SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales
SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales
SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
REVUE DES SCIENCES SOCIALES<br />
DE LA FRANCE DE L’EST<br />
Université <strong>des</strong> Sciences<br />
Humaines de Strasbourg<br />
22<br />
’95
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences <strong>sociales</strong> de la France de l’Est<br />
Rédaction<br />
Directeur de la publication<br />
Freddy Raphaël<br />
Rédactrice en chef<br />
Anny Bloch<br />
Assistants<br />
Alain Ercker<br />
Nadine Bauer<br />
Comité de rédaction<br />
Eve Cerf, Marie-Noële Denis,<br />
Brigitte Fichet, Geneviève Herberich-Marx, Pascal Hintermeyer<br />
Colette Méchin, Christian de Montlibert,<br />
Claude Régnier, Patrick Watier<br />
Correspondants extérieurs<br />
Utz Jeggle (Allemagne)<br />
Jean Rémy (Belgique)<br />
Raymond Boudon (Paris)<br />
Ce numéro a été réalisé par :<br />
Anny Bloch ; Eve Cerf ; Marie-Noële Denis ;<br />
Brigitte Fichet ; Pascal Hintermeyer; Colette Méchin ;<br />
Zusana Jaczova, artiste-sculpteur<br />
Administration - Diffusion<br />
Service <strong>des</strong> périodiques, Sophie Stouvenel (Tél. 88.41.73.17)<br />
”<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est”<br />
Université <strong>des</strong> Sciences Humaines<br />
Laboratoire de sociologie de la culture européenne<br />
22, rue Descartes 67084 Strasbourg Cedex<br />
Réalisation<br />
Andromaque Prépresse<br />
Abonnement<br />
L’abonnement porte sur deux numéros au moins. Par la suite, il est reconduit automatiquement jusqu’à<br />
résiliation parvenant au Service <strong>des</strong> Périodiques le 1er septembre. L’abonnement n’est pas rétroactif.<br />
Prix : 130 FF - Abonnement 110 F par numéro.<br />
Photo de couverture<br />
Victor Brauner, Logos et les trois matières, 1962,<br />
Huile sur toile, 100 x 81 cm.<br />
Legs de Mme Jacqueline Victor Brauner, 1988.<br />
© Musées de Strasbourg<br />
Remerciements<br />
aux artistes, Abraham Hadad, Max Neumann, Susan Rauch, Raymond Waydelich<br />
de nous avoir permis de publier leurs oeuvres aux musées de Strasbourg, à Sylvie Brugnon, au Musée Unterlinden de Colmar,<br />
au Cinéma l’Odyssée (Strasbourg) pour le prêt de leurs documents.<br />
<strong>Revue</strong> publiée avec le concours du Centre national du Livre,<br />
du Conseil Général du Bas-Rhin, de la Région Alsace, de la Ville de Strasbourg<br />
Sommaire<br />
Fidélités, Infidélités<br />
Prologue<br />
4 • Stéphane Jonas Itinéraire d’un sociologue transfrontières<br />
10 • Philippe Lacoue-Labarthe La forme toute oublieuse de<br />
l’infidélité 14 • Pierre Erny Éléments pour une phénoménologie de<br />
la fidélité<br />
Fidélités, Infidélités face au pouvoir<br />
26 • Christian de Montlibert La sociologie de la politique une hérésie?<br />
31 • Pascal Hintermeyer, Daniel Ramelet Symbolique de la<br />
fidélité dans l’institution militaire 36 • Elisabeth G. Sledziewski<br />
Intellectuels, <strong>des</strong> fidélités mal récompensées<br />
Histoire, mémoires, pratiques religieuses<br />
42 • Eve Cerf-Horowicz L’Adieu à une enfant défunte 50 • Sylvie<br />
Maurer Fidélité aux écritures saintes 56 • Michèle Wolff - Werner<br />
Enninger Les mennonites français, infidélité apparente<br />
L’Amour, les jeunes, la famille, la cité<br />
62 • Mohammed Chehhar L’art d’aimer <strong>des</strong> courtois 70 • Pascal<br />
Hintermeyer - Jacqueline Igersheim La fidélité chez les jeunes<br />
77 • Marie-Noële Denis Fidélités familiales et innovations, les<br />
manières de table en Alsace depuis le XVIII e siècle 81 • Brigitte<br />
Fichet Familles portugaises continuités ou ruptures entre<br />
les générations 87 • Marie-Noële Denis Évolution sociale<br />
dans la cité-jardin du Stockfeld (1911-1937)<br />
Territoires de la fidélité<br />
94 • Eric Navet La tradition ou la fidélité du naturel au naturel<br />
100 • Alain Ercker La fidélité dans l’acculturation : les Amérindiens<br />
110 • Anny Bloch A la merci de courants violents :<br />
Les émigrés juifs de l’Est de la France aux États-Unis *<br />
Sociologie: tradition et infidélités<br />
122 • Gilles Herreros-André Kocher-Bernard Woehl Pour une<br />
sociologie clinique 130 • Emmanuelle Leclercq Les trajectoires<br />
professionnelles <strong>des</strong> BTS industriels fidélité au métier, fidélité à<br />
la technique? 136 • Myriam Klinger Fidélité et infidélité dans les<br />
histoires de vie sociale<br />
Thèse et recherche<br />
144 • Carole Thiry Comment soigner les mala<strong>des</strong> alcooliques?<br />
Genèse d’une structure légère 150 • Marie-Madeleine Courtoisier<br />
Le Lièvre de Pâques 159 • François Boespflug-<br />
Françoise Dunand Faire ou ne pas faire? Une journée d’étude<br />
sur l’enseignement <strong>des</strong> religions<br />
167 • Lu, à lire
Prologue<br />
Raymond Waydelich<br />
Photo Luc Berujeau
STÉPHANE JONAS<br />
Itinéraire d’un sociologue<br />
transfrontières<br />
La recherche que je présente<br />
ici fait partie d’une réflexion<br />
de longue durée sur mon<br />
itinéraire de sociologue<br />
transfrontières.<br />
Elle est forcément<br />
et fortement<br />
autobiographique.<br />
Stéphane Jonas<br />
«L’homme est fidèle<br />
aux choses,<br />
les choses sont fidèles<br />
aux hommes.»<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />
Laboratoire de Sociologie<br />
de la Culture Européenne<br />
Victor HUGO,<br />
Les Misérables<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
Le terme d’itinéraire est ici entendu non<br />
pas comme une succession spatiotemporelle,<br />
mais comme un projet de<br />
localisation <strong>des</strong> événements passés. Cette<br />
recherche a convoqué, d’une manière ou<br />
d’une autre, la mémoire ou plus précisément<br />
la mémoire-savoir, parce qu’il s’agit du<br />
travail <strong>des</strong> métiers de sociologue et<br />
d’urbaniste (1) .<br />
Cette recherche est issue <strong>des</strong> réflexions<br />
et <strong>des</strong> expériences d’un sociologue urbain<br />
transfrontières d’un type minoritaire certes,<br />
mais hélas de plus en plus fréquent de nos<br />
jours: le réfugié politique. C’est un type<br />
d’étranger qui arrive et qui ne repart pas; il<br />
reste parce qu’il ne peut pas faire autrement.<br />
Figure d’un citoyen du monde sans être<br />
nécessairement cosmopolite, apatride temporaire<br />
surgi de l’Etat-Nation européen en<br />
cette fin de siècle, elle a été bien saisie dans<br />
quelques-uns de ses traits sociologiques par<br />
le sociologue allemand Georg Simmel - un<br />
autre exilé - au début de notre siècle, dans<br />
un court essai désormais connu et qui comporte<br />
dans son titre le mot étranger (2) .<br />
Le réfugié politique étranger intellectuel<br />
venu de l’Europe Centrale, d’au-delà du<br />
«rideau de fer», ce monstre de la modernité,<br />
apporte souvent dans ses bagages mémoriels<br />
un désenchantement fréquemment<br />
associé, au fond de sa mémoire individuelle,<br />
aux représentations urbaines mélancoliques<br />
(3) attachées à ces lieux, à <strong>des</strong> substrats<br />
matériels urbains, parfois inattendus<br />
au moment où ils resurgissent, mais fidèles<br />
4<br />
à la personne. Depuis longtemps je<br />
m’efforce de percer le secret de la matrice<br />
d’où surgissent pour moi les paysages urbains<br />
imaginaires de mon pays d’origine, la<br />
Hongrie, évoqués par le code de la mémoiresavoir,<br />
la mémoire-littéraire n’étant pas - à<br />
mon grand regret - à ma portée.<br />
Je prends ici volontiers pour départ<br />
l’affirmation du sociologue Maurice<br />
Halbwachs, selon laquelle les cadres sociaux<br />
principaux de la mémoire sont la<br />
langue, l’espace et le temps (4). Je le fais<br />
d’autant plus volontiers que cette figure<br />
attachante et éminente de l’École sociologique<br />
de Paris a beaucoup travaillé sur les<br />
mécanismes de la mémoire collective portant<br />
sur les images mémorielles qui s’attachent<br />
à tel ou tel lieu, chez lui souvent <strong>des</strong><br />
lieux parisiens. Sous cet angle, la recherche<br />
que je présente ici porte sur les conflits de<br />
cultures que constitue, dans une société<br />
complexe multi-culturelle comme la nôtre,<br />
la langue d’origine à l’occasion <strong>des</strong> transferts<br />
de culture scientifique, et la frontière<br />
solide qui existe entre la langue maternelle<br />
et la langue scientifique adoptive du pays du<br />
choix. Cette recherche est menée dans le<br />
cadre de l’Association Internationale <strong>des</strong><br />
Sociologues de Langue Française (AISLF),<br />
qui a lancé en son sein une réflexion sur La<br />
dynamique pluriculturelle <strong>des</strong> sociologues<br />
francophones (5) .<br />
Un ancien réfugié politique du<br />
Mitteleuropa comme moi, originaire de<br />
cette «Autre Europe» - pour reprendre ici<br />
l’appellation pertinente et symbolique de<br />
l’écrivain Vladislas Milosz, d’origine<br />
polono-lituano-belarusse, naturalisé français<br />
- qui essaie de reconstituer l’image<br />
d’une ville d’autrefois, un paysage urbain<br />
ou la silhouette fuyante d’un édifice, pour<br />
leur rendre vie en quelque sorte en réactualisant<br />
une mémoire enfouie, s’aperçoit que<br />
leur reconstitution est hautement paradigmatique<br />
(6) .<br />
* * *<br />
Puisque cette recherche a été commandée<br />
et suscitée, elle appartient, en tant que<br />
production mémorielle, aux types de<br />
mémoire-savoir et mémoire professionnelle.<br />
En tant que telle, elle fait par conséquent<br />
partie du champ de signification<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
sociologique et urbanistique, puisque je l’ai<br />
déjà codifiée par mon savoir scientifique<br />
sociologique. Les travaux sociologiques de<br />
M. Halbwachs et de G. Namer sur le rapport<br />
de réciprocité qui existe entre la mémoire et<br />
la société m’ont déjà fait découvrir l’intérêt<br />
sociologique de la mémoire-savoir et de la<br />
mémoire professionnelle, qui sont <strong>des</strong><br />
formes intellectuelles de cumul de<br />
mémoires multiples, parfois paradigmatiques,<br />
parce qu’elles sont <strong>des</strong> mémoires<br />
imaginées. Cependant, par les efforts de<br />
conceptualisation qu’elles exigent, elles<br />
sortent un peu du champ de la mémoire et<br />
touchent la sociologie de la connaissance et<br />
permettent ainsi une mise au point épistémologique.<br />
Le Pas Suspendu de la Cigogne, film de Théo Angelopoulos © Odyssée, Strasbourg<br />
5<br />
Ce type de travail de la mémoire ne peut<br />
pas, me semble-t-il, sur le plan méthodologique<br />
et épistémologique se fonder sur<br />
n’importe quelle vision du monde, puisque<br />
la mémoire collective subit l’influence décisive<br />
de ce que Halbwachs a appelé les courants<br />
de pensée de la société globale. Les<br />
travaux sociologiques et philosophiques<br />
menés sur les régimes totalitaires du type<br />
soviétique ou yougoslave ont montré que<br />
ces régimes ont imposé d’une manière<br />
hégémonique un courant de pensée unique,<br />
un courant de pensée officiel, celui du<br />
marxisme version stalinienne ou titiste, un<br />
courant de pensée dogmatique et formel, en<br />
introduisant ainsi une mémoire-classe unifiée,<br />
totalisante et égocrate (7) . L’idéologie
de cette mémoire-classe consistait à confisquer<br />
la mémoire collective nationale et ethnique,<br />
en la déformant si bien qu’elle est<br />
souvent devenue l’expression d’une volonté<br />
de domination.<br />
Par leur mainmise sur l’organisation du<br />
travail scientifique de la mémoire professionnelle<br />
et de la mémoire-savoir, ces<br />
régimes ont pu diffuser à l’échelle européenne<br />
et planétaire et pendant <strong>des</strong> décennies<br />
une conception du monde évolutionniste,<br />
continuiste, du développement de la<br />
connaissance, en prétendant que la science,<br />
comme le souhaitait la vision marxiste, pouvait<br />
s’approcher d’une vérité unique et totalisante.<br />
Il s’agit bien ici - et c’est ce qui pose<br />
problème - d’une conception de mémoiresavoir<br />
rationnelle, moderne, mais d’où toute<br />
idée de discontinuité, de contingence, de<br />
pluralité de cultures, d’ethnies est bannie ou<br />
du moins soumise à la vision dominante et<br />
hégémoniste.<br />
C’est sans doute pour cela que les théories<br />
continuistes non marxistes aussi importantes<br />
que celles de Karl Popper ne me conviennent<br />
pas pour mon travail de mémoire-savoir (8) . En<br />
revanche, je me suis intéressé, depuis mes<br />
recherches sur l’histoire <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> et <strong>des</strong><br />
techniques, à la conception qu’a Thomas S.<br />
Kuhn de l’idée de discontinuité, de bonds et<br />
de coupures qui caractérisent le développement<br />
de la connaissance scientifique, ainsi<br />
qu’à son idée de l’importance primordiale<br />
donnée au langage et à la culture, de même<br />
qu’à la convention (9) .<br />
* * *<br />
Je représente ici un type social (H.<br />
Janne) aussi ancien que la sociologie, dont<br />
l’idéal-type le plus représentatif en sociologie<br />
est sans doute K. Marx, un <strong>des</strong> fondateurs<br />
de notre discipline, à savoir le sociologue<br />
expatrié pour cause politique et<br />
idéologique, transplanté définitivement<br />
dans un ou <strong>des</strong> pays d’accueil. Pour ce<br />
sociologue-type - qu’il soit déjà sociologue<br />
ou qu’il le devienne seulement par la suite,<br />
comme dans mon cas - la frontière est pluridimensionnelle<br />
et elle acquiert une importance<br />
extraordinaire. Pour un réfugié politique,<br />
passer une frontière même non interdite<br />
est un événement extraordinaire et le<br />
lieu de passage exerce une attirance<br />
magique. Mais la frontière première, la plus<br />
importante, est celle qui sépare son origine<br />
du reste du monde. Elle est certes franchie<br />
physiquement, mais elle est implantée<br />
encore profondément et avec force dans la<br />
tête et dans le cœur.<br />
Cette frontière devient même l’expression<br />
significative et ambivalente du paradigme<br />
étudié par Georg Simmel dans sa<br />
thèse de la figure double et opposée de<br />
l’existence humaine moderne qu’il a formulé<br />
de la manière suivante dans sa<br />
Philosophie de l’Argent publiée en 1900:<br />
«On peut présenter l’évolution de toute <strong>des</strong>tinée<br />
humaine telle une alternance régulière<br />
d’attachements et de détachements, d’obligations<br />
et de libérations» (10) . Ce thème<br />
récurrent aura une autre formulation, mieux<br />
connue, dans l’essai Pont et Porte (Brücke<br />
und Tür) publié en 1909: «L’image <strong>des</strong><br />
choses extérieures comporte pour nous cette<br />
ambiguïté que tout, dans cette nature extérieure,<br />
peut aussi bien passer pour relié que<br />
pour séparé» (11) . Ce paradigme d’ordre épistémologique<br />
peut caractériser dans une certaine<br />
mesure le sociologue transplanté dans<br />
un autre pays et dans une autre langue de<br />
métier de sociologue. Et sa nouvelle posture<br />
transfrontière aura cette figure double et<br />
opposée qui est de vivre avec ce qui a été,<br />
de continuer à vivre avec la mémoire dans<br />
sa langue et sa culture d’origine, et de vivre<br />
avec ce qui est dans une autre langue et une<br />
autre culture, celles choisies pour s’intégrer<br />
dans le pays d’accueil.<br />
Cette opposition concerne aussi les nonexilés<br />
qui essaient de créer et de travailler<br />
en condition pluriculturelle. Et si le bilinguisme<br />
et la double culture vont en s’approfondissant<br />
et touchent l’identité et la personnalité,<br />
toute dynamique pluriculturelle<br />
ne peut, à mon avis, qu’être une dynamique<br />
conflictuelle, et cela, dans le sens polémologique<br />
du terme que lui donnent L. Coser<br />
et J. Freund dans leur sociologie <strong>des</strong><br />
conflits (12) . Le sociologue transfrontières<br />
ancien réfugié politique a dans sa quête<br />
d’un lien entre les «deux rives» de l’existence<br />
(13) - le passé et le présent - besoin de<br />
ce pont simmélien, malgré son aspect paradigmatique<br />
de séparation-liaison, parce<br />
que....«l’homme est tout autant l’être-frontière<br />
qui n’a pas de frontière» (14) . La<br />
mémoire est assurément un <strong>des</strong> piliers de ce<br />
pont-existence qui lie et sépare à la fois.<br />
Deux frontières ont marqué mon itinéraire<br />
professionnel et ma mémoire-savoir<br />
d’une façon indélébile. La première a été le<br />
rideau de fer, dont la première mise en cause<br />
significative, à savoir le révolution hongroise<br />
de 1956, m’a marqué à jamais. Son<br />
écrasement par les chars russes m’a poussé<br />
vers le chemin de l’exil politique et vers la<br />
France, le pays de mon choix définitif (15) . La<br />
France est devenue le pays de mon choix<br />
parce qu’en Hongrie, au cours de mes<br />
étu<strong>des</strong> et de mes activités dans le mouvement<br />
de jeunesse de gauche, j’ai eu <strong>des</strong> relations<br />
de travail et d’amitié avec <strong>des</strong> intellectuels<br />
universitaires et hommes de lettres<br />
francophones qui faisaient partie du courant<br />
de pensée marxiste mais dont l’attitude critique<br />
à l’égard du stalinisme les a poussés<br />
vers l’opposition ou l’exil, et plusieurs<br />
d’entre eux ont été emprisonnés ou ont payé<br />
de leur vie leur opposition et leurs idées.<br />
Comme dans tous les processus de transferts<br />
culturels, le lieu de choix, l’espace<br />
matériel avec son environnement physique<br />
et social, joue certes un rôle fondamental,<br />
mais il n’explique pas toujours tout. Dans<br />
ma motivation de m’installer en France et<br />
d’y reprendre <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> malgré mon ignorance<br />
de la langue, la lutte politique antitotalitaire<br />
en exil a sans doute joué au départ<br />
un rôle plus grand que la découverte de la<br />
sociologie. Je dis bien «découverte», parce<br />
que le stalinisme a pendant longtemps interdit<br />
l’enseignement de la sociologie en la<br />
déclarant science bourgeoise décadente. En<br />
revanche, la tradition révolutionnaire française<br />
- soigneusement cultivée dans les<br />
milieux que je fréquentais - m’a beaucoup<br />
influencé dans le choix de mon pays<br />
d’accueil et de la discipline d’étu<strong>des</strong>, grâce<br />
aux intellectuels hongrois francophones,<br />
ces «passeurs» selon le terme de Michel<br />
Marié, ou ces intellectuels «en contrebande»<br />
comme disait Abraham Moles qui a<br />
dirigé une partie de mes étu<strong>des</strong> (16) . Dans les<br />
projets pluriculturels, ces figures francophones<br />
de la culture et de la science ont toujours<br />
joué et jouent aussi maintenant le rôle<br />
fondamental de fondateurs et de continuateurs<br />
de courants de pensée qui forment<br />
l’opinion publique cultivée. Un <strong>des</strong> fondateurs<br />
de la sociologie allemande, Ferdinand<br />
Tönnies, a, dans ses travaux sociologiques<br />
prospectifs sur la métropolisation de la<br />
société, imaginé que l’opinion publique cultivée<br />
jouerait un rôle dirigeant dans la<br />
«République savante» de la société cosmopolite<br />
de notre civilisation urbaine future (17) .<br />
Aussi bien dans mes interrogations<br />
d’exilé politique d’alors sur la nature et le<br />
pouvoir du totalitarisme que pour ma<br />
volonté d’intégration dans mon pays<br />
d’accueil, la grande diversité et la richesse<br />
<strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de production sociologique française<br />
m’ont été très bénéfiques, surtout par<br />
leur côté - unique alors, avec l’Italie, dans<br />
la sociologie mondiale - de sociologie politique<br />
critique et de celle <strong>des</strong> conflits<br />
sociaux, à grande exigence méthodologique<br />
et théorique. Dans sa critique du pouvoir, la<br />
sociologie francophone a une grande capacité<br />
théorique, une rigueur scientifique et<br />
une exigence éthique de se définir aussi<br />
comme un «contre-pouvoir critique», pour<br />
reprendre la formulation de Pierre<br />
Bourdieu (18) . Par la suite, je me suis rendu<br />
compte que c’était là aussi un aspect identitaire<br />
de la sociologie francophone dans<br />
son ensemble.<br />
La deuxième frontière était et est encore<br />
l’Alsace, Strasbourg, le Rhin avec son pont<br />
de l’Europe. Cette province-frontière et sa<br />
capitale cosmopolite, très convoitées au<br />
cours de l’histoire, m’ont assuré une intégration<br />
à la fois communautaire-familiale et<br />
sociétaire-professionnelle et m’ont toujours<br />
donné le sentiment que j’étais et restais dans<br />
le Mitteleuropa, en me transplantant à sa<br />
frange de l’Ouest. Sur le plan intellectuel et<br />
sociologique, je me reconnais volontiers<br />
dans la formulation que mes collègues<br />
Geneviève Herberich-Marx et Freddy<br />
Raphael ont élaborée de ce pays dans leur<br />
ouvrage intitulé Mémoire plurielle de<br />
l’Alsace, sans que je sois aussi préoccupé<br />
qu’eux <strong>des</strong> formes multiples <strong>des</strong> quêtes<br />
identitaires actuelles qui s’y affrontent:<br />
«L’Alsace n’a pas été seulement une terre<br />
d’affrontement de deux nations mais aussi<br />
un lieu de passage, d’échange et d’interpénétration<br />
de différentes cultures. Il en est<br />
résulté un cosmopolitisme <strong>des</strong> marges, dont<br />
la créativité artistique, architecturale, littéraire<br />
et poétique porte la marque. Pourquoi<br />
ne pas considérer cet enrichissement nonsectaire,<br />
cette identité multiple forgée à partir<br />
de la tension créatrice entre <strong>des</strong> langues<br />
et <strong>des</strong> écoles de pensée, <strong>des</strong> courants littéraires<br />
et <strong>des</strong> sensibilités religieuses variées,<br />
comme l’amorce - au même titre que la<br />
polyphonie de l’ancienne culture austrohongroise<br />
- d’une culture européenne?» (19) .<br />
Strasbourg et l’Alsace m’ont poussé<br />
vers la sociologie urbaine, vers l’histoire de<br />
la ville industrielle et vers la passion <strong>des</strong><br />
étu<strong>des</strong> de l’histoire de la sociologie <strong>des</strong><br />
liens sociaux et <strong>des</strong> rendez-vous manqués<br />
dans le passé entre les sociologies <strong>des</strong> deux<br />
rives du Rhin: sociologies sans doute les<br />
plus influentes de l’Europe, mais aussi les<br />
plus opposées, à savoir la sociologie française<br />
et la sociologie allemande. Sur ce sujet<br />
mon itinéraire peut, dans un certain sens,<br />
illustrer la partie du projet de recherche de<br />
l’AISLF déjà citée sur l’influence et la réalité<br />
<strong>des</strong> grands pôles de rayonnement sociologique<br />
- villes universitaires et régions historiques<br />
- dans la production sociologique<br />
<strong>des</strong> gran<strong>des</strong> communautés sociologiques<br />
dominantes telles que la francophonie. En<br />
effet, pour mon installation familiale volontaire<br />
et définitive après six ans de recherche<br />
passés à Paris - lieu a priori plus favorable<br />
aux exilés politiques transplantés - comme<br />
enseignant-chercheur à l’Université de<br />
Strasbourg, je me suis trouvé dans un milieu<br />
transfrontalier important et stimulant de la<br />
Rhénanie et du Mitteleuropa.<br />
Encore a-t-il fallu que le sociologue de<br />
ces lieux de passage et de passeurs de<br />
l’entrecroisement <strong>des</strong> cultures sociologiques<br />
dominantes dans le passé où ont<br />
enseigné Georg Simmel, Gustav Schmoller,<br />
Maurice Halbwachs, Georges Friedmann,<br />
Georges Gurvitch et Henri Lefebvre,<br />
- s’intéresse au genius loci transfrontalier,<br />
ce qui est loin d’être évident et généralisé.<br />
Le sociologue expatrié et transplanté définitivement,<br />
vivant dans <strong>des</strong> régions transfrontalières<br />
- il y en a beaucoup dans<br />
l’Europe historique - guidé et inspiré à la<br />
fois par l’intellect (Vergeistigung) et la sensibilité<br />
(Gemüt), par la géopolitique régionale<br />
et la spécificité locale, a-t-il ou non<br />
plus de disponibilités et de virtualités que<br />
les autochtones pour travailler avec le génie<br />
<strong>des</strong> lieux? Peut-être. Il nous manque à ce<br />
sujet <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> de cas significatives pour<br />
être plus affirmatif dans ce domaine. Ce<br />
qu’en revanche je puis affirmer par expérience<br />
personnelle, c’est que l’exilé politique<br />
tiraillé par ce qui a été et ce qui est, se<br />
situe à la fois sur les deux rives de l’existence,<br />
sans être dans le fleuve. Et dans cette<br />
position, il peut être concerné par un autre<br />
paradigme, celui formulé par le professeur<br />
et écrivain italien Claudio Magris, dans son<br />
essai romancé intitulé «Danube» (20) , livre<br />
paru peu avant l’effondrement du Mur du<br />
Berlin: «Qui est de l’autre côté du fleuve?».<br />
Mon côté du fleuve à moi, si j’ose dire,<br />
s’est précisé avec le temps: c’étaient<br />
Strasbourg et la sociologie francophone, et<br />
grâce au génie <strong>des</strong> lieux, je suis devenu<br />
français mais aussi un peu français-alsa-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
6<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
7
cien, et ma sociologie a pris une coloration<br />
d’appartenance au Mitteleuropa réuni. Et<br />
mon identité d’origine? Ma langue maternelle?<br />
La question est légitimement posée,<br />
puisque la francophonie est parfaitement<br />
compatible aussi bien sur le plan <strong>des</strong> principes<br />
que sur celui de la politique au sein de<br />
l’AISLF ou dans d’autres associations culturelles<br />
et professionnelles, avec une double<br />
culture, voire une multi-culture. La<br />
mémoire partagée entre ce qui a été et ce qui<br />
est - même réconciliée - n’a pas été suffisante<br />
pour l’acquisition de la double culture<br />
sociologique, d’une part probablement à<br />
cause de l’absence d’une mémoire-savoir<br />
sociologique hongroise à l’origine et d’autre<br />
part par le fait que l’identité nouvelle est<br />
devenue plus forte que l’identité d’origine.<br />
Le paradigme simmelien d’attachement et<br />
de détachement, d’obligation et de libération<br />
semble pour le moment être résolu dans mon<br />
cas par l’appartenance de ma double culture<br />
et mémoire à l’identité européenne.<br />
Il est certain qu’aux États-Unis mon itinéraire<br />
transfrontières aurait été sensiblement<br />
différent. Non pas parce que les deux<br />
rives de l’Atlantique sont plus éloignées<br />
que celles du Rhin ou du Danube. C’est<br />
pour une raison identitaire. La question a de<br />
l’importance, puisque pour un réfugié politique<br />
transfrontières venant de «l’Autre<br />
Europe», le choix de s’installer en Occident<br />
s’est présenté et se présente sous le dilemme<br />
suivant: rester en Europe ou aller en<br />
Amérique (21) . Certes, l’Europe Occidentale<br />
et l’Amérique du Nord ont une origine commune,<br />
mais elles n’ont plus la même identité<br />
culturelle. A la suite de ma correspondance<br />
sur l’identité européenne avec le<br />
sociologue belge Henri Janne, ancien<br />
ministre, cofondateur, avec Georges<br />
Gurvitch, de l’AISLF (22) , j’ai été séduit par<br />
son essai intitulé Identité culturelle de<br />
l’Europe, identité américaine, publié<br />
en 1984 (23) . Dans ce travail de sociologie de<br />
la culture, il attire notre attention sur l’existence<br />
historique sur notre vieux continent<br />
de deux courants opposés qui agissent sur<br />
notre développement identitaire moderne:<br />
la constitution progressive <strong>des</strong> États-<br />
Nations en sociétés globales à forte identité<br />
culturelle généralement liée à une langue, et<br />
l’existence, en raison <strong>des</strong> racines communes,<br />
de courants identitaires transnationaux:<br />
religions chrétiennes, science, art et<br />
architecture, démocratie politique, syndicalisme,<br />
économie capitaliste, industrialisation<br />
et urbanisation typiques de la société<br />
européenne.<br />
Pour les États-Nations à forte identité culturelle,<br />
Henri Janne a retenu la France,<br />
l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie et<br />
l’Espagne. Pour lui, la Russie soviétique était<br />
une culture extérieure quoique très proche.<br />
Sans entrer ici en détail dans son analyse, je<br />
voudrais citer un passage de sa conclusion<br />
concernant les deux identités: européenne et<br />
américaine. «En fin de compte, je crois que<br />
ces deux «identités culturelles» ont chacune<br />
<strong>des</strong> traits particuliers qui obligent à distinguer<br />
les États-Unis de l’Europe occidentale<br />
considérée dans sa globalité. Il n’empêche<br />
qu’incontestablement il y a aussi <strong>des</strong> affinités<br />
entre les deux sociétés. Il n’y a cependant<br />
pas de commune identité culturelle. Le<br />
débat, bien sûr, reste ouvert» (24) .<br />
* * *<br />
En cette phase de ma réflexion et de ma<br />
recherche sur l’identité transfrontières, je<br />
voudrais conclure en revenant à l’hypothèse<br />
de travail de Maurice Halbwachs sur la<br />
triade fondamentale de la mémoire: langue,<br />
espace et temps. Le français, la langue d’un<br />
pays européen dominant à forte identité culturelle,<br />
une grande langue fondatrice de la<br />
tradition sociologique, est devenue ma<br />
langue professionnelle opératoire et pardelà<br />
elle m’a permis de constituer, par ma<br />
mémoire-savoir et ma mémoire professionnelle,<br />
un fonds culturel francophone, et de<br />
m’intégrer en tant que sociologue dans le<br />
courant pluriculturel dynamique qu’est la<br />
francophonie. Le français est devenu aussi<br />
ma langue principale de communication<br />
familiale et il m’a ainsi permis une intégration<br />
communautaire locale.<br />
L’espace strasbourgeois et alsacien, ce<br />
«pays <strong>des</strong> marges» (F. Raphael) et ce pôle<br />
de croisement (25) <strong>des</strong> cultures française et<br />
germanique a été un facteur d’intégration de<br />
premier ordre. Il m’a permis de mieux sentir<br />
et de revivre l’enseignement que je<br />
donne depuis de nombreuses années sur la<br />
fondation de la vie sociale et aussi sur le<br />
substrat matériel de notre environnement<br />
construit, pour reprendre un <strong>des</strong> principes<br />
de la morphologie sociale de l’École sociologique<br />
de Paris allant de Durkheim et de<br />
Halbwachs jusqu’à Gurvitch. Il va sans dire<br />
que pour le sociologue transfrontières réfugié<br />
politique à l’origine et dans un certain<br />
sens toujours resté un étranger - dans le sens<br />
simmelien du terme - ce pays du Mitteleuropa<br />
si favorable à la sociologie francoallemande<br />
ne peut être ni entendu ni approprié<br />
dans le sens restrictif de la Heimat<br />
heideggerienne du terme. Personnellement,<br />
je me référerais ici plutôt au type social du<br />
citadin groszstädtisch simmelien, dont<br />
l’attachement aux lieux ne veut pas passer<br />
par l’autonomie du culte <strong>des</strong> racines, mais<br />
par l’hétéronomie de et la fidélité à l’esprit<br />
pluriculturel et pluriethnique <strong>des</strong> lieux.<br />
Le temps vécu du sociologue transfrontières<br />
bien intégré dans les lieux est déjà un<br />
temps-mémoire qui a dépassé la rupture<br />
entre «avant» et «après». Sa devise pourrait<br />
sans doute être cette phrase de Jean<br />
Duvignaud à propos du travail de la<br />
mémoire: «Ce n’est pas la société qui pense<br />
ou se souvient (...) mais les hommes vivants<br />
qui reconstituent le passé avec ce qu’ils<br />
savent du présent» (26) . Cette pluralité de la<br />
mémoire réconcilie le passé <strong>des</strong> origines<br />
avec la mémoire-savoir professionnelle du<br />
présent. Je n’insisterai pas ici sur une conséquence<br />
paradigmatique du travail de la<br />
mémoire de l’ancien réfugié politique,<br />
puisque je ne suis pas encore allé au bout de<br />
ma réflexion à ce sujet. Il s’agit de son sens<br />
aigu de désenchantement. Comme je l’ai dit<br />
récemment, à l’occasion de notre rencontre<br />
annuelle de recherche avec nos collègues de<br />
Tübingen (27) , pour quelqu’un qui a par obligation<br />
quitté son pays d’origine à l’âge de<br />
25 ans, le désenchantement, même s’il<br />
s’agit d’un pays d’un régime totalitaire,<br />
n’est pas la mort de Dieu et la fin de la métaphysique,<br />
mais celle de l’Idéal, de l’Absolu<br />
et de la société égalitaire.<br />
Pessimisme? Pas du tout. Il s’agit d’une<br />
position de désenchantement critique, sans<br />
nostalgie d’un réenchantement hypothétique.<br />
Et en paraphrasant Victor Hugo, nous<br />
pourrions affirmer: l’homme est fidèle à la<br />
mémoire, la mémoire est fidèle à l’homme.<br />
Notes<br />
1. Sur la notion de mémoire-savoir, voir l’ouvrage<br />
de Gérard NAMER, Mémoire et société,<br />
Méridiens Klincksieck, Paris , 1987.<br />
2. G. SIMMEL, Soziologie. Untersuchungen über<br />
die Formen der Gesellschaftung, (chapitre IX.,<br />
«Exkurs über den Fremden»), Duncker und<br />
Humblot, Leipzig, 1908. Traduit en français<br />
sous le titre de «Digressions sur l’étranger», in<br />
Y. GRAFMEMEYER et I. JOSEPH, L’Ecole de<br />
Chicago, Aubier, Paris, 1984, pp.53-59.<br />
3. Un peu comme l’exilé Victor Hugo a pu pressentir<br />
dans les admirables pages <strong>des</strong> Misérables,<br />
quand il s’est souvenu <strong>des</strong> lieux périphériques,<br />
<strong>des</strong> frontières-limites de jonction de Paris<br />
situées entre la banlieue et le centre-ville: «Le<br />
lieu où une plaine fait sa jonction avec une ville<br />
est toujours empreinte d’on ne sait quelle mélancolie<br />
pénétrante». (cité in L. CHEVALIER,<br />
Classes laborieuses et Classes dangereuses à<br />
Paris, pendant la première moitié du<br />
XIX e siècle, L.G.F. Paris, 1978, p.193).<br />
4. M. HALBWACHS, Les cadres sociaux de la<br />
mémoire, (1925) P.U.F., Paris, 1952. La<br />
mémoire collective, (1949) P.U.F., Paris, 1968.<br />
5. Le thème m’a été suggéré par le Professeur R.<br />
SAINSAULIEU, Président de l’AISLF, et j’ai<br />
fait sur ce sujet une communication à la session<br />
spéciale organisée par notre Association intitulée<br />
«La dynamique pluriculturelle <strong>des</strong> sociologues<br />
francophones», à l’occasion du<br />
13 e Congrès Mondial de la Sociologie qui a eu<br />
lieu en juillet 1994 à Bielefeld, en RFA.<br />
6. Une autre recherche en cours, mais qui ne peut<br />
pas être traitée ici, concerne l’espace, ou plus<br />
précisément les villes de l’Est, les villes <strong>des</strong><br />
Balkans et de l’Europe Centrale situées dans les<br />
anciens pays totalitaires du type soviétique ou<br />
yougoslave, ou <strong>des</strong> villes qui restent encore dans<br />
les pays totalitaires titistes comme celles de<br />
l’ancienne Yougoslavie (Serbie et Montenegro).<br />
Cette recherche m’a été suggérée par les<br />
concepteurs et organisateurs de la Biennale<br />
pluri-culturelle et multi-nationale de Mitteleuropa<br />
1993 de Schiltigheim, dans l’agglomération<br />
strasbourgeoise, qui m’ont demandé de<br />
présenter la ville hongroise de PECS, une ville<br />
historique de la Transdanubie dans le Sud de la<br />
Hongrie, non loin de la frontière de la Croatie.<br />
Animée par l’écrivain et éditeur alsacien<br />
Armand PETER, la Biennale Mitteleuropa de<br />
Schiltigheim est un forum inter-culturel et interétatique<br />
remarquable qui a depuis 1986 rendu<br />
un service inestimable à la cause du rapprochement<br />
<strong>des</strong> peuples de l’Europe centrale et orientale.<br />
La Biennale Mitteleuropa réunit depuis<br />
1986 - donc bien avant la chute du Mur de Berlin<br />
- dans le cadre d’un forum littéraire, artistique,<br />
poétique et politique, les intellectuels <strong>des</strong> deux<br />
côtés du rideau de fer qui a pendant <strong>des</strong> décennies<br />
coupé l’Europe en deux. Une exposition de<br />
photographies intitulée Villes d’Est a pu montrer<br />
au public <strong>des</strong> images parfois poignantes, notamment<br />
de villes martyres telles que Sarajevo,<br />
secouées par une guerre civile sauvage.<br />
7. H. ARENDT, Le système totalitaire, Seuil-<br />
Minuit, Paris, 1972; La nature du totalitarisme,<br />
Payot, Paris, 1990; C. LEFORT, Eléments d’une<br />
critique de la bureaucratie, Gallimard, Paris,<br />
1979; L’invention démocratique; les limites de<br />
la domination totalitaire, Fayard, Paris, 1981;<br />
Le travail de l’œuvre, Machiavel, Gallimard,<br />
Paris, 1986; R. ARON, Machiavel et les tyrannies<br />
modernes, Editions de Fallois, Paris, 1993.<br />
8. K. POPPER, Misère de l’historicisme, Plon,<br />
Paris, 1956.<br />
9. T.S. KUHN, La structure <strong>des</strong> révolutions scientifiques,<br />
Flammarion, Paris, 1983.<br />
10. G. SIMMEL, Philosophie de l’argent, PUF,<br />
Paris, 1987, p. 345.<br />
11. G. SIMMEL, Pont et porte, (1909), in La tragédie<br />
de la culture et autres essais, Rivages, Paris,<br />
1988, p. 159.<br />
12. L. A. COSER, Les fonctions du conflit social,<br />
PUF, Paris, 1982; J. FREUND, L’essence du<br />
politique, Sirey, Paris, 1965; Le nouvel âge,<br />
Rivière, Paris, 1970. Voir aussi R. ARON,<br />
Polémiques, Paris, 1955.<br />
13. «Parce que l’homme est l’être de liaison qui doit<br />
toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir<br />
séparé, il nous faut d’abord concevoir en esprit<br />
comme une séparation l’existence indifférente<br />
de deux rives, pour les relier par un pont».<br />
(G. SIMMEL, Pont et porte, op. cit. p. 166.)<br />
14. Idem.<br />
15. Mon premier choix de pays d’accueil avait été<br />
la Yougoslavie où j’ai passé un exil de plusieurs<br />
semaines, parce que dans mon idéalisme de<br />
révolutionnaire, j’étais persuadé que TITO laisserait<br />
entrer en Yougoslavie le Premier Ministre<br />
hongrois Imre NAGY - réfugié en novembre<br />
1956 à l’Ambassade de Yougoslavie à Budapest<br />
avec plusieurs de ses ministres - pour y constituer<br />
un gouvernement révolutionnaire en exil.<br />
Nous savons maintenant, grâce à l’ouverture <strong>des</strong><br />
archives soviétiques, que TITO avait accepté<br />
l’invasion de la Hongrie moyennant la reprise<br />
<strong>des</strong> négociations entre les deux régimes.<br />
16. Michel MARIE, Les terres et les mots,<br />
Klincksieck, Paris, 1989; Abraham MOLES,<br />
Les <strong>sciences</strong> de l’imprécis, Seuil, Paris, 1990.<br />
17. F. TÖNNIES, Communauté et société,<br />
Gallimard, Paris, 1946, p. 237 et suite; voir aussi<br />
S. JONAS, «La métropolisation de la société<br />
dans l’oeuvre de Ferdinand Tönnies» in revue<br />
Sociétés N° 31, Dunod, Paris, 1991, p. 79-86.<br />
18. Cité par R. SAINSAULIEU, «Le mot du<br />
Président», in Bulletin de l’AISLF, N° 10, 1994,<br />
p. 7.<br />
19. F. RAPHAEL, G. HERBERICH-MARX,<br />
Mémoire plurielle de l’Alsace, Publications de<br />
la Société Savante d’Alsace et <strong>des</strong> Régions de<br />
l’Est, Strasbourg, 1991, pp. 11-12.<br />
20. C. MAGRIS, Danube, Gallimard, Paris, 1986.<br />
21. Cette question est d’importance aussi pour un<br />
sociologue transfrontière à cause de la place<br />
hégémonique qu’ont prises la langue anglaise en<br />
tant que support de communication et de rencontres<br />
scientifiques et la sociologie anglosaxonne,<br />
essentiellement à cause de la dynamique<br />
outre-atlantique; mais ce sujet ne peut pas<br />
être abordé dans le cadre de cet article.<br />
22. S. JONAS, P.G. GEROSA, «La ville européenne:<br />
questions d’identité» in <strong>Revue</strong> <strong>des</strong><br />
Sciences Sociales de la France de l’Est, N° 11,<br />
Strasbourg, 1982, pp. 241-258; voir aussi: S.<br />
JONAS, «La Hongrie 1990: quelle identité?»,<br />
idem, N° 18, Strasbourg, 1991, pp. 77-85; «La<br />
ville industrielle: questions d’identité», in<br />
<strong>Revue</strong> Géographique de l’Est, T XXV., N° 2-3,<br />
1985, pp. 231-240.<br />
23. H. JANNE, «Identité culturelle de l’Europe,<br />
identité américaine» in La pensée et les hommes,<br />
revue mensuelle de philosophie et de morale<br />
laïques, 28 e année, 1984-85, Bruxelles, pp. 183-<br />
191. En répondant à la réception de mes articles<br />
sur l’identité,l’industrie, la ville et l’Europe,<br />
Henri JANNE m’a fait l’honneur de m’envoyer<br />
son essai.<br />
24 . Idem.<br />
25. «Notre proposition repose sur l’idée que <strong>des</strong><br />
pôles théoriques se constituent au carrefour de<br />
plusieurs types de croisements: les affrontements<br />
idéologiques sur la conception même du<br />
devenir <strong>des</strong> sociétés; les confrontations culturelles<br />
entre traditions sociologiques inspirées<br />
par les nations, les religions...; les débats épistémologiques<br />
entre disciplines adjacentes (droit,<br />
histoire, anthropologie, psychologie); et les rencontres<br />
entre les deman<strong>des</strong> de constructions<br />
théoriques au sein de la discipline scientifique».<br />
(L’Espace pluriculturel de la sociologie francophone.<br />
Projet présenté par l’AISLF, Bulletin de<br />
l’AISLF, N° 10, p. 15)<br />
26. Préface, in G. NAMER, Mémoire et société, op.<br />
cit., p. 8.<br />
27. Journées d’étu<strong>des</strong> intitulées Wiederverzauberung<br />
der Welt - Le réenchantement du monde<br />
12-13 février 1995, Université de Tübingen,<br />
Ludwig-Uhland Institut für Empirische<br />
Kulturwissenschaft, Laboratoire de Sociologie<br />
de la Culture Européenne, CNRS, URA N° 222,<br />
USHS.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
8<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
9
PHILIPPE LACOUE-LABARTHE<br />
La forme toute oublieuse<br />
de l’infidélité<br />
Dans l’une de ses proses<br />
philosophiques les plus<br />
hautes et les plus difficiles,<br />
dans les Remarques<br />
qui accompagnaient<br />
sa traduction de Sophocle,<br />
Hölderlin, à propos<br />
de l’Œdipe-roi, établit<br />
l’énigmatique rapport qui lie la<br />
fidélité, en son essence,<br />
à l’infidélité.<br />
Philippe Lacoue-Labarthe<br />
Faculté de Philosophie<br />
Après avoir déduit d’une définition<br />
générale de la «présentation du<br />
tragique» (Darstellung <strong>des</strong><br />
Tragischen) la structure antagonique ou<br />
contradictoire, dans son développement, de<br />
la tragédie (structure dont rend compte la<br />
formule: «Tout est discours contre discours,<br />
chacun supprimant l’autre»), Hölderlin<br />
enchaîne de la manière suivante (1) :<br />
Tout cela en tant que langue pour un<br />
monde, où parmi la peste et le dérèglement<br />
du sens, et un esprit de divinisation partout<br />
exacerbé, en un temps de désoeuvrement, le<br />
Dieu et l’homme, afin que le cours du<br />
monde n’ait pas de lacune, et que la mémoire<br />
de ceux du ciel n’échappe pas, se<br />
communiquent dans la forme toute<br />
oublieuse de l’infidélité, car l’infidélité<br />
divine, c’est elle qui est le mieux à retenir.<br />
En un tel moment, l’homme oublie, soimême<br />
et le Dieu, et se détourne, certes de<br />
sainte façon, comme un traître. A la limite<br />
extrême de la passion (Leiden), il ne reste<br />
en effet plus rien que les conditions du<br />
temps ou de l’espace.<br />
A cette limite, il oublie, l’homme, soimême,<br />
parce qu’il est tout entier à l’intérieur<br />
du moment; le Dieu, parce qu’il n’est<br />
rien que temps; et de part et d’autre on est<br />
infidèle, le temps parce qu’en un tel moment<br />
il vire catégoriquement, et qu’en lui début<br />
et fin ne se laissent plus du tout accorder<br />
comme <strong>des</strong> rimes; l’homme, parce qu’à<br />
l’intérieur de ce moment, il lui faut suivre<br />
le détournement catégorique, et qu’ainsi,<br />
par la suite, il ne peut plus en rien s’égaler<br />
à la situation initiale.<br />
Ainsi se dresse Hémon dans Antigone.<br />
Ainsi Œdipe lui-même au coeur de la tragédie<br />
d’Œdipe.<br />
Ce texte n’est pas seulement difficile<br />
parce qu’il est elliptique; ni non plus parce<br />
que les références ou les allusions à Kant<br />
(«conditions du temps ou de l’espace»,<br />
«détournement catégorique») demeurent<br />
parfaitement obscures tant que l’on n’a pas<br />
pris la mesure précise de l’usage que<br />
Hölderlin, aux fins apparemment d’une<br />
poétique, faisait de Kant - «le Moïse de<br />
notre nation» avait-il dit (et, cela devrait<br />
éveiller l’attention, il savait ce qu’il disait).<br />
Ce texte est encore difficile parce que ce<br />
qu’il expose en réalité, c’est une théologie,<br />
et que cette théologie est tout à fait singulière,<br />
sans exemple dans la tradition: ce<br />
n’est pas une «théologie négative» ou une<br />
théologie du Deus absconditus; ce n’est pas<br />
non plus, comme - de manière différente -<br />
chez Hegel et chez Nietzsche, une théologie<br />
post-luthérienne du «Dieu (lui-même)<br />
est mort». C’est une «autre» théologie.<br />
Toutefois, il ne s’agit pas, comme on s’est<br />
précipité à le croire, d’une théologie<br />
«inouïe»; mais bien plutôt d’une tentative<br />
de restitution - ou d’«invention» - de la<br />
théologie <strong>des</strong> Grecs, que les Grecs euxmêmes<br />
- ceux d’avant Platon et Aristote, qui<br />
«disposent» un peu trop au christianisme<br />
institué - n’ont jamais pris le soin d’expliciter<br />
comme telle.<br />
La tragédie, pour Hölderlin, la tragédie<br />
sophocléenne - et en elle, exemplairement,<br />
les deux tragédies symétriquement antagoniques<br />
d’Œdipe et d’Antigone -, est le document,<br />
ou le monument, de cette théologie.<br />
Ou si l’on préfère: Œdipe-roi et Antigone<br />
sont le testament <strong>des</strong> Grecs: là s’atteste en<br />
effet l’expérience grecque du divin,<br />
laquelle, selon la loi de l’Histoire que, bien<br />
avant la (re)fondation chrétienne, elle institue,<br />
retentit jusqu’à nous.<br />
Pour le comprendre il faut se reporter à<br />
la définition initiale que donne Hölderlin du<br />
tragique. Il écrit ceci:<br />
La présentation du tragique repose principalement<br />
sur ceci que le monstrueux (das<br />
Ungeheure) comment le Dieu-et-homme<br />
s’accouple, et comment, sans limite, la puissance<br />
de la nature et le tréfonds de l’homme<br />
deviennent Un dans la fureur, se conçoit<br />
par ceci que le devenir-un illimité se purifie<br />
par une séparation illimitée.<br />
Il n’est pas trop difficile, cette fois, de<br />
percevoir ici l’écho, même déformé, de deux<br />
<strong>des</strong> catégories majeures de la Poétique<br />
d’Aristote: l’hubris et la katharsis. Chez<br />
Aristote, on le sait, ces catégories sont purement<br />
«techniques»: l’hubris, démesure ou<br />
transgression, est à la fois un trait déterminant<br />
de l’ethos tragique et le ressort primitif<br />
du drame, de l’action (c’est la faute tragique<br />
par excellence); la katharsis, purification<br />
(rituelle) ou purgation (homéopathique, sur<br />
le modèle hippocratique), qui est une catégorie<br />
fonctionnelle, désigne l’effet attendu de<br />
la tragédie (la «guérison» <strong>des</strong> affects, terreur<br />
et pitié, qu’elle suscite par la (re)présentation<br />
- mimèsis - <strong>des</strong> «actions <strong>des</strong> hommes»).<br />
Hölderlin, lui, les soumet à une réélaboration<br />
proprement métaphysique, théologico-spéculative.<br />
Bien qu’il interprète encore la tragédie<br />
en termes de mimèsis (de Darstellung),<br />
celle-ci n’est plus la (re)présentation <strong>des</strong><br />
pragmata mais celle du tragique lui-même<br />
en son essence, c’est-à-dire de l’expérience<br />
ou de l’épreuve du divin. Par voie de conséquence,<br />
la katharsis n’est plus du tout une<br />
catégorie fonctionnelle: c’est l’issue, en<br />
mode religieux, rituel et sacrificiel, de<br />
l’hubris (ce qui explique qu’elle soit interne<br />
au muthos, à la fable, et qu’elle entre dans la<br />
signification de la tragédie).<br />
En quoi consiste l’hubris, la transgression?<br />
Hölderlin l’énonce crûment: dans<br />
l’accouplement (sich paaren) de l’homme<br />
et du Dieu. C’est, littéralement, l’expérience<br />
de l’enthousiasme, de l’unendliche<br />
Begeisterung, disent les Remarques sur<br />
Antigone, de l’«infinie possession par<br />
l’esprit». Bien avant Nietzsche, mais à peu<br />
près en même temps que Friedrich Schlegel,<br />
Hölderlin soupçonne chez les Grecs, dans<br />
leur nature originelle (l’élément oriental,<br />
dit-il), une sauvagerie et une violence, une<br />
fureur «mystiques», nous dirions probablement<br />
aujourd’hui: une disposition à la<br />
transe. La folie grecque, la mania dont parlait<br />
Platon, est la folie de Dieu. Ce qui veut<br />
dire également, et c’est bien de la sorte que<br />
l’entend aussi Hölderlin, la folie méta-physique<br />
elle-même. L’hubris est la transcendance<br />
in-finie, il-limitée, dans l’acception<br />
active du mot «transcendance»: c’est, en<br />
effet, la transgression - du fini (par où du<br />
reste commence à s’expliquer la référence<br />
obstinée à Kant).<br />
Or une telle transgression est l’impossible<br />
même. Dans le bref commentaire dont<br />
il accompagne l’un <strong>des</strong> neuf fragments de<br />
Pindare qu’il traduit à la même époque, Le<br />
plus haut, Hölderlin l’énonce de manière<br />
limpide. Le fragment dit:<br />
Le statut la loi, <br />
De tous le roi, mortels et<br />
Immortels; voilà qui mène pour<br />
cette raison puissamment<br />
La plus juste justice de la plus haute<br />
main.<br />
Et Hölderlin commente:<br />
L’immédiat, pris en toute rigueur, est<br />
pour les mortels impossible, comme pour<br />
les immortels.<br />
Mais la médiateté rigoureuse est le statut<br />
.<br />
Dans le lexique qui est celui déjà de<br />
l’onto-théologie dialectique-spéculative,<br />
alors en voie de formation, cela porte sans<br />
détour l’affirmation inconditionnée (la Loi,<br />
ou en langage kantien, l’impératif catégorique)<br />
de la nécessité de la limite - ou de la<br />
mesure, comme le répètent tant de poèmes.<br />
En sorte que si, dans le registre proprement<br />
théologique de la tragédie, l’hubris, le<br />
«devenir-Un illimité [...] dans la fureur»,<br />
n’est ni plus ni moins que sacrilège, ou<br />
impiété, la Loi de la médiateté commande<br />
la purification: la «séparation illimitée». La<br />
tragédie, autrement dit, est la présentation<br />
de la Loi. Le commandement de l’impiété<br />
par l’obligation même de la fidélité.<br />
Hölderlin appelle cela: la Révolution, et<br />
nous en sommes toujours là.<br />
D’une telle présentation, à vrai dire,<br />
Hölderlin donne deux versions. Celle que<br />
nous venons de lire, à propos d’Œdipe. Une<br />
seconde, identique quant à la structure mais<br />
notablement différente quant au «résultat»,<br />
à propos d’Antigone. La voici, elle permet<br />
d’éclairer ce qui se passe avec Œdipe:<br />
La présentation du tragique repose,<br />
comme il a été indiqué dans les Remarques<br />
sur Œdipe, sur ceci que le Dieu immédiat,<br />
tout un avec l’homme (car le Dieu d’un<br />
apôtre est plus médiat, est l’entendement le<br />
plus haut au sein de l’esprit le plus haut),<br />
que l’infinie possession par l’esprit, en se<br />
séparant salutairement <br />
se saisit d’elle-même infiniment, c’està-dire<br />
en <strong>des</strong> oppositions, dans la<br />
conscience qui supprime (aufhebt) la<br />
conscience, et que le Dieu est présent dans<br />
la figure de la mort.<br />
Cette version de la purification tragique<br />
est proprement grecque: violente et brutale<br />
(la parole grecque, est-il dit plus loin, est<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
10<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
11
«meurtrière», tödtlichfaktisch et non pas<br />
seulement meurtrissante, tödtenfaktisch),<br />
sacrificielle: elle s’opère dans l’anéantissement<br />
du héros, «le Dieu présent dans la<br />
figure de la mort». A l’époque où lui-même<br />
s’essayait à la tragédie, quelques années<br />
auparavant (2) , Hölderlin avait, de ce type<br />
d’issue tragique, esquissé une formalisation:<br />
dans un fragment consacré à «la signification<br />
<strong>des</strong> tragédies» - laquelle «s’explique<br />
le plus facilement, disait-il, par le<br />
paradoxe» -, il expliquait que lorsque l’originel<br />
ou la nature, autant dire le divin, se<br />
manifeste, que ce soit dans son caractère le<br />
plus fort ou le plus faible, alors, invariablement,<br />
«le signe = 0», il est «insignifiant».<br />
La manifestation du divin est l’anéantissement<br />
de son signe, le mortel enthousiaste ou<br />
possédé - mais ivre, aussi, de s’égaler au<br />
Dieu (3) .<br />
Il en va tout différemment avec la tragédie<br />
d’Œdipe: c’est que celle-ci n’est déjà<br />
plus tout à fait grecque et qu’elle préfigure,<br />
par contraste avec la brièveté fulgurante du<br />
<strong>des</strong>tin grec, la lente catastrophe en quoi<br />
consiste le <strong>des</strong>tin occidental ou, comme<br />
disait Hölderlin, «hespérique» (4) . Là s’élabore,<br />
dans l’interrogation de cette différence<br />
<strong>des</strong>tinale qui sous-tend l’Histoire en<br />
son entier, l’énigmatique pensée de l’infidélité<br />
fidèle - ou de la pieuse impiété.<br />
La raison de cette différence est très<br />
simple: Œdipe, dans Œdipe-roi, ne meurt<br />
pas; et s’il meurt dans Œdipe à Colone,<br />
c’est de la façon mystérieuse - mais accomplie<br />
- que l’on sait, après sa longue «errance<br />
sous l’impensable». Qu’Œdipe ne meure<br />
pas, cela ne veut pas dire seulement que le<br />
Dieu ne se présente pas «dans la figure de<br />
la mort», mais bien que, d’une certaine<br />
manière ne se présente pas du tout. Ou<br />
sinon, de façon absolument paradoxale, par<br />
son retrait même: ce que Hölderlin nomme<br />
son détournement (Umkehr), son virage ou<br />
sa volte-face (Wendung), son infidélité<br />
(Untreue). La paradoxie ici mise en oeuvre,<br />
je me suis risqué à la définir comme une<br />
«hyperbologique», suspensive du procès<br />
dialectique (antagonique) qui gouverne le<br />
mécanisme tragique. Elle est dans la forme<br />
de l’augmentation en rapport infiniment<br />
inverse <strong>des</strong> opposés ou <strong>des</strong> contraires. Ici:<br />
plus le Dieu se manifeste, plus il se détourne<br />
- et inversement; ou bien, cela revient strictement<br />
au même: plus il est infidèle, plus il<br />
Man Ray, La Volière, Aérographie et détrempe sur carton, 1919.<br />
© Man Ray Trust, ADAGP, Paris, 1995<br />
est fidèle (5) . Qu’est-ce que cela veut dire au<br />
juste?<br />
Il importe tout d’abord de bien saisir que<br />
la manifestation ou la présentation du Dieu<br />
- si tant est qu’il se manifeste ou se présente<br />
autrement que selon son retrait même, qui<br />
laisse le héros atheos (Œdipe-roi, vers 661),<br />
ou dans la mort qu’il inflige - est un<br />
moment, en vérité arraché ou soustrait au<br />
temps: une pure syncope - non sans rapport<br />
avec la césure qui structure la tragédie -<br />
«à la limite extrême du pathein» ou dans cet<br />
instant «de la plus haute conscience» où<br />
l’âme «s’esquive de la conscience» (6) . Ce<br />
moment, s’agissant d’Œdipe, est celui du<br />
milieu de la tragédie d’Œdipe (in der Mitte<br />
der Tragödie von Oedipus). C’est un<br />
moment d’oubli, réciproque: l’homme<br />
s’oublie lui-même et oublie le Dieu, «parce<br />
qu’il est tout entier à l’intérieur du<br />
moment»; le Dieu oublie «parce qu’il n’est<br />
rien que temps», c’est-à-dire la loi de l’irréversibilité:<br />
le «c’est irrattrapable» du <strong>des</strong>tin<br />
tragique. Ou, à la limite, la (possibilité de<br />
la) mort. Dans un tel moment, il ne reste<br />
plus, en effet, que les conditions - c’est-àdire,<br />
en langage kantien, la finitude ellemême;<br />
et ce qui advient (a lieu sans avoir<br />
lieu), c’est l’impossible même: l’expérience<br />
<strong>des</strong> «conditions de l’expérience», ces<br />
formes «pures» ou «vi<strong>des</strong>», selon Kant, du<br />
temps ou de l’espace (ce à partir de quoi de<br />
l’étant, en général, peut se présenter). Le<br />
«moment» tragique est l’expérience du néant<br />
- de l’être -, fulgurante du fait même<br />
qu’elle met en présence de la condition de<br />
toute présence: du temps lui-même comme<br />
a priori, puisque c’est ce que Hölderlin<br />
accentue. Ou de Dieu lui-même, dont le<br />
visage détourné, la volte-face, est le temps.<br />
Le moment tragique, cela pourrait se laisser<br />
intitulé, non pas Sein und Zeit, mais bien,<br />
selon l’ultime revirement: Zeit und Sein.<br />
Le revirement, de fait, est ce qu’il<br />
importe de considérer en second lieu: c’est<br />
l’infidélité. L’homme n’en décide pas, il<br />
obéit à sa loi - qui est donc la Loi, en général.<br />
La pieuse traîtrise de l’homme est une<br />
réponse, la seule manière qui soit de maintenir<br />
une «communication» avec le Dieu<br />
catégoriquement détourné et de le garder,<br />
comme tel, en mémoire. Le Dieu, en son<br />
essence, est révolte et imposition de la<br />
révolte. Ou, pour le dire autrement, l’histoire<br />
est révolution. C’est «afin que le cours<br />
du monde n’ait pas de lacune, et que la<br />
mémoire <strong>des</strong> Célestes n’échappe pas» que<br />
«l’infidélité divine est [...] à retenir (zu<br />
behalten)». Le moment tragique, dans sa<br />
nullité même, n’est pas historique: il est la<br />
condition de l’histoire. Laquelle n’est rien<br />
d’autre que la soumission - fidèle infidèle -<br />
à l’interdit de la transgression ou, cela<br />
revient au même, du désir méta-physique.<br />
Les Remarques sur Antigone le disent en<br />
toute clarté: «Pour nous, vu que nous vivons<br />
sous le règne du Zeus qui est plus proprement<br />
lui-même, ce Zeus qui non seulement<br />
érige une limite entre cette terre et le monde<br />
sauvage <strong>des</strong> morts, mais encore force plus<br />
décisivement vers la terre l’élan panique<br />
éternellement hostile à l’homme, l’élan toujours<br />
en chemin vers l’autre monde [...]».<br />
Ou encore: «Que ce soit de manière plus ou<br />
moins déterminée, c’est bien Zeus qui doit<br />
être dit. En tout sérieux, plutôt: Père du<br />
temps, ou: Père de la terre, parce que c’est<br />
son caractère, contrairement à l’éternelle<br />
tendance, de retourner (kehren) le désir de<br />
quitter ce monde pour l’autre en un désir<br />
de quitter un autre monde pour celui-ci...».<br />
L’infidélité - la fidélité même - est donc<br />
l’impiété métaphysique, c’est-à-dire la<br />
piété envers la Loi métaphysique (une sorte<br />
de pur noli me tangere) qui nous <strong>des</strong>tine,<br />
nous «occidentaux», depuis que, ainsi que<br />
l’énonce l’élégie Pain et vin - dédiée aussi<br />
bien à Dionysos, le fils du Dieu, qu’au<br />
Christ -, «le Père a détourné <strong>des</strong> hommes<br />
son visage». Une élégie est un chant de<br />
deuil, en grec; comme la tragédie, en allemand,<br />
est un «jeu du deuil»: Trauerspiel.<br />
Notre <strong>des</strong>tin est conséquent d’assumer le<br />
deuil du divin. Ou notre expérience, cela<br />
revient au même, est mélancolique. Il n’est<br />
pas certain que, de Hegel à Nietzsche et à<br />
Freud, toute la mesure en ait été prise.<br />
Notes<br />
1. Je cite, en la modifiant sur quelques points, la<br />
traduction de François Fédier; cf. Hölderlin,<br />
Remarques sur Œdipe, Remarques sur<br />
Antigone, traduction et notes par François<br />
Fédier. Préface par Jean Beaufret, Paris: UGE,<br />
1965, Bibliothèque 10-18; la même traduction<br />
est reprise dans Hölderlin, Oeuvres, Paris:<br />
Gallimard, 1967, Bibliothèque de la Pléiade. Le<br />
texte forme la conclusion de la troisième partie<br />
<strong>des</strong> Remarques sur Œdipe. - Je ne me propose<br />
pas, bien entendu, de commenter ce texte en son<br />
entier, mais simplement de parvenir à éclairer<br />
les propositions sur l’infidélité fidèle.<br />
2. La Mort d’Empédocle, dont les trois versions<br />
s’échelonnent de 1798 à 1800. Le Fondement<br />
pour Empédocle, qui précède la troisième version,<br />
inachevée, est le premier essai d’une théorie<br />
générale de la tragédie. Les Remarques<br />
reprennent, et modifient substantiellement, ce<br />
projet sur l’exemple de Sophocle.<br />
3. L’hubris est présomption impie; Antigone<br />
s’identifie à - se prend pour - Niobé; Œdipe<br />
«interprète trop infiniment l’oracle», il usurpe<br />
le rôle du prêtre autorisé.<br />
4. En ce qui concerne la philosophie de l’histoire<br />
que, pour l’essentiel, Hölderlin déduit de son<br />
interprétation de Sophocle, je me permets de<br />
renvoyer à mon essai «Hölderlin et les Grecs»,<br />
recueilli dans l’Imitation <strong>des</strong> Modernes, Paris:<br />
Galilée, 1986, La Philosophie en effet.<br />
5. Ibid., «La césure du spéculatif».<br />
6. C’est la formule que Hölderlin utilise lorsqu’il<br />
caractérise l’hubris d’Antigone telle qu’elle se<br />
révèle dans le célèbre kommos où elle se compare<br />
à Niobé: «On m’a dit que semblable au<br />
désert elle est devenue, etc.» Hölderlin commente:<br />
«Sans doute le plus haut trait<br />
d’Antigone. La présomption sublime, si le délire<br />
sacré est la plus haute manifestation de<br />
l’homme, ici plus âme que parole, dépasse tout<br />
ce qu’elle a pu dire jusqu’à ici; [...] C’est une<br />
grande ressource de l’âme, dans son travail<br />
secret, qu’au moment de la plus haute<br />
conscience, elle s’esquive de la conscience, et<br />
qu’avant que le Dieu présent ne s’en empare<br />
effectivement, elle l’affronte d’une parole hardie<br />
et souvent blasphématoire, gardant ainsi<br />
vivante la sainte possibilité de l’esprit». La paradoxie<br />
est la même que dans le cas d’Œdipe (le<br />
blasphème est le comble de la piété); la syncope<br />
- le moment-limite - précède juste la présentation,<br />
ou l’imprésentation, du Dieu comme la<br />
mort, l’anéantissement du signe.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
12<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
13
PIERRE ERNY<br />
Éléments<br />
pour une phénoménologie<br />
de la fidélité<br />
A l’aide de données<br />
linguistiques élémentaires<br />
et de ce qu’ont pu écrire<br />
quelques philosophes<br />
et moralistes contemporains<br />
(dont certains étroitement liés<br />
à Strasbourg comme Louis<br />
Lavelle, Paul Ricœur, Maurice<br />
Nédoncelle, Georges<br />
Gusdorf, Roger Mehl,<br />
Abraham Moles), essayons<br />
de cerner ce que recouvre<br />
la notion de fidélité.<br />
Pierre Erny<br />
Institut d’Ethnologie<br />
Au fil <strong>des</strong> dictionnaires :<br />
une famille de mots<br />
La consultation du Dictionnaire étymologique<br />
du français nous apprend que la<br />
racine indo-européenne bheid- («avoir<br />
confiance») se retrouve en latin dans fi<strong>des</strong><br />
(«foi, croyance religieuse, engagement<br />
solennel, serment»).<br />
Par dérivation populaire, nous aurons en<br />
français: foi; se fier; fiancer (originellement:<br />
«prendre un engagement»), etc.<br />
Par dérivation savante, on aura: fidèle,<br />
fidélité, confidence, etc.<br />
Les contraires de fidélité sont: infidélité,<br />
déloyauté, inconstance, légèreté, malhonnêteté,<br />
mensonge, inexactitude, félonie,<br />
perfidie, forfaiture, trahison, parjure, etc.<br />
Trahison ajoute l’idée d’un passage à<br />
l’ennemi. Mais passer ainsi de l’amour à<br />
l’hostilité, c’est encore reconnaître l’autre<br />
comme existant pour soi; l’infidélité par<br />
indifférence va en un sens plus loin, car<br />
c’est dire à l’autre: tu n’es plus rien pour<br />
moi. Fidélité s’oppose aussi à jalousie, car<br />
si l’une tient le langage de la libre offrande,<br />
l’autre parle celui de la possession et du<br />
droit sur autrui.<br />
Associé étroitement à la fi<strong>des</strong>, nous trouvons<br />
en latin le verbe credere («mettre sa<br />
confiance en quelqu’un, lui confier quelque<br />
chose, croire»), terme religieux à l’origine,<br />
devenu profane, mais ayant retrouvé grâce<br />
au christianisme sa valeur religieuse. De là<br />
vient en français: croire, croyance, etc.<br />
Comme le note M. Meslin dans le<br />
Dictionnaire <strong>des</strong> religions (p. 584), fi<strong>des</strong> a<br />
été l’une <strong>des</strong> notions les plus fondamentales<br />
de la culture romaine. A l’époque la plus<br />
ancienne, elle signifiait l’abandon confiant<br />
et total d’une personne à une autre. Elle<br />
intervenait dans tous les rapports liant<br />
l’individu à ses semblables: mariage, relations<br />
de patron à client, relations entre<br />
peuples, relations commerciales et juridiques,<br />
relations entre hommes et dieux.<br />
Elle était la caractéristique d’une conduite<br />
sincère et respectueuse <strong>des</strong> engagements<br />
pris, fondement de toute justice. C’est<br />
l’union <strong>des</strong> mains droites qui marquait<br />
rituellement la bonne foi existant entre les<br />
deux parties contractantes. Très tôt on éleva<br />
au Capitole un temple à la déesse Fi<strong>des</strong>,<br />
sans doute détachée de Jupiter, dieu de la<br />
loyauté, protecteur <strong>des</strong> serments et <strong>des</strong><br />
contrats. Cet édifice a servi au dépôt <strong>des</strong><br />
traités de paix et <strong>des</strong> documents accordant<br />
le droit de cité aux vétérans. Les Romains y<br />
voyaient ainsi le siège de la fi<strong>des</strong> publica<br />
«qui tend sa main droite comme gage du<br />
salut <strong>des</strong> hommes». Les flamines y offraient<br />
d’ailleurs leurs sacrifices avec la seule main<br />
droite recouverte d’une mitaine. «Ce culte<br />
fort ancien témoigne donc de la projection<br />
sacralisante d’une règle de vie et d’une<br />
conduite sociale qui permettait de régler<br />
aussi bien les rapports privés que les relations<br />
de cité à cité, de peuple à peuple. Fi<strong>des</strong><br />
est le principe divinisé <strong>des</strong> rapports socialisants<br />
et <strong>des</strong> obligations réciproques<br />
d’hommes vivant en société». Malgré la<br />
dominante juridique de leur civilisation, les<br />
Romains semblent avoir perçu avec beaucoup<br />
d’acuité qu’une société où aucune<br />
confiance ne pourrait être accordée à la<br />
parole donnée deviendrait vite invivable:<br />
régies par le seule loi et ses contraintes, les<br />
relations humaines perdraient toute saveur.<br />
Dans nos lexiques courants, l’usage<br />
actuel du mot fidélité se répartit en trois<br />
rubriques majeures, il désigne:<br />
1. la qualité d’une personne en qui on<br />
peut avoir foi, qui tient ses engagements et<br />
ses promesses, qui ne manque pas à la<br />
parole donnée, qui ne renie ou ne trahit pas<br />
<strong>des</strong> décisions prises en commun, qui ne les<br />
rejette pas dans l’oubli (plus spécifiquement,<br />
précise Le Robert, qui n’a de relations<br />
amoureuses qu’avec celui ou celle avec qui<br />
elle est engagée),<br />
2. la constance, la persévérance, l’attachement,<br />
en particulier dans les affections et<br />
les sentiments (la constance marquant plutôt<br />
un attachement naturel ou de goût, la fidélité<br />
un attachement moral ou d’obligation),<br />
3. la conformité à la vérité, la correction,<br />
l’exactitude scrupuleuse, la sincérité, la<br />
véracité, la probité, et, s’il s’agit d’un appareil<br />
d’enregistrement, la parfaite restitution<br />
du son ou de l’image (on parlera par exemple<br />
d’un tableau, d’un récit, d’une traduction<br />
fidèles, ou d’une chaîne de «haute fidélité»).<br />
Fidèle pris comme substantif désigne<br />
une personne qui professe une religion ou<br />
appartient à une Église, qu’elle considère en<br />
général comme étant les seules vraies.<br />
Le mot foi conserve encore, mais rarement,<br />
<strong>des</strong> sens vieillis proches de la fi<strong>des</strong><br />
latine: il désigne alors l’assurance donnée<br />
de la fidélité à ses engagements, la garantie<br />
qui permet de croire en la véracité de la<br />
parole d’un autre, en sa sincérité, en sa<br />
loyauté. Foi peut prendre un sens subjectif<br />
de confiance en quelqu’un ou en quelque<br />
chose, de conviction fondée non sur l’évidence<br />
ou le raisonnement, mais la confiance<br />
accordée à un témoignage; elle désigne le<br />
plus souvent le fait de croire, la ferme adhésion<br />
de l’intelligence, alliée à une soumission<br />
de la volonté, à <strong>des</strong> vérités révélées au<br />
sein d’une religion. Mais de là dérive aussi<br />
un sens objectif désignant l’objet que l’on<br />
croit, le contenu même de la croyance, en<br />
particulier les doctrines et les dogmes d’une<br />
religion particulière. Une croyance peut<br />
n’être que d’ordre sociologique, transmise<br />
par éducation ou imprégnation culturelle,<br />
alors que parler de foi fait référence habituellement<br />
à une expérience plus personnelle<br />
et plus intime.<br />
En allemand nous avons: treu, Treue,<br />
trauen (qui signifie à la fois faire confiance,<br />
oser et marier), Vertrauen, Trauung, etc.<br />
En hébreu biblique, la racine ‘mn évoque<br />
l’idée de stabilité assurée; on la retrouve<br />
dans ‘èmèt et ‘èmunah, qui signifient respectivement<br />
vérité et fidélité. Etre fidèle<br />
suppose que l’on soit «vitalement vrai»,<br />
«sûr», au sens de quelqu’un en qui on peut<br />
se fier totalement. Le contraire de la vérité<br />
n’est pas tant l’erreur que la «vanité», le fait<br />
de n’avoir pas de consistance faute de fondement.<br />
A la vérité et à la fidélité de Dieu<br />
l’homme doit répondre par une disposition<br />
foncière et une conduite consistant à<br />
s’appuyer sur la solidité divine. C’est ce<br />
qu’exprime la verbe ‘aman, d’où vient<br />
l’«amen», toujours de la même racine ‘mn:<br />
il évoque simultanément les idées de foi, de<br />
fidélité et de confiance. Quand le prophète<br />
Habacuc (2, 4) dit: «Le juste, par sa fidélité,<br />
vivra», il veut dire que son attitude à l’égard<br />
de Dieu est faite indivisiblement de foi en<br />
sa vérité, de confiance en sa bonté et en sa<br />
puissance secourable, et de fidélité qui dure<br />
malgré les épreuves du temps. Cette persévérance<br />
dans l’adhésion et dans l’accomplissement<br />
<strong>des</strong> obligations qu’elle comporte<br />
fait partie de ce que la Bible appelle la «justice».<br />
Quant au terme hèsèd, il signifie originellement<br />
«stabilité», «force» (la force<br />
avec laquelle Dieu soutient sa création); il<br />
peut être traduit, quand il se rapporte au Dieu<br />
de l’Alliance, par «faveur», «bienveillance»,<br />
«fidélité»; dans les rapports<br />
entre hommes, il est l’expression de la solidarité<br />
profonde qu’ils doivent manifester les<br />
uns envers les autres selon leurs liens de<br />
parenté, d’appartenance ou d’amitié. Ce<br />
terme correspond à la pietas latine, qui en<br />
son sens fort désigne le respect profond <strong>des</strong><br />
liens naturels, une fidélité qui s’est donnée<br />
pour le meilleur et le pire et ne connaît pas<br />
de reprise. L’antitype de la fidélité est<br />
exprimé par la Bible sous la forme verbale<br />
«se détourner de», donc prendre un autre<br />
chemin, se séparer, devenir indifférent.<br />
La fidélité est représentée couramment<br />
par divers emblèmes iconographiques: deux<br />
mains l’une dans l’autre, une tourterelle, un<br />
coeur, une clé, un sceau, un chien couché<br />
aux pieds de deux époux, etc.<br />
La fidélité en tant que liée<br />
au temps et à la mémoire<br />
La fidélité suppose la dimension temporelle<br />
de l’existence. Elle se constitue dans<br />
le temps et se fonde sur la mémoire: il serait<br />
contradictoire dans les termes de parler<br />
d’une fidélité oublieuse. Et que signifierait<br />
un serment de fidélité dont les partenaires<br />
n’auraient pas de temps devant eux? La<br />
fidélité ne se comprend qu’en fonction<br />
d’une option de départ: promesse, résolution,<br />
projet, engagement, parole donnée...<br />
Elle est constance, permanence dans un<br />
choix déjà effectué. En ce sens, elle est toujours<br />
valeur seconde (on n’opte pas d’abord<br />
pour la fidélité, qui ne peut être un but en<br />
soi, mais pour l’amour, la paix, la justice,<br />
etc.), mais aussi regard tourné vers le passé,<br />
un passé qu’on peut éprouver comme<br />
étrange, tellement il est devenu psychologiquement<br />
lointain. Elle consiste à rechercher<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
14<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
15
les voies de la cohérence dans les situations<br />
nouvelles et mouvantes du présent; elle<br />
tente de se réapproprier sans cesse, et de<br />
manière créative, <strong>des</strong> décisions déjà prises.<br />
Comme dit M. Gourgues (p. 12), elle est<br />
«option de continuité».<br />
La fidélité n’est donc pas pure conservation,<br />
régularité, répétition, persévération,<br />
continuation, statisme, invariabilité,<br />
imperméabilité à l’histoire. Ou alors il faut<br />
distinguer entre une fidélité selon la lettre,<br />
courte, rigide, qui est exactitude matérielle<br />
à faire ce que l’on a promis, et une fidélité<br />
selon l’esprit, qui est adhésion actuelle et<br />
souple à une valeur anciennement perçue<br />
et librement acceptée. Gabriel Marcel<br />
voyait dans la constance «l’armature<br />
rationnelle de la fidélité», sa charpente,<br />
son squelette, son mode social d’organisation,<br />
étroitement liée à elle, sans pour<br />
autant s’identifier à elle. R. Mehl fait<br />
remarquer que pour l’être constant l’objet<br />
de la promesse compte moins que sa<br />
volonté de ne pas se contredire, de sauvegarder<br />
à ses propres yeux une identité formelle<br />
dont il peut tirer gloire. Il est <strong>des</strong><br />
fidélités de résignation qui sont en profondeur<br />
<strong>des</strong> infidélités: on reste extérieurement<br />
fidèle parce qu’il est moins onéreux<br />
de garder ses habitu<strong>des</strong>, même si le coeur<br />
n’y est plus, que d’avoir à réinventer une<br />
relation vivante. En ce sens, on peut en certains<br />
cas parler d’un devoir d’infidélité.<br />
Si les néo-platoniciens considéraient le<br />
temps comme une dégradation de l’éternité<br />
dont il faut s’évader au mieux vers le haut,<br />
la tradition judéo-chrétienne le perçoit à<br />
l’inverse comme une participation à celle-ci,<br />
nous offrant l’occasion de nous dépasser.<br />
C’est dans le temps qu’on s’éprouve fidèle<br />
ou non. Mais s’il est le lieu <strong>des</strong> fidélités, il<br />
est aussi leur épreuve. Il peut désagréger et<br />
pourrir l’être comme il peut le durcir, le<br />
pétrifier. Eliane Amado Lévy-Valensi définit<br />
la fidélité comme «la cohérence à un sens<br />
posé à un moment du temps sur l’accomplissement<br />
duquel le sujet a en quelque sorte<br />
parié» (p. 184). La fidélité construit et<br />
ordonne à l’avance le temps que l’on a<br />
devant soi, elle l’oriente, y introduit un but<br />
et une tension, et réduit ainsi la marge laissée<br />
à la fatalité. Elle est interne au temps, et<br />
simultanément cherche à le dominer. Vécue<br />
dans le temps, elle ne prend pleinement son<br />
sens que si dans un même mouvement elle<br />
se situe au-<strong>des</strong>sus du temps et est victorieuse<br />
du temps. En tant que reprise constante<br />
d’une décision originaire, «elle est plénitude<br />
du temps, car elle nie le temps comme écoulement,<br />
mais le conserve dans ce qu’il a<br />
d’éternel: la décision» (R. Mehl, p. 13).<br />
«L’erreur de ceux qui, tout en prétendant se<br />
lier aux autres, répugnent à la promesse de<br />
fidélité parce que »on ne sait pas ce qui peut<br />
se produire«, avouent du même coup qu’ils<br />
sont déjà disposés à subir les aléas de l’histoire<br />
et à être leur jouet» (p. 48).<br />
Contrairement à l’homme de la loi qui<br />
persévère dans une intemporalité monotone,<br />
et à l’homme de l’instant qui se déconnecte<br />
du passé comme de l’avenir (Gustave<br />
Thibon parlait de l’homme-fossile et de<br />
l’homme-girouette), l’homme de la fidélité<br />
ne nie pas le temps comme eux, mais<br />
accepte son histoire et sa responsabilité par<br />
rapport au temps en le faisant sien, en se<br />
l’appropriant. Comme l’écrit Vincent Ayel:<br />
«La personne est temporelle; elle se<br />
construit progressivement, elle n’est pas un<br />
donné tout fait. L’engagement dans le<br />
temps en est un caractère essentiel et constitutif,<br />
non une sorte de possibilité accessoire<br />
ou d’obligation seconde. Mais en même<br />
temps, la personne s’éprouve comme capacité<br />
de penser l’histoire et donc de la transcender:<br />
elle se dégage du temps. Elle lui est<br />
soumise, et cependant le domine».<br />
«Tel est le paradoxe vécu par l’homme<br />
fidèle: incessante recherche d’appropriation<br />
d’un temps qui toujours lui échappe... Il<br />
accepte la nouveauté <strong>des</strong> situations et sait<br />
que sa vocation est croissance; mais cette<br />
marche en avant n’est aucunement une<br />
négation <strong>des</strong> départs et <strong>des</strong> étapes antérieures.<br />
Il est fidèle dans le changement et<br />
il change dans la fidélité. Ses ruptures et ses<br />
»transgressions« - dont aucune croissance<br />
ne saurait faire l’économie - se transforment<br />
elles-mêmes en gestes de cohérence à l’intérieur<br />
d’une visée fondamentale unique. Il<br />
accueille l’histoire, et cependant il la »fait«<br />
en toute liberté et responsabilité».<br />
«La vraie fidélité demeure ouverte aux<br />
questions inédites et aux conditions nouvelles;<br />
elle accepte toute la richesse du temps<br />
qui court, c’est-à-dire le poids du passé,<br />
l’appel de l’avenir et la plénitude du présent.<br />
Mais l’homme de la fidélité tend à regrouper<br />
ces différentes perspectives et s’efforce de<br />
parvenir à l’unité et à l’intelligibilité de luimême...<br />
La fidélité aux engagements pris<br />
atteste et actualise la transcendance de la personne<br />
par rapport à son devenir - qui dès lors<br />
n’est plus un »<strong>des</strong>tin« écrasant...»<br />
«L’intention résolue de fidélité recèle<br />
une confiance fondamentale qui est victoire<br />
sur le temps... La fidélité n’asservit pas.<br />
Certes, elle est un »lien«, mais un lien nourricier,<br />
perpétuellement mobile et léger,<br />
confluent en continuelle avancée où s’unissent<br />
mon passé et mon avenir en un tout<br />
cohérent...» (pp. 126-128).<br />
«Les yeux de l’homme vraiment fidèle<br />
sont davantage tournés vers l’avenir que<br />
vers le passé. La fidélité est davantage<br />
attente que souvenir» (p. 135).<br />
En promettant fidélité, je fais naître en<br />
l’autre une espérance, celle de n’être plus<br />
jamais seul, de n’être jamais abandonné,<br />
d’avoir toujours à ses côtés quelqu’un qui<br />
veut son bonheur. Et si, tout en sachant que<br />
je ne suis pas plus que lui maître de l’avenir,<br />
l’autre me fait confiance, il met entre<br />
mes mains ce qu’il a de plus précieux: sa<br />
propre vie, son propre être. Quand une telle<br />
confiance est trompée, il est difficile de s’en<br />
remettre: quelque chose en soi est cassé et<br />
l’existence devient comme dérisoire.<br />
R. Mehl voit dans la fidélité l’offrande et<br />
la constance d’une présence qui ellesmêmes<br />
s’inscrivent dans un cheminement.<br />
«Dans un cheminement, on avance et on<br />
change. Seul ne change pas le fait que le chemin<br />
reste commun aux deux partenaires» (p.<br />
20). La fidélité sous sa forme la plus complète<br />
est celle à Autrui. Or «Autrui est toujours<br />
l’être qui se présente à moi comme<br />
Anonyme, Nature morte (Allemagne)<br />
© Musée Unterlinden, Colmar<br />
ayant une <strong>des</strong>tinée, c’est-à-dire comme un<br />
être en route vers un avenir, et c’est précisément<br />
sur cette route que dans ma fidélité je<br />
désire cheminer avec Autrui. C’est donc<br />
parce que la fidélité est fidélité envers Autrui<br />
qu’elle exige le temps» (p. 43).<br />
Louis Lavelle (p. 400) parlait de la<br />
nécessité pour l’homme de «créer une durée<br />
spirituelle par laquelle nous dominons le<br />
devenir, au lieu de lui permettre de nous<br />
entraîner». On peut alors comprendre que<br />
dans cette volonté de «transcender» le<br />
temps on ait éprouvé le besoin de sacraliser<br />
et d’«éterniser» la promesse sous forme de<br />
serment (de sacramentum) en y mêlant<br />
rituellement la divinité qui, quoique non<br />
soumise au temps, est capable de s’y engager<br />
avec nous à bon escient, connaissant<br />
mieux que nous ce qui est au fond de nousmêmes.<br />
Dans le projet d’être fidèle, «il faut<br />
que je puisse espérer que ma liberté ne<br />
s’éteindra pas avec mon engagement, et<br />
ceci n’est possible que si ma liberté est soutenue<br />
de l’intérieur, enveloppée par une<br />
liberté inépuisable..., une liberté créatrice...,<br />
une liberté fondatrice» (Mehl, p. 40).<br />
L’objet de la fidélité<br />
On peut être fidèle à <strong>des</strong> personnes, à <strong>des</strong><br />
institutions, à <strong>des</strong> valeurs, à <strong>des</strong> idées, à une<br />
tradition, à <strong>des</strong> souvenirs, à soi-même, à<br />
Dieu, etc. Mais selon les cas, on ne parle pas<br />
qualitativement tout à fait de la même<br />
chose.<br />
Il est, par exemple, <strong>des</strong> engagements qui<br />
portent seulement sur <strong>des</strong> avoirs. Mais dans<br />
l’amour et l’amitié, donc au plan interpersonnel,<br />
mais aussi intercommunautaire, les<br />
dons et les actes ont par delà leur valeur en<br />
termes d’avoir essentiellement une portée<br />
symbolique. «Ils sont, dit Roger Mehl, symboles<br />
d’une réalité qu’ils n’épuisent pas, à<br />
laquelle ils participent seulement de façon<br />
inessentielle, et cette réalité c’est le don de<br />
soi. Or le soi n’est jamais un avoir, puisque<br />
nous ne le possédons pas». Il ne peut se diviser.<br />
Étant de l’ordre du sujet, il change sans<br />
que son identité soit altérée (p. 7). Si dans ce<br />
domaine il y a <strong>des</strong> institutions <strong>sociales</strong><br />
(comme le mariage, les contrats, les traités),<br />
elles ne sont là que pour renforcer et sécuriser<br />
une fidélité que l’on sait fragile.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
16<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
17
On parle beaucoup de fidélité à soi; mais<br />
qu’est-ce à dire? Car ce soi est éminemment<br />
pluriel. Il peut s’agir de moi en tant que<br />
simple donné psychologique, voire génétique;<br />
de moi en tant que façonné par un<br />
milieu et héritier d’une tradition; du moi<br />
que je me sens appelé à devenir, etc. Il peut<br />
s’agir du moi et du surmoi (Freud), du moi<br />
et de la persona (Jung), de la personne dans<br />
son authenticité profonde ou du personnage<br />
social (Gusdorf), du moi existentiel ou de<br />
l’être essentiel (Graf Dürckheim), etc.<br />
Selon le cas, la fidélité peut être simple<br />
souci de continuation, affirmation sans projet<br />
d’une identité, ou assumer une rupture<br />
avec ce qui est tout donné sur le plan<br />
linéaire du temps et de l’espace. Quand je<br />
dis: «je me suis promis de», «je me suis juré<br />
que», tout se passe, constate R. Mehl (p.<br />
12), comme si le soi était constitué par plusieurs<br />
personnes entretenant entre elles <strong>des</strong><br />
relations analogues à celles qu’on peut<br />
observer au plan interpersonnel. Il y en a<br />
alors une, celle qui dit «je», qui doit se<br />
défendre contre les séductions ou les<br />
menaces qui viennent <strong>des</strong> autres. C’est ce<br />
que celle-ci appellera être fidèle à «soi». Et<br />
l’on se trouvera devant un délicat problème<br />
de «discernement <strong>des</strong> esprits»...<br />
Quand il s’agit d’institutions abstraites<br />
et <strong>des</strong> idéologies qui les sous-tendent,<br />
l’homme éprouve le besoin de les personnaliser,<br />
d’en faire <strong>des</strong> «personnes morales»,<br />
voire de les sacraliser. La fidélité à la patrie<br />
a un statut un peu spécial, plus charnel, en<br />
tant qu’elle s’apparente à la fidélité à <strong>des</strong><br />
morts qui ne sont pas tout à fait morts, mais<br />
survivent un peu en nous. Mais par delà les<br />
institutions, notre fidélité va surtout aux<br />
valeurs qui les fondent, et ainsi nous nous<br />
valorisons nous-mêmes:<br />
«En servant la justice, l’honneur, la<br />
liberté, etc., nous avons le sentiment de<br />
devenir plus pleinement nous-mêmes,<br />
d’accéder à notre intégrité, même si ce service<br />
<strong>des</strong> valeurs comporte par ailleurs <strong>des</strong><br />
renoncements certains et constants et même<br />
<strong>des</strong> sacrifices. Tout se passe comme si la<br />
personne ne pouvait se réaliser que par la<br />
médiation <strong>des</strong> valeurs... La fidélité aux<br />
valeurs nous renvoie donc à la fidélité à soi,<br />
avec cette différence qu’il ne s’agit pas du<br />
soi empiriquement donné, mais du soi qui<br />
est en mouvement, parce qu’il est mis en<br />
mouvement par <strong>des</strong> valeurs qui ne se<br />
confondent jamais entièrement avec luimême,<br />
qui possèdent à la fois une objectivité<br />
(laquelle ne permet pas leur réduction<br />
aux désirs du soi) et un caractère inépuisable:<br />
je n’aurai jamais pleinement réalisé<br />
la justice, il y aura toujours un reste qui tout<br />
à la fois m’humilie et me réconforte, parce<br />
qu’il m’ouvre un avenir» (Mehl, p. 15).<br />
Comme quand il s’agit de personnes,<br />
nous établissons entre les valeurs une certaine<br />
hiérarchie, et le choix lui-même n’est<br />
pas dépourvu d’arbitraire. «Au fond, écrit<br />
M. Nédoncelle, le sujet traite la valeur<br />
comme un être vivant avec lequel il peut<br />
entrer en communion» (p. 19). A l’arrièreplan<br />
d’une relation interpersonnelle, il y a<br />
toujours <strong>des</strong> valeurs pour jouer un rôle de<br />
médiation, ne fût-ce que la valeur plaisir qui<br />
renvoie elle-même au don et à la gratuité. Si<br />
pour M. Nédoncelle la fidélité essentielle<br />
est celle aux valeurs, pour R. Mehl c’est<br />
dans la fidélité interpersonnelle que l’on a<br />
le plus de chances de pouvoir saisir<br />
l’essence même de la fidélité.<br />
La fidélité comme pari<br />
Si on sait plus ou moins clairement<br />
envers qui et pourquoi on s’engage, on ne<br />
sait jamais véritablement à quoi... Si l’on<br />
pouvait prévoir avec certitude l’avenir au<br />
moment de l’engagement initial, il n’y aurait<br />
ni vraiment engagement, ni vraiment fidélité.<br />
Leur sens et leur valeur ne viennent à ces<br />
derniers que du fait de l’incertitude dans<br />
laquelle ils baignent. Une promesse suppose<br />
un reniement possible, et inclut de ce fait à<br />
la fois un pari et un défi. C’est dans le malheur<br />
que se reconnaissent les vraies fidélités.<br />
On ne choisit certes pas l’objet de sa<br />
fidélité sans raisons sérieuses; mais ce<br />
choix a toujours quelques chose d’arbitraire,<br />
de contingent, d’exclusif, de partial,<br />
et aucune <strong>des</strong> raisons alléguées ne le justifie<br />
entièrement. Opter, c’est nécessairement<br />
écarter, exclure. Les motifs ne manqueraient<br />
en général pas pour légitimer d’autres<br />
choix ou l’infidélité elle-même. En ce sens,<br />
fait remarquer justement R. Mehl, il y a en<br />
toute fidélité, si heureuse soit-elle, une part<br />
de résignation. La promesse appartient à un<br />
passé qui me suit comme une ombre, qui me<br />
possède plus que je ne le possède, où je me<br />
suis trouvé «embarqué» (Pascal) en une certaine<br />
direction.<br />
Comment éviter ne fût-ce qu’une pointe<br />
de regret à la pensée de toutes les autres qui<br />
du même coup se sont fermées? Ce sentiment<br />
négatif ne peut être dépassé que si on<br />
perçoit avec une force égale que la décision<br />
passée a constitué un point d’ancrage, non<br />
pour rester bloqué, mais pour mieux lever<br />
l’ancre et avancer vers le large<br />
(pp. 105 110).<br />
Selon l’expression de M. Nédoncelle,<br />
«pour être fidèle il faut être soi; pour être<br />
soi il faut être au moins deux... La fidélité<br />
se rattache à la réciprocité <strong>des</strong> con<strong>sciences</strong>».<br />
Choisir va en général de pair avec le fait<br />
d’être choisi; une parole donnée est aussi<br />
une parole reçue. «Ma liberté n’est concrète<br />
que si elle est englobée par la liberté de<br />
l’autre et lorsque les deux libertés s’enveloppent<br />
mutuellement», en vue d’un projet,<br />
écrit R. Mehl (p. 12). Car la liberté n’est pas<br />
seulement possibilité de choix; «elle n’est<br />
vécue qu’à partir du moment où les données<br />
entre lesquelles nous pouvons choisir, nous<br />
leur conférons à l’intérieur d’un projet une<br />
finalité qu’elles ne possédaient pas naturellement»<br />
(p. 111).<br />
Mais une parole que j’ai »donnée«, c’est<br />
quelque chose de moi qui ne m’appartient<br />
plus totalement, puisqu’elle appartient aussi<br />
à la personne à qui je l’ai donnée. La fidélité<br />
nous expose, nous livre à d’autres, nous<br />
rend dépendants, nous prive d’une existence<br />
autonome, nous fixe hors de nousmêmes,<br />
voire nous détourne de nousmêmes<br />
et exige un effacement de<br />
nous-mêmes. Elle est présence de<br />
quelqu’un et à quelqu’un. Et si je ne peux<br />
pas prévoir ce que moi je serai demain, à<br />
plus forte raison je ne peux pas prévoir ce<br />
que sera l’autre. Et qui peut jamais être<br />
garant totalement assuré de la viabilité d’un<br />
projet? Dans la libre relation que j’établis<br />
ainsi, il faudra bien que j’intègre aussi<br />
toutes sortes de crises, de déceptions, de<br />
renoncements, de restructurations, peut-être<br />
de ruptures et de séparations. En ce sens, il<br />
n’est de fidélité que patiente, la patience<br />
étant la sagesse qui sait attendre, sans irritation<br />
ni révolte, quand le passé et le présent<br />
se révèlent décevants (Mehl, p. 114).<br />
Si la fidélité nous rend moins autonomes,<br />
elle ne doit pas priver ceux qui ainsi<br />
cheminent ensemble de leur existence<br />
propre, sous peine de ne plus avoir de sens.<br />
On n’est pas fidèle à un être que l’on possède,<br />
ou dont on n’est que le reflet, ou que<br />
l’on parasite. Si la fidélité consiste à épouser,<br />
dans un mouvement réciproque, le chemin<br />
de l’autre, il faut que celui-ci conserve<br />
son chemin. Ce dont l’autre a besoin, c’est<br />
de ma présence, mais d’une présence qui<br />
soit à la fois secourable et non aliénante,<br />
respectueuse de sa personne. Une fidélité<br />
qui n’est pas humble devient vite encombrante<br />
(Mehl, p. 21). Et une présence qui<br />
serait purement physique ne serait qu’une<br />
manière d’être absent...<br />
L’homme n’est pas un être simple; il a<br />
besoin à la fois d’enracinement et d’ouverture,<br />
de stabilité et de mouvement, de permanence<br />
et de renouvellement. On ne peut<br />
pas au nom d’un besoin nier les autres.<br />
Mais surtout, l’homme change, tout comme<br />
change le monde qui l’entoure. Ernest<br />
Renan écrivait dans ses Souvenirs<br />
d’enfance: «Un homme ne peut jamais être<br />
assez sûr de sa pensée pour jurer fidélité à<br />
tel ou tel système qu’il regarde maintenant<br />
comme le vrai». Un théologien, P.R.<br />
Régamey, notait à propos de l’engagement<br />
dans la vie religieuse:<br />
«Comment éviter que se produise un<br />
jour une tension trop forte entre les dispositions<br />
du coeur et l’accomplissement de la<br />
promesse? Et si, par malheur, cette tension<br />
vient néanmoins à se produire, comment<br />
échapper à ce dilemme désastreux: ou bien<br />
l’infidélité afin de rétablir l’accord avec<br />
soi, ou bien une fidélité qui ne méritera plus<br />
son nom, car elle sera devenue étrangère à<br />
la personne, celle-ci ne la maintenant plus<br />
que par une sorte de parti pris arbitraire et<br />
désespéré? Si la tension entre le coeur et ce<br />
qu’il a promis devient trop forte, la parole<br />
jadis donnée n’a plus sa vérité de vie, et<br />
donc la prétendue fidélité n’est plus qu’une<br />
conformité matérielle; le coeur n’y est plus;<br />
cette fidélité n’a plus sa valeur vertueuse.<br />
On doit alors souscrire à la maxime de La<br />
Rochefoucauld: »La violence que l’on se<br />
fait pour demeurer fidèle ne vaut pas mieux<br />
que l’infidélité«. Toute promesse définitive<br />
semble donc grosse d’un drame inévitable<br />
et terrible. Le moraliste ne le résout que<br />
d’une façon scandaleuse s’il se fait une<br />
conception stoïcienne de la vertu: s’il<br />
décide d’appeler »vertu« une volonté toute<br />
rationnelle qui mortifie les énergies vitales.<br />
Les psychologues et les psychiatres nous<br />
diront de quelles mutilations, déviations et<br />
maladies se paie cette morale faussement<br />
spirituelle».<br />
Et P.R. Régamey cite dans la foulée une<br />
<strong>des</strong>cription faite par G. Thibon de beaucoup<br />
de prétendues fidélités: «Une croûte<br />
rigide d’observances extérieures, qui est de<br />
l’éternel figé, et, sous cette écorce de fidélité<br />
littérale, un grouillement passionnel<br />
marécageux, qui est du changement<br />
pourri». Mais Rousseau disait déjà: «Le<br />
devoir d’une éternelle fidélité ne sert qu’à<br />
faire <strong>des</strong> adultères» (De l’inégalité parmi<br />
les hommes). La question est donc: comment<br />
unir l’éternel et le changeant, sans<br />
figer l’un ni pourrir l’autre?<br />
Fidélité et conscience,<br />
liberté, sincérité,<br />
authenticité,<br />
vocation<br />
Fidélité et déterminisme s’excluent<br />
mutuellement. Il n’y a fidélité que s’il y a<br />
liberté. Libre, elle est nécessairement défi<br />
et appel à la créativité.<br />
Mais il y a liberté et liberté: la liberté<br />
superficielle qui va se nicher dans les interstices<br />
laissés entre les divers déterminismes<br />
(et que de ce fait Abraham Moles appelait<br />
«liberté interstitielle»), et la liberté profonde,<br />
qui est coïncidence avec l’être personnel<br />
en ce qu’il a d’essentiel. En ce sens,<br />
la liberté n’est pas donnée au départ à la<br />
manière d’un capital à préserver, mais seulement<br />
d’un germe qu’il faut amener à<br />
croissance, d’une tâche qu’il faut conduire<br />
à bonne fin.<br />
On se plaît à opposer la fidélité, qui peut<br />
être source de statisme, de conformisme<br />
passéiste et d’hypocrisie, et devenir ainsi<br />
aliénante, à la spontanéité et à la sincérité.<br />
Mais celles-ci sont loin de coïncider l’une<br />
avec l’autre. Si la spontanéité est relativement<br />
facile, étant de l’ordre <strong>des</strong> perceptions<br />
immédiates et <strong>des</strong> réactions primaires instantanées,<br />
la sincérité, qui est expression du<br />
moi profond, ne peut être que l’objet d’une<br />
conquête laborieuse et seconde.<br />
Elle suppose une mobilisation et une<br />
intégration <strong>des</strong> énergies de l’âme. Alors<br />
seulement elle peut être la qualité de ce qui<br />
jaillit véritablement de source. Jean Lacroix<br />
se demandait: «Pourquoi ce qu’il y a en<br />
nous d’immédiat et de donné serait-il plus<br />
sincère que ce qui est voulu et construit?»<br />
(p. 35).<br />
Et sa réponse était: «La sincérité en<br />
somme est fidélité à soi-même, si l’on veut<br />
bien entendre par »soi-même« non un individu<br />
tout fait et définitif, mais une personne<br />
qui se conquiert sans cesse et se crée perpétuellement<br />
dans son propre sens: être sincère,<br />
c’est être fidèle à sa vocation» (p. 57).<br />
Et Vincent Ayel:<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
18<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
19
«La vraie sincérité n’est pas abandon au<br />
caprice, mais loyauté courageuse vis-à-vis<br />
de l’inspiration axiale qui traverse notre vie<br />
et qu’il nous faut laborieusement découvrir...<br />
La fidélité est bien toujours fidélité à<br />
soi-même, mais à un soi-même qui se définit<br />
par la relation à autrui et par la tension<br />
vers ce qui n’est pas encore... La fidélité<br />
n’est ni spontanéité pure, ni simple<br />
constance formelle. Dans les deux cas la<br />
vie sociale serait rendue impossible et<br />
l’existence personnelle se trouverait ravagée<br />
par éclatement de sa cohérence. La<br />
fidélité est sincérité. Elle s’oppose à une<br />
spontanéité comprise comme sacralisation<br />
de l’éphémère et enlisement dans l’immédiat;<br />
elle exige parfois d’aller contre l’élan<br />
spontané... Si la fidélité véritable est élan<br />
avant d’être devoir, elle est toujours vécue<br />
comme »épreuve«, car l’obstacle et le<br />
risque sont condition de sa valeur»<br />
(pp. 119-120).<br />
La fidélité exige beaucoup de souplesse,<br />
car l’homme fidèle doit savoir discerner en<br />
lui ce qui est ferme et s’y tenir, et ce qui est<br />
devenu caduc et s’en dégager. Comme<br />
disait Charles Péguy (cité par Régamey):<br />
«La raideur est essentiellement infidèle, ...<br />
c’est la souplesse qui est fidèle».<br />
R. Mehl fait un pas de plus quand il pose<br />
la question suivante: Si je puis être sincère<br />
quand je promets un objet ou une action que<br />
je sais à ma portée, puis-je l’être entièrement<br />
quand je fais une promesse de fidélité,<br />
donc une promesse sans contenu concret à<br />
durée illimitée? Cela est-il en mon pouvoir?<br />
N’est-ce pas, comme dit M. Nédoncelle,<br />
«décider de tout soi-même avec un aspect<br />
de soi-même» (p. 49)? Je suis poussé à une<br />
telle promesse par la vigueur d’un sentiment<br />
ou d’une passion, dont je puis prévoir<br />
la rapide altération et qui sont en moi <strong>des</strong><br />
forces pulsionnelles obscures et imprévisibles<br />
qui précisément échappent plus que<br />
d’autres au contrôle de la conscience claire<br />
et de la volonté. Comme dit alors Paul<br />
Ricœur, jouant à l’avocat du diable: «La<br />
sincérité me dit: tu te condamnes à mentir,<br />
soit à autrui à qui tu promets ce que tu ne<br />
peux engager, soit à toi-même à qui tu prétends<br />
imposer la pérennité d’un sentiment<br />
passager. La fidélité est trahison d’autrui et<br />
de soi-même» (p. 295).<br />
La réponse n’est pas aisée. Il n’y a sincérité,<br />
écrit R. Mehl, que là où s’exprime<br />
mon être authentique. Or, cette authenticité<br />
toujours problématique ne peut être saisie<br />
dans l’instant présent, coupé de l’histoire<br />
dont il est l’aboutissement et du devenir<br />
qu’il porte en lui. Elle «n’a de chances<br />
d’être saisie que dans un projet fondamental<br />
de mon être. Un projet, c’est-à-dire<br />
l’acte de me projeter en avant de moimême,<br />
hors de mes doutes et de mes contradictions<br />
présentes, pour réaliser non pas<br />
tant celui que je serais déjà virtuellement,<br />
mais pour devenir celui que je suis appelé<br />
à être. Il n’y a de promesse authentique de<br />
fidélité que par rapport à une vocation».<br />
Celle-ci ne peut certes être reconnue que si<br />
elle répond à <strong>des</strong> tendances existant en mon<br />
moi empirique. Mais elle rencontre aussi<br />
<strong>des</strong> résistances, exige <strong>des</strong> choix et <strong>des</strong> arbitrages<br />
entre <strong>des</strong> possibles multiples, et donc<br />
<strong>des</strong> limitations à s’imposer à soi-même. Du<br />
virtuel il faut passer à l’actuel, du multiple<br />
à l’un. «Promettre fidélité à quelqu’un,<br />
c’est en même temps se choisir soi-même<br />
en dévoilant son authenticité, en prenant<br />
conscience d’une vocation restée jusque-là<br />
secrète, et peut-être même occultée.<br />
L’homme qui engage sa fidélité devient<br />
autre qu’il n’était avant cette promesse».<br />
Le violent amour-passion que j’éprouve<br />
aujourd’hui, et dont je devine la finitude,<br />
n’est pas forcément plus authentique que le<br />
calme, patient et durable amour-tendresse<br />
qui peut insensiblement, si je le veux, en<br />
prendre le relais (pp. 29-32).<br />
Il n’est pas d’engagement sans risque.<br />
Mais on ne peut ni croître ni s’approfondir<br />
en tous les sens. Par son audace même, la<br />
promesse «m’engage dans un processus<br />
créateur où ma volonté de ne pas remettre<br />
en question mes décisions intervient dans<br />
la détermination du futur: elle obture <strong>des</strong><br />
possibles et les rejette au rang de tentations»<br />
(Ricœur, p. 295). Face au futur, nous<br />
ne sommes pas dépourvus de tout moyen:<br />
par le projet et la parole donnée nous pouvons<br />
le préparer, l’orienter et créer en nous<br />
<strong>des</strong> dispositions d’esprit grâce auxquelles<br />
même l’épreuve imprévisible ne sera pas<br />
perçue comme pure fatalité. «Audacieusement,<br />
j’affirme, par ma promesse, que<br />
mon avenir et l’avenir de celui à qui fidélité<br />
a été promise ne se feront pas sans<br />
nous». Par contre, inclure dès le départ<br />
l’échec de la fidélité dans sa vision de<br />
l’avenir, n’est-ce pas le meilleur moyen de<br />
le préparer? (Mehl, pp. 33-34).<br />
Éléments<br />
pour une sociologie<br />
de la fidélité<br />
N’insistons pas ici sur la psychologie de<br />
la fidélité, qui pourrait pourtant se révéler<br />
fort riche. J’invite simplement les psychosociologues<br />
à étudier un jour ce que les<br />
jeunes gens qui se marient se promettent<br />
exactement au moment de passer devant le<br />
maire. Que représente pour eux la fidélité?<br />
Quel contenu donnent-ils à ce mot à un<br />
moment où ils ne sont pas tout à fait dans<br />
leur état normal? La lecture à laquelle<br />
l’officier d’état-civil procède devant eux<br />
pourrait donner <strong>des</strong> éléments de réponse<br />
quand il y est question quelque part, si ma<br />
mémoire est exacte, du meilleur et du pire:<br />
mais qui l’écoute, qui pourrait répéter ce<br />
qui a été dit avant de signer? Les quelques<br />
personnes que j’ai interrogées ont toutes<br />
répondu: on promet de ne pas aimer un<br />
autre homme ou une autre femme que celui<br />
ou celle à qui on s’est lié, et en bon lexique<br />
Le Robert se fait l’écho de cette manière de<br />
voir. Personne n’a dit: on promet d’aimer<br />
jusqu’au bout celui ou celle qu’on a épousé,<br />
et de vouloir activement son bonheur à lui<br />
ou à elle, quoi qu’il arrive. Je me suis<br />
demandé s’il n’y avait pas là une sorte de<br />
décentrement significatif, et donc s’il n’y<br />
avait pas quelque part maldonne...<br />
Quant à une sociologie de la fidélité, R.<br />
Mehl l’a entamée en abordant le problème<br />
de son institutionnalisation. Bien qu’elle<br />
relève éminemment du domaine de la<br />
liberté, les sociétés ont été amenées à<br />
l’encadrer et dans une certaine mesure à<br />
légiférer à son sujet pour préserver la stabilité<br />
<strong>des</strong> relations interpersonnelles les<br />
plus fondamentales. Sans un minimum de<br />
confiance mutuelle, sans un minimum de<br />
respect <strong>des</strong> contrats et donc <strong>des</strong> engagements<br />
qui lient les uns aux autres, tout le<br />
jeu social serait gravement insécurisé et<br />
perturbé. Mais cette institutionnalisation ne<br />
va pas sans dangers: le façonnement par<br />
l’esprit contractuel <strong>des</strong> moeurs et <strong>des</strong> mentalités<br />
peut conduire à ériger en principe<br />
que toutes nos obligations sont contenues<br />
dans le contrat, ce qui laisse entendre qu’il<br />
n’y en a pas au-delà de celui-ci, et risque de<br />
conduire directement au légalisme et au<br />
refoulement de toute gratuité. On peut<br />
remarquer habituellement une certaine discrétion<br />
du législateur pour tout ce qui<br />
touche aux fidélités et infidélités dans le<br />
domaine privé, comme s’il avait le sentiment<br />
que cela se situe à un niveau de profondeur<br />
qu’il est incapable d’atteindre.<br />
Le problème sociologique posé par la<br />
fidélité peut être envisagé encore sous un<br />
autre angle, incluant l’histoire et l’anthropologie.<br />
Il est <strong>des</strong> sociétés et <strong>des</strong> ambiances<br />
culturelles qui rendent plus facile l’exercice<br />
de la fidélité en tant qu’option de continuité,<br />
et d’autres qui le rendent plus difficile et<br />
aux yeux <strong>des</strong>quelles il fait problème.<br />
On pourrait esquisser une sorte d’idéaltype<br />
du milieu clos et unifié, à «temporalité<br />
froide», privilégiant une vision <strong>des</strong> choses<br />
de type essentialiste et <strong>des</strong> vérités toutes<br />
faites socialement transmises, unanimement<br />
attaché aux mêmes valeurs, où les<br />
choix sont réduits et où les pressions collectives<br />
sur les individus dispensent ceux-ci<br />
d’options personnelles: la durée s’impose<br />
alors d’elle-même et l’histoire se présente<br />
comme une prolongation répétitive du<br />
passé. Dans les «civilisations de l’habitude»<br />
où chacun sait de manière précise quel est<br />
son rôle et quelles sont les exigences <strong>des</strong><br />
autres à son égard, toute activité est programmée,<br />
réglée par <strong>des</strong> modèles culturels<br />
qu’on veut intangibles et qui n’autorisent<br />
que de faibles écarts. Ordre, permanence,<br />
stabilité sont culturellement survalorisés.<br />
Par contre, une culture à «temporalité<br />
chaude» qui vit <strong>des</strong> transformations rapi<strong>des</strong><br />
et même, au plan <strong>des</strong> valeurs, mise sur le<br />
«changement», prend l’habitude <strong>des</strong> discontinuités<br />
dans le temps, <strong>des</strong> ruptures et du<br />
rejet <strong>des</strong> traditions. Dans ces sociétés de<br />
l’éphémère, de l’instantané, du prêt-à-jeter,<br />
aux mo<strong>des</strong> et aux goûts fluctuants, où l’on<br />
ne s’attache ni aux objets, ni aux lieux, ni<br />
aux métiers, ni à la limite aux personnes,<br />
prédominent <strong>des</strong> relations fonctionnelles<br />
sans épaisseur et sans durée. On prône le<br />
changement, mais celui-ci est forcément<br />
éprouvé, à un moment ou à un autre, comme<br />
une infidélité.<br />
C’est surtout dans de tels contextes que<br />
l’on prétend passer d’une fidélité à un héritage,<br />
à <strong>des</strong> institutions ou à <strong>des</strong> convictions<br />
stables, qui n’a de sens que liée à la continuité<br />
dans le temps, à une fidélité à soi,<br />
vécue dans le présent, expression de la<br />
liberté, de la sincérité et de l’authenticité<br />
personnelle, justifiée par l’idée incontestablement<br />
juste que soi-même on devient<br />
continuellement autre. Une éthique fondée<br />
unilatéralement sur l’accord avec soi-même<br />
dans l’immédiateté de l’instant présent, et<br />
donc sur le refus de valeurs objectives ou<br />
d’un sens tout fait préexistant, pousse à une<br />
sorte d’amnésie sociale et exaltera avec<br />
Nietzsche la faculté d’oubli. La décision<br />
alors se situe au niveau de la sensation, de<br />
l’affectivité, du réflexe, et n’arrive plus à<br />
s’inscrire dans le long terme. On perçoit<br />
comme insolite tout ce qui a pour projet de<br />
durer.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
20<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
21
Comme on ne peut pas s’appuyer sur le<br />
passé pour comprendre le présent, chacun<br />
est obligé d’inventer son propre chemin et<br />
ses propres rôles. Avec Sartre, on définira<br />
l’homme par un incessant surgissement de<br />
liberté, pour qui l’existence précède<br />
l’essence.<br />
On peut observer <strong>des</strong> tendances analogues<br />
dans <strong>des</strong> sociétés éclatées et pluralistes,<br />
où coexistent les échelles <strong>des</strong> valeurs<br />
et les façons de vivre les plus divergentes,<br />
voire les plus contradictoires, où il est possible<br />
de passer sans que cela ne porte à<br />
conséquence d’un système à un autre. Il<br />
peut enfin en être de même là où l’on dispose<br />
avec facilité <strong>des</strong> moyens nécessaires<br />
pour satisfaire rapidement ses besoins: le<br />
sens de l’effort alors s’estompe, et c’est<br />
avec une combativité affaiblie que l’on<br />
affronte difficultés et crises. Comme l’écrit<br />
M. Gourgues (p. 15-16):<br />
«S’il y a aujourd’hui une »crise de la<br />
fidélité«, elle ne vient pas nécessairement<br />
du fait que les valeurs, comme l’amour par<br />
exemple, sont remises en question. Elle ne<br />
vient pas non plus nécessairement d’une<br />
contestation théorique <strong>des</strong> médiations institutionnelles,<br />
comme le mariage... Elle vient<br />
plutôt... d’une sorte de soupçon, plus ou<br />
moins conscient, portant sur le caractère<br />
durable <strong>des</strong> médiations, sur les possibilités<br />
de vivre <strong>des</strong> valeurs dans un idéal de totalité<br />
et de permanence, au sein d’un monde<br />
où tout change, évolue et se succède sans<br />
arrêt. Bref, on ne remet pas en cause les<br />
valeurs et le besoin de médiations. Ce qui<br />
est ressenti comme un défi, c’est la durée...<br />
Habitué à disposer de l’avoir nécessaire<br />
pour se procurer ce qu’on désire, on risque<br />
plus facilement de perdre pied devant <strong>des</strong><br />
problèmes dont les remè<strong>des</strong> ne sont pas à<br />
chercher du côté de l’avoir, mais du côté de<br />
l’être».<br />
Dans une mentalité qui se complaît dans<br />
<strong>des</strong> explosions instantanéistes, dans une<br />
sorte de «happening» permanent, le recul<br />
devant les options qui engagent et le remplacement<br />
de l’idée de fidélité par celle de<br />
sincérités successives instaurent une atmosphère<br />
d’adolescence prolongée. On a peur<br />
de se fixer, de se limiter, d’emprisonner sa<br />
liberté. Un éventail de possibles théoriques<br />
trop abondamment fourni provoque <strong>des</strong><br />
conduites d’hésitation et rend les décisions<br />
psychologiquement plus coûteuses. On ne<br />
se sent jamais prêt, assez fort, assez éclairé.<br />
«Nous n’allons vers rien, justement parce<br />
que nous allons vers tout», écrivait Jean<br />
Giono dans La rondeur <strong>des</strong> jours (1943).<br />
On se contente de flirter avec la vie. On<br />
baigne dans un flux de langages immédiats<br />
sans contenu et sans message, ou d’images<br />
qui défilent à toute vitesse au cinéma ou à<br />
la télévision, là où nos ancêtres contemplaient<br />
<strong>des</strong> vitraux, <strong>des</strong> icônes et <strong>des</strong> sculptures<br />
immobiles. P. Ricœur a parlé d’une<br />
«conception cinématographique de la durée<br />
intérieure qui est la négation même de la<br />
personnalité». Le moi s’édifie en un tel<br />
contexte sur <strong>des</strong> bases inconsistantes et fragiles,<br />
tandis qu’une éthique de l’authenticité<br />
n’a de véritable sens que pour <strong>des</strong> êtres<br />
solidement structurés. Ce qu’on appelle<br />
alors liberté n’est souvent qu’une manière<br />
de jouer avec les conditionnements sociaux<br />
dont on est inconsciemment prisonnier.<br />
Logiquement, les sociétés de ce type<br />
sont amenées à multiplier au plan du droit<br />
(qui est «institution secondaire» au sens de<br />
Kardiner, reflet <strong>des</strong> mentalités et <strong>des</strong><br />
moeurs, mais en retour, façonne elle-même<br />
les mentalités et les moeurs) <strong>des</strong> procédures,<br />
tel le divorce par consentement mutuel, par<br />
lesquelles on peut revenir sans dramatiser<br />
sur une parole «donnée» et rendre un contrat<br />
caduc. Logiquement aussi, le caractère<br />
public, solennel, rituel que peuvent revêtir<br />
les promesses et par lequel s’affirme la<br />
vigueur du choix a tendance à s’estomper<br />
dans la mesure où il n’y a plus vraiment de<br />
communautés porteuses, devenant témoins,<br />
complices et soutiens de ceux qui se donnent<br />
leur parole.<br />
Conclusion<br />
C’est précisément parce que nous vivons<br />
dans une société où la fidélité fait problème<br />
qu’il est utile de la considérer ainsi d’un peu<br />
plus près. R. Mehl a essayé de montrer<br />
qu’elle est une attitude éthique qui repose<br />
ni sur son utilité, ni sur son substrat psychologique,<br />
ni sur <strong>des</strong> justifications rationnelles,<br />
tous bien aléatoires et fragiles, mais<br />
uniquement et exclusivement sur son sens.<br />
Or, son sens, c’est précisément de donner<br />
sens au temps. Si elle a une essence, il s’agit<br />
d’une essence existentielle. «La fidélité<br />
tient au partenaire le langage suivant: quoi<br />
qu’il arrive, et même si les temps devaient<br />
être imprévisiblement mauvais, je te serai<br />
fidèle, et si cette fidélité est reçue et partagée,<br />
alors nous saurons donner un sens aux<br />
événements, même si ceux-ci sont<br />
contraires à nos désirs». Ensemble, nous<br />
donnerons un sens à l’épreuve, ensemble<br />
nous donnerons un sens au malheur si, ce<br />
qu’à Dieu ne plaise, il survient... En «arrêtant»<br />
notre décision, en formulant notre promesse<br />
en un instant précis, nous mettons fin<br />
aux hésitations, aux négociations, aux<br />
doutes et aux mises en balance sans fin du<br />
pour et du contre.<br />
En un sens, nous arrêtons le temps, et<br />
donc nous transcendons le temps. La fidélité<br />
permet à quelque chose de transtemporel<br />
de pénétrer dans la temporalité, de se<br />
dire dans le temps, de mettre en échec le<br />
pouvoir du temps sur nous, d’espérer une<br />
réconciliation possible de ce temps avec<br />
l’éternité. «Nous continuerons à vivre dans<br />
le temps et à subir ses morsures, mais cellesci,<br />
si elles nous atteignent dans nos forces,<br />
dans notre vitalité, ne nous atteindront pas<br />
dans ce point précis de notre être qu’est la<br />
conscience d’avoir promis fidélité». Parce<br />
que la fidélité crée dans l’histoire <strong>des</strong> îlots<br />
de sens là où règne, sinon, en absurde une<br />
fatalité aveugle, elle permet à l’espérance<br />
d’émerger. Or, qu’est-ce que l’espérance,<br />
sinon la conviction qu’un sens apparaîtra<br />
dans l’histoire? (pp. 45-49).<br />
A Sainte-Beuve qui disait: «On ne mûrit<br />
pas: on pourrit par places, on durcit par<br />
d’autres», Emmanuel Mounier semblait<br />
répondre quand dans Le personnalisme il<br />
écrivait: «Une personne n’atteint sa pleine<br />
maturité qu’au moment où elle s’est choisi<br />
<strong>des</strong> fidélités qui valent plus que la vie».<br />
Commentant une phrase du Marchand<br />
de Venise de Shakespeare («Défie-toi d’un<br />
homme qui n’a pas de musique dans l’âme:<br />
c’est un traître»), P.R. Régamey écrit: «Oui,<br />
une certaine plénitude spirituelle, qui est<br />
semblable à une musique, apparaît bien<br />
comme nécessaire aux vraies fidélités: à<br />
celles qui ont la qualité de la vertu. Elles<br />
sont une harmonie, comme toute infidélité<br />
est discordance... Aujourd’hui la fidélité<br />
meurt le plus souvent de sécheresse».<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
- AYEL (Vincent), Inventer la fidélité au<br />
temps <strong>des</strong> certitu<strong>des</strong> provisoires, Chalet,<br />
1976.<br />
- GOURGUES (Michel), Le défi de la<br />
fidélité, Cerf, 1985.<br />
- GUSDORF (Georges), La découverte<br />
de soi, PUF, 1948.<br />
- GUSDORF (Georges), Traité de l’existence<br />
morale, A. Colin, 1949.<br />
- JOULIN (Marc), Vivre fidèle, Desclée<br />
de Brouwer, 1972.<br />
- KEMP (Peter), Théorie de l’engagement,<br />
Seuil, 1973.<br />
- LACROIX (Jean), Les sentiments et la<br />
vie morale, PUF, 1950.<br />
- LAVELLE (Louis), Du temps et de<br />
l’éternité.<br />
- LEVY-VALENSI (Eliane Amado), Le<br />
temps dans la vie morale, Vrin, 1968.<br />
- LOCHT (Pierre de), Les risques de la<br />
fidélité, Cerf et Desclée, 1972.<br />
- MARCEL (Gabriel), Du refus à l’invocation,<br />
Gallimard, 1940.<br />
- MARCEL (Gabriel), Etre et avoir,<br />
Aubier, 1935.<br />
- MARCEL (Gabriel), Homo viator,<br />
1946.<br />
- MEHL (Roger), Essai sur la fidélité,<br />
PUF, 1984.<br />
- NEDONCELLE (Maurice), De la fidélité,<br />
Aubier, 1953.<br />
- REGAMEY (Pie-Raymond, O.P.),<br />
«L’aspect définitif de l’engagement religieux.<br />
Sa signification théologique», Le<br />
Supplément à la Vie spirituelle.<br />
- RICOEUR (Paul), Gabriel Marcel et<br />
Karl Jaspers, éd. du Temps présent, 1947.<br />
- TOFFLER (Alvin), Le choc du futur,<br />
Denoël, 1971.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
22<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
23
Fidélités, Infidélités<br />
face au pouvoir<br />
John Armleder, Meuble-sculture, 1987<br />
2 chaises peintes,<br />
Courtesy Galerie<br />
Crousel/Robelin-Bama, Paris<br />
© Artstudio 6<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
24
CHRISTIAN DE MONTLIBERT<br />
La sociologie de la politique :<br />
Le sociologue qui aborde<br />
certains thèmes est parfois<br />
dans une situation difficile:<br />
la mise à distance<br />
qu’implique toujours<br />
la méthodologie engendre<br />
souvent <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong><br />
critiques à son encontre.<br />
C’est ce type de difficulté que<br />
rencontre celui qui s’intéresse<br />
à la politique: la dimension<br />
passionnelle y est tellement<br />
présente qu’on a vite fait<br />
de voir en lui le prototype<br />
de l’hérétique.<br />
Christian de Montlibert<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />
CRESS<br />
une hérésie?<br />
La politique est un objet qui,<br />
longtemps, ne s’est guère prêté à<br />
l’analyse sociologique. Elle était<br />
l’apanage <strong>des</strong> spécialistes de <strong>sciences</strong><br />
politiques qui affirmaient avoir créé une<br />
discipline spécifique et n’entendaient pas<br />
que le sociologue traite la politique comme<br />
n’importe quel autre objet (1) . Pourtant, la<br />
politique est un fait social qui n’a rien de<br />
particulier et doit être traité comme «une<br />
chose» pour reprendre la célèbre expression<br />
de Durkheim tant contestée en son temps.<br />
Quelles que soient les dimensions de la<br />
politique que l’on examine, on est conduit<br />
à y voir un ensemble de pratiques qui n’ont<br />
de signification que rapportées aux formes<br />
<strong>sociales</strong> dominantes, dans une époque et<br />
dans un espace donnés. Il n’y a pas d’éternité<br />
ni d’universalité <strong>des</strong> rapports politiques, pas<br />
d’essence du politique transcendant la<br />
contingence historique: Le politique, si l’on<br />
veut y voir plus qu’une forme de domination<br />
sociale occupant une place déterminée dans<br />
la division du travail social de domination,<br />
est une instance introuvable. C’est bien,<br />
d’ailleurs, parce que la politique est une<br />
forme de domination, et une forme<br />
particulièrement puissante dans les sociétés<br />
à appareils administratifs d’État, qu’elle<br />
suscite autant de résistances à l’étude<br />
empirique.<br />
Cette résistance peut se manifester par la<br />
censure explicite <strong>des</strong> régimes autoritaires<br />
qui interdisent toute science sociale. Au<br />
mieux, peuvent-ils admettre une exégèse de<br />
quelques textes «sacrés» comme on l’a vu<br />
avec la manière dont, durant la période stalinienne,<br />
la philosophie politique traitait les<br />
écrits de Marx, au pire, peuvent-ils transformer<br />
la méthodologie <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />
<strong>sociales</strong> en technique d’espionnage, comme<br />
O. Rammstedt l’a bien montré avec l’usage<br />
qui a été fait de la sociologie durant les dernières<br />
années du régime nazi (2) .<br />
Dans les sociétés démocratiques<br />
contemporaines, la situation de la sociologie<br />
de la politique est plus ambiguë. D’une<br />
part, la sociologie ne peut exister qu’autant<br />
que l’État, dans de grands organismes de<br />
recherche et d’enseignement comme les<br />
Universités ou, en France, avec le Centre<br />
National de la Recherche Scientifique,<br />
accepte son existence en assurant non seulement<br />
les financements de la recherche<br />
mais surtout en garantissant l’indépendance<br />
<strong>des</strong> chercheurs. Mais, d’autre part et en<br />
même temps, tout se passe comme si la politique,<br />
l’État et surtout les gran<strong>des</strong> administrations<br />
rechignaient à reconnaître cette<br />
liberté et freinaient l’extension de l’interrogation<br />
sociologique: pratiquement, il suffit<br />
aux administrations de refuser l’accès <strong>des</strong><br />
sociologues aux agents et aux documents ou<br />
“Les oiseaux”, film d’Alfred Hitchcock<br />
© Odyssée, Strasbourg<br />
de fournir <strong>des</strong> résultats, informations, données<br />
statistiques, incomplets pour freiner la<br />
recherche. Cette forme de censure implicite<br />
est assez fréquente. Cette ambivalence<br />
explique sans doute que la sociologie politique<br />
(commentaires <strong>des</strong> sondages, analyse<br />
<strong>des</strong> résultats électoraux, ...) soit plus acceptée<br />
que la sociologie de la politique. La première<br />
sert les intérêts <strong>des</strong> politiciens et <strong>des</strong><br />
fonctionnaires qui dirigent les appareils<br />
administratifs alors que la seconde risque<br />
toujours d’apparaître comme s’opposant à<br />
eux en montrant qu’ils forment <strong>des</strong> catégories<br />
particulières ayant <strong>des</strong> intérêts spécifiques<br />
à défendre.<br />
Les grands organismes d’État peuvent<br />
résoudre cette contradiction en agissant en<br />
tant que commanditaires d’étu<strong>des</strong>. Dans ce<br />
cas, ils imposent non seulement les thèmes<br />
et même, parfois, les problématiques sur<br />
lesquelles travailleront les sociologues mais<br />
aussi le langage, <strong>des</strong> notions aux concepts,<br />
souhaitable, autorisé ou attendu. Cette<br />
dynamique oriente les intérêts <strong>des</strong> sociologues<br />
vers le traitement d’objets dont la<br />
connaissance est utile aux agents de l’État<br />
et détourne de tout questionnement le rôle<br />
et la part de ces mêmes agents dans la décision.<br />
Dans ces conditions, il ne faut pas<br />
s’étonner de voir les chercheurs en <strong>sciences</strong><br />
<strong>sociales</strong> s’autocensurer ou euphémiser les<br />
termes de leurs analyses d’autant plus facilement<br />
que la concurrence est vive entre les<br />
individus inégalement armés pour obtenir<br />
les marchés et pour résister aux pressions (3) .<br />
Les grands organismes d’État peuvent aussi<br />
créer leurs propres organismes de recherche<br />
et les contrôler étroitement (4) . Ils cherchent,<br />
enfin, - ne pouvant complètement empêcher<br />
que l’interrogation ne porte sur leurs<br />
propres pratiques - à engendrer leurs<br />
propres instances d’évaluation et définir<br />
eux-mêmes les critères avec lesquels leur<br />
action sera mesurée (5) . Faut-il ajouter<br />
qu’une étude de sociologie de la politique<br />
menée à son terme n’est pas pour autant<br />
assurée de rencontrer <strong>des</strong> lecteurs intéressés.<br />
Il faudrait, pour bien le comprendre,<br />
observer et analyser les conditions <strong>sociales</strong><br />
qui font qu’un rapport peut ne pas être diffusé<br />
ou n’avoir qu’une diffusion restreinte<br />
ou voir sa signification transformée par<br />
l’ajout de titres ou sous-titres ou par <strong>des</strong><br />
commentaires qui peuvent aller de la malveillance<br />
à l’insinuation disqualifiante.<br />
On le voit, les tactiques de résistance sont<br />
multiples. Si la sociologie, comme toute<br />
science, a, comme le disait G. Bachelard,<br />
quelque chose à voir avec la découverte de<br />
ce qui est caché et si la politique, comme<br />
toute forme de domination, ne tient pas à<br />
apparaître comme telle mais veut plutôt se<br />
masquer derrière «l’intérêt général», on<br />
comprend qu’une sociologie qui apporte de<br />
l’information aux agents de la politique soit<br />
acceptable, mais qu’une sociologie qui vise<br />
à objectiver les stratégies <strong>des</strong> agents du<br />
champ politique et du champ étatique soit<br />
plus difficile à mettre en oeuvre. En somme,<br />
ceux-ci acceptent que la sociologie soit<br />
ancillaire et défendent même cette position<br />
utilitariste mais ne tolèrent guère que la<br />
sociologie les prenne à leur tour pour objet<br />
et objective les intérêts investis dans leurs<br />
stratégies. En cela, les agents <strong>des</strong> champs<br />
politique et étatique ne se différencient pas<br />
<strong>des</strong> autres occupants de position dominante<br />
qui acceptent volontiers, aujourd’hui, que la<br />
sociologie étudie les résistances que leurs<br />
décisions rencontrent, mais restent critiques<br />
devant une sociologie qui étudie les processus<br />
sociaux qui conduisent à ces décisions.<br />
Une histoire de la manière dont la sociologie<br />
a réinvesti la politique montre bien<br />
d’ailleurs que l’étude du comportement de<br />
l’électeur est apparue avant l’analyse <strong>des</strong><br />
pratiques <strong>des</strong> élus.<br />
A ces résistances intéressées <strong>des</strong> agents<br />
dominants du champ de la politique et <strong>des</strong><br />
appareils d’État viennent s’ajouter d’autres<br />
résistances moins explicites, moins situées<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
26<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
27
socialement, portées par <strong>des</strong> agents très dissemblables,<br />
qui attendent de la politique<br />
qu’elle leur donne une vision globale du<br />
monde. En ce sens, la sociologie se heurte,<br />
en prenant la politique comme objet<br />
d’étude, en la traitant «comme si elle était<br />
une chose», aux mêmes obstacles qu’elle<br />
rencontre lorsqu’elle veut étudier une religion.<br />
Comme l’écrivait M. Weber à ce propos:<br />
«Ce que la religion offre, ce n’est pas<br />
un savoir intellectuel ultime portant sur la<br />
réalité ou sur les valeurs normatives, mais<br />
une prise de position définitive par rapport<br />
au monde en vertu d’une saisie immédiate<br />
de son «sens». Elle prétend qu’elle ne le<br />
déduit pas avec les moyens de l’entendement,<br />
mais en vertu d’un pouvoir d’illumination»<br />
(6) . Cette résistance est certes<br />
quelque peu atténuée avec la politique qui<br />
ne peut pas complètement prétendre -<br />
comme le fait la religion - apporter une<br />
vision totale du monde, néanmoins, elle est<br />
suffisamment forte pour enrayer les tentatives<br />
d’objectivation <strong>des</strong> dynamiques qui la<br />
sous-tendent.<br />
La première de ces résistances s’organise<br />
autour <strong>des</strong> appartenances: sachant,<br />
Max Weber l’a bien rappelé dans les Essais<br />
sur la Théorie de la Science, la labilité de<br />
l’identité, sachant aussi l’importance <strong>des</strong><br />
affiliations dans sa stabilisation, on comprend<br />
que l’intégration dans l’univers politique<br />
joue ce rôle en offrant <strong>des</strong> places instituées,<br />
en suscitant l’estime <strong>des</strong> autres et en<br />
répondant aux questions de chacun sur son<br />
existence. Appartenir à un parti, à un mouvement,<br />
à une association politique, c’est<br />
pouvoir satisfaire <strong>des</strong> intérêts sociatifs et<br />
communalisés. Le groupe politique se présente<br />
en effet comme une sociation qui offre<br />
aux participants son réseau de relations, ses<br />
appuis, ses possibilités de promotion ou, au<br />
moins, ses occasions de formation et d’élargissement<br />
de la vision du monde. Les agents<br />
politiquement actifs peuvent y trouver de<br />
nombreuses satisfactions réelles et symboliques.<br />
Le groupe politique se présente aussi<br />
comme une communalisation qui concentre<br />
une forte charge affective autour de l’attachement<br />
aux leaders (S. Freud s’était beaucoup<br />
intéressé à ces formes d’identification).<br />
Ces attachements peuvent lier les<br />
militants entre eux: ils sont sans doute<br />
d’autant plus forts que <strong>des</strong> épreuves douloureuses<br />
anxiogènes ont été vécues<br />
ensemble. A cette dimension vient s’ajouter<br />
tout un vécu affectif (fêtes de parti,<br />
célébrations <strong>des</strong> victoires électorales, deuil<br />
<strong>des</strong> héros...) qui peut aller jusqu’au choix<br />
d’un conjoint. La conjonction de ces<br />
aspects sociatifs et communalisés s’inscrit<br />
toujours dans une forme plus ou moins institutionnalisée<br />
de division du travail (de la<br />
mise de tracts dans <strong>des</strong> enveloppes à la<br />
tenue <strong>des</strong> comptes du parti ou de l’encadrement<br />
<strong>des</strong> manifestations aux conférences<br />
de presse) qui, en insérant les individus<br />
dans un système matériel, cognitif et<br />
affectif, leur permet d’exister en apportant<br />
<strong>des</strong> réponses à leurs questions ontologiques.<br />
On comprend que l’analyse <strong>des</strong><br />
participations militantes, qui ne peut être<br />
que démystifiante, suscite <strong>des</strong> résistances.<br />
Celles-ci sont sans doute d’autant plus<br />
vives que le système d’appartenance peut<br />
se figer dans un clivage entre «nous» et<br />
«eux». Lorsque les identités, toujours multiples,<br />
se replient sur une identité, «l’identitarisme»<br />
ne peut que bénéficier du renforcement<br />
de toute les différenciations<br />
distinctives (7) . L’agression, supposée ou<br />
réelle, <strong>des</strong> autres contre la collectivité resserrée<br />
autour du «nous» suscite une dynamique<br />
mobilisatrice contre «eux» qui ne<br />
supporte pas la mise à distance de l’objectivation.<br />
Pour peu que les groupements<br />
politiques se présentent comme les relais,<br />
les représentants et les défenseurs d’un<br />
groupe social, d’une classe, d’un groupement<br />
religieux, d’une ethnie ou d’une race,<br />
c’est-à-dire qu’ils contribuent à faire exister<br />
une division sociale arbitraire en affirmant<br />
montrer et prendre la tête de ce groupement<br />
réalisé, la violence du refus de<br />
toute position d’extériorité analytique ne<br />
peut qu’être grande puisque celle-ci apparaît<br />
toujours comme démobilisatrice.<br />
On sait qu’en matière de croyance politique,<br />
comme en matière de croyance religieuse,<br />
la réduction de la dissonance cognitive<br />
dont parlait L. Festinger est largement<br />
présente. Les agents politiquement actifs,<br />
après la confrontation de leur théorie politique<br />
avec la réalité ne modifient pas la première<br />
pour l’adapter à la seconde mais<br />
réagissent plutôt comme les sectaires qui,<br />
ne voyant pas venir la fin du monde qu’ils<br />
attendaient, pensent qu’elle a été repoussée<br />
grâce à leurs prières.<br />
La réalité démystificatrice a d’ailleurs<br />
d’autant moins d’emprise sur la croyance<br />
politique que celle-ci n’est pas que cognitive.<br />
On sait bien, depuis l’analyse <strong>des</strong> formes élémentaires<br />
de la vie religieuse - mais Pascal<br />
l’avait perçu bien avant Durkheim - que la<br />
croyance se soutient de rites et de rituels. Ils<br />
sont fréquents et actifs en politique: il suffit<br />
d’observer un meeting avec ses séquences<br />
programmées par les organisateurs mais<br />
aussi avec ses pratiques ritualisées (applaudir<br />
ou crier <strong>des</strong> slogans, chanter un hymne,<br />
défiler avec <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> proches de celle de<br />
la procession ou du pèlerinage) pour le comprendre.<br />
La croyance politique implique<br />
donc, comme dans tous rites, un niveau préréflexif<br />
construit sur <strong>des</strong> conditionnements<br />
du corps qui résiste obligatoirement à toute<br />
analyse rationnelle. De l’extension <strong>des</strong> rites<br />
qui accompagnent les croyances politiques,<br />
Cassirer écrivait: «Il n’y a rien de tel pour<br />
endormir toutes nos forces, toute notre<br />
faculté de jugement, tout notre discernement<br />
critique, pour supprimer tout sentiment de<br />
personnalité et toute responsabilité individuelle...».<br />
Il est vrai qu’en matière de politique,<br />
la croyance ramène souvent au mythe<br />
le plus archaïque tel que le définissait cet<br />
auteur (8) . C’est en effet lorsqu’apparaissent<br />
concomitamment une impossibilité à<br />
résoudre les problèmes sociaux qui se posent<br />
à un moment donné et un affaiblissement de<br />
la culture, c’est-à-dire de la capacité à analyser<br />
et à surmonter les crises, que surviennent<br />
<strong>des</strong> désirs qui ne peuvent trouver que <strong>des</strong><br />
accomplissements imaginaires, semblables<br />
aux pratiques magiques. En ce sens, la politique<br />
ramène toujours à ce qui est son véritable<br />
sujet, le groupe qu’il faut défendre<br />
envers et contre tout, en allant jusqu’à nier la<br />
responsabilité personnelle et les principes<br />
éthiques qui commandent la liberté. La<br />
sociologie, dès qu’elle met en question cette<br />
dimension de croyance, est vite assimilée à<br />
une position hérétique.<br />
Organisatrice <strong>des</strong> appartenances, soutenue<br />
par <strong>des</strong> croyances, inscrite dans le<br />
corps, la politique est aussi un ensemble<br />
cognitif composé de propositions idéologiques<br />
qui disent ce qu’est et ce que devrait<br />
être le monde. Même en donnant à l’idéologie<br />
une définition plus restreinte que certains<br />
philosophes ou sociologues marxistes<br />
ont pu le faire à une époque, même en différenciant<br />
l’idéologie <strong>des</strong> mythes, <strong>des</strong><br />
représentations savantes ou populaires, <strong>des</strong><br />
opérations de raisonnement, elle n’en<br />
assure pas moins une organisation cognitive<br />
<strong>des</strong> principes de compréhension et<br />
d’action dans le monde. Avec les mots clés<br />
autour <strong>des</strong>quels elle se structure, l’idéologie<br />
contribue à unifier les groupes sociaux.<br />
En utilisant ces mots, les agents concernés<br />
se retrouvent autour d’emblèmes, ce qui<br />
n’est pas pour rien dans le renforcement<br />
<strong>des</strong> croyances dans la légitimité d’un système<br />
social. On comprend, dans ces conditions,<br />
que le discours idéologique se transforme<br />
vite en appel mobilisateur. Ses mots<br />
ne peuvent être que <strong>des</strong> mots de passe permettant<br />
aux individus de se reconnaître<br />
dans le même camp et <strong>des</strong> emblèmes qui les<br />
aident à se regrouper. Les effets d’imbrication,<br />
d’entrelacement et d’englobement <strong>des</strong><br />
thèmes qui, avec les métaphores (9) , les<br />
métonymies et les synecdoques, caractérisent<br />
le discours idéologique de mobilisation<br />
fonctionnent ici pleinement (10) . Mettre<br />
à jour les conventions de ces discours ne<br />
peut apparaître que comme, au mieux, un<br />
obstacle à une communication qui veut<br />
réarmer les <strong>des</strong>tinataires ou, au pire, une<br />
dénonciation. Cette dernière position est<br />
d’autant plus facilement attribuée à la<br />
sociologie que l’idéologie fonctionne<br />
comme système de méconnaissance - ce<br />
que Marx a montré - fonction qui lui est<br />
d’autant plus assignée qu’elle occulte la<br />
réalité <strong>des</strong> moyens qui ont permis à un<br />
groupement d’accaparer la domination et<br />
d’assurer la pérennité de sa puissance - cela<br />
M. Weber l’a montré - en jouant du refoulement,<br />
de la sublimation ou du retournement<br />
en son contraire.<br />
Mais ces dimensions identitaires, cognitives,<br />
affectives qui rendent possible la censure<br />
explicite ou implicite ou, au moins, le<br />
contrôle <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> s’intéressant<br />
à la politique et à l’État ne s’exercent pas<br />
dans un vide social. Elles ne sont activées<br />
qu’autant que les agents dominants <strong>des</strong> secteurs<br />
administratifs de l’État résistent à<br />
l’objectivation <strong>des</strong> pouvoirs qu’ils exercent.<br />
Elles ne durent qu’autant que d’autres<br />
agents réalimentent sans fin les commentaires<br />
surestimant le rôle de l’État et idéalisant<br />
la politique, car la politique n’a de pouvoir<br />
qu’autant que l’État peut exercer <strong>des</strong><br />
pouvoirs. Or, celui-ci a été progressivement<br />
constitué comme une instance idéalisée,<br />
comme s’il était «au <strong>des</strong>sus» de la société.<br />
Comme l’écrit B. Lacroix (11) , «en inversant,<br />
comme par inadvertance, la position réciproque<br />
de l’État et de la société civile, la<br />
distinction Etat-société met en scène la<br />
majesté du premier au détriment de la<br />
seconde», ajoutant qu’ainsi se fonde «la<br />
prétention de ce dernier à parler seul au nom<br />
de la société dont il se veut ou se dit le gardien<br />
et le défenseur».<br />
Cette mystification s’est faite à partir <strong>des</strong><br />
luttes de nombreux groupes d’agents qui<br />
ont tenté et réussi à faire croire que le besoin<br />
de sécurité de chacun conduisait à s’en<br />
remettre à un État garant de la paix civile.<br />
Les juristes et les philosophes ne sont pas<br />
pour rien dans cette élaboration de légitimité.<br />
Mieux encore, cette légitimation a si<br />
bien réussi qu’elle est devenue une légitimité.<br />
Dès lors, avec B. Lacroix, on peut dire<br />
de l’État «que son évidence empirique<br />
interdit de penser sa réalité pratique et que<br />
son évidence fonctionnelle interdit de poser<br />
la question de son fonctionnement». Les<br />
effets pratiques de cette mystification idéalisante<br />
sont immédiats: l’accès aux documents<br />
est très réglementé et longtemps différé<br />
pour les chercheurs.<br />
Si l’État est «au <strong>des</strong>sus» de la société,<br />
alors ses agents dominants ne peuvent que<br />
se retrouver entre eux et se penser comme<br />
différents. Il est vrai aussi que l’on pourrait<br />
retourner le raisonnement et penser<br />
que c’est parce que les agents dominants<br />
de l’État se perçoivent comme une<br />
«noblesse d’État» (12) qu’ils érigent l’État<br />
en instance de domination. La mystification<br />
de cette action de l’État, véritable<br />
hypostase, dont M. Weber voyait le signe<br />
dans l’usage de majuscules (13) , est, en<br />
effet, constamment présente dans le langage<br />
qui laisse croire à l’unité d’un État<br />
qui agirait comme un sujet autonome, toujours<br />
conscient <strong>des</strong> conséquences et répercussions<br />
de ses décisions, maître de tous<br />
les secteurs où il intervient. On comprend<br />
que la démystification, que la sociologie<br />
opère, en montrant, par exemple, que<br />
l’unité de l’État est souvent discutable,<br />
que les fonctions de contrôle ne sont pas<br />
toujours pleinement assurées (on le voit<br />
bien avec les tentatives de régulation de<br />
l’économie), soit mal perçue ou, pour le<br />
dire autrement, on comprend que le travail<br />
sociologique, qui permet de saisir que<br />
l’État n’a pu instaurer cette autorité plus<br />
ou moins limitée qu’autant qu’il imposait<br />
<strong>des</strong> pratiques et <strong>des</strong> représentations<br />
conformes à ses intérêts, apparaisse<br />
comme iconoclaste et dérange les agents<br />
dont la position sociale est la plus dépendante<br />
de ce mythe.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
28<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
29
PASCAL HINTERMEYER - DANIEL RAMELET<br />
Les intérêts <strong>des</strong> commentateurs, historiens,<br />
juristes, philosophes hier, journalistes,<br />
publicistes, politologues, sociologues,<br />
économistes, aujourd’hui, ne font<br />
que renforcer les résistances à l’objectivation<br />
sociologique <strong>des</strong> agents impliqués<br />
dans le fonctionnement du champ politique.<br />
Tout comme la sociologie <strong>des</strong> sociologues<br />
(14) est une condition indispensable<br />
au développement de l’autonomie scientifique<br />
de la sociologie, seule manière de<br />
comprendre non seulement les représentations<br />
du monde qu’importent les sociologues,<br />
mais encore les problématiques<br />
qu’imposent les usages et, surtout, les<br />
effets <strong>des</strong> luttes entre écoles, courants de<br />
pensée et tendances sur les manières de<br />
faire la science, la sociologie <strong>des</strong> agents<br />
impliqués dans la pensée de la politique est<br />
bien la seule manière de comprendre en<br />
quoi la science politique dépend aussi <strong>des</strong><br />
stratégies de carrière, <strong>des</strong> logiques de<br />
publication, <strong>des</strong> interventions dans les<br />
médias, <strong>des</strong> conseils d’expertise auprès <strong>des</strong><br />
partis politiques.<br />
Il faudrait pour bien le comprendre analyser<br />
les effets <strong>des</strong> positions (succès ou<br />
échecs de carrière, succès ou échecs de<br />
publication...) sur les prises de position<br />
scientifiques (dénonciation ou adhésion à<br />
telle manière de penser et de faire la science<br />
politique) (15) . Les instruments de représentation<br />
utilisés par la science politique finissent<br />
par se mêler au sens commun de la politique<br />
qui s’est constitué (16) : cela va de soi de<br />
penser qu’il existe un électorat de chaque<br />
parti ou une opinion publique que l’on peut<br />
mesurer, comme cela va de soi de voter ou<br />
d’utiliser les catégories forgées par les<br />
agents du champ politique. Si les politiciens<br />
construisent le monde social avec le langage<br />
qu’ils utilisent, en faisant ou défaisant<br />
les groupes qu’ils désignent, en stigmatisant<br />
ou valorisant les pratiques qu’ils nomment,<br />
il ne faut oublier que les commentaires<br />
savants <strong>des</strong> spécialistes de la politique<br />
construisent à leur tour le monde <strong>des</strong> politiciens<br />
dans la mesure où le langage n’est pas<br />
seulement <strong>des</strong>cription du monde mais aussi<br />
constitutif de son organisation. Entrées dans<br />
le sens commun, ces manières de voir et de<br />
penser la politique deviennent <strong>des</strong> évidences<br />
qui font la politique et qui, comme<br />
toutes les évidences, résistent à toutes les<br />
mises en question. Dans ces conditions,<br />
mener une sociologie <strong>des</strong> politologues<br />
risque fort d’apparaître comme un travail de<br />
déconstruction.<br />
Le sociologue, qui veut traiter la politique<br />
comme une «chose» a donc toutes les<br />
chances d’apparaître comme le prototype de<br />
l’infidèle. Comme l’écrivait P. Ansart: «le<br />
regard froid que jette l’observateur sur une<br />
idéologie est ressenti comme attentatoire au<br />
fidèle qui trouve dans son propre discours<br />
non un «phénomène» mais l’évidence<br />
intensément vécue de son action».<br />
Notes<br />
1. C’est vers 1960 que les <strong>sciences</strong> politiques vont<br />
s’ouvrir au positivisme instrumental d’une<br />
sociologie technicisée. Il est vrai aussi que<br />
quelques années auparavant F. Goguel avait<br />
proposé un programme de «sociologie<br />
électorale».<br />
2. Rammstedt O. A propos de la constitution d’une<br />
sociologie allemande. Théorie et empirisme<br />
dans la détection de l’ennemi du peuple.<br />
Regards Sociologiques. 1993. N° 5.<br />
3. Montlibert Ch. de. Contribution à l’histoire de<br />
la sociologie: la professionnalisation, ses effets,<br />
ses limites. <strong>Revue</strong> française de sociologie. 1982.<br />
XXII. 37-53.<br />
4. On sait, par exemple, qu’en France, le C.E.R.C.<br />
- Centre d’Etu<strong>des</strong> <strong>des</strong> Revenus et <strong>des</strong> Coûts -<br />
bien que centre directement rattaché au Premier<br />
Ministre, était devenu suffisamment indépendant<br />
pour traiter de manière approfondie <strong>des</strong><br />
inégalités <strong>sociales</strong>; supprimé en 1993, il a été<br />
remplacé par un service dont les statuts précisent<br />
que les rapporteurs seront obligatoirement<br />
<strong>des</strong> administrateurs civils ou, pour le dire autrement,<br />
<strong>des</strong> fonctionnaires issus de l’E.N.A., dont<br />
la carrière dépend du commanditaire.<br />
5. Montlibert Ch. de. L’évaluation <strong>des</strong> Universités<br />
ou les effets du commérage institutionnalisé.<br />
IM.CRESAL (ed.) Les raisons de l’action<br />
publique: entre expertise et débat. Paris. 1993.<br />
L’Harmattan. 366 p. pp 173-181.<br />
6. Weber M. Parenthèse théorique. Le refus religieux<br />
du monde, ses orientations et ses degrés.<br />
Traduit par Ph. Fritsch. Archives <strong>des</strong> Sciences<br />
Sociales <strong>des</strong> Religions. 1986. N° 61./1. pp 7-<br />
34.<br />
7. Montlibert Ch. de. L’identitarisme. Avancées.<br />
1994. N° 2. 7-13.<br />
8. Cassirer E. Le Mythe de l’Etat. Paris. 1993.<br />
Gallimard.<br />
9. Charbonnel N. Les aventures de la métaphore.<br />
Strasbourg. 1993. P.U.S.<br />
10. Reboul O. L’endoctrinement. Paris. 1977.<br />
P.U.F.<br />
11. Lacroix B. Ordre politique et ordre social.<br />
Objectivisme, objectivation et analyse politique.<br />
In Grawitz M., Leca J. Traité de Science<br />
Politique. Paris. 1985. P.U.F.<br />
12. Bourdieu P. La noblesse d’Etat. Paris. 1989. Ed.<br />
Minuit.<br />
13. Weber M. Essais sur la théorie de la science.<br />
Paris. 1965. Plon.<br />
14. Montlibert Ch. de. L’hétéronomie du champ de<br />
la sociologie. Regards Sociologiques. 1993.<br />
N° 5. pp 31-34.<br />
15. On consultera avec intérêt l’étude de J.B.<br />
Legavre sur Frédéric Bon pour comprendre<br />
comment un politologue peut être à la fois «un<br />
<strong>des</strong> spécialistes les plus renommés en matière<br />
d’estimation et de sondages d’opinion, un<br />
consultant à la SOFRES puis à BVA, un <strong>des</strong><br />
conseillers de Michel Rocard, un inventeur,<br />
avec d’autres, de la figure de l’expert en opinion<br />
publique».<br />
J.B. Legavre, Fréderic Bon, «Portrait d’un politologue,<br />
portrait d’une «nouvelle» discipline»,<br />
Politix. 1992. N° 18. p. 146-172.<br />
16. Offerlé M. Le nombre de voix. Electeurs, partis<br />
et électorats socialistes à la fin du 19e siècle en<br />
France. Actes de Recherches en Sciences<br />
Sociales. 1988. N° 71 - 72. pp 4-21.<br />
Symbolique de la fidélité<br />
dans l’institution militaire<br />
La vie sociale est faite de<br />
continuité et de changements,<br />
de transmission et<br />
de ruptures, de fidélité<br />
et d’infidélités. Dans<br />
ces couples de contraires,<br />
chaque terme existe par<br />
l’autre et la tension qui les lie.<br />
S’il parvenait à éliminer celui<br />
auquel il s’oppose, ce succès<br />
lui serait sans doute fatal.<br />
Il le priverait en tout cas<br />
de l’essentiel de son sens.<br />
Pascal Hintermeyer<br />
Faculté de <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />
Daniel Ramelet<br />
Assistant social <strong>des</strong> Armées<br />
Dans le face à face entre fidélité et<br />
infidélités, les institutions prennent le<br />
parti de la première. Elles structurent<br />
l’effervescence sociale, la profusion <strong>des</strong><br />
initiatives et <strong>des</strong> intérêts, en énonçant <strong>des</strong><br />
règles, en les solennisant et en les faisant<br />
respecter. Elles se réfèrent à la permanence de<br />
leurs valeurs fondatrices et de leurs traditions.<br />
Mais elles doivent aussi, même si elles ne se<br />
l’avouent pas toujours, s’adapter à leur<br />
environnement et, pour survivre, accepter le<br />
risque de la nouveauté, de la critique, du<br />
désordre (1) , en somme une dose d’infidélité.<br />
Certaines institutions sont, plus que<br />
d’autres, attachées à la stabilité qu’elles<br />
assurent. Elles se présentent volontiers sous<br />
un jour immuable. L’exemple le plus<br />
extrême est sans doute celui de l’institution<br />
militaire qui, en toute circonstance, se proclame<br />
fidèle à elle-même, à ses principes et<br />
à ses missions. Les signes qu’elle exhibe -<br />
uniformes, galons et décorations, exercices,<br />
revues et para<strong>des</strong> - expriment la conformité<br />
à un ordre idéal et presque intemporel.<br />
L’arsenal réglementaire dont elle s’est<br />
dotée prescrit l’attitude à adopter en toutes<br />
circonstances. Celles qui ne font pas l’objet<br />
d’une telle prescription sont abordées<br />
conformément à la tradition.<br />
A une époque où les sociologues attirent<br />
l’attention sur la part d’indétermination<br />
nécessaire pour stimuler l’initiative <strong>des</strong><br />
acteurs et le dynamisme collectif (2) , l’armée<br />
apparaît de plus en plus comme une excep-<br />
Présentation au drapeau, peloton composé d’un officier ( porteur du drapeau) de<br />
deux sous-officiers et de trois militaires du rang. Le drapeau défile devant les troupes.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
30<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
31
tion. Elle fait appel à <strong>des</strong> modalités rationnelles,<br />
traditionnelles et charismatiques de<br />
la domination (3) . Cette synthèse se traduit<br />
par une volonté de tout prévoir et de tout<br />
maîtriser. La poursuite de la détermination<br />
totale s’explique notamment par l’importance<br />
de la fonction de défense. Celle-ci est<br />
considérée comme vitale, en ce sens que la<br />
puissance et l’existence même du pays en<br />
dépendent. Elle se présente donc comme la<br />
condition de possibilité <strong>des</strong> diverses activités<br />
individuelles et <strong>sociales</strong>. Aux mouvements<br />
disparates et sans cesse renouvelés de<br />
la société civile, les forces armées sont censées<br />
procurer, quoi qu’il arrive, la garantie<br />
d’une protection sans faille. Pour cela, elles<br />
s’efforcent de maîtriser ce que, par essence,<br />
l’homme ne peut maîtriser.<br />
En temps ordinaire, les sociétés modernes<br />
se déchargent, pour une large part, sur <strong>des</strong><br />
spécialistes de la tâche d’affronter la mort. En<br />
particulier, le militaire doit être capable<br />
d’assumer <strong>des</strong> risques que cherchent à éviter<br />
la plupart <strong>des</strong> autres hommes. Cela peut aller<br />
jusqu’à la nécessité de renoncer à son existence<br />
personnelle. Pour obtenir et entretenir<br />
de telles dispositions, les avantages que les<br />
institutions apportent d’habitude à leurs<br />
membres ne sont pas suffisants. Les gratifications<br />
symboliques prennent alors une signification<br />
essentielle et elles sont délibérément<br />
et systématiquement valorisées.<br />
Pour que le soldat consente à faire passer<br />
la conservation de sa vie après celle de<br />
l’institution, il est soumis à une stricte discipline.<br />
Les principes de commandement et<br />
d’obéissance ne souffrent ni restriction ni<br />
atténuation. Les ordres reçus doivent être<br />
exécutés, même lorsqu’ils comportent un<br />
danger pour celui qui les applique. L’acceptation<br />
d’une telle subordination et de toutes<br />
ses conséquences éventuelles suppose, à<br />
une époque de développement de l’individualisme<br />
(4) , que celui-ci s’efface devant<br />
l’intérêt collectif et l’autorité du supérieur.<br />
La fidélité se trouve alors exaltée à un point<br />
où aucune autre institution ne la cultive.<br />
Elle prend un sens exclusif et absolu. Le<br />
dévouement peut devoir aller jusqu’au<br />
sacrifice. L’armée est ainsi l’institution qui<br />
donne au principe de fidélité son extension<br />
maximale et qui entreprend de le mettre en<br />
oeuvre sans réserve et sans limite.<br />
Envers qui, à quoi les soldats sont-ils<br />
fidèles? Par quels signes et à quelles occasions<br />
cette allégeance s’exprime-t-elle?<br />
Envisager ces questions conduit à observer<br />
que le drapeau condense <strong>des</strong> significations<br />
majeures. Il est au centre <strong>des</strong> rituels d’incorporation<br />
et d’appartenance qui définissent<br />
l’identité militaire. Il est présent partout où<br />
s’actualise l’affrontement avec la mort. On le<br />
retrouve dans les cérémonies funéraires par<br />
lesquelles l’institution rend hommage à ses<br />
membres décédés. La condition militaire est<br />
marquée par <strong>des</strong> liens personnels. Déjà dans<br />
la société féodale 5 , <strong>des</strong> rituels rendaient les<br />
rapports de force plus permanents, plus réguliers<br />
et plus prévisibles. Par celui de l’hommage,<br />
un individu se reconnaissait<br />
«l’homme» d’un autre homme: il devenait<br />
son vassal et s’engageait à le servir tout en se<br />
plaçant sous sa protection. Il mettait ses<br />
mains jointes entre celles de son nouveau<br />
maître, qui lui donnait un baiser sur la bouche.<br />
L’accord ainsi scellé était réputé devoir durer<br />
jusqu’à la mort. Il recevait d’habitude une<br />
consécration religieuse, l’inférieur tendant la<br />
main sur <strong>des</strong> reliques ou sur un livre sacré<br />
pour prêter serment de fidélité à son supérieur.<br />
De tels rapports de subordination entre<br />
guerriers produisait une hiérarchie sociale<br />
qui, d’un homme à l’autre, remontait jusqu’à<br />
la personne du roi ou de l’empereur.<br />
A l’époque où le métier militaire était<br />
réservé à un ordre privilégié - la noblesse -<br />
l’adoubement était la cérémonie par<br />
laquelle les armes étaient remises à un nouveau<br />
guerrier. Cette initiation prenait, elle<br />
aussi, le plus souvent une dimension religieuse:<br />
l’épée était bénie et le postulant<br />
jurait de rester toujours fidèle aux valeurs<br />
justifiant le recours à la force. Avec la délégation<br />
à l’État du monopole de l’usage de<br />
la violence physique légitime, le militaire<br />
perd le droit de décider <strong>des</strong> circonstances où<br />
il convient d’utiliser ses armes. Il devient<br />
alors l’instrument d’un monarque auquel il<br />
prête sa puissance. A partir de la Révolution<br />
de 1789, une dissociation est opérée entre<br />
la figure collective de la Nation, seule<br />
source de souveraineté et les personnalités<br />
qui sont, pour une période plus ou moins<br />
longue, avec <strong>des</strong> limitations plus ou moins<br />
rigoureuses, chargées de la représenter. A<br />
travers les secon<strong>des</strong>, c’est la première que<br />
le militaire sert. A vrai dire, la nation à<br />
laquelle il se réfère est une réalité sublimée.<br />
Elle échappe aux divergences et aux dissensions<br />
qui animent la société. Elle n’est pas<br />
en proie aux incertitu<strong>des</strong>, aux variations,<br />
aux revirements. Elle reste unie et identique<br />
à elle-même. A ce terme, les soldats préfèrent<br />
d’ailleurs celui de patrie. Il évoque<br />
l’héritage légué par les générations passées<br />
et la responsabilité de le transmettre aux<br />
suivantes. Il proclame la dette contractée<br />
envers les ancêtres et le devoir de protéger<br />
la terre qui a recueilli leurs restes. C’est<br />
ainsi le respect pour les morts qui donne à<br />
la patrie une signification sacrée. Il confère<br />
à la collectivité nationale un enracinement<br />
et une continuité temporelle qui transcendent<br />
les vicissitu<strong>des</strong> du présent. En conservant<br />
la distinction entre la source du pouvoir<br />
et ses titulaires, en se vouant à la<br />
protection et à l’exaltation de la patrie, l’institution<br />
militaire a échappé aux répercussions<br />
les plus ru<strong>des</strong> <strong>des</strong> changements politiques<br />
<strong>des</strong> deux derniers siècles. Elle s’est<br />
préservée de bien <strong>des</strong> conflits qui ont dressé<br />
les citoyens les uns contre les autres. Les<br />
régimes, les gouvernements et les dirigeants<br />
se sont succédés sans que ces péripéties<br />
n’affectent trop l’armée qui, en raison de<br />
son soucis d’éviter les débats partisans, a<br />
acquis cette réputation de «grande muette»<br />
qui constitue une composante essentielle de<br />
son identité.<br />
La fidélité à la patrie est proposée comme<br />
idéal à l’ensemble de la communauté mili-<br />
taire, mais elle présente un caractère général<br />
qui contraste avec les traditions de<br />
subordination personnelle auxquelles les<br />
soldats sont habitués. Aussi se prolonge-telle,<br />
au niveau du régiment, de la base<br />
aérienne ou navale, du groupement de gendarmerie,<br />
par l’allégeance au chef. Celui-ci<br />
représente l’institution et reçoit la fidélité<br />
<strong>des</strong> hommes placés sous ses ordres. Dans<br />
une unité de base que l’on désigne par la terminologie<br />
de «corps de troupe», le chef tient<br />
le rôle de père. Il est le réfèrent, celui qui<br />
permet à l’ensemble de se structurer, il est le<br />
garant <strong>des</strong> valeurs et <strong>des</strong> traditions, il est<br />
celui qui détient le pouvoir. Le chef de corps<br />
symbolise l’assurance, la sécurité mais aussi<br />
l’autorité. Le corps de troupe apparaît alors<br />
comme une micro-représentation de l’institution<br />
militaire, avec ses symboles et avec<br />
ses chefs. L’imaginaire collectif se nourrit<br />
aussi «d’idoles humaines». Face à cette<br />
idole que représente le chef de corps, la fidélité<br />
est de nature tribale, elle est empreinte<br />
d’un fort caractère religieux parce qu’elle est<br />
la pure expression d’une foi inébranlable,<br />
qui lie les militaires entre eux.<br />
La fonction paternelle du chef de corps<br />
est reproduite au niveau de l’unité élémentaire<br />
(compagnie, escadron, batterie... selon<br />
les armes d’appartenance) où le capitaine<br />
est investi du même pouvoir, que va également<br />
détenir l’adjudant d’unité, puis le chef<br />
de groupe, chacun à son niveau de commandement.<br />
Le principe de fidélité absolue,<br />
qui s’exprime par la fonction symbolique<br />
du père - ou fonction du père symbolique -<br />
, est ainsi reproduit aux différents niveaux<br />
hiérarchiques, subalternes et supérieurs, de<br />
l’institution militaire (6) . C’est ce rapport<br />
patriarcal qui permet de socialiser la fidélité<br />
et de la transmettre de génération en génération.<br />
Le corps de troupe représente l’élément<br />
essentiel de cette socialisation, parce qu’y<br />
cohabitent les symboles, les valeurs, l’idole<br />
(= le chef) et les hommes. Il est aussi le premier<br />
lieu de socialisation pour les militaires<br />
nouvellement initiés. Il est le passage obligé<br />
où les con<strong>sciences</strong> individuelles se forgent en<br />
une conscience collective, soumise à <strong>des</strong><br />
valeurs identiques. Le corps de troupe remplit<br />
ainsi sa fonction de formation (<strong>des</strong> individus<br />
et <strong>des</strong> con<strong>sciences</strong>) qui repose sur un<br />
processus de reproduction et exalte le sentiment<br />
d’appartenance, indissociable de l’idéal<br />
de fidélité. Celui-ci s’exprime par le symbole<br />
du drapeau qui se retrouve à toutes les étapes<br />
de la vie militaire et notamment dans les<br />
rituels d’incorporation et d’appartenance<br />
ainsi que lors <strong>des</strong> cérémonies funèbres.<br />
Chaque régiment possède un drapeau sur<br />
lequel sont inscrites les dates <strong>des</strong> batailles ou<br />
<strong>des</strong> campagnes auxquelles il a participé.<br />
Témoin de l’histoire, le drapeau, l’étendard,<br />
le fanion, quelle que soit sa dénomination,<br />
reste le symbole fondamental de la fidélité<br />
<strong>des</strong> soldats. Il est l’expression de la culture<br />
de l’institution, <strong>des</strong> valeurs issues <strong>des</strong> traditions.<br />
Le rappel de la fidélité s’exprime<br />
d’ailleurs par le salut au drapeau: lors de la<br />
présentation au drapeau <strong>des</strong> appelés du<br />
contingent, à l’issue de leur formation élémentaire<br />
(les classes), lors <strong>des</strong> différentes<br />
cérémonies militaires, lorsque le drapeau<br />
défile devant les troupes réunies, mais aussi<br />
dans le salut qui précède tout entretien avec<br />
un colonel ou un général en position de commandement<br />
(saluer le drapeau est le premier<br />
acte rituel que l’on commet en entrant dans<br />
le bureau du chef de corps).<br />
Les rites d’incorporation<br />
Après la formation en école, l’élève est<br />
présenté avec sa promotion au drapeau.<br />
Cette cérémonie confère au jeune un statut<br />
de militaire. Il doit devenir porteur <strong>des</strong><br />
valeurs institutionnelles et soucieux d’imiter<br />
et d’honorer ses pairs. Le néophyte<br />
meurt alors rituellement pour renaître sous<br />
une autre identité, qui dans le milieu militaire<br />
se caractérise par l’avènement à un<br />
grade et à une fonction. Il acquiert ainsi un<br />
statut institutionnel, qui prime sur son individualité.<br />
Devant le drapeau, il prête serment<br />
de servir fidèlement son pays et<br />
d’accepter de donner sa vie. La fidélité du<br />
militaire impose alors l’acceptation de sa<br />
propre mort pour assurer l’immortalité de<br />
l’institution. L’appartenance au groupe<br />
militaire résulte du franchissement symbolique<br />
de la mort du néophyte, ce qui l’oblige<br />
à se rallier à l’idéal commun, représenté par<br />
le respect du chef et du drapeau. Ce passage<br />
à un statut supérieur présente les caractéristiques<br />
d’un rituel initiatique.<br />
L’engagement de l’homme à l’égard du<br />
drapeau trouve toute sa signification dans le<br />
terme d’incorporation. S’il est davantage<br />
utilisé pour désigner le moment où les<br />
jeunes arrivent au service national, le processus<br />
d’incorporation concerne plus généralement<br />
ceux qui font don, ad vitam aeternam,<br />
de leur corps à l’institution militaire.<br />
Ils perdent leur identité individuelle pour<br />
devenir <strong>des</strong> agents institutionnels, en incorporant,<br />
c’est-à-dire en entrant dans un autre<br />
corps. Ce corps que représente l’institution<br />
militaire et, à un échelon moindre, le corps<br />
de troupe (régiment), va alors définir <strong>des</strong><br />
rapports sociaux et construire une nouvelle<br />
identité autour de principes et de valeurs<br />
propres à l’armée<br />
En fait, le serment de fidélité symbolise<br />
à la fois une mort et une renaissance. Après<br />
sa formation, qui constitue un rituel d’initiation,<br />
le jeune élève va devoir faire le deuil<br />
de sa «condition civile», ou pour reprendre<br />
une expression militaire, de son statut de<br />
«bleu». Le contraste est d’autant plus<br />
accusé qu’il concerne l’ensemble de la personne,<br />
ses comportements et ses habitus,<br />
comme le relevait déjà Machiavel:«Il n’y a<br />
chose au monde qui s’accorde moins avec<br />
une autre et qui lui ressemble aussi peu que<br />
ne font la vie civile et le métier de militaire.<br />
C’est pourquoi l’on voit souvent que celui<br />
qui se fait soldat change non seulement<br />
d’habit, mais encore de coutume, de langage,<br />
de maintien et de toutes les manières<br />
civiles» 7. Le néophyte assiste à sa propre<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
32<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
33
mort, et renaît de la mère-Patrie, à laquelle<br />
il s’apprête à vouer sa vie, et à laquelle il fait<br />
voeu de fidélité. On retrouve là une similitude<br />
avec l’entrée dans les ordres religieux.<br />
L’armée et l’église sont, comme Freud<br />
l’analyse, deux foules psychologiques comparables.<br />
Elles suscitent chez leurs<br />
membres une abnégation caractéristique.«<br />
Seuls les ensembles sont capables à un haut<br />
degré de désintéressement et de dévouement»<br />
(8).<br />
Dans le processus d’incorporation <strong>des</strong><br />
valeurs, <strong>des</strong> traditions, <strong>des</strong> comportements,<br />
le «parrain de promotion» tient un rôle fondamental.<br />
Si une promotion d’élèves officiers<br />
reçoit toujours le nom d’un officier,<br />
une promotion de sous-officiers prend le<br />
nom d’un sous-officier. Cette logique différentielle<br />
s’explique par le fait que les deux<br />
catégories ne véhiculent pas les mêmes<br />
valeurs, en terme de compétences. Les officiers<br />
sont censés être <strong>des</strong> militaires<br />
brillants, dotés d’initiatives, ayant un sens<br />
aigu du commandement, alors que les sousofficiers<br />
doivent exécuter humblement et<br />
mo<strong>des</strong>tement les ordres reçus, dans «un bon<br />
esprit fondé sur une sorte de joie de servir»<br />
(9) . Malgré cette distinction de classe,<br />
les liens entre officiers et sous-officiers ont<br />
su résister à l’éclatement et au conflit parce<br />
qu’ils sont fondés sur le même principe de<br />
fidélité.<br />
Le «parrain» d’une promotion est, dans<br />
tous les cas, un militaire décédé, qui se sera<br />
fait remarquer pour ses qualités de soldat,<br />
pour ses faits d’arme, et aura été élevé au<br />
rang de modèle. Le rôle du parrain est fondamental<br />
dans la formation <strong>des</strong> officiers et<br />
<strong>des</strong> sous-officiers car, s’il est un exemple de<br />
fidélité, il est aussi un moyen de socialiser<br />
la mort, d’une manière douce, mais suffisamment<br />
explicite, pour l’intégrer dans la<br />
psyché, les attitu<strong>des</strong> et les réflexes de ceux<br />
qui sont incités à se conformer à son<br />
exemple. Il transmet un héritage symbolique<br />
et accompagne les élèves jusqu’à<br />
l’âge de la maturité institutionnelle.<br />
Les rites d’appartenance<br />
La vie militaire est ponctuée de nombreuses<br />
autres cérémonies. Comme tous les<br />
rituels, elles ont pour fonction de renforcer<br />
la cohésion et la vitalité du groupe. «Par la<br />
réactualisation <strong>des</strong> rites traditionnels,<br />
toute la communauté se régénère» (1O) Nous<br />
pouvons distinguer plusieurs types de cérémonie:<br />
prises d’armes à l’occasion de passation<br />
de commandement (changement de<br />
généraux au niveau <strong>des</strong> régions ou circonscriptions<br />
de défense, changement de chef<br />
de corps dans un régiment, de capitaine<br />
dans une compagnie...), ou à l’occasion<br />
d’événements particuliers (remise de décorations,<br />
levée <strong>des</strong> couleurs...), manifestations<br />
commémoratives (défilé du 14 juillet<br />
sur les Champs Élysées, commémoration<br />
<strong>des</strong> victoires <strong>des</strong> deux guerres mondiales ou<br />
<strong>des</strong> événements marquants de l’histoire<br />
d’un régiment...). L’ensemble de ces cérémonies<br />
mobilise toute la communauté,<br />
ainsi que les familles de militaires, revêtues<br />
elles aussi de significations institutionnelles<br />
indispensables à l’équilibre et à la<br />
survie de l’armée.<br />
Le cérémonial mis en place fait appel au<br />
sentiment d’appartenance, et influe sur les<br />
con<strong>sciences</strong> individuelles. La musique, les<br />
chants, dont l’hymne national, les défilés<br />
militaires provoquent un fort sentiment de<br />
solidarité et de reconnaissance de soi dans le<br />
groupe. Le sujet individuel est ainsi soudé à<br />
l’ensemble de la communauté. Il est à la fois<br />
constituant du groupe et constitué par lui.<br />
Les rites d’appartenance ont aussi un<br />
caractère moins solennel. Au niveau <strong>des</strong><br />
régiments, les repas de corps et certaines<br />
activités de cohésion, dont le caractère<br />
rituel est indéniable, permettent de renforcer<br />
l’esprit collectif. Celui-ci est le résultat<br />
d’un travail d’identification <strong>des</strong> membres<br />
du groupe entre eux. S’assembler en vue<br />
d’une activité commune peut déjà générer<br />
l’homogénéité. «Le fait le plus frappant<br />
présenté par une foule psychologique est le<br />
suivant: quels que soient les individus (...)<br />
le seul fait qu’ils sont transformés en foule<br />
les dote d’une sorte d’âme collective» (11) .<br />
Les manifestations militaires sont surtout<br />
très marquées par le souvenir. On<br />
notera la présence, lors de prises d’armes,<br />
d’anciens combattants, portant fièrement<br />
les drapeaux de leurs unités. Le discours<br />
prononcé par le chef de corps lors de<br />
l’incorporation <strong>des</strong> jeunes recrues du<br />
contingent rappelle également le devoir du<br />
souvenir. Il incite les jeunes soldats à imiter<br />
leurs anciens et à faire preuve d’autant de<br />
qualités. Le souvenir est une <strong>des</strong> expressions<br />
de la fidélité, parce qu’il permet de<br />
construire la mémoire collective. L’un de<br />
ses symboles majeurs est la tombe du soldat<br />
inconnu, dont la flamme symbolise à la fois<br />
la reconnaissance du pays, la fidélité du soldat,<br />
l’idéal militaire et la lutte contre l’oubli.<br />
Les cérémonies funéraires<br />
Si toute la vie d’un militaire est guidée<br />
par son devoir envers le drapeau, c’est dans<br />
la mort que vont être sublimées toutes les<br />
valeurs inhérentes à ce symbole. Les traditions<br />
sont encore aujourd’hui respectées et<br />
pratiquées par l’ensemble de la communauté<br />
militaire. Dans les situations de deuil,<br />
le rituel funéraire, guidé par les pratiques<br />
ancestrales, va exalter les valeurs qui sont<br />
au fondement même de l’institution. Le<br />
drapeau, symbole de la Patrie, recouvre le<br />
cercueil du défunt. Drap mortuaire, il est<br />
aussi le symbole de la fidélité absolue et<br />
réciproque entre le défunt et l’armée.<br />
L’éloge funèbre est un moment important<br />
<strong>des</strong> obsèques. Il n’est pas, à proprement<br />
parler, une obligation et il ne fait pas l’objet<br />
d’une réglementation spécifique. Mais c’est<br />
un usage auquel la communauté militaire<br />
est profondément attachée. Autrefois<br />
chanté par les troubadours, il est<br />
aujourd’hui prononcé par le chef de corps. Il<br />
se présente toujours à peu près de la même<br />
façon. Le parcours du défunt est évoqué: la<br />
trajectoire professionnelle (qui n’est pas dis-<br />
sociée de l’histoire personnelle) rappelle les<br />
différentes fonctions occupées et les affectations<br />
successives. L’éloge insiste surtout sur<br />
le déroulement de la carrière, les diplômes<br />
obtenus, les résultats toujours exemplaires,<br />
qui sont autant de signes de fidélité à l’égard<br />
de l’institution. Le récit montre combien le<br />
défunt avait le souci d’être toujours plus<br />
performant, plus brillant, plus dévoué à servir<br />
l’idéal militaire. L’accent est également<br />
mis sur les qualités du défunt, sur son sens<br />
du sacrifice, dont la mort est présentée<br />
comme le prolongement. Ce discours<br />
s’adresse d’abord au défunt. Il s’agit en effet<br />
dans le rite de théâtraliser la relation ultime<br />
avec lui, de faire comme si il n’était pas mort.<br />
«Au nom de tous ceux qui vous ont<br />
connu et aimé, au nom de tous ceux que<br />
vous avez aimés, je vous exprime<br />
aujourd’hui la profonde admiration de la<br />
France, sa reconnaissance et sa fidélité».<br />
Cet extrait d’une éloge funèbre prononcée<br />
à l’occasion <strong>des</strong> obsèques d’un sous-officier,<br />
décédé en Ex-Yougoslavie, traduit la<br />
volonté de l’institution de considérer le<br />
défunt comme un membre toujours existant,<br />
et il le demeure effectivement au-delà de la<br />
mort en entrant dans la mémoire collective.<br />
Cette ultime relation de fidélité rejaillit sur<br />
l’ensemble de la communauté. Le défunt<br />
devient en effet pour les survivants un<br />
modèle qu’il faut imiter. Il a tenu la promesse<br />
faite le jour où il avait juré de suivre<br />
l’exemple de ses pairs. Le drapeau déposé<br />
sur le cercueil rappelle alors ce serment de<br />
fidélité. La mort d’un militaire donne sens<br />
et vie à toute l’idéologie qui est au fondement<br />
de l’institution. C’est à partir de ces<br />
morts, devenus <strong>des</strong> modèles, autrefois <strong>des</strong><br />
héros, que l’on va inciter les jeunes générations<br />
à rester fidèles aux principes essentiels<br />
de l’armée. Dans les obsèques militaires, le<br />
défunt incarne l’être vertueux par excellence,<br />
puisqu’il a été capable de dépasser<br />
ses intérêts personnels et de donner sa vie<br />
pour son pays. Toutefois, les héros <strong>des</strong><br />
guerres passées ont presque tous disparu et<br />
le temps de paix ne favorise pas l’invention<br />
de nouveaux mythes héroïques. Aussi, pour<br />
rester fidèle à la tradition tout en sauvegardant<br />
<strong>des</strong> modèles de vertu, l’institution militaire<br />
va trouver un intérêt idéologique dans<br />
le rituel pratiqué lors du décès de soldats,<br />
même s’il ne s’agit pas d’une mort «guerrière».<br />
S’il se modifie à chaque cérémonie<br />
en fonction du grade du défunt, de sa position<br />
sociale... le rituel garde sa signification<br />
essentielle, qui consiste à rendre la confiance<br />
et la fidélité plus entières. La mort n’introduit<br />
alors plus de rupture dans l’ordre institutionnel,<br />
elle contribue au contraire à sa<br />
consolidation.<br />
Les rituels qui scandent la vie du soldat -<br />
de l’incorporation au décès, en passant par les<br />
cérémonies commémoratives et les occasions<br />
de rassemblement - se caractérisent par la<br />
proclamation sans cesse renouvelée de la<br />
fidélité à la patrie et à la hiérarchie. Le drapeau<br />
en est le symbole omniprésent. Il<br />
marque l’appartenance nationale et l’inscription<br />
dans la durée. Il est l’un <strong>des</strong> multiples<br />
signes par lesquels l’institution militaire<br />
affirme son attachement à la permanence et à<br />
la stabilité.<br />
Or, «la continuité est un fait, et aussi une<br />
illusion» (12) . Les références traditionnelles<br />
se sont complétées et partiellement déplacées.<br />
Les opérations récentes à l’extérieur<br />
<strong>des</strong> frontières le confirment: il ne s’agit plus<br />
seulement de défendre l’intégrité du pays et<br />
ses intérêts vitaux. Certes, les nations ont<br />
conservé beaucoup de leurs compétences et<br />
elles demeurent un puissant facteur d’identification,<br />
mais les problèmes de la survie<br />
se posent désormais dans un cadre plus<br />
large 13 . Il semble aussi de plus en plus difficile<br />
aux puissances disposant de moyens<br />
d’intervention efficace de refuser leur<br />
concours lorsque la communauté internationale<br />
décide de s’interposer afin d’éviter <strong>des</strong><br />
massacres en masse. En s’acquittant de ces<br />
nouvelles missions, l’armée évolue tout en<br />
assumant sa fonction essentielle: la protection<br />
de la vie civile par l’acceptation du<br />
risque de la mort militaire. La nouveauté<br />
consiste en ce que ces tâches de défense ne<br />
se limitent plus à la sauvegarde nationale.<br />
Pourquoi l’armée s’engage-t-elle de nos<br />
jours sur ce théâtre élargi? Sans sous-estimer<br />
l’influence de l’esprit humanitaire, d’autres<br />
explications doivent être invoquées. Ces<br />
interventions ouvrent à l’institution militaire<br />
<strong>des</strong> champs d’action où elle peut tester son<br />
efficacité et se maintenir en état d’alerte. Elles<br />
lui permettent d’accroître son prestige par de<br />
nouvelles campagnes. Plus généralement,<br />
elles correspondent aussi à la prise de<br />
conscience que les problèmes de sécurité,<br />
comme beaucoup d’autres, sont devenus<br />
interdépendants: <strong>des</strong> conflits, même lointains,<br />
ont parfois <strong>des</strong> retombées proches.<br />
Mais la raison fondamentale est que la<br />
confrontation avec la mort est source de légitimité.<br />
L’armée recherche un tel avantage<br />
lorsqu’elle s’expose directement, mais aussi<br />
lorsqu’elle cultive la mémoire <strong>des</strong> risques pris<br />
dans le passé. Les rituels qui ponctuent la vie<br />
militaire et la soumettent à l’impératif de fidélité<br />
sont autant de rappels de la présence symbolique<br />
de la mort.<br />
Notes<br />
1. BALANDIER Georges, Le désordre. Eloge du<br />
mouvement, Paris, Fayard, 1988, p.68.<br />
2. CROZIER Michel, FRIEDBEG Erhard,<br />
L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.<br />
3. WEBER Max, Economie et société, trad Plon,<br />
1971.<br />
4. DUMONT Louis, Essais sur l’individualisme,<br />
Paris, Seuil, 1983.<br />
5. BLOCH Marc, La société féodale, Paris, Albin<br />
Michel, 1939.<br />
6. BARROIS Claude, Psychanalyse du guerrier,<br />
1993.<br />
7. MACHIAVEL, préface à Lorenzo di FILIPPO<br />
STROZZI, Pour l’art de la guerre.<br />
8. FREUD Sigmund, Essais de psychanalyse, Ed.<br />
Payot, 1981, p. 140.<br />
9. CHAMPAGNE Patrick , LENOIR Rémi ,<br />
MERLLIE Dominique, PINTO Louis, Initiation<br />
à la pratique sociologique, Ed. Dunod, 1990, p.<br />
24<br />
10. LEENHARDT Maurice éd, Les Carnets de<br />
Lévy-Bruhl, Paris, P.U.F., 1949<br />
11. FREUD Sigmund, ibid., p. 127.<br />
12. BALANDIER Georges, op cit.<br />
13. ELIAS Norbert, La société <strong>des</strong> individus, trad<br />
Fayard, 1991.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
34<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
35
ELISABETH G. SLEDZIEWSKI<br />
La fidélité peut-elle être autre<br />
chose qu’une vertu féodale?<br />
Est-elle, a-t-elle une valeur<br />
pour nous qui entrons dans le<br />
dernier lustre du millénaire?<br />
Intellectuels<br />
<strong>des</strong> fidélités mal récompensées<br />
Elisabeth G. Sledziewski<br />
Université Robert Schuman<br />
Institut d’Étu<strong>des</strong> Politiques<br />
De fait, à s’interroger sur un objet<br />
aussi saugrenu, notre revue paraît<br />
vouloir préférer l’archéologie<br />
<strong>des</strong> passions à l’analyse proprement<br />
sociologique.<br />
Sans parler de l’effet plutôt comique que<br />
risque de produire tel discours attaché à<br />
prouver que cette fidélité conserve malgré<br />
tout un sens: quelque chose dans le goût <strong>des</strong><br />
Visiteurs, Godefroy de Montmirail en cotte<br />
de mailles, arpentant le quatre pièces de sa<br />
<strong>des</strong>cendance déclassée en demandant «où<br />
sont vos gens?»...<br />
Pourtant, l’objet saugrenu trouble. La<br />
valeur démonétisée fascine. La vertu réputée<br />
impraticable tiraille les con<strong>sciences</strong> qui<br />
voudraient la traiter par le mépris. C’est<br />
peut-être cette tension entre une impossibilité<br />
objective et un besoin subjectif d’être<br />
fidèle qui est la plus douloureuse. C’est<br />
peut-être dans le domaine intellectuel que<br />
cette douleur fait le plus mal.<br />
Nul n’ose plus affirmer qu’il faut être<br />
fidèle en amour. Au mieux, la méthode peut<br />
être conseillée dans un souci de santé<br />
publique, comme complément prophylactique<br />
du préservatif. Même pas comme supplément<br />
d’âme. La fidélité n’a pas cours en<br />
affaires ni dans la vie professionnelle: il<br />
convient d’y être efficace et d’y avoir surtout<br />
le souci de soi. Elle ne vaut rien non<br />
plus en politique, où le prince et les adversaires<br />
du prince ne connaissent que <strong>des</strong> rapports<br />
de force. La règle semble donc générale:<br />
il est de moins en moins question de<br />
fidélité dans nos liens sociaux, puisque<br />
ceux-ci sont de moins en moins bâtis sur<br />
l’échange d’une foi. Seul celui qui a donné<br />
sa foi se met en devoir et en mesure d’être<br />
fidèle. Seul celui qui a reçu l’hommage<br />
d’une foi est en droit d’attendre de la fidélité.<br />
La logique individualiste du contrat -<br />
création conventionnelle d’obligations que<br />
les parties sont également libres d’exécuter<br />
ou de dénoncer - habite tous les gestes de<br />
notre vie sociale, qu’elle contribue à dégager<br />
du modèle obsolète <strong>des</strong> liens de vassalité.<br />
Il y a aujourd’hui quelque impiété à<br />
faire <strong>des</strong> serments, quelque indignité à promettre<br />
allégeance, quelque irresponsabilité<br />
à s’engager pour toujours, celles mêmes<br />
qu’il y avait à faire le contraire, jadis. Et<br />
puis pour donner sa foi, il faut prendre le<br />
Ciel à témoin. Dans une société où le Ciel<br />
manque, comment s’y prendrait-on?<br />
Certains secteurs, certains acteurs de la<br />
vie sociale ont toutefois <strong>des</strong> raisons particulières<br />
de peu, ou de mal s’ajuster au schéma<br />
commun. Il est en effet <strong>des</strong> devoirs d’état,<br />
<strong>des</strong> singularités d’histoire et de culture qui<br />
font obstacle à la tendance générale évoquée<br />
ci-<strong>des</strong>sus. Localement, donc, le<br />
modèle de la fidélité peut continuer à être<br />
opératoire, ou du moins à conserver une<br />
légitimité partielle. La distorsion entre cette<br />
légitimité persistante et l’obsolescence<br />
induite par l’esprit du temps donne à la<br />
vertu ainsi prorogée un caractère douloureux,<br />
nous l’avons dit, presque héroïque.<br />
Chez les intellectuels, notamment ceux qui<br />
appartiennent à l’institution académique, la<br />
douleur et l’héroïsme peuvent virer au quichottisme<br />
donneur de leçons. Ils peuvent<br />
accompagner le ratage silencieux d’une carrière.<br />
Grandiloquentes ou discrètes, les<br />
souffrances de la fidélité à contretemps ont<br />
leurs bénéfices, pas forcément secondaires.<br />
Entre croix et délice, les martyrs de la foi<br />
tenue se savent admirables, et donc suscitent<br />
la haine envieuse de ceux qui savent<br />
l’être moins. Ils ne peuvent s’en épargner<br />
les sarcasmes. Une sorte d’hommage du<br />
vice et du siècle à une vertu qui leur fait<br />
ombrage... et qu’ils mettent un zèle toujours<br />
ombrageux à stigmatiser.<br />
Les schèmes de la fidélité<br />
Il est utile de savoir pourquoi, ou tout du<br />
moins de quelle manière les intellectuels,<br />
entendus, au sens le plus large, comme créateurs<br />
et échangeurs d’idées, peuvent continuer<br />
à se référer à un modèle éthique parfaitement<br />
inadapté à la plupart de leurs<br />
besoins sociaux. Où sont-ils allés chercher<br />
de tels équipements, et s’ils ne sont pas allés<br />
les chercher en pleine conscience, d’où<br />
vient-il qu’ils s’en soient embarrassés, se<br />
condamnant du même coup aux postures les<br />
plus inconfortables? De la fidélité sans<br />
récompense à l’inconstance dévorée de<br />
remords, de l’obstination ridicule au rictus<br />
de l’esprit renégat, il y a cent manières de<br />
vivre les contradictions de l’assujettissement<br />
à un modèle invivable. Toutes témoignent<br />
de la prégnance de ce dernier, tant<br />
chez ceux qui l’assument que chez ceux qui<br />
lui opposent de farouches dénégations.<br />
Comment l’expliquer?<br />
En se référant au mécanisme général <strong>des</strong><br />
représentations. En assimilant donc l’efficience<br />
du modèle au travail d’un schématisme<br />
idéologique, analogue à ce que Kant<br />
définit comme «schématisme <strong>des</strong> concepts<br />
purs de l’entendement» (1) , et par lequel les<br />
réalités appréhendées par la conscience sont<br />
rattachées à <strong>des</strong> catégories qui permettent<br />
de les identifier, puis d’en faire l’expérience.<br />
Mais ici, il s’agit d’une fonction<br />
idéologique et non gnoséologique, mobilisant<br />
<strong>des</strong> schèmes élaborés dans la pratique<br />
sociale, et non à partir de formes a priori de<br />
la sensibilité (2) . Le contenu de ces schèmes<br />
n’est donc nullement universel, alors que la<br />
fonction remplie par eux semble nécessaire<br />
à l’élaboration <strong>des</strong> représentations qui guident<br />
l’expérience, les choix de chacun,<br />
quelle qu’en soit la forme. Dans le cas qui<br />
nous occupe ici, ces représentations sont<br />
informées par <strong>des</strong> schèmes idéologiques<br />
assez puissants pour les diriger contre<br />
l’intérêt social ou moral <strong>des</strong> acteurs. La<br />
contrainte de fidélité qui, respectée, coûte<br />
de la réussite, et transgressée, coûte du<br />
confort, pèse sur les choix <strong>des</strong> intellectuels<br />
par la médiation de schèmes qu’aucun sujet<br />
n’a le pouvoir de rendre inopérants. Ces<br />
schèmes ont une origine culturelle dont<br />
l’identification ne permet pas toujours de<br />
comprendre pourquoi, plutôt que d’autres,<br />
ils ont revêtu une telle importance. Ainsi<br />
<strong>des</strong> schèmes de la fidélité, dont le style<br />
explicitement vassalique ne peut renvoyer<br />
qu’à la culture universitaire la plus étroite,<br />
en l’occurrence, à l’archétype de la thèse<br />
d’État.<br />
En dépit de sa faible extension statistique,<br />
ce dernier constitue la figure la plus<br />
achevée du rapport d’autorité, mais aussi du<br />
processus d’engendrement dans la sphère<br />
du savoir. D’où son rayonnement symbolique<br />
très puissant. Pierre Bourdieu insiste<br />
à juste titre sur la contrainte d’obédience qui<br />
régit la vie universitaire, sur la «révérence<br />
obligée à l’égard <strong>des</strong> maîtres» et sur la<br />
«relation prolongée de dépendance» qui<br />
unit tout doctorant à son patron de thèse:<br />
«pas de maître sans maître», pas de docteur<br />
sans «père de docteur» (3) . S’il est incontestable<br />
que ce dispositif symbolique et patrimonial<br />
contribue puissamment à l’inertie,<br />
voire à la médiocrité du pouvoir académique,<br />
en assujettissant la production du<br />
savoir universitaire à <strong>des</strong> normes dominées<br />
par le conformisme, il est tout aussi certain<br />
que le relief ainsi prêté à la figure de la filiation<br />
spirituelle oeuvre, lui, au contraire,<br />
dans le sens d’une responsabilité et d’une<br />
dignité accrues <strong>des</strong> sujets. Le système vassalique<br />
a ses servitu<strong>des</strong>, mais également ses<br />
grandeurs: l’analyse doit faire aux unes et<br />
aux autres leur part.<br />
Il ne faut donc pas sous-estimer<br />
l’influence de la relation maître-disciple,<br />
telle que l’a codifiée l’Université, sur la formation<br />
<strong>des</strong> con<strong>sciences</strong> et la construction<br />
<strong>des</strong> identités chez les intellectuels. Par son<br />
effet normalisateur, voire inhibiteur de la<br />
créativité scientifique, mais aussi par la<br />
forme qu’elle a imprimée aux rapports<br />
d’autorité, de solidarité, de concurrence qui<br />
se nouent au sein et autour <strong>des</strong> institutions<br />
productrices de savoir, la suzeraineté du<br />
patron de thèse a marqué en profondeur<br />
l’ensemble du débat d’idées dans notre<br />
pays. Elle le marquera encore, à retardement,<br />
même si en France comme ailleurs le<br />
nouveau régime <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> doctorales a de<br />
bonnes chances d’anéantir la patria potestas<br />
du directeur: tant que les principaux protagonistes<br />
de ce débat seront <strong>des</strong> universitaires,<br />
ou auront du moins appris à<br />
développer et à exprimer leur propre pensée<br />
dans le cadre, selon les normes de<br />
l’Université, ce que favorise justement<br />
l’actuelle démocratisation du régime <strong>des</strong><br />
thèses, le schème vassalique demeurera. Et<br />
avec lui l’empreinte de ce rapport d’allégeance<br />
auquel toute une civilisation universitaire,<br />
elle-même adossée à toute une civilisation<br />
morale, a conféré une durable<br />
légitimité. C’est ce schème qui travaille<br />
derechef notre imaginaire intellectuel<br />
quand nous inclinons à penser, fût-ce contre<br />
la rationalité politique ou sociale, que celui<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
36<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
37
qui renie ses maîtres commet une mauvaise<br />
action.<br />
Ses maîtres, ou bien ses frères d’armes.<br />
Ou encore ses propres engagements. Le<br />
schème vassalique qui régit l’échange intellectuel,<br />
qui le soustrait aux lois du marché<br />
en conférant à la pensée un statut de nonmarchandise,<br />
peut en effet être décliné sans<br />
altération majeure dans <strong>des</strong> registres différents.<br />
Des registres plus modernes, où les<br />
thèmes de la militance, de l’adhésion, de la<br />
loyauté à son camp, voire à soi-même,<br />
l’emportent sur celui <strong>des</strong> devoirs de<br />
l’homme-lige et donnent un nouveau style,<br />
peut-être un nouveau sens à la fidélité.<br />
Métamorphoses<br />
Pour comprendre ces métamorphoses, il<br />
importe bien sûr de savoir dans quelles<br />
conditions de tels déplacements se sont<br />
opérés. On retiendra par exemple l’éclairante<br />
typologie historique établie par Régis<br />
Debray, qui distingue «trois âges» (4) et par<br />
là trois mo<strong>des</strong> d’organisation du champ<br />
intellectuel en France: universitaire (1880-<br />
1930), éditorial (1930-1960), médiatique (à<br />
partir de 1968). A chacun de ces «cycles»,<br />
parmi lesquels on pourrait tout de même<br />
regretter de ne pas voir figurer un moment<br />
spécifiquement focalisé sur l’instance politique,<br />
et dont l’acmé coïnciderait avec les<br />
années 1965-1975, correspond de fait une<br />
expression nouvelle du rapport aux<br />
schèmes qui gouvernent les intellectuels, et<br />
donc du rapport à la fidélité. Pourtant, il<br />
faut avoir soin de ne pas surestimer la portée<br />
de ces mutations. Alors que «le mode<br />
de recrutement (...) a subi beaucoup d’avatars,<br />
écrit Debray, demeure le parti intellectuel,<br />
Phénix toujours recyclé» (5) . Et de la<br />
même manière, ajoutera-t-on, les schèmes<br />
constitutifs <strong>des</strong> représentations de la fidélité<br />
chez les intellectuels. Ces schèmes<br />
demeurent, dans une égale et continue efficience.<br />
La vassalité universitaire s’est perpétuée<br />
dans l’allégeance éditoriale ou politique.<br />
Elle s’est projetée jusque dans certaines<br />
vertus hautement médiatisables que<br />
doivent apprendre à pratiquer aujourd’hui<br />
ceux qui veulent dégager leur foi sans passer<br />
pour <strong>des</strong> salauds: la fidélité à ses<br />
propres exigences morales, le souci de ne<br />
faire aucune concession, le courage de ne<br />
pas se taire, etc., sont sans doute, malgré les<br />
apparences, <strong>des</strong> ersatz élégants et commo<strong>des</strong><br />
pour les temps postmodernes,<br />
puisqu’ils permettent d’exalter l’indépendance,<br />
le narcissisme du sujet, dans un<br />
registre très voisin de ceux où il faisait<br />
naguère valoir soit son esprit de corps, soit<br />
son esprit de camp. Mais d’aussi subtiles<br />
modulations ne sont pas à la portée de tous.<br />
Si quelques artistes du recyclage idéologique<br />
parviennent à donner - et surtout à se<br />
donner - le sentiment d’avoir toujours servi<br />
la même cause, la plupart <strong>des</strong> intellectuels<br />
doivent se contenter de gérer les conséquences<br />
de leurs choix. Les uns optent pour<br />
une vertu austère et s’entêtent à ne pas se<br />
renier. Les autres imposent silence à leurs<br />
états d’âme, se vendant au plus offrant,<br />
Le serment vassalique : Roland est investi par Charlemagne.<br />
monnayant leur trahison avec férocité.<br />
Quant à la grande majorité, soulignons-en<br />
les visées encore plus mo<strong>des</strong>tes et la propension<br />
unanime à bricoler. Tous restent<br />
assujettis à un lointain schème vassalique<br />
que les mutations culturelles et les stratégies<br />
individuelles ont infléchi, accommodé,<br />
sublimé, préservé parfois.<br />
Le schématisme de la foi engagée et<br />
tenue ne modèle donc pas forcément <strong>des</strong><br />
comportements anachroniques, affichant<br />
leur archaïsme. Les intellectuels qui, avec<br />
plus ou moins de conviction, pensent en<br />
termes de fidélité leur propre rapport aux<br />
idées et à la pratique sociale, même s’ils<br />
sont en position de Quichotte ou d’Alceste,<br />
objectivement pour ainsi dire, n’adhèrent<br />
pas pour autant au schème qui règle leur<br />
conduite, en en faisant systématiquement<br />
profession. L’aval subjectif donné à la<br />
fidélité, qui suppose la revendication de<br />
celle-ci comme valeur et l’adoption délibérée<br />
d’un habitus immédiatement identifiable,<br />
par où le sujet s’exposera lui-même<br />
comme le Fidèle, n’est pas la démarche la<br />
plus facile, ni donc la plus fréquente. Être<br />
un demi-Quichotte, un quart d’Alceste,<br />
allongé de quelques fractions imprécises<br />
de conformisme, ou au contraire<br />
d’humour, paraît un parti plus vivable,<br />
socialement du moins... puisque quelque<br />
part au fond de lui, schématisme idéologique<br />
oblige, celui qui compose avec les<br />
normes du siècle, avec ses tentations, sent<br />
bien qu’il a trahi quelque chose ou<br />
quelqu’un. On sait l’habituelle méchanceté<br />
<strong>des</strong> renégats, qui ne pardonnent pas à<br />
d’autres d’être restés fidèles parce qu’ils<br />
ne se pardonnent pas d’avoir été félons.<br />
Plus ordinairement, ce sont les petits tourments<br />
de la conscience malheureuse, les<br />
affres du sujet chaque jour partagé entre<br />
ses scrupules et l’air du temps. Belle âme<br />
par atavisme, sophiste par réalisme, l’intellectuel<br />
se trouve rarement en paix avec luimême.<br />
Sût-il à merveille donner le change,<br />
faire le sage, jouer l’esprit libre, il<br />
n’empêche: la fidélité travaille en lui et le<br />
condamne à être l’homme, ou bien sûr la<br />
femme, du ressentiment.<br />
Fidélités en souffrance<br />
C’est donc bien entre la fidélité assumée<br />
et la fidélité refoulée que la tension risque<br />
de connaître la plus grande force, et donc de<br />
créer les plus grands conflits. De cette<br />
charge conflictuelle peuvent témoigner de<br />
nombreux épiso<strong>des</strong> de la vie intellectuelle<br />
contemporaine. Privilégions, pour illustrer<br />
cette étude, quelques traits empruntés à la<br />
réalité française <strong>des</strong> vingt dernières années,<br />
et sans doute familiers à beaucoup de lecteurs.<br />
Vers le milieu <strong>des</strong> années 70, la classe<br />
intellectuelle commença à émerger <strong>des</strong><br />
vapeurs de l’enchantement marxiste qui<br />
avait constitué son horizon indépassable<br />
depuis 1945. Sans revenir ici sur <strong>des</strong> péripéties<br />
idéologico-éditoriales qui ont été narrées,<br />
jugées, analysées en détail (6) , contentons-nous<br />
d’évoquer une atmosphère et d’y<br />
placer quelques repères de sens.<br />
On ne dira jamais assez à quel point le<br />
retournement survenu alors, au moment<br />
même où les sociétés occidentales s’installaient<br />
dans la crise, a pu peser politiquement<br />
et moralement sur les <strong>des</strong>tinées collectives.<br />
Ce fut particulièrement sensible en France,<br />
où la décennie précédente avait vu se conjuguer<br />
une démocratisation massive <strong>des</strong><br />
étu<strong>des</strong> supérieures, une explosion de la<br />
communication <strong>des</strong> idées et une politisation<br />
sans précédent du débat public. En conséquence,<br />
de même que la marxisation <strong>des</strong><br />
esprits, ou du moins la diffusion d’une culture<br />
intellectuelle révolutionnaire, avait<br />
marqué d’une forte empreinte la jeunesse<br />
étudiante <strong>des</strong> dernières années de la période<br />
d’expansion, de même le reflux brutal de<br />
cette culture, après 1975, fut profondément<br />
ressenti par une génération qui avait été à<br />
un tel degré concernée par elle. Confrontés<br />
à la thèse inouïe que «le vieux de notre culture<br />
politique», pour reprendre les termes de<br />
Pierre Rosanvallon, c’était, tout compte<br />
fait, «l’idée même de révolution» (7) , les<br />
intellectuels baby-boomers frais émoulus<br />
de leurs universités soixante-huitar<strong>des</strong><br />
connurent toutes les douleurs de la crise de<br />
conscience alors qu’ils atteignaient l’âge<br />
d’être sûrs, mûrs et créatifs. Eux qui avaient<br />
tété le lait de la lutte <strong>des</strong> classes aux<br />
mamelles de l’alma mater découvraient<br />
qu’une bonne partie du savoir transmis à<br />
eux sous seing académique, si l’on peut<br />
dire, était aussi relatif, aussi discutable que<br />
n’importe quoi d’autre qu’on leur avait<br />
inculqué au catéchisme, chez les scouts ou<br />
à Salut les copains. Eux qui avaient appris<br />
à voir dans le marxisme-léninisme la<br />
mathesis universalis hors de laquelle on ne<br />
pouvait produire, comme on disait alors,<br />
que de l’illusion, voilà qu’il leur fallait<br />
révoquer en doute jusqu’à la notion même<br />
de vérité. Ainsi s’épanouit, de choc pétrolier<br />
en désastre philosophique, une culture<br />
de l’abjuration. Tout comme la prise de<br />
conscience révolutionnaire et l’adhésion<br />
militante avaient naguère été les points de<br />
passage obligés, et du reste ritualisés, de la<br />
démarche intellectuelle légitime, ce furent<br />
désormais la dénonciation <strong>des</strong> erreurs commises<br />
sous l’empire du marxisme, la renonciation<br />
expresse à ses pompes et à ses<br />
oeuvres, et plus généralement le doute affiché<br />
à l’endroit <strong>des</strong> «idéologies» qui devinrent<br />
les opérations préliminaires de légitimation,<br />
on serait tenté de dire d’exorcisme,<br />
faute <strong>des</strong>quelles un intellectuel devrait<br />
abandonner toute ambition de rayonnement,<br />
et se contenter d’être laborieux et<br />
confidentiel.<br />
Dans ce climat d’apostasie, dans ce<br />
vacarme de palinodies, où le pathétique <strong>des</strong><br />
illusions perdues ne le cédait qu’au ridicule<br />
<strong>des</strong> contorsions et contritions médiatiques,<br />
les schèmes de la fidélité étaient mis à rude<br />
épreuve. Ce qui signifie qu’ils se trouvaient<br />
sollicités dans <strong>des</strong> sens contradictoires, par<br />
<strong>des</strong> con<strong>sciences</strong> tantôt en peine, tantôt en<br />
rupture de foi, et pour <strong>des</strong> résultats bien sûr<br />
très opposés. Quatre principaux types<br />
d’attitu<strong>des</strong> illustrèrent donc les cas de figure<br />
distingués ci-<strong>des</strong>sus: la mutation complète,<br />
sans perte d’énergie ou de crédit, du militant<br />
en dissident; l’entêtement à tenir une<br />
foi engagée, sans égard au coût social de la<br />
fidélité ainsi comprise; le reniement pur et<br />
simple, sans égard au coût moral de la trahison;<br />
le bricolage, enfin, les petits arrangements<br />
avec le siècle et avec la conscience,<br />
à moindre frais.<br />
Profils<br />
Plutôt que <strong>des</strong> noms, que chacun peut<br />
mettre sans difficulté à la bonne place, il<br />
convient de recenser ici <strong>des</strong> profils. Le premier<br />
est celui <strong>des</strong> plus stylés, et sans doute<br />
aussi <strong>des</strong> plus pharisiens de nos intellectuels:<br />
le seul profil garantissant la poursuite<br />
d’un magistère commencé dans l’autre<br />
camp, ainsi que l’absence totale de mauvaise<br />
conscience, tout comme il garantissait<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
38<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
39
à Tartuffe «de l’amour sans scandale et du<br />
plaisir sans peur». Par la force <strong>des</strong> choses,<br />
les maîtres de cet art casuistique furent plutôt<br />
les aînés <strong>des</strong> intellectuels dont il est ici<br />
question, et demeurant pour leurs cadets <strong>des</strong><br />
références ès-fidélité, ils posèrent en<br />
rebelles avec autant de succès qu’en zélateurs.<br />
Il leur suffisait de rappeler, pour être<br />
parfaitement convaincants, que de la pensée<br />
Mao Tsé Toung jusqu’aux colonnes du<br />
Figaro un même et impérieux désir de crier<br />
leur vérité les avait possédés.<br />
Le profil de l’intellectuel de foi, obstiné<br />
et misanthrope, est moins brillant, même<br />
s’il n’est pas moins complexe. Ce fut celui<br />
<strong>des</strong> marxistes irréductibles, qui ne démordirent<br />
jamais de leur idée de la vérité, ni<br />
même de leur vocabulaire, et s’aliénèrent la<br />
faveur <strong>des</strong> commissions de spécialistes, <strong>des</strong><br />
journalistes et <strong>des</strong> éditeurs. Les communistes<br />
restés au parti ou dans son orbe accusèrent<br />
encore ce profil, l’ombrant d’un<br />
cerne suicidaire: à l’exemple d’Alceste qui<br />
jetait ses rengaines démodées à la face <strong>des</strong><br />
enfants du siècle et se réjouissait de perdre<br />
son procès, ceux-là s’enfermèrent dans le<br />
silence <strong>des</strong> débats à usage interne et acceptèrent<br />
de n’être plus visibles que sous la<br />
forme de souffre-douleur.<br />
Ce à quoi s’employèrent avec une passion<br />
efficace les représentants du profil<br />
félon. Leur méchanceté a déjà été évoquée,<br />
et à leur actif, le remords qui en était l’aliment.<br />
Certains ont consacré depuis vingt<br />
ans toutes leurs forces à détruire, non pas<br />
seulement <strong>des</strong> idées qui leur étaient devenues<br />
odieuses, mais avec un acharnement<br />
que le temps n’a guère émoussé, leurs porteurs.<br />
Empruntant à la légitimité et à la notoriété<br />
dont ils jouissaient un pouvoir sans<br />
limites, ils ont eu les moyens de confisquer<br />
la parole, de chasser <strong>des</strong> instances<br />
d’échange et de diffusion du savoir les<br />
contradicteurs dont la présence même mettait<br />
leur conscience en péril. Pour les déçus<br />
de la pensée 68 comme pour les repentis du<br />
stalinisme, la critique de l’illusion passée<br />
n’a parfois été que la guerre faite à ceux qui<br />
lui trouvaient encore de l’avenir.<br />
Quant au profil bricoleur, qu’en dire,<br />
sinon qu’il fut observable dans tous les<br />
domaines et à tous les étages, et qu’il eut les<br />
traits de toute une génération? Le souci de<br />
survivre, la répugnance globale pour les<br />
conditionnements passés et les conformismes<br />
présents, l’espoir de trouver un fil<br />
conducteur, un cap à tenir: autant de<br />
mobiles, parfois conjugués, qui incitèrent<br />
les moins meurtris par le chaos idéologique<br />
à réfléchir sur la fidélité. A en réinventer<br />
une, flexible mais non laxiste, consistante<br />
mais non monolithique, à la mesure de leurs<br />
forces et de leurs désarrois.<br />
Pour le meilleur ou pour le pire. Il y eut<br />
au bout la désertion, le repli sur ses propres<br />
incertitu<strong>des</strong>, le «silence <strong>des</strong> intellectuels»<br />
<strong>des</strong> années 80. Il y eut ce minimalisme pâlement<br />
teinté de réalisme qui, expliquent<br />
Jean-Michel Besnier et Jean-Paul Thomas<br />
dans leur si pertinente étude de tous ces<br />
déchirements (8) , «devait succéder aux prédications<br />
grandiloquentes», et qui ne fut que<br />
«vacance de l’expression de la volonté politique»,<br />
capitulation gestionnaire devant «un<br />
réel non soumis à la discussion».<br />
Mais il y eut aussi le sursaut de la<br />
conscience endolorie. Le sentiment que<br />
l’intellectuel se discréditerait en n’étant<br />
point homme ou femme de parole. L’idée<br />
que cette parole était forcément donnée,<br />
mais ni à un soi narcissique, ni à un suzerain<br />
dogmatique: plutôt à la cité, à <strong>des</strong><br />
concitoyens en peine de savoir et d’espoir.<br />
Notes<br />
1. KANT, Emmanuel, Critique de la Raison pure,<br />
Paris: P.U.F., 1967, 5 e édition, trad.<br />
Tremesaygues & Pacaud, p. 150 sqq.<br />
2. Sur ce concept de fonction idéologique, voir<br />
G(UIBERT)-SLEDZIEWSKI, Elisabeth,<br />
Idéaux et conflits dans la Révolution française,<br />
étu<strong>des</strong> sur la fonction idéologique; Paris:<br />
Méridiens-Klincksieck, 1986, p. 19-48.<br />
3 BOURDIEU, Pierre, Homo academicus, Paris:<br />
Ed. de Minuit, 1984, p. 127.<br />
4. DEBRAY, Régis, Le pouvoir intellectuel en<br />
France, Paris: Ramsay, 1979, p. 49.<br />
5. Ibid, p. 52.<br />
6. Pour un bilan nuancé de ce changement de cap,<br />
voir BESNIER, Jean-Michel, et THOMAS,<br />
Jean-Paul, Chronique <strong>des</strong> idées d’aujourd’hui,<br />
éloge de la volonté. Paris: P.U.F., 1987, 199<br />
pages.<br />
7. ROSANVALLON, Pierre, Une nouvelle culture<br />
politique, Faire, n° 13, novembre 1976, p. 25.<br />
Voir aussi ROSANVALLON, Pierre, et VIVE-<br />
RET, Patrick, Pour une nouvelle culture politique,<br />
Paris: Ed du Seuil, 1977, p. 99.<br />
8. BESNIER et THOMAS, Ibid, p. 41.<br />
Registre <strong>des</strong> archives, 1790<br />
© Historische Zielscheiben, Anne Braun,<br />
Ed. Leipzig, 1981<br />
Histoire,<br />
mémoires<br />
Pratiques religieuses<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
40
EVE CERF- HOROWICZ<br />
Je propose ici une réponse<br />
à <strong>des</strong> questions qui se posent<br />
à moi depuis que mon père,<br />
citoyen polonais, engagé<br />
volontaire dans l’armée<br />
française en 1939, est mort<br />
dans un camp français<br />
pour étrangers en 1941.<br />
Eve CERF- HOROWICZ<br />
Chargée de Recherche - C.N.R.S.<br />
Laboratoire de sociologie<br />
de la culture européenne<br />
L’Adieu<br />
à une enfant défunte<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
Des questions qui m’ont poursuivie<br />
depuis mon séjour à l’Orphelinat<br />
Israélite de Haguenau, et depuis<br />
que j’observe la répétition <strong>des</strong><br />
commémorations faisant suite au non-dit de<br />
l’internement et de la déportation <strong>des</strong> Juifs<br />
de France.<br />
L’occasion, ce fut l’interview du président<br />
de la République, du 12 septembre<br />
1994, au cours de laquelle François<br />
Mitterrand a cru se souvenir qu’en 1942<br />
l’antisémitisme de Vichy pouvait apparaître<br />
comme concernant les seuls Juifs étrangers.<br />
L’occasion ce fut aussi la parution du<br />
Mémorial <strong>des</strong> Enfants Juifs Déportés de<br />
France, dont la couverture est constituée par<br />
la carte d’identité d’Anny Yolande<br />
Horowicz, ma cousine germaine.<br />
La réponse, je l’ai trouvée dans l’étude<br />
de la mémoire collective qui, aujourd’hui<br />
encore, refuse d’intégrer la période 1940-<br />
1944 dans l’Histoire de France. Cette<br />
réponse est d’une simplicité qui ne le cède<br />
en rien à celle <strong>des</strong> questions qui se posent.<br />
Évolution et enjeux<br />
de la mémoire<br />
Depuis plus de cinquante ans, la<br />
mémoire de la Seconde Guerre Mondiale<br />
est déterminée par <strong>des</strong> implications politiques<br />
et <strong>des</strong> motivations psychologiques.<br />
42<br />
Les historiens s’accordent pour distinguer<br />
trois phases principales d’élaboration de la<br />
mémoire (1) .<br />
1945 - 1954: La recomposition<br />
de l’identité nationale<br />
Au lendemain de la guerre, la mémoire<br />
nationale s’ordonne en fonction de l’idéologie<br />
gaulliste et de l’idéologie communiste.<br />
Ces deux courants d’idées antagonistes<br />
ont en commun une interprétation<br />
héroïque de l’Histoire, fondée sur la<br />
Résistance, considérée comme un mouvement<br />
de masse traversant toutes les classes<br />
de la société. Cette construction idéologique<br />
présente la collaboration comme un<br />
phénomène marginal, bien que criminel.<br />
Elle ne prend pas en compte <strong>des</strong> populations<br />
non-héroïques, telles que les prisonniers de<br />
guerre et les déportés juifs.<br />
1955 - 1960 : Le silence<br />
et le refoulement<br />
Au cours de cette période, le Parlement<br />
vote les lois d’amnistie de 1951 et 1953 qui<br />
permettent le retour sur la scène politique<br />
d’anciens collaborateurs. Ces lois ont été<br />
élaborées à l’initiative de deux grands mouvements<br />
issus de la Résistance: le<br />
Mouvement Républicain Populaire, de tendance<br />
démocrate-chrétienne, et le Rassem-<br />
blement du Peuple Français, fondé par le<br />
général de Gaulle. Au Parlement, les communistes<br />
et les socialistes se sont opposés à<br />
ces lois.<br />
Les lois d’amnistie répondent au désir<br />
d’oubli de la population française et marquent<br />
le début d’une longue période<br />
d’amnésie nationale.<br />
Dès lors, le discours politique évite<br />
toute allusion aux divisions internes <strong>des</strong><br />
Français, aussi bien celles de l’occupation<br />
que celles de la décolonisation. Cette politique<br />
va de pair avec la réconciliation<br />
franco-allemande.<br />
De 1969 à nos jours :<br />
Le retour du refoulé<br />
L’arrivée à la présidence de la République<br />
de Georges Pompidou et les interrogations<br />
<strong>des</strong> nouvelles générations marquent<br />
la fin <strong>des</strong> mythes de l’après-guerre. En<br />
1971, le film de Marcel Ophuls «Le chagrin<br />
et la pitié» brise l’image d’une France unanimement<br />
résistante. La même année,<br />
Georges Pompidou accorde discrètement la<br />
grâce présidentielle à Paul Touvier, un<br />
ancien responsable de la milice. La révélation<br />
du fait par Jacques Derogy dans<br />
l’Express suscite l’indignation.<br />
Le premier ouvrage d’un historien sur la<br />
période 1940 - 1945, «La France de Vichy»<br />
de l’Américain Robert Paxton, paraît en<br />
1973.<br />
Cette étude montre l’importance de la<br />
collaboration active et passive de la population<br />
française et la responsabilité de<br />
Vichy dans la «solution finale».<br />
Dans le même temps, les structures juridiques<br />
permettent de dénoncer les crimes<br />
de l’État Français. En 1974, Jean Leguay,<br />
délégué de René Bousquet pour la zone<br />
sud, est inculpé de crimes contre l’humanité.<br />
Klaus Barbie est inculpé du même<br />
chef d’accusation en 1983.<br />
Plus récemment, la condamnation de<br />
Paul Touvier et l’inculpation de René<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
Bousquet, secrétaire général de la police de<br />
Vichy, ainsi que le meurtre de ce dernier,<br />
conduisent à la réactualisation <strong>des</strong> actions<br />
criminelles de la France de Vichy.<br />
Au cours de la même époque, on assiste<br />
au réveil de l’identité juive et à la recherche<br />
<strong>des</strong> responsabilités françaises dans le drame<br />
dont les Juifs furent les victimes.<br />
Du silence à l’exposition<br />
En France, pendant plus d’un quart de<br />
siècle, aucune réflexion approfondie,<br />
aucune étude universitaire ne sera publiée<br />
sur la collaboration et sur ses conséquences.<br />
Les <strong>sciences</strong> humaines et la psychothérapie<br />
ignorent le traumatisme <strong>des</strong><br />
déportés et <strong>des</strong> enfants isolés au lendemain<br />
de la guerre (2) .<br />
Le silence français<br />
43<br />
Lors de la découverte <strong>des</strong> camps, à la<br />
différence du général Eisenhower qui<br />
invite les journalistes et les personnalités<br />
officielles à se rendre sur place pour<br />
dénoncer «l’horreur <strong>des</strong> camps à la face du<br />
monde», le ministre <strong>des</strong> Prisonniers,<br />
Déportés et Réfugiés impose la censure.<br />
Les journalistes qui sont en contact avec<br />
les premiers déportés rapatriés sont invités<br />
à se taire (3) .<br />
Les Juifs déportés dans les camps<br />
d’extermination sont inclus dans la catégorie<br />
plus générale <strong>des</strong> victimes du nazisme,<br />
«de sorte que le phénomène de la déportation<br />
dans sa spécificité, les millions de<br />
gens qui ont été déportés, non pas parce<br />
qu’ils combattaient, mais parce qu’ils<br />
étaient quelque chose avant leur déportation,<br />
celui là est gommé dans l’année<br />
même où l’on pouvait se souvenir, il est<br />
gommé malgré les expositions, malgré les<br />
témoignages, malgré les écrits de la presse.<br />
Malgré tout ce que l’on savait, 1945 orga-<br />
La carte d’identité de cette enfant de Strasbourg se trouve aux archives départementales<br />
de l’Indre et Loire.
nise l’oubli de la déportation» (4) <strong>des</strong> Juifs<br />
d’Europe.<br />
La mémoire juive<br />
Jusqu’au 16e siècle la mémoire juive<br />
repose sur <strong>des</strong> rites et sur une liturgie qui<br />
font revivre les événements marquants du<br />
passé. (5) Des événements semblables sont<br />
susceptibles de se reproduire à chaque<br />
génération, et doivent être identifiés en tant<br />
que tels. Les rites et la liturgie ne s’ordonnent<br />
pas selon un récit chronologique et<br />
connaissent <strong>des</strong> variantes locales.<br />
Une mémoire ritualisée<br />
La mémoire traditionnelle n’a retenu<br />
que les pério<strong>des</strong> de rupture. Celles-ci, interprétées<br />
par la Kabbale comme une élévation<br />
spirituelle, sont conçues comme une interaction<br />
complexe avec Dieu. (6) La rupture se<br />
traduit par <strong>des</strong> massacres et l’exode <strong>des</strong> survivants;<br />
elle apparaît dès l’événement fondateur<br />
du peuple juif, relaté par le récit<br />
biblique de la sortie d’Egypte (7) . Une <strong>des</strong><br />
particularités de la culture juive traditionnelle<br />
est d’identifier le mal absolu, qui ne<br />
peut être compris, et avec lequel aucun<br />
compromis n’est acceptable.<br />
Au milieu du 20 e siècle, à une époque où,<br />
pour la plupart, ils s’étaient détachés de leur<br />
culture traditionnelle, les Juifs d’Europe ont<br />
été confrontés à la plus grande catastrophe<br />
de leur histoire.<br />
L’identité plurielle <strong>des</strong> Juifs<br />
de France<br />
Pierre Vidal-Naquet caractérise les Juifs<br />
de France en 1939 comme un «ensemble<br />
pluriel aux frontières indéfinissables». (8)<br />
Nous analyserons en premier lieu l’identité<br />
plurielle de cette population pour montrer<br />
ensuite, comment cet ensemble complexe a<br />
élaboré la mémoire de la catastrophe.<br />
En 1945, comme en 1939, les associations<br />
juives s’ordonnent selon deux directions<br />
principales : l’attachement à la nation<br />
française et la fidélité à la culture et à la religion.<br />
Le mouvement sioniste traverse le<br />
judaïsme laïque et les communautés religieuses.<br />
Par ailleurs, les partis de gauche<br />
ont offert aux Juifs une forme universaliste<br />
d’intégration nationale. A l’idéologie personnelle<br />
se superposent <strong>des</strong> antagonismes<br />
liés à la plus ou moins grande ancienneté de<br />
la présence en France, et aux clivages <strong>des</strong><br />
classes <strong>sociales</strong>.<br />
En 1940, le régime de Vichy impose aux<br />
Juifs de France, quel que soit leur degré<br />
d’assimilation, un statut <strong>des</strong>tiné à les<br />
exclure de la nation. Cette politique s’est<br />
poursuivie par l’arrestation et la déportation<br />
de 25 000 Juifs français et de 55 000 Juifs<br />
étrangers ou dénaturalisés.<br />
Au lendemain de la guerre, comment les<br />
Juifs ont-ils géré la mémoire <strong>des</strong> années de<br />
persécution ? Quelle a été leur attitude à<br />
l’égard <strong>des</strong> survivants de la déportation et<br />
<strong>des</strong> enfants dont les parents avaient disparu?<br />
Comment ont-ils perpétué le souvenir<br />
<strong>des</strong> morts ?<br />
Deux logiques face à la mémoire<br />
Les juifs orthodoxes se fondent sur les<br />
textes d’origine pour estimer que nul ne peut<br />
trouver un sens à une catastrophe, voulue par<br />
Dieu pour <strong>des</strong> raisons connues de Lui seul. (9)<br />
En inscrivant la <strong>des</strong>truction <strong>des</strong> Juifs<br />
d’Europe dans la cohérence de leur histoire,<br />
les juifs orthodoxes refusent de considérer la<br />
catastrophe comme une coupure fondamentale<br />
et d’en élaborer la mémoire.<br />
Les institutions juives, de leur côté, ont eu<br />
pour priorité d’effacer les séquelles de<br />
l’exclusion subie par les Juifs pendant quatre<br />
ans. Elles en viennent ainsi à refuser de se distinguer<br />
<strong>des</strong> autres catégories de victimes de<br />
l’Occupation, et à ne pas se porter partie civile<br />
aux procès de la Collaboration. Le<br />
Consistoire et les Communautés se conforment<br />
au discours dominant, selon lequel les<br />
déportés sont «morts pour la France». Le discours<br />
adressé par Georges Worms, président<br />
du Consistoire de Paris, au président Vincent<br />
Auriol, le 27 avril 1949, illustre cette distorsion<br />
de la réalité: «Par delà nos propres morts<br />
et confondus avec eux, nous entendons honorer<br />
aujourd’hui sans distinction d’appartenance,<br />
tous ceux qui sont tombés pour elle (la<br />
France) sur les champs de bataille, dans les<br />
maquis, en déportation, dans les camps de travail<br />
ou dans les prisons de la répression» (10) .<br />
Dans ce climat de silence officiel et de<br />
volonté d’intégration, les déportés survivants<br />
ont témoigné sans pour autant être écoutés.<br />
Lors du colloque «Mémoire et Histoire», tenu<br />
à la Sorbonne le 13 décembre 1987, Simone<br />
Veil a évoqué ce refus d’écouter le témoignage<br />
<strong>des</strong> survivants: «J’ai vécu ces quarante<br />
années comme une succession d’interruptions<br />
de parole... comme une humiliation permanente»<br />
(11) . Par leur présence et leur expérience<br />
particulière, les déportés survivants<br />
rappellent que dans un passé proche chaque<br />
Juif était un condamné à mort en puissance.<br />
Alors que, selon Freud «au fond, personne ne<br />
croit à sa propre mort ou, ce qui revient au<br />
même, dans son inconscient, chacun est persuadé<br />
de sa propre immortalité» (12) , la présence<br />
<strong>des</strong> déportés devient rapidement insupportable<br />
à ceux qui ont été épargnés. Cette<br />
réaction s’est étendue aux enfants <strong>des</strong><br />
morts (13) .<br />
Alors que les témoignages publiés par<br />
d’anciens déportés ont été nombreux dans<br />
l’immédiat après guerre, entre 1950 et<br />
1970, le silence retombe sur la déportation.<br />
A partir de 1980, influencé par le changement<br />
d’attitude de l’État d’Israël à<br />
l’égard du meurtre <strong>des</strong> Juifs d’Europe, le<br />
travail de la mémoire juive en France prend<br />
une importance nouvelle. Dès avant la création<br />
de l’État d’Israël, les pionniers avaient<br />
adopté une idéologie de distanciation à<br />
l’égard <strong>des</strong> Juifs d’Europe qui, face aux<br />
nazis, se seraient comportés comme du<br />
«petit bétail à abattre» (14) . A la fin <strong>des</strong><br />
années cinquante, l’effondrement <strong>des</strong><br />
mythes fondateurs conduit à renouer avec<br />
l’Histoire du peuple juif, à renforcer les<br />
liens avec la diaspora et à faire d’Israël le<br />
centre de la mémoire juive. La loi du<br />
19 avril 1953 ordonne d’édifier «Yad<br />
Vashem», un mémorial où sera conservé à<br />
jamais le nom <strong>des</strong> victimes de la «Shoah».<br />
La nationalité israélienne est accordée à<br />
titre posthume aux Juifs assassinés «en<br />
signe qu’ils ont été réunis à leur peuple».<br />
Dès lors, une autre vision du meurtre <strong>des</strong><br />
Juifs s’impose en Europe et aux États-Unis.<br />
Les camps français<br />
Au cours <strong>des</strong> deux dernières guerres<br />
mondiales, les pays européens ont interné<br />
les citoyens <strong>des</strong> pays avec lesquels ils<br />
étaient en guerre. En France, de 1940 à<br />
1944, la législation sur l’internement s’inscrit<br />
dans la politique xénophobe et antisémite<br />
de Vichy.<br />
Les préliminaires à l’horreur<br />
Les pertes humaines consécutives à la<br />
Grande Guerre et à la baisse de natalité<br />
avaient favorisé l’immigration. Par la suite,<br />
les conflits sociaux et la crise de 1929<br />
réveillent la xénophobie et l’antisémitisme.<br />
Le décret-loi du 18 novembre 1939<br />
constitue le délit de dangerosité qui prévoit<br />
le châtiment <strong>des</strong> atteintes à la sûreté de l’État<br />
ainsi que la prévention de tels actes. Le pouvoir<br />
de prononcer <strong>des</strong> mesures d’internement<br />
est transféré de l’autorité judiciaire à l’administration<br />
et donne aux préfets tout pouvoir<br />
à ce sujet (15) . Sont l’objet de mesures d’internement,<br />
les républicains espagnols, les opposants<br />
allemands au régime nazi, les responsables<br />
communistes et les leaders syndicaux.<br />
La loi du 4 octobre 1940 ordonne l’internement<br />
<strong>des</strong> «étrangers de race juive». Le<br />
second statut <strong>des</strong> Juifs du 2 juin 1941 permet<br />
l’internement de «tous les Juifs sans distinction<br />
de nationalité».<br />
En février 1941, 40 000 Juifs sont internés.<br />
Ce chiffre sera réduit à 10 000 en<br />
juillet 1942; les personnes libérées sont<br />
assignées à résidence, et strictement contrôlées<br />
par les autorités françaises. Trois mille<br />
internés juifs meurent dans les camps, où la<br />
situation sanitaire et alimentaire est désastreuse.<br />
Un comité d’assistance, constitué de<br />
juifs, de chrétiens et de laïques, parvient à<br />
aider les internés par l’apport de rations alimentaires,<br />
de conseils juridiques et par la<br />
libération et le placement de nombreux<br />
enfants (16) .<br />
A partir du 3 août 1942 «les camps spéciaux<br />
pour étrangers» sont verrouillés par <strong>des</strong><br />
gendarmes français. Les personnes assignées<br />
à résidence sont arrêtées et transférées à<br />
Drancy. Les 26 août, une grande rafle est organisée<br />
à travers la zone sud. A Paris, les<br />
16 et 17 juillet 1942, au cours de la rafle du<br />
Vel’d’Hiv, 13 152 Juifs - 3 118 hommes,<br />
5 919 femmes et 4 115 enfants - sont arrêtés<br />
par la police française, en vertu d’un accord<br />
passé entre René Bousquet et Karl Oberg, chef<br />
<strong>des</strong> SS et de la police allemande en France.<br />
Au mois de juillet 1942, René Bousquet<br />
livre 40 000 Juifs de la zone non-occupée<br />
aux Allemands. Après les avoir isolés dans<br />
<strong>des</strong> camps d’internement, les gendarmes<br />
français enferment les Juifs dans <strong>des</strong><br />
wagons plombés; les chemins de fer français<br />
les convoient jusqu’à la frontière et les<br />
livrent aux nazis. «Dans les camps du<br />
Loiret, administrés par la préfecture, et où<br />
les conditions d’internement sont désastreuses,<br />
les gendarmes séparent les mères<br />
<strong>des</strong> enfants à coups de crosse, au cours de<br />
scènes déchirantes [...]. Des milliers<br />
d’enfants, laissés seuls dans la détresse<br />
morale et matérielle, seront transférés à<br />
Drancy le 14 août 1942, et déportés vers<br />
Auschwitz le 17 août, où ils seront tous<br />
gazés dès leur arrivée» (17) .<br />
Quatre-vingt mille Juifs de France, dont la<br />
plupart ont été arrêtés par la police française,<br />
ont été exterminés dans les camps nazis. Dans<br />
ce nombre figurent 11 000 enfants.<br />
Commémorer<br />
Au lendemain de la Guerre, la mémoire<br />
<strong>des</strong> camps français se manifestera de façon<br />
décalée par rapport à celle de la déportation,<br />
et de façon beaucoup plus discrète.<br />
Écrire l’Histoire<br />
En 1945, paraît le témoignage du médecin<br />
strasbourgeois Joseph Weill. Le titre de<br />
l’ouvrage «Contribution à l’Histoire <strong>des</strong><br />
camps d’internement dans l’anti-France»<br />
montre que, pour l’auteur, le régime de<br />
Vichy constitue une parenthèse dans<br />
l’Histoire nationale. L’ouvrage est publié<br />
par le Centre de Documentation Juive<br />
Contemporaine qui joue, dès 1942, un rôle<br />
central dans la conservation <strong>des</strong> archives, la<br />
défense de la mémoire et les étu<strong>des</strong> sur la<br />
déportation.<br />
Il faudra ensuite plus de trente ans et<br />
l’ouverture <strong>des</strong> archives pour que paraissent<br />
<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> sur les camps français. Ces ouvrages<br />
ne mettent cependant pas en évidence la caractère<br />
spécifique de l’internement <strong>des</strong> Juifs. En<br />
1992 paraît, l’ouvrage d’Anne Grynberg «Les<br />
camps de la honte» (18) consacré au sort <strong>des</strong><br />
internés juifs et à l’activité de ceux qui leurs<br />
vinrent en aide. L’histoire <strong>des</strong> camps français<br />
reste cependant parcellaire. Dans les préfectures,<br />
<strong>des</strong> archives concernant les Juifs et les<br />
Tziganes sont encore inexplorées.<br />
Les lieux de mémoire<br />
La mémoire <strong>des</strong> rafles et <strong>des</strong> camps s’est<br />
concrétisée par l’édification de stèles, la<br />
pérégrination à l’emplacement <strong>des</strong> camps et<br />
la publication de mémoriaux.<br />
Dès 1959, la Fédération Nationale <strong>des</strong><br />
Déportés, Internés et Résistants, ainsi que<br />
les organisations communistes font édifier<br />
<strong>des</strong> stèles dans les cimetières <strong>des</strong> camps.<br />
Sur ces stèles, <strong>des</strong> inscriptions rappellent les<br />
souffrances <strong>des</strong> «patriotes qui furent acheminés<br />
vers l’Allemagne». Le <strong>des</strong>tin particu-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
44<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
45
lier <strong>des</strong> Juifs et la responsabilité de Vichy<br />
ne sont pas évoqués.<br />
A partir de 1987, <strong>des</strong> amicales de déportés<br />
juifs et l’Association <strong>des</strong> Fils et Filles de<br />
Déportés de France, fondée par Serge<br />
Klarsfeld, font édifier <strong>des</strong> stèles dont les<br />
inscriptions rappellent le rôle de Vichy dans<br />
l’arrestation, l’internement et la déportation<br />
<strong>des</strong> Juifs.<br />
En 1975, Serge Klarsfeld publie le<br />
Mémorial <strong>des</strong> Juifs Déportés de France. Cet<br />
ouvrage comporte les noms <strong>des</strong> déportés,<br />
les numéros <strong>des</strong> convois et <strong>des</strong> listes incomplètes<br />
concernant les camps français, les<br />
noms <strong>des</strong> Juifs morts au cours de leur internement<br />
et de ceux qui ont été abattus sommairement<br />
en France. Ce Mémorial s’inscrit<br />
dans la tradition <strong>des</strong><br />
«Memorbücher» (19) , les livres de souvenirs,<br />
établis par les rescapés <strong>des</strong> petites bourga<strong>des</strong><br />
juives de Pologne. Ces<br />
«Memorbücher» ne mentionnent pas<br />
d’auteur et sont lus aux dates anniversaires<br />
de deuil, à l’assemblée <strong>des</strong> survivants,<br />
devant les stèles commémoratives ou à la<br />
synagogue. Au contraire, le Mémorial <strong>des</strong><br />
Déportés est un ouvrage signé par Serge<br />
Klarsfeld, qui en a rassemblé les éléments.<br />
Lorsque les survivants, dans la solitude de<br />
leur foyer, ont repéré le nom <strong>des</strong> leurs et les<br />
numéros <strong>des</strong> convois, ils sont confrontés<br />
avec le cauchemar stéréotypé du mode<br />
d’extermination nazi.<br />
Le 2 février 1992, l’Association <strong>des</strong> Étudiants<br />
Juifs Laïques organise «le voyage de<br />
la mémoire» à travers les camps français.<br />
Un an plus tard, après avoir effectué «le<br />
Tour de France de la mémoire», l’Union <strong>des</strong><br />
Étudiants Juifs de France, en association<br />
avec les Fils et Filles de Déportés, fait ériger<br />
une stèle à l’entrée du camp de<br />
Rivesaltes. Sur cette stèle on peut lire:<br />
«..d’août à octobre 1942 plus de 2 250 [Juifs<br />
étrangers] dont 110 enfants furent livrés aux<br />
nazis par l’autorité de fait, dite gouvernement<br />
de l’État Français...» (20) .<br />
A la différence du Mémorial, qui renvoie<br />
les survivants à la solitude et aux faits non<br />
symbolisés, la constitution d’associations et<br />
la connivence entre ceux qui ont perdu leurs<br />
proches a permis aux survivants de reconstruire<br />
une identité prenant en compte les<br />
traumatismes individuels et collectifs. La<br />
publication de récits, l’édification de stèles<br />
et les pérégrinations sur l’emplacement <strong>des</strong><br />
camps ont brisé un silence de trois décennies.<br />
Ce système symbolique a permis de<br />
mettre en circulation <strong>des</strong> souvenirs et de<br />
délimiter un espace où garder les morts en<br />
mémoire, tout en protégeant l’équilibre fragile<br />
<strong>des</strong> survivants.<br />
La formule «autorité de fait, dite gouvernement<br />
de l’État Français», retenue par<br />
les organisations juives en 1993, sera<br />
reprise par les responsables chargés d’organiser<br />
la journée nationale du 16 juillet 1992<br />
au cours de laquelle seront inaugurés trois<br />
monuments commémoratifs: à Paris sur<br />
l’emplacement où furent rassemblés les victimes<br />
de la rafle du 16 juillet 1942, à Izieu<br />
où quarante-quatre enfants et leur éducatrice<br />
ont été arrêtés sur l’ordre de Klaus<br />
Barbie le 6 avril 1944, et au camp de Gurs.<br />
L’intolérable vérité<br />
«Officiellement, le régime et l’œuvre de<br />
Vichy ont purement et simplement été effacés<br />
de l’Histoire après la Libération. Une<br />
ordonnance promulguée le 9 août 1944 à<br />
Alger déclare nuls et non avenus les actes<br />
de l’«autorité de fait» - c’est ainsi que le<br />
Comité Français de Libération Nationale<br />
désignait le gouvernement de Pétain...» (21) .<br />
L’utilisation de la dénomination «autorité<br />
de fait», cinquante ans après sa promulgation,<br />
permet aux survivants et au pouvoir<br />
d’émettre une proposition paradoxale,<br />
consistant à honorer les victimes tout en<br />
effaçant le régime de Vichy de l’Histoire de<br />
France.<br />
Cependant, depuis plus de vingt ans, une<br />
nouvelle génération d’historiens a mis en<br />
évidence la spécificité, la marge d’autonomie<br />
et les projets propres à la Révolution<br />
Nationale, afin de réinsérer la période de<br />
Vichy dans l’Histoire de France. Dès 1981,<br />
Robert Paxton, dans son ouvrage «La<br />
France de Vichy», dont nous citons ici <strong>des</strong><br />
extraits, avait dénoncé la politique antisémite<br />
de Vichy.<br />
«Voici ... la plus grande honte du régime<br />
de Vichy: l’antisémitisme. Il est indispensable<br />
de montrer que les premières mesures<br />
ayant frappé les israélites sont bien le fait<br />
du gouvernement français... Il est exact qu’à<br />
partir de 1942, le Reich a imposé son programme<br />
de déportation et que Vichy s’est<br />
alors [montré réticent]. Mais au début,<br />
Berlin se souciait si peu de la politique intérieure<br />
de Vichy que la France... ne faisait<br />
pas partie de la région qui devait être «purifiée»<br />
<strong>des</strong> Juifs. En 1940 donc, un antisémitisme<br />
purement français peut se donner<br />
libre cours.<br />
Bien avant que l’Allemagne fasse la<br />
moindre pression, le gouvernement de<br />
Vichy institue... un système d’exclusion. La<br />
loi du 3 octobre 1940 interdit aux israélites<br />
d’appartenir à <strong>des</strong> organismes élus, d’occuper<br />
<strong>des</strong> postes de responsabilité dans la<br />
fonction publique, la magistrature et<br />
l’armée, et d’exercer une activité ayant une<br />
influence sur la vie culturelle... La loi du<br />
4 octobre autorise les préfets à interner les<br />
Juifs étrangers dans <strong>des</strong> camps spéciaux ou<br />
à les assigner à résidence. La loi Crémieux<br />
de 1871 étendant la nationalité française aux<br />
Juifs d’Algérie est abrogée le 7 octobre. Une<br />
loi du 21 avril 1939 qui punissait les<br />
outrances antisémites dans la presse a déjà<br />
été rapportée le 27 août. Dès le début, le gouvernement<br />
prévoit <strong>des</strong> peines spéciales pour<br />
les israélites et approuve toute attitude hostile<br />
à leur égard. Le département de l’Allier,<br />
où se trouve Vichy, leur est interdit...<br />
[Vient le temps où] il se prépare à Berlin<br />
quelque chose de beaucoup plus terrible...<br />
Le 11 juin [1942], Himmler fixe pour<br />
l’Europe de l’Ouest le chiffre <strong>des</strong> contin-<br />
gents à déporter vers les camps d’extermination<br />
d’Auschwitz: Hollande, 15 000;<br />
Belgique et Nord de la France, 10 000;<br />
France «y compris la zone non occupée»,<br />
100 000. La «solution finale» est déclenchée<br />
et la zone libre sur le point d’y être<br />
entraînée... En février 1943, Laval essaie<br />
encore de s’en tenir aux Juifs étrangers; il<br />
offre pourtant d’aller au-delà si la France<br />
peut obtenir, en ce qui concerne le territoire,<br />
une sorte d’assurance politique,<br />
«Zusicherung», aussi avantageuse que ce<br />
qu’offrirait une victoire américaine...<br />
Quand les déportations s’accentuent<br />
dans la région côtière au début de 1943, les<br />
autorités d’occupation italiennes les interdisent<br />
à l’est du Rhône, et Rome informe<br />
Vichy que si le gouvernement français fait<br />
comme bon lui semble avec ses ressortissants,<br />
en revanche les Juifs étrangers se<br />
trouvant en zone occupée sont du seul ressort<br />
<strong>des</strong> autorités italiennes. Elles interdisent<br />
en mars aux préfets de Valence,<br />
Chambéry et Annecy d’arrêter <strong>des</strong> israélites<br />
étrangers. En juin 1943, même opposition,<br />
mais du préfet de police italien, pour les<br />
7 000 réfugiés de Megève. Qu’il revienne à<br />
un préfet de police fasciste de faire remarquer...<br />
que «l’Italie respecte les principes<br />
d’humanité élémentaires» donne la mesure<br />
de l’antisémitisme de Vichy.<br />
Hors du cercle immédiat de Vichy, le<br />
haut clergé a pris publiquement position<br />
contre les déportations de l’été 1942. Il est<br />
certain aussi que l’abri et l’aide que <strong>des</strong> milliers<br />
de Français ont offerts aux israélites,<br />
comptent parmi les actions qui font le plus<br />
honneur à la Résistance.<br />
Il n’en reste pas moins que le gouvernement<br />
de Vichy a fait délibérément <strong>des</strong> Juifs<br />
un groupe à part, leur a voué un mépris particulier<br />
et a pris à leur encontre <strong>des</strong> mesures<br />
discriminatoires. Il a, par là même, ouvert<br />
en France le terrible chemin qui allait<br />
conduire, le moment venu, à la solution<br />
finale» (22) .<br />
Il convient, de plus, de comparer la<br />
situation en France à celle d’autres pays<br />
notamment de ceux de l’Europe du Nord.<br />
La Finlande, alliée de l’Allemagne contre<br />
l’U.R.S.S., opposera une fin de non-recevoir<br />
aux deman<strong>des</strong> alleman<strong>des</strong> concernant<br />
<strong>des</strong> mesures discriminatoires à l’encontre<br />
<strong>des</strong> Juifs, tandis qu’en Norvège occupée, la<br />
population opposera une résistance morale<br />
exemplaire aux tentatives d’embrigadement<br />
par les nazis. Au Danemark et en Hollande,<br />
où le pays plat et l’isolement au milieu de<br />
territoires occupés incitent à la passivité, les<br />
mesures contre les Juifs mobilisent la population<br />
et suscitent <strong>des</strong> actions de solidarité<br />
et <strong>des</strong> grèves. Au Danemark, le mouvement<br />
est suivi par les autorités, et plus de 7 000<br />
Juifs sont sauvés et transportés en Suède par<br />
<strong>des</strong> bateaux de pêche. A la suite de l’intervention<br />
<strong>des</strong> autorités danoises, aucun <strong>des</strong><br />
481 juifs déportés ne sera transféré dans les<br />
camps d’extermination (23) .<br />
Le Mémorial <strong>des</strong> Enfants Juifs<br />
Déportés de France<br />
Le numéro <strong>des</strong> samedi et dimanche 22 et<br />
23 octobre 1994 du journal Libération présente<br />
le Mémorial <strong>des</strong> Enfants Juifs<br />
Déportés de France. L’ouvrage est constitué<br />
par les listes <strong>des</strong> noms de 11 000<br />
enfants, de leurs date et lieu de naissance,<br />
et de la date et du numéro du convoi de<br />
déportation. Le livre comporte également<br />
1 300 photos d’enfants déportés envoyées<br />
par «les familles dispersées dans le monde<br />
entier... Ces enfants, français pour la plupart,<br />
ont été livrés aux Allemands par Vichy<br />
ou raflés par les Allemands à partir <strong>des</strong><br />
fichiers établis par l’administration française...<br />
Certains enfants, plus petits, incapables<br />
de dire leur nom, ont été envoyés à<br />
Drancy puis à Auschwitz, et il ne restera<br />
rien d’eux. Pour les autres, dont les photos<br />
<strong>des</strong> temps heureux... sont maintenant imprimées<br />
dans ce livre, ou qui se réduisent seulement<br />
à un nom sur une liste en partance<br />
pour les chambres à gaz, ce Mémorial remplacera<br />
les tombes sous lesquelles ils ne<br />
sont pas ensevelis.»<br />
Le samedi 22 octobre 1994, alors que je<br />
lisais la première partie de l’article de<br />
Libération, le devoir de mémoire m’a permis,<br />
dans une certaine mesure, de tenir à<br />
distance tout débordement émotionnel.<br />
C’est alors que, en tournant la page 16 du<br />
journal, j’ai reconnu la photo d’Anny<br />
Yolande Horowicz, la fille aînée du frère de<br />
mon père. Avant même de comprendre ce<br />
qui m’arrivait, je me suis entendue pleurer<br />
à haute voix, comme le font ceux auxquels<br />
on annonce sans précaution la perte d’un<br />
être cher. Ce cri de deuil venait de loin.<br />
C’est celui que je n’ai pas poussé lorsque, à<br />
l’âge de huit ans, à une époque où extérioriser<br />
ses émotions pouvait constituer un<br />
danger mortel, j’ai appris dans la rue la mort<br />
de mon père, et par la suite la déportation<br />
de toute ma famille paternelle.<br />
La carte d’identité d’une petite<br />
fille de Strasbourg<br />
La photo d’Anny Yolande Horowicz est<br />
apposée sur une carte d’identité qui figure,<br />
agrandie, sur la couverture du Mémorial.<br />
Regardez bien cette carte d’identité.<br />
Elle a été établie le 4 décembre 1940 à<br />
Tour par la préfecture de l’Indre et Loire.<br />
Cette pièce d’identité est barrée en rouge<br />
par la double mention: Juive, étranger surveillé.<br />
Elle porte le nom et les prénoms<br />
d’Anny Yolande Horowicz, sa date de naissance:<br />
le 2 juin 1933, et son lieu de naissance:<br />
Strasbourg, Bas-Rhin. Pas de mention<br />
de nationalité pour cette fille de Juifs<br />
polonais, née en France. Sur la photo<br />
d’identité, l’enfant, dont l’expression<br />
montre qu’elle a perdu tout espoir, est correctement<br />
coiffée et vêtue, ce qui laisse à<br />
penser qu’une tendre mère est encore présente.<br />
La fillette, comme les autres enfants<br />
de la dizaine de cartes d’identité reproduites<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
46<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
47
par le Mémorial, tient entre ses mains une<br />
pancarte portant un numéro, ici le n° 413.<br />
La carte d’identité d’Anny Yolande<br />
Horowicz se trouve actuellement dans un<br />
fichier <strong>des</strong> archives départementales de<br />
l’Indre et Loire, parmi <strong>des</strong> centaines de<br />
documents semblables. Anny a été déportée<br />
en 1942 à l’âge de 9 ans.<br />
Alors que les grands hebdomadaires<br />
nationaux, tels que le Nouvel Observateur,<br />
l’Express, le Point, l’Événement du Jeudi et<br />
le Canard Enchaîné ont ignoré la parution<br />
du Mémorial, le Monde, Libération et les<br />
Dernières Nouvelles d’Alsace ont consacré<br />
articles et interviews à l’ouvrage. Des émissions<br />
de télévision nationales et locales ont<br />
présenté le Mémorial en montrant le portrait<br />
de ma cousine avec arrêt sur image. La<br />
presse et la télévision ont privilégié l’aspect<br />
émotionnel en mettant l’accent sur «le<br />
temps du bonheur», et sur le fait que le livre<br />
était la stèle funéraire <strong>des</strong> enfants privés de<br />
sépulture. Le marquage identitaire et le<br />
numérotage <strong>des</strong> enfants juifs, premier stade<br />
de déshumanisation effectué par une administration<br />
française zélée, a été occulté.<br />
Une voie entre les vivants<br />
et les morts<br />
En permanence dans l’espace domestique,<br />
le Mémorial, stèle funéraire <strong>des</strong><br />
enfants morts, ravive la souffrance d’un<br />
deuil sans fin.<br />
Comme la plupart <strong>des</strong> survivants, j’interprète<br />
les événements à l’aide d’une double<br />
grille de lecture constituée par <strong>des</strong> éléments<br />
de culture traditionnelle et l’usage de la pensée<br />
moderne. Cette dernière, qui se veut<br />
rationnelle et universelle, s’est révélée incapable<br />
de maîtriser le non-sens absolu d’une<br />
programmation de mort industrialisée.<br />
Devant la photo de ma cousine, Anny<br />
Yolande Horowicz, image emblématique<br />
<strong>des</strong> enfants assassinés, j’ai emprunté <strong>des</strong><br />
éléments de la culture traditionnelle pour<br />
donner un sens à ce qui est impensable, par<br />
le biais de la réinscription <strong>des</strong> êtres dans leur<br />
univers d’origine.<br />
Les rites de deuil de la tradition juive<br />
comportent <strong>des</strong> coutumes chargées de sens<br />
et d’affection, dont celle de s’asseoir sur le<br />
sol pendant la semaine qui suit le décès, afin<br />
de se remémorer la vie du défunt avec ceux<br />
qui l’on connu. Alors que, comme tant de<br />
survivants, j’ai été longtemps figée dans un<br />
deuil insurmontable, la publication du<br />
Mémorial m’a incité à «m’asseoir», afin de<br />
réinscrire l’existence d’une enfant de<br />
Strasbourg dans la vie collective de la cité.<br />
La réappropriation et la transposition d’un<br />
rite traditionnel m’ont permis de retrouver<br />
l’écho de cette vie perdue. Il m’est alors<br />
apparu que l’important n’était pas la durée,<br />
mais la qualité d’une vie, constat rendu poignant<br />
par l’impensable de sa <strong>des</strong>truction.<br />
Anny Yolande Horowicz et sa petite<br />
sœur Paulette, née à Strasbourg le<br />
15.12.1934, habitaient avec leurs parents<br />
Jacques et Franya, rue Geiler à Strasbourg.<br />
Comme tous les enfants de ce quartier, ces<br />
deux fillettes ont fréquenté l’école maternelle<br />
Vauban. Mes souvenirs, et aussi <strong>des</strong><br />
photos prises sur les marches de l’école et<br />
au parc de l’Orangerie, témoignent de leurs<br />
jeux et de leurs rires devant une fleur ou un<br />
oiseau. C’est la vie heureuse et banale de<br />
deux enfants bien insérées dans leur famille<br />
et dans la cité (24) .<br />
La famille Horowicz quitte Strasbourg<br />
en 1939 et séjournera quelques mois à<br />
Bordeaux. En fuite vers l’Espagne, elle sera<br />
arrêtée en 1942 par la police française, et<br />
internée au camp de La Lande, près de<br />
Monts, en Indre et Loire. Une carte datée du<br />
10 août 1942, envoyée à ma mère par ma<br />
tante Franya, dit son désespoir et fait savoir<br />
qu’elle est depuis plusieurs mois sans nouvelles<br />
de son mari, «envoyé au travail.»<br />
Jacques et Franya Horowicz et leurs<br />
deux enfants ont été déportés en 1942.<br />
Aucun d’entre eux n’a survécu.<br />
La machine à tuer nazie a détruit non<br />
seulement la génération, mais aussi la succession<br />
<strong>des</strong> générations. Elle a volé les vies<br />
et industrialisé la mort. Ceux qui sont morts<br />
ainsi errent dans le hors-temps d’un deuil<br />
sans fin. En me mettant hors du temps «pour<br />
m’asseoir», et réinscrire la vie de la petite<br />
fille de Strasbourg dans l’Histoire du pays<br />
et de la cité, j’ai peut-être replacé cette<br />
enfant dans la suite de ceux qui sont nés<br />
avant le désastre, de ceux qui sont nés après<br />
la guerre, et de ceux qui depuis cinquante<br />
ans sont morts à la fin de leurs jours.<br />
Comment l’Allemagne, comment certains<br />
de ses meilleurs hommes <strong>des</strong> Sciences<br />
et <strong>des</strong> Arts, de ses officiers supérieurs, ontils<br />
pu se laisser entraîner dans l’entreprise<br />
d’extermination programmée la plus monstrueuse<br />
<strong>des</strong> temps modernes?<br />
Comment une majorité de Français a-telle<br />
pu, initialement, se résoudre à la collaboration?<br />
Comment l’administration et les<br />
forces de l’ordre françaises ont-elles pu<br />
devancer les autorités alleman<strong>des</strong> dans la<br />
mise en œuvre de mesures discriminatoires,<br />
et participer à la solution finale? Comment<br />
ces Français ont-ils pu faire fi de la tradition<br />
de respect de l’homme et de fraternité qui<br />
est celle de notre pays?<br />
Probablement reste-t-il aujourd’hui plus<br />
de chemin à parcourir dans les esprits qu’il<br />
ne pouvait y paraître, même chez <strong>des</strong><br />
Français parmi les plus éminents et notoirement<br />
non-antisémites. Des dérapages verbaux,<br />
cinquante ans après les événements,<br />
en témoignent: celui de François Mitterrand<br />
lors de son interview du 12 septembre 1994,<br />
rappelé dans l’Introduction, celui de<br />
Raymond Barre, alors premier ministre, sur<br />
«l’attentat odieux (du 3 octobre 1980) qui,<br />
voulant frapper <strong>des</strong> israélites se rendant à la<br />
synagogue, a frappé <strong>des</strong> Français innocents<br />
qui traversaient la rue Copernic».<br />
Probablement reste-t-il <strong>des</strong> sensibilités à<br />
toucher, puisque <strong>des</strong> Juifs épargnés par la<br />
catastrophe ont pu, longtemps, se détourner<br />
de ceux qui revenaient du royaume de la<br />
mort.<br />
Les historiens ont entrepris l’œuvre de<br />
vérité qui établit les faits. A partir de là, il faudra<br />
comprendre les pathologies individuelles<br />
et collectives à l’œuvre, depuis l’insensibilité<br />
jusqu’à la monstruosité active.<br />
Comprendre ne suffit pas, ne donne pas<br />
aux survivants et à leurs <strong>des</strong>cendants la<br />
force de surmonter l’expérience traumatique<br />
qui fut la leur. Le réinvestissement de<br />
la culture traditionnelle du groupe d’appartenance<br />
et la transposition <strong>des</strong> faits dans le<br />
langage symbolique peuvent aider au réancrage<br />
à la vie.<br />
Note<br />
1. FRANCK, Robert. La Mémoire empoisonnée In<br />
AZEMA, Jean-Pierre, BEDARIDA, François.<br />
La France <strong>des</strong> années noires T II. Paris : Seuil,<br />
1993. p. 443-514.<br />
2. ZAJDE, Nathalie. Souffle sur tous ces morts et<br />
qu’ils vivent ! La transmission du traumatisme<br />
chez les enfants <strong>des</strong> Juifs survivants de l’extermination<br />
nazie. Paris : La Pensée Sauvage,<br />
1993. Cet ouvrage comporte une revue complète<br />
de la bibliographie presque entièrement en<br />
langue anglaise, sur l’état psychique <strong>des</strong> survivants<br />
du massacre <strong>des</strong> Juifs d’Europe et de leurs<br />
<strong>des</strong>cendants.<br />
3. ZAJDE, Nathalie. o.c. p. 70.<br />
4. NAMERS, Gérard. La Commémoration en<br />
France, de 1945 à nos jours Paris :<br />
L’Harmattan, 1987. p. 158.<br />
5. ZAJDE, Nathalie. o.c. p. 52.<br />
6. YERUSHALMI, Yosef Hayim. Zakhor Histoire<br />
juive et mémoire juive Paris : La Découverte,<br />
1984.<br />
7. Le service de la Pâque comporte désormais une<br />
prière de mémorial en souvenir du massacre <strong>des</strong><br />
Juifs par les nazis, ainsi que du soulèvement du<br />
ghetto de Varsovie, le premier jour de la Pâque.<br />
L’association d’un massacre évité et de l’extermination<br />
nazie est possible dans la philosophie<br />
juive. La prière du mémorial se termine par<br />
l’acte de foi, repris de Maïmonide, en la venue<br />
du Messie “bien qu’il tarde” (cf. Fackenheim<br />
Emil, Penser après Auschwitz Paris : Cerf, 1986.<br />
p. 164-165.<br />
8. VIDAL-NAQUET, Pierre. Les Juifs, la<br />
mémoire et le présent Paris : La Découverte, les<br />
Essais, 1991. T 1. p. 104<br />
9. ZAJDE, Nathalie. o.c. p. 116.<br />
10. WIEVIORKA, Annette. Déportation et<br />
Génocide. Entre la mémoire et l’oubli Plon,<br />
1992. p. 78<br />
11 . Cité par WILGOWICZ, Perelle. Le<br />
Vampirisme, de la Dame Blanche au Golem<br />
Lyon : Censura, 1991. p. 217.<br />
12 . FREUD, Sigmund. Essais de psychanalyse,<br />
considérations actuelles sur la guerre et la mort<br />
Paris : Payot, 1971. p. 253-254.<br />
13 . CERF, Eve. Les Enfants de l’oubli <strong>Revue</strong> <strong>des</strong><br />
Sciences Sociales de la France de l’Est, 1991-<br />
1992, n° 19. p. 123-127.<br />
14 . WEITZ, Yehiam. Golah et Shoah, mythe et réalité<br />
<strong>Revue</strong> Pardès, n° 14, 1991. p. 122-194. et<br />
SEGEV, Tom. Le septième million Paris : Liana<br />
Lévy, 1993.<br />
15 . GRYNBERG, Anne. Les camps de la honte, les<br />
internés juifs <strong>des</strong> camps français, 1939-1944<br />
Paris : La Découverte, 1991. et Les camps français,<br />
<strong>des</strong> non-lieux de la mémoire, In Oublier<br />
nos crimes, l’amnésie nationale une spécificité<br />
française ? Autrement, série Mutations, n° 144,<br />
1994. p. 52 à 69.<br />
16 . Le comité d’assistance regroupe : la<br />
C.I.M.A.D.E. : Comité Inter-Mouvement<br />
Auprès <strong>des</strong> Evacués, l’Y.M.C.A. : Young Men<br />
Christian Association, l’O.S.E. : Oeuvre de<br />
Secours aux Enfants et l’H.I.C.E.M. : Hebrew<br />
Immigration Committee.<br />
17 . Le temps <strong>des</strong> rafles, le sort <strong>des</strong> Juifs en France<br />
pendant la guerre Strasbourg Ville de Culture,<br />
1993. p. 88.<br />
18 . GRYNBERG, Anne. 1991 o.c.<br />
19 . YERUSHALMI, Yoseph Hayim. o.c. p. 61. Les<br />
“Memorbücher”... <strong>des</strong> Juifs ashkenases ont été<br />
conservés durant <strong>des</strong> siècles dans les archives<br />
<strong>des</strong> communautés...[ainsi que] la liste <strong>des</strong> persécutions<br />
et <strong>des</strong> martyrs qui devait être lue à<br />
haute voix, à la synagogue, à l’occasion <strong>des</strong> services<br />
anniversaires pour les morts... Le célèbre<br />
“Memorbuch” de Nuremberg... comprend un<br />
martyrologue et la liste <strong>des</strong> persécutions en<br />
Allemagne et en France, de la première croisade<br />
en 1096 à la peste noire de 1396.<br />
20 . GRYNBERG, Anne. 1994 o.c. p. 67. L’inscription<br />
complète s’énonce ainsi : “Des milliers de<br />
Juifs étrangers qui s’étaient réfugiés en France,<br />
furent arrêtés et internés en 1940 dans le camp<br />
de Rivesaltes, en zone libre. D’août à<br />
Octobre 1942 plus de 2 250 d’entre eux dont<br />
110 enfants furent livrés aux nazis par l’autorité<br />
de fait dite gouvernement de l’Etat Français.<br />
Déportés vers les camps d’extermination<br />
d’Auschwitz, presque tous furent assassinés<br />
parce qu’ils étaient nés Juifs. N’oublions jamais<br />
ces victimes de la haine raciale et xénophobe.”<br />
21 . PAXTON Robert O., titre original : Vichy<br />
France, Old guard and new order, 1940-1944,<br />
1972. Pour la traduction française : La France<br />
de Vichy . Paris : Seuil, Point Histoire, 1973.<br />
p. 309.<br />
22. PAXTON Robert O., o.c. p. 171-182.<br />
23. Rappelons que l’Espagne franquiste a acueilli<br />
les Juifs fuyant les persécutions, sans pour<br />
autant les interner, contrairement à la Suisse.<br />
24 . Mon père et son frère ont fondé en 1928<br />
l’imprimerie “Horo”, rue du Faisan à<br />
Strasbourg. En 1939, cette imprimerie, devenue<br />
la plus moderne de la ville, s’était spécialisée<br />
dans l’impression de thèses de la Faculté de<br />
Médecine. Aryanisée pendant la guerre, l’entreprise<br />
a été rachetée en 1946 par les frères<br />
Sussmann. Elle disparaîtra vers 1970.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
48<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
49
SYLVIE MAURER<br />
Fidélité<br />
aux écritures saintes<br />
En effet, au fil <strong>des</strong> investigations, est<br />
apparue une polémique sur l’authenticité<br />
<strong>des</strong> faits développés. On reprochait aux<br />
auteurs une grave infidélité à l’histoire<br />
fondatrice, qui rendait les écrits caduques,<br />
voire blasphématoires. Cette controverse<br />
mettait en relief leurs enjeux, dans ce<br />
contexte politico-religieux.<br />
Il est donc possible à partir d’une étude<br />
sur les usages et les fonctions de ces textes<br />
de mieux comprendre les règles que le<br />
groupe se donne pour évaluer le degré de<br />
fidélité ou d’infidélité à l’histoire, et d’en<br />
comprendre les enjeux.<br />
Une correspondance,<br />
<strong>des</strong> listes, <strong>des</strong> écritures<br />
domestiques, <strong>des</strong> deman<strong>des</strong><br />
de prières inscrites<br />
dans un cahier déposé<br />
dans un sanctuaire,<br />
<strong>des</strong> prières qui ont pour<br />
vocation de soulager<br />
la souffrance, un journal<br />
intime, tels sont les nombreux<br />
faits et traces qui illustrent<br />
l’expression d’«écritures<br />
ordinaires».<br />
Sylvie MAURER<br />
Institut d’Ethnologie<br />
Laboratoire de Sociologie<br />
de la Culture Européenne<br />
Ce thème mobilise ces dernières<br />
années un bon nombre de<br />
chercheurs (1) qui s’efforcent d’explorer<br />
un espace peu abordé jusqu’à présent,<br />
ou du moins par <strong>des</strong> approches différentes.<br />
Constatant la quasi-absence de questions<br />
détaillées sur l’écriture dans les enquêtes qui<br />
traitent <strong>des</strong> «pratiques culturelles <strong>des</strong><br />
Français», les anthropologues se proposent<br />
d’analyser non pas les productions écrites,<br />
mais l’attitude <strong>des</strong> personnes qui écrivent, sur<br />
la manière dont elles utilisent ce mode<br />
d’expression, et l’usage qu’en font les<br />
lecteurs.<br />
La fonction essentielle <strong>des</strong> écritures<br />
ordinaires est de laisser <strong>des</strong> traces. L’écrit<br />
fige, donne forme à l’expérience, assure la<br />
durée, et dispense les témoins de leur stricte<br />
mission mémorielle. L’acte d’appropriation<br />
du texte se réalise alors à deux niveaux, personnel<br />
et collectif. Car dans toute production<br />
scripturaire, il y a une empreinte de la<br />
personnalité de l’auteur, de la manière dont<br />
il s’approprie ce mode de communication,<br />
et dont il appréhende le monde qui<br />
l’entoure.<br />
Parallèlement, l’ordre social impose à la<br />
personne qui écrit un cadre précis, où son<br />
texte doit être situé à sa juste place. Par ce<br />
jeu de renvoi entre la société et l’auteur,<br />
l’écrit décline les facettes <strong>des</strong> règles du lien<br />
social; et vouloir en cerner les usages,<br />
revient à scruter la société.<br />
Mes dernières recherches m’ont entraînée<br />
au sein d’un groupe de pèlerins qui<br />
vont à Neubois (près de Sélestat), vénérer<br />
Notre-Dame, apparue en ces lieux entre<br />
1872 et 1880. Parce qu’ils étaient à<br />
l’époque imprégnés d’un lourd contexte<br />
politique, les faits n’ont pas été reconnus<br />
par l’Eglise, ce que les pèlerins actuels<br />
regrettent amèrement.<br />
A partir de cette expérience il est possible<br />
de dégager un système de représentation<br />
du monde original, élaboré par les<br />
membres de ce groupe, où se mêlent histoire,<br />
traditionalisme catholique et idéologie<br />
nationaliste, le tout articulé autour de la<br />
pensée de Joseph de Maistre, qui prône une<br />
société théocratique.<br />
Ce système est diffusé auprès du public<br />
au moyen de cassettes, conférences et écrits<br />
<strong>des</strong> plus divers (ouvrages, brochures, polycopiés...),<br />
mêlant histoire locale, hagiographie,<br />
<strong>des</strong> récits bibliques, et une certaine<br />
forme d’écriture biographique. Dans un tel<br />
contexte, ce mode de communication prime<br />
largement sur l’oralité. Ses fonctions et ses<br />
usages semblaient décliner tout un mode de<br />
pensée et de rapport au groupe, qui par<br />
moment laissait place à <strong>des</strong> conflits, révélateurs<br />
d’enjeux de pouvoir.<br />
Des écrits en tout genre<br />
Une «littérature» extrêmement diverse<br />
fait l’objet d’une intense manipulation, par<br />
le don, le prêt, ou la vente. Pour les lectures<br />
livresques, deux ouvrages se partagent la<br />
tête de liste: Notre-Dame de Neubois -<br />
Protectrice de la France et de la papauté de<br />
Gilles Lameire, et Le coeur qui saigne de<br />
Catherine Margaret (alias la Petite Sophie).<br />
Le premier livre récapitule l’ensemble de la<br />
«spiritualité de Neubois» (2) , et le second<br />
pourrait s’intituler: «Le guide pédagogique<br />
du parfait pèlerin».<br />
Des articles, <strong>des</strong> textes polycopiés ou<br />
<strong>des</strong> fascicules circulent également parmi les<br />
«initiés», et sont souvent le support d’une<br />
polémique autour de l’authenticité <strong>des</strong> phénomènes<br />
d’apparition au siècle dernier.<br />
Enfin, à cette liste doivent être ajoutés les<br />
carnets d’un pèlerin, appelé M.B.<br />
Chacun de ces écrits a été élaboré dans<br />
un but précis, pour un usage et <strong>des</strong> <strong>des</strong>tinataires<br />
bien particuliers. Ainsi, les premiers<br />
sont diffusés à un large public dépassant<br />
les frontières du pèlerinage (vente en<br />
librairies religieuses et dans d’autres lieux<br />
de rencontre). Les seconds, composés<br />
d’articles et fascicules, sont exclusivement<br />
réservés aux fidèles à Notre-Dame de<br />
Neubois, et enfin, les derniers sont à usage<br />
personnel.<br />
L’annonce aux bergers, env. 1440,<br />
© Rijksmuseum Heeet Catharijneconvent, Utrecht.<br />
Le livre de Gilles Lameire a été publié à<br />
compte d’auteur en 1978. Pour les pèlerins,<br />
il représente l’ouvrage de base pour comprendre<br />
l’histoire originelle du pèlerinage,<br />
mais également sa «spiritualité». Ainsi, tout<br />
au long de ses 257 pages, le lecteur<br />
découvre un vaste exposé <strong>des</strong> faits qui ont<br />
marqué l’histoire du pèlerinage, avec<br />
nombre détails et citations de documents<br />
originaux, associé à trois chapitres, dans<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
50<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
51
lesquels sont développées les gran<strong>des</strong> lignes<br />
d’une théorie interprétative <strong>des</strong> manifestations<br />
divines.<br />
Pour l’auteur, la permanence <strong>des</strong> phénomènes<br />
merveilleux dans le monde prouve<br />
non seulement l’existence de Dieu, mais<br />
également sa volonté de soumettre les<br />
hommes à son plan. Il n’existe pas de<br />
hasard, mais une loi divine qui régit l’univers<br />
entier. Ainsi, les phénomènes merveilleux<br />
observés depuis <strong>des</strong> siècles sont les<br />
indices de ce vaste plan, et leur interprétation<br />
permettrait de déterminer <strong>des</strong> lois, et<br />
éventuellement par extrapolation, de prédire<br />
l’avenir. Un tel raisonnement amène<br />
Gilles Lameire à justifier l’authenticité <strong>des</strong><br />
apparitions de Neubois, et à les considérer<br />
comme le point central d’où émanera la<br />
rédemption divine.<br />
Le coeur qui saigne est un livre que les<br />
fidèles peuvent se procurer les jours de<br />
pèlerinage. Egalement enregistré sur deux<br />
cassettes, ce récit raconte la vie d’une<br />
jeune adolescente polonaise, émigrée en<br />
France, qui doit renoncer à un état de bienêtre<br />
presque total pour affronter seule les<br />
dangers de la vie moderne, et cela jusqu’à<br />
connaître <strong>des</strong> moments tragiques de<br />
détresse. A travers cette expérience, la<br />
Petite Sophie cherche à atteindre le salut,<br />
grâce au soutien inaltérable de sa «Maman<br />
du ciel».<br />
Pour accéder à ce monde extraordinaire,<br />
le livre se présente sous une forme très<br />
simple, accessible à <strong>des</strong> sensibilités enfantines.<br />
Ses trente trois chapitres sont courts<br />
(5 à 6 pages), écrits en gros caractère, abondamment<br />
illustrés de <strong>des</strong>sins naïfs, et dont<br />
le style narratif puéril est proche de celui<br />
d’un conte.<br />
Pour le lecteur, le livre n’est pas une<br />
simple biographie, il contient une réelle<br />
dimension pédagogique. En donnant un<br />
sens à leurs souffrances, il procure du<br />
réconfort à ceux qui connaissent <strong>des</strong><br />
épreuves difficiles dans leur existence.<br />
Chacun d’entre eux, pour affirmer sa personnalité<br />
la plus profonde, et se réaliser<br />
pleinement, devra suivre un parcours parsemé<br />
d’épreuves qui lui révèlera ce qu’il a<br />
au plus profond de lui-même, et qui lui permettra<br />
de quitter l’emprise du mal, pour<br />
finalement se libérer.<br />
La vingtaine de brochures réalisées par<br />
M.G. sont <strong>des</strong> retranscriptions dactylographiées<br />
de documents relatifs aux phénomènes<br />
d’apparitions du siècle dernier,<br />
conservés aux Archives Départementales<br />
du Bas-Rhin. Leur couverture est de préférence<br />
colorée, et illustrée. Mais dans la présentation,<br />
on retiendra surtout le souci<br />
d’exactitude et de fidélité de l’auteur aux<br />
documents authentiques.<br />
L’existence de ces brochures parmi les<br />
fidèles est fortement liée à la personnalité<br />
de M.G. Ce dernier, très actif durant les premières<br />
années du pèlerinage (1984-1988),<br />
fut peu à peu mis à l’écart, pour avoir tenu<br />
<strong>des</strong> propos contestataires qui visaient le<br />
livre de Gilles Lameire dans lequel il disait<br />
avoir décelé <strong>des</strong> inexactitu<strong>des</strong> concernant le<br />
déroulement de l’enquête canonique. Ses<br />
efforts qui visaient à «rétablir la vérité»,<br />
n’ayant pas eu de succès auprès <strong>des</strong> pèlerins,<br />
il se tourna vers les habitants du village,<br />
et leur proposa ses brochures. Sa<br />
démarche attira néanmoins les responsables<br />
du pèlerinage qui seraient actuellement en<br />
possession de ses écrits.<br />
Les fidèles les plus assidus possèdent<br />
également les messages de la Vierge à un<br />
«voyant». Ces écrits dactylographiés et<br />
polycopiés de 14 pages, où vingt-sept<br />
textes se succèdent par ordre chronologique<br />
(du 10.4.1978 au 13.8.1988),<br />
seraient, d’après les adeptes, la retranscription<br />
de déclarations prophétiques de la<br />
Vierge que le «voyant» a enregistré sur les<br />
lieux <strong>des</strong> apparitions, en présence d’une<br />
secrétaire. Dans ces textes, Notre-Dame de<br />
Neubois promet beaucoup de grâces et de<br />
bienfaits aux pèlerins fidèles; mais dans le<br />
cas contraire, elle prédit <strong>des</strong> heures<br />
sombres.<br />
Outre ce don de voyance, on attribue à<br />
l’auteur <strong>des</strong> qualités de «mystique»,<br />
d’ascète et de stigmatisé. Mais sa ferveur<br />
excessive aurait à la longue attiré la<br />
méfiance de certains, et une réputation<br />
défavorable finit par le dissuader de se<br />
montrer sur les lieux <strong>des</strong> apparitions.<br />
L’affaire ne semble pourtant pas terminée,<br />
car au fond d’eux-mêmes, quelques fidèles<br />
se demandent s’il n’y a pas finalement un<br />
fond de vérité.<br />
Le dernier type d’écrits est attribué à un<br />
auteur appelé M.B., qui est un homme très<br />
pieux, qui participe à la préparation <strong>des</strong><br />
manifestations et prend en charge les chants<br />
et les méditations. Il est très apprécié <strong>des</strong><br />
pèlerins pour sa simplicité, sa gentillesse, sa<br />
disponibilité et sa piété exemplaire.<br />
M.B. inscrit dans un carnet <strong>des</strong> extraits<br />
de lectures ou <strong>des</strong> pensées qui surviennent<br />
lors de méditations. On m’a confié l’existence<br />
de trois carnets, de format réduit,<br />
écrits en pleine page sur de petits carreaux,<br />
avec une couverture dorée, où quelques<br />
cartes postales illustrent <strong>des</strong> scènes pieuses.<br />
Ces carnets sont soignés, et les titres surlignés<br />
de couleurs différentes.<br />
Le premier document est à usage personnel<br />
et s’apparente à un journal intime,<br />
dans lequel M.B. note <strong>des</strong> événements ou<br />
<strong>des</strong> messages qu’il attribue à <strong>des</strong> puissances<br />
divines. Je n’ai malheureusement pas pu<br />
conserver trace de ce manuscrit.<br />
Le second carnet est consacré à <strong>des</strong><br />
extraits de deux ouvrages, dont les références<br />
restent imprécises. Il s’agit tout<br />
d’abord de quelques pages traduites de<br />
l’Allemand du livre Apparitions de la Très<br />
Sainte Vierge à Heroldsbach (3) , dont l’histoire<br />
présente un grand nombre de similitu<strong>des</strong><br />
avec celle de Neubois; c’est pour cette<br />
raison que ces passages ont été sélectionnés.<br />
Le second ouvrage retenu traite du secret de<br />
La Salette (4) , dont on nous propose également<br />
quelques extraits.<br />
Le troisième carnet est entièrement consacré<br />
à <strong>des</strong> Révélations au cours d’exorcismes;<br />
tel est son titre. Il s’agit d’une succession de<br />
messages divins prononcés par <strong>des</strong> possédés<br />
en situation d’exorcisme. Les raisons du<br />
choix de ces textes sont précisées dans une<br />
phrase mise en exergue: «Un jour tomba <strong>des</strong><br />
lèvres de Thérèse d’Avila: «Même si cela<br />
vient du malin, retenez ce qui est bon; il sera<br />
bien roulé».<br />
Plus loin, il est écrit: «Dieu, voyant<br />
l’incrédulité <strong>des</strong> hommes, se sert <strong>des</strong> démons<br />
pour ranimer la foi». Les 86 pages sont organisées<br />
par chapitres dont chacun contient <strong>des</strong><br />
citations, et est invariablement présenté de la<br />
manière suivante: D: Message: «C’est la<br />
Sainte Trinité mais aussi l’Immaculée, la<br />
Dame du sacrifice qui ordonnent de parler.<br />
Mais je ne désire pas parler». Cette dernière<br />
phrase est répétée comme une formule, et<br />
revient à la fin de chaque extrait: «Je ne veux<br />
pas parler».<br />
Une dimension religieuse<br />
Les fonctions <strong>des</strong> traces écrites rassemblées<br />
dans ce corpus sont multiples, et peuvent<br />
être religieuses, thérapeutiques, intégratives,<br />
mémorielles, ou biographiques;<br />
mais de toute évidence, leur dénominateur<br />
commun est la dimension religieuse.<br />
En règle générale, la démarche votive est<br />
une conduite thérapeutique, et une <strong>des</strong> activités<br />
<strong>des</strong> fidèles est de devenir <strong>des</strong> producteurs<br />
d’écrits. Par ce moyen, ils entrent dans<br />
le dispositif curatif. Alors la question qui se<br />
pose est de savoir comment se représententils<br />
l’écriture, pour qu’elle puisse être investie<br />
d’un tel pouvoir?<br />
L’un <strong>des</strong> principes fondamentaux de la<br />
démarche votive est de faire communiquer<br />
la terre et le ciel. Le geste scripturaire est<br />
alors <strong>des</strong>tiné à instaurer une relation avec le<br />
surnaturel, dans la mesure où il s’impose au<br />
lecteur par le support du texte merveilleux.<br />
Par ce processus, l’écrit est considéré<br />
comme étant investi d’une force qui le différencie<br />
d’un autre, dit «profane». Dans ce<br />
contexte, la production scripturaire est en<br />
quelque sorte pensée comme une impulsion<br />
du Très-Haut, et l’auteur serait le vecteur<br />
par lequel cette puissance parvient jusqu’au<br />
monde matériel. Celui qui écrit devient<br />
alors l’«instrument» de la Toute-Puissance.<br />
Dans les textes prophétiques de la<br />
Vierge, M.L. manifeste un souci permanent<br />
de précision. Les dates, les lieux, les<br />
horaires, les circonstances au cours <strong>des</strong>quelles<br />
les messages lui sont transmis, sont<br />
autant de détails qui démontrent une<br />
volonté de retranscrire une réalité, un vécu.<br />
Le scripteur se considère comme un intercesseur,<br />
un instrument par lequel la Vierge<br />
transmet ses volontés, comme s’il fallait un<br />
intermédiaire entre les instances divines et<br />
les fidèles. Par exemple, il note: «La Vierge<br />
vient d’arriver à l’instant - elle vous adresse<br />
ces paroles - je les ai prises en Araméen».<br />
La fonction d’instrument est également<br />
revendiquée par M.B., à propos d’un de ses<br />
recueils de pensées. Lorsque dans un cadre<br />
intime, «détaché» du quotidien, il se met à<br />
méditer, se déverse un flot de paroles, qui<br />
pour lui, seraient dictées par l’ordre divin.<br />
Le carnet consacré aux Révélations au<br />
cours d’exorcismes montre que Dieu est<br />
plus fort que tout, car même le possédé,<br />
sous l’emprise du démon, ne peut s’empêcher<br />
de parler. Les paroles ont été en effet<br />
prononcées sous la contrainte divine par<br />
l’intermédiaire d’adjurations de l’exorciste.<br />
A un degré moindre, le livre de la Petite<br />
Sophie contient également une dimension<br />
merveilleuse. Dans le récit, la chronologie de<br />
l’histoire semble faire défaut, remplacée par<br />
une a-temporalité qui laisse penser que l’adolescente<br />
évolue dans un temps extraordinaire,<br />
une dimension irréelle. Ainsi troublé,<br />
le lecteur oscille entre un monde à la limite<br />
de l’imaginaire et du réel. Les commentaires<br />
<strong>des</strong> pèlerins montrent d’ailleurs que<br />
l’héroïne à leurs yeux est élue de Dieu, car<br />
elle possède <strong>des</strong> dons exceptionnels, comme<br />
celui de voyance, porter <strong>des</strong> stigmates.<br />
Toujours selon les témoignages, ce livre<br />
a également un pouvoir magique. Une pèlerine<br />
explique qu’après l’avoir lu, elle fut<br />
convaincue d’avoir été missionnée par Dieu<br />
pour réaliser un projet grandiose. Alors<br />
qu’elle le laissait négligemment traîner, une<br />
petite voix lui rappelait sa présence, en sussurant<br />
à son oreille: «Lis ce livre, lis ce<br />
livre», ce qui l’a convaincue que Dieu<br />
l’avait menée à Neubois.<br />
Les autres écrits, comme ceux de Gilles<br />
Lameire et de M.G., démontrent également<br />
la nécessité d’être fidèle aux paroles<br />
divines. Leur souci d’exactitude se situe audelà<br />
de la fidélité, il est un devoir de rester<br />
conforme aux volontés divines, car une<br />
interprétation trop abusive risquerait de<br />
fausser le sens <strong>des</strong> messages, et par extrapolation,<br />
falsifier le plan de Dieu. Ce serait<br />
en quelque sorte profaner <strong>des</strong> paroles<br />
sacrées.<br />
Un pouvoir thérapeutique<br />
En règle générale, l’existence d’une relation<br />
entre le scripteur et le personnage céleste<br />
est affirmée par une demande, une invocation,<br />
un remerciement ou un hommage, sans<br />
qu’il y ait promesse de réciprocité; tel est le<br />
cas <strong>des</strong> intentions de prières déposées dans<br />
les sanctuaires. Le pouvoir thérapeutique est<br />
contenu dans le message que l’entité supérieure<br />
<strong>des</strong>tine à ses instruments.<br />
Les prophéties adressées à M.L. ont pour<br />
vocation de rassurer les fidèles inquiets de<br />
leur avenir, de leur donner <strong>des</strong> directives<br />
afin d’affronter les temps difficiles. Quant<br />
au livre de la Petite Sophie, le pouvoir thérapeutique<br />
se loge dans les situations<br />
décrites dans le récit. Le parcours «initiatique»<br />
de l’adolescente consiste à subir <strong>des</strong><br />
épreuves difficiles où elle expérimente la<br />
souffrance physique et morale. Le chemin<br />
si périlleux qu’elle suit avec tant de persévérance<br />
l’amène à donner un sens à cette<br />
souffrance. Son itinéraire lui permet d’en<br />
élucider les causes au moyen <strong>des</strong> représentations<br />
qu’elle se fait de la maladie et du<br />
mal. Par un processus d’identification à<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
52<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
53
l’héroïne, le croyant pourra être délivré <strong>des</strong><br />
souffrances qu’il endure quotidiennement<br />
et finalement se libérer.<br />
Une fonction d’intégration<br />
L’écrit assure la durée et dispense les<br />
témoins de leur stricte mission mémorielle.<br />
Il fige le souvenir, et assure la continuité<br />
d’une histoire fondatrice. Reconnaître le<br />
récit fondateur, c’est accepter en quelque<br />
sorte de faire partie du groupe qui le considère<br />
comme tel. A travers les usages <strong>des</strong><br />
écrits, cette dimension prend forme.<br />
Le fait de posséder un exemplaire du livre<br />
de la Petite Sophie, et d’en reconnaître les<br />
valeurs sont les conditions fondamentales<br />
pour être intégré dans le groupe. Les informations<br />
concernant l’héroïne semblent réservées<br />
à <strong>des</strong> personnes privilégiées, comme si un<br />
secret était entretenu autour d’elle. Le fait de<br />
mériter de connaître l’expérience de l’adolescente,<br />
revient à suivre un certain cheminement,<br />
afin d’apprécier et d’intégrer les valeurs<br />
que partagent les pèlerins. Le postulant devra<br />
justifier d’une expérience et d’une connaissance<br />
pour atteindre le statut d’«initié». Pour<br />
cette raison la circulation du livre se fait selon<br />
<strong>des</strong> règles imposées par le groupe; on ne le<br />
prête et ne le donne pas à n’importe qui car les<br />
enjeux sont trop importants.<br />
Il en va de même pour les travaux de<br />
Gilles Lameire qui, pour comprendre les<br />
analyses <strong>des</strong> phénomènes d’apparition,<br />
nécessitent d’avoir intégré une culture et<br />
une logique particulière que les pèlerins<br />
appellent la «spiritualité de Neubois».<br />
Faire du lien social<br />
Une fois «installé» dans le rite, l’écrit<br />
décline toutes les facettes du lien social. Le<br />
message écrit devient le témoin du regard<br />
que les individus portent sur leur société et<br />
d’une certaine manière, par leurs représentations<br />
écrites, les auteurs recréent la société<br />
à laquelle ils appartiennent. L’écrit instaure<br />
<strong>des</strong> liens, puisqu’il inscrit <strong>des</strong> individus<br />
dans une histoire commune, dotée de<br />
valeurs particulières au groupe. Ainsi, il<br />
peut être le vecteur d’une identité pour la<br />
communauté.<br />
Cette histoire et ces valeurs communes,<br />
Gilles Lameire a pour vocation de les transmettre<br />
aux fidèles. Son livre, qui développe<br />
longuement l’histoire fondatrice du pèlerinage,<br />
comprend trois chapitres qui expliquent<br />
au lecteur le sens <strong>des</strong> apparitions de<br />
la Vierge à Neubois.<br />
Les carnets de M.B. contiennent également<br />
les valeurs défendues par le groupe de<br />
pèlerins; les intitulés <strong>des</strong> chapitres sont très<br />
évocateurs <strong>des</strong> valeurs traditionalistes. Par<br />
moment, il donne l’impression de vouloir<br />
transmettre au lecteur une sorte de morale,<br />
et de le mettre en garde contre <strong>des</strong> ennemis<br />
potentiels. On peut citer pour exemple: «La<br />
Très Sainte Vierge pleure sur les âmes perdues<br />
à jamais parce que personne fait <strong>des</strong><br />
sacrifices; Avec Jean-Paul II l’Eglise gît<br />
complètement à terre; Ecône est le rampart<br />
contre l’Eglise apostate...».<br />
Il en va de même pour le livre du Coeur<br />
qui saigne, dans lequel se trouvent <strong>des</strong><br />
règles à suivre pour une vie meilleure, telles<br />
que: reconnaître la souffrance comme un<br />
sacrifice, identifier son existence à celle du<br />
Christ, adorer le sang du Seigneur, oeuvrer<br />
pour la grandeur de la France.<br />
Du «vous» au «je»<br />
La conquête du texte se présente toujours<br />
comme un récit de quête héroïque.<br />
L’écrit fonde une histoire commune, mais<br />
dans le même mouvement, l’acte d’écrire,<br />
fut-il réduit à l’apposition d’une signature,<br />
incorpore une identité, une expérience; car<br />
c’est toujours un sujet qui écrit de sa main.<br />
Peu à peu, nos textes se déclinent sur un<br />
mode autobiophaphique. Il ne s’agit plus<br />
seulement d’inscrire le social dans une existence,<br />
mais également d’affirmer une singularité<br />
à partir de la masse de textes qui<br />
sont proposés.<br />
Pour notre corpus, tout écrit est signé par<br />
son auteur (hormis celui de M.G. qui le<br />
remet aux intéressés). Cette personnalisation<br />
se réalise à différents niveaux. Elle peut<br />
se faire par l’utilisation d’un pseudonyme,<br />
comme pour la Petite Sophie, ou encore,<br />
dans les notes de M.B. - qui sont à usage<br />
personnel, mais qui appellent néanmoins la<br />
nécessité d’un lecteur -, on peut lire: «Le 16<br />
août 1988 à 15h30, à Guebwiller (suivi de<br />
l’adresse), et signé: «Un chrétien baptisé et<br />
confirmé par la Sainte Eglise Catholique<br />
Apostolique Romaine». Laisser une trace<br />
du moment et du lieu fait entrevoir la<br />
volonté de l’auteur de figer à jamais ce<br />
moment et sa signature vient d’une certaine<br />
manière attester (au nom de l’Eglise) et<br />
garantir sérieux et authenticité.<br />
Mais dans l’ensemble de notre corpus,<br />
les messages à M.L. sont les plus significatifs.<br />
Malgré sa volonté de rester fidèle aux<br />
paroles de la Vierge, au fil <strong>des</strong> pages, on<br />
voit l’auteur s’impliquer discrètement dans<br />
ses écrits. Les premières citations se terminent<br />
par une formule, une bénédiction - «Le<br />
Père, le Fils et le Saint-Esprit» -, puis il<br />
appose la signature de la Vierge - «Votre<br />
Maman chérie qui vous aime» -, pour finalement<br />
signer de sa propre main.<br />
Dans l’usage <strong>des</strong> pronoms, l’auteur<br />
s’implique progressivement dans les messages<br />
qu’il dit recevoir, et glisse du «vous»<br />
au «nous», puis le «nous» se transforme en<br />
«tu». La relation devient progressivement<br />
duelle. La Vierge ne s’adresse plus au<br />
groupe, mais à l’auteur personnellement:<br />
«Mon fils bien-aimé, j’exaucerai tes<br />
deman<strong>des</strong>».<br />
L’usage du «tu», qui vise apparemment<br />
à faire état d’une relation personnelle et privilégiée<br />
avec la puissance divine, laisse<br />
transparaître une volonté de l’auteur de se<br />
voir soulagé de ses tourments. Ainsi, progressivement,<br />
le texte donne forme à<br />
l’expérience.<br />
La guerre <strong>des</strong> écrits<br />
L’écriture ordinaire n’a d’existence possible<br />
que comme empreinte de l’ordre<br />
social, ou comme tentative d’y échapper.<br />
Dans certains cas, l’écriture viserait à<br />
échapper à l’inscription du pouvoir. On y<br />
distingue alors un axe précis entre la soumission<br />
et l’émancipation, qui peut être<br />
motivé par une certaine fidélité aux normes<br />
fixées par la société, ou une certaine infidélité<br />
aux règles imposées.<br />
A travers l’analyse de notre échantillon<br />
apparait de plus en plus nettement une préoccupation<br />
de se conformer à la réalité et à<br />
l’authenticité <strong>des</strong> faits fondateurs du système<br />
de croyances véhiculé dans le groupe,<br />
afin de légitimer la «spiritualité». Mais dans<br />
les commentaires apparaissent <strong>des</strong> tensions<br />
génératrices de conflits, où les débats portent<br />
sur une certaine fidélité ou infidélité à<br />
l’histoire fondatrice. Ces observations amènent<br />
à s’interroger sur les critères qui font<br />
basculer les écrits soit du côté de la fidélité,<br />
soit du côté de l’infidélité.<br />
Puisque l’écrit est une «quête héroïque»<br />
du scripteur, elle est de facto imprégnée de<br />
l’expérience de ce dernier, s’éloigne de ce<br />
qui devrait être authentique pour laisser une<br />
porte entrouverte à diverses formes d’interprétations.<br />
Cependant, les règles du groupe<br />
reconnaissent une seule interprétation possible,<br />
et toute autre qui lui serait infidèle, est<br />
à rejeter. Ainsi, l’émancipation sera punie<br />
d’exclusion.<br />
L’enquête effectuée de 1989 à 1992<br />
révèle que la controverse sur les écrits relatifs<br />
aux apparitions s’est longtemps focalisée<br />
sur les activités de l’abbé Adam, à<br />
l’époque chargé d’informer l’évêque sur<br />
l’évolution <strong>des</strong> événements (de 1874 à<br />
1880). S’appuyant sur d’anciens témoignages<br />
colportés de génération en génération,<br />
certains l’accusent d’avoir eu recours<br />
à <strong>des</strong> pratiques violentes afin d’extorquer<br />
<strong>des</strong> rétractations, alors que d’autres sont<br />
moins catégoriques, faute de preuves.<br />
Néanmoins, cette période semble représenter<br />
un argument pour ceux qui cherchent à<br />
démontrer la véracité <strong>des</strong> apparitions;<br />
puisque l’abbé aurait obtenu les désavoeux<br />
sous la menace, ils deviennent caduques,<br />
car mensongers, et de ce fait, l’hypothèse de<br />
la véracité <strong>des</strong> apparitions reste entière.<br />
C’est ainsi que les fascicules de M.G.<br />
semblent vouloir faire appel à l’esprit<br />
rationnel et critique du lecteur, car l’auteur<br />
fait remarquer que les «rétractations<br />
recueillies émanent uniquement d’enfants<br />
mineurs, alors que de nombreux adultes<br />
domiciliés à Neubois figuraient parmi les<br />
voyants». Il termine en donnant ses sources,<br />
afin que le lecteur puisse forger son propre<br />
jugement.<br />
En bas de page, enfin, il explique comment<br />
se rendre à Neubois, et précise les<br />
horaires <strong>des</strong> offices religieux de la paroisse.<br />
Cette note se justifie par son malaise face à<br />
l’orientation politico-religieuse du groupe,<br />
car M.G. préférait se situer dans la ligne<br />
actuelle de l’Eglise. Ainsi, par «écriture<br />
interposée», il tentait de «canaliser» les<br />
centres d’intérêt <strong>des</strong> lecteurs, pour les attirer<br />
de son côté. Pourtant, ces querelles se<br />
sont soldées par l’exclusion de M.G. du<br />
groupe de pèlerins.<br />
Une autre polémique sur fond d’authenticité<br />
toucha également M.L. Ce dernier<br />
s’est vu rejeté du groupe, et ses écrits proscrits<br />
lorsque l’authenticité de ses stigmates<br />
ainsi que sa fonction d’«instrument de<br />
Dieu» ont été mis en doute.<br />
Mais au-delà de leur caractère anecdotique,<br />
ces situations conflictuelles, relèvent<br />
d’une question fondamentale qui est: Qu’a<br />
t-on le droit d’écrire? Et s’il y a infidélité<br />
aux règles, qu’advient-t-il? Telle est la problématique<br />
liée aux finalités de l’écriture,<br />
dans sa production et ses usages. Les enjeux<br />
apparaissent importants, et provoquent une<br />
déstabilisation du groupe, car ils portent<br />
atteinte au pouvoir <strong>des</strong> représentants.<br />
En effet, l’écrit n’engage pas seulement<br />
le signataire, mais l’ensemble du groupe<br />
dont il se réclame. Et pour préserver son<br />
intégrité, la collectivité se doit de prendre<br />
<strong>des</strong> mesures de contrôle. Ainsi, une infidélité<br />
trop abusive aux règles du groupe et de<br />
l’histoire fondatrice sera punie d’exclusion,<br />
car il en va de sa propre survivance.<br />
Bibliographie<br />
CERTEAU (Michel de): L’invention du<br />
quotidien - arts de faire, Paris, Union générale<br />
d’édition, 1980.<br />
CHARTIER (Anne-Marie) et<br />
HEBRARD (Jean): «L’invention du quotidien<br />
- une lecture, <strong>des</strong> usages», in Le Débat,<br />
mars-avril 1988, n°49, p.97-108.<br />
FABRE (Daniel) - sous la direction de -<br />
Ecritures ordinaires, Paris, P.O.L, 1993.<br />
LAMEIRE (Gilles): Notre-Dame de<br />
Neubois - protectrice de la France et de la<br />
papauté - apparitions en Alsace, Saint-<br />
Germain-en-Laye, éd. Gilles Lameire et<br />
association, 1978.<br />
MARGARET (Catherine Sophie): Le<br />
cœur qui saigne, Ronchin, éd. Jules Hovine,<br />
1984.<br />
MAURER (Sylvie): La dévotion à<br />
Notre-Dame de Neubois, thèse de doctorat<br />
nouveau régime, Strasbourg, nov. 1993.<br />
Notes<br />
1. Daniel Fabre (sous la direction de.), Ecritures<br />
ordinaires, P.O.L, 1993.<br />
Travaux menés par une équipe de chercheurs,<br />
dans le cadre <strong>des</strong> appels d’offre de la Mission<br />
du Patrimoine Ethnologique.<br />
2. Il s’agit d’une expression employée par les responsables<br />
du pèlerinage, qui fait référence à leur<br />
système de croyance.<br />
3. Heroldsbach (Allemagne), est connu pour <strong>des</strong><br />
apparitions de la Vierge et du Christ Souffrant,<br />
ainsi que <strong>des</strong> miracles solaires, qui ont eu lieu<br />
de 1949 à 1951. Ce pèlerinage, fréquenté par le<br />
groupe alsacien, n’est pas reconnu par l’Eglise.<br />
4. La Salette est un haut lieu de pèlerinage français,<br />
dont les débuts datent de 1846, où deux<br />
enfants pâtres furent témoins de manifestations<br />
de Notre-Dame.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
54<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
55
MICHELE WOLFF - WERNER ENNINGER<br />
Les mennonites français,<br />
Pour l’observateur inattentif,<br />
le prototype de la fidélité<br />
en matière de religion pourrait<br />
être les Amishs <strong>des</strong> ordres<br />
conservateurs aux USA<br />
opposés aux Mennonites<br />
d’Alsace. Or cet article<br />
a l’intention de démontrer<br />
que la fidélité est aussi<br />
du côté <strong>des</strong> Mennonites<br />
qui n’ont pourtant rien gardé<br />
de l’apparence<br />
de leurs ancêtres.<br />
Michèle Wolff,<br />
Werner Enninger<br />
Université Essen, Allemagne<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
infidélité apparente<br />
Nous commencerons par brièvement<br />
définir ces deux groupes et après<br />
avoir décrit leurs attitu<strong>des</strong> différentes<br />
en face de l’évolution de la société dans<br />
laquelle ils vivent nous essayerons d’évaluer<br />
dans quelle mesure chacun d’entre eux est en<br />
fait resté fidèle aux grands principes de leur<br />
croyance.<br />
Amishs et Mennonites<br />
Le mouvement anabaptiste prend naissance<br />
au XVI e siècle. Au moment de la<br />
réforme par Zwingli en Suisse, certains de<br />
ses adeptes forment un premier schisme en<br />
Cimetière mennonite dans la France de l’Est<br />
56<br />
refusant le baptême <strong>des</strong> enfants. Ils seront<br />
nommés Anabaptistes par leurs opposants.<br />
Ils se recrutent dans toutes les classes de la<br />
société et leurs porte-parole sont <strong>des</strong> humanistes<br />
cultivés. Les persécutions décimeront<br />
la tête du mouvement et à partir de ce<br />
moment les Anabaptistes seront en majorité<br />
issus de la classe paysanne suisse. Pour fuir<br />
les persécutions ils se réfugient dans le Jura<br />
suisse, en Alsace, dans le pays de<br />
Montbéliard, à Belfort et au Palatinat, où <strong>des</strong><br />
princes plus tolérants les accueillent comme<br />
cultivateurs hors pair. En 1693, Amman un<br />
prédicateur de Ste-Marie-aux-Mines, provoque<br />
un schisme profond entre les commu-<br />
nautés, en dénonçant le laisser-aller qui, à<br />
son avis caractérise les Anabaptistes de son<br />
époque. Ceux qui accepteront ses recommandations<br />
sévères seront appelés plus tard<br />
Amish. Les autres suivront bientôt un autre<br />
théoricien de la doctrine, Menno Simons et<br />
se nommeront Mennonites. Amishs et<br />
Mennonites, sont donc deux termes désignant<br />
les adeptes d’une même croyance.<br />
La doctrine anabaptiste<br />
Les Anabaptistes eux-mêmes estiment<br />
qu’ils ne suivent pas une doctrine particulière,<br />
mais que leur croyance est un mode de<br />
vie. Il s’agit de vivre le plus près possible de<br />
Jésus-Christ, afin d’être prêt le jour de sa<br />
mort. Cette croyance n’est pas soutenue par<br />
une église hiérarchisée, chaque membre<br />
d’une communauté est l’égal de l’autre et les<br />
Anciens sont choisis par tous. Dans le passé,<br />
ces Anciens n’étaient pas formés spécialement<br />
à cette tâche, de nos jours on a tendance<br />
à les choisir parmi ceux qui ont poursuivi<br />
leurs étu<strong>des</strong>, mais ce n’est pas une<br />
règle.<br />
S’il n’y a pas à proprement parler de<br />
doctrine, cette croyance s’appuie quand<br />
même sur <strong>des</strong> textes, fruits de décisions<br />
prises par les chefs du mouvement, réunis<br />
en consultation.<br />
En 1527, la confession de foi de<br />
Schleitheim est rédigée par Michel Sattler (1) ,<br />
et celle de Dordrecht, comportant 18<br />
articles est votée en 1632. Ce sont deux<br />
textes fondamentaux.<br />
Nous n’en retiendrons que les grands<br />
principes qui poseront les points de comparaison<br />
entre Amishs et Mennonites et nous<br />
permettront de définir en quoi consiste la<br />
vraie fidélité:<br />
– le baptême réservé aux jeunes adultes en<br />
ayant fait la demande,<br />
– la non violence,<br />
– le refus de prêter serment,<br />
– l’humilité.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
Nous ne nous appesantirons pas par<br />
exemple sur le «shunning», action d’isoler<br />
de la communauté celui qui pèche contre<br />
ces principes, car ce principe n’est plus respecté<br />
que par les Amishs. Cependant c’est<br />
sur ce point, ainsi qu’au sujet de certaines<br />
réglementations concernant les vêtements,<br />
qu’Amman provoqua une discussion puis<br />
un schisme. Le rapport à la fidélité ou à<br />
l’infidélité commença donc en 1693. Le fait<br />
de renforcer la discipline <strong>des</strong> Assemblées<br />
signifiait-il la fidélité à la tradition ou rompait-il<br />
avec la situation devenue traditionnelle<br />
<strong>des</strong> Anabaptistes au moment du<br />
schisme? Il s’agit plus généralement de<br />
définir la fidélité en matière de croyances<br />
religieuses.<br />
Fidélité et religion<br />
On nomme ceux qui assistent au culte:<br />
les fidèles. A quoi sont-ils fidèles? A leur<br />
croyance. Si la fidélité en religion consiste<br />
à s’attacher aux représentations visibles de<br />
celle-ci, à savoir, la liturgie, la langue de<br />
culte, la hiérarchie etc. on peut affirmer<br />
qu’aucune fidélité n’existe. Toutes les<br />
églises ont évolué sans pour cela perdre les<br />
images différenciées et représentatives <strong>des</strong><br />
croyances originelles. Donc la fidélité en<br />
matière de religion consiste à préserver une<br />
interprétation de l’enseignement <strong>des</strong> textes<br />
fondamentaux. Les églises catholique et<br />
protestante diffèrent au XX e siècle comme<br />
au XVI e dans leur interprétation <strong>des</strong> Écritures,<br />
même si toutes deux s’expriment<br />
maintenant dans la langue vernaculaire <strong>des</strong><br />
fidèles. Seuls les extrémistes voient une<br />
infidélité de l’église catholique dans le fait<br />
qu’elle a abandonné le latin, car la langue<br />
n’est qu’un élément visible de la croyance.<br />
Fidélité et tradition<br />
57<br />
Il semble qu’on ne doive pas confondre<br />
fidélité et tradition. La première est une attitude,<br />
la seconde un ensemble d’habitu<strong>des</strong>.<br />
On peut changer les secon<strong>des</strong> dans le détail,<br />
tout en restant fidèle à une certaine image<br />
léguée justement par cette tradition. Les<br />
deux notions n’existent pas au même niveau<br />
de l’organisation de la vie d’une communauté<br />
ou d’un individu. Si l’on représente<br />
ces niveaux différents dans un tableau, il<br />
devient évident que le rôle de l’individu<br />
dans la tradition est nul.<br />
Fidélité Tradition<br />
Individu<br />
x<br />
Communauté x x<br />
La tradition est composée d’une série de<br />
principes admis par une communauté et se<br />
reflétant dans <strong>des</strong> éléments concrets de la vie<br />
quotidienne de ses membres, manière de<br />
voir, de parler, coutumes ritualisées, costume,<br />
folklore, etc. La fidélité n’est pas<br />
visible, elle est un élément diachronique<br />
(s’exerçant dans le temps) difficile à cerner,<br />
prise dans la dialectique de la liberté personnelle<br />
et de l’appartenance à un groupe, et<br />
pouvant s’exercer sur une échelle de valeurs<br />
qui, elle, peut varier, entraînant parfois le<br />
reniement de celles qui semblaient prioritaires<br />
à un moment de la vie de l’individu<br />
alors qu’elles n’étaient que mises en avant<br />
par les circonstances, tandis que les valeurs<br />
fondamentales restaient en retrait, n’étant<br />
pas menacées. Par exemple un homme<br />
semble être parfaitement non-violent,<br />
comme le héros du film «chiens de paille» (2) ,<br />
mais se révèle sanguinaire le jour où son<br />
amour qui est une valeur supérieure à cette<br />
non violence est menacé. Il n’est pas infidèle<br />
à la non-violence qu’il reconnaît certainement<br />
comme une valeur fondamentale, mais<br />
la nécessité et la hiérarchie de ses valeurs<br />
l’entraîne à en préférer une autre à un<br />
moment d’urgence. La fidélité n’est pas<br />
quelque chose qui se traduit automatiquement<br />
en actes. Non seulement elle est prise<br />
dans la dialectique de la liberté individuelle<br />
et de l’appartenance au groupe, mais encore<br />
entre la dialectique de la priorité <strong>des</strong> valeurs<br />
et de la contrainte d’une situation. Comme
on peut le voir, elle se trouve toujours au carrefour<br />
d’un facteur abstrait et d’une réalisation<br />
sociale. Le jugement que l’observateur<br />
portera sur elle dépendra du point de vue où<br />
il se place, selon qu’il choisisse de juger<br />
d’après les apparences ou l’échelle de<br />
valeurs soutenant une conduite.<br />
On trouve ainsi les deux points de vue<br />
auxquels on peut se placer pour juger de la<br />
fidélité <strong>des</strong> Amishs/Mennonites dans deux<br />
documents différents. D’un côté le livre de<br />
Hostetler décrivant les Amishs en<br />
Amérique et soulignant leur fidélité au<br />
passé comme suit: Les Amishs sont souvent<br />
perçus par les autres Américains comme<br />
<strong>des</strong> reliques du passé, vivant une vie austère<br />
et rigide, vouée à l’inconfort et aux<br />
coutumes archaïques. Ils sont reçus comme<br />
renonçant à la fois au confort moderne et<br />
au rêve américain de succès et de progrès (3) .<br />
De l’autre, un article du magazine mennonite<br />
«Christ Seul», qui se termine ainsi:<br />
«Ce que le Seigneur recherche ce sont <strong>des</strong><br />
volontaires qui lui soient soumis joyeusement<br />
parce que sauvés par grâce au moyen<br />
de la foi, qui acceptent de reléguer leur<br />
particularISME [sic] au second plan»<br />
Cimmetière mennonite<br />
(Robert Oddos. 1994. p.11) (4) . L’auteur de<br />
cet article précise bien que tout volontaire<br />
sera accepté, que les Mennonites n’ont pas<br />
le monopole de la mission.<br />
Le problème est posé en termes clairs.<br />
S’agit-il pour être fidèle à la doctrine anabaptiste<br />
de s’habiller comme le faisaient les<br />
Anabaptistes du XVIII e siècle, ou s’agit-il de<br />
respecter une attitude en face de la religion.<br />
C’est un peu le débat de l’esprit et la lettre<br />
qui se retrouve ici. Les Amishs <strong>des</strong> USA respectant<br />
à la lettre la tradition, les Mennonites<br />
d’Alsace en ayant plutôt conservé l’esprit.<br />
Évolution sans trahison,<br />
fidélité dans l’infidélité:<br />
les Mennonites d’Alsace<br />
Amishs et Mennonites ne sauraient être<br />
plus différents les uns <strong>des</strong> autres qu’ils ne<br />
le sont en 1994. Ils partagent tous deux la<br />
croyance en la valeur du baptême pour un<br />
adulte qui le demande, mais au-delà de ce<br />
principe fondamental les autres règles soutenant<br />
leur doctrine ont adopté certaines<br />
nuances qui se traduisent même superficiellement.<br />
Un Mennonite d’Alsace (ils sont<br />
aujourd’hui environ 3000) ne se distingue<br />
apparemment pas de n’importe quel autre<br />
Alsacien. Physiquement aucun costume ne<br />
le signale. Selon son âge il sera linguistiquement<br />
bilingue (dialecte alsacien et français)<br />
ou monolingue (français). Certains,<br />
très âgés, dans les vallées de tout temps<br />
francophones de l’Alsace auront même<br />
quatre langues à leur service: le patois français<br />
de la région et le français auxquels<br />
s’ajoutent l’allemand standard qui était leur<br />
langue de culte et le dialecte alsacien (5) . Ce<br />
multilinguisme est caractéristique <strong>des</strong><br />
Mennonites de ces régions mais leur<br />
nombre est tellement réduit qu’il ne constitue<br />
pas un trait distinctif significatif de la<br />
communauté en général. Pendant longtemps<br />
les familles mennonites ont travaillé<br />
essentiellement dans l’agriculture. Ils<br />
avaient beaucoup d’enfants qui les aidaient<br />
aux champs. Entre le XVI e et le XIX e<br />
siècles, ils se différenciaient <strong>des</strong> agriculteurs<br />
alsaciens, car, employés par les puissants,<br />
ils n’étaient que fermiers de leurs<br />
terres et celles-ci étaient souvent situées<br />
dans <strong>des</strong> zones que les autres agriculteurs<br />
n’auraient pas su exploiter. Petit à petit ils<br />
sont aussi devenus propriétaires, ont eu<br />
moins d’enfants et surtout ont accepté l’idée<br />
que ceux-ci choisissent une autre voie que<br />
l’agriculture. Aujourd’hui il est normal<br />
qu’un enfant mennonite doué poursuive ses<br />
étu<strong>des</strong>. Cette évolution est celle de tous les<br />
paysans français en général et est dictée en<br />
partie par <strong>des</strong> changements de société auxquels<br />
même les Mennonites n’ont pas<br />
résisté. Dans leur lente assimilation à la culture<br />
dominante française, les Mennonites<br />
d’Alsace ont le mérite de n’avoir pas cédé<br />
à l’acculturation. Ils sont devenus profondément<br />
français protégeant leur religion<br />
comme un domaine réservé, mais dépourvu<br />
de tout signe extérieur de reconnaissance.<br />
La seule influence de la société dominante<br />
est l’abandon progressif de l’allemand<br />
comme langue de culte. Cette décision a<br />
accéléré le monolinguisme <strong>des</strong> jeunes<br />
Mennonites sans atteindre leur autonomie<br />
religieuse.<br />
Les Mennonites semblent conserver leur<br />
orientation religieuse et leurs priorités<br />
éthiques tout en reconnaissant que la séparation<br />
volontaire d’une société qui ne les<br />
rejette pas tiendrait du sectarisme, tandis<br />
que les Amishs vont à l’encontre de leur<br />
mo<strong>des</strong>tie fondamentale en ignorant les<br />
ouvertures de la société dominante dans le<br />
pays où ils vivent et en faisant comme si<br />
celle-ci était à l’affût <strong>des</strong> occasions de limiter<br />
leur autonomie. Quand on observe le<br />
multi-culturalisme américain surtout en ce<br />
qui concerne les religions, on peut constater<br />
que les craintes <strong>des</strong> Amishs ne sont pas<br />
fondées et ne sont que prétexte à un isolationnisme<br />
rigoureux. En cela ils sont fidèles<br />
à Amman qui provoqua le schisme de Ste-<br />
Marie-aux-Mines en 1693, sous prétexte<br />
que les Anabaptistes s’étaient laissé aller à<br />
porter <strong>des</strong> boutons à leurs vêtements, à ne<br />
pas pratiquer l’humble lavage <strong>des</strong> pieds<br />
assez fréquemment, à ne pas rejeter avec<br />
assez d’empressement le pécheur du sein de<br />
leur groupe.<br />
Les Anabaptistes ont toujours cherché à<br />
passer inaperçus pour la bonne raison qu’ils<br />
étaient poursuivis. Or de nos jours, les<br />
Mennonites d‘Alsace continuent à respecter<br />
ce principe de mo<strong>des</strong>tie, même s’ils sont<br />
absolument acceptés par la société dominante.<br />
Les Amishs, eux aussi acceptés par<br />
la société dominante, cherchent à s’en distinguer<br />
jusque dans les détails physiques, et<br />
vont ainsi à l’encontre de leur longue tradition<br />
de retenue. De plus leur refus d’intégration<br />
dans une société par ailleurs accueillante<br />
participe d’un sectarisme qui ne<br />
caractérisait pas le mouvement à l’origine.<br />
Fidèles au baptême pour adultes et à la<br />
mo<strong>des</strong>tie, comment réagissent les Mennonites<br />
aujourd’hui dans <strong>des</strong> situations les<br />
contraignant à porter les armes ou à prêter<br />
serment? Les Mennonites ont servi dans les<br />
groupes sanitaires tant qu’ils l’ont pu,<br />
même sous Napoléon. Au vingtième siècle,<br />
on trouve <strong>des</strong> cas exceptionnels de soldats<br />
mennonites enterrés dans les cimetières<br />
d’Alsace, mais on dénombre beaucoup<br />
d’objecteurs de conscience parmi eux et de<br />
nos jours ils favorisent systématiquement<br />
les possibilités de remplir leur devoir de<br />
citoyen sans porter les armes, dans le cadre<br />
de la coopération par exemple. Cependant<br />
il est sûr que de nombreux jeunes<br />
Mennonites effectuent leur service militaire<br />
sans se poser trop de questions.<br />
Pour ce qui est du serment, nous connaissons<br />
deux cas, celui d’un géomètre et celui<br />
d’un médecin (6) , tous deux mennonites ayant<br />
refusé de prêter serment avec les mots «je<br />
jure» et ayant été autorisés à le faire. Dans<br />
la vie courante ils éviteront le verbe «jurer»<br />
mais n’ont rien contre «promettre».<br />
Tout ce que nous venons de dire décrit<br />
la situation de lente assimilation <strong>des</strong><br />
Mennonites d’Alsace à la société française,<br />
mais leurs efforts pour adapter au mieux<br />
leurs principes et ceux du régime républicain<br />
du pays dans lequel ils vivent parlent<br />
en faveur de leur désir de fidélité à leur tradition.<br />
Il faut dire que cette tradition a été<br />
perturbée par une vague de piétisme qui a<br />
fortement influencé la plupart <strong>des</strong><br />
Assemblées, et c’est souvent à cette tradition<br />
piétiste qu’ils restent fidèles tout en<br />
croyant l’être à leur doctrine d’origine.<br />
Une autre idée de la fidélité:<br />
les Amishs<br />
Rien de clair dans la Bible n’indique<br />
qu’il faille refuser allégeance au gouvernement<br />
du pays dans lequel le chrétien vit. Le<br />
principe de l’inexistante théologie <strong>des</strong><br />
Anabaptistes est la pureté du coeur. Il faut<br />
vivre dans le présent en imitant Jésus-<br />
Christ. C’est une foi existentielle qui les<br />
anime. Il est certain que si le monde autour<br />
d’eux est un monde de péchés, ils doivent le<br />
refuser. Robert Friedmann écrit (7) Dans les<br />
textes anabaptistes on reconnaît un dualisme<br />
caractéristique du Nouveau<br />
Testament, sous la forme d’un dualisme<br />
absolu dans le cadre duquel les valeurs<br />
chrétiennes s’opposent absolument à celle<br />
du «monde corrompu». Les troisième et<br />
quatrième articles de la Confession de foi<br />
de Schleitheim en énoncent les principes à<br />
peu près en ces termes: Tous ceux qui suivent<br />
le démon et le monde n’ont rien à faire<br />
avec ceux qui sont appelés à Dieu, hors du<br />
monde. Tous ceux qui vivent dans le mal<br />
n’ont que faire du bien. Ou encore: toutes<br />
les créatures sont de deux sortes, bonnes ou<br />
mauvaises, croyantes ou incroyantes, obscures<br />
ou lumineuses, dans le monde et<br />
celles qui en sont sorties etc. (Friedmann, p.<br />
39). Le refus par les Amishs <strong>des</strong> facilités du<br />
confort moderne est théoriquement fondé<br />
sur cette séparation <strong>des</strong> deux mon<strong>des</strong>. Ils<br />
distinguent entre le monde amish et l’autre,<br />
mondain. Cette séparation intransigeante<br />
évoque maintes autres sectes résultats de<br />
schismes de la religion chrétienne, comme<br />
celle <strong>des</strong> Cathares par exemple. Si l’on<br />
évoque ces derniers, on se souvient<br />
qu’apparemment ils vivaient leur religion<br />
mêlés aux autres chrétiens <strong>des</strong> villages. Par<br />
là, il serait facile de conclure à un certain<br />
orgueil <strong>des</strong> sectaires amishs. Or, nous avons<br />
vu que l’orgueil est le défaut le plus stigmatisant<br />
dans leur échelle de valeur. La fidélité<br />
à leur tradition est ici quelque peu<br />
bafouée. Si l’on voulait pousser le paradoxe<br />
on dirait presque que les Mennonites<br />
d’Alsace, dispersés dans la région, auraient<br />
plus de raison de renforcer leur réseau en<br />
imposant à leurs membres <strong>des</strong> signes extérieurs<br />
de reconnaissance, alors que les communautés<br />
amishs américaines très resserrées<br />
et fermées sur elles-mêmes ne<br />
semblent par là que souligner de façon<br />
redondante leur séparation du monde.<br />
Il est clair que les principes qui nous ont<br />
servi de repères sont absolument respectés<br />
par les Amishs. Pas de service militaire, pas<br />
de serments, toutes choses qui leur sont rendues<br />
plus simples qu’à leurs coreligion-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
58<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
59
naires vivant en France où les règlements<br />
militaires sont différents et où leur intégration<br />
au monde provoque <strong>des</strong> situations où le<br />
serment est obligatoire. Ces situations sont<br />
rares aux USA pour les Amishs et le cinéma<br />
y a vu un thème de conflit pittoresque. On<br />
se souvient du film américain (8) dans lequel<br />
le père amish du bébé tué par de jeunes<br />
voyous refuse de porter plainte devant le tribunal<br />
à cause du serment. En apparence<br />
donc, les Amishs conservent intacte leur tradition<br />
héritée du XVI e siècle. Ils ont plus ou<br />
moins gardé le costume de leur arrivée et<br />
une langue germanique, le Pennsylvanian<br />
German. Ils n’acceptent pas de posséder<br />
autre chose que leur buggy attelé de chevaux<br />
pour transporter leurs nombreux enfants. Ils<br />
envoient ceux-ci dans leurs propres écoles<br />
pour une scolarité minimale. Afin de ne pas<br />
dépendre du gouvernement ils refusent<br />
d’être reliés aux réseaux d’électricité ou de<br />
télécommunication. On pourrait encore<br />
ajouter d’autres traits et celui qui assiste à<br />
leur culte qui dure quatre heures prend la<br />
mesure de la force de leurs convictions.<br />
Cependant cette fidélité nous paraît<br />
quelque peu sujette à caution quand on sait<br />
que ces mêmes Amishs, au moins en<br />
Pennsylvanie, s’accommodent fort bien de<br />
certaines circonstances brouillant un peu la<br />
distinction tranchée entre les deux mon<strong>des</strong>.<br />
Ils n’ont pas de téléphone chez eux, mais s’en<br />
servent au bout de leur champ. Ils n’ont pas<br />
de voiture, mais ne refusent pas, en général,<br />
de se laisser conduire. Ils ne dépendent pas<br />
de l’énergie de l’État mais en produisent euxmêmes<br />
grâce à <strong>des</strong> moteurs. Enfin ils se rapprochent<br />
consciemment et volontairement de<br />
la société qu’ils rejettent en organisant de<br />
petites boutiques qui vendent aux touristes<br />
les réalisations de leur artisanat.<br />
Conclusion<br />
Peut-être que ce qui reflète le mieux une<br />
société à savoir: ses cimetières, pourrait nous<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
donner la clé <strong>des</strong> fidélités respectives de ces<br />
deux groupes à leur tradition religieuse.<br />
Les cimetières amishs n’ont pas varié.<br />
Étendues d’herbes striées de rangées régulières<br />
de petites stèles blanches toutes<br />
simples, ils sont entretenus par les enfants,<br />
jeunes filles en robes de coton aux chevilles<br />
et petits garçons à bretelles, tels qu’on les voit<br />
sur les photos maintenant commercialisées.<br />
Les cimetières mennonites de l’Est de la<br />
France se sont transformés. En remontant à<br />
la période où ils ont été créés, c’est-à-dire<br />
au XIX e siècle on peut y découvrir une<br />
rapide évolution. Avant cette période les<br />
inhumations se faisaient sur les propriétés<br />
privées, très souvent sans pierres tombales.<br />
Les premiers cimetières ne portaient pas<br />
non plus de marques de l’identité du défunt.<br />
On y a ensuite placé <strong>des</strong> pierres verticales<br />
de plus en plus sophistiquées. Le symbole<br />
de la croix, rare chez les Protestants en<br />
général et inexistant chez les Mennonites est<br />
apparu d’abord gravé dans le marbre. Il est<br />
difficile de fixer la date de ces productions<br />
mais elle est nette après la seconde guerre<br />
mondiale. Puis la croix s’est détachée de la<br />
pierre et s’est découpée sur le ciel, phénomène<br />
nouveau, rapprochant la tombe mennonite<br />
de son homologue catholique. De<br />
nos jours on trouve même <strong>des</strong> tombes mennonites<br />
portant la photo du défunt (9) et de<br />
plus en plus les Mennonites se font enterrer<br />
dans leurs cimetières municipaux.<br />
Même les cimetières nous laissent perplexes<br />
quant au degré de fidélité de deux<br />
groupes religieux ayant les mêmes origines,<br />
les mêmes textes fondamentaux mais qui<br />
les ont interprétés de manières différentes.<br />
Il est impossible de discerner si la fidélité<br />
se situe dans la lettre ou dans l’esprit.<br />
Interrogés, les membres <strong>des</strong> deux groupes<br />
affirmeraient de bonne foi qu’ils sont<br />
fidèles à l’enseignement de leurs ancêtres.<br />
La clé du problème se trouve sans doute<br />
dans une inégale répartition de cette fidélité<br />
entre l’individu et la communauté. En<br />
France, parmi les Mennonites l’individu a<br />
60<br />
pris une plus grande place que dans les communautés<br />
Amishs où il n’en a guère.<br />
Conséquence du mouvement piétiste ou du<br />
tempérament français, le fait est que le<br />
Mennonite en tant qu’individu reste fidèle<br />
à sa foi anabaptiste même si les traditions<br />
du groupe semblent avoir disparu dans<br />
l’assimilation générale de toutes les minorités<br />
au système dominant. Le groupe français<br />
ajouterait sans doute qu’il est fidèle en<br />
s’adaptant, l’Américain de son côté verrait<br />
une preuve de sa propre fidélité dans le<br />
refus de tout compromis.<br />
Note<br />
1. Mathiot, Charles et Boigeol, Roger. Recherches<br />
historiques sur les Anabaptistes de l’ancienne<br />
principauté de Montbéliard, d’Alsace et du<br />
Territoire de Belfort. Flavion: Le Phare. 1969.<br />
P.22, p.24.<br />
2. “Straw dogs”, Peckinpah, 1971.<br />
3. Hostetler, John A. Amish Society. Baltimore,<br />
London. John Hopkins University Press.1980,<br />
3 e édition.<br />
“The Amish are often perceived by other<br />
Americans to be relics of the past who live in<br />
austere, inflexible life, dedicated to inconvenient<br />
and archaic customs. They are seen as<br />
renouncing both modern conveniences and the<br />
American dream of success and progress.”<br />
[1963] 1980. p. 49<br />
4. Oddos, Robert. Des sectes aux ”ISMES”. Christ<br />
Seul N.11. Montbéliard.éd. Mennonites. 1994. p.11.<br />
5. Wolff, Michèle. Situation linguistique en 1992<br />
de l’Assemblée mennonite de Bourg-Bruche.<br />
Arbeitspapier Nr.11 <strong>des</strong> Projektes ”ProPrinS”.<br />
GHS Univeristät Essen. 1992.<br />
Wolff, Michèle. L’Assemblée mennonite du<br />
Geisberg: Situation linguistique. Arbeitspapier<br />
Nr.21 <strong>des</strong> Projektes ”ProPrinS”. GHS<br />
Univeristät Essen. 1993<br />
6. Communication orale de M. Nussbaumer de<br />
Molsheim.<br />
7. Friedmann, Robert. The theology of<br />
Anabaptism. Herald Press, Pennsylvania, Ontario.<br />
p. 38: ”First we recognize in Anabaptist<br />
writings the acceptance of a fundamental New<br />
Testament dualism, that is, an uncompromising<br />
ontological dualism in which Christian values<br />
are held in sharp contrast to the values of the<br />
”world” in its corrupt state” 1972.<br />
8. Titre français: ”Un autre monde”, Larry<br />
Elikann.<br />
9. Cf. Enninger/Wolff, Lieux d’inhumation<br />
Mennonite dans l’est de la France. Vol.1 et 2.<br />
Presses de l’Université de Essen, Allemagne.<br />
1992, 1993. A la Penn et à l’honneur, 1983<br />
©Présence Panchounette<br />
L’Amour,<br />
les jeunes,<br />
la famille,<br />
la cité
MOHAMMED CHEHHAR<br />
L’art d’aimer <strong>des</strong> courtois<br />
On ne peut guère traiter<br />
aisément de la fidélité<br />
et de l’infidélité (1) sans risque<br />
de tomber soit dans<br />
un moralisme emphatique<br />
soit dans un libertinage<br />
du “tout est permis”.<br />
De surcroît, la tâche<br />
se complique dans le champ<br />
de l’amour car la littérature<br />
distingue plusieurs “types”,<br />
“esprits” et “mo<strong>des</strong>”<br />
d’amours.<br />
Mohammed CHEHHAR<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />
Laboratoire de Sociologie<br />
de la Culture Européenne<br />
Ainsi, par exemple, la sociologie et<br />
l’histoire culturelle <strong>des</strong> sensibilités du<br />
monde méditerranéen et européen<br />
différencient plusieurs “mo<strong>des</strong>” selon les aires<br />
et les pério<strong>des</strong>:<br />
– l’amicita, la caritas et l’hedonê se sont<br />
constitués dans l’antiquité. Les deux<br />
premiers ont été développés par les stoïciens<br />
(libido dominandi) et le troisième<br />
par les Épicuriens (libido sentiendi).<br />
Parmi ces derniers, on peut compter<br />
Ovide et ses traités: l’Ars amatoria et les<br />
Remedias amori (2) .<br />
Ces deux conceptions vont largement<br />
irriguer les compositions sur et autour de<br />
l’amour, aussi bien dans l’aire judéo-chrétienne<br />
que dans celle du monde islamique.<br />
– l’amour ‘ouodrite (courtois) voit le jour<br />
dans le monde arabe entre le VIII e et le<br />
XI e siècle; l’amour courtois de la lyrique<br />
<strong>des</strong> troubadours et de la fin’amor au<br />
Moyen Age en Europe entre le XI e et le<br />
XII e siècle.<br />
– l’amarre passion (3) surgit au XVII e et<br />
particulièrement en France, en combinant<br />
les éléments de la “religion de<br />
l’amour” (Novalis) du romantisme allemand<br />
et le “mutual love” de l’Angleterre<br />
qui inscrit la réciprocité de l’amour<br />
comme fondement du mariage.<br />
Mais lorsqu’on observe attentivement<br />
les éléments de constitution de ces mo<strong>des</strong>,<br />
on constate que la topique de la fidélité et<br />
de l’infidélité amoureuses a retenu plus<br />
d’attention dans la codification de l’amour<br />
courtois au Moyen Age.<br />
On peut avancer que c’est dans cet<br />
“esprit courtois”, qu’elle a trouvé un grand<br />
écho.<br />
En effet, cette topique semble récurrente<br />
et résonnante dans les chants et les poèmes<br />
<strong>des</strong> ‘ouodrites, <strong>des</strong> trouvères et <strong>des</strong> troubadours,<br />
dans la fin’amor, voire dans les traités<br />
savants relevant de l’Ars amandi <strong>des</strong><br />
courtois.<br />
Deux traités sont reconnus comme étant<br />
les chefs d’oeuvres de la codification de la<br />
“courtoisie” (4) : De amore d’André Le<br />
Chapelain (fin du XII e siècle en France) et<br />
Le collier de la colombe d’Ibn Hazm (XIe<br />
siècle en Andalousie) (5) . C’est à travers ces<br />
deux célèbres traités que nous allons tenter<br />
dans cette étude d’examiner la topique de la<br />
fidélité et de l’infidélité amoureuses.<br />
Faut-il s’étonner que les courtois aient<br />
focalisé leur effort sur cette topique? Il nous<br />
semble que leurs liens étroits avec la<br />
noblesse les y prédisposaient. Mais l’amour<br />
courtois est terni par les principes médiévaux<br />
d’“inféodation” et de “vasselage”. Il<br />
n’empêche que cet amour est comme l’a<br />
bien souligné récemment Daniel Vander<br />
Guht: «la première mouture et source de<br />
notre doctrine occidentale moderne de la<br />
fidélité amoureuse, résulte d’une tentative<br />
de codification du sentiment amoureux.<br />
Alors qu’aujourd’hui nous avons “naturalisé”<br />
le sentiment amoureux en le rangeant<br />
dans les catégories <strong>des</strong> affects...» (6) .<br />
Les ‘ouodrites et la cortezia<br />
Ibn Hazm (Abou Mohammad Ali Ibn<br />
Ahmad Ibn Saïd) par le traité Le collier de la<br />
colombe (1020) est consacré comme la<br />
figure emblématique du mouvement ‘ouodrite.<br />
Rappelons que les ‘ouodrites ont développé<br />
un ensemble de notions dans la poésie<br />
arabe classique à travers le genre poétique<br />
du nasib. Ce dernier est très présent dans le<br />
ghazal (l’élégie) (7) . C’est un hommage qu’un<br />
amoureux ou un amant de passage adresse à<br />
sa dame. Ainsi, le poète ouvre sa qasida<br />
(poème) en évoquant, par exemple: un souvenir<br />
(la “matinée de la séparation”, le<br />
thème de la vieillesse, les “pleurs sur le campement”),<br />
sa bien aimée (la <strong>des</strong>cription de la<br />
dame ou bien celle de ses propres sentiments<br />
envers cette dernière, etc.).<br />
Ce nasib a subi <strong>des</strong> transformations au<br />
cours <strong>des</strong> siècles sous les dynasties<br />
omayya<strong>des</strong> (Damas) et abasside (Baghdad).<br />
C’est au IX e siècle que les canons de<br />
l’amour courtois arabe seront codifiés. On<br />
peut considérer que le traité Kitâb al-Zahra<br />
(Le livre de la fleur) d’Ibn Dawûd (8) constitue<br />
une première ébauche de la canonisation<br />
qui devait culminer chez Ibn Hazm, dont<br />
nous avons retenu le traité dans cette étude.<br />
La question de savoir si cette forme de<br />
“courtoisie” a influencé la cortezia occidentale<br />
au sud de la France - et qui a suscité de<br />
nombreuses polémiques - les réponses sont<br />
plus passionnelles qu’analytiques.<br />
Mais il nous semble qu’on ne peut guère<br />
nier que la cortezia s’est inspirée <strong>des</strong> ‘ouodrites<br />
tout en développant un genre qui lui est<br />
spécifique. Nous prenons à notre compte les<br />
propos de S. Burdach qui invitent à: «considérer<br />
la civilisation et la littérature du Moyen<br />
Age occidental dans leur contexte international<br />
comme les héritiers de la culture héllénistico-alexandrine<br />
et la nouvelle version qu’en<br />
ont donnée Arabes et Persans» (9) .<br />
Tout comme Ibn Hazm, André Le<br />
Chapelain (Andreas Regis Franciae<br />
Capellanus) a consacré le genre de la cortezia.<br />
“L’amour courtois” est une expression<br />
arbitraire créée probablement à la fin du<br />
XIX e siècle par le critique littéraire Gaston<br />
Paris. Cette expression va être généralisée<br />
par la suite, embrassant <strong>des</strong> notions complètement<br />
hétérogènes.<br />
La cortezia est à la fois un mode, un art<br />
de vivre ou un style de vie, un état d’esprit,<br />
une élégance morale, une mode littéraire,<br />
une tendance philosophique et un mysti-<br />
Susan Rauch, The law of Gravity, acrylique, collage et techniques mixtes sur papier<br />
Arches, 175 x 107 cm, 1994. œuvres récentes.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
62<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
63
cisme implicite ou incomplet. Mais surtout<br />
elle est un fait social. Marc Bloch et Lucien<br />
Febvre ont largement développé ce dernier<br />
critère.<br />
Retenons qu’il s’agit pour Marc Bloch<br />
d’une création du “second âge féodal” coïncidant<br />
avec la prise de conscience de la<br />
classe féodale de sa suprématie et désireuse<br />
de se donner ce code de conduite qui lui fût<br />
propre. Pour cet historien: «Cet amour<br />
“courtois”, qui fut une création assurément<br />
les plus curieuses du code chevaleresque»<br />
(10) . Pour Nelly Andrieux-Reix,<br />
d’une part l’adjectif courtois qui est un<br />
dérivé du substantif féminin cour(t) et le<br />
mot courtoisie d’autre part, ont deux significations:<br />
«- une, au sens large, où ils dénomment<br />
“une valeur sociale et morale... la générosité<br />
chevaleresque, les élégances de la politesse<br />
mondaine, une certaine manière de<br />
vivre raffinée”, en gros la conduite attendue<br />
d’un homme de cour.<br />
- une, au sens étroit, où ils dénomment<br />
“un art d’aimer inaccessible au commun <strong>des</strong><br />
mortels”, ce que les textes médiévaux ont<br />
appelé fin’amor, les critiques modernes<br />
“amour courtois”» (11) .<br />
Pour Bloch, la société féodale était<br />
constituée de deux noblesses. La grande<br />
noblesse d’origine familiale <strong>des</strong> comtales<br />
carolingiennes qui connaît son apogée au<br />
X e siècle et au début du XI e siècle, détenait<br />
aussi bien le pouvoir politique et économique<br />
sur les fiefs que le pouvoir spirituel.<br />
Les vicarii et les vassi dominici, la seconde<br />
noblesse se voient confier l’administration<br />
de terres et de châteaux par la première. Elle<br />
s’affranchira au fil du temps pour devenir<br />
indépendante sur ses terres et il en ira de<br />
même <strong>des</strong> chevaliers (milites), guerriers<br />
professionnels qui recevaient en paiement<br />
de leurs services, de petits fiefs. Leur mode<br />
de vie s’inspirera de la première noblesse.<br />
A partir de cette analyse de M. Bloch, E.<br />
Köhler conclut que la petite noblesse menacée<br />
a pu inventer l’idéologie courtoise pour<br />
imposer à la grande noblesse, une culture<br />
qui serait le bien commun de toute la<br />
noblesse.<br />
Georges Duby met l’accent, quant à lui,<br />
sur une opposition de classes d’âge, entre<br />
les jeunes chevaliers et leurs aînés.<br />
D’ailleurs sur l’amour ‘ouodrite, Tahar<br />
Lebib Djedidi (12) , s’inspirant de la sociologie<br />
littéraire de Lucien Goldmann, arrivera<br />
aux mêmes conclusions qu’E. Köhler, à<br />
savoir que cet amour est l’oeuvre d’un<br />
groupe à la fois défavorisé et contestataire<br />
par l’effet de sa subordination économique.<br />
La courtoisie exige une élégance morale se<br />
traduisant par une politesse de conduite et<br />
d’esprit dans: la générosité, la loyauté, la<br />
discrétion, la douceur, la bonté, l’humilité<br />
envers les dames, le refus du mensonge, le<br />
refus de l’envie et surtout la fidélité.<br />
La courtoisie exige donc une maîtrise de<br />
soi, un équilibre entre le sentiment et la raison<br />
dans le <strong>des</strong>sein d’être reconnu au sein<br />
de la cour. Elle insiste sur le respect de la<br />
mesure dans le comportement en même<br />
temps qu’elle prône la droiture qui se définissait<br />
par l’équilibre entre les exigences de<br />
l’esprit et l’action du corps. Les courtois<br />
s’habillaient surtout de fourrures, objets à la<br />
fois considérés comme précieux, luxueux et<br />
voluptueux. Non seulement leur parure<br />
mais encore leurs moeurs amoureuses se<br />
voulaient inaccessibles aux vilains: «Ne pas<br />
aimer comme le commun, n’est-ce pas se<br />
sentir autre?» dira M. Bloch.<br />
L’amour courtois<br />
hors le mariage et contre<br />
le mariage<br />
Ce qui ressort de la codification du code<br />
de l’amour courtois, c’est bien son refus de<br />
se concevoir dans l’institution du mariage<br />
et de ses lois. Le premier article d’André Le<br />
Chapelain préconise: «L’allégation de<br />
mariage n’est pas une excuse légitime<br />
contre l’amour». L’amour s’adresse fréquemment<br />
à la dame de rang supérieur. Ce<br />
qui caractérise la dévotion envers la dame<br />
c’est l’excès; la jalousie est recommandée.<br />
La prédilection dans le sentiment est portée<br />
à un “amour de loin”, non par refus de jouissance<br />
charnelle car: «l’absence ou les obstacles,<br />
au lieu de le détruire, ne font que<br />
l’embellir d’une poétique mélancolie. La<br />
possession, toujours désirable, s’avère-telle<br />
décidément impossible? Le sentiment<br />
n’en subsiste pas moins comme un excitant<br />
du coeur et poignante joie» (13) .<br />
C’est à un renversement dans les comportements<br />
que l’amour courtois appelle.<br />
On est loin du mépris <strong>des</strong> attachements<br />
féminins et de l’indifférence à la volonté de<br />
la femme et de l’impudeur de la parole<br />
caractérisant la conduite <strong>des</strong> chevaliers<br />
d’avant le XI e siècle.<br />
Ce qui est nouveau, aussi bien dans<br />
l’amour ‘ouodrite que dans l’amour courtois,<br />
c’est le facteur de la “subordination de<br />
l’amant”. Mais le vocabulaire de cette<br />
subordination y compris la position de la<br />
femme restent enfermés dans le cadre vassalique.<br />
Paul Zumthor distingue une opposition<br />
entre le Nord et le Midi: «Dans le Nord,<br />
l’amour apparaît plutôt comme l’aboutissement,<br />
l’épanouissement de la conquête de<br />
soi que représente l’acquisition <strong>des</strong> qualités<br />
courtoises. Dans le Midi, l’amour est la<br />
source de la cortezia; celle-ci trouve en lui<br />
son aliment et sa justification» (14) .<br />
Ce critique averti va jusqu’à les opposer<br />
en relevant que ce qu’on nomme dans le<br />
Midi de la France fin’amor, comporte une<br />
valeur contractuelle qui n’est guère platonique,<br />
car il abonde en évocations sensuelles.<br />
Il insiste sur le fait qu’il est un<br />
amour adultère.<br />
L’amour courtois, ainsi que la fin’amor,<br />
sont nés hors et contre le mariage conçu par<br />
les clercs de la première noblesse, y compris<br />
contre les conceptions <strong>des</strong> Pères de<br />
l’Église. Rappelons que pour Saint Jérôme:<br />
«Rien n’est plus immonde que d’aimer sa<br />
femme comme une maîtresse» (15) . Mais<br />
l’amour courtois relevait surtout de l’imaginaire<br />
poétique et philosophique. Cet imaginaire<br />
annonçait et préparait les transformations<br />
ultérieures de la vie sociale.<br />
Insistons encore sur le fait que bien que le<br />
XVII e siècle et le XVIII e aient vu la<br />
construction de l’amour passion, il faudra<br />
attendre le XX e siècle pour que la “religion<br />
d’amour” s’installe à l’intérieur de la vie<br />
conjugale. Il s’agit d’un élément capital<br />
dans la sociologie de l’amour.<br />
Pour Georg Simmel, la fidélité conjugale<br />
est venue se greffer sur une nécessité<br />
bien plus vitale, selon laquelle les biens<br />
devaient revenir à l’héritier par les liens de<br />
la filiation légitime. Et partant, Simmel souligne<br />
que: «l’amour individuel - aujourd’hui,<br />
selon l’opinion générale, fondement<br />
du mariage et source déterminante de ses<br />
qualités aussi bien que son déroulement -<br />
n’avait à l’origine rien à faire avec lui, mais<br />
qu’à l’inverse, les conditions et contenus<br />
particuliers du mariage découlèrent de<br />
causes à part, très extérieures assez souvent,<br />
et firent naître l’amour à leur tour, comme<br />
un rapport de coeur individuel. D’abord la<br />
stricte monogamie dans le mariage n’est<br />
due qu’à la victoire du principe démocratique»<br />
(16) .<br />
Tels nous semble les principes <strong>des</strong> deux<br />
genres, ‘ouodrites et courtois auxquels<br />
souscrivent dans une large mesure nos<br />
deux savants Ibn Hazm et André Le<br />
Chapelain.<br />
Des ressemblances<br />
étonnantes<br />
On ne peut qu’être surpris à la lecture<br />
<strong>des</strong> deux traités car <strong>des</strong> correspondances à<br />
la fois troublantes et répétées se nouent<br />
quant à leur manière d’énoncer et de représenter<br />
l’amour. En effet, <strong>des</strong> similitu<strong>des</strong><br />
s’appellent et se répondent traduisant une<br />
fantasmatique unique, à savoir celle de<br />
l’homme tourmenté par la fulgurance de la<br />
passion.<br />
Le prologue et la péroraison <strong>des</strong> deux<br />
traités s’accordent étrangement, comme si<br />
cet art de composer sur l’amour avait <strong>des</strong><br />
mesures et <strong>des</strong> canons qui s’imposent. On<br />
est déjà fidèle à une tradition: les thèmes,<br />
les anecdotes pourraient se retrouver par<br />
fragments chez d’autres et en suivant la<br />
chaîne on remonte à Ovide.<br />
L’exorde s’amorce par ce geste du don<br />
et du risque du partage avec un interlocuteur<br />
élu. C’est sous la forme d’une épître<br />
que le premier entame son récit, <strong>des</strong>tiné à<br />
l’ami fidèle Abou Bakr, exilé à Alméria a<br />
fui de répondre à sa demande. Rappellons<br />
qu’Ibn Hazm se trouvait lui aussi exilé mais<br />
à Jativa. Et c’est aussi à la requête de son<br />
ami et disciple Gautier qu’André Le<br />
Chapelain composa son traité. La question<br />
se pose de savoir s’il y a eu vraiment <strong>des</strong><br />
deman<strong>des</strong> ou bien si cette forme obéissait<br />
aux lois du genre. Elle témoigne, en tout cas<br />
de la place de la fidélité dans l’amitié. Mais<br />
il est indéniable que les traités concernant<br />
la littérature amoureuse (adab al-hubb) et la<br />
littérature érotique (adab al-bâh) de<br />
l’époque médiévale, dans l’aire arabe, se<br />
caractérisaient par ce genre de déclarations<br />
dans le mobile de la composition.<br />
Le traité d’André Le Chapelain serait<br />
une réponse à la demande de Marie de<br />
Champagne (fille de Louis VII et d’Aliénor<br />
d’Aquitaine). Il aurait été mêlé à la vie de<br />
la cour dans l’entourage de la dame.<br />
Ibn Hazm termine son exposé par deux<br />
chapitres invitant à une morale à caractère<br />
religieux: “La laideur du péché” (chapitre<br />
XXIX) et “Des mérites de la continence”<br />
(chapitre XXX).<br />
Le Chapelain, après avoir loué l’amour<br />
consacre sa péroraison au thème: “De la<br />
condamnation de l’amour” (livre III), où il<br />
retrouve une morale rigoureuse digne <strong>des</strong><br />
clercs les plus dogmatiques de son époque.<br />
Ces retournements relèvent chez les<br />
deux auteurs d’une démarche visant à<br />
condamner le désir qui pervertit les normes<br />
et les préceptes socio-religieux du comportement<br />
de l’honnête homme. Tout le traité<br />
d’Ibn Hazm s’inscrit dans une tentative de<br />
dompter le désir, voire l’amour:<br />
– Il ne faut pas à tout prix garder le secret.<br />
– Il faut tempérer l’amour de tel sorte qu’il<br />
ne culmine pas dans la laideur du péché.<br />
Ces deux traités sont émaillés d’anecdotes<br />
personnelles où les deux savants se<br />
complaisent à relater d’anciennes amours,<br />
<strong>des</strong> souvenirs attribués à leurs amis, ou à<br />
d’illustres personnalités. A travers eux, plusieurs<br />
voix féminines s’expriment. Ibn<br />
Hazm abonde de vers poétiques et d’anecdotes<br />
composés par lui-même alors<br />
qu’André Le Chapelain rapporte énormément<br />
de dialogues. Ils adoptent tous deux la<br />
méthode déductive.<br />
Le titre donné par Ibn Hazm à son traité<br />
est très révélateur de la démarche poétique<br />
et analytique. La colombe, symbole de<br />
l’amour chez les anciens arabes est aussi la<br />
messagère de Noé. D’ailleurs, l’auteur<br />
décompose son écrit en trois parties qui<br />
symbolisent les trois vols, hors de l’arche,<br />
de la colombe de Noé (19) . Le collier est une<br />
métaphore de l’attachement contraignant<br />
qui découle de l’amour, défini comme<br />
“l’union <strong>des</strong> âmes”.<br />
Chez André Le Chapelain, on retrouve<br />
aussi cette idée de l’enchaînement:<br />
«Amour vient du verbe aimer qui signifie<br />
“prendre” ou “être pris”. Car celui qui aime<br />
est pris dans les chaînes du désir et il souhaite<br />
prendre l’autre à son hameçon» (20) .<br />
La codification de la fidélité<br />
et de l’infidélité<br />
L’étude comparative <strong>des</strong> deux traités est<br />
très riche d’enseignement mais nous ne<br />
retiendrons ici que les passages traitant de<br />
la fidélité et de l’infidélité (21) .<br />
C’est à un hymne et à une célébration de<br />
la qualité de la fidélité qu’ils appellent.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
64<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
65
Celle-ci est considérée comme une vertu, un<br />
signe, une garantie de l’amour, de sa perdurance<br />
et de la profondeur du sentiment. Par<br />
contre, l’infidélité est définie comme un<br />
indice de manque et d’affaiblissement de<br />
l’amour. La qualité de la personne fidèle se<br />
trouve soupçonnée, voire accablée de<br />
manque de mérite, de force morale et relève<br />
de la bassesse.<br />
Ibn Hazm estime que la fidélité en<br />
amour comme dans d’autres domaines est<br />
la preuve de la “bonne naissance” et de la<br />
“bonne souche” d’une personne. A ce propos<br />
il livre deux vers qui résument bien sa<br />
vision:<br />
«– Les actes de chaque homme nous renseignent<br />
sur son origine.<br />
Et la vue te dispense de rechercher toute<br />
[autre] information.<br />
– Voit-on jamais le laurier-rose produire<br />
du raisin ou les abeilles emmagasiner<br />
<strong>des</strong> sucs amers dans leurs ruches?» (22) .<br />
Il distingue trois degrés dans la fidélité:<br />
Le premier consiste en une fidélité réciproque,<br />
à savoir le devoir et l’obligation de<br />
l’amant et de l’aimé d’être “fidèle à qui vous<br />
est fidèle”. Celui qui ne respecte pas ce<br />
comportement étant de souche vilaine. Là<br />
aussi une fidélité à garder le secret est exigée<br />
même dans le cas où l’aimée exige de<br />
l’amant sa livraison. Ibn Hazm raconte, à<br />
cet égard, l’histoire d’une personne qui a<br />
aboutit à la séparation avec son aimé.<br />
Le second degré concerne l’amant plus<br />
que l’aimé. Il réside dans l’attitude consistant<br />
à “rester fidèle à qui vous trahit”. Mais<br />
cette qualité est le propre <strong>des</strong> personnes<br />
fortes et raisonnables: «Quiconque rend trahison<br />
pour trahison n’est point blâmable».<br />
Mais, ne point succomber à chercher la<br />
vengeance est supérieur en gloire. Pour lui,<br />
c’est une qualité dont il faut user en de rares<br />
circonstances: «Regretter tendrement le<br />
passé, ne pas oublier ce qui est fini et dont<br />
le temps est révolu. Voilà la meilleure<br />
preuve de la vraie fidélité» (23) .<br />
A ce propos, notre savant nous livre<br />
deux confidences: la première, concernant<br />
l’un de ses amis dont les sentiments changèrent<br />
à son égard et qui n’a pas pu se retenir<br />
de divulguer <strong>des</strong> secrets qu’Ibn Hazm<br />
lui avait racontés. Celui-ci en a été instruit<br />
et l’ami concerné eût peur qu’il ne subisse<br />
le même sort mais la générosité d’Ibn<br />
Hazm n’a pas d’égale, il lui envoya une<br />
poésie le rassurant qu’il ne cherchera guère<br />
vengeance.<br />
L’autre touche à ses relations avec le<br />
secrétaire de son père qui était ministre et<br />
dont il livre l’identité. Il s’agit de<br />
Mohammad Ibn Walîd Maksîr. Quand les<br />
temps ont changé avec les événements de<br />
l’évincement <strong>des</strong> omayya<strong>des</strong> de Cordoue,<br />
ce dernier a pu avoir une place influente<br />
auprès d’un gouverneur. Dans le périple de<br />
l’exil de notre auteur, le gouverneur ne lui<br />
réserva pas un bon accueil et refusa même<br />
de lui rendre service. Ibn Hazm se contenta<br />
de lui envoyer une poésie pour le blâmer<br />
sans recourir à un acte de vengeance.<br />
Le troisième degré est le plus noble et<br />
concerne le seul amant. Il réside dans le fait<br />
d’une fidélité même après la perte de tout<br />
espoir et après la mort de l’aimé. Et là, c’est<br />
le comble <strong>des</strong> degrés de la fidélité. Ibn<br />
Hazm nous raconte un épisode crucial: une<br />
esclave-chanteuse, fidèle à son maître après<br />
sa mort, refusa de se livrer aux hommes y<br />
compris à son nouveau maître. Elle accepta<br />
la dégradation de sa situation en devenant<br />
une simple femme de service. Ainsi, s’estelle<br />
exclue du monde <strong>des</strong> esclaves-chanteuses<br />
que l’on choisit pourtant pour la procréation.<br />
La thématique ‘ouodrite et courtoise de<br />
la vassalité de l’amant à l’aimé que nous<br />
avions déjà signalée, se traduit chez Ibn<br />
Hazm dans le reste du chapitre consacré à<br />
la fidélité. Ainsi, il présume que la fidélité<br />
est d’obligation plus impérieuse pour<br />
l’amant que pour l’aimé. N’est-ce pas de lui<br />
que provient l’attachement , «En effet, qui<br />
donc l’a formé à faire tout cela, s’il ne voulait<br />
point aller jusqu’au bout? Qui l’a obligé<br />
à s’attirer l’amour s’il ne voulait y mettre le<br />
seau final par la fidélité envers celui dont il<br />
a sollicité la tendresse?» (24) . Mais il souligne<br />
que la fidélité de l’amant va de soi puisqu’il<br />
cherche à gagner l’estime et l’acceptation<br />
de l’aimé. Celle de ce dernier est très estimable<br />
aussi car: «En vérité, la fidélité n’est<br />
louable que quand on peut ne pas être<br />
fidèle» (25) .<br />
La fidélité ne se limite pas à une vision<br />
intérieure. Elle doit se traduire par <strong>des</strong> actes<br />
et c’est là qu’apparaissent les valeurs courtoises<br />
liées à la vassalité. Elle a <strong>des</strong> exigences<br />
impérieuses pour les amants qui se<br />
manifestent dans un grand respect <strong>des</strong><br />
engagements pris envers l’aimé: la<br />
recherche incessante de jeter un voile discret<br />
sur le comportement public et privé, la<br />
divulgation de ses qualités, la couverture de<br />
ses défauts et de ses tares, l’exaltation de<br />
ses actes et la fermeture <strong>des</strong> yeux sur ses<br />
erreurs. Ibn Hazm évoque ses conduites par<br />
une image évoquante. Il s’agit d’«éviter<br />
que fine pluie ne devienne une grosse<br />
averse et que votre ombre ne se change en<br />
une nuit tombante» (26) .<br />
Si l’amant et l’aimé portent l’un à l’autre<br />
une affection égale et réciproque, les<br />
mêmes devoirs leur incombent, bien que<br />
l’aimé puisse bénéficier d’une moindre<br />
obligation. Mais dans le cas où ce dernier<br />
n’éprouve rien du sentiment du premier,<br />
celui-ci doit se contenter de ce qu’il trouve:<br />
«Il aura simplement ce que sa chance lui<br />
offrira ou ce que ses efforts auront fait mûrir<br />
pour lui» (27) .<br />
Ibn Hazm a recours au mot al-gahdr (la<br />
trahison) qui signifie infidélité à une personne<br />
mais qui comprend aussi l’effet de<br />
la surprise dans cette conduite. N’oublions<br />
guère qu’aussi bien chez les anciens arabes<br />
que chez les ‘ouodrites (courtois), la relation<br />
amoureuse se noue d’un ‘ahd (une<br />
parole, ce qui va de soi, ou un accord tacite,<br />
etc..). Ce qui lie les amants (en dépit de<br />
l’absence), et toute accusation est perçue<br />
comme une vraie trahison. Mais ce qui est<br />
surprenant chez Ibn Hazm, c’est que tout<br />
son chapitre sur la trahison se réduit à une<br />
seule exposition, en l’occurrence la trahison<br />
du messager. Pourquoi cet intermédiaire<br />
et non pas l’un <strong>des</strong> partenaires<br />
concerné? A-t-il voulu esquisser ce faceà-face<br />
ou bien relater un élément autobiographique<br />
sans oser nommer la personne<br />
concernée?<br />
L’exposition se limite à indiquer son<br />
horreur de la trahison et de narrer l’anecdote<br />
suivante: le fils d’un prince aimait une jeune<br />
esclave et a pris comme intermédiaire un de<br />
ses jeunes amis. Celui-ci acheta traîtreusement<br />
la jeune esclave. Un jour entrant chez<br />
elle en maître, il trouve dans une boîte<br />
qu’elle a ouverte, <strong>des</strong> lettres d’amour: ce<br />
sont celles qu’il apportait autrefois. Il piqua<br />
une colère de jalousie jusqu’à ce que la fille<br />
répondait à sa question: «D’où cela vient-il,<br />
ô débauchée?». Elle répondit: «C’est toi, qui<br />
me l’as apportée» (28) . Il se ressaisit en se souvenant<br />
qu’il lui rapportait les lettres du fils<br />
d’un prince en prétendant que c’était ses<br />
propres lettres. Là l’usurpateur ne peut que<br />
s’incliner devant la légitimité et le passé cinglant<br />
resurgit.<br />
Curieusement, cette notion de “trahison”<br />
se retrouve dans le chapitre d’André Le<br />
Chapelain consacré à l’infidélité: «Si l’un<br />
<strong>des</strong> deux amants trahit ses engagements...»<br />
(29) . Notre clerc expose trois genres<br />
de situations dans lesquelles il examine plusieurs<br />
cas de figures. En premier lieu,<br />
lorsqu’il s’agit de l’homme qui est infidèle,<br />
il y a injonction pour la maîtresse de le<br />
repousser s’il retourne vers elle. La raison<br />
est que: «l’enseignement naturel et universel<br />
d’Amour nous apprend que personne ne<br />
peut éprouver un amour véritable pour deux<br />
êtres à la fois» (30) . Et quand bien même cet<br />
amant revient soumis, la maîtresse doit être<br />
ferme à moins qu’elle ne veuille se montrer<br />
«indulgente à son égard». Si elle accepte<br />
facilement elle semble «porter atteinte à sa<br />
propre vertu». Mais si elle est amoureuse du<br />
«perfide», elle doit s’attendre à souffrir. Le<br />
Chapelain lui prodigue <strong>des</strong> conseils.<br />
D’abord, elle veillera à lui cacher ses <strong>des</strong>seins<br />
en lui montrant que son coeur n’est<br />
pas affligé par le changement de ses sentiments<br />
à son égard.<br />
Ensuite, si cette démarche ne paye guère<br />
elle doit chercher à le rendre jaloux:<br />
«feindre avec une extrême habilité de penser<br />
aux étreintes d’un autre homme» (31) .<br />
Enfin, si cette ruse ne débouche pas à<br />
recouvrir l’amour perdu, cette femme se<br />
trouve dans l’obligation d’abandonner<br />
cette passion: «dans une tempête de cette<br />
sorte, on ne peut jamais jeter l’ancre au<br />
rivage que l’on désire atteindre. Les<br />
femmes doivent donc bien se garder de se<br />
lier à de tels amants, car une passion de<br />
cette nature ne peut engendrer de joies, elle<br />
est sujette au contraire à <strong>des</strong> peines innombrables<br />
et infinies» (32) . André Le Chapelain<br />
exhorte la femme à s’informer sur le prétendant<br />
amant. Si un homme cède à une<br />
infidélité uniquement par sensualité irrésistible<br />
avec une femme qui n’est pas d’origine<br />
noble, sa bien-aimée doit lui pardonner,<br />
à moins qu’il ne cesse de lui accorder<br />
la permission de la quitter pour une autre,<br />
celle-ci doit refuser.<br />
En deuxième lieu, lorsqu’il s’agit de la<br />
femme infidèle à son amant, l’injonction<br />
est claire: il doit l’abandonner. Le<br />
Chapelain souligne qu’il ne faut pas prêcher<br />
pour le non-respect d’une opinion<br />
ancienne prétendant mettre dans la même<br />
balance l’infidélité de l’homme et de la<br />
femme: «A dieu ne plaise que nous confessions<br />
jamais qu’une femme, n’ayant pas<br />
rougi de céder aux désirs de deux hommes,<br />
doive rester impunie! Sans doute cela estil<br />
toléré chez les hommes parce que c’est<br />
dans leur habitude, et parce que c’est un<br />
privilège de leur sexe d’accomplir volontiers<br />
tout ce qui, en ce monde, est déshonnête<br />
par nature» (33) .<br />
Mais dans le cas où l’amant de cette<br />
femme infidèle languit d’amour au point de<br />
ne pouvoir l’oublier, il doit être considérer<br />
comme «indigne de tout secours». On ne<br />
peut en tant qu’honnête homme perdre sa<br />
fermeté virile devant cette situation abjecte.<br />
De même, il considère l’accord d’une<br />
femme d’un baiser à un homme autre que<br />
son amant comme relevant d’une conduite<br />
«indigne».<br />
En troisième lieu, il examine plusieurs<br />
situations diverses que peut affronter un<br />
amant et une amante. Si l’un <strong>des</strong> deux<br />
demande la permission d’aller aimer<br />
ailleurs, il y a nécessité de trancher dans le<br />
vif car on ne peut aimer deux personnes à<br />
la fois. Mais ce qui est sûr que lorsqu’une<br />
personne a été touchée par les traits d’un<br />
nouvel amour, ce sont les implications qui<br />
l’emportent. Le véritable amant n’éprouve<br />
jamais le désir d’aimer ailleurs sauf au cas<br />
où il se rend compte que son ancienne passion<br />
a cessé pour un motif précis et valable.<br />
Et à ce propos André Le Chapelain évoque<br />
une expérience personnelle: «Notre expérience<br />
nous a montré que cette règle est<br />
très vraie. Nous avons en effet été touché<br />
par l’amour d’une femme remarquable<br />
sans avoir pourtant rien obtenu d’elle et<br />
sans espérer que notre passion soit partagée.<br />
Et nous sommes contraint de languir<br />
d’amour pour une femme qui a une telle<br />
position que nous ne pouvons rien dire de<br />
notre passion et que nous n’osons point<br />
nous en remettre à sa merci: ainsi, sommesnous<br />
forcé d’assister au naufrage de notre<br />
propre corps.<br />
Mais, bien que notre témérité et notre<br />
imprévoyance nous aient entraîné dans les<br />
puissantes lames de cette tempête, nous ne<br />
pouvons imaginer de nous libérer de notre<br />
passion» (34) . Et suivant la règle de l’exclusivité<br />
en amour, il rejette l’idée qu’un<br />
homme peut avoir deux sortes d’amour<br />
pour deux femmes: la première, un pur et la<br />
seconde, un charnel. Par contre, un simple<br />
amour pur peut se transformer en amour<br />
physique.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
66<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
67
Le Chapelain prescrit une règle très chevaleresque,<br />
à savoir qu’il ne faut pas<br />
repousser une femme qui a été séduite par<br />
force et par contrainte. Si une femme se<br />
rend compte de l’erreur commise en ayant<br />
un amant indigne, doit essayer d’abord de<br />
le ramener à la vertu avant de le laisser tomber.<br />
Le secret sur la relation amoureuse doit<br />
être observé mais cela n’exclut pas d’avoir<br />
<strong>des</strong> confidents. Mais peut-on qualifier une<br />
femme d’infidèle si elle accorde à un amant<br />
les prémisses d’un amour et à la fin se<br />
refuse d’accomplir ses promesses?<br />
Le fait de ne point respecter ses engagements<br />
n’est guère digne d’elle. Une courtisane<br />
tombant amoureuse et par la suite<br />
s’avère infidèle, on ne peut le lui reprocher.<br />
Cela va de soi. Deux amants ont commencé<br />
par un amour pur et l’un <strong>des</strong> deux souhaite<br />
passer à celui du physique: il y a une exigence<br />
et un devoir d’obéir aux désirs réciproques.<br />
Ce qui ressort fortement après cette<br />
brève présentation <strong>des</strong> idées développées<br />
sur la fidélité et l’infidélité dans les deux<br />
traités, c’est une configuration multiforme<br />
autour d’un socle de fondements sociaux de<br />
l’époque. En effet, une fidélité comme vertu<br />
consistant en un déploiement de volonté en<br />
vue de réaliser l’affirmation de soi mais<br />
dans le cadre de la vassalité de la société<br />
féodale. Elle se traduit dans l’amour courtois.<br />
Mais une autre forme de fidélité apparaît<br />
dans l’amour ‘ouodrite, à savoir une<br />
manière de relation avec l’autre autour d’un<br />
serment (‘ahd) et ceci dans le cadre de la<br />
société régie par ‘asabiyya (lien de sang exigeant<br />
la solidarité), où la conduite est signe<br />
et indicateur d’une bonne et noble origine<br />
et naissance.<br />
La fidélité porte en elle la stabilité, on<br />
doit la vanter en bridant l’élan amoureux car<br />
il peut être facteur de désordre mais elle doit<br />
passer par une subjectivation qui se traduit<br />
par <strong>des</strong> moeurs de la cour auxquelles<br />
Norbert Elias a consacré un ouvrage. Mais<br />
l’amour-passion, l’amour-sublime qui<br />
règne actuellement dans nos moeurs qui<br />
vante, non une «fidélité morte» (G.<br />
Gusdorf), consistant à s’entêter par crainte<br />
- d’autres diront une fidélité peureuse,<br />
orgueilleuse (M. Nédoncelle) (35) , mais une<br />
«fidélité vivante», où l’on maintient la<br />
même tension qui se trouvait atteinte au<br />
moment initial du «tomber amoureux».<br />
Avec cette dernière forme, la répétition non<br />
comme contrainte mais comme joie devient<br />
une catégorie maîtresse de l’éthique de fidélité.<br />
Novalis ne proclamait-il pas que:<br />
«L’amour est une répétition sans fin» (die<br />
Liebe ist eine endlose wiederholung)?<br />
Mais, sommes-nous pas encore obligé de<br />
mettre un masque davantage travaillé et<br />
poli? Ne doit-on pas redoubler d’efforts et<br />
de gestes?<br />
Une autre catégorie s’introduit. Il s’agit<br />
du conflit entre la sincérité et la fidélité. A<br />
ce propos, Nietzsche demeure très cinglant<br />
lorsqu’il affirme l’impossibilité radicale de<br />
la promesse de la fidélité amoureuse: «On<br />
peut promettre <strong>des</strong> actions, mais non <strong>des</strong><br />
sentiments, car ceux-ci sont involontaires.<br />
Qui promet à quelqu’un de l’aimer toujours,<br />
ou de le haïr toujours, ou de lui être<br />
fidèle, promet quelque chose qui n’est pas<br />
en son pouvoir; ce qu’il peut promettre, ce<br />
sont <strong>des</strong> actions qui, à la vérité, sont ordinairement<br />
les conséquences de l’amour, de<br />
la haine, de la fidélité, mais qui peuvent<br />
aussi provenir d’autres motifs, car à seule<br />
action mènent <strong>des</strong> chemins et <strong>des</strong> motifs<br />
divers.<br />
La promesse d’aimer quelqu’un signifie<br />
donc: tant que je t’aimerai je te montrerai<br />
les actions de l’amour; si je ne t’aime plus,<br />
tu continueras néanmoins à recevoir de moi<br />
les mêmes actions, quoique pour d’autres<br />
motifs: dans la tête <strong>des</strong> autres hommes, persiste<br />
l’apparence, que l’amour serait<br />
immuable, et toujours le même. On promet<br />
ainsi la persistance de l’apparence de<br />
l’amour lorsque, sans s’aveugler soimême,<br />
on promet à quelqu’un un amour<br />
éternel» (35) .<br />
Notes<br />
1. Fidélité peut s’entendre comme: la qualité d’une<br />
personne fidèle (donc dévouement, loyalisme,<br />
allégeance); une constance dans les affections,<br />
les sentiments; un attachement à quelque chose;<br />
la véracité et l’exactitude ou tout ce qui est<br />
conforme à la vérité et enfin la qualité de ce qui<br />
est fidèle.<br />
Infidélité caractérise tout ce qui s’oppose aux<br />
sens indiqués ci-<strong>des</strong>sus mais signifie surtout le<br />
fait d’avoir manqué à la parole donnée (à partir<br />
de 1488).<br />
Fidélité! Infidélité! La différence réside dans le<br />
préfixe emprunté au latin in exprimant là une<br />
négation. Ces deux notions sont scellées; on ne<br />
peut penser à l’une sans penser à l’autre; on ne<br />
peut penser à la présence sans penser à<br />
l’absence. Elles proviennent du latin: fidelitas<br />
(XIII e siècle) et infidelitas (XII e siècle). On les<br />
a reprises pour remplacer les mots féalté, féauté,<br />
féal et son contraire. Ces mots dérivent du latin<br />
fi<strong>des</strong> “foi”. D’où leur importance dans la scolastique<br />
médiévale chrétienne qui insistait sur la<br />
fidélité et l’infidélité à Dieu. Cet éclairage<br />
s’avère d’une grande importance car le mot par<br />
exemple en arabe wafâ’ (fidélité) ne requiert pas<br />
cette dernière signification et se limite aux relations<br />
humaines plutôt qu’à celles avec Dieu.<br />
C’est le mot kofr (le fait de nier l’existence de<br />
Dieu) qui est équivalent à l’infidélité à Dieu.<br />
2. Ovide, L’Art d’amour, traduction et commentaire<br />
de Bruno Roy, Leiden.<br />
3. Niklas Luhmann fait une bonne analyse sociologique<br />
de ce genre, dans son livre: Amour<br />
comme passion - la codification de l’intimité,<br />
Paris, Aubier, 1984.<br />
4. L’adjectif “courtois” dérive du substantif féminin<br />
cour(t), lui-même issu du latin médiéval<br />
“curtem” correspondant au latin classique<br />
“cohortem” (un enclos) dans le vocabulaire<br />
rural: cour, parc à bestiaux, basse-cour... puis un<br />
domaine rural. Cohortem désignait aussi dans le<br />
vocabulaire militaire une division du camp et les<br />
troupes comprises dans cette division, d’où son<br />
emploi pour une subdivision de la légion<br />
romaine, ainsi que pour le groupe de personnes<br />
assistant quelqu’un dans les fonctions d’autorité<br />
et de gestion. Les deux affections très différentes<br />
ont abouti en français à une discrimination<br />
sémantique entre deux substantifs homonymes<br />
cour(t), “cour de ferme” ou “domaine<br />
rural”, et cour(t), “entourage d’un grand”; c’est<br />
du paradigme du deuxième que relève l’adjectif<br />
courtois. Avant le XII e siècle, courtois entre<br />
dans les expressions <strong>des</strong> valeurs militaires de<br />
prouesse et de vaillance, que dénomment aussi<br />
preux, auquel il est souvent associé, ainsi que<br />
vassal. Au milieu du XII e siècle il qualifie un<br />
comportement social de valeur (Cf. Nelly<br />
Andrieux-Reix, Ancien français, Fiches de<br />
vocabulaire, PUF, 1991, pp. 44-47).<br />
5. André Le Chapelain, Traité de l’amour courtois,<br />
traduction de C. Buridant, Paris,<br />
Klincksiek, 1974. Ibn Hazm, Tawq al-Hamâma,<br />
éd. et commentaire de Ihsân ‘Abbas, Le Caire,<br />
1980.<br />
Le collier de la colombe, traduction de Léon<br />
Bercher, Saint-Etienne, Créadit Livres, 1992.<br />
De l’amour <strong>des</strong> amants, traduction de Gabriel<br />
Martinez-Gros, Sindbad, 1992.<br />
6. «La religion de l’amour et de la culture conjugale»,<br />
in Cahiers Internationaux de Sociologie,<br />
vol. XCVII, PUF, 1994, pp. 337-338.<br />
7. Probablement ghazal provient de gh-z-l «filer»,<br />
sans être pour autant un chant ou un poème<br />
réservé aux fileuses. Les auteurs de<br />
l’Encyclopédie Islamique relèvent qu’«En tout<br />
état de cause, la notion évoquée par le terme<br />
ghazal, comme le français “galanterie” et surtout<br />
le verbe “galer”, aujourd’hui tomber en<br />
désuétude, s’est développée dans un champ<br />
conceptuel où se mêle l’idée d’agaceries, de<br />
compliments faits à une belle, de plaintes sur sa<br />
froideur ou son inaccessibilité; et chez l’amant,<br />
à la <strong>des</strong>cription d’attitu<strong>des</strong> efféminées, languissantes»,<br />
(T. II, p. 1053).<br />
8. Voir l’étude que lui a consacré Jean-Claude<br />
Vadet, L’esprit courtois en Orient, Paris,<br />
Maisonneuve et Larose, 1968 (IIe partie,<br />
pp. 265-351).<br />
9. Burbach (S.), Uber den Ursprung <strong>des</strong><br />
Mittelalterlichen Mimesangs, Liebesromans<br />
und Frauendiensts, Sitzungsberichte der<br />
Preussischen Akademie der Wissenschaft,<br />
XLV, 1904, (cité par J.-C. Vadet, Ibid., p. 17).<br />
10. La société féodale, Paris, Albin Michel, 1994,<br />
p. 429.<br />
11. Op. cit., p. 46.<br />
12. La poésie amoureuse <strong>des</strong> Arabes, Alger, SNED,<br />
1973, p. 205.<br />
13. M. Bloch, op. cit., p. 430.<br />
14. “courtoisie”, in Encyclopédie universalis,<br />
p. 713.<br />
15. Contre Jovinioen, I, 49, cité par P. Ariès,<br />
«L’amour dans le mariage», in Sexualités occidentales,<br />
Communications, n° 35, Seuil, 1982.<br />
16. Georg Simmel, Philosophie de l’amour,<br />
Paris/Marseille, Petite Bibliothèque Rivages,<br />
1988, pp. 38-39.<br />
17. Bien que J.-C. Vadet a évoqué laconiquement la<br />
ressemblance entre les deux traités, on n’a pas<br />
jusqu’à présent étudié et comparé ces deux<br />
écrits.<br />
18. Voir M. Lazar, Amour courtois et fin’amors<br />
dans la littérature du XII e siècle, Paris,<br />
Klincksiek, 1995, pp. 268-278.<br />
19. Pour le développement de cette thématique voir<br />
l’article de Gabriel Martinez-Gros, «L’amourtrace!<br />
Réflexions sur le “Collier de colombe”»,<br />
in Arabica, Leiden, t. XXXIV, 1987, pp. 1-47.<br />
20. Op. cit., p. 49.<br />
21. Ibn Hazm consacre la chapitre XXII à la<br />
“Fidélité” et le chapitre XXIII à la “Trahison”.<br />
André Le Chapelain insiste sur les cas de l’infidélité<br />
dans le livre II, chap. VI: «Si l’un <strong>des</strong> deux<br />
amants devient infidèle».<br />
22. La traduction de Léon Bercher, op. cit., p. 22.<br />
23. Ibid., p. 129<br />
24. Ibid., p. 131.<br />
25. Ibid., p. 131.<br />
26. Ibid., p. 131.<br />
27. Ibid., p. 132.<br />
28. Ibid., p. 136.<br />
29. Op. cit., p. 158.<br />
30. Op. cit., p. 158.<br />
31. Op. cit., p. 159.<br />
32. Op. cit., pp. 159-160.<br />
33. Op. cit., p. 161.<br />
34. Op. cit., p. 162.<br />
35. G. Gusdorf, Traité de l’existence morale, Paris,<br />
A. Colin, 1949, pp. 294-303.<br />
M. Nédoncelle, De la Fidélité, Paris, Aubier,<br />
1953.<br />
Cité par R. Mehl, Essai sur la fidélité, PUF,<br />
1984, p. 29.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
68<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
69
PASCAL HINTERMEYER - JACQUELINE IGERSHEIM<br />
Les jeunes sont-ils fidèles<br />
dans leur vie sexuelle?<br />
Jusqu’à quel point?<br />
Lorsqu’ils ne le sont pas,<br />
est-ce délibérément<br />
ou par accident?<br />
Pascal Hintermeyer -<br />
Jacqueline Igersheim<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
La fidélité<br />
chez les jeunes<br />
Si quelqu’un tenait la chandelle, il<br />
serait peut-être à même de répondre<br />
à de telles questions. Mais, comme<br />
ce n’est généralement pas le cas, elles<br />
conservent une grande part de mystère. En<br />
ces matières, nous en sommes d’ordinaire<br />
réduits à <strong>des</strong> conjectures. Nous avons<br />
tendance à généraliser à partir d’exemples<br />
particuliers. Nous pouvons aussi invoquer <strong>des</strong><br />
explications globales. La difficulté est que<br />
certaines conduisent à juger la fidélité<br />
obsolète alors que d’autres soutiennent<br />
qu’elle bénéficie d’un regain de faveur<br />
auprès <strong>des</strong> jeunes générations.<br />
Certaines interprétations considèrent la<br />
fidélité comme une valeur cultivée surtout<br />
dans les sociétés du passé, celles qui recherchaient<br />
avant tout la stabilité et qui<br />
étaient structurées par <strong>des</strong> liens d’homme à<br />
homme. Là où la tradition représentait la<br />
référence fondamentale, le respect <strong>des</strong><br />
engagements pris et de la parole donnée<br />
étaient tenus pour essentiels. C’est sans<br />
doute beaucoup moins vrai pour <strong>des</strong> sociétés<br />
en mouvement perpétuel. Dans un<br />
contexte où sans cesse les techniques se<br />
développent et la mobilité s’accroît, il est<br />
possible de diversifier et de multiplier les<br />
expériences. La vie de chacun se partage<br />
entre plusieurs cercles d’appartenance. Au<br />
fur et à mesure que l’individualisme et<br />
l’anonymat progressent, les modèles de<br />
comportement deviennent moins univoques<br />
et les normes d’après lesquelles ils sont évalués<br />
deviennent plus relatives. Les situations<br />
peuvent évoluer à un rythme tel que<br />
tout semble provisoire et <strong>des</strong>tiné à être rapidement<br />
remis en cause (1) . Peut-être les<br />
70<br />
jeunes expriment-ils plus que d’autres<br />
encore ces caractéristiques de notre temps<br />
parce qu’ils y ajoutent l’instabilité de leur<br />
âge, la difficulté à prendre du recul et le goût<br />
de la nouveauté. De fait, ils tardent à<br />
contracter <strong>des</strong> liens durables que les engagements<br />
les plus solennels ne suffisent plus<br />
à pérenniser (2) . D’où l’image d’une jeunesse<br />
qui papillonne au jour le jour.<br />
Ces impressions sont contrariées par<br />
d’autres qui suggèrent <strong>des</strong> évolutions dans<br />
un autre sens. Les libertés conquises dans<br />
les années 60 et 70 semblaient devoir se<br />
prolonger en une surenchère émancipatrice<br />
et une quête ininterrompue de la libération.<br />
Mais la phase de griserie initiale et de rejet<br />
<strong>des</strong> contraintes n’aurait-elle pas abouti à<br />
désorienter les esprits et à les livrer sans<br />
défense à un monde sans repères. Ils<br />
auraient alors réagi à la précarité généralisée<br />
en recherchant un minimum de stabilité.<br />
Faute de la trouver dans le monde du travail,<br />
ils s’efforcent de la préserver là où c’est<br />
possible. On a souvent remarqué que les<br />
réactions collectives de ce dernier quart de<br />
siècle étaient marquées par l’attachement à<br />
quelques grands principes. On a aussi relevé<br />
qu’à notre époque d’incertitude la vie privée<br />
servait à nouveau de refuge (3) . Les<br />
jeunes semblent avoir tout particulièrement<br />
besoin de plages de sécurité pour affronter<br />
un environnement difficile à appréhender.<br />
Ne cherchent-ils pas au moins à soustraire<br />
leur vie intime aux dangers qui peuvent la<br />
menacer? Le risque du Sida n’a-t-il pas renforcé<br />
une tendance à restreindre leurs horizons?<br />
(4) Ne les incite-t-il pas à s’en tenir à<br />
un partenaire unique?<br />
Susan Rauch, Time’s Arrow, acrylique, collage et techniques mixtes sur papier<br />
Arches, 175 x 107 cm, 1994. Oeuvres récentes<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
71<br />
Les interprétations générales nous<br />
entraînant dans <strong>des</strong> directions différentes,<br />
nous allons évaluer la place de la fidélité<br />
dans la vie sexuelle <strong>des</strong> jeunes à partir<br />
d’enquêtes par questionnaire et entretien<br />
effectuées en 90, 91, 93 et 94 auprès<br />
d’échantillons représentatifs de la population<br />
<strong>des</strong> 18-24 ans dans le Bas-Rhin. Ces<br />
recherches avaient pour objectif principal<br />
de saisir les effets du Sida dans les<br />
con<strong>sciences</strong> et sur les comportements. Elles<br />
ont notamment mis en évidence que les attitu<strong>des</strong><br />
par rapport à ce problème n’étaient<br />
pas isolables du sens que les jeunes donnaient<br />
à leur vie intime (5) . A cet égard, nous<br />
avons relevé chez beaucoup d’entre eux une<br />
valorisation plus ou moins explicite de la<br />
fidélité. Nous allons tout d’abord montrer<br />
en quoi celle-ci dérive <strong>des</strong> représentations<br />
de la relation amoureuse. Puis nous<br />
confronterons les discours tenus par les<br />
jeunes sur ce thème avec ce qu’ils nous ont<br />
révélé de leurs pratiques sexuelles. Enfin,<br />
nous chercherons à savoir si le rapport à la<br />
fidélité est corrélé avec certaines attitu<strong>des</strong><br />
déterminées adoptées face aux risques de<br />
l’existence et notamment face à la menace<br />
du Sida.<br />
Les représentations<br />
de l’amour et de la fidélité<br />
Nos enquêtes mettent en évidence que<br />
beaucoup de jeunes se font une conception<br />
emphatique de la relation amoureuse. Elle<br />
est pour eux une faculté essentielle de<br />
l’existence et ils sont nombreux à l’idéaliser<br />
(6) . Ils l’évoquent comme quelque chose<br />
d’intense, d’absolu et de complet qui transfigure<br />
la vie quotidienne et donne accès à<br />
une véritable communication avec l’autre,<br />
voire à une communion, pour reprendre un<br />
terme employé par plusieurs de nos interlocuteurs.<br />
A leurs yeux, l’amour est «la chose<br />
la plus belle du monde», il supprime les<br />
séparations entre les êtres et à l’intérieur de<br />
chacun d’entre eux qui fait alors la mer-
veilleuse expérience d’une «fusion du corps<br />
et de l’esprit» (étudiante de 23 ans en maîtrise<br />
de langues étrangères appliquées). S’il<br />
apparaît ainsi comme un tout dont on ne<br />
saurait isoler une composante, sa dimension<br />
affective est particulièrement prisée. La<br />
majorité <strong>des</strong> jeunes insistent sur la valeur<br />
sentimentale du rapport amoureux, les filles<br />
encore plus que les garçons, les célibataires<br />
encore plus que les personnes vivant en<br />
couple. En 1990, il est presque unanimement<br />
défini comme «une relation privilégiant<br />
la communication et l’échange» et<br />
permettant «la découverte de soi et de<br />
l’autre». Lorsqu’on demande à nos interviewés<br />
si, «dans une relation intime, il est<br />
important qu’il y ait»... «un lien affectif»,<br />
«une confiance totale», «un élan vers<br />
l’autre», «un lien durable», ces 4 suggestions<br />
recueillent l’assentiment à respectivement<br />
95,6%, 87,6%, 82,8% et 65,7%.<br />
Certes, l’exigence de durée est moins marquée<br />
que les trois autres, elle n’en prolonge<br />
pas moins, pour les deux tiers <strong>des</strong> jeunes,<br />
leur idéalisation de l’amour. Et, dans une<br />
proportion encore plus importante, le désir<br />
d’échange et de partage implique une<br />
confiance totale. La fidélité semble donc<br />
être la conséquence d’une conception<br />
emphatique de la relation intime. Mais elle<br />
reste le plus souvent implicite et seuls 3,3%<br />
<strong>des</strong> jeunes en parlent spontanément en<br />
réponse aux questions ouvertes où ils sont<br />
invités à évoquer l’amour. Ce silence<br />
exprime-t-il l’évidence de ce qu’il est<br />
superflu de mentionner ou l’embarras face<br />
à un problème qui dérange?<br />
Lorsque, dans les entretiens menés<br />
auprès <strong>des</strong> jeunes en 1991, on leur demande<br />
directement ce qu’ils pensent de la fidélité,<br />
on se rend compte qu’elle est en général<br />
valorisée. Elle est présentée comme une<br />
marque de respect pour l’autre et une<br />
preuve d’amour. Elle passe pour la condition<br />
d’une relation profonde. «On est fidèle<br />
parce qu’on aime et on aime pour être<br />
fidèle» Cette association entre l’amour et la<br />
fidélité est plus systématique chez les moins<br />
de 20 ans ainsi que dans la partie féminine<br />
de notre échantillon. Mais les différences<br />
socioculturelles sont ici peu significatives.<br />
Une vendeuse de prêt-à-porter de 18 ans<br />
nous dit que la fidélité est «la chose la plus<br />
importante dans un couple». Pour une<br />
lycéenne de 19 ans, «c’est la base d’un<br />
amour durable». L’idée d’un contrat moral<br />
tacite entre ceux qu’unit une relation intime<br />
revient assez souvent. Elle peut aller<br />
jusqu’à une sacralisation de la fidélité qui<br />
prolonge l’idéalisation de l’amour et apparaît<br />
dans les propos tenus par cette jeune<br />
femme: «la fidélité, c’est appartenir à<br />
quelqu’un à jamais». Seule une minorité de<br />
jeunes expriment une position plus réservée.<br />
Ceux-là estiment qu’il est difficile de<br />
préjuger de l’avenir. Ils font valoir que nul<br />
n’est à l’abri d’une aventure. Mais, ils pensent<br />
qu’une telle entorse au contrat ne le<br />
rend pas forcément caduc. Bien peu en fait<br />
assument une mise en cause de la fidélité ou<br />
l’idée qu’elle peut s’attacher à une pluralité<br />
de principes ou de personnes. Mais certains<br />
font la distinction entre les sentiments et les<br />
actions, entre la règle et les exceptions. Pour<br />
eux, l’infidélité ne signifie pas nécessairement<br />
l’absence d’amour. Au contraire, pour<br />
la plupart <strong>des</strong> jeunes, elle est préjudiciable<br />
à l’équilibre de la relation intime. Cette<br />
valorisation de la fidélité est-elle en accord<br />
avec les pratiques sexuelles?<br />
Une stabilité relative<br />
Nous utilisons ici les résultats d’une<br />
enquête réalisée en 1993 auprès de 406<br />
jeunes, représentatifs de la classe d’âge <strong>des</strong><br />
18-24 ans, qui ont été interrogés sur leurs<br />
conduites intimes (7) . Seuls 12,6% d’entre<br />
eux disent n’avoir jamais eu de rapports<br />
sexuels. Les analyses qui vont suivre<br />
concernent exclusivement les autres, qui<br />
peuvent être considérés comme actifs de ce<br />
point de vue. Parmi ces jeunes qui ont déjà<br />
l’expérience du rapport sexuel, 59,7%<br />
déclarent un partenaire stable. Cette relation<br />
actuelle dure depuis plus ou moins longtemps:<br />
- moins de 3 mois pour 11,3%<br />
- entre 3 et 6 mois pour 12,7%<br />
- entre 6 mois et 1 an pour 15,6%<br />
- entre 1 et 2 ans pour 16,5%<br />
- plus de 2 ans pour 43,9%.<br />
Beaucoup de jeunes qui ont un partenaire<br />
stable sont avec lui depuis longtemps:<br />
depuis plus d’un an dans plus de 60% <strong>des</strong><br />
cas. Un premier groupe se dégage ainsi nettement<br />
dans notre échantillon. Il est constitué<br />
par ceux dont la vie intime est orientée<br />
en fonction d’une liaison durable.<br />
Un second groupe, d’importance comparable<br />
(40,6%), comprend les personnes<br />
qui n’ont pas de liaison au moment de<br />
l’enquête. Actuellement dépourvues de partenaire<br />
privilégié, elles sont nombreuses à<br />
en avoir eu un il y a peu. Mais une rupture<br />
est intervenue, souvent récemment, il y a<br />
moins de 6 mois dans plus de 70% <strong>des</strong> cas.<br />
De manière plus générale, on remarque que<br />
la plupart de ces jeunes sont peu stables<br />
dans leur vie intime: leur dernière relation<br />
a duré moins d’un mois pour la moitié<br />
d’entre eux, moins de trois mois pour les<br />
trois quarts. Le modèle qui prévaut ici est<br />
celui de relations successives, souvent assez<br />
brèves et interrompues par <strong>des</strong> pério<strong>des</strong> de<br />
solitude.<br />
Entre les jeunes qui n’ont pas de liaison<br />
au moment de l’enquête et ceux qui en ont<br />
une de longue date (plus d’un an), se situent<br />
ceux qui en ont une, mais depuis moins<br />
longtemps (moins d’un an). Certaines de<br />
ces relations récentes s’avéreront ultérieurement<br />
durables, d’autres non. Les personnes<br />
de ce troisième groupe se partageront<br />
donc entre certaines, qui se<br />
conformeront au modèle de la relation<br />
durable et d’autres, à celui <strong>des</strong> relations<br />
éphémères et successives.<br />
Ainsi les comportements amoureux <strong>des</strong><br />
jeunes se présentent-ils de manière différenciée:<br />
on discerne principalement une<br />
propension à la stabilité sur une longue<br />
période et une tendance inverse à mener une<br />
série d’expériences souvent brèves. On<br />
trouve aussi, mais moins fréquemment, <strong>des</strong><br />
situations intermédiaires entre ces deux<br />
pôles idéal-typiques, enfin, pour une minorité,<br />
l’abstention systématique.<br />
Y a-t-il <strong>des</strong> éléments susceptibles<br />
d’expliquer la plus ou moins grande stabilité<br />
<strong>des</strong> jeunes en amour? Pour le savoir,<br />
nous avons croisé cette variable avec toutes<br />
les données sociographiques dont nous disposions.<br />
Quatre d’entre elles se révèlent<br />
significatives: le sexe, l’âge, l’activité,<br />
l’état matrimonial <strong>des</strong> parents.<br />
La partie féminine de notre échantillon<br />
est sensiblement plus stable que la partie<br />
masculine. En effet, moins du tiers <strong>des</strong><br />
femmes n’ont pas de liaison au moment de<br />
l’enquête alors que près de la moitié <strong>des</strong><br />
hommes sont dans ce cas. Elles ont aussi<br />
plus souvent qu’eux une relation de plus<br />
d’un an. (Tableau 1).<br />
Ces données montrent que les jeunes<br />
femmes relèvent davantage que les hommes<br />
de leur âge du modèle de la relation de<br />
longue durée.<br />
Le fait d’avoir une activité professionnelle<br />
est également un critère de différenciation.<br />
Les jeunes qui poursuivent <strong>des</strong><br />
étu<strong>des</strong> ne se comportent pas de la même<br />
façon que ceux qui sont déjà entrés dans la<br />
vie active. Les premiers sont moins stables<br />
que les seconds, peut-être parce qu’ils ont<br />
plus de disponibilité ou d’occasions de rencontre.<br />
(Tableau 2).<br />
Comme on pouvait s’y attendre, l’âge<br />
joue aussi un rôle important. Plus il augmente,<br />
plus les jeunes sont nombreux à<br />
s’être déjà engagés dans une relation<br />
durable. Inversement, les plus jeunes, pour<br />
la plupart d’entre eux, n’ont pas de partenaire<br />
stable ou ils n’en ont trouvé un que<br />
récemment. Mais, dès l’âge de 20 ans, ces<br />
situations intermédiaires deviennent moins<br />
fréquentes. La grande majorité <strong>des</strong> jeunes<br />
se répartissent déjà entre les deux modèles<br />
principaux. Jusqu’à 22 ans, celui de<br />
l’absence de stabilité prévaut. Ensuite, c’est<br />
celui de la relation de longue durée qui<br />
prend nettement l’avantage. (Tableau 3).<br />
Le dernier critère qui semble avoir une<br />
influence significative sur le comportement<br />
<strong>des</strong> jeunes est la situation matrimoniale<br />
<strong>des</strong> parents. Ceux qui sont divorcés<br />
représentent 17% de notre échantillon.<br />
Leurs enfants, dont la répartition par sexe<br />
et âge ne diffère pas de celle <strong>des</strong> autres<br />
jeunes interviewés, ont une vie amoureuse<br />
qui présente certaines spécificités.<br />
(Tableau 4).<br />
La comparaison entre les enfants de<br />
parents divorcés et les autres montre peu de<br />
différences du point de vue <strong>des</strong> deux<br />
modèles principaux. Mais les premiers sont<br />
plus nombreux à avoir une expérience<br />
sexuelle. Ils ont aussi plus souvent une liaison<br />
récente. Ils donnent l’impression de<br />
rechercher la relation intime plus activement,<br />
mais d’avoir plus de difficultés à la<br />
rendre durable. De plus, ils déclarent<br />
davantage de partenaires sexuels dans<br />
l’ensemble de leur existence et plus souvent<br />
deux partenaires ou plus au cours <strong>des</strong><br />
Tableau 1<br />
Avez-vous actuellement un partenaire sexuel stable?/ Selon le sexe<br />
Stable depuis plus d’1 an Stable depuis moins d’1 an Pas de partenaire stable Total<br />
Hommes 30,6 % 21,3 % 48,1 % 100 %<br />
Femmes 41,9 % 26,1 % 32,0 % 100 %<br />
Tableau 2<br />
Avez-vous actuellement un partenaire sexuel stable?/ Selon l’activité professionnelle<br />
Stable depuis plus d’1 an Stable depuis moins d’1 an Pas de partenaire stable Total<br />
Actifs 42,7 % 23,0 % 34,3 % 100 %<br />
Non actifs 29,4 % 24,3 % 46,3 % 100 %<br />
Tableau 3<br />
Avez-vous actuellement un partenaire sexuel stable?/ Selon l’âge<br />
Stable depuis + d’1 an Stable depuis - d’1 an Pas de partenaire stable Total<br />
18-19 ans 21,6 % 34,1 % 44,3 % 100 %<br />
20-22 ans 33,7 % 21,2 % 45,1 % 100 %<br />
23-24 ans 51,4 % 18,7 % 29,9 % 100 %<br />
Tableau 4<br />
Avez-vous actuellement un partenaire sexuel stable?/ Selon l’état matrimonial <strong>des</strong> parents<br />
Pas encore Stable Stable Pas de partenaire<br />
de relation sexuelle depuis +d’1 an depuis -d’1 an stable Total<br />
Parents divorcés 2,9 % 26,1 % 37,7 % 33,3 % 100 %<br />
Autres 14,5 % 32,7 % 17,2 % 35,6 % 100 %<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
72<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
73
six derniers mois. Seulement 9% d’entre<br />
eux sont toujours avec leur premier partenaire<br />
alors que c’est le cas de 19% <strong>des</strong><br />
autres. Les enfants de divorcés semblent<br />
donc avoir une vie amoureuse relativement<br />
mouvementée. Cette observation nous<br />
conduit à poser le problème d’une possible<br />
reproduction de l’instabilité de génération<br />
en génération (8) .<br />
Les comportements sexuels <strong>des</strong> jeunes<br />
sont en fait plus contrastés que ne le suggère<br />
le consensus sur l’importance de l’amour.<br />
La relation de longue durée, valorisée dans<br />
les discours, n’est que l’un <strong>des</strong> pôles par<br />
rapport auquel s’orientent les pratiques. Il<br />
n’y a nulle contradiction en cela. Le fait de<br />
ne pas avoir de partenaire régulier<br />
n’empêche pas une conception emphatique<br />
de la vie à deux, peut-être même la favoriset-il.<br />
Inversement, un niveau élevé d’exigence<br />
suscite l’insatisfaction face à une réalité<br />
comparativement décevante et la<br />
recherche d’alternatives.<br />
Infidélités<br />
Le décalage entre représentations et<br />
comportements apparaît aussi lorsqu’on<br />
évoque les manquements au principe<br />
d’exclusivité qui fait quasiment l’unanimité<br />
dans les propos tenus par les jeunes sur<br />
l’amour. Nous leur avons demandé si, pendant<br />
leur dernière relation (présente ou passée),<br />
ils avaient eu un autre partenaire<br />
sexuel. 13,2% l’ont reconnu. Les réponses<br />
positives à cette question ne dépendent pas<br />
de la longévité de cette liaison. Les jeunes<br />
dont la première relation dure encore au<br />
moment de l’enquête peuvent, eux aussi,<br />
avoir été infidèles. L’un d’eux déclare avoir<br />
trompé sa partenaire régulière avec plus de<br />
10 personnes différentes. Cela implique une<br />
certaine habitude de l’infidélité. Ce cas<br />
n’est bien sûr pas généralisable. Toujours<br />
est-il que cette tendance se rencontre plus<br />
souvent chez les hommes que chez les<br />
femmes. Près de 20% <strong>des</strong> premiers disent<br />
avoir été infidèles pendant leur dernière<br />
relation alors que la proportion se réduit à<br />
7% chez les secon<strong>des</strong>. Tout en faisant la part<br />
<strong>des</strong> fanfaronna<strong>des</strong> et <strong>des</strong> pudeurs dans de<br />
tels aveux, nous retrouvons ici <strong>des</strong> comportements<br />
différenciés selon les sexes et<br />
notamment la confirmation d’une plus<br />
grande instabilité masculine (9) .<br />
En quoi les jeunes qui disent avoir été<br />
infidèles pendant leur dernière relation se<br />
distinguent-ils <strong>des</strong> autres? Il apparaît tout<br />
d’abord qu’ils ont eu davantage de partenaires<br />
sexuels au cours de leur existence.<br />
(Tableau 5).<br />
Les jeunes infidèles pendant leur dernière<br />
relation ont eu, pour près <strong>des</strong> deux<br />
tiers d’entre eux, plus de 5 partenaires<br />
sexuels au cours de leur vie (pour les autres,<br />
cette proportion est inférieure au quart).<br />
Pendant le dernier semestre, ils sont 61,7%<br />
à avoir eu plusieurs partenaires (les autres<br />
sont 18,8% dans ce cas). Ils ont donc entretenu<br />
un plus grand nombre de relations,<br />
dans l’ensemble de leur existence et dans un<br />
passé récent. Cette diversité d’expériences<br />
ne se présente pas seulement dans l’ordre de<br />
la succession (comme pour beaucoup de<br />
jeunes plutôt instables), mais aussi dans<br />
celui de la simultanéité. Ces personnes semblent<br />
ne pas se satisfaire d’une relation<br />
unique. Elles ont aussi une propension aux<br />
rencontres ponctuelles: 85,1% d’entre elles<br />
Tableau 5<br />
Nombre de partenaires total/A eu un autre partenaire durant sa dernière liaison<br />
ont eu <strong>des</strong> aventures d’un soir (41,8% pour<br />
les autres). Elles ont parfois redouté les<br />
conséquences de ces amours sans lendemain,<br />
mais cela n’a apparemment pas suffi<br />
à les dissuader de saisir l’occasion. L’attrait<br />
pour la multiplication <strong>des</strong> partenaires et <strong>des</strong><br />
expériences a sans doute été déterminant.<br />
Les jeunes qui ont été infidèles pendant<br />
leur dernière relation présentent-ils aussi<br />
d’autres points communs dans leur vie quotidienne?<br />
En particulier, peut-on discerner<br />
chez eux <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> spécifiques par rapport<br />
aux risques de l’existence? Seraient-ils<br />
plus enclins à les assumer, voire à les provoquer?<br />
S’ils ne se distinguent ni par<br />
l’amour du jeu ni par le goût pour certains<br />
sports, ils présentent tout de même certaines<br />
réactions intéressantes à relever.<br />
Lorsqu’on demande aux jeunes s’ils<br />
aiment conduire vite, on obtient quatre<br />
types de réponse: affirmative, négative,<br />
nuancée, neutre (pour ceux qui ne conduisent<br />
pas). Si l’on croise ces réponses avec<br />
le fait d’avoir eu -ou pas- un autre partenaire<br />
pendant le dernière relation, les résultats<br />
sont les suivants: (Tableau 6).<br />
Dans les réponses positives à la question<br />
sur le goût pour la conduite rapide, les infidèles<br />
sont sur-représentés. Ils sont au<br />
contraire sous-représentés dans les réponses<br />
négatives. Il est possible d’en déduire qu’ils<br />
sont plus nombreux que les autres à aimer<br />
la vitesse, même s’ils la savent dangereuse.<br />
Des corrélations analogues peuvent être<br />
établies avec le fait de mal gérer son budget<br />
ou de faire du stop seul. Ces résultats ne doivent<br />
pas être surestimés ou abusivement<br />
généralisés. Ils apportent tout de même<br />
quelques indications concordantes: les<br />
jeunes infidèles sont, plus que les autres, à<br />
1 partenaire 2 partenaires 3-5 partenaires 6-10 partenaire 11 et plus partenaires Total<br />
Oui 0 % 4,3 % 31,9 % 27,7 % 36,2 % 100 %<br />
Non 27,9 % 14,1 % 35,7 % 13,1 % 9,2 % 100 %<br />
la recherche de relations sexuelles multiples<br />
et d’expériences ponctuelles. Ils ont davantage<br />
de goût pour les sensations fortes et grisantes,<br />
pour l’imprévu et l’aventure. Ils<br />
hésitent moins à suivre leurs impulsions et<br />
à satisfaire leurs envies. Ils se préoccupent<br />
moins <strong>des</strong> conséquences ultérieures de leurs<br />
actes et cultivent moins la prudence et la<br />
prévoyance. Ils sont enclins à vivre dans le<br />
présent et à saisir ses opportunités plutôt<br />
qu’à anticiper et à craindre l’avenir. Il y a<br />
aussi davantage de probabilité à ce qu’ils<br />
fréquentent <strong>des</strong> lieux de rencontre et notamment<br />
<strong>des</strong> boîtes de nuit. (Tableau 7).<br />
Les «infidèles» déclarent, plus que les<br />
autres, sortir souvent en «boite». Ils y vont<br />
davantage pour «draguer». Ils y consomment<br />
plus d’alcool. Leur vigilance et leur<br />
capacité d’autocontrôle peuvent donc être<br />
altérées par l’absorption de substances<br />
euphorisantes qui modifient la conscience<br />
et lèvent les inhibitions. Ces effets sont souvent<br />
renforcés par le volume sonore, les<br />
variations lumineuses, l’ambiance de la<br />
«boîte». Sans doute faut-il aussi faire la part<br />
<strong>des</strong> co<strong>des</strong> de conduite qui y prévalent et de<br />
la façon dont les contacts s’y établissent.<br />
Ainsi sommes-nous amenés à tenir compte,<br />
dans l’analyse de l’infidélité, de deux<br />
dimensions complémentaires: la première<br />
est la probabilité accrue d’y retrouver certaines<br />
tendances comportementales ainsi<br />
que certains mo<strong>des</strong> de rapport au temps et<br />
au risque; la seconde est liée à la situation<br />
de la rencontre intime et aux interactions<br />
qui s’y produisent.<br />
La fidélité est-elle un choix ou une<br />
contrainte? Est-elle recherchée pour ellemême<br />
et pour ce qu’elle peut apporter à une<br />
Ne conduit Aime Oui, quand N’aime pas<br />
pas de voiture conduire vite c’est sans risque conduire vite<br />
Oui 11,0 % 22,1 % 15,0 % 2,0 %<br />
Non 89,0 % 77,9 % 85,0 % 98,0 %<br />
Total 100 % 100 % 100 % 100 %<br />
relation ou, au contraire, les jeunes s’y rési-<br />
Comment les personnes qui se sont révé-<br />
Tableau 7<br />
gnent-ils par crainte que la diversification<br />
<strong>des</strong> expériences sexuelles ne représente un<br />
danger? En particulier, la peur du Sida les<br />
retient-elle d’avoir un autre partenaire? Les<br />
réactions diffèrent selon les sexes:<br />
(Tableau 8)<br />
Les filles invoquent spontanément la<br />
fidélité plus souvent que les garçons. Elles<br />
sont aussi plus nombreuses à dire qu’elles<br />
s’y soumettent pour se protéger <strong>des</strong> risques<br />
du Sida. On peut relever que la proportion<br />
d’hommes qui reconnaissent leur infidélité<br />
avérée est la même que celle de femmes qui<br />
expriment un désir d’infidélité dont la réalisation<br />
est entravée par le contexte épidemique.<br />
Le Sida a ainsi <strong>des</strong> répercussions différenciées<br />
sur les comportements sexuels: il<br />
renforce la tendance féminine à opter pour<br />
la fidélité; il incite aussi à envisager davantage<br />
le recours au préservatif, qui s’intègre<br />
surtout à la mentalité masculine (10) .<br />
Tableau 8<br />
Tableau 6<br />
Aimez-vous conduire vite?/a eu un autre partenaire durant sa dernière liaison<br />
Sortez-vous en boite?/A eu un autre partenaire durant sa dernière liaison<br />
toutes au moins Occasionnellement non Total<br />
les semaines 1 fois par mois<br />
Oui 27,6 % 29,8 % 29,8 % 12,8 % 100 %<br />
Non 9,7 % 21,1 % 44,5 % 24,7 % 100 %<br />
lées infidèles justifient-elles leur attitude?<br />
Il est frappant de constater que l’on trouve<br />
très peu de défense et illustration de l’infidélité.<br />
Celle-ci n’est pas assumée comme un<br />
choix de vie. Elle est rarement évoquée<br />
comme une soupape qui permettrait à une<br />
relation principale de se perpétuer. L’idée<br />
du carnaval est assez peu avancée par les<br />
jeunes d’aujourd’hui. Sans doute ceux qui<br />
vivent en couple ne cohabitent-ils pas<br />
depuis suffisamment longtemps pour ressentir<br />
le besoin de tels exutoires. Ils sont<br />
aussi moins nombreux qu’autrefois à assumer<br />
<strong>des</strong> charges de famille et à se sentir<br />
obligés de rester ensemble lorsque leur relation<br />
s’est dégradée. Dans les explications<br />
apportées par les jeunes qui ont été infidèles,<br />
l’éloignement géographique revient parfois<br />
et le dépit souvent.<br />
La peur du sida vous retient-elle d’avoir un autre partenaire?/ Selon le sexe<br />
non, non, non, oui,<br />
est fidèle utiliserait le préservatif n’a pas peur du Sida a peur du Sida Total<br />
Hommes 32,2 % 42,6 %, 11,5 % 13,7 % 100 %<br />
Femmes 53,5 % 22,1 % 4,1 % 20,3 % 100 %<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
74<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
75
MARIE-NOELE DENIS<br />
Le cas d’un étudiant en lettres de 23 ans<br />
est assez significatif. Au cours de sa première<br />
liaison, sa partenaire a rencontré un<br />
autre homme et hésitait à choisir. Il l’a trompée.<br />
La confiance entre eux ayant disparu,<br />
il l’a quittée pour une jeune Allemande. La<br />
distance géographique et culturelle l’a<br />
conduit à satisfaire ailleurs <strong>des</strong> envies<br />
momentanées. Mais il vit l’infidélité<br />
comme quelque chose de «gris». Il la considère<br />
aussi comme l’annonce de la fin d’une<br />
liaison: «A partir du moment où je commets<br />
une infidélité, tôt ou tard, la relation va être<br />
finie.» Sa vie amoureuse est actuellement<br />
placée sous le signe de l’éphémère.<br />
Dans beaucoup d’entretiens que nous<br />
avons menés, l’infidélité se décline sur le<br />
mode de la réaction, de la frustration et du<br />
dépit. Elle apparaît souvent comme le<br />
moyen de sortir d’une liaison ou d’en commencer<br />
une nouvelle. Nous avons déjà<br />
remarqué que le modèle <strong>des</strong> relations successives<br />
peut ménager <strong>des</strong> pério<strong>des</strong> de solitude.<br />
Il arrive aussi qu’il comporte <strong>des</strong> chevauchements<br />
transitoires. L’infidélité est<br />
alors vécue comme la condamnation d’une<br />
relation insatisfaisante et comme le jalon<br />
d’une nouvelle fidélité.<br />
D’après les résultats de nos enquêtes,<br />
une minorité de jeunes, surtout masculine,<br />
se reconnaît infidèle. Une autre minorité, un<br />
peu plus importante et surtout féminine,<br />
révèle qu’elle le serait si elle n’était pas<br />
retenue par la crainte du Sida. Ces infidélités,<br />
effectives ou suspendues, sont en général<br />
considérées comme <strong>des</strong> preuves<br />
d’échec. Elles ne donnent pas lieu à une<br />
conception positive. C’est pourquoi, l’existence<br />
d’un volant d’infidélité réelle ou fantasmatique<br />
n’empêche nullement les jeunes<br />
d’adhérer, dans leur grande majorité, aux<br />
représentations qui valorisent la fidélité et<br />
la tiennent pour un élément essentiel de la<br />
relation amoureuse.<br />
Notes<br />
1. Roussel L., La famille incertaine, Paris, O.<br />
Jacob, 1989.<br />
2. Salvon - Demersay, Concubin, concubine,<br />
Paris, Le Seuil, 1983.<br />
3. Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, 1987<br />
4. Hintermeyer P. , «La société au risque du Sida»,<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de<br />
l’Est, Strasbourg, 1992<br />
5. Hintermeyer P., Igersheim J., Raphaël F.,<br />
Herberich-Marx G., Un voile sur l’amour,<br />
Presses Universitaires de Strasbourg, 1994.<br />
6. Hintermeyer P., Igersheim J., «Les jeunes face<br />
au sida», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la<br />
France de l’Est, Strasbourg, 1994.<br />
7. Idem, pp 78-80.<br />
8. Commaille J., Le divorce en France, Paris, La<br />
Documentation Française, 1978<br />
9. Spira A., Bajos N et alii, Comportements sexuels<br />
en France, Paris, La Documentation Française,<br />
1993<br />
10. Hintermeyer P., Igersheim J., «Les jeunes face<br />
au sida», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la<br />
France de l’Est, Strasbourg, 1994.<br />
11. Singly, F. de, Sociologie de la famille contemporaine,<br />
Paris, Nathan, 1993.<br />
En référence à un certain<br />
ordre du monde, les mo<strong>des</strong><br />
d’habiter, les pratiques<br />
de l’espace dans la maison,<br />
et en particulier<br />
l’ordonnancement <strong>des</strong> repas,<br />
sont le reflet<br />
<strong>des</strong> comportements familiaux<br />
et symbolisent à la fois<br />
la fidélité à une certaine idée<br />
de la famille et son évolution<br />
au cours du temps.<br />
Fidélités familiales<br />
et innovations<br />
Les manières de table en Alsace<br />
depuis le XVIII e<br />
siècle<br />
Marie-Noële DENIS<br />
Chargée de recherche CNRS<br />
Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />
Européenne<br />
Relevant <strong>des</strong> faits et gestes de la vie<br />
quotidienne ces pratiques sont mal<br />
connues <strong>des</strong> historiens et rarement<br />
décrites avec précision.<br />
Nous nous bornerons pour notre part à<br />
analyser permanence et changement de<br />
quelques manières de table depuis le XVIII e<br />
siècle en Alsace, à partir de témoignages<br />
écrits et de trois enquêtes de terrain que<br />
nous avons menées sur l’architecture rurale,<br />
le mobilier régional et les mo<strong>des</strong> d’habiter.<br />
La «Stub», lieu privilégié<br />
<strong>des</strong> repas<br />
La «Stub» dans l’histoire<br />
de l’espace domestique<br />
Les repas quotidiens <strong>des</strong> familles rurales<br />
alsaciennes ont lieu depuis fort longtemps<br />
dans la «Stub» et non pas dans la cuisine<br />
comme dans bien d’autres régions françaises.<br />
Montaigne parle déjà au XVI e siècle<br />
d’une «salle commune à faire les repas» (1) .<br />
L’abbé Cetty lui attribue sous le règne de<br />
Louis XIV le nom de «chambre d’habitation»<br />
et au XVIII e siècle celui de «chambre<br />
à demeurer» (2) . H. de l’Hermine précise au<br />
XVII e siècle que les Alsaciens «... y couchent,<br />
y mangent, y sèchent leur linge, y<br />
gardent du fruit» (3) . Le rapport du préfet<br />
Migneret (4) , en 1860, décrit les mêmes<br />
usages.<br />
La «Stub» se présente en effet comme<br />
une pièce confortable: «salle boisée haut et<br />
bas avec de gran<strong>des</strong> fenêtres» (3) , chauffée<br />
par un grand poêle alimenté de la cuisine et<br />
bien meublée de buffets et «d’armoires dans<br />
les murs» (2) . Le jour toute la famille s’y<br />
retrouve pour les repas, les veillées. La nuit<br />
elle est réservée au couple <strong>des</strong> maîtres de<br />
maison qui dorment dans l’alcôve avec leur<br />
dernier-né.<br />
Les accessoires liés à l’alimentation<br />
Dans cet ensemble un certain nombre de<br />
dispositifs sont <strong>des</strong>tinés aux repas: une fontaine<br />
et un essuie-mains sous le cache-torchons<br />
accroché derrière la porte, pour les<br />
ablutions, un buffet deux corps pour ranger<br />
le linge de table (en bas) et la vaisselle<br />
(dans la partie haute), <strong>des</strong> niches sur le<br />
poêle pour tenir les plats au chaud, et surtout<br />
une table et <strong>des</strong> sièges, chaises et<br />
bancs (5) , puisque telle est depuis longtemps<br />
la manière de manger dans nos pays<br />
d’Europe occidentale.<br />
La table à manger<br />
Néanmoins l’usage, au moment <strong>des</strong><br />
repas, de la position assise sur un siège<br />
devant une table haute, est le résultat d’une<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
76<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
77
lente évolution dont nous pouvons retracer<br />
quelques étapes.<br />
Développement de la table<br />
en milieu rural<br />
D’après notre travail, au cours du XIX e<br />
siècle, 16% <strong>des</strong> familles en moyenne ne<br />
possèdent pas de table (ce pourcentage<br />
diminue au cours du siècle). Celles-ci utilisent<br />
alors un coffre comme support <strong>des</strong><br />
repas, devant lequel elles se tiennent assises<br />
sur <strong>des</strong> chaises ou <strong>des</strong> tabourets. J.M.<br />
Boehler fait la même remarque pour le<br />
XVIII e siècle alsacien (6) et de telles postures<br />
sont visibles aussi sur <strong>des</strong> gravures médiévales.<br />
Par ailleurs, 46% <strong>des</strong> familles ne possèdent<br />
qu’une table qui est la table à manger<br />
de la «Stub». Pourtant cette pièce de mobilier<br />
apparaît peu coûteuses: 4,20 francs en<br />
moyenne au XIX e siècle, les plus belles<br />
valant 15 à 20 francs et les plus mo<strong>des</strong>tes,<br />
en sapin, 1 franc seulement.<br />
Évolution de la forme <strong>des</strong> tables<br />
La table traditionnelle appartient, avec<br />
la maison, à l’homme qui en hérite. Elle est<br />
considérée de ce fait, de même que le banc<br />
qui l’encadre, comme un bien immobilier.<br />
Rectangulaire, massive, le plus souvent<br />
construite en noyer, elle est constituée d’un<br />
plateau amovible posé sur un piétement<br />
avec cadre. Ce plateau, qui peut être changé<br />
quand il est usé, est fixé à la ceinture par<br />
deux traverses de section trapézoïdale<br />
maintenues par <strong>des</strong> chevilles. Ce dispositif<br />
quasi médiéval, et qui caractérise les tables<br />
alsaciennes, a survécu jusqu’à la fin du<br />
XIX e siècle. Il faut y ajouter deux tiroirs,<br />
l’un pour le pain et l’autre pour les couverts,<br />
ménagés dans la ceinture.<br />
Stub ancienne à Schillersdorf (Bas Rhin) : au fond l’alcôve fermée de rideaux; à<br />
droite le poêle et le fauteuil du grand-père; au centre la table rectangulaire. Une<br />
chaise moderne, dos à l’alcôve, a remplacé pour le maître de maison, la chaise<br />
alsacienne encore visible juste derrière. © Photo R. Denis<br />
Au XIX e siècle vont apparaître néanmoins<br />
<strong>des</strong> variantes plus maniables et<br />
mieux adaptées aux dimensions parfois<br />
réduites de la «Stub»: tables articulées,<br />
pliantes, à bouts pliants, ouvrantes, à rallonges,<br />
abattantes.<br />
Des changements de formes vont aussi<br />
intervenir avec l’introduction, dès le premier<br />
quart du XIX e siècle, de tables carrées,<br />
ron<strong>des</strong>, d’inspiration «Empire» ou<br />
«Restauration». Ces changements de forme<br />
correspondent à <strong>des</strong> transformations profon<strong>des</strong><br />
de la sociabilité familiale.<br />
Le système symbolique<br />
<strong>des</strong> places à table<br />
Plus que tout autre stratégie d’occupation<br />
de l’espace domestique, les mutations<br />
dans la disposition <strong>des</strong> places à table vont<br />
refléter une certaine fidélité à l’ordre ancestral<br />
mais aussi l’évolution du pouvoir et <strong>des</strong><br />
rapports hiérarchiques à l’intérieur de la<br />
famille.<br />
A l’origine une table de coin<br />
et une répartition <strong>des</strong> places<br />
fortement hiérarchisée<br />
Selon la tradition, la table se trouve<br />
située dans le coin de la «Stub» qui donne<br />
à la fois sur la rue et sur la cour et qui correspond<br />
au poteau cornier posé le premier<br />
lors de la construction, sur lequel s’appuie<br />
tout l’assemblage de la maison (7) . La distribution<br />
<strong>des</strong> places à table, lors <strong>des</strong> repas,<br />
repose sur une hiérarchie à la fois sexuelle,<br />
sociale et familiale.<br />
Le maître de maison occupe une position<br />
centrale, sur le banc de coin, et les autres<br />
membres de la cellule domestique se répartissent<br />
d’abord à sa droite, puis à sa gauche.<br />
Les hommes sont sur le banc et les femmes<br />
en face, sur <strong>des</strong> chaises, car symboliquement<br />
moins attachées à la maison. La maîtresse<br />
de maison a d’ailleurs apporté en<br />
cadeau, lors de son mariage, sa propre<br />
chaise marquée à son nom. Chacun occupe<br />
le rang définit par l’importance de son travail<br />
dans l’économie de la ferme. Les<br />
domestiques mangent à la table <strong>des</strong> maîtres,<br />
mais placés aux extrémités, juste devant les<br />
enfants. L’ordre généalogique aussi est respecté<br />
et à côté du chef de famille s’assoient<br />
le grand-père, le fils aîné et les autres<br />
enfants tandis qu’en face, à côté de la mère,<br />
se trouvent successivement la grand-mère<br />
et les filles.<br />
Les grand-parents sont logés et nourris<br />
par contrat (8) , mais il arrive que, plus bons à<br />
aucune tâche, ils doivent aussi quitter la<br />
table familiale et faire cuisine à part.<br />
L’abbé Cetty décrit ainsi au XVII e siècle<br />
une famille disposée selon les normes en<br />
usage dans le Kochersberg: «En haut de la<br />
table le fermier, père de famille, à sa droite<br />
le grand-père, à sa gauche le fils aîné; après<br />
l’aïeul la grand-mère, sa femme, ses filles,<br />
la première servante, la deuxième et la gardienne<br />
d’enfants; après le fils aîné le premier<br />
valet, le deuxième, les journaliers et<br />
les petits garçons (2) ».<br />
Hiérarchie du service<br />
Le maître de maison dirige la prière,<br />
coupe le pain après l’avoir béni, tranche la<br />
viande, se sert le premier et passe les plats<br />
du côté <strong>des</strong> hommes, puis du côté <strong>des</strong><br />
femmes. Autrefois, il remplissait aussi<br />
l’unique verre de vin, y buvait, puis le tendait<br />
à l’aïeul qui le faisait circuler exclusivement<br />
du côté <strong>des</strong> hommes. De ce fait, une<br />
forte hiérarchie marque l’accès à la nourriture.<br />
Le chef de famille définit la part de<br />
chacun, et les travailleurs sont nourris avant<br />
les enfants, qui n’ont que les restes. Les<br />
femmes qui se lèvent beaucoup pour assurer<br />
le service, mangent moins que les autres.<br />
Seul le plat de légumes, de moindre valeur<br />
nutritive, est posé au milieu de la table et<br />
accessible à tous.<br />
La place du maître de maison<br />
Mais la place du maître de maison n’est<br />
pas seulement soumise à <strong>des</strong> nécessités<br />
matérielles relevant d’une bonne gestion<br />
familiale de la nourriture. Elle relève aussi<br />
de contraintes symboliques. En tant que<br />
chef de famille il est lié à la maison et sa<br />
place se trouve sur le banc de coin, le long<br />
du poteau cornier. Ce poteau, marqué à<br />
l’extérieur de signes religieux qui encadrent<br />
la date de fondation et les noms du couple<br />
fondateur, et à l’intérieur par l’armoire,<br />
appelée «Coin du Bon Dieu» qui renferme<br />
la Bible et les papiers de famille, joint symboliquement<br />
la terre et le ciel et engage le<br />
maître dans une longue succession<br />
d’ancêtres et de <strong>des</strong>cendants garants de la<br />
pérennité de la lignée.<br />
Évolution de la table familiale<br />
depuis le XIX e siècle<br />
Nous avons vu que la traditionnelle table<br />
rectangulaire, placée de coin, a souvent été<br />
remplacée au cours du XIX e siècle par une<br />
table ronde ou carrée, en position centrale.<br />
Ces modifications ont accompagné la perte<br />
d’autorité du maître de maison et du système<br />
hiérarchique lié à la répartition <strong>des</strong><br />
places à table. Néanmoins certains éléments<br />
subsistent: on ne mélange pas les sexes et le<br />
maître se trouve maintenant à la nouvelle<br />
place d’honneur, le dos à l’alcôve.<br />
A la période contemporaine, l’importance<br />
symbolique de la «Stub» s’efface<br />
définitivement puisque les repas quotidiens<br />
ont lieu dans la cuisine, pièce désormais<br />
plus propre, plus facile à chauffer et de taille<br />
suffisante pour une cellule familiale réduite.<br />
Néanmoins, bien que les schémas en soient<br />
brouillés et parfois temporaires, la famille<br />
reste fidèle à une certaine hiérarchie, interprétée<br />
de manière différente dans chaque<br />
maisonnée, où l’on peut discerner la persistance<br />
de certaines règles (9) . Dans le cas <strong>des</strong><br />
tables rectangulaires, les bas-bouts représentent<br />
les places d’honneur, occupées par<br />
La table de la «Stub» (1.2) est disposée<br />
traditionnellement dans le «coin du Bon<br />
Dieu» et encadrée d’un banc et de<br />
quatre chaises.<br />
le maître de maison, sa femme ou le grandpère.<br />
La séparation <strong>des</strong> sexes est toujours<br />
respectée, de part et d’autre d’une diagonale.<br />
La hiérarchie <strong>des</strong> individus s’établit à<br />
partir de la droite: le maître ayant par<br />
exemple de ce côté son fils aîné puis le frère<br />
de son épouse qui elle-même a à sa droite<br />
sa fille aînée puis sa fille cadette.<br />
Bien que les tables de coin se multiplient,<br />
en référence à une tradition régionale<br />
longtemps considérée comme désuète, la<br />
répartition <strong>des</strong> places dans ce cas ne s’inspire<br />
pas <strong>des</strong> anciennes coutumes pratiquées<br />
dans la «Stub». Le père ne se trouve plus<br />
dans le coin, qui n’a pas de valeur symbolique<br />
à la cuisine, mais à l’opposé, du côté<br />
libre, et le reste de la famille est disposé<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
78<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
79
BRIGITTE FICHET<br />
La table de la «Stub» (2.5) est ronde et placée au centre de la pièce; celle de la<br />
«Kleinstub» (2.2) est disposée traditionnellement de coin, encadrée par un banc et<br />
trois chaises. Il n’y a pas de table à la cuisine (2.3).<br />
autour de lui en respectant la séparation <strong>des</strong><br />
sexes et la hiérarchie <strong>des</strong> générations.<br />
Conclusion<br />
A travers l’évolution de la forme <strong>des</strong><br />
tables à manger, de la position <strong>des</strong> places<br />
lors <strong>des</strong> repas, du rituel qui les accompagne,<br />
nous avons pu saisir, entre fidélité, tradition<br />
et innovation, l’évolution <strong>des</strong> relations<br />
<strong>sociales</strong> dans le groupe domestique.<br />
Dès le XIX e siècle apparaissent les<br />
signes d’une remise en cause de l’autorité<br />
du chef de famille et de la hiérarchie très<br />
stricte qui séparait les sexes et plaçait les<br />
aînés devant les cadets, les travailleurs productifs<br />
avant les bouches inutiles.<br />
L’abondance <strong>des</strong> biens, la multiplicité<br />
<strong>des</strong> ressources et <strong>des</strong> emplois hors de l’agriculture,<br />
l’urbanisation <strong>des</strong> campagnes et les<br />
influences extérieures ont rendu moins prégnantes<br />
les règles qui géraient, selon une<br />
stricte discipline, les relations familiales.<br />
D’une interprétation moins rigoureuse, laissées<br />
à l’initiative de chaque groupe domestique,<br />
elles ont pourtant survécu dans les<br />
manières de table qui restent en partie fidèles<br />
à une tradition plusieurs fois séculaire.<br />
Bibliographie<br />
– BLOCH-RAYMOND A., DENIS M.-<br />
N., ERCKER A., «Réinventer les meubles<br />
régionaux: le cas de l’Alsace», dans Chez<br />
soi. Objets et décors: <strong>des</strong> créations familiales?,<br />
<strong>Revue</strong> Autrement, série<br />
«Mutations», n° 137, mai 1993.<br />
– BOUTY-FABRE V., «L’habitat rural<br />
à Ernolsheim-lès-Saverne», mémoire de<br />
maîtrise d’ethnologie, Strasbourg, octobre<br />
1994.<br />
– CHIVA I., «La maison: le noyau du<br />
fruit, l’arbre, l’avenir», dans «Habiter la<br />
maison», Terrain, n° 9, octobre 1987.<br />
– DENIS M.-N., «Décor de vie et<br />
mémoire familiale», Pays d’Alsace, n° II,<br />
1990.<br />
– DENIS M.N. et GROSHENS M.C.,<br />
«Architecture rurale française», vol.<br />
Alsace, Strasbourg-Paris, Berger-Levrault,<br />
1978.<br />
– DENIS M.N., «Les intérieurs ruraux<br />
de Schillersdorf», Pays d’Alsace, Cahiers<br />
135-136, n° II-III, 1986.<br />
– Encyclopédie de l’Alsace, article<br />
«Mobilier», Strasbourg, Publitotal, 1983-<br />
86, vol. 9.<br />
– Images du Musée Alsacien, <strong>Revue</strong><br />
Alsacienne Illustrée, 1904-1913.<br />
– KLEIN G., «Arts et traditions populaires<br />
d’Alsace», Colmar, Alsatia, 1976.<br />
– RAPOPORT, A., «Pour une anthropologie<br />
de la maison», Paris, Dunod, 1972.<br />
Notes<br />
1. M. de Montaigne, «Journal de voyage en Italie,<br />
par la Suisse et l’Allemagne. 1580-1581», Paris,<br />
Les Textes Français, éd. les Belles lettres, 1946.<br />
2. Abbé H. Cetty, «La famille d’autrefois en<br />
Alsace», Rixheim, P. Sutter, 1889.<br />
3. H. de l’Hermine, «Mémoires de deux voyages<br />
et séjours en Alsace, 1674-76 et 1681»,<br />
Mulhouse, Impr. Barder, 1886.<br />
4. J.B. Migneret, «Description du département du<br />
Bas-Rhin», Strasbourg, 1858-71, 4 vol.<br />
5. Montaigne parle de «... tables équipées de<br />
bancs». L’Abbé Cetty décrit ainsi une «Stub»<br />
campagnarde: «... sur les côtés <strong>des</strong> bancs, au<br />
milieu de la chambre, une table... <strong>des</strong> chaises en<br />
bois ciré contre les murs...».<br />
6. J.M. Boehler, «Fortunes paysannes au XVIII e<br />
siècle: le témoignage <strong>des</strong> inventaires après<br />
décès de Schillersdorf, 1701-1789», Pays<br />
d’Alsace, Cahiers 135-136, n° II-III, 1986.<br />
7. Il s’agit évidemment de la maison de la plaine<br />
construite entièrement en pan de bois sur un soubassement<br />
en pierre. Cette remarque n’est pas<br />
valable pour les maisons vosgiennes, entièrement<br />
en pierre et parfois contestable pour les<br />
maisons du vignoble.<br />
8. Le fils héritier reçoit à son mariage «par préciput<br />
et hors part» la maison d’habitation de fond<br />
en comble avec cour, grange, écuries, hangars,<br />
jardins, verger et potager, et tous les autres<br />
droits, appartenances et dépendances [...] plus<br />
tous les outils et ustensiles de labour et servant<br />
à l’exploitation [...]. En contrepartie «les jeunes<br />
époux sont tenus de nourrir à leur table les donateurs<br />
ou le survivant d’entre eux», Actes notariés<br />
de Bouxwiller, 1817 à 1850.<br />
9. Sauf évidemment pour les tables ron<strong>des</strong> dont la<br />
forme même s’oppose à tout classement.<br />
Familles portugaises<br />
continuités ou ruptures<br />
entre les générations<br />
Sommes-nous près ou loin<br />
de notre conscience<br />
Où sont nos bornes<br />
nos racines notre but<br />
Paul Eluard, Le Dur Désir<br />
de Durer.<br />
Brigitte Fichet<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences <strong>sociales</strong><br />
Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />
Européenne.<br />
Centre d’Etu<strong>des</strong> <strong>des</strong> Migrations et<br />
<strong>des</strong> Relations Inter-Culturelles (CEMRIC).<br />
La population portugaise est une <strong>des</strong><br />
populations étrangères les plus<br />
nombreuses en Alsace. En termes de<br />
nationalité, au recensement de 1990, elle<br />
compte près de quatorze mille personnes dans<br />
la région. Elle y manifeste une présence<br />
dynamique, caractérisée par une forte activité<br />
économique et une vie sociale intense. Dite<br />
invisible, la communauté portugaise laisse<br />
percer quelques interrogations sur son<br />
identité, sur la situation et les perspectives<br />
d’avenir <strong>des</strong> jeunes portugais. En cours<br />
d’insertion sociale et professionnelle, les<br />
jeunes se trouvent confrontés à de multiples<br />
choix. Certains ont déjà opté pour la<br />
nationalité française, voient plus<br />
d’opportunités de vivre en France et leurs<br />
parents les encouragent... ou s’inquiètent<br />
devant les changements <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de vie ou<br />
l’effritement <strong>des</strong> liens communautaires.<br />
D’autres jeunes, plus rares, envisagent un<br />
retour incertain au Portugal. Évitant ce<br />
dilemme, bien <strong>des</strong> familles sont reparties au<br />
Portugal avant que les enfants ne soient trop<br />
grands...<br />
L’interrogation voire l’inquiétude qui<br />
peuvent poindre chez les parents ou les<br />
adultes portugais à l’égard <strong>des</strong> jeunes ne<br />
pouvaient trouver de réponses dans la seule<br />
auscultation - peut-être «scientifique» mais<br />
sans doute stigmatisante - de la jeune génération.<br />
Cela aurait conduit à une enquête<br />
supplémentaire auprès d’un échantillon de<br />
jeunes portugais ou d’origine portugaise en<br />
Alsace, enquête qui aurait pu contribuer à<br />
particulariser ou à réactualiser <strong>des</strong> observations<br />
générales sur les jeunes dits de la<br />
deuxième génération. Cette forme fréquente<br />
de travail présente l’inconvénient de<br />
centrer l’attention trop exclusivement sur<br />
les jeunes étrangers ou d’origine étrangère<br />
sans les comparer à d’autres groupes pertinents.<br />
Des travaux tels que ceux de François<br />
Dubet, ou aussi ceux de Michel Oriol sur les<br />
enfants d’émigrés portugais (1) , ont montré<br />
la valeur heuristique de la comparaison ou<br />
de la restitution <strong>des</strong> relations entre les<br />
groupes.<br />
Il a paru indispensable de tenter d’observer<br />
l’origine de cette interrogation sur les<br />
jeunes à sa source, c’est-à-dire auprès de la<br />
génération <strong>des</strong> parents et dans les relations<br />
entre les générations. Dans cette conception,<br />
l’enquête auprès <strong>des</strong> jeunes ne se<br />
double pas d’une enquête parallèle auprès<br />
de la génération <strong>des</strong> parents, mais se transforme<br />
en une investigation sur les<br />
familles (2) .<br />
Cette perspective de travail présente<br />
deux intérêts principaux<br />
En premier lieu, elle permet de comparer<br />
les <strong>des</strong>criptions et positions <strong>des</strong> jeunes<br />
à celles que proposeront leurs parents et<br />
par là de disposer de points de référence<br />
pour évaluer leurs dires. Ce jeu de références<br />
intervient en réciprocité de perspectives.<br />
En second lieu, chaque famille peut<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
80<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
81
être considérée comme une entité: elle est<br />
traitée, à travers l’étude <strong>des</strong> réponses,<br />
comme une unité relationnelle, pour<br />
laquelle on entreprend une analyse <strong>des</strong><br />
accords, <strong>des</strong> divergences et <strong>des</strong> complémentarités<br />
familiales. Les thèmes plus<br />
névralgiques, susceptibles de distendre la<br />
solidarité intergénérationnelle, apparaîtront<br />
éventuellement, ainsi que ceux qui<br />
peuvent la conforter.<br />
La double approche proposée constitue<br />
une tentative pour déceler les mo<strong>des</strong><br />
d’adaptation <strong>des</strong> personnes <strong>des</strong> deux générations,<br />
pour les situer dans les contextes<br />
sociaux que les intéressés mobilisent préférentiellement,<br />
et pour comprendre les continuités,<br />
les discontinuités ou les complémentarités<br />
qui peuvent s’établir entre ces<br />
mo<strong>des</strong> (3) .<br />
Une telle forme de recherche implique<br />
la nécessité de disposer d’éléments d’information<br />
en miroir: ce que le père ou la mère<br />
pense d’une formation, du choix d’un<br />
métier, etc. pour lui-même, pour ses<br />
enfants, ce qu’il en dit ou non à ses enfants;<br />
ce que le jeune en pense, ce qu’il perçoit de<br />
la position de ses père et mère, ou comment<br />
celle-ci lui parvient (plus ou moins explicite,<br />
imposée...). Cette nécessité conduit à<br />
concevoir une forme assez structurée de<br />
recueil de l’information. Malgré son intérêt<br />
dans l’approche <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong>, l’entretien<br />
semi-directif (a fortiori non directif) n’était<br />
pas adapté au but poursuivi. C’est la technique<br />
du questionnaire qui a été utilisée afin<br />
de pouvoir assurer l’approche de<br />
l’ensemble <strong>des</strong> points jugés pertinents.<br />
Portant sur <strong>des</strong> faits ou sur <strong>des</strong> valeurs, la<br />
plupart <strong>des</strong> questions sont restées ouvertes<br />
afin que la personne puisse y proposer librement<br />
sa réponse.<br />
Les thèmes d’investigation retenus<br />
concernent les choix ou les orientations <strong>des</strong><br />
jeunes en différents domaines. Seuls seront<br />
décrits ici les choix en matière de formation<br />
générale ou professionnelle, les options<br />
prises ou les souhaits exprimés en termes<br />
d’activité professionnelle (4) . Pour que les<br />
jeunes soient en âge de se poser ces questions,<br />
qu’ils y voient un certain caractère<br />
d’actualité dans la situation où ils se trouvent,<br />
qu’ils puissent y répondre en fonction<br />
d’un début d’expérience personnelle et non<br />
abstraitement ou en simple écho à l’opinion<br />
de leurs parents, ils ont été enquêtés à partir<br />
de dix-huit ans.<br />
Les résultats exposés ici ne peuvent en<br />
aucun cas être considérés comme statistiquement<br />
représentatifs de la population portugaise<br />
en Alsace. Ils portent en effet sur un<br />
effectif trop restreint; ils concernent onze<br />
familles, regroupant trente-deux personnes<br />
enquêtées en Alsace, et par ailleurs trois<br />
familles portugaises immigrées en France et<br />
retournées au Portugal (soit dix personnes,<br />
enquêtées dans la région de Lisbonne). De<br />
plus, les individus interviewés ici ne sont<br />
pas indépendants les uns <strong>des</strong> autres<br />
puisqu’ils forment <strong>des</strong> familles - ils ont été<br />
choisis pour cela - et que certaines de ces<br />
familles se connaissent.<br />
Les observations portent donc sur ce<br />
petit ensemble de familles, dont nous ne<br />
pourrons dire s’il est caractéristique <strong>des</strong><br />
Portugais en Alsace ou s’il en constitue une<br />
partie singulière et originale. Tout au plus<br />
pourrions-nous comparer nos conclusions à<br />
celles d’autres étu<strong>des</strong>, et en estimer la vraisemblance.<br />
Le paradoxe du singulier et du général<br />
fait que si une observation très localisée<br />
peut relever <strong>des</strong> caractéristiques de portée<br />
générale, elle ne permet pas à elle seule de<br />
dire lesquelles sont effectivement générales,<br />
ni donc quelles propositions sont<br />
généralisables.<br />
Nous soumettons donc ces résultats pour<br />
ce qu’ils sont, dans leur particularité, et<br />
pour ce qu’ils peuvent suggérer comme<br />
hypothèses de recherche susceptibles d’être<br />
mises à l’épreuve de travaux ultérieurs.<br />
Les itinéraires d’emplois<br />
dans la génération<br />
<strong>des</strong> parents<br />
Les parents de ces quatorze familles sont<br />
tous nés au Portugal, entre 1932 et 1955.<br />
Peu scolarisés, ils y ont généralement suivi<br />
l’école primaire. Dans l’ensemble, ils n’ont<br />
pas bénéficié de formation professionnelle<br />
complémentaire. Tous les pères ont travaillé<br />
au Portugal avant d’émigrer, sauf un,<br />
parti à dix-neuf ans; les pères venus en<br />
Alsace étaient ouvriers ou cultivateurs, et<br />
les pères retournés au Portugal employés.<br />
Similairement, parmi les mères, neuf ont<br />
travaillé avant de partir en France; elles<br />
étaient femmes de ménage ou travailleuses<br />
familiales ou encore ouvrières dans le textile<br />
ou dans la céramique; les trois femmes<br />
qui n’ont pas travaillé ont émigré entre seize<br />
et vingt ans.<br />
Les époux sont venus en France entre<br />
1969 et 1973, seuls deux hommes y sont<br />
arrivés quelques années auparavant. Pour<br />
leur premier emploi, tous les pères étaient<br />
ouvriers (dans le bâtiment, la métallurgie,<br />
l’un dans le textile, un autre dans la menuiserie).<br />
Actuellement, trois <strong>des</strong> pères se<br />
disent au foyer ou au chômage (dont deux<br />
ont une soixantaine d’années). Les autres<br />
sont encore ouvriers mais ont pu changer<br />
de métier; l’un était employé dans un château,<br />
avec son épouse, avant de rentrer au<br />
Portugal.<br />
Les mères se sont montrées particulièrement<br />
actives, sauf une qui semble être restée<br />
au foyer tout au long de son séjour en<br />
France . Dans leur premier emploi, elles<br />
étaient pour moitié femmes de ménage, et<br />
pour les autres, ouvrières, vendeuse ou<br />
garde d’enfants. Elles ont le plus souvent<br />
gardé la même situation actuellement, sinon<br />
le même emploi; cependant, deux <strong>des</strong> trois<br />
ouvrières ne le sont plus. Tous les emplois<br />
signalés sont <strong>des</strong> emplois salariés, tant chez<br />
les hommes que chez les femmes.<br />
Aucun <strong>des</strong> parents n’a dit avoir suivi en<br />
France de formation professionnelle ni<br />
Vincent Van Gogh, Samenstelling Bruce Bernard<br />
générale, sauf un père qui a fréquenté un<br />
cours d’alphabétisation. La présente<br />
enquête ne permet pas de savoir s’ils ont<br />
cherché à en suivre, s’ils se sont heurtés à<br />
<strong>des</strong> difficultés dissuasives ou si leurs priorités<br />
étaient ailleurs. La question relative<br />
aux étu<strong>des</strong> qu’ils auraient souhaité faire,<br />
d’une portée générale, sera examinée plus<br />
loin.<br />
Ce tableau général de la situation <strong>des</strong><br />
familles enquêtées n’est pas atypique de ce<br />
que l’on sait <strong>des</strong> Portugais présents en<br />
France ou en Alsace. Sans considérer cet<br />
ensemble comme un échantillon représentatif<br />
- il ne s’agit pas de généraliser hâtivement<br />
quelques observations - on peut noter<br />
qu’il ne constitue pas une composition<br />
«improbable» de familles. Les arrivées <strong>des</strong><br />
Portugais en France sont concentrées sur<br />
une courte période (5) , antérieure au frein mis<br />
à l’immigration en 1974. Peu diplômés (6) , ce<br />
sont eux qui connaissent en France le taux<br />
d’activité le plus fort parmi toutes les nationalités<br />
y compris française: 80,7 % pour les<br />
hommes et 59,2 % pour les femmes (7) .<br />
Les itinéraires en France <strong>des</strong> parents<br />
revenus au Portugal ne paraissent pas se différencier<br />
de ceux <strong>des</strong> Portugais enquêtés en<br />
Alsace. Il ne semble pas qu’il faille rechercher<br />
l’explication de leur départ de France<br />
dans une précarité spécifique à leur situation.<br />
Cependant, les trois pères, qui se sont<br />
déclarés employés avant leur départ du<br />
Portugal, ont pu éventuellement vivre leur<br />
travail d’ouvrier en France comme une relative<br />
dévalorisation par rapport à leur situation<br />
antérieure - ce qui ne semble pas être le<br />
cas <strong>des</strong> pères restés en France - ou par rapport<br />
à une situation future escomptée. Au<br />
Portugal, les pères retournés se retrouvent<br />
tous avec un statut d’indépendant, ils se<br />
déclarent commerçants-propriétaires.<br />
Cette interprétation hypothétique est à la<br />
fois fragile et importante. Elle est précaire<br />
dans la mesure où elle se fonde sur une lecture<br />
de la déclaration <strong>des</strong> activités et <strong>des</strong> sta-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
82<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
83
tuts <strong>des</strong> intéressés, lecture qui n’est pas<br />
complétée par une appréciation explicite de<br />
leur part. Mais si cette conclusion devait se<br />
confirmer, cela montrerait une fois encore<br />
l’importance d’une approche longitudinale<br />
<strong>des</strong> migrations successives <strong>des</strong> individus et,<br />
simultanément, l’insuffisance de la comparaison<br />
synchronique <strong>des</strong> situations.<br />
Les opinions relatives<br />
àlaformation <strong>des</strong> jeunes<br />
Tous les enfants enquêtés sont nés entre<br />
1969 et 1975, ils avaient donc entre dix-huit<br />
et vingt-trois ans au moment <strong>des</strong> entretiens.<br />
Il n’y en a qu’un qui soit né au Portugal: il<br />
est venu en France à l’âge d’un an.<br />
Les jeunes enquêtés en Alsace ont donc<br />
fait toutes leurs étu<strong>des</strong> en France: deux garçons<br />
et trois filles sont titulaires d’un CAP;<br />
quatre d’entre eux sont salariés, et l’une <strong>des</strong><br />
filles prépare un brevet professionnel de<br />
coiffure. Une autre fille, du niveau de quatrième,<br />
est apprentie secrétaire. Les autres<br />
sont lycéens ou étudiants dans <strong>des</strong> filières<br />
générales ou professionnelles: comptabilité,<br />
électronique pour les garçons, coiffure<br />
ou secrétariat pour les filles.<br />
Si les parents enquêtés en Alsace ont<br />
tous dit souhaiter que leurs enfants fassent<br />
<strong>des</strong> étu<strong>des</strong>, ils ne précisent que rarement la<br />
nature <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> envisagées: médecine,<br />
ingénieur, professeur d’université selon les<br />
trois seuls avis exprimés, manifestant une<br />
propension pour <strong>des</strong> professions intellectuelles<br />
de cadres. Les enfants ne suivent pas<br />
ces orientations. Plus nombreux (neuf) sont<br />
les parents qui ne proposent pas de spécialisation<br />
mais s’en remettent explicitement<br />
au choix de leurs enfants. Quatre autres<br />
insistent sur la nécessité de «gran<strong>des</strong><br />
étu<strong>des</strong>» ou «les plus poussées possible».<br />
Les motivations <strong>des</strong> parents semblent parfois<br />
liées à une relative dévalorisation de<br />
leur propre situation (cinq): ils disent clairement<br />
souhaiter que leurs enfants vivent<br />
mieux qu’eux, ne soient pas ouvriers ni<br />
femmes de ménage... D’autres, sans parler<br />
d’eux-mêmes, voient dans les étu<strong>des</strong> le<br />
moyen d’accéder à une bonne situation<br />
(douze) ou simplement une meilleure<br />
chance de trouver un emploi (deux).<br />
Les enfants sont en général conscients<br />
de cette aspiration <strong>des</strong> parents à leur voir<br />
faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>. Dans leur perception là<br />
encore, il s’agit moins d’une orientation<br />
précise que d’un investissement. Seule une<br />
fille fait état d’une spécialisation («architecture<br />
ou avocate»), qui n’a d’ailleurs pas<br />
été mentionnée par ses parents mais dont<br />
elle dit «qu’ils aiment ça». Cinq enfants<br />
pensent que leurs parents les laissent libres<br />
de leur choix en la matière et l’un précise<br />
«ils ne m’ont pas donné de conseil particulier».<br />
Les parents ont probablement du mal<br />
à participer à la détermination d’un choix<br />
efficace pour la réalisation <strong>des</strong> aspirations<br />
qu’ils nourrissent à l’égard de leurs enfants.<br />
Interrogés sur les motivations qui soustendent<br />
les souhaits de leurs parents, les<br />
enfants se montrent ici encore relativement<br />
clairvoyants. Trois <strong>des</strong> quatre enfants<br />
concernés relèvent effectivement l’ambition<br />
de leur père ou mère de les voir vivre<br />
mieux qu’eux-mêmes. Quatre enfants -<br />
trois filles - font état du souhait parental de<br />
les voir obtenir une bonne situation. Les<br />
autres enfants ne reprennent pas rigoureusement<br />
la même motivation que celle qui<br />
était avancée par leur père ou leur mère,<br />
mais en retiennent l’idée que les étu<strong>des</strong><br />
conduisent à un avenir meilleur ou, à tout le<br />
moins, plus assuré.<br />
Comment les enfants expriment-ils leurs<br />
propres opinions? Deux filles disent ne pas<br />
souhaiter ou ne pas avoir souhaité faire <strong>des</strong><br />
étu<strong>des</strong>. L’une, coiffeuse stagiaire, estime<br />
avoir terminé: elle est la seule à dire que ses<br />
parents ne souhaitaient pas la voir poursuivre<br />
au-delà du niveau atteint. La<br />
seconde, apprentie secrétaire, ne motive pas<br />
sa réponse. A l’exception d’une jeune fille<br />
qui travaille, tous les autres jeunes disent<br />
vouloir faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>, y compris les deux<br />
garçons déjà salariés. Les orientations<br />
exprimées tournent autour de l’électronique<br />
pour les garçons, <strong>des</strong> métiers d’infirmière<br />
ou de coiffeuse pour les filles, du commerce<br />
et de la gestion pour les deux.<br />
Autant l’accord semble se faire sur<br />
l’importance accordée aux étu<strong>des</strong> par les<br />
parents et les enfants présents en Alsace,<br />
autant les orientations mentionnées par les<br />
deux générations sont disparates. Celles <strong>des</strong><br />
enfants peuvent apparaître plus précises<br />
mais peut-être pas toujours plus réalistes; si<br />
ceux qui continuent leurs étu<strong>des</strong> expriment<br />
<strong>des</strong> souhaits conformes à leur orientation,<br />
les autres évoquent les domaines du tourisme,<br />
du commerce ou de la mode, assez<br />
éloignés de leur actuelle activité.<br />
Les quatre enfants enquêtés au Portugal<br />
se trouvent dans une situation différente.<br />
Scolarisés en France jusqu’en septième ou<br />
en sixième, ils ont continué leurs étu<strong>des</strong> au<br />
Portugal, où ils ont atteint un niveau de première<br />
ou de terminale. Ils se déclarent tous<br />
actifs au moment de l’enquête, et deux<br />
d’entre eux travaillent dans le commerce de<br />
leurs parents. Deux enfants pensent<br />
reprendre leurs étu<strong>des</strong>, mais seul l’un a<br />
arrêté son choix, sur la gestion d’entreprises.<br />
Les parents ne sont pas unanimes à souhaiter<br />
que leurs enfants poursuivent leurs<br />
étu<strong>des</strong>, et aucun n’exprime d’orientation<br />
particulière: les parents s’en remettent au<br />
choix de leurs enfants (même lorsque l’un<br />
d’entre eux regrette que son enfant ne fasse<br />
pas mieux). Aucun <strong>des</strong> parents ne motive sa<br />
position par une dévalorisation de sa situation<br />
personnelle ni par la recherche explicite<br />
d’une meilleure situation sociale. Là<br />
encore, les enfants sont généralement<br />
conscients <strong>des</strong> avis de leurs parents.<br />
Parmi les parents, il n’y a qu’une mère<br />
qui aurait souhaité faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>, mais sans<br />
savoir lesquelles: «Je n’y ai jamais vraiment<br />
réfléchi, je n’ai jamais eu le temps».<br />
L’importance accordée aux étu<strong>des</strong> pourrait<br />
paraître moindre pour les familles<br />
enquêtées au Portugal que pour celles qui<br />
l’ont été en Alsace. Le consensus qui<br />
semble émaner <strong>des</strong> enquêtes conduites ici<br />
est peut-être le reflet du fort investissement<br />
sur l’école que l’on trouve fréquemment en<br />
France. Il est peut-être aussi - ce n’est pas<br />
incompatible - une position accentuée dans<br />
l’enquête par un effet de désirabilité sociale.<br />
Cet effet s’exerce probablement moins pour<br />
la question relative aux souhaits que les<br />
parents auraient pu avoir de faire euxmêmes<br />
<strong>des</strong> étu<strong>des</strong>: une réponse négative<br />
peut se dire d’autant plus facilement qu’il<br />
s’agit (ici) d’un autre monde (le Portugal),<br />
d’une époque révolue (l’enfance <strong>des</strong><br />
parents). Cela pourrait expliquer en partie<br />
l’efficacité informative <strong>des</strong> réponses à cette<br />
question, qui sera bientôt examinée...<br />
L’émergence hypothétique<br />
de configurations familiales<br />
Parmi les personnes enquêtées en<br />
Alsace, la généralité <strong>des</strong> souhaits parentaux<br />
que les enfants fassent <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> comme la<br />
claire conscience que les enfants en ont<br />
n’ont pas suffit à susciter un prolongement<br />
effectif <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> <strong>des</strong> jeunes: leurs niveaux<br />
de formation, atteints ou poursuivis, restent<br />
relativement hétérogènes. Ce désir <strong>des</strong><br />
parents ne semble donc pas déterminant<br />
pour les étu<strong>des</strong> <strong>des</strong> enfants, ni pour leur prolongement<br />
ni pour leur orientation. Dans<br />
l’ensemble, ils souhaitent mais ne choisissent<br />
pas.<br />
En effet, ce sont principalement les<br />
enfants qui choisissent. Cette constatation<br />
déjà évoquée se lit aussi à travers les<br />
réponses aux questions relatives à la structure<br />
<strong>des</strong> décisions familiales - qui décide de<br />
quoi? En matière d’orientation <strong>des</strong> enfants<br />
à l’école, mais plus encore en matière de<br />
choix du métier, c’est l’intéressé qui choisit:<br />
un consensus total se retrouve dans<br />
quatre et six familles respectivement, un<br />
accord partiel dans quelques autres<br />
familles. Dans un seul cas, les membres de<br />
la famille s’accordent à dire que la décision<br />
d’orientation est celle <strong>des</strong> parents. Dans une<br />
autre famille, l’accord se fait sur une décision<br />
collective du choix du métier de l’enfant.<br />
Cette importance accordée au choix de<br />
l’intéressé ne se remarque sur aucun autre<br />
registre investigué de la structure <strong>des</strong> choix<br />
familiaux: les sorties <strong>des</strong> filles comme <strong>des</strong><br />
garçons, les vacances, les voyages au<br />
Portugal ou l’argent de poche constituent<br />
<strong>des</strong> domaines de décisions plus dispersés,<br />
voire controversés.<br />
Cependant, par d’autres détours, le désir<br />
<strong>des</strong> parents semblent marquer le choix <strong>des</strong><br />
enfants. Le désir que les parents ont pu avoir<br />
de faire eux-mêmes <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> semble<br />
beaucoup plus lié au prolongement effectif<br />
<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> de leurs enfants. La relation qui<br />
se <strong>des</strong>sine, bien que sur un nombre restreint<br />
de cas, peut se formaliser, à titre hypothétique,<br />
en un essai de typologie.<br />
Un premier groupe de trois familles se<br />
caractérise par le désir d’étu<strong>des</strong> <strong>des</strong> mères,<br />
qui auraient souhaité être infirmières, et<br />
celui de deux <strong>des</strong> pères qui auraient voulu<br />
passer un bac professionnel ou être ingénieur.<br />
Seul un père dit ne pas avoir eu de<br />
goût pour les étu<strong>des</strong>. Un <strong>des</strong> enfants est en<br />
terminale, les deux autres sont étudiants en<br />
électronique. De ce groupe se rapproche<br />
une famille dont les deux parents auraient<br />
souhaité faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> dont ils ne précisent<br />
pas l’objet et qu’ils n’ont pu faire faute<br />
de moyens; leur enfant prépare un bac professionnel.<br />
En contraste, un deuxième groupe rassemble<br />
trois familles dont les parents ont dit<br />
qu’ils n’avaient pas souhaité faire <strong>des</strong><br />
étu<strong>des</strong> ou n’ont pas répondu à cette question,<br />
ainsi qu’une famille dont les parents<br />
disent avoir voulu faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>, mais<br />
seulement celles qu’ils ont faites qu’ils<br />
jugent suffisantes. Leurs enfants ont obtenu<br />
un CAP et travaillent, sauf un qui prépare<br />
un BEP.<br />
Le troisième groupe est un groupe intermédiaire<br />
de deux familles dans lequel<br />
seules les mères n’ont pas souhaité étudier.<br />
Un <strong>des</strong> enfants prépare un BEP; dans l’autre<br />
famille, l’aînée travaille et la cadette poursuit<br />
ses étu<strong>des</strong>.<br />
Seule une famille échappe à cette classification,<br />
famille dont les deux parents<br />
auraient bien voulu faire <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>, mais<br />
dont la fille n’en fait pas.<br />
Si la relation ainsi décrite devait se<br />
confirmer, cela pourrait tendre à corroborer<br />
l’interprétation selon laquelle les injonctions<br />
<strong>des</strong> parents auprès de leurs enfants<br />
sont moins efficaces que les désirs<br />
d’accomplissement personnel qu’ils peuvent<br />
projeter sur eux.<br />
Coïncidence ou trace de ce désir ancien?<br />
Les réponses paternelles à la question relative<br />
aux rencontres <strong>des</strong> parents avec les<br />
enseignants de leurs enfants laissent perplexes.<br />
Six <strong>des</strong> pères disent avoir rencontré<br />
les professeurs de leurs enfants, à l’occasion<br />
de réunions ou en cas de problèmes soulevés<br />
à propos de l’un d’eux, et trois autres ne<br />
les ont jamais rencontrés. La ligne de clivage<br />
de ces contacts est identique à celle qui<br />
distingue les six pères qui ont exprimé <strong>des</strong><br />
souhaits d’étu<strong>des</strong> plus poussées et les<br />
autres. Ce clivage ne se retrouve pas pour<br />
les mères: toutes sauf une ont vu les enseignants<br />
de leurs enfants, dans <strong>des</strong> occasions<br />
semblables. Il s’agit peut-être d’un rôle<br />
social, d’un partage <strong>des</strong> rôles parentaux, qui<br />
estompe les positions personnelles <strong>des</strong><br />
mères. La connaissance <strong>des</strong> modalités de<br />
ces rencontres manque, pour les pères<br />
comme pour les mères, pour approfondir<br />
l’investissement <strong>des</strong> parents dans la scolarisation<br />
de leurs enfants.<br />
La typologie esquissée plus haut semble<br />
partiellement confortée si l’on élargit<br />
l’investigation à la manière dont les parents<br />
se projettent dans l’avenir. Dans le<br />
deuxième groupe de familles, on observe<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
84<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
85
MARIE-NOELE DENIS<br />
qu’au moins un parent par famille s’y refuse<br />
(«A mon âge, je ne pense pas à l’avenir» ou<br />
«je n’y ai pas pensé») ou déclare vouloir<br />
retourner au Portugal soit dans <strong>des</strong> termes<br />
fatalistes («rentrer au Portugal») soit avec<br />
le projet d’y ouvrir un commerce. En tout<br />
état de cause, l’avenir, s’il est envisagé,<br />
n’est pas en France. De fait, ce sont ces<br />
familles dont les enfants enquêtés ont fait le<br />
moins d’étu<strong>des</strong>...<br />
Dans les autres familles, les parents ne<br />
manifestent pas de souhaits relatifs au<br />
Portugal. Leur avenir est évoqué en termes<br />
généraux, tournés le plus souvent vers la<br />
conservation du travail et de la santé, parfois<br />
vers la conversion professionnelle,<br />
mais aussi vers le bonheur <strong>des</strong> enfants, la<br />
présence de nombreux petits-enfants.<br />
A cette même question générale, tous les<br />
enfants répondent spontanément en termes<br />
de réussite professionnelle, sauf deux qui<br />
mentionnent leur attrait pour la vie familiale<br />
et la maison (au Portugal pour une seule<br />
fille). Ici encore, les réponses <strong>des</strong> enfants ne<br />
sont pas discriminantes.<br />
Les réponses recueillies sur ce thème de<br />
la formation et de l’emploi ne permettent<br />
pas de détecter de grands clivages familiaux.<br />
Les enfants ont fait plus d’étu<strong>des</strong> que<br />
leurs parents, ceux qui en ont fait le moins<br />
sont cependant dotés d’un diplôme professionnel<br />
et ont un emploi. La valeur accordée<br />
par les parents au travail et à la mobilité<br />
sociale parait s’être bien transmise à la<br />
génération suivante. Même la motivation<br />
<strong>des</strong> parents semble pouvoir expliquer le<br />
degré de réussite <strong>des</strong> enfants.<br />
Ce thème est important dans l’histoire de<br />
l’immigration portugaise mais il ne fournit<br />
qu’un éclairage très partiel sur l’évolution<br />
ou la conservation <strong>des</strong> liens familiaux.<br />
D’autres dimensions ont <strong>des</strong> retentissements<br />
plus profonds dans l’intimité familiale,<br />
notamment le choix d’un conjoint<br />
d’une autre nationalité, beaucoup plus que<br />
l’acquisition de la nationalité française.<br />
Enfin, le mode de collecte <strong>des</strong> informations<br />
porte à considérer ces observations<br />
avec circonspection: il peut être à la source,<br />
au moins partiellement, de leur relative<br />
homogénéité. En effet, toutes les interviews<br />
à l’intérieur d’une même famille n’ont pu<br />
être réalisées simultanément: il a fallu<br />
compter sur les recommandations <strong>des</strong><br />
enquêteurs et sur la discrétion <strong>des</strong> enquêtés<br />
pour qu’ils ne se communiquent pas leurs<br />
réponses dans l’intervalle. Au-delà de cette<br />
incertitude, le mode de collecte est en luimême<br />
assez contraignant, puisqu’il<br />
implique l’acceptation de l’enquête par trois<br />
ou quatre personnes d’une même famille.<br />
Cela suppose sans doute une cohésion familiale<br />
qui ne serait pas sans effet sur l’homogénéité<br />
<strong>des</strong> résultats. En tout état de cause,<br />
l’enquête ne pouvait éviter de se constituer<br />
comme élément <strong>des</strong> stratégies de communication<br />
familiale.<br />
Notes<br />
1. François DUBET, La galère. Jeunes en survie,<br />
Paris, Fayard (Mouvements 4), 1987 ; Michel<br />
ORIOL (sous la direction de), Les variations de<br />
l’identité. Étude de l’évolution de l’identité culturelle<br />
<strong>des</strong> enfants d’émigrés portugais, en<br />
France et au Portugal, Nice, IDERIC,<br />
2 volumes, 1984 et 1987.<br />
2. Cette enquête a été réalisée grâce au financement<br />
de la Maison <strong>des</strong> Sciences de l’Homme de<br />
Strasbourg et avec la participation d’Emmanuelle<br />
André, Houria Bensaad, Khedidja<br />
Bensaad, Pedro Gois, Carole Guillaume, Eve<br />
Kayser, Georges Morim, Chrysostome<br />
Mutombo, Souha Taraf-Najib, Carla Valadas,<br />
Eveline de Vries.<br />
3. Le propos de cette étude se détourne délibérément<br />
de la recherche d’une éventuelle spécificité<br />
portugaise, d’une homogénéité communautaire,<br />
souvent plus mythique que réelle ; ceci<br />
aurait conduit à une comparaison construite<br />
avec d’autres groupes nationaux, voire avec <strong>des</strong><br />
groupes d’émigrés portugais dans d’autres pays.<br />
4. D’autres thèmes ont fait l’objet d’investigation<br />
dans cette enquête, mais ne sont pas traités dans<br />
le cadre de cet article, notamment les choix en<br />
matière de mariage ou de compagnonnage,<br />
d’acquisition de la nationalité française, de pays<br />
de séjour, ou les modalités <strong>des</strong> liens entretenus<br />
avec le Portugal, la vie sociale et associative...<br />
5. Michèle TRIBALAT (sous la direction de),<br />
Cent ans d’immigration, étrangers d’hier,<br />
Français d’aujourd’hui. Apport démographique,<br />
dynamique familiale et économique de<br />
l’immigration étrangère, Paris, PUF/INED,<br />
(Travaux et Documents, Cahier n° 131), pp. 80-<br />
82. L’immigration portugaise illustre le cas d’un<br />
cycle migratoire particulièrement court : une<br />
immigration massive de travailleurs entre 1966<br />
et 1970, rapidement suivie d’un regroupement<br />
familial qui a connu ses maxima en 1968 et<br />
1970.<br />
6. 62 % <strong>des</strong> pères portugais et 63 % <strong>des</strong> mères sont<br />
sans diplômes, selon l’enquête éducation de<br />
l’Insee. Cf. Les étrangers en France. Portrait<br />
social, Paris, Insee (Contours et Caractères),<br />
1994, 5.2 et 5.3.<br />
7. Source: INSEE, Enquête sur l’emploi, 1992. Les<br />
femmes portugaises avaient également le taux<br />
d’activité le plus élevé au recensement général<br />
de la population de 1982, en Alsace ; les<br />
hommes portugais présentaient un taux supérieur<br />
à la moyenne mais non le plus élevé.<br />
Le développement<br />
sans précédent <strong>des</strong> villes<br />
européennes à la fin<br />
du XIX e siècle engendra<br />
un certain nombre de formes<br />
urbanistiques plus ou moins<br />
dictées par <strong>des</strong> idées<br />
utopiques.<br />
Marie-Noële DENIS<br />
Chargée de recherche CNRS<br />
Laboratoire de Sociologie<br />
de la Culture Européenne<br />
Évolution sociale<br />
dans la cité-jardin<br />
du Stockfeld (1911-1937)<br />
Ainsi la cité-jardin, née de<br />
l’inspiration d’un philanthrope<br />
anglais, Ebenezer Howard, se<br />
proposait de créer un nouveau modèle<br />
d’habitat fondé sur <strong>des</strong> principes éducatifs,<br />
hygiéniques, esthétiques et écologiques<br />
<strong>des</strong>tinés à moraliser la classe ouvrière.<br />
Conçue à partir de maisons unifamiliales<br />
entourées de jardins et d’espaces verts, elle<br />
projetait dans l’espace un modèle domestique<br />
de famille nucléaire, <strong>des</strong> formes originales<br />
d’aménagement, de relation entre la ville et<br />
la campagne, un style de vie nouveau,<br />
communautaire et associatif.<br />
Les pays germaniques furent les premiers<br />
en Europe à reprendre le modèle britannique<br />
en y ajoutant <strong>des</strong> éléments de leur<br />
propre culture. Abandonnant partiellement<br />
l’idée howardienne d’une cité idéale où l’on<br />
puisse intégrer toutes les activités<br />
humaines, y compris le commerce et<br />
l’industrie, ils se contentèrent de créer <strong>des</strong><br />
faubourgs-jardins <strong>des</strong>tinés à développer les<br />
banlieues de manière ordonnée tout en<br />
contrôlant par la collectivisation <strong>des</strong> sols,<br />
les dérives de la spéculation foncière.<br />
La cité-jardin du Stockfeld, mise en<br />
chantier en 1910 à l’instigation de la ville<br />
de Strasbourg et pour le compte de la<br />
Société Coopérative de Logements<br />
Populaires, appartient à cet ensemble exemplaire.<br />
Il s’agissait, dans ce cas, et dans le<br />
cadre plus général d’une politique d’assistance<br />
et de lutte contre l’habitat insalubre (1) ,<br />
de reloger décemment et à <strong>des</strong> prix<br />
modiques, les classes populaires chassées du<br />
centre urbain par les travaux de la Grande<br />
Percée (aujourd’hui rue du 22 Novembre).<br />
La rénovation <strong>des</strong> parties anciennes de la<br />
ville s’accompagnait de l’aménagement<br />
rationnel, non pas d’une cité-jardin strictosensu<br />
(2) , mais d’un faubourg-jardin relié au<br />
centre par un moyen de transport rapide et<br />
efficace (3) .<br />
Les débuts du Stockfeld (4)<br />
Les types de construction<br />
La cité-jardin du Stockfeld devait reloger<br />
457 familles. Le projet comportait sept types<br />
de maisons et une variante (5) . Le comité<br />
directeur de la coopérative avait opté par<br />
mesure d’économie, et contre le principe<br />
howardien de la maison individuelle, pour un<br />
système de logements en bande ou plus généralement<br />
groupés par quatre sur deux étages<br />
autour d’une même cage d’escalier, les quarante<br />
maisons unifamiliales jumelées constituant<br />
presque une exception (tableau 1).<br />
Chaque logement comportait une entrée,<br />
une cuisine - salle commune (dite chambre<br />
à demeurer) et deux (type I), trois (types II,<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
86<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
87
III, IV, V, VI) ou quatre chambres (type II<br />
complémentaire). Ces deux derniers étant<br />
largement majoritaires (tableau 2). La cité<br />
avait été conçue pour <strong>des</strong> familles d’au<br />
moins deux enfants, avec une distribution<br />
<strong>des</strong> pièces qui permettait, selon les préceptes<br />
moraux de l’époque, de séparer les parents<br />
<strong>des</strong> enfants et les filles <strong>des</strong> garçons (6) . Caves<br />
individuelles et greniers pas toujours accessibles<br />
complétaient ce dispositif (7) .<br />
De bonnes conditions de confort thermique<br />
étaient assurées par un poêle installé<br />
dans la cuisine et le plus souvent aussi dans<br />
l’une <strong>des</strong> chambres (types I, II, II complémentaire,<br />
IV, VI), ou par au moins un<br />
conduit de cheminée dans chaque pièce.<br />
Chaque maison avait l’eau courante et était<br />
équipée d’un évier dans la cuisine, d’une<br />
baignoire et d’un bac à lessives dans une<br />
alcôve attenante (types I, IIA, III, IV, V) ou<br />
dans une salle de bain indépendante située<br />
dans l’appartement ou à la cave (types II,<br />
VI). Cette baignoire, bien que souvent placée<br />
dans la cuisine pour <strong>des</strong> raisons d’économie<br />
de chauffage et d’alimentation en<br />
eau chaude (8) , constituait déjà un luxe<br />
remarquable à une époque où l’on considérait<br />
la douche comme nécessaire et suffisante<br />
pour les classes populaires (9) . De<br />
même chaque appartement était équipé d’un<br />
WC individuel et intérieur.<br />
Les loyers<br />
Les loyers variaient de 15,5 à 27 marks<br />
en 1912 pour <strong>des</strong> logements de 42 à 62 m 2<br />
habitables attribués à <strong>des</strong> ouvriers gagnant<br />
127 à 158 marks par mois (10) . C’est-à-dire<br />
qu’ils représentaient 12 à 17 % <strong>des</strong><br />
salaires (11) , taux normal pour l’époque qui se<br />
maintiendra après la guerre malgré de l’inflation<br />
générale <strong>des</strong> prix et <strong>des</strong> salaires (12) .<br />
Les étapes de la construction<br />
Le chantier fut rapidement mené:<br />
ouvert en janvier 1910, il livre 363 logements<br />
en janvier 1911 et s’achève à la fin<br />
de l’année 1912, totalisant 460 appartements<br />
susceptibles de loger 2604 habitants.<br />
Les différents annuaires de la ville de<br />
Strasbourg publiés de 1911 à 1913 permettent<br />
de suivre la progression <strong>des</strong> constructions<br />
à partir du répertoire <strong>des</strong> rues concernées<br />
(13) . La rue Welsch, à l’ouest fut la<br />
première terminée. Dès 1911 elle comportait<br />
sur le site 17 numéros.<br />
La rue du Stockfeld et la rue Anguleuse,<br />
au centre, furent dotées respectivement de<br />
14 et 19 numéros supplémentaires entre<br />
1911 et 1913. Les artères principales, rue de<br />
la Breilach, rue du Lichtenberg et<br />
Koenigsallee (allée David-Goldschmidt) à<br />
l’est, ne furent bâties qu’après 1911, mais<br />
terminées en 1913 (44 numéros pour la première,<br />
60 pour la seconde, 44 pour la troisième<br />
à cette date). La rue <strong>des</strong> Grives enfin<br />
ne fut tracée qu’en 1913.<br />
La densité d’occupation<br />
<strong>des</strong> logements<br />
En 1912 seulement 88,6 % <strong>des</strong> logements<br />
disponibles sont habités. Mais la citéjardin<br />
atteint rapidement son rythme de<br />
croisière et en 1921 la quasi-totalité <strong>des</strong><br />
maisons ont un locataire (99,5 %).<br />
En 1931, au plus fort de la crise économique,<br />
certains appartements sont même<br />
occupés par plusieurs familles. Le taux d’occupation<br />
est de 103,9 %. Puis la situation s’améliore<br />
juste avant la guerre (95,2 % en 1937).<br />
La composition sociale<br />
de la population<br />
Strasbourg entre 1870 et 1918<br />
Strasbourg n’est pas devenue, pendant la<br />
période d’occupation allemande, et à l’instar<br />
de beaucoup de villes d’outre Rhin, un<br />
grand centre économique.<br />
Stockfeld - pièce à vivre d’une maison uniffamiliale. Le mobillier de série et les<br />
éléments de décoration sont d’une banalité bourgeoise : buffet deux corps avec<br />
vitrine de vaisselle décorative, table et chaises, tableau, vases. Le tapis de table est<br />
assorti au papier peint et la pièce équipée de l’électricité.<br />
© Deutsche Konkurrenzen vereinigt mit Architektür Konkurrenzen, 1911, page 30.<br />
W. Wittich la qualifiait encore en 1924<br />
de «plus petite cité industrielle de toutes les<br />
gran<strong>des</strong> villes alleman<strong>des</strong> de plus de cent<br />
mille habitants» (14) . Capitale du Reichsland,<br />
elle demeurera une ville de soldats et de<br />
fonctionnaires bien payés dont le pouvoir<br />
d’achat faisait vivre une population laborieuse<br />
d’artisans et de petits commerçants.<br />
Les seules usines de quelque importance<br />
furent la «Société Alsacienne de Constructions<br />
Mécaniques», à Graffenstaden, les<br />
laminoirs Wolf, Netter et Jacobi à<br />
Koenigshoffen, les tanneries Herrenschmidt<br />
et Adler-Oppenheimer à<br />
Lingolsheim, et les minoteries du port du<br />
Rhin. Les ouvriers de ces entreprises éloignées<br />
apparaîtront en petit nombre dans la<br />
cité du Stockfeld dès 1921.<br />
La première population du Stockfeld<br />
Stockfeld - Chambre <strong>des</strong> parents dans<br />
une maison unifamiliale. La pièce est<br />
équipée d’un poêle, de deux lits<br />
jumeaux, d’une armoire et d’un landau<br />
pour le dernier-né. Les murs sont garnis<br />
de papier peint et la fenêtre de rideaux.<br />
L’horloge à poids en émail peint ajoute<br />
une note rustique à l’ensemble.<br />
© Deutsche Konkurrenzen vereinigt mit<br />
Architektür Konkurrenzen, 1911, page 30.<br />
Dès le début, et malgré l’absence<br />
d’usines et d’ateliers sur place, la cité est<br />
peuplée en majorité par les classes laborieuses<br />
venant du centre ville (15) . Cette<br />
migration posait <strong>des</strong> problèmes quasi insolubles<br />
aux nombreuses familles qui ne survivaient<br />
que grâce au travail d’appoint de<br />
l’épouse et <strong>des</strong> enfants.<br />
La plupart <strong>des</strong> chefs de ménage (64 % -<br />
tableau 3) sont <strong>des</strong> ouvriers, le plus souvent<br />
qualifiés (61,9 %; polisseurs, tailleurs, serruriers,<br />
plâtriers, peintres, selliers, tapissiers),<br />
travaillant dans les ateliers d’artisans<br />
de la ville. La proportion d’ouvriers non<br />
qualifiés, (journaliers, manoeuvres), qui<br />
trouvent à se loger dans la nouvelle cité n’est<br />
pas non plus négligeable (38,1 %). Quelques<br />
artisans et commerçants ont suivi (6,4 %),<br />
misant sur la fidélité de leur clientèle.<br />
Les employés sont nombreux (18,1 %),<br />
avec une majorité de fonctionnaires de<br />
l’État (douaniers, postiers, cheminots) et<br />
d’employés de la ville, sans doute logés là<br />
en priorité.<br />
La cité-jardin abrite aussi une proportion<br />
importante de chefs de ménage sans profession<br />
(11,3 % contre 8,3 % dans l’ensemble de<br />
la ville en 1895): retraités, veuves, invali<strong>des</strong><br />
et pensionnés, groupe de personnes âgées à<br />
petits revenus, qui équilibrent néanmoins la<br />
composition par âge de la population.<br />
Évolution sociale de 1911 à 1937<br />
Les différents groupes sociaux<br />
Entre 1911 et 1937 les chefs de famille de<br />
la classe ouvrière restent les plus nombreux<br />
dans la cité-jardin (tableau 3), bien que cette<br />
catégorie subisse une forte baisse en 1921 du<br />
fait de l’expulsion de la population allemande.<br />
Ce fléchissement se prolonge de<br />
manière atténuée jusqu’en 1939, accompagné<br />
de la hausse du niveau de vie d’une main<br />
d’oeuvre de plus en plus qualifiée<br />
De même les employés, dans l’ensemble<br />
moins nombreux, se recrutent toujours dans<br />
les administrations d’État (douanes, postes,<br />
chemins de fer) sauf en 1921, du fait, là<br />
encore, de l’expulsion <strong>des</strong> fonctionnaires<br />
allemands.<br />
Par contre commerçants et artisans,<br />
nombreux juste après la guerre, quittent le<br />
Stockfeld quand la situation se stabilise<br />
(tableau 3). En fait la cité, faute de clientèle<br />
bourgeoise et de locaux adaptés, ne<br />
compte pour ainsi dire pas d’artisans et de<br />
commerçants installés sur place. A l’origine,<br />
le projet comportait un hôtel-restaurant,<br />
un bâtiment administratif, une caisse<br />
d’épargne, un bureau de postes, une bibliothèque<br />
et cinq maisons pour sept boutiques<br />
(16) En 1926 les services publics sont<br />
bien implantés (un commissariat de police<br />
10 rue Lichtenberg, une école maternelle au<br />
25, un bureau de postes au 36 rue du<br />
Stockfeld), mais les commerces ne sont<br />
représentés que par les succursales indispensables<br />
de groupes extérieurs: la société<br />
coopérative de consommation (2 allée<br />
David Goldschmidt), les dépôts de la teinturerie<br />
de l’Est (24 rue du Stockfeld) et de<br />
la laiterie centrale (36 rue de la Breitlach).<br />
Le restaurant du «Coucou <strong>des</strong> bois», guin-<br />
Stockfeld - Cuisine à vivre d’une maison à<br />
plusieurs familles. Le mobilier est très<br />
simple et beaucoup d’ustensiles de cuisine,<br />
dont un moulin à café, sont accrochés au<br />
mur; dans un coin un évier avec eau<br />
courante; au fond, dans une alcôve, on<br />
aperçoit une baignoire en zinc et une cuve à<br />
lessive sur son fourneau. La pièce est<br />
équipée de l’électricité et le banc, disposé<br />
de long du mur, rappelle le dispositif <strong>des</strong><br />
cuisines alsaciennes traditionnelles.<br />
© Deutsche Konkurrenzen vereinigt mit Architektûr<br />
Konkurrenzen, 1911, page 28.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
88<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
89
guette pour citadins à la lisière de la forêt<br />
du Neuhof, est bien antérieure à la construction<br />
de la cité (17) .<br />
En 1937 la commissariat de police et le<br />
bureau de postes ont disparu. L’école maternelle<br />
est remplacée par un groupe scolaire<br />
construit par la ville hors de la cité. Seuls la<br />
coopérative de consommation, la laiterie, un<br />
coiffeur (24 rue du Stockfeld) et le bureau<br />
administratif de la société coopérative (au 31<br />
de la même rue) ont subsisté. La population,<br />
trop mo<strong>des</strong>te, n’a jamais pu faire vivre sur<br />
place <strong>des</strong> services plus diversifiés. De ce fait<br />
la cité, de moins en moins autonome, prend<br />
l’aspect d’un faubourg-dortoir.<br />
Par ailleurs le pourcentage <strong>des</strong> chefs de<br />
famille inactifs croît avec le vieillissement<br />
de la population. Les veuves, veuves de<br />
guerre ou survivantes de couples âgés, remplacent<br />
dans cette catégorie les retraités <strong>des</strong><br />
premières années (tableau 3). Les ouvriers<br />
municipaux se substituent aux journaliers.<br />
Deux gran<strong>des</strong> catégories <strong>sociales</strong><br />
La cité abrite en fait deux catégories<br />
<strong>sociales</strong> proches mais contrastées (18) : les<br />
ménages solvables, à salaire correct et<br />
assuré (artisans, commerçants, employés,<br />
ouvriers qualifiés) y sont majoritaires (environ<br />
60 % de la population - tableau 4), mais<br />
la classe prolétaire (ouvriers non qualifiés,<br />
journaliers, veuves, invali<strong>des</strong>, retraités), est<br />
aussi fortement représentée (40 % de<br />
l’ensemble) et en légère hausse entre les<br />
deux guerres du fait de l’augmentation du<br />
nombre <strong>des</strong> veuves.<br />
Conclusion<br />
Notre étude ne va pas plus loin pour<br />
l’instant, que l’année 1937. Nous avons pu<br />
constater à cette date que la cité-jardin du<br />
Stockfeld, conçue selon <strong>des</strong> plans architecturaux<br />
modernes et novateurs, était restée<br />
au cours de la première génération d’habitants,<br />
et au moins jusqu’à la seconde guerre<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
Plans <strong>des</strong> maisons de types IIA et III.<br />
Chacune d’entre elles possède une entrée, une cuisine avec évier et baignoire en<br />
alcôve, trois chambress et un WC intérieur. Surfaces habitables: 48 et 55 m 2 .<br />
© AMS, n° 9, M27<br />
90<br />
Tableau 2<br />
Cité-jardin du Stockfeld en 1920: Composition <strong>des</strong> logements.<br />
Nombres de logements à<br />
Maisons<br />
2 chambres 3 chambres 4 chambres mono-familiales<br />
Tot. % Tot. % Tot. % Total<br />
73 22,6 212 65,6 38 11,8 134<br />
Source: «Rapport et bilan, 1920», p. 16.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
Tableau 1<br />
Types de logements dans la cité-jardin<br />
du Stockfeld<br />
Total %<br />
logements en bande groupés par 4 334 73,0<br />
logements unifamiliaux en bande 87 18,3<br />
maisons unifamiliales jumelées 40 8,7<br />
Total 461 100,0<br />
Sources: S. Jonas, «La création de la citéjardin<br />
de Stockfeld à Strasbourg, 1907-<br />
1912», p. 224 et plans originaux de l’architecte<br />
Schimpf, AMS M 27.<br />
Tableau 3<br />
Cité-jardin du Stockfeld: Composition socio-professionnelle<br />
(en % du total et dans chaque catégorie).<br />
1911 1921 1926 1931 1937<br />
Catégories socio-prof.:<br />
Artisans. commerçants 6,4 22,0 15,7 16,2 12,9<br />
Employés - Total 18,1 16,7 12,0 14,1 13,3<br />
dont: - Etat et coll. locales 62,4 26,3 62,0 59,7 62,1<br />
- autres 37,6 73,7 38,0 40,3 37,9<br />
Ouvriers - Total 64,2 49,0 59,3 56,8 52,1<br />
dont: - qualifiés 61,9 33,9 47,7 47,4 52,8<br />
- ville – 0,9 3,7 3,7 6,2<br />
- non qualifiés 38,1 65,2 48,9 48,9 41,0<br />
Sans profession - Total 11,3 12,2 12,8 12,8 21,6<br />
dont: - veuves 43,7 73,2 62,3 70,5 79,8<br />
- retraités pensionnés<br />
invali<strong>des</strong> 56,3 19,7 28,3 21,3 17,0<br />
ND. – 7,1 9,4 8,2 3,2<br />
Sources: «Adressbuch der Stadt Strassburg», 1921, 1926, 1931, 1937 et S. Jonas, «La maison<br />
de la cité-jardin du Stockfeld à Strasbourg. 1907-1912», p. 234, pour l’année 1911.<br />
91<br />
mondiale, fidèle à sa vocation qui était de<br />
loger les populations laborieuses les plus<br />
démunies de Strasbourg. Malgré un apport<br />
important d’ouvriers qualifiés et d’employés<br />
<strong>des</strong> services publics, la paupérisation<br />
du quartier subsista du fait du vieillissement<br />
de ses habitants.<br />
Nous ne désespérons pas d’exploiter de<br />
nouveaux fonds d’archives qui nous permettrons<br />
de confirmer que cette cité-jardin<br />
est encore de nos jours un quartier populaire,<br />
à forte intégration familiale et communautaire,<br />
le territoire <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants<br />
<strong>des</strong> «indiens» (19) d’autrefois.<br />
Bibliographie - Documents<br />
– «Adressbuch der Stadt Strassburg»,<br />
1921, 1926, 1931, 1937.<br />
– «Bebauunplan für die Gartenvorstadt<br />
Stockfeld», Échelle 1:1000 e , 1910, signé E.<br />
Schimpf, Archives Municipales de<br />
Strasbourg dans la «Collection <strong>des</strong> <strong>des</strong>sins<br />
de concours d’architecture élaborés par<br />
Edouard Schimpf architecte (1877-1916)<br />
dans la période 1905 à 1914», n° 9, M 27.<br />
– «Beitrage zur Statistik der Strassburg»,<br />
Hefft XI, «Statistische Jahresübersichten<br />
für Strassburg i. E.», Strassburg, M. Du<br />
Mont Schauberg, Strassburger Post, 1912,<br />
126 p.<br />
– Abbé Henry Cetty, «La famille ouvrière<br />
en Alsace», Rixheim, Imp. A. Sutter, 1883,<br />
267 p.<br />
– Albert Fix, «Cent ans de politique de<br />
l’habitat. L’office du logement de la ville<br />
de Strasbourg», Obernai, Ed. Gyss, 1978,<br />
78p.<br />
– «Gartenvorstadt Stockfeld», Deutsche<br />
Konkurrenzen vereinigt mit Architektür<br />
Konkurrenzen, (Ernst Wasmuth,<br />
A.G./Berlin), Herausgeber: Professor A.<br />
Neumeister, Karlsruhe, Verlag von<br />
Seemann et Co., Leipzig, Heft 312, Band<br />
XXVI, Heft 12, 1911.<br />
– Gaston Guiraud et Raymond Figeac,<br />
«Le problème de l’habitation, enquête faite<br />
à Strasbourg du 8 au 13 janvier 1925»,<br />
Paris, Union <strong>des</strong> syndicats confédérés de la<br />
région parisienne, 1925, 28 p.<br />
– Maurice Halbwachs, «Enquête sur les<br />
conditions de vie <strong>des</strong> ménages ouvriers en<br />
Alsace - Janvier 1921», Comptes-rendus<br />
statistiques, Office de statistique d’Alsace<br />
et de Lorraine, Strasbourg, Imp.<br />
Strasbourgeoise, 1921, 3ème année, fasc.<br />
n° 5, pp. 40 à 65.<br />
– Ebenezer Howard, «Garden cities of To-<br />
Morrow», Paris, Dunod, 1969, 125 p.
Tableau 4<br />
Cité-jardin du Stockfeld: Composition socio-professionnelle<br />
(en % du total).<br />
1911 1921 1926 1931 1937<br />
Catégories socio-prof. Tot % Tot % Tot % Tot % Tot %<br />
Moyennes (comprenant artisans, 273 64,2 253 55,6 241 58,4 282 59,4 248 57,1<br />
commerçants, employés, ouvriers qualifiés)<br />
Pauvres (ouvriers non qualifiés, 152 35,8 202 44,4 172 41,6 193 40,6 107 42,9<br />
retraités, veuves, invali<strong>des</strong>, ND)<br />
Total 425 100,0 455 100,0 413 100,0 475 100,0 435 100,0<br />
Territoires<br />
de la fidélité<br />
– Stéphane Jonas, «La création de la citéjardin<br />
du Stockfeld à Strasbourg, 1907-<br />
1912», dans Rainer Hudemann, Rolf<br />
Wittenbrock, «Stadtentwicklung im<br />
Deutsch-Französisch-Luxemburgischen<br />
Grenzraum (XIX v. XX Jh)», Saarbrücken,<br />
Saarbrücken Druckerei und Verlag GMBH,<br />
1991, pp. 199-236.<br />
– Stéphane Jonas, «La fondation <strong>des</strong> villages<br />
ouvriers <strong>des</strong> mines de potasse<br />
d’Alsace, 1908-1930», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />
Sociales de la France de l’Est, 1977, n°<br />
spécial, pp. 80-101.<br />
– Stéphane Jonas et Jean-Paul Treiber,<br />
«Nouvelles institutions <strong>sociales</strong> et nouvelles<br />
formes urbaines du Strasbourg 1900:<br />
le cas de la SOCOLOPO de Strasbourg»,<br />
Cahiers de l’institut d’urbanisme, n° 1,<br />
1979, pp. 116-134.<br />
– Hans Kampffmeyer, «Le mouvement en<br />
faveur <strong>des</strong> cités-jardins en Allemagne», Vie<br />
Urbaine, n° 28, 1925, pp. 639-668.<br />
– «Rapport et Bilan», Société Coopérative<br />
de Logements Populaires, Strasbourg,<br />
Imprimerie populaire strasbourgeoise,<br />
1920 à 1931.<br />
– Sylvie Rimbert, «La banlieue résidentielle<br />
du sud de Strasbourg», Paris, Les<br />
Belles Lettres, 1967, 240 p.<br />
– André E. Sayons, «L’évolution de<br />
Strasbourg entre les deux guerres, 1871-<br />
1914», Annales d’histoire économique et<br />
<strong>sociales</strong>, 1934-1, pp. 1 à 19; 1934-2,<br />
pp. 122-134.<br />
– Werner Wittich, «Caractères généraux<br />
de l’économie alsacienne et lorraine avant<br />
et depuis la guerre», <strong>Revue</strong> d’économie<br />
politique, 1924, pp. 920-932.<br />
– Bénédicte Zimmermann, «Naissance<br />
d’une politique municipale du marché du<br />
travail, Strasbourg et la question du chômage»,<br />
<strong>Revue</strong> d’Alsace, tome 120, 1994,<br />
pp. 209-234.<br />
Notes<br />
1. La municipalité avait créé à cet effet en 1892 un<br />
département <strong>des</strong> affaires <strong>sociales</strong>, en 1895 un<br />
office municipal de placement, en 1903 un<br />
office du travail et en 1905 un office municipal<br />
du logement.<br />
2. Le projet idéal de cité-jardin d’Howard prévoyait<br />
la construction en coopérative d’une<br />
ville-campagne indépendante dotée d’édifices<br />
publics, de maisons bourgeoises et ouvrières<br />
avec jardins, de commerces, de fabriques et<br />
d’ateliers, le tout entouré d’une ceinture verte<br />
d’horticulteurs et d’entreprises agricoles. Le<br />
Stockfeld correspond plus aux faubourgs-jardins<br />
préconisés par l’Association allemande <strong>des</strong><br />
Cités-Jardins (Dr. H. Kampffmeyer, «Le mouvement<br />
en faveur <strong>des</strong> cités-jardins en<br />
Allemagne».<br />
3. Le tramway venant du centre ville qui poussait<br />
dans la Kœnigsallee<br />
4. Pour plus d’information sur ce chapitre consulter<br />
S. Jonas, «La création de la cité-jardin du<br />
Stockfeld à Strasbourg 1907-1912» dans Rainer<br />
Hademan, Rolf Witterbroch, “Stadtenwicklung<br />
im Deutsch-Französisch, Luxemburgischen<br />
Grenzraum (XIXe XX Jh)», Saarbrücken<br />
Druckerei und Verlag GMBH, 1991.<br />
5. «Bebaunplan für die Gartenvorstadt Stockfeld»,<br />
AMS n° 9, M 27.<br />
6. Voir à ce sujet A. Cetty, «La famille ouvrière en<br />
Alsace», Rixheim, Imp. A. Suttter, 1883.<br />
7. «Plans d’architectures de la cité du Stockfeld»,<br />
AMS27 et «Statistische Jahresbübersichten für<br />
Strassburg i. E», tableau 87. Les deux sources<br />
d’information ne concordent pas tout à fait et<br />
<strong>des</strong> modifications ont sans doute été apportées<br />
au projet de E. Schimpf lors de la construction.<br />
Il y eut au début plus d’enfants: 3,2 en moyenne<br />
par famille en 1920. Puis leur nombre diminua<br />
du fait du vieillissement de la population, 2,19<br />
en 1931 (Rapport et bilan, 1927, 1928, 1930).<br />
8. Ce type d’installation était courant en Grande<br />
Bretagne à l’épopque.<br />
9. Elle était à la fois plus économique en eau et plus<br />
«tonique».<br />
10. Ces chiffres ont été calculés à partir <strong>des</strong> salaires<br />
horaires de 1914 relevés dans les «Comptes rendus<br />
statistiques» de 1921 (fasc. 5, p. 34) et <strong>des</strong><br />
taux de change franc/mark établis à partir de<br />
«l’enquête impériale de 1909», citée par M.<br />
Halbwachs dans l’«Enquête sur les conditions<br />
de vie <strong>des</strong> ménages ouvriers en Alsace»,<br />
comptes rendus statistiques, Office de statistique<br />
d’Alsace et de Lorraine, Strasbourg, Imp.<br />
Strasbourgeoise, 1921, ze année, fasc. n° 5, p.<br />
40.<br />
11. En supposant que les ouvriers les mieux payés<br />
occupent aussi les logements les plus coûteux.<br />
La sous-location, bien qu’interdite, était une<br />
pratique courante qui permettait aussi de faire<br />
face aux dépenses de loyer.<br />
12. M. Halbwachs, op. cit., p. 46. En 1925 les loyers<br />
étaient de 54 à 68 francs par mois («Le problème<br />
de l’Habitation», p. 10). Ils avaient plus que<br />
doublé (tableau 2).<br />
13. «Adressbuch der Stadt Strassburg», AMS.<br />
14. W. Wittich, «Caractères généraux de l’économie<br />
alsacienne et lorraine avant et depuis la<br />
guerre», <strong>Revue</strong> d’économie politique, 1924.<br />
15. On évalue à 8,3 % seulement la population<br />
venue d’ailleurs. S. Jonas, op. cit., 1991, p. 230.<br />
16. «Gartenvorstadt Stockfeld», Deutsche<br />
Konkurrenzen vereinigt mit Architektür<br />
Konkurrenzen, 1911, p. 1.<br />
17. Une auberge avait été prévue au Stockfeld de<br />
même que dans le plan de la cité de Hellerau à<br />
Dresde, mais d’autres conceptions, plus réalistes,<br />
évitaient de prévoir <strong>des</strong> débits de boissons<br />
pour ne pas favoriser l’alcoolisme.<br />
18. Voir à ce sujet l’enquête de M. Halbwachs, op.<br />
cit., 1921.<br />
19. Nom par lequel les habitants de Strasbourg ont<br />
désigné les premiers occupants de la cité-jardin.<br />
(1512) Albrecht Dürer<br />
© Picture Postcard Artists, Tonie et Valmai Holt,<br />
Ed. Longman.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
92
ERIC NAVET<br />
Exergue:<br />
«– Les hommes, dit le renard, ils ont <strong>des</strong><br />
fusils et ils chassent. C’est bien gênant!<br />
Ils élèvent aussi <strong>des</strong> poules. C’est leur<br />
seul intérêt. Tu cherches <strong>des</strong> poules?<br />
– Non, dit le petit prince. Je cherche<br />
<strong>des</strong> amis. Qu’est-ce que signifie<br />
«apprivoiser»?<br />
– C’est une chose trop oubliée, dit le<br />
renard. Ca signifie «créer <strong>des</strong> liens...»<br />
– Créer <strong>des</strong> liens?<br />
– Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore<br />
pour moi qu’un petit garçon tout<br />
semblable à cent mille petits garçons. Et<br />
je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas<br />
besoin de moi non plus. Je ne suis pour<br />
toi qu’un renard semblable à cent mille<br />
renards. Mais si tu m’apprivoises, nous<br />
aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras<br />
pour moi unique au monde. Je serai<br />
pour toi unique au monde...»<br />
A. de Saint-Exupéry, Le Petit Prince<br />
La tradition<br />
ou la fidélité du naturel au naturel<br />
Eric Navet<br />
Institut d’Ethnologie<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
Si l’on n’en finit pas de rechercher en<br />
Amérique la planète dont le prince est<br />
un enfant, c’est déjà parce que les<br />
Amériques ne sont au fond qu’une grande île.<br />
De l’île de Brandan aux archipels<br />
polynésiens, les Occidentaux n’ont cessé de<br />
transposer leur rêve de retour au paradis perdu<br />
dans <strong>des</strong> espaces clos qu’on pouvait supposer<br />
vierges, indemnes de toute influence, et<br />
donc lieux du «tout est possible». Il n’est pas<br />
Jeune danseur se désaltérant au Pow<br />
wow de la communauté ojibwé de<br />
Saugeen, Ontario (Canada)<br />
© Photo Jacques Griggio, 1975.<br />
94<br />
indifférent de constater que, de façon<br />
universelle, l’accès aux paradis passe par la<br />
mer, une rivière, un océan, et c’est<br />
pertinemment que la psychanalyse et l’histoire<br />
<strong>des</strong> religions assimilent l’halios à l’amnios.<br />
Le lien indéfectible qui unit tout être<br />
humain à sa mère, ce que l’anthropologue<br />
psychanalyste Géza Roheim appelle<br />
l’«unité duelle», constitue le fond même de<br />
notre «nature». Il est à la fois ce qui nous<br />
raccorde à un au-delà de perfection et de<br />
béatitude, la Terre sans mal <strong>des</strong> Tupi<br />
Guarani (voir: Clastres, 1975), et ce par<br />
quoi passe nécessairement notre entrée dans<br />
un monde lieu de conflit et de dépendance,<br />
entre une liberté et une servitude absolues.<br />
Traditionnellement, les femmes<br />
Emerillon de Guyane française donnent<br />
naissance dans de petits abris à l’orée du village;<br />
elles sont accroupies et l’enfant, en<br />
naissant, tombe sur un lit de feuilles de palmier.<br />
O’at, «il tombe», telle est bien<br />
l’expression employée pour dire la naissance,<br />
événement capital s’il en est, chargé<br />
de mystère et aux conséquences multiples.<br />
La naissance, et même la conception, sont<br />
une «chute» pour l’être en gestation, pour<br />
l’individu en devenir, mais c’est aussi<br />
l’intrusion d’un corps étranger qu’il faut<br />
rendre familier, en l’intégrant, aussi harmonieusement<br />
que possible, dans ce cosmos<br />
que les Amérindiens, en accord sur ce point<br />
avec la science occidentale, se représentent<br />
comme «un tout organisé et harmonieux»<br />
(Dictionnaire Hachette, 1980), un vaste<br />
système en constante recherche d’équilibre,<br />
à l’intérieur duquel chaque élément est dans<br />
une relation d’interdépendance avec<br />
l’ensemble <strong>des</strong> autres.<br />
Héritier <strong>des</strong> naturalistes philosophes du<br />
XVIII e siècle, Jean Malaurie, géologue et<br />
anthropologue, a montré que les sociétés<br />
traditionnelles, et dans ce texte il nous parle<br />
plus précisément <strong>des</strong> Inuit, fonctionnent<br />
comme les grands ensembles naturels:<br />
«Toute l’histoire de la société esquimaude<br />
de Thulé, comme programmée génétiquement,<br />
a traduit durant une dizaine de siècles<br />
une aspiration à maintenir l’équilibre<br />
ancien d’un système anarcho-communaliste<br />
de société sans classe. Défini pragmatiquement,<br />
c’est un véritable écosystème qui<br />
rappelle, de manière frappante, celui <strong>des</strong><br />
pierres (en particulier lors de leur fragmentation)<br />
et très notamment celui <strong>des</strong><br />
éboulis que j’ai longuement étudiés dans<br />
leur équilibre instable. Dans ces régions de<br />
contrainte où l’homme social procède de la<br />
nature, les systèmes d’organisation, les<br />
structures d’ordre paraissent comme assez<br />
proches <strong>des</strong> grands systèmes physiques»<br />
(Malaurie, 1985, p. 152).<br />
Si la pensée «sauvage» rejoint la pensée<br />
scientifique, il s’agit là d’une rencontre épisodique<br />
et qui peut-être se précise<br />
aujourd’hui, mais l’histoire <strong>des</strong> relations<br />
entre l’Occident et ceux qu’il appela, selon<br />
les époques, «barbares», «sauvages», ou<br />
«primitifs», est celle de l’affrontement<br />
idéologique, souvent violemment traduit en<br />
actes, de deux mo<strong>des</strong> d’être et de penser<br />
essentiellement différents. Cette histoire est<br />
bien résumée dans la réflexion d’un<br />
Montaigne (Essais, 1580) qui ne voit dans<br />
la Conquista espagnole du Nouveau-<br />
Monde, «que meurtres, abus de la force,<br />
mensonge et ruse du côté du vainqueur,<br />
courage loyauté, observance <strong>des</strong> lois et<br />
dévotion du côté <strong>des</strong> vaincus» (Julien, 1948,<br />
p. 425).<br />
Les Indiens Ojibwé de la région <strong>des</strong><br />
Grands Lacs disent que Kitche Manitou, le<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
Monpera, chef et chaman <strong>des</strong> Indiens Emerillon (Guyane française), feuilletant une<br />
revue brésilienne ouverte sur un article de J. M. Keynes, grand théoricien de<br />
l’économie capitaliste. © Photo Eric Navet, 1989.<br />
«Grand Esprit», «reçut» la vision d’un<br />
monde avec <strong>des</strong> forêts, <strong>des</strong> montagnes, <strong>des</strong><br />
lacs, etc., et qu’il «ressentit la nécessité» de<br />
donner existence à ce monde qu’il voulut<br />
«beau, harmonique et ordonné» (Johnston,<br />
95<br />
1976, p. 13). Ce monde pourrait être la mise<br />
en scène permanente de ce projet si n’intervenait<br />
un élément perturbateur qui empêche<br />
que la Création soit un chef d’oeuvre:<br />
l’homme.
Si les animaux, les plantes, les éléments,<br />
en bref tout ce que les Ojibwé rangent dans<br />
la catégorie du vivant, de l’animé, sont<br />
spontanément fidèles aux Lois naturelles,<br />
celles qui tendent, précisément, vers<br />
«l’ordre, l’harmonie et la beauté», les<br />
hommes, plus «dépendants» et plus<br />
«faibles» (Ibid.) que les autres créatures,<br />
doivent définir eux-mêmes leur rapport<br />
avec le reste de la Création. Et la leçon du<br />
mythe est que, souvent, les hommes se fourvoient,<br />
que le Paradis n’est pas de ce<br />
monde.<br />
Les Ojibwé racontent que, dans le premier<br />
état de la Création, les hommes et les<br />
animaux partageaient les mêmes villages,<br />
ils s’unissaient charnellement, etc. Mais les<br />
hommes voulurent dominer les autres créatures<br />
qui se rebellèrent et se séparèrent<br />
d’eux; ceux-ci furent désormais astreints à<br />
les traquer dans les bois pour survivre... La<br />
division s’introduisit aussi dans les communautés<br />
humaines, <strong>des</strong> langues, <strong>des</strong> clans<br />
apparurent, etc. Et finalement, c’est le créateur<br />
lui-même qui abandonna les hommes.<br />
Les hommes devinrent <strong>des</strong> anges déchus...<br />
Le mythe établit la nécessité d’instituer<br />
une morale définissant, pour les êtres<br />
humains, les «bonnes» et <strong>des</strong> «mauvaises»<br />
conduites. L’homme doit passer un contrat<br />
moral, bâtir un garde-fou, dans tous les sens<br />
du mot, avec le pouvoir créateur, qu’on<br />
l’appelle Dieu, Kitche Manitou ou autrement.<br />
Par ce contrat, il reconnaît qu’il n’a<br />
pas le pouvoir de créer ou de maîtriser le<br />
monde, seulement celui, illusoire - parce<br />
que suicidaire -, de le détruire. Si l’homme<br />
reconnaît que les Lois naturelles sont les<br />
mêmes pour toutes les créatures, la notion<br />
de respect appliquée à toutes les formes de<br />
vie, à tous les êtres, exclut celle de domination,<br />
et une contradiction patente apparaît<br />
entre les religions qui s’auto-proclament<br />
«révélées» et les religions fondées sur le<br />
respect de ces lois naturelles, selon les principes<br />
d’ordre, d’harmonie et de beauté qui<br />
animent la Création.<br />
Si le Kitche Manitou <strong>des</strong> Ojibwé n’est ni<br />
la cause de sa «vision» du monde, puisqu’il<br />
la «reçoit», ni vraiment de sa réalisation,<br />
puisqu’il «en ressent le besoin», il faut en<br />
déduire que la création n’a ni cause ni fin,<br />
qu’elle se situe dans un «espace-temps»<br />
qu’on peut figurer au mieux sous forme circulaire.<br />
Chacun d’entre nous est son propre<br />
dieu et nous créons notre propre monde à<br />
tout moment, mais la foi en Dieu, quelque<br />
nom qu’on lui donne, est la reconnaissance<br />
de notre impuissance à réaliser notre nature<br />
divine dans ce monde, et la fidélité aux traditions,<br />
qui fait souvent définir les sociétés<br />
«primitives» comme stagnantes ou «sans<br />
histoire» implique que l’existence du<br />
monde repose sur un fragile équilibre <strong>des</strong><br />
relations que les êtres créés entretiennent<br />
les uns avec les autres, et que nous ne pouvons<br />
que reproduire aussi fidèlement que<br />
possible le tableau du monde imaginé par le<br />
Créateur.<br />
Ce monde limité ne limite pourtant pas<br />
nos aspirations vers l’état indicible où la<br />
Création prend sens. S’il n’existe aucune<br />
possibilité d’accéder à la seule connaissance<br />
qui vaille, si tout retour au paradis<br />
perdu est impossible, l’homme est jeté sans<br />
amer dans un monde en dérive. C’est pourquoi,<br />
toujours selon la tradition ojibwé, le<br />
Grand Esprit a fait don aux êtres humains,<br />
pour compenser leur faiblesse constitutive,<br />
d’un pouvoir unique: celui de rêver, de<br />
rêver et bâtir le monde.<br />
Chaque nuit, en rêvant, nous pénétrons<br />
dans l’inconscient, antichambre de l’Audelà,<br />
au delà de quoi rien n’existe que<br />
l’Unité, nous accédons à ce que l’on appelle<br />
«monde <strong>des</strong> esprits», «terre <strong>des</strong> morts», etc.<br />
L’entrée au paradis, parangon de la vision<br />
divine, peut être favorisée aussi par tout ce<br />
qui permet de transcender les limites imposées<br />
par le corps physique et la matérialisation<br />
du monde en général: ce peut être le<br />
recours aux nombreuses substances psychotropes<br />
qui donnent accès à <strong>des</strong> «états de<br />
conscience non ordinaires», selon la formule<br />
de l’anthropologue américain Carlos<br />
Castaneda, ou plus simplement certains<br />
rythmes musicaux ou chantés, la danse, la<br />
transe, ou encore la méditation, etc.<br />
Ainsi, de façon spontanée ou provoquée,<br />
le simple mortel devient le fidèle d’une religion<br />
naturelle qui est bien «recueillir, rassembler»<br />
(du latin relegere) et»lier» (religare).<br />
Si l’Occident chrétien a bien vu que<br />
la fidélité était une foi (fi<strong>des</strong>), puisqu’il fait<br />
dériver le premier concept du second, il<br />
semble que seul l’homme »primitif» ait<br />
érigé cette fidélité à l’oeuvre créatrice, donc<br />
à la Nature au sens large, comme principe<br />
essentiel et vital d’une véritable philosophie<br />
qui pose l’imaginaire (le rêve, la vision)<br />
comme fondateur d’un réel protéiforme.<br />
La tradition pose donc la relation à<br />
l’autre comme base d’un mode d’être et de<br />
penser où le contrat divin dont nous parlions<br />
plus haut est aussi contrat social. La relation<br />
avec la divinité est coextensive à la relation<br />
avec les autres hommes, et celle-ci, à son<br />
tour, s’intègre dans un biosystème plus<br />
complexe où figurent les créatures non<br />
humaines, visibles et invisibles.<br />
Les Indiens Wayãpi de Guyane estiment<br />
imprudent pour un homme de partir chasser<br />
seul; depuis l’échec du Créateur, par la faute<br />
<strong>des</strong> hommes nous l’avons vu, à créer une<br />
«terre sans mal», la forêt est devenue le<br />
repaire <strong>des</strong> «esprits», hantée par les ombres<br />
<strong>des</strong> morts, avatars de l’angoisse qui nous<br />
tient tous face au mystère de l’inconnu, et<br />
l’homme a tout à craindre de ses propres<br />
fantasmes.<br />
De façon plus concrète, le chasseur peut<br />
«s’égarer», se faire mordre par un serpent,<br />
etc., et il est de tradition de s’engager au<br />
moins à deux sur les sentiers de chasse.<br />
C’est souvent avec le même partenaire que<br />
l’on part, quelqu’un que l’on connaît intimement,<br />
dans ses défauts comme dans ses<br />
qualités, et dont on peut prévoir les réactions<br />
face à tel ou tel problème. Bref, le sentiment<br />
affectif, né de goûts ou de besoins<br />
partagés, qui est celui de l’amitié, engendre<br />
une complicité (du latin complecti, embrasser,<br />
contenir), et une alliance qui, naturellement,<br />
favorise l’entraide. La notion d’imolupa,<br />
qui caractérise cette relation, est une<br />
foi en l’autre engendrant une fidélité qui est,<br />
chez les intéressés, une qualité maîtresse.<br />
A propos du contrat de fidélité passé<br />
entre l’homme, les autres créatures et la<br />
Terre-Mère conçue comme créatrice et<br />
nourricière, nous pouvons citer la réflexion<br />
du Sioux lakota Luther Standing Bear:<br />
«Le lakota est rempli de compassion et<br />
d’amour pour la nature. Il aimait la terre et<br />
toutes les choses de la terre, et son attachement<br />
grandissait avec l’âge. Les vieillards<br />
étaient - littéralement - épris du sol et ne<br />
s’asseyaient ni ne se reposaient à même la<br />
terre sans le sentiment de s’approcher <strong>des</strong><br />
forces maternelles. La terre était douce<br />
sous la peau et ils aimaient à ôter leurs<br />
mocassins et à marcher pieds nus sur la<br />
terre sacrée. Leurs tipis s’élevaient sur<br />
cette terre dont leurs autels étaient faits.<br />
L’oiseau qui volait dans les airs venait s’y<br />
reposer (...) Le vieux Lakota était un sage.<br />
Il savait que le coeur de l’homme éloigné de<br />
la nature devient dur; il savait que l’oubli<br />
dû à ce qui pousse et à ce qui vit amène également<br />
à ne plus respecter l’homme»<br />
(McLuhan, 1974, pp. 17-18).<br />
Parmi les nombreux types de flèches utilisés<br />
par les Emerillon, il en existe un dont<br />
l’extrémité est taillée de telle sorte qu’elle<br />
assomme l’animal sans le tuer. Ramenés au<br />
village, perroquets, agamis, toucans, singes<br />
même, vont devenir les «familiers» <strong>des</strong><br />
hommes (eleimba en émerillon) et partager<br />
leurs repas. Ainsi tend-on, symboliquement,<br />
à reconstruire le temps-espace du premier<br />
monde, quand régnait la convivialité<br />
entre toutes les créatures...<br />
Le Péché originel, est clairement vu par<br />
la tradition chrétienne comme une rupture<br />
du contrat qui lie l’homme à la divinité. En<br />
incitant l’homme à «consommer» la pomme<br />
- à «consommer» leur union aussi -, Eve institue<br />
la différenciation et la séparation <strong>des</strong><br />
sexes, la distance et la dépendance mutuelle<br />
entre l’homme et la femme, chacun devenant<br />
pour l’autre un «mystère». A cette<br />
désunion s’en ajoute une autre, puisque Eve<br />
suscite l’interrogation sur l’ordonnancement<br />
du monde: pourquoi l’interdit?<br />
Remettant ainsi en cause le bien-fondé de la<br />
Création, l’homme perd le sens immédiat<br />
<strong>des</strong> choses et il se met à réfléchir pour comprendre.<br />
Mais le plus grave est que cette condamnation<br />
soit sans appel, sans recours.<br />
Contrairement à ce qui se passe dans les<br />
Mariage catholique d’un couple d’Indiens<br />
Blackfoot, Alberta (Canada).<br />
© Photo Henri Bancaud, 1977.<br />
sociétés traditionnelles, l’homme se voit ici<br />
interdire le retour au paradis, devenue barré<br />
par de hautes flammes, et à l’arbre de la<br />
connaissance. Ce refoulement aux frontières<br />
en fait un être de désir et de besoin;<br />
l’homme devient aussi sujet à l’angoisse,<br />
condamné, dans une errance éternelle -<br />
symbolisée par la damnation de Caïn -, à se<br />
poser <strong>des</strong> questions dont la réponse lui est<br />
devenue inaccessible. La rupture d’avec<br />
l’espace-temps circulaire dont nous parlions<br />
plus haut, transforme le sens-signifiant<br />
en un sens historique, inscrit dans un<br />
temps et un espace, qui n’est qu’une fuite<br />
en avant sans espoir...<br />
On comprend que pour les philosophies<br />
orientales, les peuples traditionnels, et<br />
quelques penseurs occidentaux inspirés<br />
comme Jean-Jacques Rousseau, l’intellect,<br />
la raison et la démarche scientifique basée<br />
sur la distanciation, ou objectivité, inaugurée<br />
par le péché originel, ne nous permettent<br />
pas de retrouver notre adéquation au<br />
sens, à la Nature, à notre nature. La perte du<br />
sacré, l’ignorance sont la sentence de notre<br />
crime d’infidélité à Dieu et à la nature.<br />
L’histoire <strong>des</strong> civilisations du livre<br />
montre comment, dans ce mouvement pervers,<br />
de la féodalité à nos jours,<br />
le savoir peut se transformer en<br />
pouvoir, et comment une foi, ou<br />
une fidélité aveugle - sans but -<br />
peut devenir instrument d’asservissement.<br />
La conquête du<br />
monde, toutes les formes de la<br />
colonisation, sont <strong>des</strong> péripéties<br />
d’une quête du paradis perdu,<br />
réduite à de triviales motivations<br />
dont le mythe de l’Eldorado est<br />
la représentation.<br />
En 1505, le premier Français<br />
à prendre pied au Brésil,<br />
Paulmier de Gonneville, nous<br />
parle en ces termes <strong>des</strong> populations<br />
tupi de la côte: «Item disent que<br />
quand les Chrestiens eussent esté<br />
anges <strong>des</strong>cenduz du ciel, ils n’eussent<br />
pu estre mieux chéris par ces pauvres<br />
Indiens» (Les Français en Amérique...,<br />
1946, p. 36). Vers 1524, Giovanni da<br />
Verrazano, navigateur italien au service de<br />
la Couronne de France, note à propos <strong>des</strong><br />
Amérindiens qu’il rencontre sur les côtes<br />
orientales <strong>des</strong> actuels Etats-Unis: «Ces indigènes<br />
sont fort généreux et donnent tout ce<br />
qu’ils possèdent. Nous nous liâmes avec eux<br />
d’une grande amitié» (Ibid., p. 65).<br />
Plus près de nous, dans les années 1980,<br />
un prêtre qui ambitionnait d’évangéliser les<br />
Indiens Emerillon et Wayãpi de la commune<br />
de Camopi, en Guyane, fut heureux<br />
d’accueillir parmi ses premiers fidèles l’un<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
96<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
97
<strong>des</strong> plus fameux chamans de toute la région.<br />
La conviction de ceux qui pensaient à une<br />
conversion soudaine du vieil homme aurait<br />
pu être confortée par le crucifix qui accompagnait<br />
d’autres pendentifs au cou de l’intéressé.<br />
C’est un réflexe classique et<br />
conforme aux vieux schémas évolutionnistes<br />
chez les Occidentaux de penser que<br />
les «primitifs» - le qualificatif était encore<br />
employé dans les documents officiels il n’y<br />
a pas si longtemps en Guyane -, que les<br />
«sauvages» n’ont d’autre ambition que<br />
d’accéder au titre envié de «civilisés». Il<br />
n’en est rien semble-t-il, du moins le fait ne<br />
peut-il être généralisé.<br />
Loin de témoigner d’une admiration<br />
sans borne de ce qu’ils avaient vu, les<br />
Tupinamba ramenés au XVI e siècle du<br />
Brésil en France pour y être exhibés, et<br />
avec lesquels Montaigne eut l’occasion de<br />
s’entretenir à Rouen - il rapporte leur<br />
témoignage dans les Essais - ne s’étonnèrent<br />
de rien d’autre que de voir de soli<strong>des</strong><br />
gaillards, les gar<strong>des</strong> suisses obéir à un<br />
enfant-roi (Charles IX) et du fait que les<br />
pauvres qui mendiaient à la porte <strong>des</strong><br />
églises ne se rebellent point contre une<br />
situation inconcevable dans leur société<br />
«sauvage».<br />
En les accueillant, comme «<strong>des</strong> anges<br />
<strong>des</strong>cenduz du ciel», les Amérindiens font<br />
alliance avec les étrangers, il les intègrent<br />
dans leur monde, celui du connu, il les<br />
«apprivoisent», omowu’a-selon la belle<br />
formule <strong>des</strong> Wayãpi. Mais, comme le dit le<br />
renard du Petit Prince, c’est une entreprise<br />
laborieuse et patiente que de transformer<br />
l’apã, l’étranger, ennemi potentiel, en ami.<br />
L’arrivée dans un village étranger est soumise,<br />
chez les peuples traditionnels, à une<br />
Le conseil municipal amérindien et les gendarmes de Camopi (Guyane française).<br />
Célébration du 14 juillet 1989. © Photo Eric Navet, 1989.<br />
étiquette rigoureuse qui permet à chacun<br />
d’évaluer son degré d’acceptation, d’insertion.<br />
Chez les Wayãpi, les Emerillon et<br />
autres Amérindiens de la forêt guyanaise,<br />
il est rituel de ne pas débarquer de son canot<br />
avant d’y avoir été convié par l’un ou<br />
l’autre homme du village. La calebasse de<br />
bière de manioc offerte est un signe<br />
d’accueil, d’acceptation dans le cercle<br />
communautaire, et si c’est à l’ennemi traditionnel<br />
qu’elle est tendue, c’est signer<br />
tacitement une trêve, une parenthèse dans<br />
les hostilités...<br />
Face aux attitu<strong>des</strong> d’ouverture, à une<br />
entrée en relation spontanée, directe et sans<br />
calcul du côté <strong>des</strong> «sauvages», les «civilisés»<br />
présentent d’autres comportements.<br />
Tel le chasseur qui plastronne sur la bête<br />
abattue, Christophe Colomb et ses acolytes<br />
posent un pied conquérant et déjà vainqueur<br />
sur les plages du «Nouveau Monde». En<br />
plantant la croix-symbole de leur civilisation,<br />
ils prétendent imposer à ce «nouveau»<br />
monde leur temps et leur espace...<br />
Lorsqu’un pouvoir, forcément illusoire,<br />
se substitue à un inaccessible savoir, la quête<br />
du paradis n’est plus que conquête du désert.<br />
Face aux Naturels fidèles au naturel, le<br />
divorce du «civilisé» d’avec la Nature devient<br />
crime passionnel; il est poussé, comme malgré<br />
lui, à détruire ce qu’il a adoré. Après s’être<br />
attaqué au naturel hors de l’homme, il s’en<br />
prend au naturel en l’homme. Malheur alors<br />
à celui qui avoue sa liaison avec cette nature<br />
là! L’esprit de conquête institue d’emblée une<br />
relation déséquilibrée entre un dominé et un<br />
dominant et il n’y a pas lieu de s’étonner que<br />
promesses, engagements et traités passés<br />
entre «primitifs» et «civilisés» aient toujours<br />
été signés «de mauvaise foi» par ces derniers.<br />
Le fait est bien connu en Amérique du Nord...<br />
En Guyane, ce pouvoir a pris, au cours<br />
de l’histoire, les formes d’une série de personnages-types<br />
en quête, eux aussi, de leur<br />
paradis. Il y eut d’abord, au XVIII e siècle,<br />
le missionnaire qui venait prendre <strong>des</strong><br />
âmes, puis, au milieu de ce siècle ce furent<br />
le douanier et surtout le gendarme (venu<br />
prendre du galon), l’instituteur, et, à partir<br />
de la création de communes en pays amérindien<br />
en 1969, <strong>des</strong> politiques, qui prenaient<br />
<strong>des</strong> voix à ces nouveaux électeurs,<br />
<strong>des</strong> fonctionnaires locaux qui, parfois, prennent<br />
l’argent de la communauté...<br />
Si, dans la période récente, l’administration<br />
française a clairement considéré les<br />
Amérindiens comme <strong>des</strong> sujets-citoyens,<br />
les Wayãpi et les Emerillon ne se sont<br />
jamais tenus pour assujettis à l’autorité de<br />
l’Etat français, se situant plutôt comme<br />
«alliés» entretenant une relation d’équité de<br />
nation à nation. Mais démonstration est de<br />
plus en plus faite qu’une telle relation<br />
n’existe pas et que la fidélité impliquée par<br />
l’alliance ne saurait fonctionner à sens<br />
unique. C’est ce qu’écrit l’ethnologue P.<br />
Grenand: «Les comportements qu’ils critiquent<br />
chez leurs «alliés» français: une trop<br />
rapide et trop franche familiarité, une<br />
grande indiscrétion, une forte propension à<br />
l’autoritarisme et à la colère, un manque de<br />
fidélité /nous soulignons/, aussi bien dans<br />
les rapports commerciaux que dans l’amitié»<br />
(Grenand, 1982, p. 142).<br />
Un grand nombre d’Amérindiens prennent<br />
aujourd’hui conscience que l’arrivée<br />
<strong>des</strong> Blancs en Amérique préludait à une<br />
agression tous azimuts dont les effets, loin<br />
de s’estomper, s’avèrent de plus en plus<br />
<strong>des</strong>tructeurs à tous les niveaux. Ô combien<br />
chargé de sens est le fait que les Emerillon<br />
n’aient qu’un mot, panetsi, pour désigner le<br />
gendarme et les blancs en général!<br />
Une relation équitable ne peut fonctionner<br />
entre deux partis si l’un <strong>des</strong> deux<br />
entend imposer sa volonté et son modèle à<br />
l’autre. C’est bien ce qui se passe depuis<br />
bientôt un quart de siècle dans les communes<br />
à majorité tribale de Guyane. Le<br />
respect de l’autre, première condition de<br />
toutes les formes de fidélité, et que nous<br />
avons vu en action dans les sociétés traditionnelles,<br />
n’existe pas dans le système<br />
dominateur. En témoigne la réflexion d’un<br />
religieux préconisant de traiter les enfants<br />
amérindiens «comme <strong>des</strong> orphelins», en<br />
les isolant autant qu’il est possible d’une<br />
ambiance familiale et culturelle jugée<br />
immorale; le rôle de l’école qui ne vise à<br />
rien d’autre que d’éradiquer la «sauvagerie»<br />
en substituant les valeurs occidentales<br />
- mesurées en écus sonnants et trébuchants<br />
- aux valeurs traditionnelles; le paternalisme<br />
con<strong>des</strong>cendant de l’administration<br />
qui, sous prétexte de faire accéder les «primitifs»<br />
au stade de la «civilisation», met<br />
en place de lucratifs projets dits «de développement»,<br />
etc.<br />
Egarés sans repaires entre un monde qui<br />
les refuse et un autre qu’ils renient, les<br />
enfants amérindiens, comme ils sont si nombreux<br />
à le faire aussi en Occident, se tournent<br />
de plus en plus vers les paradis artificiels de<br />
l’alcool et même de la drogue, et beaucoup<br />
tentent d’abréger leur séjour en ce monde en<br />
se pendant aux arbres ou en se tirant une balle<br />
dans le corps sur la place du village; un trop<br />
grand nombre y parviennent...<br />
Et, bien sûr, cette <strong>des</strong>truction <strong>des</strong> individus<br />
et <strong>des</strong> cultures s’accompagne d’un<br />
enlaidissement <strong>des</strong> paysages, d’une détérioration<br />
<strong>des</strong> équilibres naturels. La Nature<br />
digère lentement, avec peine, les détritus<br />
incongrus de la civilisation technologique;<br />
ce sont <strong>des</strong> lavabos en aluminium aux<br />
tuyaux ouverts dont l’emplacement, sous<br />
les habitations, est marqué par une flaque de<br />
boue qui est un foyer de reproduction idéal<br />
pour les anophèles vecteurs du paludisme;<br />
les radio-cassettes dont les délicats circuits<br />
imprimés supportent mal l’humidité et dont<br />
la présence bruyante n’est jamais qu’éphémère;<br />
<strong>des</strong> bicyclettes, elles aussi hors<br />
d’usage et qui, de toutes façons, ne<br />
menaient pas très loin sur le seul chemin<br />
bétonné qui relie le village émerillon au village<br />
wayãpi, à quelque deux cent mètres.<br />
Un peu plus loin, plus haut sur les cours<br />
d’eau, le mythe de l’Eldorado reprend<br />
vigueur; le sable aurifère aspiré est débarrassé<br />
du «précieux métal», puis rejeté à gros<br />
bouillons jaunes, enrichi de substances<br />
toxiques (arsenic, mercure) qui polluent les<br />
eaux et les rendent impropres à la consommation...<br />
Dernier avatar de la civilisation en<br />
marche, l’invasion programmée de hor<strong>des</strong><br />
barbares de touristes, dans le cadre d’un<br />
vaste projet de création d’un Parc Naturel<br />
dans le sud guyanais, apparaît davantage<br />
comme une façon new look d’exploiter la<br />
Nature - sous la forme moderne de l’écotourisme<br />
ou tourisme vert - que comme la<br />
volonté de réactiver le pacte de fidélité entre<br />
l’Homme et la Création.<br />
L’avertissement <strong>des</strong> prophéties amérindiennes<br />
est clairement qu’il n’y a de solution<br />
aux problèmes du monde moderne que<br />
dans une réévaluation radicale <strong>des</strong> principes<br />
qui régissent les relations entre la société<br />
industrielle et le reste de la Création. Il faut<br />
retrouver une foi, foi en l’Autre et en l’Audelà,<br />
que les sociétés traditionnelles ont su<br />
fidèlement préserver et qui est plus puissante<br />
que tous les moyens de <strong>des</strong>truction<br />
inventés par les hommes, puisqu’elle a permis<br />
au «primitif», dans et hors de nous, de<br />
résister jusqu’à ce jour. Seul à la violenter,<br />
à la violer comme une ennemie, l’homme<br />
est aussi seul à pouvoir faire de cette planète<br />
d’eau la «terre sans mal» à laquelle,<br />
secrètement, il ne cesse d’aspirer.<br />
Bibliographie<br />
CLASTRES, Hélène, 1975: La terre<br />
sans mal, le prophétisme tupi-guarani,<br />
Paris: Ed. du Seuil.<br />
Dictionnaire Hachette de la langue<br />
française, Paris: Hachette, 1980.<br />
Les Français en Amérique pendant la<br />
première moitié du XVI e siècle, Paris:<br />
Presses Universitaires de France, 1946.<br />
GRENAND, Pierre, 1982, Ainsi parlaient<br />
nos ancêtres, Essai d’ethnohistoire<br />
«Wayãpi», Paris: Office de la Recherche<br />
Scientifique et Technique Outre-Mer.<br />
JOHNSTON, Basil, 1976: Ojibway<br />
Heritage, Toronto: McClelland and Stewart.<br />
JULIEN, Charles-André, 1948: Les<br />
voyages de découverte et les premiers établissements<br />
(XV e et XVI e siècles), Paris:<br />
Presses Universitaires de France.<br />
MALAURIE, Jean, 1985: «Dramatique de<br />
civilisations: le tiers monde boréal», Hérodote,<br />
4 e trimestre 1985, n° 39, pp. 145-169.<br />
MCLUHAN, Teri C., 1974, Pieds nus<br />
sur la terre sacrée, Paris: Denoël/Gonthier.<br />
MONTAIGNE, 1580: Essais.<br />
SAINT-EXUPÉRY, Antoine de, 1946:<br />
Le Petit Prince, Paris: Gallimard.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
98<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
99
ALAIN ERCKER<br />
”Vous pensiez que John<br />
Wayne nous avait tous tués;<br />
eh bien vous vous trompiez !”<br />
Russel Means,<br />
Sioux Oglala, 1981 * .<br />
Alain ERCKER<br />
Laboratoire de Sociologie<br />
de la Culture Européenne<br />
Institut d’Ethnologie<br />
La fidélité<br />
dans l’acculturation:<br />
les Amérindiens<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
Grande Montagne<br />
deviendra petit(e)...<br />
Dialogue entre Randle McMurphy et<br />
Grand Chef.<br />
«Je suis trop petit. Avant, j’étais grand.<br />
Mais plus maintenant. Toi, tu es deux fois<br />
comme moi. [...]».<br />
«Papa était un chef reconnu. Il s’appelait<br />
Tee Ah Millatoona. Cela veut dire: Le-<br />
Pin-Le-Plus-Haut-Qui-Se-Dresse-Sur-La-<br />
Montagne, et il n’y avait pas de montagne<br />
100<br />
là où on habitait. Il était vraiment grand<br />
quand j’étais gosse. Mais mère était deux<br />
fois grande comme lui.<br />
- Eh bien, ce devait être un drôle de morceau,<br />
ta vieille. Elle était grande comment?<br />
- Oh !... elle était grande... grande.<br />
- Je veux dire... en centimètres?<br />
- En centimètres? A la foire, il y a eu un<br />
type qui a dit qu’elle mesurait un mètre<br />
soixante-douze et qu’elle pesait cinquanteneuf<br />
kilos. Mais elle grandissait tout le<br />
temps». [...]<br />
Le «Cowboy» et «l’Indien» : Jack Nicholson et Will Sampson dans “Vol au <strong>des</strong>sus<br />
d’un nid de coucou”, Milos Forman, 1975<br />
© les Indiens et le cinéma Ed. les trois cailloux, 1989<br />
«Le Système. Il s’est acharné après lui<br />
pendant <strong>des</strong> années. Papa était assez fort<br />
pour résister un moment. Le Système voulait<br />
que nous habitions dans <strong>des</strong> maisons<br />
réglementaires. Il voulait s’approprier la<br />
cataracte. Même dans la tribu, il était présent».<br />
[...]<br />
«Le Système avait gagné: il bat tout le<br />
monde. Toi aussi, il te battra. Il n’était pas<br />
question pour lui de laisser quelqu’un<br />
d’aussi grand que papa se balader en liberté.<br />
C’est évident». [...]<br />
«A la fin, c’était plus rien qu’un vieil<br />
ivrogne, papa» [...].<br />
«La dernière fois que je l’ai vu, c’était<br />
dans les cèdres, il était tellement soûl qu’il<br />
ne voyait plus clair. Quand il portait le goulot<br />
à la bouche, ce n’était pas lui qui buvait<br />
à la bouteille: c’était la bouteille qui le<br />
buvait. Il s’était ratatiné, il était devenu<br />
jaune. Même les chiens ne le reconnaissaient<br />
plus.<br />
On a dû le transporter à Portland pour<br />
y mourir. Je ne dis pas que ce sont <strong>des</strong><br />
assassins. Ils ne l’ont pas tué. Non. Ils lui<br />
ont fait autre chose» (Kesey, 1986,<br />
pp. 278-281).<br />
Voyage au centre de l’être<br />
Ce dialogue à la limite du surréalisme,<br />
davantage monologue, extrait du roman de<br />
Ken Kesey, Vol au-<strong>des</strong>sus d’un nid de coucou,<br />
pose sur le ton romanesque et métaphorique,<br />
la question <strong>des</strong> rapports entre<br />
deux systèmes de valeurs: les valeurs américaines<br />
confrontées à la philosophie amérindienne.<br />
L’oeuvre littéraire emprunte son style<br />
aux relations de voyage, écrit “à la manière<br />
de...”, pastiche <strong>des</strong> récits qui fleurirent à<br />
partir du XVI e siècle, avec la nuance, qu’il<br />
s’agit ici d’un voyage de découverte à<br />
l’intérieur du monde occidental, dans un<br />
asile psychiatrique.<br />
Ce monde prétendument autre, absolument<br />
opposé, se révèle étrangement proche<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
du monde réel. Il est son pendant exact, sa<br />
réplique parfaite, l’autre côté du miroir.<br />
Le récit, à l’image du lieu où se déroule<br />
l’histoire, est constamment en décalage, en<br />
marge. Le roman est tout à la fois récit et<br />
monologue de l’Amérindien; monologue<br />
intérieur où le héros ne s’adresse qu’à luimême,<br />
figure de style qui fait du lecteur le<br />
personnage principal, qui s’identifie au personnage<br />
et vit cette expérience en même<br />
temps que le héros (1) . Ce voyage doublement<br />
intérieur nous projette dans une géographie<br />
simultanément corporelle et imaginaire<br />
(2) . A la suite de Grand Chef, nous<br />
plongeons au coeur de la société occidentale<br />
comme à l’intérieur de nous-mêmes.<br />
Par le truchement du voyage intérieur, nous<br />
explorons notre propre société.<br />
L’auteur, blanc, relate notamment, à travers<br />
la relation de son héros amérindien, - à<br />
l’inverse du film homonyme dont le personnage<br />
central est McMurphy, le Blanc -<br />
la politique d’assimilation à l’oeuvre aux<br />
États-Unis. L’image de ce père qui rapetisse<br />
peu à peu, se ratatine pour finalement s’abîmer<br />
et sans doute s’évader dans l’alcool,<br />
celle de son fils qui se referme sur luimême,<br />
s’entoure d’un mur de silence,<br />
autiste volontaire, pour se protéger de<br />
l’intrusion externe, <strong>des</strong>sinent avec pudeur<br />
les méfaits de ce système dont<br />
l’Amérindien reconnaît la froide efficacité.<br />
“Eux”, - ce “Système” avec majuscule, réification<br />
qui insiste sur l’aspect institutionnel,<br />
officiel et craint -, désigne le monde<br />
extérieur aux Amérindiens, celui <strong>des</strong> Blancs<br />
et évoque au second plan le processus<br />
d’acculturation subi par les Amérindiens.<br />
La rencontre entre le Blanc et<br />
l’Amérindien dont serait issu l’Américain,<br />
se trouve ainsi transposée de façon exemplaire<br />
<strong>des</strong> vastes plaines de l’Ouest, - chères<br />
à James Fenimore Cooper, père fondateur<br />
de la mythologie américaine (3) -, aux murs<br />
d’un asile.<br />
Cette rencontre, à travers le processus<br />
d’acculturation, traduit enfin la question de<br />
101<br />
l’ambiguïté de la relation de fidélité/infidélité.<br />
Question de définitions<br />
Michel Perrin et Michel Panoff relèvent<br />
dans le terme d’acculturation «les phénomènes<br />
qui résultent de contacts directs et<br />
prolongés entre deux cultures différentes et<br />
qui sont caractérisés par la modification ou<br />
la transformation de l’un ou <strong>des</strong> deux types<br />
culturels en présence» (1973, pp. 11-12); J.-<br />
F. Baré (1991, pp 1-3) y discerne «les processus<br />
complexes de contact culturel au travers<br />
<strong>des</strong>quels <strong>des</strong> sociétés ou <strong>des</strong> groupes<br />
sociaux assimilent ou se voient imposer <strong>des</strong><br />
traits ou <strong>des</strong> ensembles de traits provenant<br />
d’autres sociétés» (1991, p. 1).<br />
En confondant l’aspect culturel à son<br />
explication technologique, la cause avec la<br />
conséquence, la définition de Panoff et<br />
Perrin inscrit de fait cette notion dans<br />
l’idéologie qui condamnait au XIX e siècle<br />
déjà les Amérindiens au nom de leur<br />
“Destinée Manifeste” à disparaître sous les<br />
“avancées” de la civilisation. Plaçant<br />
d’office l’acculturation dans une optique<br />
occidentale, opérant un glissement de terme<br />
à terme, la dimension culturelle de la rencontre,<br />
limitée à sa seule expression techniciste,<br />
est ainsi occultée, légitimant la pratique<br />
coloniale occidentale, la justifiant aux<br />
yeux de l’histoire.<br />
Partant d’une base antinomique,<br />
J. F. Baré tombe pourtant dans les travers de<br />
l’analyse précédente. En réduisant les<br />
contacts culturels à un simple changement<br />
(p. 2), l’auteur banalise en même temps les<br />
situations coloniales qui sont autant de<br />
contacts - forcés - entre deux cultures,<br />
l’acculturation devenant sous sa plume un<br />
changement logique, inhérent au développement<br />
culturel, répondant à une définition<br />
mécanique.<br />
Au demeurant, la volonté commune <strong>des</strong><br />
auteurs semble d’évacuer de leur définition,<br />
toute référence au processus colonial. La
Jeune danseur se reposant entre deux<br />
danses, pow wow de l’île Manitoulin,<br />
Ontario (Canada)<br />
© Photo Alain Ercker, juillet 1993<br />
question d’une situation parfois conflictuelle<br />
est certes abordée, pour être confondue<br />
dans les termes, évoquant un «contact<br />
culturel particulier» (Perrin, Panoff), ou<br />
préférant <strong>des</strong> «influences “extérieures”»<br />
(J.-F. Baré). Là où les deux premiers<br />
péchent par optimisme, le second faute par<br />
omission.<br />
Sachant «qu’aucun élément d’un système<br />
culturel “source” - emprunté ou<br />
imposé - n’est reproduit à l’identique une<br />
fois transplanté dans une autre culture»<br />
(Baré, p. 2), la technologie ne saurait être<br />
un outil de comparaison fiable qu’à hauteur<br />
de sa diversité d’utilisation. Car emprunter<br />
signifie aussi “marquer de son empreinte”<br />
un trait culturel étranger qui cesse dès lors<br />
de l’être. On le marque pour signifier son<br />
acquisition, comme on marque le bétail<br />
dont on est propriétaire. Cette marque est<br />
signe de changement de propriétaire comme<br />
de nature. Même si elle peut être infime,<br />
parfois difficilement discernable.<br />
Au lieu de rendre compte de cette diversité,<br />
de l’ingéniosité et de la créativité<br />
humaines, l’acculturation rapporte au<br />
contraire les traits culturels exogènes à un<br />
usage unique, ne souffre pas d’alternative.<br />
Dans une définition qui apparaît comme<br />
le produit d’une idéologie, deux processus<br />
aux conséquences opposées s’amalgament,<br />
l’emprunt volontaire se pose au même plan<br />
que l’apport imposé, assimilant une situation<br />
volontariste à un contexte de rapport de<br />
force inégalitaire, dédouanant l’impact du<br />
procès colonial, confondant dialogue avec<br />
monologue.<br />
Génocide - ethnocide -<br />
suicide<br />
Loin de sa définition de contact culturel<br />
à emprunts réciproques, la pratique d’acculturation<br />
(4) sous-entend au contraire la diffusion,<br />
l’apprentissage d’un mode de vie au<br />
détriment d’un autre, signifie non pas accumulation<br />
mais perte, victoire de l’uniformisation<br />
sur la diversité culturelle, prend dès<br />
lors la dimension d’une déculturation; où<br />
l’échec du génocide appelle la <strong>des</strong>truction<br />
de la culture par l’ethnocide.<br />
Le terme est exogène, l’altérité admise<br />
dans la ressemblance, non dans sa spécificité<br />
culturelle. L’acculturation est à sens<br />
unique parce qu’elle masque une politique<br />
ethnocidaire. Elle ignore les résistances,<br />
méconnaît la réciprocité et les facultés<br />
d’adaptation <strong>des</strong> sociétés traditionnelles (5) ,<br />
contemple la réalité en borgne, en cyclope<br />
culturel.<br />
Les Occidentaux n’ont pas l’exclusivité<br />
de l’ethnocentrisme. La découverte est toujours<br />
réciproque, l’interrogation, l’étonnement,<br />
l’inquiétude partagées (6) . Au discours<br />
acculturateur de la civilisation occidentale<br />
répond celui d’adoption - incorporationadoption<br />
(Albert, 1988, p. 104) -, d’apprivoisement<br />
<strong>des</strong> sociétés traditionnelles. A<br />
charge d’assimiler les nouveaux arrivants<br />
dans les imaginaires réciproques. Ainsi,<br />
foin de sauveurs, de prétendus dieux <strong>des</strong>cendus<br />
<strong>des</strong> cieux, la réalité est plus cruelle,<br />
parfois plus terre-à-terre, pour les valeureux<br />
“découvreurs” (7) .<br />
Son allégeance à la «pensée régnante»<br />
(Mohia, 1993, p. 94) confine l’acculturation<br />
au concret, l’écarte de l’abstraction, de<br />
l’immatériel, la limitant au palpable, au discernable,<br />
aux traits culturels apparents.<br />
Comme s’interroge le père de Grand Chef:<br />
«combien acheter la façon de vivre d’un<br />
homme? Combien payer pour ce qu’est un<br />
homme?», l’interrogation reste sans écho,<br />
la question en suspens. L’acculturation<br />
n’est pas concernée par les questions philosophiques,<br />
spirituelles, incontournables<br />
dans la pensée amérindienne.<br />
On s’est étonné, parfois amusé, souvent<br />
attaché, plus souvent encore interrogé, sur<br />
le contenu <strong>des</strong> discours <strong>des</strong> Chefs et représentants<br />
<strong>des</strong> Amérindiens (8) (Chef Joseph<br />
<strong>des</strong> Nez-Percés, le discours du Chef<br />
Sealth (9) ...). En décalage, à l’étroit dans une<br />
réalité concrète, apparemment éloigné <strong>des</strong><br />
préoccupations matérielles, le verbe amérindien<br />
évacue les divergences <strong>des</strong> valeurs<br />
blanches et amérindiennes à <strong>des</strong> annéeslumières<br />
l’une de l’autre. Le discours <strong>des</strong><br />
Amérindiens, par essence spirituel, ne se<br />
mesure ni se soupèse. L’appétence d’une<br />
qualité de vie dans l’harmonie et l’équilibre<br />
s’accommode difficilement du discours<br />
quantitatif de la civilisation occidentale.<br />
Les Amérindiens privilégient la<br />
richesse humaine à la richesse matérielle,<br />
la relation à l’absence de contact, l’homme<br />
à l’objet.<br />
Ainsi la rencontre entre McMurphy et<br />
Grand Chef se place au niveau <strong>des</strong> sentiments.<br />
Ils ne peuvent se comprendre parce<br />
qu’ils ne parlent pas le même langage. Dans<br />
le monde de McMurphy tout est quantifié,<br />
mesuré, à un poids, un prix. Lui-même<br />
apparaît comme calculateur, il soupèse,<br />
évalue. Il ne peut comprendre le rapport <strong>des</strong><br />
tailles, expression d’un sentiment, non<br />
d’une mesure. On rapetisse parce qu’on<br />
redevient enfant, insignifiant, irresponsable,<br />
innocent, sans contrôle sur sa vie,<br />
comme les enfants... et les fous. Grand<br />
Chef/Bromden se sent dominé, voit son<br />
existence prédéterminée, se sait contrôlé,<br />
observé, scruté.<br />
De l’ethnologie à l’asile, le chemin est<br />
tracé. De ”l’objet” de recherche à ”l’objet”<br />
d’étude clinique, la dépossession de l’individu<br />
de sa vie, de son corps suit son cours.<br />
N’ayant pas encore pris conscience de la<br />
force du Système qui cherche à le broyer,<br />
McMurphy est plus “grand” que Grand<br />
Chef. Au total, l’Amérindien se distingue<br />
du Blanc pour avoir pris la mesure de son<br />
aliénation, et à travers lui, de renvoyer le<br />
Blanc à la sienne.<br />
Comment peut-on, dans un asile, rester<br />
fidèle à sa culture quand on ne contrôle plus<br />
sa vie, son existence, quand l’identité même<br />
est déterminée de l’extérieur?<br />
Fidélité/infidélité, entre<br />
philosophie et culture<br />
Le terme de fidélité renvoie en premier<br />
lieu à une valeur éthique, morale. On est<br />
fidèle à quelqu’un, à son conjoint, à l’autre,<br />
ou à quelque chose, à un serment, une promesse,<br />
à une habitude, à ses convictions. Il<br />
s’agit en l’occurrence d’un choix déterminé,<br />
d’un contrat avec soi-même qui comprend<br />
l’engagement de s’y tenir, au risque<br />
de le rompre, de trahir, de se trahir.<br />
La fidélité est mise à l’épreuve du temps,<br />
<strong>des</strong> circonstances. Ne dit-on pas que l’on<br />
reconnaît les vrais amis dans les moments<br />
difficiles? La fidélité est liée à la durée, elle<br />
épouse le temps long. A l’inverse du temps<br />
qui passe, elle demeure. Elle est d’abord<br />
affaire de temps (10) . Dès lors trahir c’est<br />
rompre avec ce temps, rompre avec une<br />
habitude, provoquer une rupture pour installer<br />
un temps nouveau. La fidélité est une<br />
manière pour l’individu de s’affirmer non<br />
seulement face au groupe, mais par cette<br />
projection dans le futur, de renier le temps<br />
qui passe, du moins d’en évacuer l’idée et<br />
son corollaire le plus angoissant, la mort.<br />
Aussi toute rupture de fidélité est-elle<br />
déchirement, brèche dans le temps où<br />
l’individu s’affirmait, affirmait son existence.<br />
Elle revendique alors la réinscription<br />
dans une nouvelle dimension temporelle.<br />
On ne rompt une fidélité que par une autre.<br />
Ce que nous prenons pour de l’infidélité, -<br />
en dehors de toute considération morale et<br />
éthique -, n’est souvent que l’affirmation<br />
d’une nouvelle fidélité.<br />
Par son caractère volontariste, elle apparaît<br />
comme un acte individuel, personnel,<br />
existentiel qui participe du processus<br />
d’individuation, témoignant de l’existence<br />
de l’individu par rapport au groupe, de sa<br />
pérennité dans la société.<br />
La promesse de fidélité qui lie l’individu<br />
aux autres comme au groupe est plus difficilement<br />
discernable. Nous l’avons vu, qu’il<br />
s’agisse de soi ou de l’autre, il y a échange<br />
et reconnaissance réciproque. Une culture<br />
ne se choisit pas, on tombe dans la marmite<br />
culturelle lorsqu’on est petit. Elle précède<br />
l’individu et, normalement, lui survit. Le<br />
choix, dans ce cas, s’est fait, en quelque<br />
sorte, à son insu. Il est prédéterminé par sa<br />
naissance. On est Amérindien parce qu’on<br />
naît Amérindien. Dès lors, comment être<br />
fidèle à quelque chose que l’on n’a pas choisit,<br />
à moins d’accepter un état de fait? Bien<br />
plus, comment même trahir sans avoir juré<br />
fidélité?<br />
On n’est sans doute jamais plus fidèle à<br />
sa culture que lorsqu’on la pense menacée.<br />
Sans doute le Termination Act de 1953 aux<br />
États-Unis visant la suppression <strong>des</strong><br />
réserves, derniers lieux de l’expression culturelle<br />
amérindienne, a-t-il eu l’effet<br />
inverse à celui escompté. On a assisté à un<br />
retour <strong>des</strong> Amérindiens vers leurs traditions,<br />
au fameux ”réveil indien” <strong>des</strong><br />
années 60. La fidélité à une culture ne<br />
concerne pas l’individu en particulier mais<br />
l’ensemble du groupe, dont elle détermine<br />
la survie, au-delà celle de l’individu.<br />
La question de la fidélité à la culture<br />
apparaît dès lors comme incongrue, ne<br />
devrait pas se poser. A moins que...<br />
A moins que... la question de la fidélité/infidélité<br />
à la culture, entendons la<br />
société, ne soit à l’ordre du jour.<br />
Etre infidèle signifie faire un choix,<br />
opter pour une autre culture. On ne rejoint<br />
pourtant pas une culture comme on s’inscrit<br />
à un club, comme on fait serment de fidélité<br />
à une cause, à un ami... Rompre avec<br />
une culture ne peut se faire qu’au nom d’un<br />
autre mode d’être et de penser.<br />
Ainsi, en préambule à la question de<br />
l’infidélité doit se poser celle du choix, exiger<br />
la coexistence d’au moins deux mo<strong>des</strong><br />
de vivre et de penser: celui où vit l’individu<br />
et qu’il rejette ne l’acceptant plus pour sien,<br />
et l’autre, qu’il revendique. En-dehors de<br />
ce choix originel, fondateur, la notion de<br />
fidélité/infidélité à la culture perd son sens.<br />
Elle ne prend réellement signification<br />
qu’avec une situation de rupture, de mise<br />
en abîme de la culture, de menace, réelle ou<br />
vécue comme telle, de confrontation, de<br />
rapport de force. Comme nous l’évoquions<br />
précédemment, l’infidélité ne peut être<br />
considérée qu’à l’aune d’une nouvelle fidélité.<br />
On ne se quitte que pour mieux se<br />
retrouver.<br />
La fidélité à un modèle<br />
Dans la pratique, l’acculturation manifeste<br />
sa duplicité. Il ne suffit pas de dénoncer<br />
la volonté uniformisatrice de la civilisation<br />
occidentale. Le Système évoqué par<br />
Bromden est plus pervers, il opère de l’intérieur.<br />
L’acculturé fonctionne en acculturé.<br />
Nadia Mohia, ayant pris conscience de<br />
sa propre acculturation, comme elle nous l’a<br />
confié, considère que la cause première du<br />
processus acculturant est une «autorité intériorisée<br />
[qui] oblige le sujet à refouler progressivement<br />
sa culture d’origine pour se<br />
conformer aux exigences adaptatives du<br />
modèle culturel cible, [...]», l’individu deve-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
102<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
103
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
nant ainsi «inconsciemment l’instigateur de<br />
sa propre acculturation» (1993, p. 81).<br />
L’acculturation apparaît à un double<br />
niveau d’appréciation extérieure et intérieure,<br />
où l’individu rejette sa culture d’origine<br />
au profit de la culture ”cible”, qui est<br />
aussi la culture ”régnante”. Aux discours et<br />
pressions de la ”pensée régnante” s’ajoute<br />
celui de l’acculturé lui-même qui marquera<br />
une distance plus ou moins grande avec sa<br />
culture.<br />
Le premier travail d’acculturation est de<br />
dissoudre - ne dit-on pas de l’Amérindien<br />
qu’il doit se “fondre” dans la société ”dominante”?<br />
-, les co<strong>des</strong> de reconnaissances en<br />
amont comme en aval, en s’attaquant à ce<br />
qui participe de l’identité amérindienne: son<br />
mode de vie, puis son mode d’être. Les<br />
répercussions se partagent pourtant également<br />
entre Blancs et Amérindiens; les victimes<br />
se confondent avec les coupables. Si<br />
les Amérindiens sont les victimes désignées<br />
de l’assimilation, la pensée régnante ne sort<br />
pourtant pas totalement indemne de la<br />
confrontation.<br />
Les voies empruntées se révèlent<br />
proches, se réfléchissent mutuellement. Le<br />
discours <strong>des</strong> Blancs aura le ton nostalgique<br />
du regret d’un mode de vie passé, ou considérera<br />
l’assimilation comme (presque)<br />
réussie, faisant <strong>des</strong> Amérindiens <strong>des</strong><br />
Américains à part (presque) entière; les<br />
Amérindiens verront une rupture entre les<br />
générations, les détenteurs refusant de<br />
transmettre le savoir en leur possession aux<br />
plus jeunes qui ne se reconnaissent plus<br />
dans le discours <strong>des</strong> Anciens, les Sages -<br />
“Elders”.<br />
Si ceux qui savent ne veulent plus enseigner<br />
à ceux susceptibles d’apprendre et se<br />
désintéressant apparemment de ce savoir (11) ,<br />
le processus paraît en partie achevé, c’està-dire<br />
que la culture est amenée à se détruire<br />
de l’intérieur. C’est là sans doute que se<br />
joue l’avenir d’une société.<br />
Cette frontière scindant la communauté<br />
entre ”anciens” et ”nouveaux”, ”traditionalistes”<br />
et ”progressistes”, selon une distinction<br />
parfaitement arbitraire et importée,<br />
manifeste d’abord la difficulté de communiquer<br />
entre générations, comme si le principe<br />
même de l’acculturation était précisément<br />
d’introduire un défaut de<br />
communication dans les sociétés concernées<br />
(12) . L’acculturation n’aurait dès lors<br />
comme fonction première non de détruire la<br />
culture ”cible” que d’introduire le principe<br />
déstructurant qui va l’annihiler de l’intérieur,<br />
en saper son mécanisme existentiel:<br />
la relation à autrui.<br />
Ainsi doit-on considérer l’action, militante,<br />
<strong>des</strong> Amérindiens qui reviennent sur<br />
les réserves - à l’exclusion <strong>des</strong>quelles «il ne<br />
peut plus y avoir d’Indiens, rien que le souvenir<br />
d’un peuple jadis fier qui s’évanouira<br />
progressivement, jusqu’à l’oubli total»,<br />
(Shirley Keith, Indienne Winnebago (13) ) -,<br />
comme la reconnaissance de la nécessité de<br />
renouer le dialogue avec les Anciens et<br />
notamment les chamans (14) , remontant tels<br />
les saumons, le courant <strong>des</strong>tructeur et<br />
déstructurant de l’acculturation, pour donner<br />
vie à la génération suivante.<br />
104<br />
Si le divorce entre les générations<br />
consume progressivement la philosophie<br />
amérindienne, on assiste au contraire à une<br />
rencontre inopportune aux deux extrêmes<br />
de la société coloniale. Entre Blancs et<br />
Amérindiens semble naître une sorte de<br />
passion commune, une représentation partagée<br />
de l’identité amérindienne.<br />
Commencées sur <strong>des</strong> bases antinomiques,<br />
les deux discours se rejoignent dans<br />
une vision conjointe, pour ne pas dire<br />
conventionnelle. Ils sont également le produit<br />
d’un travail de l’imaginaire. L’identité<br />
Tambour et chant, pow wow de l’île Manitoulin, Ontario (Canada).<br />
© Photo Alain Ercker, juillet 1993.<br />
amérindienne, “l’Amérindianité”, est prédéterminée,<br />
fixée de l’extérieur. C’est-àdire<br />
que, paradoxalement, les Amérindiens,<br />
les mieux à même de juger de la réalité amérindienne,<br />
le font sur <strong>des</strong> bases qui paraissent<br />
importées, ayant incorporé, à leur corps<br />
défendant, une représentation identitaire<br />
élaborée, construite de l’extérieur. Comme<br />
si en définitive ils prenaient pour argent<br />
comptant le miroir déformant qu’on leur<br />
tend.<br />
Dans ce sens la fidélité prend les traits<br />
d’une infidélité, étant fidèle à une image, à<br />
du folklore; on reproduit de l’artificiel pour<br />
du réel, construisant sur une illusion. Une<br />
réalité se forge à partir d’images issues de<br />
l’imaginaire. Blancs et Amérindiens paraissent<br />
victimes d’une même illusion provenant<br />
en majeure partie du cinéma, sujets aux<br />
mêmes hallucinations nées de la ”machine<br />
à brouillard” (15) .<br />
Chaque groupe intègre une représentation<br />
de la réalité indienne qu’il ne retrouve<br />
pas dans l’image qu’on lui renvoie. Le<br />
Blanc n’identifie plus les Amérindiens par<br />
défaut <strong>des</strong> attributs qu’il s’est ingénié à supprimer:<br />
plumes, cheval, quasi-nudité, tipi...;<br />
l’Amérindien ne se reconnaît plus, à la fois<br />
par excès d’attributs d’identification à la<br />
culture américaine: bottes, chapeau “stetson”,<br />
jeans, musique..., et par excès de<br />
co<strong>des</strong> de reconnaissance du stéréotype amérindien:<br />
alcoolisme notamment. Il a perdu<br />
ses repères moraux, n’arrive pas à conjuguer<br />
sa philosophie, son héritage spirituel<br />
avec les valeurs ”dominantes”. Les critères,<br />
certes antagonistes à l’origine, sont proches<br />
dans leur conclusion.<br />
Le discours nostalgique de l’homme<br />
blanc cache aussi sans doute son angoisse<br />
de ne plus se reconnaître dans l’Amérindien.<br />
Cette image véhiculée détermine littéralement<br />
la vie <strong>des</strong> Amérindiens. Ainsi, leur<br />
prison n’a ni hauts murs ni grilles de fer, ni<br />
barreaux. Il s’agit <strong>des</strong> pellicules de cinéma<br />
et de l’Histoire. Se jouant <strong>des</strong> stéréotypes,<br />
les contournant, s’en amusant, ou ressentant<br />
le besoin, constant, de préciser qu’ils ne<br />
vivent plus dans <strong>des</strong> tipis (surtout si de tradition<br />
ils n’y ont jamais vécu), ne chassent<br />
plus à l’arc et aux flèches, les Amérindiens<br />
vivent les clichés comme contaminant et<br />
fixant leur vie, l’Histoire comme le geôlier<br />
de leur existence actuelle (16) .<br />
Etre sans paraître...<br />
Pourtant sommes-nous bien certains que<br />
ceux que nous voyons, côtoyons sur les<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
réserves ou dans les villes soient définitivement<br />
déchus de leur droit à se revendiquer<br />
comme Amérindiens? Ne sommes-nous pas<br />
à nouveau dans un discours évolutionniste,<br />
comme celui de la “Destinée Manifeste” de<br />
ces populations appelées à disparaître,<br />
corps et âmes, - âme surtout -, dans leur<br />
confrontation avec l’Occident?<br />
Transformer son mode de vie ne signifie pas<br />
changer d’être, il n’y a pas de condition sine<br />
qua non de cause à effet. Nous ferions ainsi<br />
peu de cas de la vitalité d’une culture. Estce<br />
à l’Occident de juger qui est Amérindien<br />
qui ne l’est pas? Ne serait-ce pas plutôt à<br />
nouveau une tentative pour rester le maître<br />
du jeu, pour tirer les ficelles?<br />
Il y a, de fait, une grande part d’hypocrisie<br />
dans le discours assimilationiste, ”civilisateur”<br />
(17) . Loin de vouloir intégrer les<br />
Amérindiens, il faut considérer que ceux-ci<br />
ont d’abord un rôle à interpréter dans l’histoire<br />
américaine, celui d’ancêtres enracinant<br />
les colons dans le sol américain. D’où<br />
leur rapport intime au folklore et le processus<br />
de folklorisation à l’oeuvre dans le western.<br />
Maintenus dans le passé, selon une<br />
vision historique linéaire et évolutionniste,<br />
une approche passéiste, les Amérindiens<br />
Danseurs au pow wow de l’île Manitoulin, Ontario (Canada)<br />
© Photo Alain Ercker, juillet 1993.<br />
105<br />
permettent de contempler le chemin parcouru,<br />
de se donner l’illusion d’avancer,<br />
d’aller de l’avant. Que dire alors de l’introduction<br />
de l’histoire (Baré, 1991, p. 2),<br />
lorsqu’il s’agit d’une histoire figée, d’un<br />
temps pétrifié, où folklorisation et histoire<br />
sont les outils du déni d’existence propre à<br />
ces cultures.<br />
Enfin, dénoncer le degré d’acculturation<br />
n’est-ce pas sous-entendre l’existence<br />
d’une différence, reconnaître l’Autre<br />
comme porteur d’une autre culture? N’estce<br />
pas, à la fois marquer les différences pour<br />
se forger une identité de soi par rapport à<br />
l’autre et tenter une communication - non<br />
aboutie, non avouée certes - en se projetant<br />
dans l’autre?<br />
Le barbare c’est l’Autre...<br />
c’est moi...<br />
L’acculturation atteste d’un échange de<br />
traits culturels, traduit l’idée d’une relation,<br />
d’une reconnaissance réciproque, les<br />
emprunts ne se faisant jamais à sens unique<br />
- toute «situation d’acculturation est aussi<br />
une situation de projection réciproque»<br />
(Baré, p. 2).
Les zones de contacts culturels sont <strong>des</strong><br />
espaces de rencontre et d’échange, échange<br />
de biens, rencontre d’individus porteurs<br />
d’un univers, d’un imaginaire (18) .<br />
La définition de l’acculturation occulte<br />
pourtant le dialogue nécessaire, le refoule<br />
dans l’échange de biens, d’objets; s’y révèle<br />
ainsi la préférence pour la technologie.<br />
Reconnaître la rencontre c’est admettre<br />
l’Autre, son existence donc sa parole. Or, ce<br />
qui apparaît dans la définition de l’acculturation<br />
telle que nous l’avons entendue<br />
jusqu’à présent, c’est précisément l’absence<br />
de l’Autre. Il ne parle pas. La rencontre produit<br />
un dialogue que l’acculturation veut<br />
réduire au monologue avec une opiniâtreté<br />
identique à celle qui guide le western dans<br />
l’occultation de la part amérindienne de la<br />
relation.<br />
Il est pour le moins paradoxal d’analyser<br />
une notion qui suppose la rencontre,<br />
l’altérité, sans évoquer l’avis <strong>des</strong> premiers<br />
intéressés, les acculturés eux-mêmes,<br />
puisque, nous l’avons dit, l’acculturation est<br />
encore sous-entendue à sens unique. Mais<br />
dès lors que nous leur laissons la parole, le<br />
terme perd son sens premier, d’occulter précisément,<br />
la différence; «l’humanité réduite<br />
au monologue» (Césaire, 1989, p. 55).<br />
La notion d’acculturation, telle qu’elle<br />
est utilisée, voit ainsi deux niveaux différents<br />
et antagonistes se chevaucher, où de<br />
la reconnaissance - nécessaire pour échanger<br />
- nous passons à la dévalorisation -<br />
incontournable en situation coloniale.<br />
L’égalité a été remplacée par le mépris,<br />
l’emprunt volontaire confondu dans «<strong>des</strong><br />
processus complexes de contact culturel».<br />
Le contexte colonial ignore la communication,<br />
la rend impossible. La colonisation<br />
apparaît toujours davantage comme<br />
l’expression, l’exacerbation de la difficulté<br />
à communiquer de la civilisation occidentale.<br />
Il ne s’agit que d’ordres donnés et<br />
reçus, d’obligations et de devoirs à remplir,<br />
de rapports hiérarchiques de dominants à<br />
dominés, de maîtres à élèves, de parents à<br />
enfants (19) . Les seuls emprunts acceptés,<br />
reconnus sont ceux de l’autre, la pensée<br />
coloniale n’admet d’échanges qu’à sens<br />
unique. L’acculturé c’est toujours l’autre.<br />
Ainsi, les «étu<strong>des</strong> d’acculturation tendent<br />
implicitement à déchiffrer le changement<br />
culturel du point de vue d’un seul <strong>des</strong><br />
deux univers en présence, culture “source”<br />
ou culture “cible”. On s’interdit alors de<br />
porter attention à l’objet qu’en toute logique<br />
la notion désigne: les modalités mêmes de<br />
la communication entre deux ou plusieurs<br />
cultures» (Baré, p. 2). Résistance à discerner<br />
la dualité, à croiser les regards dans les<br />
contacts culturels qui trouve sa source dans<br />
la difficulté de l’Occident au dialogue,<br />
s’exprime dans la difficulté à reconnaître<br />
l’Autre. La notion n’est pas pensée pour<br />
l’altérité, parce que l’Occident ne pense pas<br />
l’altérité. Elle évacue la communication<br />
inhérente à une zone de contact parce que<br />
l’Occident ne communique pas. L’acculturation<br />
concerne d’abord la civilisation occidentale,<br />
comme le processus qu’elle ne veut<br />
décrire: la colonisation.<br />
Lorsque nous prenons pourtant la peine<br />
d’écouter l’Autre, l’acculturation prend une<br />
coloration différente qui déplace son problème<br />
de la conséquence à la cause, de la<br />
conclusion vers l’origine.<br />
Si nous traversons cette rive désirée, fantasmée,<br />
nous verrons alors que pour les<br />
populations colonisées, être acculturé c’est<br />
faire l’expérience de l’autorité que colporte<br />
le Blanc, parfois à son insu et qui se révèle<br />
précisément au contact de l’altérité, l’amenant<br />
«à refouler sa propre culture d’origine<br />
et la subjectivité qui la fonde, en vue de son<br />
adaptation conformiste au modèle acculturateur»<br />
(Mohia, 1993, p. 91). N’est-ce pas<br />
ce que fait Grand Chef/Bromden devenu<br />
muet?<br />
Dans le même mouvement, l’apparente<br />
infidélité à la culture contient une part de<br />
fidélité. En devançant les désirs <strong>des</strong> Blancs<br />
pour qui le seul bon Indien est celui qui ne<br />
parle pas, Bromden rappelle «à l’ordre primordial<br />
de la relation» (Mohia, p. 93). A<br />
l’inverse du processus occidental qui n’y<br />
admet aucune forme de communication,<br />
d’échange, l’utilisant au contraire pour faire<br />
taire la différence, le geste de l’Amérindien,<br />
comme celui <strong>des</strong> enfants de Camopi en<br />
Guyane abondant dans l’attente supposée<br />
<strong>des</strong> ethnologues (Mohia, 1993), affirment<br />
que «l’acculturation est déjà une modalité<br />
de communication inter-culturelle, par le<br />
biais <strong>des</strong> inconscients» (Mohia, p. 94).<br />
En devenant muet, Grand Chef reproduit<br />
non seulement les attentes <strong>des</strong> Blancs, mais<br />
en s’excluant volontairement <strong>des</strong> modalités<br />
relationnelles par sa surdité, il renvoie<br />
l’image de la propre difficulté à communiquer<br />
de l’Occident. Le défaut de communication<br />
dont l’acculturation rend compte ne<br />
tient plus désormais au champ de l’altérité,<br />
l’Amérindien en l’occurrence, qu’à la difficulté<br />
de l’Occident à établir <strong>des</strong> relations.<br />
C’est ici que se marque aussi la limite de<br />
l’oeuvre de Ken Kesey, transformant un<br />
acte premier de communication - l’Indien<br />
muet - en acte politique (contestataire), par<br />
la surdité de son héros.<br />
Ainsi ce qu’on a tenu pour une manifestation<br />
d’acculturation, ou de déculturation,<br />
se <strong>des</strong>sine au contraire sous les traits d’une<br />
«indianisation - [...] par assignation de<br />
valeurs indiennes à <strong>des</strong> éléments importés,<br />
d’origine euro-américaine» (Powers, 1994,<br />
p. 174); qui pensait découvrir les indices<br />
d’un changement culturel rencontre de la<br />
continuité. Il n’y a rupture et transformation<br />
<strong>sociales</strong> qu’en surface, là ou précisément se<br />
focalise le discours d’acculturation.<br />
Qui franchit le seuil pour entrer sur une<br />
réserve amérindienne ne peut s’empêcher<br />
d’esquisser un sourire, de laisser échapper<br />
une exclamation de joie en constatant<br />
l’envers du décor, qui est aussi la vraie face<br />
de la culture. Le travail de l’acculturation<br />
est aussi de confondre l’envers avec<br />
l’endroit, le virtuel avec le vrai, l’image<br />
avec la réalité, l’Indien de celluloïd avec<br />
l’authentique. Or il apparaît à l’usage que la<br />
vie <strong>des</strong> amérindiens semble une constante<br />
infirmation de la théorie, un coup de pied<br />
ironique, sardonique, salvateur même dans<br />
la fourmilière scientifique, comme s’ils<br />
s’ingéniaient à contredire, par leur existence<br />
même, le discours d’assimilation.<br />
Sans doute leur fera-t-on interpréter <strong>des</strong><br />
rôles d’Indiens de westerns, sans doute<br />
s’abreuvent-ils de coca-cola et de télévision<br />
américaine, routent-ils en voiture, adoptentils<br />
la technologie occidentale, ils n’en resteront<br />
pas moins amérindiens. En poussant<br />
la porte d’une réserve, on se remémore la<br />
remarque de l’ethnologue William K.<br />
Powers: «loin d’adopter un nouveau système<br />
de valeurs en même temps que les éléments<br />
occidentaux, les Oglala ont adapté<br />
ces nouveaux éléments à leur propre système<br />
de valeurs» (Powers, p. 174). Dès que<br />
l’on approche un niveau moins apparent,<br />
“l’indianisation” l’emporte sur les indices<br />
de changements culturels, la continuité sur<br />
la discontinuité, la vie sur la mort. Il semblerait<br />
que ce qui est en surface, ne résiste<br />
pas ou difficilement, que le factice s’élimine<br />
devant la vitalité culturelle. Ainsi les<br />
mariages chrétiens périclitent tandis que les<br />
Amérindiens se retrouvent autour de la<br />
famille élargie. Au-delà <strong>des</strong> difficultés économiques<br />
engendrées par le système du<br />
Welfare qui transforme les Amérindiens en<br />
assistés, s’affichent l’importance <strong>des</strong> relations<br />
<strong>sociales</strong> qui marquent la persistance<br />
de l’identité amérindienne.<br />
Différentes expressions de l’«amérindianité». Pow wow de l’île Manitoulin, Ontario<br />
(Canada).<br />
© Photo Alain Ercker, juillet 1993.<br />
L’impression première qui reste d’un<br />
séjour sur une réserve amérindienne, est<br />
celle de la vitalité, de la vie, de la richesse<br />
<strong>des</strong> relations <strong>sociales</strong>, tant persiste une activité<br />
de groupe intense, de cris, de rires, de<br />
jeux, de blagues (joke), d’un après-midi<br />
vivant où l’on se sent vivre, revivre. Les<br />
enfants entrent et sortent, se servent à boire,<br />
à manger, à volonté, dans la mesure <strong>des</strong> provisions<br />
disponibles, sans remarques désobligeantes<br />
ou gestes de refus. L’hôte vous<br />
invite à partager sa nourriture, comme luimême<br />
trouvera toujours table ouverte<br />
ailleurs lorsque les temps seront plus difficiles.<br />
La vie <strong>des</strong> Amérindiens s’affirme,<br />
s’organise dans ces interstices, ces espaces<br />
de liberté qui échappent au contrôle de la<br />
pensée régnante parce qu’ils ont su se<br />
cacher là où on ne les chercherait pas, au<br />
coeur de la société blanche, dans son discours<br />
même, acculturateur comme aliénant.<br />
Ils ont résisté précisément parce qu’ils ont<br />
su préserver et maintenir les relations<br />
<strong>sociales</strong> au-delà <strong>des</strong> aléas coloniaux.<br />
Au discours de mort culturelle, de la<br />
déculturation, répondent les cris et les rires<br />
<strong>des</strong> enfants, qui témoignent de la vitalité et<br />
de la réalité de la culture amérindienne.<br />
Est Amérindien, celui qui se sent tel. La<br />
fidélité ou l’infidélité à une culture ne se<br />
dispose pas de l’extérieur. Sans doute estce<br />
là le point d’achoppement, car cette<br />
détermination propre échappe à tout<br />
contrôle. L’amérindianité se vit, s’exprime<br />
dans son propre corps. L’acculturation<br />
navigue ainsi entre fidélité et infidélité. Elle<br />
traverse la frontière ténue de la fidélité/infidélité<br />
parce que, comme elles, se vit de<br />
l’intérieur. Elle échappe à sa définition première,<br />
trahit la pensée régnante au double<br />
sens du terme: d’abandonner et de dévoiler,<br />
pour embrasser et revendiquer la nécessité<br />
de la relation, de la communication, pour<br />
signifier la place de l’altérité et de l’imaginaire.<br />
***<br />
Les Amérindiens rappellent souvent que<br />
l’Occident a fait le premier pas. L’élan qui<br />
a poussé la civilisation occidentale dans<br />
leurs bras, s’est brisé au moment décisif de<br />
la rencontre. L’attirance supposée du Blanc<br />
vers l’Autre, désirée et repoussée, finit par<br />
aboutir - ironie de l’Histoire, rire jaune<br />
pourtant, pied de nez au mythe -, sur un lit<br />
d’hôpital, dans un asile... et au détriment de<br />
l’homme blanc. Dès lors s’éclaire la crainte<br />
de cette rencontre, tandis que l’Amérindien<br />
s’échappe. Grand Chef/ Bromden revit en<br />
retrouvant de la voix, la voie de son amérindianité,<br />
c’est-à-dire de la relation, de sa<br />
propre subjectivité culturelle. Parlant sans<br />
pouvoir s’arrêter, il retrouve par la parole le<br />
goût à la vie, également indissociables, également<br />
difficile à étancher. En parlant, il se<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
106<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
107
aconte, se remémore, renaît, il retrouve ses<br />
sensations, son humanité, renoue avec la<br />
faim, la soif, avec son corps. Au contact de<br />
l’Amérindien, altérité exemplaire, l’homme<br />
blanc a retrouvé sa propre subjectivité, la<br />
dimension de l’imaginaire refoulé. Par cette<br />
relation définitive, dans cette ultime<br />
étreinte, McMurphy accède également à<br />
l’altérité et à l’imaginaire, l’un n’allant pas<br />
sans l’autre, retrouvant ”sa propre subjectivité<br />
culturelle” (Mohia, 1993, p. 91). En<br />
réalisant cette part de lui-même, il se réalise<br />
enfin.<br />
«Le tourbillon de ténèbres<br />
avait commencé son voyage<br />
avec sa sorcellerie<br />
et<br />
sa sorcellerie<br />
s’est retournée contre lui.<br />
Sa sorcellerie<br />
est retournée<br />
en son ventre.<br />
Sa propre sorcellerie<br />
s’est retournée<br />
et l’a enveloppé.<br />
Le tourbillon de ténèbres<br />
s’est refermé sur lui-même» (20) .<br />
Leslie Marmon Silko<br />
(Pueblo Laguna).<br />
Bibliographie<br />
ALBERT (Bruce), «La Fumée du métal.<br />
Histoire et représentations du contact chez<br />
les Yanomami (Brésil)», in L’Homme,<br />
Paris, Ecole <strong>des</strong> Hautes Etu<strong>des</strong> en Sciences<br />
Sociales, avril-septembre 1988, n° 106-107,<br />
XXVIII (2-3), pp. 87-119.<br />
ALBERT (Bruce), «L’Or cannibale et la<br />
chute du ciel. Une critique chamanique de<br />
l’économie politique de la nature<br />
(Yanomami, Brésil)», in L’Homme, Paris,<br />
Ecole <strong>des</strong> Hautes Etu<strong>des</strong> en Sciences<br />
Sociales, avril-décembre 1993, n° 126-128,<br />
XXXIII (2-4), pp. 249-378.<br />
BARÉ (J.-F.), «Acculturation», in<br />
Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie,<br />
Bonte Pierre et Izard Michel (sous<br />
la direction de), Paris, PUF, 1991, 755 p.,<br />
pp. 1-3.<br />
CÉSAIRE (Aimé), Discours sur le colonialisme,<br />
Paris/Dakar, Présence Africaine,<br />
1989, 59 p.<br />
ERCKER (Alain), «1492: Lorsque<br />
l’Europe se découvre en Amérique», in<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France<br />
de l’Est, Strasbourg, Université <strong>des</strong><br />
Sciences Humaines de Strasbourg, 1993,<br />
n° 20, pp. 132-139.<br />
KESEY (Ken), Vol au-<strong>des</strong>sus d’un nid<br />
de coucou, Paris, Stock, (1962), 1976,<br />
408 p.<br />
MOHIA (Nadia), «L’acculturation en<br />
question. Approche analytique à travers les<br />
<strong>des</strong>sins d’enfants amérindiens (Guyane<br />
Française)», in Cahiers de Sociologie<br />
Economique et Culturelle, <strong>Revue</strong> de<br />
l’Institut Havrais de Sociologie économique<br />
et culturelle, n° 20, Déc. 1993,<br />
pp. 80-96.<br />
PANOFF (Michel), PERRIN (Michel),<br />
Dictionnaire de l’Ethnologie, Paris, Payot,<br />
1973, 293 p., article ”Acculturation”,<br />
pp. 11-12.<br />
POWERS (William K.), La religion <strong>des</strong><br />
Sioux Oglala, Paris, Ed. du Rocher, (1975),<br />
1994, coll. Nuage Rouge, 300 p.<br />
VAZEILLES (Danièle), Le Cercle et le<br />
Calumet. Ma vie avec les sioux<br />
d’aujourd’hui, Toulouse, Privat, 1977, 197<br />
p.<br />
Notes<br />
*. The Observer, 8 novembre 1981, citée par Joëlle<br />
Rostkowski, Le Renouveau Indien aux Etats-<br />
Unis, Paris, L’Harmattan, 1986, 349 p., p. 21.<br />
1. Ce qui démarque la production littéraire de<br />
l’oeuvre cinématographique et lui donne toute<br />
sa force.<br />
2. Nous retrouvons ici Sami-Ali, qui dans<br />
L’espace imaginaire, Paris, Gallimard/Tel<br />
(1974), 1986, 265 p., développe la notion de<br />
”corps imaginaire” qui permet de comprendre<br />
par exemple comment chaque image du rêve est<br />
créée, hallucinée, à partir d’une image du corps.<br />
Voir Ercker, 1993, p. 139, note 7.<br />
3. Dans son récit <strong>des</strong> aventures de Bas-de-Cuir,<br />
(La Prairie, Le Dernier <strong>des</strong> Mohicans, ...). Voir<br />
notamment ce qu’écrit Leslie Fiedler, Le retour<br />
du Peau-Rouge, Paris, Seuil, 1971, 172 p., p. 25:<br />
«[...] nous savons par ailleurs, que dès l’instant<br />
où l’Européen regarde pour la première fois un<br />
Indien en face, il devient autre chose encore: il<br />
devient un Américain».<br />
4. Le dictionnaire, après avoir défini le terme -<br />
«processus par lequel un groupe humain assimile<br />
tout ou partie <strong>des</strong> valeurs culturelles d’un<br />
autre groupe humain» - cite en exemple<br />
«L’acculturation <strong>des</strong> Amérindiens».<br />
5. L’ethnologue William K. Powers rapporte la<br />
façon dont les Sioux de Pine-Ridge, Sud-<br />
Dakota, ont interprété la refonte du christianisme<br />
par les Pères Jésuites pour le rapprocher<br />
de la mentalité oglala. «Steinmetz [révérend<br />
père Paul Steinmetz] continua à employer et à<br />
publier <strong>des</strong> prières associées à l’usage de la pipe<br />
[instrument central dans la spiritualité oglala].<br />
Mais il était loin de se douter que l’hommemédecine<br />
oglala venant s’asseoir le dimanche<br />
au premier rang de son église était surtout profondément<br />
impressionné de voir que lui, un<br />
prêtre jésuite, avait enfin reçu la lumière ! Ainsi,<br />
tandis que les jésuites tentaient de créer de nouvelles<br />
relations entre le Christ et son troupeau,<br />
les Oglala de leur côté affirmaient que les<br />
prêtres avaient fini par reconnaître la puissance<br />
de Wakantanka et l’efficacité <strong>des</strong> rites sacrés<br />
transmis au peuple par la Femme-Bisonne-<br />
Blanche» (Powers, 1994, p. 164).<br />
6. Ainsi cette représentation <strong>des</strong> Blancs chez les<br />
Yanomam, sous-groupe Yanomami du Brésil.<br />
«L’inquiétude ou la crainte <strong>des</strong> Yanomam<br />
devant cette irruption <strong>des</strong> “blancs” sur leur territoire<br />
reposait en fait sur une hésitation, dans<br />
leur caractérisation ontologique, entre deux<br />
catégories d’inhumanité. Inhumanité qu’attestaient<br />
par définition leur apparence répugnante<br />
et leur origine indéterminable. Leur langage<br />
inarticulé, leur remontée <strong>des</strong> rivières en territoire<br />
yanomam, la pâleur et la calvitie de certains<br />
laissaient penser, dans les prolongements<br />
<strong>des</strong> rumeurs du contact indirect, qu’il pouvait<br />
s’agir de revenants échappés du “dos du ciel”,<br />
là où sa courbure le rapproche du disque terrestre.<br />
Nos informateurs les plus anciens rapportent<br />
que c’est la première interprétation qui<br />
se soit imposée à l’esprit de leurs parents. Mais<br />
les traits saillants de ces créatures, leur<br />
effrayante pilosité, leurs errances dans la forêt<br />
“vierge” (komi), leur absence d’orteils (chaussures),<br />
leur capacité de s’extraire à volonté de<br />
leur peau (vêtements) et leurs possessions extraordinaires<br />
suggéraient par ailleurs qu’il pouvait<br />
s’agir d’esprits maléfiques (në waribë) provenant<br />
<strong>des</strong> confins du territoire yanomam»<br />
(Albert, 1988, pp. 96-97).<br />
7. Bruce Albert rapporte que chez les Yanomam,<br />
sous-groupe Yanomami, «[ceux] “de la mission”<br />
ont alors progressivement absorbé les missionnaires<br />
dans le cadre de leurs espace politique<br />
et symbolique. Les expressions dénotant<br />
la relation qui sous-tend cette intégration sont<br />
éloquentes. Un leader (bata thë) se référa ainsi<br />
à “mes ‘blancs’” (ina nabëbë), “ceux que j’ai à<br />
charge” (thëbë ya ka thabuwi). Le verbe thabu<br />
(“avoir à charge”) s’applique généralement aux<br />
orphelins et aux réfugiés» (Albert, pp. 103-104).<br />
8. Voir notamment le recueil de citations de Teri<br />
McLuhan, Pieds nus sur la terre sacrée, Paris,<br />
Denoël/Gonthier, 1974, 215 p. Voix <strong>des</strong> grands<br />
chefs Indiens, Paris, éd. du Rocher, Nuage<br />
Rouge, 1994, 55 p. Tous deux traitent sur un<br />
mode quelque peu nostalgique de la disparition<br />
<strong>des</strong> Amérindiens à travers une anthologie de<br />
leurs discours.<br />
9. Discours du Chef Sealth, Paris, Ed. du Rocher,<br />
Catalogue Nuage Rouge, 1994, 24 p.<br />
10. Cf. Pierre Erny, «Éléments pour une phénoménologie<br />
de la fidélité», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />
Sociales de la France de l’Est, n° 22.<br />
11. Cf. La conversation entre Danièle Vazeilles et<br />
M. Desormeaux, de la réserve Sioux de<br />
Cheyenne River dans le Sud-Dakota. «M.<br />
Desormeaux me dit ensuite que son grand-père<br />
est un guérisseur. Il ne dit pas medecine-man,<br />
mais ”mon grand-père sait comment guérir les<br />
gens et les animaux”. [...] Je lui demandais s’il<br />
ne pensait pas qu’il serait intéressant pour lui et<br />
pour ”his people” de continuer à exercer l’art de<br />
son grand-père, il répondit: mon grand-père ne<br />
veut pas m’enseigner sa connaissance <strong>des</strong><br />
plantes: il a peur qu’elle soit mal utilisée, car<br />
”les Indiens d’aujourd’hui ne sont plus ce qu’ils<br />
étaient autrefois. Ils se moquent de ces choses<br />
sacrées, et cela n’est pas bon. Il faut être sincère<br />
et sérieux quand on a affaire à ces choses<br />
sacrées...”. Cette dernière réflexion est revenue<br />
très souvent dans les conversations entre les<br />
vieillards sioux et moi-même, les grands -<br />
parents ne veulent plus parler de ces choses<br />
sacrées à leurs enfants et petits-enfants parce<br />
que ces derniers ne sont pas assez sérieux et ne<br />
croient plus à la réalité <strong>des</strong> anciennes<br />
croyances», Le cercle et le calumet. Ma vie avec<br />
les Sioux d’aujourd’hui, Toulouse, Privat, 1977,<br />
197 p., p. 174.<br />
12. Dans un contexte différent, et pourtant très<br />
proche, l’étude de M.-N. Denis et C. Veltman<br />
sur la pratique actuelle du dialecte alsacien fait<br />
ressortir une difficulté progressive de communication<br />
entre les jeunes générations et leurs<br />
grands-parents par défaut d’une langue commune,<br />
les premiers s’exprimant toujours davantage<br />
exclusivement en français, les seconds en<br />
dialecte. Le déclin du dialecte alsacien,<br />
Strasbourg, Presses Universitaires de<br />
Strasbourg, 1989, 135 p.<br />
13. Citée par Danièle Vazeilles, op. cit., p. 179.<br />
14. Pour les Sioux, par exemple, Tahca Ushte ou<br />
Frank Fools Crow.<br />
15. En référence au titre de la première traduction<br />
en français du livre de Ken Kesey, devenu<br />
ensuite Vol au-<strong>des</strong>sus d’un nid de coucou.<br />
16. Au point que Danièle Vazeilles se croit obligée<br />
de préciser dès son titre, qu’il s’agit bien <strong>des</strong><br />
Sioux d’aujourd’hui.<br />
17. Au passage, rappelons que ce terme de ”civilisé”<br />
est porteur d’une idéologie. Opposer ”civilisé”<br />
à ”sauvage” ne veut culturellement rien dire. La<br />
civilisation n’est pas une exclusivité occidentale,<br />
chaque groupe ethnique se considérera<br />
comme civilisé par rapport au monde extérieur.<br />
18. Ou, comme l’écrit Nadia Mohia, «le contact ou<br />
la confrontation d’une société avec une autre est<br />
médiatisée par <strong>des</strong> rapports relationnels entre<br />
<strong>des</strong> individus porteurs de cultures différentes»<br />
(1993, p. 82).<br />
19. Les populations colonisées ne sont-elles pas<br />
toujours considérées comme <strong>des</strong> “peuples<br />
enfants”, encore dans l’enfance de l’humanité et<br />
qui ont tout à apprendre? Étymologiquement,<br />
l’enfant est celui qui ne parle pas In Fans, à<br />
l’image du barbare qui ne s’exprime pas dans<br />
votre langue.<br />
Lire à ce propos le discours-réquisitoire d’Aimé<br />
Césaire, Discours sur le colonialisme.<br />
20. Leslie Marmon Silko, Cérémonie, Paris, Albin<br />
Michel, 10/18, 1995 (1977), 282 p., p. 280.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
108<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
109
ANNY BLOCH<br />
Cette étude s’intègre dans<br />
un travail plus large sur<br />
les différents flux d’émigration<br />
<strong>des</strong> familles juives issues<br />
d’Alsace et de Lorraine,<br />
d’Allemagne également,<br />
qui ont émigré<br />
aux États-Unis, plus<br />
spécialement dans le Sud,<br />
le long du Mississippi (1) .<br />
Anny BLOCH<br />
A la merci<br />
de courants violents<br />
Les émigrés juifs de l’Est<br />
de la France aux États-Unis *<br />
«A notre famille,<br />
à nos amis d’Amérique»...<br />
Ingénieur-Chercheur, CNRS<br />
Laboratoire de Sociologie<br />
de la Culture Européenne<br />
Elle porte sur les transformations<br />
d’identité de ces familles installées<br />
depuis les années 1840 ou 1880 à La<br />
Nouvelle Orléans et en grand nombre dans<br />
<strong>des</strong> petites villes au Nord de la Louisiane et<br />
du Mississippi: Port Gibson, Natchez,<br />
Vicksburg, Jackson, Woodville.<br />
Ces villes sont inscrites dans l’histoire<br />
du jazz ou de la guerre de sécession mais en<br />
aucune manière ne sont mentionnées dans<br />
l’histoire du judaïsme alsacien, lorrain et<br />
allemand.<br />
Un autre point soulève notre intérêt tout<br />
au cours de ce travail, c’est celui de savoir<br />
comment ces émigrés perçoivent la notion de<br />
fidélité et d’infidélité. Le fil est ténu entre les<br />
termes de fidélité et infidélité. L’infidélité<br />
n’est pas ressentie comme telle. Elle est<br />
absence de choix ou choix contraint. En<br />
effet, a-t-on le choix de l’infidélité si l’on<br />
veut éviter la pauvreté, la domination culturelle<br />
et politique, le numérus clausus, l’antisémitisme<br />
du XIX e siècle, français et allemand?<br />
Le droit de la nationalité, droit du sol<br />
en France est sans doute un lien social fort<br />
avec le pays, un engagement mais aussi<br />
comme le montre dans un de ses articles<br />
Rogers Brubaker relatif à l’extension du jus<br />
soli en 1889, le jus soli est une représentation<br />
de la nation assimilationiste et étatique (2) .<br />
Quand son propre pays ne se montre pas<br />
apte à donner un travail, à offrir <strong>des</strong> possibilités<br />
de promotion, porte atteinte à sa<br />
dignité par discrimination, le contrat implicite<br />
entre la nation et le citoyen est-il rempli?<br />
Est-ce véritablement rompre ce contrat<br />
que de quitter son pays?<br />
La négociation de l’émigré avec les<br />
termes infidélité, fidélité est omniprésente<br />
mais souvent inconsciente pour celui qui part.<br />
Émigrer varie entre une infidélité au pays<br />
Nouvelle Orléans Intérieur de la maison<br />
de Florette Margolis Geismar, famille<br />
originaire de Grurssenheim (Haut-Rhin).<br />
© Photo Anny Bloch sept. 92<br />
natal, un abandon de la famille et une fidélité<br />
à soi-même, un désir d’indépendance, d’avenir,<br />
comme le soulignent nos interlocuteurs<br />
dans leurs souvenirs et journaux de voyage.<br />
Rappelons la situation <strong>des</strong> Juifs<br />
d’Alsace et de Lorraine. A partir de 1791,<br />
les Juifs obtiennent la citoyenneté. Une<br />
intégration, malgré le décret infâme 3 va<br />
s’opérer grâce au rôle <strong>des</strong> élites, l’attitude<br />
<strong>des</strong> différents gouvernements, l’exode<br />
rural (4) . Les élites vont jouer un rôle dans la<br />
politique scolaire <strong>des</strong> écoles israélites. En<br />
1840, on compte par exemple dans le Haut-<br />
Rhin, 24 écoles juives contre 51 mixtes. Le<br />
rôle de l’instituteur israélite est très important.<br />
Les émigrés sont passés par une école<br />
élémentaire jusqu’à 14 ans et parfois une<br />
année d’école supérieure. Ils ont parfois<br />
obtenu une qualification professionnelle à<br />
l’école <strong>des</strong> arts et métiers de Strasbourg.<br />
C’est le cas de Léon Cahn originaire de<br />
Saverne, tapissier à Strasbourg, qui a reçu<br />
une formation à l’École <strong>des</strong> arts et métiers<br />
en juillet 1861. Il émigre le 24 novembre<br />
1872 pour Natchez (5) .<br />
Reste un gros poids: la conscription d’une<br />
durée de sept ans, qui à la suite du décret<br />
infâme napoléonien, rend impossible le remplacement<br />
par un autre conscrit. «L’article 17<br />
du décret du 17 mars 1808 astreignit les juifs<br />
au service militaire personnel en les privant<br />
de la faculté dont jouissaient les autres<br />
citoyens de fournir <strong>des</strong> remplaçants». Et<br />
comme le souligne Freddy Raphaël (6) , «Les<br />
Juifs ne montrèrent pas plus d’enthousiasme<br />
guerrier que la plupart <strong>des</strong> Français».<br />
Après 1871, le départ s’effectue à la fois<br />
pour <strong>des</strong> raisons économiques mais aussi<br />
fortement culturelles. Le départ est lourd de<br />
sens. Partir, sans avoir fait le service militaire<br />
allemand, c’est accepter d’être déchu<br />
de la nationalité allemande. Si 5000 Juifs au<br />
moins choisirent de quitter l’Alsace pour<br />
s’installer en France (7) , d’autres, - dont le<br />
nombre reste difficile à évaluer - partent<br />
pour l’Algérie et l’Amérique.<br />
Nouvelle Orléans: Synagogue Touro. Nouveau bâtiment Avenue Saint Charles, une<br />
<strong>des</strong> plus anciennes communautés d’abord sépharade puis askenaze libérale.<br />
Yadhèrent <strong>des</strong> familles d’origine alsacienne, lorraine.<br />
L’infidélité, c’est sans doute une rupture<br />
d’engagement à un pays, à une nation. Mais<br />
partir, n’est-ce pas traiter aussi d’une autre<br />
fidélité: le goût d’aventure, le désir de voir<br />
les horizons s’élargir, le besoin de découvrir?<br />
Mais alors quel souvenir reste-t-il chez<br />
les émigrés du vieux continent? Y-a-t-il une<br />
fidélité aux valeurs acquises dans l’ancien<br />
pays, le mariage, la pratique religieuse, comment<br />
se modifient les mo<strong>des</strong> de vie?<br />
D’autres questions se posent<br />
L’adaptation est-il un mode d’acculturation?<br />
Qui décide de l’acculturation? Un<br />
observateur extérieur. Que dit celui qui est<br />
immergé dans cette nouvelle culture?<br />
L’acculturation dépend <strong>des</strong> modèles et références<br />
que l’on s’est donné. Comment se<br />
mesure l’acculturation, selon quels critères?<br />
Que répondre à l’historien américain Lloyd<br />
P. Gartner quand il écrit: «Il n’y a pas d’histoire<br />
juive américaine qui n’intègre pas<br />
l’assimilation». «Et par assimilation»,<br />
remarque l’historien Abraham J. Peck (8) ,<br />
«Gartner ne veut pas signifier la fin de<br />
l’identité juive, ni sa diffusion». «Au<br />
contraire, il définit le terme comme un processus<br />
de socialisation nécessaire, celui par<br />
lequel une minorité s’approprie de nombreuses<br />
valeurs et pratiques du groupe<br />
majoritaire». A-t-elle d’ailleurs le choix et<br />
s’agit-il vraiment d’assimilation , une culture<br />
mangée par l’autre, dirait Freddy<br />
Raphaël? Où se situe la perte? Qu’est-ce qui<br />
est gardé, ou plutôt, qu’a-t-on plus tard<br />
besoin de «trouver» et non pas «retrouver»:<br />
il n’est pas sûr, en effet, que l’on «retrouve»<br />
sa filiation. Elle n’est pas donnée<br />
ipso facto mais fait l’objet d’une lente<br />
acquisition culturelle (9) . Le Juif d’Alsace et<br />
de Lorraine, devient planteur de coton. Avant<br />
1863, émigré dans le Sud <strong>des</strong> États-Unis, il<br />
possède parfois un ou plusieurs esclaves,<br />
s’adapte aux modèles qui l’environnent, les<br />
miment, obéit aux règles en cours mais avec<br />
<strong>des</strong> nuances, <strong>des</strong> variations. Il possède <strong>des</strong><br />
esclaves et comme l’atteste l’historien<br />
Bertram Korn (10) , certains en font commerce.<br />
Comment les traitent-t-ils? Il se bat du côté<br />
<strong>des</strong> Confédérés mais a-t-il le choix s’il veut<br />
défendre le lieu où il vit? Il est devenu un<br />
patriote du sud. Un siècle plus tard, un petit<br />
nombre de <strong>des</strong>cendants agiront activement en<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
110<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
111
faveur <strong>des</strong> droits civiques au risque de leur<br />
vie. La majorité, par désir de faire bonne<br />
impression auprès <strong>des</strong> chrétiens, par peur <strong>des</strong><br />
représailles, restera silencieuse.<br />
Avec le courant de recherche <strong>des</strong> racines,<br />
de l’ouvrage best-seller, «Roots», d’Alex<br />
Hailey <strong>des</strong> années 1960, la réflexion sur le<br />
retour au pays natal devient obligatoire et<br />
pas seulement pour le monde noir: la<br />
recherche <strong>des</strong> origines, du pays d’origine va<br />
de pair avec la perte de repères, l’élaboration<br />
d’arbres généalogiques, l’histoire de sa<br />
filiation. Les archives sont envahies, les<br />
cimetières aussi. Les retours en Europe, et<br />
plus particulièrement au village natal, se<br />
font à la deuxième, troisième génération.<br />
Les citoyens d’Amérique désirent retrouver<br />
une double citoyenneté, comme si les émigrés<br />
avaient perdu partiellement une langue,<br />
celle de leurs ancêtres, une partie de leur histoire,<br />
de leur famille, mais désiraient néanmoins<br />
recomposer avec elle. Ces (re)trouvailles<br />
sont, elles aussi, à prendre en compte.<br />
Aborder la réalité<br />
par tous les bouts<br />
L’expérience de ces retrouvailles va être<br />
narrée moins de manière quantitative que par<br />
le moyen <strong>des</strong> échanges avec les familles lors<br />
de deux séjours en 1992 et 1994, aux États-<br />
Unis. Entretiens, immersion dans le milieu<br />
sudiste, questionnaires, documents remis par<br />
les familles, constituent le corpus de ce travail.<br />
Les sociobiographies tracées sur deux<br />
ou trois générations ne sont pas exhaustives.<br />
Trous de mémoire, absence de documents,<br />
oublis, démontrent, une fois encore, que la<br />
mémoire, le temps, sont sélectifs, tout spécialement<br />
dans ce travail où il s’agit de parler<br />
de deux mon<strong>des</strong> souvent opposés, l’un<br />
demandant l’oubli de l’autre. Une double<br />
fidélité ne se fait souvent que plus tard. La<br />
transmission se fait en aveugle, tâtonnante,<br />
soulignent les éléments les plus déterminants,<br />
occultent les plus gênants: «une<br />
mémoire en contrebande». Seuls les témoignages<br />
transversaux, familiaux, professionnels,<br />
institutionnels, cultuels, permettent<br />
d’approcher partiellement la réalité.<br />
D’autres sources ont leur importance: la<br />
visite en compagnie <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants alsaciens<br />
et lorrains <strong>des</strong> synagogues et cimetières<br />
de Louisiane et du Mississippi ont été<br />
<strong>des</strong> références très riches pour identifier<br />
l’origine <strong>des</strong> tombes. Les archives du<br />
Musée Historique de la Nouvelle Orléans,<br />
de l’Université de Tulane pour les archives<br />
familiales, les archives de l’Hôpital de<br />
Touro (Touro Infirmary) pour les patients,<br />
originaires de France, ont été précieuses.<br />
Les riches collections <strong>des</strong> archives juives<br />
américaines de Cincinnati ont été consultées.<br />
En outre, les réseaux de connaissance<br />
<strong>des</strong> émigrés à travers les États-Unis, du<br />
New Jersey à la Californie, de Santa Fé au<br />
village d’Opelousas, de Birmingham,<br />
(Alabama), Norfolk (Virginie) à Philadelphie,<br />
m’ont permis d’établir une correspondance<br />
avec une vingtaine de personnes.<br />
Toutes étaient originaires d’Alsace ou de<br />
Lorraine, du pays de Bade, Palatinat ou de<br />
Bavière, issus de mariages transfrontaliers<br />
depuis le milieu du XIX e siècle, une partie<br />
de leur famille ayant séjourné dans le Sud<br />
<strong>des</strong> États-Unis.<br />
Émigrer : une fidélité à la vie,<br />
une infidélité à son pays<br />
Quelques repères objectifs:<br />
Si l’Alsace a toujours été une terre d’émigration,<br />
comme le souligne l’américaniste<br />
démographe Nicole Fouché (11) , elle l’est<br />
davantage, de la fin du XVII e siècle jusque<br />
Cimetière de Bâton Rouge: nombreuses familles partent du Nord de l’Alsace pour<br />
s’installer dans le sud <strong>des</strong> Etats-Unis. ©Photo Anny Bloch, sept 1992<br />
dans les années 1890. Une <strong>des</strong> gran<strong>des</strong><br />
vagues d’émigration en Alsace est provoquée<br />
par la succession de mauvaises récoltes<br />
entre 1818-1827. Cette crise agricole<br />
contraindra de nombreuses personnes exerçant<br />
<strong>des</strong> petits métiers dépendant du monde<br />
rural à partir. Les années de crise vont provoquer<br />
le départ en Amérique de 10% de la<br />
population de l’Outre- forêt, 14000 du Bas-<br />
Rhin, soit 3% de l’ensemble du Bas-Rhin. Si<br />
le secteur agricole est important, le secteur<br />
industriel l’est à part égale. Entre 1828-<br />
1837, dix ans plus tard, 14365 émigrants<br />
quittent le Bas-Rhin pour les États-Unis<br />
(Fouché: 57). Ce sont <strong>des</strong> arrondissements<br />
de Saverne et de Wissembourg qu’on<br />
émigre le plus, (Fouché: 51). En ce qui<br />
concerne le Haut-Rhin, les chiffres sont plus<br />
tardifs (1838-1857), les pério<strong>des</strong> de crise de<br />
1846-47 et celle de 1854 font apparaître<br />
deux vagues successives. Dans le Haut-<br />
Rhin, elle touche tous les arrondissements,<br />
entre 1838-1857 soit entre 1838-1847, 4654<br />
émigrants, (Fouché: 58). En 1866 sur 58 970<br />
habitants du Bas-Rhin, 23116 ont quitté le<br />
département, 4144 ont émigré en<br />
Amérique (12) . Mais comme le souligne l’historien<br />
Jean Daltroff (13) , «l’émigration entre<br />
1840 et 1880 est un moyen d’échapper à un<br />
avenir incertain». Face aux mutations économiques<br />
qui entraînent <strong>des</strong> changements<br />
sociaux importants, «les professions traditionnelles<br />
<strong>des</strong> Juifs d’Alsace et de Lorraine<br />
telles que le prêt d’argent, le courtage, le<br />
ravitaillement <strong>des</strong> villages en menue marchandise<br />
assuré par le colportage sont touchées».<br />
Les banques apparaissent, les<br />
formes de crédit mutuel aussi délaissant peu<br />
à peu les prêts d’argent individuels. Le développement<br />
de l’industrie dû au capitalisme<br />
joue alors un rôle d’érosion <strong>des</strong> métiers traditionnels,<br />
remarque l’historienne américaine,<br />
Vicki Caron (14) .<br />
Il est très difficile de savoir quel est le<br />
pourcentage de la population juive qui émigre<br />
aux États-Unis. Des listes ont été établies aux<br />
archives départementales. Nous avons<br />
consulté la liste <strong>des</strong> jeunes gens de l’arrondissement<br />
de Mulhouse, qui ont renoncé à<br />
leur nationalité pour éviter d’être enrôlés de<br />
retour en Alsace-Lorraine (15) (loi de 1874). Ils<br />
sont partis pour l’Amérique entre 1874-1897.<br />
Il a été possible de recenser 118 personnes<br />
juives d’après le nom et prénom , sur 1100 en<br />
partance, un peu plus de 10%. Sur cette liste,<br />
8 mentionnaient la <strong>des</strong>tination Amérique sans<br />
précisions, 7 celle d’Amérique du Sud, 10<br />
d’entre eux se dirigeait vers le sud <strong>des</strong> États-<br />
Unis, Louisiane, Texas. La majeure partie<br />
avait opté pour New York et le nord <strong>des</strong> États-<br />
Unis, Chicago, Oakland, Buffalo. Il serait<br />
nécessaire de faire un travail similaire pour<br />
les autres arrondissements du Haut-Rhin, du<br />
Bas-Rhin et de la Moselle. Il n’a pas été possible<br />
malgré notre recherche sur les listes<br />
d’arrivée <strong>des</strong> bateaux à la Nouvelle Orléans<br />
(Archives du Musée Historique de la<br />
Nouvelle Orléans) de repérer les familles se<br />
dirigeant à la Nouvelle Orléans dans les<br />
registres d’arrivée, ni celles avec lesquelles<br />
nous correspondons. Les listes sont incomplètes.<br />
Au surpeuplement, à la disette, la pauvreté<br />
qui apparaît par pointe critique jusque dans<br />
les années 1865, viennent s’ajouter les spécificités<br />
de l’émigration elle-même. Les émigrants<br />
allemands, suisses traversent le Rhin<br />
pour s’embarquer au Havre et provoquent un<br />
effet d’entraînement de la population alsacienne.<br />
La législation française se met en<br />
place en 1855 et légalise l’émigration: prix du<br />
passeport, chemin de fer, transport. Des<br />
agences d’émigration se mettent en place. On<br />
dénombre 57 agents recruteurs légaux dans le<br />
Bas-Rhin en 1866. Certains sont juifs,<br />
comme Félix Klein, de Niederrodern (Bas-<br />
Rhin) qui est très actif, organise les voyages<br />
de ses coreligionnaires vers la Nouvelle<br />
Orléans entre 1864-69 (Bayer: 1984) (16) .<br />
Les incertitu<strong>des</strong>, le silence <strong>des</strong> archives<br />
consultées jusqu’à présent, le peu d’éléments<br />
sur l’expérience de vie <strong>des</strong> familles<br />
rendent nécessaires l’étude <strong>des</strong> biographies<br />
familiales sous forme de biographies<br />
écrites, journaux de vie ou histoires orales<br />
qui mettent en place selon les mots du<br />
sociologue Franco Ferrarroti «la dialectique<br />
du social, qui consiste essentiellement dans<br />
le rapport complexe, non déterminable à<br />
priori, entre les conditions objectives<br />
(datita) et le vécu» (17) . D’autre part ces<br />
documents oraux ou biographiques permettent<br />
d’infirmer ou de confirmer ce que les<br />
archives décèlent. Ils nuancent les chiffres,<br />
les documents administratifs et laissent<br />
entendre <strong>des</strong> voix, une subjectivité, une spécificité,<br />
une quotidienneté. On ne parle pas<br />
<strong>des</strong> familles d’une manière intransitive («to<br />
talk about»), ces familles se disent transitivement<br />
(«they say something»). Les<br />
familles deviennent <strong>des</strong> sujets qui nous<br />
aident à comprendre l’expérience ambiguë<br />
de l’émigration. Une proximité, une immédiateté<br />
nous sont alors restituées (18) .<br />
Partir, un vent violent<br />
de liberté et de modernité,<br />
une émancipation<br />
Outre une situation politique, économique<br />
difficile, <strong>des</strong> raisons plus spécifiquement<br />
culturelles animent les émigrés.<br />
Avraham Barkaï qui analyse l’immigration<br />
juive allemande aux États-Unis (19) , souligne<br />
combien la décision d’émigrer est le signe<br />
d’émancipation, de l’effet du siècle <strong>des</strong><br />
Lumières et de sécularisation de la société<br />
allemande: «dans un sens, la décision même<br />
d’émigrer, de quitter <strong>des</strong> liens familiaux, sa<br />
commune, de laisser <strong>des</strong> obligations derrière<br />
soi, était le premier signe de ce développement<br />
et de son influence sur les<br />
jeunes, éléments les moins conservateurs,<br />
les plus entreprenants de la société juive<br />
allemande». Cet exemple vaut pour un certain<br />
nombre d’émigrés alsaciens même si le<br />
statut <strong>des</strong> Juifs allemands varie. Les Juifs<br />
allemands doivent faire face à davantage de<br />
discriminations administratives et <strong>sociales</strong>,<br />
à une très grande difficulté d’émigrer - <strong>des</strong><br />
taxes importantes sont à payer -. La fin <strong>des</strong><br />
discriminations légales s’étalent selon les<br />
états, entre 1860 et 1868. Elles sont définitivement<br />
abolies en avril 1871, par la loi du<br />
Reich (20) .<br />
Un exemple de ce désir d’émancipation,<br />
de cette attraction («pull»), celui de Philip<br />
Sartorius. Ce dernier est natif de<br />
Germersheim, Palatinat, Bavière. Sa grandmère<br />
Caroline Roos est née à Strasbourg<br />
(12/06/1802- 5/23/46) se marie à Spire avec<br />
Simon Rops. Philip Sartorius écrit ses souvenirs<br />
en anglais pour sa fille après 1910, à<br />
la mort de sa femme (21) .<br />
Il part à l’âge de 14 ans de son village<br />
près de Spire, le 22 août 1845. Il prend un<br />
bateau de Spire à Mayence, puis un bateau<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
112<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
113
à Rotterdam et ensuite au Havre. Il<br />
s’embarque le 25 septembre 1845. A bord,<br />
600 passagers. Il arrive à la Nouvelle<br />
Orléans, le 1 er novembre 1845.<br />
Sa rupture avec la famille ne s’est pas<br />
faite facilement. Les parents ne donnent leur<br />
consentement qu’avec beaucoup de difficultés.<br />
Il faut parfois plus d’un an pour que les<br />
parents laissent partir le jeune homme mais<br />
il ne part qu’avec leur consentement. Deux<br />
raisons le motivent, l’argent, devenir indépendant.<br />
Il bénéficie d’une connaissance et<br />
de l’allemand et du français. Sa position<br />
dans la famille compte. Il est le benjamin. Ils<br />
laissent ses vieux parents seuls et rompt<br />
d’une certaine manière un engagement filial.<br />
Si sa mère le jour du départ est extrêmement<br />
émue, lui, ne montre aucun sentiment de<br />
regret à l’idée qu’il ne la reverra plus jamais:<br />
«comme un jeune garçon, je considérais cela<br />
comme si j’allais faire un pique-nique». Ce<br />
n’est que près de 60 ans après qu’il se rend<br />
compte du traumatisme causée à sa famille.<br />
«Je n’avais aucune idée de l’importance du<br />
pas que je faisais et de la peine causée à mes<br />
parents. J’étais le benjamin». Cette séparation,<br />
rarement l’émigré revient, se mûrit<br />
durant une ou plusieurs années. Isaac Lévy<br />
a écrit son journal à partir de 1886 jusqu’en<br />
1895. Il part le 13 décembre 1892 à l’âge de<br />
22 ans de Lembach (Bas-Rhin) pour New<br />
York après une attente d’un an et à la suite<br />
du départ cinq ans auparavant de son<br />
frère (22) . Il a peur de voir sa mère s’aliter une<br />
deuxième fois. Il attend après avoir rempli<br />
tous les papiers nécessaires - contrat de passage,<br />
passeport - que son départ soit accepté<br />
par la famille.<br />
Les émigrés doivent se soumettre à<br />
l’attente, obtenir l’autorisation <strong>des</strong> parents<br />
pour les mineurs. Sur le plan <strong>des</strong> institutions:<br />
un certificat de bonne conduite de<br />
l’instituteur est nécessaire. Le tribunal certifie<br />
que l’intéressé n’a commis aucun délit.<br />
Le partant doit être assuré qu’un membre de<br />
la famille ou une relation dans le pays<br />
d’accueil lui assurera un emploi, car indique<br />
Léon Geismar, partant, le 28 Juillet 1809,<br />
«en l’état actuel, il n’y a aucun avenir».<br />
Celui-là accepte d’être déchu de sa nationalité.<br />
«J’ai l’intention de rester en Amérique<br />
et de me faire naturaliser américain». Il souhaite<br />
«rentrer dans le négoce de son oncle<br />
et gagner sa vie tout seul». «Je vous prie de<br />
me donner l’autorisation de partir» (23) .<br />
En ce qui concerne les filles - comme le<br />
signale Max Meyer qui émigre de<br />
Wissembourg en 1890 pour New York et<br />
devient le fondateur <strong>des</strong> métiers de la Couture<br />
et de l’Institut de la Mode - «elles n’avaient<br />
aucun avenir si elles n’avaient pas de dot<br />
convenable». En Amérique, elles peuvent se<br />
placer comme gouvernante même à l’âge de<br />
16 ans. Si les premiers émigrés font pression<br />
par leur correspondance pour venir dans un<br />
pays d’avenir et de possibilités nombreuses,<br />
l’émigration entre les années 1871-1890 est<br />
également provoquée pour <strong>des</strong> raison culturelles<br />
et nationales, comme nous l’avons évoqué.<br />
Ainsi, il n’est pas supportable pour le<br />
père de Max Meyer, qui a combattu dans<br />
l’armée française durant la guerre francoprussienne<br />
que son fils fasse son service<br />
militaire dans l’armée allemande: «Mon<br />
père tremblait à l’idée que son fils devrait<br />
bientôt s’enrôler dans l’armée allemande».<br />
«Cela aurait été un objet de torture pour un<br />
patriote français» (24) . Il partira à 44 ans pour<br />
New York avec toute sa famille.<br />
Paradoxalement, on reste patriote français<br />
en quittant l’Alsace pour les États-Unis.<br />
Cependant, aucun émigré ne signale<br />
l’abandon de sa nationalité allemande<br />
aucune famille rencontrée aux États-Unis<br />
non plus. Ce n’est que lorsque nous avons<br />
trouvé les documents que l’une d’entre elles<br />
nous a dit. «Oui, il paraît, j’étais au courant».<br />
Seules les archives nous informent<br />
précisément de la loi en vigueur. La<br />
mémoire collective ne fait état que de<br />
patriotisme. Partir après 1871, c’est ne pas<br />
vouloir rester sous l’empire allemand, ne<br />
pas faire un service militaire de trois ans,<br />
échapper d’une manière générale aux<br />
guerres franco-alleman<strong>des</strong> et au militarisme<br />
prussien.<br />
Les archives et les entretiens avec la<br />
famille Geismar rencontrée en Louisiane<br />
confirme d’une manière qui lui est spécifique<br />
les propos précédents: «Ma grand-mère<br />
Seraphine», nous explique Flo Geismar-<br />
Margolis (25) dans sa maison en bois, de style<br />
néo colonial de la Nouvelle-Orléans: «ma<br />
grand-mère, ne voulait pas l’éduquer dans<br />
une culture allemande». La famille habite à<br />
Grussenheim (Haut-Rhin) mais envoie<br />
Léon, leur fils, faire ses étu<strong>des</strong> en France.<br />
L’adolescent demande à son oncle Louis<br />
Benjamin Geismar qui était parti en 1874<br />
pour la Louisiane, devenu propriétaire de<br />
vastes terres dans la commune de Geismar,<br />
de l’emmener en Amérique. Les parents du<br />
jeune garçon, Salomon et Seraphine ne le<br />
laissent partir qu’après un conseil de famille<br />
et l’ultime mise en garde de l’oncle américain:<br />
«qu’allez-vous faire, le garder! qu’il<br />
soit tué à la prochaine guerre!»<br />
Si aucune famille rencontrée n’ a évoqué<br />
la perte de nationalité allemande elle a insisté<br />
avec fierté sur l’obtention de la nationalité<br />
américaine. Léon Geismar partira à l’âge de<br />
15 ans. La famille conserve le certificat<br />
d’obtention de la nationalité américaine (citizenship),<br />
document essentiel d’appartenance<br />
au nouveau pays. Max Meyer, qui obtient la<br />
nationalité américaine après sept ans<br />
d’attente, écrit dans ses mémoires: «Le jour<br />
solennel où je jurais fidélité à mon pays<br />
arriva enfin. Je quittais la Cour de Justice en<br />
citoyen fier et heureux» (Meyer: 116). Et<br />
«dans l’espoir de participer activement aux<br />
efforts de rendre cette ville un meilleur<br />
endroit pour y vivre», ajoute-t-il.<br />
Si l’infidélité est le départ vers l’avenir,<br />
le nouvel émigré n’a de cesse de retrouver<br />
une nouvelle fidélité dans son nouveau<br />
pays. Rares sont les regrets du pays ancien.<br />
Ceci vaut plus particulièrement pour les<br />
générations suivantes. Il est vrai que le<br />
départ se fait d’une manière rituelle et autorisée<br />
à différents niveaux.<br />
Le départ ritualisé<br />
S’il est rupture, le départ est toléré, autorisé.<br />
Il se fait en général dans le droit. C’est<br />
une infidélité dans la fidélité aux règles<br />
familiales, <strong>sociales</strong> et nationales. Le rituel<br />
de séparation est clairement expliqué par le<br />
journal d’ Isaac Lévy. Il dit au revoir à une<br />
partie de sa famille. Les habitants <strong>des</strong> environs<br />
se déplacent pour lui dire au revoir:<br />
27 novembre 1891, trois jours avant le<br />
départ, il écrit qu’il n’est pas exclu de son<br />
milieu social. Malgré le départ, le lien social<br />
persiste. Son départ est accompagné comme<br />
l’on dirait actuellement: «Toute la journée,<br />
j’ai eu la visite de gens, venus pour me dire<br />
au revoir. On dit habituellement: C’est<br />
lorsque quelqu’un part en voyage, on voit<br />
le mieux s’il était aimé. Et bien, je peux être<br />
tranquillisé, je ne pense pas beaucoup laisser<br />
d’ennemis. Car de toute la région, on<br />
vient prendre congé de moi».<br />
Il reçoit de nombreux cadeaux mais sa<br />
mère est «éperdue de douleur».<br />
La correspondance se substitue partiellement<br />
à l’absence. Elle est fondamentale.<br />
Plus tard, les livres, les journaux écrits par<br />
l’émigré à la fin de sa vie, se font souvent<br />
avec l’aide ses proches. Le livre écrit sert à<br />
la fois de récit pour la famille mais aussi<br />
d’emblème, d’héritage et de repère qui lie<br />
la famille nouvelle à l’ancienne. L’émigré<br />
ou son porte-parole réunit ainsi les deux<br />
mon<strong>des</strong>, le territoire quitté au nouveau<br />
continent, la tradition, le temps religieux<br />
aux aventures <strong>sociales</strong>, professionnelles du<br />
nouveau monde. Le journal sert de passage<br />
et permet la compréhension de la vie de<br />
l’émigré. A la dichotomie <strong>des</strong> deux mon<strong>des</strong>,<br />
au clivage, à la rupture, il sert de trait de liaison<br />
(Nous retrouvons l’analyse du pont et<br />
de la porte du philosophe, sociologue Georg<br />
Simmel).<br />
Avraham Barkaï ne parle pas de rupture<br />
en ce qui concerne l’émigration allemande:<br />
«<strong>des</strong> contacts avec les familles et amis en<br />
Allemagne étaient continuellement entretenues<br />
à travers lettres, un soutien financier.<br />
Sous de nombreux aspects, ces jeunes émigrants<br />
se considéraient - ils l’étaient en réalité<br />
- comme l’avant-garde pionnière qui<br />
allait ouvrir la voie de transplantation de<br />
toute la famille, <strong>des</strong> clans et même <strong>des</strong> villages»<br />
(Barkai: 39). En ce qui concerne<br />
l’émigration juive en France vers<br />
l’Amérique, elle n’est pas uniquement composée<br />
de jeunes et à l’exception de quelques<br />
villages, elle n’a pas été aussi massive qu’en<br />
Allemagne mais les contacts entre les<br />
familles restent nombreux au moins jusqu’à<br />
la deuxième génération.<br />
Intégration ou assimilation,<br />
un modèle prégnant sudiste<br />
Le choix de gran<strong>des</strong> villes comme New<br />
York, celles <strong>des</strong> petites villes, le long du<br />
Mississippi se fait d’une manière pragmatique.<br />
Il y a, la plupart du temps, un frère,<br />
un cousin, un oncle chez qui l’on va pouvoir<br />
débuter. L’oncle ou le cousin<br />
d’Amérique ne sont pas une fiction. Mais si<br />
beaucoup d’émigrés d’origine de l’Est de la<br />
France et <strong>des</strong> Länder voisins s’installent en<br />
Louisiane, c’est qu’on y trouve déjà une<br />
forte implantation allemande de fermiers<br />
émigrés, «the German Coast» qui inclut les<br />
paroisses de Saint John, Saint Louis, Saint<br />
Charles. Les Allemands sont souvent<br />
mariés à <strong>des</strong> créoles et à <strong>des</strong> cajuns. La<br />
langue allemande joue un rôle de familiarité,<br />
de reconnaissance, entre émigrés allemands<br />
et alsaciens. Situation paradoxale<br />
alors que l’on a voulu fuir un pays devenu<br />
allemand.<br />
Transport de balles de coton le long du Mississippi. Des marchands juifs jouent<br />
le rôle d’intermédiaires entre planteurs et usines de traitement du coton.<br />
© Photo Anny Bloch, sept. 92.<br />
Le français est aussi une langue qui se<br />
parle en Louisiane et a attiré de nombreux<br />
émigrés bilingues <strong>des</strong> années 1840, parlant<br />
parfois uniquement le judéo alsacien. La<br />
langue française, jusque dans les années<br />
1930, est parlée d’une manière courante spécialement<br />
dans le pays cajun à l’ouest de l’état<br />
de Louisiane, dans la région de Lafayette. Le<br />
français, langue majoritaire dans ce pays, est<br />
ensuite, interdit d’usage dans les cours <strong>des</strong><br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
114<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
115
écoles primaires au bénéfice de l’anglais,<br />
langue de promotion et de transactions,<br />
langue dominante. Nous reconnaissons le<br />
schéma de pratique de langue minoritaire qui<br />
devient vernaculaire. «Quand j’étais enfant»,<br />
raconte Metz Kahn (26) , - «il y a une cinquantaine<br />
d’années», «beaucoup de gens parlaient<br />
le français». «Les enseignes de certains<br />
magasins à la Nouvelle Orléans annonçaient:<br />
«Ici, on parle français». «Maintenant c’est<br />
plutôt, aqui se habla espanol». Metz Kahn,<br />
ingénieur chimiste, a appris le français au<br />
lycée pendant quatre ans à Bâton Rouge. Flo<br />
Geismar qui habitait dans New River<br />
Landing-Geismar, le long du Mississippi près<br />
de Gonzales, dont le père français venu de<br />
Grussenheim (Haut-Rhin), parlait l’allemand,<br />
l’alsacien, l’anglais, le français, le<br />
cajun, ne parle quant à elle que peu le français.<br />
C’est une option d’intégration: «quand<br />
je suis allée à l’école, il était très important<br />
que j’apprenne à lire et écrire l’anglais pour<br />
entrer à l’université», raconte-t-elle. Et si le<br />
français était majoritaire en Louisiane, au<br />
début du siècle, il perd de son rayonnement<br />
pour devenir langue de l’entre soi. Il reste la<br />
langue de complicité entre parents. Ceci se<br />
passe dans les années 1935. Les archives<br />
deviennent monolingues dans les années<br />
1860, à la demande de l’Etat fédéral.<br />
Des itinéraires professionnels<br />
à plusieurs échelles<br />
Sur le plan économique, les émigrés au<br />
départ vont à la fois utiliser leur compétence<br />
dans <strong>des</strong> métiers intermédiaires. Dans un<br />
contexte différent de celui du vieux continent,<br />
ils vont comme leur père, occuper la<br />
place de marchands, fonction nécessaire et<br />
qui était à remplir au milieu du XIX e siècle:<br />
marchands de fournitures aux plantations de<br />
coton dans l’état de Mississippi, plantations<br />
de sucre, plus au sud le long du fleuve, voie<br />
de développement commercial essentiel<br />
jusqu’en 1885, date à laquelle se développe<br />
le transport ferroviaire. Ils vont vendre le<br />
coton sous forme de balles aux usines<br />
d’égrenage, intervenant dans les différentes<br />
étapes du processus du conditionnement du<br />
coton. Les plus qualifiés peuvent être comptables<br />
d’entreprise de conditionnement<br />
comme le père de Will Lazarus, Joseph<br />
Lazarus qui habite la paroisse de Sainte<br />
Marie en 1917 et s’installe plus tard à la<br />
Nouvelle Orléans. Enrichis, certains interviendront<br />
comme prêteurs d’argent: «cotton<br />
A l’ancienne pâtisserie de Beulah Ledner à la Nouvelle<br />
Orléans © Photo Anny Bloch, sept. 1992.<br />
factor», personne qui avance l’argent au<br />
planteur, mais aussi autre profession toujours<br />
en cours dans le sud, «commission<br />
broker». Il est celui qui achète la marchandise<br />
à crédit et sera payé après la récolte<br />
sous forme de commissions. Hermann<br />
Kohlmeyer dont la famille est originaire de<br />
Lembach, financier, traite avec grand<br />
nombre de planteurs du sud et actuellement<br />
avec les ports du sud <strong>des</strong> Etat-Unis et les<br />
ports exportateurs de coton d’Angleterre<br />
comme Liverpool. Ainsi la deuxième génération<br />
fort <strong>des</strong> acquis de la première, se<br />
retrouve-t-elle dans l’import-export.<br />
Les plus petits débutent comme colporteurs<br />
dans les plantations. «Ils allaient de<br />
plantations en plantations comme marchands<br />
ambulants, d’autres avec leur petites économies<br />
ouvraient <strong>des</strong> magasins», nous écrit<br />
Gaston Hirsch (27) , originaire de Saverne,<br />
habitant depuis 1845 Donaldsonville. Au<br />
bout de quelques années, ils ouvriront <strong>des</strong><br />
«magasins généraux» («general store») où<br />
tous les produits non périssables (dry goods)<br />
sont vendus aux habitants <strong>des</strong> communes.<br />
C’est le cas d’un grand nombre d’entre eux<br />
notamment ceux qui font partie du premier<br />
courant d’émigration. Si les magasins sont au<br />
départ très mo<strong>des</strong>tes, à la deuxième génération<br />
ils deviennent prospères, celui de la<br />
famille Lehman se convertit<br />
pour devenir Leman par<br />
désir d’assimilation. Ce<br />
magnifique magasin qui<br />
date de la fin du XIX e<br />
siècle est à l’heure actuelle<br />
transformé en magasin à<br />
outils et a perdu une part<br />
de son rayonnement du<br />
fait de l’urbanisation de la<br />
population.<br />
Autre exemple de trajectoire:<br />
la famille<br />
Fraenkel dont un <strong>des</strong><br />
arrières petits fils dont la<br />
famille est originaire de<br />
Rothbach (Bas-Rhin) est président<br />
de la société de meubles en gros<br />
«Wholesale Fraenkel Furniture Company» à<br />
Bâton Rouge (Louisiane). Albert Fraenkel<br />
fait partie de la quatrième génération d’émigrants.<br />
Il a développé son entreprise grâce un<br />
travail acharné depuis 1954, après avoir été<br />
employé dans un magasin de meubles chez<br />
un parent à Shreveport.<br />
Cependant, les générations précédentes<br />
ne se sont pas toujours enrichis. La pauvreté<br />
n’est pas rare mais elle n’est pas exprimée<br />
avec la sincérité d’Albert Fraenkel qui<br />
évoque les jours difficiles vécus avec sa<br />
famille, son père réussissant mo<strong>des</strong>tement en<br />
affaires. La pauvreté est rarement bonne à<br />
dire aux États-Unis. Le chemin de la réussite<br />
n’est pas si facile. Rares sont ceux qui<br />
comme Abel Dreyfus (1815-1892) émigre en<br />
1831 de Belfort à New York, où il apprend<br />
l’anglais, choisit la Nouvelle-rléans et<br />
devient onze ans plus tard, notaire, s’associe<br />
jusqu’en 1864, puis devient indépendant. Il<br />
assure avec son fils Félix une <strong>des</strong> plus<br />
grosses étu<strong>des</strong> de la ville dont les actes sont<br />
déposées dans les archives de la Ville comme<br />
au Musée Historique de la Nouvelle-Orléans<br />
Les professions libérales, médecin, dentiste,<br />
avocat, investisseur immobilier, psychologue<br />
n’apparaissent qu’à la troisième génération.<br />
Une <strong>des</strong> figures les plus éminentes de la ville<br />
de la Nouvelle-Orléans est la petite fille<br />
d’Albert Dreyfus, Ruth Dreyfus, première<br />
psychologue scolaire à la Nouvelle-Orléans<br />
dans les années 1930, grande voyageuse et<br />
pédagogue, membre du conseil scientifique<br />
de l’Université de Tulane comme experte<br />
malgré son grand âge.<br />
L’ascension en général <strong>des</strong> émigrants de<br />
la première émigration paraît souvent rapide,<br />
progresse du colportage à une aristocratie du<br />
colportage - «peddlar aristocracy» - selon les<br />
termes de Metz Kahn. En 10-15 ans, les commerces<br />
sont prospères et s’accompagnent<br />
d’achat de plantations ou de terres données<br />
pour dettes non payées, ceci vaut jusqu’au<br />
début du siècle. Abraham Lévy, originaire de<br />
Duppigheim (Bas-Rhin), dont une partie <strong>des</strong><br />
<strong>des</strong>cendants habite Strasbourg et Paris,<br />
l’autre New York et à la Nouvelle-Orléans,<br />
est né en 1854. Il part à l’âge de 17 ans en<br />
1872 après <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> au lycée de<br />
Strasbourg, s’établit à Bâton Rouge et durant<br />
deux ans est représentant. Il s’associe ensuite<br />
à Max Fraenkel à Rosedale, devient employé<br />
et reste jusqu’en 1881 avec Henry Feitel. Il<br />
ouvre une boutique mo<strong>des</strong>te le long du<br />
Mississippi à Sainte Rose, dans la paroisse<br />
de Saint Charles, il devient grâce «à sa capacité<br />
à saisir les exigences de son commerce,<br />
à répondre rapidement à la demande, en utilisant<br />
<strong>des</strong> métho<strong>des</strong> correctes et de commerce<br />
rigoureux à devenir propriétaire d’un<br />
grand magasin de marchandises» (28) . La<br />
famille s’urbanisera et émigrera à la<br />
Nouvelle-Orléans en 1930 où elle demeure<br />
en partie, classe aisée de la ville, les arrières<br />
petits enfants sont investisseurs immobiliers<br />
et médecins. Certains succès se font aussi<br />
par l’acquisition de terres et de plantations.<br />
Les familles les plus fortunées ont donné leur<br />
nom à l’endroit: Lehmanville, Geismar,<br />
Klotzville. Ces familles sont connues, les<br />
plantations, Cora Texas (sucre) <strong>des</strong> Kessler-<br />
Sternfels, Rosa Godchaux à Bunkie, Susan<br />
Weil à Lavonia pour le bétail, Wolf à<br />
Washington évoquent la «Jewish geography»<br />
(29) . Seule reste en activité la plantation<br />
et raffinerie de sucre Kessler à Cora Texas<br />
que nous avons pu visiter. Cette région est<br />
largement investie à présent, par les industries<br />
pétrochimiques.<br />
Ce qui paraît remarquable, c’est non seulement<br />
la capacité d’adaptation de ces émigrés<br />
aux possibilités du milieu totalement<br />
différent de celui auquel ils étaient familiers,<br />
se formant à l’agriculture qu’ils<br />
découvrent entièrement, c’est aussi, à quel<br />
point ces fortunes bâties sur le commerce ou<br />
la plantation de la canne à sucre, maïs ou<br />
coton sont fragiles. Elles peuvent être soit<br />
détruites par la guerre civile, par les inondations<br />
du Mississippi de 1893, soit plus<br />
tard par la dépression <strong>des</strong> années 1930. A<br />
chaque fois, avec obstination et ténacité,<br />
sens de la survie, sens de la vie, il faut<br />
recommencer. En résumé, souligne Gaston<br />
Hirsch à la fin d’une de ses lettres (30) ,<br />
«Alsaciens, Lorrains, Allemands en<br />
Louisiane et Mississippi peuvent être fiers de<br />
leur succès dans le commerce, l’industrie, la<br />
médecine et surtout fiers de leur succès et de<br />
leur patience».<br />
Fidélité à la nouvelle patrie :<br />
l’émigré, soldat confédéré<br />
durant la guerre de sécession<br />
Mais cette fragilité du succès vaut aussi<br />
pour les familles établies précédemment à<br />
la guerre de sécession, qu’on appelle pudiquement<br />
dans le sud, «guerre entre les<br />
états». Toutes les richesses - stock de coton<br />
dans les dépôts à Jackson - pour la famille<br />
Kahn sont détruites, la guerre et la faim,<br />
l’absence de clientèle vaut pour Abel<br />
Dreyfus à la Nouvelle Orléans. S’ajoutent<br />
les blessures issues de batailles d’une<br />
grande férocité entre sudistes et nordistes.<br />
Philip Sartorius comme la très grande<br />
partie de ses coreligionnaires s’engage dans<br />
l’armée sudiste à Natchez et doit comme<br />
tous les soldats confédérés, après la défaite,<br />
en 1865, prêter serment de fidélité à<br />
l’Union, obligation d’une certaine manière<br />
de renier son premier engagement.<br />
Très peu de familles ont refusé de se<br />
battre du côté <strong>des</strong> confédérés en 1862.<br />
L’arrière grand-père de Lucile Bennett,<br />
Salomon Hochstein né en Alsace s’engage<br />
à 36 ans dans l’armée en Louisiane dans les<br />
guar<strong>des</strong> Housa (31) . L’un <strong>des</strong> émigrés d’origine<br />
alsacienne, Isaac Hermann né en 1838<br />
arrivé à New York en 1859, s’installe en<br />
Georgie, s’enrôle dans l’armée confédérée<br />
en 1862 et vit à Sanderville. Il a écrit un<br />
ouvrage «Mémoires d’un vétéran confédéré»<br />
(1911). Il s’enrôle à la place de son<br />
ami Mr Smith, un riche planteur qui l’avait<br />
adopté. Selon Sallie Monira Lang, sa biographe<br />
(32) , il se présente auprès de l’officier<br />
en disant: «un français souhaite combattre<br />
comme un américain». «Il reste en service<br />
durant toute la période pour le meilleur <strong>des</strong><br />
combats en allégeance avec le sud en faisant<br />
tout ce qui est honorable pour aider son<br />
pays adoptif». Dans le cas évoqué, le désir<br />
d’intégration au pays d’accueil requiert de<br />
payer sa dette envers celui qui vous a<br />
hébergé, le pays qui vous a accueilli, au plus<br />
vite. Notre émigré se porte volontaire sans<br />
même encore être citoyen. Cependant, le<br />
comportement d’un grand nombre apparaît<br />
beaucoup moins enthousiaste. Philip<br />
Sartorius fait état dans son journal de l’état<br />
piteux <strong>des</strong> bâteaux sudistes, de l’absence de<br />
préparation, de l’obligation en tant que soldat<br />
de payer l’ensemble de ses fournitures. Il fait<br />
partie d’un régiment de cavalerie qui doit tout<br />
fournir, costumes, nourriture.<br />
Il est sûr que cette guerre entraîna la<br />
ruine par le feu <strong>des</strong> propriétés de coton et<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
116<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
117
de sucre de nombreuses familles de<br />
Vicksburg, Jackson, Nouvelle Orléans.<br />
Cette guerre a provoqué un traumatisme et<br />
l’on parle encore de «avant ou après la<br />
guerre de sécession». Surtout elle a été<br />
vécue comme une guerre sans pitié d’un<br />
nord dominateur contre <strong>des</strong> états rebelles.<br />
Metz Kahn, dont la famille Bloom se<br />
Donaldsonville, Magasins généraux Lemann<br />
© Photo, Anny Bloch, sept 92<br />
trouve à Jackson au moment de la défaite<br />
<strong>des</strong> confédérés parle de la grand-mère<br />
Fanny Bloom née Strauss de Mommenheim<br />
(Bas-Rhin) qui perd un enfant à ce<br />
moment durant la bataille de Jackson en<br />
1863. Le 4 Juillet est la défaite de<br />
Vicksburg, une tragédie de reddition dont<br />
le deuil sera observé jusqu’en 1940, à la<br />
place de la fête de l’indépendance.<br />
«Un grand nombre de citoyens riches<br />
étaient opposés à la sécession décrivant en<br />
<strong>des</strong> images très précises la ruine que cela<br />
entraînerait dans l’ensemble <strong>des</strong> États-Unis.<br />
Leur <strong>des</strong>cription était presque prophétique»,<br />
ajoute Philip Sartorius (Sartorius:<br />
34). Il arrive que les familles du sud soient<br />
également pillées par les soldats de leur<br />
propre armée et ne doivent leur vie sauve<br />
que par leur voisin: «Nous avons tout sacrifié<br />
à la confédération, mon mari est blessé»<br />
dit la femme de P. Sartorius. Les soldats<br />
sudistes sont prêts à les tuer.<br />
Beaucoup de familles se réfugieront<br />
dans <strong>des</strong> lieux plus sûrs, au Nord, à Saint<br />
Louis, fin 1863. Ces familles partiront avec<br />
leurs esclaves sur la demande de ces derniers.<br />
Leurs esclaves ne veulent pas rester<br />
et préfèrent prendre le risque d’être vendus<br />
à Saint Louis (33) si nécessaire. «Mais avant<br />
de partir pour en avoir l’autorisation, je dus<br />
jurer fidélité<br />
«allégeance» (à<br />
l’Union)», raconte<br />
Philip Sartorius.<br />
Parfois <strong>des</strong><br />
bataillons de l’armée<br />
fédérale ne toucheront<br />
pas à leur maison,<br />
ne rentreront<br />
pas chez eux alors<br />
qu’ ils dévaliseront<br />
la maison de leurs<br />
voisins en détruisant<br />
ceux qu’ils ne pourront<br />
pas emporter. La<br />
problématique <strong>des</strong> relations<br />
du monde juif avec le monde noir doit<br />
être abordée même succinctement<br />
Juifs et noirs,<br />
une relation paternaliste?<br />
«A notre surprise devant le différent traitement<br />
qui nous était accordé, on nous dit<br />
que les noirs avaient dit combien nous<br />
étions bons avec eux et ceci nous exempta<br />
de toute persécution» commente Philip<br />
Sartorius dans son journal. Et il ajoute, à<br />
propos de la population noire: «nous leur<br />
étions d’une grande assistance, en cas de<br />
maladie et autrement. Car ils recherchaient<br />
notre protection et redoutaient les Yankees<br />
comme les rebelles».<br />
Opposés à l’éthique juive, mais tout à<br />
fait conformes aux normes du sud, les planteurs<br />
juifs comme les marchands possèdent<br />
avant leur émancipation <strong>des</strong> esclaves. Ils<br />
étaient peu nombreux. Mais nos questions<br />
soulèvent plutôt l’embarras. «Ils en avaient<br />
peu, ils les traitaient très bien. Je ne connais<br />
que le riche sénateur Judah P. Benjamin,<br />
converti, marié à une française qui n’était<br />
pas juive, qui en possédait», nous écrit une<br />
de nos interlocutrices.<br />
«D’ailleurs, les noirs préféraient avoir<br />
<strong>des</strong> patrons juifs». Il est vrai que j’ai rencontré<br />
dans les familles juives <strong>des</strong> nanniesgouvernantes<br />
d’enfants, qui avaient <strong>des</strong><br />
relations très étroites avec les familles, bien<br />
meilleures que dans le nord <strong>des</strong> États-Unis.<br />
Le personnel noir fait partie intégrante <strong>des</strong><br />
familles. Leur photo est présente dans le<br />
décor de la maison avec l’enfant élevé. Ils<br />
participent à toutes les fêtes et sont assis au<br />
premier rang lors du mariage de la petite<br />
fille. Souvent, on s’occupe <strong>des</strong> enfants<br />
noirs. Les liens restent très étroits. On désire<br />
se remémorer l’histoire de la plantation<br />
Waterloo, actuellement disparue en demandant<br />
la photo d’une servante dont la mère a<br />
été esclave sur la plantation. «Ce sont les<br />
noirs au début du siècle», nous raconte Flo<br />
Geismar-Margolis, «qui vont apprendre<br />
l’anglais à mon père». En toute confiance.<br />
La vie <strong>des</strong> familles juives sur les plantations<br />
ressemble cependant tout à fait à une<br />
vie de sudiste, à la classe moyenne supérieure.<br />
Ces riches familles en ont intégré les<br />
valeurs et les mo<strong>des</strong> de vie: «Il y a 65 ans,<br />
l’idée que la vie sur la plantation change ne<br />
venait pas à l’idée de ces familles», nous<br />
explique Flo Geismar-Margolis appartenant<br />
à une famille de planteurs. «Tante Sera était<br />
née au moment de la guerre de sécession.<br />
Les choses n’ont changé dans le sud que<br />
plus tard. Tante Sera a donc gardé toute sa<br />
vie une femme qui la coiffait, une qui lui faisait<br />
la cuisine. Elle apprenait à sa nièce à<br />
faire du crochet».<br />
«Les esclaves n’existaient», m’a-t-on<br />
expliqué «que dans les gran<strong>des</strong> plantations».<br />
Il y avait peu de Juifs dans le sud<br />
avant la guerre de sécession et encore moins<br />
de propriétaires d’esclaves nous écrit<br />
Babette Wampold (34) qui mentionne très<br />
honnêtement que son arrière-grand-père<br />
Jacob Ullmann originaire de Hechingen en<br />
Palatinat installé à Port Gibson, Mississippi<br />
en 1850, possédait deux esclaves.<br />
Passé difficile, dont j’ai trouvé quelques<br />
traces dans les actes conclus chez le notaire<br />
Abel Dreyfus (Archives du Musée Historique<br />
de la Nouvelle-Orléans) et dans une famille<br />
Dan Scharff, arrière petit fils de Philip<br />
Sartorius, qui avait apposé au mur d’une de<br />
ses pièces, une inscription libellée ainsi: «J’ai<br />
ce jour acheté à Philip Sartorius, un nègre,<br />
Itak, dont je veux défendre le titre contre toute<br />
réclamation d’où qu’elle vienne et je prends<br />
en considération la vente de 300 dollars cash<br />
et du paiement en mains propres. Signé W.T.<br />
Patchman, le 4 août 1862 à Madison Parish».<br />
Si la situation est beaucoup plus tendue à<br />
l’heure actuelle aux États-Unis entre noirs et<br />
blancs, noirs et juifs, les familles juives ont<br />
eu une relation ambiguë par rapport au monde<br />
noir, qui met en évidence une situation de précarité<br />
dans <strong>des</strong> pério<strong>des</strong> de crise, analysée par<br />
l’historien Leonard Dinnerstein (35) .<br />
Un de nos interlocuteurs nous a rapporté<br />
les propos de son grand père du début du<br />
siècle, un homme très estimé à Jackson,<br />
Mississippi, dont l’anniversaire était fêté<br />
par la ville chaque 27 mai: «je prie», disaitil,<br />
«chaque jour pour les noirs parce que s’il<br />
n’y avait pas de noirs, ils s’en prendraient<br />
aux Juifs». Jonathan Daniels reprend plus<br />
tardivement cet amer constat et écrit en<br />
1938: «à l’exception <strong>des</strong> moments où <strong>des</strong><br />
juifs sont venus récemment en grand<br />
nombre, le préjugé racial à l’encontre <strong>des</strong><br />
noirs a libéré globalement ou presque le<br />
Juif, de préjugés.»<br />
Cette réflexion n’occulte pas pour autant<br />
<strong>des</strong> manifestations d’antisémitisme violent<br />
(1893), mais surtout l’affaire Frank (Frank<br />
case, 27 avril 1913). Leo Frank qui était<br />
propriétaire d’une usine de crayons fut lynché<br />
pour avoir été accusé à tort d’avoir violé<br />
et tué son employée noire âgée de 14 ans<br />
Mary Phagan (36) . La violence de l’antisémitisme<br />
suscitée lors de cette affaire dans le<br />
sud à cette époque et la fausse déclaration<br />
d’un <strong>des</strong> employés noirs est parfois comparée<br />
à l’affaire Dreyfus. Le traumatisme dans<br />
les communautés juives du sud et spécialement<br />
à Atlanta durera une génération.<br />
Dans les communautés juives ou les<br />
familles isolées dans les petites communes,<br />
la population juive ne représente qu’un<br />
dixième de pour cent de la population dans<br />
le sud. Leonard Dinnerstein a souligné «la<br />
précarité qu’un certain nombre de Juifs ressentaient<br />
dans une région si marquée par la<br />
bigoterie, si hostile aux gens venus<br />
d’ailleurs» mais qui forme ce puzzle du sud<br />
combinant l’acceptation de l’individu à<br />
l’intolérance de ce qui est extérieur (37) .<br />
Le retour : l’an prochain<br />
à Schirhoffen<br />
Indéniablement, le désir de retour se fait<br />
sentir au cours du temps Si les liens se sont<br />
parfois distendus, le souvenir <strong>des</strong> récits<br />
transmis sur plusieurs générations restent<br />
vivaces et constitue le légendaire familial.<br />
Les acteurs les plus soucieux de leurs origines,<br />
les jeunes qui commencent à élaborer<br />
un arbre généalogique et ont besoin d’en<br />
savoir davantage, les personnes plus âgées<br />
qui ont le souci d’affiner leurs connaissances<br />
retournent au village, à la ville d’origine.<br />
Ils visitent les archives, se rendent au<br />
cimetière où sont enterrés les arrièresgrands-parents.<br />
Parfois, rien ne reste et ils<br />
parcourent les rues; <strong>des</strong> images, <strong>des</strong> personnages<br />
les accompagnent. La boucle paraît<br />
se fermer mais toujours <strong>des</strong> espaces vi<strong>des</strong><br />
demeurent.<br />
Traces. Une expérience forte de<br />
confrontation de récits avec le réel s’opère.<br />
Des moments d’émotion, de retrouvailles<br />
avec les lieux. Les maisons <strong>des</strong> familles<br />
souvent n’existent plus, la synagogue a disparu.<br />
Il y a toujours quelqu’un à qui parler,<br />
qui se rappelle vaguement que.. La conversation<br />
s’engage. On se retrouve vite chez le<br />
maire, parfois même à la mairie, devant le<br />
livre où les ancêtres sont inscrits. Monsieur<br />
le maire signe le livre. Retour inversé du<br />
geste de l’ancêtre, lui qui avait choisi d’être<br />
américain. La dédicace n’est-elle pas la<br />
marque d’une citoyenneté retrouvée?<br />
Le retour est une expérience, une aventure<br />
aussi. Parfois, il n’atteint pas son but.<br />
Personne, aucun parent, aucun ami, n’est<br />
présent. Les cousins d’Amérique souhaitent<br />
revenir pour un voyage en Europe, une<br />
recherche mais aussi avec la certitude<br />
qu’une personne les accueillera. Un médiateur<br />
entre eux et la région est nécessaire<br />
pour les accompagner, les aider à retrouver.<br />
Le sociologue ne devient-il pas - quand<br />
il joue ce rôle - le passeur entre deux<br />
mon<strong>des</strong>, initiant ses cousins à marcher sur<br />
le vieux continent, reconstruisant un pont<br />
dont il ne restait que quelques pilotis,<br />
rejouant ainsi, de nouvelles formes de fidélité,<br />
infidélités?<br />
Notes<br />
1. Nous avons poursuivi notre investigation dans<br />
le sud <strong>des</strong> Etats-Unis auprès de différents<br />
centres d’archives de la Nouvelle Orléans, aux<br />
Archives Juives de Cincinnatti (Ohio) en avrilmai<br />
1994, grâce au soutien du Conseil scientifique<br />
de l’Université <strong>des</strong> Sciences Humaines de<br />
Strasbourg. Nous lui exprimons toute notre<br />
reconnaissance.<br />
Merci au Directeur du Centre Américain <strong>des</strong><br />
Archives Juives, Abraham PECK et à ses collaborateurs,<br />
au professeur PIPER et son épouse de<br />
l’Hebrew Union College, à Leonard PRAGER,<br />
professeur de yiddish et de littérature anglaise à<br />
l’Université de Haifa, pour leurs judicieux<br />
conseils et accueil. Le Museum of the Southern<br />
Jewish Experience, Macy B. HART, Marcie<br />
COHEN nous a invité à exposer nos recherches<br />
à Natchez (Miss) : rencontre-débat avec les historiens<br />
Bobbie MALONE, Kenneth HOFF-<br />
MANN du 29 Avril au 1er Mai 1994 . Nous les<br />
remercions de leur hospitalité. Nous avons été<br />
accueillie généreusement par de nombreuses<br />
familles de la Nouvelle-Orléans, de la Louisiane<br />
et du Mississippi. Qu’elles en soient chaleureusemnt<br />
remerciées. Merci à Cathy CAHN de<br />
nous avoir aidé à découvrir les archives de<br />
l’hôpital de Touro et introduit au Musée<br />
Historique de la Nouvelle-Orléans.<br />
2. BRUBAKER Rogers. «De l’Immigré au citoyen,<br />
comment le jus soli s’est imposé en France, à la<br />
fin du XIX e siècle», Actes de la recherche en<br />
<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>. Sept.1993, p. 3-25.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
118<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
119
3. Deux décrets de Napoléon(1808) réorganisèrent<br />
le culte. Un troisième apportait <strong>des</strong> limitations<br />
aux droits civiques pendant dix ans. Un certain<br />
nombre de mesures discriminatoires demeuraient<br />
: l’obligation de prêter le serment «more<br />
judaico» avant de comparaître en justice, l’obligation<br />
d’enrôlement, l’absence de budget<br />
jusqu’en 1830 pour le culte israélite. Ce n’est<br />
qu’en 1846 que disparut la dernière mesure discriminatoire.<br />
4. KAHN. Jean. 500 ans d’histoire juive à<br />
Haguenau, La citoyenneté <strong>des</strong> juifs d’Alsace<br />
après Napoléon, Etu<strong>des</strong> haguenauviennes. T.18,<br />
1992, p. 15-22.<br />
5. American Jewish Archives. Cincinnati Campus,<br />
Family record, Leo CAHN Family, Vital statistics,<br />
Small Collection, n° 1530.<br />
6. Voir l’évolution du patriotisme <strong>des</strong> juifs<br />
d’Alsace face au service militaire, Juifs en<br />
Alsace, (en collab avec Robert WEYL), le<br />
métier <strong>des</strong> armes, le patriotisme, le sionisme,<br />
Toulouse, Privat, 1977, p. 382-86 et idem, «Les<br />
Juifs d’Alsace entre la France et l’Allemagne<br />
(1870-1914)». <strong>Revue</strong> d’Allemagne. p.480-94.<br />
7. MARRUS Michael. Les Juifs de France à<br />
l’époque de l’affaire Dreyfus. Paris: éd.<br />
Complexe. 1985. p. 48. anc. éd. Calmann-Levy.<br />
1972.<br />
Freddy RAPHAEL et Robert WEYL évaluent<br />
une perte du quart de la population juive alsacienne<br />
entre 1871 et 1905 soit près de 9230 individus,<br />
op. cit., p.486.<br />
8. PECK Abraham J.. That other «peculiar» institution:<br />
Jews and Judaism in the nineteenth century<br />
south. Modern judaism. Vol 7, n° 2. mai<br />
1987. p 199-114.<br />
9. Communications. Générations et filiation. n° 59.<br />
Paris: Seuil. 1994.<br />
10. KORN. Bertram W. Jews and Negro Slavery in<br />
the old South 1789-1865, Elkins Park, Pa.<br />
Reform Congregation Knesreth Israel. 1961.<br />
11 . FOUCHE. Nicole. L’émigration alsacienne aux<br />
Etats-Unis,1815-1870. Paris: Publications de la<br />
Sorbonne .1992.<br />
Une introduction du travail concerne l’émigration<br />
du début du XX° siècle <strong>des</strong> Juifs d’Alsace<br />
et de Lorraine a été publiée dans, Saisons<br />
d’Alsace. Green card, sur les traces <strong>des</strong> communautés<br />
juives alsaciennes à New YorK. n° 115.<br />
1992. p.175-182.<br />
12. Commentaire de J.B MIGNERET, Description<br />
du département du Bas-Rhin . 1871. T II.<br />
13. DALTROFF Jean. L’émigration en Amérique<br />
<strong>des</strong> Juifs d’Alsace-Lorraine. Liaisons, n° 11,<br />
Bulletin du Consistoire israélite de la Moselle.<br />
p. 22-24<br />
14. CARON Vicki. Between France and Germany:<br />
Jews and national identity in Alsace-Lorraine,<br />
1871-1918, Columbia U. Press. 1983.<br />
15. Archives du Haut-Rhin, MS714, Liste <strong>des</strong><br />
Hauts-Rhinois ayant émigré entre 1871 et 1918.<br />
établie par D. DREYER.<br />
La loi du Reich du 2 Mai 1874: les hommes qui<br />
ont quitté le territoire de l’empire mais qui n’ont<br />
pas acquis une autre nationalité sont astreints au<br />
service militaire. Nombreux Hauts-Rhinois<br />
renoncent à leur nationalité pour ne pas être<br />
incorporés lors de visite à leur famille restée en<br />
Alsace.<br />
16. D’autres types de comparaisons sont possibles<br />
pour évaluer l’importance de l’émigration juive<br />
de la France de l’Est, celui du pourcentage<br />
d’émigrés de la France de l’Est par rapport à<br />
l’ensemble <strong>des</strong> émigrés juifs d’Europe à la<br />
même période. Ces comparaisons dans l’état<br />
actuel de nos travaux ne peuvent être qu’indicatives.<br />
Dans le cimetière de Port Gibson (La) dont la<br />
communauté date de 1830, fondée par <strong>des</strong> Juifs<br />
allemands et alsaciens: 17 tombes de juifs alsaciens<br />
sur 133 tombes sont comptées.(ref.100th<br />
Anniversary Celebration, Gemiluth Chassed<br />
Synagogue, Port Gibson, Miss, 1991), 12, 61 %<br />
du nombre de tombes.<br />
Au cimetière d’Opelousas (La), 24 tombes<br />
d’Alsaciens sur 169 tombes, soit 13%<br />
(KAPLAN. Benjamin. The Eternal Stranger.<br />
New York: Bookman Associates. 1951 )<br />
La ville Donaldsonville à une heure de route au<br />
nord de Bâton Rouge (La) où de nombreux émigrants<br />
d’Alsace et de Lorraine se sont installés,<br />
42 Alsaciens-Lorrains sur 192 tombes ont pu<br />
être répertoriées, près de 18%. ( liste établie par<br />
Gaston HIRSCH).<br />
La première génération d’émigrés vient en<br />
majorité d’Alsace, <strong>des</strong> villages de Shirhoffen,<br />
de Reichhoffen, de Saverne, de Niederbronn,<br />
mais aussi de Lixheim en Lorraine et de la ville<br />
de Nancy.<br />
Il faut également tenir de compte du fait que<br />
nombre d’historiens américains ne font pas de<br />
distinction entre les émigrés juifs alsaciens-lorrains<br />
et l’émigration allemande. La première<br />
émigration est partie intégrante de la seconde.<br />
17. FERRARROTI. Franco Histoire et histoires de<br />
vie, la méthode biographique dans les <strong>sciences</strong><br />
<strong>sociales</strong>. Méridiens Klinsieck: trad fr.1990.<br />
p. 41.<br />
18. Cette expérience est d’autant plus vraie lorsque<br />
le document nous est remis par les petits enfants<br />
de la personne qui écrit, en l’occurrence<br />
Madame SCHARFF en Mai 1993 et qui est<br />
commentée par ses proches comme Joël<br />
Sartorius de Philadelphie. Celui-ci inscrit l’histoire<br />
de ce document dans une généalogie familiale.<br />
Cette inscription trouve sa place dans une<br />
filiation dans laquelle les <strong>des</strong>cendants ont<br />
recomposé l’histoire de leurs ancêtres, manière<br />
de refonder la famille et de recomposer avec le<br />
pays d’origine Cette filiation ne peut faire l’économie<br />
de vi<strong>des</strong>, si l’on peut dire.<br />
19. BARKAI Avraham. German-Jewish Immigration<br />
to the United States, 1820-1914. New<br />
York/London: Holmes & Meier. 1994. p. 1-14.<br />
20. Pour une compréhension précise de cette évolution,<br />
voir WAHL Freddy. Confession et comportement<br />
dans les campagnes d’Alsace et de<br />
Bade (1781-1939) T I. Strasbourg: ed. Coprur.<br />
1980.<br />
21. Souvenirs de mon père, Philip SARTORIUS<br />
écrit par lui pour moi. 71 pages, écriture calligraphiée,<br />
à partir de1910.<br />
22. Journal rédigé par Isaac LEVY, né le 16<br />
décembre 1870 à Lembach traduit de l’allemand<br />
par Maurice WOLFF en 1990. L’original appartient<br />
à Ernest LEVEY, fils d’Isaac et actuellement<br />
à sa petite fille Lauren Levey. Ce journal<br />
a été traduit par Maurice WOLFF, membre du<br />
Cercle de généalogie juive à Paris.<br />
23. AD. du Haut-Rhin, n° 25266.<br />
24. CHERNISS. Ruth MEYER. Max Meyer, 1876-<br />
1953, document privé 1980. 142 pages appendix<br />
I, Introduction Max MEYER, novembre<br />
1941. Merci à Ruth CHERNISS, petite fille de<br />
Max Meyer, d’avoir bien voulu m’adressé son<br />
ouvrage.<br />
25. Entretien avec Flo GEISMAR-MARGOLIS, à<br />
la Nouvelle-Orléans, le 8/09/92.<br />
26. Entretien à New York avec Abraham METZ<br />
KAHN, natif de Bâton Rouge, de famille alsacienne<br />
et allemande le 2/09/1992. Entretien avec<br />
Flo GEISMAR-MARGOLIS à la Nouvelle-<br />
Orléans, le 8/09/92.<br />
27. Correspondance: Gaston HIRSCH. 17/08/1993.<br />
28 Note bibliographique. Livret élaboré pour une<br />
réunion de famille le 27 /05/1977.<br />
29. En français, on traduit cette expression par<br />
«michpara’logie»<br />
30. Correspondance avec Gaston HIRSCH.<br />
17/08/1993.<br />
31. Lettre de Lucile BENNETT, Archives U.S.<br />
Washington.<br />
32. Lettre du 26 juin 1926-American Jewish<br />
Archives. Cincinnatti.<br />
33 Journal. Philip SARTORIUS, p. 56.<br />
34. Correspondance. Babette WAMPOLD.<br />
Montgomery, Alabama. 10 /02/1995.<br />
35. ref. Note on Southern Attitu<strong>des</strong> toward Jews.<br />
1970, et Antisemitism in America. Chap.9,<br />
Antisemitism and Jewish anxieties in the South<br />
(1865-1980). Library Hebrew Union College.<br />
1994.<br />
36. EVANS. Eli N., The Provincials, a personal<br />
History of the Jews in the South. New York.<br />
Atheneum. 1976. p. 273-74.<br />
37. DINNERSTEIN. idem. p.82, p.88.<br />
photo Abraham Hadad<br />
”Mariage” ou ”Devant le photographe”<br />
huile sur toile 146 x 114<br />
novembre 1993<br />
Sociologie:<br />
tradition<br />
et infidélités<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
120
GILLES HERREROS-ANDRÉ KOCHER-BERNARD WOEHL<br />
«Le meilleur moyen de faire<br />
céder les résistances qui<br />
s’opposent à la constitution<br />
d’une science nouvelle est de<br />
la tenter résolument. Une fois<br />
qu’elle est, si imparfaite<br />
qu’elle soit, de toute<br />
nécessité, elle a déjà<br />
un commencement de vie;<br />
et cette démonstration par<br />
le fait témoigne plus en faveur<br />
de sa vitalité que<br />
tous les raisonnements<br />
dialectiques.<br />
Gilles HERREROS<br />
André KOCHER<br />
et Bernard WOEHL<br />
Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />
Européenne<br />
Pour une sociologie<br />
clinique<br />
Bosch, Le Jardin <strong>des</strong> délices, volet gauche : le Paradis, détail de l’arbre de vie<br />
Madrid, © Musée du Prado<br />
Et c’est là, d’ailleurs, l’oeuvre difficile<br />
à faire; car l’acte vraiment créateur<br />
consiste non pas à émettre en passant<br />
quelques belles idées dont se berce<br />
l’intelligence, mais à s’en saisir pour les<br />
féconder en les mettant en contact avec les<br />
choses, en les coordonnant, en les appuyant<br />
sur un commencement de preuves, de<br />
manière à les rendre à la fois logiquement<br />
assimilables et contrôlables pour autrui...» (1)<br />
A travers ces quelques lignes d’hommage<br />
à A. Comte, E. Durkheim marque<br />
bien le parti d’infidélité fondateur de la<br />
science sociale. Il ne s’agit pas de nier<br />
l’héritage <strong>des</strong> grands anciens et ses vertus,<br />
de prétendre fonder un savoir sui generis;<br />
plus simplement, il convient d’affirmer la<br />
spécificité d’un point de vue, de le constituer<br />
en savoir susceptible de rendre compte<br />
de la réalité en appui sur <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> permettant<br />
de mener à bien ce projet.<br />
Fidélité/infidélité donc, en ce que la production<br />
de savoir est toujours rupture non<br />
seulement avec le sens commun et les<br />
schèmes cognitifs préexistants, mais aussi<br />
parceque l’impérative ré-interrogation de<br />
l’objet de la sociologie, de ses évolutions,<br />
en bref la réflexion sur l’inscription sociale<br />
de la discipline, conduit nécessairement le<br />
sociologue à se positionner vis à vis de<br />
l’héritage légué par les pères fondateurs.<br />
Le débat que nous proposons autour de<br />
la place et du statut de la sociologie clinique<br />
au sein de la discipline s’inscrit de plainpied<br />
dans cette perspective.<br />
La science contre la clinique<br />
Depuis les origines de la sociologie, et<br />
peut-être plus généralement <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />
<strong>sociales</strong>, en d’autres termes d’A. Comte à<br />
P. Bourdieu, en passant par E. Durkheim ou<br />
bien encore de G. Bachelard à K. Popper pour<br />
ce qui est du registre de l’épistémologie, on<br />
retrouve le même souci: les uns et les autres<br />
entendent affirmer haut et fort le caractère<br />
scientifique de leur discipline. Près d’un<br />
siècle après que les bases de la science positive<br />
ont été posées, cette préoccupation, largement<br />
compréhensible en une période où les<br />
<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> entendent s’arracher de la<br />
métaphysique et conquérir un droit d’entrée<br />
dans la cité scientifique, continue de tarauder<br />
la sociologie. Deux effets majeurs de cette<br />
position originelle peuvent être identifiés; le<br />
premier pourrait être retrouvé dans une tendance<br />
de type positiviste, le second laisse<br />
entrevoir une posture systématiquement critique.<br />
Ces deux caractéristiques d’une partie<br />
de la tradition sociologique -principalement<br />
française- ont contribué à éloigner le sociologue<br />
de toutes formes de pratiques qui pourraient<br />
lui valoir le soupçon de n’être pas<br />
scientifique. La sociologie d’intervention et<br />
la sociologie clinique qui supposent, l’une et<br />
l’autre, une sorte de praxéologie, constituent<br />
deux illustrations de ces pratiques qui feraient<br />
courir au sociologue le risque de non-objectivité.<br />
Tout ce qui pourrait conduire l’analyste<br />
à être victime de la subjectivité, tant celle de<br />
l’observé que de la sienne propre, devant être<br />
tenu à distance, cette façon d’entrevoir ou de<br />
pratiquer la sociologie est suspectée. Après<br />
avoir montré comment s’exprime cette<br />
méfiance, nous suggérerons la nécessité<br />
d’une infidélité radicale à la tradition positiviste<br />
et critique de la sociologie, faisant nôtre<br />
le propos de Keynes:«j’ai été élevé à l’intérieur<br />
de la citadelle, j’en connais la force et<br />
reconnais sa puissance, mais aujourd’hui je<br />
me range aux côtés <strong>des</strong> hérétiques».<br />
Positivisme et sociologie critique :<br />
deux traits de la tradition<br />
sociologique<br />
Avec A. Comte, la sociologie se définit au<br />
travers d’une double prétention: scientifique<br />
et morale. Tout d’abord, dans une perspective<br />
proche de celle <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> de la nature, <strong>des</strong><br />
mathématiques, de l’astronomie, la science<br />
positive que porte le sociologue souhaite<br />
imposer son verdict aux ignorants et aux amateurs<br />
(2) . En cela Comte embrasse un projet de<br />
connaissance dont l’ambition flirte avec le<br />
désir d’universel; c’est la voie ouverte à la<br />
morale positive qui dira aux hommes non<br />
seulement «les lois naturelles dans le système<br />
de la sociabilité moderne», mais aussi ce que<br />
la cité doit devenir: «cette philosophie fera<br />
comprendre que les relations industrielles au<br />
lieu de rester livrées à un dangereux empirisme<br />
ou à un antagonisme oppressif doivent<br />
être systématisées suivant les lois morales de<br />
l’harmonie universelle» (3) . A l’instar de la<br />
prophétie marxiste, mais aussi dans la lignée<br />
platonicienne prolongée par l’idéalisme<br />
hégélien, le savant se confond avec le politique<br />
disant, simultanément, ce que les choses<br />
sont et ce qu’elles devraient être.<br />
Au-delà <strong>des</strong> accents scientistes qui sont<br />
les siens -toutes les choses du monde sont<br />
connaissables par la science-, le positivisme<br />
développe une conception «totalisante» <strong>des</strong><br />
<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> qui deviennent une sorte<br />
de science <strong>des</strong> <strong>sciences</strong>, l’état positif marquant<br />
le stade ultime du développement <strong>des</strong><br />
formes de l’esprit scientifique. Pour ces raisons,<br />
la rupture avec l’un <strong>des</strong> pères fondateurs<br />
s’impose; l’infidélité est ici un devoir.<br />
Évidemment, il n’est pas question pour<br />
nous de superposer à l’identique les travaux<br />
de Comte et ceux de ses successeurs; toutefois,<br />
le désir de connaissance scientifique<br />
contenu dans la philosophie positive continue<br />
d’être décliné avec le souci inchangé,<br />
sorte de fil rouge de la tradition sociologique,<br />
de la quête d’objectivité.<br />
Ainsi, la connaissance du «fait social» (le<br />
singulier a ici son importance) chez<br />
Durkheim ou chez Mauss (pour qui le fait<br />
social peut être total) passe par <strong>des</strong> règles de<br />
méthode dont les formes illustrent un véritable<br />
«complexe positiviste». En effet, à<br />
l’image <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> de la nature et de leur<br />
façon de se saisir du réel, les pères fondateurs<br />
de la sociologie vont appréhender leur objet<br />
avec la froideur objectivante qui caractérise<br />
les <strong>sciences</strong> physiques; c’est cette recommandation<br />
que contient la fameuse formule<br />
durkheimienne selon laquelle «il convient de<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
122<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
123
traiter les faits sociaux comme <strong>des</strong> choses» (4) .<br />
Ainsi, tout se passe comme si le fait social<br />
devait être arraché aux «manifestations individuelles»<br />
(5) par lesquelles il prend formes et<br />
vie pour être compris. C’est en rompant avec<br />
les prénotions qui vivent dans «le système <strong>des</strong><br />
signes», dont chacun se sert pour exprimer sa<br />
pensée (6) , que le sociologue va accéder au<br />
sens <strong>des</strong> phénomènes qui échappent à la raison<br />
commune. Les règles de la méthode exigent<br />
que le social s’explique par le social<br />
donc, que toute autre dimension explicative<br />
soit abandonnée et notamment celle relative<br />
au psychologique. Selon Durkheim, le<br />
recours au psychologique n’a guère de sens<br />
dès lors qu’il n’est qu’une <strong>des</strong> formes de la<br />
«conscience individuelle» (7) ; pour cette raison,<br />
l’analyse sociologique ne doit pas<br />
s’encombrer d’indicateurs comme celui de la<br />
douleur (de la souffrance pourrait-on dire en<br />
termes psychologiques) dont Durkheim se<br />
plaît à souligner qu’elle n’est en rien le signe<br />
distinctif de la maladie (8) . C’est à ce prix<br />
méthodologique que s’échafaude une production<br />
sociologique de nature scientifique.<br />
En d’autres termes, toute approche qui ne parviendrait<br />
pas à garantir un rapport d’extériorité<br />
entre le sociologue et son objet serait<br />
condamnée à n’être que «sens commun» ou<br />
«connaissance vulgaire». Ici, Bachelard<br />
prend, avec brio, le relais de l’auteur du<br />
Suicide.<br />
Pour le père de La formation de l’esprit<br />
scientifique, si les <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> ne peuvent<br />
être comparables aux mathématiques -<br />
dont «l’histoire ... est une merveille de régularité»<br />
(9) ne connaissant pas de pério<strong>des</strong><br />
d’erreurs-, elles doivent néanmoins demeurer<br />
un champ d’exercice du rationalisme appliqué,<br />
seul vecteur véritable de la connaissance,<br />
de l’objectivité scientifique. Ce rationalisme,<br />
même s’il est dit «rectifié» (c’est à dire ne<br />
pouvant plus se comprendre comme un<br />
«rationalisme fermé»), doit s’exercer dans le<br />
contournement-dépassement <strong>des</strong> obstacles<br />
épistémologiques que sont: l’«expérience<br />
première», les «images familières», le «pragmatisme»,<br />
le «substantialisme»... Derrière la<br />
dénonciation de ces obstacles épistémologiques<br />
on voit se profiler une volonté de rupture<br />
non seulement avec l’empirie mais aussi,<br />
de fait, avec le vivant, l’existence, les sujets<br />
(pour ne pas dire acteurs). Ainsi la distanciation<br />
d’avec le réel devient une condition<br />
d’émergence de la science; la vigilance épistémologique<br />
doit conduire le chercheur à une<br />
surveillance serrée de tous les risques de dérapages<br />
en direction de la subjectivité qu’elle<br />
soit inscrite dans l’objet étudié, dans les outils<br />
et techniques utilisés, dans la conscience de<br />
l’observateur.<br />
Les pères fondateurs ayant largement<br />
ouvert la voie, leurs héritiers purent s’y<br />
engouffrer avec le souci de reproduire de prolonger<br />
mais aussi d’enrichir une position<br />
épistémologique et <strong>des</strong> règles de méthode,<br />
synonymes de scientificité. P.Bourdieu est<br />
une de ces figures emblématiques qui, dans<br />
la lignée <strong>des</strong> «anciens» dont il vient d’être<br />
question, disent ce qu’est le prix à payer pour<br />
accéder -en toute dignité scientifique- au<br />
métier de sociologue. Le fait conquis<br />
(construit et constaté) contre l’illusion du<br />
savoir immédiat exige de tenir en lisière toute<br />
forme «de familiarité avec l’univers<br />
social» (10) . Cette familiarité contient tous les<br />
pièges que le sociologue doit éviter: prénotions,<br />
préjugés, connaissance vulgaire. Le<br />
langage lui-même étant porteur d’une philosophie<br />
pétrifiée dans les mots, le sociologue<br />
est invité par l’auteur de la distinction à se<br />
souvenir de la recommandation<br />
d’E.Durkheim «...le moment est venu pour<br />
la sociologie...de prendre le caractère ésotérique<br />
qui convient à toute science» (11) .<br />
Bien sûr, l’inventaire de ces quelques<br />
conseils pourrait être assorti de citations<br />
montrant combien cette sociologie et épistémologie<br />
traditionnelles se sont aussi revendiquées<br />
d’une forme «d’entre-deux» devant<br />
permettre à la fois d’éviter la dérive de<br />
l’empirie et celle du rigorisme méthodologique.<br />
Ainsi P. Bourdieu, se revendiquant<br />
d’A. Comte, fustige-t-il aussi bien «les prophètes<br />
qui fulminent contre l’impureté originelle<br />
de l’empirie» et «les grands prêtres de<br />
la méthode qui garderaient volontiers tous les<br />
chercheurs, leur vie durant, sur les bancs du<br />
catéchisme méthodologique» (12) . Toutefois,<br />
quel que soit l’effort d’exégèse auquel on<br />
s’astreint, on ne peut que constater ce que P.<br />
Bourdieu, lui-même, dans une forme d’autocritique<br />
qui ne dit pas son nom, avançait au<br />
cours d’un colloque organisé sur le thème de<br />
la pauvreté: «Il m’a fallu beaucoup de temps<br />
pour comprendre que le refus de l’existence<br />
était un piège...Que la sociologie s’est constituée<br />
contre le singulier, le personnel, l’existentiel»<br />
(13) . Ce propos, qui pourrait être<br />
étendu à bien d’autres sociologues que<br />
P.Bourdieu, illustre en quoi une certaine tradition<br />
sociologique s’est progressivement<br />
engagée dans une quête d’objectivité et de<br />
scientificité, démontrant à la fois une capacité<br />
à produire <strong>des</strong> modèles à fort rendement<br />
explicatif et une incapacité à retrouver, sous<br />
la science, le vivant dont celle-ci est censée<br />
rendre compte. Ainsi, les <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />
d’une part, à force de vivre comme une véritable<br />
malédiction le fait que leur objet parle, le<br />
sociologue d’autre part, ne pouvant faire quant<br />
à lui que son objet se taise, se sont éloignés de<br />
lui - pour s’en protéger - au point de ne plus<br />
l’entendre beaucoup. Le dispositif institutionnel<br />
qui s’est mis en place pour légitimer la<br />
sociologie a contribué à renforcer cette réduction<br />
au silence <strong>des</strong> sujets-objets.<br />
Science, vraisemblance<br />
et clinique<br />
L’une <strong>des</strong> conséquences pratiques de ce<br />
voyage sur Sirius que la tradition sociologique<br />
et son expression institutionnelle ont<br />
proposé au sociologue a conduit, notamment,<br />
à une absence de légitimité <strong>des</strong> sociologies<br />
dont la particularité consistaient à se<br />
construire dans la confrontation au terrain.<br />
En effet, ce type d’approches, que l’on nommera<br />
ici indistinctement sociologie d’intervention<br />
(à ne pas confondre nécessairement<br />
avec ce que Touraine et ses collaborateurs<br />
ont nommé «intervention sociologique» (14)<br />
qui ne représente qu’une <strong>des</strong> formes possibles<br />
de ce type de sociologie) ou sociologie<br />
clinique, supposant entre autres points,<br />
l’implication de l’intervenant sur son terrain,<br />
aux côtés et avec (15) les acteurs qui le peuplent,<br />
porte en elle tous les stigmates de<br />
l’empirie. A ce titre elle est suspecte aux<br />
yeux de ceux qui se méfient de l’ex-plication<br />
dans l’im-plication. En outre, si cette sociologie<br />
clinique fait profession de ne pas être<br />
critique (c’est-à-dire ne tente pas de retrouver<br />
ce qui est cryptique dans l’action ou la<br />
situation d’action), alors la sanction risque<br />
d’être sans appel: le sociologue clinicien<br />
n’est plus qu’un «artiste» (dans un récent colloque<br />
organisé autour d’une réflexion sur<br />
théories et pratiques, l’un <strong>des</strong> participants -<br />
sociologue lui-même - décrivait ainsi sa<br />
conception de l’intervention sociologique:<br />
«faire l’artiste sur le terrain sans ne rien produire<br />
ni en connaissance, ni en action»).<br />
Dans une opposition infidèle à une tradition<br />
sociologique, pas toujours clémente<br />
vis-à-vis de l’intervention et/ou de la clinique,<br />
nous suggérons, non en toute circonstance<br />
bien sûr - ce qui reviendrait à substituer<br />
un dogmatisme à un autre - mais à<br />
chaque fois que nécessaire, une position<br />
épistémologique et une posture méthodologique<br />
qui trouvent, partiellement au moins,<br />
leurs fondements dans la sociologie <strong>des</strong><br />
<strong>sciences</strong> de B. Latour et M. Callon (16) ou<br />
dans la théorie de la complexité d’E. Morin.<br />
La science, une production aléatoire<br />
et «bricolée»<br />
Partant de la question commune à toute<br />
l’épistémologie: «quelles sont les conditions<br />
d’émergence et de réalisation de la<br />
science?», M. Callon et B. Latour refusent<br />
les réponses traditionnelles <strong>des</strong> épistémologues.<br />
Ainsi rejettent-ils simultanément:<br />
– l’idée d’une homologie structurale entre<br />
science et société ainsi que toutes les<br />
explications déterministes visant à mobiliser<br />
les facteurs externes à la science<br />
pour expliquer les conditions et les<br />
formes d’ émergence de celle-ci. Ce n’est<br />
pas la Florence du XVI e siècle qui produit<br />
Galilée et plus généralement ce ne sont<br />
pas les conditions matérielles d’existence<br />
qui produisent la (con)science.<br />
– le principe bachelardien (17) selon lequel la<br />
science se produit à partir du respect de<br />
ses lois internes. En effet, il ne suffit pas,<br />
selon eux, d’un rationalisme appliqué à<br />
construire l’objectivité en tenant à l’écart<br />
les prénotions, le sens commun, à grands<br />
renforts de coupures et de ruptures avec<br />
le vulgaire et la science passée, pour que<br />
surgisse la validité scientifique.<br />
Pour M. Callon et B.Latour la science,<br />
mais aussi toute forme d’innovation, est le<br />
produit de controverses qui se développent<br />
tout autant dans le champ scientifique que<br />
dans celui de la technique ou du socio-politique.<br />
Le fait scientifique n’est ni le produit<br />
déterminé du corps social ni la résultante de<br />
précautions internes à l’esprit scientifique.<br />
Plus précisément, là où les épistémologues<br />
tentent de comprendre ce qu’est la science<br />
constituée, M. Callon et B. Latour s’emploient<br />
à reconstituer les processus par lesquels<br />
la science se construit. Du voyage<br />
qu’ils suggèrent dans les coulisses <strong>des</strong> faits<br />
scientifiques apparaît un processus dont<br />
l’originalité réside dans le caractère hétéroclite<br />
<strong>des</strong> objets et <strong>des</strong> sujets qu’il rassemble.<br />
Pour illustrer le propos, le plus simple est<br />
encore de prendre appui sur l’exemple, désormais<br />
classique (18) , de la controverse à propos<br />
de la théorie de la génération spontanée.<br />
Au milieu du XIX e siècle, F. Pouchet,<br />
chercheur naturaliste à Rouen, membre correspondant<br />
de l’Académie <strong>des</strong> Sciences,<br />
sexagénaire reconnu par ses pairs et disposant<br />
d’une légitimité scientifique incontestée,<br />
soutient la thèse selon laquelle la vie<br />
peut naître de la décomposition de la<br />
matière. Cette théorie de la «génération<br />
spontanée» repose sur <strong>des</strong> expériences, <strong>des</strong><br />
observations, dont le caractère méthodologique<br />
semble irréprochable à la majeure<br />
partie <strong>des</strong> scientifiques du moment.<br />
L. Pasteur, qui n’est encore qu’un jeune<br />
chercheur (il a trente sept ans lorsque la<br />
controverse éclate) aux lettres de noblesse<br />
scientifique encore insuffisamment prestigieuses,<br />
émet <strong>des</strong> réserves sur la pertinence<br />
de la thèse de Pouchet. Selon lui, la génération<br />
spontanée pourrait ne résulter que du<br />
développement de micro-organismes dont<br />
la présence n’aurait pu être éliminée <strong>des</strong><br />
ballons d’expérimentations utilisés par son<br />
aîné pour analyser le produit de la fermentation<br />
d’infusions de foin. Selon le futur<br />
inventeur du vaccin anti rabique, ces<br />
germes atmosphériques, ces micro-organismes,<br />
seraient à l’origine de ce que<br />
Pouchet appelle, par erreur, la génération<br />
spontanée. Comment et pourquoi les intuitions<br />
de l’un vont-elles pouvoir l’emporter<br />
sur les expérimentations de l’autre? L’analyse,<br />
d’une part, <strong>des</strong> controverses opposant<br />
les deux hommes et , d’autre part, de leur<br />
contexte fournit la clef du mystère.<br />
L’analyse de la situation permet d’entrevoir<br />
quelques uns <strong>des</strong> atouts dont dispose<br />
Pasteur dans cette dispute scientifique. La<br />
thèse de Pouchet est de type matérialiste et<br />
les implicites qu’elle véhicule ont de<br />
lour<strong>des</strong> incidences: si la vie peut surgir du<br />
processus de la génération spontanée, alors<br />
l’idée d’une création divine originelle se<br />
trouve contestée.<br />
Le matérialisme de Pouchet fait rejaillir<br />
le débat, qui avait pris corps dans le champ<br />
scientifique, sur la scène religieuse et politique.<br />
En effet, pour l’Église, la vie ne pouvant<br />
se concevoir en dehors de la création<br />
originelle, la thèse de Pouchet a <strong>des</strong> accents<br />
blasphématoires, hérétiques. De même,<br />
pour le pouvoir politique (Napoléon III<br />
vient d’accéder au trône avec le coup d’État<br />
du 2 décembre 1851), non encore affranchi<br />
de l’institution religieuse, toute forme<br />
d’hérésie devient une menace plus ou moins<br />
directe pour sa propre assise.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
124<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
125
Le contexte de la controverse scientifique<br />
opposant Pouchet et Pasteur n’est donc<br />
guère favorable aux thèses du premier alors<br />
que les intuitions du second (qui s’était, par<br />
ailleurs, très vite déclaré être un fervent partisan<br />
de Napoléon III), même peu argumentées,<br />
ont d’emblée de soli<strong>des</strong> appuis. Ainsi,<br />
lorsque se met en place entre 1860 et 1864,<br />
sous l’égide de l’Académie <strong>des</strong> Sciences,<br />
une commission scientifique, dont la mission<br />
est de trancher entre Pasteur et Pouchet,<br />
les forces socio-politiques dominantes du<br />
moment se mobilisent pour que le verdict de<br />
cette commission soit favorable à Pasteur.<br />
Personne n’a encore vu les microbes qui<br />
infectent les ballons d’expérimentation de<br />
Pouchet, mais nombreux sont ceux qui ont<br />
intérêt à ce qu’ils existent. Les armes utilisés<br />
dans ce duel Pasteur-Pouchet seront<br />
scientifiques (Cf. sur la <strong>des</strong>cription détaillée<br />
<strong>des</strong> expériences conduites par chacune <strong>des</strong><br />
deux parties le numéro 4 <strong>des</strong> Cahiers de<br />
Science et Vie, Août 1991, consacrés à cette<br />
question), mais aussi politiques, religieuses,<br />
polémiques... La victoire de Pasteur sur<br />
Pouchet, au moment où elle survient, n’a pas<br />
été obtenue sur le strict terrain de la science.<br />
De l’analyse partielle de cette controverse<br />
émerge l’idée que la découverte scientifique,<br />
comme toute forme d’innovation ou de changement<br />
n’est pas liée à la qualité intrinsèque<br />
<strong>des</strong> faits érigés en vérité; elle dépend aussi,<br />
pour partie au moins, du contexte dans lequel<br />
elle prend corps. Le changement devient<br />
alors pour le chercheur ou le praticien le<br />
résultat d’un lent processus qui peut se comprendre<br />
comme l’élaboration d’une série<br />
d’alliances entre les acteurs et les objets partie<br />
prenante de la controverse (19) .<br />
Pasteur peut poursuivre dans la voie de<br />
ses intuitions, c’est-à-dire à contre courant<br />
d’une frange entière de la communauté<br />
scientifique, à la condition de pouvoir bénéficier<br />
de soutiens faisant contrepoids à la<br />
coalition qui soutient Pouchet. Ces microorganismes<br />
, dont il pressent l’existence et<br />
qui sont à l’origine de ce que Pouchet croit<br />
être la génération spontanée, deviennent,<br />
malgré eux, un enjeu socio-politique. Si<br />
Pasteur dit vrai, alors les matérialistes ne<br />
peuvent se saisir de la thèse de Pouchet pour<br />
contester l’explication divine de la création<br />
du monde. Les thèses religieuses renforcées,<br />
ou tout du moins non démenties, c’est un <strong>des</strong><br />
piliers du pouvoir qui se trouve conforté. De<br />
proche en proche, on en vient à penser que<br />
ces microbes à l’existence hypothétique sont<br />
à classer parmi les plus fidèles soutiens du<br />
régime de Napoléon III. Les microbes<br />
consolident le trône de l’empereur.<br />
Le lecteur sera sans doute surpris de<br />
l’emphase à laquelle peut aboutir le raisonnement:<br />
Pasteur-Napoléon-les microbes, même<br />
combat. Le triptyque est (d)étonnant; il<br />
résulte dans le vocabulaire <strong>des</strong> auteurs, d’une<br />
chaîne de traduction où sont mis bout-à-bout<br />
<strong>des</strong> acteurs (Pouchet, Pasteur, Napoléon III),<br />
<strong>des</strong> situations (le contexte politique et les fondements<br />
de l’État), <strong>des</strong> objets (<strong>des</strong> expérimentations<br />
scientifiques) et pour finir la vie<br />
microbienne. Cet assemblage hétéroclite<br />
prend pour nom, dans la sociologie de M.<br />
Callon et B.Latour, «chaîne de traductions».<br />
Dans une telle perspective, le processus<br />
de fabrication de la science est aléatoire et<br />
n’a qu’un lointain rapport avec le strict rationalisme<br />
appliqué. Si, en appui de ce raisonnement<br />
- <strong>des</strong> plus infidèles à la tradition<br />
épistémologique -, on considère que l’histoire<br />
de la science est l’histoire de la mise en<br />
place de réseaux hétéroclites «bricolés» à<br />
grand peine entre acteurs du champ scientifique<br />
mais aussi social, politique, technique,<br />
alors il n’y a plus aucune raison pour que ne<br />
soit pas accordée à la sociologie clinique<br />
qui, à sa façon, est aussi un assemblage hétéroclite,<br />
une dignité scientifique comparable<br />
à d’autres formes de sociologie.<br />
Pour une sociologie clinique<br />
«Alors qu’on demande aux chercheurs<br />
d’être objectifs, ce qui est juste, je demandais<br />
à mes chercheurs de conjuguer leur recherche<br />
d’objectivité avec le plein emploi<br />
de leur subjectivité, c’est-à-dire leur intérêt,<br />
leur curiosité, leur sympathie pour les gens.<br />
Il fallait avoir la tête froide mais le coeur<br />
chaud, c’est-à-dire participer à la vie du<br />
pays» (20) .<br />
Ces exigences développées par E. Morin<br />
dans «La démarche multidimensionnelle en<br />
Sociologie» à propos de son étude sur le<br />
«terrain» à Plozévet (Finistère) menée dans<br />
les années 60 (21) , ne sont pas très éloignées<br />
de la posture clinique qui réintroduit dans<br />
l’analyse et les objectivations, le terrain, le<br />
singulier, le personnel, le vécu (le sien propre<br />
et celui de ceux aux côtés <strong>des</strong>quels on<br />
intervient). Examinons quelques uns <strong>des</strong><br />
principes de cette sociologie et quelques<br />
unes de ses figures marquantes<br />
La posture clinique<br />
De quoi s’agit-il? Comme on l’a déjà<br />
développé, (ex)pliquer tout en s’(im)pliquant,<br />
être avec, tout en réfléchissant sur,<br />
objectiver tout en réintroduisant le sujet, se<br />
poser contre afin d’être, mieux encore,<br />
pour (22) , tel est le projet d’une sociologie clinique.<br />
Une telle démarche suscite méfiance<br />
(déguisée en con<strong>des</strong>cendance ou inversement)<br />
parmi les «puristes» à l’égard de ce<br />
qui apparaît comme un véritable cheval de<br />
Troie. En effet, la clinique c’est être, étymologiquement,<br />
au «pied du lit» (Kline), au<br />
«chevet» de celui pour qui, et avec qui on<br />
cherche à comprendre et à agir. De ce fait,<br />
la posture clinique est attentive, dans l’analyse<br />
au sujet, à sa souffrance, et sa subjectivité.<br />
Diable! Comment objectiver, si le sujet<br />
n’a pas été extirpé de l’objet. Le<br />
sociologue, mis en garde de longue date sur<br />
l’importance <strong>des</strong> «règles de la méthode»,<br />
connaît son métier. Sous forme de boutade<br />
on pourrait dire qu’il est rompu dans la technique<br />
d’«anesthésie» du sujet par «chosification»<br />
de l’objet. Alors, la sociologie clinique<br />
serait encore de la subjectivité qu’on<br />
tente d’introduire «en contrebande»; l’ob-<br />
jectivité construite depuis Sirius s’en trouvant<br />
menacée, il convient de s’en méfier (23) .<br />
La contemporanéité du chercheur et du<br />
sujet, dont on ne veut retenir que l’aspect perturbateur<br />
de la relation qu’ils entretiennent,<br />
n’est pas étrangère à la méfiance qui atteint<br />
la sociologie clinique. «Le sociologue se voulait<br />
savant en refusant le corps à corps<br />
concret, c’est-à-dire la dialectique entre le sujet<br />
chercheur et le sujet objet étudié» (24) . Le<br />
même auteur ajoute plus loin: «Tant que les<br />
métho<strong>des</strong> de simulation n’ont pas développé<br />
<strong>des</strong> possibilités de substituts analogiques à la<br />
méthode expérimentale, les <strong>sciences</strong> humaines<br />
sont prisonnières de cette dialectique qui<br />
signifie très précisément, du point de vue méthodologique,<br />
que la science est un art et que<br />
l’art est une science, que le sociologue est<br />
comme le clinicien pour qui l’art et la science<br />
se confondent dans l’opération du diagnostic».<br />
Il s’agit de réintroduire le sujet expulsé<br />
par la sociologie classique comme résidu<br />
honteux et irrationnel de l’activité scientifique<br />
«car lorsque nous traitons un problème<br />
sociologique, nous ne traitons pas un problème<br />
d’objets, nous traitons un problème<br />
de «sujets», nous sommes <strong>des</strong> sujets qui<br />
avons à faire à d’autres sujets» .<br />
Cela suppose que soit acceptée une proximité<br />
avec l’acteur lui-même et de composer<br />
avec ses passions, sentiments, émotions,<br />
représentations, histoire particulière. Cela<br />
suppose également que les acteurs possèdent<br />
un savoir et une expérience de la vie<br />
sociale dont le chercheur doit profiter. De<br />
là ce rapport d’homme à homme qui ne peut<br />
éluder le caractère intersubjectif de ce qui<br />
est à la fois objet et sujet et qui demande au<br />
chercheur à être double puisque sujet et objet<br />
ne font qu’un. Double aussi parce que le<br />
sociologue, amené à quitter sa position<br />
d’observateur détaché et extérieur au champ<br />
pour pénétrer l’intériorité <strong>des</strong> acteurs, se<br />
retrouve en sympathie/empathie avec leur<br />
vécu, sans abandonner l’effort analytique.<br />
Cette façon de faire de la sociologie (et de<br />
la vivre) semble devenir relativement incontournable<br />
chez un certain nombre d’auteurs<br />
qui maintiennent la priorité <strong>des</strong> étu<strong>des</strong><br />
de cas ou qui pratiquent l’intervention sociologique<br />
tels M. Crozier ou encore F. Dubet.<br />
Quelques figures marquantes<br />
Le mot clinique trouve chez eux un écho<br />
favorable quand bien même ils restent encore<br />
prudents dans son utilisation en l’habillant<br />
parfois de guillemets. Pour autant, ils<br />
conviennent aisément que la démarche permet<br />
d’accéder à une réflexion et une pensée<br />
non aseptisées. Pour ces auteurs, il s’agit<br />
d’abord et avant tout de pratiques de recherches,<br />
permettant <strong>des</strong> investigations sur les<br />
rapports établis entre le sens défini par les<br />
acteurs et celui que les sociologues peuvent<br />
reconstruire.<br />
Ainsi, s’inscrivant dans une perspective<br />
d’analyse stratégique, pour comprendre<br />
comment et pourquoi les acteurs au sein<br />
d’une organisation poursuivent telle stratégie<br />
plutôt que telle autre et pour saisir la signification<br />
de ces stratégies, M. Crozier<br />
convient que le chercheur ne peut trouver<br />
ces réponses «que dans l’analyse clinique<br />
et, pour tout dire, nécessairement contingente<br />
de la réalité <strong>des</strong> relations qui, dans le<br />
champ spécifique considéré, se nouent entre<br />
les acteurs concernés pour remonter de<br />
là aux jeux qu’ils jouent les uns avec les autres<br />
et aux mo<strong>des</strong> de régulations qui caractérisent<br />
ce système d’action particulier» (25) .<br />
Cette démarche part de l’expérience vécue<br />
<strong>des</strong> acteurs et demande au sociologue<br />
d’entrer de plain-pied dans le champ étudié<br />
en plongeant dans leur «intériorité».<br />
Dans un domaine différent, le projet<br />
d’une sociologie de l’expérience sociale, tel<br />
que le décrit F. Dubet, s’apparente également<br />
à celui d’une sociologie «clinique»,<br />
«abordant du point de vue sociologique les<br />
problèmes et les conduites qui sont généralement<br />
réservés à la perspective psychologique<br />
ou à la peinture impressionniste <strong>des</strong><br />
émotions et <strong>des</strong> sentiments» (26) . Cette sociologie<br />
repose sur l’idée que l’explication permet<br />
de mieux comprendre et que l’effort<br />
pour permettre à chacun (chercheur et acteurs)<br />
de mieux se comprendre passe par un<br />
travail sur la subjectivité <strong>des</strong> acteurs qui<br />
vont s’approprier le raisonnement sociologique<br />
qui leur est proposé au terme d’un<br />
«débat», à condition que l’analyse leur apparaisse<br />
«vraisemblable». Et de souligner<br />
«qu’on ne pourra pas se résoudre toujours à<br />
séparer totalement la psychologie abstraite<br />
<strong>des</strong> sociologues de la psychologie clinique<br />
<strong>des</strong> psychologues, qui ne va d’ailleurs pas<br />
sans sociologie latente. Le détour d’une<br />
analyse de l’expérience par la sociologie ne<br />
peut se passer d’un équivalent ou d’un prolongement<br />
dans la psychologie particulière<br />
<strong>des</strong> individus» (27) .<br />
Mais il ne faut pas s’y tromper. Cette sociologie,<br />
appelée «clinique» du bout <strong>des</strong> lèvres,<br />
n’est qu’un moment dans la démarche,<br />
le recours au vécu apparaissant comme passage<br />
obligé pour arriver à la connaissance<br />
sociologique. Il reste toujours dans la sociologie<br />
- croziérienne ou autre - ce souci de se<br />
ménager une position de recul pour «sauvegarder»<br />
l’autonomie du chercheur. Les enseignements<br />
issus de son immersion dans la<br />
subjectivité de l’acteur sont utilisés en fonction<br />
<strong>des</strong> objectifs et interrogations préalablement<br />
posés. Le chercheur n’a finalement<br />
jamais quitté sa position d’observateur extérieur.<br />
F. Dubet pousse certes beaucoup<br />
plus loin son investigation dans une sociologie<br />
de la subjectivité, mais ne manque pas<br />
de revendiquer un raisonnement proche de<br />
celui de la sociologie classique, «car il en<br />
accepte la question - comment concilier<br />
l’autonomie de l’acteur et le caractère «déterminé<br />
de l’action»? - et refuse l’idée d’une<br />
séparation radicale de l’acteur et du système,<br />
comme s’il s’agissait de deux ordres<br />
de réalité différente» (28) .<br />
Il ne s’agit jamais que d’un détour par la<br />
subjectivité de l’acteur sans reconnaître à la<br />
sociologie clinique la capacité propre à produire<br />
du savoir sociologique. Tout se passe<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
126<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
127
comme si on faisait <strong>des</strong> révérences au «terrain<br />
humain», comme le dirait Edgar Morin,<br />
pressentant le potentiel d’une telle sociologie<br />
qu’on se contente d’approcher sur la<br />
pointe <strong>des</strong> pieds par crainte, peut-être, de<br />
perdre le souvenir <strong>des</strong> racines incarnées par<br />
les pères fondateurs.<br />
Quelles que soient les réticences, la sociologie<br />
clinique doit maintenir son projet.<br />
Oeuvrer en sociologue et dans une perspective<br />
clinique revient à accepter la logique de<br />
l’intervention sociologique et par voie de<br />
conséquence à s’interroger sur la méthodologie<br />
d’intervention du sociologue. L’intervention<br />
sociologique n’est certes pas récente<br />
(29) (Desmarez 1986), la sociologie de<br />
l’intervention (pas nécessairement sociologique)<br />
a déjà été maintes fois esquissée<br />
(Hess, 1981). Mais une sociologie de l’intervention<br />
sociologique qui contribuerait à<br />
l’élaboration d’une méthodologie de l’intervention<br />
et à une théorie sociologique sur la<br />
question reste un chantier ouvert. Les travaux<br />
d’Eugène Enriquez, de Max Pages, de<br />
Didier Anzieu, qui ont déjà inspiré le dispositif<br />
actionnaliste d’Alain Touraine (30) , de de<br />
Gaulejac constitueraient un bloc dont le télescopage<br />
avec les raisonnements stratégiques,<br />
conventionnalistes ou bien encore<br />
l’école de la sociologie de l’innovation<br />
pourrait être productif.<br />
Le statut hybride du sociologue<br />
Avec la sociologie de l’intervention se<br />
pose également la question de la redéfinition<br />
de la place du chercheur. L’entreprise,<br />
l’organisation deviennent à la fois objets et<br />
partenaires pour la recherche, notamment<br />
dans une période de modernisation rapide et<br />
dans un contexte de crise et d’interrogation<br />
sur l’avenir comme celui que nous connaissons<br />
aujourd’hui. Ainsi, chercheurs et entreprises<br />
sont de plus en plus étroitement<br />
associés, passant <strong>des</strong> recherches sur l’entreprise<br />
à <strong>des</strong> recherches dans et pour l’entreprise.<br />
Cette présence tierce, provenant de l’extérieur<br />
- qu’elle soit issue de centres de recherches,<br />
<strong>des</strong> universités ou de cabinets privés<br />
- pour accompagner une dynamique<br />
d’innovation, pour mettre en place <strong>des</strong> structures<br />
d’organisation nouvelles, pour mener<br />
une conduite sociale du changement.... est<br />
de plus en plus sollicitée .Les anciens débats<br />
bipolaires (négociations patronat-syndicats<br />
ou d’autres oppositions classiques, hiérarchiques-exécutants,<br />
opérationnels-fonctionnels)<br />
apparaissant inopérants, la médiation<br />
d’un tiers introduit la possibilité de jeux sociaux<br />
différents. Sa présence active permet<br />
d’engager «une dynamique d’objectivation,<br />
de distanciation et de simulation de formules<br />
alternatives et le consensus entre partenaires<br />
du changement qui en résulte peut ainsi ne<br />
plus être vu comme le compromis répétitif<br />
<strong>des</strong> forces en place» (31) .<br />
Ce faisant, le sociologue pratiquant l’intervention<br />
sociologique accumule par ses<br />
expériences de terrain un ensemble de<br />
connaissances et de savoir-faire pouvant<br />
produire à terme une véritable méthodologie<br />
du développement institutionnel et de<br />
l’entreprise et plus généralement un savoir<br />
sociologique, aux enjeux sociétaux.<br />
Pratiquer l’intervention sociologique en<br />
même temps que de travailler à une sociologie<br />
de l’intervention, c’est accepter non<br />
seulement le terrain, mais aussi le fait d’être<br />
commandité, d’avoir une dépendance financière,<br />
de se confronter à <strong>des</strong> acteurs qui<br />
adressent <strong>des</strong> deman<strong>des</strong>, ont <strong>des</strong> attentes.<br />
Participer à l’analyse d’un système c’est<br />
être (se mettre) avec les acteurs de ce système<br />
- que ce soit en alliance, en compromis<br />
ou en opposition, c’est donc «se compromettre».<br />
Positionné en consultant, perçu en<br />
expert, oeuvrant en chercheur, éventuellement<br />
universitaire, le sociologue pratiquant<br />
l’intervention ne peut pas se réfugier derrière<br />
la pureté de son statut, celle-ci est fictive.<br />
L’hybridation est incontournable, elle<br />
doit donc être gérée; il y a là un objet de recherche<br />
supplémentaire.<br />
Conclusion<br />
L’infidélité à l’égard d’une tradition positiviste<br />
qui n’accorde guère de crédit à la<br />
posture clinique en sociologie est ici clairement<br />
revendiquée. La sociologie clinique<br />
ne parvient pas à se «couler dans les moules»<br />
(32) légués par les fondateurs de la discipline<br />
mais ses tenants se souviennent de la<br />
belle formule de R. Nisbet dans son épilogue<br />
à la Tradition Sociologique: «Tôt ou<br />
tard, il se produit une révolte, un abandon<br />
<strong>des</strong> «chrysali<strong>des</strong>» du concept et de la méthode».<br />
La sociologie clinique est encore<br />
obstruée par les couches de la convention<br />
qui la considère comme l’enfant un peu<br />
bohème, un peu têtu, d’une discipline fortement<br />
institutionnalisée, elle est contrainte<br />
d’emprunter les chemins de traverse; ainsi<br />
mûrit-elle, pour partie, à l’extérieur de la<br />
«citadelle» dont parlait Keynes en visant les<br />
partisans de la théorie économique standard.<br />
Cette infidélité n’est toutefois pas sans<br />
rappeler la position qui était celle de la<br />
sociologie <strong>des</strong> origines à l’égard <strong>des</strong><br />
«humanités» classiques; elle heurtait les<br />
idées arrêtées de son époque, revendiquant<br />
tout à la fois sa part de vérité et sa pertinence<br />
par rapport au réel. Là où le philosophe<br />
prône la «Fidélité au vrai d’abord, puis au<br />
souvenir de la vérité (à la vérité gardée)» 33 ,<br />
nous suggérons simplement aux sociologues<br />
de se souvenir qu’avec la seule fidélité<br />
au «vrai» et à la «vérité» il n’y aurait pas<br />
de sociologie.<br />
Indications bibliographiques<br />
ANZIEU, Didier, Le groupe et l’inconscient,<br />
l’imaginaire groupal: Paris: Dunod,<br />
1984 (1 re édition 1972).<br />
ARON, Raymond, Les étapes de la pensée<br />
sociologique: Paris: Gallimard, 1967.<br />
BACHELARD, Gaston, La formation<br />
de l’esprit scientifique: Paris: Librairie<br />
Philosophique Jacques Vrin, 1938 (12eme<br />
édition 1983).<br />
BERNOUX, Philippe et HERREROS,<br />
Gilles, La sociologie <strong>des</strong> logiques d’action<br />
une méthodologie pour l’intervention, texte<br />
ronéo Lyon: Glysi, 1992.<br />
BOLTANSKI, Luc et THÉVENOT,<br />
Laurent, De la justification, Paris: éd.<br />
Métaillé, 1991.<br />
BOURDIEU, Pierre, Raisons Pratiques<br />
- sur la théorie de l’action: Paris: Seuil 1994.<br />
CALLON, Michel, La science et ses<br />
réseaux, genèse et circulation <strong>des</strong> faits scientifiques<br />
Paris: Ed la Découverte, 1991.<br />
CALLON, Michel et LATOUR, Bruno<br />
(sous la direction de), La science telle qu’elle<br />
se fait: Paris: Ed la Découverte, 1991.<br />
COMTE, Auguste, Cours de philosophie<br />
positive: Paris: Schleicher frères éditeurs,<br />
1907-1908 (5° édition).<br />
COMTE-SPONVILLE, André, Petit<br />
traité <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> vertus: Paris, PUF,<br />
Perspectives critiques, 1995<br />
CROZIER, Michel et FRIEDBERG,<br />
Ehrard, L’acteur et le système Paris, Seuil,<br />
1977.<br />
DESMAREZ, Pierre, La sociologie<br />
industrielle aux États Unis: Paris, A.Collin<br />
1986.<br />
DUBET, François, Sociologie de l’expérience:<br />
Paris, Seuil, 1994<br />
DUBOST, Jean, typologie <strong>des</strong> pratiques<br />
d’intervention, in <strong>Revue</strong> de l’Education<br />
Permanente, vol n° 113, Décembre 1992.<br />
DURKHEIM, Émile, Les règles de la<br />
méthode sociologique: Paris, PUF 1937<br />
(22ème édition 1986).<br />
DURKHEIM, Émile, La science sociale<br />
et l’action: Paris, PUF 1970.<br />
ENRIQUEZ, Eugène, De la horde à<br />
l’État, essai de psychanalyse du lien socia:<br />
Paris, Ed Gallimard, 1983.<br />
ENRIQUEZ, Eugène, L’organisation en<br />
analyse: Paris, PUF, 1992.<br />
GAULEJAC, Vincent (de), ROY,<br />
Shirley, Sociologies cliniques: Paris, Epi,<br />
Hommes et perspectives, 1993.<br />
HESS, Rémi, La sociologie d’intervention:<br />
Paris, PUF, 1981.<br />
LACROIX, Bernard, Durkheim et le<br />
politique: Paris-Montréal, Presses de la<br />
Fondation Nationale <strong>des</strong> Sciences Politiques<br />
- Presses de l’Université de Montréal,<br />
1981.<br />
LATOUR, Bruno, Nous n’avons jamais<br />
été modernes: Paris: Ed la Découverte,<br />
1991.<br />
MORIN, Edgar, entretien in revue HLM<br />
Auourd’hui, Ville et Quartiers, Paroles de<br />
chercheurs, n° 33, 1994.<br />
MORIN, Edgar, La démarche multidimensionnelle<br />
en sociologie, in Sociologie:<br />
Paris, éd. Fayard, 1984, pp. 169-179.<br />
NISBET, Robert A, La tradition sociologique:<br />
Paris, PUF, 1984.<br />
SAINSAULIEU, Renaud, Sociologie de<br />
l’organisation et de l’entreprise: Paris,<br />
Presses de la Fondation Nationale <strong>des</strong><br />
Sciences Politiques, Dalloz, 1987.<br />
SAINSAULIEU, Renaud (sous la direction<br />
de), L’entreprise, une affaire de<br />
société: Paris, Presses Nationales de la<br />
Fondation <strong>des</strong> Sciences Politiques, 1990.<br />
TOURAINE, Alain, La voix et le<br />
regard: Paris, Seuil, 1978.<br />
Notes<br />
1. DURKHEIM, Émile: La science sociale et<br />
l’action Paris, PUF 1970 p. 120<br />
2. ARON, Raymond : Les étapes de la pensée<br />
sociologique : Paris, Gallimard, 1967 p. 84<br />
3. COMTE, Auguste : Cours de Philosophie<br />
Positive : Paris, Schleicher Frères éditeurs, 1907-<br />
1908 (5° édition) T.VI p. 358<br />
4. DURKHEIM, Émile: Les règles de la méthode<br />
sociologique : Paris, PUF, 1937 (22° éd.<br />
1986) p. 15<br />
5. idem p. 45<br />
6. bid p. 4<br />
7. ibid p. 109<br />
8. ibid p. 50<br />
9. BACHELARD, Gaston: La formation de<br />
l’esprit scientifique : Paris, Vrin, 1938 (12° ed<br />
1983) p. 22<br />
10. BOURDIEU, Pierre et al. : le métier de sociologue<br />
: Paris-La Haye, Mouton Bordas, 1968 (4°<br />
éd. 1983) p. 28<br />
11. DURKHEIM, Émile op. cit. p. 106<br />
12. BOURDIEU, Pierre et al. op. cit. p . 12<br />
13. BOURDIEU, Pierre 1991 cité GAULEJAC,<br />
Vincent (de) et ROY, Shirley : Sociologies cliniques:<br />
Paris, Epi 1993, p 314<br />
14. TOURAINE, Alain: La voix et le regard : Paris,<br />
Seuil, 1978<br />
15. Sur la question <strong>des</strong> formes que peuvent revêtir<br />
les différentes figures de l’intervention (avec,<br />
sur, pour et contre son client) voir DUBOST,<br />
Jean: typologie et pratiques d’intervention in<br />
<strong>Revue</strong> de l’Education permanente vol. 113,<br />
1993<br />
16. CALLON, Michel et LATOUR, Bruno (sous la<br />
dir.): la Science telle qu’elle se fait : Paris, la<br />
Découverte, 1991<br />
17. BACHELARD, Gaston op. cit.<br />
18. CALLON, Michel: la science et ses réseaux -<br />
genèse et circulation <strong>des</strong> faits scientifiques :<br />
Paris, la Découverte, 1991<br />
19. Etudiant les réseaux électriques, la vidéo, la<br />
physique... M.Callon, B. Latour et leurs collaborateurs<br />
du C.S.I ont multiplié les exemples<br />
attestant de cette thèse.<br />
20. MORIN, Edgar: Sociologie : Paris, Fayard,<br />
1984 pp. 169-179<br />
21. MORIN, Edgar: Commune en France - la métamorphose<br />
de Plozevet : Paris, Fayard, 1971<br />
(réed LGF 1984)<br />
22. DUBOST, Jean: art. cit.<br />
23. Comme le soulignent GAULEJAC, Vincent<br />
(de) et ROY, Shirley : op. cit. , l’Association<br />
Internationale de Sociologie a consenti, au<br />
début <strong>des</strong> années 90, à reconnaître ce carrefour<br />
(pour ne pas parler d’école) d’expériences que<br />
constitue la posture clinique en sociologie.<br />
24. MORIN, Edgar Sociologie op. cit. p. 12<br />
25. CROZIER, Michel et FRIEDBERG, Ehrard<br />
L’acteur et le système Paris, Seuil, 1977 p. 257<br />
26. DUBET, François : Sociologie de l’expérience :<br />
Paris, Seuil, 1994 p. 257<br />
27. idem p. 258<br />
28. ibid. p.253<br />
29. voir, notamment, DESMAREZ, Pierre : La<br />
sociologie aux États-Unis Paris, A. Colin 1986<br />
30. TOURAINE, Alain op. cit.<br />
31. SAINSAULIEU, Renaud : L’Entreprise, une<br />
affaire de société : Paris, Presses de la Fondation<br />
Nationale <strong>des</strong> Sciences Politiques, 1992<br />
p. 191<br />
32. Cité par NISBET, Robert A. La tradition sociologique<br />
Paris, PUF, 1984 pour la traduction<br />
française<br />
33. COMTE-SPONVILLE, André : Petit traité <strong>des</strong><br />
gran<strong>des</strong> vertus : Paris, PUF, 1995 p.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
128<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
129
EMMANUELLE LECLERCQ<br />
Les trajectoires<br />
professionnelles <strong>des</strong> BTS<br />
industriels<br />
fidélité au métier,<br />
fidélité à la technique?<br />
Les lignes qui suivent sont<br />
une réflexion sur les notions<br />
de fidélité et de trajectoire<br />
professionnelle, afin de<br />
montrer à travers les logiques<br />
d’évolution de carrière,<br />
que la notion même de fidélité<br />
dans son acception d’un<br />
attachement et de constance<br />
dans le temps (1) , est plurielle.<br />
Cette réflexion se base<br />
sur un travail de thèse,<br />
en cours, sur les trajectoires<br />
professionnelles <strong>des</strong> «bac+2».<br />
Emmanuelle LECLERCQ<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales.<br />
Attaché Temporaire à l’Enseignement<br />
et à la Recherche (A.T.E.R.)<br />
Nous montrerons à travers les<br />
mécanismes de construction de<br />
trajectoire, comment la fidélité ou<br />
l’infidélité, par rapport à un métier et plus<br />
particulièrement aux métiers techniques, se<br />
manifeste-t-elle et quel sens peut-on lui<br />
donner?<br />
Autrement dit, est-ce que la fidélité ou<br />
l’infidélité à l’aspect technique, manuelle,<br />
d’une activité est uniquement considérée<br />
comme stratégies professionnelles d’intégration<br />
et de promotion sociale, de la part<br />
<strong>des</strong> techniciens supérieurs?<br />
Pour ce faire nous nous attacherons aux<br />
trajectoires professionnelles <strong>des</strong> diplômés,<br />
sortis <strong>des</strong> filières de brevet de technicien<br />
supérieur (BTS), <strong>des</strong> sections industrielles<br />
de l’électricité et de la mécanique, soit une<br />
formation finalisée, suivie deux ans après le<br />
baccalauréat, délivrée dans <strong>des</strong> lycées<br />
d’enseignement technique (2) .<br />
Les trajectoires professionnelles se définissent<br />
comme étant le produit d’une structure<br />
(de formation, professionnelle, ...)<br />
d’une part et d’autre part comme mode de<br />
cristallisation et de recomposition par les<br />
individus, de ces effets de structures.<br />
On peut ici citer Pierre Bourdieu: «Le<br />
principe <strong>des</strong> différences entre les habitus<br />
individuels réside dans la singularité <strong>des</strong><br />
trajectoires <strong>sociales</strong>, auxquelles correspondent<br />
<strong>des</strong> séries de déterminations chronologiquement<br />
ordonnées et irréductibles les<br />
une aux autres: l’habitus qui, à chaque<br />
moment, structure en fonction <strong>des</strong> structures<br />
produites par les expériences antérieures<br />
les expériences nouvelles qui affectent<br />
ces structures dans <strong>des</strong> limites définies<br />
par leur pouvoir de sélection, réalise une<br />
intégration unique, dominée par les premières<br />
expériences, <strong>des</strong> expériences statistiquement<br />
communes aux membres d’une<br />
même classe» (3) .<br />
Ainsi, on pourra partir du fait que les<br />
processus de construction <strong>des</strong> trajectoires<br />
sont un phénomène progressif, où les «habitus<br />
individuels» en rapport avec une structure<br />
sont les composantes dynamiques du<br />
cheminement. Ceci posé, on peut définir la<br />
pratique technique comme étant d’une part<br />
contraint par le type de diplôme et le poste<br />
occupé et d’autre part comme pouvant faire<br />
partie <strong>des</strong> dimensions mobilisées dans les<br />
stratégies individuelles de carrière.<br />
Pour mieux comprendre les trajectoires<br />
effectives <strong>des</strong> techniciens supérieurs, il faut<br />
dans un premier temps poser la structure<br />
objective <strong>des</strong> conditions de leur production,<br />
notamment la spécificité du diplôme, puis<br />
revenir sur la définition de leurs positions<br />
dans l’espace social, leurs évolutions dans<br />
le temps. Pour ce faire, nous nous référons<br />
à une enquête faite par questionnaire que<br />
nous avons fait passé auprès <strong>des</strong> diplômés<br />
<strong>des</strong> sections de techniciens supérieurs<br />
(BTS) (4) .<br />
Dans un deuxième temps nous nous intéresserons<br />
aux recompositions individuelles<br />
de ces effets de structure autour de la notion<br />
de «choix», au travers de l’analyse <strong>des</strong> discours<br />
<strong>des</strong> techniciens interviewés (5) .<br />
On partira du fait que le discours est un<br />
construit, qui reflète à la fois les positions<br />
<strong>sociales</strong> et les systèmes de représentations<br />
attachées à celles-ci. Mais, ce dernier ne traduit<br />
pas le déroulement linéaire <strong>des</strong> événements,<br />
comme le souligne Pierre Bourdieu:<br />
«Le sujet et l’objet de la biographie<br />
(l’enquêteur et l’enquêté) ont en quelque<br />
sorte le même intérêt à accepter le postulat<br />
du sens de l’existence racontée (et, implicitement,<br />
de toute existence)» (6) .<br />
Certains <strong>des</strong> moments de vie professionnelle<br />
sont occultés, par exemple l’expérience<br />
de l’échec, notamment scolaire, est<br />
rarement exprimée de façon directe. Michel<br />
Foucault parlerait ici d’«interdit, notamment<br />
mis en oeuvre par le droit privilégié<br />
ou exclusif du sujet qui parle» (7) .<br />
«Le technique» comme<br />
définition <strong>des</strong> positions<br />
<strong>sociales</strong> <strong>des</strong> techniciens<br />
Un enseignement technique<br />
hiérarchisé<br />
Afin de définir la spécificité de l’enseignement<br />
technique et la position particulière<br />
<strong>des</strong> «bac+2», il faut restituer l’évolution<br />
de ces formations, dans la composition<br />
éclatée et hiérarchisée du champ scolaire<br />
français.<br />
On pourra faire remonter ces clivages à<br />
partir de la deuxième moitié du XIX e siècle,<br />
qui sera marquée par la volonté de définition<br />
de la part du Ministère de l’instruction<br />
publique (qui deviendra Ministère de<br />
l’Education Nationale en 1932) d’un véritable<br />
enseignement technique de niveaux<br />
primaire et secondaire, alors que <strong>des</strong> écoles<br />
professionnelles, le CNAM et certaines<br />
écoles d’ingénieurs existent par ailleurs,<br />
sous tutelle du patronat, <strong>des</strong> chambres de<br />
commerce et d’industrie, du Ministère de<br />
l’industrie (8) .<br />
Actuellement, cet enseignement se<br />
décompose pour le secondaire, en <strong>des</strong><br />
filières professionnelles et techniques.<br />
Les premières sont dispensées actuellement<br />
dans <strong>des</strong> lycées professionnels (9) où se<br />
préparent un certificat d’aptitude professionnelle<br />
(CAP) et un brevet d’étu<strong>des</strong> professionnelles<br />
(BEP), diplômes apparus respectivement<br />
en 1919 et 1926 sous<br />
l’impulsion de Placide Astier. Récemment<br />
le baccalauréat professionnel (1985) est<br />
venu compléter la filière professionnelle; il<br />
a pour finalité de former une population qui<br />
puissent répondre aux exigences de l’évolution<br />
<strong>des</strong> nouvelles technologies et intégrer<br />
le monde du travail.<br />
Les secon<strong>des</strong>, formations techniques,<br />
sont le fruit de la réforme profonde de<br />
l’enseignement secondaire en 1959,<br />
impulsé par Jean Berthoin alors ministre de<br />
l’éducation nationale. Cette loi prévoit un<br />
enseignement long dans les lycées techniques,<br />
qui débouche sur <strong>des</strong> baccalauréats<br />
techniques, dont le brevet de technicien<br />
supérieur (BTS) est une continuité de deux<br />
années supplémentaires.<br />
De plus, l’université devant l’afflux <strong>des</strong><br />
effectifs, de la pression économique et<br />
sociale a créé de nouveaux diplômes à but<br />
professionnel, notamment le diplôme universitaire<br />
technologique (DUT), en 1965,<br />
qui devait initialement remplacer les brevets<br />
de technicien supérieur jugés obsolètes.<br />
Devant l’afflux <strong>des</strong> effectifs scolarisés<br />
ces deux filières très proches dans leur<br />
contenu et vocation de formation finalisée<br />
sont maintenues, les filières se modernisent,<br />
sont démultipliées, de nouvelles spécialités<br />
industrielles et tertiaires voient le jour,<br />
directement liées à l’évolution économique<br />
et technologique (10) .<br />
Ainsi, la question du technique n’est pas<br />
sans montrer un système d’enseignement<br />
industriel supérieur hiérarchisé, où la spécificité<br />
<strong>des</strong> sections de technicien supérieur<br />
est d’être rattachées à un modèle d’enseignement<br />
technique secondaire, coexistant<br />
aux filières universitaires à vocations professionnelles,<br />
toutes deux se trouvant<br />
confrontées à un troisième modèle <strong>des</strong><br />
écoles, qui répond à un fonctionnement différent,<br />
plus sélectif et hiérarchisé.<br />
La validité de ce type de formations<br />
intermédiaires (BTS/DUT) a été récemment<br />
malmenée avec «l’affaire du CIP» qui<br />
déprécie une filière <strong>des</strong> plus «compétitive»<br />
dans les sections supérieures en terme<br />
«d’insertion», en ce qui concerne tant les<br />
délais d’obtention d’un emploi après la sortie<br />
du système scolaire, qu’en taux de chômage.<br />
Mais le mal est plus grand; les techniciens<br />
dont l’image «en creux» se<br />
reconstruit autour du statut de cadre et de<br />
l’image de l’ingénieur est reléguée à celle<br />
d’un simple «smicard», ouvrier sur-qualifié,<br />
dont l’insertion et l’évolution professionnelle<br />
reste incertaine. La fuite dans la<br />
poursuite d’étu<strong>des</strong>, fait devenu constant<br />
pour environ un tiers <strong>des</strong> sortants <strong>des</strong> BTS<br />
et la moitié <strong>des</strong> sortants <strong>des</strong> DUT, est significatif<br />
de ce malaise.<br />
Les lieux de formation technique.<br />
Venons en aux résultats du questionnaire<br />
qui font apparaître <strong>des</strong> cursus bigarrés,<br />
qui révèlent <strong>des</strong> niveaux de connaissance<br />
et de pratique technique différents, à<br />
l’intérieur même d’un lycée (11) .<br />
Ainsi, environ 36% <strong>des</strong> sortants <strong>des</strong><br />
brevets de technicien supérieurs considérés,<br />
ont obtenu un CAP et/ou un BEP, puis<br />
ont réintégré la filière technique par passerelles.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
130<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
131
Les autres ont suivi une filière technique<br />
«classique» à partir <strong>des</strong> secon<strong>des</strong> technologiques,<br />
pour aboutir aux baccalauréats de<br />
séries <strong>F1</strong>, F2, F3, E (12) .<br />
On peut noter la position particulière du<br />
baccalauréat E qui se démarque <strong>des</strong> baccalauréats<br />
F par un niveau théorique supérieur,<br />
proche du Baccalauréat C, mais comprenant<br />
une partie technique importante.<br />
Cette filière doit tout droit mener aux<br />
classes préparatoires, entraînant un recrutement<br />
social plus large. Ceci ne va pas sans<br />
mettre cette population, en porte à faux,<br />
comme le souligne Jean Pierre<br />
FAGUER (13) , par rapport à une filière qui<br />
n’a pas comme les baccalauréats techniques<br />
une vocation finalisée et qui pourtant se dispense<br />
dans les lycées techniques et non pas<br />
d’enseignements généraux.<br />
Les bacheliers E qui poursuivent en section<br />
de technicien supérieur sont pour la<br />
”Les temps modernes”, Charlie Chaplin © Odyssée, Strasbourg<br />
plupart <strong>des</strong> lycéens qui ont échoué au<br />
classes préparatoires, voulant finaliser leurs<br />
étu<strong>des</strong> dans un cursus court.<br />
«(...) sortant du bac, j’ai un bac E, j’avais<br />
deux solutions, prépa ou bac +2, bon mon<br />
choix s’est fait maintenant je dirais peutêtre<br />
un peu malheureusement (rires), mon<br />
frangin a fait devant moi cinq demi en prépa<br />
donc cela m’a un peu refroidi.<br />
Bon il a bien intégré après, ça refroidi<br />
quand même.<br />
Et j’ai un peu hésité à rentrer en prépa,<br />
puis...j’étais peut -être pas assez sûr de moi<br />
(...).»<br />
(technicien maintenance informatique,<br />
BTS ET 1980)<br />
La plupart <strong>des</strong> techniciens sont<br />
conscients d’avoir choisi une filière à finalité<br />
professionnelle, qui pour certains correspond<br />
à leur capacité scolaire. L’orientation<br />
scolaire vers les filières techniques se<br />
pose, il ne faut pas le cacher, en terme de<br />
niveau scolaire. Les choix vers le technique<br />
sont trop souvent <strong>des</strong> choix par défaut dans<br />
un premier temps.<br />
«(...)...jusqu’au bac on était ...j’étais , je<br />
veux dire bon, j’ai redoublé ma terminale,<br />
donc j’avais une bonne base pour aller en<br />
BTS après donc j’ai passé mon bachot très<br />
simplement, donc je suis arrivé en BTS, les<br />
premiers mois j’étais sur un nuage, je ne<br />
comprenais rien.....je ne comprenais rien,<br />
mais il faut dire qu’on était 90% <strong>des</strong> gens<br />
qui ne comprenaient rien. On planait on<br />
avait Einstein qui venait nous faire un petit<br />
tour, tout ce qu’on savait on a du le foutre<br />
à la poubelle, parce qu’en terminale tout ce<br />
qui était constante, ou un peu emmerdant à<br />
calculer, on disait ça c’est négligeable, on<br />
l’élimine, et arrivé en BTS, on calcule plus<br />
que le négligeable (rires)...»<br />
(responsable technique BTS<br />
ET 1982)<br />
Les techniciens<br />
sont avant tout <strong>des</strong> techniciens<br />
Au regard <strong>des</strong> résultats de l’enquête,<br />
analysons les trajectoires professionnelles<br />
de notre population.<br />
La section de technicien suivie va déterminer<br />
le secteur d’activité, la profession et<br />
le service en entreprise dans lesquels le sortant<br />
va exercer son premier emploi.<br />
C’est à dire que, la majorité <strong>des</strong> titulaires<br />
d’un diplôme de technicien supérieur industriel<br />
de notre échantillon, travaillent dans<br />
l’industrie (71%), de façon prédominante<br />
dans l’industrie «mécanique» (24%) et<br />
l’industrie «électrique» (25.5%).<br />
Si l’on considère la profession déclarée,<br />
en première situation d’emploi, 72% de la<br />
population totale de notre échantillon se<br />
définissent comme techniciens, 3.6%<br />
comme agents de maîtrise, 3.6% comme<br />
ouvriers qualifiés, 6.6% comme cadres<br />
ingénieurs techniques, 1.8% comme commerciaux.<br />
De façon globale, on peut constater <strong>des</strong><br />
évolutions contrastées entre les différentes<br />
générations de sortants <strong>des</strong> sections de techniciens<br />
supérieurs. La réalité du marché de<br />
l’emploi et la réalité <strong>des</strong> entreprises ont été<br />
plus favorables pour certains, plus que pour<br />
d’autres.<br />
Certains techniciens ont profité de<br />
l’expansion économique, ils ont pu valoriser<br />
leur formation; de postes de technicien<br />
de production ils ont évolués vers <strong>des</strong> poste<br />
d’encadrement, où l’on recruterait<br />
aujourd’hui <strong>des</strong> profils d’ingénieur. Ils ont<br />
sous leur responsabilité une petite entreprise<br />
ou un service et valorisent une certaine<br />
réussite professionnelle, tout en ayant un<br />
«habitus» de cadre moyen; souvent féru de<br />
technique, ils n’hésitent pas à retrousser les<br />
manches dès qu’il y a un incident technique.<br />
Une proportion d’entre eux investissent<br />
un profil cadres supérieurs souvent par le<br />
biais d’une poursuite d’étu<strong>des</strong>, on notera<br />
qu’ils développent autours <strong>des</strong> fonctions<br />
organisationnelles leurs pratiques et leurs<br />
discours.<br />
Une petite part (6%) <strong>des</strong> jeunes sortants<br />
se dirige vers <strong>des</strong> professions de commerciaux,<br />
après avoir occupé un ou deux<br />
emplois techniques.<br />
Au moment de l’enquête sur la population<br />
globale, 44% se déclarent encore techniciens,<br />
9.3% agents de maîtrise, 22% ingénieurs<br />
et cadres techniques.<br />
Les sortants embauchés en tant<br />
qu’ouvrier qualifié retrouvent rapidement<br />
une situation appropriée à leur niveau de<br />
diplôme.<br />
Le choix de trajectoire<br />
Regard sur l’école<br />
Les choix <strong>des</strong> lycéens entre les filières<br />
«mécaniques» ou «électriques» font intervenir<br />
les affinités de chacun, mais révèlent<br />
également <strong>des</strong> choix volontaires par rapport<br />
au rendement <strong>des</strong> filières, en terme de<br />
niveau d’étude d’une part et en terme de<br />
spécialité d’autre part.<br />
Les lycéens sont tout a fait conscients de<br />
s’être investis dans une formation courte, de<br />
niveau et de reconnaissance technique suffisant,<br />
pour leur assurer un accès à <strong>des</strong><br />
emploi industriels intermédiaires.<br />
Il savent également qu’ils se positionnement<br />
beaucoup mieux que les CAP/BEP et<br />
baccalauréats technologique ou professionnel,<br />
sur le marché de l’emploi et c’est la raison<br />
essentielle de leur choix dans ce type de<br />
formation.<br />
Le brevet de technicien est perçu, surtout<br />
par les jeunes générations, comme un<br />
niveau de diplôme minimun, pour accéder à<br />
l’emploi.<br />
Mais, c’est aussi le dernier échelon scolaire<br />
que certains graviront, car leur niveau,<br />
ils le savent, ne leur permettra pas de prétendre<br />
intégrer une école d’ingénieur, par<br />
exemple.<br />
Le choix dans les filières se fait par rapport<br />
à <strong>des</strong> spécialités techniques, dont les<br />
degrés de spécialisation dans un domaine de<br />
connaissance diffèrent, devant répondre,<br />
aux yeux <strong>des</strong> lycéens, à la meilleure adaptabilité<br />
aux exigences du marché de<br />
l’emploi. Certaines filières se développent<br />
autours d’évolutions techniques bien précises<br />
ou d’apparition de nouveaux métiers<br />
provoquant ainsi l’engouement <strong>des</strong> lycéens.<br />
«(...) c’est électrotechnique oui, pourquoi<br />
j’ai fait ce choix là?, parce qu’on m’a<br />
dit que l’électricité c’est l’avenir et parce<br />
que mes meilleurs copains y allaient, moi<br />
j’ai suivi un peu la masse, si on peut<br />
dire.(...)<br />
Cela permettait d’avoir un diplôme en<br />
moins de temps que de faire une école<br />
d’ingénieur diplômé, c’est tout , c’est un<br />
gain de temps parce que, je me rappelle pour<br />
mes parents c’était..donc moi j’ai arrêté à 18<br />
ans, 18 ans et demi, on m’a fait comprendre<br />
qu’il était maintenant temps d’arrêter les<br />
étu<strong>des</strong> et d’aller bosser, c’est un peu ça, il<br />
n’était pas concevable pour mes parents<br />
d’aller payer, d’ailleurs pour moi non plus,<br />
j’avais pas envie de rester sur ..<strong>des</strong> bancs<br />
quelconque, je veux aussi gagner ma<br />
vie.(...)»<br />
(chef entreprise, BTS EL 1956).<br />
L’analyse du passage scolaire fait apparaître<br />
un manque de motivation de la part<br />
<strong>des</strong> techniciens supérieurs, un bachotage<br />
<strong>des</strong> examens, l’envie la plus grande étant<br />
d’en finir avec l’école et de gagner sa vie.<br />
Rares sont les jeunes diplômés qui ont<br />
une vision de la réalité du monde professionnel;<br />
ils ont un certain canevas de ce vers<br />
quoi ils tendent, comme par exemple avoir<br />
une autonomie professionnelle, approcher<br />
<strong>des</strong> grosses entreprises pour pouvoir travailler<br />
sur <strong>des</strong> technologies de pointe, travailler<br />
dans <strong>des</strong> petites structures pour la<br />
diversité <strong>des</strong> fonctions, poser <strong>des</strong> exigences<br />
de salaire etc. C’est ce qui va orienter leurs<br />
recherches d’emplois et surtout les faire<br />
cibler <strong>des</strong> entreprises précises. Le stage en<br />
entreprise compris dans le cursus ainsi que<br />
<strong>des</strong> expériences temporaires, par le biais du<br />
travail intérimaire notamment, vont être<br />
pour certains le catalyseur <strong>des</strong> choix professionnels<br />
futurs.<br />
Le choix du métier<br />
Le diplôme en poche, les techniciens<br />
supérieurs occupent soit <strong>des</strong> postes d’«exécution»,<br />
<strong>des</strong> emplois en production notamment,<br />
qui peuvent être <strong>des</strong> emplois de technicien<br />
de maintenance ou de chef d’équipe,<br />
soit <strong>des</strong> emplois de «conception», dont les<br />
profils seraient plutôt <strong>des</strong> fonctions en<br />
bureau d’étu<strong>des</strong>, de métho<strong>des</strong>, de développement,<br />
où le technicien aura plus ou moins<br />
d’autonomie de la réalisation d’un <strong>des</strong>sin à<br />
la mise en place d’un projet.<br />
Un troisième pôle serait <strong>des</strong> emplois de<br />
type relationnel, de commerciaux notamment.<br />
Ainsi, les sortants de l’enseignement<br />
technique occupent <strong>des</strong> emplois à contenu<br />
technique plus ou moins fort.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
132<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
133
Par extrapolation <strong>des</strong> analyses de<br />
Boltanski et Chamboredon sur le métier de<br />
photographe (14) , on pourrait dire que les<br />
choix <strong>des</strong> contenus techniques <strong>des</strong> emplois,<br />
sont significatifs d’un statut social recherché<br />
par les techniciens supérieurs. On peut<br />
définir une hiérarchie sociale <strong>des</strong> activités<br />
techniques exercées, où les fonctions de<br />
production seraient plus dévalorisées socialement<br />
que les fonctions de conception et de<br />
communication.<br />
On peut observer un premier clivage<br />
entre les métiers «sales» et les métiers<br />
«propres», opposant l’atelier de production,<br />
aux bureaux.<br />
On notera également un clivage dans les<br />
trajectoires plutôt du côté «du faire ou du<br />
dire, de la compétence technique ou de la<br />
compétence relationnelle» (15) .<br />
Ainsi, certains techniciens vont devenir<br />
<strong>des</strong> «experts» dans un domaine technique<br />
bien délimité, d’autres vont s’ouvrir à <strong>des</strong><br />
fonctions d’organisation, d’encadrement,<br />
pour éviter cet engorgement.<br />
Les progressions vers <strong>des</strong> métiers faisant<br />
une place plus grande aux fonctions d’organisation<br />
et de communication, peuvent également<br />
se comprendre, comme étant un<br />
rempart à la dépréciation <strong>des</strong> connaissances<br />
techniques, pouvant être un frein à la promotion.<br />
Les «ingénieurs technico-commerciaux»<br />
valorisent une connaissance technique<br />
dans un profils qui s’éloigne de plus<br />
en plus d’une conception traditionnelle <strong>des</strong><br />
métiers industriels du technicien de production<br />
ou du technicien d’étu<strong>des</strong>; ces techniciens<br />
«sortent du technique».<br />
«(...) Le commercial j’ai dit tiens..bon<br />
ce que je cherchais aussi c’était une petite<br />
boite, une petite société par rapport à un<br />
gros truc comme là bas, ou vous avez une<br />
grille de salaire vous savez déjà..en rentrant<br />
je savais déjà ce que j’allais gagner<br />
dans dix ans ça ..à moins de pousser <strong>des</strong><br />
gens dans les escaliers ou de tuer<br />
quelqu’un je ne vois pas comment j’aurais<br />
pu monter, et puis il y avait une opportunité,<br />
donc là je suis rentré chez (...) et ben<br />
déjà avec une augmentation de<br />
salaire..mille francs hein je partais de peu<br />
et puis une petite société 4 personnes..donc<br />
on se dit ben on est arrivé au bon moment,<br />
si la boite augmente on serra le premier<br />
arrivé, ce qui est le cas maintenant on est<br />
douze. (...)».<br />
(responsable technique BTS ET 1982)<br />
La technique<br />
Le rapport à la technique ne doit pas se<br />
comprendre comme un rapport hiérarchique<br />
seulement, mais plutôt de reconnaissance,<br />
d’identification, d’appartenance à un<br />
même groupe professionnel.<br />
Ainsi, au delà <strong>des</strong> positions <strong>sociales</strong> <strong>des</strong><br />
uns et <strong>des</strong> autres la reconnaissance se fait au<br />
travers d’un lien fort pour la technique;<br />
c’est vrai en ce qui concerne la relation<br />
techniciens/ingénieurs, qui auront une<br />
vision similaire d’un problème donné, c’est<br />
également vrai pour un technicien qui a<br />
évolué vers une fonction organisationnelle,<br />
mais qui reste très fortement liée à la pratique,<br />
au terrain.<br />
Le clivage se fait alors entre techniciens<br />
et commerciaux, qui n’ont pas toujours<br />
le même langage et qui ne voient pas<br />
de la même façon les impératifs de production.<br />
«(...) De toute façon avec un technicien<br />
il y a toujours une discussion.<br />
il y a toujours quelque chose de plus par<br />
rapport ...mais que ce soit technicien ou<br />
ingénieur je veux dire dès que l’on est dans<br />
le domaine technique, il y a le courant, il y<br />
a le premier contact.<br />
C’est le premier contact qui passe .<br />
Avec certaine personne il est souvent<br />
impossible d’avoir le premier contact parce<br />
qu’il y a pas ce courant qui passe, alors<br />
qu’avec un technicien, le contact est beaucoup<br />
plus simple…<br />
au départ hein.<br />
Après bon… je pense que c’est la technicité<br />
qui fait qu’on est capable de dialoguer<br />
ensemble»<br />
(technicien maintenance BTS EL 1980).<br />
Par ailleurs, l’attrait pour le technique<br />
est intergénérationnel, il n’est pas l’effet<br />
d’une classe d’âge particulière.<br />
Il prend sa source dans le milieu socioprofessionnel<br />
<strong>des</strong> parents puis il est relayé<br />
par le système scolaire.<br />
On peut remarquer en ce qui concerne la<br />
définition socioprofessionnelle <strong>des</strong> parents,<br />
que les techniciens supérieur interrogés sont<br />
issus pour la plupart de milieux sociaux<br />
qualifiés ou non, dont le père a exercé ou<br />
exerce toujours un ou <strong>des</strong> emplois industriels,<br />
qui pour certains ont été source de<br />
promotion (16) .<br />
«(...)mon père.... ouais ouais ... c’est<br />
super, mon père il était tourneur heu dans<br />
l’usine et puis il a, on a monté un atelier à<br />
la maison.<br />
Et après je passais 8 heures chez (...)<br />
enfin 8 heures je déconne 8, 9h h je sais pas<br />
chez (...) et puis encore au moins 4 plus les<br />
week-end dans la cave chez nous.<br />
On avait quand même à la fin ...trois<br />
tours, une fraiseuse, une mortaiseuse, et<br />
encore <strong>des</strong> bricoles...ouais mais on s’amusait<br />
bien ...(...)»<br />
(responsable technique petite entreprise,<br />
BTS F<strong>M1</strong>975).<br />
Les trajectoires <strong>des</strong> techniciens supérieurs<br />
doivent être comprises comme étant<br />
le fruit de stratégies permettant un positionnement<br />
dans l’espace social. En effet<br />
les choix de métiers font partie intégrante<br />
<strong>des</strong> stratégies promotionnelles <strong>des</strong> techniciens.<br />
Ainsi, le modèle d’intégration <strong>des</strong> techniciens<br />
fonctionne sur le modèle «cadre »,<br />
et se définit autour d’une volonté d’ascension<br />
et de réussite professionnelle.<br />
Les techniciens supérieurs savent que<br />
leurs chances d’évolution de carrière seront<br />
d’autant plus gran<strong>des</strong>, qu’ils auront exercé<br />
différentes fonctions et qu’ils auront une<br />
expérience dans <strong>des</strong> tâches d’organisation<br />
et de relation.<br />
L’infidélité à la technique se comprend<br />
ici par la peur, pour les techniciens, d’un<br />
blocage professionnel et social.<br />
Mais, la fidélité à la technique existe,<br />
pour certains, au delà de ces différents facteurs,<br />
elle est transversale; c’est-à-dire<br />
qu’au delà du statut et du rôle, la technique<br />
fait partie intégrante d’une façon d’être,<br />
dans et hors travail. Elle est le fruit d’une<br />
socialisation sociale et scolaire, et contribue<br />
à la construction d’une forme d’appartenance.<br />
Notes<br />
1. Nous empruntons ces deux dimensions d’attachement<br />
et de constance à la définition de la<br />
fidélité selon le «Petit Robert»<br />
Petit Robert, Dictionnaire LE ROBERT,<br />
PARIS, 1986.<br />
2. Les sections concernées sont celles <strong>des</strong> BTS<br />
Conception de Produit Industriel (CPI ex<br />
Bureau d’étu<strong>des</strong>), Electronique, Electrotechnique,<br />
Production mécanique (ex<br />
Fabrication mécanique), assistant technique<br />
d’ingénieur.<br />
3. Bourdieu Pierre, Le sens pratique, Les éditions<br />
de minuit, Paris, 1980, pp 101-102.<br />
4. Les conclusions en ce qui concerne les trajectoires<br />
<strong>des</strong> techniciens sont issues d’un questionnaire<br />
passé en 1990/91, à 333 sortants du lycée<br />
Louis Couffignal de Strasbourg sur une population<br />
totale de 1020 sortants, toutes sections<br />
confondues et tous âges confondus.<br />
5. Une trentaine d’entretiens semi-directifs ont été<br />
passés par la suite auprès de ce même échantillon<br />
(333).<br />
6. Bourdieu Pierre, Raisons pratiques, sur la théorie<br />
de l’action, éditions du Seuil, Paris, 1994, p<br />
82.<br />
7. FOUCAULT Michel, L’ordre du discours,<br />
Editions Gallimard, Paris , 1992, p 11.<br />
8. LEON Antoine, Histoire de l’enseignement en<br />
France, Presses Universitaires de France, 7ème<br />
édition, Paris, 1993, pp 94-100.<br />
9. Les lycées professionnels (1986) remplacent les<br />
lycées d’enseignement professionnel (1976) qui<br />
sont eux mêmes la rénovation <strong>des</strong> collèges<br />
d’enseignement technique (1956).<br />
10. L’augmentation <strong>des</strong> effectifs <strong>des</strong> STS et <strong>des</strong><br />
DUT se fait à un rythme régulier entre les années<br />
70 et 80, le point charnière selon le rapport<br />
Forestier (1991) étant 1985 où les effectifs sont<br />
égaux. Après 1985 les STS explosent du fait de<br />
la déconcentration qui donne aux recteurs tous<br />
les pouvoirs en matière de création et de gestion<br />
de ces filières, qui sont notamment budgétairement<br />
moins coûteuses que les IUT.<br />
11. L’échantillon que nous avons interrogé est issu<br />
du Lycée Louis Couffignal, où se dispense <strong>des</strong><br />
filières CAP, BEP, baccalauréats professionnel<br />
et technique, et <strong>des</strong> sections de techniciens supérieurs.<br />
12. Nous parlons ici <strong>des</strong> anciennes filières techniques,<br />
d’avant la réforme <strong>des</strong> baccalauréats<br />
rentrant en vigueur pour la rentrée 1995, à savoir<br />
que nous considérons principalement les baccalauréats<br />
techniques <strong>F1</strong>, F2, F3, E.<br />
13. FAGUER Jean pierre, Le baccalauréat «E» et le<br />
mythe du technicien, Actes de la recherches en<br />
<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, 1983, n° 50, pp 85-90.<br />
14. Boltanski Luc, Chamboredon Jean Claude,<br />
Hommes de métier ou hommes de qualité. In<br />
Bourdieu Pierre (et al). Un art moyen , essai sur<br />
les usages sociaux de la photographie, Les édition<br />
de minuit, Paris, 1965, pp 245-284.<br />
15. LOJKINE Jean, Les jeunes diplômés, un groupe<br />
social en quête d’identité, Presses Universitaires<br />
de France, Paris, 1992, p139.<br />
16. 39% <strong>des</strong> pères <strong>des</strong> jeunes sortants (< 5 ans) ont<br />
obtenus un CAP/BEP pour 27% <strong>des</strong> anciens.<br />
15. 5% <strong>des</strong> pères <strong>des</strong> jeunes sortants se définissent<br />
comme cadre supérieur, 22.1% ETAM, 26.5%<br />
OQ/ONQ.<br />
Pour les anciens, 21.7% <strong>des</strong> pères se définissent<br />
comme cadre supérieur, 17.3% comme ETAM,<br />
22.8% comme OQ/ONQ.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
134<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
135
MYRIAM KLINGER<br />
La thématique de la fidélité et<br />
de l’infidélité prend tout son<br />
sens, sans l’épuiser, au<br />
regard de l’approche<br />
biographique. Si «la fidélité<br />
est la vertu du temps continu,<br />
(...) ce n’est pas au temps<br />
qu’elle est fidèle, c’est à<br />
quelqu’un!» (1) .<br />
Fidélité et infidélité<br />
dans les histoires de vie sociale<br />
Myriam KLINGER<br />
Laboratoire de sociologie de la culture<br />
européenne<br />
Centre d’Étu<strong>des</strong> et de Recherches sur<br />
l’Intervention Sociale (CERIS)<br />
Comprendre alors que les histoires de<br />
vie ne sont pas la vie même; elles ne<br />
parlent pas toutes seules, elles<br />
résultent d’une activité dialogique. L’activité<br />
dialogique suppose un espace interpersonnel<br />
où prennent sens <strong>des</strong> relations nouées au<br />
présent et au passé: l’expérience humaine en<br />
est le centre, c’est son statut qui est interrogé<br />
à travers le questionnement sur la validité de<br />
la méthode biographique.<br />
«Combinaison de logiques d’action,<br />
logiques qui lient l’acteur à chacune <strong>des</strong><br />
dimensions d’un système» (2) , l’expérience<br />
sociale renvoie ici au mouvement et au lien.<br />
Comment en rendre compte dans le trajet<br />
qui va de la narration au texte? Comment<br />
l’histoire de vie sociale peut-elle être fidèle<br />
aux visages multiples, aux flux de vie qui la<br />
constituent? Affiliations successives,<br />
flexibles, l’identité biographique se dérobe<br />
à celui qui voudrait la fixer: illusion de la<br />
fidélité à l’unique, à l’authenticité.<br />
Atteindre l’authenticité, selon Ch. Taylor,<br />
n’est possible qu’en reconnaissant qu’un tel<br />
idéal dépend <strong>des</strong> relations dialogiques avec<br />
les autres, «d’un arrière-plan d’intelligibilité»,<br />
ou encore d’un «horizon de significations»<br />
qui permet à chacun de déterminer les<br />
questions qui comptent (3) . Illusoire encore<br />
que de vouloir saisir l’autre, les autres, leurs<br />
expériences dans leur entièreté, alors que<br />
dans les relations ordinaires comme dans<br />
l’interprétation du chercheur, la perception<br />
d’autrui repose sur la typification; laquelle<br />
n’a par ailleurs de sens que parce qu’elle<br />
puise dans <strong>des</strong> significations partagées.<br />
Toute la construction de l’histoire de vie,<br />
de l’expérience racontée au texte, est subordonnée<br />
à la question de l’interprétation,<br />
autrement dit à la question de la fidélité et de<br />
l’infidélité au sens pour le narrateur et pour<br />
le narrataire. Le texte de G. Simmel,<br />
«Digression sur la fidélité et la reconnaissance»<br />
(4) permet, à notre sens, de rapprocher<br />
cette question de la fidélité telle que l’auteur<br />
l’entend dans la vie sociale. Pour G. Simmel,<br />
«la fidélité peut être considérée comme la<br />
capacité d’inertie de l’âme; elle la maintient<br />
dans une voie choisie dès le début, bien que<br />
l’impulsion originale qui a conduit à cette<br />
voie n’existe plus» (5) . La fidélité, orientée<br />
«vers la continuité de la relation en tant que<br />
telle» propose une forme relativement stable<br />
aux relations forcément fluctuantes: fidélité<br />
qui se décline jusqu’à l’extrême inverse, en<br />
l’incluant, dépassement du «dualisme fondamental,<br />
forme première de toute association».<br />
Cette fidélité qui, à priori, rend l’existence<br />
d’une société possible, cette fidélité,<br />
au caractère spécifiquement sociologique<br />
selon G. Simmel, est pour nous plus qu’une<br />
image de ce qui nous rattache à l’expérience<br />
humaine. Elle nous permet de développer<br />
toutes les fluctuations du lien qui rapproche<br />
ou éloigne le chercheur <strong>des</strong> réalités qu’il veut<br />
comprendre et interpréter. Nous déclinerons<br />
un certain nombre de ces fidélités/infidélités<br />
qui jalonnent nos recherches (6) . Nous invitons<br />
en même temps le lecteur à parcourir<br />
<strong>des</strong> moments sensibles qui marquent la production<br />
<strong>des</strong> histoires de vie.<br />
L’expérience<br />
au centre de la narration<br />
Les biographies ne sont ni les fidèles<br />
miroirs de leur époque, encore moins la réalité,<br />
la vie même relatée. Elles visent la<br />
connaissance de l’expérience humaine, de<br />
l’intérieur même de cette expérience qui se<br />
dit dans un face-à-face entre narrateur et<br />
chercheur. L’expérience est concrète et<br />
ancrée dans le quotidien avec ses contradictions<br />
et ses hésitations, «l’expérience est<br />
interaction entre le moi et le monde, elle<br />
révèle à la fois l’un et l’autre, et l’un par<br />
l’autre» (7) . Dire et écouter cela, c’est chercher<br />
à comprendre la nature profondément<br />
dialogique et dialectique de ce qui se donne<br />
comme réalité dans la narration. Dire et<br />
écouter cela c’est aussi entrer de plein pied<br />
dans le domaine de l’ambiguïté entre fidélité<br />
et infidélité.<br />
La richesse de cette expérience humaine<br />
semble rassembler, au-delà <strong>des</strong> divergences<br />
théoriques, tous ceux qui comme le dit D.<br />
Bertaux décident de reconnaître aux savoirs<br />
de l’homme ordinaire une valeur sociologique.<br />
Pourtant, la terminologie pour dire<br />
cette démarche sociologique censée «réconcilier<br />
l’observation et la réflexion» (8) -<br />
l’approche biographique -, recèle quelques<br />
pièges qui ne sont pas faits pour faciliter<br />
l’accès à l’expérience humaine.<br />
D. Bertaux optait en 1980 pour le récit<br />
de vie plutôt que pour l’histoire de vie, trop<br />
proche, selon lui, de l’étude de cas et trop<br />
loin d’un objet sociologique valable; il ne<br />
pouvait alors se référer à l’histoire de vie de<br />
Tante Suzanne (9) . Pour M. Catani, l’évaluation<br />
critique de sa propre vie relève du choix<br />
assumé du narrateur de raconter. Cette<br />
réflexivité qui fait apparaître le système de<br />
valeur du narrateur caractérise l’histoire de<br />
vie sociale et la distingue d’autres formes<br />
de récits; ces derniers traduiraient davantage<br />
<strong>des</strong> pratiques <strong>sociales</strong> qu’ils ne proposeraient<br />
<strong>des</strong> interprétations du rapport aux<br />
mon<strong>des</strong> du narrateur.<br />
Nous n’approfondirons pas davantage<br />
ici ces distinctions ni les approches qui<br />
séparent, voire opposent, l’étude <strong>des</strong> rapports<br />
socio-structurels et celle <strong>des</strong> représentations<br />
symboliques (D. Bertaux), <strong>des</strong> structures<br />
<strong>sociales</strong> et de l’individuation<br />
(Passeron), le donné et le vécu (F.<br />
Ferrarotti), ou encore la psychobiographie<br />
et l’ethnobiographie (Poirier, Clapier-<br />
Valladon et Raybaud) (10) . Mais il est utile<br />
pour notre propos de voir que ces couples<br />
d’opposés traduisent le débat sur la validité<br />
<strong>des</strong> récits biographiques, le cadre épistémologique<br />
du biographique, «la question du<br />
rapport correct aux récits de vie», à chercher<br />
«entre les deux positions extrêmes: les<br />
récits de vie sont <strong>des</strong> artefacts; les récits de<br />
vie reflètent la vie telle que réellement<br />
vécue» (11) , nous pourrions dire entre infidélité<br />
et fidélité à l’expérience vécue, mais ce<br />
n’est pas aussi simple.<br />
En valorisant l’expérience comme interaction,<br />
nous admettons à l’instar de F.<br />
Ferrarotti, que les biographies parlent à<br />
condition d’éclairer le rapport dialectique<br />
entre le vécu <strong>des</strong> narrateurs et son cadre, ou<br />
pour le dire autrement entre les moments et<br />
leurs hommes; l’accent peut être mis sur les<br />
premiers ou les seconds selon le type et les<br />
phases de la recherche. Dans l’histoire de<br />
vie sociale, le narrateur, avec le chercheur,<br />
effectuent une bonne part de ce travail de va<br />
et vient: les souvenirs convoqués au présent<br />
sont reconstruits autour de valeurs qui font<br />
système et donnent sens à <strong>des</strong> pratiques, <strong>des</strong><br />
bouts d’existence, voire quelquefois à une<br />
vie entière.<br />
Volonté de compréhension pour soimême<br />
et pour les autres d’un passé, d’une<br />
pratique, cette reconstruction dans un cadre<br />
méthodologique précis n’est pas fondamentalement<br />
différente <strong>des</strong> constructions<br />
opérées dans la pensée courante - abstractions,<br />
généralisations, idéalisations - pour<br />
saisir la réalité du monde et s’y orienter.<br />
C’est par typification que nous en saisissons<br />
certains aspects et selon leur niveau de<br />
pertinence pour nous (12) . Or pour interpréter<br />
les situations à chaque moment de la vie<br />
quotidienne la pertinence repose ellemême<br />
sur la sédimentation <strong>des</strong> expériences<br />
antérieures réalisées en coopération avec<br />
d’autres: elles sont signifiantes pour tout un<br />
chacun, elles constituent aussi <strong>des</strong> mon<strong>des</strong><br />
partagés en commun; l’horizon de signification<br />
du narrateur comme du chercheur se<br />
fonde sur un monde intersubjectif et culturel.<br />
Chacun s’y trouve ainsi selon <strong>des</strong> positions<br />
variables, biographiquement déterminées<br />
et «définir la situation» (13) revient à<br />
dire l’histoire de cette sédimentation; mais<br />
pas seulement: «Cette situation biographiquement<br />
déterminée inclut certaines possibilités<br />
d’activités futures tant pratiques que<br />
théoriques qu’on appellera en bref “<strong>des</strong>sein<br />
à disposition”» (14) . Autrement dit, si la<br />
réflexivité du narrateur vise la signification<br />
de ses mon<strong>des</strong> et de ses moments de vie, elle<br />
intègre dans l’interprétation ces «<strong>des</strong>seins à<br />
disposition» qui rendent certains aspects,<br />
événements de la vie plus pertinents que<br />
d’autres et donne à l’histoire de vie un<br />
caractère vivant ouvert sur le futur, ouvert<br />
«à la situation présente, voire à ce qu’elle<br />
contient de projets» (15) dirait D. Bertaux.<br />
Ce passé recomposé peut se couler dans<br />
<strong>des</strong> formes ou <strong>des</strong> types plus ou moins<br />
reconnaissables ou même modélisables de<br />
l’existence (16) ; ou encore s’opérer selon <strong>des</strong><br />
«formes temporelles de la causalité» (17) qui<br />
oscillent entre l’approche processuelle et<br />
structurelle à moins qu’elles ne s’enchâssent<br />
l’une dans l’autre.<br />
Bien que «ce balisage du dialogue intersubjectif»<br />
paraisse être pour les auteurs de<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
136<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
137
ces différentes notions, comme pour nous,<br />
une tâche essentielle pour «comparer les<br />
rhétoriques interprétatives», il nous semble<br />
que leur réflexion rend principalement<br />
compte dans ce dialogue intersubjectif du<br />
pôle chercheur et laisse sur le bord le travail<br />
d’interprétation du pôle-narrateur.<br />
Le réajustement biographique<br />
Or, c’est d’abord le narrateur, infidèle à<br />
un hypothétique lui-même, qui transforme,<br />
négocie, réajuste sa biographie en fonction<br />
de ce qui le lie au présent et aux autres,<br />
fidèle en cela à l’expérience humaine. On<br />
peut rappeler ici G. Balandier: «Il s’agit de<br />
saisir le vécu social, le sujet dans ses pratiques,<br />
dans la manière dont il négocie les<br />
conditions <strong>sociales</strong> qui lui sont particulières»<br />
(18) . Négocier c’est aussi réajuster<br />
comme le souligne A. Strauss à propos de la<br />
maladie: «L’ajustement biographique<br />
devient le processus central par lequel les<br />
personnes mala<strong>des</strong> et leurs proches entreprennent<br />
<strong>des</strong> actions pour retrouver et/ou<br />
regagner un certain degré de contrôle sur<br />
leurs biographies rendues discontinues par<br />
la maladie» (19) .<br />
L’événement, ici la maladie, ailleurs une<br />
naissance, un licenciement, une expulsion...,<br />
comme un écheveau de fils trop serrés,<br />
polarise les aspects épars de la biographie<br />
puis sont replacés par le narrateur dans<br />
la trame du quotidien.<br />
Les situations d’accueil dans <strong>des</strong> services<br />
publics sont un indicateur intéressant<br />
de ce travail de réajustement biographique<br />
(20) . En effet raconter l’accueil, c’est<br />
raconter ce qui a amené à demander une<br />
information, une orientation, une prestation<br />
et souvent c’est déjà une longue histoire de<br />
rencontres plus ou moins ratées ou réussies<br />
avec l’administration et/ou les spécialistes<br />
du traitement de la vulnérabilité sociale.<br />
Dans ces récits, la rencontre avec <strong>des</strong><br />
accueillants devient elle-même événement<br />
autour duquel se construisent et s’ajustent<br />
<strong>des</strong> biographies: mémoires <strong>des</strong> lieux, <strong>des</strong><br />
moments et <strong>des</strong> hommes scandent <strong>des</strong> itinéraires<br />
de précarisation tout comme l’itinéraire<br />
professionnel <strong>des</strong> agents d’accueil, <strong>des</strong><br />
intervenants sociaux. Les récits nous permettent<br />
de montrer comment chacun réinscrit<br />
dans un présent et un devenir ces lieux<br />
de tension que sont les rencontres entre profanes<br />
et spécialistes, comment s’y élaborent<br />
et s’y définissent <strong>des</strong> liens de solidarité en<br />
référence au monde de chacun, comme aux<br />
significations partagées.<br />
A travers cet exemple nous entrevoyons<br />
la diversité <strong>des</strong> niveaux d’expérience pour<br />
chaque narrateur et l’enchevêtrement <strong>des</strong><br />
plans de vie dès lors que les histoires de vie<br />
se multiplient.<br />
Dans le cours même du recueil <strong>des</strong> histoires<br />
de vie <strong>des</strong> rapports au monde vécu se<br />
<strong>des</strong>sinent, plus ou moins typiques, qui viennent<br />
«saturer» progressivement les <strong>des</strong>criptions<br />
en profondeur de telle ou telle situation.<br />
Chaque narrateur donne sa voix, et<br />
aucun ne la retrouvera complètement au<br />
bout du processus interprétatif. Ceci est particulièrement<br />
vrai lorsque le texte final rend<br />
compte, à l’instar de la démarche anthropologique,<br />
d’un terrain, d’une unité sociale<br />
localisée: un tout selon <strong>des</strong> points de vue<br />
multiples et contradictoires. L’expérience<br />
humaine renvoie à la complexité, en rendre<br />
compte rend infidèle au principe d’une<br />
rationalité unique.<br />
Des narrateurs peuvent se sentir trahis<br />
dans leur dire du seul fait que leur propre<br />
interprétation qu’ils croyaient dominante<br />
sur le terrain apparaît relative, replacée dans<br />
un ensemble. De telles infidélités ressenties<br />
par les narrateurs sont d’autant moins<br />
contournables que ceux-ci occupent dans<br />
l’administration ou l’institution étudiée <strong>des</strong><br />
positions différentes d’un point de vue statutaire,<br />
voire moral ou idéologique. Nous<br />
rencontrons ici deux moments particuliers<br />
de la construction du texte et du rapport à la<br />
fidélité, celui où le chercheur va élaborer<br />
son interprétation et celui du retour du texte<br />
aux narrateurs, ou au commanditaire. Avant<br />
de les éclairer, il nous faut expliciter un<br />
autre de ces moments, sans lequel l’histoire<br />
de vie n’existerait pas: le face-à-face narrateur/narrataire<br />
et l’activité dialogique qu’il<br />
engendre.<br />
L’espace dialogique<br />
<strong>des</strong> histoires de vie<br />
Échange symbolique et ritualisé, l’histoire<br />
de vie est le résultat d’une rencontre<br />
entre deux ou plusieurs personnes, faite<br />
d’attirances réciproques, de mises à distance<br />
aussi. Pour le chercheur, la voix qu’il<br />
écoute ne peut être réductible à un objet,<br />
pour le narrateur l’oreille à qui il lègue une<br />
part de lui-même est plus que celle du<br />
témoin auriculaire d’Elias Canetti (21) .<br />
L’espace intersubjectif ainsi créé est la<br />
source d’une connaissance dialogique.<br />
Parcourir cet espace de paroles, de<br />
gestes, d’attitu<strong>des</strong> avec le narrateur, comprendre,<br />
saisir le sens visé par celui-ci,<br />
relève de l’expérience ordinaire de l’intersubjectivité<br />
que le chercheur connaît<br />
comme sujet social. Dans le protocole particulier<br />
de la biographie l’échange est formalisé<br />
autour d’un contrat de communication<br />
(22) . Ce qui s’y joue n’est pourtant pas<br />
autre chose que la compréhension <strong>des</strong> actes<br />
de paroles qui relient l’un à l’autre dans un<br />
moment de proximité et d’intense communication.<br />
Nous retrouvons dans le face-à-face une<br />
fidélité à ce qui nous lie entre sujets, une<br />
forme d’accès à l’autre, où «par-delà<br />
l’étrangeté, le divers, il faut dès lors poser<br />
un «nous» comme base possible de toute<br />
compréhension» (23) . Mais de l’intérieur<br />
même de l’expérience intersubjective une<br />
distance préexiste qui non seulement conditionne<br />
le détachement qui rend l’activité<br />
interprétative du chercheur possible mais<br />
protège chacun dans ses visées; le narrateur<br />
ne se présente ni pour lui-même ni pour son<br />
vis-à-vis en un bloc, le chercheur peut aller<br />
et venir <strong>des</strong> significations du narrateur à ses<br />
propres systèmes de pertinence. Cette circulation<br />
de références en références définit<br />
assez bien la réflexivité mise en oeuvre par<br />
le chercheur, somme de petites infidélités<br />
qui l’éloigne toujours un peu plus de la<br />
compréhension ordinaire de l’expérience du<br />
narrateur; tout en la postulant fidèlement<br />
comme une condition antinomique de la<br />
construction d’une connaissance (24). Nous<br />
y reviendrons.<br />
De l’espace intersubjectif au texte, un<br />
autre dialogue sourd également qui marque<br />
de ses enjeux l’échange et l’écriture.<br />
Rappelons ici que parler c’est déjà «être<br />
prise» (25) et: «Écrire, c’est nouer avec un terrain,<br />
mais aussi <strong>des</strong> devanciers, <strong>des</strong> autorités,<br />
<strong>des</strong> pairs, un dialogue» (26) .<br />
La fragilité de l’ordre interactionnel<br />
dans l’histoire de vie nécessite un art du dialogue,<br />
certes, mais encore le maintien d’une<br />
confiance telle que les fragments de vie, les<br />
secrets, puissent être dits mais jamais trahis.<br />
A moins que les narrateurs ne vous confient<br />
plus ou moins expressément mission de<br />
faire écho à leurs paroles, quelquefois à la<br />
face du monde, avec d’autant plus de foi que<br />
la souffrance à vivre et à dire est grande:<br />
«dites-leur!» alors: «Confiance et confidence,<br />
foi et fidélité, c’est là une seule et<br />
même fi<strong>des</strong>; un seul et même crédit (...) la<br />
confiance est déjà à sa manière une sorte de<br />
fidélité (...)» (27) .<br />
Le crédit n’est toutefois pas accordé<br />
d’emblée; passer du temps ensemble, partager<br />
quelque activité quotidienne, bref, faire<br />
du «travail de terrain» et alors seulement<br />
passer un pacte qui ressemble fort au fi<strong>des</strong>:<br />
main droite tendue au partenaire qui signait,<br />
chez les Romains déjà, le respect contraignant<br />
de la parole donnée.<br />
Le dialogue noué avec le terrain est quelquefois<br />
facilité lorsqu’un ouvrage est à<br />
l’horizon; certains proposent un livre dans<br />
le livre, ainsi ce narrateur qui, en début<br />
d’entretien, suggère d’ouvrir le livre de son<br />
enfance (28) . Le dialogue est aussi complexifié<br />
lorsque l’éditeur prend place de premier<br />
<strong>des</strong>tinataire, garant pour certains narrateurs<br />
de la publicité de leurs propos. C’est l’affirmation<br />
ou l’acte de foi qui prennent le <strong>des</strong>sus<br />
et le chercheur a bien du mal à conserver<br />
intacte une telle confiance.<br />
Cependant la confiance n’est pas forcément<br />
toute entière comme le narrateur ne se<br />
donne pas forcément tout entier dans l’interaction.<br />
Nous sommes renvoyés à l’ambiguïté<br />
entre fidélité et infidélité comme à l’ambivalence<br />
de chacun qui rend l’identité si problématique,<br />
intraduisible si ce n’est dans «l’étirement<br />
de l’être à travers les figures<br />
contrastées et mobiles de la narration» (29) .<br />
Aveu d’impuissance à tout dire, de soi,<br />
pour soi et pour l’autre et qui, transmis au<br />
chercheur dans un sous-entendu de connivence,<br />
concourt par là-même à marquer un<br />
quant-à-soi quelquefois tactique; ainsi ce<br />
narrateur qui termine son récit fortement<br />
émaillé de confidences par ces mots: «à vous<br />
non plus, je n’ai pas tout dit, il y a <strong>des</strong> choses<br />
qui ne sont pas complètes, c’est normal» (30) .<br />
Le narrateur ne se doute-t-il pas lui aussi<br />
de l’impossibilité pour le chercheur de tout<br />
dire et de tout écrire? Il lui fait confiance<br />
certes, mais il n’est pas dupe. Dans ce jeu <strong>des</strong><br />
limites, le chercheur trouve à prendre ses distances<br />
et s’engage sur la voie de l’écriture.<br />
W. Bosh, L’Escamoteur - 1475-1480. Saint Germain-en-Laye, Musée municipal<br />
Du détour au texte<br />
L’écriture est déjà là dès les premiers<br />
contacts et lorsqu’en plus il s’agit d’un terrain<br />
d’enquête aux frontières bien délimitées,<br />
elle est en germe dans les premières<br />
images fugitives, les premières intuitions<br />
que le regard encore détaché englobe<br />
comme un tout. Ainsi en était-il allé du<br />
contact avec notre premier terrain de<br />
recherche; dès l’abord il a fait naître en nous<br />
l’idée centrale de l’attente comme forme de<br />
vie, l’attente dans la folie, la maladie, d’un<br />
événement qui sortirait le lieu de son éternel<br />
présent. S’est développée en même<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
138<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
139
temps une affinité entre le terrain et les<br />
intentions d’écriture, quelque chose qui<br />
n’est pas encore un point de vue construit<br />
mais déjà un peu plus que «l’écrivabilité» (31)<br />
qui se fonde sur la conviction qu’un texte<br />
peut prendre consistance.<br />
Rappelons ici que pour le chercheur in<br />
situ la compréhension <strong>des</strong> autres passe par la<br />
mise en commun de significations, repose<br />
comme pour quiconque sur la réciprocité <strong>des</strong><br />
perspectives et l’anticipation de sens; dès<br />
lors qu’il observe et mobilise sa réserve de<br />
connaissances qui l’a formé théoriquement,<br />
la connaissance ainsi construite renvoie à un<br />
système de pertinence spécifique qui va saturer<br />
progressivement une ou plusieurs interprétations.<br />
Pour A. Schütz: «L’observateur<br />
participant ou le chercheur sur le terrain noue<br />
un contact avec le groupe à étudier comme<br />
un homme parmi ses semblables; l’attitude<br />
scientifique ne détermine que le système de<br />
pertinence qui fonctionne comme schème de<br />
sélection et d’interprétation» (32) . La distance<br />
entre la compréhension et l’interprétation -<br />
trajet du sens fait texte - se nourrit de l’antagonisme<br />
de ces deux formes de connaissance.<br />
L’approche biographique est un<br />
moyen de rendre sa force dialogique à cet<br />
antagonisme. Elle est aussi pour nous,<br />
mémoire active d’un contact inaugural avec<br />
le terrain, ici l’expérience de l’enfermement<br />
et de la folie: fidélité à l’humain malgré<br />
l’effacement <strong>des</strong> premiers liens du chercheur<br />
à son terrain; reste une forme qui par la suite<br />
et en d’autres lieux marque de son empreinte<br />
le travail sociologique.<br />
«Nouer un contact» peut prendre du temps<br />
et dialoguer en circulant d’un système de pertinence<br />
à un autre suppose «ces mo<strong>des</strong> liminaux<br />
de communications» (33) , construits<br />
patiemment dans le travail de terrain. Bien<br />
éloigné <strong>des</strong> références théoriques acquises<br />
jusqu’alors, notre premier terrain ne s’est<br />
laissé approcher que progressivement. Armé<br />
de savoir scientifique, il nous a fallu d’abord<br />
participer aux diverses formes de sociabilité<br />
du lieu avant que de saisir les différents<br />
niveaux d’expérience humaine en jeu, trouver<br />
un lien entre les mon<strong>des</strong> <strong>des</strong> fous, <strong>des</strong><br />
médecins, <strong>des</strong> infirmiers et <strong>des</strong> administratifs.<br />
«Mise entre parenthèse» ou «détour», selon,<br />
cet accès au sens de l’autre par l’observation,<br />
l’écoute, la réflexion marque la biographie du<br />
chercheur comme une première expérience<br />
où il s’agit d’endosser le contact direct avec<br />
la souffrance, la maladie, l’enfermement et<br />
tout à la fois ne pas perdre de vue que ces<br />
semblables-là agissent avec pertinence; leur<br />
pertinence, qu’il s’agit de décrire afin d’en<br />
retrouver le sens.<br />
«Le détour», dans sa référence à G.<br />
Balandier et à la démarche anthropologique,<br />
est ici requis comme métaphore, tout comme<br />
ce premier terrain condense métaphoriquement<br />
la participation aux mon<strong>des</strong> à interpréter,<br />
la confrontation <strong>des</strong> valeurs et le dialogue<br />
qui en naît. Cette première approche<br />
<strong>des</strong> autres, ces fous, par-delà leur étrangeté<br />
ou à cause de l’exotisme qu’ils ont d’abord<br />
suscité en nous, a <strong>des</strong>siné les contours d’une<br />
forme possible de rapport au terrain, de relation<br />
aux sujets du texte à écrire.<br />
Cette forme était habitée alors par <strong>des</strong> rapports<br />
tumultueux au terrain, une passion pour<br />
ces semblables et leur altérité; la réflexivité<br />
du chercheur a métabolisé peu à peu ce «saut»<br />
dans «une province de signification» (34)<br />
jusqu’alors méconnue, pour en trouver la formule<br />
de translation permettant de passer de<br />
celle-ci à d’autres provinces, de circuler de<br />
celles-ci aux mon<strong>des</strong> de la vie quotidienne et<br />
<strong>des</strong> connaissances scientifiques. Réflexivité<br />
et détachement vont de pair: l’écriture qui<br />
accompagne l’implication sociologique<br />
éloigne du tragique <strong>des</strong> biographies et modifie<br />
au fur et à mesure le cadrage de l’expérience;<br />
jusqu’à perdre même l’image d’un<br />
tout, concret et complet.<br />
L’art de la composition<br />
<strong>des</strong> voix<br />
C’est alors que se rompt le charme de la<br />
métaphore du terrain comme passage obligé<br />
pour dire vrai. C’est alors que s’effrite<br />
l’idée d’un corps de pratiques, d’une identité<br />
collective et culturelle dont le texte se<br />
ferait l’écho illusoirement réaliste.<br />
L’infidélité à la nature <strong>des</strong> premiers liens<br />
noués avec le terrain a déjà largement fait<br />
son chemin, ne reste que la trace mnésique<br />
de l’expérience et sa forme à laquelle nous<br />
restons fidèle jusque dans le texte et par la<br />
suite dans les choix réitérés de nos<br />
métho<strong>des</strong> et nos références théoriques.<br />
L’expérience vécue demeure fondamentale<br />
pour appréhender la réalité et les histoires<br />
de vie ne cessent de relayer notre confiance<br />
en sa richesse heuristique. Bien que soit<br />
passée l’impulsion originale qui nous a<br />
conduit dans cette première expérience de<br />
relation aux êtres parlants objets/sujets de<br />
connaissance, nous y restons fidèle au<br />
moyen <strong>des</strong> histoires de vie qui à chaque fois<br />
renouvellent ce filtre savant fait de fidélité<br />
et d’infidélité, de compréhension et d’interprétation.<br />
Au moment de la construction du texte<br />
final, la question de la fidélité est au rendezvous:<br />
dans le couper, coller inévitable, le<br />
chercheur-auteur ne peut éviter la question<br />
de la fonction expressive <strong>des</strong> histoires de<br />
vie. Quels que soient les choix effectués,<br />
quel que soit l’art de la composition <strong>des</strong><br />
voix, l’excès de sens est inépuisable, l’écriture<br />
n’y suffit pas. Et parce que «le monde<br />
du texte a le pouvoir exorbitant d’incarner<br />
le monde réel et de le trahir en même<br />
temps» (35) , le travail du texte s’attache à<br />
mettre en perspective fidélité et infidélité<br />
dans la construction d’une connaissance<br />
biographique.<br />
Mais rien ne nous garantit que ces<br />
mala<strong>des</strong> dont l’interprétation de leur mal<br />
oscille entre la malédiction et la punition,<br />
ne soient pas <strong>des</strong> créatures plus ou moins<br />
idéal-typiques qui agissent et parlent en<br />
accord avec l’intention que leur assigne le<br />
chercheur: plus proches alors de marionnettes<br />
(36) que d’une interprétation qui permette<br />
de saisir leur monde, celui précisé-<br />
ment de l’attente d’une hypothétique guérison.<br />
Comment rendre compte de ces histoires<br />
de vie d’assistés, de sans-domicile fixe,<br />
fragmentées, souvent cassées, de cette<br />
parole errante qui tente de reconstituer <strong>des</strong><br />
événements et du sens? Éviter que le texte<br />
ne laisse apparaître une identité du pauvre,<br />
éviter la <strong>des</strong>cription d’une institution cohérente<br />
comme tout exprès créée pour<br />
accueillir ses démunis. Tout en restant<br />
fidèle à l’expérience humaine, éviter la tentation<br />
ethnologisante de donner à lire du fait<br />
social total alors même que le lieu de<br />
l’enquête est un courant d’air continu qui<br />
emporte avec lui <strong>des</strong> errances multiples, ou<br />
comme le dit si bien J. Rancière: «construire<br />
un récit où l’on puisse voir comment non<br />
pas un corps produit <strong>des</strong> voix, mais <strong>des</strong> voix<br />
<strong>des</strong>sinent petit à petit une sorte d’espace<br />
collectif» (37) . Finalement le texte tente de<br />
prolonger les dialogues mis en route dans<br />
<strong>des</strong> entretiens et veut faire voir, plutôt<br />
qu’une figure de la pauvreté, ces citadins<br />
qui se fondent dans la masse, hommes qui<br />
cherchent à s’enraciner et noma<strong>des</strong>, personnages<br />
à facettes, dans l’hésitation permanente.<br />
Le petit scrupule<br />
de la fidélité<br />
Fragment d’histoires de vie<br />
A l’hôpital psychiatrique, la réunion<br />
<strong>des</strong> mala<strong>des</strong> était un temps pour les histoires<br />
de la semaine, qui recueillait en un<br />
lieu donné ce qui se passait ailleurs dans<br />
l’espace asilaire:<br />
«- on peut parler de tout ici!<br />
- plus besoin d’écrire ce que l’on discute<br />
ici.»<br />
Ces propos reflétaient ce qu’était peu à<br />
peu devenue la réunion du mardi: une sorte<br />
de chronique libre du Service de Sûreté.<br />
D’autres discours affleuraient, révélant <strong>des</strong><br />
attitu<strong>des</strong> duplices, ainsi qu’une résistance<br />
vitale extraordinaire. On s’échangeait <strong>des</strong><br />
conseils pour «laisser filer le temps jusqu’à<br />
la sortie le mieux possible». Un article du<br />
journal <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> «Quelques trucs»,couronnait<br />
cette manière d’agir sur le temps<br />
indéfini car «ici personne ne sait lorsqu’il<br />
sortira». En voici quelques extraits:<br />
«L’enjeu est d’importance: il s’agit de<br />
conserver sa forme du premier jour afin de<br />
préparer au mieux celui de notre sortie.<br />
Premier conseil: laissez glisser le temps<br />
afin qu’il n’ait pas d’emprise sur vous.<br />
Vivez sans montre. Laissez filer les dates:<br />
1 er septembre, 15 septembre, 3 octobre, 15<br />
novembre. Ne vous faites pas de souvenirs<br />
ici, ils sont <strong>des</strong>tructeurs.<br />
Deuxième conseil: vivez au jour le jour.<br />
Ne pensez pas aux préoccupations que<br />
vous aurez lors de votre sortie. Ces problèmes<br />
se résoudront en leur temps: cherchez<br />
un appartement,du travail, etc.<br />
Il est un moment que le chercheur peut<br />
difficilement ignorer, dans l’histoire de vie<br />
moins qu’ailleurs: c’est le retour du texte au<br />
narrateur. Lorsque le narrateur devient coauteur,<br />
ainsi dans Tante Suzanne, les questions<br />
autour de la fidélité sont inclues dans<br />
le texte, en quelque sorte assumées quoique<br />
toujours ouvertes. Lorsque <strong>des</strong> narrateurs<br />
ont permis l’accès à un terrain d’enquête, la<br />
restitution par le chercheur est rarement à la<br />
hauteur de l’offre: ce ne sont pas tant les<br />
interprétations qui sont en cause qu’une<br />
sorte d’ingratitude ressentie par ceux qui<br />
pensaient que le texte allait traduire fidèlement<br />
leurs seuls points de vue. Si le dialogue<br />
peut reprendre, il n’est pas impossible<br />
de faire entendre la multiplicité <strong>des</strong> points<br />
de vue et de laisser le texte ouvert, de laisser<br />
circuler le sens, s’échapper les interprétations,<br />
quitte à ce que l’auteur du texte<br />
s’étonne du sens cette fois attribué à tel ou<br />
tel propos. Par ailleurs, dans une perspective<br />
de recherche-action telle que la fonde<br />
Troisième conseil: nous vivons ici loin<br />
de toute tendresse féminine. Il est plutôt<br />
conseillé de penser en soi-même aux<br />
moments doux que vous avez jadis passés<br />
avec une femme. Si vous n’en avez pas eu,<br />
pensez à ceux que vous pourrez avoir dans<br />
l’avenir. L’espoir nourrit le prisonnier et<br />
le regaillardit.<br />
Quatrième conseil: occupez-vous.<br />
S’adonner à une petite tâche quotidienne<br />
est libérateur. En outre, cela ne fait pas<br />
perdre le goût du travail. C’est important<br />
pour la sortie. Adonnez-vous pleinement<br />
aux activités qui sont proposées par les<br />
deux infirmiers-moniteurs: volley-ball,<br />
piscine, cafétéria, pyrogravure, musique,<br />
sorties à l’extérieur, etc... Ces activités<br />
vous font sortir de vous-mêmes et font<br />
s’accomplir le plus important: la fuite du<br />
temps».<br />
Quelquefois, les «trucs», c’était le<br />
piège; à force de s’adapter au présent sans<br />
fin, l’extérieur devenait invivable. Après<br />
plusieurs sorties à l’extérieur du service,<br />
Gérard, l’ancien voleur de camions,<br />
demande à réintégrer le service; il y fut<br />
exceptionnellement reçu sous le régime du<br />
placement libre: «Je vis bien ici, ricanaitil,<br />
peut-être qu’un jour, on me donnera une<br />
blouse blanche».<br />
F. Ferrarotti, c’est la capacité d’agir <strong>des</strong> narrateurs<br />
qui se réveille. Une mémoire projective<br />
est alors sollicitée qui aurait d’après<br />
l’auteur, valeur heuristique pour le sociologue<br />
et valeur existentielle pour les<br />
acteurs-narrateurs.<br />
Reste pourtant cette question lancinante<br />
pour le chercheur: jusqu’où son interpréta-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
140<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
141
tion rencontre-t-elle les constructions de<br />
l’expérience que ses narrateurs pourraient<br />
faire de la réalité sociale? Quelles métamorphoses,<br />
pour ne pas dire infidélités, de<br />
l’expérience vécue au texte?<br />
Comme un petit caillou dans la chaussure,<br />
ce scrupule accompagne le chercheur<br />
chemin faisant. Il ne le laisse en paix que<br />
lorsque chacun trouve à sa façon la formule<br />
pour atténuer l’écart entre la relation directe<br />
aux autres et le détachement du travail de<br />
construction du chercheur. Ainsi chez D.<br />
Bertaux trouve-t-on une première affirmation:<br />
pour regarder son monde, servons-nous<br />
du narrateur «comme d’un périscope, et qui<br />
soit le plus transparent possible»; puis<br />
quelques lignes plus loin, il explicite l’intérêt<br />
<strong>des</strong> biographies car elles correspondent<br />
«à un échange symbolique entre frères<br />
humains» (38) . De telles formules nous<br />
semble bien traduire ce scrupule incontournable,<br />
dont chacun trouve à s’accommoder<br />
à chaque étape de sa recherche.<br />
Écoutons cette fois G. Simmel au sujet<br />
de ces formes stables et autonomes développées<br />
par <strong>des</strong> relations dont l’origine peut<br />
bien être perdue: «Sans ce facteur d’inertie<br />
<strong>des</strong> associations existantes, la société considérée<br />
comme un tout s’effondrerait<br />
constamment ou changerait d’une façon<br />
inimaginable» (39) .<br />
La fidélité, dit-il, est un <strong>des</strong> facteurs le<br />
plus à même de préserver ces formes<br />
<strong>sociales</strong>, elle est le pont qui «intègre la stabilité<br />
<strong>des</strong> formes supra-individuelles <strong>des</strong><br />
relations» (40) . L’image du pont peut vouloir<br />
dire que le sociologue cherchant sa formule<br />
pour s’accommoder de son scrupule est participant<br />
dans les associations; il n’est pas si<br />
désintéressé ou détaché que cela du monde<br />
commun.<br />
La fidélité est essentiellement confiance<br />
réciproque que les narrateurs donnent et que<br />
le chercheur continue d’entretenir en<br />
l’expérience sociale.<br />
Notes<br />
1. JANKELEVITCH, Vladimir. Les vertus et<br />
l’amour. vol 1. Paris: Flammarion, 1986. 141-<br />
142.<br />
2. DUBET, François. Sociologie de l’expérience.<br />
Paris: Seuil. 1994. p. 105.<br />
3. TAYLOR, Charles. Le malaise de la modernité.<br />
Paris: Cerf, 1994.<br />
4. in RAMMSTEDT, O. et WATIER, P. G.Simmel<br />
et les <strong>sciences</strong> humaines. Paris: Méridiens<br />
Kliencksieck, 1992.<br />
5. SIMMEL, Georg, in RAMMSTEDT, O et<br />
WATIER, P. op. cit., p. 44.<br />
6. nous les évoquerons au fur et à mesure; les terrains<br />
d’enquête en question sont respectivement:<br />
un hôpital psychiatrique, un centre<br />
d’hébergement pour adultes en difficultés<br />
<strong>sociales</strong> et certains services publics du Bas-<br />
Rhin.<br />
7. BERTAUX, Daniel. L’approche biographique.<br />
Sa validité méthodologique, ses potentialités.<br />
Cahiers Internationaux de Sociologie, 1980,<br />
vol. LXIX, p. 197-225.<br />
8. BERTAUX, Daniel. op. cit., p.201.<br />
9. CATANI, M. et MAZE, S. Tante Suzanne. Une<br />
histoire de vie sociale. Paris: Méridiens, 1982.<br />
10. voir l’article de HEINRITZ, Ch. et RAMM-<br />
STEDT, O. L’approche biographique en France.<br />
Cahiers Internationaux de Sociologie, 1991,<br />
vol. XCI, p. 331-370.<br />
11. HEINRITZ, Ch. et RAMMSTEDT, O. op.cit.,<br />
p. 356.<br />
12. nous nous référons à SCHUTZ, Alfred. Le chercheur<br />
et le quotidien. Paris: Méridiens<br />
Klincksieck, 1987.<br />
13. selon l’expression de THOMAS, W.I., in<br />
GRAFMEYER, Y.et JOSEPH, I. L’école de<br />
Chicago. Naissance de l’écologie urbaine.<br />
Paris: Aubier, 1990.<br />
14. SCHUTZ, A. op. cit. (note 12), p. 15.<br />
15. BERTAUX, D. op. cit. (note 7), p.213.<br />
16. voir PASSERON, J.C. qui analyse la prégnance<br />
du«modèle génétique de la croissance» ou du<br />
«modèle essentialiste du «cas» dans la reconstruction<br />
du devenir biographique», in:<br />
Biographies, flux, itinéraires, trajectoire. <strong>Revue</strong><br />
Française de Sociologie, 1990, n° 31-1, p. 3-22.<br />
17. DE CONINCK, F.et GODARD, F. L’approche<br />
biographique à l’épreuve de l’interprétation. Les<br />
formes temporelles de la causalité. <strong>Revue</strong> française<br />
de sociologie. 1990, n° 31-1, p.23-53.<br />
18. BALANDIER, Georges. Préface, in FERRA-<br />
ROTTI, Franco. Histoire et histoires de vie. La<br />
méthode biographique dans les <strong>sciences</strong><br />
<strong>sociales</strong>. Paris: Méridiens, 1983, p. 8.<br />
19. STRAUSS, Anselm. La trame de la négociation.<br />
Sociologie qualitative et interactionnisme.<br />
Paris: L’Harmattan, 1992, p. 41.<br />
20. KLINGER, M.et ANDRIEUX, F.(et al.),<br />
L’accueil <strong>des</strong> personnes défavorisées dans les<br />
services publiques du Bas-Rhin. Rapport,<br />
Commissariat Général du Plan, Convention<br />
d’étude n°5/1992, notifié le18 mars 1992,<br />
Université <strong>des</strong> Sciences Humaines de<br />
Strasbourg. CERIS.<br />
21. CANETTI, Elias. Le témoin auriculaire. Paris:<br />
Albin Michel, 1985. Le témoin auriculaire n’est<br />
qu’une caisse enregistreuse, caricature à<br />
l’extrême de la fidélité dans l’exactitude, de<br />
l’infidélité par excès de neutralité: «le témoin<br />
auriculaire s’applique à ne pas regarder, mais il<br />
n’entend que mieux (...) il encaisse tout et<br />
n’oublie rien (...). Il n’en rajoute pas, il dit tout<br />
très exactement: plus d’un voudrait s’être tu, en<br />
son temps». (p. 68).<br />
22. voir CHANFRAULT-DUCHET, M.F. Le système<br />
interactionnel du récit de vie. Sociétés,<br />
1988, n°18. p. 26-31.<br />
23. WATIER, Patrick. La compréhension et le point<br />
de vue subjectiviste. <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />
Sociales de la France de l’Est. 1986/87, n° 15,<br />
p. 180-191.<br />
24. voir KLINGER, Myriam. Question de distance:<br />
une approche biographique en institution psychiatrique,<br />
in D’ALLONDANS, T.G. et<br />
ADAM, A. Pathologies <strong>des</strong> institutions.<br />
Toulouse: Erès, 1990.<br />
25. SAADA, J.F. et CONTRERAS, J. Corps pour<br />
corps. Enquête sur la sorcellerie dans le<br />
Bocage. Gallimard: 1989.<br />
26. PERROT, M. et DE LA SOUDIERE, M. L’écriture<br />
<strong>des</strong> <strong>sciences</strong> de l’homme; enjeux.<br />
Communications, 1984, n° 58, p. 13.<br />
27. JANKELEVITCH, V. op. cit. (note 1), p.145.<br />
28. KLINGER, M. et D’ALLONDANS, T.G.<br />
Errances et hospitalité. Toulouse: Erès, 1991,<br />
p.22.<br />
29. SLEDZIEWSKI, Elisabeth G. Sujet et identité.<br />
L’homme et la société, 1991/3, n° 101, p. 47.<br />
30. KLINGER, M. et D’ALLONDANS, T.G. op.<br />
cit. (note 28), p. 115.<br />
31. DE LA SOUDIERE, M. Ecrire l’hiver.<br />
Communications, op. cit. (note 26), p. 113.<br />
32. SCHUTZ, A. op.cit.(note 12), p. 49.<br />
33. RABINOW, Paul. Un ethnologue au Maroc.<br />
Réflexions sur une enquête de terrain. Hachette:<br />
1988, p. 139.<br />
34. SCHUTZ, A. op. cit. (note 12), ch. IV: «Les réalités<br />
multiples et leur constitution».<br />
35. PERROT, M. et DE LA SOUDIERE, M. op. cit.<br />
(note 26), p. 13.<br />
36. telles que SCHUTZ, A. l’explicite dans:<br />
«Construction <strong>des</strong> objets de pensée par les<br />
<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>». Le chercheur et le quotidien.<br />
op. cit., p. 42-58.<br />
37. RANCIERE, Jacques. Histoire <strong>des</strong> mots, mots<br />
de l’histoire. Communications, op. cit. (note<br />
26), p. 88.<br />
38. BERTAUX, D. op. cit. (note 7), p. 217.<br />
39. SIMMEL, G. op. cit. (note 4), p. 45.<br />
40. SIMMEL, G. op. cit. (note 4), p. 51.<br />
La tour de Babil, 1995 (Photo : A. Morain)<br />
© Présence Panchounette<br />
Thèse<br />
et recherche<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
142
CAROLE THIRY<br />
Comment soigner<br />
les mala<strong>des</strong> alcooliques?<br />
Genèse d’une structure légère (1)<br />
Nous effectuerons un détour<br />
par la politique de lutte<br />
antialcoolique afin de<br />
comprendre comment cette<br />
petite structure, devant (selon<br />
le texte officiel) comporter<br />
trois pièces, dont une salle<br />
d’attente de petite capacité,<br />
<strong>des</strong>tinée à l’accueil, à l’écoute<br />
et au dépistage du buveur<br />
excessif sans problème<br />
psychiatrique lourd, a vu le<br />
jour, et a été institutionnalisée<br />
à travers la circulaire du 31<br />
juillet 1975 sous la<br />
dénomination de Centre<br />
d’Hygiène Alimentaire<br />
(C.H.A. (2) ).<br />
Carole THIRY<br />
Allocataire d’enseignement<br />
et de recherche C.E.R.E.S.S.<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />
Cette circulaire était précédée d’une<br />
autre, relative au renforcement <strong>des</strong><br />
moyens de traitement de la maladie<br />
alcoolique, datant du 23 novembre 1970, et<br />
instituant les Consultations d’Hygiène<br />
Alimentaire à titre expérimental (3) . Une<br />
nouvelle circulaire datant du 15 mars 1983 (4)<br />
viendra ensuite modifier et élargir l’activité<br />
de la structure aux soins et à la prévention de<br />
toute personne confrontée à <strong>des</strong> problèmes<br />
d’alcoolisation, quel que soit le stade de celleci.<br />
De plus, la structure pourra désormais<br />
s’appeler Centre d’Hygiène Alimentaire et<br />
d’Alcoologie. Le C.H.A.A. voit également<br />
adjoindre à ses missions, l’enseignement, la<br />
formation et la recherche. C’est une structure<br />
qui se compose d’une équipe pluriprofessionnelle<br />
de taille réduite (entre 2 et<br />
8 personnes; il s’agit le plus souvent, d’un<br />
médecin-directeur, d’une infirmière, d’une<br />
secrétaire; on y trouve aussi une assistante<br />
sociale, un psychologue ou encore une<br />
diététicienne) chargée du suivi et de<br />
l’accompagnement ambulatoires du malade<br />
alcoolique.<br />
Les origines du C.H.A. seraient à rechercher<br />
dans le climat particulier de l’aprèsseconde<br />
guerre mondiale, correspondant à<br />
la mise en place d’un nouveau modèle culturel<br />
plus rationnel, qui constitue un tournant<br />
dans le rapport Etat/alcool. La particularité<br />
de cette petite structure résiderait dans<br />
le fait qu’elle serait venue combler un vide<br />
dans l’institution, plus cohérente, du<br />
contrôle et du traitement de l’alcoolisme.<br />
Nous serons ainsi amenée à repérer les<br />
transformations survenues dans le champ de<br />
l’alcoolisme, notamment à travers la politique<br />
de lutte antialcoolique, pour tenter de<br />
saisir quels étaient les enjeux étatiques,<br />
sociaux et professionnels qui ont permis la<br />
naissance du C.H.A.<br />
En quelque sorte, la création du C.H.A.<br />
résulterait de la mise en évidence, par la<br />
combinaison de plusieurs facteurs, de nouveaux<br />
besoins en matière de prise en charge<br />
de la maladie alcoolique. En effet, l’accentuation<br />
du climat médical dans les années<br />
1950, la distinction plus fine établie parmi<br />
les buveurs, la prise de conscience, au lendemain<br />
de la seconde guerre mondiale, par<br />
la société, de l’ampleur du phénomène<br />
alcool ainsi qu’une sensibilité particulière<br />
<strong>des</strong> pouvoirs publics face à la politique de<br />
lutte antialcoolique, la naissance de<br />
l’alcoologie permettant une autre conception<br />
de la maladie et de son traitement,<br />
remettant par là-même en cause la pertinence<br />
<strong>des</strong> structures chargées jusqu’alors<br />
<strong>des</strong> soins, enfin l’évolution de la législation<br />
dans le domaine de la sécurité routière; ces<br />
éléments se combinant ont progressivement<br />
conduit les pouvoirs publics à vouloir<br />
créer une structure intermédiaire, souple,<br />
Max Neumann, Leimtempera/Ö/Nessel, 210 x 300 cm. Frage, Juni 1993<br />
répondant de manière adéquate aux besoins<br />
spécifiques qui sont ceux <strong>des</strong> buveurs<br />
excessifs - non dépendants -, et prenant en<br />
compte, dans un même espace thérapeutique,<br />
les multiples aspects engendrés par<br />
la maladie alcoolique. Pour le dire autrement,<br />
c’est l’impuissance <strong>des</strong> structures<br />
traditionnelles à répondre à certaines<br />
deman<strong>des</strong>, qui se situent en marge de leur<br />
fonctionnement, qui aurait suscité la création<br />
d’un nouvel équipement.<br />
Afin de retracer l’émergence du C.H.A.,<br />
nous dégagerons quatre phases marquantes,<br />
qui constitueront autant de parties.<br />
Tout d’abord, nous nous attarderons sur<br />
la période précédant les années 1950, qui est<br />
dominée par une conception traditionnelle<br />
de l’alcoolisme, dont le traitement est aux<br />
mains <strong>des</strong> psychiatres.<br />
Vient ensuite ce que nous considérons<br />
comme un tournant, à partir <strong>des</strong> années<br />
1950, car l’État, au lendemain de la seconde<br />
guerre mondiale, orientera sa politique de<br />
lutte antialcoolique vers une logique curative<br />
et préventive.<br />
Les années 1960 constituent une troisième<br />
phase, et seront marquées par la naissance<br />
de l’alcoologie et par la multiplication<br />
<strong>des</strong> acteurs sensibilisés à la maladie<br />
alcoolique, donnant à la lutte antialcoolique<br />
une nouvelle orientation.<br />
Enfin, l’institutionnalisation du C.H.A.<br />
- le 31 juillet 1975 - marquera la prise de<br />
conscience par les pouvoirs publics de la<br />
nécessité de créer un nouvel équipement<br />
répondant à <strong>des</strong> besoins particuliers, ceux<br />
<strong>des</strong> buveurs excessifs.<br />
La période précédant les années 1950<br />
correspond à un modèle culturel traditionnel<br />
dans lequel domine une logique punitive.<br />
L’ivrogne, puis l’alcoolique (puisque<br />
le mot alcoolisme est une invention du<br />
milieu du XIX e siècle (5) ) sont perçus comme<br />
une menace pesant sur l’ordre social, à<br />
laquelle la société répond soit par l’internement<br />
(6) , soit par l’emprisonnement (7) .<br />
Remarquons que cette logique ne fait que<br />
reprendre le fondement du principe de<br />
l’enfermement, invention du XVII e siècle.<br />
En effet, comme l’explique M. FOU-<br />
CAULT, «avant d’avoir le sens médical que<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
144<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
145
nous lui donnons, ou que nous aimons lui<br />
supposer, l’internement a été exigé pour<br />
toute autre chose que le souci de la guérison.<br />
Ce qui l’a rendu nécessaire, c’est un<br />
impératif de travail. Notre philanthropie<br />
voudrait bien reconnaître les signes d’une<br />
bienveillance envers la maladie, là où se<br />
marque seulement la condamnation de<br />
l’oisiveté. [...]. D’emblée, l’institution se<br />
donnait pour tâche d’empêcher la mendicité<br />
et l’oisiveté comme les sources de tous les<br />
désordres» (8) . On assiste donc, et pour longtemps,<br />
à une prise en compte de l’ivrognerie<br />
par les aliénistes. Ce qui était encore<br />
majoritairement considéré comme un comportement<br />
d’habitude «fait son entrée dans<br />
le champ médical sous ses aspects avant<br />
tout neuropsychiatriques» (9) . Mais tous les<br />
buveurs ne relevaient pas de l’asile; ceux<br />
qui présentaient <strong>des</strong> alcoolopathies somatiques<br />
sans troubles du comportement<br />
étaient envoyés - certes tardivement - à<br />
l’hôpital général (10) . Ainsi, la prise en charge<br />
de l’alcoolisme s’inscrit dans deux grands<br />
courants: d’une part la psychiatrie, d’autre<br />
part la gastro-entérologie et la médecine<br />
interne (11) .<br />
Au modèle culturel traditionnel, vient se<br />
juxtaposer une vision médicale de l’alcoolisme<br />
tout juste naissante au milieu du XIX e<br />
siècle. Un médecin suédois, M. Huss,<br />
invente en 1849 le mot alcoolisme, et<br />
conçoit cette maladie comme une intoxication,<br />
et constitue à partir de ses observations<br />
«un véritable corpus <strong>des</strong> lésions alcooliques»<br />
(12) . L’introduction de la notion de<br />
dépendance au produit alcool, signe en<br />
théorie l’appartenance de l’alcoolisme au<br />
domaine <strong>des</strong> maladies, et marque par là la<br />
rupture avec ce qui était conçu auparavant<br />
comme un comportement.<br />
Cela dit, cette conception médicalisée de<br />
l’alcoolisme a été très lente à pénétrer le<br />
corps médical et l’opinion publique peu<br />
avertie en la matière. Plusieurs éléments de<br />
réponse peuvent être apportés. Tout<br />
d’abord, les travaux de M. Huss ont certes<br />
ouverts un domaine d’exploration scientifique,<br />
mais ils ont aussi très certainement<br />
ravivés la perspective traditionnelle, populaire,<br />
qui a fait de l’alcoolisme «le fléau du<br />
siècle» (13) . L’enseignement dans le cursus<br />
<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> médicales était peu développé.<br />
Par ailleurs, ces mêmes médecins, qui adhéraient<br />
à une vision médicalisée de l’alcoolisme,<br />
vivaient dans une société où l’alcool<br />
était globalement valorisé. En somme, une<br />
certaine ambivalence caractérisait le rapport<br />
à l’alcool, souvent associé à la convivialité<br />
dans cette société du XIX e siècle (14) ,<br />
si bien que l’on peut être amené à croire que<br />
les médecins s’en préoccupaient plus pour<br />
<strong>des</strong> raisons <strong>sociales</strong> que médicales. Ainsi,<br />
le concept d’intoxication alcoolique (qui<br />
contient l’idée <strong>des</strong> effets chroniques engendrés<br />
par la consommation en excès) parvenait<br />
difficilement à se défaire de celui<br />
d’ivrognerie (qui renvoie à un comportement<br />
le plus souvent convivial). Enfin,<br />
l’alcoolique était un personnage ambigu,<br />
difficile à cerner, suscitant le désordre et le<br />
crime, justifiant là encore que <strong>des</strong> mesures<br />
coercitives soient prises.<br />
En somme, tout au long de cette première<br />
phase, où domine largement une<br />
vision traditionnelle, l’alcoolique est défini<br />
socialement.<br />
Dans une deuxième phase, nous nous<br />
orientons vers un nouveau modèle culturel<br />
qui va céder la place à une vision médicale,<br />
plus rationnelle. Progressivement, la maladie<br />
alcoolique, à travers la notion de dépendance,<br />
fait son chemin et va pénétrer tous<br />
les milieux sociaux. Notons à ce sujet le rôle<br />
important qu’a joué la découverte du disulfirame<br />
(15) par le docteur Jacobsen (originaire<br />
du Danemark) au début <strong>des</strong> années 1950. A<br />
un produit présenté comme un remède,<br />
allait correspondre dorénavant dans l’esprit<br />
de l’opinion publique une maladie alcoolique<br />
(16) .<br />
Il faut aussi, nous semble-t-il, retracer le<br />
contexte particulier de l’après-seconde<br />
guerre mondiale, caractérisé par une nouvelle<br />
sensibilité. En effet, une prise de<br />
conscience par les pouvoirs publics <strong>des</strong><br />
multiples aspects, économiques, sociaux et<br />
sanitaires de l’alcoolisme s’amorce.<br />
L’alcool coûte cher à la société, et justifie<br />
sur ce plan <strong>des</strong> mesures économiques restrictives<br />
(17) . Sur le plan social, une ambiguïté<br />
règne autour du produit alcool, qui est certes<br />
valorisé (18) , mais aussi responsable de nombreux<br />
accidents de la route, du travail..., ce<br />
dont la population n’a pas forcément<br />
conscience (19) . Cette période verra naître le<br />
Haut Comité d’Étude et d’Information sur<br />
l’Alcoolisme (1953), chargé de proposer au<br />
gouvernement toutes sortes de mesures susceptibles<br />
de diminuer l’importance de ce<br />
fléau (20) . Par ailleurs, les travaux médicaux<br />
progressent et les connaissances s’affinent;<br />
notamment le modèle, pendant longtemps<br />
prédominant, de l’alcoolisation socio-professionnelle<br />
d’habitude et de convivialité<br />
propre aux pays viticoles est sérieusement<br />
remis en question. Les psychiatres mettent<br />
l’accent sur la composante psychologique<br />
de la consommation d’alcool, rejoignant<br />
ainsi le schéma anglo-saxon (21) . De plus, la<br />
distinction entre les buveurs et les aliénés<br />
est établie; de même, différentes catégories<br />
de buveurs apparaissent nécessitant divers<br />
mo<strong>des</strong> de prise en charge (22) .<br />
Au cours de cette deuxième période,<br />
souvent qualifiée d’antialcoolisme d’État<br />
(sous le gouvernement de P. Men<strong>des</strong>-<br />
France), le vote de la loi du 15 avril 1954<br />
relative au traitement <strong>des</strong> alcooliques dangereux<br />
pour autrui, constitue un jalon, dans<br />
la mesure où, pour la première fois, une<br />
filière thérapeutique vient se juxtaposer à<br />
une filière répressive. L’originalité de cette<br />
législation se situe dans le fait que l’autorité<br />
sanitaire intervient précocément en persuadant<br />
l’alcoolique de suivre un traitement,<br />
avant même qu’il ait pu commettre quelque<br />
action mettant en péril son entourage ou la<br />
société (23) , traduisant par là l’acceptation du<br />
concept d’alcoolisme maladie. Il y a également<br />
une réelle volonté de l’État de s’impli-<br />
quer dans la lutte antialcoolique en mettant<br />
en oeuvre une logique d’action différente,<br />
ciblée sur l’anticipation, en vue de protéger<br />
la société. Cependant, les psychiatres ont<br />
toujours la main mise sur le dispositif de<br />
lutte antialcoolique qui est assimilé à celui<br />
de la prophylaxie <strong>des</strong> maladies mentales (24) .<br />
Les années 1960 sont marquées par la<br />
prise de conscience de l’inadéquation du<br />
dispositif traditionnel de lutte contre<br />
l’alcoolisme, sous l’effet de la multiplication<br />
<strong>des</strong> intervenants, sensibilisés aux problèmes<br />
que pose l’alcoolisme. Ce phénomène<br />
est à mettre en liaison avec la<br />
naissance de l’alcoologie, nouvelle discipline<br />
élargissant la définition de l’alcoolisme<br />
et ses composantes, non plus seulement<br />
à l’individu, mais à l’environnement<br />
ainsi qu’au produit alcool (25) . Cette<br />
démarche alcoologique, prenant en compte<br />
divers facteurs d’ordre individuels et collectifs,<br />
va changer la nature de la prise en<br />
charge de l’alcoolique parce qu’elle permet<br />
de le considérer avec un autre regard. Le<br />
triple sens de la maladie que lui attribuent<br />
les anglo-saxons prend ici tout son sens:<br />
«disease», désigne la réalité biologique<br />
observable dans ses symptômes, avec son<br />
diagnostic et son pronostic; «illness», correspond<br />
au vécu de la maladie par le sujet<br />
souffrant, et «sickness» à la représentation<br />
sociale de la maladie (26) .<br />
Cette nouvelle définition élargie va<br />
entraîner une multiplication <strong>des</strong> acteurs<br />
appartenant à différentes sphères. Parmi ces<br />
acteurs, les médecins du travail et les organisations<br />
syndicales, en participant au<br />
dépistage ainsi qu’à l’information sur<br />
l’alcoolisme dans le monde du travail, ont<br />
contribué à la désignation de toute une<br />
population de buveurs, et plus particulièrement<br />
une catégorie difficilement identifiable<br />
que sont les buveurs excessifs. «S’il<br />
est difficile de mesurer l’alcoolisme dans<br />
les entreprises, note F. Steudler, les chiffres<br />
<strong>des</strong> différentes enquêtes tournent autour de<br />
12% d’alcooliques parmi les travailleurs<br />
actifs» (27) . Le médecin du travail fait figure<br />
d’acteur privilégié pour participer activement<br />
au dépistage précoce de l’alcoolisme<br />
(28) .<br />
Certains mouvements d’anciens<br />
buveurs, qui se sont constitués comme les<br />
véritables relais du renouveau de la conception<br />
de l’alcoolisme qu’est venue apporter<br />
l’alcoologie, occupent une place de plus en<br />
plus grande dans le paysage de la lutte antialcoolique.<br />
Ils réclament un lieu de soins<br />
adapté aux buveurs, dans la mesure où ces<br />
derniers s’intègrent mal au milieu hospitalier,<br />
rejeté à la fois par les autres mala<strong>des</strong> et<br />
par le personnel soignant qui les considèrent<br />
comme <strong>des</strong> individus perturbant l’organisation<br />
rigoureuse du service. Ce sentiment<br />
de malaise est encore plus accentué<br />
lorsque le buveur est placé en hôpital psychiatrique,<br />
où il n’a, bien souvent, pas sa<br />
place (29) .<br />
En relation avec les transformations survenues<br />
dans le champ de l’alcoolisme, les<br />
psychiatres, maîtrisant jusqu’alors le dispositif,<br />
s’interrogent sur leur compétence à<br />
soigner les mala<strong>des</strong> alcooliques en général.<br />
La profession est à cette époque en pleine<br />
mutation et expansion. De plus, l’esprit de<br />
corps qui régnait auparavant auprès <strong>des</strong><br />
psychiatres a cédé la place à une certaine<br />
hétérogénéité. En effet, certains psychiatres<br />
se préoccupent plus <strong>des</strong> questions d’alcool<br />
que d’autres (30) , et certains se sont ralliés à<br />
l’alcoologie tandis que quelques uns y sont<br />
hostiles. C’est donc une profession en<br />
pleine évolution, marquée par un clivage, et<br />
traversée par un questionnement sur les<br />
capacités à traiter tous les alcooliques, qui<br />
caractérise les années 1960. Cet extrait<br />
d’une discussion à l’occasion d’une séance<br />
de la Société Médico-psychologique est<br />
assez évocateur: «Il est vrai que, lorsque<br />
nous nous trouvons aux confins de la psychiatrie<br />
qui nous est familière, nous constatons<br />
un malaise. [...]. Nous devons donc<br />
nous demander s’il ne faut pas réviser nos<br />
relations publiques. Elles doivent reposer<br />
sur un exposé clair, indiscutable de notre<br />
compétence. Quel est notre savoir en<br />
matière d’alcoolisme? [...]» (31) .<br />
Dans un autre domaine, l’évolution de la<br />
législation routière avec, notamment, l’instauration<br />
d’un taux légal d’alcoolémie fixé<br />
à 0,8 gramme d’alcool pour mille (loi du 9<br />
juillet 1970 (32) ), ainsi que la systématisation<br />
du dépistage de l’alcoolémie par l’air expiré<br />
en dehors de toute infraction, sur la<br />
demande du procureur de la République (loi<br />
du 12 juillet 1978 (33) ), a contribué là encore<br />
à désigner toute une frange de buveurs non<br />
dépendants, mais présentant un danger. En<br />
mettant l’accent sur la prévention <strong>des</strong><br />
risques, ces mesures, - qui abaissent de plus<br />
en plus le seuil de tolérance de l’alcoolémie<br />
routière et durcissent les sanctions - traduisent<br />
une fois de plus qu’une nouvelle sensibilité<br />
voit le jour. Cette notion de dangerosité<br />
routière aura un retentissement sur la<br />
perception du buveur: «Ce n’était plus la<br />
brute avinée classique, ou le névrosé gravement<br />
intolérant à la boisson, c’était un nouveau<br />
type d’individu. Surpris, sinon choqué<br />
de s’entendre étiqueter dangereux, ce type,<br />
pour les commissions, les expertises, devait<br />
constituer une nouvelle génération d’alcoolique<br />
avec ses problèmes propres» (34) . La<br />
multiplication <strong>des</strong> examens va donc entraîner<br />
une augmentation de la fréquentation<br />
<strong>des</strong> structures existantes, qui exigera très<br />
rapidement la création de nouveaux équipements<br />
(35) pour répondre à ces deman<strong>des</strong> particulières,<br />
qui ne sont pas celles de mala<strong>des</strong><br />
alcooliques dépendants.<br />
En somme, la convergence de l’action de<br />
ces différents acteurs a eu pour résultat,<br />
d’une part de montrer l’inadaptation du dispositif<br />
psychiatrisé à certaines catégories de<br />
buveurs, d’autre part de contribuer au développement<br />
d’un cadre institutionnel spécifique<br />
(36) mettant l’accent sur le dépistage<br />
précoce, ce qui a suscité la prise de<br />
conscience d’un vide subsistant au niveau<br />
de la prise en charge du buveur à risque, non<br />
dépendant. Aussi, ce mouvement, qui peut<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
146<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
147
se résumer par l’apparition d’une nouvelle<br />
orientation de la lutte antialcoolique,<br />
marque-t-il le début de l’autonomisation du<br />
dispositif de prise en charge de la maladie<br />
alcoolique (37) .<br />
La quatrième phase se caractérise par<br />
l’institutionnalisation du C.H.A. venant<br />
combler un vide dans le dispositif de lutte<br />
antialcoolique. Il y a, au début <strong>des</strong> années<br />
1970, une réelle volonté <strong>des</strong> pouvoirs<br />
publics de créer une structure souple, intermédiaire<br />
et répondant à <strong>des</strong> besoins particuliers.<br />
Cette volonté a pu être concrétisée<br />
grâce à la conviction de certains hauts fonctionnaires,<br />
notamment le docteur P.<br />
Charbonneau, alors directeur général de la<br />
santé, de favoriser le dépistage précoce.<br />
Aussi, les pouvoirs publics se sont-ils largement<br />
appuyés sur l’expérience mise en<br />
oeuvre à la S.N.C.F. dans les années 1950,<br />
par le docteur P.M. Le Gô et son équipe.<br />
Face aux importants problèmes d’alcool<br />
que subissait cette collectivité de travail, le<br />
docteur Le Gô - qui avait déjà mis en place<br />
<strong>des</strong> moyens précoces pour lutter contre la<br />
tuberculose (38) - proposait d’aborder la question<br />
alcool par le biais de l’hygiène alimentaire<br />
(39) . C’est ainsi que le premier Centre<br />
d’Hygiène Alimentaire a vu le jour à la<br />
S.N.C.F. en 1959 (40) . Il s’en suit un enchaînement<br />
d’événements qui aboutiront à la<br />
création, par une circulaire du 31 juillet<br />
1975, du Centre d’Hygiène Alimentaire.<br />
Convaincu de la pertinence du dépistage<br />
précoce de l’alcoolisme, le docteur P.<br />
Chrabonneau - qui était par ailleurs l’ami du<br />
docteur le Gô - a été l’initiateur, en 1970,<br />
d’une circulaire instituant à titre expérimental<br />
les consultations d’hygiène alimentaire<br />
(41) . Le docteur Le Gô a par la suite, en<br />
1973, été conseiller technique au ministère<br />
de la santé, alors que S. Veil était ministre.<br />
Entre temps, L. Naso, retraitée et ancienne<br />
responsable du C.H.A. de la S.N.C.F., crée<br />
en 1972, à Soissons, le premier C.H.A. en<br />
milieu ouvert, fidèle au modèle du Dr Le<br />
Gô, qui deviendra par la suite le C.H.A.<br />
pilote (42) . Ainsi, la mise en pratique - et par<br />
là même une longue période de maturation<br />
- a précédé l’institutionnalisation du C.H.A.<br />
La circulaire du 31 juillet 1975 portant sur<br />
le dépistage et le traitement précoces de<br />
l’alcoolisme, consistant à «mettre en place<br />
un nouveau moyen d’approche <strong>des</strong> buveurs<br />
excessifs» (43) , s’est largement appuyée sur<br />
l’expérience de Soissons, qui elle-même<br />
reposait sur la circulaire du 23 novembre<br />
1970 relative aux consultations d’hygiène<br />
alimentaire (44) .<br />
Un pas de plus dans le processus d’autonomisation<br />
du dispositif de lutte contre<br />
l’alcoolisme est franchi avec la parution<br />
d’une nouvelle circulaire datant du 15 mars<br />
1983, qui, pour faire face aux deman<strong>des</strong> de<br />
plus en plus accrues et diversifiées, étend<br />
les missions du C.H.A. aux soins, à la formation<br />
et à la recherche. De plus, elle suggère<br />
dorénavant l’appellation de Centre<br />
d’Hygiène Alimentaire et d’Alcoologie ou<br />
encore Centre d’Alcoologie (45) , effaçant la<br />
fragile distinction établie jusqu’alors entre<br />
buveurs excessifs et alcoolodépendants,<br />
que de nombreux C.H.A. confrontés à la<br />
réalité avaient déjà dépassée.<br />
Sur le plan du financement, l’alcoolisme<br />
étant exclusivement compétence d’État<br />
depuis la loi de décentralisation du 2 mars<br />
1982, les C.H.A.A. sont alimentés par un<br />
chapitre budgétaire comportant le financement<br />
du dispositif spécialisé, à savoir les<br />
structures nationales de lutte contre l’alcoolisme<br />
et les C.H.A.A. (46) . Depuis lors, le dispositif<br />
n’a guère évolué à en juger par la<br />
constance du nombre de structures depuis<br />
1983 (47) et l’État semble s’en être désintéressé<br />
jusqu’à aujourd’hui, note un récent<br />
rapport d’évaluation du dispositif spécialisé<br />
de lutte contre l’alcoolisme (48) .<br />
Cette approche socio-historique nous a<br />
permis de montrer que l’émergence du<br />
C.H.A.A. s’explique par la combinaison de<br />
trois facteurs: social, «politico-économique»,<br />
et «technico-professionnel» (49) . Le<br />
facteur politico-économique réside dans la<br />
volonté <strong>des</strong> pouvoirs publics de mettre en<br />
oeuvre, dès le lendemain de la seconde<br />
guerre mondiale, <strong>des</strong> solutions afin<br />
d’enrayer les méfaits liés à la consommation<br />
abusive d’alcool. Sur le plan social,<br />
l’alcool est globalement associé à la convivialité,<br />
mais il est également responsable de<br />
nombreux accidents de la route, du travail<br />
et cause de nombreux décès, dévoilant ainsi<br />
l’existence de différentes catégories de<br />
buveurs, notamment les buveurs excessifs.<br />
Le facteur technico-professionnel traduit à<br />
la fois la médicalisation de l’alcoolisme faisant<br />
considérablement régresser les effets<br />
spectaculaires comme les déliriums tremens,<br />
et la naissance de l’alcoologie donnant<br />
à la lutte antialcoolique une nouvelle<br />
orientation.<br />
Notes<br />
1. Cet article a été rédigé à partir du premier tome<br />
de notre thèse de doctorat nouveau régime de<br />
sociologie: Le Centre d’Hygiène Alimentaire et<br />
d’Alcoologie (C.H.A.A.): genèse et fonctionnement<br />
d’un type d’organisation, sous la direction<br />
du Pr F. STEUDLER, U.S.H.S., 1994. Tome I:<br />
Etude de l’évolution de la politique de lutte antialcoolique,<br />
de la genèse et de l’émergence du<br />
C.H.A.A.<br />
2. Circulaire DGS/2266/MS du 31 juillet 1975<br />
relative au dépistage et au traitement précoce de<br />
l’alcoolisme.<br />
3. Circulaire DGS/1252/MSI.<br />
4. Circulaire DGS/137/2D du 15 mars 1983 relative<br />
à la prévention <strong>des</strong> problèmes liés à la<br />
consommation d’alcool.<br />
5. En effet, avant que la maladie alcoolique ne voit<br />
le jour, la société et le corps médical voyaient<br />
dans l’ivrognerie - terme usité jusqu’à la moitié<br />
du XIX e siècle - un comportement répréhensible.<br />
6. Les alcooliques qui se sont montrés scandaleux<br />
sont le plus souvent admis à l’hôpital psychiatrique,<br />
sous le régime de la loi de 1838, en placement<br />
d’office après intervention <strong>des</strong> autorités.<br />
Cf RAINAUT, Jean. Alcoolisme et hôpitaux<br />
psychiatriques, <strong>Revue</strong> de l’Alcoolisme, janviermars<br />
1974, n°1, T.20, p.37.<br />
7. La loi de 1873 sur la répression de l’ivresse<br />
publique qu’a fait voter T. ROUSSEL, député<br />
de la Lozère, instituait un ensemble de mesures<br />
répressives contre l’ivresse à l’égard <strong>des</strong><br />
buveurs, mais aussi envers ”les débitants de<br />
boissons ayant servi à boire à <strong>des</strong> gens manifestement<br />
ivres ou à <strong>des</strong> mineurs de moins de<br />
16 ans.” GILLET, C. Dispositions légales<br />
concernant l’alcoolisme, in BARRUCAND, D.<br />
Alcoologie, RIOM Laboratoires: CERM, 1988,<br />
p.337; cf aussi SOURNIA, J.C. Histoire de<br />
l’alcoolisme, Paris: Flammarion, 1986, p.159.<br />
8. FOUCAULT, M. Histoire de la folie à l’âge<br />
classique, Paris: Gallimard, 1972, p.75.<br />
9. NOURRISSON, D. Le buveur du XIXe siècle,<br />
Paris: Albin Michel, 1990, p.176. En effet, dès<br />
le début du XIXe siècle, la consommation<br />
d’alcool en excès était tenue pour responsable<br />
de troubles mentaux, tandis que sur le plan<br />
somatique, le lien n’avait pas encore été établi<br />
entre la consommation d’alcool et les conséquences<br />
viscérales.<br />
10. RAINAUT, J. art. cit., p.37.<br />
11. PARQUET, P. Discours d’introduction à la<br />
Journée Nationale Française <strong>des</strong> unités d’hospitalisation<br />
d’alcoologie, 26 novembre 1992, Val<br />
de Grâce, Paris.<br />
12. SOURNIA, J.C. op. cit; p.70.<br />
13. NOURRISSON, D. op. cit., p.190.<br />
14. bid., p.132.<br />
15. Ce médicament (connu encore sous le nom<br />
d’antabuse) utilisé dans les cures ambulatoires,<br />
combiné avec une prise d’alcool, provoque aussitôt<br />
un sentiment de malaise (appelé effet antabuse),<br />
caractérisé par une forte sensation de chaleur,<br />
<strong>des</strong> nausées, <strong>des</strong> vomissements; effets dont<br />
le patient est informé. cf MALKA, R. FOU-<br />
QUET, P. VACHONFRANCE, G. Alcoologie,<br />
Paris: Masson, 2ème édition, p.138.<br />
16. DUBLINEAU, J. La préparation et le vote de la<br />
loi du 15 avril 1954, L’Info Psy, mai 1975,<br />
vol.51, n°5, p.521.<br />
17. Journal Officiel, Conseil Economique, 30 janvier<br />
1954, in JAEGER, M. Le désordre psychiatrique,<br />
Paris: Payot, 1981, p.129.<br />
18. BARTHES, R. Mythologies, Paris: Seuil, 1958.<br />
19. Documents parlementaires, Assemblée nationale,<br />
Annexe n°4788, session de 1948, 3ème<br />
séance du 30 juin 1948, p.1442.<br />
20. JAEGER, M. op. cit., p.128. Aujourd’hui le<br />
H.C.E.I.A. n’existe plus; il a été intégré dans le<br />
Haut Comité de la Santé Publique, qui a un<br />
objectif plus large.<br />
21. Cf à ce sujet les travaux de FOUQUET, P.<br />
notamment, Alcoolisme et psychiatrie,<br />
L’Evolution Psychiatrique, avril-juin 1959,<br />
Fasc.II, p.235, dans lequel il montre que l’alcoolisme<br />
ne peut être conçu que ”comme une<br />
conduite psychopathologique ressortissant à la<br />
psychiatrie”. Cf aussi FOUQUET, P. Réflexions<br />
cliniques et thérapeutiques sur l’alcoolisme,<br />
L’Evolution Psychiatrique, 1951, n°2, XVI,<br />
p.235.<br />
22. Cf DEROBERT, L. et DUCHENE, H. L’alcoolisme<br />
aigu et chronique, Paris: J.B BAILLIERE<br />
et fils, 1942, p.190 et DUBLINEAU, J. Projet<br />
d’une législation antialcoolique, Annales<br />
Médico-Psychologiques, février 1946, n°2, T.I,<br />
pp.124-127.<br />
23. Loi n°54-439 du 15 avril 1954 sur le traitement<br />
<strong>des</strong> alcooliques dangereux pour autrui, Journal<br />
Officiel du 21 avril 1954.<br />
24. Cf le décret n°55-571 du 20 mai 1955 sur la prophylaxie<br />
<strong>des</strong> maladies mentales, Journal<br />
Officiel du 21 mai 1955 où il est écrit que ”le<br />
dépistage et la prophylaxie <strong>des</strong> maladies et déficiences<br />
mentales et de l’alcoolisme, ainsi que la<br />
postcure <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> ayant fait l’objet de soins<br />
psychiatriques ou de cures antialcooliques, sont<br />
assurés par <strong>des</strong> dispensaires d’hygiène mentale<br />
fonctionnant dans le cadre <strong>des</strong> services départementaux<br />
d’hygiène sociale.”<br />
25. FOUQUET, P. Eloge de l’alcoolisme et naissance<br />
de l’alcoologie, Alcool ou Santé, 1967,<br />
n°82, pp.3-11.<br />
26. NOURRISSON, D. op. cit., p.130; cf aussi<br />
ZEMPLENI, A. Quelques problèmes de<br />
méthode en psychopathologie africaine, in<br />
RETEL-LAURENTIN, A. Une anthropologie<br />
médicale en France?, Paris: C.N.R.S., 1983,<br />
p.23.<br />
27. STEUDLER, F. Aspects sociologiques de la<br />
consommation d’alcool, Les actes du congrès de<br />
Strasbourg, Alcool et opinion I, Alcool ou Santé,<br />
1976, 138/139, n°5/6 p.58.<br />
28. GODARD, J. Pourquoi les Centres d’Hygiène<br />
Alimentaire?, La Santé de l’Homme, mai-juin<br />
1978, p.36.<br />
29. RAINAUT, J. art. cit., p.39.<br />
30. ROPERT, R. [et al.]. Le psychiatre et l’alcoolique<br />
en 1974. Evolution et orientation <strong>des</strong> structures<br />
de soins, Annales Médico-psychologiques,<br />
mars 1974, n°3, T.I, p.375.<br />
31. ibid., p.381.<br />
32. Loi n°70-597 du 9 juillet 1970 instituant un taux<br />
légal d’alcoolémie et généralisant le dépistage<br />
par l’air expiré, Journal Officiel du 10 juillet<br />
1970.<br />
33. Le dépistage préventif de l’alcoolémie sur les<br />
routes, Alcool ou Santé, 1978, n°146, pp.5-6.<br />
34. DUBLINEAU, J. La préparation et le vote de la<br />
loi du 15 avril 1954, art. cit., p.523.<br />
35. La prévention de l’alcoolisme, rapport de<br />
l’Inspection Générale <strong>des</strong> Affaires Sanitaires et<br />
Sociales:, L’Info Psy, mars 1976, n°3, vol.52,<br />
p.382.<br />
36. EBERSOLD, S. La notion de handicap: de<br />
l’inadaptation à l’exclusion, Regards<br />
Sociologiques, 1991, n° 1, p.74.<br />
37. THIRY, C. Le Centre d’Hygiène Alimentaire et<br />
d’Alcoologie (C.H.A.A.): genèse et fonctionnement<br />
d’un type d’organisation, Thèse de doctorat<br />
de sociologie sous la direction du Pr F.<br />
STEUDLER, U.S.H.S., 1994, p.137.<br />
38. Le GÔ, P.M. Nouvelles conceptions de la lutte<br />
contre l’alcoolisme par la prévention, le dépistage<br />
précoce systématique: les Centres<br />
d’Hygiène Alimentaire, La Santé de l’Homme,<br />
janvier-février 1971, n°171, p.28.<br />
39. ibid.<br />
40. Interview de NASO, L’Infirmière en chef à la<br />
S.N.C.F., retraitée, ancienne responsable du<br />
C.H.A, ancienne directrice de l’association <strong>des</strong><br />
C.H.A. de l’Aisne.<br />
41. Circulaire du 23 novembre 1970.<br />
42. NASO, L. Les C.H.A. de l’Aisne, histoire et<br />
généalogie, 1971-1989: Soissons, 1991, pp.7-8.<br />
43. Circulaire DGS/2266/MSI du 31 juillet 1975.<br />
44. Précisons ici que <strong>des</strong> expériences de consultations<br />
avaient déjà vu le jour dans plusieurs<br />
départements, avec <strong>des</strong> optiques différentes,<br />
bien avant l’expérience de Soissons et contenaient<br />
déjà en germe le principe de fonctionnement<br />
du C.H.A. tel que nous le connaissons<br />
aujourd’hui.<br />
45. Circulaire DGS/137/2D du 15 mars 1983 relative<br />
à la prévention <strong>des</strong> problèmes liés à la<br />
consommation d’alcool.<br />
46. Avant la loi de la décentralisation, il y avait un<br />
financement croisé <strong>des</strong> C.H.A.A. en raison de<br />
l’imbrication <strong>des</strong> compétences. Le département<br />
finançait en partie les C.H.A.A.(à environ 16%)<br />
ainsi que la psychiatrie qui étaient sur la même<br />
ligne budgétaire; l’Etat, en raison de sa participation<br />
obligatoire à certaines dépenses, donnait<br />
une enveloppe (environ 84% du budget<br />
C.H.A.A.) au département. Comme ce dernier<br />
ne disposait pas encore de services administratifs<br />
propres, il confiait, sous l’autorité du préfet,<br />
l’exécution du budget à la Direction<br />
Départementale <strong>des</strong> Affaires Sanitaires et<br />
Sociales.<br />
47. Globalement, il y a eu deux vagues de création<br />
<strong>des</strong> C.H.A.A. correspondant aux deux circulaires,<br />
l’une du 31 juillet 1975, l’autre du 15<br />
mars 1983. Pour indication, en 1984, il y avait<br />
160 C.H.A.A., en 1987, 165 et en 1993, 170<br />
C.H.A.A. en France soignant environ 200 000<br />
consultants, sachant qu’il y a entre 2 et 8 millions<br />
de personnes ayant un problème avec<br />
l’alcool. Cf Les C.H.A.A., éléments pour une<br />
clarification, rapport de l’E.N.S.P., Rennes,<br />
1984, p.21; C.H.A.A. 1987, Informations<br />
rapi<strong>des</strong>, S.E.S.I., n°146, 1989, p.2; Alcool et<br />
santé; faits et chiffres, Ministère de la santé et<br />
de l’action humanitaire, 1992, p.3.<br />
48. Rapport d’audit du groupe TEN, Evaluation du<br />
dispositif spécialisé de lutte contre l’alcoolisme<br />
(chapitre 47-14), Rapport Final, 1993, pp.63-64.<br />
49. STEUDLER, F. Santé, politique et politiques de<br />
santé, Prospective et Santé, 1981, n°19, p.30.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
148<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
149
MARIE-MADELEINE COURTOISIER<br />
Le Lièvre de Pâques ( * )<br />
Fête religieuse<br />
et traditionnelle, Pâques<br />
est aussi en Alsace, et dans<br />
une vaste zone européenne,<br />
caractérisée par l’attente<br />
d’un personnage,<br />
celui du Lièvre de Pâques<br />
qui pond <strong>des</strong> œufs colorés<br />
aux enfants.<br />
Marie-Madeleine COURTOISIER<br />
Faculté de Sociologie Ethnologie, Nice<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
La croyance au lièvre de Pâques fait<br />
partie <strong>des</strong> cultures rhénanes et de la<br />
culture danubienne. Elle est commune<br />
à une grande partie de l’Allemagne, de la<br />
Suisse et de l’Autriche. Nous la retrouvons<br />
aussi en Amérique du Nord, en Amérique<br />
Latine, où elle a été amenée par les émigrants.<br />
Personne n’a jamais vu ce lièvre, on le<br />
devine seulement. Cet être surnaturel est<br />
immuable, éternellement fixé dans sa forme<br />
et dans son retour périodique. Il est défini<br />
par une fonction exclusive dont seuls les<br />
enfants sont bénéficiaires. Quelle est donc<br />
la raison de ce généreux donateur que son<br />
caractère de croyance enfantine a jusqu’à<br />
présent dispensé d’explication?<br />
Le Littré ne connaît pas le lièvre de<br />
Pâques. Jakob et Wilhelm Grimm le mentionnent,<br />
dans leur Deutsches Wörterbuch,<br />
sous le terme de Osterhase: «Lièvre qui,<br />
d’après la croyance enfantine, pond les<br />
œufs de Pâques» «Hase der nach dem<br />
Kinderglauben die Ostereier legt». Une<br />
comptine suit cette définition:<br />
«O lièvre de Pâques, O lièvre de<br />
Pâques,<br />
Ponds moi tes œufs dans l’herbe.»<br />
«O Osterhase, O Osterhase,<br />
Leg mir dini Eier ins Gras.»<br />
Cette croyance se présente comme un<br />
énoncé puisqu’en apparence elle ne fait pas<br />
l’objet de narration. Nous serions très tentés<br />
d’avancer deux propositions:<br />
– l’une véhiculée par la tradition populaire,<br />
qui est celle de l’œuf pondu par le<br />
lièvre,<br />
150<br />
– l’autre expliquant que le lièvre, qui<br />
dépose <strong>des</strong> œufs, remplit la fonction de<br />
médiateur.<br />
La coutume du lièvre de Pâques est une<br />
coutume transmise, autrement dit une représentation<br />
acquise par le biais de la communication<br />
et acceptée en fonction de l’affiliation<br />
sociale. C’est peut-être la raison de sa<br />
vivacité.<br />
Symbole d’une classe d’âge, le lièvre est<br />
aussi l’expression d’un statut différencié<br />
entre les petits enfants d’une part, les adolescents<br />
et les adultes, d’autre part. A cet<br />
égard la coutume du lièvre de Pâques se rattache<br />
à un ensemble de croyances que les<br />
ethnologues ont étudiées dans la plupart <strong>des</strong><br />
sociétés, à savoir <strong>des</strong> rites de passage et<br />
d’initiation. Les folkloristes s’accordent à<br />
dire que la croyance importe peu. Il n’en<br />
reste pas moins que l’on joue sur une classe<br />
d’âge pour avoir pendant un certain temps<br />
un phénomène comme celui de la croyance.<br />
Pour les œufs de Pâques la coutume est<br />
ancienne, on les offre en redevance dès le<br />
IX e siècle (1) . L’usage d’offrir <strong>des</strong> œufs aux<br />
enfants était déjà connu au XII e siècle tant<br />
en France qu’en Allemagne (2) .<br />
De quelles transformations relève cette<br />
coutume à laquelle l’Église a toujours<br />
accordé une bienveillante tolérance?<br />
La présence <strong>des</strong> œufs de Pâques est antérieure<br />
à celle du lièvre. On ne s’est pas<br />
encore mis d’accord sur la signification primitive<br />
<strong>des</strong> œufs de Pâques, mais on peut<br />
leur donner une cohérence à travers leur<br />
symbolisme et les croyances d’anciens<br />
peuples. Il y a un symbolisme de l’œuf, dont<br />
nous présenterons quelques aspects, tout en<br />
gardant à l’esprit que le véritable problème<br />
est celui d’un point triple; là où se réunissent<br />
trois dossiers: celui de l’œuf, celui du<br />
lièvre, celui de Pâques.<br />
L’œuf a toujours été considéré «comme<br />
mystérieux» par sa forme sans commencement<br />
ni fin, symbole de la durée de toutes les<br />
générations successives. Il a tout naturellement<br />
retenu l’attention <strong>des</strong> Anciens parce<br />
qu’il referme la vie en germe. Il est de ce fait<br />
un symbole universel. Preuves en sont les<br />
mythes de naissance du monde communs aux<br />
Perses, aux Égyptiens, aux Grecs et aux<br />
Celtes. Symbole de naissance l’œuf participe<br />
aux symbole de renaissance, de retour annuel<br />
de la végétation (3) . Aux âges chrétiens l’œuf<br />
se vit conférer un sens religieux, devenant<br />
symbole du tombeau rocheux d’où sortit le<br />
Christ pour une vie nouvelle (4) .<br />
Aujourd’hui luxe gratuit, œufs et lièvres<br />
furent jadis l’objet d’une part de bénédiction<br />
à l’église, de redevances aux autorités<br />
laïques et religieuses, d’autre part de quêtes<br />
de confréries de jeunes, avec le triomphe du<br />
roi d’un jour recevant <strong>des</strong> cadeaux de la<br />
société <strong>des</strong> adultes.<br />
Significatives sont aussi les chasses au<br />
lièvre pendant les derniers jours de la<br />
semaine sainte et le jour de Pâques. Ces<br />
chasses ne sont pas sans rappeler l’expression<br />
«chasser le lièvre» usitée en Suisse<br />
pour signifier «chercher les œufs du<br />
lièvre». Eduard Hoffman-Kräyer associe<br />
cette expression aux «Klausjagen»<br />
«chasses <strong>des</strong> confréries de quêteurs» (5) . A<br />
interroger les récits et les histoires de<br />
chasse l’on recueille d’innombrables<br />
témoignages sur les lièvres-revenants.<br />
Tous ces récits s’articulent autour <strong>des</strong> interdits<br />
de chasse. La transgression de l’interdit<br />
par un vivant peut le conduire au rejet<br />
du monde <strong>des</strong> vivants, sans être pour autant<br />
reçu dans celui <strong>des</strong> morts. Ces chasses renvoient<br />
aux chasses sauvages, celle du roi<br />
Arthur.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
Nous tenterons de faire revivre <strong>des</strong> éléments<br />
épars sous l’angle de l’histoire religieuse<br />
sans toutefois vouloir prétendre restituer<br />
une image complète et définitive de la<br />
coutume. Pâques, lièvre et œufs n’ont pas<br />
été associés par pure fantaisie et il s’agit de<br />
retrouver les points communs entre ces trois<br />
composantes. Nous nous sommes laissés<br />
guider par les documents <strong>des</strong> folkloristes<br />
alsaciens et allemands qui nous renvoyaient<br />
à d’anciens rites et croyances aujourd’hui<br />
méconnus. Il fallait remonter dans le temps,<br />
progresser dans l’espace où nous avons<br />
découvert <strong>des</strong> affinités. Dans cette trame<br />
serrée est apparu un fil conducteur, celui de<br />
la notion cyclique du temps avec les rites et<br />
les personnages qui s’y rapportent. En<br />
confrontant les documents nous verrons à<br />
quel point le lièvre est chargé de multiples<br />
sens. C’est un personnage appartenant à la<br />
réalité <strong>des</strong> croyances du monde <strong>des</strong> vivants,<br />
à celui <strong>des</strong> morts, connu de nos jours dans<br />
les contes et les légen<strong>des</strong>.<br />
Dans le domaine de la réalité c’est la<br />
nature double de l’animal, à la fois mâle et<br />
femelle, qui est la plus significative et cela<br />
est corroboré par de nombreuses croyances.<br />
Nous établirons <strong>des</strong> relations entre cette<br />
croyance, les œufs et le lièvre de Pâques.<br />
La fête de Pâques<br />
Commençons par un bref rappel de la<br />
fête de Pâques. Ce jour est un souvenir de<br />
la résurrection du Christ. Très tôt un<br />
consensus s’est opéré sur sa date, au<br />
Concile de Nicée en 344. La nouvelle Église<br />
décide de placer Pâques au dimanche qui<br />
suit la pleine lune de l’équinoxe du printemps.<br />
La migration de la date de Pâques va<br />
conduire la célébration religieuse sur une<br />
période allant de l’équinoxe du printemps<br />
le 22 mars à la dernière date possible le 27<br />
avril. Ainsi dans son échéance la plus haute<br />
Pâques se rapproche du 1 er mai, date importante<br />
dans le festiaire celtique, c’est la fête<br />
de Beltaine qui marque la fin du semestre<br />
151<br />
d’hiver en pays celtique. Nous verrons ainsi<br />
que c’est dans l’ensemble <strong>des</strong> croyances<br />
liées à Beltaine (1 er mai), centrées sur la<br />
période pascale en clé postérieure, que la<br />
cohérence de la coutume puise sa force.<br />
Aux temps les plus anciens la célébration<br />
de Pâques était nocturne. Veillée de<br />
prières, de lectures, suivies d’une eucharistie.<br />
Au IX e siècle apparaît le Triduum sacré<br />
du Christ «Crucifié - Enterré - Ressuscité»,<br />
préfiguration de l’actuelle Semaine Sainte.<br />
De cette fête de première importance les<br />
origines et la liturgie sont seules à être vraiment<br />
connues, aux dépens de ses traditions<br />
populaires. Nous ne trouvons aucune trace,<br />
dans les textes liturgiques, de l’œuf et/ou de<br />
son accompagnateur.<br />
Pâques va aussi recouvrir une longue<br />
période, celle du Carême qui clôt Carnaval.<br />
Ce temps marqué par le jeûne et l’abstinence<br />
nous intéresse dans la mesure où nous<br />
avons trouvé <strong>des</strong> éléments pouvant donner<br />
sens au lièvre associé aux œufs.<br />
Le Carême<br />
La plupart <strong>des</strong> Églises adoptèrent dès le<br />
IV e siècle le jeûne de quarante jours en<br />
mémoire de celui du Christ (6) . Le pape Saint<br />
Grégoire le Grand décrit, dans une lettre à<br />
Saint Augustin de Cantorbéry, la forme<br />
d’abstinence qui devient règle:<br />
«Nous nous abstenons de viande et<br />
de tout ce qui vient de la chair,<br />
comme le lait, le fromage,<br />
les œufs.» (7)<br />
Signalons que la seule viande autorisée<br />
était les lapereaux foetaux ou nouveaux nés<br />
tant que ceux-ci n’avaient pas ouvert les<br />
yeux (8) . Ce sont les laurices déjà décrits par<br />
Pline.<br />
En Allemagne, sous le régime de<br />
Charlemagne, le Carême prenait fin le mercredi<br />
de la Semaine Sainte, le jeûne était<br />
cependant imposé le Vendredi Saint (9) . De<br />
ce fait le Jeudi Saint était marqué par de<br />
nombreux rituels à la fois religieux - béné-
dictions d’œufs et de denrées alimentaires,<br />
et profanes - quête d’œufs, remise de redevances<br />
aux autorités laïques et religieuses.<br />
Chaque maison devait au seigneur, et plus<br />
tard à l’autorité municipale, une redevance<br />
pascale, tout comme à Carnaval:<br />
«Carnaval nous a causé <strong>des</strong> dommages,<br />
Et Pâques reviendra avec les œufs et<br />
les pains.» (10)<br />
«Die Vasnacht hat uns procht zu<br />
grossen scahen,<br />
Das wil die Ostern widerkern mit air<br />
une flade.»<br />
Bénédictions et redevances ne sont pas<br />
sans intérêt, non seulement pour imaginer<br />
mais pour comprendre comment on est<br />
arrivé postérieurement à la coutume du<br />
lièvre de Pâques. Les bénédictions à l’église<br />
sont attestées dès le XI e siècle, l’Église<br />
conserve dans le trésor de ses bénédictions<br />
une formule qui fait <strong>des</strong> œufs présentés à<br />
l’autel, à l’offertoire du Saint jour de<br />
Pâques, l’objet d’un sacramental comme le<br />
pain béni (11) .<br />
Mais il faut attendre la moitié du XVI e<br />
siècle pour avoir <strong>des</strong> informations plus<br />
abondantes et détaillées sur ces bénédictions.<br />
Elles nous parviennent, pour l’essentiel,<br />
<strong>des</strong> humanistes et par la suite <strong>des</strong> prédicateurs.<br />
Leurs écrits sont, à ce propos,<br />
particulièrement éclairants car ils font apparaître<br />
le désir de réforme. Ils voient dans les<br />
rituels <strong>des</strong> pratiques superstitieuses et<br />
magiques. En 1553, Thomas Kirchmaier,<br />
dans son «Regum Papistrum», fait allusion<br />
aux bénédictions d’œufs rouges et d’aliments:<br />
«... Toute la population est invitée à<br />
présenter toutes ces vian<strong>des</strong> et<br />
galettes bien épaisses,<br />
les œufs rouges, les radis noirs, les<br />
produits laitiers, agréables au goût<br />
et tout ce qu’ils veulent avant de les<br />
goûter<br />
c’est les porter à l’église afin que le<br />
prêtre les bénisse.» (12)<br />
«Caetera turba suas carnes, crassasque<br />
placentas,<br />
Ova rubra et raphanos, lactisque<br />
coagula dulcis.<br />
Et quaecumque volunt primo contingere<br />
gustu,<br />
In templum confert, ut consecret ante<br />
sacerdos.»<br />
Aux nourritures bénies à l’église, allant<br />
de pair avec la consommation familiale,<br />
s’ajoutent <strong>des</strong> traditions particulières d’hospitalité,<br />
d’accueil <strong>des</strong> voisins, de tables<br />
ouvertes, rapportée, en 1534, par Sébastien<br />
Franck:<br />
«Le matin du Dimanche de Pâques<br />
on fait bénir sur l’autel le repas,<br />
crème, galette, fromage et hachis. Et<br />
les amis envoient ce qui a été béni ou<br />
bien une galette (...). Cette joyeuse<br />
fête est l’occasion de s’inviter entre<br />
bons amis; on a l’habitude de dresser<br />
sur la table ce qui est bénit, avec<br />
les œufs, mais on honore avant tout<br />
les œufs. Partout, où l’on est, ou bien<br />
là où l’on est invité, on voit les œufs<br />
de Pâques disposés à côté d’autres<br />
mets.» (13)<br />
«Folgt zumorgen <strong>des</strong> Ostertag, da<br />
weihet man den anbiss kram, fladen,<br />
kess, gehäckt auff dem altar, und<br />
schicken die freund eynander <strong>des</strong><br />
geweiheten oder fladens (...). Diss<br />
heuntig so fröhliches Fest vermag<br />
und gibt Anlass, dass anjetzo ein<br />
guter Freund den andern zu Gast<br />
ladet unddas Geweychte auffsetzet,<br />
zu vorderist aber die Oster-Ayr<br />
verehret. Uberall, wo man jetzt hinkommet<br />
oder zu Gast isset, wird man<br />
neben anderen Speisen auch die<br />
Oster-Ayr beylegen.»<br />
Les œufs et les aliments bénis à l’église<br />
par le prêtre tenaient une place d’honneur<br />
sur la table pascale. Parmi ceux-ci figurera<br />
le rôti de lièvre évoqué par le prédicateur<br />
Anasthasius von Dilligen dans son sermon<br />
de Pâques:<br />
«Chez nous les catholiques, on a coutume<br />
de faire bénir, durant la période<br />
pascale, l’agneau pascal, et de cette<br />
manière on fait bénir un rôti<br />
d’agneau, un rôti de lièvre, un rôti de<br />
veau, <strong>des</strong> œufs, de la verdure, du pain<br />
(...). On a l’habitude de dresser sur<br />
la table ces mets bénis avec les œufs<br />
, le fromage, afin d’honorer les voisins<br />
à Pâques et bien longtemps<br />
après.» (14)<br />
«Es ist bey uns catholischen der<br />
Brauch, zur Osterlichen Zeit pflegt<br />
man zu weyhen Agnum Paschalem<br />
und ist dadurch nit nur ein gebratnes<br />
Lämbel, sonder auch ein gebratner<br />
Has, ein Kälbernes Brätel, Ayr,<br />
Kriem, Brot (...), dieses Geweyhte<br />
pflegt man nit allein durch die heilige<br />
Osterfeyrtäg, sonder auch noch lang<br />
hernach sambt Eyr-Käss auffzusetzen<br />
und ein Nachbach den andern zu<br />
ehren.»<br />
Le prédicateur Andréas Strobl, dans son<br />
sermon de Pâques «Un lièvre rôti pour la<br />
bénédiction», associe le lièvre et les œufs:<br />
«Autant du lièvre rôti et maintenant<br />
il ne reste plus que les œufs que<br />
l’on dresse sur la table pendant les<br />
Saints jours de Pâques.» (15)<br />
«So viel von dem gebratnen<br />
Hässlein. Anjetzo seynd noch übrig<br />
die Ayr,<br />
so diese H. Oster-Feyer-Täge auch<br />
auffgesetzet werden.»<br />
C’est sans doute à cette pratique que fait<br />
allusion l’humaniste Johann Fischart quand<br />
il écrit:<br />
«Ne t’en fais pas si le lièvre se sauve<br />
de la broche,<br />
N’avons nous pas les œufs, alors<br />
nous rôtirons le nid!» (16)<br />
«Sorg nit, dass dir der Haas vom<br />
Spiess entlauff:<br />
Haben wir nicht die Eyer, so braten<br />
wir das Näst.»<br />
Cette pratique n’évoque-t-elle pas aussi<br />
une consommation symbolique et domestique<br />
de la chair et du sang du Christ? On<br />
peut se poser la question <strong>des</strong> rapports<br />
actuels entre la tradition liturgique et la tradition<br />
populaire. Il ne semble pas qu’il<br />
s’agisse de deux systèmes opposés, mais<br />
plutôt de deux aspects complémentaires.<br />
Œufs et lièvres sont l’exemple d’une même<br />
pratique religieuse transférée dans le<br />
domaine privé.<br />
Significatifs sont les pains de lièvre dont<br />
la consommation est attestée dès 1534. Ils<br />
ont pour appellation: oreilles de lièvre,<br />
cuillères de lièvre. On les déguste pendant<br />
le Carême (17) . S’agit-il d’un substitut de<br />
la viande interdite pendant le Carême?<br />
A la fin du siècle ils seront consommés<br />
à Pâques et seront offerts aux<br />
enfants par leur parrain et leur marraine.<br />
Nous-mêmes achetons<br />
encore à Pâques les pains d’épice,<br />
en forme de lièvre, à Gertwiller.<br />
Au terme de cette collecte, on<br />
mesure sans doute mieux qu’à la<br />
fin du Moyen Age nous sommes<br />
loin encore <strong>des</strong> pratiques de Pâques<br />
telles que nous les connaissons<br />
aujourd’hui. En effet, on ne connaît<br />
pas encore le lièvre donateur d’œufs qui<br />
occupe une si grande place dans les pays de<br />
langue germanique. Pas de cadeau personnel,<br />
mais de mo<strong>des</strong>tes présents d’œufs<br />
bénis à l’église, partagés au sein <strong>des</strong><br />
membres de la famille et <strong>des</strong> proches voisins.<br />
Si le lièvre de Pâques porteur d’œufs<br />
n’existe pas encore en cette fin du XVI e<br />
siècle, et si l’on voit déjà les germes de<br />
notre coutume, l’on ne peut pas non plus<br />
attribuer son origine d’une façon assurée<br />
aux rituels de Carême. Les consécrations<br />
de nourritures, qui étaient encore en ce<br />
milieu du XVI e siècle à mi-chemin entre le<br />
païen et le chrétien, furent condamnées par<br />
les autorités religieuses, mais il est douteux<br />
que ces règles aient jamais été massivement<br />
respectées. Elles continuaient<br />
d’exister, sans doute, comme le mentionne<br />
un document de 1790-1792 du couvent de<br />
Tegernsee, dans le Tyrol allemand, qui<br />
indique <strong>des</strong> consécrations de fromage,<br />
d’œufs, de gâteaux et de boulettes de<br />
viande.<br />
C’est donc avec une certaine prudence<br />
que nous pouvons dire que la Réforme élimine<br />
de sa liturgie certaines pratiques de<br />
la Semaine Sainte et les transforme en cout<br />
u m e<br />
Plat de Souffleheim. G Wehrung<br />
Le lièvre et l’oeuf<br />
© Musée de Bouxwiller<br />
populaire.<br />
Ainsi au cours du XVII e siècle Saint<br />
Nicolas est évincé au profit de l’Enfant<br />
Jésus (Christkindel) à Noël. A cette<br />
période paraît le premier témoignage de la<br />
coutume du lièvre de Pâques. Il provient<br />
de Georg Franck dans une dissertation<br />
médicale De Ovis paschalibus Satyrae<br />
medicae publiée à Heidelberg en 1682.<br />
L’auteur avait fait ses étu<strong>des</strong> de médecine<br />
à Strasbourg vers 1665. Dans ses souvenirs,<br />
il évoque la coutume:<br />
«Dans le Sud-Est de l’Allemagne,<br />
dans notre Palatinat en Alsace et<br />
dans les régions avoisinantes, ces<br />
œufs de Pâques sont nommés «œufs<br />
de lièvre». On fait croire aux personnes<br />
naïves et aux enfants, que<br />
c’est le lièvre qui pond ces œufs, dans<br />
les buissons et ailleurs, afin qu’ils les<br />
cherchent au grand amusement <strong>des</strong><br />
adultes.» (18)<br />
«In Germania Superiore, Palatinatu<br />
nostrate, Alsatia et vicinis locis<br />
vocantur haec ova die Hasen-<br />
Eier a fabula, qua simplicioribus<br />
et infantibus<br />
imponunt Leporem (der<br />
Oster-Hase) ejusmodi<br />
ova excludere et in<br />
hortis in gramine,<br />
fructicetis etc. abscondere,<br />
ut studiosius<br />
a pueris investigentur<br />
cum risu et jucunditate<br />
seniorum.»<br />
Les deux communautés,<br />
séparées par le dogme, resteront<br />
unies au niveau de la tradition du<br />
lièvre de Pâques comme en témoigne<br />
Gustave Gugitz:<br />
«Chez les Luthériens, de Souabe et<br />
de Franconie, il est aussi coutume de<br />
s’offrir <strong>des</strong> œufs à cette époque<br />
(Pâques). On les appelle les œufs de<br />
lièvre. On dit du lièvre qu’il fait <strong>des</strong><br />
tours de magie le Jeudi vert, entre<br />
autre il pond, ce jour, <strong>des</strong> œufs<br />
rouges. On parle aussi d’œufs de<br />
lièvre pour les œufs rouges à<br />
Würzburg et à Mayence. Dans la<br />
région de la Souabe, dans le<br />
Palatinat électoral, en Franconie,<br />
(dans <strong>des</strong> lieux protestants) il est<br />
coutume de cacher ça et là dans la<br />
maison <strong>des</strong> œufs rouges, de persua-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
152<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
153
der les enfants que le lièvre les a pondus.<br />
Les enfants fouillent partout. Ils<br />
appartiennent aux trouveurs et aux<br />
trouveuses. Mais ils sont appelés<br />
œufs de lièvre, ni œufs de Pâques,<br />
non plus œufs rouges.» (19)<br />
«In Schwaben und Franken ist auch<br />
unter der Lutheranern die<br />
Gewohnheit, dergleichen Eier zu<br />
derselben Zeit (Ostern) einander zu<br />
verehren, eingeführt, allein sie heissen<br />
Haseneier. Man dichtet dem<br />
Hasen an, dass er am Grünen<br />
Donnerstag allerlei Zaubereien<br />
mache, unter anderem auch rote Eier<br />
lege. Haseneier spricht man auch zu<br />
Würzburg und im Mainzischen für<br />
rote Eier. In Schwaben, in der<br />
Churpfalz, in Franken (an lutherischen<br />
Orten) ist die Gewohnheit,<br />
dass man im Hause hin und wieder<br />
rotgefärbte Eier versteckt und die<br />
Kinder beredet, der Has hätte sie<br />
gelegt, sie sollten sie aufsuchen (...).<br />
Die Kinder suchen alles durch. Sie<br />
gehören den Findern und<br />
Finderinen. Sie heissen aber<br />
Haseier, nicht Ostereier, auch nicht<br />
rote Eier.»<br />
Les redevances<br />
Cours et couvents étaient en droit de<br />
recevoir <strong>des</strong> dons en nature sous forme<br />
d’œufs et de denrées alimentaires (20) parmi<br />
lesquelles figure le lièvre comme l’attestent<br />
les arabesques d’un manuscrit de la cathédrale<br />
de Spire datant de 1343. C’est sans<br />
doute la plus ancienne illustration du lièvre<br />
comme redevance pascale. Cette représentation<br />
du lièvre de Pâques est confirmée par<br />
un document écrit, datant de 1509, où il est<br />
dit que le chanoine Thomas Truchsess<br />
reçoit pour Pâques «<strong>des</strong> lièvres de redevances,<br />
<strong>des</strong> gelinottes, et cent œufs du curé<br />
de Gronau» «Deputat-Hase und<br />
Haselhünern, 100 vom Pfarrer zu Gronau<br />
geschickte Eier.» (21)<br />
Une autre forme de redevance sont les<br />
quêtes; elles sont mentionnées dès le XII e<br />
siècle. Deux siècles plus tard elles étaient si<br />
bien entrées dans les moeurs que l’appellation<br />
«œufs de Pâques» était donnée, par<br />
extension, même à d’autres comestibles,<br />
comme on peut le lire dans une lettre de<br />
rémission de l’année 1399: «Lesquels allèrent<br />
demander leur potage, que on appelle<br />
Eufs de Pasques.» (22)<br />
On ne saurait regarder ces quêtes comme<br />
l’un <strong>des</strong> caractères typique de Pâques<br />
puisqu’il s’en fait aussi à la Toussaint, à<br />
Noël, à Carnaval et parfois au 1 er mai. Il<br />
s’agit là d’une véritable pratique populaire,<br />
au sens social du terme, à la fois urbaine et<br />
rurale qui prend la forme d’une obligation.<br />
Notre regard se porte moins sur les quêtes<br />
en elles-mêmes que sur leur aspect symbolique.<br />
A cet égard Raymond Christinger et<br />
Willy Borgeaud ont établi <strong>des</strong> liens entre le<br />
comportement <strong>des</strong> quêteurs et la chasse sauvage<br />
(23) . Les auteurs reconnaissent dans les<br />
confréries de jeunes gens déguisés, c’est-àdire<br />
indifférenciés, <strong>des</strong> esprits lâchés sur<br />
terre. Les dons qu’elles recevaient, ou les<br />
biens qu’elles prenaient, étaient censés parvenir<br />
aux dieux et aux esprits pour être régénérés<br />
et restitués aux humains. Il s’agit en<br />
pratique d’un «Do ut <strong>des</strong>» «je te donne pour<br />
que tu donnes».<br />
Mais il fallait aussi congédier ces esprits,<br />
d’où la nécessité de les effrayer à grand renfort<br />
de bruit. Dans la tradition pascale, la<br />
nécessité de renvoyer les esprits peut aisément<br />
se comprendre par la coutume de sonner<br />
les cloches à l’aube du Dimanche de<br />
Pâques, coutume appelée «sonner le lièvre»<br />
«dem Has läuten» (24) . Comme à Noël et à<br />
Carnaval les confréries de jeunes gens quêtaient<br />
de maison en maison et ils avaient<br />
pour habitude d’élire leur évêque ou roi <strong>des</strong><br />
fous, de même Pâques connut, jusqu’au<br />
XVII e siècle, <strong>des</strong> festivités de même type.<br />
Arnold Van Gennep nous donne un<br />
témoignage de cette cérémonie. Ainsi en<br />
France, à Carbay, les jeunes quêteurs<br />
avaient pour habitude d’élire, le Lundi de<br />
Pâques, leur «roi d’un jour» dont la couronne<br />
de bois de saule était garnie d’oreilles<br />
de lièvre:<br />
«Portant une gaule sur l’épaule pour<br />
sceptre, ayant une couronne de bois<br />
de saule garnie d’oreilles de lièvre en<br />
guise de fleurons sur la tête, il était<br />
conduit à l’église (...) on lui présentait<br />
de l’eau bénite, on lui offrait de<br />
l’encens (...). Puis, après l’office, il<br />
se rendait au moulin et à l’étang du<br />
Prieuré et devait y rencontrer le roi<br />
de l’année précédente (...). Le soir le<br />
prieur recteur de Carbay recevait<br />
gracieusement le roi, il lui devait<br />
«feu et chandelle, place au foyer,<br />
quinze livres de beurre et une poêle<br />
à frire». D’autre part, chaque<br />
ménage était tenu d’apporter à son<br />
roi 2 œufs et chaque nouveau marié<br />
lui payait deux deniers. Avec ces<br />
œufs et ce beurre on confectionnait<br />
<strong>des</strong> omelettes dont se régalaient le<br />
roi de Carbay et ses aînés. La fête<br />
finie, on suspendait le couronne de<br />
l’éphémère souverain à la statue de<br />
saint Martin patron de la paroisse.<br />
La suppression de cette fête fut sollicitée,<br />
et obtenue, par le prieur<br />
d’Esnault (1680-1696)» (25) .<br />
La parure du roi de Carbay est à rapprocher<br />
du «coqueluchon» <strong>des</strong> confréries de<br />
carnaval, au XVI e siècle, connues sous le<br />
nom de «confréries <strong>des</strong> fous». Le coq de<br />
Carnaval était sacrifié dans <strong>des</strong> combats à<br />
l’issue <strong>des</strong>quels le vainqueur, appelé «roi du<br />
coq», ornait sa coiffure de la tête de coq, ce<br />
qui devait évoluer sous forme de coqueluchon.<br />
On constate une grande analogie entre<br />
le rituel du bonnet à oreilles de lièvre et<br />
ceux du coqueluchon. Ils mettent en scène<br />
plusieurs fonctions comme le souligne<br />
Claude Gaignebet:<br />
«En sacrifiant le coq à coups de<br />
bâton ou de masse (Carnaval) puis<br />
de flèches (papegai) le vainqueur de<br />
la joute devient coq et roi. Cet état en<br />
fait le représentant idéal de la fonction<br />
guerrière et royale. En se revêtant<br />
du coqueluchon phallique, en<br />
couvant ses œufs en les faisant<br />
éclore, il syncrétise toutes les fonctions<br />
de fécondité généralement<br />
séparées en mâle et femelle. Il accède<br />
à l’état d’un androgyne fécond.<br />
Comme marcou, sorcier guérisseur,<br />
il établit <strong>des</strong> contacts privilégiés au<br />
1 er mai avec le «Diable»<br />
(Bélénos?)» (26) .<br />
Cette représentation trouve son expression<br />
dans les contes populaires où le héros<br />
couve <strong>des</strong> œufs d’où sort un lièvre (27) .<br />
Les confréries de jeunes gens ne reprennent-ils<br />
pas à leur compte d’anciens rituels<br />
connus dans le monde indo-européens liés<br />
à l’homosexualité initiatique? En Grèce,<br />
note Bernard Sergent, la chasse était basée<br />
sur la relation homosexuelle. Cette relation<br />
est mise en valeur dans les peintures: «Le<br />
lièvre symbolise la chasse, et la relation<br />
entre chasse et amour homosexuel est l’une<br />
<strong>des</strong> constantes de l’art attique» (28) . L’auteur<br />
conclut:<br />
« L’amant crétois emmène son éromène<br />
chasser deux mois en brousse,<br />
(...) à l’éraste et à l’éromène correspondent<br />
deux animaux, un chien,<br />
(animal chasseur), et un lièvre (animal<br />
chassé); on ne saurait mieux dire<br />
que «l’amant est à l’aimé ce que le<br />
chasseur est au chassé», que la<br />
chasse est une métaphore du rapport<br />
pédérastique» (29) .<br />
Le problème est posé dans une fable<br />
d’Esope, lorsque le lièvre se met sous la<br />
protection du bouvier qui, lui aussi, est mis<br />
en rapport, dans l’Antiquité, avec l’homosexualité.<br />
Enlevé par l’aigle, il est dans la<br />
même situation que Ganymède (30) . On ne<br />
saurait trop souligner cette association sur<br />
laquelle John Boswell réunit de nombreux<br />
et concordants témoignages (31) . Ils<br />
s’appuient sur <strong>des</strong> caractéristiques du lièvre<br />
connues depuis longtemps. Ce sont les cavités<br />
périnéales (32) situées sous la queue de<br />
l’animal que l’on a interprété - soit comme<br />
<strong>des</strong> anus supplémentaires conférant à l’animal<br />
l’homosexualité (33) , soit comme <strong>des</strong><br />
vulves faisant du lièvre un hermaphrodite et<br />
dès lors l’animal peut porter (34) , ce qui<br />
rejoint l’image du mâle enceint. Cette idée<br />
a perduré dans les croyances populaires où<br />
il est dit que le lièvre change de sexe tous<br />
les ans au printemps ou tous les sept ans, ou<br />
encore que les lièvres mâles mettent bas<br />
tous les sept ans.<br />
Nous avons ici en vue la dualité de la<br />
nature qui appartient en propre aux personnages<br />
dont le statut est double: médiateurs,<br />
messagers, qui occupent <strong>des</strong> situations clés<br />
dans le calendrier. Dans cette ambiguïté se<br />
réunissent deux fantasmes, celui de l’hermaphrodisme<br />
et celui du mâle enceint.<br />
La figure ambivalente du lièvre participe<br />
du principe de fécondité. A ce titre le mâle<br />
menstrué, susceptible de pondre <strong>des</strong> œufs<br />
rouges, devient un signifiant originel de<br />
Pâques associé en clé postérieur à la lune<br />
rousse - lune menstruée.<br />
Revenons aux œufs et à leur appartenance<br />
à la période pascale qui est régulière<br />
comme en témoignent les rituels abordés.<br />
On peut alors se poser la question de leur<br />
valorisation. N’était-ce aussi parce que<br />
l’œuf avait <strong>des</strong> vertus particulières? De<br />
nombreuses formules magiques et<br />
croyances lui sont attachées (35) .<br />
Nous sommes en présence de rites<br />
magiques qui ont trait aux œufs pondus le<br />
Vendredi Saint. Ces œufs consommés le<br />
Dimanche de Pâques préservent de toutes<br />
sortes de maladies et <strong>des</strong> maléfices <strong>des</strong> sorciers.<br />
Mais l’œuf du Vendredi Saint<br />
n’échappe pas à la logique de l’inversion<br />
qui marque fortement la sorcellerie; preuve<br />
en est sa mauvaise réputation dans les couvées.<br />
Un peu partout, en France, sortaient<br />
de ces œufs <strong>des</strong> «monstres». Dans les<br />
Vosges, ce qui sortait d’une couvée du<br />
Vendredi Saint était un gallinacé bizarre (36) .<br />
Ailleurs, c’est une vilaine bête allongée<br />
comme un serpent (37) . Cette ponte extraordinaire<br />
était connue au Moyen Age où elle<br />
a donné naissance à la légende du basilic (38) .<br />
Le basilic<br />
Mais <strong>des</strong> témoignages plus anciens parlent<br />
du basilic. Elien dit: «Quiconque a vu<br />
ses yeux est à l’instant frappé de mort» (39) .<br />
Pline décrit l’animal porteur d’une tache<br />
blanche en forme de diadème ou de mitre<br />
royale ce qui lui fait donner son nom de<br />
«basilieus» (en grec: βασιλευς = roi) (40) .<br />
L’auteur ajoute:<br />
«De son haleine même, le basilic jaunit<br />
les herbes, brûle les fleurs,<br />
pourrit les fruits, il <strong>des</strong>sèche les<br />
arbres, fend les rochers.» (41)<br />
Dans la légende le basilic naît d’un œuf<br />
de coq. Le coq pondeur est presque toujours<br />
un coq de sept ans (42) , il pond un œuf dans<br />
le fumier pendant nuit de Walpurgis. L’être<br />
qui sort de cet œuf est appelé: coulobre<br />
(Aveyron), coquadrille (Centre), basiliscos<br />
(Sicile), cockatrix (Écosse), ou dragon<br />
(Allemagne). Elle va nous conduire de<br />
manière indirecte à Pâques. Ainsi en<br />
Wallonie on racontait autrefois aux enfants<br />
que les œufs de Pâques étaient pondus par<br />
un coq (43) . La croyance au coq de Pâques<br />
était connue dans la région du Gotha et dans<br />
le Schleswig-Holstein (44) . De même, en<br />
France, à la Bâtie-Neuve (Hautes Alpes), il<br />
y une cinquantaine d’années, on faisait<br />
croire aux enfants que le coq pondait <strong>des</strong><br />
œufs une fois par an, à Pâques (45) .<br />
Rappelons ici une ancienne croyance<br />
selon laquelle le bouquet <strong>des</strong> Rameaux<br />
planté dans le fumier avait la vertu d’attirer<br />
le lièvre de Pâques qui pondait <strong>des</strong> œufs à<br />
la nuit tombée (46) . Nous voyons que lièvre<br />
et coq qui couvent <strong>des</strong> œufs ont en commun<br />
leur rapport à l’œuf contre nature, idée véhi-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
154<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
155
culée dans de nombreuses légen<strong>des</strong> du<br />
Moyen Age. Œuf de lièvre et œuf de coq<br />
seraient alors à mettre sur le même plan,<br />
c’est-à-dire issu d’un mâle menstrué ce que<br />
confirment de nombreuses croyances dans<br />
toute l’Europe. Que sont ces œufs?<br />
Pouvons-nous les mettre sur le même plan<br />
que ceux <strong>des</strong> poules? Claude Gaignebet<br />
mentionne:<br />
«La fécondité du coq est certes<br />
comme une imitation de celle de la<br />
poule, mais une imitation diabolique<br />
et spirituelle, puisque ces œufs sont<br />
ceux d’une «nuit de Walpurgis».<br />
Voilà pourquoi l’être qui en sort à<br />
l’oeil injecté de sang, l’oeil du sorcier,<br />
l’oeil du mâle qui, pour avoir<br />
voulu imiter les mystères féminins de<br />
la naissance, pour s’être livré à une<br />
vraie couvade, semble atteint de<br />
«menstrues». Lorsque ce sont les<br />
«lièvres de Pâques» qui pondent <strong>des</strong><br />
œufs, les coqueluchons s’ornent <strong>des</strong><br />
oreilles de cet animal en accord avec<br />
la croyance très répandue que les<br />
mâles de cette espèce sont menstrués.»<br />
(47)<br />
Les chasses<br />
Significatives sont aussi les chasses à<br />
Pâques et plus anciennement le Jeudi Saint,<br />
le Vendredi Saint avant le lever du soleil.<br />
En voici quelques exemples:<br />
- en France, dans le Poitou, le Jeudi Saint<br />
était employé «en exercices de piété et à<br />
chasser le lièvre»,<br />
- en Allemagne, une chasse est signalée,<br />
en 1610, dans les archives de Vilshofen où<br />
il est question de verser une somme<br />
d’argent à la ville pour participer à la chasse<br />
de Pâques,<br />
- en Angleterre, c’est assurément de ce<br />
pays que nous parviennent les observations<br />
détaillées sur ces chasses. Il semblerait,<br />
écrit James Britten, que le lièvre y ait été<br />
associé dans une certaine mesure à <strong>des</strong> rites<br />
de Pâques et il cite une inscription du<br />
«Calandar of State Papers (Domestic<br />
Series)» disant:<br />
«1620, le 2 avril, Thos Fulnety sollicite<br />
la permission de Lord Zouch,<br />
Lord Warden of the Cinque Ports, de<br />
tuer un lièvre le Vendredi Saint, car<br />
les chasseurs disent que ceux qui<br />
n’ont pas de lièvre à Pâques doivent<br />
manger un hareng rouge» (48) .<br />
«1620, April 2, Thos Fulnety solicits<br />
the permission of Lord Zouch, Lord<br />
Warden of the Cinque Ports, to kill a<br />
hare on Good Friday, as huntsmen<br />
say that those who have not a hare<br />
against Easter must eat a red herring.»<br />
A Coleshill, dans le Warwickshire, si les<br />
jeunes gens attrapent un lièvre avant dix<br />
heures du matin le Lundi de Pâques, et le<br />
portent chez le pasteur de la paroisse, ce<br />
dernier est dans l’obligation de leur donner<br />
en retour une tête de veau, une centaine<br />
d’œufs pour leur petit déjeuner et de<br />
l’argent. Enfin, Robert Graves mentionne<br />
<strong>des</strong> chasses rituelles, en Angleterre, la veille<br />
du 1 er mai (49) , date proche de Pâques en clé<br />
postérieure.<br />
On peut alors se poser la question de<br />
savoir si la chasse est un droit coutumier<br />
comparable à celui <strong>des</strong> redevances? Mais ne<br />
serait-elle pas une survivance car il y a <strong>des</strong><br />
chasses similaires en Allemagne et en<br />
France.<br />
Selon le schéma frazérien, on verrait<br />
dans ces chasses un sacrifice annuel du<br />
représentant de la fécondité animale et de la<br />
puissance végétative. Le lièvre est souvent<br />
regardé comme «Esprit <strong>des</strong> blés, ou <strong>des</strong><br />
céréales» dans les rituels de la moisson en<br />
Allemagne, en Angleterre et même en<br />
France. Quels signes cet animal véhicule-til?<br />
Il ne semble pas choisi uniquement pour<br />
sa valeur alimentaire, sa consommation<br />
apparaît comme une obligation dans les<br />
témoignages anglais. Le sacrifice du lièvre<br />
à Pâques est-il une contrefaçon du sacrifice<br />
de l’agneau ou une imitation diabolique? Le<br />
lièvre de Pâques est-il un symbole christique?<br />
Pour les chasses se pose la question de<br />
la place de l’animal à un temps calendaire<br />
précis et le danger que court le chasseur<br />
lorsqu’il s’acharne à vouloir tuer l’animal à<br />
une date limite. La transgression de la loi<br />
condamne le chasseur à l’errance éternelle.<br />
C’est le thème de la chasse sauvage, thème<br />
connu au Moyen Age. Dans la tradition allemande<br />
«das wütende Heer» «l’armée sauvage»<br />
désigne l’armée <strong>des</strong> âmes en peine (50) .<br />
Pâques est caractérisée par une chasse<br />
rituelle, par une chasse symbolique (les<br />
quêtes d’œufs), enfin par une chasse<br />
mythique celle du roi Arthur. On peut dire<br />
que le lièvre psychopompe resurgit à<br />
Pâques.<br />
Dans la tradition chrétienne c’est la<br />
chasse de Saint Hubert le Vendredi Saint.<br />
Selon la légende, Saint Hubert poursuivait<br />
un cerf dans une forêt <strong>des</strong> Ardennes, le jour<br />
du Vendredi Saint, l’animal s’arrêta, lui fit<br />
face et le regarda. Hubert vit alors entre ses<br />
bois un crucifix. Il entendit une voix lui<br />
faire <strong>des</strong> reproches, et il se convertit.<br />
Dans la tradition noble de la chasse, le<br />
cerf devient le Christ, le chasseur sera<br />
chassé. Dans une perspective qui n’appartient<br />
pas à la liturgie officielle, on pourrait<br />
dire que le lièvre devient Christ par un jeu<br />
de substitution. En envisageant cette hypothèse<br />
nous franchissons une étape. Fidèle à<br />
notre méthode de travail, c’est dans <strong>des</strong><br />
récits de chasse que nous rechercherons les<br />
arguments qui nous permettent de développer<br />
cette hypothèse. Voici la légende du roi<br />
Arthur:<br />
«En Ille-et-Vilaine, Arthur était un<br />
seigneur qui fit courir ses chiens le<br />
jour de Pâques; suivant d’autres,<br />
entendant ses chiens mener, il quitta<br />
l’église au moment où sonnait le<br />
Sanctus; dans le pays de Fougères,<br />
on dit qu’Artu’ sortit, à ce même instant<br />
solennel, en entendant sa meute<br />
courre un lièvre, et qu’il se mit à<br />
exciter ses chiens; il arriva à l’extrémité<br />
de la forêt où il y a un rocher à<br />
pic de plus de cent toises et il voulut<br />
s’arrêter; mais une force irrésistible<br />
le poussa en avant. Le lièvre, parvenu<br />
au bord, prend son élan et<br />
continue à courir dans l’espace; la<br />
meute et le chasseur, au lieu de tomber,<br />
poursuivent leur course en ligne<br />
droite sans toucher à terre, et,<br />
depuis, le chasseur est condamné à<br />
courir dans les régions aériennes,<br />
jusqu’à la fin du monde, à la suite de<br />
ce lièvre qu’il ne parviendra jamais<br />
à atteindre. (51) »<br />
Un autre détail a son importance, le<br />
chasseur quitte la messe au moment de<br />
l’élévation c’est-à-dire avant la communion.<br />
Le chasseur la refusant sera excommunié.<br />
La plus belle image du sacrifice est<br />
celle du lièvre qui s’offre en nourriture à<br />
Bouddha. Pour le remercier, celui-ci le<br />
plaça dans le lune «pour que la tradition en<br />
passe aux générations à venir et c’est pour<br />
cela qu’il y a <strong>des</strong> lièvres dans la lune, dont<br />
chacun parle» (52) . La Pâques chrétienne<br />
n’était-elle pas la fête lunaire? Le lièvre<br />
chassé à Pâques ne peut être attrapé par le<br />
chasseur, il trouve refuge dans la pleine lune<br />
pascale .<br />
La figure d’Arthur telle qu’elle se <strong>des</strong>sine<br />
dans les légen<strong>des</strong> est l’incarnation de<br />
l’homme sauvage. Il est aisé de reconnaître<br />
dans ses variantes: Hellequin, Herne,<br />
Arlequin, Cernunnos que nous reconnaissons<br />
sous la figure de Hanstrapp, le Père<br />
Noël actuel. Le roi Arthur est double. Il est<br />
Christ et Antéchrist. Arthur est le<br />
Purgatoire, le seul lieu où se rencontrent le<br />
bien et le mal. Il est cet être de l’Au-Delà,<br />
comme le lutin, le kobold, dont le lièvre a<br />
si souvent revêtu la fonction. Être unique<br />
qui s’est dédoublé en deux individus, l’un<br />
bénéfique, l’autre maléfique. Tous ces êtres<br />
sont retournés dans l’ombre. Le lièvre<br />
revient à Pâques parce que les hommes<br />
continuent de croire qu’il apporte les œufs<br />
aux enfants.<br />
Avec sa nature double, le lièvre est apparenté<br />
aux «animaux hybri<strong>des</strong>», sirènes, centaures,<br />
basilics. Claude Gaignebet parle de<br />
ces monstres «créés à partir d’animaux<br />
qu’une main ferme a coupés en deux et dont<br />
les morceaux ont été rassemblés selon les<br />
règles d’une symbolique précise.»<br />
«Le bon profil est celui de la pleine<br />
lune, du Christ, de Merlin fils de la<br />
Vierge. Le mauvais profil est celui de<br />
la nouvelle lune (Lune rousse), celui<br />
de l’Antéchrist, de Merlin fils du<br />
Diable.» (53)<br />
Pour quelques-uns, le lièvre a été créé<br />
par Dieu, pour d’autres, il l’a été par le<br />
Diable. L’exemple mythique du Déluge,<br />
nous montre que le lièvre, afin de perdurer<br />
son espèce, a été recréé «double» (54) . Il possède<br />
une nature à la fois féminine et masculine.<br />
Il est androgyne, semblable aux êtres<br />
primordiaux décrits par Platon.<br />
A l’image du Déluge, la fête de Pâques<br />
est une fête de re-création, de régénération<br />
et d’unité primordiale. Le retour à l’unité<br />
s’exprime par l’être bisexué qui se divise<br />
de l’œuf cosmogonique, qui se brise pour<br />
donner naissance au Monde. Par sa nature<br />
double, il est semblable aux hommes primordiaux,<br />
qui se fécondent et s’engendrent,<br />
à la fois père et fils, par conséquent<br />
éternel puisque toujours capable de se réengendrer.<br />
Le lièvre est alors l’animal élu de<br />
Pâques, mais son mauvais profil paraît en<br />
clé postérieure, à une date proche de celle<br />
du 1 er mai où les œufs pondus par le lièvre<br />
sont <strong>des</strong> œufs diaboliques d’où sortent <strong>des</strong><br />
basilics.<br />
Dans ce contexte, le lièvre de Pâques,<br />
qui pond <strong>des</strong> œufs, apparaît comme une<br />
solution synchrétique, c’est-à-dire qu’il<br />
porte en lui <strong>des</strong> éléments qu’il fallait réunir,<br />
associer, et qui jusqu’alors n’étaient donnés<br />
que de façon disparate. L’analyse diachronique<br />
nous montre la transformation de<br />
vieux rituels que de nouvelles formules permettent<br />
de perpétuer.<br />
La coutume du lièvre de Pâques semble<br />
bien illustrer la pensée de Claude<br />
Gaignebet:<br />
«La théologie et le symbolique sombrent<br />
corps et biens, mais les rites<br />
souvent, forts de leurs liens à<br />
l’inconscient, se maintiennent longuement,<br />
compris ou incompris (55) ».<br />
Notes<br />
*. Thèse de doctorat nouveau régime, soutenue le<br />
21 janvier 1994 à l’Université de Nice Sophia<br />
Antipolis, Département de Sociologie-<br />
Ethnologie.<br />
Les membres du jury: les Professeurs Jocelyne<br />
BONNET, Claude GAIGNEBET (Directeur de<br />
Thèse), Jean-Pierre JARDEL, Stéphane JONAS<br />
(Président); membre invité: François POPLIN.<br />
1. GRIMM (J. et W.), Deutsche<br />
Rechtsaltertümmer, (4° édit.) T. I, p. 413.<br />
2. GOUGAUD (L.), «Les Oeufs de Pâques», La<br />
Vie <strong>des</strong> Arts Liturgiques, N° XI (1924-25),<br />
p. 268 et JACOBY (A.), «Zur Geschichte der<br />
Ostereier», Hessische Blätter für Volkskunde,<br />
N° 28 (1929), p. 141.<br />
3. ELIADE (M.), Traité d’Histoire <strong>des</strong> Religions,<br />
p. 353-54.<br />
4. MARTIGNY (Abbé J.A.), Dictionnaire <strong>des</strong><br />
Antiquités chrétiennes, p. 556.<br />
5. HOFFMANN-KRÄYER (E.), cité par BEC-<br />
KER (A.), «Zur Geschichte <strong>des</strong> Osterhasen und<br />
sein Eier», Zeitschrift <strong>des</strong> Vereins für<br />
Volkskunde, 33-36 (1923-26), p. 174.<br />
6. Bible de Jérusalem, Matthieu, IX, 14-15.<br />
7. WEISER (F.X.), Fêtes et coutumes chrétiennes,<br />
de la liturgie au folklore, chap. 17: Chants et<br />
coutumes de Pâques, p. 142.<br />
8. HOUSEMAN (M.), «Le Tabou du lapin chez les<br />
marins», Ethnologie française, N° XX (1990),<br />
note 6, p. 138.<br />
9. JACOBY (A.), op. cit., p. 148.<br />
10. MOSER (H.), «Osterei und Ostergebäck»,<br />
Bayerischen Jahrbuch für Volkskunde, (1957),<br />
p. 70.<br />
11. GOUGAND (L.), op. cit., p. 266-67.<br />
12. FRANZ (A.), Die kirchlichen Benediktionen im<br />
Mittelalter, p. 603.<br />
13. MOSER (H.), op. cit., p. 77.<br />
14. MOSER (H.), op. cit., p. 77.<br />
15. STROBL (A.), Ovum Paschale Novum, 1700,<br />
p. 105-106 cité par Moser (H.), op. cit., p. 86.<br />
16. FISCHART (J.), Geschichtklitterung und aller<br />
Praktik Grossmutter, Chap. X, Von Früchten,<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
156<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
157
FRANÇOIS BŒSPFLUG-FRANÇOISE DUNAND<br />
Obs, Wein, auch anderm Genäsch und<br />
Essenspeiss, Vieh und Thieren, p. 643.<br />
17. BECKER (A.), Osterei und Osterhase, p. 51.<br />
18. cité par PFLEGER (A.), ”Zur Geschichte <strong>des</strong><br />
Osterhasen”, Elsassland, N° 4 (Avril 1936),<br />
p. 96.<br />
19. GUGITZ (G.), Das Jahr und seine Feste im<br />
Volksbrauch Oesterreichs, T. I, p. 189.<br />
20. GRIMM (J. et W.), op. cit., p. 413.<br />
21. BECKER (A.), op. cit., p. 45.<br />
22. DUCANGE, Glossarium ad scriptores mediae et<br />
infimae latinitatis, art.: Ovum, cité par GOU-<br />
GAUD (L.), «Les Oeufs de Pâques», La Vie et<br />
les Arts liturgiques, n° XI (1924-1925), p. 267.<br />
23. CHRISTINGER (R.) et BORGEAUD (W.),<br />
Mythologie de la Suisse ancienne, p. 15-16.<br />
24. LINDENSTRUTH (W.), «Dem Has läuten»,<br />
Hessische Blätter für Volkskunde, N° 8 (1909),<br />
p. 187-88.<br />
25. VAN GENNEP (A.), Manuel du Folklore français<br />
contemporain, T. I, vol. 7, p. 3451.<br />
26. GAIGNEBET (Cl.) et LAJOUX (J.D.), Art profane<br />
et religion populaire au Moyen Age,<br />
p. 174b.<br />
27. BASSET (R.), «Supplément aux Contes de Si<br />
Djeh’a», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Traditions Populaires, XI<br />
(1896) p. 497. Voir également PINEAU (L.), Le<br />
Folklore du Poitou: les lièvres et le curé,<br />
chap. X, p. 79-81.<br />
28. SERGENT (B.), L’homosexualité initiatique<br />
dans l’Europe ancienne, p. 98.<br />
29. Idem, p. 98-99.<br />
30. GERMANICUS (T.D.N.), Les Phénomènes<br />
d’Aratos, vers 315.<br />
31. BOSWELL (J.), Christianisme, tolérance<br />
sociale et homosexualité, p. 181 sq. et 321.<br />
32. GRASSE (P.P.), Traité de zoologie, anatomie<br />
systématique, biologie, T. XVII, 2,<br />
p. 1293.<br />
33. CLEMENT D’ALEXANDRIE, Le Pédagogue,<br />
Livre. II. X, 83. 4. et NOVATIEN, De ciblis<br />
judaicis (PL. 3, 957-958), cité par BOSWELL<br />
(J.), Christianisme, tolérance sociale et homosexualité,<br />
p. 309. Voir aussi Épître de Barnabé,<br />
10, 5-7.<br />
34. ELIEN, On the caracteristics on animals, chap.<br />
XIII, 12 et GESSNER (C.), Historiae animalum,<br />
(1551), lib. I, de Quadrupedibus viviparis,<br />
p. 685. Cité par LAURIOUX (B.), «le lièvre<br />
lubrique et la bête sanglante»<br />
Anthropozoologica, Numéro spécial (1988),<br />
p. 129.<br />
35. ALBERT (J.P.), «Les Oeufs du Vendredi<br />
Saint», Ethnologie française, XIV (1984-1),<br />
p. 29 sq.<br />
36. SAUVE (L.F.), Le Folklore <strong>des</strong> Hautes Vosges,<br />
p. 88.<br />
37. SEBILLOT (P.), Le Folklore de France, La<br />
faune et la flore, (1906), p. 231.<br />
38. TOLMER, Oeufs de coq et basilic, p. 14-15.<br />
39. ELIEN, op. cit., II, 7.<br />
40. PLINE, Histoire naturelle, Livre VIII, 33.<br />
41. PLINE, op. cit., Livre VIII, 21.<br />
42. ROLLAND (E.), Faune populaire de la France,<br />
T. IV, Les oiseaux domestiques et la fauconnerie,<br />
p. 90.<br />
43. SEBILLOT (P.), op. cit., p. 213.<br />
44. HEPDING (H.), «Ostereier und Osterhase»,<br />
Hessische Blätter für Volkskunde, XXVI (1927).<br />
45. JOISTEN (Ch.), «Le Folklore de l’oeuf en<br />
Dauphiné», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Arts et Traditions<br />
Populaires, Janvier/Mars (1961), p. 60-61.<br />
46. Handwörterbuch der deutschen Aberglauben,<br />
art.: Palm.<br />
47. GAIGNEBET (Cl.) et LAJOUX (J.D.), op. cit.,<br />
p. 174a-174b.<br />
48. BILLSON (Ch.J.), «The easter hare», Folklore<br />
Journal, vol. III. 4. (1892), p. 442-445.<br />
49. GRAVES (R.), La déesse blanche, p. 473.<br />
50. SAINEAN (L.), «La Mesnie Hellequin, in<br />
R.T.P., T. XXXV (1905), p. 178.<br />
51. SEBILLOT (P.), Le Folklore de France, Le<br />
Ciel, la nuit et les esprits de l’air, réédition<br />
1982, p. 189.<br />
52. GROOT (J.J.M. de), «Les fêtes annuelles à<br />
Emoui», Annales du Musée Guimet, XII, p. 497.<br />
53. GAIGNEBET (Cl.) et LAJOUX (J.D.), op. cit.,<br />
p. 130.<br />
54. AMADES (J.), L’origine <strong>des</strong> bêtes, p. 256 et<br />
FRAYSSE (C.), «Pourquoi les lièvres mâles<br />
engendrent», <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Arts et Traditions populaires,<br />
XX, N° 5 (1905), p. 190.<br />
55. GAIGNEBET (Cl.) et LAJOUX (J.D.), op. cit.,<br />
p. 154.<br />
Faire ou ne pas faire?<br />
Une journée d’étude<br />
sur l’enseignement <strong>des</strong> religions<br />
Le 8 avril 1994, à l’instigation<br />
de Françoise Dunand<br />
et de François Bœspflug,<br />
professeurs d’histoire<br />
<strong>des</strong> religions à Strasbourg II,<br />
avec la collaboration<br />
de Maurice Sachot (1)<br />
et de Jean-Paul Willaime (2) ,<br />
et dans le cadre <strong>des</strong> travaux<br />
du Centre de Recherche<br />
d’histoire <strong>des</strong> religions (3) ,<br />
s’est tenue à l’Institut<br />
d’Histoire <strong>des</strong> religions<br />
de l’Université de Strasbourg<br />
une journée d’étude<br />
consacrée à «L’enseignement<br />
de l’histoire <strong>des</strong> religions<br />
dans les lycées et collèges.<br />
François BŒSPFLUG<br />
Faculté de Théologie catholique, Strasbourg<br />
Françoise DUNAND<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences Historiques,<br />
Strasbourg<br />
Quelques expériences en cours».<br />
Cette initiative s’inscrivait par<br />
ailleurs dans un projet de recherche<br />
entrepris avec le soutien de la Maison <strong>des</strong><br />
Sciences de l’Homme, et comportant<br />
notamment un travail d’enquête et de<br />
réflexion sur les possibilités et les conditions<br />
de l’introduction, dans les classes <strong>des</strong> lycées<br />
et collèges, d’un enseignement d’histoire <strong>des</strong><br />
religions.<br />
Certes, de nombreuses rencontres et<br />
publications (4) ont déjà été effectuées sur ce<br />
thème. Mais d’une part, il a semblé que<br />
l’Université de Strasbourg, du fait de ses<br />
chaires d’enseignement de cette matière,<br />
aussi bien en Faculté d’histoire que dans les<br />
deux Facultés de théologie — cas unique en<br />
France — , pouvait contribuer de manière<br />
originale et constructive au débat en cours.<br />
D’autre part, il a paru utile, au delà <strong>des</strong><br />
débats d’idées, et au delà même de ce qu’on<br />
peut appeler un certain accord potentiel de<br />
principe, de prendre connaissance <strong>des</strong><br />
conditions concrètes dans lesquelles un tel<br />
enseignement pourrait être dispensé, et, surtout,<br />
de donner la parole à ceux et celles<br />
parmi les enseignants du secondaire qui se<br />
sont «jetés à l’eau » et ont amorcé un enseignement<br />
de cette discipline. Aussi avonsnous<br />
demandé à plusieurs collègues travaillant<br />
dans <strong>des</strong> lycées, <strong>des</strong> collèges ou <strong>des</strong><br />
centres pédagogiques et poursuivant de<br />
telles expériences d’enseignement de venir<br />
les présenter.<br />
La journée rassembla une quarantaine de<br />
participants, dont une quinzaine d’étudiants,<br />
autant de professeurs du secondaire<br />
et une dizaine d’universitaires.<br />
Introduisant la journée, Françoise<br />
Dunand (5) rappela les objectifs de cette journée:<br />
pour l’essentiel, dresser un état <strong>des</strong><br />
lieux, s’agissant <strong>des</strong> initiatives prises pour<br />
remédier à une carence généralisée de formation<br />
religieuse; compléter et affiner les<br />
bilans respectifs et successifs du recteur<br />
Joutard (6) et de l’inspecteur Carpentier (7) ;<br />
avancer dans l’évaluation <strong>des</strong> objectifs, <strong>des</strong><br />
métho<strong>des</strong>, <strong>des</strong> écueils à éviter et <strong>des</strong> risques<br />
à courir. En l’absence d’une documentation<br />
systématique sur les initiatives sans doute<br />
nombreuses dans ce domaine, deux chantiers<br />
s’offrent au travail. D’une part, celui<br />
<strong>des</strong> outils pédagogiques. Il y a de toute évidence<br />
encore beaucoup à faire dans ce<br />
domaine. Car beaucoup de manuels restent<br />
inadaptés du fait de leur langage, ou contestables<br />
en raison <strong>des</strong> déformations imposées<br />
aux questions religieuses ou en raison de<br />
graves lacunes — par exemple, lorsqu’il<br />
s’avère que l’incidence <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> historiques<br />
et critiques ne se fait pas sentir, ne<br />
«passe» pas dans les manuels, comme si la<br />
religion était située au delà... D’où l’opportunité<br />
d’une étude de leurs présupposés<br />
idéologiques (8) , la nécessité de formuler <strong>des</strong><br />
propositions d’amélioration pour que soit<br />
combattue la réduction de la réalité religieuse<br />
à son aspect institutionnel ou exté-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
158<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
159
ieur, et empêchée la disparition de la question<br />
religieuse après 1914, etc. Ce premier<br />
chantier du projet présenté à la Maison <strong>des</strong><br />
Sciences de l’Homme est déjà avancé, et<br />
poursuit son cours.<br />
L’autre chantier est l’analyse <strong>des</strong> pratiques<br />
existantes. Une enquête a été lancée<br />
sur l’enseignement <strong>des</strong> religions dans les<br />
collèges de l’Académie de Strasbourg — il<br />
s’agit là évidemment d’une expérience singulière,<br />
dans la mesure où «les religions» y<br />
sont matières d’enseignement au même titre<br />
que le français ou les mathématiques; <strong>des</strong><br />
travaux d’étudiants ont été entrepris sur la<br />
connaissance du monde juif dans les<br />
milieux scolaires, sur l’enseignement <strong>des</strong><br />
religions dans l’Université au XIX e siècle,<br />
etc. Ces travaux devraient déboucher sur<br />
<strong>des</strong> propositions concrètes concernant le<br />
contenu de l’enseignement et ses outils.<br />
Prenant la parole à son tour, François<br />
Bœspflug fit un rapide historique de la prise<br />
de conscience récente, par les enseignants<br />
eux mêmes, en lien avec le rapport du recteur<br />
Joutard (9) , <strong>des</strong> divers problèmes de<br />
transmission posés par la déperdition <strong>des</strong><br />
connaissances religieuses, le fréquent traitement<br />
par prétérition <strong>des</strong> éléments d’histoire<br />
religieuse inscrits dans les programmes<br />
officiels, et le manque de<br />
formation spécifique <strong>des</strong> enseignants dans<br />
cette matière. Il rappela quelques étapes du<br />
débat national, parmi lesquelles les conférences<br />
du Lycée Buffon et le colloque de<br />
Besançon de 1991 (10) , qui semblent avoir<br />
marqué un certain progrès dans la discussion,<br />
au point que l’on put croire alors<br />
(en 1992) que l’introduction de la matière<br />
dans les établissements d’enseignement<br />
secondaire était désormais prévisible à<br />
court ou à moyen terme. Or une certaine<br />
stagnation s’ensuivit au contraire, jusque<br />
dans les programmes (11) , comme si le<br />
consensus dégagé s’essoufflait ; force a été<br />
de constater un certain recul du débat, signe<br />
et/ou cause d’un retrait <strong>des</strong> pouvoirs publics<br />
dont fit d’ailleurs état le recteur Joutard de<br />
manière explicite lors d’une rencontre organisée<br />
par le même Centre de Recherches,<br />
sur le même thème, en mai 1993.<br />
F. Bœspflug s’efforça aussi, à toutes fins<br />
utiles, de donner une formulation succincte<br />
à l’accord de principe «théorique» : oui, un<br />
enseignement <strong>des</strong> religions paraît envisageable<br />
voire opportun, compte-tenu du<br />
contexte national (perte <strong>des</strong> clefs culturelles<br />
en milieu scolaire, manque de formation <strong>des</strong><br />
étudiants, urgences de compréhension<br />
mutuelle, de civisme, de tolérance dans une<br />
société pluri-religieuse et pluri-culturelle,<br />
etc.) et de l’évolution <strong>des</strong> mentalités<br />
(notamment en ce qui concerne les conceptions<br />
de la laïcité), pourvu que soient respectées<br />
les règles déontologiques qui<br />
s’imposent (règles d’objectivité et de neutralité)<br />
et que l’on s’accorde sur qui fait<br />
quoi, dans quel cadre et avec quels moyens<br />
(problème <strong>des</strong> acteurs, de leur formation, du<br />
statut de ces heures d’enseignement), ainsi<br />
que sur le problème <strong>des</strong> «initiateurs» (qui<br />
commence, à qui revient l’initiative?). Il<br />
souligna enfin le risque de paralysie où se<br />
trouve cet accord de principe, qui se trouve<br />
presque dans la situation d’une loi empêchée<br />
d’agir faute de «décrets d’application»<br />
; sans compter le risque de laisser se<br />
creuser le retard de l’Éducation nationale<br />
par rapport à nos voisins européens, et de<br />
s’enfoncer dans une inhibition franco-française;<br />
enfin, il fit ressortir tout le prix que<br />
l’on devait accorder, a priori, à ce qui existe<br />
d’ores et déjà sur le terrain, et énuméra,<br />
pour ne pas se mettre en dehors de la loi<br />
commune de cette rencontre, les expériences<br />
d’enseignement de l’histoire <strong>des</strong><br />
religions qui étaient les siennes (12) , en<br />
saluant par avance la réflexion que les participants<br />
allaient pouvoir entamer ensemble<br />
à ce sujet, en leur soumettant cinq questions<br />
pour la table ronde de l’après-midi (13) .<br />
Le premier <strong>des</strong> orateurs invités à prendre<br />
ensuite la parole fut René Nouailhat, responsable<br />
de formation <strong>des</strong> enseignants<br />
(ARPEC (14) de Franche-Comté, Besançon),<br />
et auteur, entre autres livres, d’un manuel<br />
pédagogique, La Genèse du christianisme<br />
(15) . Il présenta ce qui se faisait en<br />
matière d’enseignement <strong>des</strong> religions dans<br />
l’enseignement catholique du diocèse de<br />
Besançon. Dans l’opinion, le privé «catho»<br />
passe souvent pour fermé et conventionnel.<br />
Or, du fait de la Loi Debré (1959), le recrutement,<br />
le contrôle et la rémunération <strong>des</strong><br />
enseignants y ont été progressivement alignés<br />
sur ceux de leurs collègues du public,<br />
du moins dans les établissements sous<br />
contrat d’association ; loin d’être «à la<br />
traîne» par rapport au public, R.N. se plut à<br />
le souligner, le privé catho peut constituer<br />
au contraire un lieu de réflexion et d’expérience<br />
privilégié, parce que les enseignants<br />
y sont parfois très motivés (16) . De fait, nombreux<br />
sont les documents pédagogiques<br />
produits par le privé (17) . Il reste que l’écart<br />
entre le simplisme de certains manuels scolaires<br />
et le discours tenu entre chercheurs,<br />
notamment dans le domaine de la critique<br />
biblique, est parfois étonnant. R.N. présenta<br />
ensuite un certain nombre de documents<br />
pédagogiques avec leurs «séquences ». Il<br />
analysa aussi les peurs, soupçons et griefs<br />
que soulève ou réveille l’introduction éventuelle<br />
d’un enseignement d’histoire <strong>des</strong> religions<br />
dans certains milieux du privé ou du<br />
public: ne sera-ce pas un cheval de Troie<br />
<strong>des</strong>tiné à «détruire la religion» s’il n’est pas<br />
dispensé par <strong>des</strong> professeurs croyants?<br />
Ceux-ci risquent en tout état de cause de<br />
vivre cette nouveauté - une question<br />
ancienne, en réalité - comme une dépossession<br />
(la fin d’un monopole!) aggravée d’une<br />
marginalisation. Car s’il est bien clair que<br />
l’histoire <strong>des</strong> religions n’est pas de la catéchèse<br />
mais une «formation à l’intelligence<br />
<strong>des</strong> questions religieuses», elle contraindra<br />
l’enseignement de la catéchèse traditionnelle<br />
à se repositionner plus nettement<br />
comme «formation à l’intelligence de la foi<br />
chrétienne». Les problèmes de la transmission<br />
de la religion, R.N. y a beaucoup<br />
insisté, éclairent ceux de la transmission<br />
culturelle en général (il y a une culture sans<br />
religion, et une religion sans culture ; or la<br />
culture sans les clefs religieuses peut devenir<br />
insignifiante, comme <strong>des</strong> hiéroglyphes<br />
en attente de leur Champollion), et si l’on y<br />
réfléchit bien, on rapprochera du manque de<br />
connaissances religieuses le fait que beaucoup<br />
de connaissances générales sont en<br />
fait mal assimilées, et apprises pour donner<br />
le change (pour que le prof soit «content»<br />
<strong>des</strong> réponses ; en fait ces connaissances ne<br />
signifient souvent rien pour les élèves): ici<br />
et là, il est donc sage de se méfier <strong>des</strong><br />
réponses, qui ne sont pas moins suspectes<br />
que les silences. Aussi l’enseignement <strong>des</strong><br />
religions sera-t-il pour une part un travail<br />
d’enseignant, <strong>des</strong> enseignants tels qu’ils<br />
sont. Et R.N. de noter que les réformes<br />
récentes <strong>des</strong> programmes devrait favoriser<br />
les initiatives, qu’il y a <strong>des</strong> possibilités officielles<br />
prévues pour cela (les fameux 10%,<br />
le Projet d’Établissement, le PAE, la<br />
réforme <strong>des</strong> modules). En Franche-Comté,<br />
on a renoncé à <strong>des</strong> cours de culture religieuse<br />
(bilan négatif) et on favorise un<br />
enseignement d’histoire <strong>des</strong> religions dans<br />
le cadre <strong>des</strong> disciplines existantes, ce qui a<br />
pour avantage d’éviter toute dérive : comme<br />
les historiens de l’art peuvent et doivent<br />
honorer la dimension religieuse <strong>des</strong> œuvres<br />
sans pour autant se transformer en théologiens,<br />
les professeurs d’histoire et géographie,<br />
de philosophie et de langues peuvent<br />
faire de même, et ils sont appelés à faire la<br />
preuve qu’ils sont vraiment <strong>des</strong> spécialistes<br />
de leurs domaines respectifs.<br />
Reste la question <strong>des</strong> supports. Nous<br />
sommes dans une phase compliquée, dans<br />
la mesure où dans les manuels existants les<br />
questions religieuses sont l’objet d’un traitement<br />
insuffisamment critique et souvent<br />
peu au fait <strong>des</strong> progrès <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> religieuses<br />
(18) . On le mesure tout particulièrement<br />
dans les vidéos pour enseignants: un<br />
certain type d’histoire-récit (calqué sur les<br />
prestations télévisuelles d’Alain Decaux,<br />
talent de narrateur en moins) a la vertu et les<br />
Haralod Vlugt, Le message 1992, coll. privée<br />
limites d’un conte, d’une archive inerte,<br />
d’une BD (19) ou d’un péplum (20) dépourvus<br />
de tout esprit critique. Paradoxalement, on<br />
trouve parfois de très bons aperçus d’histoire<br />
<strong>des</strong> religions, en revanche, dans les<br />
manuels de catéchèse. D’une manière globale,<br />
R.N. attire l’attention sur le problème<br />
de l’utilisation <strong>des</strong> images, et signale un<br />
essai de constitution, à Besançon, d’une<br />
«banque» d’images (films, BD, vidéos,<br />
etc.).<br />
Sur le problème de l’extériorité ou de la<br />
distance adoptée par l’enseignant, R.N. a<br />
signalé deux écueils symétriques: trop<br />
neutre, ça n’intéresse pas les élèves; trop<br />
chaleureux, ils se récrient, et dénoncent<br />
l’embrigadement. Parmi les solutions pratiques,<br />
et objectives, auxquelles R.N. a<br />
vivement conseillé de recourir plus souvent,<br />
l’une est d’emmener les élèves, là où c’est<br />
possible, visiter les monuments religieux<br />
(une idée mise en pratique de son côté par<br />
E. Martini, voir ci-après), à condition d’initier<br />
les élèves à ce qui s’y vit et célèbre, et<br />
pas seulement à la connaissance du décor.<br />
R.N. a aussi beaucoup insisté sur les travers<br />
d’un comparatisme plat, qui ne fait plus<br />
apparaître aucun relief; il a préconisé la<br />
méthode <strong>des</strong> regards croisés sur un même<br />
phénomène religieux (comment deux religions<br />
se voient mutuellement); il a aussi<br />
beaucoup attiré l’attention sur le rapport<br />
entre un enseignement quel qu’il soit et les<br />
représentations <strong>des</strong> élèves, qu’il importe au<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
160<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
161
plus haut point de détecter. Le travail sur<br />
leurs pré-acquis devrait précéder, et parfois<br />
dicter, la construction <strong>des</strong> séquences pédagogiques.<br />
Pour illustrer son propos, R.N.<br />
apporta l’exemple d’une séquence sur les<br />
persécution <strong>des</strong> chrétiens dans l’Antiquité.<br />
Les pré-acquis, ici, semblent provenir tout<br />
droit de Chateaubriand, en particulier «la<br />
tendre vierge jetée aux lions », et le rapport<br />
de quasi-synonymie entre persécution et<br />
catacombe ; la séquence doit aider à les<br />
dépasser et viser à surprendre, à créer<br />
l’intrigue, en s’appuyant sur les documents<br />
littéraires (les Actes <strong>des</strong> martyrs) et les<br />
documents iconographiques (mosaïques de<br />
Tripoli), en distinguant les représentations<br />
que les chrétiens avaient d’eux-mêmes en<br />
pareil contexte, représentations construites<br />
le plus souvent à travers <strong>des</strong> scènes de<br />
l’Ancien Testament, et en procédant très<br />
soigneusement à <strong>des</strong> évaluations de ce qui<br />
a été assimilé.<br />
Vint ensuite l’exposé d’Evelyne Martini,<br />
agrégée de lettres modernes et professeur au<br />
Lycée Jean Rostand de Villepinte, en Seine-<br />
Saint-Denis. Elle enseigne depuis quinze<br />
ans et a aussi une expérience de chef d’établissement.<br />
Sur son initiative, avec l’accord<br />
du Conseil d’établissement et le soutien du<br />
proviseur, elle a commencé en septembre<br />
1993 un cours optionnel («Connaissance<br />
<strong>des</strong> religions») pour les élèves de 1 res et<br />
Terminales. «L’expérience est donc toute<br />
neuve, et elle n’est pas sans risque dans un<br />
lycée». Mme Martini commence par dire un<br />
mot de la genèse de cette expérience, et de<br />
ses motivations en cette affaire, qui sont<br />
déjà anciennes : titulaire d’un DEA d’histoire<br />
<strong>des</strong> religions (Paris IV/Sorbonne), elle<br />
n’a pas cessé de s’intéresser aux religions,<br />
notamment à celles de l’Inde; elle poursuit<br />
<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> de théologie à l’Institut<br />
Catholique de Paris ; et lors de son enseignement<br />
en lettres modernes, elle rencontre<br />
comme beaucoup d’autres collègues les<br />
nombreuses implications religieuses du<br />
programme. Sa contribution au colloque de<br />
Besançon portait précisément sur cette<br />
question (21) . La richesse <strong>des</strong> rencontres lui a<br />
donné l’envie d’aller plus loin et de dépasser<br />
une certaine perplexité concernant les<br />
modalités d’application.<br />
En réalité, c’est vers les enseignants<br />
qu’E. Martini s’est d’abord tournée : elle<br />
leur a proposé de réfléchir ensemble pour<br />
savoir comment chacun d’eux pouvait sensibiliser<br />
ses élèves aux mythes et religions<br />
que croisaient leurs disciplines respectives;<br />
le projet a été voté par le Conseil d’administration<br />
en sept. 92, sous le titre<br />
«Sensibilisation aux mythes fondateurs de<br />
l’humanité »; un appel a donc été lancé dans<br />
ce sens ; et une première réunion, en nov.<br />
92, eut un franc succès: de nombreuses disciplines<br />
étaient représentées; divers projets<br />
furent évoqués alors (travail sur tel ou tel<br />
mythe en module de seconde, étude de la<br />
Genèse en philosophie, etc.); mais faute<br />
d’endurance de leur part, faute, peut-être<br />
aussi, d’outil adéquat, et de coordination, la<br />
tentative a tourné court; et le résultat global,<br />
en fin d’année, s’est avéré décevant, malgré<br />
l’intérêt manifesté (sensible en particulier<br />
lors de la conférence faite par deux éditeurschercheurs,<br />
de présentation de récents<br />
ouvrages de formation en ce domaine).<br />
En septembre 93, E. Martini propose<br />
donc à son proviseur un atelier optionnel<br />
(comme l’atelier cinéma) d’initiation aux<br />
gran<strong>des</strong> religions, pour <strong>des</strong> élèves volontaires<br />
de 1 res et Terminales. Après consultation<br />
<strong>des</strong> professeurs d’histoire, de lettres et<br />
de philosophie, le proviseur donne son feu<br />
vert et la proposition est inscrite dans le<br />
Projet d’Établissement (cette heure d’enseignement<br />
faisant dès lors partie du service de<br />
Mme Martini, en tant qu’US). Ce premier<br />
feu vert s’apprécie mieux quand on sait que<br />
le Lycée Jean Rostand est un établissement<br />
«sensible», à dominante technologique. De<br />
nombreux incidents (sans accident majeur)<br />
y révèlent un climat de violence latente et<br />
tout autant, <strong>des</strong> élèves attachants, et demandeurs.<br />
Il comporte parmi ses 1 300 élèves<br />
60% d’enfants dont les parents sont<br />
ouvriers, employés ou inactifs et 20% ont<br />
<strong>des</strong> professions «intermédiaires». Les résultats<br />
aux examens sont faibles. Souvent il<br />
s’agit de la première génération accédant au<br />
secondaire. Parmi les élèves, 20% d’étrangers<br />
(de 24 nationalités), et plus encore de<br />
fils d’étrangers (dont 25% d’algériens, 20%<br />
de marocains, 7% de tunisiens, 16% de portugais,<br />
7% de cambodgiens et 6% de camerounais).<br />
Le Lycée se caractérise (comme<br />
beaucoup de lycées de la proche banlieue,<br />
de la «couronne» (22) ) par toutes sortes de difficultés<br />
liées au métissage: fortes carences<br />
culturelles, et une implantation significative<br />
de l’Islam (une mosquée proche, à Aulnay).<br />
30% <strong>des</strong> élèves sont boursiers, 26% proviennent<br />
de familles mono-parentales.<br />
Mme Martini a commencé pour ainsi<br />
dire par une phase de prospection, en rédigeant<br />
une page d’annonce intitulée<br />
«Connaissance <strong>des</strong> religions », avec bulletin-réponse,<br />
et en passant dans les classes<br />
pour y présenter son atelier (toujours avec<br />
l’accord du Proviseur et <strong>des</strong> enseignants).<br />
L’écho fut immédiat. Les cours ont été placés<br />
le mercredi de 13 à 14 h (en dehors de<br />
heures de classes «normales »). Le premier<br />
cours a eu lieu le 1 er novembre 1993: il y<br />
avait 5 élèves; au second, ils étaient 25.<br />
Depuis, un équilibre s’est établi entre 10 et<br />
25 selon les cours (et le sujet traité), avec un<br />
«noyau stable » d’une quinzaine d’élèves,<br />
plus un prof et un CPE. Parmi les participants-élèves<br />
«volontaires», <strong>des</strong> musulmans,<br />
<strong>des</strong> chrétiens, <strong>des</strong> «sans religion», plus deux<br />
adultes (un catholique pratiquant et un<br />
«athée»). Le cours n’a pas commencé en<br />
début d’année, mais en novembre (il aura<br />
comporté en tout seize séances : deux<br />
d’introduction, quatre séances pour chacun<br />
<strong>des</strong> trois monothéismes, plus la sortie dans<br />
les lieux de culte: temple, église, synagogue,<br />
mosquée). Le programme prévoyait<br />
initialement la présentation <strong>des</strong> «cinq<br />
gran<strong>des</strong> religions»: outre les trois monothéismes,<br />
l’hindouisme et le bouddhisme, et<br />
une séance sur les religions <strong>des</strong> sociétés traditionnelles;<br />
mais Mme Martini a dû, chemin<br />
faisant, se limiter aux trois monothéismes.<br />
La documentation utilisée a puisé<br />
largement dans les ouvrages récents déjà<br />
signalés. Mme Martini insiste sur le caractère<br />
mo<strong>des</strong>te de ses cours, et sur le fait<br />
qu’elle s’est fait aider en faisant appel à <strong>des</strong><br />
intervenants extérieurs spécialisés, et en<br />
organisant <strong>des</strong> sorties avec les élèves, par<br />
exemple sur les lieux de culte. La méthode<br />
consista dans un exposé de type magistral<br />
suivi d’échanges. Ni contrôle ni travail de<br />
préparation. Une fiche ronéotée résume<br />
chaque séance, et est distribuée post eventum.<br />
Et Mme Martini de signaler que les<br />
élèves paraissent tenir au livret formé par<br />
ces fiches.<br />
Elle fait valoir surtout que l’objectif, qui,<br />
au départ, était avant tout et résolument culturel<br />
(et/ou d’intégration, du point de vue<br />
psycho-social : s’ouvrir aux différences,<br />
apprendre à s’entre-écouter, développer la<br />
tolérance) a été pour ainsi dire infléchi,<br />
voire débordé, par la demande religieuse et<br />
le caractère proprement métaphysique <strong>des</strong><br />
préoccupations <strong>des</strong> élèves. Ce fut une surprise<br />
(parfois un peu déroutante!) de le<br />
constater : ce n’est pas l’aspect culturel qui<br />
a émergé (celui auquel les adultes voudraient<br />
que d’éventuels cours d’histoire <strong>des</strong><br />
religions accordent la priorité), mais la<br />
question religieuse en tant que telle<br />
(«qu’est-ce que Dieu ?»); et il a fallu accepter<br />
— du moins est-ce le parti que Mme<br />
Martini décida de prendre — de ne pas se<br />
cantonner autoritairement dans le culturel,<br />
mais d’adopter un point de vue plus souple,<br />
ouvert à la demande de sens (sans prétendre<br />
pour autant satisfaire cette demande). Une<br />
fois instauré un climat plus détendu, beaucoup<br />
de questions explicites <strong>des</strong> élèves ont<br />
fini par se porter sur le rapport à «Dieu » et<br />
sur le lien entre la foi (une foi) et les pratiques.<br />
Finalement, ce groupe est devenu un<br />
groupe de réflexion où l’on se parle, se comprend<br />
et se tolère. En fin d’année, les élèves<br />
demanderont que cet atelier se poursuive<br />
l’année suivante; si bien que pour cette<br />
année scolaire 1994-95, Mme Martini a en<br />
charge, conjointement, deux «niveaux »<br />
d’enseignement.<br />
Mme Martini précisa qu’il lui paraissait<br />
heureux, et pas «dangereux », qu’une telle<br />
évolution se soit produite, non parce que<br />
celle-ci rejoindrait les convictions personnelles<br />
de l’enseignante, mais parce que ces<br />
questions, d’après elle, sont partagées par<br />
beaucoup d’élèves (en témoignent <strong>des</strong> sondages<br />
récents (23) ); or elles sont empêchées<br />
d’émerger et interdites d’expression en<br />
milieu scolaire, ce qui paraît finalement<br />
dommageable, sinon aberrant. «Il n’y a,<br />
dans l’établissement, aucun autre lieu qui<br />
permette à ces questions de s’exprimer. On<br />
sous-estime gravement les préoccupations<br />
religieuses <strong>des</strong> élèves; ils doivent les retenir,<br />
et les dissimuler sous <strong>des</strong> préoccupations<br />
culturelles auxquelles elles ne se limitent<br />
pas; et cet état de fait est le reflet de<br />
l’inhibition <strong>des</strong> adultes». Mais qui devrait<br />
en traiter? Mme Martini dit avoir évolué sur<br />
ce point; plutôt favorable il y a trois ans à la<br />
perspective tracée par J. Baubérot, d’une<br />
matière autonome à créer et d’un corps<br />
d’enseignants spécialisés dans l’histoire <strong>des</strong><br />
religions (24) , elle est désormais d’avis qu’il<br />
ne faut pas en faire une discipline à part<br />
entière, et qu’il serait de beaucoup préférable<br />
de laisser les enseignants de lettres,<br />
d’histoire, de philosophie et de langue<br />
s’organiser entre eux, non seulement pour<br />
que les aspects religieux de leurs disciplines<br />
respectives soient honorés, mais aussi pour<br />
que <strong>des</strong> enseignements optionnels voient le<br />
jour, auxquels tous pourraient collaborer.<br />
Dans ses réflexions terminales, Mme<br />
Martini a d’ailleurs fait mention <strong>des</strong> réactions<br />
mitigées, et paradoxales, du corps<br />
enseignant: à la fois inerte et intéressé,<br />
inquiet et content de l’initiative, du fait de<br />
résistances plus ou moins avouées («Et s’ils<br />
allaient se convertir?» — la «conversion »<br />
<strong>des</strong> élèves étant pour certains un spectre<br />
bien pire que le flottement et l’absence de<br />
repères).<br />
Dernière question abordée, celle du<br />
«comment?». Autrement dit: qui, et avec<br />
quels outils? Les collègues de Mme Martini<br />
seraient désireux d’une formation pensée<br />
pour eux; Mme Martini pense que ce pourrait<br />
être l’indice d’un début d’ «envie de<br />
faire» à leur tour; quoi qu’il en soit, elle préconise<br />
la création d’un réseau de formation<br />
inter-établissements, et la mise sur pied de<br />
stages. Signalons que depuis notre journée<br />
du 8 avril 94, Mme Martini a conçu et animé<br />
en octobre-novembre un stage Mafpen pris<br />
en charge par l’Académie de Créteil; celuici<br />
a réuni une trentaine de participantsenseignants;<br />
il était construit lui aussi<br />
comme une initiation aux cinq gran<strong>des</strong> religions,<br />
et les cours ont été donnés en général<br />
par <strong>des</strong> intervenants extérieurs, provenant<br />
soit d’institutions universitaires<br />
(Institut Catholique de Paris, Faculté de<br />
Théologie de Strasbourg), soit de l’École<br />
laïque <strong>des</strong> religions (sauf l’hindouisme, qui<br />
fut présenté par Mme Martini elle-même).<br />
Jeanine Siat est professeur d’histoire au<br />
lycée Fustel de Coulanges, à Strasbourg. Au<br />
vu de la déperdition de clefs religieuses de<br />
la culture, les professeurs de cet établissement<br />
ont décidé une initiation à l’Histoire<br />
<strong>des</strong> religions, de la seconde à la terminale.<br />
Celle-ci s’intègre dans <strong>des</strong> enseignements<br />
optionnels où l’on trouve également de<br />
l’histoire de l’art, de l’histoire de la philosophie,<br />
de l’histoire <strong>des</strong> mathématiques.<br />
Elle est réservée à <strong>des</strong> élèves choisis (par<br />
eux-mêmes d’abord: il s’agit d’un volontariat<br />
agréé), et revient à raison d’une heure<br />
par quinzaine. Voici comment cet enseignement<br />
est distribué sur les trois années: en<br />
2 de , l’accent porte sur les mythes (Religions<br />
et culture); en 1 re , sur les monothéismes<br />
(Société et religion, pouvoir et religion); en<br />
Terminales, l’option cesse d’être obligatoire.<br />
Elle porte sur l’Occident chrétien<br />
(Droits de l’homme et religions; sociétés<br />
pluri-religieuses et problèmes de tolérance)<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
162<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
163
et le cours est fait en collaboration avec le<br />
professeur de philosophie; c’est de cette<br />
«troisième année » que Mme Siat est chargée.<br />
Mme Siat estime que ce cycle reste très<br />
clos et qu’il faudrait aller au-delà pour que<br />
les questions avancent. Avec un collègue,<br />
elle a proposé une formation («Comment<br />
enseigner l’histoire <strong>des</strong> religions dans le<br />
cadre de l’histoire»); elle observe que la<br />
demande est différente chez les professeurs<br />
de collèges et chez ceux <strong>des</strong> lycées, qu’elle<br />
varie aussi en fonction de l’âge <strong>des</strong> collègues;<br />
elle estime que cette formation<br />
devrait être donnée de manière plus systématique<br />
dans le cadre de l’université, par<br />
les cours d’IUFM, et <strong>des</strong> journées spécialisées<br />
(par exemple : «Comment enseigner la<br />
Réforme», ou «Les origines chrétiennes»);<br />
elle signale l’existence d’une véritable inhibition<br />
à enseigner les rudiments de la culture<br />
islamique chez les jeunes professeurs<br />
de la région Alsace; elle soulève enfin la<br />
question d’une éventuelle collaboration<br />
entre historiens et catéchètes, qui ne lui<br />
paraît pas impossible.<br />
Le reste de la journée fut employé à un<br />
vaste tour de table aussi passionnant que<br />
difficile à résumer. On voudrait en retenir<br />
quelques points seulement. Tout d’abord, la<br />
diversité <strong>des</strong> présents: parmi eux, <strong>des</strong> enseignants<br />
d’histoire <strong>des</strong> religions ou de culture<br />
religieuse dans le public et dans le privé (la<br />
forte représentation <strong>des</strong> catéchètes a surpris<br />
les organisateurs), <strong>des</strong> professeurs de<br />
langue, de lettres classiques, un fonctionnaire<br />
du Parlement Européen. Autre<br />
impression, parmi les plus fortes à se<br />
dégage de ce tour de table: le désir de faire,<br />
et de bien faire, chez tous.<br />
C’est sur la visée, plus encore que sur les<br />
métho<strong>des</strong>, que l’on a pu sentir <strong>des</strong> clivages.<br />
S’octroiera-t-on le droit de sortir de l’histoire<br />
et de ses métho<strong>des</strong>, ou non? L’horizon<br />
de la dimension culturelle <strong>des</strong> religions (ou,<br />
si l’on préfère de la dimension religieuse<br />
<strong>des</strong> cultures) est-il un horizon vers lequel<br />
tendre, une frontière que l’on peut franchir<br />
à loisir moyennant quelques formalités, ou<br />
une barrière à ne dépasser sous aucun prétexte?<br />
C’est ici que les avis diffèrent. Tel<br />
participant a pu se déclarer très perplexe sur<br />
le fait que l’on puisse sortir du cadre historique<br />
pour honorer l’attente religieuse <strong>des</strong><br />
élèves dans le cadre de l’histoire <strong>des</strong> religions;<br />
et cette voix d’alerter du risque que<br />
l’on courait alors d’apporter finalement<br />
plus de confusion que de clarification dans<br />
la tête <strong>des</strong> élèves. Mais d’autres participants<br />
ont dit ne pas comprendre pourquoi l’on<br />
tenait tant à dresser un mur entre les deux<br />
domaines.<br />
Parmi les thèmes abordés au cours de la<br />
discussion, relevons pêle-mêle:<br />
- l’accent mis sur l’absence de culture<br />
religieuse chez les élèves. Ce constat du<br />
rapport Joutard semble largement confirmé<br />
par l’expérience <strong>des</strong> participants de la journée<br />
d’étude du 8 avril ;<br />
- l’apprentissage de la tolérance.<br />
Plusieurs participants voient dans l’enseignement<br />
de l’histoire <strong>des</strong> religions un lieu<br />
privilégié de dialogue et de communication;<br />
- le comportement <strong>des</strong> enseignants à<br />
l’égard de l’histoire <strong>des</strong> religions. Certains<br />
participants qui enseignent la catéchèse<br />
disent travailler avec leurs collègues historiens;<br />
l’un d’eux relève qu’il n’y a peut-être<br />
pas de différence fondamentale, à l’heure<br />
actuelle et dans la pratique, entre la catéchèse<br />
et l’histoire <strong>des</strong> religions (est-ce à<br />
dire que les catéchètes préfèrent faire de<br />
l’histoire plutôt que de la catéchèse, ou<br />
qu’ayant à faire de la catéchèse, ils sont<br />
conduits à faire de l’histoire ?). En<br />
revanche, d’autres participants souligneront<br />
au cours de ce tour de table une certaine<br />
méfiance <strong>des</strong> historiens (ou autres) à<br />
l’égard de l’histoire <strong>des</strong> religions; aussi se<br />
demandera-t-on comment amener les<br />
enseignants à une «démarche positive» à<br />
l’égard <strong>des</strong> religions. Et de fait, tout<br />
indique qu’une action de sensibilisation<br />
serait à mener auprès <strong>des</strong> enseignants du<br />
secteur public (25) .<br />
- Des questions portent sur la manière<br />
d’enseigner : l’enseignement de l’histoire<br />
<strong>des</strong> religions doit-il être un enseignement<br />
<strong>des</strong> valeurs? Comment parler historiquement<br />
du surnaturel, <strong>des</strong> miracles, etc., sans<br />
heurter les croyances <strong>des</strong> élèves ? Ne faudrait-il<br />
pas s’inquiéter au préalable de ce<br />
que peut être l’attente <strong>des</strong> élèves?<br />
- Signalons pour finir deux interventions<br />
particulièrement intéressantes. Marie-<br />
Gabrielle Philipp travaille sur la scolarisation<br />
<strong>des</strong> enfants immigrés au Centre<br />
International d’Étu<strong>des</strong> Pédagogiques de<br />
Sèvres). La population scolaire à laquelle<br />
s’adresserait un enseignement d’histoire<br />
<strong>des</strong> religions, rappelle Mme Philipp, est<br />
hétérogène. D’où le problème <strong>des</strong> référents<br />
d’un discours sur les religions. Il convient<br />
de ne pas oublier que les religions fonctionnent<br />
comme <strong>des</strong> opérateurs d’identité (26) .<br />
Enfin M. Sachot estima de son côté qu’il<br />
convenait de rappeler avec force que la pire<br />
<strong>des</strong> choses serait de faire de la religion un<br />
objet «à part», et de l’ontologiser au point<br />
de couper les religions du réel. Certes, le<br />
problème du vrai traverse toutes les disciplines<br />
universitaires, il ne faut pas le<br />
confondre avec une «vérité» religieuse.<br />
Deux priorités ressortent de ce tour de<br />
table, et peut-être de tout le travail de cette<br />
journée d’étude: le besoin d’une formation<br />
scientifique et pédagogique <strong>des</strong> enseignants<br />
(comment parler <strong>des</strong> religions, concrètement?),<br />
et la nécessité d’écouter les élèves<br />
ou étudiants (quelle est leur attente en ce<br />
domaine? Comment répondre à leur<br />
attente?). Affaire à suivre...<br />
Notes<br />
1. Du Centre Inter-universitaire de Recherches<br />
Interdisciplinaires en Didactique (C.I.R.I.D.),<br />
Faculté de Philosophie, Sciences du Langage et<br />
Communication, Université <strong>des</strong> Sciences<br />
Humaines, Strasbourg. Parmi ses publications<br />
sur le sujet, signalons: «Du Rapport de la<br />
«Mission Philippe Joutard» à la Genèse du<br />
Christianisme de René Nouailhat, ou les enseignements<br />
d’une mise en œuvre», Actes du colloque<br />
de Besançon [infra, n. 4], p. 91-101; « Les<br />
prises de position <strong>des</strong> syndicats d’enseignants»,<br />
in La culture religieuse et l’école (Actes du coll.<br />
de nov. 1992), à paraître en 1995.<br />
2. Directeur d’étu<strong>des</strong> à l’École Pratique <strong>des</strong> Hautes<br />
Étu<strong>des</strong>, auteur de plusieurs contributions dans<br />
le domaine qui nous occupe: Jean-Paul<br />
WILLAIME (dir.), Univers scolaires et religions,<br />
«Sciences humaines et religions», Paris,<br />
Éditions du Cerf, 1990; voir de lui, dans ce<br />
volume, l’Introduction, p. 9-15, et « État, religion<br />
et éducation», p. 137-148; ID., «<br />
Pluralisme religieux, État et éducation», Social<br />
Compass 37/1, mars 1990, p. 145-152; ID., «La<br />
religion à l’école: enjeux sociaux, culturels et<br />
éducatifs», in Actes du colloque de Besançon<br />
[infra, n. 4], p. 39-45; «Univers scolaires et religions<br />
en Europe de l’Ouest», in J.-P.<br />
WILLAIME et Gilbert VINCENT (dir.),<br />
Religions et transformations de l’Europe,<br />
Strasbourg, Presses Universitaires de<br />
Strasbourg, 1993, p. 381-395; ID., « La laïcité<br />
française au miroir du foulard», Le Supplément.<br />
<strong>Revue</strong> d’éthique et de théologie morale, n° 181,<br />
juillet 1992, p. 71-83; ID., « École et religions:<br />
représentations et attentes», à paraître in Francis<br />
MESSNER (dir.), Culture scolaire et religions,<br />
Paris, Cerf, 1995; ID., «La religion à l’École:<br />
enjeux sociaux, culturels et éducatifs», à<br />
paraître in Roland CAMPICHE, Jeunes et religions,<br />
Lausanne, 1995.<br />
3. Centre fondé en 1954. L’actuel directeur en est<br />
Mme F. DUNAND.<br />
4. Mentionnons notamment, parmi celles qui nous<br />
sont connues, le colloque d’Aubazine, organisé<br />
par la Fraternité Michelet, sur «La culture religieuse<br />
dans les mutations actuelles» (1989);<br />
rappelons Danièle HERVIEU-LÉGER (dir.), La<br />
religion au lycée. Conférences au lycée Buffon,<br />
1989-1990, « L’histoire à vif», Paris, Cerf, 1990<br />
(avec une contribution de J.-P. Willaime, « Le<br />
protestantisme: religion de la modernité?», p.<br />
97-107; Enseigner l’histoire <strong>des</strong> religions dans<br />
une démarche laïque. Représentations -<br />
Perspectives - Organisation <strong>des</strong> apprentissages,<br />
Actes du colloque international de Besançon,<br />
20-21 novembre 1991, CNDP/CRDP de<br />
Besançon, Besançon, 1992; La culture religieuse<br />
et l’école, colloque organisé par le<br />
Groupe de Recherche sur le droit Français <strong>des</strong><br />
Religions (CNRS), Strasbourg, nov. 1992, à<br />
paraître à Paris, éd. du Cerf, 1995; le colloque<br />
de Lyon, fin 1993, sous la direction de Guy<br />
COQ (non encore publié, sauf erreur); la conférence<br />
de Claude Langlois (« La culture religieuse<br />
dans l’enseignement laïc») au colloque<br />
«Le religieux et le politique» du Centre Sèvres,<br />
novembre 1993, etc.<br />
5. Françoise DUNAND, spécialiste de l’Egypte<br />
ancienne, enseigne l’histoire <strong>des</strong> religions à<br />
l’UFR <strong>des</strong> Sciences historiques de l’USHS<br />
depuis 1980; cet enseignement, intégré au cursus<br />
<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> d’histoire, s’adresse à un public d’étudiants<br />
de tous niveaux, depuis le DEUG jusqu’au<br />
3 e cycle, et donne lieu chaque année à de nombreux<br />
mémoires de Maîtrise et de DEA. F.<br />
Dunand a organisé <strong>des</strong> cycles de conférences à<br />
Strasbourg dans le cadre de L’université du<br />
Temps libre et du Jardin <strong>des</strong> Sciences; au cours<br />
de l’année 1994/95, elle anime un séminaire de<br />
formation sur l’enseignement de l’histoire <strong>des</strong><br />
religions <strong>des</strong>tiné aux professeurs d’histoire et<br />
géographie de l’Académie. Parmi ses publications<br />
dans le domaine qui nous occupe: « Pour ou<br />
contre une science <strong>des</strong> religions?», in Dialogues<br />
d’histoire ancienne, 2 (Annales littéraires de<br />
l’Université de Besançon, 188), Besançon, 1976,<br />
p. 479-491; « L’enseignement <strong>des</strong> religions dans<br />
les manuels scolaires», colloque de la Maison <strong>des</strong><br />
Sciences de l’Homme, Strasbourg, 1992, p. 9-16;<br />
« L’enseignement de l’histoire <strong>des</strong> religions à<br />
l’Université <strong>des</strong> Sciences Humaines de<br />
Strasbourg (1980-1990)», Actes du Colloque de<br />
Besançon, p. 159-162.<br />
6. Rapport au ministre de l’Éducation nationale,<br />
par Philippe JOUTARD, président de la Mission<br />
de réflexion sur l’enseignement de l’histoire, et<br />
recteur de l’académie de Besançon (sept. 1989),<br />
publié dans «Laïcité: le sens d’un idéal», Éducation<br />
et pédagogie, n°7, sept. 1990. Voir aussi<br />
son Introduction aux Actes du colloque de<br />
Besançon [supra, n. 4].<br />
7. Jean CARPENTIER, « L’Histoire <strong>des</strong> religions,<br />
dans la classe, aujourd’hui», Actes du colloque de<br />
Besançon [supra, n. 4], p. 15-18); ID., « L’enseignement<br />
de l’histoire <strong>des</strong> religions: réflexions de<br />
l’Inspection générale», Historiens et Géographes,<br />
n°343, mars-avril 1994, p. 315-318.<br />
8. Françoise DUNAND cite l’enquête de Pierre<br />
TASSETTI sur l’emploi de l’image dans les<br />
manuels d’histoire de 6 e .<br />
9. Voir note 6.<br />
10 Ces deux initiatives ont fait l’objet de publications<br />
signalées plus haut (n. 4).<br />
11. Dans les programmes de Terminales, ce qui<br />
concerne les religions du XX e siècle a été supprimé,<br />
à cause <strong>des</strong> oppositions exprimées, aussi<br />
bien par la frange dure du camp laïc que par certaines<br />
autorités religieuses.<br />
12. Son enseignement d’histoire <strong>des</strong> religions est<br />
cantonné à <strong>des</strong> publics d’étudiants ou assimilés:<br />
outre ses cours d’histoire <strong>des</strong> religions en Faculté<br />
de Théologie Catholique, et d’initiation à cette<br />
discipline aux session de l’ADDEC, signalons<br />
ses cours en IUFM (module «Art et religion» et<br />
«L’Europe et les religions»), diverses interventions<br />
dans <strong>des</strong> stages Paf <strong>des</strong> Mafpen<br />
(Strasbourg, Paris), et diverses conférences<br />
(entre autres, son intervention au colloque de<br />
Besançon en 1991 («L’histoire <strong>des</strong> religions en<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
164<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
165
faculté de théologie. Démarche laïque, démarche<br />
religieuse», p. 73-82, voir supra, n. 4), et «Le<br />
christianisme est-il un trithéisme? Le dogme<br />
chrétien vu par Juifs et Musulmans», Le Jardin<br />
<strong>des</strong> Sciences, mars 1994), et ses bulletins d’histoires<br />
<strong>des</strong> religions (<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences religieuses,<br />
68/2, 1994, p. 245-254 et 69/2, 1995, p.<br />
259-270), etc. Signalons enfin son activité d’éditeur,<br />
aux éditions du Cerf, qui lui donne de pouvoir<br />
prendre certaines initiatives croisant les préoccupations<br />
de cette journée d’étude. Voir en<br />
particulier les collections «Patrimoines»,<br />
«Histoire» et «Bref» <strong>des</strong> éd. du Cerf, et les coéditions<br />
avec La Découverte (L’État <strong>des</strong> religions ,<br />
Paris, 1987; une réédition mise à jour de cet<br />
ouvrage est en cours), et, avec Nathan:<br />
Dictionnaire Culturel de la Bible, 1990, puis le<br />
Dictionnaire culturel du Christianisme, paru en<br />
1994, avant un Dictionnaire culturel de l’Islam,<br />
à paraître en 1996.<br />
13. 1. Finalité, contenu et dénomination de l’enseignement;<br />
2. situation, formation, statut et responsabilité<br />
<strong>des</strong> initiateurs et acteurs de cet enseignement;<br />
3. situation faite aux élèves<br />
(enseignement obligatoire ou optionnel,<br />
contrôle ou non <strong>des</strong> connaissances; le problème<br />
<strong>des</strong> outils de travail); 4. esprit de l’enseignement<br />
(démarche laïque, oui, mais encore?); 5. rapport<br />
de cet enseignement avec d’autres matières<br />
(parmi lesquelles «l’instruction civique»).<br />
14. Organisme diocésain de formation <strong>des</strong> enseignants<br />
de l’enseignement privé catholique.<br />
Parmi les réalisations pédagogiques récentes de<br />
cet organisme, nous avons plaisir à signaler La<br />
culture religieuse dans l’enseignement,<br />
Enseignement catholique de Franche-Comté,<br />
Besançon, octobre 1992-février 1993, fascicule<br />
rappelant la démarche régionale poursuivie avec<br />
une quinzaine d’établissements et présentant<br />
une trentaine de séquences, dans toutes les disciplines<br />
et à tous les niveaux.<br />
15. René NOUAILHAT, La Genèse du christianisme,<br />
«Histoire <strong>des</strong> religions», CRDP de<br />
Besançon, Besançon, 1990. Voir aussi de lui:<br />
«Enseigner les religions. Sept orientations pour<br />
une didactique de l’histoire <strong>des</strong> religions dans<br />
l’enseignement secondaire», Colloque de<br />
Besançon [supra, n. 4], p. 229-235.<br />
16. R.N. renvoya aux conférences de France Rollin<br />
et de François Lebrun au Colloque de Besançon<br />
[supra, note 4].<br />
17. Mentionnons, entre autres, Éléments de culture<br />
religieuse (Arpec <strong>des</strong> Vosges), etc.<br />
18. Voir les observations d’Alain CHOPIN sur le<br />
traitement de la Découverte de l’Amérique dans<br />
les manuels scolaires.<br />
19. Voir en dernier lieu Roland FRANCART, La<br />
BD chrétienne, coll. «Bref», Paris, Cerf, 1994.<br />
20. Sur le péplum, voir les travaux de Claude<br />
AZIZA ou d’Antonio GONZALÈS.<br />
21. Op. cit. (voir supra, n. 4), p. 201-204.<br />
22. Voir à ce sujet le billet de B. Poirot-Delpech<br />
dans Le Monde du mardi 25 octobre 1994.<br />
23. Voir le sondage Faits et opinions-Bayard Presse<br />
de 1990, et le compte-rendu qu’en fait J.-P.<br />
WILLAIME, «École et religions: représentations<br />
et attentes», p.?<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
24. Jean BAUBÉROT, «La laïcité—Recherches et<br />
problèmes», Actes du colloque de Besançon<br />
[supra, n. 4], p. 305-312.<br />
25. Un stage Mafpen, organisé sous la direction de<br />
F. DUNAND par l’Association <strong>des</strong> professeurs<br />
d’histoire et géographie de l’Académie de<br />
Strasbourg, s’est tenu en mars 1995, qui portait<br />
précisément sur «L’enseignement de l’histoire<br />
<strong>des</strong> religions. Problèmes et perspectives»; un<br />
autre stage du même type a eu lieu à l’initiative<br />
de Mme Martini en octobre-novembre 1994, sur<br />
le même sujet, pour l’Académie de Créteil (voir<br />
supra, p. 10).<br />
26. Marie-Gabrielle PHILIPP, «Une laïcité bien<br />
entendue», Éducation et Pédagogie, n° 7, 1990,<br />
p. 69-79.<br />
166<br />
Vincent Van Gogh<br />
Herbes sauvages dans les montagnes, juin<br />
1989 (1742), Rietpten, encre de chine<br />
juin 1889, (1742)<br />
47 x 62 cm<br />
Rijksmuseum Vincent van Gogh, Amsterdam<br />
© Vincent Van Gogh door Vincent Wereldbibliotheek<br />
Lu,<br />
à lire
Les Rencontres<br />
de Strasbourg :<br />
De la difficulté de débattre<br />
Nous aurions souhaité dans le cadre de<br />
notre revue qu’un débat s’instaure autour<br />
<strong>des</strong> Rencontres de Strasbourg qui ont eu<br />
lieu du 13 au 25 février 1995 autour du<br />
thème le “Désir de politique”.<br />
A notre grand regret, les contributions<br />
qui nous sont parvenues n’ont pas permis au<br />
débat d’avoir lieu, un <strong>des</strong> auteurs ayant souhaité<br />
retirer son texte.<br />
La question <strong>des</strong> enjeux <strong>des</strong> Rencontres<br />
de Strasbourg reste posée.<br />
Le Comité de Rédaction<br />
«Les enfants d’Achille<br />
et de Nike.<br />
Une ethnologie<br />
de la course à pied<br />
ordinaire»<br />
Martine SEGALEN<br />
Paris, Métailié, 1994, 247 p.<br />
Après quoi courent les ethnologues?<br />
Martine Segalen ne prétend pas<br />
répondre à cette question, si tant est qu’elle<br />
l’ait posée.<br />
Sans doute cet essai sur la course à pied<br />
ordinaire nous éclairera-t-il sur les motivations<br />
profon<strong>des</strong> qui font courir les gens, et<br />
au-delà peut-être saurons-nous pour quoi,<br />
ou pour qui, <strong>des</strong> individus sollicitent leur<br />
corps, s’interrogent sur ses/leurs limites,<br />
dialoguent ainsi avec la souffrance; pourquoi<br />
finalement «le moyen de locomotion le<br />
plus primitif et universel» (p. 233) suscite<br />
tant d’engouement, de passion, revendique<br />
enthousiasme, joie, souffrance, peine.<br />
Peut-être parce que courir n’est pas uniquement<br />
de la course à pied parce que<br />
l’homme est homme, à qui rien de ce qui est<br />
symbolique n’est étranger. C’est-à-dire<br />
qu’à partir du moment où il active le pas,<br />
allonge sa foulée, la course à pied cesse<br />
d’être ordinaire pour devenir extraordinaire,<br />
sortir du quotidien.<br />
Serions-nous alors trompé sur la marchandise<br />
par l’annonce d’une ethnologie de la<br />
course à pied ordinaire? Une approche ethnologique<br />
quitte l’ordinaire, s’échappe du quotidien<br />
pour devenir par ce regard, étrange, «exotique».<br />
L’ethnologue ne serait-il pas alors<br />
lui-même un coureur, celui-ci pratiquant tandis<br />
que l’autre théorise? Que dire alors d’une<br />
ethnologue qui court?<br />
Pour faire une bonne ethnologie, tous les<br />
chercheurs vous le diront, il faut aller sur le<br />
terrain, pratiquer au sens littéral du terme,<br />
car «rien ne remplace l’expérience intime»<br />
(p. 162). Cette expérience, l’auteur nous la<br />
fait partager. Bien avant de l’écrire,<br />
remarques, notes, impressions, suggestions,<br />
confirment qu’il s’agit de vécu. Sans que<br />
l’auteur ait à le préciser, les <strong>des</strong>criptions, les<br />
odeurs, la sueur, les vêtements trempés, les<br />
appréciations sur le confort <strong>des</strong> vêtements<br />
de sports - remarquez «ces collants particulièrement<br />
agréables» (p. 104) - qui<br />
émaillent le texte, trahiraient l’auteur, si<br />
besoin était, le font parler par expérience.<br />
Au-delà de la méthodologie ethnologique,<br />
le texte, à l’image du coureur, s’appuie tant<br />
sur une recherche neutre, «scientifique»,<br />
nécessaire, que sur l’expérience personnelle,<br />
part du vécu dont l’absence rendrait le travail<br />
bancal, claudiquant. Certaines émotions ne se<br />
partagent pas.<br />
L’ethnologue serait alors un coureur<br />
dans l’âme? A moins que tout coureur ne<br />
soit quelque part un ethnologue.<br />
Peut-être faut-il davantage se pencher du<br />
côté symbolique, au risque de boiter, pour<br />
s’apercevoir qu’il s’agit sans doute d’une<br />
même quête, d’une volonté identique de<br />
s’arracher au quotidien, de faire l’expérience<br />
de la différence, ailleurs comme en<br />
soi. Ne serait-ce pas, sur deux mo<strong>des</strong> différents,<br />
<strong>des</strong> réponses parallèles à l’enfermement<br />
dans la cité, à la dépossession de soi,<br />
de son corps, à la peur de la solitude, au sentiment<br />
parfois exacerbé de «crever (...) littéralement<br />
de sédentarité» (p. 91), sédentarité<br />
qui ne serait jamais apparue comme<br />
plus imposée, plus insupportable, et qui<br />
s’exprimerait notamment dans la sur-représentation<br />
du secteur tertiaire et <strong>des</strong> cadres<br />
supérieurs parmi les coureurs, premier paradoxe<br />
d’une pratique sportive populaire?<br />
La course serait une réponse à un mode<br />
de vie vécu, ressenti comme par trop<br />
contraignant, la réintroduction du «vertige<br />
et [du] sacré dans nos sociétés d’ordre et de<br />
raison» (p. 21), une bouffée salvatrice<br />
d’irrationnelle, de violence, «d’effervescence<br />
émotionnelle», de gratuité totale,<br />
dans un monde au corps contrit et contraint,<br />
corseté dans les conventions du carcan<br />
social.<br />
L’approche symbolique de la course à<br />
pied fonde la singularité du regard ethnologique.<br />
Martine Segalen ne prétend nullement<br />
infirmer les nombreux travaux précédents<br />
sur le sujet qu’elle cite abondamment<br />
et auxquels elle se réfère, l’antériorité faisant<br />
autorité. A l’instar d’un coureur qui,<br />
ayant assimilé les techniques passées, les<br />
enrichit de son expérience propre, elle prolonge<br />
les discours sociologiques, en posant<br />
notamment le regard ethnologique habituellement<br />
porté sur les populations «exotiques»<br />
sur notre propre société, la démystifiant,<br />
la démythifiant en quelque sorte.<br />
La confrontation avec «d’autres courses<br />
ordinaires ailleurs» (chap. 1) éclaire non<br />
seulement la relativisation d’une pratique<br />
que l’on croyait universelle - si l’homme<br />
court pratiquement partout, il ne court pas<br />
partout ni toujours de la même façon - ,<br />
affiche également l’aspect symbolique et<br />
rituel de la course à pied ordinaire, enfin,<br />
fait ressortir l’intimité entre l’homme<br />
urbain occidental et son homologue primitif.<br />
Les motivations de course ne sont sans<br />
doute pas si éloignées entre le cadre supérieur<br />
qui s’élance dans le bois de Boulogne<br />
et le Hopi de l’Arizona, entre l’amateur<br />
«éclairé» équipé <strong>des</strong> dernières innovations<br />
et le Tarahumara parfois chaussé du caoutchouc<br />
de vieux pneus. «Le sport apparaît<br />
alors aujourd’hui un de ces producteurs<br />
d’intenses moments d’effervescence émotionnelle<br />
(qui peut être partagé, même à<br />
l’échelle planétaire grâce aux retransmissions<br />
télévisées) connus seulement - pensait-on<br />
- <strong>des</strong> sociétés de tradition en Europe<br />
ou <strong>des</strong> sociétés dites primitives» (p. 21).<br />
La distance géographique et culturelle<br />
s’abolit dans l’unité du corps, dans l’unité<br />
de l’homme, de ses aspirations, de ses<br />
craintes et de ses espérances.<br />
Les caractères essentiels d’un mythe,<br />
c’est-à-dire «marquage d’un territoire qui<br />
incise la terre d’une façon originale et<br />
incontestable, instauration d’un calendrier<br />
qui se soustrait à la durée profane, densité<br />
symbolique et ludique <strong>des</strong> officiants et <strong>des</strong><br />
concélébrants, émergence d’une émotionnalité<br />
collective intense, production de<br />
récits et de légen<strong>des</strong>, héroïsation de certains<br />
êtres devenus <strong>des</strong> demi-dieux, reprise dans<br />
le quotidien et, sur un mode familier, de<br />
l’épopée», que Pierre Sansot dans ses Gens<br />
de Peu attribue au Tour de France (1992, p.<br />
189), pourraient être transposés pour la<br />
course à pied ordinaire, tant l’intimité par la<br />
charge émotionnelle et affective que véhicule<br />
ces deux événements est forte.<br />
La course à pied ordinaire apparaît ainsi<br />
bien comme fondatrice, au sens mythique<br />
du terme, où le coureur serait le démiurge<br />
d’une sociabilité nouvelle, la course<br />
«l’expression de la culture et de la société<br />
urbaines [...], de la mise en scène de soi,<br />
bref de la modernité: une construction<br />
sociale de notre XX e siècle finissant» (p.<br />
22).<br />
Elle semble marquer l’échec, du moins<br />
les limites de la civilisation occidentale,<br />
comme une tentative de résistance,<br />
d’«échapper» - terme évocateur dépassant<br />
son acception sportive pour devenir philosophique<br />
-, à un mode de vie qui contraint<br />
les corps et les esprits. Ne court-on pas pour<br />
s’aérer? Que la course à pied passe par une<br />
maîtrise retrouvée du corps, ce corps précisément<br />
qui porte la marque de l’aliénation<br />
de l’individu, n’est pas un hasard.<br />
C’est ce qui la rend aussi dangereuse,<br />
étant l’expression par essence d’un «contrepouvoir»<br />
(p. 235), produit par cette même<br />
modernité qui sécrète tant de maux (p. 235),<br />
antidote à la morosité, qui la marginalise<br />
aux périphéries <strong>des</strong> villes ou à l’enfermement<br />
dans <strong>des</strong> lieux clôts, dans les sta<strong>des</strong>.<br />
La course à pied, sport individuel s’il en<br />
est, est pourtant au-delà <strong>des</strong> apparences, un<br />
sport collectif. Si l’individu se retrouve bien<br />
seul avec lui-même lors de sa course (p. 86),<br />
il retrouve avant tout l’esprit de groupe. «Si<br />
l’on court, même en «course», c’est pour<br />
être ensemble, au départ comme à l’arrivée;<br />
[...]» (p. 114).<br />
L’engouement pour la course à pied<br />
ordinaire trouve ainsi sa source dans la<br />
construction d’une sociabilité nouvelle. Des<br />
liens se nouent autour d’une expérience,<br />
d’une souffrance, d’une exaltation qui<br />
deviennent communes, partagées. Le coureur<br />
est solidaire de la masse qui l’entoure,<br />
quittant provisoirement l’anonymat étouffant<br />
<strong>des</strong> métropoles, renouant avec un<br />
caractère grégaire qui ressemble à de l’instinct.<br />
L’individu refait surface dans la<br />
«jungle» <strong>des</strong> villes, dans la marée humaine,<br />
«partage la convivialité de l’ascèse et de la<br />
douleur, comme on partagerait un bon<br />
repas bien arrosé» (p. 118). On se mélange,<br />
se rencontre, se parle, retrouve le «plaisir<br />
d’aller ensemble» et «nulle part, pour rien»<br />
(p. 130). Les courses rappellent opportunément<br />
à l’individu qu’il est «un être social et<br />
sociable» (chap. 3). N’en déplaise à<br />
Rousseau, le coureur souligne dans la souffrance<br />
de son corps que l’homme est avant<br />
tout un animal social. Et même dans les<br />
courses qui de part leur popularité - ne diton<br />
pas désormais «Le Figaro» ou «Le New-<br />
York» -, ont vu péricliter leur dimension<br />
humaine au profit d’une excroissance parfois<br />
monstrueuse, c’est précisément<br />
l’aspect sociabilité, à qui elles doivent<br />
notamment une grande partie de leur célébrité,<br />
qui est pourtant recherché. Comme si<br />
courir ne suffisait pas, comme si courir<br />
n’était en soit pas la finalité première, peutêtre<br />
même qu’un prétexte.<br />
A ceux qui parlent d’ascèse, de vie quasi<br />
monacale et autres consignes d’austérité alimentaire<br />
du coureur, l’auteur répond, sans<br />
renier pour autant une certaine éthique de la<br />
course, que l’avant et l’après de l’épreuve<br />
compte au moins autant que le pendant (p. 90).<br />
Le corps apparaît bien au centre <strong>des</strong> préoccupations<br />
du coureur. Il focalise les<br />
moments de joie comme de peine, «épuisement<br />
d’un corps qui ne distingue plus la<br />
souffrance, l’épuisement de la jouissance»<br />
(Sansot, 1992, p. 204). De même que le<br />
«coureur développe une éthique et une<br />
morale inscrites dans le corps» (p. 88),<br />
celui-ci apparaît désormais comme le lieu<br />
où s’expriment tous les désirs, où les contradictions<br />
se résolvent, devenant lui-même,<br />
de part l’attention qu’on lui attache, un lieu<br />
mythique. C’est précisément dans la souffrance<br />
de ce corps retrouvé que s’exprime<br />
l’affirmation de soi. Je souffre donc je suis,<br />
pourrait être le credo <strong>des</strong> sportifs. Ainsi<br />
dans le simple fait de s’afficher dans sa<br />
quasi-nudité lors de la course, simplement<br />
revêtu - dévêtu devrait-on dire - d’un short<br />
et d’un maillot qui mettent le corps en spectacle,<br />
l’individu à nu dans un semblant de<br />
démocratie - «on est tous égaux sous le dossard<br />
et en short» (p. 234) -, se jouant <strong>des</strong><br />
interdits et <strong>des</strong> tabous, du code de valeur,<br />
exhibant le corps dans ses «fonctions les<br />
plus humaines» (p. 101). Le corps refuge de<br />
l’individu où s’inscrit sa personnalité, support<br />
identitaire, à la fois écran et écrin, toile<br />
et miroir, double inscription même, le<br />
maillot de course révélant également les<br />
multiples identités du coureur (p. 105),<br />
comme si l’individu ressentait la nécessité,<br />
le besoin d’exprimer ainsi doublement son<br />
identité, de se mettre de la sorte en scène,<br />
où se mesure le degré d’oppression vécu.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
168<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
169
L’observateur participant ou non, est<br />
frappé par le caractère ritualisé de la course<br />
à pied. Martine Segalen renvoie avec pertinence<br />
le coureur au pèlerin, la course aux<br />
pèlerinages d’antan, «aux processions religieuses,<br />
défilés <strong>des</strong> corps de métiers lors<br />
<strong>des</strong> fêtes de leurs saints patrons, entrées<br />
royales, chevauchées guerrières» (p. 232)<br />
qui participaient tant à l’édification de la<br />
foule qu’à la mise en scène du pouvoir, à la<br />
reconquête provisoire de l’espace urbain.<br />
Cette ritualisation qui marque d’abord la<br />
connivence entre les courses en Occident et<br />
celles qu’engagent les populations primitives,<br />
prend une coloration, une dimension<br />
religieuse, au sens premier et fondamental<br />
de religare, relier, mettre ensemble. Elles<br />
exprimeraient alors davantage que le simple<br />
fait de courir, celui d’être ensemble. Ce<br />
besoin d’être ensemble se retrouve à tous<br />
les niveaux de la course partagé par tous les<br />
acteurs en présence, autant chez celui qui<br />
court que chez celui qui regarde, également<br />
réparti entre la multitude qui défile que celle<br />
qui assiste. La course ne prend son sens que<br />
dans sa dimension collective. Elle apparaît<br />
ainsi comme une gigantesque mise en scène<br />
où la société affiche sa force, se régénère<br />
dans le collectif, où s’affirme enfin la difficulté<br />
de vivre dans le silence et l’uniformité.<br />
Chaque rôle est parfaitement distribué,<br />
interprété avec plus ou moins de bonheur,<br />
toujours irremplaçable. L’individu n’affirme<br />
pas uniquement son inscription dans<br />
le groupe, il exprime également ses relations<br />
avec la foule qui l’observe, chacun se<br />
justifiant réciproquement, s’épaulant. Pas<br />
de course sans foule, pas de foule sans<br />
course. La foule sur le trottoir n’est pas uniquement<br />
passive et répond à la celle qui<br />
passe devant elle. Si on court pour soi, on<br />
court aussi pour et avec les autres. «C’est<br />
parce qu’on court en foule qu’on peut courir<br />
plus et plus vite, la foule est littéralement<br />
«porteuse»; elle semble détenir une énergie<br />
qui se communique le long de la chaîne<br />
humaine» (p. 234).<br />
La foule semble se reconnaître dans ces<br />
coureurs ordinaires - «moyens» écrit<br />
Martine Segalen -, qui diffèrent d’elle uniquement<br />
par le mouvement. Ce qui attirent<br />
les spectateurs c’est le sentiment d’identification<br />
au coureur, son effet-miroir, il y a<br />
reconnaissance réciproque, émotion partagée.<br />
«L’Homme Défait est plus chaleureusement<br />
salué que les héros qui passent trop<br />
vite, trop facilement, sans avoir l’air de<br />
souffrir. C’est la revanche du non-champion»<br />
(p. 117).<br />
Enfin, ce spectacle qui est dans la rue est<br />
aussi devant chez soi, il est chez soi. Cross<br />
ou marathon, la course à pied réconcilie les<br />
individus avec leur espace, est affaire<br />
d’identité. Il y a sans doute là volonté de<br />
construire <strong>des</strong> identités urbaines et régionales<br />
(p. 183) dont l’organisation <strong>des</strong><br />
courses à pied devient le support. C’est dans<br />
l’originalité de la course, sa singularité, son<br />
cachet, la marque de son empreinte, que<br />
s’inscrit l’identité, la spécificité régionale,<br />
locale, urbaine (p. 184). Contre une uniformité<br />
envahissante, un monolithisme culturel,<br />
la course propose l’hétérogénéité régionale,<br />
les coutumes locales, la diversité.<br />
Chaque épreuve veut et doit se distinguer de<br />
la précédente, posséder son caractère<br />
propre. On court pour soi et pour son<br />
groupe, comme on court pour sa ville, sa<br />
région, son entreprise. La course devient le<br />
lieu d’affirmation <strong>des</strong> nouveaux liens<br />
sociaux, métaphore <strong>des</strong> réflexes identitaires<br />
qui traversent notre siècle finissant. Si la<br />
course à pied ordinaire rencontre un tel écho<br />
dans la population, au-delà même <strong>des</strong> coureurs,<br />
dans la foule, une véritable communion<br />
entre les acteurs et les spectateurs, où<br />
les rôles se mélangent, se confondent, c’est<br />
parce qu’elle enracine les individus dans le<br />
pays, sur leur terre, <strong>des</strong> déracinés de l’ère<br />
industrielle, elle fait <strong>des</strong> habitants, <strong>des</strong><br />
«autochtones».<br />
A la reprise en main de leur temps<br />
(temps de préparation, temps de la course,<br />
temps de course), de leur corps (corps<br />
modelé pour la course, corps qui rit et qui<br />
pleure, qui vit...), la course à pied ordinaire<br />
propose aux individus de reconquérir<br />
l’espace de leur ville. «Récupérant leur<br />
corps [les coureurs], ils récupèrent la ville,<br />
la conquièrent un moment sur les voitures.<br />
Ils la subvertissent, la réhumanisent grâce<br />
à l’activité anthropologique la plus<br />
ancienne» (p. 235). La reconquête du corps,<br />
son environnement le plus proche, ne pouvait,<br />
par casca<strong>des</strong> successives, qu’avoir <strong>des</strong><br />
conséquences sur son environnement global.<br />
On peut ainsi évoquer la poétique du<br />
coureur à pied qui reconquiert son corps,<br />
son espace, son temps à sa mesure, à la<br />
mesure humaine. L’individu, coureur<br />
comme spectateur, reprend possession,<br />
reprend ses possessions, reconquiert son<br />
territoire corporel comme géographique. La<br />
course devient le lieu de réactivation du<br />
politique, au sens large, avec le risque que<br />
ne manque pas de relever l’auteur, du pouvoir<br />
«redoutable de tenir en main les lieux<br />
et les formes de l’excès dont le quotidien<br />
nous prive» de ceux qui organisent (p. 234).<br />
En fait, la multiplicité <strong>des</strong> discours auxquels<br />
se prêtent le sport et qui brouillent<br />
passablement son image, voit s’affronter<br />
deux enjeux majeurs, deux motivations<br />
antinomiques de la course, qui semblent<br />
également refléter, toujours l’aspect métaphorique,<br />
la société dans son ensemble où<br />
l’individu s’oppose à l’institutionnel (p.<br />
234). Ces deux approches se confondent<br />
dans la course, se chevauchent, se cristallisent<br />
dans l’avant et l’après de l’épreuve.<br />
Mais l’espace d’un instant, le temps de la<br />
course, les conflits se figent, les oppositions<br />
se fondent dans la performance du coureur,<br />
dans la lutte contre la montre.<br />
La course est bien un lieu de pouvoir et<br />
de contre-pouvoir qui explique à la fois sa<br />
récupération par les institutionnels et leur<br />
engouement pour cette pratique. Espace où<br />
les tensions s’exacerbent dans l’exaltation<br />
de la souffrance <strong>des</strong> corps, de la douleur,<br />
dans la charge émotionnelle. N’est-ce pas<br />
par la course que les femmes ont pu conquérir,<br />
aux prix de quels efforts, de quels sacrifices,<br />
une part d’égalité avec l’homme, pouvant<br />
les affronter sur leur propre terrain,<br />
faire valoir leur qualité athlétique, physique<br />
et esthétique...? Lieu de pouvoir où la suprématie<br />
de l’homme est mise à rude épreuve,<br />
les sexes s’uniformisant sous le short et le<br />
maillot, tandis que le dossard efface et<br />
camoufle la nature de l’athlète derrière un<br />
nombre.<br />
La course apparaît comme une tentative<br />
contre une socialisation abusive, où se redéfinît,<br />
contre une société de la mise à distance<br />
et de l’exclusion, de l’individualisme, de la<br />
masse, une socialisation de l’intime, du<br />
proche; à la distance elle préfère le familier,<br />
retrouver le sens <strong>des</strong> solidarités tribales,<br />
communautaires.<br />
Pour Martine Segalen pourtant, au-delà<br />
<strong>des</strong> discours, <strong>des</strong> récupérations diverses et<br />
multiples, la motivation première, fondamentale<br />
<strong>des</strong> coureurs, celle précisément que<br />
l’on tente de contrôler, d’endiguer, et qui<br />
reste de l’ordre de l’insaisissable, de l’indicible,<br />
serait de retrouver «pour un bref<br />
moment, une âme d’enfant» (p. 231), tentative<br />
dernière pour échapper à la morosité<br />
ambiante, à l’uniformisation <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de<br />
vivre et de penser. Courir c’est enfreindre<br />
certains interdits, retrouver certaines pratiques<br />
du corps que l’éducation, la socialisation<br />
ont refoulé, c’est se livrer à <strong>des</strong><br />
débauches, <strong>des</strong> réactions que l’on qualifieraient<br />
d’enfantines comme hurler en passant<br />
sous un tunnel, c’est «participer d’un certain<br />
excès dont la normalité nous prive au<br />
quotidien» (p. 234).<br />
C’est peut-être ici que le coureur rejoint<br />
le plus l’ethnologue dans sa démarche, sa<br />
course devrait-on dire, pour rechercher<br />
l’altérité. L’ethnologue comme le coureur<br />
tentent de revenir sur eux-mêmes, en euxmêmes<br />
pour essayer d’y retrouver cette<br />
étincelle de fantaisie qui caractérise<br />
l’enfance et que souffle l’éducation.<br />
Comme l’enfant, le coureur affiche<br />
alors, moment rare, sa fragilité, sa vulnérabilité,<br />
il prend conscience de son caractère<br />
éphémère. Le coureur court pour dire qu’il<br />
existe, qu’il est. Je cours parce que je suis.<br />
Il court contre le temps, bien sûr, mais<br />
contre le temps qui passe. C’est sans doute<br />
cela d’abord, courir contre la montre, défier<br />
le temps qui s’écoule, en «faisant un<br />
temps», produisant son propre temps,<br />
contre les Parques qui filent inlassablement,<br />
contre cette modernité qui n’est qu’une lutte<br />
de temps. Ce que le coureur recherche, dans<br />
cette quête, ce n’est pas tant la jeunesse que<br />
de s’affirmer, de lutter contre cette vie qui<br />
s’apparente toujours davantage à la mort.<br />
Le coureur est un ange déchu, Achille au<br />
pied d‘argile, Hermès moderne qui, à défaut<br />
de s’envoler, espère au moins dans l’épuisement<br />
de son corps renouer avec la vie,<br />
avec sa vie. Courir dès lors devient, comme<br />
la pratique de l’ethnologie, de l’altérité, un<br />
acte vital.<br />
La course est d’abord une course...<br />
contre la mort.<br />
Alain ERCKER<br />
«Une société rurale<br />
en milieu rhénan:<br />
la paysannerie<br />
de la plaine d’Alsace<br />
(1648-1789)»<br />
Jean-Michel Boehler<br />
Strasbourg, Presses Universitaires,<br />
1994, 3 vol., 2469 p.<br />
Jean-Michel Boehler est depuis longtemps<br />
un universitaire confirmé, spécialiste<br />
d’histoire moderne. A travers cette immense<br />
recherche, résultat d’une longue immersion<br />
dans les archives, il rend hommage à ses<br />
ancêtres ruraux.<br />
Son travail présente une heureuse synthèse<br />
entre une multitude d’étu<strong>des</strong> locales,<br />
fragmentaires et dispersées, et un très<br />
important apport personnel qui se veut le<br />
plus souvent quantitatif, réparti de manière<br />
concertée dans le temps de plus d’un siècle,<br />
entre Guerre de Trente Ans et Révolution,<br />
et l’espace d’une région.<br />
Mais cet ensemble impressionnant de<br />
tableaux originaux, de graphiques et de<br />
reconstitutions sur les différents aspects de<br />
la vie rurale, ne clôt pas définitivement le<br />
sujet. Un certain nombre d’analyses fort<br />
détaillées nous invitent à développer<br />
d’autres analogies, d’autres calculs, tant les<br />
métho<strong>des</strong> employées sont rigoureuses et<br />
universelles.<br />
Jean-Michel Boehler fait oeuvre scientifique<br />
quand il se refuse à cautionner les clichés<br />
faciles et réducteurs qui apparentent<br />
parfois l’histoire à une entreprise politique.<br />
En toute objectivité il réfute le concept de<br />
«paysan alsacien» et préfère définir<br />
l’espace rhénan comme une heureuse rencontre<br />
entre latinité et germanité. Dans un<br />
monde rural où la langue et les traditions<br />
d’agriculture, d’habitat et d’alimentation<br />
sont germaniques, les influences françaises<br />
viennent de la ville. Les unes et les autres<br />
ne se confondent pas mais se juxtaposent en<br />
un équilibre instable de contraires qui fait<br />
l’originalité de notre région.<br />
Les coutumes de succession composent<br />
par exemple un subtil compromis entre<br />
droit romain et droit local, entre égalitarisme<br />
de la France du nord et système à<br />
lignage de la France du sud. Si un seul<br />
enfant, souvent le dernier-né, reçoit<br />
l’exploitation par préciput, à charge pour lui<br />
d’entretenir ses parents jusqu’à leur décès,<br />
ses frères et soeurs ne sont pas pour autant<br />
exclus de l’héritage.<br />
Une étude attentive de la propriété foncière,<br />
<strong>des</strong> structures économiques et techniques<br />
de la production, permet à Jean-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
170<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
171
Michel Boehler de réfuter le terme de<br />
«révolution agricole» en décrivant une<br />
«agriculture presque immobile», sans innovation.<br />
Les propriétés minuscules de la<br />
plaine d’Alsace s’accommodent mieux<br />
d’une abondante main d’oeuvre familiale<br />
qui pratique de manière traditionnelle une<br />
agriculture intensive de type «chinois». La<br />
croissance agricole résulte plus d’avancées<br />
extrêmes de l’ancien système (recul progressif<br />
de la jachère, utilisation <strong>des</strong> communaux,<br />
intérêt croissant porté aux fourrages),<br />
que de véritables progrès.<br />
La nostalgie <strong>des</strong> folkloristes pour un<br />
«paradis perdu» ne résiste pas non plus à<br />
l’analyse historique. Le monde rural décrit<br />
par Jean-Michel Boehler compose en fait<br />
une société inégalitaire où, à l’aube de la<br />
Révolution, l’émiettement <strong>des</strong> terres, la<br />
pression démographique et la relative montée<br />
<strong>des</strong> prix, accentuent les différences<br />
entre une bourgeoisie rurale individualiste<br />
qui s’enrichit et une catégorie de petits propriétaires-journaliers<br />
de plus en plus<br />
pauvres.<br />
Mais la notion du temps reste la même<br />
pour tous, et le paysan ne le maîtrise qu’en<br />
le faisant durer. Ses références éthiques et<br />
opératoires se tournent vers la tradition. Les<br />
biens matériels qui l’aident à vivre (réserves<br />
alimentaires, vêtements, outils, mobilier)<br />
doivent, après maints ravaudages et réemplois,<br />
«tenir» le plus longtemps possible.<br />
Ces communautés paysannes ancrées<br />
dans le passé, fortement structurées autour<br />
de leurs assemblées, leurs droits et leurs<br />
coutumes, ne constituent pas pour autant<br />
<strong>des</strong> groupes autonomes. Après l’Église et la<br />
Seigneurie, le pouvoir civil de l’État, représenté<br />
par l’intendant, pose les prémices<br />
d’une administration à référence nationale<br />
par l’intermédiaire de l’ingénieur <strong>des</strong> ponts<br />
et chaussées, du maître d’école, du médecin<br />
et de la sage-femme.<br />
Bien d’autres aspects de la vie rurale de<br />
la plaine d’Alsace au XVII e et au XVIII e<br />
siècles sont abordés dans cet immense<br />
ouvrage auquel spécialistes et esprits<br />
curieux devront maintenant faire référence.<br />
Marie-Nöele Denis<br />
Anthropologie<br />
de la douleur<br />
Le Breton David<br />
Éditions Métailié, 237 p., 1995.<br />
Ce nouveau livre de David LE BRETON<br />
part d’un postulat: la douleur ne se<br />
limite pas à sa réalité psychophysiologique,<br />
elle porte l’empreinte de la vie sociale et<br />
culturelle de celui qui souffre; elle résulte<br />
enfin d’une éducation. Aujourd’hui la douleur<br />
a perdu beaucoup de sa signification morale<br />
ou culturelle; elle suscite l’effroi et devient<br />
inqualifiable. En réaction contre elle, la<br />
réponse antalgique est tenue pour un dû. En<br />
cherchant à la neutraliser de la sorte,<br />
l’individu se coupe de son corps et s’en remet<br />
au spécialiste. Or, contrairement aux<br />
apparences, l’homme ne fuit pas toujours la<br />
douleur; supporter celle-ci n’est pas un<br />
archaïsme que la médecine devrait éradiquer.<br />
Des usages symboliques en font parfois<br />
l’objet d’un don, une offrande pour combler<br />
une dette contractée lors d’un sacrifice. Sur<br />
le calvaire du Christ, la souffrance consentie<br />
devient une preuve d’amour.<br />
Il s’agit dès lors d’analyser la construction<br />
sociale et culturelle de la douleur qui<br />
brise l’unité que l’homme connaît lorsqu’il<br />
est en bonne santé, confiant en ses ressources:<br />
alors que la joie ouvre la relation<br />
au monde, la douleur accapare, referme,<br />
délie de tout ce qui n’est pas elle. Se retirant<br />
sur soi l’individu affronte son mal en évitant<br />
les contacts, dans le souci de préserver<br />
sa dignité; grimaces, pleurs, jurons rompent<br />
avec les comportements habituels. La douleur<br />
que décrit et analyse David LE BRE-<br />
TON mène son chemin propre, libérée de<br />
tout enracinement social et culturel. Devant<br />
la chair qui se rebelle, il cherche, à l’instar<br />
du chaman, à réintroduire du sens. Tant il<br />
est vrai que l’écoute de la parole souffrante<br />
apaise, alors qu’à l’inverse, l’abandon, la<br />
solitude attisent une douleur et que le cri<br />
devient le signe ultime d’une volonté<br />
d’exister adressée aux autres.<br />
Le Livre de Job sert ici de geste initial.<br />
L’intolérable de sa douleur vient de ce que<br />
Job n’en comprend pas la cause. «Si je crie<br />
à la violence, pas de réponse; si j’en appelle,<br />
point de jugement. Il a dressé sur ma route<br />
un mur infranchissable, mis <strong>des</strong> ténèbres<br />
sur mes sentiers» (XIX, 7-8). Selon David<br />
LE BRETON, le Livre sert d’objection à<br />
d’autres récits de la Bible qui associent la<br />
douleur au châtiment nécessaire de la faute.<br />
Seule l’expérience personnelle de la douleur<br />
affectée d’une signification peut être<br />
assumée. Le silence de Dieu ne doit pas<br />
faire oublier à l’homme en proie à la souffrance<br />
qu’il demeure sous son regard. Mais<br />
il rappelle qu’il revient à chacun de faire sa<br />
douleur - «comme on fait une maladie ou<br />
comme on fait un deuil». La douleur n’est<br />
pas une donnée brute que l’on subit, mais<br />
résulte d’une donation de sens. Dans cette<br />
expérience de vie se révèle une réalité individuelle<br />
faite de singularité, d’histoire,<br />
d’enracinement culturel.<br />
D’où les différences signalées par Irving<br />
Zola entre mala<strong>des</strong> italiens qui dramatisent<br />
leur état et, à l’inverse, l’attitude conventionnelle<br />
<strong>des</strong> Irlandais qui le supportent<br />
avec le sentiment qu’il faut affronter une vie<br />
naturellement pénible. Un exemple: au<br />
médecin qui demande «De quoi souffrezvous?»,<br />
le malade irlandais répond qu’il n’y<br />
voit rien pour enfiler une aiguille, ni pour<br />
lire le journal. L’Italien en revanche signale<br />
qu’il souffre d’un perpétuel mal de tête: les<br />
yeux lui brûlent et deviennent tout rouges.<br />
Lorsque le médecin demande si le patient à<br />
quelque chose à ajouter, l’Irlandais s’abstient.<br />
L’Italien s’empresse de conclure:<br />
«Non, sauf que ça dure toute la journée et<br />
qu’il m’arrive même parfois de me réveiller<br />
avec». Les individus composent leurs douleurs<br />
selon leurs conditions de vie et leur<br />
culture, c’est ainsi qu’ils se les approprient.<br />
D’où l’intérêt d’analyser la souffrance<br />
qui suscite aujourd’hui en Occident un<br />
effroi nettement supérieur au fait même de<br />
mourir: l’irruption du «pire que la mort».<br />
Quelques chiffres sont illustratifs: fondée<br />
en 1980, l’Association Pour le Droit de<br />
Mourir dans la Dignité compte en France<br />
plus de 30 000 sociétaires favorables au<br />
droit à l’euthanasie. Dans le monde, réunis<br />
dans une trentaine d’associations, 500 000<br />
militants revendiquent cette volonté. Pour<br />
tous ceux-ci, la douleur lancinante est rarement<br />
envisagée comme une expérience dont<br />
l’individu prend la responsabilité et qu’il<br />
affronte en puisant dans ses ressources<br />
propres. Fort contraste avec d’autres<br />
groupes sociaux, où la douleur affichée<br />
sacralise la victime (et pose à la limite la<br />
question de l’intégration sociale), tel ces<br />
boxeurs vaincus, pour qui n’existe qu’une<br />
seule revanche: leur capacité de souffrir.<br />
Meurtris, ensanglantés, ils n’abandonnent<br />
pas et sortent grandis de leur défaite. Dans<br />
cette culture-là, ne perd vraiment que celui<br />
que le public rejette car il ne délivre ni<br />
n’encaisse assez de douleur.<br />
Les conclusions de l’anthropologue<br />
l’emportent dans ce livre. La douleur est un<br />
«sacré sauvage»: en forçant l’individu à<br />
l’épreuve de la transcendance, elle le projette<br />
hors de lui-même, mais elle demeure<br />
sauvage parce qu’elle le fait en brisant une<br />
identité. «Ou l’homme s’abandonne aux<br />
fauves de la douleur, ou il essaie de les<br />
dompter. S’il y parvient, il sort autre de<br />
l’épreuve, il naît plus pleinement à son existence.<br />
Mais la douleur n’est pas un continent<br />
où il est loisible de s’installer, la métamorphose<br />
exige le soulagement».<br />
Le Sang Noir<br />
André RAUCH<br />
Bertrand Hell<br />
Édition Flammarion, 1994, 381 p.<br />
N<br />
’importe quel objet si vous le prenez<br />
correctement , tout vient avec... disait<br />
Marcel Mauss. Preuve en est cet ouvrage,<br />
magnifique démonstration qui prend comme<br />
point de départ la chasse en Europe et qui par<br />
le ventre l’entame et la poursuit le long d’un<br />
fil qui la traverse : le thème du sang noir.<br />
Il y a la démarche ethnologique classique<br />
qui veut que l’on prenne un thème, un<br />
territoire et qu’on le décortique. Plutôt que<br />
d’exposer une recherche de type monographique,<br />
l’auteur a résolument opté pour une<br />
approche d’ordre anthropologique. Soit à<br />
partir d’observations recueillies sur<br />
l’ensemble du continent européen, il a<br />
ordonné l’ensemble de ses références autour<br />
de ce fil qui semble relier tous les actes<br />
et les imaginaires liés à la chasse.<br />
Entreprise difficile eu égard à «la trame<br />
du complexe entrelacs de représentations qui<br />
modèlent aussi bien les comportements<br />
cynégétiques que les comportements sociaux<br />
ou les normes alimentaires carnées».<br />
Un tableau dans ce livre définit l’ensemble<br />
<strong>des</strong> connexions physiologiques du<br />
sang noir. Synthèse parfaite de tous les<br />
domaines de la pensée et du corps qui sont<br />
en résonance avec ce sang. Un sang porteur<br />
de souffle. Bertrand Hell va le traquer sous<br />
toutes ses représentations.<br />
Si on suit la procédure de dévidage de<br />
l’écheveau qui est particulièrement dense!,<br />
on aborde la logique suivante:<br />
Le chasseur est animé par une fièvre qui<br />
s’empare de lui au moment de la saison de<br />
la chasse. Cette fièvre témoin d’un goût de<br />
la chasse est «dans le sang». Un sang qui se<br />
transmet dans les familles, véritable flux<br />
sauvage, ferment du goût de la chasse qui<br />
marque l’appartenance au groupe <strong>des</strong> chasseurs.<br />
Fièvre et sang, Tous les propos relevés<br />
tournant autour de la fièvre de la chasse la<br />
présentent comme un bouillonnement, un<br />
échauffement du sang noir. Sang Noir le<br />
maître mot est lâché, il fera référence au<br />
sang du cerf en rut. Car si le cerf est perçu<br />
comme un animal à sang rouge le reste de<br />
l’année, en période de rut son degré excessif<br />
d’ensauvagement lui donne le sang noir.<br />
Flux sauvage, le sang noir renvoie à un imaginaire<br />
construit sur une même représentation<br />
d’un flux sauvage véhiculé par le sang<br />
de l’homme. Et c’est autour de cette image<br />
du flux sauvage que va se structurer l’organisation<br />
de l’ensemble <strong>des</strong> chasses européennes.<br />
La question qui va guider l’ensemble de<br />
la recherche s’articulera dès lors autour de<br />
la place du sauvage dans notre société<br />
contemporaine.<br />
La première association établie entre<br />
fièvre et sang noir amène l’auteur d’une part<br />
à définir un ordre social qui classerait les<br />
chasseurs en fonction de leur degré d’enfièvrement,<br />
les hommes <strong>des</strong> bois ou hommessauvages,<br />
apparaissant dans cette hiérarchie<br />
comme ceux ayant le sang noir le plus<br />
concentré. A cette correspondance fait écho<br />
l’ordre établi dans la consommation <strong>des</strong><br />
vian<strong>des</strong>.<br />
La comestibilité <strong>des</strong> vian<strong>des</strong> est déterminée<br />
par la force communément attachée<br />
à ce flux... Est- ce parce que les nourritures<br />
et spécialement les vian<strong>des</strong> se transforment<br />
en la propre chair du consommateur? Et<br />
sous l’emprise du sang noir l’homme en<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
172<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
173
arriverait à partager <strong>des</strong> facultés propres à<br />
l’animal sauvage.<br />
A l’image de l’échelle <strong>des</strong> fièvres existe<br />
une distribution ordonnée <strong>des</strong> venaisons.<br />
Sera tabou (y compris pour les chiens) la<br />
consommation <strong>des</strong> entrailles considérées<br />
comme réservoir du sang noir.<br />
Quel risque encourt-on en ingérant ce<br />
mauvais sang? Ce sang sauvage chargé<br />
d’énergie trop forte pour que les femmes<br />
puisse le supporter.<br />
Sang noir et fureur<br />
Dans toute l’Europe <strong>des</strong> récits mettent<br />
en scène <strong>des</strong> guerriers chasseurs en proie à<br />
une fureur sauvage. Wodan le dieu guerrier,<br />
les hommes loups, les Ména<strong>des</strong> rendues<br />
hagar<strong>des</strong> par la mania, cette fureur qui les<br />
transportent dans le monde sauvage...<br />
Omophagie, chaleur intense et transe<br />
extatique sont trois éléments associés au sauvage.<br />
La fureur est engendrée par l’ingestion<br />
de la chair sauvage ou du sang noir...<br />
Et si l’on se demande ce que mange le<br />
héros ensauvagé on s’aperçoit que coexistent<br />
deux types d’ensauvagement, le très<br />
sauvage: celui qui dévore la chair crue et le<br />
moins sauvage vivant de la cueillette.<br />
Sang noir, fureur,<br />
fièvre et bile noire<br />
Fureur par ingestion de sang noir. Or les<br />
mauvaises fièvres sont dues à la bile noire<br />
(conçue comme une combustion de la bile<br />
jaune). Pour Pline déjà elle est la plus mauvaise<br />
<strong>des</strong> excrétions du sang. La physiologie<br />
humorale assigne une place à la bile<br />
noire qui à l’instar <strong>des</strong> autres humeurs doit<br />
constituer un mélange harmonieux.<br />
Mais la bile noire est instable. Quand<br />
elle se refroidit elle stagne dans l’organisme<br />
rendant l’homme mélancolique; si elle<br />
s’échauffe, elle bouillonne et cherche à<br />
s’épancher hors du corps. Les fureurs les<br />
plus noires se profilent...<br />
Depuis Hippocrate on tient l’eau et le feu<br />
pour responsables de l’existence et du<br />
maintien de la vie. Si le feu prédomine,<br />
l’équilibre est rompu, le corps se <strong>des</strong>sèche,<br />
la bile noire est rôtie, montant au cerveau<br />
elle rend fou...<br />
Explication de l’ensauvagement: il<br />
serait du à cette rupture d’équilibre. La<br />
forme paroxystique de l’ensauvagement<br />
étant la folie et en particulier la rage.<br />
Sang noir,<br />
Fureur noire - rage<br />
Jusqu’à Pasteur on fait de la rage une<br />
fureur noire. Car l’étiologie traditionnelle<br />
renvoie au sang noir. Au cours de l’histoire<br />
la rage se voit associée à la fureur inspiratrice<br />
du mélancolique. Il y aurait un souffle<br />
qui permettrait à l’homme de se métamorphoser<br />
en bête et d’accéder à l’invisible.<br />
Mais ce souffle est considéré comme un<br />
mauvais souffle qui conduit à un contact<br />
avec Satan. La rage est associée au démon,<br />
en témoignent les principales plantes utilisées<br />
pour la combattre et qui le seront aussi<br />
contre la sorcellerie.<br />
Mais Satan mis en avant par la religion<br />
chrétienne cache en réalité la silhouette de<br />
Saturne, l’astre de la divination.<br />
Et de poser l’hypothèse: et si à l’instar de<br />
Satan cette planète utilisait le sang noir pour<br />
exercer son emprise sur les humains. Un<br />
traité du 3 e siècle av. J.C, d’un prêtre égyptien,<br />
impute à Saturne la responsabilité de<br />
faire bouillonner la bile noire et de déclencher<br />
la folie. La planète noire est celle qui<br />
peut conduire l’homme aux prophéties. Sont<br />
ainsi en permanence associées fureur, bile<br />
noire, folie, contact avec l’autre monde.<br />
De la rage on va ainsi passer à la mythologie<br />
par la figure de Saturne - Cronos à la<br />
fois fécondateur et castrateur conduisant<br />
dans les croyances collectives à l’idée que<br />
toute naissance doit être précédée d’un<br />
sacrifice sanglant.<br />
Pour couronner cette démonstration<br />
l’auteur introduit la figure de Saint Hubert,<br />
patron <strong>des</strong> chasseurs, guérisseur <strong>des</strong> enragés,<br />
<strong>des</strong> possédés, <strong>des</strong> ensorcelés. St Hubert<br />
exorciste. Les moines de St Hubert effectueront<br />
une croix sanglante par la taille du front<br />
du malade. L’homme en prenant un nouveau<br />
souffle accédera à une nouvelle vie.<br />
Mais Saint Hubert est aussi le guérisseur<br />
de la rage dont on pense que les effets peuvent<br />
se prolonger au delà de la vie terrestre.<br />
Car Saint-Hubert va aussi nous transporter<br />
au coeur de ces chasses sauvages qui hantent<br />
l’imaginaire européen.<br />
Fureur, chasse sauvage<br />
et monde <strong>des</strong> morts<br />
Saint Hubert est un passeur d’âmes. Et<br />
en particulier <strong>des</strong> âmes maudites condamnées<br />
à l’errance sauvage éternelle. Maudites<br />
en effet et le thème de la chasse sauvage<br />
nous rappelle d’une part la relation que l’on<br />
établit entre passion cynégétique et fureur<br />
diabolique et entre les chasseurs et leur attirance<br />
pour le sang.<br />
Ce thème de la chasse sauvage est une<br />
fois de plus introduit et exploré à partir du<br />
sang noir. Wodan et les chasses sauvages<br />
partagent une même fureur qui confine à la<br />
rage, celle de verser le sang. Cependant si<br />
l’Église a laissé transparaître uniquement le<br />
pôle négatif du sang noir, Bertrand Hell<br />
dépasse cette interprétation. Des hommes<br />
montant <strong>des</strong> chevaux chassent durant la<br />
période hivernale. Ils ne sont pas que <strong>des</strong><br />
fantômes mais <strong>des</strong> morts qui surgissent<br />
pour un temps dans le monde <strong>des</strong> vivants.<br />
Ils se nourrissent de sang (sacrificiel) et<br />
s’abreuvent de bière (celle là même que l’on<br />
place sur les tombes à la Toussaint dans les<br />
pays germaniques). On les abreuve et on les<br />
nourrit. Pourquoi? Le contre-don attendu<br />
est entièrement placé sous le signe de la<br />
puissance génésique. Et à cette fécondité<br />
<strong>des</strong> animaux répond en outre l’abondance<br />
<strong>des</strong> récoltes.<br />
La démonstration est faite: le mythe de<br />
la chasse sauvage est à relier à l’ensemble<br />
<strong>des</strong> cultes de fertilité.<br />
Alors d’où vient l’origine de ce souffle<br />
fécondant véhiculé par la troupe <strong>des</strong> chasseurs<br />
sauvages. C’est du côté de la Voie<br />
Lactée qu’il faut chercher. Car «La Voie<br />
Lactée est le chemin de la Chasse Sauvage»,<br />
représentation largement diffusée dans le<br />
temps et dans l’espace. Ce qui conduit<br />
l’auteur à suivre sur un plan astronomique la<br />
structure symbolique: Chasse/mort /fécondité<br />
car la Voie Lactée depuis l’Antiquité est<br />
la route <strong>des</strong> âmes. Idée qui va perdurer dans<br />
l’imaginaire collectif européen et reprise par<br />
la tradition chrétienne, elle deviendra le chemin<br />
de Saint Jacques, le plus grand <strong>des</strong><br />
saints passeurs.<br />
Au coeur de cette approche anthropologique<br />
décryptant les co<strong>des</strong> qui imposent aux<br />
sociétés européennes un ordre dans les rapports<br />
qu’elles entretiennent avec le monde<br />
non domestique, surgit la figure du cerf.<br />
Pourquoi l’animal n’a-il pas été domestiqué?<br />
Le cerf aurait-il occupé une position<br />
clef dans le bestiaire sauvage? Reprenant<br />
l’hypothèse de J.D. VIGNE, l’auteur rappelle<br />
l’idée d’une incompatibilité profonde<br />
entre la domestication de l’espèce et<br />
l’exploitation sociale de la valeur symbolique<br />
<strong>des</strong> cerfs. Seule une appropriation de<br />
l’animal par la chasse, technique valorisante<br />
pouvait être envisagée.<br />
L’étude <strong>des</strong> Maîtres du Sauvage, c’est-àdire<br />
<strong>des</strong> divinités tutélaires montre la prééminence<br />
du cerf dans les systèmes de représentations<br />
de tout le continent eurasiatique.<br />
Cerf associé à la mort et dispensateur de<br />
fécondité. Que ce soit Cernunnos [le maître<br />
cornu au front coiffé de bois (renaissants)]<br />
ou Artémis la maîtresse <strong>des</strong> fauves qui entretient<br />
une relation privilégiée avec le cerf et<br />
qui oppose deux pôles, celui de la déesse<br />
nourricière et celui de la déesse enragée,<br />
dont le sang noir bouillonne et le souffle <strong>des</strong>sèche.<br />
Ou encore Saint Hubert à qui l’on<br />
offre <strong>des</strong> cerfs, en prémisse de la chasse.<br />
Que signifient les sacrifices cynégétiques<br />
relatés durant tout le Moyen Age, ces<br />
cornes de cerf que l’on accroche devant les<br />
églises. Malgré la christianisation, et la primauté<br />
du Nouveau Sang, souffle de vie, le<br />
sang du Christ et par conséquent le refoulement<br />
<strong>des</strong> fureurs sauvages associées au<br />
bouillonnement du sang noir, dans le monde<br />
européen une idée se maintiendra: le chasseur<br />
peut devenir le gibier, la fureur peut<br />
basculer dans la rage.<br />
La démarche anthropologique a l’intérêt<br />
de poser l’ensemble <strong>des</strong> éléments qui composent<br />
un événement ou institution à plat et<br />
d’analyser les connexions qui s’établissent<br />
entre chacun <strong>des</strong> éléments. En partant du<br />
sang noir ce sont les relations <strong>sociales</strong>, les<br />
mythes, les pratiques de chasse, la médecine,<br />
les saints protecteurs qui ont été interrogés<br />
tour à tour et mis en correspondances.<br />
Ce flux sauvage pensé comme un débordement<br />
de sang noir accompagné de chaleur<br />
est en fait le vecteur d’une puissante<br />
vigueur sexuelle. C’est au moment du rut<br />
que les chasseurs se lancent à la poursuite<br />
du cerf. Et le temps de la chasse se superpose<br />
au temps du rut. Car les chasseurs<br />
cherchent à capter une part de ce flux sauvage.<br />
Être en contact avec ce flux sauvage<br />
revient à s’imprégner du souffle vital et de<br />
la forme sexuelle que véhiculent les animaux<br />
sauvages.<br />
Le sang chaud ne doit pas être bu, voilà<br />
pourquoi l’animal doit être saigné «une<br />
chair exsangue devient végétalisée,<br />
asexuée» dit F. Héritier Augé. Par contre<br />
chacun verra dans le trophée le substitut non<br />
périssable du sexe. Car la tête est le siège<br />
privilégié de l’âme et bien <strong>des</strong> croyances<br />
populaires témoignent d’une connexion<br />
entre cerveau, moelle épinière et sperme.<br />
On en revient à la première question<br />
posée sur la place du sauvage dans notre<br />
société. Bertrand Hell conclue en affirmant<br />
que notre société a voulu refouler le sauvage.<br />
Nous sommes passés d’une société de<br />
chasseurs à une sociétés d’éleveurs et<br />
d’agriculteurs, et dans la religion chrétienne<br />
le sang du Christ n’a plus rien à voir avec le<br />
sang de la bête immolée. Malgré tout,<br />
aujourd’hui on ne consomme pas plus de<br />
cerf; il n’y a pas de demande de viande<br />
noire. Preuve en est que le besoin est bien<br />
déterminé par la culture et que dans ce cas<br />
la force <strong>des</strong> symboles perdure...<br />
Isabelle BIANQUIS<br />
Les enfants<br />
de la Reine de Saba<br />
Daniel FRIEDMAN<br />
Ulysses SANTAMARIA<br />
Les Juifs d’Éthiopie (Falachas)<br />
histoire, exode, intégration, Ed<br />
Métailié, Paris, 1994, 441 p.<br />
Kayla (celui qui ne traverse pas la mer),<br />
Falachas (terme signifiant émigrer),<br />
Beta Israël (maison, ou famille d’Israël), Juifs<br />
éthiopiens, autant de dénominations qui<br />
désignent une seule communauté juive, oui<br />
mais quelle communauté!<br />
Les historiens discutent son origine qui<br />
se perd dans la nuit <strong>des</strong> temps; elle oscille<br />
sans cesse entre légen<strong>des</strong> et réalité. La tradition<br />
orale la considère comme <strong>des</strong>cendante<br />
de l’escorte qui accompagna le prince<br />
Menelik I er , (né <strong>des</strong> amours coupables du roi<br />
Salomon et de la Reine de Saba) qui après<br />
avoir volé l’Arche d’Alliance dans le<br />
Temple de Jérusalem, prit la fuite et se réfugia<br />
à Axum. Mais aussi comme ayant pour<br />
ascendance <strong>des</strong> Juifs qui, au cours de<br />
l’Exode, s’opposèrent à Moïse quant à la<br />
route à suivre pour rallier la terre promise.<br />
En suivant leur propre itinéraire, ils se<br />
seraient égarés vers le pays de Couch. Les<br />
Falachas pourraient également être les <strong>des</strong>cendants<br />
d’une <strong>des</strong> dix tribus perdues<br />
d’Israël, celle de Dan. L’histoire, l’archéologie,<br />
la linguistique mais aussi la génétique<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
174<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
175
estiment que les Beta Israël appartiennent<br />
au groupe agäw qui représente le peuplement<br />
initial de l’Éthiopie.<br />
L’histoire religieuse de ce pays est extrêmement<br />
complexe et les chercheurs s’opposent<br />
sur la question de l’antériorité du<br />
judaïsme sur le christianisme dans cette<br />
région. Pour Joseph Halévy (orientaliste juif<br />
du XIX e siècle et président de l’École pratique<br />
<strong>des</strong> Hautes Étu<strong>des</strong>), qui fut le premier<br />
émissaire juif à prendre contact avec les<br />
Falachas en 1867, la voie la plus plausible<br />
de l’émigration juive dans cette zone trouve<br />
ses racines dans la conquête du Yémen par<br />
l’Éthiopie en 525 après Jésus Christ. Cette<br />
défaite yéménite aurait entraîné une déportation<br />
massive <strong>des</strong> populations juives de ce<br />
pays vers l’Éthiopie.<br />
C’est au XIV e siècle que l’appellation<br />
Ayhud (juif) fait son apparition dans les chroniques<br />
de guerre de l’empereur chrétien<br />
Amada Seyon (1314-1344). Il y raconte qu’il<br />
s’est battu contre <strong>des</strong> gens qui étaient:<br />
«comme <strong>des</strong> juifs [...] ils nient le Christ<br />
comme le Messie et rejettent Marie.» A partir<br />
du XV e siècle, <strong>des</strong> guerres vont opposer<br />
les Beta Israël au pouvoir impérial. Ils se battent<br />
pour le maintien de leur indépendance,<br />
et refusent de payer l’impôt réclamé par le<br />
souverain. La rébellion <strong>des</strong> Beta Israël est<br />
rapidement vaincue et aura <strong>des</strong> conséquences<br />
sur leur mode de vie qui perdureront jusqu’au<br />
vingtième siècle. Après cette défaite, ils se<br />
retirent dans les montagnes du Seimens et se<br />
spécialisent dans l’artisanat et dans le métier<br />
de forgeron dont ils auront bientôt le quasimonopole,<br />
ce qui leur vaudra plus tard leur<br />
réputation de sorciers. C’est également à<br />
cette époque que se développe le monachisme<br />
chez les Beta Israël (phénomène<br />
unique dans le monde juif). Les moines<br />
jouent un rôle à la fois religieux et politique<br />
et contribuent activement à la résistance <strong>des</strong><br />
Falachas contre le pouvoir de l’empereur et<br />
l’expansion du christianisme.<br />
A partir de 1860 <strong>des</strong> missionnaires protestants<br />
arrivent en Éthiopie. Ils distribuent<br />
<strong>des</strong> bibles, et les Beta Israël acceptent l’aide<br />
qu’ils leur proposent, ils les considèrent<br />
comme issus d’une civilisation plus riche et<br />
plus moderne que la leur. Les protestants<br />
leur affirment que seul l’isolement les a privés<br />
du progrès que représente la venue du<br />
Christ. Ils ouvrent <strong>des</strong> écoles dans les villages<br />
<strong>des</strong> Beta Israël, mais n’effectuent<br />
aucune pression sur eux en ce qui concerne<br />
la conversion. Les Falachas restent<br />
d’ailleurs réticents et celles-ci sont rares.<br />
Pourtant les Beta Israël se sentent déstabilisés<br />
et en 1862 une première vague tente le<br />
long voyage qui doit la conduire en terre<br />
promise, mais la majeure partie du groupe<br />
périt en route.<br />
C’est en fait l’action <strong>des</strong> missionnaires<br />
(qui considèrent les Beta Israël comme étant<br />
<strong>des</strong> juifs) qui va susciter l’intérêt <strong>des</strong> Juifs<br />
d’Occident pour cette communauté. Ainsi<br />
en 1867 Joseph Halévy débarque en Éthiopie.<br />
Dans un de ses courriers à l’Alliance<br />
Israélite, il propose l’organisation de l’émigration<br />
massive <strong>des</strong> Falachas vers la<br />
Palestine, mais ceux-ci vont devoir attendre<br />
plus de cent ans avant qu’un tel projet se<br />
réalise. Quarante ans plus tard, l’un de ses<br />
élèves, Jacques Faitlovitch arrive à son tour<br />
en Éthiopie. Il y trouve les Beta Israël dans<br />
<strong>des</strong> conditions de dénuement extrême, <strong>des</strong><br />
catastrophes naturelles (peste bovine,<br />
famine) ont ravagé la région dans laquelle<br />
ils vivent et plus de la moitié de la population<br />
a péri. Ce «cataclysme» a eu pour<br />
conséquence une forte vague de conversions<br />
au christianisme, mais aussi dans le<br />
cas de ceux qui sont restés fidèles au<br />
judaïsme <strong>des</strong> modifications de leur mode de<br />
vie qui a évolué vers la laïcisation.<br />
Il faut attendre 1924 pour que les journaux<br />
juifs d’Occident ouvrent leurs pages<br />
au débat: «Les Falachas sont-ils Juifs?»<br />
C’est alors qu’une polémique oppose les<br />
partisans de la reconnaissance <strong>des</strong> Beta<br />
Israël comme juifs à part entière, à ceux qui<br />
ne leur reconnaissent aucun lien avec le<br />
judaïsme. Faitlovitch qui a fait sienne la<br />
cause <strong>des</strong> Beta Israël ne se décourage pas,<br />
il parcourt le monde et crée <strong>des</strong> comités de<br />
soutien aux Falachas. Il parvient ainsi à<br />
trouver les fonds nécessaires à la création<br />
d’écoles juives pour les Beta Israël en<br />
Éthiopie. En 1935, le pays se trouve sous le<br />
contrôle <strong>des</strong> Italiens. Tous les étrangers<br />
sont contraints de quitter le pays, les écoles<br />
juives ferment peu à peu et le pouvoir fasciste<br />
met en place <strong>des</strong> lois antijuives, qui<br />
seront en usage jusqu’en 1941. Après la<br />
seconde guerre mondiale, Faitlovitch<br />
continue à défendre la cause <strong>des</strong> Beta Israël<br />
mais il se heurte à un monde juif traumatisé<br />
par la guerre et la Shoa. C’est presque<br />
seuls que les Falachas doivent lutter pour<br />
faire reconnaître leur identité juive et leur<br />
droit au retour en Israël. Leurs voix commencent<br />
à être entendues en 1973 avec la<br />
déclaration du grand rabbin séfarade<br />
Ovadia Yossef qui identifie les Beta Israël<br />
comme les <strong>des</strong>cendants de la tribu de Dan.<br />
En 1975, le comité interministériel israélien<br />
accorde aux juifs d’Éthiopie le bénéfice<br />
de la loi du Retour, qui leur permet<br />
d’émigrer en Israël et d’accéder à la nationalité.<br />
En fait, les premiers émigrants Falachas<br />
sont arrivés en Israël presque clan<strong>des</strong>tinement<br />
vers 1965. Le premier départ légal est<br />
organisé en 1977, il concerne 121 personnes,<br />
mais le gouvernement éthiopien<br />
met rapidement un terme à cet exode naissant.<br />
En Israël, les autorités religieuses leur<br />
imposent une cérémonie de conversion<br />
symbolique, ce qui montre bien leurs réticences<br />
quant à la reconnaissance de la<br />
judéité <strong>des</strong> Beta Israël. Entre 1982 et 1984<br />
les services secrets israéliens et la CIA<br />
mènent six opérations clan<strong>des</strong>tines d’évacuation<br />
à partir de camps de réfugiés au<br />
Soudan. Ainsi, près de 4000 Falachas<br />
gagnent Israël dans <strong>des</strong> conditions précaires<br />
et quelquefois rocambolesques. Du 20 novembre<br />
au 6 janvier 1985, l’opération<br />
Moïse est mise en place, elle vise à évacuer<br />
du Soudan les derniers réfugiés juifs<br />
d’Éthiopie. Celle-ci prend fin prématurément<br />
et une catastrophe diplomatique est<br />
évitée de justesse. En 1986, on compte<br />
16 640 Falachas en Israël.<br />
Durant les trois années qui suivent la fin<br />
de l’opération Moïse, la situation politique<br />
de l’Éthiopie évolue considérablement. En<br />
1989, Israël renoue <strong>des</strong> relations diplomatiques<br />
avec elle et la question de l’émigration<br />
<strong>des</strong> Falachas est de nouveau d’actualité.<br />
Les Beta Israël reprennent espoir et<br />
affluent vers Addis-Abeba où ils se pressent<br />
aux portes de l’ambassade d’Israël. Le 23<br />
mai 1991, le gouvernement éthiopien donne<br />
son feu vert et l’opération Salomon débute,<br />
l’évacuation massive <strong>des</strong> Beta Israël peut<br />
commencer. Celle-ci est tellement importante<br />
que les centres d’accueil en Israël sont<br />
rapidement dépassés par les événements; en<br />
quelques jours ce sont près de 14 000 Beta<br />
Israël qui arrivent en «terre promise».<br />
L’arrivée <strong>des</strong> Falachas en Israël ne règle<br />
pas pour autant la question de leur immigration.<br />
Ils représentent une population inconnue<br />
<strong>des</strong> Israéliens, leur intégration pose de<br />
nombreux problèmes aux autorités, problèmes<br />
qui portent autant sur leur passé que<br />
sur leur avenir. La société israélienne est<br />
composite, elle résulte de l’émigration de<br />
différents groupes de juifs. Avec l’arrivée<br />
<strong>des</strong> Beta Israël, elle se trouve confrontée à<br />
<strong>des</strong> distorsions et à <strong>des</strong> distanciations<br />
<strong>sociales</strong>, religieuses et culturelles qu’elle n’a<br />
jamais connues auparavant. De plus, les juifs<br />
éthiopiens sont noirs; ce ne sont certes pas<br />
les premiers juifs noirs à émigrer en Israël et<br />
c’est en fait plus leur nombre que leur couleur<br />
de peau qui déséquilibre les Israéliens.<br />
Les Beta Israël sont logés provisoirement<br />
dans <strong>des</strong> hôtels et <strong>des</strong> caravanes, mais<br />
le provisoire devient définitif et après plus<br />
d’un an les autorités israéliennes ne parviennent<br />
toujours pas à régler la situation.<br />
Il faut dire à leur décharge qu’à la même<br />
époque Israël accueille un grand nombre de<br />
Juifs venant <strong>des</strong> ex-républiques de<br />
l’U.R.S.S. Les Falachas décident alors de<br />
<strong>des</strong>cendre dans les rues afin de réclamer <strong>des</strong><br />
logements décents dans les villes et non<br />
plus dans les périphéries. Pour eux, seul ce<br />
type de manifestation peut leur permettre de<br />
faire entendre leurs voix. C’est donc de<br />
cette manière que les Beta Israël présentent<br />
leurs diverses revendications et se battent<br />
pour leur assimilation, comme les Juifs<br />
d’Inde l’avaient fait avant eux.<br />
Différents problèmes restent à régler et<br />
tout d’abord celui de leur intégration religieuse.<br />
Le monopole du rabbinat met à<br />
l’écart les prêtres Falachas qui sont <strong>des</strong>saisis<br />
de leur légitimité, principalement en ce<br />
qui concerne les mariages. Au-delà de ceci,<br />
c’est l’ensemble <strong>des</strong> règles religieuses qui<br />
régissaient jusqu’alors la vie <strong>des</strong> Beta<br />
Israël qui se trouve remis en cause et qui<br />
déstabilise la communauté. Les rabbins<br />
orthodoxes profitent de ce désarroi provisoire<br />
pour les attirer dans leurs écoles et<br />
normaliser leur judaïsme. Les Beta Israël<br />
souffrent également de la méconnaissance<br />
de l’hébreu qui les handicape dans leur vie<br />
de tous les jours et qui bloque le processus<br />
d’intégration <strong>des</strong> adultes. Quant aux<br />
enfants, ils sont la plupart du temps inscrits<br />
dans <strong>des</strong> écoles religieuses d’état. Le système<br />
scolaire israélien consacre les aprèsmidi<br />
à <strong>des</strong> activités parascolaires payantes<br />
et facultatives; les parents éthiopiens ont<br />
beau désirer que leurs enfants réussissent à<br />
l’école, leurs moyens ne leur permettent<br />
pas de payer la participation à ces activités.<br />
Pourtant, malgré ces obstacles, les Falachas<br />
font preuve d’un véritable désir<br />
d’apprendre, d’étudier et ainsi de faciliter<br />
leur insertion. Les Juifs éthiopiens se trouvent<br />
confrontés au double problème de<br />
l’intégration et de la perte de leur identité<br />
aussi bien sociale que religieuse; ils sont<br />
pris dans le tourbillon de l’acculturation.<br />
Ces transformations forcées ont <strong>des</strong> répercutions<br />
plus particulièrement sur l’organisation<br />
<strong>des</strong> familles qui doivent s’adapter à<br />
de nouveaux critères et à de nouveaux statuts,<br />
principalement celui <strong>des</strong> femmes, qui<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
176<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
177
a entre autres modifié la hiérarchie familiale.<br />
Ces changements ont pour conséquence<br />
un profond sentiment de détresse<br />
psychologique et sociale qui a très souvent<br />
abouti au suicide. Ce phénomène préoccupe<br />
d’ailleurs les autorités israéliennes qui<br />
mettent en place <strong>des</strong> programmes de prévention<br />
<strong>des</strong>tinés aux jeunes de 14 à 18 ans,<br />
afin de «protéger» la deuxième génération.<br />
On peut effectivement se demander si<br />
celle-ci saura trouver la place qui est la<br />
sienne dans la société israélienne.<br />
Dans cet ouvrage, Daniel Friedmann<br />
présente l’histoire <strong>des</strong> Falachas ou juifs<br />
d’Éthiopie et la question de leur identité. Il<br />
tente également de montrer comment l’Etat<br />
d’Israël s’est trouvé confronté aux problèmes<br />
posés par l’émigration massive d’une population<br />
aux pratiques religieuses différentes,<br />
habituée à un mode de vie peu en rapport<br />
avec celui de la société israélienne. Lorsque<br />
les Falachas sont arrivés en Israël, la société<br />
dominante a oscillé entre la crainte de leur<br />
«primitivité» et le mythe du «bon sauvage».<br />
Ce n’est pas sans une certaine émotion que<br />
l’auteur s’interroge sur l’avenir de la seconde<br />
génération de ces émigrés qui lui paraît pour<br />
le moins précaire. Il craint qu’elle ne soit<br />
mise en marge et qu’elle se replie sur elle<br />
même et vive en ghetto, perdant ainsi toute<br />
chance d’intégration.<br />
Il s’agit d’un ouvrage extrêmement<br />
documenté, réalisé grâce à un travail de<br />
recherche bibliographique, et à une enquête<br />
de terrain menée au sein de la communauté<br />
Falacha qui vit aujourd’hui en Israël. Nous<br />
regrettons d’ailleurs à ce propos que cette<br />
enquête ne soit pas plus mise en valeur.<br />
L’auteur n’hésite pas à se répéter, parfois<br />
peut-être un peu trop, ce qui confère une<br />
certaine monotonie à l’ouvrage. Daniel<br />
Friedmann semble employer cette méthode<br />
afin de sensibiliser le lecteur aux problèmes<br />
qui découlent de tels mouvements migratoires.<br />
C’est-à-dire d’une part, les problèmes<br />
d’organisation de l’accueil <strong>des</strong> émigrés,<br />
et d’autre part ceux de leur intégration<br />
au sein de la société globale. Dans le cas <strong>des</strong><br />
Falachas, les autorités israéliennes semblent<br />
s’être laissées déborder par le nombre<br />
d’émigrés et la situation d’urgence. Daniel<br />
Friedmann profite de l’expérience vécue<br />
par les Falachas pour ponctuer son ouvrage<br />
de réflexions sur «l’identité juive» ou «les<br />
identités juives», comme autant de pistes de<br />
recherche qu’il laisse aux lecteurs. Cet<br />
ouvrage représente un jalon supplémentaire<br />
à la connaissance <strong>des</strong> problèmes d’intégration<br />
(religieuse et sociale) que rencontrent<br />
les membres de certaines communautés<br />
juives lors de leur arrivée en Israël.<br />
Les enfants de la Reine de Saba renferme<br />
une multitude d’informations historiques et<br />
contemporaines. Il s’adresse aussi bien à un<br />
lecteur simplement curieux de la question<br />
qu’à celui plus averti. Cet ouvrage de Daniel<br />
Friedmann est à la fois didactique et plaisant<br />
à lire. En quatre cents pages, il nous fait<br />
plonger au coeur de la vie passée et présente<br />
<strong>des</strong> Falachas et nous nous identifions un peu<br />
à ces juifs oubliés durant <strong>des</strong> siècles.<br />
Anne-Marie TAPIER<br />
Histoire de la santé<br />
André RAUCH<br />
Paris, PUF, 1995, «Que sais-je?»,<br />
127 p.<br />
D<br />
ans ce livre, André Rauch met en<br />
lumière l’histoire de la santé. C’est<br />
une histoire fort complexe, que l’auteur<br />
nous livre avec clarté, où il apparaît que les<br />
préoccupations relatives à la santé <strong>des</strong><br />
différentes époques - de l’Antiquité à nos<br />
jours - sont étroitement liées aux<br />
représentations que la société se fait du<br />
corps, pris comme enjeu. Aussi, la notion de<br />
santé recouvre <strong>des</strong> sens variables au fil <strong>des</strong><br />
siècles et selon les milieux sociaux, signifiant<br />
tantôt la négation de la maladie en essayant<br />
de la vaincre, tantôt l’entretien de ce «capital<br />
vital» (quoique l’expression ait vu le jour<br />
assez récemment) en faisant appel à toutes<br />
sortes de pratiques physiques, diététiques,<br />
tantôt l’accroissement du rendement en<br />
renforçant les résistances organiques, tantôt<br />
la quête d’une sorte de bien-être intérieur en<br />
prenant soin de sa personne.<br />
La Grèce Antique est marquée par la<br />
médecine hippocratique, pour qui la santé<br />
constitue ce point d’équilibre entre les éléments<br />
constitutifs du corps, dits naturels, et<br />
les éléments culturels que sont les pratiques<br />
alimentaires, physiques. Avec Galien apparaît<br />
le souci de conserver la santé, principe<br />
qui persistera jusqu’au XVII e siècle.<br />
Santé est synonyme de force et de<br />
vigueur au Moyen-Age; elle est également<br />
cet état d’équilibre entre l’ordre naturel et<br />
culturel. Hygiène, alimentation où les<br />
épices sont à l’honneur, permettent de tenir<br />
la maladie éloignée. Lorsque celle-ci se<br />
manifeste, notamment sous la forme d’épidémies,<br />
il ne reste plus qu’à mettre à l’écart<br />
tous les individus atteints, comme pour circonscrire<br />
le mal. Les travaux de Vésale, à<br />
travers notamment les dissections, et la<br />
découverte <strong>des</strong> mécanismes de la circulation<br />
sanguine, opèrent un véritable bouleversement<br />
<strong>des</strong> connaissances anatomiques.<br />
Le corps est alors apparenté à une machine<br />
sur laquelle on peut intervenir lorsque la<br />
maladie provoque <strong>des</strong> dérèglements.<br />
Les grands principes du siècle <strong>des</strong><br />
Lumières peuvent se résumer par une volonté<br />
de rapprochement avec la nature. L’exercice<br />
physique fortifie, permet de conserver la<br />
santé et d’éviter ainsi le recours à la médecine.<br />
L’éducation corporelle <strong>des</strong> jeunes<br />
enfants, en suivant les lois de la nature,<br />
occupe une place importante dès le XVIII e<br />
siècle. A l’aube du XIX e siècle, l’hygiène, qui<br />
intériorise un contrôle impersonnel et disciplinaire<br />
régissant les mo<strong>des</strong> de vie, est au fondement<br />
de la réorganisation <strong>des</strong> institutions<br />
(hôpital, école...) et <strong>des</strong> quartiers, calquée sur<br />
le fonctionnement du corps humain (renouvellement,<br />
circulation de l’air). Au XIX e<br />
siècle, les séjours à l’air pur, à la mer et à la<br />
montagne, sont à l’origine de nouvelles pratiques<br />
qui mettent en avant le souci de soi, de<br />
ses apparences; les loisirs font leur apparition.<br />
Les travaux <strong>des</strong> hygiénistes établissent<br />
le rapport entre les conditions de vie <strong>des</strong><br />
classes laborieuses et leur état de santé précaire.<br />
Ainsi, avec l’industrialisation naissante,<br />
une véritable médecine sociale se<br />
développe; la vaccination fait ses débuts afin<br />
de lutter contre les fléaux sociaux majeurs.<br />
Les gran<strong>des</strong> lignes de la protection sociale<br />
commencent à se <strong>des</strong>siner. La santé devient<br />
un enjeu politique et social.<br />
La santé devient, au XX e siècle, de plus<br />
en plus l’affaire de la collectivité; le concept<br />
de santé publique se substitue à celui<br />
d’hygiène publique, c’est aussi l’âge d’or de<br />
la protection sociale. La prévention médicale<br />
prend une place importante: il s’agit<br />
d’informer la population, de créer <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong><br />
de vie... En cette fin de siècle on assiste<br />
à l’émergence d’une nouvelle sensibilité<br />
marquée par une quête de bien-être intérieur,<br />
qui vient s’inscrire dans une tendance plus<br />
vaste, celle du repli sur soi, de l’individualisme.<br />
De tous temps valorisée, la santé,<br />
indissociable du contexte social, qui à un<br />
moment pour une société donnée produit un<br />
type de discours, mettant en oeuvre certaines<br />
représentations, relève à la fois du registre<br />
<strong>des</strong> préoccupations individuelles et collectives,<br />
et se situe au carrefour <strong>des</strong> connaissances<br />
populaires et savantes.<br />
Ce livre, étant donné l’ampleur du thème<br />
traité, constitue un apport majeur et original<br />
en ce qu’il présente une synthèse jamais<br />
réalisée jusqu’à ce jour. En outre, il met à la<br />
disposition du lecteur une bibliographie thématique<br />
conséquente.<br />
Carole Thiry<br />
École,<br />
orientation,<br />
société<br />
Jean-Michel BERTHELOT<br />
Presses Universitaires de France,<br />
Collection «Pédagogie<br />
d’aujourd’hui», 1993.<br />
Avec le temps, la frontière entre l’école<br />
et le reste de la société s’est déplacée:<br />
mais l’école s’est peut-être moins ouverte sur<br />
la vie, comme le revendiquait la génération<br />
68, qu’elle ne s’est recentrée sur elle-même.<br />
En choisissant de décrire les rapports qui se<br />
nouent entre les partenaires de la vie scolaire<br />
et les mécanismes de l’orientation, Jean-<br />
Michel BERTHELOT met en lumière les<br />
stratégies que les individus élaborent pour<br />
tirer le fil qui traverse ce «labyrinthe de<br />
verre».<br />
Savons-nous vraiment comment se distribuent<br />
les élèves et les étudiants dans le<br />
système éducatif et si leur orientation interfère<br />
avec les besoins de la vie? C’est un <strong>des</strong><br />
thèmes majeurs de ce livre, écrit avec<br />
finesse et méthode, que de situer l’orientation<br />
scolaire dans un processus vivant, où<br />
les individus, «ni véritablement victimes ni<br />
réellement calculateurs», s’adaptent au jour<br />
le jour. Autant d’indications qui précisent<br />
les distances, les attitu<strong>des</strong>, les émois, les<br />
méditations que leur suggère le système<br />
dans lequel «se passe» aujourd’hui près du<br />
tiers d’une vie entière.<br />
Car, finalement, peu de sociétés ont<br />
autant cherché à créer par l’information et<br />
la communication la transparence <strong>des</strong> institutions.<br />
A l’opacité <strong>des</strong> décisions traditionnelles<br />
prises par les enseignants et les administrateurs<br />
au XIX e siècle et dans la<br />
première moitié du XX e siècle, se substitue,<br />
depuis le début de la V e République, le souci<br />
de la transparence. Or, celle-ci brouille les<br />
co<strong>des</strong>, dit-on: autre opacité? Conséquence<br />
de volontés perfi<strong>des</strong>? La pertinence de cette<br />
étude consiste à découvrir les fondements<br />
de chacune de ces représentations, pour en<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
178<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
179
tester la validité. Jean-Michel BERTHE-<br />
LOT cherche à saisir la rupture historique<br />
qui marque la caducité d’un principe fermé,<br />
auquel s’opposent désormais les voies de<br />
l’orientation censées découvrir les perspectives,<br />
créer <strong>des</strong> horizons d’avenir, bref <strong>des</strong>siner<br />
<strong>des</strong> «voies cavalières».<br />
Sont dès lors interrogés les modèles de<br />
cette nouvelle rationalité: accepter l’orientation<br />
scolaire et son investigation <strong>des</strong> aptitu<strong>des</strong>,<br />
c’est accepter l’aventure de la productivité:<br />
à l’intérieur de l’école l’orientation<br />
produit <strong>des</strong> compétences, à l’extérieur elle<br />
livre <strong>des</strong> qualifications. Les enseignants<br />
n’ont-ils pas développé leurs réflexions sur<br />
la qualité de ce qui entre et sort de l’école,<br />
n’ont-ils pas testé la réaction <strong>des</strong> élèves aux<br />
traitements qu’ils leur appliquent, signalant<br />
l’apparition du valide et du dangereux, cherchant<br />
à dévoiler l’invisible handicap ou le<br />
talent actif? Jean-Michel BERTHELOT<br />
nous avertit contre une représentation simpliste<br />
de l’orientation scolaire: l’échec scolaire<br />
d’un côté, l’introuvable relation formation/emploi<br />
de l’autre ne manifestent-ils pas<br />
l’inadéquation du modèle lui-même?<br />
Il est vrai que les comportements collectifs<br />
peuvent différer du tout au tout. Pendant<br />
longtemps, préserver les traditions intellectuelles<br />
et culturelles de l’école à favoriser<br />
les politiques élitistes ou mobiliser les énergies<br />
pour travailler la relation formation/<br />
emploi - au risque de créer <strong>des</strong> systèmes<br />
autonomes exposés à un fonctionnement<br />
véritablement «schizophrénique». Aujourd’hui<br />
encore, selon une logique similaire,<br />
ne fourre-t-on pas de jeunes enseignants,<br />
issus souvent de milieux mo<strong>des</strong>tes, sans<br />
ménagement ni égard, dans les quatres<br />
coins de la France pour occuper <strong>des</strong> postes<br />
vacants, comme on bouche les fuites dans<br />
une canalisation? Ces batteries de mesures<br />
sont en rupture avec une société qui tend à<br />
«responsabiliser» les personnes pour lutter<br />
collectivement contre les effets incontrôlables<br />
de l’échec scolaire, professionnel et<br />
social. Dans un cas, la défense du territoire<br />
et l’interdiction <strong>des</strong> échanges dominent par<br />
la force de l’administration; dans l’autre, la<br />
prise de conscience et la solidarité intériorisée<br />
par les individus l’emporte sur l’autorité<br />
d’État.<br />
Contrairement aux représentations progressistes<br />
et technicistes qui ont cours,<br />
Jean-Michel BERTHELOT montre comment<br />
le passage de la société industrielle à<br />
la société postindustrielle, en ouvrant<br />
l’horizon, développe les incertitu<strong>des</strong>. A un<br />
déterminisme technologique triomphant, il<br />
oppose la diversité et la complexité <strong>des</strong><br />
relations <strong>sociales</strong> et pose le problème de<br />
leur fonctionnement: c’est-à-dire la difficulté<br />
de saisir leur mécanisme réel ou pervers<br />
et leur fonction symbolique ou illusoire.<br />
Aux historiens, il explique combien<br />
la gestion de l’historicité suppose d’autoconstruction<br />
du social. Aux sociologues, il<br />
rappelle que le fonctionnalisme est doctrinaire<br />
et porteur d’idéologies trompeuses.<br />
«La belle démonstration de DURKHEIM<br />
sur la double fonction de l’école» semble<br />
elle-même bien poussiéreuse aujourd’hui:<br />
unir autour de quelle culture, alors que précisément<br />
les sociétés démocratiques sont de<br />
plus en plus interculturelles? Former pour<br />
quelles compétences, alors que celles-ci<br />
sont devenues aléatoires et les qualifications<br />
éphémères?<br />
Mais l’essentiel de ce livre n’est ni dans<br />
la lucidité corrosive de ces révélations, ni<br />
dans le raffinement de leur critique, ni<br />
même dans la méthodologie <strong>des</strong> observations<br />
ou <strong>des</strong> interprétations présentées.<br />
L’unité de cette étude et son originalité<br />
sont ailleurs. Originalité du questionnement<br />
d’abord: comment repérer les mécanismes<br />
immédiats et différés de l’orientation,<br />
dresser les modalités <strong>des</strong> usages<br />
effectifs ou pervers, détecter la cohérence<br />
<strong>des</strong> jeux complexes auxquels se livre une<br />
diversité d’acteurs? De la démarche,<br />
ensuite: comment ordonner la multiplicité<br />
<strong>des</strong> besoins et la variété <strong>des</strong> espaces où se<br />
joue l’orientation? Comment enfin repérer<br />
la frontière entre les solutions qu’elle introduit<br />
et les désespoirs que son raffinement<br />
développe?<br />
Jean-Michel BERTHELOT a choisi<br />
pour fil directeur l’aventure d’une analyse<br />
qui inclut tout autant les mécanismes et<br />
leurs effets que les acteurs et leurs représentations;<br />
il a étayé son étude en observant<br />
les principes de l’orientation et les imaginaires<br />
qui les activent. Témoignages et systèmes<br />
opératoires s’ordonnent autour <strong>des</strong><br />
aveux, <strong>des</strong> tensions et de leurs représentations.<br />
A partir du désir, propre à une époque,<br />
de développer l’école jusqu’à l’université<br />
afin d’élever le niveau d’instruction de la<br />
nation, et celui d’orienter chacun selon ses<br />
compétences et en fonction <strong>des</strong> besoins de<br />
la société, se construit la dialectique de cette<br />
réflexion. Mais au-delà d’une analyse fine<br />
et approfondie, le livre de Jean-Michel<br />
BERTHELOT nous livre aussi la réflexion<br />
critique du citoyen et de l’éducateur.<br />
André RAUCH<br />
Sociologie<br />
<strong>des</strong> religions<br />
Willaime Jean-Paul<br />
Paris, P.U.F, 1995, 128 pages,<br />
collection «Que sais-je?»<br />
J<br />
.P. Willaime s’est fait connaître<br />
principalement par ses contributions à la<br />
sociologie du protestantisme (Profession:<br />
pasteur, 1986; Vers de nouveaux<br />
oecuménismes, 1989; La précarité<br />
protestante, 1992; etc.) qu’il a enseigné<br />
pendant plusieurs années à Strasbourg dans<br />
le cadre de la Faculté de théologie protestante.<br />
Dans le présent Que sais-je? il s’élève avec<br />
une grande maîtrise au-<strong>des</strong>sus de la mêlée<br />
pour envisager la sociologie de la religion<br />
dans toute sa généralité.<br />
Les deux premières parties sont consacrées<br />
à un historique de la question.<br />
L’auteur se demande comment les différentes<br />
traditions sociologiques, mais aussi<br />
anthropologiques (marxiste, durkheimienne,<br />
wébérienne, fonctionnaliste, etc.)<br />
ont abordé le phénomène religieux considéré<br />
en lui-même, ses origines, ses fonctions,<br />
sa signification humaine et sociale,<br />
etc., en tenant compte aussi d’auteurs<br />
comme A. de Tocqueville, G. Simmel ou R.<br />
Bastide. Puis il montre comment on est<br />
passé petit à petit à une sociologie <strong>des</strong> religions<br />
particulières et de leurs diverses<br />
manifestations, avec utilisation de plus en<br />
plus pointue <strong>des</strong> méthodologies habituelles<br />
en <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, qualitatives et quantitatives.<br />
Des précisions intéressantes sont<br />
données sur l’organisation de la recherche<br />
en ce domaine, tant au plan national<br />
qu’international. Parfois teintée d’idéologie,<br />
parfois aussi simple science auxiliaire<br />
d’une pastorale confessionnelle, ce n’est<br />
pas sans détours ni difficultés que la sociologie<br />
religieuse a réussi à se donner un statut<br />
indépendant et scientifique au même<br />
titre que les autres branches <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />
<strong>sociales</strong>.<br />
Les deux parties suivantes montrent<br />
comment la sociologie a abordé les phénomènes<br />
religieux contemporains, et comment<br />
le débat s’est largement organisé<br />
autour <strong>des</strong> concepts de sécularisation et de<br />
modernité (post-modernité, surmodernité,<br />
hypermodernité, ultramodernité!) pour analyser<br />
les tendances à la dissolution et à la<br />
recomposition du paysage religieux. Il est<br />
question <strong>des</strong> nouveaux mouvements religieux<br />
(scientologie, Soka Gakkaï, réseaux<br />
mystico-ésotériques, etc.), <strong>des</strong> divers intégrismes<br />
et progressismes, syncrétismes et<br />
oecuménismes, <strong>des</strong> formes de religiosité<br />
que R. Aron qualifiait de «séculières»<br />
(communisme, nazisme, religion <strong>des</strong> stars,<br />
etc.), et de la place occupée par le religieux<br />
dans les combats politiques et identitaires.<br />
L’auteur relève à plusieurs reprises que le<br />
concept de secte, fonctionnel chez M.<br />
Weber ou E. Troeltsch, devenu porteur d’un<br />
jugement de valeur négatif, se révèle<br />
aujourd’hui quasi inutilisable en sociologie.<br />
Une tendance assez générale dans nos<br />
sociétés conduit à «une dissémination et à<br />
un relâchement du croire par rapport aux<br />
appartenances» (believing without belonging),<br />
à «une individualisation et subjectivisation<br />
du sentiment religieux», à «un<br />
règne du do it yourself en matière religieuse<br />
que ce soit du côté de la demande ou du côté<br />
de l’offre de biens du salut».<br />
Pour décevante, voire troublante qu’elle<br />
soit, la dernière partie, qui porte sur la définition<br />
sociologique de la religion, n’est pas<br />
la moins intéressante, parce qu’elle montre,<br />
comme on pouvait s’y attendre, que le<br />
sociologue n’arrive tout simplement pas à<br />
mettre la main sur l’essence du religieux, et<br />
qu’il doit donc se contenter de tourner<br />
autour du pot. Cherchant à naviguer par delà<br />
les substantivismes et les fonctionnalismes<br />
et à trouver une formulation qui convienne<br />
à toutes les formes de religiosité, l’auteur<br />
finit par présenter la religion comme «une<br />
activité sociale régulière mettant en jeu une<br />
relation avec un pouvoir charismatique...»<br />
Qu’il faille en bout de course se rabattre sur<br />
de telles définitions a minima est hautement<br />
significatif et souligne bien les limites de<br />
l’investigation sociologique.<br />
Ce Que sais-je? substantiel, bien informé,<br />
fortement structuré, présente un excellent<br />
panorama et rendra de grands services à tous<br />
ceux qui chercheront un guide sûr pour se<br />
familiariser avec un domaine difficile.<br />
Pierre ERNY<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
180<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
181
La Mort difficile<br />
Hésiode,Cahiers d’ethnologie<br />
méditerranéenne.<br />
Après un premier numéro consacré aux<br />
recherches (Cf. la rencontre de<br />
Carcassonne), et aux revues de l’espace de<br />
l’Europe du sud, avec, en fin de volume, un<br />
très utile et exhaustif annuaire de plus de trois<br />
cents titres, HESIODE nous invite, dans sa<br />
deuxième livraison, et selon son titre un peu<br />
provocant, à un parcours inédit à travers «La<br />
mort difficile».<br />
Mort difficile pour ces morts parfois<br />
sans sépulture, qui, ne trouvant pas le repos<br />
dont bénéficient les morts «ordinaires», ont<br />
le don de ne pas laisser en repos les vivants<br />
comme le montre l’article «A corps perdu»<br />
de Christiane Amiel. Corps perdus en mer<br />
ou en montagne et donc morts errants à la<br />
difficile recherche du repos éternel.<br />
Les vivants, eux, répondent par le rite ou<br />
la superstition comme le rapporte l’article<br />
inattendu, en début de cahier, adressé en<br />
1915, du front, par Guillaume Apollinaire<br />
au Mercure de France sous le titre:<br />
«Contribution à l’étude <strong>des</strong> superstitions et<br />
du folklore du front», titre qui, certes, porte<br />
la marque d’un temps.<br />
Autre manière de répondre à la mort,<br />
c’est «l’interprétation d’espaces comme<br />
signes» dans une géographie symbolique,<br />
telle que Serge Brunet la décrit dans un<br />
article très documenté intitulé: «Place <strong>des</strong><br />
vivants, place <strong>des</strong> morts dans les Pyrénées<br />
Centrales».<br />
Intéressant également le rite de la procession<br />
<strong>des</strong> morts, sans doute «la manifestation<br />
la plus originale de l’échange imposé<br />
par les disparus», décrit par Vicente Risco<br />
dans «Croyances galiciennes. La procession<br />
<strong>des</strong> âmes et les présages de la mort».<br />
Dans la contribution «J’ai tué le bossu,<br />
ou de l’usage de la violence contre les sorciers»,<br />
Jean-Pierre Piniès démontre «la permanence<br />
d’une tradition culturelle résistant<br />
dans son essence aux variations temporelles»,<br />
donc jusqu’à nos jours, concernant<br />
les agressions dont sont victimes les individus<br />
accusés de sorcellerie. Tableau impressionnant,<br />
ce corpus <strong>des</strong> affaires évoquées<br />
par années, lieux, type de violence, suite<br />
judiciaire, sources allant de 1128 jusqu’en<br />
1985! (Source, article du Monde du 14 juin<br />
1985). C’est dire que cette étude, d’une très<br />
grande densité anthropologique et historique,<br />
fera date dans le domaine considéré.<br />
«Les funérailles de Lazare Boia» est un<br />
article extrait du livre que l’ethnologue italien,<br />
Ernesto Martino consacra en 1958 aux<br />
métamorphoses chrétiennes <strong>des</strong> rituels<br />
funéraires «païens», montrant la spécificité<br />
de l’apport chrétien par rapport aux usages<br />
antiques, surtout concernant le rituel de<br />
lamentations funéraires.<br />
Autres rites funéraires qui nous amènent<br />
jusqu’en Kabylie dans l’article de Marie<br />
Virolle-Soubiès «Dieu te maudisse ô mort!<br />
Chants Funéraires Kabyles».<br />
Tous ces articles, «ces figures diverses<br />
où s’expose la difficulté de mourir c’est-àdire<br />
la difficulté de survivre à toute mort<br />
advenue, impliquent, comme l’écrit Daniel<br />
Fabre dans l’avant propos, une pensée commune<br />
aux sociétés du pourtour méditerranéen».<br />
Dans le sens de son champ géographique,<br />
la revue justifie amplement le qualificatif<br />
«méditerranéen». Et pour la qualité<br />
de ces recherches, nous recommandons,<br />
sans hésiter, la lecture de ce beau et instructif<br />
deuxième cahier.<br />
Geneviève Herberich-Marx<br />
«Strasbourg<br />
d’eau et de feu»<br />
Gérard HEINZ<br />
Strasbourg, Oberlin, 1994,<br />
213 pages.<br />
Photos de Albert Huber,<br />
Frantisek Zwardon et Elfriede<br />
Zickmantel.<br />
Gérard Heinz, spécialiste bien connu de<br />
l’édition régionale, est devenu auteur<br />
pour nous gratifier l’année dernière d’un livre<br />
particulièrement réussi.<br />
Sous un titre quelque peu énigmatique se<br />
cache en fait une nouvelle histoire de<br />
Strasbourg, habile et heureuse synthèse de<br />
toutes les connaissances acquises sur notre<br />
ville. Après une introduction du Doyen<br />
Livet, un texte particulièrement agréable<br />
accompagne les nombreuses citations <strong>des</strong><br />
meilleurs spécialistes qu’ils soient archéologues<br />
comme F. Pétry, J.J. Schwien et A.<br />
Thévenin, géographes comme H. Nonn,<br />
archivistes (J.Y. Mariotte et G. Foessel) ou<br />
architectes (J.R. Haeusser), sans compter<br />
les historiens, anciens collaborateurs <strong>des</strong><br />
fameuses «Histoire de Strasbourg» publiées<br />
en 1981-82 et 1987.<br />
Les onze chapitres de ce nouveau livre<br />
déroulent pour nous toute l’histoire de notre<br />
capitale régionale en insistant sur les traits les<br />
plus significatifs: ancrage rural dès le néolithique<br />
avec les hameaux agricoles de<br />
Reichstett, Hoenheim, Souffelweyersheim,<br />
Dingsheim, Quatzenheim, Lingolsheim,<br />
Entzheim, sans oublier les sites plus anciens<br />
et plus connus d’Achenheim et d’Hangenbieten;<br />
ville de garnison romaine; centre religieux<br />
au Moyen-Age avant de devenir, au 16 e<br />
siècle, l’une <strong>des</strong> capitales de l’humanisme<br />
avec Geiler de Kaysersberg, Sébastien Brant<br />
et Jacques Wimpheling, puis de la Réforme<br />
avec Mathieu Zell, Martin Bucer et Capiton;<br />
foyer de diffusion du savoir avec son université<br />
et la découverte de l’imprimerie et le<br />
développement d’ateliers spécialisés aussi<br />
bien dans l’édition d’ouvrages scientifiques<br />
que de livres de vulgarisation; ville d’expérimentation<br />
urbanistique enfin depuis le 17 e<br />
siècle jusqu’à nos jours.<br />
Après la <strong>des</strong>cription <strong>des</strong> vicissitu<strong>des</strong> historiques<br />
et frontalières qui ont marqué notre<br />
cité depuis trois siècles, Pierre Heinz fils trace<br />
enfin dans les dernières pages, d’une plume<br />
alerte, l’avenir européen de Strasbourg.<br />
Au texte s’ajoutent <strong>des</strong> photos originales<br />
et de grande qualité dues principalement à<br />
Albert Huber qui a illustré le corps du livre,<br />
mais aussi à Frantisek Zwardon et Elfriede<br />
Zickmantel qui présentent en fin de volume<br />
leur vision personnelle de la ville, pleine de<br />
lumière pour le premier, plus esthétisante et<br />
folklorique pour la seconde.<br />
Evidemment tout n’est pas parfait dans<br />
cet ouvrage, et nous relèverons comme<br />
défaut mineur un certain décalage chronologique<br />
entre les illustrations et le texte qui<br />
nuit parfois à la compréhension de<br />
l’ensemble. De même les commentaires <strong>des</strong><br />
photos sont souvent trop succints. Tout à<br />
fait adaptés aux connaisseurs Strasbourgeois,<br />
ils paraîtront peut-être énigmatiques<br />
à un public plus large et moins averti. Les<br />
érudits regretteront sans doute aussi que ce<br />
livre ne contienne pas, au-delà d’une table<br />
de citations, une bibliographie alphabétique<br />
complète <strong>des</strong> auteurs cités.<br />
Mais ces quelques remarques n’enlèvent<br />
rien au plaisir de lire «Strasbourg d’eau et<br />
de feu» de Gérard Heinz.<br />
Marie-Noële Denis<br />
Géopolitique<br />
de Strasbourg<br />
Dominique BADARIOTTI,<br />
Richard KLEINSCHMAGER,<br />
Léon STRAUSS, Strasbourg, La<br />
Nuée Bleue/DNA, 1995, 260 p.<br />
Notre littérature de géopolitique et de<br />
politologie alsacienne s’est enrichie en<br />
ce mois d’avril d’un petit livre bien écrit et<br />
ambitieux sur ce que les auteurs appellent la<br />
géopolitique de Strasbourg. Rien n’est laissé<br />
au hasard dans ce livre; son contenu, la date<br />
de sa parution, l’organisation <strong>des</strong> parties sont<br />
soigneusement calculées, planifiées (1) . En<br />
effet, l’ouvrage, paru en format de poche<br />
agréable, avec une petite bibliographie utile,<br />
sort quelques semaines avant l’élection<br />
présidentielle et trois mois avant les élections<br />
municipales.<br />
Notre <strong>Revue</strong> et nos lecteurs peuvent être<br />
intéressés par ce livre d’autant plus que<br />
deux <strong>des</strong> trois auteurs - qui n’en sont pas à<br />
leur premier essai en la matière (2) - sont à la<br />
fois nos lecteurs et auteurs fidèles et critiques:<br />
le géographe-journaliste-poète,<br />
Richard Kleinschmager et l’historien du<br />
mouvement social et politologue Léon<br />
Strauss, auxquels s’est joint un jeune chercheur<br />
géographe-politologue Dominique<br />
Badariotti, qui vient de terminer une thèse<br />
de géographie électorale remarquable sur<br />
Strasbourg (3) .<br />
J’insisterai ici, pour commencer, sur<br />
deux qualités de l’ouvrage, à savoir d’une<br />
part l’étude conjointe menée au niveau <strong>des</strong><br />
acteurs et de l’espace physique et social de<br />
notre capitale régionale et d’autre part leur<br />
mise en perspective historique. Pour ce qui<br />
est de l’histoire, elle est convoquée ici non<br />
pas uniquement pour appuyer les thèses<br />
<strong>des</strong> auteurs; elle est une donnée identitaire<br />
et un facteur de changement et de rupture,<br />
comme l’indique le sous-titre de<br />
l’ouvrage: «Permanences, mutations et<br />
singularités de 1871 à nos jours». Le<br />
recours au sens de l’histoire et à la<br />
mémoire collective était un choix heureux<br />
et utile aussi afin de pouvoir bien choisir<br />
et définir la tranche d’histoire qui leur<br />
paraît significative et intelligible pour étudier<br />
les permanences et les mutations du<br />
paysage politique de Strasbourg, depuis<br />
son rattachement en 1871 à l’Allemagne<br />
wilhelminienne. Il restait ensuite de bien<br />
choisir, à l’intérieur de cette tranche histo-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
182<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
183
ique de 120 ans, <strong>des</strong> sous-ensembles<br />
cohérents et appropriés.<br />
L’autre intérêt de ce livre est de recourir<br />
à l’événement historique, dans la plupart<br />
<strong>des</strong> cas aux événements très récents, entendus<br />
non pas comme de simples successions<br />
temporelles, mais comme <strong>des</strong> projets de<br />
localisation <strong>des</strong> acteurs et <strong>des</strong> enjeux du<br />
passé. Ainsi, retourner jusqu’à la période<br />
allemande en ces temps de frilosité francophone<br />
et de culte local <strong>des</strong> racines parfois<br />
excessif, n’était pas sans risque de heurter<br />
et de choquer. Mais pour les auteurs il était<br />
absolument nécessaire de remonter, dans les<br />
schèmes explicatifs, à cette époque pour<br />
mieux souligner - sans arrière-pensée idéologique<br />
- que l’alternance gauche-droite de<br />
ces dernières années prend, sur le plan<br />
municipal, ses racines justement dans cette<br />
époque, dominée alors par un libéralisme<br />
parfois de gauche et souvent social, pour<br />
virer à gauche par la suite pendant la période<br />
de socialisme municipal de l’entre-deuxguerres,<br />
avec la décennie <strong>des</strong> années vingt<br />
quand Jacques Peirotes est Maire de<br />
Strasbourg (1919-1929), pour redevenir<br />
démocrate avec Charles Frey (1935-1955),<br />
après un intermède de l’alliance communiste<br />
(PCF) - cléricale (UPR) pendant le<br />
mandat de Charles Hueber (1929-1935).<br />
Les auteurs ont bien mis en lumière l’un<br />
<strong>des</strong> aspects importants de la singularité du<br />
paysage politique municipal, à savoir le fait<br />
historique que le Maire de Strasbourg est,<br />
grâce au droit local, le premier urbaniste de<br />
la ville. Cela explique notamment le rôle<br />
éminent que joue le projet urbain municipal<br />
dans le pouvoir local et dans l’enjeu<br />
électoral. Au cours du siècle passé, les questions<br />
urbaine et du logement, la politique<br />
d’économie sociale, la municipalisation du<br />
sol urbain ont fait émerger de grands maires<br />
bâtisseurs tels que les libéraux Otto Back et<br />
Rodolphe Schwander et le socialiste<br />
Jacques Peirotes, qui étaient à la fois fondateurs<br />
et continuateurs dans ces domaines.<br />
Ici aussi, l’histoire urbaine et sociale montre<br />
que l’alternance gauche-droite a été un élément<br />
dynamique favorable au développement<br />
urbain et à la démocratie locale. Les<br />
passages sur la naissance de la Communauté<br />
Urbaine de Strasbourg (CUS), peuvent<br />
intéresser beaucoup de nos lecteurs,<br />
puisque la question urbaine locale <strong>des</strong><br />
années soixante-dix a été le théâtre d’une<br />
lutte politique à l’intérieur de la droite,<br />
quand le leader gaulliste, André Bord,<br />
ministre influent, a imposé par le biais du<br />
gouvernement la création de la CUS en<br />
1966. Le maire centriste, Pierre Pflimlin a<br />
mis six ans de lutte acharnée pour devenir<br />
Président de la CUS - c’est-à-dire en fait<br />
garder la mairie - en s’appuyant de facto sur<br />
la tradition du droit local. Les séquelles de<br />
ces luttes expliquent dans une certaine<br />
mesure la perte par la droite de la municipalité<br />
en 1989.<br />
Les auteurs s’attardent plus sur la période<br />
de la Ve République, ce qui est à la fois<br />
logique et nécessaire, pour répondre à une<br />
question de fond formulée ainsi dans leur<br />
conclusion: «Au terme de cette géopolitique<br />
de Strasbourg sous la Ve République, se <strong>des</strong>sinent<br />
les grands traits <strong>des</strong> diverses transformations<br />
de la ville. Sur le plan politique, les<br />
élections municipales de 1989 ont marqué<br />
une rupture majeure dans l’évolution de<br />
l’après-guerre. Elles se sont placées à la rencontre<br />
d’évolutions régionales et de tendances<br />
nationales. Elles ont consacré le<br />
retour d’une alternative et une nouvelle<br />
diversité de la vie politique régionale» (p.<br />
255). Derrière la précaution du style et du<br />
langage on devine la question <strong>des</strong> questions<br />
par rapport aux élections municipales de juin<br />
1995: notre Première Citoyenne actuelle,<br />
Catherine Trautmann, dont la politique<br />
municipale ressemble à celle <strong>des</strong> grands<br />
maîtres bâtisseurs du siècle passé, arriverat-elle<br />
ou non à donner à cette alternance<br />
droite-gauche une plus grande consistance<br />
et durée que son prédécesseur socialiste<br />
Jacques Peirotes? La tradition locale de singularité<br />
jouera-t-elle en sa faveur, malgré les<br />
pesanteurs régionales et nationales<br />
actuelles? L’avenir proche le dira.<br />
Ce livre utile et bien écrit, que les détracteurs<br />
de l’alternance démocratique jugeront<br />
sans doute trop engagé, prouve, me semblet-il,<br />
que les chercheurs universitaires se<br />
tournent de plus en plus et avec force et<br />
conviction vers les gran<strong>des</strong> questions de la<br />
démocratie locale et s’ouvrent vers la cité et<br />
la société civile, tout en gardant leur identité<br />
de savants et préservant ainsi leur mission<br />
scientifique. Je suis d’avis de l’opinion de la<br />
philosophe Elisabeth G. Sledziewski 4 , qui a<br />
écrit dans son introduction: «Le lecteur trouvera<br />
ici la confirmation d’une exigence<br />
scientifique toujours conjuguée au désir<br />
d’éclairer le citoyen» (p. 8). Et je verrais<br />
bien ce livre d’une grande actualité sur de<br />
nombreux rayons de bibliothèque de nos<br />
étudiants en <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>; non pas<br />
caché derrière <strong>des</strong> traités de sociologie, mais<br />
bien en leur compagnie.<br />
Notes<br />
Stéphane Jonas<br />
1. Introduction ; I. Histoire politique de Strasbourg<br />
de 1871 à nos jours ; II. La géographie <strong>des</strong> votes<br />
sous la Ve République ; III. La machine municipale<br />
; IV. Les politiques urbaines municipales;<br />
Conclusion ; Orientation bibliographique.<br />
2. R. Kleinschmager (1987), Géopolitique de<br />
l’Alsace, BF Editions, Strasbourg ; J.-C. Richez,<br />
L. Strauss, F. Igersheim, S. Jonas (1989),<br />
Jacques Peirotes et le socialisme en Alsace<br />
1869-1935, BF Editions, Strasbourg.<br />
3. D. Badariotti, Ville et vote. Urbanisme et géographie<br />
électorale à Strasbourg, sous la Ve<br />
République, ULP, Strasbourg, 1994.<br />
4. Le livre doit en effet beaucoup au Centre<br />
d’Étu<strong>des</strong> Régionales qu’elle dirige à l’IEP, et<br />
aussi à l’équipe associée au CNRS «Image et<br />
Ville», URA n° 902 de l’ULP et aux soins logistiques<br />
de Christiane Weber.<br />
Déchiffrer les inégalités<br />
Alain BIHR<br />
Roland PFEFFERKORN<br />
Paris, Syros, 1995,<br />
Coll. Alternatives Économiques,<br />
576 p.<br />
Après les années 1980 marquées par la<br />
victoire, apparemment sans partage, du<br />
marché comme instrument ultime de<br />
régulation sociale et par l’abandon,<br />
programmé par certains, de la lutte contre les<br />
inégalités, voici un livre nécessaire et<br />
revigorant.<br />
Dans un style accessible à tous et néanmoins<br />
sans concessions, Alain Bihr et<br />
Roland Pfefferkorn nous rappellent pages<br />
après pages que les vieux problèmes, les<br />
vieilles questions sont encore d’une actualité<br />
brûlante. Passant en revue la plupart <strong>des</strong><br />
manifestations <strong>des</strong> inégalités, les auteurs<br />
soulignent et illustrent leur persistance et<br />
même leur accroissement dans la société<br />
française <strong>des</strong> dernière années. Ce faisant, ils<br />
s’insèrent dans le débat sur la disparition <strong>des</strong><br />
classes populaires, en soulignant que, le plus<br />
souvent, l’impression de disparition tient à<br />
la pauvreté <strong>des</strong> instruments mis en oeuvre<br />
pour les caractériser.<br />
Le souci, réussi, <strong>des</strong> auteurs a été de réaliser<br />
un ouvrage utile et démonstratif, qui<br />
constitue une sorte de bible pratique sur la<br />
question. La tentation d’être exhaustif<br />
conduit d’ailleurs à un volume dense de près<br />
de 600 pages. On y trouve notamment les<br />
inégalités face à l’emploi, de revenus, de<br />
consommation, de logement, face à l’école,<br />
de santé... Celles liées au sexe doivent faire<br />
l’objet d’un ouvrage ultérieur. On trouve<br />
aussi pour chaque thème, les chiffres essentiels,<br />
les références <strong>des</strong> principales étu<strong>des</strong><br />
récentes, <strong>des</strong> encadrés méthodologiques<br />
ainsi qu’une mise en perspective <strong>des</strong> chiffres<br />
utilisés. On doit louer la précision du commentaire<br />
et le souci du détail qui apparaissent<br />
tout au long du texte. Les éléments épars<br />
provenant d’origines diverses sont notamment<br />
rassemblés, puis mis en cohérence sur<br />
les dix dernières années et même parfois<br />
plus. Les auteurs ont eu la bonne idée d’intégrer<br />
à leur démarche <strong>des</strong> domaines tels, les<br />
inégalités face à l’espace public ou face aux<br />
usages sociaux du temps, qui figurent rarement<br />
dans ce type d’ouvrage.<br />
Le découpage du livre et son caractère<br />
d’outil de travail, autorisent une lecture<br />
transversale en fonction <strong>des</strong> thèmes que l’on<br />
souhaite examiner. Chaque chapitre devient<br />
alors une entrée possible. Il serait cependant<br />
dommage qu’une telle lecture, par trop<br />
consumériste, amène à négliger et l’introduction<br />
et l’avant dernier chapitre (le système<br />
<strong>des</strong> inégalités), qui donnent corps et<br />
cohérence à l’ensemble. Ces chapitres sont<br />
parmi les plus revigorants, même si l’on<br />
n’est pas obligé de suivre les auteurs dans<br />
une démarche qui laisse peu de marge de<br />
souplesse au système social et utilise parfois<br />
trop systématiquement les PCS (Professions<br />
et Catégories Sociales). Les auteurs s’expliquent<br />
d’ailleurs sur ce dernier point.<br />
Bref un ouvrage qui, en ces temps de<br />
campagne électorale, peut être conseillé à<br />
deux catégories de citoyens: à ceux qui briguent<br />
une fonction élective et à ceux qui<br />
s’apprêtent à user de leurs droits civiques.<br />
Damien Broussolle<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
184<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
185
Résumés<br />
allemands<br />
Ein grenzüberschreitender<br />
Soziologe<br />
Stéphane JONAS<br />
Dieses Schreiben ist ein Teil meiner<br />
langjährigen Betrachtung über meinen<br />
Lebensweg als ein grenzüberschreintender<br />
Soziologe.<br />
Es ist wesentlich autotbiografisch, kann<br />
aber auch den fremden politischen<br />
Flüchtling von jenseits <strong>des</strong> ehemaligen<br />
”eisernen Vorhangs” betreffen, der mit seinem<br />
scharfen Ernüchterungssinn das, was<br />
war, mit dem was ist in Einklang zu bringen<br />
versucht.<br />
Es ist jedoch nicht leicht, sein eingenes<br />
Gedenken als wissenschaftliches Objekt zu<br />
erfassen, weil die pragmatische Seite <strong>des</strong><br />
Wissens-Gedenken die Erinnerungen nach<br />
einem komplexen Kodex auswählt und so<br />
das Erfassen und die Deutung schwer<br />
macht.<br />
Ich habe hier versucht, das Entsinnen<br />
durch die Kulturkonflikte der Muttersprache<br />
und der Grenze, die sie von der Wissenschaftssprache<br />
<strong>des</strong> Adoptionslan<strong>des</strong> trennt,<br />
zu untersuchen. Diese Forschung steht in<br />
Zusammenhang mit einer Betrachtung über<br />
die mehrkulturelle Dynamik der französichsprachigen<br />
Soziologen.<br />
Beitrag zu einer<br />
Phänomenologie der<br />
Treue<br />
Pierre Erny<br />
Semantisch gesehen ist der Begriff<br />
Treue besonders vielfältig, verbunden mit<br />
Vertrauen, Glaube, Standhaftigkeit,<br />
Festigkeit. Treue läßt sich nur mit der Zeit<br />
erkennen und ruht auf dem Gedenken. Aber<br />
sie ist zugleich Wette und Sieg über die<br />
Zeit, und hat <strong>des</strong>halb Neigung zum Ritus.<br />
Werten, Ideen, Institutionen treu sein ist<br />
nicht dasselbe wie Personen oder sich<br />
selbst. Heutzutage stellt man gerne die<br />
Treue anderen Werten gegenüber, wie<br />
Freiheit, Aufrichtigkeit, Echtheit,<br />
Berufung. Man erlebt die Treue anders in<br />
Kulturen der Gepflogenheit, wo das Leben<br />
durch unantastbare Modelle geprägt ist, und<br />
in schnellen Umwandlungen ausgesetzten<br />
Gesellschaften, die den Wandel, die kurze<br />
Dauer und das Vergängliche bevorzugen.<br />
Soziologie in der Politik:<br />
eine Häresie?<br />
Montlibert<br />
Vergleichende Überlegungen anzustellen<br />
ist in der Soziologie oft sehr nützlich.<br />
Wenn der Soziologe die Politik auf andere<br />
Art analysieren will als der Politologe, der<br />
zahlreiche Umfragen durchführt,<br />
Parteistrategien oder Wahltaktiken kommentiert,<br />
so stößt er bald auf den<br />
Widerstand, den die Soziologen bereits auf<br />
dem Gebiet der Religionen erfahren haben.<br />
Wie da erscheint er als Bilderstürmer,<br />
Häretiker, kurzum als Ungläubiger. Und<br />
dies alles, weil die Anschauungen,<br />
Gewohnheiten, Beweggründe, Denkarten<br />
und die Faktoren, die der Politik einen Sinn<br />
verleihen, durch seine Überlegungen in<br />
Frage gestellt werden.<br />
Symbolik der Armee<br />
Pascal Hintermeyer -<br />
Daniel Ramelet<br />
Die Armee ist die Institution, die dem<br />
Prinzip der Treue seine maximale<br />
Dimension schenkt. Sie wendet dieses<br />
Prinzip auf unbegrenzte Weise an. Das<br />
Banner stellt auf symboliche Weise die<br />
Grun<strong>des</strong>senz dieser Idee dar. Es steht im<br />
Mittelpunkt der Riten <strong>des</strong> Einzuges und der<br />
militärischen Angehörigkeit, die die militärische<br />
Identität kenzeichnen. Das Banner ist<br />
bei den Leichenbegängnissen und generell<br />
überall, wo das Zusammenstoßen mit dem<br />
Tod stattfindet, anwesend.<br />
Intellektuelle: Treue ohne<br />
Belohnung<br />
Elisabeth G. Sledziewski<br />
Die bestellten Wissensträger setzen ihre<br />
Ehre daran, die Treue zu halten. Dieser<br />
Ehrenpunkt ist auch ein Streitpunkt. Gegen<br />
den Zeitgeist, gegen ihr eigenes Interesse,<br />
oder im Gegenteil gegen ihr Gewissen<br />
müßen die Intellektuellen zu schwierigen<br />
Entschlüßen kommen, denen sich verschiedene<br />
Treueschemen einprägen. Diese<br />
Schemen lassen sich durch eine Fallstudie<br />
begreifen: wie haben die französischen<br />
Intellektuellen die Veränderungen ihres<br />
politischen Engagement ?<br />
Abschied von einem verstorbenen<br />
Kind<br />
Eve CERF-HOROWICZ<br />
Fünfzig Jahre nach der Judenverfolgung<br />
im zweiten Weltkrieg unterliegt mit dem<br />
Auftauchen von unbearbeiteten Zeitdokumenten<br />
das kollektive Gedächtnis<br />
einem Vorgang der Erneuerung. Bei der<br />
Entdeckung eines solchen Dokuments<br />
wurde die Autorin mit ihrer eigenen<br />
Vergangenheit konfrontiert. Dadurch<br />
wurde der traditionelle Trauerritus neubelebt<br />
und überprüft, und die Erinnerung in<br />
ein kulturelles Umfeld eingebettet, welches<br />
Gegenstand der Analyse und Interpretation<br />
werden kann.<br />
Derart wird mit einer stereotypen und<br />
ausschließlich am Tode orientierten Übertragungsform<br />
<strong>des</strong> Vergangenen gebrochen.<br />
Treue an die Heiligen<br />
Schriften<br />
Sylvie Maurer<br />
Die Beobachtung <strong>des</strong> Auftauchens von<br />
Polemiken über Schriften innerhalb einer<br />
Pilgergruppe beruft sich, über die Einsätze<br />
solcher Vorlegungen in einem politischreligiösen<br />
Zusammenhang zu befragen.<br />
Diese Analyse fördert die Kriterien zu<br />
Tage, die die Schriften entweder auf die<br />
Seite der Treue, oder auf die Seite der<br />
Untreue der Regeln einer Gemeinschaft<br />
schwanken lassen. Und allgemeiner abhandelt<br />
sie die Problematik <strong>des</strong> Schreibens,<br />
bzw. was erlaubt und verboten ist.<br />
Die französischen<br />
Mennoniten: eine scheinbare<br />
Untreue<br />
Michèle Wolff - Werner Enninger<br />
Diese Skizze möchte zeigen, daß die<br />
Frage <strong>des</strong> Festhaltens am Glauben keineswegs<br />
an der äußeren Erscheinung und dem<br />
Verhalten der Gläubigen festgemacht werden<br />
darf. Einerseits gleichen die<br />
Mennoniten im Elsaß äußerlich weitestgehend<br />
anderen Franzosen ; andererseits<br />
unterscheiden sich die Amischen in<br />
Amerika in ihrer Erscheinung deutlich von<br />
anderen Amerikanern — sind darum aber<br />
nicht notwendigerweise dem Geist ihres<br />
Glaubens stärker treu als ihre französischen<br />
Glaubensbrüder. Der Beobachter muß die<br />
äußeren Erscheinungsformen beider anabaptistischer<br />
Gruppen durchdringen, wenn<br />
er deren verschiedene Ausprägungen von<br />
Glaubensloyalität im Kontext der modernen<br />
Kultur erkennen will.<br />
Treue und Untreue im<br />
Minnesang<br />
Mohammed Chehhar<br />
In diesem Artickel geht es um zwei<br />
Aspekte im ”Minnesang”: Treue und<br />
Untreue. Sie werden anhand von zwei<br />
berühmten Lehrbüchern analysiert, und<br />
zwar: ”De Amore”, von André Le<br />
Chapelain und ”Le collier de la colombe”<br />
von Ibn Hazm.<br />
Treue bei den jungen<br />
Leuten<br />
Jacqueline Igersheim<br />
Pascal Hintermeyer<br />
Sind die Jugendlichen in ihrem sexuellen<br />
Leben treu ? Bis zu welchem Punkt ?<br />
Wenn sie nicht treu sind, ist es vorsätzlich<br />
oder durch Schwäche ? Unsere Studien zeigen<br />
bei vielen von ihnen eine Valorisierung<br />
der Treue, die mehr oder weniger zum<br />
Vorschein kommt. Dies ist das Ergebnis<br />
von ihrer Vorstellung der Liebesbeziehungen.<br />
Unsere Untersuchung will die<br />
Aussagen der Jugendlichen und das, was sie<br />
uns von ihrem sexuellen Leben erzählt<br />
haben, gegenüberstellen. Wir werden auch<br />
versuchen zu erfahren, ob es ein Correlat<br />
gibt zwischen der Treue und bestimmten<br />
Verhaltensweisen gegenüber den Risiken<br />
<strong>des</strong> Lebens, insbesondere gegenüber der<br />
Gefährderung durch AIDS.<br />
Wahrung und Neuerung<br />
von Familienbräuchen: die<br />
Tischsitten im Elsass seit<br />
dem XVIII. Jahrhundert<br />
Marie-Noële Denis<br />
Gemäß einer bestimmten Weltordnung<br />
sind die Wohngepflogenheiten, die<br />
Nutzung <strong>des</strong> Wohnraumes, insbesondere<br />
bei der Einnahme der Mahlzeiten,<br />
Ausdruck von Familien-Verhaltensweisen.<br />
Sie symbolisieren gleichzeitig die Wahrung<br />
einer gewissen Auffassung von Familie.<br />
Sieht man, wie sich die Form der<br />
Eßtische, die Platzverteilung während der<br />
Mahlzeiten und das Ritual der<br />
Essensvergabe entwickelt haben, stellt man<br />
Anzeichen fest, nach denen die Autorität<br />
<strong>des</strong> Hausherrn und die strenge Hierarchie in<br />
der häuslichen Gemeinschaft in Frage gestellt<br />
werden.<br />
Portugiesische Familien:<br />
Fortsetzung oder Bruch<br />
zwischen den<br />
Generationen<br />
Brigitte Fichet<br />
Sowohl Eltern wie Jugendliche haben<br />
im Familienleben ein Wort mitzureden, sei<br />
es bei irgendwelchen Projekten, oder sei es<br />
speziell bei der Berufswahl der<br />
Jugendlichen. Umfragen zufolge, die im<br />
Elsaß und in Portugal druchgeführt wurden,<br />
versuchen Eltern und Kinder ihre<br />
Vorschläge gegenseitig ernst zu nehmen<br />
und eine Art Familienarrangement zu finden.<br />
Man kann einige Hypothesen darüber<br />
aufstellen, welche Bedeutung die Schule als<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
186<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
187
soziales Aufstiegsmittel gewinnt und<br />
welche Verbindung besteht zwischen dem<br />
Erfolg der Kinder und dem Grad <strong>des</strong><br />
persönlichen Einsatzes der Eltern (der<br />
Mütter) während der Schulausbildung, die<br />
sie selber nicht haben genießen können.<br />
Soziale Evolution der<br />
Gartenstadt Stockfeld<br />
Marie-Noële DENIS<br />
Im Jahre 1910 begann die Stadt<br />
Straßburg - im Auftrag der Société<br />
Coopérative de Logements Populaires - den<br />
Bau der Gartenstadt Stockfeld. Die<br />
Siedlung sollte der Aufnahme jener<br />
Familien mit niedrigem Einkommen<br />
dienen, die vor dem Bau der Grande Percée<br />
(rue du 22 novembre) aus der Innenstadt<br />
weichen mußten.<br />
Da die Gartenstadt nach innovativen<br />
Plänen gebaut worden war, konnte sie bis<br />
zum Zweiten Wetlkrieg dem ursprünglichen<br />
Zweck dienen, nämlich den ärmsten<br />
Teil der Straßburger Arbeiterklasse aufzunehmen.<br />
Obgleich nach und nach viele<br />
Facharbeiter und Angestellte aus dem<br />
Öffentlichen Dienst in die Siedlung zogen,<br />
wuchs die Armut mit dem steigenden Alter<br />
der Bevölkerung.<br />
Tradition oder : die Treue<br />
<strong>des</strong> Natürlichen zum<br />
Natürlichen<br />
Eric NAVET<br />
Die sogenannten ”primitiven Völker”,<br />
die man besser ”Naturvölker” nennen sollte<br />
und die oft als ”im Aussterben begriffen”<br />
bezeichnet werden, haben Ideologien und<br />
Politiken überlebt, die sie absterben lassen<br />
wollten - und noch immer wollen, und zwar<br />
aufgrund einer Seins-und Denkart, einer<br />
Philosophie, die den Menschen als einfachen<br />
Bestandteil der Schöpfung und nicht<br />
als ”Beherrscher <strong>des</strong> Universums” ansieht.<br />
Diese uneingeschränkte Treue zu den<br />
Naturgesetzen hat sich als stärker erwiesen<br />
als alle Mittel, die man angewandt hat, um<br />
das Natürliche im Menschen und außerhalb<br />
<strong>des</strong> Menschen auszumerzen. Künftig muß<br />
man sich fragen, ob eine solche<br />
Philosophie, die ein Infragestellen aller<br />
Prinzipien unserer industriellen Zivilisation<br />
mit einschließt, nicht die einzige Garantie<br />
ist für unser Überleben und das anderer<br />
Lebewesen...<br />
Treue in der<br />
Kulturassimilierung am<br />
Beispiel der Amerika-<br />
Indianer<br />
Alain Ercker<br />
Kulturassimilierung, heißt das Verlust<br />
oder Gewinn, Verarmung oder<br />
Bereicherung?<br />
Wo man nur Monolog und Ausrottung<br />
einer Zivilisation anzutreffen glaubte, findet<br />
man Dialog und freundschaftliche<br />
Beziehungen. Dort, wo Treulosigkeit durch<br />
den Assimilierungsprozeß und Distanzierung<br />
herrschen, wo Verrat an der ursprünglichen<br />
Kultur geübt wird, beobachtet<br />
man treues und hartnäckiges Festhalten an<br />
Beziehungen und Kommunikation ; so sind<br />
mündliche Überlieferungen und Überlieferungen<br />
<strong>des</strong> Imaginären, vor allem Überlieferungen<br />
zwischenmenschlicher Beziehungen.<br />
Heftigen Strömungen ausgesetzt:<br />
die jüdischen<br />
Auswanderer aus<br />
Ostfrankreich in Amerika<br />
Anny Bloch<br />
Analysiert man die Auswanderung der<br />
ostfranzösischen Juden in die Vereinigten<br />
Staaten wird klar, dass die elsässischelothringischen<br />
Juden - in der Art, wie sie<br />
das Land verlassen und sich in das neue<br />
integrieren - in ihrer Beständigkeit auch<br />
treulos sind. Die Auswanderer respektieren<br />
grösstenteils die gesetzlichen und sozialen<br />
Geplogenheiten <strong>des</strong> Aufsbruchs.<br />
Die Auswanderung bedeutet einen Riss<br />
alter Bande, die Integration eine notwendige<br />
Anpassung an die Gesellschaft der<br />
Südstaaten. Die überlieferten Familienmodelle<br />
und der Minoritätenstatus durchdringen<br />
die Beziehungen zu den anderen<br />
dominierenden Gruppen der Gesellschaft.<br />
Hauptanliegen der Auswanderer ist es,<br />
Bürger <strong>des</strong> Aufnahmelan<strong>des</strong> zu werden,<br />
sich den Normen <strong>des</strong> Lan<strong>des</strong> zu fügen,<br />
Patriot zu werden.<br />
Doch dieses neue Engagement verdeckt<br />
nur für eine gewisse Zeit die Bindungen mit<br />
dem Ursprungsland. Das Interesse für den<br />
Stammbaum, die Autobiographie, die<br />
Rückkehr ins Heimatdorf und das Erlernen<br />
der französischen Sprache tauchen auf wie<br />
lose aber relle Treuebande.<br />
Soziologie der<br />
”intervention”<br />
Gilles Herreros, André Kocher,<br />
Bernard Woehl<br />
Die Soziologie ist unter dem Einfluss <strong>des</strong><br />
Positivismus entstanden. Damit sie als<br />
eigenständige Wissenschaft akzeptiert<br />
werde, verlangten die Begründer Objektivität<br />
gegenüber ihrem Gegenstand,<br />
Distanz gegenüber Empfindungen, Erlebtem,<br />
Subjektivem. Heute, in einem veränderten<br />
historischen Kontext, erklärt diese<br />
soziologische Tradition die “verstehende”<br />
Soziologie für unwissenschaftlich, obgleich<br />
sie inzwischen selbst das Subjekt und sein<br />
Leiden als ihren Forschungsgegenstand<br />
betrachtet. Der “verstehenden” Soziologie<br />
bestreitet sie ihre Wissenschaftlichkeit, weil<br />
sich der Forscher zu sehr auf die zu untersuchenden<br />
Akteure als Subjekte einlasse.<br />
Die Autoren schlagen - unter Bezug auf<br />
ihre Lehre im Gebiet der modernen<br />
Industrie - und Arbeitssoziologie - gerade<br />
vor, daß es nur “rumbastelnde” Wissenschaft<br />
gebe, und sie verlangen <strong>des</strong>halb für<br />
die “verstehende” Soziologie den Anspruch<br />
auf Wissenschaftlichkeit. Indem sie eine<br />
notwendige Ungenauigkeit, verglichen mit<br />
der Idee der reinen Wissenschaft in der<br />
Tradition <strong>des</strong> Positivismus, bekräftigen,<br />
gelangen sie möglicherweise zu einer Art<br />
von Genauigkeit in dem Sinne, der die<br />
Begründer der Disziplin beflügelte, als sie<br />
selbst bestrebt waren, mit den herrschenden<br />
Erklärungen zu brechen.<br />
Der berufliche Werdegang<br />
der Techniker: Treue zum<br />
Beruf, Treue zur Technik.<br />
Emmanuelle Leclercq<br />
Dieser Artikel beschreibt den beruflichen<br />
Werdegang diplomierter Studenten<br />
nach zwei speziell an industriellen<br />
Belangen orientierten Studienjahren.<br />
Aufgezeigt werden soll, ob die<br />
Definition der ”Treue” zum eingeschlagenen<br />
Berufsweg in Bezug auf technische und<br />
manuelle Aspekte angewandt werden kann.<br />
Hierzu werden wir die berufliche<br />
”Karriere” der sogenannten ”höheren”<br />
Techniker näher definieren, indem wir das<br />
Studium und den Wert <strong>des</strong><br />
Studienabschlusses im beruflichen Leben<br />
analysieren, besonders in Bezug auf die<br />
sozialen Stellungen dieser Berufsgruppe<br />
und der Werte, die sich mit ihr verbinden<br />
lassen.<br />
Treue und Untreue in<br />
Lebensgeschichten<br />
Myriam Klinger<br />
Der ganze Aufbau der Lebensgeschichte,<br />
von der erzählten Erfahrung bis<br />
zum Text, ist der Frage der Interpretation<br />
untergeordnet ; das heißt der Frage der<br />
Treue und Untreue <strong>des</strong> Sinnes für den<br />
Erzähler und für den Forscher.<br />
Erzählung, Anpassung der<br />
Lebensbeschreibung, Überlegung, verändern<br />
nach und nach den Rahmen der<br />
Erfahrung in dem Masse, wie das Sagen die<br />
Dichte <strong>des</strong> Erlebten erforscht, entgegengesetzte<br />
Welten eröffnet ?<br />
Diese Frage bleibt lästig wie der kleine<br />
Zweifel der Treue in der Lebensgeschichte<br />
; jeder Forscher-Autor findet seine Art es zu<br />
beantworten.<br />
Wie kann man die<br />
Alkoholiker pflegen ?<br />
Ursprung einer Struktur<br />
Carole Thiry<br />
Dieser Artikel befaßt sich mit der<br />
Geschichte <strong>des</strong> ”Centre d’Hygiène<br />
Alimentaire et d’Alcoologie”, einer kleinen<br />
ambulanten Struktur, die aus einem mehrberuflichen<br />
Team besteht, und deren Ziel<br />
offiziell das Zuhören und das Früherkennen<br />
<strong>des</strong> übermä igen Trinkers ohne schwere<br />
psychiatrische Probleme ist, und die durch<br />
einen Erlaß vom 31.7.1975 unter dem<br />
Namen ”C.H.A.” eingerichtet wurde. Der<br />
Ursprung <strong>des</strong> C.H.A. ist in der Anti-<br />
Alkoholkampagne nach dem 2. Weltkrieg<br />
zu suchen, als die Öffentliche Hand in diesem<br />
durch den Krieg geschwächten Land<br />
sowohl rationellere als auch kohärentere<br />
Maßnahmen ergreifen wollte, um die zahlreichen<br />
schädlichen Auswirkungen <strong>des</strong><br />
Alkoholismus einzudämmen. Die<br />
Mentalitäten änderten sich, das medizinische<br />
Eingreifen nahm ein stärkeres<br />
Ausmaß an, und neue Methoden zur<br />
Erkennung <strong>des</strong> Alkoholismus wurden systematisch<br />
eingeführt, so daß sich die traditionelle<br />
Weise, den Alkoholismus zu<br />
behandlen, d. h. durch die Psychiatrie, als<br />
ungeeignet erwies. Sie entsprach nicht mehr<br />
den Bedürfnissen gewisser Trinker, insbesondere<br />
der übermäßig Trinkenden. Eben<br />
diese Lücke wurde mit dem C.H.A. geschlossen.<br />
Infolge eines neuen Erlasses vom<br />
13.3.1983 wurde es zum ”C.H.A.A.” und<br />
konnte somit seinen Aufgabenbereich<br />
erweitern und alle Arten von Trinkern aufnehmen.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
188<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
189
Résumés<br />
anglais<br />
Itinerary of a cross-border<br />
sociologist<br />
Stéphane Jonas<br />
This paper reveals the thought I have<br />
been giving over the years to my itinerary<br />
as a cross-border sociologist.<br />
It is mainly autobiographical but may<br />
apply to any foreign political refugee from<br />
beyond the former «iron curtain» who, with<br />
a sharp sense of disillusionment, tries to<br />
reconcile what used to be with what now is.<br />
It is difficult to apprehend one’s own<br />
memory as a scientific object since the<br />
pragmatic aspect of one’s knowledgememory<br />
selects one’s memories according<br />
to a complex code that is hard to grasp and<br />
to interpret. The native language and the<br />
border that separates it from the scientific<br />
language of the country one has chosen to<br />
live in are the items of the cultural conflicts<br />
along which I have tried to analyse the phenomenon.<br />
I have been doing this research<br />
work within the framework of considerations<br />
on the multicultural dynamics of the<br />
French speaking sociologists.<br />
Contributions to a phenomenology<br />
of faithfulness<br />
Pierre Erny<br />
Linked to those of confidence, faith and<br />
constancy, the notion of faithfulness is particularly<br />
rich on the semantic level.<br />
Faithfulness builds itself up throughout<br />
time and is based upon memory, but at the<br />
same time, it is a wager and a victory over<br />
time, and it calls for ritualisation.<br />
From a qualitative point of view, it does<br />
not mean the same to be faithful to values,<br />
ideas, people, institutions or to one’s self.<br />
Nowadays, people like to confront faithfulness<br />
with other values such as liberty, sincerity,<br />
authenticity, or vocation.<br />
Finally, civilisations of habit, in which<br />
life is presset by intangible models do not<br />
experience faithfulness in the same way as<br />
rapidly changing societies do, which give<br />
priority to all that is short-lived, instantaneous<br />
and changing.<br />
Sociology dealing<br />
with politics: an heresy?<br />
Christian de Montlibert<br />
Arguing with the means of analogy is<br />
often quite useful in sociology. The sociologist<br />
who wishes to regard politics in a<br />
different way from the way the political<br />
<strong>sciences</strong> usually do when they use sampling<br />
surveys or make comments on the strategies<br />
of parties or on electoral tactics, has to face<br />
a lot of obstacles, familiar to sociologists<br />
specialised in the field of religions.<br />
Just like them, the sociologist is<br />
considered as an iconoclast, an heretic, in<br />
short as an unfaithful person. This attitude<br />
can be understood because the sociologist<br />
in his way of reasoning, questions beliefs,<br />
rituals, ways of thinking and parts of meaningful<br />
features in politics.<br />
Symbolics of the Army<br />
Pascal Hintermeyer -<br />
Daniel Ramelet<br />
In the army, the principle of fidelity<br />
reaches its highest point. The army makes<br />
use of this principle in a limitless way. The<br />
flag is the symbol of this institution. It is at<br />
the centre of the rituals of enlistment and<br />
adherence, which define military identity.<br />
The flag is ever-present in funerary ceremonies,<br />
and especially wherever death has<br />
to be faced.<br />
Intellectuals:<br />
an unrewarded faithfulness<br />
Elisabeth G. Sledziewski<br />
The institutional knowledge holders<br />
make it a point of honour to be faithful.<br />
Such an attitude can create situations of<br />
conflict. Intellectuals have to fight against<br />
prevailing opinions, against their own interest<br />
or against their conscience, to make a<br />
difficult choice in which faithfulness<br />
imprints its schema. Their various forms<br />
can be identified through a case study : the<br />
changing political commitment of intellectuals<br />
in contemporary France.<br />
Adieu to a dead child<br />
Eve Cerf-Horowicz<br />
Fifty years after the anti-semitic persecutions<br />
which took place during the last<br />
war, our collective memory is subjected to<br />
the impact of documents not elaborated as<br />
such. Confrontation of the author with a<br />
document relevant to her own personal history<br />
has resulted in a traditional mourning<br />
rite being reinvested, and the memory reregistered<br />
in a cultural ensemble which may<br />
pose new questions and suffer fresh interpretations.<br />
The approach adopted here represents a<br />
departure from a stereotyped, death-centred<br />
transmission of the past.<br />
Fidelity to holy writ<br />
Sylvie Maurer<br />
Observation of the emergence of polemics<br />
concerning written work, amidst a<br />
group of pilgrims, makes one ponder what<br />
issues are at stake, in such written work, in<br />
a politico-religious context.<br />
This study brings out the criteria which<br />
place the writings either on the side of loyalty,<br />
or on the side of disloyalty towards the rules<br />
of a community. And more generally, it deals<br />
with the following issue: which writings are<br />
authorized, and which not.<br />
The French Mennonites:<br />
an apparent infidelity<br />
Michèle Wolff - Werner Enninger<br />
This paper aims at showing that fidelity<br />
to religious belief cannot be judged from the<br />
physical aspect or social habits of the<br />
believer. On the one hand the Mennonites<br />
in Alsace may look like other French<br />
people, but nevertheless they are true to the<br />
spirit of their faith. On the other hand the<br />
Amish people in America distinguish themselves<br />
perceptibly from the rest of the<br />
American society, but are not any more true<br />
to their faith than their French coreligionists.<br />
The observer must penetrate<br />
through appearances in order to discover<br />
fidelity and loyalty in members of religious<br />
groups caught in the powerful mill of<br />
modern civilisation.<br />
Art of loving as<br />
«courteous»<br />
Mohammed Chehhar<br />
The purpose of this article is to define<br />
what is known as «courteous» and deals<br />
with the topic of fidelity versus infidelity<br />
mainly from two famous treaties : «De<br />
Amore», by André Le Chapelain and «Le<br />
Collier de la colombe» by Ibn Hazm.<br />
Fidelity among the young<br />
Jacqueline Igersheim<br />
Pascal Hintermeyer<br />
Are the young faithful in their sexual<br />
life? Up to what point ? When they aren’t,<br />
is it deliberately or by chance ? Our surveys<br />
reveal that many of them, more or less<br />
explicitly, valorize fidelity. This valorization<br />
proceeds from their representation of a<br />
love affair. Our analysis aims at comparing<br />
what the young say about this subject to<br />
what they have disclosed to us about their<br />
sexual practices. We also try to know if this<br />
relation to fidelity is correlated with specific<br />
attitu<strong>des</strong> when they are faced with the<br />
hazards of life, in particular the threat of<br />
aids.<br />
Keeping to the way of life<br />
of the family<br />
and innovating: table<br />
manners in Alsace<br />
since the 18th century.<br />
Marie-Noële Denis<br />
The prevailing customs in housing, in<br />
managing the space in the house and in<br />
organizing meals reflect the ways of life of<br />
families and symbolize faithfulness to the<br />
notion of what the family represents ; all<br />
this in reference to a certain order of the<br />
world.<br />
Through the development in the shapes<br />
of kitchen and dining-room tables, the<br />
arrangement of seats during meals, the<br />
ritual of sharing out the food, one can witness<br />
how the authority of the head of the<br />
family and the strict hierarchy which can be<br />
found in the household will gradually be<br />
called into question.<br />
Portuguese families:<br />
continuation or rupture<br />
between generations.<br />
Brigitte FICHET<br />
Parents and youth have their say in<br />
family life, plans, and especially in the<br />
professional prospects of the young people.<br />
On the basis of interviews of Portuguese<br />
families in Alsace and Portugal, this paper<br />
deals with a reciprocal analysis of the statements<br />
of the parents and the children, and<br />
with finding types of family configurations.<br />
Some hypothesis may be made on the<br />
importance of schools as a means of social<br />
mobility and on the possible link between<br />
the children’s success and the parents (of<br />
the mothers’) personal investment in studies<br />
they themselves could not pursue.<br />
Social evolution of the<br />
Stockfeld garden-city<br />
Marie-Noële Denis<br />
In 1910 the City of Strasbourg - on<br />
behalf of the Société Coopérative de<br />
Logements Populaires - started the<br />
construction of the Stockfeld garden-city. It<br />
was to serve as relocation to moderatelypriced<br />
housing of those low-income families<br />
who had been forced out of the city centre<br />
by the construction of the Grande Percée<br />
(rue du 22 novembre).<br />
Conceived according to innovatory<br />
architectural plans, it fulfilled its original<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
190<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
191
purpose of housing the poorest segment of<br />
the Strasbourg working class until World<br />
War II.<br />
Although numerous skilled workers and<br />
members of the public services moved into<br />
the area, poverty increased with the ageing<br />
of the population.<br />
Tradition or the fidelity of<br />
the native to natural laws<br />
Eric Navet<br />
The so-called «primitive societies»,<br />
which should be better qualified «natural<br />
people», most often considered as «disappearing<br />
races», survived to ideologies and policies<br />
which aimed at their extinction, thanks<br />
to a way of thinking and being, a philosophy<br />
which considers man as a simple part of<br />
the Creation and not as «the Master of the<br />
Universe». This essential fidelity to Natural<br />
Laws proved to be stronger that all means<br />
employed to eradicate the Natural, in and out<br />
of the Man. From now we must ask ourselves<br />
if such a philosophy, which implies a total<br />
calling into question of the principles which<br />
lead the Industrial Civilization, is not the only<br />
one to guarantee the survival of our species<br />
and all living creatures...<br />
Fidelity in Acculturation:<br />
American Indians<br />
Alain Ercker<br />
Acculturation, loss or gain, impoverishment<br />
or enrichment ?<br />
Instead of monologue and genocide, one<br />
finds dialogue and relationships. Instead of<br />
infidelity due to acculturation, instead of<br />
aloofness and questioning, of betrayal of a<br />
long-standing culture, one can notice fidelity<br />
and permanency by the preservation,<br />
come what may, of communication and<br />
relationships. Oral cultures, cultures of the<br />
imaginary are, first and foremost, cultures<br />
of relationship.<br />
Mercy of rude streams:<br />
Eastern French Jews<br />
emigrating to America<br />
Anny Bloch<br />
Throughout the analysis of the Eastern<br />
French Jewish emigration to the United<br />
States, we underline the fact that emigrants<br />
can be both faithful and unfaithful, especially<br />
in the way of leaving their country as<br />
well in the way of being integrated in their<br />
new land. Most of them observe the legal<br />
and social rites of departure. Emigrating<br />
appears to be a rupture; being integrated a<br />
necessary adjustment to the the Southern<br />
society. The traditional family patterns, the<br />
minority status influence the relationship<br />
with the main social groups. The emigrants<br />
are very much concerned with becoming<br />
citizens, with conforming to the norms of<br />
their new country.<br />
Their new involvements hide their ties<br />
with their native land just for a time.<br />
Nevertheless, they care for genealogies,<br />
writing autobiographies, returning to the<br />
land of their ancestors, learning French,<br />
which are signs of a distant but still actual<br />
fidelity.<br />
In favour of a «Sociology<br />
of intervention»<br />
Gilles Herreros, André Kocher,<br />
Bernard Woehl<br />
Sociology established itself under the<br />
influence of positivism. In order to elaborate<br />
this field of research as a science, the<br />
founding fathers wanted to reject sensibility,<br />
experience, subjectivity for the benefit<br />
of objectivity.<br />
Nowadays in a rather different historical<br />
background, this sociological tradition<br />
gives no validity to the «intervention-sociology»,<br />
on its clinical side. The latter<br />
assumes that the field of research is the individual<br />
in pain. This science is questioned<br />
on the basis of «bricolage», resulting from<br />
a too close involvement of the researcher<br />
with the actors that the sociologist is investigating<br />
on.<br />
The authors inspired with the teachings<br />
given by the «sociology of innovation» suggest<br />
that the only science which can be available<br />
is «bricolée» and claim being scientific<br />
when they talk of clinical sociology.<br />
They assert that infidelity is necessary to<br />
the pure science inherited from a positivist<br />
tradition. They are in agreement with a new<br />
meaning of fidelity, being thus, faithful to the<br />
mind of the founders of the field when they<br />
were concerned with breaking up with the<br />
prevailing explanations of their times.<br />
Professionnal careers<br />
of technicians:<br />
fidelity in profession,<br />
fidelity in technics ?<br />
Emmanuelle Leclercq<br />
This article deals with professional<br />
careers of «bacchalaureat+2» graduates in<br />
industrial specialities : can we consider the<br />
definition of fidelity regarding a position or<br />
the technical or manual aspect of an activity<br />
?<br />
To achieve our aim, we will define the<br />
construction processes prevailing in the<br />
professional careers of the so-called «techniciens<br />
supérieurs» by analyzing the school<br />
period and the valorisation of the obtained<br />
graduation in professional life. Doing so we<br />
will pay particular attention to the definition<br />
of the social positions of this population and<br />
of the representations connected to them.<br />
Faithfulness and unfaithfulness<br />
in social life histories<br />
Myriam Klinger<br />
The whole construction of a social life<br />
history, from related experience to the<br />
narrative, is subject to the interpretation<br />
issue; it means that the narrator and the<br />
researcher are giving or being given a faithful<br />
or unfaithful <strong>des</strong>cription of sense.<br />
As speech is exploring the deepness of<br />
social factual experience and opening up<br />
conflicting worlds, the framing of experience<br />
is gradually being altered by narration,<br />
biographical adjustment and reflexiveness.<br />
To what extent will a researcher’s<br />
interpretation meet these constructions of<br />
experience?<br />
The issue remains insistent like the little<br />
scruples of faithfulness in life history ; each<br />
researcher-author will find his own response.<br />
How can one cure<br />
alcoholics: Genesis<br />
of an ambulatory structure<br />
Carole Thiry<br />
The article deals with the genesis of the<br />
«Centre d’Hygiène Alimentaire et<br />
d’Alcoologie», an ambulatory structure,<br />
which is composed of a staff of people<br />
belonging to various professions. It was<br />
officially made to detect and to listen to the<br />
excessive drinkers without heavy psychiatric<br />
problems, and was institutionalized<br />
by the circulaire from July 31st 1975 under<br />
the name of «Centre d’Hygiène<br />
Alimentaire». Its roots are found in the<br />
policy against alcoholism dating after the<br />
Second World War, which gave every<br />
attention to the autorities wishing to implement<br />
more coherent measures to put end to<br />
the damaging effects of this disease. Since<br />
the sensibilities changed, the medical pressure<br />
increased, the traditional plan of action<br />
to deal with alcoholism, that is to say psychiatry,<br />
appeared to be inadequate to answer<br />
the needs of some drinkers : the excessive<br />
drinkers. The «C.H.A» came to fill up<br />
this gap. A new «circulaire» from the 15th<br />
March 1983 named the center «Centre<br />
d’Hygiène Alimentaire et d’Alcoologie».<br />
***<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
192<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
193
Publications<br />
Ouvrages publiés par les membres<br />
de la Faculté <strong>des</strong> Sciences<br />
Sociales et <strong>des</strong> Laboratoires de<br />
Recherche<br />
Publications d’ouvrages ou<br />
collaboration (1994-1995)<br />
BELLIER Irène ”Une culture de la<br />
Commission Européenne ? De la rencontre <strong>des</strong><br />
cultures et du multilinguisme <strong>des</strong> fonctionnaires”,<br />
in Actes de la Table Ronde, Politiques<br />
Publiques en Europe, éd. l’Harmattan, organisée<br />
par P. Muller et J.L. Quermonne à la<br />
Fondation Nationale <strong>des</strong> Sciences Politiques,<br />
mars 1994.<br />
BIANQUIS-GASSER Isabelle L’art et la<br />
vigne, Le Verger, 191 p.<br />
BIHR Alain, PFEFFERKORN Roland,<br />
Déchiffrer les inégalités, éd. Syros, (Coll.<br />
Alternatives économiques), 1995, 576 p.<br />
BLOCH Anny, ERCKER Alain (sous la<br />
dir. d’Andrée CORVOL), La forêt malade,<br />
L’Harmattan, 1994, 284 p.<br />
BLOCH Anny, Une revendication paysagère,<br />
l’arbre dans la ville in Réflexions sur la<br />
ville, Strasbourg, Club Alsace, Culture et<br />
Démocratie, Jacques Peirotes, 1995.<br />
BLOCH Anny, ERCKER Alain, Au-delà<br />
<strong>des</strong> frontières, la construction de l’imaginaire<br />
social : à propos du dépérissement <strong>des</strong> forêts”,<br />
in Limites, seuils et passages, Maison <strong>des</strong><br />
Sciences de l’Homme, Paris, (à paraître).<br />
BLOCH Anny, FRAYSSENGE Jacques,<br />
Les êtres de la brume et de la nuit, Les Editions<br />
de Paris (nv. éd.), (Ethnologie), 1994, 218 p.<br />
BRETON Philippe, A l’image de l’homme,<br />
Seuil, Paris, (Coll. Science ouverte), (à paraître<br />
septembre 1995).<br />
BRETON Philippe (collab. Serge Proulx),<br />
L’explosion de la communication, la naissance<br />
d’une nouvelle idéologie, La Découverte/Ed.<br />
Boréal, Paris/Montréal, (Coll. Sciences et<br />
société), seconde édition revue et augmentée.<br />
Ouvrage traduit en espagnol, en arabe, en russe<br />
en vietnamien.<br />
BRETON Philippe, L’Etat du Monde en 1945,<br />
Paris, éd. La Découverte, 1994, “L’aviation, arme<br />
privilégiée de la guerre à distance” ; “Du projet<br />
Manhattan à la bombe d’Hiroshima”; “Changement<br />
de statut pour la science et les chercheurs”.<br />
BRETON Philippe, le tramway de<br />
Strasbourg, une politique en site propre ?, in<br />
Réflexions sur la ville, Strasbourg, Club Alsace,<br />
Culture et Démocratie, Jacques Peirotes, 1995.<br />
DENIS Marie-Noële, Le mobilier rural<br />
alsacien, Thionville, éd. Klopp, (à paraître en<br />
octobre 1995).<br />
DENIS Marie-Noële, Vie et mort en Alsace<br />
au XVIII e et au XIX e siècles : l’exemple de la<br />
paroisse de Bosselshausen (Pays de Hanau),<br />
Strasbourg, éd. <strong>des</strong> Société Savantes, (à<br />
paraître en octobre 1995).<br />
DENIS Marie-Noële, Les souvenirs de<br />
conscription en Alsace, témoins d’un culte<br />
civique domestique”, in Cultures et folklores<br />
républicains, (dir. M. Agulhon), Paris, éd. du<br />
CTHS, 1995.<br />
DENIS Marie-Noële, ”La religion familiale<br />
dans la maison traditionnelle d’Alsace” in<br />
Ethnologie <strong>des</strong> faits religieux en Europe, (dir. N.<br />
Belmont et F. Lautmann), Paris, éd. du CTHS, 1994.<br />
DENIS Marie-Noële,”l’Alsace, les vendanges<br />
à Hunawihr” in La France rurale, Paris,<br />
éd. Scala, (à paraître en décembre 1995).<br />
DENIS Marie-Noële, les ”fêtes et manifestations<br />
dans la ville impériale de Strasbourg<br />
(1870-1918), espaces dissociés et identités en<br />
conflit”. in Fêtes et identité de la ville, (dir. M.F.<br />
Guensquin), éd. du CTHS, (à paraître en 1995).<br />
DENIS Marie-Noële, ”Maisons et frontières.<br />
Une étude de l’habitat rural sur les marches de l’est”.<br />
in Seuils, limites et passages, (dir. F. Raphaël), éd.<br />
de la Maison <strong>des</strong> Sciences de l’Homme, (à paraître).<br />
ERNY Pierre (collab. Nambala KANTE),<br />
Forgerons d’Afrique Noire, L’Harmattan, 1994.<br />
ERNY Pierre, LUTZ-FUCHS Dominique,<br />
Psychothérapie <strong>des</strong> femmes africaines (Mali),<br />
L’Harmattan, 1994, (Santé, Société et<br />
Cultures), 225 p.<br />
ERNY Pierre, Rwanda 1994. Clés pour<br />
comprendre le calvaire d’un peuple,<br />
L’Harmattan, 1994, 255 p.<br />
GUEUNIER Noël-Jacques, Les chemins de<br />
l’Islam à Madagascar, L’Harmattan, 1994,<br />
191 p.<br />
GUEUNIER Noël-Jacques, L’oiseau chagrin,<br />
contes comoriens, Paris, Peeters, 1994, 394<br />
p.<br />
HERBERICH-MARX Geneviève, ”La petite<br />
image de piété, découvreuse impudique <strong>des</strong><br />
secrets de l’âme”, (en collab. F. RAPHAEL), in<br />
Ethnologie <strong>des</strong> faits religieux en Europe, (sous<br />
la dir. de N. Belmont, F. Lautman), Paris, CTHS.<br />
HINTERMEYER Pascal, IGERSHEIM<br />
Jacqueline, RAPHAEL Freddy, HERBERICH-<br />
MARX Geneviève, Les jeunes face au sida,<br />
Presses Universitaires de Strasbourg, 1994, 108 p.<br />
HINTERMEYER PASCAL, ”Réflexions<br />
sur le lien social” in IIIe Rencontre de Nantes,<br />
Nantes, Accord, 1995.<br />
JONAS Stéphane, GERARD Annelise,<br />
DENIS Marie-Noële, WEIDMANN Francis,<br />
Strasbourg, capitale du Reischland Alsace-<br />
Lorraine et sa nouvelle université. 1871-1918,<br />
éd. Oberlin, 1995, 281 p.<br />
JONAS Stéphane, Le Mulhouse industriel :<br />
un siècle d’histoire urbaine : 1740-1848, 2 tomes,<br />
l’Harmattan, (Ville et entreprise), 1995, 500 p.<br />
MECHIN Colette, ”Frontière <strong>des</strong> dialectes<br />
et frontières <strong>des</strong> usages”, in Limites, seuils et<br />
passages, Maison <strong>des</strong> Sciences de l’Homme,<br />
Strasbourg (à paraître).<br />
MECHIN Colette, ”Des maisons sous la<br />
roche”, in Hommage à Xavier de Planhol,<br />
Sorbonne, Paris, (à paraître).<br />
MECHIN Colette, ”Les coucous du printemps”<br />
in Langage sifflé, p. 7-13, GEMP - La<br />
Talvera, 1995, 133 p.<br />
MOHIA-NAVET Nadia, Les thérapies traditionnelles<br />
dans la société kabyle, L’Harmattan, 268<br />
p.<br />
De MONTLIBERT Christian, L’impossible<br />
autonomie de l’architecte : sociologie de la<br />
production architecturale, Presses<br />
Universitaires de Strasbourg, 1995, 227 p.<br />
NAVET Eric (collab. Nadia MOHIA), Une<br />
sociologie <strong>des</strong> identités est-elle possible ?,<br />
(sous la dir. de Suzy GUTH), Tome III,<br />
L’Harmattan, 241 p.<br />
RAPHAEL Freddy, ”Les Juifs en France, de<br />
la Révolution à la fin du XIX e , in, Mille ans de<br />
culture askhenaze, (sous la dir. de J. Baumgarten,<br />
R. Ertel), éd. Liana Levi, Paris, 1994, 658 p.<br />
RAPHAEL Freddy, Elles ont travaillé de la<br />
coiffe, miniguide pour l’Ecomusée d’Alsace,<br />
Ungersheim.<br />
RAPHAEL Freddy, ”La frontière dans les<br />
têtes”, in Ferveurs contemporaines, textes<br />
d’anthropologie urbaine, éd. l’Harmattan, Paris.<br />
RAPHAEL Freddy, Vivre jusqu’à la<br />
mort”, Vieillir a-t-il un sens ? (sous la dir. de<br />
B. Kaempf, J.F. Collange), Presses<br />
Universitaires de Strasbourg .<br />
RAPHAEL Freddy, ”Josouillet Rabat-<br />
Joie”, ”Etude de judéo-alsacien” in West-jiddisch.<br />
Le Yiddish Occidental, Astrid Starck,<br />
Aaran.<br />
RAPHAEL Freddy, ”La communauté juive<br />
de France entre fidélité créatrice et repli frileux”,<br />
in Religions sans frontières, 1994,<br />
Rome, La Sapienza.<br />
STEUDLER François, ”L’image sociale de<br />
l’alcool”, in L’insertion sociale, (sous la dir. de<br />
Suzy GUTH), l’Harmattan, 1994, 291 p.<br />
STEUDLER François, ”Rôle <strong>des</strong> professionnels<br />
et autres partenaires institutionnels<br />
dans la gestion <strong>des</strong> systèmes de santé”, in<br />
Systèmes de santé français et américain :<br />
orientations et enjeux, French American<br />
Foundation, Institut La Boétie, Paris, 13-14<br />
décembre 1993, Paris et New-York, French-<br />
American Foundation, 1994.<br />
STEUDLER François, ”Aspects sociologiques<br />
de l’évaluation en matière de santé”,<br />
L’évaluation médicale. Du concept à la pratique<br />
(sous la dir. de Y. Matillon), Paris,<br />
Flammarion, 1994.<br />
WATIER Patrick, De l’objectivation à la<br />
subjectivation : Science et connaissance, in Le<br />
réenchantement du monde, (sous la dir. Pierre<br />
TACUSSEL), L’Harmattan, (Coll. Mutation et<br />
complexité), 1994, 295 p.<br />
WATIER Patrick, ”Le conflit <strong>des</strong> intelligibilités”,<br />
in Actes du Colloque Sociologies IV,<br />
(sous la dir. de P. TACUSSEL), Montpellier,<br />
Ed. L’Harmattan, 1994, T. II, pp. 53-67.<br />
WATIER Patrick, ”La confiance et les sentiments<br />
psycho-sociaux dans la sociologie de<br />
Simmel”, Annals of the International Institute<br />
of Sociology/Annales de l’Institut International<br />
de Sociologie, Congrès du Centenaire 21-<br />
25 juin 1993, Sorbonne, Paris, nouvelle série,<br />
Vol. IV, sous presse, 1995.<br />
WATIER Patrick, ”Présentation” du<br />
Volume IV, 1994, Annales de l’Institut<br />
International de Sociologie, Congrès du<br />
Centenaire 21-25 juin 1993, Sorbonne, Paris,<br />
nouvelle série, Vol. IV, (sous presse, 1995).<br />
WATIER Patrick, ”Les modifications <strong>des</strong><br />
groupes et l’individualisation”, in G. Simmel et<br />
la ville (sous la dir. de J. Rémy),<br />
éd. l’Harmattan, Paris, 1995.<br />
WATIER Patrick, ”La sociologie de la<br />
connaissance de G. Simmel”, in Livre d’hommage<br />
à J. Rémy (sous la dir. de L. Voyé), (à<br />
paraître 1995).<br />
WATIER Patrick, ”La compréhension chez<br />
G. Simmel et M. Weber”, in G. Simmel, penseur<br />
<strong>des</strong> normes <strong>sociales</strong>, Ed. L. Gillard,<br />
L’Harmattan, Paris, (à paraître 1995). (Actes<br />
du Colloque : Simmel, penseur <strong>des</strong> normes<br />
<strong>sociales</strong>, Centre de recherches historiques,<br />
E.H.E.S.S.-CNRS, 16/17 décembre 1993,<br />
Carré <strong>des</strong> Sciences, Paris).<br />
WATIER Patrick, Compréhension, savoir<br />
commun et confiance, Paris, Méridiens<br />
Klincksieck, mai 1995.<br />
<strong>Revue</strong>s<br />
Cultures et sociétés (CEMRIC), n° 1, 1994,<br />
Droit et chiffres de la nationalité, 65 p. ; n° 4,<br />
1994, Identités de groupes, stéréotypes et relations<br />
humaines, 81 p.<br />
Regards sociologiques (dir. Ch. de<br />
Montlibert), n° 7, 1994, Sur la politique 2,<br />
90 p. ; n° 8, 1994, Sur l’économie, 116 p.<br />
Avancées (dir. F. Raphaël), n° 2, Image de<br />
soi, image de l’autre. La France et l’Allemagne<br />
en miroir. Maison <strong>des</strong> Sciences de l’Homme,<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
194<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
195
<strong>Revue</strong> n° 22<br />
“Fidélités, Infidélités”<br />
Prologue<br />
4 • Stéphane Jonas Itinéraire d’un sociologue transfrontières 10 • Philippe<br />
Lacoue-Labarthe La forme toute oublieuse de l’infidélité 14 • Pierre Erny<br />
Éléments pour une phénoménologie de la fidélité<br />
Fidélités, Infidélités face au pouvoir<br />
26 • Christian de Montlibert La sociologie de la politique une hérésie? 31 • Pascal<br />
Hintermeyer, Daniel Ramelet Symbolique de la fidélité dans l’institution militaire<br />
36 • Elisabeth G. Sledziewski Intellectuels, <strong>des</strong> fidélités mal récompensées<br />
Victor Brauner,<br />
Logos et les trois matières, 1962,<br />
Huile sur toile, 100 x 81 cm.<br />
Legs de Mme Jacqueline<br />
Victor Brauner, 1988.<br />
© Musées de Strasbourg<br />
Histoire, mémoires, pratiques religieuses<br />
42 • Eve Cerf-Horowicz L’Adieu à une enfant défunte 50 • Sylvie Maurer Fidélité<br />
aux écritures saintes 56 • Michèle Wolff - Werner Enninger Les mennonites français,<br />
infidélité apparente<br />
L’Amour, les jeunes, la famille, la cité<br />
62 • Mohammed Chehhar L’art d’aimer <strong>des</strong> courtois 70 • Pascal Hintermeyer -<br />
Jacqueline Igersheim La fidélité chez les jeunes 77 • Marie-Noële Denis Fidélités<br />
familiales et innovations, les manières de table en Alsace depuis le XVIII e siècle<br />
81 • Brigitte Fichet Familles portugaises continuités ou ruptures entre<br />
les générations 87 • Marie-Noële Denis Évolution sociale dans la cité-jardin<br />
du Stockfeld (1911-1937)<br />
Territoires de la fidélité<br />
94 • Eric Navet La tradition ou la fidélité du naturel au naturel 100 • Alain Ercker<br />
La fidélité dans l’acculturation : les Amérindiens 110 • Anny Bloch A la merci de<br />
courants violents : Les émigrés juifs de l’Est de la France aux États-Unis *<br />
Sociologie: tradition et infidélités<br />
122 • Gilles Herreros-André Kocher-Bernard Woehl Pour une sociologie clinique<br />
130 • Emmanuelle Leclercq Les trajectoires professionnelles <strong>des</strong> BTS<br />
industriels fidélité au métier, fidélité à la technique? 136 • Myriam Klinger Fidélité<br />
et infidélité dans les histoires de vie sociale<br />
Thèse et recherche<br />
144 • Carole Thiry Comment soigner les mala<strong>des</strong> alcooliques? Genèse d’une<br />
structure légère 150 • Marie-Madeleine Courtoisier Le Lièvre de Pâques<br />
159 • François Boespflug-Françoise Dunand Faire ou ne pas faire? Une journée<br />
d’étude sur l’enseignement <strong>des</strong> religions<br />
167 • Lu, à lire<br />
I.S.N.N. 0336-1578. Université <strong>des</strong> Sciences Humaines de Strasbourg