SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales
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PHILIPPE LACOUE-LABARTHE<br />
La forme toute oublieuse<br />
de l’infidélité<br />
Dans l’une de ses proses<br />
philosophiques les plus<br />
hautes et les plus difficiles,<br />
dans les Remarques<br />
qui accompagnaient<br />
sa traduction de Sophocle,<br />
Hölderlin, à propos<br />
de l’Œdipe-roi, établit<br />
l’énigmatique rapport qui lie la<br />
fidélité, en son essence,<br />
à l’infidélité.<br />
Philippe Lacoue-Labarthe<br />
Faculté de Philosophie<br />
Après avoir déduit d’une définition<br />
générale de la «présentation du<br />
tragique» (Darstellung <strong>des</strong><br />
Tragischen) la structure antagonique ou<br />
contradictoire, dans son développement, de<br />
la tragédie (structure dont rend compte la<br />
formule: «Tout est discours contre discours,<br />
chacun supprimant l’autre»), Hölderlin<br />
enchaîne de la manière suivante (1) :<br />
Tout cela en tant que langue pour un<br />
monde, où parmi la peste et le dérèglement<br />
du sens, et un esprit de divinisation partout<br />
exacerbé, en un temps de désoeuvrement, le<br />
Dieu et l’homme, afin que le cours du<br />
monde n’ait pas de lacune, et que la mémoire<br />
de ceux du ciel n’échappe pas, se<br />
communiquent dans la forme toute<br />
oublieuse de l’infidélité, car l’infidélité<br />
divine, c’est elle qui est le mieux à retenir.<br />
En un tel moment, l’homme oublie, soimême<br />
et le Dieu, et se détourne, certes de<br />
sainte façon, comme un traître. A la limite<br />
extrême de la passion (Leiden), il ne reste<br />
en effet plus rien que les conditions du<br />
temps ou de l’espace.<br />
A cette limite, il oublie, l’homme, soimême,<br />
parce qu’il est tout entier à l’intérieur<br />
du moment; le Dieu, parce qu’il n’est<br />
rien que temps; et de part et d’autre on est<br />
infidèle, le temps parce qu’en un tel moment<br />
il vire catégoriquement, et qu’en lui début<br />
et fin ne se laissent plus du tout accorder<br />
comme <strong>des</strong> rimes; l’homme, parce qu’à<br />
l’intérieur de ce moment, il lui faut suivre<br />
le détournement catégorique, et qu’ainsi,<br />
par la suite, il ne peut plus en rien s’égaler<br />
à la situation initiale.<br />
Ainsi se dresse Hémon dans Antigone.<br />
Ainsi Œdipe lui-même au coeur de la tragédie<br />
d’Œdipe.<br />
Ce texte n’est pas seulement difficile<br />
parce qu’il est elliptique; ni non plus parce<br />
que les références ou les allusions à Kant<br />
(«conditions du temps ou de l’espace»,<br />
«détournement catégorique») demeurent<br />
parfaitement obscures tant que l’on n’a pas<br />
pris la mesure précise de l’usage que<br />
Hölderlin, aux fins apparemment d’une<br />
poétique, faisait de Kant - «le Moïse de<br />
notre nation» avait-il dit (et, cela devrait<br />
éveiller l’attention, il savait ce qu’il disait).<br />
Ce texte est encore difficile parce que ce<br />
qu’il expose en réalité, c’est une théologie,<br />
et que cette théologie est tout à fait singulière,<br />
sans exemple dans la tradition: ce<br />
n’est pas une «théologie négative» ou une<br />
théologie du Deus absconditus; ce n’est pas<br />
non plus, comme - de manière différente -<br />
chez Hegel et chez Nietzsche, une théologie<br />
post-luthérienne du «Dieu (lui-même)<br />
est mort». C’est une «autre» théologie.<br />
Toutefois, il ne s’agit pas, comme on s’est<br />
précipité à le croire, d’une théologie<br />
«inouïe»; mais bien plutôt d’une tentative<br />
de restitution - ou d’«invention» - de la<br />
théologie <strong>des</strong> Grecs, que les Grecs euxmêmes<br />
- ceux d’avant Platon et Aristote, qui<br />
«disposent» un peu trop au christianisme<br />
institué - n’ont jamais pris le soin d’expliciter<br />
comme telle.<br />
La tragédie, pour Hölderlin, la tragédie<br />
sophocléenne - et en elle, exemplairement,<br />
les deux tragédies symétriquement antagoniques<br />
d’Œdipe et d’Antigone -, est le document,<br />
ou le monument, de cette théologie.<br />
Ou si l’on préfère: Œdipe-roi et Antigone<br />
sont le testament <strong>des</strong> Grecs: là s’atteste en<br />
effet l’expérience grecque du divin,<br />
laquelle, selon la loi de l’Histoire que, bien<br />
avant la (re)fondation chrétienne, elle institue,<br />
retentit jusqu’à nous.<br />
Pour le comprendre il faut se reporter à<br />
la définition initiale que donne Hölderlin du<br />
tragique. Il écrit ceci:<br />
La présentation du tragique repose principalement<br />
sur ceci que le monstrueux (das<br />
Ungeheure) comment le Dieu-et-homme<br />
s’accouple, et comment, sans limite, la puissance<br />
de la nature et le tréfonds de l’homme<br />
deviennent Un dans la fureur, se conçoit<br />
par ceci que le devenir-un illimité se purifie<br />
par une séparation illimitée.<br />
Il n’est pas trop difficile, cette fois, de<br />
percevoir ici l’écho, même déformé, de deux<br />
<strong>des</strong> catégories majeures de la Poétique<br />
d’Aristote: l’hubris et la katharsis. Chez<br />
Aristote, on le sait, ces catégories sont purement<br />
«techniques»: l’hubris, démesure ou<br />
transgression, est à la fois un trait déterminant<br />
de l’ethos tragique et le ressort primitif<br />
du drame, de l’action (c’est la faute tragique<br />
par excellence); la katharsis, purification<br />
(rituelle) ou purgation (homéopathique, sur<br />
le modèle hippocratique), qui est une catégorie<br />
fonctionnelle, désigne l’effet attendu de<br />
la tragédie (la «guérison» <strong>des</strong> affects, terreur<br />
et pitié, qu’elle suscite par la (re)présentation<br />
- mimèsis - <strong>des</strong> «actions <strong>des</strong> hommes»).<br />
Hölderlin, lui, les soumet à une réélaboration<br />
proprement métaphysique, théologico-spéculative.<br />
Bien qu’il interprète encore la tragédie<br />
en termes de mimèsis (de Darstellung),<br />
celle-ci n’est plus la (re)présentation <strong>des</strong><br />
pragmata mais celle du tragique lui-même<br />
en son essence, c’est-à-dire de l’expérience<br />
ou de l’épreuve du divin. Par voie de conséquence,<br />
la katharsis n’est plus du tout une<br />
catégorie fonctionnelle: c’est l’issue, en<br />
mode religieux, rituel et sacrificiel, de<br />
l’hubris (ce qui explique qu’elle soit interne<br />
au muthos, à la fable, et qu’elle entre dans la<br />
signification de la tragédie).<br />
En quoi consiste l’hubris, la transgression?<br />
Hölderlin l’énonce crûment: dans<br />
l’accouplement (sich paaren) de l’homme<br />
et du Dieu. C’est, littéralement, l’expérience<br />
de l’enthousiasme, de l’unendliche<br />
Begeisterung, disent les Remarques sur<br />
Antigone, de l’«infinie possession par<br />
l’esprit». Bien avant Nietzsche, mais à peu<br />
près en même temps que Friedrich Schlegel,<br />
Hölderlin soupçonne chez les Grecs, dans<br />
leur nature originelle (l’élément oriental,<br />
dit-il), une sauvagerie et une violence, une<br />
fureur «mystiques», nous dirions probablement<br />
aujourd’hui: une disposition à la<br />
transe. La folie grecque, la mania dont parlait<br />
Platon, est la folie de Dieu. Ce qui veut<br />
dire également, et c’est bien de la sorte que<br />
l’entend aussi Hölderlin, la folie méta-physique<br />
elle-même. L’hubris est la transcendance<br />
in-finie, il-limitée, dans l’acception<br />
active du mot «transcendance»: c’est, en<br />
effet, la transgression - du fini (par où du<br />
reste commence à s’expliquer la référence<br />
obstinée à Kant).<br />
Or une telle transgression est l’impossible<br />
même. Dans le bref commentaire dont<br />
il accompagne l’un <strong>des</strong> neuf fragments de<br />
Pindare qu’il traduit à la même époque, Le<br />
plus haut, Hölderlin l’énonce de manière<br />
limpide. Le fragment dit:<br />
Le statut la loi, <br />
De tous le roi, mortels et<br />
Immortels; voilà qui mène pour<br />
cette raison puissamment<br />
La plus juste justice de la plus haute<br />
main.<br />
Et Hölderlin commente:<br />
L’immédiat, pris en toute rigueur, est<br />
pour les mortels impossible, comme pour<br />
les immortels.<br />
Mais la médiateté rigoureuse est le statut<br />
.<br />
Dans le lexique qui est celui déjà de<br />
l’onto-théologie dialectique-spéculative,<br />
alors en voie de formation, cela porte sans<br />
détour l’affirmation inconditionnée (la Loi,<br />
ou en langage kantien, l’impératif catégorique)<br />
de la nécessité de la limite - ou de la<br />
mesure, comme le répètent tant de poèmes.<br />
En sorte que si, dans le registre proprement<br />
théologique de la tragédie, l’hubris, le<br />
«devenir-Un illimité [...] dans la fureur»,<br />
n’est ni plus ni moins que sacrilège, ou<br />
impiété, la Loi de la médiateté commande<br />
la purification: la «séparation illimitée». La<br />
tragédie, autrement dit, est la présentation<br />
de la Loi. Le commandement de l’impiété<br />
par l’obligation même de la fidélité.<br />
Hölderlin appelle cela: la Révolution, et<br />
nous en sommes toujours là.<br />
D’une telle présentation, à vrai dire,<br />
Hölderlin donne deux versions. Celle que<br />
nous venons de lire, à propos d’Œdipe. Une<br />
seconde, identique quant à la structure mais<br />
notablement différente quant au «résultat»,<br />
à propos d’Antigone. La voici, elle permet<br />
d’éclairer ce qui se passe avec Œdipe:<br />
La présentation du tragique repose,<br />
comme il a été indiqué dans les Remarques<br />
sur Œdipe, sur ceci que le Dieu immédiat,<br />
tout un avec l’homme (car le Dieu d’un<br />
apôtre est plus médiat, est l’entendement le<br />
plus haut au sein de l’esprit le plus haut),<br />
que l’infinie possession par l’esprit, en se<br />
séparant salutairement <br />
se saisit d’elle-même infiniment, c’està-dire<br />
en <strong>des</strong> oppositions, dans la<br />
conscience qui supprime (aufhebt) la<br />
conscience, et que le Dieu est présent dans<br />
la figure de la mort.<br />
Cette version de la purification tragique<br />
est proprement grecque: violente et brutale<br />
(la parole grecque, est-il dit plus loin, est<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
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