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Revue des sciences sociales

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D’UN POPULISME, L’AUTRE...<br />

59<br />

cipaient à la propagande <strong>des</strong> idées socialistes<br />

et ainsi jetèrent les bases idéologiques<br />

du populisme. Si Herzen exhortait les<br />

jeunes révolutionnaires à se consacrer intégralement<br />

à la cause du peuple, à cultiver<br />

l’esprit de sacrifice et de renoncement,<br />

Bakounine, quant à lui, allumait et entretenait<br />

l’idéal et la flamme révolutionnaire<br />

dans leur cœur. C’est avec Herzen et<br />

Bakounine l’exalté, à la passion politique<br />

extrémiste et anarchisante, que devait naître<br />

«le populisme en tant qu’idéologie révolutionnaire <strong>des</strong><br />

paysans et d’une classe dirigeante capable de défendre<br />

leurs intérêts et leurs traditions en se fondant volontairement<br />

en eux 3 ». Voici comment Herzen<br />

avait diagnostiqué la situation en Russie<br />

tsariste, dressé le portrait psychologique et<br />

défini la tâche essentielle réservée aux<br />

futurs révolutionnaires : «Le peuple souffre<br />

beaucoup ; sa vie est dure ; il est rempli d’une haine<br />

intense, et il pressent, de toute sa passion, qu’il y aura<br />

bientôt du changement. Il n’attend pas <strong>des</strong> ouvrages<br />

déjà tout prêts, mais la révélation de ce qui fomente<br />

secrètement dans son âme. Il n’attend pas <strong>des</strong> livres,<br />

mais <strong>des</strong> apôtres, <strong>des</strong> hommes dans lesquels coïncident<br />

la foi, la volonté, la conviction et la force, <strong>des</strong><br />

hommes qui ne se séparent jamais de lui, <strong>des</strong> hommes<br />

qui ne proviennent pas de lui, mais qui agissent en<br />

lui et avec lui, avec une foi évidente et in<strong>des</strong>tructible,<br />

avec un engagement que rien ne pourra distraire.<br />

Celui qui se sent assez proche du peuple, parce qu’il<br />

s’est libéré de l’ambiance de la civilisation artificielle<br />

après l’avoir reconsidérée et détruite au fond de luimême<br />

(...) alors celui-là pourra parler au peuple, et<br />

il devra le faire 4 ».<br />

Ainsi s’exprime, dans la seconde moitié<br />

du XIX e siècle, le messianisme social du<br />

populisme dans cette Russie qui, comme<br />

restée à l’écart de l’histoire occidentale,<br />

était économiquement arriérée et politiquement<br />

attardée. En effet, sous Nicolas 1 er , le<br />

plus <strong>des</strong>potique <strong>des</strong> souverains de l’Europe<br />

d’alors, le servage, base fondamentale de la<br />

vie russe, enserrait les paysans. Rien n’était<br />

fait pour annoncer la fin de ce fait devenu au<br />

fil <strong>des</strong> siècles contre nature — et les intellectuels<br />

voyaient dans la condition serve un<br />

mal essentiel. Les problèmes sociaux<br />

étaient de plus en plus aigus et sans espoir<br />

de solution. De plus, les conflits entre paysans,<br />

nobles et Etat étaient vécus au quotidien<br />

: l’intensification <strong>des</strong> troubles, <strong>des</strong><br />

actes d’insubordination et de rébellion était<br />

à son comble durant les deux décennies qui<br />

précédèrent la révolution de 1848. Tous les<br />

facteurs d’une profonde crise sociale se<br />

trouvaient réunis. De partout, dans<br />

l’immense Russie, se pouvait entendre le<br />

murmure grandissant de la révolte, le grondement<br />

de la vague pour la liberté ; signe<br />

annonciateur d’une explosion brutale. C’est<br />

dans ce climat de tension extrême que commença<br />

la lente et durable pénétration <strong>des</strong><br />

idées socialistes dans l’intelligentsia, liée à<br />

la cause du peuple. L’idéalisation du peuple<br />

sera si bien construite et tellement prégnante<br />

que l’intelligentsia cultivera et entretiendra<br />

une sorte de mystique du peuple.<br />

Mais ce peuple, qui est-il ? Que représente-t-il<br />

dans la réalité russe ? Car la<br />

notion de peuple est ambivalente. Elle peut<br />

désigner tantôt les citoyens d’une même<br />

nation, en cette acception on parlera du<br />

peuple français, du peuple allemand ; tantôt,<br />

d’une façon plus réductrice et exclusive,<br />

les exploités de toutes conditions, c’est le<br />

cas <strong>des</strong> classes populaires, du prolétariat,<br />

de la paysannerie ou <strong>des</strong> ouvriers. Le mot<br />

« peuple » découpe autant qu’il unit. Il est,<br />

par synecdoque, à la fois la partie et le tout.<br />

D’où la difficulté de savoir avec exactitude<br />

de quoi il est question lorsque l’on<br />

convoque de façon intempestive la catégorie<br />

peuple dans un discours donné. Le terme<br />

« peuple », référent nécessaire de tout politique,<br />

fonctionne comme un concept-écran,<br />

chacun pouvant, au fond, y mettre ce qu’il<br />

entend ; et comme tel, il est aussi bien utilisable<br />

par l’idéologie de droite que par celle<br />

de gauche. Ce terme « peuple » est un caméléon<br />

conceptuel.<br />

Dans la réalité de l’histoire russe, le paysan<br />

est le personnage essentiel : la Russie<br />

est d’abord un pays de paysans par excellence,<br />

affirme Pierre Pascal dans Civilisation<br />

paysanne en Russie (Lausanne, 1969) : économiquement<br />

misérables, les paysans formaient<br />

plus <strong>des</strong> neuf dixièmes de la population.<br />

Ils constituent la base même de la vie<br />

russe si bien qu’on identifie aisément les<br />

masses paysannes avec le peuple : le peuple<br />

désigne de façon quasi exclusive les paysans.<br />

Il est donc fondé d’utiliser le syntagme<br />

peuple-paysan. Le problème paysan sera la<br />

question fondamentale et vitale de la<br />

Russie ; la seule question qui déterminera le<br />

devenir et le <strong>des</strong>tin de toute la Russie. Ainsi<br />

le peuple, c’est-à-dire la masse anonyme<br />

<strong>des</strong> paysans, sera au cœur (et pour cause)<br />

de toute la littérature populiste : les œuvres<br />

de Nekrassov, Rechetnikov, Uspenski,<br />

Melnikov en portent témoignage. Et lorsque<br />

l’organisation populiste révolutionnaire<br />

Zemlja i Volja se scinde sur la question du terrorisme<br />

comme arme de lutte, c’est encore<br />

dans la référence au vocabulaire paysan que<br />

les deux groupes nouveaux se trouvent un<br />

nom : Tcherney Perediel (Le Partage Noir ou Le<br />

Partage Général), Narodnaïa Volja (La Volonté<br />

du Peuple ou La Liberté du Peuple). Réalité<br />

incontournable, la paysannerie est en vérité<br />

une donnée fondamentale dont on peut difficilement<br />

faire l’économie. Des populistes,<br />

elle sera considérée comme la force révolutionnaire<br />

par excellence et le Mir, le point de<br />

départ pour la réalisation du socialisme<br />

dans la mesure où très précisément cette<br />

communauté agraire porte en elle un germe<br />

de socialisme futur.<br />

Nourris <strong>des</strong> idées socialistes, les points<br />

fondamentaux du populisme russe s’articulent<br />

autour <strong>des</strong> thèmes suivant : «Méfiance à<br />

l’égard de toute démocratie en général, croyance en<br />

la possibilité d’un développement autonome du socialisme<br />

en Russie, foi dans le rôle futur de l’Obscina<br />

(la commune paysanne, nous précisons),<br />

nécessité de créer un type de révolutionnaire qui, brisant<br />

individuellement ses liens avec le monde qui<br />

l’entourait, se consacrerait au peuple et pénétrerait<br />

en lui 5 ».<br />

Les populistes ont essayé de tirer <strong>des</strong><br />

leçons de l’industrialisation capitaliste qui<br />

a entraîné la prolétarisation de millions de<br />

travailleurs dans les pays d’Europe occidentale.<br />

Ainsi, grâce à la commune paysanne et<br />

à ces artèles (artisanat organisé en communauté),<br />

ils pensent atteindre le socialisme<br />

sans passer par le stade du capitalisme qui<br />

engendre nécessairement une bourgeoisie<br />

possédante/exploiteuse et qui crée par suite<br />

un immense prolétariat, transforme l’être<br />

humain en esclave et en fait <strong>des</strong> hommeschameaux,<br />

c’est-à-dire <strong>des</strong> manœuvres<br />

fournissant un travail harassant. Le progrès<br />

social et économique n’étant pas lié à la<br />

révolution industrielle, la prolétarisation est<br />

inessentielle à la Russie. La Russie se devait<br />

de sauter par-<strong>des</strong>sus le stade capitaliste du<br />

Nistor Coita, Agglomération III 1982, Estampe FRAC, Alsace.<br />

développement social. Cependant, les<br />

marxistes russes, farouchement opposés<br />

aux révolutionnaires populistes, défendaient<br />

la thèse de la nécessaire et inévitable<br />

phase du capitalisme qui engendrerait le<br />

prolétariat, développerait la classe ouvrière,<br />

la seule classe libératrice de laquelle «viendra<br />

un jour le salut ». Pour eux, le capitalisme<br />

est la seule voie qui mène à un état socialiste,<br />

ce qui imposait la transformation du<br />

paysannat en prolétariat.<br />

Mais les paysans pouvaient-ils réellement<br />

voir dans la lutte <strong>des</strong> populistes contre<br />

la propriété foncière et contre la monarchie<br />

tsariste une illustration de la défense de<br />

leurs intérêts et de leurs habitu<strong>des</strong> ?<br />

L’accueil <strong>des</strong> paysans pouvait-il être à la<br />

mesure de l’attente quasi messianique <strong>des</strong><br />

populistes ? Rien n’est moins certain.<br />

En tout cas, à l’appel <strong>des</strong> populistes<br />

révolutionnaires d’une union de l’intelligentsia<br />

— le prolétariat intellectuel — avec<br />

le peuple, naquit spontanément le mouvement<br />

«aller au peuple » (d’où le vocable populiste<br />

!) qui sera considéré comme le printemps<br />

du populisme. Par ce mouvement, il<br />

s’agissait pour les intellectuels révolutionnaires<br />

qui parlent tellement du peuple sans<br />

pour autant le connaître suffisamment,<br />

d’aller vivre et souffrir avec/pour le peuple et<br />

seulement pour le peuple, à l’égard duquel<br />

ils ont tous un devoir de sacrifice en retour :<br />

servir le peuple de toutes ses facultés<br />

s’imposait comme un absolu indépassable.<br />

Ce mouvement «aller au peuple », véritable<br />

acte de «rousseauisme collectif » 6 , par sa fraîcheur,<br />

sa candeur, fut un populisme intégral<br />

de totale consécration au peuple. L’objectif<br />

«d’aller au peuple » était noble, humble et<br />

plein de dévouement : il ne s’agissait pas<br />

tant d’aller instruire les paysans que<br />

d’apprendre soi-même à vivre la vie <strong>des</strong> paysans<br />

dans un état d’esprit inspiré de<br />

Rousseau et <strong>des</strong> autres socialistes utopiques.<br />

Le mot d’ordre «aller au peuple »<br />

n’était pas un simple slogan théorique car,<br />

dans sa pratique, c’étaient <strong>des</strong> vies<br />

humaines qui étaient engagées : aller au<br />

peuple, c’était aussi se sacrifier à son service<br />

; sacrifier non seulement sa vie et son<br />

avenir mais son âme même. Esprit de total<br />

sacrifice et sentiment d’abnégation (au sens<br />

religieux) accompagnèrent donc tous ceux<br />

qui s’engagèrent corps et âme avec force<br />

conviction dans le mouvement. Volonté de<br />

sincérité accomplie. C’est déguisés en paysans/artisans<br />

que ces jeunes idéalistes<br />

entreprirent leur marche ou plutôt leur pèlerinage<br />

vers le peuple. Quelques-uns, avant<br />

d’aller au peuple, s’étaient mis à apprendre<br />

un métier qui puisse les préparer à la vie<br />

dans les villages et qui puisse les rendre<br />

plus proches du peuple afin de pouvoir tisser<br />

un rapport spécifiquement authentique<br />

avec les paysans auprès <strong>des</strong>quels ils étaient<br />

appelés à vivre. Tout anachronisme évacué,<br />

on peut affirmer que quelque chose dans<br />

cette attitude aurait affaire avec ce que<br />

Michel Foucault appellera, quelques années<br />

plus tard, la position de l’intellectuel spécifique.<br />

Par opposition à la posture de l’intellectuel<br />

universel, maître de vérité et de justice,<br />

qui travaille dans l’universel, Foucault<br />

a proposé la figure mo<strong>des</strong>te mais efficace de<br />

l’intellectuel spécifique qui intervient dans<br />

un domaine déterminé en lequel il peut faire<br />

fonctionner sa position particulière pour<br />

mener un combat local et ainsi participer,<br />

comme citoyen, à l’émergence et à la formation<br />

d’une volonté politique. 7<br />

En attendant, chacun essaye de trouver<br />

son chemin, le meilleur possible, pour aller<br />

au peuple, pour adopter la vie <strong>des</strong> paysans<br />

et ne plus faire qu’un avec eux. Ainsi, l’étudiant<br />

Aptekman, un juif, se fait baptiser pour<br />

être orthodoxe afin de devenir le prochain<br />

authentique de ces paysans au milieu <strong>des</strong>quels<br />

il allait vivre. Un autre étudiant, Sisko,<br />

issu d’une famille noble et riche, abandonne<br />

l’Institut de Technologie dans l’espoir d’être<br />

instituteur dans un village. Il créera finalement<br />

<strong>des</strong> ateliers dans lesquels de jeunes<br />

intellectuels venaient apprendre un métier<br />

pour se préparer au mieux à la vie qu’ils voulaient<br />

mener auprès <strong>des</strong> paysans. Dans <strong>des</strong>

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