puis<br />

revenir sur la définition de leurs positions<br />

dans l’espace social, leurs évolutions dans<br />

le temps. Pour ce faire, nous nous référons<br />

à une enquête faite par questionnaire que<br />

nous avons fait passé auprès <strong>des</strong> diplômés<br />

<strong>des</strong> sections de techniciens supérieurs<br />

(BTS) (4) .<br />

Dans un deuxième temps nous nous intéresserons<br />

aux recompositions individuelles<br />

de ces effets de structure autour de la notion<br />

de «choix», au travers de l’analyse <strong>des</strong> discours<br />

<strong>des</strong> techniciens interviewés (5) .<br />

On partira du fait que le discours est un<br />

construit, qui reflète à la fois les positions<br />

<strong>sociales</strong> et les systèmes de représentations<br />

attachées à celles-ci. Mais, ce dernier ne traduit<br />

pas le déroulement linéaire <strong>des</strong> événements,<br />

comme le souligne Pierre Bourdieu:<br />

«Le sujet et l’objet de la biographie<br />

(l’enquêteur et l’enquêté) ont en quelque<br />

sorte le même intérêt à accepter le postulat<br />

du sens de l’existence racontée (et, implicitement,<br />

de toute existence)» (6) .<br />

Certains <strong>des</strong> moments de vie professionnelle<br />

sont occultés, par exemple l’expérience<br />

de l’échec, notamment scolaire, est<br />

rarement exprimée de façon directe. Michel<br />

Foucault parlerait ici d’«interdit, notamment<br />

mis en oeuvre par le droit privilégié<br />

ou exclusif du sujet qui parle» (7) .<br />

«Le technique» comme<br />

définition <strong>des</strong> positions<br />

<strong>sociales</strong> <strong>des</strong> techniciens<br />

Un enseignement technique<br />

hiérarchisé<br />

Afin de définir la spécificité de l’enseignement<br />

technique et la position particulière<br />

<strong>des</strong> «bac+2», il faut restituer l’évolution<br />

de ces formations, dans la composition<br />

éclatée et hiérarchisée du champ scolaire<br />

français.<br />

On pourra faire remonter ces clivages à<br />

partir de la deuxième moitié du XIX e siècle,<br />

qui sera marquée par la volonté de définition<br />

de la part du Ministère de l’instruction<br />

publique (qui deviendra Ministère de<br />

l’Education Nationale en 1932) d’un véritable<br />

enseignement technique de niveaux<br />

primaire et secondaire, alors que <strong>des</strong> écoles<br />

professionnelles, le CNAM et certaines<br />

écoles d’ingénieurs existent par ailleurs,<br />

sous tutelle du patronat, <strong>des</strong> chambres de<br />

commerce et d’industrie, du Ministère de<br />

l’industrie (8) .<br />

Actuellement, cet enseignement se<br />

décompose pour le secondaire, en <strong>des</strong><br />

filières professionnelles et techniques.<br />

Les premières sont dispensées actuellement<br />

dans <strong>des</strong> lycées professionnels (9) où se<br />

préparent un certificat d’aptitude professionnelle<br />

(CAP) et un brevet d’étu<strong>des</strong> professionnelles<br />

(BEP), diplômes apparus respectivement<br />

en 1919 et 1926 sous<br />

l’impulsion de Placide Astier. Récemment<br />

le baccalauréat professionnel (1985) est<br />

venu compléter la filière professionnelle; il<br />

a pour finalité de former une population qui<br />

puissent répondre aux exigences de l’évolution<br />

<strong>des</strong> nouvelles technologies et intégrer<br />

le monde du travail.<br />

Les secon<strong>des</strong>, formations techniques,<br />

sont le fruit de la réforme profonde de<br />

l’enseignement secondaire en 1959,<br />

impulsé par Jean Berthoin alors ministre de<br />

l’éducation nationale. Cette loi prévoit un<br />

enseignement long dans les lycées techniques,<br />

qui débouche sur <strong>des</strong> baccalauréats<br />

techniques, dont le brevet de technicien<br />

supérieur (BTS) est une continuité de deux<br />

années supplémentaires.<br />

De plus, l’université devant l’afflux <strong>des</strong><br />

effectifs, de la pression économique et<br />

sociale a créé de nouveaux diplômes à but<br />

professionnel, notamment le diplôme universitaire<br />

technologique (DUT), en 1965,<br />

qui devait initialement remplacer les brevets<br />

de technicien supérieur jugés obsolètes.<br />

Devant l’afflux <strong>des</strong> effectifs scolarisés<br />

ces deux filières très proches dans leur<br />

contenu et vocation de formation finalisée<br />

sont maintenues, les filières se modernisent,<br />

sont démultipliées, de nouvelles spécialités<br />

industrielles et tertiaires voient le jour,<br />

directement liées à l’évolution économique<br />

et technologique (10) .<br />

Ainsi, la question du technique n’est pas<br />

sans montrer un système d’enseignement<br />

industriel supérieur hiérarchisé, où la spécificité<br />

<strong>des</strong> sections de technicien supérieur<br />

est d’être rattachées à un modèle d’enseignement<br />

technique secondaire, coexistant<br />

aux filières universitaires à vocations professionnelles,<br />

toutes deux se trouvant<br />

confrontées à un troisième modèle <strong>des</strong><br />

écoles, qui répond à un fonctionnement différent,<br />

plus sélectif et hiérarchisé.<br />

La validité de ce type de formations<br />

intermédiaires (BTS/DUT) a été récemment<br />

malmenée avec «l’affaire du CIP» qui<br />

déprécie une filière <strong>des</strong> plus «compétitive»<br />

dans les sections supérieures en terme<br />

«d’insertion», en ce qui concerne tant les<br />

délais d’obtention d’un emploi après la sortie<br />

du système scolaire, qu’en taux de chômage.<br />

Mais le mal est plus grand; les techniciens<br />

dont l’image «en creux» se<br />

reconstruit autour du statut de cadre et de<br />

l’image de l’ingénieur est reléguée à celle<br />

d’un simple «smicard», ouvrier sur-qualifié,<br />

dont l’insertion et l’évolution professionnelle<br />

reste incertaine. La fuite dans la<br />

poursuite d’étu<strong>des</strong>, fait devenu constant<br />

pour environ un tiers <strong>des</strong> sortants <strong>des</strong> BTS<br />

et la moitié <strong>des</strong> sortants <strong>des</strong> DUT, est significatif<br />

de ce malaise.<br />

Les lieux de formation technique.<br />

Venons en aux résultats du questionnaire<br />

qui font apparaître <strong>des</strong> cursus bigarrés,<br />

qui révèlent <strong>des</strong> niveaux de connaissance<br />

et de pratique technique différents, à<br />

l’intérieur même d’un lycée (11) .<br />

Ainsi, environ 36% <strong>des</strong> sortants <strong>des</strong><br />

brevets de technicien supérieurs considérés,<br />

ont obtenu un CAP et/ou un BEP, puis<br />

ont réintégré la filière technique par passerelles.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

130<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

131


Les autres ont suivi une filière technique<br />

«classique» à partir <strong>des</strong> secon<strong>des</strong> technologiques,<br />

pour aboutir aux baccalauréats de<br />

séries <strong>F1</strong>, F2, F3, E (12) .<br />

On peut noter la position particulière du<br />

baccalauréat E qui se démarque <strong>des</strong> baccalauréats<br />

F par un niveau théorique supérieur,<br />

proche du Baccalauréat C, mais comprenant<br />

une partie technique importante.<br />

Cette filière doit tout droit mener aux<br />

classes préparatoires, entraînant un recrutement<br />

social plus large. Ceci ne va pas sans<br />

mettre cette population, en porte à faux,<br />

comme le souligne Jean Pierre<br />

FAGUER (13) , par rapport à une filière qui<br />

n’a pas comme les baccalauréats techniques<br />

une vocation finalisée et qui pourtant se dispense<br />

dans les lycées techniques et non pas<br />

d’enseignements généraux.<br />

Les bacheliers E qui poursuivent en section<br />

de technicien supérieur sont pour la<br />

”Les temps modernes”, Charlie Chaplin © Odyssée, Strasbourg<br />

plupart <strong>des</strong> lycéens qui ont échoué au<br />

classes préparatoires, voulant finaliser leurs<br />

étu<strong>des</strong> dans un cursus court.<br />

«(...) sortant du bac, j’ai un bac E, j’avais<br />

deux solutions, prépa ou bac +2, bon mon<br />

choix s’est fait maintenant je dirais peutêtre<br />

un peu malheureusement (rires), mon<br />

frangin a fait devant moi cinq demi en prépa<br />

donc cela m’a un peu refroidi.<br />

Bon il a bien intégré après, ça refroidi<br />

quand même.<br />

Et j’ai un peu hésité à rentrer en prépa,<br />

puis...j’étais peut -être pas assez sûr de moi<br />

(...).»<br />

(technicien maintenance informatique,<br />

BTS ET 1980)<br />

La plupart <strong>des</strong> techniciens sont<br />

conscients d’avoir choisi une filière à finalité<br />

professionnelle, qui pour certains correspond<br />

à leur capacité scolaire. L’orientation<br />

scolaire vers les filières techniques se<br />

pose, il ne faut pas le cacher, en terme de<br />

niveau scolaire. Les choix vers le technique<br />

sont trop souvent <strong>des</strong> choix par défaut dans<br />

un premier temps.<br />

«(...)...jusqu’au bac on était ...j’étais , je<br />

veux dire bon, j’ai redoublé ma terminale,<br />

donc j’avais une bonne base pour aller en<br />

BTS après donc j’ai passé mon bachot très<br />

simplement, donc je suis arrivé en BTS, les<br />

premiers mois j’étais sur un nuage, je ne<br />

comprenais rien.....je ne comprenais rien,<br />

mais il faut dire qu’on était 90% <strong>des</strong> gens<br />

qui ne comprenaient rien. On planait on<br />

avait Einstein qui venait nous faire un petit<br />

tour, tout ce qu’on savait on a du le foutre<br />

à la poubelle, parce qu’en terminale tout ce<br />

qui était constante, ou un peu emmerdant à<br />

calculer, on disait ça c’est négligeable, on<br />

l’élimine, et arrivé en BTS, on calcule plus<br />

que le négligeable (rires)...»<br />

(responsable technique BTS<br />

ET 1982)<br />

Les techniciens<br />

sont avant tout <strong>des</strong> techniciens<br />

Au regard <strong>des</strong> résultats de l’enquête,<br />

analysons les trajectoires professionnelles<br />

de notre population.<br />

La section de technicien suivie va déterminer<br />

le secteur d’activité, la profession et<br />

le service en entreprise dans lesquels le sortant<br />

va exercer son premier emploi.<br />

C’est à dire que, la majorité <strong>des</strong> titulaires<br />

d’un diplôme de technicien supérieur industriel<br />

de notre échantillon, travaillent dans<br />

l’industrie (71%), de façon prédominante<br />

dans l’industrie «mécanique» (24%) et<br />

l’industrie «électrique» (25.5%).<br />

Si l’on considère la profession déclarée,<br />

en première situation d’emploi, 72% de la<br />

population totale de notre échantillon se<br />

définissent comme techniciens, 3.6%<br />

comme agents de maîtrise, 3.6% comme<br />

ouvriers qualifiés, 6.6% comme cadres<br />

ingénieurs techniques, 1.8% comme commerciaux.<br />

De façon globale, on peut constater <strong>des</strong><br />

évolutions contrastées entre les différentes<br />

générations de sortants <strong>des</strong> sections de techniciens<br />

supérieurs. La réalité du marché de<br />

l’emploi et la réalité <strong>des</strong> entreprises ont été<br />

plus favorables pour certains, plus que pour<br />

d’autres.<br />

Certains techniciens ont profité de<br />

l’expansion économique, ils ont pu valoriser<br />

leur formation; de postes de technicien<br />

de production ils ont évolués vers <strong>des</strong> poste<br />

d’encadrement, où l’on recruterait<br />

aujourd’hui <strong>des</strong> profils d’ingénieur. Ils ont<br />

sous leur responsabilité une petite entreprise<br />

ou un service et valorisent une certaine<br />

réussite professionnelle, tout en ayant un<br />

«habitus» de cadre moyen; souvent féru de<br />

technique, ils n’hésitent pas à retrousser les<br />

manches dès qu’il y a un incident technique.<br />

Une proportion d’entre eux investissent<br />

un profil cadres supérieurs souvent par le<br />

biais d’une poursuite d’étu<strong>des</strong>, on notera<br />

qu’ils développent autours <strong>des</strong> fonctions<br />

organisationnelles leurs pratiques et leurs<br />

discours.<br />

Une petite part (6%) <strong>des</strong> jeunes sortants<br />

se dirige vers <strong>des</strong> professions de commerciaux,<br />

après avoir occupé un ou deux<br />

emplois techniques.<br />

Au moment de l’enquête sur la population<br />

globale, 44% se déclarent encore techniciens,<br />

9.3% agents de maîtrise, 22% ingénieurs<br />

et cadres techniques.<br />

Les sortants embauchés en tant<br />

qu’ouvrier qualifié retrouvent rapidement<br />

une situation appropriée à leur niveau de<br />

diplôme.<br />

Le choix de trajectoire<br />

Regard sur l’école<br />

Les choix <strong>des</strong> lycéens entre les filières<br />

«mécaniques» ou «électriques» font intervenir<br />

les affinités de chacun, mais révèlent<br />

également <strong>des</strong> choix volontaires par rapport<br />

au rendement <strong>des</strong> filières, en terme de<br />

niveau d’étude d’une part et en terme de<br />

spécialité d’autre part.<br />

Les lycéens sont tout a fait conscients de<br />

s’être investis dans une formation courte, de<br />

niveau et de reconnaissance technique suffisant,<br />

pour leur assurer un accès à <strong>des</strong><br />

emploi industriels intermédiaires.<br />

Il savent également qu’ils se positionnement<br />

beaucoup mieux que les CAP/BEP et<br />

baccalauréats technologique ou professionnel,<br />

sur le marché de l’emploi et c’est la raison<br />

essentielle de leur choix dans ce type de<br />

formation.<br />

Le brevet de technicien est perçu, surtout<br />

par les jeunes générations, comme un<br />

niveau de diplôme minimun, pour accéder à<br />

l’emploi.<br />

Mais, c’est aussi le dernier échelon scolaire<br />

que certains graviront, car leur niveau,<br />

ils le savent, ne leur permettra pas de prétendre<br />

intégrer une école d’ingénieur, par<br />

exemple.<br />

Le choix dans les filières se fait par rapport<br />

à <strong>des</strong> spécialités techniques, dont les<br />

degrés de spécialisation dans un domaine de<br />

connaissance diffèrent, devant répondre,<br />

aux yeux <strong>des</strong> lycéens, à la meilleure adaptabilité<br />

aux exigences du marché de<br />

l’emploi. Certaines filières se développent<br />

autours d’évolutions techniques bien précises<br />

ou d’apparition de nouveaux métiers<br />

provoquant ainsi l’engouement <strong>des</strong> lycéens.<br />

«(...) c’est électrotechnique oui, pourquoi<br />

j’ai fait ce choix là?, parce qu’on m’a<br />

dit que l’électricité c’est l’avenir et parce<br />

que mes meilleurs copains y allaient, moi<br />

j’ai suivi un peu la masse, si on peut<br />

dire.(...)<br />

Cela permettait d’avoir un diplôme en<br />

moins de temps que de faire une école<br />

d’ingénieur diplômé, c’est tout , c’est un<br />

gain de temps parce que, je me rappelle pour<br />

mes parents c’était..donc moi j’ai arrêté à 18<br />

ans, 18 ans et demi, on m’a fait comprendre<br />

qu’il était maintenant temps d’arrêter les<br />

étu<strong>des</strong> et d’aller bosser, c’est un peu ça, il<br />

n’était pas concevable pour mes parents<br />

d’aller payer, d’ailleurs pour moi non plus,<br />

j’avais pas envie de rester sur ..<strong>des</strong> bancs<br />

quelconque, je veux aussi gagner ma<br />

vie.(...)»<br />

(chef entreprise, BTS EL 1956).<br />

L’analyse du passage scolaire fait apparaître<br />

un manque de motivation de la part<br />

<strong>des</strong> techniciens supérieurs, un bachotage<br />

<strong>des</strong> examens, l’envie la plus grande étant<br />

d’en finir avec l’école et de gagner sa vie.<br />

Rares sont les jeunes diplômés qui ont<br />

une vision de la réalité du monde professionnel;<br />

ils ont un certain canevas de ce vers<br />

quoi ils tendent, comme par exemple avoir<br />

une autonomie professionnelle, approcher<br />

<strong>des</strong> grosses entreprises pour pouvoir travailler<br />

sur <strong>des</strong> technologies de pointe, travailler<br />

dans <strong>des</strong> petites structures pour la<br />

diversité <strong>des</strong> fonctions, poser <strong>des</strong> exigences<br />

de salaire etc. C’est ce qui va orienter leurs<br />

recherches d’emplois et surtout les faire<br />

cibler <strong>des</strong> entreprises précises. Le stage en<br />

entreprise compris dans le cursus ainsi que<br />

<strong>des</strong> expériences temporaires, par le biais du<br />

travail intérimaire notamment, vont être<br />

pour certains le catalyseur <strong>des</strong> choix professionnels<br />

futurs.<br />

Le choix du métier<br />

Le diplôme en poche, les techniciens<br />

supérieurs occupent soit <strong>des</strong> postes d’«exécution»,<br />

<strong>des</strong> emplois en production notamment,<br />

qui peuvent être <strong>des</strong> emplois de technicien<br />

de maintenance ou de chef d’équipe,<br />

soit <strong>des</strong> emplois de «conception», dont les<br />

profils seraient plutôt <strong>des</strong> fonctions en<br />

bureau d’étu<strong>des</strong>, de métho<strong>des</strong>, de développement,<br />

où le technicien aura plus ou moins<br />

d’autonomie de la réalisation d’un <strong>des</strong>sin à<br />

la mise en place d’un projet.<br />

Un troisième pôle serait <strong>des</strong> emplois de<br />

type relationnel, de commerciaux notamment.<br />

Ainsi, les sortants de l’enseignement<br />

technique occupent <strong>des</strong> emplois à contenu<br />

technique plus ou moins fort.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

132<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

133


Par extrapolation <strong>des</strong> analyses de<br />

Boltanski et Chamboredon sur le métier de<br />

photographe (14) , on pourrait dire que les<br />

choix <strong>des</strong> contenus techniques <strong>des</strong> emplois,<br />

sont significatifs d’un statut social recherché<br />

par les techniciens supérieurs. On peut<br />

définir une hiérarchie sociale <strong>des</strong> activités<br />

techniques exercées, où les fonctions de<br />

production seraient plus dévalorisées socialement<br />

que les fonctions de conception et de<br />

communication.<br />

On peut observer un premier clivage<br />

entre les métiers «sales» et les métiers<br />

«propres», opposant l’atelier de production,<br />

aux bureaux.<br />

On notera également un clivage dans les<br />

trajectoires plutôt du côté «du faire ou du<br />

dire, de la compétence technique ou de la<br />

compétence relationnelle» (15) .<br />

Ainsi, certains techniciens vont devenir<br />

<strong>des</strong> «experts» dans un domaine technique<br />

bien délimité, d’autres vont s’ouvrir à <strong>des</strong><br />

fonctions d’organisation, d’encadrement,<br />

pour éviter cet engorgement.<br />

Les progressions vers <strong>des</strong> métiers faisant<br />

une place plus grande aux fonctions d’organisation<br />

et de communication, peuvent également<br />

se comprendre, comme étant un<br />

rempart à la dépréciation <strong>des</strong> connaissances<br />

techniques, pouvant être un frein à la promotion.<br />

Les «ingénieurs technico-commerciaux»<br />

valorisent une connaissance technique<br />

dans un profils qui s’éloigne de plus<br />

en plus d’une conception traditionnelle <strong>des</strong><br />

métiers industriels du technicien de production<br />

ou du technicien d’étu<strong>des</strong>; ces techniciens<br />

«sortent du technique».<br />

«(...) Le commercial j’ai dit tiens..bon<br />

ce que je cherchais aussi c’était une petite<br />

boite, une petite société par rapport à un<br />

gros truc comme là bas, ou vous avez une<br />

grille de salaire vous savez déjà..en rentrant<br />

je savais déjà ce que j’allais gagner<br />

dans dix ans ça ..à moins de pousser <strong>des</strong><br />

gens dans les escaliers ou de tuer<br />

quelqu’un je ne vois pas comment j’aurais<br />

pu monter, et puis il y avait une opportunité,<br />

donc là je suis rentré chez (...) et ben<br />

déjà avec une augmentation de<br />

salaire..mille francs hein je partais de peu<br />

et puis une petite société 4 personnes..donc<br />

on se dit ben on est arrivé au bon moment,<br />

si la boite augmente on serra le premier<br />

arrivé, ce qui est le cas maintenant on est<br />

douze. (...)».<br />

(responsable technique BTS ET 1982)<br />

La technique<br />

Le rapport à la technique ne doit pas se<br />

comprendre comme un rapport hiérarchique<br />

seulement, mais plutôt de reconnaissance,<br />

d’identification, d’appartenance à un<br />

même groupe professionnel.<br />

Ainsi, au delà <strong>des</strong> positions <strong>sociales</strong> <strong>des</strong><br />

uns et <strong>des</strong> autres la reconnaissance se fait au<br />

travers d’un lien fort pour la technique;<br />

c’est vrai en ce qui concerne la relation<br />

techniciens/ingénieurs, qui auront une<br />

vision similaire d’un problème donné, c’est<br />

également vrai pour un technicien qui a<br />

évolué vers une fonction organisationnelle,<br />

mais qui reste très fortement liée à la pratique,<br />

au terrain.<br />

Le clivage se fait alors entre techniciens<br />

et commerciaux, qui n’ont pas toujours<br />

le même langage et qui ne voient pas<br />

de la même façon les impératifs de production.<br />

«(...) De toute façon avec un technicien<br />

il y a toujours une discussion.<br />

il y a toujours quelque chose de plus par<br />

rapport ...mais que ce soit technicien ou<br />

ingénieur je veux dire dès que l’on est dans<br />

le domaine technique, il y a le courant, il y<br />

a le premier contact.<br />

C’est le premier contact qui passe .<br />

Avec certaine personne il est souvent<br />

impossible d’avoir le premier contact parce<br />

qu’il y a pas ce courant qui passe, alors<br />

qu’avec un technicien, le contact est beaucoup<br />

plus simple…<br />

au départ hein.<br />

Après bon… je pense que c’est la technicité<br />

qui fait qu’on est capable de dialoguer<br />

ensemble»<br />

(technicien maintenance BTS EL 1980).<br />

Par ailleurs, l’attrait pour le technique<br />

est intergénérationnel, il n’est pas l’effet<br />

d’une classe d’âge particulière.<br />

Il prend sa source dans le milieu socioprofessionnel<br />

<strong>des</strong> parents puis il est relayé<br />

par le système scolaire.<br />

On peut remarquer en ce qui concerne la<br />

définition socioprofessionnelle <strong>des</strong> parents,<br />

que les techniciens supérieur interrogés sont<br />

issus pour la plupart de milieux sociaux<br />

qualifiés ou non, dont le père a exercé ou<br />

exerce toujours un ou <strong>des</strong> emplois industriels,<br />

qui pour certains ont été source de<br />

promotion (16) .<br />

«(...)mon père.... ouais ouais ... c’est<br />

super, mon père il était tourneur heu dans<br />

l’usine et puis il a, on a monté un atelier à<br />

la maison.<br />

Et après je passais 8 heures chez (...)<br />

enfin 8 heures je déconne 8, 9h h je sais pas<br />

chez (...) et puis encore au moins 4 plus les<br />

week-end dans la cave chez nous.<br />

On avait quand même à la fin ...trois<br />

tours, une fraiseuse, une mortaiseuse, et<br />

encore <strong>des</strong> bricoles...ouais mais on s’amusait<br />

bien ...(...)»<br />

(responsable technique petite entreprise,<br />

BTS F<strong>M1</strong>975).<br />

Les trajectoires <strong>des</strong> techniciens supérieurs<br />

doivent être comprises comme étant<br />

le fruit de stratégies permettant un positionnement<br />

dans l’espace social. En effet<br />

les choix de métiers font partie intégrante<br />

<strong>des</strong> stratégies promotionnelles <strong>des</strong> techniciens.<br />

Ainsi, le modèle d’intégration <strong>des</strong> techniciens<br />

fonctionne sur le modèle «cadre »,<br />

et se définit autour d’une volonté d’ascension<br />

et de réussite professionnelle.<br />

Les techniciens supérieurs savent que<br />

leurs chances d’évolution de carrière seront<br />

d’autant plus gran<strong>des</strong>, qu’ils auront exercé<br />

différentes fonctions et qu’ils auront une<br />

expérience dans <strong>des</strong> tâches d’organisation<br />

et de relation.<br />

L’infidélité à la technique se comprend<br />

ici par la peur, pour les techniciens, d’un<br />

blocage professionnel et social.<br />

Mais, la fidélité à la technique existe,<br />

pour certains, au delà de ces différents facteurs,<br />

elle est transversale; c’est-à-dire<br />

qu’au delà du statut et du rôle, la technique<br />

fait partie intégrante d’une façon d’être,<br />

dans et hors travail. Elle est le fruit d’une<br />

socialisation sociale et scolaire, et contribue<br />

à la construction d’une forme d’appartenance.<br />

Notes<br />

1. Nous empruntons ces deux dimensions d’attachement<br />

et de constance à la définition de la<br />

fidélité selon le «Petit Robert»<br />

Petit Robert, Dictionnaire LE ROBERT,<br />

PARIS, 1986.<br />

2. Les sections concernées sont celles <strong>des</strong> BTS<br />

Conception de Produit Industriel (CPI ex<br />

Bureau d’étu<strong>des</strong>), Electronique, Electrotechnique,<br />

Production mécanique (ex<br />

Fabrication mécanique), assistant technique<br />

d’ingénieur.<br />

3. Bourdieu Pierre, Le sens pratique, Les éditions<br />

de minuit, Paris, 1980, pp 101-102.<br />

4. Les conclusions en ce qui concerne les trajectoires<br />

<strong>des</strong> techniciens sont issues d’un questionnaire<br />

passé en 1990/91, à 333 sortants du lycée<br />

Louis Couffignal de Strasbourg sur une population<br />

totale de 1020 sortants, toutes sections<br />

confondues et tous âges confondus.<br />

5. Une trentaine d’entretiens semi-directifs ont été<br />

passés par la suite auprès de ce même échantillon<br />

(333).<br />

6. Bourdieu Pierre, Raisons pratiques, sur la théorie<br />

de l’action, éditions du Seuil, Paris, 1994, p<br />

82.<br />

7. FOUCAULT Michel, L’ordre du discours,<br />

Editions Gallimard, Paris , 1992, p 11.<br />

8. LEON Antoine, Histoire de l’enseignement en<br />

France, Presses Universitaires de France, 7ème<br />

édition, Paris, 1993, pp 94-100.<br />

9. Les lycées professionnels (1986) remplacent les<br />

lycées d’enseignement professionnel (1976) qui<br />

sont eux mêmes la rénovation <strong>des</strong> collèges<br />

d’enseignement technique (1956).<br />

10. L’augmentation <strong>des</strong> effectifs <strong>des</strong> STS et <strong>des</strong><br />

DUT se fait à un rythme régulier entre les années<br />

70 et 80, le point charnière selon le rapport<br />

Forestier (1991) étant 1985 où les effectifs sont<br />

égaux. Après 1985 les STS explosent du fait de<br />

la déconcentration qui donne aux recteurs tous<br />

les pouvoirs en matière de création et de gestion<br />

de ces filières, qui sont notamment budgétairement<br />

moins coûteuses que les IUT.<br />

11. L’échantillon que nous avons interrogé est issu<br />

du Lycée Louis Couffignal, où se dispense <strong>des</strong><br />

filières CAP, BEP, baccalauréats professionnel<br />

et technique, et <strong>des</strong> sections de techniciens supérieurs.<br />

12. Nous parlons ici <strong>des</strong> anciennes filières techniques,<br />

d’avant la réforme <strong>des</strong> baccalauréats<br />

rentrant en vigueur pour la rentrée 1995, à savoir<br />

que nous considérons principalement les baccalauréats<br />

techniques <strong>F1</strong>, F2, F3, E.<br />

13. FAGUER Jean pierre, Le baccalauréat «E» et le<br />

mythe du technicien, Actes de la recherches en<br />

<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, 1983, n° 50, pp 85-90.<br />

14. Boltanski Luc, Chamboredon Jean Claude,<br />

Hommes de métier ou hommes de qualité. In<br />

Bourdieu Pierre (et al). Un art moyen , essai sur<br />

les usages sociaux de la photographie, Les édition<br />

de minuit, Paris, 1965, pp 245-284.<br />

15. LOJKINE Jean, Les jeunes diplômés, un groupe<br />

social en quête d’identité, Presses Universitaires<br />

de France, Paris, 1992, p139.<br />

16. 39% <strong>des</strong> pères <strong>des</strong> jeunes sortants (< 5 ans) ont<br />

obtenus un CAP/BEP pour 27% <strong>des</strong> anciens.<br />

15. 5% <strong>des</strong> pères <strong>des</strong> jeunes sortants se définissent<br />

comme cadre supérieur, 22.1% ETAM, 26.5%<br />

OQ/ONQ.<br />

Pour les anciens, 21.7% <strong>des</strong> pères se définissent<br />

comme cadre supérieur, 17.3% comme ETAM,<br />

22.8% comme OQ/ONQ.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

134<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

135


MYRIAM KLINGER<br />

La thématique de la fidélité et<br />

de l’infidélité prend tout son<br />

sens, sans l’épuiser, au<br />

regard de l’approche<br />

biographique. Si «la fidélité<br />

est la vertu du temps continu,<br />

(...) ce n’est pas au temps<br />

qu’elle est fidèle, c’est à<br />

quelqu’un!» (1) .<br />

Fidélité et infidélité<br />

dans les histoires de vie sociale<br />

Myriam KLINGER<br />

Laboratoire de sociologie de la culture<br />

européenne<br />

Centre d’Étu<strong>des</strong> et de Recherches sur<br />

l’Intervention Sociale (CERIS)<br />

Comprendre alors que les histoires de<br />

vie ne sont pas la vie même; elles ne<br />

parlent pas toutes seules, elles<br />

résultent d’une activité dialogique. L’activité<br />

dialogique suppose un espace interpersonnel<br />

où prennent sens <strong>des</strong> relations nouées au<br />

présent et au passé: l’expérience humaine en<br />

est le centre, c’est son statut qui est interrogé<br />

à travers le questionnement sur la validité de<br />

la méthode biographique.<br />

«Combinaison de logiques d’action,<br />

logiques qui lient l’acteur à chacune <strong>des</strong><br />

dimensions d’un système» (2) , l’expérience<br />

sociale renvoie ici au mouvement et au lien.<br />

Comment en rendre compte dans le trajet<br />

qui va de la narration au texte? Comment<br />

l’histoire de vie sociale peut-elle être fidèle<br />

aux visages multiples, aux flux de vie qui la<br />

constituent? Affiliations successives,<br />

flexibles, l’identité biographique se dérobe<br />

à celui qui voudrait la fixer: illusion de la<br />

fidélité à l’unique, à l’authenticité.<br />

Atteindre l’authenticité, selon Ch. Taylor,<br />

n’est possible qu’en reconnaissant qu’un tel<br />

idéal dépend <strong>des</strong> relations dialogiques avec<br />

les autres, «d’un arrière-plan d’intelligibilité»,<br />

ou encore d’un «horizon de significations»<br />

qui permet à chacun de déterminer les<br />

questions qui comptent (3) . Illusoire encore<br />

que de vouloir saisir l’autre, les autres, leurs<br />

expériences dans leur entièreté, alors que<br />

dans les relations ordinaires comme dans<br />

l’interprétation du chercheur, la perception<br />

d’autrui repose sur la typification; laquelle<br />

n’a par ailleurs de sens que parce qu’elle<br />

puise dans <strong>des</strong> significations partagées.<br />

Toute la construction de l’histoire de vie,<br />

de l’expérience racontée au texte, est subordonnée<br />

à la question de l’interprétation,<br />

autrement dit à la question de la fidélité et de<br />

l’infidélité au sens pour le narrateur et pour<br />

le narrataire. Le texte de G. Simmel,<br />

«Digression sur la fidélité et la reconnaissance»<br />

(4) permet, à notre sens, de rapprocher<br />

cette question de la fidélité telle que l’auteur<br />

l’entend dans la vie sociale. Pour G. Simmel,<br />

«la fidélité peut être considérée comme la<br />

capacité d’inertie de l’âme; elle la maintient<br />

dans une voie choisie dès le début, bien que<br />

l’impulsion originale qui a conduit à cette<br />

voie n’existe plus» (5) . La fidélité, orientée<br />

«vers la continuité de la relation en tant que<br />

telle» propose une forme relativement stable<br />

aux relations forcément fluctuantes: fidélité<br />

qui se décline jusqu’à l’extrême inverse, en<br />

l’incluant, dépassement du «dualisme fondamental,<br />

forme première de toute association».<br />

Cette fidélité qui, à priori, rend l’existence<br />

d’une société possible, cette fidélité,<br />

au caractère spécifiquement sociologique<br />

selon G. Simmel, est pour nous plus qu’une<br />

image de ce qui nous rattache à l’expérience<br />

humaine. Elle nous permet de développer<br />

toutes les fluctuations du lien qui rapproche<br />

ou éloigne le chercheur <strong>des</strong> réalités qu’il veut<br />

comprendre et interpréter. Nous déclinerons<br />

un certain nombre de ces fidélités/infidélités<br />

qui jalonnent nos recherches (6) . Nous invitons<br />

en même temps le lecteur à parcourir<br />

<strong>des</strong> moments sensibles qui marquent la production<br />

<strong>des</strong> histoires de vie.<br />

L’expérience<br />

au centre de la narration<br />

Les biographies ne sont ni les fidèles<br />

miroirs de leur époque, encore moins la réalité,<br />

la vie même relatée. Elles visent la<br />

connaissance de l’expérience humaine, de<br />

l’intérieur même de cette expérience qui se<br />

dit dans un face-à-face entre narrateur et<br />

chercheur. L’expérience est concrète et<br />

ancrée dans le quotidien avec ses contradictions<br />

et ses hésitations, «l’expérience est<br />

interaction entre le moi et le monde, elle<br />

révèle à la fois l’un et l’autre, et l’un par<br />

l’autre» (7) . Dire et écouter cela, c’est chercher<br />

à comprendre la nature profondément<br />

dialogique et dialectique de ce qui se donne<br />

comme réalité dans la narration. Dire et<br />

écouter cela c’est aussi entrer de plein pied<br />

dans le domaine de l’ambiguïté entre fidélité<br />

et infidélité.<br />

La richesse de cette expérience humaine<br />

semble rassembler, au-delà <strong>des</strong> divergences<br />

théoriques, tous ceux qui comme le dit D.<br />

Bertaux décident de reconnaître aux savoirs<br />

de l’homme ordinaire une valeur sociologique.<br />

Pourtant, la terminologie pour dire<br />

cette démarche sociologique censée «réconcilier<br />

l’observation et la réflexion» (8) -<br />

l’approche biographique -, recèle quelques<br />

pièges qui ne sont pas faits pour faciliter<br />

l’accès à l’expérience humaine.<br />

D. Bertaux optait en 1980 pour le récit<br />

de vie plutôt que pour l’histoire de vie, trop<br />

proche, selon lui, de l’étude de cas et trop<br />

loin d’un objet sociologique valable; il ne<br />

pouvait alors se référer à l’histoire de vie de<br />

Tante Suzanne (9) . Pour M. Catani, l’évaluation<br />

critique de sa propre vie relève du choix<br />

assumé du narrateur de raconter. Cette<br />

réflexivité qui fait apparaître le système de<br />

valeur du narrateur caractérise l’histoire de<br />

vie sociale et la distingue d’autres formes<br />

de récits; ces derniers traduiraient davantage<br />

<strong>des</strong> pratiques <strong>sociales</strong> qu’ils ne proposeraient<br />

<strong>des</strong> interprétations du rapport aux<br />

mon<strong>des</strong> du narrateur.<br />

Nous n’approfondirons pas davantage<br />

ici ces distinctions ni les approches qui<br />

séparent, voire opposent, l’étude <strong>des</strong> rapports<br />

socio-structurels et celle <strong>des</strong> représentations<br />

symboliques (D. Bertaux), <strong>des</strong> structures<br />

<strong>sociales</strong> et de l’individuation<br />

(Passeron), le donné et le vécu (F.<br />

Ferrarotti), ou encore la psychobiographie<br />

et l’ethnobiographie (Poirier, Clapier-<br />

Valladon et Raybaud) (10) . Mais il est utile<br />

pour notre propos de voir que ces couples<br />

d’opposés traduisent le débat sur la validité<br />

<strong>des</strong> récits biographiques, le cadre épistémologique<br />

du biographique, «la question du<br />

rapport correct aux récits de vie», à chercher<br />

«entre les deux positions extrêmes: les<br />

récits de vie sont <strong>des</strong> artefacts; les récits de<br />

vie reflètent la vie telle que réellement<br />

vécue» (11) , nous pourrions dire entre infidélité<br />

et fidélité à l’expérience vécue, mais ce<br />

n’est pas aussi simple.<br />

En valorisant l’expérience comme interaction,<br />

nous admettons à l’instar de F.<br />

Ferrarotti, que les biographies parlent à<br />

condition d’éclairer le rapport dialectique<br />

entre le vécu <strong>des</strong> narrateurs et son cadre, ou<br />

pour le dire autrement entre les moments et<br />

leurs hommes; l’accent peut être mis sur les<br />

premiers ou les seconds selon le type et les<br />

phases de la recherche. Dans l’histoire de<br />

vie sociale, le narrateur, avec le chercheur,<br />

effectuent une bonne part de ce travail de va<br />

et vient: les souvenirs convoqués au présent<br />

sont reconstruits autour de valeurs qui font<br />

système et donnent sens à <strong>des</strong> pratiques, <strong>des</strong><br />

bouts d’existence, voire quelquefois à une<br />

vie entière.<br />

Volonté de compréhension pour soimême<br />

et pour les autres d’un passé, d’une<br />

pratique, cette reconstruction dans un cadre<br />

méthodologique précis n’est pas fondamentalement<br />

différente <strong>des</strong> constructions<br />

opérées dans la pensée courante - abstractions,<br />

généralisations, idéalisations - pour<br />

saisir la réalité du monde et s’y orienter.<br />

C’est par typification que nous en saisissons<br />

certains aspects et selon leur niveau de<br />

pertinence pour nous (12) . Or pour interpréter<br />

les situations à chaque moment de la vie<br />

quotidienne la pertinence repose ellemême<br />

sur la sédimentation <strong>des</strong> expériences<br />

antérieures réalisées en coopération avec<br />

d’autres: elles sont signifiantes pour tout un<br />

chacun, elles constituent aussi <strong>des</strong> mon<strong>des</strong><br />

partagés en commun; l’horizon de signification<br />

du narrateur comme du chercheur se<br />

fonde sur un monde intersubjectif et culturel.<br />

Chacun s’y trouve ainsi selon <strong>des</strong> positions<br />

variables, biographiquement déterminées<br />

et «définir la situation» (13) revient à<br />

dire l’histoire de cette sédimentation; mais<br />

pas seulement: «Cette situation biographiquement<br />

déterminée inclut certaines possibilités<br />

d’activités futures tant pratiques que<br />

théoriques qu’on appellera en bref “<strong>des</strong>sein<br />

à disposition”» (14) . Autrement dit, si la<br />

réflexivité du narrateur vise la signification<br />

de ses mon<strong>des</strong> et de ses moments de vie, elle<br />

intègre dans l’interprétation ces «<strong>des</strong>seins à<br />

disposition» qui rendent certains aspects,<br />

événements de la vie plus pertinents que<br />

d’autres et donne à l’histoire de vie un<br />

caractère vivant ouvert sur le futur, ouvert<br />

«à la situation présente, voire à ce qu’elle<br />

contient de projets» (15) dirait D. Bertaux.<br />

Ce passé recomposé peut se couler dans<br />

<strong>des</strong> formes ou <strong>des</strong> types plus ou moins<br />

reconnaissables ou même modélisables de<br />

l’existence (16) ; ou encore s’opérer selon <strong>des</strong><br />

«formes temporelles de la causalité» (17) qui<br />

oscillent entre l’approche processuelle et<br />

structurelle à moins qu’elles ne s’enchâssent<br />

l’une dans l’autre.<br />

Bien que «ce balisage du dialogue intersubjectif»<br />

paraisse être pour les auteurs de<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

136<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

137


ces différentes notions, comme pour nous,<br />

une tâche essentielle pour «comparer les<br />

rhétoriques interprétatives», il nous semble<br />

que leur réflexion rend principalement<br />

compte dans ce dialogue intersubjectif du<br />

pôle chercheur et laisse sur le bord le travail<br />

d’interprétation du pôle-narrateur.<br />

Le réajustement biographique<br />

Or, c’est d’abord le narrateur, infidèle à<br />

un hypothétique lui-même, qui transforme,<br />

négocie, réajuste sa biographie en fonction<br />

de ce qui le lie au présent et aux autres,<br />

fidèle en cela à l’expérience humaine. On<br />

peut rappeler ici G. Balandier: «Il s’agit de<br />

saisir le vécu social, le sujet dans ses pratiques,<br />

dans la manière dont il négocie les<br />

conditions <strong>sociales</strong> qui lui sont particulières»<br />

(18) . Négocier c’est aussi réajuster<br />

comme le souligne A. Strauss à propos de la<br />

maladie: «L’ajustement biographique<br />

devient le processus central par lequel les<br />

personnes mala<strong>des</strong> et leurs proches entreprennent<br />

<strong>des</strong> actions pour retrouver et/ou<br />

regagner un certain degré de contrôle sur<br />

leurs biographies rendues discontinues par<br />

la maladie» (19) .<br />

L’événement, ici la maladie, ailleurs une<br />

naissance, un licenciement, une expulsion...,<br />

comme un écheveau de fils trop serrés,<br />

polarise les aspects épars de la biographie<br />

puis sont replacés par le narrateur dans<br />

la trame du quotidien.<br />

Les situations d’accueil dans <strong>des</strong> services<br />

publics sont un indicateur intéressant<br />

de ce travail de réajustement biographique<br />

(20) . En effet raconter l’accueil, c’est<br />

raconter ce qui a amené à demander une<br />

information, une orientation, une prestation<br />

et souvent c’est déjà une longue histoire de<br />

rencontres plus ou moins ratées ou réussies<br />

avec l’administration et/ou les spécialistes<br />

du traitement de la vulnérabilité sociale.<br />

Dans ces récits, la rencontre avec <strong>des</strong><br />

accueillants devient elle-même événement<br />

autour duquel se construisent et s’ajustent<br />

<strong>des</strong> biographies: mémoires <strong>des</strong> lieux, <strong>des</strong><br />

moments et <strong>des</strong> hommes scandent <strong>des</strong> itinéraires<br />

de précarisation tout comme l’itinéraire<br />

professionnel <strong>des</strong> agents d’accueil, <strong>des</strong><br />

intervenants sociaux. Les récits nous permettent<br />

de montrer comment chacun réinscrit<br />

dans un présent et un devenir ces lieux<br />

de tension que sont les rencontres entre profanes<br />

et spécialistes, comment s’y élaborent<br />

et s’y définissent <strong>des</strong> liens de solidarité en<br />

référence au monde de chacun, comme aux<br />

significations partagées.<br />

A travers cet exemple nous entrevoyons<br />

la diversité <strong>des</strong> niveaux d’expérience pour<br />

chaque narrateur et l’enchevêtrement <strong>des</strong><br />

plans de vie dès lors que les histoires de vie<br />

se multiplient.<br />

Dans le cours même du recueil <strong>des</strong> histoires<br />

de vie <strong>des</strong> rapports au monde vécu se<br />

<strong>des</strong>sinent, plus ou moins typiques, qui viennent<br />

«saturer» progressivement les <strong>des</strong>criptions<br />

en profondeur de telle ou telle situation.<br />

Chaque narrateur donne sa voix, et<br />

aucun ne la retrouvera complètement au<br />

bout du processus interprétatif. Ceci est particulièrement<br />

vrai lorsque le texte final rend<br />

compte, à l’instar de la démarche anthropologique,<br />

d’un terrain, d’une unité sociale<br />

localisée: un tout selon <strong>des</strong> points de vue<br />

multiples et contradictoires. L’expérience<br />

humaine renvoie à la complexité, en rendre<br />

compte rend infidèle au principe d’une<br />

rationalité unique.<br />

Des narrateurs peuvent se sentir trahis<br />

dans leur dire du seul fait que leur propre<br />

interprétation qu’ils croyaient dominante<br />

sur le terrain apparaît relative, replacée dans<br />

un ensemble. De telles infidélités ressenties<br />

par les narrateurs sont d’autant moins<br />

contournables que ceux-ci occupent dans<br />

l’administration ou l’institution étudiée <strong>des</strong><br />

positions différentes d’un point de vue statutaire,<br />

voire moral ou idéologique. Nous<br />

rencontrons ici deux moments particuliers<br />

de la construction du texte et du rapport à la<br />

fidélité, celui où le chercheur va élaborer<br />

son interprétation et celui du retour du texte<br />

aux narrateurs, ou au commanditaire. Avant<br />

de les éclairer, il nous faut expliciter un<br />

autre de ces moments, sans lequel l’histoire<br />

de vie n’existerait pas: le face-à-face narrateur/narrataire<br />

et l’activité dialogique qu’il<br />

engendre.<br />

L’espace dialogique<br />

<strong>des</strong> histoires de vie<br />

Échange symbolique et ritualisé, l’histoire<br />

de vie est le résultat d’une rencontre<br />

entre deux ou plusieurs personnes, faite<br />

d’attirances réciproques, de mises à distance<br />

aussi. Pour le chercheur, la voix qu’il<br />

écoute ne peut être réductible à un objet,<br />

pour le narrateur l’oreille à qui il lègue une<br />

part de lui-même est plus que celle du<br />

témoin auriculaire d’Elias Canetti (21) .<br />

L’espace intersubjectif ainsi créé est la<br />

source d’une connaissance dialogique.<br />

Parcourir cet espace de paroles, de<br />

gestes, d’attitu<strong>des</strong> avec le narrateur, comprendre,<br />

saisir le sens visé par celui-ci,<br />

relève de l’expérience ordinaire de l’intersubjectivité<br />

que le chercheur connaît<br />

comme sujet social. Dans le protocole particulier<br />

de la biographie l’échange est formalisé<br />

autour d’un contrat de communication<br />

(22) . Ce qui s’y joue n’est pourtant pas<br />

autre chose que la compréhension <strong>des</strong> actes<br />

de paroles qui relient l’un à l’autre dans un<br />

moment de proximité et d’intense communication.<br />

Nous retrouvons dans le face-à-face une<br />

fidélité à ce qui nous lie entre sujets, une<br />

forme d’accès à l’autre, où «par-delà<br />

l’étrangeté, le divers, il faut dès lors poser<br />

un «nous» comme base possible de toute<br />

compréhension» (23) . Mais de l’intérieur<br />

même de l’expérience intersubjective une<br />

distance préexiste qui non seulement conditionne<br />

le détachement qui rend l’activité<br />

interprétative du chercheur possible mais<br />

protège chacun dans ses visées; le narrateur<br />

ne se présente ni pour lui-même ni pour son<br />

vis-à-vis en un bloc, le chercheur peut aller<br />

et venir <strong>des</strong> significations du narrateur à ses<br />

propres systèmes de pertinence. Cette circulation<br />

de références en références définit<br />

assez bien la réflexivité mise en oeuvre par<br />

le chercheur, somme de petites infidélités<br />

qui l’éloigne toujours un peu plus de la<br />

compréhension ordinaire de l’expérience du<br />

narrateur; tout en la postulant fidèlement<br />

comme une condition antinomique de la<br />

construction d’une connaissance (24). Nous<br />

y reviendrons.<br />

De l’espace intersubjectif au texte, un<br />

autre dialogue sourd également qui marque<br />

de ses enjeux l’échange et l’écriture.<br />

Rappelons ici que parler c’est déjà «être<br />

prise» (25) et: «Écrire, c’est nouer avec un terrain,<br />

mais aussi <strong>des</strong> devanciers, <strong>des</strong> autorités,<br />

<strong>des</strong> pairs, un dialogue» (26) .<br />

La fragilité de l’ordre interactionnel<br />

dans l’histoire de vie nécessite un art du dialogue,<br />

certes, mais encore le maintien d’une<br />

confiance telle que les fragments de vie, les<br />

secrets, puissent être dits mais jamais trahis.<br />

A moins que les narrateurs ne vous confient<br />

plus ou moins expressément mission de<br />

faire écho à leurs paroles, quelquefois à la<br />

face du monde, avec d’autant plus de foi que<br />

la souffrance à vivre et à dire est grande:<br />

«dites-leur!» alors: «Confiance et confidence,<br />

foi et fidélité, c’est là une seule et<br />

même fi<strong>des</strong>; un seul et même crédit (...) la<br />

confiance est déjà à sa manière une sorte de<br />

fidélité (...)» (27) .<br />

Le crédit n’est toutefois pas accordé<br />

d’emblée; passer du temps ensemble, partager<br />

quelque activité quotidienne, bref, faire<br />

du «travail de terrain» et alors seulement<br />

passer un pacte qui ressemble fort au fi<strong>des</strong>:<br />

main droite tendue au partenaire qui signait,<br />

chez les Romains déjà, le respect contraignant<br />

de la parole donnée.<br />

Le dialogue noué avec le terrain est quelquefois<br />

facilité lorsqu’un ouvrage est à<br />

l’horizon; certains proposent un livre dans<br />

le livre, ainsi ce narrateur qui, en début<br />

d’entretien, suggère d’ouvrir le livre de son<br />

enfance (28) . Le dialogue est aussi complexifié<br />

lorsque l’éditeur prend place de premier<br />

<strong>des</strong>tinataire, garant pour certains narrateurs<br />

de la publicité de leurs propos. C’est l’affirmation<br />

ou l’acte de foi qui prennent le <strong>des</strong>sus<br />

et le chercheur a bien du mal à conserver<br />

intacte une telle confiance.<br />

Cependant la confiance n’est pas forcément<br />

toute entière comme le narrateur ne se<br />

donne pas forcément tout entier dans l’interaction.<br />

Nous sommes renvoyés à l’ambiguïté<br />

entre fidélité et infidélité comme à l’ambivalence<br />

de chacun qui rend l’identité si problématique,<br />

intraduisible si ce n’est dans «l’étirement<br />

de l’être à travers les figures<br />

contrastées et mobiles de la narration» (29) .<br />

Aveu d’impuissance à tout dire, de soi,<br />

pour soi et pour l’autre et qui, transmis au<br />

chercheur dans un sous-entendu de connivence,<br />

concourt par là-même à marquer un<br />

quant-à-soi quelquefois tactique; ainsi ce<br />

narrateur qui termine son récit fortement<br />

émaillé de confidences par ces mots: «à vous<br />

non plus, je n’ai pas tout dit, il y a <strong>des</strong> choses<br />

qui ne sont pas complètes, c’est normal» (30) .<br />

Le narrateur ne se doute-t-il pas lui aussi<br />

de l’impossibilité pour le chercheur de tout<br />

dire et de tout écrire? Il lui fait confiance<br />

certes, mais il n’est pas dupe. Dans ce jeu <strong>des</strong><br />

limites, le chercheur trouve à prendre ses distances<br />

et s’engage sur la voie de l’écriture.<br />

W. Bosh, L’Escamoteur - 1475-1480. Saint Germain-en-Laye, Musée municipal<br />

Du détour au texte<br />

L’écriture est déjà là dès les premiers<br />

contacts et lorsqu’en plus il s’agit d’un terrain<br />

d’enquête aux frontières bien délimitées,<br />

elle est en germe dans les premières<br />

images fugitives, les premières intuitions<br />

que le regard encore détaché englobe<br />

comme un tout. Ainsi en était-il allé du<br />

contact avec notre premier terrain de<br />

recherche; dès l’abord il a fait naître en nous<br />

l’idée centrale de l’attente comme forme de<br />

vie, l’attente dans la folie, la maladie, d’un<br />

événement qui sortirait le lieu de son éternel<br />

présent. S’est développée en même<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

138<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

139


temps une affinité entre le terrain et les<br />

intentions d’écriture, quelque chose qui<br />

n’est pas encore un point de vue construit<br />

mais déjà un peu plus que «l’écrivabilité» (31)<br />

qui se fonde sur la conviction qu’un texte<br />

peut prendre consistance.<br />

Rappelons ici que pour le chercheur in<br />

situ la compréhension <strong>des</strong> autres passe par la<br />

mise en commun de significations, repose<br />

comme pour quiconque sur la réciprocité <strong>des</strong><br />

perspectives et l’anticipation de sens; dès<br />

lors qu’il observe et mobilise sa réserve de<br />

connaissances qui l’a formé théoriquement,<br />

la connaissance ainsi construite renvoie à un<br />

système de pertinence spécifique qui va saturer<br />

progressivement une ou plusieurs interprétations.<br />

Pour A. Schütz: «L’observateur<br />

participant ou le chercheur sur le terrain noue<br />

un contact avec le groupe à étudier comme<br />

un homme parmi ses semblables; l’attitude<br />

scientifique ne détermine que le système de<br />

pertinence qui fonctionne comme schème de<br />

sélection et d’interprétation» (32) . La distance<br />

entre la compréhension et l’interprétation -<br />

trajet du sens fait texte - se nourrit de l’antagonisme<br />

de ces deux formes de connaissance.<br />

L’approche biographique est un<br />

moyen de rendre sa force dialogique à cet<br />

antagonisme. Elle est aussi pour nous,<br />

mémoire active d’un contact inaugural avec<br />

le terrain, ici l’expérience de l’enfermement<br />

et de la folie: fidélité à l’humain malgré<br />

l’effacement <strong>des</strong> premiers liens du chercheur<br />

à son terrain; reste une forme qui par la suite<br />

et en d’autres lieux marque de son empreinte<br />

le travail sociologique.<br />

«Nouer un contact» peut prendre du temps<br />

et dialoguer en circulant d’un système de pertinence<br />

à un autre suppose «ces mo<strong>des</strong> liminaux<br />

de communications» (33) , construits<br />

patiemment dans le travail de terrain. Bien<br />

éloigné <strong>des</strong> références théoriques acquises<br />

jusqu’alors, notre premier terrain ne s’est<br />

laissé approcher que progressivement. Armé<br />

de savoir scientifique, il nous a fallu d’abord<br />

participer aux diverses formes de sociabilité<br />

du lieu avant que de saisir les différents<br />

niveaux d’expérience humaine en jeu, trouver<br />

un lien entre les mon<strong>des</strong> <strong>des</strong> fous, <strong>des</strong><br />

médecins, <strong>des</strong> infirmiers et <strong>des</strong> administratifs.<br />

«Mise entre parenthèse» ou «détour», selon,<br />

cet accès au sens de l’autre par l’observation,<br />

l’écoute, la réflexion marque la biographie du<br />

chercheur comme une première expérience<br />

où il s’agit d’endosser le contact direct avec<br />

la souffrance, la maladie, l’enfermement et<br />

tout à la fois ne pas perdre de vue que ces<br />

semblables-là agissent avec pertinence; leur<br />

pertinence, qu’il s’agit de décrire afin d’en<br />

retrouver le sens.<br />

«Le détour», dans sa référence à G.<br />

Balandier et à la démarche anthropologique,<br />

est ici requis comme métaphore, tout comme<br />

ce premier terrain condense métaphoriquement<br />

la participation aux mon<strong>des</strong> à interpréter,<br />

la confrontation <strong>des</strong> valeurs et le dialogue<br />

qui en naît. Cette première approche<br />

<strong>des</strong> autres, ces fous, par-delà leur étrangeté<br />

ou à cause de l’exotisme qu’ils ont d’abord<br />

suscité en nous, a <strong>des</strong>siné les contours d’une<br />

forme possible de rapport au terrain, de relation<br />

aux sujets du texte à écrire.<br />

Cette forme était habitée alors par <strong>des</strong> rapports<br />

tumultueux au terrain, une passion pour<br />

ces semblables et leur altérité; la réflexivité<br />

du chercheur a métabolisé peu à peu ce «saut»<br />

dans «une province de signification» (34)<br />

jusqu’alors méconnue, pour en trouver la formule<br />

de translation permettant de passer de<br />

celle-ci à d’autres provinces, de circuler de<br />

celles-ci aux mon<strong>des</strong> de la vie quotidienne et<br />

<strong>des</strong> connaissances scientifiques. Réflexivité<br />

et détachement vont de pair: l’écriture qui<br />

accompagne l’implication sociologique<br />

éloigne du tragique <strong>des</strong> biographies et modifie<br />

au fur et à mesure le cadrage de l’expérience;<br />

jusqu’à perdre même l’image d’un<br />

tout, concret et complet.<br />

L’art de la composition<br />

<strong>des</strong> voix<br />

C’est alors que se rompt le charme de la<br />

métaphore du terrain comme passage obligé<br />

pour dire vrai. C’est alors que s’effrite<br />

l’idée d’un corps de pratiques, d’une identité<br />

collective et culturelle dont le texte se<br />

ferait l’écho illusoirement réaliste.<br />

L’infidélité à la nature <strong>des</strong> premiers liens<br />

noués avec le terrain a déjà largement fait<br />

son chemin, ne reste que la trace mnésique<br />

de l’expérience et sa forme à laquelle nous<br />

restons fidèle jusque dans le texte et par la<br />

suite dans les choix réitérés de nos<br />

métho<strong>des</strong> et nos références théoriques.<br />

L’expérience vécue demeure fondamentale<br />

pour appréhender la réalité et les histoires<br />

de vie ne cessent de relayer notre confiance<br />

en sa richesse heuristique. Bien que soit<br />

passée l’impulsion originale qui nous a<br />

conduit dans cette première expérience de<br />

relation aux êtres parlants objets/sujets de<br />

connaissance, nous y restons fidèle au<br />

moyen <strong>des</strong> histoires de vie qui à chaque fois<br />

renouvellent ce filtre savant fait de fidélité<br />

et d’infidélité, de compréhension et d’interprétation.<br />

Au moment de la construction du texte<br />

final, la question de la fidélité est au rendezvous:<br />

dans le couper, coller inévitable, le<br />

chercheur-auteur ne peut éviter la question<br />

de la fonction expressive <strong>des</strong> histoires de<br />

vie. Quels que soient les choix effectués,<br />

quel que soit l’art de la composition <strong>des</strong><br />

voix, l’excès de sens est inépuisable, l’écriture<br />

n’y suffit pas. Et parce que «le monde<br />

du texte a le pouvoir exorbitant d’incarner<br />

le monde réel et de le trahir en même<br />

temps» (35) , le travail du texte s’attache à<br />

mettre en perspective fidélité et infidélité<br />

dans la construction d’une connaissance<br />

biographique.<br />

Mais rien ne nous garantit que ces<br />

mala<strong>des</strong> dont l’interprétation de leur mal<br />

oscille entre la malédiction et la punition,<br />

ne soient pas <strong>des</strong> créatures plus ou moins<br />

idéal-typiques qui agissent et parlent en<br />

accord avec l’intention que leur assigne le<br />

chercheur: plus proches alors de marionnettes<br />

(36) que d’une interprétation qui permette<br />

de saisir leur monde, celui précisé-<br />

ment de l’attente d’une hypothétique guérison.<br />

Comment rendre compte de ces histoires<br />

de vie d’assistés, de sans-domicile fixe,<br />

fragmentées, souvent cassées, de cette<br />

parole errante qui tente de reconstituer <strong>des</strong><br />

événements et du sens? Éviter que le texte<br />

ne laisse apparaître une identité du pauvre,<br />

éviter la <strong>des</strong>cription d’une institution cohérente<br />

comme tout exprès créée pour<br />

accueillir ses démunis. Tout en restant<br />

fidèle à l’expérience humaine, éviter la tentation<br />

ethnologisante de donner à lire du fait<br />

social total alors même que le lieu de<br />

l’enquête est un courant d’air continu qui<br />

emporte avec lui <strong>des</strong> errances multiples, ou<br />

comme le dit si bien J. Rancière: «construire<br />

un récit où l’on puisse voir comment non<br />

pas un corps produit <strong>des</strong> voix, mais <strong>des</strong> voix<br />

<strong>des</strong>sinent petit à petit une sorte d’espace<br />

collectif» (37) . Finalement le texte tente de<br />

prolonger les dialogues mis en route dans<br />

<strong>des</strong> entretiens et veut faire voir, plutôt<br />

qu’une figure de la pauvreté, ces citadins<br />

qui se fondent dans la masse, hommes qui<br />

cherchent à s’enraciner et noma<strong>des</strong>, personnages<br />

à facettes, dans l’hésitation permanente.<br />

Le petit scrupule<br />

de la fidélité<br />

Fragment d’histoires de vie<br />

A l’hôpital psychiatrique, la réunion<br />

<strong>des</strong> mala<strong>des</strong> était un temps pour les histoires<br />

de la semaine, qui recueillait en un<br />

lieu donné ce qui se passait ailleurs dans<br />

l’espace asilaire:<br />

«- on peut parler de tout ici!<br />

- plus besoin d’écrire ce que l’on discute<br />

ici.»<br />

Ces propos reflétaient ce qu’était peu à<br />

peu devenue la réunion du mardi: une sorte<br />

de chronique libre du Service de Sûreté.<br />

D’autres discours affleuraient, révélant <strong>des</strong><br />

attitu<strong>des</strong> duplices, ainsi qu’une résistance<br />

vitale extraordinaire. On s’échangeait <strong>des</strong><br />

conseils pour «laisser filer le temps jusqu’à<br />

la sortie le mieux possible». Un article du<br />

journal <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> «Quelques trucs»,couronnait<br />

cette manière d’agir sur le temps<br />

indéfini car «ici personne ne sait lorsqu’il<br />

sortira». En voici quelques extraits:<br />

«L’enjeu est d’importance: il s’agit de<br />

conserver sa forme du premier jour afin de<br />

préparer au mieux celui de notre sortie.<br />

Premier conseil: laissez glisser le temps<br />

afin qu’il n’ait pas d’emprise sur vous.<br />

Vivez sans montre. Laissez filer les dates:<br />

1 er septembre, 15 septembre, 3 octobre, 15<br />

novembre. Ne vous faites pas de souvenirs<br />

ici, ils sont <strong>des</strong>tructeurs.<br />

Deuxième conseil: vivez au jour le jour.<br />

Ne pensez pas aux préoccupations que<br />

vous aurez lors de votre sortie. Ces problèmes<br />

se résoudront en leur temps: cherchez<br />

un appartement,du travail, etc.<br />

Il est un moment que le chercheur peut<br />

difficilement ignorer, dans l’histoire de vie<br />

moins qu’ailleurs: c’est le retour du texte au<br />

narrateur. Lorsque le narrateur devient coauteur,<br />

ainsi dans Tante Suzanne, les questions<br />

autour de la fidélité sont inclues dans<br />

le texte, en quelque sorte assumées quoique<br />

toujours ouvertes. Lorsque <strong>des</strong> narrateurs<br />

ont permis l’accès à un terrain d’enquête, la<br />

restitution par le chercheur est rarement à la<br />

hauteur de l’offre: ce ne sont pas tant les<br />

interprétations qui sont en cause qu’une<br />

sorte d’ingratitude ressentie par ceux qui<br />

pensaient que le texte allait traduire fidèlement<br />

leurs seuls points de vue. Si le dialogue<br />

peut reprendre, il n’est pas impossible<br />

de faire entendre la multiplicité <strong>des</strong> points<br />

de vue et de laisser le texte ouvert, de laisser<br />

circuler le sens, s’échapper les interprétations,<br />

quitte à ce que l’auteur du texte<br />

s’étonne du sens cette fois attribué à tel ou<br />

tel propos. Par ailleurs, dans une perspective<br />

de recherche-action telle que la fonde<br />

Troisième conseil: nous vivons ici loin<br />

de toute tendresse féminine. Il est plutôt<br />

conseillé de penser en soi-même aux<br />

moments doux que vous avez jadis passés<br />

avec une femme. Si vous n’en avez pas eu,<br />

pensez à ceux que vous pourrez avoir dans<br />

l’avenir. L’espoir nourrit le prisonnier et<br />

le regaillardit.<br />

Quatrième conseil: occupez-vous.<br />

S’adonner à une petite tâche quotidienne<br />

est libérateur. En outre, cela ne fait pas<br />

perdre le goût du travail. C’est important<br />

pour la sortie. Adonnez-vous pleinement<br />

aux activités qui sont proposées par les<br />

deux infirmiers-moniteurs: volley-ball,<br />

piscine, cafétéria, pyrogravure, musique,<br />

sorties à l’extérieur, etc... Ces activités<br />

vous font sortir de vous-mêmes et font<br />

s’accomplir le plus important: la fuite du<br />

temps».<br />

Quelquefois, les «trucs», c’était le<br />

piège; à force de s’adapter au présent sans<br />

fin, l’extérieur devenait invivable. Après<br />

plusieurs sorties à l’extérieur du service,<br />

Gérard, l’ancien voleur de camions,<br />

demande à réintégrer le service; il y fut<br />

exceptionnellement reçu sous le régime du<br />

placement libre: «Je vis bien ici, ricanaitil,<br />

peut-être qu’un jour, on me donnera une<br />

blouse blanche».<br />

F. Ferrarotti, c’est la capacité d’agir <strong>des</strong> narrateurs<br />

qui se réveille. Une mémoire projective<br />

est alors sollicitée qui aurait d’après<br />

l’auteur, valeur heuristique pour le sociologue<br />

et valeur existentielle pour les<br />

acteurs-narrateurs.<br />

Reste pourtant cette question lancinante<br />

pour le chercheur: jusqu’où son interpréta-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

140<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

141


tion rencontre-t-elle les constructions de<br />

l’expérience que ses narrateurs pourraient<br />

faire de la réalité sociale? Quelles métamorphoses,<br />

pour ne pas dire infidélités, de<br />

l’expérience vécue au texte?<br />

Comme un petit caillou dans la chaussure,<br />

ce scrupule accompagne le chercheur<br />

chemin faisant. Il ne le laisse en paix que<br />

lorsque chacun trouve à sa façon la formule<br />

pour atténuer l’écart entre la relation directe<br />

aux autres et le détachement du travail de<br />

construction du chercheur. Ainsi chez D.<br />

Bertaux trouve-t-on une première affirmation:<br />

pour regarder son monde, servons-nous<br />

du narrateur «comme d’un périscope, et qui<br />

soit le plus transparent possible»; puis<br />

quelques lignes plus loin, il explicite l’intérêt<br />

<strong>des</strong> biographies car elles correspondent<br />

«à un échange symbolique entre frères<br />

humains» (38) . De telles formules nous<br />

semble bien traduire ce scrupule incontournable,<br />

dont chacun trouve à s’accommoder<br />

à chaque étape de sa recherche.<br />

Écoutons cette fois G. Simmel au sujet<br />

de ces formes stables et autonomes développées<br />

par <strong>des</strong> relations dont l’origine peut<br />

bien être perdue: «Sans ce facteur d’inertie<br />

<strong>des</strong> associations existantes, la société considérée<br />

comme un tout s’effondrerait<br />

constamment ou changerait d’une façon<br />

inimaginable» (39) .<br />

La fidélité, dit-il, est un <strong>des</strong> facteurs le<br />

plus à même de préserver ces formes<br />

<strong>sociales</strong>, elle est le pont qui «intègre la stabilité<br />

<strong>des</strong> formes supra-individuelles <strong>des</strong><br />

relations» (40) . L’image du pont peut vouloir<br />

dire que le sociologue cherchant sa formule<br />

pour s’accommoder de son scrupule est participant<br />

dans les associations; il n’est pas si<br />

désintéressé ou détaché que cela du monde<br />

commun.<br />

La fidélité est essentiellement confiance<br />

réciproque que les narrateurs donnent et que<br />

le chercheur continue d’entretenir en<br />

l’expérience sociale.<br />

Notes<br />

1. JANKELEVITCH, Vladimir. Les vertus et<br />

l’amour. vol 1. Paris: Flammarion, 1986. 141-<br />

142.<br />

2. DUBET, François. Sociologie de l’expérience.<br />

Paris: Seuil. 1994. p. 105.<br />

3. TAYLOR, Charles. Le malaise de la modernité.<br />

Paris: Cerf, 1994.<br />

4. in RAMMSTEDT, O. et WATIER, P. G.Simmel<br />

et les <strong>sciences</strong> humaines. Paris: Méridiens<br />

Kliencksieck, 1992.<br />

5. SIMMEL, Georg, in RAMMSTEDT, O et<br />

WATIER, P. op. cit., p. 44.<br />

6. nous les évoquerons au fur et à mesure; les terrains<br />

d’enquête en question sont respectivement:<br />

un hôpital psychiatrique, un centre<br />

d’hébergement pour adultes en difficultés<br />

<strong>sociales</strong> et certains services publics du Bas-<br />

Rhin.<br />

7. BERTAUX, Daniel. L’approche biographique.<br />

Sa validité méthodologique, ses potentialités.<br />

Cahiers Internationaux de Sociologie, 1980,<br />

vol. LXIX, p. 197-225.<br />

8. BERTAUX, Daniel. op. cit., p.201.<br />

9. CATANI, M. et MAZE, S. Tante Suzanne. Une<br />

histoire de vie sociale. Paris: Méridiens, 1982.<br />

10. voir l’article de HEINRITZ, Ch. et RAMM-<br />

STEDT, O. L’approche biographique en France.<br />

Cahiers Internationaux de Sociologie, 1991,<br />

vol. XCI, p. 331-370.<br />

11. HEINRITZ, Ch. et RAMMSTEDT, O. op.cit.,<br />

p. 356.<br />

12. nous nous référons à SCHUTZ, Alfred. Le chercheur<br />

et le quotidien. Paris: Méridiens<br />

Klincksieck, 1987.<br />

13. selon l’expression de THOMAS, W.I., in<br />

GRAFMEYER, Y.et JOSEPH, I. L’école de<br />

Chicago. Naissance de l’écologie urbaine.<br />

Paris: Aubier, 1990.<br />

14. SCHUTZ, A. op. cit. (note 12), p. 15.<br />

15. BERTAUX, D. op. cit. (note 7), p.213.<br />

16. voir PASSERON, J.C. qui analyse la prégnance<br />

du«modèle génétique de la croissance» ou du<br />

«modèle essentialiste du «cas» dans la reconstruction<br />

du devenir biographique», in:<br />

Biographies, flux, itinéraires, trajectoire. <strong>Revue</strong><br />

Française de Sociologie, 1990, n° 31-1, p. 3-22.<br />

17. DE CONINCK, F.et GODARD, F. L’approche<br />

biographique à l’épreuve de l’interprétation. Les<br />

formes temporelles de la causalité. <strong>Revue</strong> française<br />

de sociologie. 1990, n° 31-1, p.23-53.<br />

18. BALANDIER, Georges. Préface, in FERRA-<br />

ROTTI, Franco. Histoire et histoires de vie. La<br />

méthode biographique dans les <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong>. Paris: Méridiens, 1983, p. 8.<br />

19. STRAUSS, Anselm. La trame de la négociation.<br />

Sociologie qualitative et interactionnisme.<br />

Paris: L’Harmattan, 1992, p. 41.<br />

20. KLINGER, M.et ANDRIEUX, F.(et al.),<br />

L’accueil <strong>des</strong> personnes défavorisées dans les<br />

services publiques du Bas-Rhin. Rapport,<br />

Commissariat Général du Plan, Convention<br />

d’étude n°5/1992, notifié le18 mars 1992,<br />

Université <strong>des</strong> Sciences Humaines de<br />

Strasbourg. CERIS.<br />

21. CANETTI, Elias. Le témoin auriculaire. Paris:<br />

Albin Michel, 1985. Le témoin auriculaire n’est<br />

qu’une caisse enregistreuse, caricature à<br />

l’extrême de la fidélité dans l’exactitude, de<br />

l’infidélité par excès de neutralité: «le témoin<br />

auriculaire s’applique à ne pas regarder, mais il<br />

n’entend que mieux (...) il encaisse tout et<br />

n’oublie rien (...). Il n’en rajoute pas, il dit tout<br />

très exactement: plus d’un voudrait s’être tu, en<br />

son temps». (p. 68).<br />

22. voir CHANFRAULT-DUCHET, M.F. Le système<br />

interactionnel du récit de vie. Sociétés,<br />

1988, n°18. p. 26-31.<br />

23. WATIER, Patrick. La compréhension et le point<br />

de vue subjectiviste. <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />

Sociales de la France de l’Est. 1986/87, n° 15,<br />

p. 180-191.<br />

24. voir KLINGER, Myriam. Question de distance:<br />

une approche biographique en institution psychiatrique,<br />

in D’ALLONDANS, T.G. et<br />

ADAM, A. Pathologies <strong>des</strong> institutions.<br />

Toulouse: Erès, 1990.<br />

25. SAADA, J.F. et CONTRERAS, J. Corps pour<br />

corps. Enquête sur la sorcellerie dans le<br />

Bocage. Gallimard: 1989.<br />

26. PERROT, M. et DE LA SOUDIERE, M. L’écriture<br />

<strong>des</strong> <strong>sciences</strong> de l’homme; enjeux.<br />

Communications, 1984, n° 58, p. 13.<br />

27. JANKELEVITCH, V. op. cit. (note 1), p.145.<br />

28. KLINGER, M. et D’ALLONDANS, T.G.<br />

Errances et hospitalité. Toulouse: Erès, 1991,<br />

p.22.<br />

29. SLEDZIEWSKI, Elisabeth G. Sujet et identité.<br />

L’homme et la société, 1991/3, n° 101, p. 47.<br />

30. KLINGER, M. et D’ALLONDANS, T.G. op.<br />

cit. (note 28), p. 115.<br />

31. DE LA SOUDIERE, M. Ecrire l’hiver.<br />

Communications, op. cit. (note 26), p. 113.<br />

32. SCHUTZ, A. op.cit.(note 12), p. 49.<br />

33. RABINOW, Paul. Un ethnologue au Maroc.<br />

Réflexions sur une enquête de terrain. Hachette:<br />

1988, p. 139.<br />

34. SCHUTZ, A. op. cit. (note 12), ch. IV: «Les réalités<br />

multiples et leur constitution».<br />

35. PERROT, M. et DE LA SOUDIERE, M. op. cit.<br />

(note 26), p. 13.<br />

36. telles que SCHUTZ, A. l’explicite dans:<br />

«Construction <strong>des</strong> objets de pensée par les<br />

<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>». Le chercheur et le quotidien.<br />

op. cit., p. 42-58.<br />

37. RANCIERE, Jacques. Histoire <strong>des</strong> mots, mots<br />

de l’histoire. Communications, op. cit. (note<br />

26), p. 88.<br />

38. BERTAUX, D. op. cit. (note 7), p. 217.<br />

39. SIMMEL, G. op. cit. (note 4), p. 45.<br />

40. SIMMEL, G. op. cit. (note 4), p. 51.<br />

La tour de Babil, 1995 (Photo : A. Morain)<br />

© Présence Panchounette<br />

Thèse<br />

et recherche<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

142


CAROLE THIRY<br />

Comment soigner<br />

les mala<strong>des</strong> alcooliques?<br />

Genèse d’une structure légère (1)<br />

Nous effectuerons un détour<br />

par la politique de lutte<br />

antialcoolique afin de<br />

comprendre comment cette<br />

petite structure, devant (selon<br />

le texte officiel) comporter<br />

trois pièces, dont une salle<br />

d’attente de petite capacité,<br />

<strong>des</strong>tinée à l’accueil, à l’écoute<br />

et au dépistage du buveur<br />

excessif sans problème<br />

psychiatrique lourd, a vu le<br />

jour, et a été institutionnalisée<br />

à travers la circulaire du 31<br />

juillet 1975 sous la<br />

dénomination de Centre<br />

d’Hygiène Alimentaire<br />

(C.H.A. (2) ).<br />

Carole THIRY<br />

Allocataire d’enseignement<br />

et de recherche C.E.R.E.S.S.<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

Cette circulaire était précédée d’une<br />

autre, relative au renforcement <strong>des</strong><br />

moyens de traitement de la maladie<br />

alcoolique, datant du 23 novembre 1970, et<br />

instituant les Consultations d’Hygiène<br />

Alimentaire à titre expérimental (3) . Une<br />

nouvelle circulaire datant du 15 mars 1983 (4)<br />

viendra ensuite modifier et élargir l’activité<br />

de la structure aux soins et à la prévention de<br />

toute personne confrontée à <strong>des</strong> problèmes<br />

d’alcoolisation, quel que soit le stade de celleci.<br />

De plus, la structure pourra désormais<br />

s’appeler Centre d’Hygiène Alimentaire et<br />

d’Alcoologie. Le C.H.A.A. voit également<br />

adjoindre à ses missions, l’enseignement, la<br />

formation et la recherche. C’est une structure<br />

qui se compose d’une équipe pluriprofessionnelle<br />

de taille réduite (entre 2 et<br />

8 personnes; il s’agit le plus souvent, d’un<br />

médecin-directeur, d’une infirmière, d’une<br />

secrétaire; on y trouve aussi une assistante<br />

sociale, un psychologue ou encore une<br />

diététicienne) chargée du suivi et de<br />

l’accompagnement ambulatoires du malade<br />

alcoolique.<br />

Les origines du C.H.A. seraient à rechercher<br />

dans le climat particulier de l’aprèsseconde<br />

guerre mondiale, correspondant à<br />

la mise en place d’un nouveau modèle culturel<br />

plus rationnel, qui constitue un tournant<br />

dans le rapport Etat/alcool. La particularité<br />

de cette petite structure résiderait dans<br />

le fait qu’elle serait venue combler un vide<br />

dans l’institution, plus cohérente, du<br />

contrôle et du traitement de l’alcoolisme.<br />

Nous serons ainsi amenée à repérer les<br />

transformations survenues dans le champ de<br />

l’alcoolisme, notamment à travers la politique<br />

de lutte antialcoolique, pour tenter de<br />

saisir quels étaient les enjeux étatiques,<br />

sociaux et professionnels qui ont permis la<br />

naissance du C.H.A.<br />

En quelque sorte, la création du C.H.A.<br />

résulterait de la mise en évidence, par la<br />

combinaison de plusieurs facteurs, de nouveaux<br />

besoins en matière de prise en charge<br />

de la maladie alcoolique. En effet, l’accentuation<br />

du climat médical dans les années<br />

1950, la distinction plus fine établie parmi<br />

les buveurs, la prise de conscience, au lendemain<br />

de la seconde guerre mondiale, par<br />

la société, de l’ampleur du phénomène<br />

alcool ainsi qu’une sensibilité particulière<br />

<strong>des</strong> pouvoirs publics face à la politique de<br />

lutte antialcoolique, la naissance de<br />

l’alcoologie permettant une autre conception<br />

de la maladie et de son traitement,<br />

remettant par là-même en cause la pertinence<br />

<strong>des</strong> structures chargées jusqu’alors<br />

<strong>des</strong> soins, enfin l’évolution de la législation<br />

dans le domaine de la sécurité routière; ces<br />

éléments se combinant ont progressivement<br />

conduit les pouvoirs publics à vouloir<br />

créer une structure intermédiaire, souple,<br />

Max Neumann, Leimtempera/Ö/Nessel, 210 x 300 cm. Frage, Juni 1993<br />

répondant de manière adéquate aux besoins<br />

spécifiques qui sont ceux <strong>des</strong> buveurs<br />

excessifs - non dépendants -, et prenant en<br />

compte, dans un même espace thérapeutique,<br />

les multiples aspects engendrés par<br />

la maladie alcoolique. Pour le dire autrement,<br />

c’est l’impuissance <strong>des</strong> structures<br />

traditionnelles à répondre à certaines<br />

deman<strong>des</strong>, qui se situent en marge de leur<br />

fonctionnement, qui aurait suscité la création<br />

d’un nouvel équipement.<br />

Afin de retracer l’émergence du C.H.A.,<br />

nous dégagerons quatre phases marquantes,<br />

qui constitueront autant de parties.<br />

Tout d’abord, nous nous attarderons sur<br />

la période précédant les années 1950, qui est<br />

dominée par une conception traditionnelle<br />

de l’alcoolisme, dont le traitement est aux<br />

mains <strong>des</strong> psychiatres.<br />

Vient ensuite ce que nous considérons<br />

comme un tournant, à partir <strong>des</strong> années<br />

1950, car l’État, au lendemain de la seconde<br />

guerre mondiale, orientera sa politique de<br />

lutte antialcoolique vers une logique curative<br />

et préventive.<br />

Les années 1960 constituent une troisième<br />

phase, et seront marquées par la naissance<br />

de l’alcoologie et par la multiplication<br />

<strong>des</strong> acteurs sensibilisés à la maladie<br />

alcoolique, donnant à la lutte antialcoolique<br />

une nouvelle orientation.<br />

Enfin, l’institutionnalisation du C.H.A.<br />

- le 31 juillet 1975 - marquera la prise de<br />

conscience par les pouvoirs publics de la<br />

nécessité de créer un nouvel équipement<br />

répondant à <strong>des</strong> besoins particuliers, ceux<br />

<strong>des</strong> buveurs excessifs.<br />

La période précédant les années 1950<br />

correspond à un modèle culturel traditionnel<br />

dans lequel domine une logique punitive.<br />

L’ivrogne, puis l’alcoolique (puisque<br />

le mot alcoolisme est une invention du<br />

milieu du XIX e siècle (5) ) sont perçus comme<br />

une menace pesant sur l’ordre social, à<br />

laquelle la société répond soit par l’internement<br />

(6) , soit par l’emprisonnement (7) .<br />

Remarquons que cette logique ne fait que<br />

reprendre le fondement du principe de<br />

l’enfermement, invention du XVII e siècle.<br />

En effet, comme l’explique M. FOU-<br />

CAULT, «avant d’avoir le sens médical que<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

144<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

145


nous lui donnons, ou que nous aimons lui<br />

supposer, l’internement a été exigé pour<br />

toute autre chose que le souci de la guérison.<br />

Ce qui l’a rendu nécessaire, c’est un<br />

impératif de travail. Notre philanthropie<br />

voudrait bien reconnaître les signes d’une<br />

bienveillance envers la maladie, là où se<br />

marque seulement la condamnation de<br />

l’oisiveté. [...]. D’emblée, l’institution se<br />

donnait pour tâche d’empêcher la mendicité<br />

et l’oisiveté comme les sources de tous les<br />

désordres» (8) . On assiste donc, et pour longtemps,<br />

à une prise en compte de l’ivrognerie<br />

par les aliénistes. Ce qui était encore<br />

majoritairement considéré comme un comportement<br />

d’habitude «fait son entrée dans<br />

le champ médical sous ses aspects avant<br />

tout neuropsychiatriques» (9) . Mais tous les<br />

buveurs ne relevaient pas de l’asile; ceux<br />

qui présentaient <strong>des</strong> alcoolopathies somatiques<br />

sans troubles du comportement<br />

étaient envoyés - certes tardivement - à<br />

l’hôpital général (10) . Ainsi, la prise en charge<br />

de l’alcoolisme s’inscrit dans deux grands<br />

courants: d’une part la psychiatrie, d’autre<br />

part la gastro-entérologie et la médecine<br />

interne (11) .<br />

Au modèle culturel traditionnel, vient se<br />

juxtaposer une vision médicale de l’alcoolisme<br />

tout juste naissante au milieu du XIX e<br />

siècle. Un médecin suédois, M. Huss,<br />

invente en 1849 le mot alcoolisme, et<br />

conçoit cette maladie comme une intoxication,<br />

et constitue à partir de ses observations<br />

«un véritable corpus <strong>des</strong> lésions alcooliques»<br />

(12) . L’introduction de la notion de<br />

dépendance au produit alcool, signe en<br />

théorie l’appartenance de l’alcoolisme au<br />

domaine <strong>des</strong> maladies, et marque par là la<br />

rupture avec ce qui était conçu auparavant<br />

comme un comportement.<br />

Cela dit, cette conception médicalisée de<br />

l’alcoolisme a été très lente à pénétrer le<br />

corps médical et l’opinion publique peu<br />

avertie en la matière. Plusieurs éléments de<br />

réponse peuvent être apportés. Tout<br />

d’abord, les travaux de M. Huss ont certes<br />

ouverts un domaine d’exploration scientifique,<br />

mais ils ont aussi très certainement<br />

ravivés la perspective traditionnelle, populaire,<br />

qui a fait de l’alcoolisme «le fléau du<br />

siècle» (13) . L’enseignement dans le cursus<br />

<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> médicales était peu développé.<br />

Par ailleurs, ces mêmes médecins, qui adhéraient<br />

à une vision médicalisée de l’alcoolisme,<br />

vivaient dans une société où l’alcool<br />

était globalement valorisé. En somme, une<br />

certaine ambivalence caractérisait le rapport<br />

à l’alcool, souvent associé à la convivialité<br />

dans cette société du XIX e siècle (14) ,<br />

si bien que l’on peut être amené à croire que<br />

les médecins s’en préoccupaient plus pour<br />

<strong>des</strong> raisons <strong>sociales</strong> que médicales. Ainsi,<br />

le concept d’intoxication alcoolique (qui<br />

contient l’idée <strong>des</strong> effets chroniques engendrés<br />

par la consommation en excès) parvenait<br />

difficilement à se défaire de celui<br />

d’ivrognerie (qui renvoie à un comportement<br />

le plus souvent convivial). Enfin,<br />

l’alcoolique était un personnage ambigu,<br />

difficile à cerner, suscitant le désordre et le<br />

crime, justifiant là encore que <strong>des</strong> mesures<br />

coercitives soient prises.<br />

En somme, tout au long de cette première<br />

phase, où domine largement une<br />

vision traditionnelle, l’alcoolique est défini<br />

socialement.<br />

Dans une deuxième phase, nous nous<br />

orientons vers un nouveau modèle culturel<br />

qui va céder la place à une vision médicale,<br />

plus rationnelle. Progressivement, la maladie<br />

alcoolique, à travers la notion de dépendance,<br />

fait son chemin et va pénétrer tous<br />

les milieux sociaux. Notons à ce sujet le rôle<br />

important qu’a joué la découverte du disulfirame<br />

(15) par le docteur Jacobsen (originaire<br />

du Danemark) au début <strong>des</strong> années 1950. A<br />

un produit présenté comme un remède,<br />

allait correspondre dorénavant dans l’esprit<br />

de l’opinion publique une maladie alcoolique<br />

(16) .<br />

Il faut aussi, nous semble-t-il, retracer le<br />

contexte particulier de l’après-seconde<br />

guerre mondiale, caractérisé par une nouvelle<br />

sensibilité. En effet, une prise de<br />

conscience par les pouvoirs publics <strong>des</strong><br />

multiples aspects, économiques, sociaux et<br />

sanitaires de l’alcoolisme s’amorce.<br />

L’alcool coûte cher à la société, et justifie<br />

sur ce plan <strong>des</strong> mesures économiques restrictives<br />

(17) . Sur le plan social, une ambiguïté<br />

règne autour du produit alcool, qui est certes<br />

valorisé (18) , mais aussi responsable de nombreux<br />

accidents de la route, du travail..., ce<br />

dont la population n’a pas forcément<br />

conscience (19) . Cette période verra naître le<br />

Haut Comité d’Étude et d’Information sur<br />

l’Alcoolisme (1953), chargé de proposer au<br />

gouvernement toutes sortes de mesures susceptibles<br />

de diminuer l’importance de ce<br />

fléau (20) . Par ailleurs, les travaux médicaux<br />

progressent et les connaissances s’affinent;<br />

notamment le modèle, pendant longtemps<br />

prédominant, de l’alcoolisation socio-professionnelle<br />

d’habitude et de convivialité<br />

propre aux pays viticoles est sérieusement<br />

remis en question. Les psychiatres mettent<br />

l’accent sur la composante psychologique<br />

de la consommation d’alcool, rejoignant<br />

ainsi le schéma anglo-saxon (21) . De plus, la<br />

distinction entre les buveurs et les aliénés<br />

est établie; de même, différentes catégories<br />

de buveurs apparaissent nécessitant divers<br />

mo<strong>des</strong> de prise en charge (22) .<br />

Au cours de cette deuxième période,<br />

souvent qualifiée d’antialcoolisme d’État<br />

(sous le gouvernement de P. Men<strong>des</strong>-<br />

France), le vote de la loi du 15 avril 1954<br />

relative au traitement <strong>des</strong> alcooliques dangereux<br />

pour autrui, constitue un jalon, dans<br />

la mesure où, pour la première fois, une<br />

filière thérapeutique vient se juxtaposer à<br />

une filière répressive. L’originalité de cette<br />

législation se situe dans le fait que l’autorité<br />

sanitaire intervient précocément en persuadant<br />

l’alcoolique de suivre un traitement,<br />

avant même qu’il ait pu commettre quelque<br />

action mettant en péril son entourage ou la<br />

société (23) , traduisant par là l’acceptation du<br />

concept d’alcoolisme maladie. Il y a également<br />

une réelle volonté de l’État de s’impli-<br />

quer dans la lutte antialcoolique en mettant<br />

en oeuvre une logique d’action différente,<br />

ciblée sur l’anticipation, en vue de protéger<br />

la société. Cependant, les psychiatres ont<br />

toujours la main mise sur le dispositif de<br />

lutte antialcoolique qui est assimilé à celui<br />

de la prophylaxie <strong>des</strong> maladies mentales (24) .<br />

Les années 1960 sont marquées par la<br />

prise de conscience de l’inadéquation du<br />

dispositif traditionnel de lutte contre<br />

l’alcoolisme, sous l’effet de la multiplication<br />

<strong>des</strong> intervenants, sensibilisés aux problèmes<br />

que pose l’alcoolisme. Ce phénomène<br />

est à mettre en liaison avec la<br />

naissance de l’alcoologie, nouvelle discipline<br />

élargissant la définition de l’alcoolisme<br />

et ses composantes, non plus seulement<br />

à l’individu, mais à l’environnement<br />

ainsi qu’au produit alcool (25) . Cette<br />

démarche alcoologique, prenant en compte<br />

divers facteurs d’ordre individuels et collectifs,<br />

va changer la nature de la prise en<br />

charge de l’alcoolique parce qu’elle permet<br />

de le considérer avec un autre regard. Le<br />

triple sens de la maladie que lui attribuent<br />

les anglo-saxons prend ici tout son sens:<br />

«disease», désigne la réalité biologique<br />

observable dans ses symptômes, avec son<br />

diagnostic et son pronostic; «illness», correspond<br />

au vécu de la maladie par le sujet<br />

souffrant, et «sickness» à la représentation<br />

sociale de la maladie (26) .<br />

Cette nouvelle définition élargie va<br />

entraîner une multiplication <strong>des</strong> acteurs<br />

appartenant à différentes sphères. Parmi ces<br />

acteurs, les médecins du travail et les organisations<br />

syndicales, en participant au<br />

dépistage ainsi qu’à l’information sur<br />

l’alcoolisme dans le monde du travail, ont<br />

contribué à la désignation de toute une<br />

population de buveurs, et plus particulièrement<br />

une catégorie difficilement identifiable<br />

que sont les buveurs excessifs. «S’il<br />

est difficile de mesurer l’alcoolisme dans<br />

les entreprises, note F. Steudler, les chiffres<br />

<strong>des</strong> différentes enquêtes tournent autour de<br />

12% d’alcooliques parmi les travailleurs<br />

actifs» (27) . Le médecin du travail fait figure<br />

d’acteur privilégié pour participer activement<br />

au dépistage précoce de l’alcoolisme<br />

(28) .<br />

Certains mouvements d’anciens<br />

buveurs, qui se sont constitués comme les<br />

véritables relais du renouveau de la conception<br />

de l’alcoolisme qu’est venue apporter<br />

l’alcoologie, occupent une place de plus en<br />

plus grande dans le paysage de la lutte antialcoolique.<br />

Ils réclament un lieu de soins<br />

adapté aux buveurs, dans la mesure où ces<br />

derniers s’intègrent mal au milieu hospitalier,<br />

rejeté à la fois par les autres mala<strong>des</strong> et<br />

par le personnel soignant qui les considèrent<br />

comme <strong>des</strong> individus perturbant l’organisation<br />

rigoureuse du service. Ce sentiment<br />

de malaise est encore plus accentué<br />

lorsque le buveur est placé en hôpital psychiatrique,<br />

où il n’a, bien souvent, pas sa<br />

place (29) .<br />

En relation avec les transformations survenues<br />

dans le champ de l’alcoolisme, les<br />

psychiatres, maîtrisant jusqu’alors le dispositif,<br />

s’interrogent sur leur compétence à<br />

soigner les mala<strong>des</strong> alcooliques en général.<br />

La profession est à cette époque en pleine<br />

mutation et expansion. De plus, l’esprit de<br />

corps qui régnait auparavant auprès <strong>des</strong><br />

psychiatres a cédé la place à une certaine<br />

hétérogénéité. En effet, certains psychiatres<br />

se préoccupent plus <strong>des</strong> questions d’alcool<br />

que d’autres (30) , et certains se sont ralliés à<br />

l’alcoologie tandis que quelques uns y sont<br />

hostiles. C’est donc une profession en<br />

pleine évolution, marquée par un clivage, et<br />

traversée par un questionnement sur les<br />

capacités à traiter tous les alcooliques, qui<br />

caractérise les années 1960. Cet extrait<br />

d’une discussion à l’occasion d’une séance<br />

de la Société Médico-psychologique est<br />

assez évocateur: «Il est vrai que, lorsque<br />

nous nous trouvons aux confins de la psychiatrie<br />

qui nous est familière, nous constatons<br />

un malaise. [...]. Nous devons donc<br />

nous demander s’il ne faut pas réviser nos<br />

relations publiques. Elles doivent reposer<br />

sur un exposé clair, indiscutable de notre<br />

compétence. Quel est notre savoir en<br />

matière d’alcoolisme? [...]» (31) .<br />

Dans un autre domaine, l’évolution de la<br />

législation routière avec, notamment, l’instauration<br />

d’un taux légal d’alcoolémie fixé<br />

à 0,8 gramme d’alcool pour mille (loi du 9<br />

juillet 1970 (32) ), ainsi que la systématisation<br />

du dépistage de l’alcoolémie par l’air expiré<br />

en dehors de toute infraction, sur la<br />

demande du procureur de la République (loi<br />

du 12 juillet 1978 (33) ), a contribué là encore<br />

à désigner toute une frange de buveurs non<br />

dépendants, mais présentant un danger. En<br />

mettant l’accent sur la prévention <strong>des</strong><br />

risques, ces mesures, - qui abaissent de plus<br />

en plus le seuil de tolérance de l’alcoolémie<br />

routière et durcissent les sanctions - traduisent<br />

une fois de plus qu’une nouvelle sensibilité<br />

voit le jour. Cette notion de dangerosité<br />

routière aura un retentissement sur la<br />

perception du buveur: «Ce n’était plus la<br />

brute avinée classique, ou le névrosé gravement<br />

intolérant à la boisson, c’était un nouveau<br />

type d’individu. Surpris, sinon choqué<br />

de s’entendre étiqueter dangereux, ce type,<br />

pour les commissions, les expertises, devait<br />

constituer une nouvelle génération d’alcoolique<br />

avec ses problèmes propres» (34) . La<br />

multiplication <strong>des</strong> examens va donc entraîner<br />

une augmentation de la fréquentation<br />

<strong>des</strong> structures existantes, qui exigera très<br />

rapidement la création de nouveaux équipements<br />

(35) pour répondre à ces deman<strong>des</strong> particulières,<br />

qui ne sont pas celles de mala<strong>des</strong><br />

alcooliques dépendants.<br />

En somme, la convergence de l’action de<br />

ces différents acteurs a eu pour résultat,<br />

d’une part de montrer l’inadaptation du dispositif<br />

psychiatrisé à certaines catégories de<br />

buveurs, d’autre part de contribuer au développement<br />

d’un cadre institutionnel spécifique<br />

(36) mettant l’accent sur le dépistage<br />

précoce, ce qui a suscité la prise de<br />

conscience d’un vide subsistant au niveau<br />

de la prise en charge du buveur à risque, non<br />

dépendant. Aussi, ce mouvement, qui peut<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

146<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

147


se résumer par l’apparition d’une nouvelle<br />

orientation de la lutte antialcoolique,<br />

marque-t-il le début de l’autonomisation du<br />

dispositif de prise en charge de la maladie<br />

alcoolique (37) .<br />

La quatrième phase se caractérise par<br />

l’institutionnalisation du C.H.A. venant<br />

combler un vide dans le dispositif de lutte<br />

antialcoolique. Il y a, au début <strong>des</strong> années<br />

1970, une réelle volonté <strong>des</strong> pouvoirs<br />

publics de créer une structure souple, intermédiaire<br />

et répondant à <strong>des</strong> besoins particuliers.<br />

Cette volonté a pu être concrétisée<br />

grâce à la conviction de certains hauts fonctionnaires,<br />

notamment le docteur P.<br />

Charbonneau, alors directeur général de la<br />

santé, de favoriser le dépistage précoce.<br />

Aussi, les pouvoirs publics se sont-ils largement<br />

appuyés sur l’expérience mise en<br />

oeuvre à la S.N.C.F. dans les années 1950,<br />

par le docteur P.M. Le Gô et son équipe.<br />

Face aux importants problèmes d’alcool<br />

que subissait cette collectivité de travail, le<br />

docteur Le Gô - qui avait déjà mis en place<br />

<strong>des</strong> moyens précoces pour lutter contre la<br />

tuberculose (38) - proposait d’aborder la question<br />

alcool par le biais de l’hygiène alimentaire<br />

(39) . C’est ainsi que le premier Centre<br />

d’Hygiène Alimentaire a vu le jour à la<br />

S.N.C.F. en 1959 (40) . Il s’en suit un enchaînement<br />

d’événements qui aboutiront à la<br />

création, par une circulaire du 31 juillet<br />

1975, du Centre d’Hygiène Alimentaire.<br />

Convaincu de la pertinence du dépistage<br />

précoce de l’alcoolisme, le docteur P.<br />

Chrabonneau - qui était par ailleurs l’ami du<br />

docteur le Gô - a été l’initiateur, en 1970,<br />

d’une circulaire instituant à titre expérimental<br />

les consultations d’hygiène alimentaire<br />

(41) . Le docteur Le Gô a par la suite, en<br />

1973, été conseiller technique au ministère<br />

de la santé, alors que S. Veil était ministre.<br />

Entre temps, L. Naso, retraitée et ancienne<br />

responsable du C.H.A. de la S.N.C.F., crée<br />

en 1972, à Soissons, le premier C.H.A. en<br />

milieu ouvert, fidèle au modèle du Dr Le<br />

Gô, qui deviendra par la suite le C.H.A.<br />

pilote (42) . Ainsi, la mise en pratique - et par<br />

là même une longue période de maturation<br />

- a précédé l’institutionnalisation du C.H.A.<br />

La circulaire du 31 juillet 1975 portant sur<br />

le dépistage et le traitement précoces de<br />

l’alcoolisme, consistant à «mettre en place<br />

un nouveau moyen d’approche <strong>des</strong> buveurs<br />

excessifs» (43) , s’est largement appuyée sur<br />

l’expérience de Soissons, qui elle-même<br />

reposait sur la circulaire du 23 novembre<br />

1970 relative aux consultations d’hygiène<br />

alimentaire (44) .<br />

Un pas de plus dans le processus d’autonomisation<br />

du dispositif de lutte contre<br />

l’alcoolisme est franchi avec la parution<br />

d’une nouvelle circulaire datant du 15 mars<br />

1983, qui, pour faire face aux deman<strong>des</strong> de<br />

plus en plus accrues et diversifiées, étend<br />

les missions du C.H.A. aux soins, à la formation<br />

et à la recherche. De plus, elle suggère<br />

dorénavant l’appellation de Centre<br />

d’Hygiène Alimentaire et d’Alcoologie ou<br />

encore Centre d’Alcoologie (45) , effaçant la<br />

fragile distinction établie jusqu’alors entre<br />

buveurs excessifs et alcoolodépendants,<br />

que de nombreux C.H.A. confrontés à la<br />

réalité avaient déjà dépassée.<br />

Sur le plan du financement, l’alcoolisme<br />

étant exclusivement compétence d’État<br />

depuis la loi de décentralisation du 2 mars<br />

1982, les C.H.A.A. sont alimentés par un<br />

chapitre budgétaire comportant le financement<br />

du dispositif spécialisé, à savoir les<br />

structures nationales de lutte contre l’alcoolisme<br />

et les C.H.A.A. (46) . Depuis lors, le dispositif<br />

n’a guère évolué à en juger par la<br />

constance du nombre de structures depuis<br />

1983 (47) et l’État semble s’en être désintéressé<br />

jusqu’à aujourd’hui, note un récent<br />

rapport d’évaluation du dispositif spécialisé<br />

de lutte contre l’alcoolisme (48) .<br />

Cette approche socio-historique nous a<br />

permis de montrer que l’émergence du<br />

C.H.A.A. s’explique par la combinaison de<br />

trois facteurs: social, «politico-économique»,<br />

et «technico-professionnel» (49) . Le<br />

facteur politico-économique réside dans la<br />

volonté <strong>des</strong> pouvoirs publics de mettre en<br />

oeuvre, dès le lendemain de la seconde<br />

guerre mondiale, <strong>des</strong> solutions afin<br />

d’enrayer les méfaits liés à la consommation<br />

abusive d’alcool. Sur le plan social,<br />

l’alcool est globalement associé à la convivialité,<br />

mais il est également responsable de<br />

nombreux accidents de la route, du travail<br />

et cause de nombreux décès, dévoilant ainsi<br />

l’existence de différentes catégories de<br />

buveurs, notamment les buveurs excessifs.<br />

Le facteur technico-professionnel traduit à<br />

la fois la médicalisation de l’alcoolisme faisant<br />

considérablement régresser les effets<br />

spectaculaires comme les déliriums tremens,<br />

et la naissance de l’alcoologie donnant<br />

à la lutte antialcoolique une nouvelle<br />

orientation.<br />

Notes<br />

1. Cet article a été rédigé à partir du premier tome<br />

de notre thèse de doctorat nouveau régime de<br />

sociologie: Le Centre d’Hygiène Alimentaire et<br />

d’Alcoologie (C.H.A.A.): genèse et fonctionnement<br />

d’un type d’organisation, sous la direction<br />

du Pr F. STEUDLER, U.S.H.S., 1994. Tome I:<br />

Etude de l’évolution de la politique de lutte antialcoolique,<br />

de la genèse et de l’émergence du<br />

C.H.A.A.<br />

2. Circulaire DGS/2266/MS du 31 juillet 1975<br />

relative au dépistage et au traitement précoce de<br />

l’alcoolisme.<br />

3. Circulaire DGS/1252/MSI.<br />

4. Circulaire DGS/137/2D du 15 mars 1983 relative<br />

à la prévention <strong>des</strong> problèmes liés à la<br />

consommation d’alcool.<br />

5. En effet, avant que la maladie alcoolique ne voit<br />

le jour, la société et le corps médical voyaient<br />

dans l’ivrognerie - terme usité jusqu’à la moitié<br />

du XIX e siècle - un comportement répréhensible.<br />

6. Les alcooliques qui se sont montrés scandaleux<br />

sont le plus souvent admis à l’hôpital psychiatrique,<br />

sous le régime de la loi de 1838, en placement<br />

d’office après intervention <strong>des</strong> autorités.<br />

Cf RAINAUT, Jean. Alcoolisme et hôpitaux<br />

psychiatriques, <strong>Revue</strong> de l’Alcoolisme, janviermars<br />

1974, n°1, T.20, p.37.<br />

7. La loi de 1873 sur la répression de l’ivresse<br />

publique qu’a fait voter T. ROUSSEL, député<br />

de la Lozère, instituait un ensemble de mesures<br />

répressives contre l’ivresse à l’égard <strong>des</strong><br />

buveurs, mais aussi envers ”les débitants de<br />

boissons ayant servi à boire à <strong>des</strong> gens manifestement<br />

ivres ou à <strong>des</strong> mineurs de moins de<br />

16 ans.” GILLET, C. Dispositions légales<br />

concernant l’alcoolisme, in BARRUCAND, D.<br />

Alcoologie, RIOM Laboratoires: CERM, 1988,<br />

p.337; cf aussi SOURNIA, J.C. Histoire de<br />

l’alcoolisme, Paris: Flammarion, 1986, p.159.<br />

8. FOUCAULT, M. Histoire de la folie à l’âge<br />

classique, Paris: Gallimard, 1972, p.75.<br />

9. NOURRISSON, D. Le buveur du XIXe siècle,<br />

Paris: Albin Michel, 1990, p.176. En effet, dès<br />

le début du XIXe siècle, la consommation<br />

d’alcool en excès était tenue pour responsable<br />

de troubles mentaux, tandis que sur le plan<br />

somatique, le lien n’avait pas encore été établi<br />

entre la consommation d’alcool et les conséquences<br />

viscérales.<br />

10. RAINAUT, J. art. cit., p.37.<br />

11. PARQUET, P. Discours d’introduction à la<br />

Journée Nationale Française <strong>des</strong> unités d’hospitalisation<br />

d’alcoologie, 26 novembre 1992, Val<br />

de Grâce, Paris.<br />

12. SOURNIA, J.C. op. cit; p.70.<br />

13. NOURRISSON, D. op. cit., p.190.<br />

14. bid., p.132.<br />

15. Ce médicament (connu encore sous le nom<br />

d’antabuse) utilisé dans les cures ambulatoires,<br />

combiné avec une prise d’alcool, provoque aussitôt<br />

un sentiment de malaise (appelé effet antabuse),<br />

caractérisé par une forte sensation de chaleur,<br />

<strong>des</strong> nausées, <strong>des</strong> vomissements; effets dont<br />

le patient est informé. cf MALKA, R. FOU-<br />

QUET, P. VACHONFRANCE, G. Alcoologie,<br />

Paris: Masson, 2ème édition, p.138.<br />

16. DUBLINEAU, J. La préparation et le vote de la<br />

loi du 15 avril 1954, L’Info Psy, mai 1975,<br />

vol.51, n°5, p.521.<br />

17. Journal Officiel, Conseil Economique, 30 janvier<br />

1954, in JAEGER, M. Le désordre psychiatrique,<br />

Paris: Payot, 1981, p.129.<br />

18. BARTHES, R. Mythologies, Paris: Seuil, 1958.<br />

19. Documents parlementaires, Assemblée nationale,<br />

Annexe n°4788, session de 1948, 3ème<br />

séance du 30 juin 1948, p.1442.<br />

20. JAEGER, M. op. cit., p.128. Aujourd’hui le<br />

H.C.E.I.A. n’existe plus; il a été intégré dans le<br />

Haut Comité de la Santé Publique, qui a un<br />

objectif plus large.<br />

21. Cf à ce sujet les travaux de FOUQUET, P.<br />

notamment, Alcoolisme et psychiatrie,<br />

L’Evolution Psychiatrique, avril-juin 1959,<br />

Fasc.II, p.235, dans lequel il montre que l’alcoolisme<br />

ne peut être conçu que ”comme une<br />

conduite psychopathologique ressortissant à la<br />

psychiatrie”. Cf aussi FOUQUET, P. Réflexions<br />

cliniques et thérapeutiques sur l’alcoolisme,<br />

L’Evolution Psychiatrique, 1951, n°2, XVI,<br />

p.235.<br />

22. Cf DEROBERT, L. et DUCHENE, H. L’alcoolisme<br />

aigu et chronique, Paris: J.B BAILLIERE<br />

et fils, 1942, p.190 et DUBLINEAU, J. Projet<br />

d’une législation antialcoolique, Annales<br />

Médico-Psychologiques, février 1946, n°2, T.I,<br />

pp.124-127.<br />

23. Loi n°54-439 du 15 avril 1954 sur le traitement<br />

<strong>des</strong> alcooliques dangereux pour autrui, Journal<br />

Officiel du 21 avril 1954.<br />

24. Cf le décret n°55-571 du 20 mai 1955 sur la prophylaxie<br />

<strong>des</strong> maladies mentales, Journal<br />

Officiel du 21 mai 1955 où il est écrit que ”le<br />

dépistage et la prophylaxie <strong>des</strong> maladies et déficiences<br />

mentales et de l’alcoolisme, ainsi que la<br />

postcure <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> ayant fait l’objet de soins<br />

psychiatriques ou de cures antialcooliques, sont<br />

assurés par <strong>des</strong> dispensaires d’hygiène mentale<br />

fonctionnant dans le cadre <strong>des</strong> services départementaux<br />

d’hygiène sociale.”<br />

25. FOUQUET, P. Eloge de l’alcoolisme et naissance<br />

de l’alcoologie, Alcool ou Santé, 1967,<br />

n°82, pp.3-11.<br />

26. NOURRISSON, D. op. cit., p.130; cf aussi<br />

ZEMPLENI, A. Quelques problèmes de<br />

méthode en psychopathologie africaine, in<br />

RETEL-LAURENTIN, A. Une anthropologie<br />

médicale en France?, Paris: C.N.R.S., 1983,<br />

p.23.<br />

27. STEUDLER, F. Aspects sociologiques de la<br />

consommation d’alcool, Les actes du congrès de<br />

Strasbourg, Alcool et opinion I, Alcool ou Santé,<br />

1976, 138/139, n°5/6 p.58.<br />

28. GODARD, J. Pourquoi les Centres d’Hygiène<br />

Alimentaire?, La Santé de l’Homme, mai-juin<br />

1978, p.36.<br />

29. RAINAUT, J. art. cit., p.39.<br />

30. ROPERT, R. [et al.]. Le psychiatre et l’alcoolique<br />

en 1974. Evolution et orientation <strong>des</strong> structures<br />

de soins, Annales Médico-psychologiques,<br />

mars 1974, n°3, T.I, p.375.<br />

31. ibid., p.381.<br />

32. Loi n°70-597 du 9 juillet 1970 instituant un taux<br />

légal d’alcoolémie et généralisant le dépistage<br />

par l’air expiré, Journal Officiel du 10 juillet<br />

1970.<br />

33. Le dépistage préventif de l’alcoolémie sur les<br />

routes, Alcool ou Santé, 1978, n°146, pp.5-6.<br />

34. DUBLINEAU, J. La préparation et le vote de la<br />

loi du 15 avril 1954, art. cit., p.523.<br />

35. La prévention de l’alcoolisme, rapport de<br />

l’Inspection Générale <strong>des</strong> Affaires Sanitaires et<br />

Sociales:, L’Info Psy, mars 1976, n°3, vol.52,<br />

p.382.<br />

36. EBERSOLD, S. La notion de handicap: de<br />

l’inadaptation à l’exclusion, Regards<br />

Sociologiques, 1991, n° 1, p.74.<br />

37. THIRY, C. Le Centre d’Hygiène Alimentaire et<br />

d’Alcoologie (C.H.A.A.): genèse et fonctionnement<br />

d’un type d’organisation, Thèse de doctorat<br />

de sociologie sous la direction du Pr F.<br />

STEUDLER, U.S.H.S., 1994, p.137.<br />

38. Le GÔ, P.M. Nouvelles conceptions de la lutte<br />

contre l’alcoolisme par la prévention, le dépistage<br />

précoce systématique: les Centres<br />

d’Hygiène Alimentaire, La Santé de l’Homme,<br />

janvier-février 1971, n°171, p.28.<br />

39. ibid.<br />

40. Interview de NASO, L’Infirmière en chef à la<br />

S.N.C.F., retraitée, ancienne responsable du<br />

C.H.A, ancienne directrice de l’association <strong>des</strong><br />

C.H.A. de l’Aisne.<br />

41. Circulaire du 23 novembre 1970.<br />

42. NASO, L. Les C.H.A. de l’Aisne, histoire et<br />

généalogie, 1971-1989: Soissons, 1991, pp.7-8.<br />

43. Circulaire DGS/2266/MSI du 31 juillet 1975.<br />

44. Précisons ici que <strong>des</strong> expériences de consultations<br />

avaient déjà vu le jour dans plusieurs<br />

départements, avec <strong>des</strong> optiques différentes,<br />

bien avant l’expérience de Soissons et contenaient<br />

déjà en germe le principe de fonctionnement<br />

du C.H.A. tel que nous le connaissons<br />

aujourd’hui.<br />

45. Circulaire DGS/137/2D du 15 mars 1983 relative<br />

à la prévention <strong>des</strong> problèmes liés à la<br />

consommation d’alcool.<br />

46. Avant la loi de la décentralisation, il y avait un<br />

financement croisé <strong>des</strong> C.H.A.A. en raison de<br />

l’imbrication <strong>des</strong> compétences. Le département<br />

finançait en partie les C.H.A.A.(à environ 16%)<br />

ainsi que la psychiatrie qui étaient sur la même<br />

ligne budgétaire; l’Etat, en raison de sa participation<br />

obligatoire à certaines dépenses, donnait<br />

une enveloppe (environ 84% du budget<br />

C.H.A.A.) au département. Comme ce dernier<br />

ne disposait pas encore de services administratifs<br />

propres, il confiait, sous l’autorité du préfet,<br />

l’exécution du budget à la Direction<br />

Départementale <strong>des</strong> Affaires Sanitaires et<br />

Sociales.<br />

47. Globalement, il y a eu deux vagues de création<br />

<strong>des</strong> C.H.A.A. correspondant aux deux circulaires,<br />

l’une du 31 juillet 1975, l’autre du 15<br />

mars 1983. Pour indication, en 1984, il y avait<br />

160 C.H.A.A., en 1987, 165 et en 1993, 170<br />

C.H.A.A. en France soignant environ 200 000<br />

consultants, sachant qu’il y a entre 2 et 8 millions<br />

de personnes ayant un problème avec<br />

l’alcool. Cf Les C.H.A.A., éléments pour une<br />

clarification, rapport de l’E.N.S.P., Rennes,<br />

1984, p.21; C.H.A.A. 1987, Informations<br />

rapi<strong>des</strong>, S.E.S.I., n°146, 1989, p.2; Alcool et<br />

santé; faits et chiffres, Ministère de la santé et<br />

de l’action humanitaire, 1992, p.3.<br />

48. Rapport d’audit du groupe TEN, Evaluation du<br />

dispositif spécialisé de lutte contre l’alcoolisme<br />

(chapitre 47-14), Rapport Final, 1993, pp.63-64.<br />

49. STEUDLER, F. Santé, politique et politiques de<br />

santé, Prospective et Santé, 1981, n°19, p.30.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

148<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

149


MARIE-MADELEINE COURTOISIER<br />

Le Lièvre de Pâques ( * )<br />

Fête religieuse<br />

et traditionnelle, Pâques<br />

est aussi en Alsace, et dans<br />

une vaste zone européenne,<br />

caractérisée par l’attente<br />

d’un personnage,<br />

celui du Lièvre de Pâques<br />

qui pond <strong>des</strong> œufs colorés<br />

aux enfants.<br />

Marie-Madeleine COURTOISIER<br />

Faculté de Sociologie Ethnologie, Nice<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

La croyance au lièvre de Pâques fait<br />

partie <strong>des</strong> cultures rhénanes et de la<br />

culture danubienne. Elle est commune<br />

à une grande partie de l’Allemagne, de la<br />

Suisse et de l’Autriche. Nous la retrouvons<br />

aussi en Amérique du Nord, en Amérique<br />

Latine, où elle a été amenée par les émigrants.<br />

Personne n’a jamais vu ce lièvre, on le<br />

devine seulement. Cet être surnaturel est<br />

immuable, éternellement fixé dans sa forme<br />

et dans son retour périodique. Il est défini<br />

par une fonction exclusive dont seuls les<br />

enfants sont bénéficiaires. Quelle est donc<br />

la raison de ce généreux donateur que son<br />

caractère de croyance enfantine a jusqu’à<br />

présent dispensé d’explication?<br />

Le Littré ne connaît pas le lièvre de<br />

Pâques. Jakob et Wilhelm Grimm le mentionnent,<br />

dans leur Deutsches Wörterbuch,<br />

sous le terme de Osterhase: «Lièvre qui,<br />

d’après la croyance enfantine, pond les<br />

œufs de Pâques» «Hase der nach dem<br />

Kinderglauben die Ostereier legt». Une<br />

comptine suit cette définition:<br />

«O lièvre de Pâques, O lièvre de<br />

Pâques,<br />

Ponds moi tes œufs dans l’herbe.»<br />

«O Osterhase, O Osterhase,<br />

Leg mir dini Eier ins Gras.»<br />

Cette croyance se présente comme un<br />

énoncé puisqu’en apparence elle ne fait pas<br />

l’objet de narration. Nous serions très tentés<br />

d’avancer deux propositions:<br />

– l’une véhiculée par la tradition populaire,<br />

qui est celle de l’œuf pondu par le<br />

lièvre,<br />

150<br />

– l’autre expliquant que le lièvre, qui<br />

dépose <strong>des</strong> œufs, remplit la fonction de<br />

médiateur.<br />

La coutume du lièvre de Pâques est une<br />

coutume transmise, autrement dit une représentation<br />

acquise par le biais de la communication<br />

et acceptée en fonction de l’affiliation<br />

sociale. C’est peut-être la raison de sa<br />

vivacité.<br />

Symbole d’une classe d’âge, le lièvre est<br />

aussi l’expression d’un statut différencié<br />

entre les petits enfants d’une part, les adolescents<br />

et les adultes, d’autre part. A cet<br />

égard la coutume du lièvre de Pâques se rattache<br />

à un ensemble de croyances que les<br />

ethnologues ont étudiées dans la plupart <strong>des</strong><br />

sociétés, à savoir <strong>des</strong> rites de passage et<br />

d’initiation. Les folkloristes s’accordent à<br />

dire que la croyance importe peu. Il n’en<br />

reste pas moins que l’on joue sur une classe<br />

d’âge pour avoir pendant un certain temps<br />

un phénomène comme celui de la croyance.<br />

Pour les œufs de Pâques la coutume est<br />

ancienne, on les offre en redevance dès le<br />

IX e siècle (1) . L’usage d’offrir <strong>des</strong> œufs aux<br />

enfants était déjà connu au XII e siècle tant<br />

en France qu’en Allemagne (2) .<br />

De quelles transformations relève cette<br />

coutume à laquelle l’Église a toujours<br />

accordé une bienveillante tolérance?<br />

La présence <strong>des</strong> œufs de Pâques est antérieure<br />

à celle du lièvre. On ne s’est pas<br />

encore mis d’accord sur la signification primitive<br />

<strong>des</strong> œufs de Pâques, mais on peut<br />

leur donner une cohérence à travers leur<br />

symbolisme et les croyances d’anciens<br />

peuples. Il y a un symbolisme de l’œuf, dont<br />

nous présenterons quelques aspects, tout en<br />

gardant à l’esprit que le véritable problème<br />

est celui d’un point triple; là où se réunissent<br />

trois dossiers: celui de l’œuf, celui du<br />

lièvre, celui de Pâques.<br />

L’œuf a toujours été considéré «comme<br />

mystérieux» par sa forme sans commencement<br />

ni fin, symbole de la durée de toutes les<br />

générations successives. Il a tout naturellement<br />

retenu l’attention <strong>des</strong> Anciens parce<br />

qu’il referme la vie en germe. Il est de ce fait<br />

un symbole universel. Preuves en sont les<br />

mythes de naissance du monde communs aux<br />

Perses, aux Égyptiens, aux Grecs et aux<br />

Celtes. Symbole de naissance l’œuf participe<br />

aux symbole de renaissance, de retour annuel<br />

de la végétation (3) . Aux âges chrétiens l’œuf<br />

se vit conférer un sens religieux, devenant<br />

symbole du tombeau rocheux d’où sortit le<br />

Christ pour une vie nouvelle (4) .<br />

Aujourd’hui luxe gratuit, œufs et lièvres<br />

furent jadis l’objet d’une part de bénédiction<br />

à l’église, de redevances aux autorités<br />

laïques et religieuses, d’autre part de quêtes<br />

de confréries de jeunes, avec le triomphe du<br />

roi d’un jour recevant <strong>des</strong> cadeaux de la<br />

société <strong>des</strong> adultes.<br />

Significatives sont aussi les chasses au<br />

lièvre pendant les derniers jours de la<br />

semaine sainte et le jour de Pâques. Ces<br />

chasses ne sont pas sans rappeler l’expression<br />

«chasser le lièvre» usitée en Suisse<br />

pour signifier «chercher les œufs du<br />

lièvre». Eduard Hoffman-Kräyer associe<br />

cette expression aux «Klausjagen»<br />

«chasses <strong>des</strong> confréries de quêteurs» (5) . A<br />

interroger les récits et les histoires de<br />

chasse l’on recueille d’innombrables<br />

témoignages sur les lièvres-revenants.<br />

Tous ces récits s’articulent autour <strong>des</strong> interdits<br />

de chasse. La transgression de l’interdit<br />

par un vivant peut le conduire au rejet<br />

du monde <strong>des</strong> vivants, sans être pour autant<br />

reçu dans celui <strong>des</strong> morts. Ces chasses renvoient<br />

aux chasses sauvages, celle du roi<br />

Arthur.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

Nous tenterons de faire revivre <strong>des</strong> éléments<br />

épars sous l’angle de l’histoire religieuse<br />

sans toutefois vouloir prétendre restituer<br />

une image complète et définitive de la<br />

coutume. Pâques, lièvre et œufs n’ont pas<br />

été associés par pure fantaisie et il s’agit de<br />

retrouver les points communs entre ces trois<br />

composantes. Nous nous sommes laissés<br />

guider par les documents <strong>des</strong> folkloristes<br />

alsaciens et allemands qui nous renvoyaient<br />

à d’anciens rites et croyances aujourd’hui<br />

méconnus. Il fallait remonter dans le temps,<br />

progresser dans l’espace où nous avons<br />

découvert <strong>des</strong> affinités. Dans cette trame<br />

serrée est apparu un fil conducteur, celui de<br />

la notion cyclique du temps avec les rites et<br />

les personnages qui s’y rapportent. En<br />

confrontant les documents nous verrons à<br />

quel point le lièvre est chargé de multiples<br />

sens. C’est un personnage appartenant à la<br />

réalité <strong>des</strong> croyances du monde <strong>des</strong> vivants,<br />

à celui <strong>des</strong> morts, connu de nos jours dans<br />

les contes et les légen<strong>des</strong>.<br />

Dans le domaine de la réalité c’est la<br />

nature double de l’animal, à la fois mâle et<br />

femelle, qui est la plus significative et cela<br />

est corroboré par de nombreuses croyances.<br />

Nous établirons <strong>des</strong> relations entre cette<br />

croyance, les œufs et le lièvre de Pâques.<br />

La fête de Pâques<br />

Commençons par un bref rappel de la<br />

fête de Pâques. Ce jour est un souvenir de<br />

la résurrection du Christ. Très tôt un<br />

consensus s’est opéré sur sa date, au<br />

Concile de Nicée en 344. La nouvelle Église<br />

décide de placer Pâques au dimanche qui<br />

suit la pleine lune de l’équinoxe du printemps.<br />

La migration de la date de Pâques va<br />

conduire la célébration religieuse sur une<br />

période allant de l’équinoxe du printemps<br />

le 22 mars à la dernière date possible le 27<br />

avril. Ainsi dans son échéance la plus haute<br />

Pâques se rapproche du 1 er mai, date importante<br />

dans le festiaire celtique, c’est la fête<br />

de Beltaine qui marque la fin du semestre<br />

151<br />

d’hiver en pays celtique. Nous verrons ainsi<br />

que c’est dans l’ensemble <strong>des</strong> croyances<br />

liées à Beltaine (1 er mai), centrées sur la<br />

période pascale en clé postérieure, que la<br />

cohérence de la coutume puise sa force.<br />

Aux temps les plus anciens la célébration<br />

de Pâques était nocturne. Veillée de<br />

prières, de lectures, suivies d’une eucharistie.<br />

Au IX e siècle apparaît le Triduum sacré<br />

du Christ «Crucifié - Enterré - Ressuscité»,<br />

préfiguration de l’actuelle Semaine Sainte.<br />

De cette fête de première importance les<br />

origines et la liturgie sont seules à être vraiment<br />

connues, aux dépens de ses traditions<br />

populaires. Nous ne trouvons aucune trace,<br />

dans les textes liturgiques, de l’œuf et/ou de<br />

son accompagnateur.<br />

Pâques va aussi recouvrir une longue<br />

période, celle du Carême qui clôt Carnaval.<br />

Ce temps marqué par le jeûne et l’abstinence<br />

nous intéresse dans la mesure où nous<br />

avons trouvé <strong>des</strong> éléments pouvant donner<br />

sens au lièvre associé aux œufs.<br />

Le Carême<br />

La plupart <strong>des</strong> Églises adoptèrent dès le<br />

IV e siècle le jeûne de quarante jours en<br />

mémoire de celui du Christ (6) . Le pape Saint<br />

Grégoire le Grand décrit, dans une lettre à<br />

Saint Augustin de Cantorbéry, la forme<br />

d’abstinence qui devient règle:<br />

«Nous nous abstenons de viande et<br />

de tout ce qui vient de la chair,<br />

comme le lait, le fromage,<br />

les œufs.» (7)<br />

Signalons que la seule viande autorisée<br />

était les lapereaux foetaux ou nouveaux nés<br />

tant que ceux-ci n’avaient pas ouvert les<br />

yeux (8) . Ce sont les laurices déjà décrits par<br />

Pline.<br />

En Allemagne, sous le régime de<br />

Charlemagne, le Carême prenait fin le mercredi<br />

de la Semaine Sainte, le jeûne était<br />

cependant imposé le Vendredi Saint (9) . De<br />

ce fait le Jeudi Saint était marqué par de<br />

nombreux rituels à la fois religieux - béné-


dictions d’œufs et de denrées alimentaires,<br />

et profanes - quête d’œufs, remise de redevances<br />

aux autorités laïques et religieuses.<br />

Chaque maison devait au seigneur, et plus<br />

tard à l’autorité municipale, une redevance<br />

pascale, tout comme à Carnaval:<br />

«Carnaval nous a causé <strong>des</strong> dommages,<br />

Et Pâques reviendra avec les œufs et<br />

les pains.» (10)<br />

«Die Vasnacht hat uns procht zu<br />

grossen scahen,<br />

Das wil die Ostern widerkern mit air<br />

une flade.»<br />

Bénédictions et redevances ne sont pas<br />

sans intérêt, non seulement pour imaginer<br />

mais pour comprendre comment on est<br />

arrivé postérieurement à la coutume du<br />

lièvre de Pâques. Les bénédictions à l’église<br />

sont attestées dès le XI e siècle, l’Église<br />

conserve dans le trésor de ses bénédictions<br />

une formule qui fait <strong>des</strong> œufs présentés à<br />

l’autel, à l’offertoire du Saint jour de<br />

Pâques, l’objet d’un sacramental comme le<br />

pain béni (11) .<br />

Mais il faut attendre la moitié du XVI e<br />

siècle pour avoir <strong>des</strong> informations plus<br />

abondantes et détaillées sur ces bénédictions.<br />

Elles nous parviennent, pour l’essentiel,<br />

<strong>des</strong> humanistes et par la suite <strong>des</strong> prédicateurs.<br />

Leurs écrits sont, à ce propos,<br />

particulièrement éclairants car ils font apparaître<br />

le désir de réforme. Ils voient dans les<br />

rituels <strong>des</strong> pratiques superstitieuses et<br />

magiques. En 1553, Thomas Kirchmaier,<br />

dans son «Regum Papistrum», fait allusion<br />

aux bénédictions d’œufs rouges et d’aliments:<br />

«... Toute la population est invitée à<br />

présenter toutes ces vian<strong>des</strong> et<br />

galettes bien épaisses,<br />

les œufs rouges, les radis noirs, les<br />

produits laitiers, agréables au goût<br />

et tout ce qu’ils veulent avant de les<br />

goûter<br />

c’est les porter à l’église afin que le<br />

prêtre les bénisse.» (12)<br />

«Caetera turba suas carnes, crassasque<br />

placentas,<br />

Ova rubra et raphanos, lactisque<br />

coagula dulcis.<br />

Et quaecumque volunt primo contingere<br />

gustu,<br />

In templum confert, ut consecret ante<br />

sacerdos.»<br />

Aux nourritures bénies à l’église, allant<br />

de pair avec la consommation familiale,<br />

s’ajoutent <strong>des</strong> traditions particulières d’hospitalité,<br />

d’accueil <strong>des</strong> voisins, de tables<br />

ouvertes, rapportée, en 1534, par Sébastien<br />

Franck:<br />

«Le matin du Dimanche de Pâques<br />

on fait bénir sur l’autel le repas,<br />

crème, galette, fromage et hachis. Et<br />

les amis envoient ce qui a été béni ou<br />

bien une galette (...). Cette joyeuse<br />

fête est l’occasion de s’inviter entre<br />

bons amis; on a l’habitude de dresser<br />

sur la table ce qui est bénit, avec<br />

les œufs, mais on honore avant tout<br />

les œufs. Partout, où l’on est, ou bien<br />

là où l’on est invité, on voit les œufs<br />

de Pâques disposés à côté d’autres<br />

mets.» (13)<br />

«Folgt zumorgen <strong>des</strong> Ostertag, da<br />

weihet man den anbiss kram, fladen,<br />

kess, gehäckt auff dem altar, und<br />

schicken die freund eynander <strong>des</strong><br />

geweiheten oder fladens (...). Diss<br />

heuntig so fröhliches Fest vermag<br />

und gibt Anlass, dass anjetzo ein<br />

guter Freund den andern zu Gast<br />

ladet unddas Geweychte auffsetzet,<br />

zu vorderist aber die Oster-Ayr<br />

verehret. Uberall, wo man jetzt hinkommet<br />

oder zu Gast isset, wird man<br />

neben anderen Speisen auch die<br />

Oster-Ayr beylegen.»<br />

Les œufs et les aliments bénis à l’église<br />

par le prêtre tenaient une place d’honneur<br />

sur la table pascale. Parmi ceux-ci figurera<br />

le rôti de lièvre évoqué par le prédicateur<br />

Anasthasius von Dilligen dans son sermon<br />

de Pâques:<br />

«Chez nous les catholiques, on a coutume<br />

de faire bénir, durant la période<br />

pascale, l’agneau pascal, et de cette<br />

manière on fait bénir un rôti<br />

d’agneau, un rôti de lièvre, un rôti de<br />

veau, <strong>des</strong> œufs, de la verdure, du pain<br />

(...). On a l’habitude de dresser sur<br />

la table ces mets bénis avec les œufs<br />

, le fromage, afin d’honorer les voisins<br />

à Pâques et bien longtemps<br />

après.» (14)<br />

«Es ist bey uns catholischen der<br />

Brauch, zur Osterlichen Zeit pflegt<br />

man zu weyhen Agnum Paschalem<br />

und ist dadurch nit nur ein gebratnes<br />

Lämbel, sonder auch ein gebratner<br />

Has, ein Kälbernes Brätel, Ayr,<br />

Kriem, Brot (...), dieses Geweyhte<br />

pflegt man nit allein durch die heilige<br />

Osterfeyrtäg, sonder auch noch lang<br />

hernach sambt Eyr-Käss auffzusetzen<br />

und ein Nachbach den andern zu<br />

ehren.»<br />

Le prédicateur Andréas Strobl, dans son<br />

sermon de Pâques «Un lièvre rôti pour la<br />

bénédiction», associe le lièvre et les œufs:<br />

«Autant du lièvre rôti et maintenant<br />

il ne reste plus que les œufs que<br />

l’on dresse sur la table pendant les<br />

Saints jours de Pâques.» (15)<br />

«So viel von dem gebratnen<br />

Hässlein. Anjetzo seynd noch übrig<br />

die Ayr,<br />

so diese H. Oster-Feyer-Täge auch<br />

auffgesetzet werden.»<br />

C’est sans doute à cette pratique que fait<br />

allusion l’humaniste Johann Fischart quand<br />

il écrit:<br />

«Ne t’en fais pas si le lièvre se sauve<br />

de la broche,<br />

N’avons nous pas les œufs, alors<br />

nous rôtirons le nid!» (16)<br />

«Sorg nit, dass dir der Haas vom<br />

Spiess entlauff:<br />

Haben wir nicht die Eyer, so braten<br />

wir das Näst.»<br />

Cette pratique n’évoque-t-elle pas aussi<br />

une consommation symbolique et domestique<br />

de la chair et du sang du Christ? On<br />

peut se poser la question <strong>des</strong> rapports<br />

actuels entre la tradition liturgique et la tradition<br />

populaire. Il ne semble pas qu’il<br />

s’agisse de deux systèmes opposés, mais<br />

plutôt de deux aspects complémentaires.<br />

Œufs et lièvres sont l’exemple d’une même<br />

pratique religieuse transférée dans le<br />

domaine privé.<br />

Significatifs sont les pains de lièvre dont<br />

la consommation est attestée dès 1534. Ils<br />

ont pour appellation: oreilles de lièvre,<br />

cuillères de lièvre. On les déguste pendant<br />

le Carême (17) . S’agit-il d’un substitut de<br />

la viande interdite pendant le Carême?<br />

A la fin du siècle ils seront consommés<br />

à Pâques et seront offerts aux<br />

enfants par leur parrain et leur marraine.<br />

Nous-mêmes achetons<br />

encore à Pâques les pains d’épice,<br />

en forme de lièvre, à Gertwiller.<br />

Au terme de cette collecte, on<br />

mesure sans doute mieux qu’à la<br />

fin du Moyen Age nous sommes<br />

loin encore <strong>des</strong> pratiques de Pâques<br />

telles que nous les connaissons<br />

aujourd’hui. En effet, on ne connaît<br />

pas encore le lièvre donateur d’œufs qui<br />

occupe une si grande place dans les pays de<br />

langue germanique. Pas de cadeau personnel,<br />

mais de mo<strong>des</strong>tes présents d’œufs<br />

bénis à l’église, partagés au sein <strong>des</strong><br />

membres de la famille et <strong>des</strong> proches voisins.<br />

Si le lièvre de Pâques porteur d’œufs<br />

n’existe pas encore en cette fin du XVI e<br />

siècle, et si l’on voit déjà les germes de<br />

notre coutume, l’on ne peut pas non plus<br />

attribuer son origine d’une façon assurée<br />

aux rituels de Carême. Les consécrations<br />

de nourritures, qui étaient encore en ce<br />

milieu du XVI e siècle à mi-chemin entre le<br />

païen et le chrétien, furent condamnées par<br />

les autorités religieuses, mais il est douteux<br />

que ces règles aient jamais été massivement<br />

respectées. Elles continuaient<br />

d’exister, sans doute, comme le mentionne<br />

un document de 1790-1792 du couvent de<br />

Tegernsee, dans le Tyrol allemand, qui<br />

indique <strong>des</strong> consécrations de fromage,<br />

d’œufs, de gâteaux et de boulettes de<br />

viande.<br />

C’est donc avec une certaine prudence<br />

que nous pouvons dire que la Réforme élimine<br />

de sa liturgie certaines pratiques de<br />

la Semaine Sainte et les transforme en cout<br />

u m e<br />

Plat de Souffleheim. G Wehrung<br />

Le lièvre et l’oeuf<br />

© Musée de Bouxwiller<br />

populaire.<br />

Ainsi au cours du XVII e siècle Saint<br />

Nicolas est évincé au profit de l’Enfant<br />

Jésus (Christkindel) à Noël. A cette<br />

période paraît le premier témoignage de la<br />

coutume du lièvre de Pâques. Il provient<br />

de Georg Franck dans une dissertation<br />

médicale De Ovis paschalibus Satyrae<br />

medicae publiée à Heidelberg en 1682.<br />

L’auteur avait fait ses étu<strong>des</strong> de médecine<br />

à Strasbourg vers 1665. Dans ses souvenirs,<br />

il évoque la coutume:<br />

«Dans le Sud-Est de l’Allemagne,<br />

dans notre Palatinat en Alsace et<br />

dans les régions avoisinantes, ces<br />

œufs de Pâques sont nommés «œufs<br />

de lièvre». On fait croire aux personnes<br />

naïves et aux enfants, que<br />

c’est le lièvre qui pond ces œufs, dans<br />

les buissons et ailleurs, afin qu’ils les<br />

cherchent au grand amusement <strong>des</strong><br />

adultes.» (18)<br />

«In Germania Superiore, Palatinatu<br />

nostrate, Alsatia et vicinis locis<br />

vocantur haec ova die Hasen-<br />

Eier a fabula, qua simplicioribus<br />

et infantibus<br />

imponunt Leporem (der<br />

Oster-Hase) ejusmodi<br />

ova excludere et in<br />

hortis in gramine,<br />

fructicetis etc. abscondere,<br />

ut studiosius<br />

a pueris investigentur<br />

cum risu et jucunditate<br />

seniorum.»<br />

Les deux communautés,<br />

séparées par le dogme, resteront<br />

unies au niveau de la tradition du<br />

lièvre de Pâques comme en témoigne<br />

Gustave Gugitz:<br />

«Chez les Luthériens, de Souabe et<br />

de Franconie, il est aussi coutume de<br />

s’offrir <strong>des</strong> œufs à cette époque<br />

(Pâques). On les appelle les œufs de<br />

lièvre. On dit du lièvre qu’il fait <strong>des</strong><br />

tours de magie le Jeudi vert, entre<br />

autre il pond, ce jour, <strong>des</strong> œufs<br />

rouges. On parle aussi d’œufs de<br />

lièvre pour les œufs rouges à<br />

Würzburg et à Mayence. Dans la<br />

région de la Souabe, dans le<br />

Palatinat électoral, en Franconie,<br />

(dans <strong>des</strong> lieux protestants) il est<br />

coutume de cacher ça et là dans la<br />

maison <strong>des</strong> œufs rouges, de persua-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

152<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

153


der les enfants que le lièvre les a pondus.<br />

Les enfants fouillent partout. Ils<br />

appartiennent aux trouveurs et aux<br />

trouveuses. Mais ils sont appelés<br />

œufs de lièvre, ni œufs de Pâques,<br />

non plus œufs rouges.» (19)<br />

«In Schwaben und Franken ist auch<br />

unter der Lutheranern die<br />

Gewohnheit, dergleichen Eier zu<br />

derselben Zeit (Ostern) einander zu<br />

verehren, eingeführt, allein sie heissen<br />

Haseneier. Man dichtet dem<br />

Hasen an, dass er am Grünen<br />

Donnerstag allerlei Zaubereien<br />

mache, unter anderem auch rote Eier<br />

lege. Haseneier spricht man auch zu<br />

Würzburg und im Mainzischen für<br />

rote Eier. In Schwaben, in der<br />

Churpfalz, in Franken (an lutherischen<br />

Orten) ist die Gewohnheit,<br />

dass man im Hause hin und wieder<br />

rotgefärbte Eier versteckt und die<br />

Kinder beredet, der Has hätte sie<br />

gelegt, sie sollten sie aufsuchen (...).<br />

Die Kinder suchen alles durch. Sie<br />

gehören den Findern und<br />

Finderinen. Sie heissen aber<br />

Haseier, nicht Ostereier, auch nicht<br />

rote Eier.»<br />

Les redevances<br />

Cours et couvents étaient en droit de<br />

recevoir <strong>des</strong> dons en nature sous forme<br />

d’œufs et de denrées alimentaires (20) parmi<br />

lesquelles figure le lièvre comme l’attestent<br />

les arabesques d’un manuscrit de la cathédrale<br />

de Spire datant de 1343. C’est sans<br />

doute la plus ancienne illustration du lièvre<br />

comme redevance pascale. Cette représentation<br />

du lièvre de Pâques est confirmée par<br />

un document écrit, datant de 1509, où il est<br />

dit que le chanoine Thomas Truchsess<br />

reçoit pour Pâques «<strong>des</strong> lièvres de redevances,<br />

<strong>des</strong> gelinottes, et cent œufs du curé<br />

de Gronau» «Deputat-Hase und<br />

Haselhünern, 100 vom Pfarrer zu Gronau<br />

geschickte Eier.» (21)<br />

Une autre forme de redevance sont les<br />

quêtes; elles sont mentionnées dès le XII e<br />

siècle. Deux siècles plus tard elles étaient si<br />

bien entrées dans les moeurs que l’appellation<br />

«œufs de Pâques» était donnée, par<br />

extension, même à d’autres comestibles,<br />

comme on peut le lire dans une lettre de<br />

rémission de l’année 1399: «Lesquels allèrent<br />

demander leur potage, que on appelle<br />

Eufs de Pasques.» (22)<br />

On ne saurait regarder ces quêtes comme<br />

l’un <strong>des</strong> caractères typique de Pâques<br />

puisqu’il s’en fait aussi à la Toussaint, à<br />

Noël, à Carnaval et parfois au 1 er mai. Il<br />

s’agit là d’une véritable pratique populaire,<br />

au sens social du terme, à la fois urbaine et<br />

rurale qui prend la forme d’une obligation.<br />

Notre regard se porte moins sur les quêtes<br />

en elles-mêmes que sur leur aspect symbolique.<br />

A cet égard Raymond Christinger et<br />

Willy Borgeaud ont établi <strong>des</strong> liens entre le<br />

comportement <strong>des</strong> quêteurs et la chasse sauvage<br />

(23) . Les auteurs reconnaissent dans les<br />

confréries de jeunes gens déguisés, c’est-àdire<br />

indifférenciés, <strong>des</strong> esprits lâchés sur<br />

terre. Les dons qu’elles recevaient, ou les<br />

biens qu’elles prenaient, étaient censés parvenir<br />

aux dieux et aux esprits pour être régénérés<br />

et restitués aux humains. Il s’agit en<br />

pratique d’un «Do ut <strong>des</strong>» «je te donne pour<br />

que tu donnes».<br />

Mais il fallait aussi congédier ces esprits,<br />

d’où la nécessité de les effrayer à grand renfort<br />

de bruit. Dans la tradition pascale, la<br />

nécessité de renvoyer les esprits peut aisément<br />

se comprendre par la coutume de sonner<br />

les cloches à l’aube du Dimanche de<br />

Pâques, coutume appelée «sonner le lièvre»<br />

«dem Has läuten» (24) . Comme à Noël et à<br />

Carnaval les confréries de jeunes gens quêtaient<br />

de maison en maison et ils avaient<br />

pour habitude d’élire leur évêque ou roi <strong>des</strong><br />

fous, de même Pâques connut, jusqu’au<br />

XVII e siècle, <strong>des</strong> festivités de même type.<br />

Arnold Van Gennep nous donne un<br />

témoignage de cette cérémonie. Ainsi en<br />

France, à Carbay, les jeunes quêteurs<br />

avaient pour habitude d’élire, le Lundi de<br />

Pâques, leur «roi d’un jour» dont la couronne<br />

de bois de saule était garnie d’oreilles<br />

de lièvre:<br />

«Portant une gaule sur l’épaule pour<br />

sceptre, ayant une couronne de bois<br />

de saule garnie d’oreilles de lièvre en<br />

guise de fleurons sur la tête, il était<br />

conduit à l’église (...) on lui présentait<br />

de l’eau bénite, on lui offrait de<br />

l’encens (...). Puis, après l’office, il<br />

se rendait au moulin et à l’étang du<br />

Prieuré et devait y rencontrer le roi<br />

de l’année précédente (...). Le soir le<br />

prieur recteur de Carbay recevait<br />

gracieusement le roi, il lui devait<br />

«feu et chandelle, place au foyer,<br />

quinze livres de beurre et une poêle<br />

à frire». D’autre part, chaque<br />

ménage était tenu d’apporter à son<br />

roi 2 œufs et chaque nouveau marié<br />

lui payait deux deniers. Avec ces<br />

œufs et ce beurre on confectionnait<br />

<strong>des</strong> omelettes dont se régalaient le<br />

roi de Carbay et ses aînés. La fête<br />

finie, on suspendait le couronne de<br />

l’éphémère souverain à la statue de<br />

saint Martin patron de la paroisse.<br />

La suppression de cette fête fut sollicitée,<br />

et obtenue, par le prieur<br />

d’Esnault (1680-1696)» (25) .<br />

La parure du roi de Carbay est à rapprocher<br />

du «coqueluchon» <strong>des</strong> confréries de<br />

carnaval, au XVI e siècle, connues sous le<br />

nom de «confréries <strong>des</strong> fous». Le coq de<br />

Carnaval était sacrifié dans <strong>des</strong> combats à<br />

l’issue <strong>des</strong>quels le vainqueur, appelé «roi du<br />

coq», ornait sa coiffure de la tête de coq, ce<br />

qui devait évoluer sous forme de coqueluchon.<br />

On constate une grande analogie entre<br />

le rituel du bonnet à oreilles de lièvre et<br />

ceux du coqueluchon. Ils mettent en scène<br />

plusieurs fonctions comme le souligne<br />

Claude Gaignebet:<br />

«En sacrifiant le coq à coups de<br />

bâton ou de masse (Carnaval) puis<br />

de flèches (papegai) le vainqueur de<br />

la joute devient coq et roi. Cet état en<br />

fait le représentant idéal de la fonction<br />

guerrière et royale. En se revêtant<br />

du coqueluchon phallique, en<br />

couvant ses œufs en les faisant<br />

éclore, il syncrétise toutes les fonctions<br />

de fécondité généralement<br />

séparées en mâle et femelle. Il accède<br />

à l’état d’un androgyne fécond.<br />

Comme marcou, sorcier guérisseur,<br />

il établit <strong>des</strong> contacts privilégiés au<br />

1 er mai avec le «Diable»<br />

(Bélénos?)» (26) .<br />

Cette représentation trouve son expression<br />

dans les contes populaires où le héros<br />

couve <strong>des</strong> œufs d’où sort un lièvre (27) .<br />

Les confréries de jeunes gens ne reprennent-ils<br />

pas à leur compte d’anciens rituels<br />

connus dans le monde indo-européens liés<br />

à l’homosexualité initiatique? En Grèce,<br />

note Bernard Sergent, la chasse était basée<br />

sur la relation homosexuelle. Cette relation<br />

est mise en valeur dans les peintures: «Le<br />

lièvre symbolise la chasse, et la relation<br />

entre chasse et amour homosexuel est l’une<br />

<strong>des</strong> constantes de l’art attique» (28) . L’auteur<br />

conclut:<br />

« L’amant crétois emmène son éromène<br />

chasser deux mois en brousse,<br />

(...) à l’éraste et à l’éromène correspondent<br />

deux animaux, un chien,<br />

(animal chasseur), et un lièvre (animal<br />

chassé); on ne saurait mieux dire<br />

que «l’amant est à l’aimé ce que le<br />

chasseur est au chassé», que la<br />

chasse est une métaphore du rapport<br />

pédérastique» (29) .<br />

Le problème est posé dans une fable<br />

d’Esope, lorsque le lièvre se met sous la<br />

protection du bouvier qui, lui aussi, est mis<br />

en rapport, dans l’Antiquité, avec l’homosexualité.<br />

Enlevé par l’aigle, il est dans la<br />

même situation que Ganymède (30) . On ne<br />

saurait trop souligner cette association sur<br />

laquelle John Boswell réunit de nombreux<br />

et concordants témoignages (31) . Ils<br />

s’appuient sur <strong>des</strong> caractéristiques du lièvre<br />

connues depuis longtemps. Ce sont les cavités<br />

périnéales (32) situées sous la queue de<br />

l’animal que l’on a interprété - soit comme<br />

<strong>des</strong> anus supplémentaires conférant à l’animal<br />

l’homosexualité (33) , soit comme <strong>des</strong><br />

vulves faisant du lièvre un hermaphrodite et<br />

dès lors l’animal peut porter (34) , ce qui<br />

rejoint l’image du mâle enceint. Cette idée<br />

a perduré dans les croyances populaires où<br />

il est dit que le lièvre change de sexe tous<br />

les ans au printemps ou tous les sept ans, ou<br />

encore que les lièvres mâles mettent bas<br />

tous les sept ans.<br />

Nous avons ici en vue la dualité de la<br />

nature qui appartient en propre aux personnages<br />

dont le statut est double: médiateurs,<br />

messagers, qui occupent <strong>des</strong> situations clés<br />

dans le calendrier. Dans cette ambiguïté se<br />

réunissent deux fantasmes, celui de l’hermaphrodisme<br />

et celui du mâle enceint.<br />

La figure ambivalente du lièvre participe<br />

du principe de fécondité. A ce titre le mâle<br />

menstrué, susceptible de pondre <strong>des</strong> œufs<br />

rouges, devient un signifiant originel de<br />

Pâques associé en clé postérieur à la lune<br />

rousse - lune menstruée.<br />

Revenons aux œufs et à leur appartenance<br />

à la période pascale qui est régulière<br />

comme en témoignent les rituels abordés.<br />

On peut alors se poser la question de leur<br />

valorisation. N’était-ce aussi parce que<br />

l’œuf avait <strong>des</strong> vertus particulières? De<br />

nombreuses formules magiques et<br />

croyances lui sont attachées (35) .<br />

Nous sommes en présence de rites<br />

magiques qui ont trait aux œufs pondus le<br />

Vendredi Saint. Ces œufs consommés le<br />

Dimanche de Pâques préservent de toutes<br />

sortes de maladies et <strong>des</strong> maléfices <strong>des</strong> sorciers.<br />

Mais l’œuf du Vendredi Saint<br />

n’échappe pas à la logique de l’inversion<br />

qui marque fortement la sorcellerie; preuve<br />

en est sa mauvaise réputation dans les couvées.<br />

Un peu partout, en France, sortaient<br />

de ces œufs <strong>des</strong> «monstres». Dans les<br />

Vosges, ce qui sortait d’une couvée du<br />

Vendredi Saint était un gallinacé bizarre (36) .<br />

Ailleurs, c’est une vilaine bête allongée<br />

comme un serpent (37) . Cette ponte extraordinaire<br />

était connue au Moyen Age où elle<br />

a donné naissance à la légende du basilic (38) .<br />

Le basilic<br />

Mais <strong>des</strong> témoignages plus anciens parlent<br />

du basilic. Elien dit: «Quiconque a vu<br />

ses yeux est à l’instant frappé de mort» (39) .<br />

Pline décrit l’animal porteur d’une tache<br />

blanche en forme de diadème ou de mitre<br />

royale ce qui lui fait donner son nom de<br />

«basilieus» (en grec: βασιλευς = roi) (40) .<br />

L’auteur ajoute:<br />

«De son haleine même, le basilic jaunit<br />

les herbes, brûle les fleurs,<br />

pourrit les fruits, il <strong>des</strong>sèche les<br />

arbres, fend les rochers.» (41)<br />

Dans la légende le basilic naît d’un œuf<br />

de coq. Le coq pondeur est presque toujours<br />

un coq de sept ans (42) , il pond un œuf dans<br />

le fumier pendant nuit de Walpurgis. L’être<br />

qui sort de cet œuf est appelé: coulobre<br />

(Aveyron), coquadrille (Centre), basiliscos<br />

(Sicile), cockatrix (Écosse), ou dragon<br />

(Allemagne). Elle va nous conduire de<br />

manière indirecte à Pâques. Ainsi en<br />

Wallonie on racontait autrefois aux enfants<br />

que les œufs de Pâques étaient pondus par<br />

un coq (43) . La croyance au coq de Pâques<br />

était connue dans la région du Gotha et dans<br />

le Schleswig-Holstein (44) . De même, en<br />

France, à la Bâtie-Neuve (Hautes Alpes), il<br />

y une cinquantaine d’années, on faisait<br />

croire aux enfants que le coq pondait <strong>des</strong><br />

œufs une fois par an, à Pâques (45) .<br />

Rappelons ici une ancienne croyance<br />

selon laquelle le bouquet <strong>des</strong> Rameaux<br />

planté dans le fumier avait la vertu d’attirer<br />

le lièvre de Pâques qui pondait <strong>des</strong> œufs à<br />

la nuit tombée (46) . Nous voyons que lièvre<br />

et coq qui couvent <strong>des</strong> œufs ont en commun<br />

leur rapport à l’œuf contre nature, idée véhi-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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culée dans de nombreuses légen<strong>des</strong> du<br />

Moyen Age. Œuf de lièvre et œuf de coq<br />

seraient alors à mettre sur le même plan,<br />

c’est-à-dire issu d’un mâle menstrué ce que<br />

confirment de nombreuses croyances dans<br />

toute l’Europe. Que sont ces œufs?<br />

Pouvons-nous les mettre sur le même plan<br />

que ceux <strong>des</strong> poules? Claude Gaignebet<br />

mentionne:<br />

«La fécondité du coq est certes<br />

comme une imitation de celle de la<br />

poule, mais une imitation diabolique<br />

et spirituelle, puisque ces œufs sont<br />

ceux d’une «nuit de Walpurgis».<br />

Voilà pourquoi l’être qui en sort à<br />

l’oeil injecté de sang, l’oeil du sorcier,<br />

l’oeil du mâle qui, pour avoir<br />

voulu imiter les mystères féminins de<br />

la naissance, pour s’être livré à une<br />

vraie couvade, semble atteint de<br />

«menstrues». Lorsque ce sont les<br />

«lièvres de Pâques» qui pondent <strong>des</strong><br />

œufs, les coqueluchons s’ornent <strong>des</strong><br />

oreilles de cet animal en accord avec<br />

la croyance très répandue que les<br />

mâles de cette espèce sont menstrués.»<br />

(47)<br />

Les chasses<br />

Significatives sont aussi les chasses à<br />

Pâques et plus anciennement le Jeudi Saint,<br />

le Vendredi Saint avant le lever du soleil.<br />

En voici quelques exemples:<br />

- en France, dans le Poitou, le Jeudi Saint<br />

était employé «en exercices de piété et à<br />

chasser le lièvre»,<br />

- en Allemagne, une chasse est signalée,<br />

en 1610, dans les archives de Vilshofen où<br />

il est question de verser une somme<br />

d’argent à la ville pour participer à la chasse<br />

de Pâques,<br />

- en Angleterre, c’est assurément de ce<br />

pays que nous parviennent les observations<br />

détaillées sur ces chasses. Il semblerait,<br />

écrit James Britten, que le lièvre y ait été<br />

associé dans une certaine mesure à <strong>des</strong> rites<br />

de Pâques et il cite une inscription du<br />

«Calandar of State Papers (Domestic<br />

Series)» disant:<br />

«1620, le 2 avril, Thos Fulnety sollicite<br />

la permission de Lord Zouch,<br />

Lord Warden of the Cinque Ports, de<br />

tuer un lièvre le Vendredi Saint, car<br />

les chasseurs disent que ceux qui<br />

n’ont pas de lièvre à Pâques doivent<br />

manger un hareng rouge» (48) .<br />

«1620, April 2, Thos Fulnety solicits<br />

the permission of Lord Zouch, Lord<br />

Warden of the Cinque Ports, to kill a<br />

hare on Good Friday, as huntsmen<br />

say that those who have not a hare<br />

against Easter must eat a red herring.»<br />

A Coleshill, dans le Warwickshire, si les<br />

jeunes gens attrapent un lièvre avant dix<br />

heures du matin le Lundi de Pâques, et le<br />

portent chez le pasteur de la paroisse, ce<br />

dernier est dans l’obligation de leur donner<br />

en retour une tête de veau, une centaine<br />

d’œufs pour leur petit déjeuner et de<br />

l’argent. Enfin, Robert Graves mentionne<br />

<strong>des</strong> chasses rituelles, en Angleterre, la veille<br />

du 1 er mai (49) , date proche de Pâques en clé<br />

postérieure.<br />

On peut alors se poser la question de<br />

savoir si la chasse est un droit coutumier<br />

comparable à celui <strong>des</strong> redevances? Mais ne<br />

serait-elle pas une survivance car il y a <strong>des</strong><br />

chasses similaires en Allemagne et en<br />

France.<br />

Selon le schéma frazérien, on verrait<br />

dans ces chasses un sacrifice annuel du<br />

représentant de la fécondité animale et de la<br />

puissance végétative. Le lièvre est souvent<br />

regardé comme «Esprit <strong>des</strong> blés, ou <strong>des</strong><br />

céréales» dans les rituels de la moisson en<br />

Allemagne, en Angleterre et même en<br />

France. Quels signes cet animal véhicule-til?<br />

Il ne semble pas choisi uniquement pour<br />

sa valeur alimentaire, sa consommation<br />

apparaît comme une obligation dans les<br />

témoignages anglais. Le sacrifice du lièvre<br />

à Pâques est-il une contrefaçon du sacrifice<br />

de l’agneau ou une imitation diabolique? Le<br />

lièvre de Pâques est-il un symbole christique?<br />

Pour les chasses se pose la question de<br />

la place de l’animal à un temps calendaire<br />

précis et le danger que court le chasseur<br />

lorsqu’il s’acharne à vouloir tuer l’animal à<br />

une date limite. La transgression de la loi<br />

condamne le chasseur à l’errance éternelle.<br />

C’est le thème de la chasse sauvage, thème<br />

connu au Moyen Age. Dans la tradition allemande<br />

«das wütende Heer» «l’armée sauvage»<br />

désigne l’armée <strong>des</strong> âmes en peine (50) .<br />

Pâques est caractérisée par une chasse<br />

rituelle, par une chasse symbolique (les<br />

quêtes d’œufs), enfin par une chasse<br />

mythique celle du roi Arthur. On peut dire<br />

que le lièvre psychopompe resurgit à<br />

Pâques.<br />

Dans la tradition chrétienne c’est la<br />

chasse de Saint Hubert le Vendredi Saint.<br />

Selon la légende, Saint Hubert poursuivait<br />

un cerf dans une forêt <strong>des</strong> Ardennes, le jour<br />

du Vendredi Saint, l’animal s’arrêta, lui fit<br />

face et le regarda. Hubert vit alors entre ses<br />

bois un crucifix. Il entendit une voix lui<br />

faire <strong>des</strong> reproches, et il se convertit.<br />

Dans la tradition noble de la chasse, le<br />

cerf devient le Christ, le chasseur sera<br />

chassé. Dans une perspective qui n’appartient<br />

pas à la liturgie officielle, on pourrait<br />

dire que le lièvre devient Christ par un jeu<br />

de substitution. En envisageant cette hypothèse<br />

nous franchissons une étape. Fidèle à<br />

notre méthode de travail, c’est dans <strong>des</strong><br />

récits de chasse que nous rechercherons les<br />

arguments qui nous permettent de développer<br />

cette hypothèse. Voici la légende du roi<br />

Arthur:<br />

«En Ille-et-Vilaine, Arthur était un<br />

seigneur qui fit courir ses chiens le<br />

jour de Pâques; suivant d’autres,<br />

entendant ses chiens mener, il quitta<br />

l’église au moment où sonnait le<br />

Sanctus; dans le pays de Fougères,<br />

on dit qu’Artu’ sortit, à ce même instant<br />

solennel, en entendant sa meute<br />

courre un lièvre, et qu’il se mit à<br />

exciter ses chiens; il arriva à l’extrémité<br />

de la forêt où il y a un rocher à<br />

pic de plus de cent toises et il voulut<br />

s’arrêter; mais une force irrésistible<br />

le poussa en avant. Le lièvre, parvenu<br />

au bord, prend son élan et<br />

continue à courir dans l’espace; la<br />

meute et le chasseur, au lieu de tomber,<br />

poursuivent leur course en ligne<br />

droite sans toucher à terre, et,<br />

depuis, le chasseur est condamné à<br />

courir dans les régions aériennes,<br />

jusqu’à la fin du monde, à la suite de<br />

ce lièvre qu’il ne parviendra jamais<br />

à atteindre. (51) »<br />

Un autre détail a son importance, le<br />

chasseur quitte la messe au moment de<br />

l’élévation c’est-à-dire avant la communion.<br />

Le chasseur la refusant sera excommunié.<br />

La plus belle image du sacrifice est<br />

celle du lièvre qui s’offre en nourriture à<br />

Bouddha. Pour le remercier, celui-ci le<br />

plaça dans le lune «pour que la tradition en<br />

passe aux générations à venir et c’est pour<br />

cela qu’il y a <strong>des</strong> lièvres dans la lune, dont<br />

chacun parle» (52) . La Pâques chrétienne<br />

n’était-elle pas la fête lunaire? Le lièvre<br />

chassé à Pâques ne peut être attrapé par le<br />

chasseur, il trouve refuge dans la pleine lune<br />

pascale .<br />

La figure d’Arthur telle qu’elle se <strong>des</strong>sine<br />

dans les légen<strong>des</strong> est l’incarnation de<br />

l’homme sauvage. Il est aisé de reconnaître<br />

dans ses variantes: Hellequin, Herne,<br />

Arlequin, Cernunnos que nous reconnaissons<br />

sous la figure de Hanstrapp, le Père<br />

Noël actuel. Le roi Arthur est double. Il est<br />

Christ et Antéchrist. Arthur est le<br />

Purgatoire, le seul lieu où se rencontrent le<br />

bien et le mal. Il est cet être de l’Au-Delà,<br />

comme le lutin, le kobold, dont le lièvre a<br />

si souvent revêtu la fonction. Être unique<br />

qui s’est dédoublé en deux individus, l’un<br />

bénéfique, l’autre maléfique. Tous ces êtres<br />

sont retournés dans l’ombre. Le lièvre<br />

revient à Pâques parce que les hommes<br />

continuent de croire qu’il apporte les œufs<br />

aux enfants.<br />

Avec sa nature double, le lièvre est apparenté<br />

aux «animaux hybri<strong>des</strong>», sirènes, centaures,<br />

basilics. Claude Gaignebet parle de<br />

ces monstres «créés à partir d’animaux<br />

qu’une main ferme a coupés en deux et dont<br />

les morceaux ont été rassemblés selon les<br />

règles d’une symbolique précise.»<br />

«Le bon profil est celui de la pleine<br />

lune, du Christ, de Merlin fils de la<br />

Vierge. Le mauvais profil est celui de<br />

la nouvelle lune (Lune rousse), celui<br />

de l’Antéchrist, de Merlin fils du<br />

Diable.» (53)<br />

Pour quelques-uns, le lièvre a été créé<br />

par Dieu, pour d’autres, il l’a été par le<br />

Diable. L’exemple mythique du Déluge,<br />

nous montre que le lièvre, afin de perdurer<br />

son espèce, a été recréé «double» (54) . Il possède<br />

une nature à la fois féminine et masculine.<br />

Il est androgyne, semblable aux êtres<br />

primordiaux décrits par Platon.<br />

A l’image du Déluge, la fête de Pâques<br />

est une fête de re-création, de régénération<br />

et d’unité primordiale. Le retour à l’unité<br />

s’exprime par l’être bisexué qui se divise<br />

de l’œuf cosmogonique, qui se brise pour<br />

donner naissance au Monde. Par sa nature<br />

double, il est semblable aux hommes primordiaux,<br />

qui se fécondent et s’engendrent,<br />

à la fois père et fils, par conséquent<br />

éternel puisque toujours capable de se réengendrer.<br />

Le lièvre est alors l’animal élu de<br />

Pâques, mais son mauvais profil paraît en<br />

clé postérieure, à une date proche de celle<br />

du 1 er mai où les œufs pondus par le lièvre<br />

sont <strong>des</strong> œufs diaboliques d’où sortent <strong>des</strong><br />

basilics.<br />

Dans ce contexte, le lièvre de Pâques,<br />

qui pond <strong>des</strong> œufs, apparaît comme une<br />

solution synchrétique, c’est-à-dire qu’il<br />

porte en lui <strong>des</strong> éléments qu’il fallait réunir,<br />

associer, et qui jusqu’alors n’étaient donnés<br />

que de façon disparate. L’analyse diachronique<br />

nous montre la transformation de<br />

vieux rituels que de nouvelles formules permettent<br />

de perpétuer.<br />

La coutume du lièvre de Pâques semble<br />

bien illustrer la pensée de Claude<br />

Gaignebet:<br />

«La théologie et le symbolique sombrent<br />

corps et biens, mais les rites<br />

souvent, forts de leurs liens à<br />

l’inconscient, se maintiennent longuement,<br />

compris ou incompris (55) ».<br />

Notes<br />

*. Thèse de doctorat nouveau régime, soutenue le<br />

21 janvier 1994 à l’Université de Nice Sophia<br />

Antipolis, Département de Sociologie-<br />

Ethnologie.<br />

Les membres du jury: les Professeurs Jocelyne<br />

BONNET, Claude GAIGNEBET (Directeur de<br />

Thèse), Jean-Pierre JARDEL, Stéphane JONAS<br />

(Président); membre invité: François POPLIN.<br />

1. GRIMM (J. et W.), Deutsche<br />

Rechtsaltertümmer, (4° édit.) T. I, p. 413.<br />

2. GOUGAUD (L.), «Les Oeufs de Pâques», La<br />

Vie <strong>des</strong> Arts Liturgiques, N° XI (1924-25),<br />

p. 268 et JACOBY (A.), «Zur Geschichte der<br />

Ostereier», Hessische Blätter für Volkskunde,<br />

N° 28 (1929), p. 141.<br />

3. ELIADE (M.), Traité d’Histoire <strong>des</strong> Religions,<br />

p. 353-54.<br />

4. MARTIGNY (Abbé J.A.), Dictionnaire <strong>des</strong><br />

Antiquités chrétiennes, p. 556.<br />

5. HOFFMANN-KRÄYER (E.), cité par BEC-<br />

KER (A.), «Zur Geschichte <strong>des</strong> Osterhasen und<br />

sein Eier», Zeitschrift <strong>des</strong> Vereins für<br />

Volkskunde, 33-36 (1923-26), p. 174.<br />

6. Bible de Jérusalem, Matthieu, IX, 14-15.<br />

7. WEISER (F.X.), Fêtes et coutumes chrétiennes,<br />

de la liturgie au folklore, chap. 17: Chants et<br />

coutumes de Pâques, p. 142.<br />

8. HOUSEMAN (M.), «Le Tabou du lapin chez les<br />

marins», Ethnologie française, N° XX (1990),<br />

note 6, p. 138.<br />

9. JACOBY (A.), op. cit., p. 148.<br />

10. MOSER (H.), «Osterei und Ostergebäck»,<br />

Bayerischen Jahrbuch für Volkskunde, (1957),<br />

p. 70.<br />

11. GOUGAND (L.), op. cit., p. 266-67.<br />

12. FRANZ (A.), Die kirchlichen Benediktionen im<br />

Mittelalter, p. 603.<br />

13. MOSER (H.), op. cit., p. 77.<br />

14. MOSER (H.), op. cit., p. 77.<br />

15. STROBL (A.), Ovum Paschale Novum, 1700,<br />

p. 105-106 cité par Moser (H.), op. cit., p. 86.<br />

16. FISCHART (J.), Geschichtklitterung und aller<br />

Praktik Grossmutter, Chap. X, Von Früchten,<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

156<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

157


FRANÇOIS BŒSPFLUG-FRANÇOISE DUNAND<br />

Obs, Wein, auch anderm Genäsch und<br />

Essenspeiss, Vieh und Thieren, p. 643.<br />

17. BECKER (A.), Osterei und Osterhase, p. 51.<br />

18. cité par PFLEGER (A.), ”Zur Geschichte <strong>des</strong><br />

Osterhasen”, Elsassland, N° 4 (Avril 1936),<br />

p. 96.<br />

19. GUGITZ (G.), Das Jahr und seine Feste im<br />

Volksbrauch Oesterreichs, T. I, p. 189.<br />

20. GRIMM (J. et W.), op. cit., p. 413.<br />

21. BECKER (A.), op. cit., p. 45.<br />

22. DUCANGE, Glossarium ad scriptores mediae et<br />

infimae latinitatis, art.: Ovum, cité par GOU-<br />

GAUD (L.), «Les Oeufs de Pâques», La Vie et<br />

les Arts liturgiques, n° XI (1924-1925), p. 267.<br />

23. CHRISTINGER (R.) et BORGEAUD (W.),<br />

Mythologie de la Suisse ancienne, p. 15-16.<br />

24. LINDENSTRUTH (W.), «Dem Has läuten»,<br />

Hessische Blätter für Volkskunde, N° 8 (1909),<br />

p. 187-88.<br />

25. VAN GENNEP (A.), Manuel du Folklore français<br />

contemporain, T. I, vol. 7, p. 3451.<br />

26. GAIGNEBET (Cl.) et LAJOUX (J.D.), Art profane<br />

et religion populaire au Moyen Age,<br />

p. 174b.<br />

27. BASSET (R.), «Supplément aux Contes de Si<br />

Djeh’a», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Traditions Populaires, XI<br />

(1896) p. 497. Voir également PINEAU (L.), Le<br />

Folklore du Poitou: les lièvres et le curé,<br />

chap. X, p. 79-81.<br />

28. SERGENT (B.), L’homosexualité initiatique<br />

dans l’Europe ancienne, p. 98.<br />

29. Idem, p. 98-99.<br />

30. GERMANICUS (T.D.N.), Les Phénomènes<br />

d’Aratos, vers 315.<br />

31. BOSWELL (J.), Christianisme, tolérance<br />

sociale et homosexualité, p. 181 sq. et 321.<br />

32. GRASSE (P.P.), Traité de zoologie, anatomie<br />

systématique, biologie, T. XVII, 2,<br />

p. 1293.<br />

33. CLEMENT D’ALEXANDRIE, Le Pédagogue,<br />

Livre. II. X, 83. 4. et NOVATIEN, De ciblis<br />

judaicis (PL. 3, 957-958), cité par BOSWELL<br />

(J.), Christianisme, tolérance sociale et homosexualité,<br />

p. 309. Voir aussi Épître de Barnabé,<br />

10, 5-7.<br />

34. ELIEN, On the caracteristics on animals, chap.<br />

XIII, 12 et GESSNER (C.), Historiae animalum,<br />

(1551), lib. I, de Quadrupedibus viviparis,<br />

p. 685. Cité par LAURIOUX (B.), «le lièvre<br />

lubrique et la bête sanglante»<br />

Anthropozoologica, Numéro spécial (1988),<br />

p. 129.<br />

35. ALBERT (J.P.), «Les Oeufs du Vendredi<br />

Saint», Ethnologie française, XIV (1984-1),<br />

p. 29 sq.<br />

36. SAUVE (L.F.), Le Folklore <strong>des</strong> Hautes Vosges,<br />

p. 88.<br />

37. SEBILLOT (P.), Le Folklore de France, La<br />

faune et la flore, (1906), p. 231.<br />

38. TOLMER, Oeufs de coq et basilic, p. 14-15.<br />

39. ELIEN, op. cit., II, 7.<br />

40. PLINE, Histoire naturelle, Livre VIII, 33.<br />

41. PLINE, op. cit., Livre VIII, 21.<br />

42. ROLLAND (E.), Faune populaire de la France,<br />

T. IV, Les oiseaux domestiques et la fauconnerie,<br />

p. 90.<br />

43. SEBILLOT (P.), op. cit., p. 213.<br />

44. HEPDING (H.), «Ostereier und Osterhase»,<br />

Hessische Blätter für Volkskunde, XXVI (1927).<br />

45. JOISTEN (Ch.), «Le Folklore de l’oeuf en<br />

Dauphiné», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Arts et Traditions<br />

Populaires, Janvier/Mars (1961), p. 60-61.<br />

46. Handwörterbuch der deutschen Aberglauben,<br />

art.: Palm.<br />

47. GAIGNEBET (Cl.) et LAJOUX (J.D.), op. cit.,<br />

p. 174a-174b.<br />

48. BILLSON (Ch.J.), «The easter hare», Folklore<br />

Journal, vol. III. 4. (1892), p. 442-445.<br />

49. GRAVES (R.), La déesse blanche, p. 473.<br />

50. SAINEAN (L.), «La Mesnie Hellequin, in<br />

R.T.P., T. XXXV (1905), p. 178.<br />

51. SEBILLOT (P.), Le Folklore de France, Le<br />

Ciel, la nuit et les esprits de l’air, réédition<br />

1982, p. 189.<br />

52. GROOT (J.J.M. de), «Les fêtes annuelles à<br />

Emoui», Annales du Musée Guimet, XII, p. 497.<br />

53. GAIGNEBET (Cl.) et LAJOUX (J.D.), op. cit.,<br />

p. 130.<br />

54. AMADES (J.), L’origine <strong>des</strong> bêtes, p. 256 et<br />

FRAYSSE (C.), «Pourquoi les lièvres mâles<br />

engendrent», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Arts et Traditions populaires,<br />

XX, N° 5 (1905), p. 190.<br />

55. GAIGNEBET (Cl.) et LAJOUX (J.D.), op. cit.,<br />

p. 154.<br />

Faire ou ne pas faire?<br />

Une journée d’étude<br />

sur l’enseignement <strong>des</strong> religions<br />

Le 8 avril 1994, à l’instigation<br />

de Françoise Dunand<br />

et de François Bœspflug,<br />

professeurs d’histoire<br />

<strong>des</strong> religions à Strasbourg II,<br />

avec la collaboration<br />

de Maurice Sachot (1)<br />

et de Jean-Paul Willaime (2) ,<br />

et dans le cadre <strong>des</strong> travaux<br />

du Centre de Recherche<br />

d’histoire <strong>des</strong> religions (3) ,<br />

s’est tenue à l’Institut<br />

d’Histoire <strong>des</strong> religions<br />

de l’Université de Strasbourg<br />

une journée d’étude<br />

consacrée à «L’enseignement<br />

de l’histoire <strong>des</strong> religions<br />

dans les lycées et collèges.<br />

François BŒSPFLUG<br />

Faculté de Théologie catholique, Strasbourg<br />

Françoise DUNAND<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Historiques,<br />

Strasbourg<br />

Quelques expériences en cours».<br />

Cette initiative s’inscrivait par<br />

ailleurs dans un projet de recherche<br />

entrepris avec le soutien de la Maison <strong>des</strong><br />

Sciences de l’Homme, et comportant<br />

notamment un travail d’enquête et de<br />

réflexion sur les possibilités et les conditions<br />

de l’introduction, dans les classes <strong>des</strong> lycées<br />

et collèges, d’un enseignement d’histoire <strong>des</strong><br />

religions.<br />

Certes, de nombreuses rencontres et<br />

publications (4) ont déjà été effectuées sur ce<br />

thème. Mais d’une part, il a semblé que<br />

l’Université de Strasbourg, du fait de ses<br />

chaires d’enseignement de cette matière,<br />

aussi bien en Faculté d’histoire que dans les<br />

deux Facultés de théologie — cas unique en<br />

France — , pouvait contribuer de manière<br />

originale et constructive au débat en cours.<br />

D’autre part, il a paru utile, au delà <strong>des</strong><br />

débats d’idées, et au delà même de ce qu’on<br />

peut appeler un certain accord potentiel de<br />

principe, de prendre connaissance <strong>des</strong><br />

conditions concrètes dans lesquelles un tel<br />

enseignement pourrait être dispensé, et, surtout,<br />

de donner la parole à ceux et celles<br />

parmi les enseignants du secondaire qui se<br />

sont «jetés à l’eau » et ont amorcé un enseignement<br />

de cette discipline. Aussi avonsnous<br />

demandé à plusieurs collègues travaillant<br />

dans <strong>des</strong> lycées, <strong>des</strong> collèges ou <strong>des</strong><br />

centres pédagogiques et poursuivant de<br />

telles expériences d’enseignement de venir<br />

les présenter.<br />

La journée rassembla une quarantaine de<br />

participants, dont une quinzaine d’étudiants,<br />

autant de professeurs du secondaire<br />

et une dizaine d’universitaires.<br />

Introduisant la journée, Françoise<br />

Dunand (5) rappela les objectifs de cette journée:<br />

pour l’essentiel, dresser un état <strong>des</strong><br />

lieux, s’agissant <strong>des</strong> initiatives prises pour<br />

remédier à une carence généralisée de formation<br />

religieuse; compléter et affiner les<br />

bilans respectifs et successifs du recteur<br />

Joutard (6) et de l’inspecteur Carpentier (7) ;<br />

avancer dans l’évaluation <strong>des</strong> objectifs, <strong>des</strong><br />

métho<strong>des</strong>, <strong>des</strong> écueils à éviter et <strong>des</strong> risques<br />

à courir. En l’absence d’une documentation<br />

systématique sur les initiatives sans doute<br />

nombreuses dans ce domaine, deux chantiers<br />

s’offrent au travail. D’une part, celui<br />

<strong>des</strong> outils pédagogiques. Il y a de toute évidence<br />

encore beaucoup à faire dans ce<br />

domaine. Car beaucoup de manuels restent<br />

inadaptés du fait de leur langage, ou contestables<br />

en raison <strong>des</strong> déformations imposées<br />

aux questions religieuses ou en raison de<br />

graves lacunes — par exemple, lorsqu’il<br />

s’avère que l’incidence <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> historiques<br />

et critiques ne se fait pas sentir, ne<br />

«passe» pas dans les manuels, comme si la<br />

religion était située au delà... D’où l’opportunité<br />

d’une étude de leurs présupposés<br />

idéologiques (8) , la nécessité de formuler <strong>des</strong><br />

propositions d’amélioration pour que soit<br />

combattue la réduction de la réalité religieuse<br />

à son aspect institutionnel ou exté-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

159


ieur, et empêchée la disparition de la question<br />

religieuse après 1914, etc. Ce premier<br />

chantier du projet présenté à la Maison <strong>des</strong><br />

Sciences de l’Homme est déjà avancé, et<br />

poursuit son cours.<br />

L’autre chantier est l’analyse <strong>des</strong> pratiques<br />

existantes. Une enquête a été lancée<br />

sur l’enseignement <strong>des</strong> religions dans les<br />

collèges de l’Académie de Strasbourg — il<br />

s’agit là évidemment d’une expérience singulière,<br />

dans la mesure où «les religions» y<br />

sont matières d’enseignement au même titre<br />

que le français ou les mathématiques; <strong>des</strong><br />

travaux d’étudiants ont été entrepris sur la<br />

connaissance du monde juif dans les<br />

milieux scolaires, sur l’enseignement <strong>des</strong><br />

religions dans l’Université au XIX e siècle,<br />

etc. Ces travaux devraient déboucher sur<br />

<strong>des</strong> propositions concrètes concernant le<br />

contenu de l’enseignement et ses outils.<br />

Prenant la parole à son tour, François<br />

Bœspflug fit un rapide historique de la prise<br />

de conscience récente, par les enseignants<br />

eux mêmes, en lien avec le rapport du recteur<br />

Joutard (9) , <strong>des</strong> divers problèmes de<br />

transmission posés par la déperdition <strong>des</strong><br />

connaissances religieuses, le fréquent traitement<br />

par prétérition <strong>des</strong> éléments d’histoire<br />

religieuse inscrits dans les programmes<br />

officiels, et le manque de<br />

formation spécifique <strong>des</strong> enseignants dans<br />

cette matière. Il rappela quelques étapes du<br />

débat national, parmi lesquelles les conférences<br />

du Lycée Buffon et le colloque de<br />

Besançon de 1991 (10) , qui semblent avoir<br />

marqué un certain progrès dans la discussion,<br />

au point que l’on put croire alors<br />

(en 1992) que l’introduction de la matière<br />

dans les établissements d’enseignement<br />

secondaire était désormais prévisible à<br />

court ou à moyen terme. Or une certaine<br />

stagnation s’ensuivit au contraire, jusque<br />

dans les programmes (11) , comme si le<br />

consensus dégagé s’essoufflait ; force a été<br />

de constater un certain recul du débat, signe<br />

et/ou cause d’un retrait <strong>des</strong> pouvoirs publics<br />

dont fit d’ailleurs état le recteur Joutard de<br />

manière explicite lors d’une rencontre organisée<br />

par le même Centre de Recherches,<br />

sur le même thème, en mai 1993.<br />

F. Bœspflug s’efforça aussi, à toutes fins<br />

utiles, de donner une formulation succincte<br />

à l’accord de principe «théorique» : oui, un<br />

enseignement <strong>des</strong> religions paraît envisageable<br />

voire opportun, compte-tenu du<br />

contexte national (perte <strong>des</strong> clefs culturelles<br />

en milieu scolaire, manque de formation <strong>des</strong><br />

étudiants, urgences de compréhension<br />

mutuelle, de civisme, de tolérance dans une<br />

société pluri-religieuse et pluri-culturelle,<br />

etc.) et de l’évolution <strong>des</strong> mentalités<br />

(notamment en ce qui concerne les conceptions<br />

de la laïcité), pourvu que soient respectées<br />

les règles déontologiques qui<br />

s’imposent (règles d’objectivité et de neutralité)<br />

et que l’on s’accorde sur qui fait<br />

quoi, dans quel cadre et avec quels moyens<br />

(problème <strong>des</strong> acteurs, de leur formation, du<br />

statut de ces heures d’enseignement), ainsi<br />

que sur le problème <strong>des</strong> «initiateurs» (qui<br />

commence, à qui revient l’initiative?). Il<br />

souligna enfin le risque de paralysie où se<br />

trouve cet accord de principe, qui se trouve<br />

presque dans la situation d’une loi empêchée<br />

d’agir faute de «décrets d’application»<br />

; sans compter le risque de laisser se<br />

creuser le retard de l’Éducation nationale<br />

par rapport à nos voisins européens, et de<br />

s’enfoncer dans une inhibition franco-française;<br />

enfin, il fit ressortir tout le prix que<br />

l’on devait accorder, a priori, à ce qui existe<br />

d’ores et déjà sur le terrain, et énuméra,<br />

pour ne pas se mettre en dehors de la loi<br />

commune de cette rencontre, les expériences<br />

d’enseignement de l’histoire <strong>des</strong><br />

religions qui étaient les siennes (12) , en<br />

saluant par avance la réflexion que les participants<br />

allaient pouvoir entamer ensemble<br />

à ce sujet, en leur soumettant cinq questions<br />

pour la table ronde de l’après-midi (13) .<br />

Le premier <strong>des</strong> orateurs invités à prendre<br />

ensuite la parole fut René Nouailhat, responsable<br />

de formation <strong>des</strong> enseignants<br />

(ARPEC (14) de Franche-Comté, Besançon),<br />

et auteur, entre autres livres, d’un manuel<br />

pédagogique, La Genèse du christianisme<br />

(15) . Il présenta ce qui se faisait en<br />

matière d’enseignement <strong>des</strong> religions dans<br />

l’enseignement catholique du diocèse de<br />

Besançon. Dans l’opinion, le privé «catho»<br />

passe souvent pour fermé et conventionnel.<br />

Or, du fait de la Loi Debré (1959), le recrutement,<br />

le contrôle et la rémunération <strong>des</strong><br />

enseignants y ont été progressivement alignés<br />

sur ceux de leurs collègues du public,<br />

du moins dans les établissements sous<br />

contrat d’association ; loin d’être «à la<br />

traîne» par rapport au public, R.N. se plut à<br />

le souligner, le privé catho peut constituer<br />

au contraire un lieu de réflexion et d’expérience<br />

privilégié, parce que les enseignants<br />

y sont parfois très motivés (16) . De fait, nombreux<br />

sont les documents pédagogiques<br />

produits par le privé (17) . Il reste que l’écart<br />

entre le simplisme de certains manuels scolaires<br />

et le discours tenu entre chercheurs,<br />

notamment dans le domaine de la critique<br />

biblique, est parfois étonnant. R.N. présenta<br />

ensuite un certain nombre de documents<br />

pédagogiques avec leurs «séquences ». Il<br />

analysa aussi les peurs, soupçons et griefs<br />

que soulève ou réveille l’introduction éventuelle<br />

d’un enseignement d’histoire <strong>des</strong> religions<br />

dans certains milieux du privé ou du<br />

public: ne sera-ce pas un cheval de Troie<br />

<strong>des</strong>tiné à «détruire la religion» s’il n’est pas<br />

dispensé par <strong>des</strong> professeurs croyants?<br />

Ceux-ci risquent en tout état de cause de<br />

vivre cette nouveauté - une question<br />

ancienne, en réalité - comme une dépossession<br />

(la fin d’un monopole!) aggravée d’une<br />

marginalisation. Car s’il est bien clair que<br />

l’histoire <strong>des</strong> religions n’est pas de la catéchèse<br />

mais une «formation à l’intelligence<br />

<strong>des</strong> questions religieuses», elle contraindra<br />

l’enseignement de la catéchèse traditionnelle<br />

à se repositionner plus nettement<br />

comme «formation à l’intelligence de la foi<br />

chrétienne». Les problèmes de la transmission<br />

de la religion, R.N. y a beaucoup<br />

insisté, éclairent ceux de la transmission<br />

culturelle en général (il y a une culture sans<br />

religion, et une religion sans culture ; or la<br />

culture sans les clefs religieuses peut devenir<br />

insignifiante, comme <strong>des</strong> hiéroglyphes<br />

en attente de leur Champollion), et si l’on y<br />

réfléchit bien, on rapprochera du manque de<br />

connaissances religieuses le fait que beaucoup<br />

de connaissances générales sont en<br />

fait mal assimilées, et apprises pour donner<br />

le change (pour que le prof soit «content»<br />

<strong>des</strong> réponses ; en fait ces connaissances ne<br />

signifient souvent rien pour les élèves): ici<br />

et là, il est donc sage de se méfier <strong>des</strong><br />

réponses, qui ne sont pas moins suspectes<br />

que les silences. Aussi l’enseignement <strong>des</strong><br />

religions sera-t-il pour une part un travail<br />

d’enseignant, <strong>des</strong> enseignants tels qu’ils<br />

sont. Et R.N. de noter que les réformes<br />

récentes <strong>des</strong> programmes devrait favoriser<br />

les initiatives, qu’il y a <strong>des</strong> possibilités officielles<br />

prévues pour cela (les fameux 10%,<br />

le Projet d’Établissement, le PAE, la<br />

réforme <strong>des</strong> modules). En Franche-Comté,<br />

on a renoncé à <strong>des</strong> cours de culture religieuse<br />

(bilan négatif) et on favorise un<br />

enseignement d’histoire <strong>des</strong> religions dans<br />

le cadre <strong>des</strong> disciplines existantes, ce qui a<br />

pour avantage d’éviter toute dérive : comme<br />

les historiens de l’art peuvent et doivent<br />

honorer la dimension religieuse <strong>des</strong> œuvres<br />

sans pour autant se transformer en théologiens,<br />

les professeurs d’histoire et géographie,<br />

de philosophie et de langues peuvent<br />

faire de même, et ils sont appelés à faire la<br />

preuve qu’ils sont vraiment <strong>des</strong> spécialistes<br />

de leurs domaines respectifs.<br />

Reste la question <strong>des</strong> supports. Nous<br />

sommes dans une phase compliquée, dans<br />

la mesure où dans les manuels existants les<br />

questions religieuses sont l’objet d’un traitement<br />

insuffisamment critique et souvent<br />

peu au fait <strong>des</strong> progrès <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> religieuses<br />

(18) . On le mesure tout particulièrement<br />

dans les vidéos pour enseignants: un<br />

certain type d’histoire-récit (calqué sur les<br />

prestations télévisuelles d’Alain Decaux,<br />

talent de narrateur en moins) a la vertu et les<br />

Haralod Vlugt, Le message 1992, coll. privée<br />

limites d’un conte, d’une archive inerte,<br />

d’une BD (19) ou d’un péplum (20) dépourvus<br />

de tout esprit critique. Paradoxalement, on<br />

trouve parfois de très bons aperçus d’histoire<br />

<strong>des</strong> religions, en revanche, dans les<br />

manuels de catéchèse. D’une manière globale,<br />

R.N. attire l’attention sur le problème<br />

de l’utilisation <strong>des</strong> images, et signale un<br />

essai de constitution, à Besançon, d’une<br />

«banque» d’images (films, BD, vidéos,<br />

etc.).<br />

Sur le problème de l’extériorité ou de la<br />

distance adoptée par l’enseignant, R.N. a<br />

signalé deux écueils symétriques: trop<br />

neutre, ça n’intéresse pas les élèves; trop<br />

chaleureux, ils se récrient, et dénoncent<br />

l’embrigadement. Parmi les solutions pratiques,<br />

et objectives, auxquelles R.N. a<br />

vivement conseillé de recourir plus souvent,<br />

l’une est d’emmener les élèves, là où c’est<br />

possible, visiter les monuments religieux<br />

(une idée mise en pratique de son côté par<br />

E. Martini, voir ci-après), à condition d’initier<br />

les élèves à ce qui s’y vit et célèbre, et<br />

pas seulement à la connaissance du décor.<br />

R.N. a aussi beaucoup insisté sur les travers<br />

d’un comparatisme plat, qui ne fait plus<br />

apparaître aucun relief; il a préconisé la<br />

méthode <strong>des</strong> regards croisés sur un même<br />

phénomène religieux (comment deux religions<br />

se voient mutuellement); il a aussi<br />

beaucoup attiré l’attention sur le rapport<br />

entre un enseignement quel qu’il soit et les<br />

représentations <strong>des</strong> élèves, qu’il importe au<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

161


plus haut point de détecter. Le travail sur<br />

leurs pré-acquis devrait précéder, et parfois<br />

dicter, la construction <strong>des</strong> séquences pédagogiques.<br />

Pour illustrer son propos, R.N.<br />

apporta l’exemple d’une séquence sur les<br />

persécution <strong>des</strong> chrétiens dans l’Antiquité.<br />

Les pré-acquis, ici, semblent provenir tout<br />

droit de Chateaubriand, en particulier «la<br />

tendre vierge jetée aux lions », et le rapport<br />

de quasi-synonymie entre persécution et<br />

catacombe ; la séquence doit aider à les<br />

dépasser et viser à surprendre, à créer<br />

l’intrigue, en s’appuyant sur les documents<br />

littéraires (les Actes <strong>des</strong> martyrs) et les<br />

documents iconographiques (mosaïques de<br />

Tripoli), en distinguant les représentations<br />

que les chrétiens avaient d’eux-mêmes en<br />

pareil contexte, représentations construites<br />

le plus souvent à travers <strong>des</strong> scènes de<br />

l’Ancien Testament, et en procédant très<br />

soigneusement à <strong>des</strong> évaluations de ce qui<br />

a été assimilé.<br />

Vint ensuite l’exposé d’Evelyne Martini,<br />

agrégée de lettres modernes et professeur au<br />

Lycée Jean Rostand de Villepinte, en Seine-<br />

Saint-Denis. Elle enseigne depuis quinze<br />

ans et a aussi une expérience de chef d’établissement.<br />

Sur son initiative, avec l’accord<br />

du Conseil d’établissement et le soutien du<br />

proviseur, elle a commencé en septembre<br />

1993 un cours optionnel («Connaissance<br />

<strong>des</strong> religions») pour les élèves de 1 res et<br />

Terminales. «L’expérience est donc toute<br />

neuve, et elle n’est pas sans risque dans un<br />

lycée». Mme Martini commence par dire un<br />

mot de la genèse de cette expérience, et de<br />

ses motivations en cette affaire, qui sont<br />

déjà anciennes : titulaire d’un DEA d’histoire<br />

<strong>des</strong> religions (Paris IV/Sorbonne), elle<br />

n’a pas cessé de s’intéresser aux religions,<br />

notamment à celles de l’Inde; elle poursuit<br />

<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> de théologie à l’Institut<br />

Catholique de Paris ; et lors de son enseignement<br />

en lettres modernes, elle rencontre<br />

comme beaucoup d’autres collègues les<br />

nombreuses implications religieuses du<br />

programme. Sa contribution au colloque de<br />

Besançon portait précisément sur cette<br />

question (21) . La richesse <strong>des</strong> rencontres lui a<br />

donné l’envie d’aller plus loin et de dépasser<br />

une certaine perplexité concernant les<br />

modalités d’application.<br />

En réalité, c’est vers les enseignants<br />

qu’E. Martini s’est d’abord tournée : elle<br />

leur a proposé de réfléchir ensemble pour<br />

savoir comment chacun d’eux pouvait sensibiliser<br />

ses élèves aux mythes et religions<br />

que croisaient leurs disciplines respectives;<br />

le projet a été voté par le Conseil d’administration<br />

en sept. 92, sous le titre<br />

«Sensibilisation aux mythes fondateurs de<br />

l’humanité »; un appel a donc été lancé dans<br />

ce sens ; et une première réunion, en nov.<br />

92, eut un franc succès: de nombreuses disciplines<br />

étaient représentées; divers projets<br />

furent évoqués alors (travail sur tel ou tel<br />

mythe en module de seconde, étude de la<br />

Genèse en philosophie, etc.); mais faute<br />

d’endurance de leur part, faute, peut-être<br />

aussi, d’outil adéquat, et de coordination, la<br />

tentative a tourné court; et le résultat global,<br />

en fin d’année, s’est avéré décevant, malgré<br />

l’intérêt manifesté (sensible en particulier<br />

lors de la conférence faite par deux éditeurschercheurs,<br />

de présentation de récents<br />

ouvrages de formation en ce domaine).<br />

En septembre 93, E. Martini propose<br />

donc à son proviseur un atelier optionnel<br />

(comme l’atelier cinéma) d’initiation aux<br />

gran<strong>des</strong> religions, pour <strong>des</strong> élèves volontaires<br />

de 1 res et Terminales. Après consultation<br />

<strong>des</strong> professeurs d’histoire, de lettres et<br />

de philosophie, le proviseur donne son feu<br />

vert et la proposition est inscrite dans le<br />

Projet d’Établissement (cette heure d’enseignement<br />

faisant dès lors partie du service de<br />

Mme Martini, en tant qu’US). Ce premier<br />

feu vert s’apprécie mieux quand on sait que<br />

le Lycée Jean Rostand est un établissement<br />

«sensible», à dominante technologique. De<br />

nombreux incidents (sans accident majeur)<br />

y révèlent un climat de violence latente et<br />

tout autant, <strong>des</strong> élèves attachants, et demandeurs.<br />

Il comporte parmi ses 1 300 élèves<br />

60% d’enfants dont les parents sont<br />

ouvriers, employés ou inactifs et 20% ont<br />

<strong>des</strong> professions «intermédiaires». Les résultats<br />

aux examens sont faibles. Souvent il<br />

s’agit de la première génération accédant au<br />

secondaire. Parmi les élèves, 20% d’étrangers<br />

(de 24 nationalités), et plus encore de<br />

fils d’étrangers (dont 25% d’algériens, 20%<br />

de marocains, 7% de tunisiens, 16% de portugais,<br />

7% de cambodgiens et 6% de camerounais).<br />

Le Lycée se caractérise (comme<br />

beaucoup de lycées de la proche banlieue,<br />

de la «couronne» (22) ) par toutes sortes de difficultés<br />

liées au métissage: fortes carences<br />

culturelles, et une implantation significative<br />

de l’Islam (une mosquée proche, à Aulnay).<br />

30% <strong>des</strong> élèves sont boursiers, 26% proviennent<br />

de familles mono-parentales.<br />

Mme Martini a commencé pour ainsi<br />

dire par une phase de prospection, en rédigeant<br />

une page d’annonce intitulée<br />

«Connaissance <strong>des</strong> religions », avec bulletin-réponse,<br />

et en passant dans les classes<br />

pour y présenter son atelier (toujours avec<br />

l’accord du Proviseur et <strong>des</strong> enseignants).<br />

L’écho fut immédiat. Les cours ont été placés<br />

le mercredi de 13 à 14 h (en dehors de<br />

heures de classes «normales »). Le premier<br />

cours a eu lieu le 1 er novembre 1993: il y<br />

avait 5 élèves; au second, ils étaient 25.<br />

Depuis, un équilibre s’est établi entre 10 et<br />

25 selon les cours (et le sujet traité), avec un<br />

«noyau stable » d’une quinzaine d’élèves,<br />

plus un prof et un CPE. Parmi les participants-élèves<br />

«volontaires», <strong>des</strong> musulmans,<br />

<strong>des</strong> chrétiens, <strong>des</strong> «sans religion», plus deux<br />

adultes (un catholique pratiquant et un<br />

«athée»). Le cours n’a pas commencé en<br />

début d’année, mais en novembre (il aura<br />

comporté en tout seize séances : deux<br />

d’introduction, quatre séances pour chacun<br />

<strong>des</strong> trois monothéismes, plus la sortie dans<br />

les lieux de culte: temple, église, synagogue,<br />

mosquée). Le programme prévoyait<br />

initialement la présentation <strong>des</strong> «cinq<br />

gran<strong>des</strong> religions»: outre les trois monothéismes,<br />

l’hindouisme et le bouddhisme, et<br />

une séance sur les religions <strong>des</strong> sociétés traditionnelles;<br />

mais Mme Martini a dû, chemin<br />

faisant, se limiter aux trois monothéismes.<br />

La documentation utilisée a puisé<br />

largement dans les ouvrages récents déjà<br />

signalés. Mme Martini insiste sur le caractère<br />

mo<strong>des</strong>te de ses cours, et sur le fait<br />

qu’elle s’est fait aider en faisant appel à <strong>des</strong><br />

intervenants extérieurs spécialisés, et en<br />

organisant <strong>des</strong> sorties avec les élèves, par<br />

exemple sur les lieux de culte. La méthode<br />

consista dans un exposé de type magistral<br />

suivi d’échanges. Ni contrôle ni travail de<br />

préparation. Une fiche ronéotée résume<br />

chaque séance, et est distribuée post eventum.<br />

Et Mme Martini de signaler que les<br />

élèves paraissent tenir au livret formé par<br />

ces fiches.<br />

Elle fait valoir surtout que l’objectif, qui,<br />

au départ, était avant tout et résolument culturel<br />

(et/ou d’intégration, du point de vue<br />

psycho-social : s’ouvrir aux différences,<br />

apprendre à s’entre-écouter, développer la<br />

tolérance) a été pour ainsi dire infléchi,<br />

voire débordé, par la demande religieuse et<br />

le caractère proprement métaphysique <strong>des</strong><br />

préoccupations <strong>des</strong> élèves. Ce fut une surprise<br />

(parfois un peu déroutante!) de le<br />

constater : ce n’est pas l’aspect culturel qui<br />

a émergé (celui auquel les adultes voudraient<br />

que d’éventuels cours d’histoire <strong>des</strong><br />

religions accordent la priorité), mais la<br />

question religieuse en tant que telle<br />

(«qu’est-ce que Dieu ?»); et il a fallu accepter<br />

— du moins est-ce le parti que Mme<br />

Martini décida de prendre — de ne pas se<br />

cantonner autoritairement dans le culturel,<br />

mais d’adopter un point de vue plus souple,<br />

ouvert à la demande de sens (sans prétendre<br />

pour autant satisfaire cette demande). Une<br />

fois instauré un climat plus détendu, beaucoup<br />

de questions explicites <strong>des</strong> élèves ont<br />

fini par se porter sur le rapport à «Dieu » et<br />

sur le lien entre la foi (une foi) et les pratiques.<br />

Finalement, ce groupe est devenu un<br />

groupe de réflexion où l’on se parle, se comprend<br />

et se tolère. En fin d’année, les élèves<br />

demanderont que cet atelier se poursuive<br />

l’année suivante; si bien que pour cette<br />

année scolaire 1994-95, Mme Martini a en<br />

charge, conjointement, deux «niveaux »<br />

d’enseignement.<br />

Mme Martini précisa qu’il lui paraissait<br />

heureux, et pas «dangereux », qu’une telle<br />

évolution se soit produite, non parce que<br />

celle-ci rejoindrait les convictions personnelles<br />

de l’enseignante, mais parce que ces<br />

questions, d’après elle, sont partagées par<br />

beaucoup d’élèves (en témoignent <strong>des</strong> sondages<br />

récents (23) ); or elles sont empêchées<br />

d’émerger et interdites d’expression en<br />

milieu scolaire, ce qui paraît finalement<br />

dommageable, sinon aberrant. «Il n’y a,<br />

dans l’établissement, aucun autre lieu qui<br />

permette à ces questions de s’exprimer. On<br />

sous-estime gravement les préoccupations<br />

religieuses <strong>des</strong> élèves; ils doivent les retenir,<br />

et les dissimuler sous <strong>des</strong> préoccupations<br />

culturelles auxquelles elles ne se limitent<br />

pas; et cet état de fait est le reflet de<br />

l’inhibition <strong>des</strong> adultes». Mais qui devrait<br />

en traiter? Mme Martini dit avoir évolué sur<br />

ce point; plutôt favorable il y a trois ans à la<br />

perspective tracée par J. Baubérot, d’une<br />

matière autonome à créer et d’un corps<br />

d’enseignants spécialisés dans l’histoire <strong>des</strong><br />

religions (24) , elle est désormais d’avis qu’il<br />

ne faut pas en faire une discipline à part<br />

entière, et qu’il serait de beaucoup préférable<br />

de laisser les enseignants de lettres,<br />

d’histoire, de philosophie et de langue<br />

s’organiser entre eux, non seulement pour<br />

que les aspects religieux de leurs disciplines<br />

respectives soient honorés, mais aussi pour<br />

que <strong>des</strong> enseignements optionnels voient le<br />

jour, auxquels tous pourraient collaborer.<br />

Dans ses réflexions terminales, Mme<br />

Martini a d’ailleurs fait mention <strong>des</strong> réactions<br />

mitigées, et paradoxales, du corps<br />

enseignant: à la fois inerte et intéressé,<br />

inquiet et content de l’initiative, du fait de<br />

résistances plus ou moins avouées («Et s’ils<br />

allaient se convertir?» — la «conversion »<br />

<strong>des</strong> élèves étant pour certains un spectre<br />

bien pire que le flottement et l’absence de<br />

repères).<br />

Dernière question abordée, celle du<br />

«comment?». Autrement dit: qui, et avec<br />

quels outils? Les collègues de Mme Martini<br />

seraient désireux d’une formation pensée<br />

pour eux; Mme Martini pense que ce pourrait<br />

être l’indice d’un début d’ «envie de<br />

faire» à leur tour; quoi qu’il en soit, elle préconise<br />

la création d’un réseau de formation<br />

inter-établissements, et la mise sur pied de<br />

stages. Signalons que depuis notre journée<br />

du 8 avril 94, Mme Martini a conçu et animé<br />

en octobre-novembre un stage Mafpen pris<br />

en charge par l’Académie de Créteil; celuici<br />

a réuni une trentaine de participantsenseignants;<br />

il était construit lui aussi<br />

comme une initiation aux cinq gran<strong>des</strong> religions,<br />

et les cours ont été donnés en général<br />

par <strong>des</strong> intervenants extérieurs, provenant<br />

soit d’institutions universitaires<br />

(Institut Catholique de Paris, Faculté de<br />

Théologie de Strasbourg), soit de l’École<br />

laïque <strong>des</strong> religions (sauf l’hindouisme, qui<br />

fut présenté par Mme Martini elle-même).<br />

Jeanine Siat est professeur d’histoire au<br />

lycée Fustel de Coulanges, à Strasbourg. Au<br />

vu de la déperdition de clefs religieuses de<br />

la culture, les professeurs de cet établissement<br />

ont décidé une initiation à l’Histoire<br />

<strong>des</strong> religions, de la seconde à la terminale.<br />

Celle-ci s’intègre dans <strong>des</strong> enseignements<br />

optionnels où l’on trouve également de<br />

l’histoire de l’art, de l’histoire de la philosophie,<br />

de l’histoire <strong>des</strong> mathématiques.<br />

Elle est réservée à <strong>des</strong> élèves choisis (par<br />

eux-mêmes d’abord: il s’agit d’un volontariat<br />

agréé), et revient à raison d’une heure<br />

par quinzaine. Voici comment cet enseignement<br />

est distribué sur les trois années: en<br />

2 de , l’accent porte sur les mythes (Religions<br />

et culture); en 1 re , sur les monothéismes<br />

(Société et religion, pouvoir et religion); en<br />

Terminales, l’option cesse d’être obligatoire.<br />

Elle porte sur l’Occident chrétien<br />

(Droits de l’homme et religions; sociétés<br />

pluri-religieuses et problèmes de tolérance)<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

163


et le cours est fait en collaboration avec le<br />

professeur de philosophie; c’est de cette<br />

«troisième année » que Mme Siat est chargée.<br />

Mme Siat estime que ce cycle reste très<br />

clos et qu’il faudrait aller au-delà pour que<br />

les questions avancent. Avec un collègue,<br />

elle a proposé une formation («Comment<br />

enseigner l’histoire <strong>des</strong> religions dans le<br />

cadre de l’histoire»); elle observe que la<br />

demande est différente chez les professeurs<br />

de collèges et chez ceux <strong>des</strong> lycées, qu’elle<br />

varie aussi en fonction de l’âge <strong>des</strong> collègues;<br />

elle estime que cette formation<br />

devrait être donnée de manière plus systématique<br />

dans le cadre de l’université, par<br />

les cours d’IUFM, et <strong>des</strong> journées spécialisées<br />

(par exemple : «Comment enseigner la<br />

Réforme», ou «Les origines chrétiennes»);<br />

elle signale l’existence d’une véritable inhibition<br />

à enseigner les rudiments de la culture<br />

islamique chez les jeunes professeurs<br />

de la région Alsace; elle soulève enfin la<br />

question d’une éventuelle collaboration<br />

entre historiens et catéchètes, qui ne lui<br />

paraît pas impossible.<br />

Le reste de la journée fut employé à un<br />

vaste tour de table aussi passionnant que<br />

difficile à résumer. On voudrait en retenir<br />

quelques points seulement. Tout d’abord, la<br />

diversité <strong>des</strong> présents: parmi eux, <strong>des</strong> enseignants<br />

d’histoire <strong>des</strong> religions ou de culture<br />

religieuse dans le public et dans le privé (la<br />

forte représentation <strong>des</strong> catéchètes a surpris<br />

les organisateurs), <strong>des</strong> professeurs de<br />

langue, de lettres classiques, un fonctionnaire<br />

du Parlement Européen. Autre<br />

impression, parmi les plus fortes à se<br />

dégage de ce tour de table: le désir de faire,<br />

et de bien faire, chez tous.<br />

C’est sur la visée, plus encore que sur les<br />

métho<strong>des</strong>, que l’on a pu sentir <strong>des</strong> clivages.<br />

S’octroiera-t-on le droit de sortir de l’histoire<br />

et de ses métho<strong>des</strong>, ou non? L’horizon<br />

de la dimension culturelle <strong>des</strong> religions (ou,<br />

si l’on préfère de la dimension religieuse<br />

<strong>des</strong> cultures) est-il un horizon vers lequel<br />

tendre, une frontière que l’on peut franchir<br />

à loisir moyennant quelques formalités, ou<br />

une barrière à ne dépasser sous aucun prétexte?<br />

C’est ici que les avis diffèrent. Tel<br />

participant a pu se déclarer très perplexe sur<br />

le fait que l’on puisse sortir du cadre historique<br />

pour honorer l’attente religieuse <strong>des</strong><br />

élèves dans le cadre de l’histoire <strong>des</strong> religions;<br />

et cette voix d’alerter du risque que<br />

l’on courait alors d’apporter finalement<br />

plus de confusion que de clarification dans<br />

la tête <strong>des</strong> élèves. Mais d’autres participants<br />

ont dit ne pas comprendre pourquoi l’on<br />

tenait tant à dresser un mur entre les deux<br />

domaines.<br />

Parmi les thèmes abordés au cours de la<br />

discussion, relevons pêle-mêle:<br />

- l’accent mis sur l’absence de culture<br />

religieuse chez les élèves. Ce constat du<br />

rapport Joutard semble largement confirmé<br />

par l’expérience <strong>des</strong> participants de la journée<br />

d’étude du 8 avril ;<br />

- l’apprentissage de la tolérance.<br />

Plusieurs participants voient dans l’enseignement<br />

de l’histoire <strong>des</strong> religions un lieu<br />

privilégié de dialogue et de communication;<br />

- le comportement <strong>des</strong> enseignants à<br />

l’égard de l’histoire <strong>des</strong> religions. Certains<br />

participants qui enseignent la catéchèse<br />

disent travailler avec leurs collègues historiens;<br />

l’un d’eux relève qu’il n’y a peut-être<br />

pas de différence fondamentale, à l’heure<br />

actuelle et dans la pratique, entre la catéchèse<br />

et l’histoire <strong>des</strong> religions (est-ce à<br />

dire que les catéchètes préfèrent faire de<br />

l’histoire plutôt que de la catéchèse, ou<br />

qu’ayant à faire de la catéchèse, ils sont<br />

conduits à faire de l’histoire ?). En<br />

revanche, d’autres participants souligneront<br />

au cours de ce tour de table une certaine<br />

méfiance <strong>des</strong> historiens (ou autres) à<br />

l’égard de l’histoire <strong>des</strong> religions; aussi se<br />

demandera-t-on comment amener les<br />

enseignants à une «démarche positive» à<br />

l’égard <strong>des</strong> religions. Et de fait, tout<br />

indique qu’une action de sensibilisation<br />

serait à mener auprès <strong>des</strong> enseignants du<br />

secteur public (25) .<br />

- Des questions portent sur la manière<br />

d’enseigner : l’enseignement de l’histoire<br />

<strong>des</strong> religions doit-il être un enseignement<br />

<strong>des</strong> valeurs? Comment parler historiquement<br />

du surnaturel, <strong>des</strong> miracles, etc., sans<br />

heurter les croyances <strong>des</strong> élèves ? Ne faudrait-il<br />

pas s’inquiéter au préalable de ce<br />

que peut être l’attente <strong>des</strong> élèves?<br />

- Signalons pour finir deux interventions<br />

particulièrement intéressantes. Marie-<br />

Gabrielle Philipp travaille sur la scolarisation<br />

<strong>des</strong> enfants immigrés au Centre<br />

International d’Étu<strong>des</strong> Pédagogiques de<br />

Sèvres). La population scolaire à laquelle<br />

s’adresserait un enseignement d’histoire<br />

<strong>des</strong> religions, rappelle Mme Philipp, est<br />

hétérogène. D’où le problème <strong>des</strong> référents<br />

d’un discours sur les religions. Il convient<br />

de ne pas oublier que les religions fonctionnent<br />

comme <strong>des</strong> opérateurs d’identité (26) .<br />

Enfin M. Sachot estima de son côté qu’il<br />

convenait de rappeler avec force que la pire<br />

<strong>des</strong> choses serait de faire de la religion un<br />

objet «à part», et de l’ontologiser au point<br />

de couper les religions du réel. Certes, le<br />

problème du vrai traverse toutes les disciplines<br />

universitaires, il ne faut pas le<br />

confondre avec une «vérité» religieuse.<br />

Deux priorités ressortent de ce tour de<br />

table, et peut-être de tout le travail de cette<br />

journée d’étude: le besoin d’une formation<br />

scientifique et pédagogique <strong>des</strong> enseignants<br />

(comment parler <strong>des</strong> religions, concrètement?),<br />

et la nécessité d’écouter les élèves<br />

ou étudiants (quelle est leur attente en ce<br />

domaine? Comment répondre à leur<br />

attente?). Affaire à suivre...<br />

Notes<br />

1. Du Centre Inter-universitaire de Recherches<br />

Interdisciplinaires en Didactique (C.I.R.I.D.),<br />

Faculté de Philosophie, Sciences du Langage et<br />

Communication, Université <strong>des</strong> Sciences<br />

Humaines, Strasbourg. Parmi ses publications<br />

sur le sujet, signalons: «Du Rapport de la<br />

«Mission Philippe Joutard» à la Genèse du<br />

Christianisme de René Nouailhat, ou les enseignements<br />

d’une mise en œuvre», Actes du colloque<br />

de Besançon [infra, n. 4], p. 91-101; « Les<br />

prises de position <strong>des</strong> syndicats d’enseignants»,<br />

in La culture religieuse et l’école (Actes du coll.<br />

de nov. 1992), à paraître en 1995.<br />

2. Directeur d’étu<strong>des</strong> à l’École Pratique <strong>des</strong> Hautes<br />

Étu<strong>des</strong>, auteur de plusieurs contributions dans<br />

le domaine qui nous occupe: Jean-Paul<br />

WILLAIME (dir.), Univers scolaires et religions,<br />

«Sciences humaines et religions», Paris,<br />

Éditions du Cerf, 1990; voir de lui, dans ce<br />

volume, l’Introduction, p. 9-15, et « État, religion<br />

et éducation», p. 137-148; ID., «<br />

Pluralisme religieux, État et éducation», Social<br />

Compass 37/1, mars 1990, p. 145-152; ID., «La<br />

religion à l’école: enjeux sociaux, culturels et<br />

éducatifs», in Actes du colloque de Besançon<br />

[infra, n. 4], p. 39-45; «Univers scolaires et religions<br />

en Europe de l’Ouest», in J.-P.<br />

WILLAIME et Gilbert VINCENT (dir.),<br />

Religions et transformations de l’Europe,<br />

Strasbourg, Presses Universitaires de<br />

Strasbourg, 1993, p. 381-395; ID., « La laïcité<br />

française au miroir du foulard», Le Supplément.<br />

<strong>Revue</strong> d’éthique et de théologie morale, n° 181,<br />

juillet 1992, p. 71-83; ID., « École et religions:<br />

représentations et attentes», à paraître in Francis<br />

MESSNER (dir.), Culture scolaire et religions,<br />

Paris, Cerf, 1995; ID., «La religion à l’École:<br />

enjeux sociaux, culturels et éducatifs», à<br />

paraître in Roland CAMPICHE, Jeunes et religions,<br />

Lausanne, 1995.<br />

3. Centre fondé en 1954. L’actuel directeur en est<br />

Mme F. DUNAND.<br />

4. Mentionnons notamment, parmi celles qui nous<br />

sont connues, le colloque d’Aubazine, organisé<br />

par la Fraternité Michelet, sur «La culture religieuse<br />

dans les mutations actuelles» (1989);<br />

rappelons Danièle HERVIEU-LÉGER (dir.), La<br />

religion au lycée. Conférences au lycée Buffon,<br />

1989-1990, « L’histoire à vif», Paris, Cerf, 1990<br />

(avec une contribution de J.-P. Willaime, « Le<br />

protestantisme: religion de la modernité?», p.<br />

97-107; Enseigner l’histoire <strong>des</strong> religions dans<br />

une démarche laïque. Représentations -<br />

Perspectives - Organisation <strong>des</strong> apprentissages,<br />

Actes du colloque international de Besançon,<br />

20-21 novembre 1991, CNDP/CRDP de<br />

Besançon, Besançon, 1992; La culture religieuse<br />

et l’école, colloque organisé par le<br />

Groupe de Recherche sur le droit Français <strong>des</strong><br />

Religions (CNRS), Strasbourg, nov. 1992, à<br />

paraître à Paris, éd. du Cerf, 1995; le colloque<br />

de Lyon, fin 1993, sous la direction de Guy<br />

COQ (non encore publié, sauf erreur); la conférence<br />

de Claude Langlois (« La culture religieuse<br />

dans l’enseignement laïc») au colloque<br />

«Le religieux et le politique» du Centre Sèvres,<br />

novembre 1993, etc.<br />

5. Françoise DUNAND, spécialiste de l’Egypte<br />

ancienne, enseigne l’histoire <strong>des</strong> religions à<br />

l’UFR <strong>des</strong> Sciences historiques de l’USHS<br />

depuis 1980; cet enseignement, intégré au cursus<br />

<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> d’histoire, s’adresse à un public d’étudiants<br />

de tous niveaux, depuis le DEUG jusqu’au<br />

3 e cycle, et donne lieu chaque année à de nombreux<br />

mémoires de Maîtrise et de DEA. F.<br />

Dunand a organisé <strong>des</strong> cycles de conférences à<br />

Strasbourg dans le cadre de L’université du<br />

Temps libre et du Jardin <strong>des</strong> Sciences; au cours<br />

de l’année 1994/95, elle anime un séminaire de<br />

formation sur l’enseignement de l’histoire <strong>des</strong><br />

religions <strong>des</strong>tiné aux professeurs d’histoire et<br />

géographie de l’Académie. Parmi ses publications<br />

dans le domaine qui nous occupe: « Pour ou<br />

contre une science <strong>des</strong> religions?», in Dialogues<br />

d’histoire ancienne, 2 (Annales littéraires de<br />

l’Université de Besançon, 188), Besançon, 1976,<br />

p. 479-491; « L’enseignement <strong>des</strong> religions dans<br />

les manuels scolaires», colloque de la Maison <strong>des</strong><br />

Sciences de l’Homme, Strasbourg, 1992, p. 9-16;<br />

« L’enseignement de l’histoire <strong>des</strong> religions à<br />

l’Université <strong>des</strong> Sciences Humaines de<br />

Strasbourg (1980-1990)», Actes du Colloque de<br />

Besançon, p. 159-162.<br />

6. Rapport au ministre de l’Éducation nationale,<br />

par Philippe JOUTARD, président de la Mission<br />

de réflexion sur l’enseignement de l’histoire, et<br />

recteur de l’académie de Besançon (sept. 1989),<br />

publié dans «Laïcité: le sens d’un idéal», Éducation<br />

et pédagogie, n°7, sept. 1990. Voir aussi<br />

son Introduction aux Actes du colloque de<br />

Besançon [supra, n. 4].<br />

7. Jean CARPENTIER, « L’Histoire <strong>des</strong> religions,<br />

dans la classe, aujourd’hui», Actes du colloque de<br />

Besançon [supra, n. 4], p. 15-18); ID., « L’enseignement<br />

de l’histoire <strong>des</strong> religions: réflexions de<br />

l’Inspection générale», Historiens et Géographes,<br />

n°343, mars-avril 1994, p. 315-318.<br />

8. Françoise DUNAND cite l’enquête de Pierre<br />

TASSETTI sur l’emploi de l’image dans les<br />

manuels d’histoire de 6 e .<br />

9. Voir note 6.<br />

10 Ces deux initiatives ont fait l’objet de publications<br />

signalées plus haut (n. 4).<br />

11. Dans les programmes de Terminales, ce qui<br />

concerne les religions du XX e siècle a été supprimé,<br />

à cause <strong>des</strong> oppositions exprimées, aussi<br />

bien par la frange dure du camp laïc que par certaines<br />

autorités religieuses.<br />

12. Son enseignement d’histoire <strong>des</strong> religions est<br />

cantonné à <strong>des</strong> publics d’étudiants ou assimilés:<br />

outre ses cours d’histoire <strong>des</strong> religions en Faculté<br />

de Théologie Catholique, et d’initiation à cette<br />

discipline aux session de l’ADDEC, signalons<br />

ses cours en IUFM (module «Art et religion» et<br />

«L’Europe et les religions»), diverses interventions<br />

dans <strong>des</strong> stages Paf <strong>des</strong> Mafpen<br />

(Strasbourg, Paris), et diverses conférences<br />

(entre autres, son intervention au colloque de<br />

Besançon en 1991 («L’histoire <strong>des</strong> religions en<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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faculté de théologie. Démarche laïque, démarche<br />

religieuse», p. 73-82, voir supra, n. 4), et «Le<br />

christianisme est-il un trithéisme? Le dogme<br />

chrétien vu par Juifs et Musulmans», Le Jardin<br />

<strong>des</strong> Sciences, mars 1994), et ses bulletins d’histoires<br />

<strong>des</strong> religions (<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences religieuses,<br />

68/2, 1994, p. 245-254 et 69/2, 1995, p.<br />

259-270), etc. Signalons enfin son activité d’éditeur,<br />

aux éditions du Cerf, qui lui donne de pouvoir<br />

prendre certaines initiatives croisant les préoccupations<br />

de cette journée d’étude. Voir en<br />

particulier les collections «Patrimoines»,<br />

«Histoire» et «Bref» <strong>des</strong> éd. du Cerf, et les coéditions<br />

avec La Découverte (L’État <strong>des</strong> religions ,<br />

Paris, 1987; une réédition mise à jour de cet<br />

ouvrage est en cours), et, avec Nathan:<br />

Dictionnaire Culturel de la Bible, 1990, puis le<br />

Dictionnaire culturel du Christianisme, paru en<br />

1994, avant un Dictionnaire culturel de l’Islam,<br />

à paraître en 1996.<br />

13. 1. Finalité, contenu et dénomination de l’enseignement;<br />

2. situation, formation, statut et responsabilité<br />

<strong>des</strong> initiateurs et acteurs de cet enseignement;<br />

3. situation faite aux élèves<br />

(enseignement obligatoire ou optionnel,<br />

contrôle ou non <strong>des</strong> connaissances; le problème<br />

<strong>des</strong> outils de travail); 4. esprit de l’enseignement<br />

(démarche laïque, oui, mais encore?); 5. rapport<br />

de cet enseignement avec d’autres matières<br />

(parmi lesquelles «l’instruction civique»).<br />

14. Organisme diocésain de formation <strong>des</strong> enseignants<br />

de l’enseignement privé catholique.<br />

Parmi les réalisations pédagogiques récentes de<br />

cet organisme, nous avons plaisir à signaler La<br />

culture religieuse dans l’enseignement,<br />

Enseignement catholique de Franche-Comté,<br />

Besançon, octobre 1992-février 1993, fascicule<br />

rappelant la démarche régionale poursuivie avec<br />

une quinzaine d’établissements et présentant<br />

une trentaine de séquences, dans toutes les disciplines<br />

et à tous les niveaux.<br />

15. René NOUAILHAT, La Genèse du christianisme,<br />

«Histoire <strong>des</strong> religions», CRDP de<br />

Besançon, Besançon, 1990. Voir aussi de lui:<br />

«Enseigner les religions. Sept orientations pour<br />

une didactique de l’histoire <strong>des</strong> religions dans<br />

l’enseignement secondaire», Colloque de<br />

Besançon [supra, n. 4], p. 229-235.<br />

16. R.N. renvoya aux conférences de France Rollin<br />

et de François Lebrun au Colloque de Besançon<br />

[supra, note 4].<br />

17. Mentionnons, entre autres, Éléments de culture<br />

religieuse (Arpec <strong>des</strong> Vosges), etc.<br />

18. Voir les observations d’Alain CHOPIN sur le<br />

traitement de la Découverte de l’Amérique dans<br />

les manuels scolaires.<br />

19. Voir en dernier lieu Roland FRANCART, La<br />

BD chrétienne, coll. «Bref», Paris, Cerf, 1994.<br />

20. Sur le péplum, voir les travaux de Claude<br />

AZIZA ou d’Antonio GONZALÈS.<br />

21. Op. cit. (voir supra, n. 4), p. 201-204.<br />

22. Voir à ce sujet le billet de B. Poirot-Delpech<br />

dans Le Monde du mardi 25 octobre 1994.<br />

23. Voir le sondage Faits et opinions-Bayard Presse<br />

de 1990, et le compte-rendu qu’en fait J.-P.<br />

WILLAIME, «École et religions: représentations<br />

et attentes», p.?<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

24. Jean BAUBÉROT, «La laïcité—Recherches et<br />

problèmes», Actes du colloque de Besançon<br />

[supra, n. 4], p. 305-312.<br />

25. Un stage Mafpen, organisé sous la direction de<br />

F. DUNAND par l’Association <strong>des</strong> professeurs<br />

d’histoire et géographie de l’Académie de<br />

Strasbourg, s’est tenu en mars 1995, qui portait<br />

précisément sur «L’enseignement de l’histoire<br />

<strong>des</strong> religions. Problèmes et perspectives»; un<br />

autre stage du même type a eu lieu à l’initiative<br />

de Mme Martini en octobre-novembre 1994, sur<br />

le même sujet, pour l’Académie de Créteil (voir<br />

supra, p. 10).<br />

26. Marie-Gabrielle PHILIPP, «Une laïcité bien<br />

entendue», Éducation et Pédagogie, n° 7, 1990,<br />

p. 69-79.<br />

166<br />

Vincent Van Gogh<br />

Herbes sauvages dans les montagnes, juin<br />

1989 (1742), Rietpten, encre de chine<br />

juin 1889, (1742)<br />

47 x 62 cm<br />

Rijksmuseum Vincent van Gogh, Amsterdam<br />

© Vincent Van Gogh door Vincent Wereldbibliotheek<br />

Lu,<br />

à lire


Les Rencontres<br />

de Strasbourg :<br />

De la difficulté de débattre<br />

Nous aurions souhaité dans le cadre de<br />

notre revue qu’un débat s’instaure autour<br />

<strong>des</strong> Rencontres de Strasbourg qui ont eu<br />

lieu du 13 au 25 février 1995 autour du<br />

thème le “Désir de politique”.<br />

A notre grand regret, les contributions<br />

qui nous sont parvenues n’ont pas permis au<br />

débat d’avoir lieu, un <strong>des</strong> auteurs ayant souhaité<br />

retirer son texte.<br />

La question <strong>des</strong> enjeux <strong>des</strong> Rencontres<br />

de Strasbourg reste posée.<br />

Le Comité de Rédaction<br />

«Les enfants d’Achille<br />

et de Nike.<br />

Une ethnologie<br />

de la course à pied<br />

ordinaire»<br />

Martine SEGALEN<br />

Paris, Métailié, 1994, 247 p.<br />

Après quoi courent les ethnologues?<br />

Martine Segalen ne prétend pas<br />

répondre à cette question, si tant est qu’elle<br />

l’ait posée.<br />

Sans doute cet essai sur la course à pied<br />

ordinaire nous éclairera-t-il sur les motivations<br />

profon<strong>des</strong> qui font courir les gens, et<br />

au-delà peut-être saurons-nous pour quoi,<br />

ou pour qui, <strong>des</strong> individus sollicitent leur<br />

corps, s’interrogent sur ses/leurs limites,<br />

dialoguent ainsi avec la souffrance; pourquoi<br />

finalement «le moyen de locomotion le<br />

plus primitif et universel» (p. 233) suscite<br />

tant d’engouement, de passion, revendique<br />

enthousiasme, joie, souffrance, peine.<br />

Peut-être parce que courir n’est pas uniquement<br />

de la course à pied parce que<br />

l’homme est homme, à qui rien de ce qui est<br />

symbolique n’est étranger. C’est-à-dire<br />

qu’à partir du moment où il active le pas,<br />

allonge sa foulée, la course à pied cesse<br />

d’être ordinaire pour devenir extraordinaire,<br />

sortir du quotidien.<br />

Serions-nous alors trompé sur la marchandise<br />

par l’annonce d’une ethnologie de la<br />

course à pied ordinaire? Une approche ethnologique<br />

quitte l’ordinaire, s’échappe du quotidien<br />

pour devenir par ce regard, étrange, «exotique».<br />

L’ethnologue ne serait-il pas alors<br />

lui-même un coureur, celui-ci pratiquant tandis<br />

que l’autre théorise? Que dire alors d’une<br />

ethnologue qui court?<br />

Pour faire une bonne ethnologie, tous les<br />

chercheurs vous le diront, il faut aller sur le<br />

terrain, pratiquer au sens littéral du terme,<br />

car «rien ne remplace l’expérience intime»<br />

(p. 162). Cette expérience, l’auteur nous la<br />

fait partager. Bien avant de l’écrire,<br />

remarques, notes, impressions, suggestions,<br />

confirment qu’il s’agit de vécu. Sans que<br />

l’auteur ait à le préciser, les <strong>des</strong>criptions, les<br />

odeurs, la sueur, les vêtements trempés, les<br />

appréciations sur le confort <strong>des</strong> vêtements<br />

de sports - remarquez «ces collants particulièrement<br />

agréables» (p. 104) - qui<br />

émaillent le texte, trahiraient l’auteur, si<br />

besoin était, le font parler par expérience.<br />

Au-delà de la méthodologie ethnologique,<br />

le texte, à l’image du coureur, s’appuie tant<br />

sur une recherche neutre, «scientifique»,<br />

nécessaire, que sur l’expérience personnelle,<br />

part du vécu dont l’absence rendrait le travail<br />

bancal, claudiquant. Certaines émotions ne se<br />

partagent pas.<br />

L’ethnologue serait alors un coureur<br />

dans l’âme? A moins que tout coureur ne<br />

soit quelque part un ethnologue.<br />

Peut-être faut-il davantage se pencher du<br />

côté symbolique, au risque de boiter, pour<br />

s’apercevoir qu’il s’agit sans doute d’une<br />

même quête, d’une volonté identique de<br />

s’arracher au quotidien, de faire l’expérience<br />

de la différence, ailleurs comme en<br />

soi. Ne serait-ce pas, sur deux mo<strong>des</strong> différents,<br />

<strong>des</strong> réponses parallèles à l’enfermement<br />

dans la cité, à la dépossession de soi,<br />

de son corps, à la peur de la solitude, au sentiment<br />

parfois exacerbé de «crever (...) littéralement<br />

de sédentarité» (p. 91), sédentarité<br />

qui ne serait jamais apparue comme<br />

plus imposée, plus insupportable, et qui<br />

s’exprimerait notamment dans la sur-représentation<br />

du secteur tertiaire et <strong>des</strong> cadres<br />

supérieurs parmi les coureurs, premier paradoxe<br />

d’une pratique sportive populaire?<br />

La course serait une réponse à un mode<br />

de vie vécu, ressenti comme par trop<br />

contraignant, la réintroduction du «vertige<br />

et [du] sacré dans nos sociétés d’ordre et de<br />

raison» (p. 21), une bouffée salvatrice<br />

d’irrationnelle, de violence, «d’effervescence<br />

émotionnelle», de gratuité totale,<br />

dans un monde au corps contrit et contraint,<br />

corseté dans les conventions du carcan<br />

social.<br />

L’approche symbolique de la course à<br />

pied fonde la singularité du regard ethnologique.<br />

Martine Segalen ne prétend nullement<br />

infirmer les nombreux travaux précédents<br />

sur le sujet qu’elle cite abondamment<br />

et auxquels elle se réfère, l’antériorité faisant<br />

autorité. A l’instar d’un coureur qui,<br />

ayant assimilé les techniques passées, les<br />

enrichit de son expérience propre, elle prolonge<br />

les discours sociologiques, en posant<br />

notamment le regard ethnologique habituellement<br />

porté sur les populations «exotiques»<br />

sur notre propre société, la démystifiant,<br />

la démythifiant en quelque sorte.<br />

La confrontation avec «d’autres courses<br />

ordinaires ailleurs» (chap. 1) éclaire non<br />

seulement la relativisation d’une pratique<br />

que l’on croyait universelle - si l’homme<br />

court pratiquement partout, il ne court pas<br />

partout ni toujours de la même façon - ,<br />

affiche également l’aspect symbolique et<br />

rituel de la course à pied ordinaire, enfin,<br />

fait ressortir l’intimité entre l’homme<br />

urbain occidental et son homologue primitif.<br />

Les motivations de course ne sont sans<br />

doute pas si éloignées entre le cadre supérieur<br />

qui s’élance dans le bois de Boulogne<br />

et le Hopi de l’Arizona, entre l’amateur<br />

«éclairé» équipé <strong>des</strong> dernières innovations<br />

et le Tarahumara parfois chaussé du caoutchouc<br />

de vieux pneus. «Le sport apparaît<br />

alors aujourd’hui un de ces producteurs<br />

d’intenses moments d’effervescence émotionnelle<br />

(qui peut être partagé, même à<br />

l’échelle planétaire grâce aux retransmissions<br />

télévisées) connus seulement - pensait-on<br />

- <strong>des</strong> sociétés de tradition en Europe<br />

ou <strong>des</strong> sociétés dites primitives» (p. 21).<br />

La distance géographique et culturelle<br />

s’abolit dans l’unité du corps, dans l’unité<br />

de l’homme, de ses aspirations, de ses<br />

craintes et de ses espérances.<br />

Les caractères essentiels d’un mythe,<br />

c’est-à-dire «marquage d’un territoire qui<br />

incise la terre d’une façon originale et<br />

incontestable, instauration d’un calendrier<br />

qui se soustrait à la durée profane, densité<br />

symbolique et ludique <strong>des</strong> officiants et <strong>des</strong><br />

concélébrants, émergence d’une émotionnalité<br />

collective intense, production de<br />

récits et de légen<strong>des</strong>, héroïsation de certains<br />

êtres devenus <strong>des</strong> demi-dieux, reprise dans<br />

le quotidien et, sur un mode familier, de<br />

l’épopée», que Pierre Sansot dans ses Gens<br />

de Peu attribue au Tour de France (1992, p.<br />

189), pourraient être transposés pour la<br />

course à pied ordinaire, tant l’intimité par la<br />

charge émotionnelle et affective que véhicule<br />

ces deux événements est forte.<br />

La course à pied ordinaire apparaît ainsi<br />

bien comme fondatrice, au sens mythique<br />

du terme, où le coureur serait le démiurge<br />

d’une sociabilité nouvelle, la course<br />

«l’expression de la culture et de la société<br />

urbaines [...], de la mise en scène de soi,<br />

bref de la modernité: une construction<br />

sociale de notre XX e siècle finissant» (p.<br />

22).<br />

Elle semble marquer l’échec, du moins<br />

les limites de la civilisation occidentale,<br />

comme une tentative de résistance,<br />

d’«échapper» - terme évocateur dépassant<br />

son acception sportive pour devenir philosophique<br />

-, à un mode de vie qui contraint<br />

les corps et les esprits. Ne court-on pas pour<br />

s’aérer? Que la course à pied passe par une<br />

maîtrise retrouvée du corps, ce corps précisément<br />

qui porte la marque de l’aliénation<br />

de l’individu, n’est pas un hasard.<br />

C’est ce qui la rend aussi dangereuse,<br />

étant l’expression par essence d’un «contrepouvoir»<br />

(p. 235), produit par cette même<br />

modernité qui sécrète tant de maux (p. 235),<br />

antidote à la morosité, qui la marginalise<br />

aux périphéries <strong>des</strong> villes ou à l’enfermement<br />

dans <strong>des</strong> lieux clôts, dans les sta<strong>des</strong>.<br />

La course à pied, sport individuel s’il en<br />

est, est pourtant au-delà <strong>des</strong> apparences, un<br />

sport collectif. Si l’individu se retrouve bien<br />

seul avec lui-même lors de sa course (p. 86),<br />

il retrouve avant tout l’esprit de groupe. «Si<br />

l’on court, même en «course», c’est pour<br />

être ensemble, au départ comme à l’arrivée;<br />

[...]» (p. 114).<br />

L’engouement pour la course à pied<br />

ordinaire trouve ainsi sa source dans la<br />

construction d’une sociabilité nouvelle. Des<br />

liens se nouent autour d’une expérience,<br />

d’une souffrance, d’une exaltation qui<br />

deviennent communes, partagées. Le coureur<br />

est solidaire de la masse qui l’entoure,<br />

quittant provisoirement l’anonymat étouffant<br />

<strong>des</strong> métropoles, renouant avec un<br />

caractère grégaire qui ressemble à de l’instinct.<br />

L’individu refait surface dans la<br />

«jungle» <strong>des</strong> villes, dans la marée humaine,<br />

«partage la convivialité de l’ascèse et de la<br />

douleur, comme on partagerait un bon<br />

repas bien arrosé» (p. 118). On se mélange,<br />

se rencontre, se parle, retrouve le «plaisir<br />

d’aller ensemble» et «nulle part, pour rien»<br />

(p. 130). Les courses rappellent opportunément<br />

à l’individu qu’il est «un être social et<br />

sociable» (chap. 3). N’en déplaise à<br />

Rousseau, le coureur souligne dans la souffrance<br />

de son corps que l’homme est avant<br />

tout un animal social. Et même dans les<br />

courses qui de part leur popularité - ne diton<br />

pas désormais «Le Figaro» ou «Le New-<br />

York» -, ont vu péricliter leur dimension<br />

humaine au profit d’une excroissance parfois<br />

monstrueuse, c’est précisément<br />

l’aspect sociabilité, à qui elles doivent<br />

notamment une grande partie de leur célébrité,<br />

qui est pourtant recherché. Comme si<br />

courir ne suffisait pas, comme si courir<br />

n’était en soit pas la finalité première, peutêtre<br />

même qu’un prétexte.<br />

A ceux qui parlent d’ascèse, de vie quasi<br />

monacale et autres consignes d’austérité alimentaire<br />

du coureur, l’auteur répond, sans<br />

renier pour autant une certaine éthique de la<br />

course, que l’avant et l’après de l’épreuve<br />

compte au moins autant que le pendant (p. 90).<br />

Le corps apparaît bien au centre <strong>des</strong> préoccupations<br />

du coureur. Il focalise les<br />

moments de joie comme de peine, «épuisement<br />

d’un corps qui ne distingue plus la<br />

souffrance, l’épuisement de la jouissance»<br />

(Sansot, 1992, p. 204). De même que le<br />

«coureur développe une éthique et une<br />

morale inscrites dans le corps» (p. 88),<br />

celui-ci apparaît désormais comme le lieu<br />

où s’expriment tous les désirs, où les contradictions<br />

se résolvent, devenant lui-même,<br />

de part l’attention qu’on lui attache, un lieu<br />

mythique. C’est précisément dans la souffrance<br />

de ce corps retrouvé que s’exprime<br />

l’affirmation de soi. Je souffre donc je suis,<br />

pourrait être le credo <strong>des</strong> sportifs. Ainsi<br />

dans le simple fait de s’afficher dans sa<br />

quasi-nudité lors de la course, simplement<br />

revêtu - dévêtu devrait-on dire - d’un short<br />

et d’un maillot qui mettent le corps en spectacle,<br />

l’individu à nu dans un semblant de<br />

démocratie - «on est tous égaux sous le dossard<br />

et en short» (p. 234) -, se jouant <strong>des</strong><br />

interdits et <strong>des</strong> tabous, du code de valeur,<br />

exhibant le corps dans ses «fonctions les<br />

plus humaines» (p. 101). Le corps refuge de<br />

l’individu où s’inscrit sa personnalité, support<br />

identitaire, à la fois écran et écrin, toile<br />

et miroir, double inscription même, le<br />

maillot de course révélant également les<br />

multiples identités du coureur (p. 105),<br />

comme si l’individu ressentait la nécessité,<br />

le besoin d’exprimer ainsi doublement son<br />

identité, de se mettre de la sorte en scène,<br />

où se mesure le degré d’oppression vécu.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

168<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

169


L’observateur participant ou non, est<br />

frappé par le caractère ritualisé de la course<br />

à pied. Martine Segalen renvoie avec pertinence<br />

le coureur au pèlerin, la course aux<br />

pèlerinages d’antan, «aux processions religieuses,<br />

défilés <strong>des</strong> corps de métiers lors<br />

<strong>des</strong> fêtes de leurs saints patrons, entrées<br />

royales, chevauchées guerrières» (p. 232)<br />

qui participaient tant à l’édification de la<br />

foule qu’à la mise en scène du pouvoir, à la<br />

reconquête provisoire de l’espace urbain.<br />

Cette ritualisation qui marque d’abord la<br />

connivence entre les courses en Occident et<br />

celles qu’engagent les populations primitives,<br />

prend une coloration, une dimension<br />

religieuse, au sens premier et fondamental<br />

de religare, relier, mettre ensemble. Elles<br />

exprimeraient alors davantage que le simple<br />

fait de courir, celui d’être ensemble. Ce<br />

besoin d’être ensemble se retrouve à tous<br />

les niveaux de la course partagé par tous les<br />

acteurs en présence, autant chez celui qui<br />

court que chez celui qui regarde, également<br />

réparti entre la multitude qui défile que celle<br />

qui assiste. La course ne prend son sens que<br />

dans sa dimension collective. Elle apparaît<br />

ainsi comme une gigantesque mise en scène<br />

où la société affiche sa force, se régénère<br />

dans le collectif, où s’affirme enfin la difficulté<br />

de vivre dans le silence et l’uniformité.<br />

Chaque rôle est parfaitement distribué,<br />

interprété avec plus ou moins de bonheur,<br />

toujours irremplaçable. L’individu n’affirme<br />

pas uniquement son inscription dans<br />

le groupe, il exprime également ses relations<br />

avec la foule qui l’observe, chacun se<br />

justifiant réciproquement, s’épaulant. Pas<br />

de course sans foule, pas de foule sans<br />

course. La foule sur le trottoir n’est pas uniquement<br />

passive et répond à la celle qui<br />

passe devant elle. Si on court pour soi, on<br />

court aussi pour et avec les autres. «C’est<br />

parce qu’on court en foule qu’on peut courir<br />

plus et plus vite, la foule est littéralement<br />

«porteuse»; elle semble détenir une énergie<br />

qui se communique le long de la chaîne<br />

humaine» (p. 234).<br />

La foule semble se reconnaître dans ces<br />

coureurs ordinaires - «moyens» écrit<br />

Martine Segalen -, qui diffèrent d’elle uniquement<br />

par le mouvement. Ce qui attirent<br />

les spectateurs c’est le sentiment d’identification<br />

au coureur, son effet-miroir, il y a<br />

reconnaissance réciproque, émotion partagée.<br />

«L’Homme Défait est plus chaleureusement<br />

salué que les héros qui passent trop<br />

vite, trop facilement, sans avoir l’air de<br />

souffrir. C’est la revanche du non-champion»<br />

(p. 117).<br />

Enfin, ce spectacle qui est dans la rue est<br />

aussi devant chez soi, il est chez soi. Cross<br />

ou marathon, la course à pied réconcilie les<br />

individus avec leur espace, est affaire<br />

d’identité. Il y a sans doute là volonté de<br />

construire <strong>des</strong> identités urbaines et régionales<br />

(p. 183) dont l’organisation <strong>des</strong><br />

courses à pied devient le support. C’est dans<br />

l’originalité de la course, sa singularité, son<br />

cachet, la marque de son empreinte, que<br />

s’inscrit l’identité, la spécificité régionale,<br />

locale, urbaine (p. 184). Contre une uniformité<br />

envahissante, un monolithisme culturel,<br />

la course propose l’hétérogénéité régionale,<br />

les coutumes locales, la diversité.<br />

Chaque épreuve veut et doit se distinguer de<br />

la précédente, posséder son caractère<br />

propre. On court pour soi et pour son<br />

groupe, comme on court pour sa ville, sa<br />

région, son entreprise. La course devient le<br />

lieu d’affirmation <strong>des</strong> nouveaux liens<br />

sociaux, métaphore <strong>des</strong> réflexes identitaires<br />

qui traversent notre siècle finissant. Si la<br />

course à pied ordinaire rencontre un tel écho<br />

dans la population, au-delà même <strong>des</strong> coureurs,<br />

dans la foule, une véritable communion<br />

entre les acteurs et les spectateurs, où<br />

les rôles se mélangent, se confondent, c’est<br />

parce qu’elle enracine les individus dans le<br />

pays, sur leur terre, <strong>des</strong> déracinés de l’ère<br />

industrielle, elle fait <strong>des</strong> habitants, <strong>des</strong><br />

«autochtones».<br />

A la reprise en main de leur temps<br />

(temps de préparation, temps de la course,<br />

temps de course), de leur corps (corps<br />

modelé pour la course, corps qui rit et qui<br />

pleure, qui vit...), la course à pied ordinaire<br />

propose aux individus de reconquérir<br />

l’espace de leur ville. «Récupérant leur<br />

corps [les coureurs], ils récupèrent la ville,<br />

la conquièrent un moment sur les voitures.<br />

Ils la subvertissent, la réhumanisent grâce<br />

à l’activité anthropologique la plus<br />

ancienne» (p. 235). La reconquête du corps,<br />

son environnement le plus proche, ne pouvait,<br />

par casca<strong>des</strong> successives, qu’avoir <strong>des</strong><br />

conséquences sur son environnement global.<br />

On peut ainsi évoquer la poétique du<br />

coureur à pied qui reconquiert son corps,<br />

son espace, son temps à sa mesure, à la<br />

mesure humaine. L’individu, coureur<br />

comme spectateur, reprend possession,<br />

reprend ses possessions, reconquiert son<br />

territoire corporel comme géographique. La<br />

course devient le lieu de réactivation du<br />

politique, au sens large, avec le risque que<br />

ne manque pas de relever l’auteur, du pouvoir<br />

«redoutable de tenir en main les lieux<br />

et les formes de l’excès dont le quotidien<br />

nous prive» de ceux qui organisent (p. 234).<br />

En fait, la multiplicité <strong>des</strong> discours auxquels<br />

se prêtent le sport et qui brouillent<br />

passablement son image, voit s’affronter<br />

deux enjeux majeurs, deux motivations<br />

antinomiques de la course, qui semblent<br />

également refléter, toujours l’aspect métaphorique,<br />

la société dans son ensemble où<br />

l’individu s’oppose à l’institutionnel (p.<br />

234). Ces deux approches se confondent<br />

dans la course, se chevauchent, se cristallisent<br />

dans l’avant et l’après de l’épreuve.<br />

Mais l’espace d’un instant, le temps de la<br />

course, les conflits se figent, les oppositions<br />

se fondent dans la performance du coureur,<br />

dans la lutte contre la montre.<br />

La course est bien un lieu de pouvoir et<br />

de contre-pouvoir qui explique à la fois sa<br />

récupération par les institutionnels et leur<br />

engouement pour cette pratique. Espace où<br />

les tensions s’exacerbent dans l’exaltation<br />

de la souffrance <strong>des</strong> corps, de la douleur,<br />

dans la charge émotionnelle. N’est-ce pas<br />

par la course que les femmes ont pu conquérir,<br />

aux prix de quels efforts, de quels sacrifices,<br />

une part d’égalité avec l’homme, pouvant<br />

les affronter sur leur propre terrain,<br />

faire valoir leur qualité athlétique, physique<br />

et esthétique...? Lieu de pouvoir où la suprématie<br />

de l’homme est mise à rude épreuve,<br />

les sexes s’uniformisant sous le short et le<br />

maillot, tandis que le dossard efface et<br />

camoufle la nature de l’athlète derrière un<br />

nombre.<br />

La course apparaît comme une tentative<br />

contre une socialisation abusive, où se redéfinît,<br />

contre une société de la mise à distance<br />

et de l’exclusion, de l’individualisme, de la<br />

masse, une socialisation de l’intime, du<br />

proche; à la distance elle préfère le familier,<br />

retrouver le sens <strong>des</strong> solidarités tribales,<br />

communautaires.<br />

Pour Martine Segalen pourtant, au-delà<br />

<strong>des</strong> discours, <strong>des</strong> récupérations diverses et<br />

multiples, la motivation première, fondamentale<br />

<strong>des</strong> coureurs, celle précisément que<br />

l’on tente de contrôler, d’endiguer, et qui<br />

reste de l’ordre de l’insaisissable, de l’indicible,<br />

serait de retrouver «pour un bref<br />

moment, une âme d’enfant» (p. 231), tentative<br />

dernière pour échapper à la morosité<br />

ambiante, à l’uniformisation <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de<br />

vivre et de penser. Courir c’est enfreindre<br />

certains interdits, retrouver certaines pratiques<br />

du corps que l’éducation, la socialisation<br />

ont refoulé, c’est se livrer à <strong>des</strong><br />

débauches, <strong>des</strong> réactions que l’on qualifieraient<br />

d’enfantines comme hurler en passant<br />

sous un tunnel, c’est «participer d’un certain<br />

excès dont la normalité nous prive au<br />

quotidien» (p. 234).<br />

C’est peut-être ici que le coureur rejoint<br />

le plus l’ethnologue dans sa démarche, sa<br />

course devrait-on dire, pour rechercher<br />

l’altérité. L’ethnologue comme le coureur<br />

tentent de revenir sur eux-mêmes, en euxmêmes<br />

pour essayer d’y retrouver cette<br />

étincelle de fantaisie qui caractérise<br />

l’enfance et que souffle l’éducation.<br />

Comme l’enfant, le coureur affiche<br />

alors, moment rare, sa fragilité, sa vulnérabilité,<br />

il prend conscience de son caractère<br />

éphémère. Le coureur court pour dire qu’il<br />

existe, qu’il est. Je cours parce que je suis.<br />

Il court contre le temps, bien sûr, mais<br />

contre le temps qui passe. C’est sans doute<br />

cela d’abord, courir contre la montre, défier<br />

le temps qui s’écoule, en «faisant un<br />

temps», produisant son propre temps,<br />

contre les Parques qui filent inlassablement,<br />

contre cette modernité qui n’est qu’une lutte<br />

de temps. Ce que le coureur recherche, dans<br />

cette quête, ce n’est pas tant la jeunesse que<br />

de s’affirmer, de lutter contre cette vie qui<br />

s’apparente toujours davantage à la mort.<br />

Le coureur est un ange déchu, Achille au<br />

pied d‘argile, Hermès moderne qui, à défaut<br />

de s’envoler, espère au moins dans l’épuisement<br />

de son corps renouer avec la vie,<br />

avec sa vie. Courir dès lors devient, comme<br />

la pratique de l’ethnologie, de l’altérité, un<br />

acte vital.<br />

La course est d’abord une course...<br />

contre la mort.<br />

Alain ERCKER<br />

«Une société rurale<br />

en milieu rhénan:<br />

la paysannerie<br />

de la plaine d’Alsace<br />

(1648-1789)»<br />

Jean-Michel Boehler<br />

Strasbourg, Presses Universitaires,<br />

1994, 3 vol., 2469 p.<br />

Jean-Michel Boehler est depuis longtemps<br />

un universitaire confirmé, spécialiste<br />

d’histoire moderne. A travers cette immense<br />

recherche, résultat d’une longue immersion<br />

dans les archives, il rend hommage à ses<br />

ancêtres ruraux.<br />

Son travail présente une heureuse synthèse<br />

entre une multitude d’étu<strong>des</strong> locales,<br />

fragmentaires et dispersées, et un très<br />

important apport personnel qui se veut le<br />

plus souvent quantitatif, réparti de manière<br />

concertée dans le temps de plus d’un siècle,<br />

entre Guerre de Trente Ans et Révolution,<br />

et l’espace d’une région.<br />

Mais cet ensemble impressionnant de<br />

tableaux originaux, de graphiques et de<br />

reconstitutions sur les différents aspects de<br />

la vie rurale, ne clôt pas définitivement le<br />

sujet. Un certain nombre d’analyses fort<br />

détaillées nous invitent à développer<br />

d’autres analogies, d’autres calculs, tant les<br />

métho<strong>des</strong> employées sont rigoureuses et<br />

universelles.<br />

Jean-Michel Boehler fait oeuvre scientifique<br />

quand il se refuse à cautionner les clichés<br />

faciles et réducteurs qui apparentent<br />

parfois l’histoire à une entreprise politique.<br />

En toute objectivité il réfute le concept de<br />

«paysan alsacien» et préfère définir<br />

l’espace rhénan comme une heureuse rencontre<br />

entre latinité et germanité. Dans un<br />

monde rural où la langue et les traditions<br />

d’agriculture, d’habitat et d’alimentation<br />

sont germaniques, les influences françaises<br />

viennent de la ville. Les unes et les autres<br />

ne se confondent pas mais se juxtaposent en<br />

un équilibre instable de contraires qui fait<br />

l’originalité de notre région.<br />

Les coutumes de succession composent<br />

par exemple un subtil compromis entre<br />

droit romain et droit local, entre égalitarisme<br />

de la France du nord et système à<br />

lignage de la France du sud. Si un seul<br />

enfant, souvent le dernier-né, reçoit<br />

l’exploitation par préciput, à charge pour lui<br />

d’entretenir ses parents jusqu’à leur décès,<br />

ses frères et soeurs ne sont pas pour autant<br />

exclus de l’héritage.<br />

Une étude attentive de la propriété foncière,<br />

<strong>des</strong> structures économiques et techniques<br />

de la production, permet à Jean-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

170<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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Michel Boehler de réfuter le terme de<br />

«révolution agricole» en décrivant une<br />

«agriculture presque immobile», sans innovation.<br />

Les propriétés minuscules de la<br />

plaine d’Alsace s’accommodent mieux<br />

d’une abondante main d’oeuvre familiale<br />

qui pratique de manière traditionnelle une<br />

agriculture intensive de type «chinois». La<br />

croissance agricole résulte plus d’avancées<br />

extrêmes de l’ancien système (recul progressif<br />

de la jachère, utilisation <strong>des</strong> communaux,<br />

intérêt croissant porté aux fourrages),<br />

que de véritables progrès.<br />

La nostalgie <strong>des</strong> folkloristes pour un<br />

«paradis perdu» ne résiste pas non plus à<br />

l’analyse historique. Le monde rural décrit<br />

par Jean-Michel Boehler compose en fait<br />

une société inégalitaire où, à l’aube de la<br />

Révolution, l’émiettement <strong>des</strong> terres, la<br />

pression démographique et la relative montée<br />

<strong>des</strong> prix, accentuent les différences<br />

entre une bourgeoisie rurale individualiste<br />

qui s’enrichit et une catégorie de petits propriétaires-journaliers<br />

de plus en plus<br />

pauvres.<br />

Mais la notion du temps reste la même<br />

pour tous, et le paysan ne le maîtrise qu’en<br />

le faisant durer. Ses références éthiques et<br />

opératoires se tournent vers la tradition. Les<br />

biens matériels qui l’aident à vivre (réserves<br />

alimentaires, vêtements, outils, mobilier)<br />

doivent, après maints ravaudages et réemplois,<br />

«tenir» le plus longtemps possible.<br />

Ces communautés paysannes ancrées<br />

dans le passé, fortement structurées autour<br />

de leurs assemblées, leurs droits et leurs<br />

coutumes, ne constituent pas pour autant<br />

<strong>des</strong> groupes autonomes. Après l’Église et la<br />

Seigneurie, le pouvoir civil de l’État, représenté<br />

par l’intendant, pose les prémices<br />

d’une administration à référence nationale<br />

par l’intermédiaire de l’ingénieur <strong>des</strong> ponts<br />

et chaussées, du maître d’école, du médecin<br />

et de la sage-femme.<br />

Bien d’autres aspects de la vie rurale de<br />

la plaine d’Alsace au XVII e et au XVIII e<br />

siècles sont abordés dans cet immense<br />

ouvrage auquel spécialistes et esprits<br />

curieux devront maintenant faire référence.<br />

Marie-Nöele Denis<br />

Anthropologie<br />

de la douleur<br />

Le Breton David<br />

Éditions Métailié, 237 p., 1995.<br />

Ce nouveau livre de David LE BRETON<br />

part d’un postulat: la douleur ne se<br />

limite pas à sa réalité psychophysiologique,<br />

elle porte l’empreinte de la vie sociale et<br />

culturelle de celui qui souffre; elle résulte<br />

enfin d’une éducation. Aujourd’hui la douleur<br />

a perdu beaucoup de sa signification morale<br />

ou culturelle; elle suscite l’effroi et devient<br />

inqualifiable. En réaction contre elle, la<br />

réponse antalgique est tenue pour un dû. En<br />

cherchant à la neutraliser de la sorte,<br />

l’individu se coupe de son corps et s’en remet<br />

au spécialiste. Or, contrairement aux<br />

apparences, l’homme ne fuit pas toujours la<br />

douleur; supporter celle-ci n’est pas un<br />

archaïsme que la médecine devrait éradiquer.<br />

Des usages symboliques en font parfois<br />

l’objet d’un don, une offrande pour combler<br />

une dette contractée lors d’un sacrifice. Sur<br />

le calvaire du Christ, la souffrance consentie<br />

devient une preuve d’amour.<br />

Il s’agit dès lors d’analyser la construction<br />

sociale et culturelle de la douleur qui<br />

brise l’unité que l’homme connaît lorsqu’il<br />

est en bonne santé, confiant en ses ressources:<br />

alors que la joie ouvre la relation<br />

au monde, la douleur accapare, referme,<br />

délie de tout ce qui n’est pas elle. Se retirant<br />

sur soi l’individu affronte son mal en évitant<br />

les contacts, dans le souci de préserver<br />

sa dignité; grimaces, pleurs, jurons rompent<br />

avec les comportements habituels. La douleur<br />

que décrit et analyse David LE BRE-<br />

TON mène son chemin propre, libérée de<br />

tout enracinement social et culturel. Devant<br />

la chair qui se rebelle, il cherche, à l’instar<br />

du chaman, à réintroduire du sens. Tant il<br />

est vrai que l’écoute de la parole souffrante<br />

apaise, alors qu’à l’inverse, l’abandon, la<br />

solitude attisent une douleur et que le cri<br />

devient le signe ultime d’une volonté<br />

d’exister adressée aux autres.<br />

Le Livre de Job sert ici de geste initial.<br />

L’intolérable de sa douleur vient de ce que<br />

Job n’en comprend pas la cause. «Si je crie<br />

à la violence, pas de réponse; si j’en appelle,<br />

point de jugement. Il a dressé sur ma route<br />

un mur infranchissable, mis <strong>des</strong> ténèbres<br />

sur mes sentiers» (XIX, 7-8). Selon David<br />

LE BRETON, le Livre sert d’objection à<br />

d’autres récits de la Bible qui associent la<br />

douleur au châtiment nécessaire de la faute.<br />

Seule l’expérience personnelle de la douleur<br />

affectée d’une signification peut être<br />

assumée. Le silence de Dieu ne doit pas<br />

faire oublier à l’homme en proie à la souffrance<br />

qu’il demeure sous son regard. Mais<br />

il rappelle qu’il revient à chacun de faire sa<br />

douleur - «comme on fait une maladie ou<br />

comme on fait un deuil». La douleur n’est<br />

pas une donnée brute que l’on subit, mais<br />

résulte d’une donation de sens. Dans cette<br />

expérience de vie se révèle une réalité individuelle<br />

faite de singularité, d’histoire,<br />

d’enracinement culturel.<br />

D’où les différences signalées par Irving<br />

Zola entre mala<strong>des</strong> italiens qui dramatisent<br />

leur état et, à l’inverse, l’attitude conventionnelle<br />

<strong>des</strong> Irlandais qui le supportent<br />

avec le sentiment qu’il faut affronter une vie<br />

naturellement pénible. Un exemple: au<br />

médecin qui demande «De quoi souffrezvous?»,<br />

le malade irlandais répond qu’il n’y<br />

voit rien pour enfiler une aiguille, ni pour<br />

lire le journal. L’Italien en revanche signale<br />

qu’il souffre d’un perpétuel mal de tête: les<br />

yeux lui brûlent et deviennent tout rouges.<br />

Lorsque le médecin demande si le patient à<br />

quelque chose à ajouter, l’Irlandais s’abstient.<br />

L’Italien s’empresse de conclure:<br />

«Non, sauf que ça dure toute la journée et<br />

qu’il m’arrive même parfois de me réveiller<br />

avec». Les individus composent leurs douleurs<br />

selon leurs conditions de vie et leur<br />

culture, c’est ainsi qu’ils se les approprient.<br />

D’où l’intérêt d’analyser la souffrance<br />

qui suscite aujourd’hui en Occident un<br />

effroi nettement supérieur au fait même de<br />

mourir: l’irruption du «pire que la mort».<br />

Quelques chiffres sont illustratifs: fondée<br />

en 1980, l’Association Pour le Droit de<br />

Mourir dans la Dignité compte en France<br />

plus de 30 000 sociétaires favorables au<br />

droit à l’euthanasie. Dans le monde, réunis<br />

dans une trentaine d’associations, 500 000<br />

militants revendiquent cette volonté. Pour<br />

tous ceux-ci, la douleur lancinante est rarement<br />

envisagée comme une expérience dont<br />

l’individu prend la responsabilité et qu’il<br />

affronte en puisant dans ses ressources<br />

propres. Fort contraste avec d’autres<br />

groupes sociaux, où la douleur affichée<br />

sacralise la victime (et pose à la limite la<br />

question de l’intégration sociale), tel ces<br />

boxeurs vaincus, pour qui n’existe qu’une<br />

seule revanche: leur capacité de souffrir.<br />

Meurtris, ensanglantés, ils n’abandonnent<br />

pas et sortent grandis de leur défaite. Dans<br />

cette culture-là, ne perd vraiment que celui<br />

que le public rejette car il ne délivre ni<br />

n’encaisse assez de douleur.<br />

Les conclusions de l’anthropologue<br />

l’emportent dans ce livre. La douleur est un<br />

«sacré sauvage»: en forçant l’individu à<br />

l’épreuve de la transcendance, elle le projette<br />

hors de lui-même, mais elle demeure<br />

sauvage parce qu’elle le fait en brisant une<br />

identité. «Ou l’homme s’abandonne aux<br />

fauves de la douleur, ou il essaie de les<br />

dompter. S’il y parvient, il sort autre de<br />

l’épreuve, il naît plus pleinement à son existence.<br />

Mais la douleur n’est pas un continent<br />

où il est loisible de s’installer, la métamorphose<br />

exige le soulagement».<br />

Le Sang Noir<br />

André RAUCH<br />

Bertrand Hell<br />

Édition Flammarion, 1994, 381 p.<br />

N<br />

’importe quel objet si vous le prenez<br />

correctement , tout vient avec... disait<br />

Marcel Mauss. Preuve en est cet ouvrage,<br />

magnifique démonstration qui prend comme<br />

point de départ la chasse en Europe et qui par<br />

le ventre l’entame et la poursuit le long d’un<br />

fil qui la traverse : le thème du sang noir.<br />

Il y a la démarche ethnologique classique<br />

qui veut que l’on prenne un thème, un<br />

territoire et qu’on le décortique. Plutôt que<br />

d’exposer une recherche de type monographique,<br />

l’auteur a résolument opté pour une<br />

approche d’ordre anthropologique. Soit à<br />

partir d’observations recueillies sur<br />

l’ensemble du continent européen, il a<br />

ordonné l’ensemble de ses références autour<br />

de ce fil qui semble relier tous les actes<br />

et les imaginaires liés à la chasse.<br />

Entreprise difficile eu égard à «la trame<br />

du complexe entrelacs de représentations qui<br />

modèlent aussi bien les comportements<br />

cynégétiques que les comportements sociaux<br />

ou les normes alimentaires carnées».<br />

Un tableau dans ce livre définit l’ensemble<br />

<strong>des</strong> connexions physiologiques du<br />

sang noir. Synthèse parfaite de tous les<br />

domaines de la pensée et du corps qui sont<br />

en résonance avec ce sang. Un sang porteur<br />

de souffle. Bertrand Hell va le traquer sous<br />

toutes ses représentations.<br />

Si on suit la procédure de dévidage de<br />

l’écheveau qui est particulièrement dense!,<br />

on aborde la logique suivante:<br />

Le chasseur est animé par une fièvre qui<br />

s’empare de lui au moment de la saison de<br />

la chasse. Cette fièvre témoin d’un goût de<br />

la chasse est «dans le sang». Un sang qui se<br />

transmet dans les familles, véritable flux<br />

sauvage, ferment du goût de la chasse qui<br />

marque l’appartenance au groupe <strong>des</strong> chasseurs.<br />

Fièvre et sang, Tous les propos relevés<br />

tournant autour de la fièvre de la chasse la<br />

présentent comme un bouillonnement, un<br />

échauffement du sang noir. Sang Noir le<br />

maître mot est lâché, il fera référence au<br />

sang du cerf en rut. Car si le cerf est perçu<br />

comme un animal à sang rouge le reste de<br />

l’année, en période de rut son degré excessif<br />

d’ensauvagement lui donne le sang noir.<br />

Flux sauvage, le sang noir renvoie à un imaginaire<br />

construit sur une même représentation<br />

d’un flux sauvage véhiculé par le sang<br />

de l’homme. Et c’est autour de cette image<br />

du flux sauvage que va se structurer l’organisation<br />

de l’ensemble <strong>des</strong> chasses européennes.<br />

La question qui va guider l’ensemble de<br />

la recherche s’articulera dès lors autour de<br />

la place du sauvage dans notre société<br />

contemporaine.<br />

La première association établie entre<br />

fièvre et sang noir amène l’auteur d’une part<br />

à définir un ordre social qui classerait les<br />

chasseurs en fonction de leur degré d’enfièvrement,<br />

les hommes <strong>des</strong> bois ou hommessauvages,<br />

apparaissant dans cette hiérarchie<br />

comme ceux ayant le sang noir le plus<br />

concentré. A cette correspondance fait écho<br />

l’ordre établi dans la consommation <strong>des</strong><br />

vian<strong>des</strong>.<br />

La comestibilité <strong>des</strong> vian<strong>des</strong> est déterminée<br />

par la force communément attachée<br />

à ce flux... Est- ce parce que les nourritures<br />

et spécialement les vian<strong>des</strong> se transforment<br />

en la propre chair du consommateur? Et<br />

sous l’emprise du sang noir l’homme en<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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arriverait à partager <strong>des</strong> facultés propres à<br />

l’animal sauvage.<br />

A l’image de l’échelle <strong>des</strong> fièvres existe<br />

une distribution ordonnée <strong>des</strong> venaisons.<br />

Sera tabou (y compris pour les chiens) la<br />

consommation <strong>des</strong> entrailles considérées<br />

comme réservoir du sang noir.<br />

Quel risque encourt-on en ingérant ce<br />

mauvais sang? Ce sang sauvage chargé<br />

d’énergie trop forte pour que les femmes<br />

puisse le supporter.<br />

Sang noir et fureur<br />

Dans toute l’Europe <strong>des</strong> récits mettent<br />

en scène <strong>des</strong> guerriers chasseurs en proie à<br />

une fureur sauvage. Wodan le dieu guerrier,<br />

les hommes loups, les Ména<strong>des</strong> rendues<br />

hagar<strong>des</strong> par la mania, cette fureur qui les<br />

transportent dans le monde sauvage...<br />

Omophagie, chaleur intense et transe<br />

extatique sont trois éléments associés au sauvage.<br />

La fureur est engendrée par l’ingestion<br />

de la chair sauvage ou du sang noir...<br />

Et si l’on se demande ce que mange le<br />

héros ensauvagé on s’aperçoit que coexistent<br />

deux types d’ensauvagement, le très<br />

sauvage: celui qui dévore la chair crue et le<br />

moins sauvage vivant de la cueillette.<br />

Sang noir, fureur,<br />

fièvre et bile noire<br />

Fureur par ingestion de sang noir. Or les<br />

mauvaises fièvres sont dues à la bile noire<br />

(conçue comme une combustion de la bile<br />

jaune). Pour Pline déjà elle est la plus mauvaise<br />

<strong>des</strong> excrétions du sang. La physiologie<br />

humorale assigne une place à la bile<br />

noire qui à l’instar <strong>des</strong> autres humeurs doit<br />

constituer un mélange harmonieux.<br />

Mais la bile noire est instable. Quand<br />

elle se refroidit elle stagne dans l’organisme<br />

rendant l’homme mélancolique; si elle<br />

s’échauffe, elle bouillonne et cherche à<br />

s’épancher hors du corps. Les fureurs les<br />

plus noires se profilent...<br />

Depuis Hippocrate on tient l’eau et le feu<br />

pour responsables de l’existence et du<br />

maintien de la vie. Si le feu prédomine,<br />

l’équilibre est rompu, le corps se <strong>des</strong>sèche,<br />

la bile noire est rôtie, montant au cerveau<br />

elle rend fou...<br />

Explication de l’ensauvagement: il<br />

serait du à cette rupture d’équilibre. La<br />

forme paroxystique de l’ensauvagement<br />

étant la folie et en particulier la rage.<br />

Sang noir,<br />

Fureur noire - rage<br />

Jusqu’à Pasteur on fait de la rage une<br />

fureur noire. Car l’étiologie traditionnelle<br />

renvoie au sang noir. Au cours de l’histoire<br />

la rage se voit associée à la fureur inspiratrice<br />

du mélancolique. Il y aurait un souffle<br />

qui permettrait à l’homme de se métamorphoser<br />

en bête et d’accéder à l’invisible.<br />

Mais ce souffle est considéré comme un<br />

mauvais souffle qui conduit à un contact<br />

avec Satan. La rage est associée au démon,<br />

en témoignent les principales plantes utilisées<br />

pour la combattre et qui le seront aussi<br />

contre la sorcellerie.<br />

Mais Satan mis en avant par la religion<br />

chrétienne cache en réalité la silhouette de<br />

Saturne, l’astre de la divination.<br />

Et de poser l’hypothèse: et si à l’instar de<br />

Satan cette planète utilisait le sang noir pour<br />

exercer son emprise sur les humains. Un<br />

traité du 3 e siècle av. J.C, d’un prêtre égyptien,<br />

impute à Saturne la responsabilité de<br />

faire bouillonner la bile noire et de déclencher<br />

la folie. La planète noire est celle qui<br />

peut conduire l’homme aux prophéties. Sont<br />

ainsi en permanence associées fureur, bile<br />

noire, folie, contact avec l’autre monde.<br />

De la rage on va ainsi passer à la mythologie<br />

par la figure de Saturne - Cronos à la<br />

fois fécondateur et castrateur conduisant<br />

dans les croyances collectives à l’idée que<br />

toute naissance doit être précédée d’un<br />

sacrifice sanglant.<br />

Pour couronner cette démonstration<br />

l’auteur introduit la figure de Saint Hubert,<br />

patron <strong>des</strong> chasseurs, guérisseur <strong>des</strong> enragés,<br />

<strong>des</strong> possédés, <strong>des</strong> ensorcelés. St Hubert<br />

exorciste. Les moines de St Hubert effectueront<br />

une croix sanglante par la taille du front<br />

du malade. L’homme en prenant un nouveau<br />

souffle accédera à une nouvelle vie.<br />

Mais Saint Hubert est aussi le guérisseur<br />

de la rage dont on pense que les effets peuvent<br />

se prolonger au delà de la vie terrestre.<br />

Car Saint-Hubert va aussi nous transporter<br />

au coeur de ces chasses sauvages qui hantent<br />

l’imaginaire européen.<br />

Fureur, chasse sauvage<br />

et monde <strong>des</strong> morts<br />

Saint Hubert est un passeur d’âmes. Et<br />

en particulier <strong>des</strong> âmes maudites condamnées<br />

à l’errance sauvage éternelle. Maudites<br />

en effet et le thème de la chasse sauvage<br />

nous rappelle d’une part la relation que l’on<br />

établit entre passion cynégétique et fureur<br />

diabolique et entre les chasseurs et leur attirance<br />

pour le sang.<br />

Ce thème de la chasse sauvage est une<br />

fois de plus introduit et exploré à partir du<br />

sang noir. Wodan et les chasses sauvages<br />

partagent une même fureur qui confine à la<br />

rage, celle de verser le sang. Cependant si<br />

l’Église a laissé transparaître uniquement le<br />

pôle négatif du sang noir, Bertrand Hell<br />

dépasse cette interprétation. Des hommes<br />

montant <strong>des</strong> chevaux chassent durant la<br />

période hivernale. Ils ne sont pas que <strong>des</strong><br />

fantômes mais <strong>des</strong> morts qui surgissent<br />

pour un temps dans le monde <strong>des</strong> vivants.<br />

Ils se nourrissent de sang (sacrificiel) et<br />

s’abreuvent de bière (celle là même que l’on<br />

place sur les tombes à la Toussaint dans les<br />

pays germaniques). On les abreuve et on les<br />

nourrit. Pourquoi? Le contre-don attendu<br />

est entièrement placé sous le signe de la<br />

puissance génésique. Et à cette fécondité<br />

<strong>des</strong> animaux répond en outre l’abondance<br />

<strong>des</strong> récoltes.<br />

La démonstration est faite: le mythe de<br />

la chasse sauvage est à relier à l’ensemble<br />

<strong>des</strong> cultes de fertilité.<br />

Alors d’où vient l’origine de ce souffle<br />

fécondant véhiculé par la troupe <strong>des</strong> chasseurs<br />

sauvages. C’est du côté de la Voie<br />

Lactée qu’il faut chercher. Car «La Voie<br />

Lactée est le chemin de la Chasse Sauvage»,<br />

représentation largement diffusée dans le<br />

temps et dans l’espace. Ce qui conduit<br />

l’auteur à suivre sur un plan astronomique la<br />

structure symbolique: Chasse/mort /fécondité<br />

car la Voie Lactée depuis l’Antiquité est<br />

la route <strong>des</strong> âmes. Idée qui va perdurer dans<br />

l’imaginaire collectif européen et reprise par<br />

la tradition chrétienne, elle deviendra le chemin<br />

de Saint Jacques, le plus grand <strong>des</strong><br />

saints passeurs.<br />

Au coeur de cette approche anthropologique<br />

décryptant les co<strong>des</strong> qui imposent aux<br />

sociétés européennes un ordre dans les rapports<br />

qu’elles entretiennent avec le monde<br />

non domestique, surgit la figure du cerf.<br />

Pourquoi l’animal n’a-il pas été domestiqué?<br />

Le cerf aurait-il occupé une position<br />

clef dans le bestiaire sauvage? Reprenant<br />

l’hypothèse de J.D. VIGNE, l’auteur rappelle<br />

l’idée d’une incompatibilité profonde<br />

entre la domestication de l’espèce et<br />

l’exploitation sociale de la valeur symbolique<br />

<strong>des</strong> cerfs. Seule une appropriation de<br />

l’animal par la chasse, technique valorisante<br />

pouvait être envisagée.<br />

L’étude <strong>des</strong> Maîtres du Sauvage, c’est-àdire<br />

<strong>des</strong> divinités tutélaires montre la prééminence<br />

du cerf dans les systèmes de représentations<br />

de tout le continent eurasiatique.<br />

Cerf associé à la mort et dispensateur de<br />

fécondité. Que ce soit Cernunnos [le maître<br />

cornu au front coiffé de bois (renaissants)]<br />

ou Artémis la maîtresse <strong>des</strong> fauves qui entretient<br />

une relation privilégiée avec le cerf et<br />

qui oppose deux pôles, celui de la déesse<br />

nourricière et celui de la déesse enragée,<br />

dont le sang noir bouillonne et le souffle <strong>des</strong>sèche.<br />

Ou encore Saint Hubert à qui l’on<br />

offre <strong>des</strong> cerfs, en prémisse de la chasse.<br />

Que signifient les sacrifices cynégétiques<br />

relatés durant tout le Moyen Age, ces<br />

cornes de cerf que l’on accroche devant les<br />

églises. Malgré la christianisation, et la primauté<br />

du Nouveau Sang, souffle de vie, le<br />

sang du Christ et par conséquent le refoulement<br />

<strong>des</strong> fureurs sauvages associées au<br />

bouillonnement du sang noir, dans le monde<br />

européen une idée se maintiendra: le chasseur<br />

peut devenir le gibier, la fureur peut<br />

basculer dans la rage.<br />

La démarche anthropologique a l’intérêt<br />

de poser l’ensemble <strong>des</strong> éléments qui composent<br />

un événement ou institution à plat et<br />

d’analyser les connexions qui s’établissent<br />

entre chacun <strong>des</strong> éléments. En partant du<br />

sang noir ce sont les relations <strong>sociales</strong>, les<br />

mythes, les pratiques de chasse, la médecine,<br />

les saints protecteurs qui ont été interrogés<br />

tour à tour et mis en correspondances.<br />

Ce flux sauvage pensé comme un débordement<br />

de sang noir accompagné de chaleur<br />

est en fait le vecteur d’une puissante<br />

vigueur sexuelle. C’est au moment du rut<br />

que les chasseurs se lancent à la poursuite<br />

du cerf. Et le temps de la chasse se superpose<br />

au temps du rut. Car les chasseurs<br />

cherchent à capter une part de ce flux sauvage.<br />

Être en contact avec ce flux sauvage<br />

revient à s’imprégner du souffle vital et de<br />

la forme sexuelle que véhiculent les animaux<br />

sauvages.<br />

Le sang chaud ne doit pas être bu, voilà<br />

pourquoi l’animal doit être saigné «une<br />

chair exsangue devient végétalisée,<br />

asexuée» dit F. Héritier Augé. Par contre<br />

chacun verra dans le trophée le substitut non<br />

périssable du sexe. Car la tête est le siège<br />

privilégié de l’âme et bien <strong>des</strong> croyances<br />

populaires témoignent d’une connexion<br />

entre cerveau, moelle épinière et sperme.<br />

On en revient à la première question<br />

posée sur la place du sauvage dans notre<br />

société. Bertrand Hell conclue en affirmant<br />

que notre société a voulu refouler le sauvage.<br />

Nous sommes passés d’une société de<br />

chasseurs à une sociétés d’éleveurs et<br />

d’agriculteurs, et dans la religion chrétienne<br />

le sang du Christ n’a plus rien à voir avec le<br />

sang de la bête immolée. Malgré tout,<br />

aujourd’hui on ne consomme pas plus de<br />

cerf; il n’y a pas de demande de viande<br />

noire. Preuve en est que le besoin est bien<br />

déterminé par la culture et que dans ce cas<br />

la force <strong>des</strong> symboles perdure...<br />

Isabelle BIANQUIS<br />

Les enfants<br />

de la Reine de Saba<br />

Daniel FRIEDMAN<br />

Ulysses SANTAMARIA<br />

Les Juifs d’Éthiopie (Falachas)<br />

histoire, exode, intégration, Ed<br />

Métailié, Paris, 1994, 441 p.<br />

Kayla (celui qui ne traverse pas la mer),<br />

Falachas (terme signifiant émigrer),<br />

Beta Israël (maison, ou famille d’Israël), Juifs<br />

éthiopiens, autant de dénominations qui<br />

désignent une seule communauté juive, oui<br />

mais quelle communauté!<br />

Les historiens discutent son origine qui<br />

se perd dans la nuit <strong>des</strong> temps; elle oscille<br />

sans cesse entre légen<strong>des</strong> et réalité. La tradition<br />

orale la considère comme <strong>des</strong>cendante<br />

de l’escorte qui accompagna le prince<br />

Menelik I er , (né <strong>des</strong> amours coupables du roi<br />

Salomon et de la Reine de Saba) qui après<br />

avoir volé l’Arche d’Alliance dans le<br />

Temple de Jérusalem, prit la fuite et se réfugia<br />

à Axum. Mais aussi comme ayant pour<br />

ascendance <strong>des</strong> Juifs qui, au cours de<br />

l’Exode, s’opposèrent à Moïse quant à la<br />

route à suivre pour rallier la terre promise.<br />

En suivant leur propre itinéraire, ils se<br />

seraient égarés vers le pays de Couch. Les<br />

Falachas pourraient également être les <strong>des</strong>cendants<br />

d’une <strong>des</strong> dix tribus perdues<br />

d’Israël, celle de Dan. L’histoire, l’archéologie,<br />

la linguistique mais aussi la génétique<br />

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estiment que les Beta Israël appartiennent<br />

au groupe agäw qui représente le peuplement<br />

initial de l’Éthiopie.<br />

L’histoire religieuse de ce pays est extrêmement<br />

complexe et les chercheurs s’opposent<br />

sur la question de l’antériorité du<br />

judaïsme sur le christianisme dans cette<br />

région. Pour Joseph Halévy (orientaliste juif<br />

du XIX e siècle et président de l’École pratique<br />

<strong>des</strong> Hautes Étu<strong>des</strong>), qui fut le premier<br />

émissaire juif à prendre contact avec les<br />

Falachas en 1867, la voie la plus plausible<br />

de l’émigration juive dans cette zone trouve<br />

ses racines dans la conquête du Yémen par<br />

l’Éthiopie en 525 après Jésus Christ. Cette<br />

défaite yéménite aurait entraîné une déportation<br />

massive <strong>des</strong> populations juives de ce<br />

pays vers l’Éthiopie.<br />

C’est au XIV e siècle que l’appellation<br />

Ayhud (juif) fait son apparition dans les chroniques<br />

de guerre de l’empereur chrétien<br />

Amada Seyon (1314-1344). Il y raconte qu’il<br />

s’est battu contre <strong>des</strong> gens qui étaient:<br />

«comme <strong>des</strong> juifs [...] ils nient le Christ<br />

comme le Messie et rejettent Marie.» A partir<br />

du XV e siècle, <strong>des</strong> guerres vont opposer<br />

les Beta Israël au pouvoir impérial. Ils se battent<br />

pour le maintien de leur indépendance,<br />

et refusent de payer l’impôt réclamé par le<br />

souverain. La rébellion <strong>des</strong> Beta Israël est<br />

rapidement vaincue et aura <strong>des</strong> conséquences<br />

sur leur mode de vie qui perdureront jusqu’au<br />

vingtième siècle. Après cette défaite, ils se<br />

retirent dans les montagnes du Seimens et se<br />

spécialisent dans l’artisanat et dans le métier<br />

de forgeron dont ils auront bientôt le quasimonopole,<br />

ce qui leur vaudra plus tard leur<br />

réputation de sorciers. C’est également à<br />

cette époque que se développe le monachisme<br />

chez les Beta Israël (phénomène<br />

unique dans le monde juif). Les moines<br />

jouent un rôle à la fois religieux et politique<br />

et contribuent activement à la résistance <strong>des</strong><br />

Falachas contre le pouvoir de l’empereur et<br />

l’expansion du christianisme.<br />

A partir de 1860 <strong>des</strong> missionnaires protestants<br />

arrivent en Éthiopie. Ils distribuent<br />

<strong>des</strong> bibles, et les Beta Israël acceptent l’aide<br />

qu’ils leur proposent, ils les considèrent<br />

comme issus d’une civilisation plus riche et<br />

plus moderne que la leur. Les protestants<br />

leur affirment que seul l’isolement les a privés<br />

du progrès que représente la venue du<br />

Christ. Ils ouvrent <strong>des</strong> écoles dans les villages<br />

<strong>des</strong> Beta Israël, mais n’effectuent<br />

aucune pression sur eux en ce qui concerne<br />

la conversion. Les Falachas restent<br />

d’ailleurs réticents et celles-ci sont rares.<br />

Pourtant les Beta Israël se sentent déstabilisés<br />

et en 1862 une première vague tente le<br />

long voyage qui doit la conduire en terre<br />

promise, mais la majeure partie du groupe<br />

périt en route.<br />

C’est en fait l’action <strong>des</strong> missionnaires<br />

(qui considèrent les Beta Israël comme étant<br />

<strong>des</strong> juifs) qui va susciter l’intérêt <strong>des</strong> Juifs<br />

d’Occident pour cette communauté. Ainsi<br />

en 1867 Joseph Halévy débarque en Éthiopie.<br />

Dans un de ses courriers à l’Alliance<br />

Israélite, il propose l’organisation de l’émigration<br />

massive <strong>des</strong> Falachas vers la<br />

Palestine, mais ceux-ci vont devoir attendre<br />

plus de cent ans avant qu’un tel projet se<br />

réalise. Quarante ans plus tard, l’un de ses<br />

élèves, Jacques Faitlovitch arrive à son tour<br />

en Éthiopie. Il y trouve les Beta Israël dans<br />

<strong>des</strong> conditions de dénuement extrême, <strong>des</strong><br />

catastrophes naturelles (peste bovine,<br />

famine) ont ravagé la région dans laquelle<br />

ils vivent et plus de la moitié de la population<br />

a péri. Ce «cataclysme» a eu pour<br />

conséquence une forte vague de conversions<br />

au christianisme, mais aussi dans le<br />

cas de ceux qui sont restés fidèles au<br />

judaïsme <strong>des</strong> modifications de leur mode de<br />

vie qui a évolué vers la laïcisation.<br />

Il faut attendre 1924 pour que les journaux<br />

juifs d’Occident ouvrent leurs pages<br />

au débat: «Les Falachas sont-ils Juifs?»<br />

C’est alors qu’une polémique oppose les<br />

partisans de la reconnaissance <strong>des</strong> Beta<br />

Israël comme juifs à part entière, à ceux qui<br />

ne leur reconnaissent aucun lien avec le<br />

judaïsme. Faitlovitch qui a fait sienne la<br />

cause <strong>des</strong> Beta Israël ne se décourage pas,<br />

il parcourt le monde et crée <strong>des</strong> comités de<br />

soutien aux Falachas. Il parvient ainsi à<br />

trouver les fonds nécessaires à la création<br />

d’écoles juives pour les Beta Israël en<br />

Éthiopie. En 1935, le pays se trouve sous le<br />

contrôle <strong>des</strong> Italiens. Tous les étrangers<br />

sont contraints de quitter le pays, les écoles<br />

juives ferment peu à peu et le pouvoir fasciste<br />

met en place <strong>des</strong> lois antijuives, qui<br />

seront en usage jusqu’en 1941. Après la<br />

seconde guerre mondiale, Faitlovitch<br />

continue à défendre la cause <strong>des</strong> Beta Israël<br />

mais il se heurte à un monde juif traumatisé<br />

par la guerre et la Shoa. C’est presque<br />

seuls que les Falachas doivent lutter pour<br />

faire reconnaître leur identité juive et leur<br />

droit au retour en Israël. Leurs voix commencent<br />

à être entendues en 1973 avec la<br />

déclaration du grand rabbin séfarade<br />

Ovadia Yossef qui identifie les Beta Israël<br />

comme les <strong>des</strong>cendants de la tribu de Dan.<br />

En 1975, le comité interministériel israélien<br />

accorde aux juifs d’Éthiopie le bénéfice<br />

de la loi du Retour, qui leur permet<br />

d’émigrer en Israël et d’accéder à la nationalité.<br />

En fait, les premiers émigrants Falachas<br />

sont arrivés en Israël presque clan<strong>des</strong>tinement<br />

vers 1965. Le premier départ légal est<br />

organisé en 1977, il concerne 121 personnes,<br />

mais le gouvernement éthiopien<br />

met rapidement un terme à cet exode naissant.<br />

En Israël, les autorités religieuses leur<br />

imposent une cérémonie de conversion<br />

symbolique, ce qui montre bien leurs réticences<br />

quant à la reconnaissance de la<br />

judéité <strong>des</strong> Beta Israël. Entre 1982 et 1984<br />

les services secrets israéliens et la CIA<br />

mènent six opérations clan<strong>des</strong>tines d’évacuation<br />

à partir de camps de réfugiés au<br />

Soudan. Ainsi, près de 4000 Falachas<br />

gagnent Israël dans <strong>des</strong> conditions précaires<br />

et quelquefois rocambolesques. Du 20 novembre<br />

au 6 janvier 1985, l’opération<br />

Moïse est mise en place, elle vise à évacuer<br />

du Soudan les derniers réfugiés juifs<br />

d’Éthiopie. Celle-ci prend fin prématurément<br />

et une catastrophe diplomatique est<br />

évitée de justesse. En 1986, on compte<br />

16 640 Falachas en Israël.<br />

Durant les trois années qui suivent la fin<br />

de l’opération Moïse, la situation politique<br />

de l’Éthiopie évolue considérablement. En<br />

1989, Israël renoue <strong>des</strong> relations diplomatiques<br />

avec elle et la question de l’émigration<br />

<strong>des</strong> Falachas est de nouveau d’actualité.<br />

Les Beta Israël reprennent espoir et<br />

affluent vers Addis-Abeba où ils se pressent<br />

aux portes de l’ambassade d’Israël. Le 23<br />

mai 1991, le gouvernement éthiopien donne<br />

son feu vert et l’opération Salomon débute,<br />

l’évacuation massive <strong>des</strong> Beta Israël peut<br />

commencer. Celle-ci est tellement importante<br />

que les centres d’accueil en Israël sont<br />

rapidement dépassés par les événements; en<br />

quelques jours ce sont près de 14 000 Beta<br />

Israël qui arrivent en «terre promise».<br />

L’arrivée <strong>des</strong> Falachas en Israël ne règle<br />

pas pour autant la question de leur immigration.<br />

Ils représentent une population inconnue<br />

<strong>des</strong> Israéliens, leur intégration pose de<br />

nombreux problèmes aux autorités, problèmes<br />

qui portent autant sur leur passé que<br />

sur leur avenir. La société israélienne est<br />

composite, elle résulte de l’émigration de<br />

différents groupes de juifs. Avec l’arrivée<br />

<strong>des</strong> Beta Israël, elle se trouve confrontée à<br />

<strong>des</strong> distorsions et à <strong>des</strong> distanciations<br />

<strong>sociales</strong>, religieuses et culturelles qu’elle n’a<br />

jamais connues auparavant. De plus, les juifs<br />

éthiopiens sont noirs; ce ne sont certes pas<br />

les premiers juifs noirs à émigrer en Israël et<br />

c’est en fait plus leur nombre que leur couleur<br />

de peau qui déséquilibre les Israéliens.<br />

Les Beta Israël sont logés provisoirement<br />

dans <strong>des</strong> hôtels et <strong>des</strong> caravanes, mais<br />

le provisoire devient définitif et après plus<br />

d’un an les autorités israéliennes ne parviennent<br />

toujours pas à régler la situation.<br />

Il faut dire à leur décharge qu’à la même<br />

époque Israël accueille un grand nombre de<br />

Juifs venant <strong>des</strong> ex-républiques de<br />

l’U.R.S.S. Les Falachas décident alors de<br />

<strong>des</strong>cendre dans les rues afin de réclamer <strong>des</strong><br />

logements décents dans les villes et non<br />

plus dans les périphéries. Pour eux, seul ce<br />

type de manifestation peut leur permettre de<br />

faire entendre leurs voix. C’est donc de<br />

cette manière que les Beta Israël présentent<br />

leurs diverses revendications et se battent<br />

pour leur assimilation, comme les Juifs<br />

d’Inde l’avaient fait avant eux.<br />

Différents problèmes restent à régler et<br />

tout d’abord celui de leur intégration religieuse.<br />

Le monopole du rabbinat met à<br />

l’écart les prêtres Falachas qui sont <strong>des</strong>saisis<br />

de leur légitimité, principalement en ce<br />

qui concerne les mariages. Au-delà de ceci,<br />

c’est l’ensemble <strong>des</strong> règles religieuses qui<br />

régissaient jusqu’alors la vie <strong>des</strong> Beta<br />

Israël qui se trouve remis en cause et qui<br />

déstabilise la communauté. Les rabbins<br />

orthodoxes profitent de ce désarroi provisoire<br />

pour les attirer dans leurs écoles et<br />

normaliser leur judaïsme. Les Beta Israël<br />

souffrent également de la méconnaissance<br />

de l’hébreu qui les handicape dans leur vie<br />

de tous les jours et qui bloque le processus<br />

d’intégration <strong>des</strong> adultes. Quant aux<br />

enfants, ils sont la plupart du temps inscrits<br />

dans <strong>des</strong> écoles religieuses d’état. Le système<br />

scolaire israélien consacre les aprèsmidi<br />

à <strong>des</strong> activités parascolaires payantes<br />

et facultatives; les parents éthiopiens ont<br />

beau désirer que leurs enfants réussissent à<br />

l’école, leurs moyens ne leur permettent<br />

pas de payer la participation à ces activités.<br />

Pourtant, malgré ces obstacles, les Falachas<br />

font preuve d’un véritable désir<br />

d’apprendre, d’étudier et ainsi de faciliter<br />

leur insertion. Les Juifs éthiopiens se trouvent<br />

confrontés au double problème de<br />

l’intégration et de la perte de leur identité<br />

aussi bien sociale que religieuse; ils sont<br />

pris dans le tourbillon de l’acculturation.<br />

Ces transformations forcées ont <strong>des</strong> répercutions<br />

plus particulièrement sur l’organisation<br />

<strong>des</strong> familles qui doivent s’adapter à<br />

de nouveaux critères et à de nouveaux statuts,<br />

principalement celui <strong>des</strong> femmes, qui<br />

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a entre autres modifié la hiérarchie familiale.<br />

Ces changements ont pour conséquence<br />

un profond sentiment de détresse<br />

psychologique et sociale qui a très souvent<br />

abouti au suicide. Ce phénomène préoccupe<br />

d’ailleurs les autorités israéliennes qui<br />

mettent en place <strong>des</strong> programmes de prévention<br />

<strong>des</strong>tinés aux jeunes de 14 à 18 ans,<br />

afin de «protéger» la deuxième génération.<br />

On peut effectivement se demander si<br />

celle-ci saura trouver la place qui est la<br />

sienne dans la société israélienne.<br />

Dans cet ouvrage, Daniel Friedmann<br />

présente l’histoire <strong>des</strong> Falachas ou juifs<br />

d’Éthiopie et la question de leur identité. Il<br />

tente également de montrer comment l’Etat<br />

d’Israël s’est trouvé confronté aux problèmes<br />

posés par l’émigration massive d’une population<br />

aux pratiques religieuses différentes,<br />

habituée à un mode de vie peu en rapport<br />

avec celui de la société israélienne. Lorsque<br />

les Falachas sont arrivés en Israël, la société<br />

dominante a oscillé entre la crainte de leur<br />

«primitivité» et le mythe du «bon sauvage».<br />

Ce n’est pas sans une certaine émotion que<br />

l’auteur s’interroge sur l’avenir de la seconde<br />

génération de ces émigrés qui lui paraît pour<br />

le moins précaire. Il craint qu’elle ne soit<br />

mise en marge et qu’elle se replie sur elle<br />

même et vive en ghetto, perdant ainsi toute<br />

chance d’intégration.<br />

Il s’agit d’un ouvrage extrêmement<br />

documenté, réalisé grâce à un travail de<br />

recherche bibliographique, et à une enquête<br />

de terrain menée au sein de la communauté<br />

Falacha qui vit aujourd’hui en Israël. Nous<br />

regrettons d’ailleurs à ce propos que cette<br />

enquête ne soit pas plus mise en valeur.<br />

L’auteur n’hésite pas à se répéter, parfois<br />

peut-être un peu trop, ce qui confère une<br />

certaine monotonie à l’ouvrage. Daniel<br />

Friedmann semble employer cette méthode<br />

afin de sensibiliser le lecteur aux problèmes<br />

qui découlent de tels mouvements migratoires.<br />

C’est-à-dire d’une part, les problèmes<br />

d’organisation de l’accueil <strong>des</strong> émigrés,<br />

et d’autre part ceux de leur intégration<br />

au sein de la société globale. Dans le cas <strong>des</strong><br />

Falachas, les autorités israéliennes semblent<br />

s’être laissées déborder par le nombre<br />

d’émigrés et la situation d’urgence. Daniel<br />

Friedmann profite de l’expérience vécue<br />

par les Falachas pour ponctuer son ouvrage<br />

de réflexions sur «l’identité juive» ou «les<br />

identités juives», comme autant de pistes de<br />

recherche qu’il laisse aux lecteurs. Cet<br />

ouvrage représente un jalon supplémentaire<br />

à la connaissance <strong>des</strong> problèmes d’intégration<br />

(religieuse et sociale) que rencontrent<br />

les membres de certaines communautés<br />

juives lors de leur arrivée en Israël.<br />

Les enfants de la Reine de Saba renferme<br />

une multitude d’informations historiques et<br />

contemporaines. Il s’adresse aussi bien à un<br />

lecteur simplement curieux de la question<br />

qu’à celui plus averti. Cet ouvrage de Daniel<br />

Friedmann est à la fois didactique et plaisant<br />

à lire. En quatre cents pages, il nous fait<br />

plonger au coeur de la vie passée et présente<br />

<strong>des</strong> Falachas et nous nous identifions un peu<br />

à ces juifs oubliés durant <strong>des</strong> siècles.<br />

Anne-Marie TAPIER<br />

Histoire de la santé<br />

André RAUCH<br />

Paris, PUF, 1995, «Que sais-je?»,<br />

127 p.<br />

D<br />

ans ce livre, André Rauch met en<br />

lumière l’histoire de la santé. C’est<br />

une histoire fort complexe, que l’auteur<br />

nous livre avec clarté, où il apparaît que les<br />

préoccupations relatives à la santé <strong>des</strong><br />

différentes époques - de l’Antiquité à nos<br />

jours - sont étroitement liées aux<br />

représentations que la société se fait du<br />

corps, pris comme enjeu. Aussi, la notion de<br />

santé recouvre <strong>des</strong> sens variables au fil <strong>des</strong><br />

siècles et selon les milieux sociaux, signifiant<br />

tantôt la négation de la maladie en essayant<br />

de la vaincre, tantôt l’entretien de ce «capital<br />

vital» (quoique l’expression ait vu le jour<br />

assez récemment) en faisant appel à toutes<br />

sortes de pratiques physiques, diététiques,<br />

tantôt l’accroissement du rendement en<br />

renforçant les résistances organiques, tantôt<br />

la quête d’une sorte de bien-être intérieur en<br />

prenant soin de sa personne.<br />

La Grèce Antique est marquée par la<br />

médecine hippocratique, pour qui la santé<br />

constitue ce point d’équilibre entre les éléments<br />

constitutifs du corps, dits naturels, et<br />

les éléments culturels que sont les pratiques<br />

alimentaires, physiques. Avec Galien apparaît<br />

le souci de conserver la santé, principe<br />

qui persistera jusqu’au XVII e siècle.<br />

Santé est synonyme de force et de<br />

vigueur au Moyen-Age; elle est également<br />

cet état d’équilibre entre l’ordre naturel et<br />

culturel. Hygiène, alimentation où les<br />

épices sont à l’honneur, permettent de tenir<br />

la maladie éloignée. Lorsque celle-ci se<br />

manifeste, notamment sous la forme d’épidémies,<br />

il ne reste plus qu’à mettre à l’écart<br />

tous les individus atteints, comme pour circonscrire<br />

le mal. Les travaux de Vésale, à<br />

travers notamment les dissections, et la<br />

découverte <strong>des</strong> mécanismes de la circulation<br />

sanguine, opèrent un véritable bouleversement<br />

<strong>des</strong> connaissances anatomiques.<br />

Le corps est alors apparenté à une machine<br />

sur laquelle on peut intervenir lorsque la<br />

maladie provoque <strong>des</strong> dérèglements.<br />

Les grands principes du siècle <strong>des</strong><br />

Lumières peuvent se résumer par une volonté<br />

de rapprochement avec la nature. L’exercice<br />

physique fortifie, permet de conserver la<br />

santé et d’éviter ainsi le recours à la médecine.<br />

L’éducation corporelle <strong>des</strong> jeunes<br />

enfants, en suivant les lois de la nature,<br />

occupe une place importante dès le XVIII e<br />

siècle. A l’aube du XIX e siècle, l’hygiène, qui<br />

intériorise un contrôle impersonnel et disciplinaire<br />

régissant les mo<strong>des</strong> de vie, est au fondement<br />

de la réorganisation <strong>des</strong> institutions<br />

(hôpital, école...) et <strong>des</strong> quartiers, calquée sur<br />

le fonctionnement du corps humain (renouvellement,<br />

circulation de l’air). Au XIX e<br />

siècle, les séjours à l’air pur, à la mer et à la<br />

montagne, sont à l’origine de nouvelles pratiques<br />

qui mettent en avant le souci de soi, de<br />

ses apparences; les loisirs font leur apparition.<br />

Les travaux <strong>des</strong> hygiénistes établissent<br />

le rapport entre les conditions de vie <strong>des</strong><br />

classes laborieuses et leur état de santé précaire.<br />

Ainsi, avec l’industrialisation naissante,<br />

une véritable médecine sociale se<br />

développe; la vaccination fait ses débuts afin<br />

de lutter contre les fléaux sociaux majeurs.<br />

Les gran<strong>des</strong> lignes de la protection sociale<br />

commencent à se <strong>des</strong>siner. La santé devient<br />

un enjeu politique et social.<br />

La santé devient, au XX e siècle, de plus<br />

en plus l’affaire de la collectivité; le concept<br />

de santé publique se substitue à celui<br />

d’hygiène publique, c’est aussi l’âge d’or de<br />

la protection sociale. La prévention médicale<br />

prend une place importante: il s’agit<br />

d’informer la population, de créer <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong><br />

de vie... En cette fin de siècle on assiste<br />

à l’émergence d’une nouvelle sensibilité<br />

marquée par une quête de bien-être intérieur,<br />

qui vient s’inscrire dans une tendance plus<br />

vaste, celle du repli sur soi, de l’individualisme.<br />

De tous temps valorisée, la santé,<br />

indissociable du contexte social, qui à un<br />

moment pour une société donnée produit un<br />

type de discours, mettant en oeuvre certaines<br />

représentations, relève à la fois du registre<br />

<strong>des</strong> préoccupations individuelles et collectives,<br />

et se situe au carrefour <strong>des</strong> connaissances<br />

populaires et savantes.<br />

Ce livre, étant donné l’ampleur du thème<br />

traité, constitue un apport majeur et original<br />

en ce qu’il présente une synthèse jamais<br />

réalisée jusqu’à ce jour. En outre, il met à la<br />

disposition du lecteur une bibliographie thématique<br />

conséquente.<br />

Carole Thiry<br />

École,<br />

orientation,<br />

société<br />

Jean-Michel BERTHELOT<br />

Presses Universitaires de France,<br />

Collection «Pédagogie<br />

d’aujourd’hui», 1993.<br />

Avec le temps, la frontière entre l’école<br />

et le reste de la société s’est déplacée:<br />

mais l’école s’est peut-être moins ouverte sur<br />

la vie, comme le revendiquait la génération<br />

68, qu’elle ne s’est recentrée sur elle-même.<br />

En choisissant de décrire les rapports qui se<br />

nouent entre les partenaires de la vie scolaire<br />

et les mécanismes de l’orientation, Jean-<br />

Michel BERTHELOT met en lumière les<br />

stratégies que les individus élaborent pour<br />

tirer le fil qui traverse ce «labyrinthe de<br />

verre».<br />

Savons-nous vraiment comment se distribuent<br />

les élèves et les étudiants dans le<br />

système éducatif et si leur orientation interfère<br />

avec les besoins de la vie? C’est un <strong>des</strong><br />

thèmes majeurs de ce livre, écrit avec<br />

finesse et méthode, que de situer l’orientation<br />

scolaire dans un processus vivant, où<br />

les individus, «ni véritablement victimes ni<br />

réellement calculateurs», s’adaptent au jour<br />

le jour. Autant d’indications qui précisent<br />

les distances, les attitu<strong>des</strong>, les émois, les<br />

méditations que leur suggère le système<br />

dans lequel «se passe» aujourd’hui près du<br />

tiers d’une vie entière.<br />

Car, finalement, peu de sociétés ont<br />

autant cherché à créer par l’information et<br />

la communication la transparence <strong>des</strong> institutions.<br />

A l’opacité <strong>des</strong> décisions traditionnelles<br />

prises par les enseignants et les administrateurs<br />

au XIX e siècle et dans la<br />

première moitié du XX e siècle, se substitue,<br />

depuis le début de la V e République, le souci<br />

de la transparence. Or, celle-ci brouille les<br />

co<strong>des</strong>, dit-on: autre opacité? Conséquence<br />

de volontés perfi<strong>des</strong>? La pertinence de cette<br />

étude consiste à découvrir les fondements<br />

de chacune de ces représentations, pour en<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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tester la validité. Jean-Michel BERTHE-<br />

LOT cherche à saisir la rupture historique<br />

qui marque la caducité d’un principe fermé,<br />

auquel s’opposent désormais les voies de<br />

l’orientation censées découvrir les perspectives,<br />

créer <strong>des</strong> horizons d’avenir, bref <strong>des</strong>siner<br />

<strong>des</strong> «voies cavalières».<br />

Sont dès lors interrogés les modèles de<br />

cette nouvelle rationalité: accepter l’orientation<br />

scolaire et son investigation <strong>des</strong> aptitu<strong>des</strong>,<br />

c’est accepter l’aventure de la productivité:<br />

à l’intérieur de l’école l’orientation<br />

produit <strong>des</strong> compétences, à l’extérieur elle<br />

livre <strong>des</strong> qualifications. Les enseignants<br />

n’ont-ils pas développé leurs réflexions sur<br />

la qualité de ce qui entre et sort de l’école,<br />

n’ont-ils pas testé la réaction <strong>des</strong> élèves aux<br />

traitements qu’ils leur appliquent, signalant<br />

l’apparition du valide et du dangereux, cherchant<br />

à dévoiler l’invisible handicap ou le<br />

talent actif? Jean-Michel BERTHELOT<br />

nous avertit contre une représentation simpliste<br />

de l’orientation scolaire: l’échec scolaire<br />

d’un côté, l’introuvable relation formation/emploi<br />

de l’autre ne manifestent-ils pas<br />

l’inadéquation du modèle lui-même?<br />

Il est vrai que les comportements collectifs<br />

peuvent différer du tout au tout. Pendant<br />

longtemps, préserver les traditions intellectuelles<br />

et culturelles de l’école à favoriser<br />

les politiques élitistes ou mobiliser les énergies<br />

pour travailler la relation formation/<br />

emploi - au risque de créer <strong>des</strong> systèmes<br />

autonomes exposés à un fonctionnement<br />

véritablement «schizophrénique». Aujourd’hui<br />

encore, selon une logique similaire,<br />

ne fourre-t-on pas de jeunes enseignants,<br />

issus souvent de milieux mo<strong>des</strong>tes, sans<br />

ménagement ni égard, dans les quatres<br />

coins de la France pour occuper <strong>des</strong> postes<br />

vacants, comme on bouche les fuites dans<br />

une canalisation? Ces batteries de mesures<br />

sont en rupture avec une société qui tend à<br />

«responsabiliser» les personnes pour lutter<br />

collectivement contre les effets incontrôlables<br />

de l’échec scolaire, professionnel et<br />

social. Dans un cas, la défense du territoire<br />

et l’interdiction <strong>des</strong> échanges dominent par<br />

la force de l’administration; dans l’autre, la<br />

prise de conscience et la solidarité intériorisée<br />

par les individus l’emporte sur l’autorité<br />

d’État.<br />

Contrairement aux représentations progressistes<br />

et technicistes qui ont cours,<br />

Jean-Michel BERTHELOT montre comment<br />

le passage de la société industrielle à<br />

la société postindustrielle, en ouvrant<br />

l’horizon, développe les incertitu<strong>des</strong>. A un<br />

déterminisme technologique triomphant, il<br />

oppose la diversité et la complexité <strong>des</strong><br />

relations <strong>sociales</strong> et pose le problème de<br />

leur fonctionnement: c’est-à-dire la difficulté<br />

de saisir leur mécanisme réel ou pervers<br />

et leur fonction symbolique ou illusoire.<br />

Aux historiens, il explique combien<br />

la gestion de l’historicité suppose d’autoconstruction<br />

du social. Aux sociologues, il<br />

rappelle que le fonctionnalisme est doctrinaire<br />

et porteur d’idéologies trompeuses.<br />

«La belle démonstration de DURKHEIM<br />

sur la double fonction de l’école» semble<br />

elle-même bien poussiéreuse aujourd’hui:<br />

unir autour de quelle culture, alors que précisément<br />

les sociétés démocratiques sont de<br />

plus en plus interculturelles? Former pour<br />

quelles compétences, alors que celles-ci<br />

sont devenues aléatoires et les qualifications<br />

éphémères?<br />

Mais l’essentiel de ce livre n’est ni dans<br />

la lucidité corrosive de ces révélations, ni<br />

dans le raffinement de leur critique, ni<br />

même dans la méthodologie <strong>des</strong> observations<br />

ou <strong>des</strong> interprétations présentées.<br />

L’unité de cette étude et son originalité<br />

sont ailleurs. Originalité du questionnement<br />

d’abord: comment repérer les mécanismes<br />

immédiats et différés de l’orientation,<br />

dresser les modalités <strong>des</strong> usages<br />

effectifs ou pervers, détecter la cohérence<br />

<strong>des</strong> jeux complexes auxquels se livre une<br />

diversité d’acteurs? De la démarche,<br />

ensuite: comment ordonner la multiplicité<br />

<strong>des</strong> besoins et la variété <strong>des</strong> espaces où se<br />

joue l’orientation? Comment enfin repérer<br />

la frontière entre les solutions qu’elle introduit<br />

et les désespoirs que son raffinement<br />

développe?<br />

Jean-Michel BERTHELOT a choisi<br />

pour fil directeur l’aventure d’une analyse<br />

qui inclut tout autant les mécanismes et<br />

leurs effets que les acteurs et leurs représentations;<br />

il a étayé son étude en observant<br />

les principes de l’orientation et les imaginaires<br />

qui les activent. Témoignages et systèmes<br />

opératoires s’ordonnent autour <strong>des</strong><br />

aveux, <strong>des</strong> tensions et de leurs représentations.<br />

A partir du désir, propre à une époque,<br />

de développer l’école jusqu’à l’université<br />

afin d’élever le niveau d’instruction de la<br />

nation, et celui d’orienter chacun selon ses<br />

compétences et en fonction <strong>des</strong> besoins de<br />

la société, se construit la dialectique de cette<br />

réflexion. Mais au-delà d’une analyse fine<br />

et approfondie, le livre de Jean-Michel<br />

BERTHELOT nous livre aussi la réflexion<br />

critique du citoyen et de l’éducateur.<br />

André RAUCH<br />

Sociologie<br />

<strong>des</strong> religions<br />

Willaime Jean-Paul<br />

Paris, P.U.F, 1995, 128 pages,<br />

collection «Que sais-je?»<br />

J<br />

.P. Willaime s’est fait connaître<br />

principalement par ses contributions à la<br />

sociologie du protestantisme (Profession:<br />

pasteur, 1986; Vers de nouveaux<br />

oecuménismes, 1989; La précarité<br />

protestante, 1992; etc.) qu’il a enseigné<br />

pendant plusieurs années à Strasbourg dans<br />

le cadre de la Faculté de théologie protestante.<br />

Dans le présent Que sais-je? il s’élève avec<br />

une grande maîtrise au-<strong>des</strong>sus de la mêlée<br />

pour envisager la sociologie de la religion<br />

dans toute sa généralité.<br />

Les deux premières parties sont consacrées<br />

à un historique de la question.<br />

L’auteur se demande comment les différentes<br />

traditions sociologiques, mais aussi<br />

anthropologiques (marxiste, durkheimienne,<br />

wébérienne, fonctionnaliste, etc.)<br />

ont abordé le phénomène religieux considéré<br />

en lui-même, ses origines, ses fonctions,<br />

sa signification humaine et sociale,<br />

etc., en tenant compte aussi d’auteurs<br />

comme A. de Tocqueville, G. Simmel ou R.<br />

Bastide. Puis il montre comment on est<br />

passé petit à petit à une sociologie <strong>des</strong> religions<br />

particulières et de leurs diverses<br />

manifestations, avec utilisation de plus en<br />

plus pointue <strong>des</strong> méthodologies habituelles<br />

en <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, qualitatives et quantitatives.<br />

Des précisions intéressantes sont<br />

données sur l’organisation de la recherche<br />

en ce domaine, tant au plan national<br />

qu’international. Parfois teintée d’idéologie,<br />

parfois aussi simple science auxiliaire<br />

d’une pastorale confessionnelle, ce n’est<br />

pas sans détours ni difficultés que la sociologie<br />

religieuse a réussi à se donner un statut<br />

indépendant et scientifique au même<br />

titre que les autres branches <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong>.<br />

Les deux parties suivantes montrent<br />

comment la sociologie a abordé les phénomènes<br />

religieux contemporains, et comment<br />

le débat s’est largement organisé<br />

autour <strong>des</strong> concepts de sécularisation et de<br />

modernité (post-modernité, surmodernité,<br />

hypermodernité, ultramodernité!) pour analyser<br />

les tendances à la dissolution et à la<br />

recomposition du paysage religieux. Il est<br />

question <strong>des</strong> nouveaux mouvements religieux<br />

(scientologie, Soka Gakkaï, réseaux<br />

mystico-ésotériques, etc.), <strong>des</strong> divers intégrismes<br />

et progressismes, syncrétismes et<br />

oecuménismes, <strong>des</strong> formes de religiosité<br />

que R. Aron qualifiait de «séculières»<br />

(communisme, nazisme, religion <strong>des</strong> stars,<br />

etc.), et de la place occupée par le religieux<br />

dans les combats politiques et identitaires.<br />

L’auteur relève à plusieurs reprises que le<br />

concept de secte, fonctionnel chez M.<br />

Weber ou E. Troeltsch, devenu porteur d’un<br />

jugement de valeur négatif, se révèle<br />

aujourd’hui quasi inutilisable en sociologie.<br />

Une tendance assez générale dans nos<br />

sociétés conduit à «une dissémination et à<br />

un relâchement du croire par rapport aux<br />

appartenances» (believing without belonging),<br />

à «une individualisation et subjectivisation<br />

du sentiment religieux», à «un<br />

règne du do it yourself en matière religieuse<br />

que ce soit du côté de la demande ou du côté<br />

de l’offre de biens du salut».<br />

Pour décevante, voire troublante qu’elle<br />

soit, la dernière partie, qui porte sur la définition<br />

sociologique de la religion, n’est pas<br />

la moins intéressante, parce qu’elle montre,<br />

comme on pouvait s’y attendre, que le<br />

sociologue n’arrive tout simplement pas à<br />

mettre la main sur l’essence du religieux, et<br />

qu’il doit donc se contenter de tourner<br />

autour du pot. Cherchant à naviguer par delà<br />

les substantivismes et les fonctionnalismes<br />

et à trouver une formulation qui convienne<br />

à toutes les formes de religiosité, l’auteur<br />

finit par présenter la religion comme «une<br />

activité sociale régulière mettant en jeu une<br />

relation avec un pouvoir charismatique...»<br />

Qu’il faille en bout de course se rabattre sur<br />

de telles définitions a minima est hautement<br />

significatif et souligne bien les limites de<br />

l’investigation sociologique.<br />

Ce Que sais-je? substantiel, bien informé,<br />

fortement structuré, présente un excellent<br />

panorama et rendra de grands services à tous<br />

ceux qui chercheront un guide sûr pour se<br />

familiariser avec un domaine difficile.<br />

Pierre ERNY<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

180<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

181


La Mort difficile<br />

Hésiode,Cahiers d’ethnologie<br />

méditerranéenne.<br />

Après un premier numéro consacré aux<br />

recherches (Cf. la rencontre de<br />

Carcassonne), et aux revues de l’espace de<br />

l’Europe du sud, avec, en fin de volume, un<br />

très utile et exhaustif annuaire de plus de trois<br />

cents titres, HESIODE nous invite, dans sa<br />

deuxième livraison, et selon son titre un peu<br />

provocant, à un parcours inédit à travers «La<br />

mort difficile».<br />

Mort difficile pour ces morts parfois<br />

sans sépulture, qui, ne trouvant pas le repos<br />

dont bénéficient les morts «ordinaires», ont<br />

le don de ne pas laisser en repos les vivants<br />

comme le montre l’article «A corps perdu»<br />

de Christiane Amiel. Corps perdus en mer<br />

ou en montagne et donc morts errants à la<br />

difficile recherche du repos éternel.<br />

Les vivants, eux, répondent par le rite ou<br />

la superstition comme le rapporte l’article<br />

inattendu, en début de cahier, adressé en<br />

1915, du front, par Guillaume Apollinaire<br />

au Mercure de France sous le titre:<br />

«Contribution à l’étude <strong>des</strong> superstitions et<br />

du folklore du front», titre qui, certes, porte<br />

la marque d’un temps.<br />

Autre manière de répondre à la mort,<br />

c’est «l’interprétation d’espaces comme<br />

signes» dans une géographie symbolique,<br />

telle que Serge Brunet la décrit dans un<br />

article très documenté intitulé: «Place <strong>des</strong><br />

vivants, place <strong>des</strong> morts dans les Pyrénées<br />

Centrales».<br />

Intéressant également le rite de la procession<br />

<strong>des</strong> morts, sans doute «la manifestation<br />

la plus originale de l’échange imposé<br />

par les disparus», décrit par Vicente Risco<br />

dans «Croyances galiciennes. La procession<br />

<strong>des</strong> âmes et les présages de la mort».<br />

Dans la contribution «J’ai tué le bossu,<br />

ou de l’usage de la violence contre les sorciers»,<br />

Jean-Pierre Piniès démontre «la permanence<br />

d’une tradition culturelle résistant<br />

dans son essence aux variations temporelles»,<br />

donc jusqu’à nos jours, concernant<br />

les agressions dont sont victimes les individus<br />

accusés de sorcellerie. Tableau impressionnant,<br />

ce corpus <strong>des</strong> affaires évoquées<br />

par années, lieux, type de violence, suite<br />

judiciaire, sources allant de 1128 jusqu’en<br />

1985! (Source, article du Monde du 14 juin<br />

1985). C’est dire que cette étude, d’une très<br />

grande densité anthropologique et historique,<br />

fera date dans le domaine considéré.<br />

«Les funérailles de Lazare Boia» est un<br />

article extrait du livre que l’ethnologue italien,<br />

Ernesto Martino consacra en 1958 aux<br />

métamorphoses chrétiennes <strong>des</strong> rituels<br />

funéraires «païens», montrant la spécificité<br />

de l’apport chrétien par rapport aux usages<br />

antiques, surtout concernant le rituel de<br />

lamentations funéraires.<br />

Autres rites funéraires qui nous amènent<br />

jusqu’en Kabylie dans l’article de Marie<br />

Virolle-Soubiès «Dieu te maudisse ô mort!<br />

Chants Funéraires Kabyles».<br />

Tous ces articles, «ces figures diverses<br />

où s’expose la difficulté de mourir c’est-àdire<br />

la difficulté de survivre à toute mort<br />

advenue, impliquent, comme l’écrit Daniel<br />

Fabre dans l’avant propos, une pensée commune<br />

aux sociétés du pourtour méditerranéen».<br />

Dans le sens de son champ géographique,<br />

la revue justifie amplement le qualificatif<br />

«méditerranéen». Et pour la qualité<br />

de ces recherches, nous recommandons,<br />

sans hésiter, la lecture de ce beau et instructif<br />

deuxième cahier.<br />

Geneviève Herberich-Marx<br />

«Strasbourg<br />

d’eau et de feu»<br />

Gérard HEINZ<br />

Strasbourg, Oberlin, 1994,<br />

213 pages.<br />

Photos de Albert Huber,<br />

Frantisek Zwardon et Elfriede<br />

Zickmantel.<br />

Gérard Heinz, spécialiste bien connu de<br />

l’édition régionale, est devenu auteur<br />

pour nous gratifier l’année dernière d’un livre<br />

particulièrement réussi.<br />

Sous un titre quelque peu énigmatique se<br />

cache en fait une nouvelle histoire de<br />

Strasbourg, habile et heureuse synthèse de<br />

toutes les connaissances acquises sur notre<br />

ville. Après une introduction du Doyen<br />

Livet, un texte particulièrement agréable<br />

accompagne les nombreuses citations <strong>des</strong><br />

meilleurs spécialistes qu’ils soient archéologues<br />

comme F. Pétry, J.J. Schwien et A.<br />

Thévenin, géographes comme H. Nonn,<br />

archivistes (J.Y. Mariotte et G. Foessel) ou<br />

architectes (J.R. Haeusser), sans compter<br />

les historiens, anciens collaborateurs <strong>des</strong><br />

fameuses «Histoire de Strasbourg» publiées<br />

en 1981-82 et 1987.<br />

Les onze chapitres de ce nouveau livre<br />

déroulent pour nous toute l’histoire de notre<br />

capitale régionale en insistant sur les traits les<br />

plus significatifs: ancrage rural dès le néolithique<br />

avec les hameaux agricoles de<br />

Reichstett, Hoenheim, Souffelweyersheim,<br />

Dingsheim, Quatzenheim, Lingolsheim,<br />

Entzheim, sans oublier les sites plus anciens<br />

et plus connus d’Achenheim et d’Hangenbieten;<br />

ville de garnison romaine; centre religieux<br />

au Moyen-Age avant de devenir, au 16 e<br />

siècle, l’une <strong>des</strong> capitales de l’humanisme<br />

avec Geiler de Kaysersberg, Sébastien Brant<br />

et Jacques Wimpheling, puis de la Réforme<br />

avec Mathieu Zell, Martin Bucer et Capiton;<br />

foyer de diffusion du savoir avec son université<br />

et la découverte de l’imprimerie et le<br />

développement d’ateliers spécialisés aussi<br />

bien dans l’édition d’ouvrages scientifiques<br />

que de livres de vulgarisation; ville d’expérimentation<br />

urbanistique enfin depuis le 17 e<br />

siècle jusqu’à nos jours.<br />

Après la <strong>des</strong>cription <strong>des</strong> vicissitu<strong>des</strong> historiques<br />

et frontalières qui ont marqué notre<br />

cité depuis trois siècles, Pierre Heinz fils trace<br />

enfin dans les dernières pages, d’une plume<br />

alerte, l’avenir européen de Strasbourg.<br />

Au texte s’ajoutent <strong>des</strong> photos originales<br />

et de grande qualité dues principalement à<br />

Albert Huber qui a illustré le corps du livre,<br />

mais aussi à Frantisek Zwardon et Elfriede<br />

Zickmantel qui présentent en fin de volume<br />

leur vision personnelle de la ville, pleine de<br />

lumière pour le premier, plus esthétisante et<br />

folklorique pour la seconde.<br />

Evidemment tout n’est pas parfait dans<br />

cet ouvrage, et nous relèverons comme<br />

défaut mineur un certain décalage chronologique<br />

entre les illustrations et le texte qui<br />

nuit parfois à la compréhension de<br />

l’ensemble. De même les commentaires <strong>des</strong><br />

photos sont souvent trop succints. Tout à<br />

fait adaptés aux connaisseurs Strasbourgeois,<br />

ils paraîtront peut-être énigmatiques<br />

à un public plus large et moins averti. Les<br />

érudits regretteront sans doute aussi que ce<br />

livre ne contienne pas, au-delà d’une table<br />

de citations, une bibliographie alphabétique<br />

complète <strong>des</strong> auteurs cités.<br />

Mais ces quelques remarques n’enlèvent<br />

rien au plaisir de lire «Strasbourg d’eau et<br />

de feu» de Gérard Heinz.<br />

Marie-Noële Denis<br />

Géopolitique<br />

de Strasbourg<br />

Dominique BADARIOTTI,<br />

Richard KLEINSCHMAGER,<br />

Léon STRAUSS, Strasbourg, La<br />

Nuée Bleue/DNA, 1995, 260 p.<br />

Notre littérature de géopolitique et de<br />

politologie alsacienne s’est enrichie en<br />

ce mois d’avril d’un petit livre bien écrit et<br />

ambitieux sur ce que les auteurs appellent la<br />

géopolitique de Strasbourg. Rien n’est laissé<br />

au hasard dans ce livre; son contenu, la date<br />

de sa parution, l’organisation <strong>des</strong> parties sont<br />

soigneusement calculées, planifiées (1) . En<br />

effet, l’ouvrage, paru en format de poche<br />

agréable, avec une petite bibliographie utile,<br />

sort quelques semaines avant l’élection<br />

présidentielle et trois mois avant les élections<br />

municipales.<br />

Notre <strong>Revue</strong> et nos lecteurs peuvent être<br />

intéressés par ce livre d’autant plus que<br />

deux <strong>des</strong> trois auteurs - qui n’en sont pas à<br />

leur premier essai en la matière (2) - sont à la<br />

fois nos lecteurs et auteurs fidèles et critiques:<br />

le géographe-journaliste-poète,<br />

Richard Kleinschmager et l’historien du<br />

mouvement social et politologue Léon<br />

Strauss, auxquels s’est joint un jeune chercheur<br />

géographe-politologue Dominique<br />

Badariotti, qui vient de terminer une thèse<br />

de géographie électorale remarquable sur<br />

Strasbourg (3) .<br />

J’insisterai ici, pour commencer, sur<br />

deux qualités de l’ouvrage, à savoir d’une<br />

part l’étude conjointe menée au niveau <strong>des</strong><br />

acteurs et de l’espace physique et social de<br />

notre capitale régionale et d’autre part leur<br />

mise en perspective historique. Pour ce qui<br />

est de l’histoire, elle est convoquée ici non<br />

pas uniquement pour appuyer les thèses<br />

<strong>des</strong> auteurs; elle est une donnée identitaire<br />

et un facteur de changement et de rupture,<br />

comme l’indique le sous-titre de<br />

l’ouvrage: «Permanences, mutations et<br />

singularités de 1871 à nos jours». Le<br />

recours au sens de l’histoire et à la<br />

mémoire collective était un choix heureux<br />

et utile aussi afin de pouvoir bien choisir<br />

et définir la tranche d’histoire qui leur<br />

paraît significative et intelligible pour étudier<br />

les permanences et les mutations du<br />

paysage politique de Strasbourg, depuis<br />

son rattachement en 1871 à l’Allemagne<br />

wilhelminienne. Il restait ensuite de bien<br />

choisir, à l’intérieur de cette tranche histo-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

182<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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ique de 120 ans, <strong>des</strong> sous-ensembles<br />

cohérents et appropriés.<br />

L’autre intérêt de ce livre est de recourir<br />

à l’événement historique, dans la plupart<br />

<strong>des</strong> cas aux événements très récents, entendus<br />

non pas comme de simples successions<br />

temporelles, mais comme <strong>des</strong> projets de<br />

localisation <strong>des</strong> acteurs et <strong>des</strong> enjeux du<br />

passé. Ainsi, retourner jusqu’à la période<br />

allemande en ces temps de frilosité francophone<br />

et de culte local <strong>des</strong> racines parfois<br />

excessif, n’était pas sans risque de heurter<br />

et de choquer. Mais pour les auteurs il était<br />

absolument nécessaire de remonter, dans les<br />

schèmes explicatifs, à cette époque pour<br />

mieux souligner - sans arrière-pensée idéologique<br />

- que l’alternance gauche-droite de<br />

ces dernières années prend, sur le plan<br />

municipal, ses racines justement dans cette<br />

époque, dominée alors par un libéralisme<br />

parfois de gauche et souvent social, pour<br />

virer à gauche par la suite pendant la période<br />

de socialisme municipal de l’entre-deuxguerres,<br />

avec la décennie <strong>des</strong> années vingt<br />

quand Jacques Peirotes est Maire de<br />

Strasbourg (1919-1929), pour redevenir<br />

démocrate avec Charles Frey (1935-1955),<br />

après un intermède de l’alliance communiste<br />

(PCF) - cléricale (UPR) pendant le<br />

mandat de Charles Hueber (1929-1935).<br />

Les auteurs ont bien mis en lumière l’un<br />

<strong>des</strong> aspects importants de la singularité du<br />

paysage politique municipal, à savoir le fait<br />

historique que le Maire de Strasbourg est,<br />

grâce au droit local, le premier urbaniste de<br />

la ville. Cela explique notamment le rôle<br />

éminent que joue le projet urbain municipal<br />

dans le pouvoir local et dans l’enjeu<br />

électoral. Au cours du siècle passé, les questions<br />

urbaine et du logement, la politique<br />

d’économie sociale, la municipalisation du<br />

sol urbain ont fait émerger de grands maires<br />

bâtisseurs tels que les libéraux Otto Back et<br />

Rodolphe Schwander et le socialiste<br />

Jacques Peirotes, qui étaient à la fois fondateurs<br />

et continuateurs dans ces domaines.<br />

Ici aussi, l’histoire urbaine et sociale montre<br />

que l’alternance gauche-droite a été un élément<br />

dynamique favorable au développement<br />

urbain et à la démocratie locale. Les<br />

passages sur la naissance de la Communauté<br />

Urbaine de Strasbourg (CUS), peuvent<br />

intéresser beaucoup de nos lecteurs,<br />

puisque la question urbaine locale <strong>des</strong><br />

années soixante-dix a été le théâtre d’une<br />

lutte politique à l’intérieur de la droite,<br />

quand le leader gaulliste, André Bord,<br />

ministre influent, a imposé par le biais du<br />

gouvernement la création de la CUS en<br />

1966. Le maire centriste, Pierre Pflimlin a<br />

mis six ans de lutte acharnée pour devenir<br />

Président de la CUS - c’est-à-dire en fait<br />

garder la mairie - en s’appuyant de facto sur<br />

la tradition du droit local. Les séquelles de<br />

ces luttes expliquent dans une certaine<br />

mesure la perte par la droite de la municipalité<br />

en 1989.<br />

Les auteurs s’attardent plus sur la période<br />

de la Ve République, ce qui est à la fois<br />

logique et nécessaire, pour répondre à une<br />

question de fond formulée ainsi dans leur<br />

conclusion: «Au terme de cette géopolitique<br />

de Strasbourg sous la Ve République, se <strong>des</strong>sinent<br />

les grands traits <strong>des</strong> diverses transformations<br />

de la ville. Sur le plan politique, les<br />

élections municipales de 1989 ont marqué<br />

une rupture majeure dans l’évolution de<br />

l’après-guerre. Elles se sont placées à la rencontre<br />

d’évolutions régionales et de tendances<br />

nationales. Elles ont consacré le<br />

retour d’une alternative et une nouvelle<br />

diversité de la vie politique régionale» (p.<br />

255). Derrière la précaution du style et du<br />

langage on devine la question <strong>des</strong> questions<br />

par rapport aux élections municipales de juin<br />

1995: notre Première Citoyenne actuelle,<br />

Catherine Trautmann, dont la politique<br />

municipale ressemble à celle <strong>des</strong> grands<br />

maîtres bâtisseurs du siècle passé, arriverat-elle<br />

ou non à donner à cette alternance<br />

droite-gauche une plus grande consistance<br />

et durée que son prédécesseur socialiste<br />

Jacques Peirotes? La tradition locale de singularité<br />

jouera-t-elle en sa faveur, malgré les<br />

pesanteurs régionales et nationales<br />

actuelles? L’avenir proche le dira.<br />

Ce livre utile et bien écrit, que les détracteurs<br />

de l’alternance démocratique jugeront<br />

sans doute trop engagé, prouve, me semblet-il,<br />

que les chercheurs universitaires se<br />

tournent de plus en plus et avec force et<br />

conviction vers les gran<strong>des</strong> questions de la<br />

démocratie locale et s’ouvrent vers la cité et<br />

la société civile, tout en gardant leur identité<br />

de savants et préservant ainsi leur mission<br />

scientifique. Je suis d’avis de l’opinion de la<br />

philosophe Elisabeth G. Sledziewski 4 , qui a<br />

écrit dans son introduction: «Le lecteur trouvera<br />

ici la confirmation d’une exigence<br />

scientifique toujours conjuguée au désir<br />

d’éclairer le citoyen» (p. 8). Et je verrais<br />

bien ce livre d’une grande actualité sur de<br />

nombreux rayons de bibliothèque de nos<br />

étudiants en <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>; non pas<br />

caché derrière <strong>des</strong> traités de sociologie, mais<br />

bien en leur compagnie.<br />

Notes<br />

Stéphane Jonas<br />

1. Introduction ; I. Histoire politique de Strasbourg<br />

de 1871 à nos jours ; II. La géographie <strong>des</strong> votes<br />

sous la Ve République ; III. La machine municipale<br />

; IV. Les politiques urbaines municipales;<br />

Conclusion ; Orientation bibliographique.<br />

2. R. Kleinschmager (1987), Géopolitique de<br />

l’Alsace, BF Editions, Strasbourg ; J.-C. Richez,<br />

L. Strauss, F. Igersheim, S. Jonas (1989),<br />

Jacques Peirotes et le socialisme en Alsace<br />

1869-1935, BF Editions, Strasbourg.<br />

3. D. Badariotti, Ville et vote. Urbanisme et géographie<br />

électorale à Strasbourg, sous la Ve<br />

République, ULP, Strasbourg, 1994.<br />

4. Le livre doit en effet beaucoup au Centre<br />

d’Étu<strong>des</strong> Régionales qu’elle dirige à l’IEP, et<br />

aussi à l’équipe associée au CNRS «Image et<br />

Ville», URA n° 902 de l’ULP et aux soins logistiques<br />

de Christiane Weber.<br />

Déchiffrer les inégalités<br />

Alain BIHR<br />

Roland PFEFFERKORN<br />

Paris, Syros, 1995,<br />

Coll. Alternatives Économiques,<br />

576 p.<br />

Après les années 1980 marquées par la<br />

victoire, apparemment sans partage, du<br />

marché comme instrument ultime de<br />

régulation sociale et par l’abandon,<br />

programmé par certains, de la lutte contre les<br />

inégalités, voici un livre nécessaire et<br />

revigorant.<br />

Dans un style accessible à tous et néanmoins<br />

sans concessions, Alain Bihr et<br />

Roland Pfefferkorn nous rappellent pages<br />

après pages que les vieux problèmes, les<br />

vieilles questions sont encore d’une actualité<br />

brûlante. Passant en revue la plupart <strong>des</strong><br />

manifestations <strong>des</strong> inégalités, les auteurs<br />

soulignent et illustrent leur persistance et<br />

même leur accroissement dans la société<br />

française <strong>des</strong> dernière années. Ce faisant, ils<br />

s’insèrent dans le débat sur la disparition <strong>des</strong><br />

classes populaires, en soulignant que, le plus<br />

souvent, l’impression de disparition tient à<br />

la pauvreté <strong>des</strong> instruments mis en oeuvre<br />

pour les caractériser.<br />

Le souci, réussi, <strong>des</strong> auteurs a été de réaliser<br />

un ouvrage utile et démonstratif, qui<br />

constitue une sorte de bible pratique sur la<br />

question. La tentation d’être exhaustif<br />

conduit d’ailleurs à un volume dense de près<br />

de 600 pages. On y trouve notamment les<br />

inégalités face à l’emploi, de revenus, de<br />

consommation, de logement, face à l’école,<br />

de santé... Celles liées au sexe doivent faire<br />

l’objet d’un ouvrage ultérieur. On trouve<br />

aussi pour chaque thème, les chiffres essentiels,<br />

les références <strong>des</strong> principales étu<strong>des</strong><br />

récentes, <strong>des</strong> encadrés méthodologiques<br />

ainsi qu’une mise en perspective <strong>des</strong> chiffres<br />

utilisés. On doit louer la précision du commentaire<br />

et le souci du détail qui apparaissent<br />

tout au long du texte. Les éléments épars<br />

provenant d’origines diverses sont notamment<br />

rassemblés, puis mis en cohérence sur<br />

les dix dernières années et même parfois<br />

plus. Les auteurs ont eu la bonne idée d’intégrer<br />

à leur démarche <strong>des</strong> domaines tels, les<br />

inégalités face à l’espace public ou face aux<br />

usages sociaux du temps, qui figurent rarement<br />

dans ce type d’ouvrage.<br />

Le découpage du livre et son caractère<br />

d’outil de travail, autorisent une lecture<br />

transversale en fonction <strong>des</strong> thèmes que l’on<br />

souhaite examiner. Chaque chapitre devient<br />

alors une entrée possible. Il serait cependant<br />

dommage qu’une telle lecture, par trop<br />

consumériste, amène à négliger et l’introduction<br />

et l’avant dernier chapitre (le système<br />

<strong>des</strong> inégalités), qui donnent corps et<br />

cohérence à l’ensemble. Ces chapitres sont<br />

parmi les plus revigorants, même si l’on<br />

n’est pas obligé de suivre les auteurs dans<br />

une démarche qui laisse peu de marge de<br />

souplesse au système social et utilise parfois<br />

trop systématiquement les PCS (Professions<br />

et Catégories Sociales). Les auteurs s’expliquent<br />

d’ailleurs sur ce dernier point.<br />

Bref un ouvrage qui, en ces temps de<br />

campagne électorale, peut être conseillé à<br />

deux catégories de citoyens: à ceux qui briguent<br />

une fonction élective et à ceux qui<br />

s’apprêtent à user de leurs droits civiques.<br />

Damien Broussolle<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

184<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

185


Résumés<br />

allemands<br />

Ein grenzüberschreitender<br />

Soziologe<br />

Stéphane JONAS<br />

Dieses Schreiben ist ein Teil meiner<br />

langjährigen Betrachtung über meinen<br />

Lebensweg als ein grenzüberschreintender<br />

Soziologe.<br />

Es ist wesentlich autotbiografisch, kann<br />

aber auch den fremden politischen<br />

Flüchtling von jenseits <strong>des</strong> ehemaligen<br />

”eisernen Vorhangs” betreffen, der mit seinem<br />

scharfen Ernüchterungssinn das, was<br />

war, mit dem was ist in Einklang zu bringen<br />

versucht.<br />

Es ist jedoch nicht leicht, sein eingenes<br />

Gedenken als wissenschaftliches Objekt zu<br />

erfassen, weil die pragmatische Seite <strong>des</strong><br />

Wissens-Gedenken die Erinnerungen nach<br />

einem komplexen Kodex auswählt und so<br />

das Erfassen und die Deutung schwer<br />

macht.<br />

Ich habe hier versucht, das Entsinnen<br />

durch die Kulturkonflikte der Muttersprache<br />

und der Grenze, die sie von der Wissenschaftssprache<br />

<strong>des</strong> Adoptionslan<strong>des</strong> trennt,<br />

zu untersuchen. Diese Forschung steht in<br />

Zusammenhang mit einer Betrachtung über<br />

die mehrkulturelle Dynamik der französichsprachigen<br />

Soziologen.<br />

Beitrag zu einer<br />

Phänomenologie der<br />

Treue<br />

Pierre Erny<br />

Semantisch gesehen ist der Begriff<br />

Treue besonders vielfältig, verbunden mit<br />

Vertrauen, Glaube, Standhaftigkeit,<br />

Festigkeit. Treue läßt sich nur mit der Zeit<br />

erkennen und ruht auf dem Gedenken. Aber<br />

sie ist zugleich Wette und Sieg über die<br />

Zeit, und hat <strong>des</strong>halb Neigung zum Ritus.<br />

Werten, Ideen, Institutionen treu sein ist<br />

nicht dasselbe wie Personen oder sich<br />

selbst. Heutzutage stellt man gerne die<br />

Treue anderen Werten gegenüber, wie<br />

Freiheit, Aufrichtigkeit, Echtheit,<br />

Berufung. Man erlebt die Treue anders in<br />

Kulturen der Gepflogenheit, wo das Leben<br />

durch unantastbare Modelle geprägt ist, und<br />

in schnellen Umwandlungen ausgesetzten<br />

Gesellschaften, die den Wandel, die kurze<br />

Dauer und das Vergängliche bevorzugen.<br />

Soziologie in der Politik:<br />

eine Häresie?<br />

Montlibert<br />

Vergleichende Überlegungen anzustellen<br />

ist in der Soziologie oft sehr nützlich.<br />

Wenn der Soziologe die Politik auf andere<br />

Art analysieren will als der Politologe, der<br />

zahlreiche Umfragen durchführt,<br />

Parteistrategien oder Wahltaktiken kommentiert,<br />

so stößt er bald auf den<br />

Widerstand, den die Soziologen bereits auf<br />

dem Gebiet der Religionen erfahren haben.<br />

Wie da erscheint er als Bilderstürmer,<br />

Häretiker, kurzum als Ungläubiger. Und<br />

dies alles, weil die Anschauungen,<br />

Gewohnheiten, Beweggründe, Denkarten<br />

und die Faktoren, die der Politik einen Sinn<br />

verleihen, durch seine Überlegungen in<br />

Frage gestellt werden.<br />

Symbolik der Armee<br />

Pascal Hintermeyer -<br />

Daniel Ramelet<br />

Die Armee ist die Institution, die dem<br />

Prinzip der Treue seine maximale<br />

Dimension schenkt. Sie wendet dieses<br />

Prinzip auf unbegrenzte Weise an. Das<br />

Banner stellt auf symboliche Weise die<br />

Grun<strong>des</strong>senz dieser Idee dar. Es steht im<br />

Mittelpunkt der Riten <strong>des</strong> Einzuges und der<br />

militärischen Angehörigkeit, die die militärische<br />

Identität kenzeichnen. Das Banner ist<br />

bei den Leichenbegängnissen und generell<br />

überall, wo das Zusammenstoßen mit dem<br />

Tod stattfindet, anwesend.<br />

Intellektuelle: Treue ohne<br />

Belohnung<br />

Elisabeth G. Sledziewski<br />

Die bestellten Wissensträger setzen ihre<br />

Ehre daran, die Treue zu halten. Dieser<br />

Ehrenpunkt ist auch ein Streitpunkt. Gegen<br />

den Zeitgeist, gegen ihr eigenes Interesse,<br />

oder im Gegenteil gegen ihr Gewissen<br />

müßen die Intellektuellen zu schwierigen<br />

Entschlüßen kommen, denen sich verschiedene<br />

Treueschemen einprägen. Diese<br />

Schemen lassen sich durch eine Fallstudie<br />

begreifen: wie haben die französischen<br />

Intellektuellen die Veränderungen ihres<br />

politischen Engagement ?<br />

Abschied von einem verstorbenen<br />

Kind<br />

Eve CERF-HOROWICZ<br />

Fünfzig Jahre nach der Judenverfolgung<br />

im zweiten Weltkrieg unterliegt mit dem<br />

Auftauchen von unbearbeiteten Zeitdokumenten<br />

das kollektive Gedächtnis<br />

einem Vorgang der Erneuerung. Bei der<br />

Entdeckung eines solchen Dokuments<br />

wurde die Autorin mit ihrer eigenen<br />

Vergangenheit konfrontiert. Dadurch<br />

wurde der traditionelle Trauerritus neubelebt<br />

und überprüft, und die Erinnerung in<br />

ein kulturelles Umfeld eingebettet, welches<br />

Gegenstand der Analyse und Interpretation<br />

werden kann.<br />

Derart wird mit einer stereotypen und<br />

ausschließlich am Tode orientierten Übertragungsform<br />

<strong>des</strong> Vergangenen gebrochen.<br />

Treue an die Heiligen<br />

Schriften<br />

Sylvie Maurer<br />

Die Beobachtung <strong>des</strong> Auftauchens von<br />

Polemiken über Schriften innerhalb einer<br />

Pilgergruppe beruft sich, über die Einsätze<br />

solcher Vorlegungen in einem politischreligiösen<br />

Zusammenhang zu befragen.<br />

Diese Analyse fördert die Kriterien zu<br />

Tage, die die Schriften entweder auf die<br />

Seite der Treue, oder auf die Seite der<br />

Untreue der Regeln einer Gemeinschaft<br />

schwanken lassen. Und allgemeiner abhandelt<br />

sie die Problematik <strong>des</strong> Schreibens,<br />

bzw. was erlaubt und verboten ist.<br />

Die französischen<br />

Mennoniten: eine scheinbare<br />

Untreue<br />

Michèle Wolff - Werner Enninger<br />

Diese Skizze möchte zeigen, daß die<br />

Frage <strong>des</strong> Festhaltens am Glauben keineswegs<br />

an der äußeren Erscheinung und dem<br />

Verhalten der Gläubigen festgemacht werden<br />

darf. Einerseits gleichen die<br />

Mennoniten im Elsaß äußerlich weitestgehend<br />

anderen Franzosen ; andererseits<br />

unterscheiden sich die Amischen in<br />

Amerika in ihrer Erscheinung deutlich von<br />

anderen Amerikanern — sind darum aber<br />

nicht notwendigerweise dem Geist ihres<br />

Glaubens stärker treu als ihre französischen<br />

Glaubensbrüder. Der Beobachter muß die<br />

äußeren Erscheinungsformen beider anabaptistischer<br />

Gruppen durchdringen, wenn<br />

er deren verschiedene Ausprägungen von<br />

Glaubensloyalität im Kontext der modernen<br />

Kultur erkennen will.<br />

Treue und Untreue im<br />

Minnesang<br />

Mohammed Chehhar<br />

In diesem Artickel geht es um zwei<br />

Aspekte im ”Minnesang”: Treue und<br />

Untreue. Sie werden anhand von zwei<br />

berühmten Lehrbüchern analysiert, und<br />

zwar: ”De Amore”, von André Le<br />

Chapelain und ”Le collier de la colombe”<br />

von Ibn Hazm.<br />

Treue bei den jungen<br />

Leuten<br />

Jacqueline Igersheim<br />

Pascal Hintermeyer<br />

Sind die Jugendlichen in ihrem sexuellen<br />

Leben treu ? Bis zu welchem Punkt ?<br />

Wenn sie nicht treu sind, ist es vorsätzlich<br />

oder durch Schwäche ? Unsere Studien zeigen<br />

bei vielen von ihnen eine Valorisierung<br />

der Treue, die mehr oder weniger zum<br />

Vorschein kommt. Dies ist das Ergebnis<br />

von ihrer Vorstellung der Liebesbeziehungen.<br />

Unsere Untersuchung will die<br />

Aussagen der Jugendlichen und das, was sie<br />

uns von ihrem sexuellen Leben erzählt<br />

haben, gegenüberstellen. Wir werden auch<br />

versuchen zu erfahren, ob es ein Correlat<br />

gibt zwischen der Treue und bestimmten<br />

Verhaltensweisen gegenüber den Risiken<br />

<strong>des</strong> Lebens, insbesondere gegenüber der<br />

Gefährderung durch AIDS.<br />

Wahrung und Neuerung<br />

von Familienbräuchen: die<br />

Tischsitten im Elsass seit<br />

dem XVIII. Jahrhundert<br />

Marie-Noële Denis<br />

Gemäß einer bestimmten Weltordnung<br />

sind die Wohngepflogenheiten, die<br />

Nutzung <strong>des</strong> Wohnraumes, insbesondere<br />

bei der Einnahme der Mahlzeiten,<br />

Ausdruck von Familien-Verhaltensweisen.<br />

Sie symbolisieren gleichzeitig die Wahrung<br />

einer gewissen Auffassung von Familie.<br />

Sieht man, wie sich die Form der<br />

Eßtische, die Platzverteilung während der<br />

Mahlzeiten und das Ritual der<br />

Essensvergabe entwickelt haben, stellt man<br />

Anzeichen fest, nach denen die Autorität<br />

<strong>des</strong> Hausherrn und die strenge Hierarchie in<br />

der häuslichen Gemeinschaft in Frage gestellt<br />

werden.<br />

Portugiesische Familien:<br />

Fortsetzung oder Bruch<br />

zwischen den<br />

Generationen<br />

Brigitte Fichet<br />

Sowohl Eltern wie Jugendliche haben<br />

im Familienleben ein Wort mitzureden, sei<br />

es bei irgendwelchen Projekten, oder sei es<br />

speziell bei der Berufswahl der<br />

Jugendlichen. Umfragen zufolge, die im<br />

Elsaß und in Portugal druchgeführt wurden,<br />

versuchen Eltern und Kinder ihre<br />

Vorschläge gegenseitig ernst zu nehmen<br />

und eine Art Familienarrangement zu finden.<br />

Man kann einige Hypothesen darüber<br />

aufstellen, welche Bedeutung die Schule als<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

186<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

187


soziales Aufstiegsmittel gewinnt und<br />

welche Verbindung besteht zwischen dem<br />

Erfolg der Kinder und dem Grad <strong>des</strong><br />

persönlichen Einsatzes der Eltern (der<br />

Mütter) während der Schulausbildung, die<br />

sie selber nicht haben genießen können.<br />

Soziale Evolution der<br />

Gartenstadt Stockfeld<br />

Marie-Noële DENIS<br />

Im Jahre 1910 begann die Stadt<br />

Straßburg - im Auftrag der Société<br />

Coopérative de Logements Populaires - den<br />

Bau der Gartenstadt Stockfeld. Die<br />

Siedlung sollte der Aufnahme jener<br />

Familien mit niedrigem Einkommen<br />

dienen, die vor dem Bau der Grande Percée<br />

(rue du 22 novembre) aus der Innenstadt<br />

weichen mußten.<br />

Da die Gartenstadt nach innovativen<br />

Plänen gebaut worden war, konnte sie bis<br />

zum Zweiten Wetlkrieg dem ursprünglichen<br />

Zweck dienen, nämlich den ärmsten<br />

Teil der Straßburger Arbeiterklasse aufzunehmen.<br />

Obgleich nach und nach viele<br />

Facharbeiter und Angestellte aus dem<br />

Öffentlichen Dienst in die Siedlung zogen,<br />

wuchs die Armut mit dem steigenden Alter<br />

der Bevölkerung.<br />

Tradition oder : die Treue<br />

<strong>des</strong> Natürlichen zum<br />

Natürlichen<br />

Eric NAVET<br />

Die sogenannten ”primitiven Völker”,<br />

die man besser ”Naturvölker” nennen sollte<br />

und die oft als ”im Aussterben begriffen”<br />

bezeichnet werden, haben Ideologien und<br />

Politiken überlebt, die sie absterben lassen<br />

wollten - und noch immer wollen, und zwar<br />

aufgrund einer Seins-und Denkart, einer<br />

Philosophie, die den Menschen als einfachen<br />

Bestandteil der Schöpfung und nicht<br />

als ”Beherrscher <strong>des</strong> Universums” ansieht.<br />

Diese uneingeschränkte Treue zu den<br />

Naturgesetzen hat sich als stärker erwiesen<br />

als alle Mittel, die man angewandt hat, um<br />

das Natürliche im Menschen und außerhalb<br />

<strong>des</strong> Menschen auszumerzen. Künftig muß<br />

man sich fragen, ob eine solche<br />

Philosophie, die ein Infragestellen aller<br />

Prinzipien unserer industriellen Zivilisation<br />

mit einschließt, nicht die einzige Garantie<br />

ist für unser Überleben und das anderer<br />

Lebewesen...<br />

Treue in der<br />

Kulturassimilierung am<br />

Beispiel der Amerika-<br />

Indianer<br />

Alain Ercker<br />

Kulturassimilierung, heißt das Verlust<br />

oder Gewinn, Verarmung oder<br />

Bereicherung?<br />

Wo man nur Monolog und Ausrottung<br />

einer Zivilisation anzutreffen glaubte, findet<br />

man Dialog und freundschaftliche<br />

Beziehungen. Dort, wo Treulosigkeit durch<br />

den Assimilierungsprozeß und Distanzierung<br />

herrschen, wo Verrat an der ursprünglichen<br />

Kultur geübt wird, beobachtet<br />

man treues und hartnäckiges Festhalten an<br />

Beziehungen und Kommunikation ; so sind<br />

mündliche Überlieferungen und Überlieferungen<br />

<strong>des</strong> Imaginären, vor allem Überlieferungen<br />

zwischenmenschlicher Beziehungen.<br />

Heftigen Strömungen ausgesetzt:<br />

die jüdischen<br />

Auswanderer aus<br />

Ostfrankreich in Amerika<br />

Anny Bloch<br />

Analysiert man die Auswanderung der<br />

ostfranzösischen Juden in die Vereinigten<br />

Staaten wird klar, dass die elsässischelothringischen<br />

Juden - in der Art, wie sie<br />

das Land verlassen und sich in das neue<br />

integrieren - in ihrer Beständigkeit auch<br />

treulos sind. Die Auswanderer respektieren<br />

grösstenteils die gesetzlichen und sozialen<br />

Geplogenheiten <strong>des</strong> Aufsbruchs.<br />

Die Auswanderung bedeutet einen Riss<br />

alter Bande, die Integration eine notwendige<br />

Anpassung an die Gesellschaft der<br />

Südstaaten. Die überlieferten Familienmodelle<br />

und der Minoritätenstatus durchdringen<br />

die Beziehungen zu den anderen<br />

dominierenden Gruppen der Gesellschaft.<br />

Hauptanliegen der Auswanderer ist es,<br />

Bürger <strong>des</strong> Aufnahmelan<strong>des</strong> zu werden,<br />

sich den Normen <strong>des</strong> Lan<strong>des</strong> zu fügen,<br />

Patriot zu werden.<br />

Doch dieses neue Engagement verdeckt<br />

nur für eine gewisse Zeit die Bindungen mit<br />

dem Ursprungsland. Das Interesse für den<br />

Stammbaum, die Autobiographie, die<br />

Rückkehr ins Heimatdorf und das Erlernen<br />

der französischen Sprache tauchen auf wie<br />

lose aber relle Treuebande.<br />

Soziologie der<br />

”intervention”<br />

Gilles Herreros, André Kocher,<br />

Bernard Woehl<br />

Die Soziologie ist unter dem Einfluss <strong>des</strong><br />

Positivismus entstanden. Damit sie als<br />

eigenständige Wissenschaft akzeptiert<br />

werde, verlangten die Begründer Objektivität<br />

gegenüber ihrem Gegenstand,<br />

Distanz gegenüber Empfindungen, Erlebtem,<br />

Subjektivem. Heute, in einem veränderten<br />

historischen Kontext, erklärt diese<br />

soziologische Tradition die “verstehende”<br />

Soziologie für unwissenschaftlich, obgleich<br />

sie inzwischen selbst das Subjekt und sein<br />

Leiden als ihren Forschungsgegenstand<br />

betrachtet. Der “verstehenden” Soziologie<br />

bestreitet sie ihre Wissenschaftlichkeit, weil<br />

sich der Forscher zu sehr auf die zu untersuchenden<br />

Akteure als Subjekte einlasse.<br />

Die Autoren schlagen - unter Bezug auf<br />

ihre Lehre im Gebiet der modernen<br />

Industrie - und Arbeitssoziologie - gerade<br />

vor, daß es nur “rumbastelnde” Wissenschaft<br />

gebe, und sie verlangen <strong>des</strong>halb für<br />

die “verstehende” Soziologie den Anspruch<br />

auf Wissenschaftlichkeit. Indem sie eine<br />

notwendige Ungenauigkeit, verglichen mit<br />

der Idee der reinen Wissenschaft in der<br />

Tradition <strong>des</strong> Positivismus, bekräftigen,<br />

gelangen sie möglicherweise zu einer Art<br />

von Genauigkeit in dem Sinne, der die<br />

Begründer der Disziplin beflügelte, als sie<br />

selbst bestrebt waren, mit den herrschenden<br />

Erklärungen zu brechen.<br />

Der berufliche Werdegang<br />

der Techniker: Treue zum<br />

Beruf, Treue zur Technik.<br />

Emmanuelle Leclercq<br />

Dieser Artikel beschreibt den beruflichen<br />

Werdegang diplomierter Studenten<br />

nach zwei speziell an industriellen<br />

Belangen orientierten Studienjahren.<br />

Aufgezeigt werden soll, ob die<br />

Definition der ”Treue” zum eingeschlagenen<br />

Berufsweg in Bezug auf technische und<br />

manuelle Aspekte angewandt werden kann.<br />

Hierzu werden wir die berufliche<br />

”Karriere” der sogenannten ”höheren”<br />

Techniker näher definieren, indem wir das<br />

Studium und den Wert <strong>des</strong><br />

Studienabschlusses im beruflichen Leben<br />

analysieren, besonders in Bezug auf die<br />

sozialen Stellungen dieser Berufsgruppe<br />

und der Werte, die sich mit ihr verbinden<br />

lassen.<br />

Treue und Untreue in<br />

Lebensgeschichten<br />

Myriam Klinger<br />

Der ganze Aufbau der Lebensgeschichte,<br />

von der erzählten Erfahrung bis<br />

zum Text, ist der Frage der Interpretation<br />

untergeordnet ; das heißt der Frage der<br />

Treue und Untreue <strong>des</strong> Sinnes für den<br />

Erzähler und für den Forscher.<br />

Erzählung, Anpassung der<br />

Lebensbeschreibung, Überlegung, verändern<br />

nach und nach den Rahmen der<br />

Erfahrung in dem Masse, wie das Sagen die<br />

Dichte <strong>des</strong> Erlebten erforscht, entgegengesetzte<br />

Welten eröffnet ?<br />

Diese Frage bleibt lästig wie der kleine<br />

Zweifel der Treue in der Lebensgeschichte<br />

; jeder Forscher-Autor findet seine Art es zu<br />

beantworten.<br />

Wie kann man die<br />

Alkoholiker pflegen ?<br />

Ursprung einer Struktur<br />

Carole Thiry<br />

Dieser Artikel befaßt sich mit der<br />

Geschichte <strong>des</strong> ”Centre d’Hygiène<br />

Alimentaire et d’Alcoologie”, einer kleinen<br />

ambulanten Struktur, die aus einem mehrberuflichen<br />

Team besteht, und deren Ziel<br />

offiziell das Zuhören und das Früherkennen<br />

<strong>des</strong> übermä igen Trinkers ohne schwere<br />

psychiatrische Probleme ist, und die durch<br />

einen Erlaß vom 31.7.1975 unter dem<br />

Namen ”C.H.A.” eingerichtet wurde. Der<br />

Ursprung <strong>des</strong> C.H.A. ist in der Anti-<br />

Alkoholkampagne nach dem 2. Weltkrieg<br />

zu suchen, als die Öffentliche Hand in diesem<br />

durch den Krieg geschwächten Land<br />

sowohl rationellere als auch kohärentere<br />

Maßnahmen ergreifen wollte, um die zahlreichen<br />

schädlichen Auswirkungen <strong>des</strong><br />

Alkoholismus einzudämmen. Die<br />

Mentalitäten änderten sich, das medizinische<br />

Eingreifen nahm ein stärkeres<br />

Ausmaß an, und neue Methoden zur<br />

Erkennung <strong>des</strong> Alkoholismus wurden systematisch<br />

eingeführt, so daß sich die traditionelle<br />

Weise, den Alkoholismus zu<br />

behandlen, d. h. durch die Psychiatrie, als<br />

ungeeignet erwies. Sie entsprach nicht mehr<br />

den Bedürfnissen gewisser Trinker, insbesondere<br />

der übermäßig Trinkenden. Eben<br />

diese Lücke wurde mit dem C.H.A. geschlossen.<br />

Infolge eines neuen Erlasses vom<br />

13.3.1983 wurde es zum ”C.H.A.A.” und<br />

konnte somit seinen Aufgabenbereich<br />

erweitern und alle Arten von Trinkern aufnehmen.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

188<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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Résumés<br />

anglais<br />

Itinerary of a cross-border<br />

sociologist<br />

Stéphane Jonas<br />

This paper reveals the thought I have<br />

been giving over the years to my itinerary<br />

as a cross-border sociologist.<br />

It is mainly autobiographical but may<br />

apply to any foreign political refugee from<br />

beyond the former «iron curtain» who, with<br />

a sharp sense of disillusionment, tries to<br />

reconcile what used to be with what now is.<br />

It is difficult to apprehend one’s own<br />

memory as a scientific object since the<br />

pragmatic aspect of one’s knowledgememory<br />

selects one’s memories according<br />

to a complex code that is hard to grasp and<br />

to interpret. The native language and the<br />

border that separates it from the scientific<br />

language of the country one has chosen to<br />

live in are the items of the cultural conflicts<br />

along which I have tried to analyse the phenomenon.<br />

I have been doing this research<br />

work within the framework of considerations<br />

on the multicultural dynamics of the<br />

French speaking sociologists.<br />

Contributions to a phenomenology<br />

of faithfulness<br />

Pierre Erny<br />

Linked to those of confidence, faith and<br />

constancy, the notion of faithfulness is particularly<br />

rich on the semantic level.<br />

Faithfulness builds itself up throughout<br />

time and is based upon memory, but at the<br />

same time, it is a wager and a victory over<br />

time, and it calls for ritualisation.<br />

From a qualitative point of view, it does<br />

not mean the same to be faithful to values,<br />

ideas, people, institutions or to one’s self.<br />

Nowadays, people like to confront faithfulness<br />

with other values such as liberty, sincerity,<br />

authenticity, or vocation.<br />

Finally, civilisations of habit, in which<br />

life is presset by intangible models do not<br />

experience faithfulness in the same way as<br />

rapidly changing societies do, which give<br />

priority to all that is short-lived, instantaneous<br />

and changing.<br />

Sociology dealing<br />

with politics: an heresy?<br />

Christian de Montlibert<br />

Arguing with the means of analogy is<br />

often quite useful in sociology. The sociologist<br />

who wishes to regard politics in a<br />

different way from the way the political<br />

<strong>sciences</strong> usually do when they use sampling<br />

surveys or make comments on the strategies<br />

of parties or on electoral tactics, has to face<br />

a lot of obstacles, familiar to sociologists<br />

specialised in the field of religions.<br />

Just like them, the sociologist is<br />

considered as an iconoclast, an heretic, in<br />

short as an unfaithful person. This attitude<br />

can be understood because the sociologist<br />

in his way of reasoning, questions beliefs,<br />

rituals, ways of thinking and parts of meaningful<br />

features in politics.<br />

Symbolics of the Army<br />

Pascal Hintermeyer -<br />

Daniel Ramelet<br />

In the army, the principle of fidelity<br />

reaches its highest point. The army makes<br />

use of this principle in a limitless way. The<br />

flag is the symbol of this institution. It is at<br />

the centre of the rituals of enlistment and<br />

adherence, which define military identity.<br />

The flag is ever-present in funerary ceremonies,<br />

and especially wherever death has<br />

to be faced.<br />

Intellectuals:<br />

an unrewarded faithfulness<br />

Elisabeth G. Sledziewski<br />

The institutional knowledge holders<br />

make it a point of honour to be faithful.<br />

Such an attitude can create situations of<br />

conflict. Intellectuals have to fight against<br />

prevailing opinions, against their own interest<br />

or against their conscience, to make a<br />

difficult choice in which faithfulness<br />

imprints its schema. Their various forms<br />

can be identified through a case study : the<br />

changing political commitment of intellectuals<br />

in contemporary France.<br />

Adieu to a dead child<br />

Eve Cerf-Horowicz<br />

Fifty years after the anti-semitic persecutions<br />

which took place during the last<br />

war, our collective memory is subjected to<br />

the impact of documents not elaborated as<br />

such. Confrontation of the author with a<br />

document relevant to her own personal history<br />

has resulted in a traditional mourning<br />

rite being reinvested, and the memory reregistered<br />

in a cultural ensemble which may<br />

pose new questions and suffer fresh interpretations.<br />

The approach adopted here represents a<br />

departure from a stereotyped, death-centred<br />

transmission of the past.<br />

Fidelity to holy writ<br />

Sylvie Maurer<br />

Observation of the emergence of polemics<br />

concerning written work, amidst a<br />

group of pilgrims, makes one ponder what<br />

issues are at stake, in such written work, in<br />

a politico-religious context.<br />

This study brings out the criteria which<br />

place the writings either on the side of loyalty,<br />

or on the side of disloyalty towards the rules<br />

of a community. And more generally, it deals<br />

with the following issue: which writings are<br />

authorized, and which not.<br />

The French Mennonites:<br />

an apparent infidelity<br />

Michèle Wolff - Werner Enninger<br />

This paper aims at showing that fidelity<br />

to religious belief cannot be judged from the<br />

physical aspect or social habits of the<br />

believer. On the one hand the Mennonites<br />

in Alsace may look like other French<br />

people, but nevertheless they are true to the<br />

spirit of their faith. On the other hand the<br />

Amish people in America distinguish themselves<br />

perceptibly from the rest of the<br />

American society, but are not any more true<br />

to their faith than their French coreligionists.<br />

The observer must penetrate<br />

through appearances in order to discover<br />

fidelity and loyalty in members of religious<br />

groups caught in the powerful mill of<br />

modern civilisation.<br />

Art of loving as<br />

«courteous»<br />

Mohammed Chehhar<br />

The purpose of this article is to define<br />

what is known as «courteous» and deals<br />

with the topic of fidelity versus infidelity<br />

mainly from two famous treaties : «De<br />

Amore», by André Le Chapelain and «Le<br />

Collier de la colombe» by Ibn Hazm.<br />

Fidelity among the young<br />

Jacqueline Igersheim<br />

Pascal Hintermeyer<br />

Are the young faithful in their sexual<br />

life? Up to what point ? When they aren’t,<br />

is it deliberately or by chance ? Our surveys<br />

reveal that many of them, more or less<br />

explicitly, valorize fidelity. This valorization<br />

proceeds from their representation of a<br />

love affair. Our analysis aims at comparing<br />

what the young say about this subject to<br />

what they have disclosed to us about their<br />

sexual practices. We also try to know if this<br />

relation to fidelity is correlated with specific<br />

attitu<strong>des</strong> when they are faced with the<br />

hazards of life, in particular the threat of<br />

aids.<br />

Keeping to the way of life<br />

of the family<br />

and innovating: table<br />

manners in Alsace<br />

since the 18th century.<br />

Marie-Noële Denis<br />

The prevailing customs in housing, in<br />

managing the space in the house and in<br />

organizing meals reflect the ways of life of<br />

families and symbolize faithfulness to the<br />

notion of what the family represents ; all<br />

this in reference to a certain order of the<br />

world.<br />

Through the development in the shapes<br />

of kitchen and dining-room tables, the<br />

arrangement of seats during meals, the<br />

ritual of sharing out the food, one can witness<br />

how the authority of the head of the<br />

family and the strict hierarchy which can be<br />

found in the household will gradually be<br />

called into question.<br />

Portuguese families:<br />

continuation or rupture<br />

between generations.<br />

Brigitte FICHET<br />

Parents and youth have their say in<br />

family life, plans, and especially in the<br />

professional prospects of the young people.<br />

On the basis of interviews of Portuguese<br />

families in Alsace and Portugal, this paper<br />

deals with a reciprocal analysis of the statements<br />

of the parents and the children, and<br />

with finding types of family configurations.<br />

Some hypothesis may be made on the<br />

importance of schools as a means of social<br />

mobility and on the possible link between<br />

the children’s success and the parents (of<br />

the mothers’) personal investment in studies<br />

they themselves could not pursue.<br />

Social evolution of the<br />

Stockfeld garden-city<br />

Marie-Noële Denis<br />

In 1910 the City of Strasbourg - on<br />

behalf of the Société Coopérative de<br />

Logements Populaires - started the<br />

construction of the Stockfeld garden-city. It<br />

was to serve as relocation to moderatelypriced<br />

housing of those low-income families<br />

who had been forced out of the city centre<br />

by the construction of the Grande Percée<br />

(rue du 22 novembre).<br />

Conceived according to innovatory<br />

architectural plans, it fulfilled its original<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

190<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

191


purpose of housing the poorest segment of<br />

the Strasbourg working class until World<br />

War II.<br />

Although numerous skilled workers and<br />

members of the public services moved into<br />

the area, poverty increased with the ageing<br />

of the population.<br />

Tradition or the fidelity of<br />

the native to natural laws<br />

Eric Navet<br />

The so-called «primitive societies»,<br />

which should be better qualified «natural<br />

people», most often considered as «disappearing<br />

races», survived to ideologies and policies<br />

which aimed at their extinction, thanks<br />

to a way of thinking and being, a philosophy<br />

which considers man as a simple part of<br />

the Creation and not as «the Master of the<br />

Universe». This essential fidelity to Natural<br />

Laws proved to be stronger that all means<br />

employed to eradicate the Natural, in and out<br />

of the Man. From now we must ask ourselves<br />

if such a philosophy, which implies a total<br />

calling into question of the principles which<br />

lead the Industrial Civilization, is not the only<br />

one to guarantee the survival of our species<br />

and all living creatures...<br />

Fidelity in Acculturation:<br />

American Indians<br />

Alain Ercker<br />

Acculturation, loss or gain, impoverishment<br />

or enrichment ?<br />

Instead of monologue and genocide, one<br />

finds dialogue and relationships. Instead of<br />

infidelity due to acculturation, instead of<br />

aloofness and questioning, of betrayal of a<br />

long-standing culture, one can notice fidelity<br />

and permanency by the preservation,<br />

come what may, of communication and<br />

relationships. Oral cultures, cultures of the<br />

imaginary are, first and foremost, cultures<br />

of relationship.<br />

Mercy of rude streams:<br />

Eastern French Jews<br />

emigrating to America<br />

Anny Bloch<br />

Throughout the analysis of the Eastern<br />

French Jewish emigration to the United<br />

States, we underline the fact that emigrants<br />

can be both faithful and unfaithful, especially<br />

in the way of leaving their country as<br />

well in the way of being integrated in their<br />

new land. Most of them observe the legal<br />

and social rites of departure. Emigrating<br />

appears to be a rupture; being integrated a<br />

necessary adjustment to the the Southern<br />

society. The traditional family patterns, the<br />

minority status influence the relationship<br />

with the main social groups. The emigrants<br />

are very much concerned with becoming<br />

citizens, with conforming to the norms of<br />

their new country.<br />

Their new involvements hide their ties<br />

with their native land just for a time.<br />

Nevertheless, they care for genealogies,<br />

writing autobiographies, returning to the<br />

land of their ancestors, learning French,<br />

which are signs of a distant but still actual<br />

fidelity.<br />

In favour of a «Sociology<br />

of intervention»<br />

Gilles Herreros, André Kocher,<br />

Bernard Woehl<br />

Sociology established itself under the<br />

influence of positivism. In order to elaborate<br />

this field of research as a science, the<br />

founding fathers wanted to reject sensibility,<br />

experience, subjectivity for the benefit<br />

of objectivity.<br />

Nowadays in a rather different historical<br />

background, this sociological tradition<br />

gives no validity to the «intervention-sociology»,<br />

on its clinical side. The latter<br />

assumes that the field of research is the individual<br />

in pain. This science is questioned<br />

on the basis of «bricolage», resulting from<br />

a too close involvement of the researcher<br />

with the actors that the sociologist is investigating<br />

on.<br />

The authors inspired with the teachings<br />

given by the «sociology of innovation» suggest<br />

that the only science which can be available<br />

is «bricolée» and claim being scientific<br />

when they talk of clinical sociology.<br />

They assert that infidelity is necessary to<br />

the pure science inherited from a positivist<br />

tradition. They are in agreement with a new<br />

meaning of fidelity, being thus, faithful to the<br />

mind of the founders of the field when they<br />

were concerned with breaking up with the<br />

prevailing explanations of their times.<br />

Professionnal careers<br />

of technicians:<br />

fidelity in profession,<br />

fidelity in technics ?<br />

Emmanuelle Leclercq<br />

This article deals with professional<br />

careers of «bacchalaureat+2» graduates in<br />

industrial specialities : can we consider the<br />

definition of fidelity regarding a position or<br />

the technical or manual aspect of an activity<br />

?<br />

To achieve our aim, we will define the<br />

construction processes prevailing in the<br />

professional careers of the so-called «techniciens<br />

supérieurs» by analyzing the school<br />

period and the valorisation of the obtained<br />

graduation in professional life. Doing so we<br />

will pay particular attention to the definition<br />

of the social positions of this population and<br />

of the representations connected to them.<br />

Faithfulness and unfaithfulness<br />

in social life histories<br />

Myriam Klinger<br />

The whole construction of a social life<br />

history, from related experience to the<br />

narrative, is subject to the interpretation<br />

issue; it means that the narrator and the<br />

researcher are giving or being given a faithful<br />

or unfaithful <strong>des</strong>cription of sense.<br />

As speech is exploring the deepness of<br />

social factual experience and opening up<br />

conflicting worlds, the framing of experience<br />

is gradually being altered by narration,<br />

biographical adjustment and reflexiveness.<br />

To what extent will a researcher’s<br />

interpretation meet these constructions of<br />

experience?<br />

The issue remains insistent like the little<br />

scruples of faithfulness in life history ; each<br />

researcher-author will find his own response.<br />

How can one cure<br />

alcoholics: Genesis<br />

of an ambulatory structure<br />

Carole Thiry<br />

The article deals with the genesis of the<br />

«Centre d’Hygiène Alimentaire et<br />

d’Alcoologie», an ambulatory structure,<br />

which is composed of a staff of people<br />

belonging to various professions. It was<br />

officially made to detect and to listen to the<br />

excessive drinkers without heavy psychiatric<br />

problems, and was institutionalized<br />

by the circulaire from July 31st 1975 under<br />

the name of «Centre d’Hygiène<br />

Alimentaire». Its roots are found in the<br />

policy against alcoholism dating after the<br />

Second World War, which gave every<br />

attention to the autorities wishing to implement<br />

more coherent measures to put end to<br />

the damaging effects of this disease. Since<br />

the sensibilities changed, the medical pressure<br />

increased, the traditional plan of action<br />

to deal with alcoholism, that is to say psychiatry,<br />

appeared to be inadequate to answer<br />

the needs of some drinkers : the excessive<br />

drinkers. The «C.H.A» came to fill up<br />

this gap. A new «circulaire» from the 15th<br />

March 1983 named the center «Centre<br />

d’Hygiène Alimentaire et d’Alcoologie».<br />

***<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

193


Publications<br />

Ouvrages publiés par les membres<br />

de la Faculté <strong>des</strong> Sciences<br />

Sociales et <strong>des</strong> Laboratoires de<br />

Recherche<br />

Publications d’ouvrages ou<br />

collaboration (1994-1995)<br />

BELLIER Irène ”Une culture de la<br />

Commission Européenne ? De la rencontre <strong>des</strong><br />

cultures et du multilinguisme <strong>des</strong> fonctionnaires”,<br />

in Actes de la Table Ronde, Politiques<br />

Publiques en Europe, éd. l’Harmattan, organisée<br />

par P. Muller et J.L. Quermonne à la<br />

Fondation Nationale <strong>des</strong> Sciences Politiques,<br />

mars 1994.<br />

BIANQUIS-GASSER Isabelle L’art et la<br />

vigne, Le Verger, 191 p.<br />

BIHR Alain, PFEFFERKORN Roland,<br />

Déchiffrer les inégalités, éd. Syros, (Coll.<br />

Alternatives économiques), 1995, 576 p.<br />

BLOCH Anny, ERCKER Alain (sous la<br />

dir. d’Andrée CORVOL), La forêt malade,<br />

L’Harmattan, 1994, 284 p.<br />

BLOCH Anny, Une revendication paysagère,<br />

l’arbre dans la ville in Réflexions sur la<br />

ville, Strasbourg, Club Alsace, Culture et<br />

Démocratie, Jacques Peirotes, 1995.<br />

BLOCH Anny, ERCKER Alain, Au-delà<br />

<strong>des</strong> frontières, la construction de l’imaginaire<br />

social : à propos du dépérissement <strong>des</strong> forêts”,<br />

in Limites, seuils et passages, Maison <strong>des</strong><br />

Sciences de l’Homme, Paris, (à paraître).<br />

BLOCH Anny, FRAYSSENGE Jacques,<br />

Les êtres de la brume et de la nuit, Les Editions<br />

de Paris (nv. éd.), (Ethnologie), 1994, 218 p.<br />

BRETON Philippe, A l’image de l’homme,<br />

Seuil, Paris, (Coll. Science ouverte), (à paraître<br />

septembre 1995).<br />

BRETON Philippe (collab. Serge Proulx),<br />

L’explosion de la communication, la naissance<br />

d’une nouvelle idéologie, La Découverte/Ed.<br />

Boréal, Paris/Montréal, (Coll. Sciences et<br />

société), seconde édition revue et augmentée.<br />

Ouvrage traduit en espagnol, en arabe, en russe<br />

en vietnamien.<br />

BRETON Philippe, L’Etat du Monde en 1945,<br />

Paris, éd. La Découverte, 1994, “L’aviation, arme<br />

privilégiée de la guerre à distance” ; “Du projet<br />

Manhattan à la bombe d’Hiroshima”; “Changement<br />

de statut pour la science et les chercheurs”.<br />

BRETON Philippe, le tramway de<br />

Strasbourg, une politique en site propre ?, in<br />

Réflexions sur la ville, Strasbourg, Club Alsace,<br />

Culture et Démocratie, Jacques Peirotes, 1995.<br />

DENIS Marie-Noële, Le mobilier rural<br />

alsacien, Thionville, éd. Klopp, (à paraître en<br />

octobre 1995).<br />

DENIS Marie-Noële, Vie et mort en Alsace<br />

au XVIII e et au XIX e siècles : l’exemple de la<br />

paroisse de Bosselshausen (Pays de Hanau),<br />

Strasbourg, éd. <strong>des</strong> Société Savantes, (à<br />

paraître en octobre 1995).<br />

DENIS Marie-Noële, Les souvenirs de<br />

conscription en Alsace, témoins d’un culte<br />

civique domestique”, in Cultures et folklores<br />

républicains, (dir. M. Agulhon), Paris, éd. du<br />

CTHS, 1995.<br />

DENIS Marie-Noële, ”La religion familiale<br />

dans la maison traditionnelle d’Alsace” in<br />

Ethnologie <strong>des</strong> faits religieux en Europe, (dir. N.<br />

Belmont et F. Lautmann), Paris, éd. du CTHS, 1994.<br />

DENIS Marie-Noële,”l’Alsace, les vendanges<br />

à Hunawihr” in La France rurale, Paris,<br />

éd. Scala, (à paraître en décembre 1995).<br />

DENIS Marie-Noële, les ”fêtes et manifestations<br />

dans la ville impériale de Strasbourg<br />

(1870-1918), espaces dissociés et identités en<br />

conflit”. in Fêtes et identité de la ville, (dir. M.F.<br />

Guensquin), éd. du CTHS, (à paraître en 1995).<br />

DENIS Marie-Noële, ”Maisons et frontières.<br />

Une étude de l’habitat rural sur les marches de l’est”.<br />

in Seuils, limites et passages, (dir. F. Raphaël), éd.<br />

de la Maison <strong>des</strong> Sciences de l’Homme, (à paraître).<br />

ERNY Pierre (collab. Nambala KANTE),<br />

Forgerons d’Afrique Noire, L’Harmattan, 1994.<br />

ERNY Pierre, LUTZ-FUCHS Dominique,<br />

Psychothérapie <strong>des</strong> femmes africaines (Mali),<br />

L’Harmattan, 1994, (Santé, Société et<br />

Cultures), 225 p.<br />

ERNY Pierre, Rwanda 1994. Clés pour<br />

comprendre le calvaire d’un peuple,<br />

L’Harmattan, 1994, 255 p.<br />

GUEUNIER Noël-Jacques, Les chemins de<br />

l’Islam à Madagascar, L’Harmattan, 1994,<br />

191 p.<br />

GUEUNIER Noël-Jacques, L’oiseau chagrin,<br />

contes comoriens, Paris, Peeters, 1994, 394<br />

p.<br />

HERBERICH-MARX Geneviève, ”La petite<br />

image de piété, découvreuse impudique <strong>des</strong><br />

secrets de l’âme”, (en collab. F. RAPHAEL), in<br />

Ethnologie <strong>des</strong> faits religieux en Europe, (sous<br />

la dir. de N. Belmont, F. Lautman), Paris, CTHS.<br />

HINTERMEYER Pascal, IGERSHEIM<br />

Jacqueline, RAPHAEL Freddy, HERBERICH-<br />

MARX Geneviève, Les jeunes face au sida,<br />

Presses Universitaires de Strasbourg, 1994, 108 p.<br />

HINTERMEYER PASCAL, ”Réflexions<br />

sur le lien social” in IIIe Rencontre de Nantes,<br />

Nantes, Accord, 1995.<br />

JONAS Stéphane, GERARD Annelise,<br />

DENIS Marie-Noële, WEIDMANN Francis,<br />

Strasbourg, capitale du Reischland Alsace-<br />

Lorraine et sa nouvelle université. 1871-1918,<br />

éd. Oberlin, 1995, 281 p.<br />

JONAS Stéphane, Le Mulhouse industriel :<br />

un siècle d’histoire urbaine : 1740-1848, 2 tomes,<br />

l’Harmattan, (Ville et entreprise), 1995, 500 p.<br />

MECHIN Colette, ”Frontière <strong>des</strong> dialectes<br />

et frontières <strong>des</strong> usages”, in Limites, seuils et<br />

passages, Maison <strong>des</strong> Sciences de l’Homme,<br />

Strasbourg (à paraître).<br />

MECHIN Colette, ”Des maisons sous la<br />

roche”, in Hommage à Xavier de Planhol,<br />

Sorbonne, Paris, (à paraître).<br />

MECHIN Colette, ”Les coucous du printemps”<br />

in Langage sifflé, p. 7-13, GEMP - La<br />

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MOHIA-NAVET Nadia, Les thérapies traditionnelles<br />

dans la société kabyle, L’Harmattan, 268<br />

p.<br />

De MONTLIBERT Christian, L’impossible<br />

autonomie de l’architecte : sociologie de la<br />

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Universitaires de Strasbourg, 1995, 227 p.<br />

NAVET Eric (collab. Nadia MOHIA), Une<br />

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(sous la dir. de Suzy GUTH), Tome III,<br />

L’Harmattan, 241 p.<br />

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R. Ertel), éd. Liana Levi, Paris, 1994, 658 p.<br />

RAPHAEL Freddy, Elles ont travaillé de la<br />

coiffe, miniguide pour l’Ecomusée d’Alsace,<br />

Ungersheim.<br />

RAPHAEL Freddy, ”La frontière dans les<br />

têtes”, in Ferveurs contemporaines, textes<br />

d’anthropologie urbaine, éd. l’Harmattan, Paris.<br />

RAPHAEL Freddy, Vivre jusqu’à la<br />

mort”, Vieillir a-t-il un sens ? (sous la dir. de<br />

B. Kaempf, J.F. Collange), Presses<br />

Universitaires de Strasbourg .<br />

RAPHAEL Freddy, ”Josouillet Rabat-<br />

Joie”, ”Etude de judéo-alsacien” in West-jiddisch.<br />

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RAPHAEL Freddy, ”La communauté juive<br />

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Rome, La Sapienza.<br />

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l’alcool”, in L’insertion sociale, (sous la dir. de<br />

Suzy GUTH), l’Harmattan, 1994, 291 p.<br />

STEUDLER François, ”Rôle <strong>des</strong> professionnels<br />

et autres partenaires institutionnels<br />

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Systèmes de santé français et américain :<br />

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décembre 1993, Paris et New-York, French-<br />

American Foundation, 1994.<br />

STEUDLER François, ”Aspects sociologiques<br />

de l’évaluation en matière de santé”,<br />

L’évaluation médicale. Du concept à la pratique<br />

(sous la dir. de Y. Matillon), Paris,<br />

Flammarion, 1994.<br />

WATIER Patrick, De l’objectivation à la<br />

subjectivation : Science et connaissance, in Le<br />

réenchantement du monde, (sous la dir. Pierre<br />

TACUSSEL), L’Harmattan, (Coll. Mutation et<br />

complexité), 1994, 295 p.<br />

WATIER Patrick, ”Le conflit <strong>des</strong> intelligibilités”,<br />

in Actes du Colloque Sociologies IV,<br />

(sous la dir. de P. TACUSSEL), Montpellier,<br />

Ed. L’Harmattan, 1994, T. II, pp. 53-67.<br />

WATIER Patrick, ”La confiance et les sentiments<br />

psycho-sociaux dans la sociologie de<br />

Simmel”, Annals of the International Institute<br />

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25 juin 1993, Sorbonne, Paris, nouvelle série,<br />

Vol. IV, sous presse, 1995.<br />

WATIER Patrick, ”Présentation” du<br />

Volume IV, 1994, Annales de l’Institut<br />

International de Sociologie, Congrès du<br />

Centenaire 21-25 juin 1993, Sorbonne, Paris,<br />

nouvelle série, Vol. IV, (sous presse, 1995).<br />

WATIER Patrick, ”Les modifications <strong>des</strong><br />

groupes et l’individualisation”, in G. Simmel et<br />

la ville (sous la dir. de J. Rémy),<br />

éd. l’Harmattan, Paris, 1995.<br />

WATIER Patrick, ”La sociologie de la<br />

connaissance de G. Simmel”, in Livre d’hommage<br />

à J. Rémy (sous la dir. de L. Voyé), (à<br />

paraître 1995).<br />

WATIER Patrick, ”La compréhension chez<br />

G. Simmel et M. Weber”, in G. Simmel, penseur<br />

<strong>des</strong> normes <strong>sociales</strong>, Ed. L. Gillard,<br />

L’Harmattan, Paris, (à paraître 1995). (Actes<br />

du Colloque : Simmel, penseur <strong>des</strong> normes<br />

<strong>sociales</strong>, Centre de recherches historiques,<br />

E.H.E.S.S.-CNRS, 16/17 décembre 1993,<br />

Carré <strong>des</strong> Sciences, Paris).<br />

WATIER Patrick, Compréhension, savoir<br />

commun et confiance, Paris, Méridiens<br />

Klincksieck, mai 1995.<br />

<strong>Revue</strong>s<br />

Cultures et sociétés (CEMRIC), n° 1, 1994,<br />

Droit et chiffres de la nationalité, 65 p. ; n° 4,<br />

1994, Identités de groupes, stéréotypes et relations<br />

humaines, 81 p.<br />

Regards sociologiques (dir. Ch. de<br />

Montlibert), n° 7, 1994, Sur la politique 2,<br />

90 p. ; n° 8, 1994, Sur l’économie, 116 p.<br />

Avancées (dir. F. Raphaël), n° 2, Image de<br />

soi, image de l’autre. La France et l’Allemagne<br />

en miroir. Maison <strong>des</strong> Sciences de l’Homme,<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

194<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

195


<strong>Revue</strong> n° 22<br />

“Fidélités, Infidélités”<br />

Prologue<br />

4 • Stéphane Jonas Itinéraire d’un sociologue transfrontières 10 • Philippe<br />

Lacoue-Labarthe La forme toute oublieuse de l’infidélité 14 • Pierre Erny<br />

Éléments pour une phénoménologie de la fidélité<br />

Fidélités, Infidélités face au pouvoir<br />

26 • Christian de Montlibert La sociologie de la politique une hérésie? 31 • Pascal<br />

Hintermeyer, Daniel Ramelet Symbolique de la fidélité dans l’institution militaire<br />

36 • Elisabeth G. Sledziewski Intellectuels, <strong>des</strong> fidélités mal récompensées<br />

Victor Brauner,<br />

Logos et les trois matières, 1962,<br />

Huile sur toile, 100 x 81 cm.<br />

Legs de Mme Jacqueline<br />

Victor Brauner, 1988.<br />

© Musées de Strasbourg<br />

Histoire, mémoires, pratiques religieuses<br />

42 • Eve Cerf-Horowicz L’Adieu à une enfant défunte 50 • Sylvie Maurer Fidélité<br />

aux écritures saintes 56 • Michèle Wolff - Werner Enninger Les mennonites français,<br />

infidélité apparente<br />

L’Amour, les jeunes, la famille, la cité<br />

62 • Mohammed Chehhar L’art d’aimer <strong>des</strong> courtois 70 • Pascal Hintermeyer -<br />

Jacqueline Igersheim La fidélité chez les jeunes 77 • Marie-Noële Denis Fidélités<br />

familiales et innovations, les manières de table en Alsace depuis le XVIII e siècle<br />

81 • Brigitte Fichet Familles portugaises continuités ou ruptures entre<br />

les générations 87 • Marie-Noële Denis Évolution sociale dans la cité-jardin<br />

du Stockfeld (1911-1937)<br />

Territoires de la fidélité<br />

94 • Eric Navet La tradition ou la fidélité du naturel au naturel 100 • Alain Ercker<br />

La fidélité dans l’acculturation : les Amérindiens 110 • Anny Bloch A la merci de<br />

courants violents : Les émigrés juifs de l’Est de la France aux États-Unis *<br />

Sociologie: tradition et infidélités<br />

122 • Gilles Herreros-André Kocher-Bernard Woehl Pour une sociologie clinique<br />

130 • Emmanuelle Leclercq Les trajectoires professionnelles <strong>des</strong> BTS<br />

industriels fidélité au métier, fidélité à la technique? 136 • Myriam Klinger Fidélité<br />

et infidélité dans les histoires de vie sociale<br />

Thèse et recherche<br />

144 • Carole Thiry Comment soigner les mala<strong>des</strong> alcooliques? Genèse d’une<br />

structure légère 150 • Marie-Madeleine Courtoisier Le Lièvre de Pâques<br />

159 • François Boespflug-Françoise Dunand Faire ou ne pas faire? Une journée<br />

d’étude sur l’enseignement <strong>des</strong> religions<br />

167 • Lu, à lire<br />

I.S.N.N. 0336-1578. Université <strong>des</strong> Sciences Humaines de Strasbourg

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