Le cinéma entre vérité, fiction et silences - Revue des sciences ...
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FRANÇOIS STEUDLER &<br />
FRANÇOISE STEUDLER-DELAHERCHE<br />
C<strong>entre</strong> européen de recherche en sociologie de<br />
la santé (CERESS)<br />
Université Marc Bloch, Strasbourg<br />
<br />
<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> <strong>entre</strong> <strong>vérité</strong>,<br />
<strong>fiction</strong> <strong>et</strong> <strong>silences</strong><br />
L'exemple de la consommation d'alcool à l'écran<br />
<strong>Le</strong>s recherches que nous menons<br />
depuis plusieurs années sur les<br />
usages sociaux <strong>des</strong> boissons<br />
alcooliques en France intègrent aussi<br />
bien l’analyse <strong>des</strong> pratiques effectives<br />
que celle <strong>des</strong> représentations de ces<br />
comportements, les deux niveaux étant<br />
indissolublement liés. La démarche que<br />
nous avons adoptée nous a conduits à ne<br />
pas nous limiter à la période tout à fait<br />
contemporaine, mais à nous situer aussi<br />
dans une perspective évolutive. L’alcool<br />
qui, comme l’a écrit Roland Barthes, à<br />
propos plus particulièrement du vin 1 , fait<br />
partie intégrante de la culture française,<br />
est dans notre pays, depuis plusieurs siècles,<br />
au c<strong>entre</strong> d’un faisceau de représentations<br />
<strong>et</strong> d’enjeux complexes <strong>et</strong> souvent<br />
antagonistes.<br />
À ce titre, pour analyser les habitu<strong>des</strong><br />
de consommation <strong>et</strong> l’imaginaire qui<br />
leur est associé, nous disposons d’une<br />
abondance <strong>et</strong> même d’une surabondance<br />
de documents, l’alcool étant présent quasiment<br />
partout : rapports administratifs,<br />
enquêtes statistiques, exposés médicaux,<br />
mais aussi sources littéraires. Pour le<br />
XX e siècle, nous possédons un matériau<br />
privilégié, les films, dont le contenu est<br />
particulièrement riche car ils constituent<br />
un inépuisable réservoir d’images. Si<br />
l’œuvre filmique est au premier chef un<br />
obj<strong>et</strong> esthétique – aspect qu’il faudra<br />
toujours prendre en considération – elle<br />
est également un produit économique <strong>et</strong><br />
social, comme le dit Jean-Michel Frodon<br />
: « <strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> possède à la fois une<br />
face techno-économique, une face artistique<br />
<strong>et</strong> une face sociale, c’est un prisme.<br />
Il possède ainsi le pouvoir de transm<strong>et</strong>tre,<br />
de réfracter <strong>et</strong> de diffracter les rayonnements<br />
de l’époque dans laquelle il est<br />
immergé » 2 . Il offre en eff<strong>et</strong> un témoignage<br />
visuel <strong>et</strong> sonore extrêmement concr<strong>et</strong><br />
sur les comportements, les valeurs,<br />
les normes d’une société à un moment<br />
donné, ce qui a pu faire écrire à Edgar<br />
Morin que « l’anthropo-sociologie de la<br />
vie quotidienne est inconcevable sans<br />
une anthropo-sociologie du <strong>cinéma</strong> » 3 .<br />
Nous nous sommes donc attachés à<br />
l’analyse <strong>des</strong> longs métrages français de<br />
<strong>fiction</strong>, depuis les débuts du <strong>cinéma</strong> parlant,<br />
vers 1930, jusqu’à nos jours 4 . Après<br />
être partis d’un corpus limité de films <strong>et</strong><br />
stratifié en fonction <strong>des</strong> grands courants<br />
de l’évolution, nous avons ensuite élargi<br />
notre échantillon en ajoutant sans cesse<br />
<strong>des</strong> films pour arriver à affiner nos hypothèses<br />
<strong>et</strong> les soum<strong>et</strong>tre à une critique<br />
permanente, afin de dégager par itération<br />
un certain nombre de régularités 5 .<br />
<strong>Le</strong> septième art, nous le savons bien,<br />
opère une r<strong>et</strong>raduction imaginaire du<br />
réel <strong>et</strong> introduit <strong>des</strong> interprétations,<br />
<strong>des</strong> déformations, <strong>des</strong> distorsions qui<br />
sont source de multiples interrogations<br />
méthodologiques lorsqu’on utilise ce<br />
type de document, problème que nous<br />
envisagerons dans un premier temps.<br />
106
François Steudler & Françoise Steudler-Delaherche<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> <strong>entre</strong> <strong>vérité</strong>, <strong>fiction</strong> <strong>et</strong> <strong>silences</strong><br />
Peut-on, cependant, à travers les images<br />
que nous présente le <strong>cinéma</strong>, repérer <strong>des</strong><br />
habitu<strong>des</strong> de consommation <strong>et</strong> décrypter<br />
les rapports particuliers que notre société<br />
<strong>entre</strong>tient avec l’alcool ? Et comme il ne<br />
faut pas oublier que c<strong>et</strong>te lecture n’a de<br />
sens que par rapport à ce que nous savons<br />
(ou croyons savoir, le plus souvent) de<br />
la « société réelle », nous pouvons nous<br />
demander s’il est possible de m<strong>et</strong>tre en<br />
relief <strong>des</strong> correspondances, <strong>des</strong> parallélismes,<br />
mais aussi <strong>des</strong> déviations, <strong>des</strong><br />
discordances, <strong>des</strong> lacunes. Quels sont, en<br />
définitive, en matière de projection <strong>des</strong><br />
usages sociaux de l’alcool à l’écran, les<br />
« dits » <strong>et</strong> les « non-dits » ?<br />
I. L’œuvre filmique,<br />
un « complexe<br />
de réel <strong>et</strong> d’irréel »<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong>, comme le dit Edgar Morin,<br />
est un « complexe de réel <strong>et</strong> d’irréel » :<br />
« …Subjectivité <strong>et</strong> objectivité sont non<br />
seulement superposées mais renaissent<br />
sans cesse l’une de l’autre, ronde<br />
incessante de subjectivité objectivante,<br />
d’objectivité subjectivante. <strong>Le</strong> réel est<br />
baigné, côtoyé, traversé, emporté par<br />
l’irréel. L’irréel est moulé, déterminé,<br />
rationalisé, intériorisé par le réel » 6 . Pour<br />
le suj<strong>et</strong> qui nous occupe, celui <strong>des</strong> conduites<br />
d’alcoolisation, le <strong>cinéma</strong> dit-il le<br />
« vrai » ou le « faux »?<br />
A. <strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> « parle vrai »<br />
L’œuvre filmique est incontestablement<br />
une véritable mine de renseignements<br />
sur le monde. Pour Edgar Morin, le<br />
<strong>cinéma</strong> est dans la vie quotidienne, il est<br />
« […] le refl<strong>et</strong> de toutes les multiplicités<br />
humaines, il est un miroir d’humanité<br />
<strong>et</strong> ce miroir d’humanité est l’invention<br />
intégrale de l’humanité, un phénomène<br />
humain total » 7 . Dans le domaine de la<br />
consommation d’alcool, on peut donc<br />
s’attendre à ce que, comme pour d’autres<br />
faits sociaux, les films soient de précieux<br />
documents sur les manières de boire<br />
d’une époque.<br />
La présence objective 8<br />
Grâce au septième art nous disposons<br />
d’un stock considérable d’images qui<br />
sont autant de témoignages historiques<br />
■<br />
concr<strong>et</strong>s. « Quand on regarde une rue de<br />
Paris en 1930, écrivent Jean-Louis Missika<br />
<strong>et</strong> Dominique Wolton, deviennent<br />
signifiants <strong>des</strong> comportements, <strong>des</strong> voitures,<br />
<strong>des</strong> enseignes qui dans leur contexte<br />
« allaient de soi », mais qui aujourd’hui<br />
prennent une valeur parce qu’ils matérialisent<br />
la distance temporelle » 9 . C’est<br />
donc d’abord la réalité concrète de la culture<br />
matérielle que le <strong>cinéma</strong> non seulement<br />
« représente », mais au sens premier,<br />
« rend présente » : il fait surgir <strong>des</strong> êtres,<br />
<strong>des</strong> obj<strong>et</strong>s, parfois oubliés, avec lesquels<br />
le spectateur a le sentiment d’être en<br />
contact direct, puisqu’ ils sont immédiatement<br />
offerts à ses sens. Car même si le<br />
m<strong>et</strong>teur en scène opère une construction,<br />
celle-ci a besoin d’images capturées du<br />
réel : « Alors que le théâtre peut (doit,<br />
affirme-t-on) se satisfaire de toiles de<br />
fond <strong>et</strong> de signes conventionnels, écrit<br />
Edgar Morin, le <strong>cinéma</strong> a besoin d’obj<strong>et</strong>s<br />
<strong>et</strong> d’un milieu apparemment authentiques.<br />
Son exigence d’exactitude corporelle<br />
est fondamentale. Alors que le film<br />
adm<strong>et</strong> une voix post-synchronisée, une<br />
intrigue extravagante, un orchestre au<br />
fond d’une mine <strong>et</strong> un visage de ved<strong>et</strong>te<br />
invulnérable à la souillure du charbon, il<br />
n’adm<strong>et</strong>trait pas une benne qui n’ait pas<br />
la forme matérielle de la benne, un pic<br />
qui n’ait pas la forme matérielle d’un<br />
pic […]. <strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> peut <strong>et</strong> doit déformer<br />
notre prise de vue sur les choses, non les<br />
choses » 10 .<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong>, de ce point de vue, ne peut<br />
pas ne pas recéler une certaine <strong>vérité</strong> <strong>et</strong>,<br />
parfois même, il se révèle être un instrument<br />
de découverte de phénomènes que<br />
nous ne connaissions pas, ou mal. <strong>Le</strong><br />
travail de l’art en général, <strong>et</strong> du <strong>cinéma</strong> en<br />
particulier, est, dit Jacques Rancière, de<br />
« donner à voir un invisible » 11 . Par toutes<br />
les techniques qu’il utilise, le septième<br />
art perm<strong>et</strong> l’approfondissement de l’aperception.<br />
« Grâce au gros plan, dit Walter<br />
Benjamin, c’est l’espace qui s’élargit ;<br />
grâce au ralenti, c’est le mouvement<br />
qui prend de nouvelles dimensions » 12 .<br />
Pour Siegfried Kracauer, « […] l’écran<br />
se montre particulièrement concerné par<br />
ce qui est discr<strong>et</strong>, par ce qui est normalement<br />
négligé […]. Il semble que les films<br />
remplissent une mission innée de fur<strong>et</strong>er<br />
dans les moindres détails » 13 .<br />
La révélation de l’imaginaire social<br />
En même temps qu’il nous dépeint la<br />
réalité concrète du monde dans lequel<br />
nous vivons ou qui a cessé d’être directement<br />
observable, comme en un miroir<br />
parfois grossissant, le <strong>cinéma</strong> nous fournit<br />
aussi, par les images, les histoires <strong>et</strong><br />
les mythes qu’il véhicule, une grande<br />
partie <strong>des</strong> représentations collectives de<br />
notre société 14 . Pour François Pell<strong>et</strong>ier,<br />
tout film, pour atteindre à la circulation<br />
commerciale doit emprunter à l’imaginaire<br />
social, c’est-à-dire à un certain<br />
nombre de schèmes ou d’archétypes communs,<br />
au moins partiellement, à tous les<br />
membres d’une communauté donnée <strong>et</strong><br />
qui assurent en leur domaine une permanence<br />
du lien social 15 . Nous pouvons<br />
appliquer à ce type de production ce que<br />
dit Paul Ricoeur de l’œuvre littéraire qui,<br />
pour lui, serait à jamais incompréhensible<br />
« si elle ne venait configurer ce qui dans<br />
l’action humaine fait déjà figure » 16 . <strong>Le</strong><br />
film porte sans aucun doute la marque de<br />
son réalisateur, mais celui-ci ne saurait<br />
s’abstraire du champ culturel <strong>et</strong> social qui<br />
est le sien. Pour reprendre ce que Lucien<br />
Goldmann dit à propos du roman, il y<br />
a homologie structurale <strong>entre</strong> l’univers<br />
imaginaire du créateur <strong>et</strong> les structures<br />
mentales du ou <strong>des</strong> groupes sociaux<br />
ayant pu fournir les éléments constitutifs<br />
perm<strong>et</strong>tant l’émergence artistique d’une<br />
vision du monde 17 .<br />
Des représentations collectives peuvent<br />
ainsi être découvertes <strong>et</strong> décryptées<br />
– alors même qu’il n’est pas toujours<br />
facile de les appréhender par d’autres<br />
moyens – <strong>et</strong> cela d’autant plus que le<br />
<strong>cinéma</strong> est un art « populaire » par excellence<br />
<strong>et</strong> qui vise (du moins pour la grande<br />
majorité <strong>des</strong> œuvres distribuées) à être<br />
reçu, <strong>et</strong> donc compris, par le public le<br />
plus large possible. Dans c<strong>et</strong>te perspective,<br />
les films doivent nécessairement<br />
renvoyer non seulement à <strong>des</strong> obj<strong>et</strong>s,<br />
mais à <strong>des</strong> situations plausibles, inscrites<br />
dans les mentalités, <strong>et</strong> offrir <strong>des</strong> pôles<br />
d’identification au spectateur. <strong>Le</strong>s images<br />
d’alcoolisation les plus courantes<br />
(la présence régulière de certains types<br />
de boissons en <strong>des</strong> lieux particuliers,<br />
pour <strong>des</strong> occasions spécifiques, avec <strong>des</strong><br />
protagonistes donnés, <strong>et</strong>c.) sont révélatrices<br />
de c<strong>et</strong>te symbiose qui existe <strong>entre</strong><br />
l’univers mental <strong>des</strong> auteurs du film <strong>et</strong><br />
celui du « consommateur d’images » : ce<br />
dernier s’étonnerait vraisemblablement<br />
de l’absence de tels éléments alors qu’il<br />
107
s’aperçoit à peine de leur présence répétée.<br />
Ainsi le cinéaste est-il souvent plus<br />
intéressant, pour reprendre la formule<br />
que Louis Chevalier emploie à propos<br />
<strong>des</strong> écrivains pour justifier l’utilisation<br />
<strong>des</strong> romans dans l’analyse historique,<br />
« non dans ce qu’il prétend dire, mais<br />
dans ce qu’il ne peut éviter de dire » 18 .<br />
Pierre Billard fait précisément remonter<br />
aux années 1935-1938 la naissance en<br />
France de ce qu’il appelle le <strong>cinéma</strong> du<br />
« Grand Récit », « ces récits fondateurs où<br />
<strong>des</strong> communautés r<strong>et</strong>rouvent les représentations<br />
légendaires de leurs origines,<br />
de leur histoire ou de leurs rêves […] ».<br />
« Dans les plus grands films, affirme-t-il,<br />
c’est tout l’imaginaire d’un pays ou d’une<br />
époque qui s’exprime » 19 .<br />
Outre <strong>des</strong> images d’obj<strong>et</strong>s précis, le<br />
<strong>cinéma</strong> présente donc <strong>des</strong> tranches de vie<br />
d’une société en action <strong>et</strong> en représentation<br />
<strong>et</strong>, pour le suj<strong>et</strong> qui nous intéresse, il<br />
livre <strong>des</strong> éléments de compréhension de<br />
c<strong>et</strong>te « culture du boire », profondément<br />
enracinée, qui caractérise le pays.<br />
B. Mais le <strong>cinéma</strong> dit aussi le « faux »<br />
Malgré ce que peuvent apporter les<br />
films à la connaissance de la réalité matérielle<br />
<strong>et</strong> <strong>des</strong> valeurs propres à une société,<br />
il faut cependant garder sans cesse à l’esprit<br />
que, pour reprendre l’expression de<br />
Pierre Sorlin, ils ne sont qu’ une « r<strong>et</strong>raduction<br />
imaginaire du réel », une « mise<br />
en scène sociale » 20 . Comme le note aussi<br />
Jean-Pierre Jeancolas, le <strong>cinéma</strong>, sans<br />
doute « est la mémoire de la collectivité<br />
qui le produit <strong>et</strong> le consomme » ; mais<br />
« comme une mémoire humaine, <strong>et</strong> plus<br />
qu’elle sans doute, il triche. Il sélectionne,<br />
il embellit » 21 . Un grand nombre<br />
de biais existent donc, qui peuvent rendre<br />
l’interprétation <strong>des</strong> images particulièrement<br />
difficile.<br />
La manipulation du temps <strong>et</strong><br />
de l’espace<br />
En premier lieu, le <strong>cinéma</strong> est un art<br />
de la communication rapide, du mouvement,<br />
ce qui pose <strong>des</strong> problèmes spécifiques<br />
d’émission <strong>et</strong> de réception <strong>des</strong><br />
messages qu’il diffuse. L’œuvre filmique,<br />
qui n’est pas une copie du réel mais une<br />
construction esthétique, s’insère dans<br />
un champ artistique ayant ses règles <strong>et</strong><br />
ses exigences particulières, la technique<br />
du <strong>cinéma</strong> opérant nécessairement une<br />
métamorphose du monde, en jouant prioritairement<br />
sur l’espace <strong>et</strong> sur le temps.<br />
Nous n’avons donc pas seulement affaire<br />
à un grossissement <strong>des</strong> prises de vue<br />
– ce qui, d’ailleurs, en soi, peut déjà être<br />
considéré comme une distorsion – mais<br />
à un traitement particulier de celles-ci.<br />
« <strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> ne nous donne pas une image<br />
à laquelle il ajouterait du mouvement, il<br />
nous donne immédiatement une imagemouvement<br />
», écrit Gilles Deleuze 22 .<br />
Nous sommes d’ailleurs conscients du<br />
fait que la nécessité dans laquelle nous<br />
nous trouvons d’opérer parfois pour notre<br />
étude de véritables « arrêts sur image »<br />
est un biais non négligeable, puisque<br />
cela apporte de l’immobilité là où c’est<br />
par essence la mobilité qui règne <strong>et</strong> que<br />
cela arrête le temps là où une construction<br />
particulière de la temporalité a été<br />
effectuée. Nous sommes ainsi conduits à<br />
décomposer <strong>et</strong> à analyser longuement <strong>des</strong><br />
moments fugaces, parfois quasi invisibles<br />
pour un spectateur non attentif au suj<strong>et</strong> de<br />
l’alcool, <strong>et</strong> donc à les survaloriser. Nous<br />
réalisons aussi d’une certaine façon <strong>des</strong><br />
« gros plans » là où il n’y en a pas, ce qui<br />
présente sans doute bien <strong>des</strong> inconvénients<br />
du point de vue de la saisie de la<br />
dynamique d’ensemble <strong>et</strong> de l’interprétation<br />
<strong>des</strong> intentions.<br />
Ajoutons à cela, pour montrer encore<br />
la difficulté de l’analyse, qu’il n’est pas<br />
toujours facile de conférer un sens à ce<br />
que l’on voit. <strong>Le</strong> ou les auteurs du film<br />
ne nous présentent que ce qu’ils veulent<br />
bien nous livrer, le <strong>cinéma</strong>, français<br />
en particulier, ayant pour trait dominant<br />
d’être, comme l’œuvre littéraire « classique<br />
», avant tout narratif. Celui-ci s’efforce<br />
en général de raconter une histoire,<br />
de développer une intrigue, de donner de<br />
la consistance aux personnages, <strong>et</strong> cela<br />
par divers moyens spécifiques. Toutes les<br />
clés de la compréhension d’une situation<br />
ne nous sont pas fournies, puisque le<br />
septième art procède par ellipses, raccourcis<br />
<strong>et</strong> autres procédés stylistiques.<br />
D’une consommation répétée d’alcool par<br />
un personnage on ne saurait donc forcément<br />
déduire de façon irréfutable un état<br />
d’alcoolisme vrai (sauf s’il est explicitement<br />
qualifié comme tel), de même que<br />
la distinction <strong>entre</strong> ivresse occasionnelle<br />
<strong>et</strong> ivrognerie caractérisée, qui est parfois<br />
possible, n’est pas toujours facile à faire.<br />
En tout état de cause, comme le signalent<br />
Jean-Louis Missika <strong>et</strong> Dominique Wolton,<br />
la reproduction « déborde toujours<br />
la signification intentionnelle <strong>et</strong> offre une<br />
pluralité de significations aléatoires qui<br />
sont la manifestation de la présence du<br />
réel » 23 <strong>et</strong> qui finalement s’imposent malgré<br />
tout à nous. Signalons bien pourtant<br />
que l’objectif de notre étude n’est pas<br />
d’appréhender l’eff<strong>et</strong> <strong>des</strong> images filmiques<br />
sur le spectateur, même si c<strong>et</strong>te<br />
dimension de la réception de l’œuvre peut<br />
être vue comme faisant partie intégrante<br />
de l’analyse du produit artistique. Paul<br />
Ricoeur, à propos du travail de la création<br />
en général, pense en eff<strong>et</strong> que « c’est bien<br />
dans l’auditeur ou le lecteur que s’achève<br />
le parcours de la mimèsis » 24 <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te<br />
remarque peut s’appliquer sans aucun<br />
doute au premier chef au spectateur de<br />
films. Mais l’analyse de l’interprétation<br />
par le public <strong>des</strong> images d’alcool <strong>et</strong> le<br />
problème de l’influence que celles-ci peuvent<br />
avoir sur lui relèveraient d’une toute<br />
autre enquête, soulevant <strong>des</strong> difficultés<br />
méthodologiques particulières 25 .<br />
Des intentionnalités problématiques<br />
Un second grand écueil, outre celui<br />
qui a trait à c<strong>et</strong>te spécificité du traitement<br />
<strong>cinéma</strong>tographique de l’image, se trouve<br />
dans le fait que la caractéristique fondamentale<br />
du film, par rapport surtout au<br />
roman, réside dans le mode très largement<br />
collectif de sa production. <strong>Le</strong> rôle principal<br />
revient sans aucun doute au m<strong>et</strong>teur<br />
en scène, qui proj<strong>et</strong>te sa propre interprétation<br />
du monde <strong>et</strong> tend peut-être, comme<br />
le dit Lucien Goldmann à propos <strong>des</strong> écrivains,<br />
à décalquer d’autant moins le réel<br />
qu’il est un grand créateur 26 . Mais il reste<br />
dépendant <strong>des</strong> conditions matérielles <strong>et</strong><br />
économiques de production du film <strong>et</strong> le<br />
rôle <strong>des</strong> professionnels multiples qui participent<br />
à l’élaboration du « produit fini »<br />
est considérable : producteur, scénariste,<br />
adaptateurs s’il s’agit d’une œuvre littéraire<br />
27 , dialoguiste, régisseur, techniciens<br />
du son <strong>et</strong> de la lumière, acteurs, monteur,<br />
<strong>et</strong>c., tous impriment plus ou moins leur<br />
touche. Ainsi, la présence <strong>et</strong> le rôle <strong>des</strong><br />
boissons alcooliques dans certaines scènes<br />
peuvent être le résultat d’initiatives<br />
diverses, cumulatives ou contradictoires,<br />
intentionnelles ou spontanées. Il s’agit<br />
sans doute souvent de faire passer assez<br />
vite un message qui doit être compré-<br />
108 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2005, n° 34, “<strong>Le</strong> rapport à l’image”
François Steudler & Françoise Steudler-Delaherche<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> <strong>entre</strong> <strong>vérité</strong>, <strong>fiction</strong> <strong>et</strong> <strong>silences</strong><br />
hensible par tous les spectateurs, dans<br />
le système de références collectif qui<br />
est le leur. <strong>Le</strong> détail suggestif ou pittoresque<br />
trouvera donc nécessairement sa<br />
place, comme un véritable code : pas<br />
de méridionaux sans pastis ou rosé, de<br />
restaurant italien sans chianti, de Russes<br />
sans vodka. Ce sont autant d’attributs,<br />
de marqueurs culturels, qui confèrent un<br />
statut de véracité à la situation offerte en<br />
spectacle. <strong>Le</strong>s nécessités de la mise en<br />
scène peuvent tout simplement commander<br />
lorsqu’il s’agit de donner une contenance<br />
aux personnages, particulièrement<br />
quand les discussions sont prolongées :<br />
avoir un verre à la main contribue à enrichir<br />
la gestuelle d’un acteur (comme le<br />
fait d’allumer une cigar<strong>et</strong>te).<br />
Parfois, c’est l’impératif purement<br />
artistique qui semble l’emporter sur toute<br />
autre considération : dans <strong>Le</strong> Paltoqu<strong>et</strong><br />
de Michel Deville (1986) 28 les cocktails<br />
multicolores, inlassablement servis aux<br />
protagonistes de l’inquiétant huis clos qui<br />
se déroule devant nos yeux, contrastent<br />
avec l’éclat métallique du comptoir en<br />
zinc. <strong>Le</strong>s références à <strong>des</strong> tableaux sont<br />
parfois transparentes : Jean Renoir, dans<br />
Une partie de campagne (1946), véritable<br />
hymne à la sensualité <strong>et</strong> à la gourmandise,<br />
évoque par ses images au moins trois<br />
peintures de son père, Auguste Renoir 29 ;<br />
plus récemment, Alain Corneau, dans<br />
Tous les matins du monde (1991) a reproduit<br />
très exactement dans un de ses plans<br />
le tableau de Lubin Baugin, <strong>Le</strong> Dessert<br />
de gaufr<strong>et</strong>tes, dans lequel le verre de vin<br />
brille d’un lumineux éclat, <strong>et</strong> il semble<br />
bien avoir fait école pour bon nombre de<br />
films « à décor » qui lui ont succédé.<br />
Cependant, même si ces images relèvent<br />
du stéréotype ou de la recherche<br />
d’un raffinement décoratif, elles n’échappent<br />
pas pour autant à l’interprétation.<br />
On peut en eff<strong>et</strong> étendre à toute présentation<br />
de consommation de boissons<br />
alcooliques les observations faites par<br />
Véronique Nahoum-Grappe sur les récits<br />
relatifs à « l’aventure de l’enivrement »,<br />
celle-ci, selon elle, étant verrouillée dans<br />
un double cadre de <strong>des</strong>cription : « une<br />
scène esthétique qui se donne à voir <strong>et</strong> un<br />
sens éthique qui se donne à entendre » 30 .<br />
De ce point de vue, il est possible de<br />
considérer qu’aucune apparition d’alcool<br />
à l’écran, quel que soit le cadre complexe<br />
dans lequel elle est élaborée, n’est jamais<br />
totalement « gratuite », même s’il s’agit<br />
d’une construction imaginaire.<br />
C. Entre réalité <strong>et</strong> irréalité<br />
Pour dépasser le problème, auquel on<br />
se heurte toujours, de la délicate analyse<br />
<strong>des</strong> correspondances pouvant exister<br />
<strong>entre</strong> toute œuvre artistique <strong>et</strong> la réalité<br />
sociale (que nous sommes loin de bien<br />
connaître, tant elle est complexe, en ce<br />
qui concerne l’alcool), il apparaît qu’il<br />
faut prendre totalement en compte les<br />
distorsions possibles <strong>et</strong> plutôt partir du<br />
principe que les censures, déformations,<br />
exagérations évidentes que l’on peut<br />
rencontrer dans les films sont en ellesmêmes<br />
dignes d’attention parce qu’elles<br />
nous perm<strong>et</strong>tent de saisir la société au<br />
plus profond d’elle-même : en ce sens<br />
l’œuvre filmique « est » aussi la réalité<br />
même. « C’est […] aux œuvres de <strong>fiction</strong><br />
que nous devons pour une grande<br />
part l’élargissement de notre horizon<br />
d’existence, écrit Paul Ricoeur. Loin que<br />
celles-ci ne produisent que <strong>des</strong> images<br />
affaiblies de la réalité, <strong>des</strong> « ombres » […]<br />
les œuvres […] ne dépeignent la réalité<br />
qu’en l’augmentant de toutes les significations<br />
qu’elles-mêmes doivent à leurs<br />
vertus d’abréviation, de saturation <strong>et</strong> de<br />
culmination, étonnamment illustrées par<br />
la mise en intrigue » 31 .<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> opère bien une construction.<br />
À c<strong>et</strong> égard, il relève de l’idéologie,<br />
au sens que lui ont donné Karl Marx <strong>et</strong><br />
Friedrich Engels dans L’Idéologie allemande,<br />
puisqu’il fournirait un ensemble<br />
d’idées <strong>et</strong> de représentations issu du réel,<br />
mais tendant à présenter une vision déformée,<br />
voire renversée, comme dans une<br />
« camera obscura », <strong>des</strong> rapports sociaux<br />
effectifs 32 . Selon les représentants de<br />
l’Ecole de Francfort, comme Theodor<br />
Adorno, Jürgen Habermas ou Herbert<br />
Marcuse, les médias, d’une façon générale,<br />
travestiraient la réalité en diffusant <strong>des</strong><br />
idées <strong>et</strong> <strong>des</strong> stéréotypes favorables à un<br />
certain ordre établi 33 . Cependant, Pierre<br />
Sorlin fait remarquer que « l’idéologie<br />
n’est qu’une entité abstraite recouvrant<br />
un nombre considérable de manifestations<br />
différentes. […] En un même moment,<br />
dans une même formation, se développent<br />
<strong>des</strong> expressions idéologiques qui<br />
peuvent être concordantes, parallèles ou<br />
contradictoires » 34 . En ce qui concerne<br />
les représentations de la consommation<br />
de boissons alcooliques, bien que l’on<br />
puisse penser que le <strong>cinéma</strong> de <strong>fiction</strong> se<br />
caractérise par une certaine liberté d’approche<br />
<strong>et</strong> une relative indépendance dans<br />
les messages délivrés, l’alcool constitue<br />
un tel enjeu politique, économique <strong>et</strong><br />
social que ce média de choix, lui-même<br />
entré dans une dépendance financière<br />
croissante, ne peut que refléter les logiques<br />
souvent contradictoires que l’on<br />
repère au niveau de la société globale<br />
dans le traitement de la question 35 .<br />
<strong>Le</strong>s films sont donc bien ces productions<br />
sociales complexes, dans lesquelles<br />
il est un peu illusoire de vouloir distinguer<br />
de façon tranchée le « vrai » du<br />
« faux », le « véridique » du « falsifié »,<br />
le <strong>cinéma</strong> appartenant peut-être plutôt<br />
au domaine <strong>des</strong> mythologies qui sont,<br />
malgré tout « bien plus proches d’une<br />
authentique poésie que de constructions<br />
formelles » 36 .<br />
Ce qui importe finalement, c’est que,<br />
comme l’écrit Marc Ferro, la caméra « dit<br />
plus sur chacun qu’il n’en voudrait montrer.<br />
Elle dévoile les secr<strong>et</strong>s, elle montre<br />
l’envers d’une société, ses lapsus […].<br />
Ces lapsus d’un créateur, d’une idéologie,<br />
d’une société constituent <strong>des</strong> révélateurs<br />
privilégiés. Ils peuvent se produire à tous<br />
les niveaux du film, comme dans sa relation<br />
avec la société. <strong>Le</strong>ur repérage, celui<br />
<strong>des</strong> concordances <strong>et</strong> <strong>des</strong> discordances<br />
avec l’idéologie, aident à découvrir le<br />
latent derrière l’apparent, le non-visible<br />
au travers du visible. Ils témoignent<br />
qu’un film est toujours débordé par son<br />
contenu » 37 .<br />
Ce sont précisément ces concordances<br />
<strong>et</strong> ces discordances que nous allons tenter<br />
de m<strong>et</strong>tre en évidence pour les représentations<br />
<strong>des</strong> consommations d’alcool à<br />
l’écran.<br />
II. Une peinture fidèle<br />
<strong>des</strong> usages sociaux<br />
de l’alcool<br />
<strong>Le</strong>s films sont, comme nous l’avons<br />
dit, de véritables documents, que les historiens<br />
considèrent aujourd’hui comme<br />
de précieuses archives pour qui cherche<br />
à r<strong>et</strong>rouver les mo<strong>des</strong> de vie de toute<br />
une société à une période donnée. Très<br />
concrètement, ce sont les façons de s’habiller,<br />
de manger mais aussi de boire que<br />
■<br />
109
la pellicule a enregistrées. S’y révèlent<br />
aussi les manières de penser d’une époque,<br />
ce qui perm<strong>et</strong> d’appréhender les<br />
représentations attachées à c<strong>et</strong>te pratique<br />
sociale.<br />
A. Un vaste répertoire <strong>des</strong> types de<br />
consommation <strong>et</strong> de leur évolution<br />
Grâce à ces témoignages visuels <strong>et</strong><br />
sonores que sont les œuvres filmiques, il<br />
est possible de repérer un certain nombre<br />
d’habitu<strong>des</strong> de consommation <strong>et</strong> de suivre<br />
leurs changements.<br />
Certes, les grands courants <strong>cinéma</strong>tographiques<br />
ont chacun leurs spécificités<br />
<strong>et</strong> les œuvres portent parfois la marque<br />
forte <strong>des</strong> réalisateurs qui s’y rattachent,<br />
qu’il s’agisse, dans les années 1930-1940<br />
du courant « cynique <strong>et</strong> mondain » ou de<br />
celui du « populisme tragique » (appelé<br />
plus couramment « réalisme poétique ») 38 ,<br />
puis du <strong>cinéma</strong> de l’après-guerre labellisé<br />
« qualité française », de celui de la « Nouvelle<br />
Vague » à partir de la fin <strong>des</strong> années<br />
1950, ou <strong>des</strong> tendances plus hétérogènes<br />
d’aujourd’hui 39 . Mais le septième art,<br />
malgré c<strong>et</strong>te diversité, <strong>et</strong> au-delà de la<br />
touche propre apportée par chacun <strong>des</strong><br />
créateurs, a été un témoin privilégié <strong>des</strong><br />
gran<strong>des</strong> mutations sociales, <strong>des</strong> transformations<br />
du cadre de la vie quotidienne <strong>et</strong><br />
par là même <strong>des</strong> changements dans les<br />
manières de boire.<br />
<strong>Le</strong>s buveurs traditionnels<br />
De l’avènement du parlant jusque dans<br />
les années 1950 environ, c’est bien une<br />
société traditionnelle qui se donne à voir à<br />
travers son rapport à l’alcool : les catégories<br />
de buveurs, leurs boissons, les lieux<br />
d’absorption sont typiques de ce monde<br />
désormais évanoui qui, à bien <strong>des</strong> égards,<br />
est encore celui de la France du XIX e siècle.<br />
<strong>Le</strong>s classes populaires <strong>et</strong> moyennes<br />
sont très représentées, le milieu paysan en<br />
particulier, où le vin rouge s’intègre dans<br />
l’espace familier (comme dans Goupi<br />
Mains Rouges, de Jacques Becker, sorti<br />
en 1943), tout comme il le fait chez les<br />
employés mo<strong>des</strong>tes <strong>et</strong> les ouvriers (par<br />
exemple dans Toni de Jean Renoir, datant<br />
de 1935). L’image du litre de rouge, que<br />
l’on boit au goulot pour se désaltérer ou<br />
qui trône ostensiblement sur la table <strong>des</strong><br />
repas pour compléter l’alimentation, est<br />
omniprésente. La consommation est souvent<br />
publique, au comptoir ou à la table<br />
d’un café : celui-ci, au décor caractéristique,<br />
est le haut lieu d’une sociabilité<br />
populaire quotidienne, masculine surtout,<br />
profondément enracinée. C<strong>et</strong> usage est<br />
particulièrement bien représenté dans La<br />
Belle Equipe de Julien Duvivier (1936) :<br />
c’est dans un établissement de ce type<br />
que l’on vient boire, après le travail ou<br />
pendant les pauses, le ballon de rouge,<br />
le p<strong>et</strong>it blanc (ou <strong>des</strong> apéritifs <strong>et</strong> liqueurs<br />
aujourd’hui surannés : Byrrh, Guignol<strong>et</strong>,<br />
Mandarin, « tomates » ou « perroqu<strong>et</strong>s »,<br />
fines à l’eau, parfois absinthe). Une consommation<br />
plus festive <strong>et</strong> souvent plus<br />
importante caractérise les dimanches, qui<br />
voient affluer les danseurs dans les guingu<strong>et</strong>tes<br />
<strong>et</strong> les bals populaires, ou les jours<br />
de cérémonie, où l’on se r<strong>et</strong>rouve attablés<br />
en famille <strong>et</strong> où l’on ouvre une bouteille<br />
de champagne qui s’avère être le plus<br />
souvent du mousseux. <strong>Le</strong>s femmes de ces<br />
milieux sont <strong>des</strong> buveuses modérées, qui<br />
peuvent prendre un peu de vin aux repas<br />
<strong>et</strong> acceptent exceptionnellement du vin<br />
cuit, mais ne se comprom<strong>et</strong>traient pas à se<br />
laisser entraîner à boire de façon abusive<br />
(ni, à plus forte raison, seules), si elles ne<br />
veulent pas être considérées comme <strong>des</strong><br />
femmes « légères », voire « de mauvaise<br />
vie » <strong>et</strong> liées éventuellement à la pègre.<br />
Ces habitu<strong>des</strong> <strong>des</strong> p<strong>et</strong>ites gens contrastent<br />
fortement avec celles de la haute société,<br />
tant sur le plan <strong>des</strong> types de boissons dont<br />
celle-ci use (alcools forts, vins de qualité<br />
servis dans <strong>des</strong> carafes étincelantes sur<br />
<strong>des</strong> tables fastueuses, champagne), que<br />
sur celui <strong>des</strong> lieux (espaces privés ou<br />
publics, mais tous également luxueux) :<br />
ce beau monde est particulièrement présent<br />
dans les films d’Yves Mirande, par<br />
exemple, comme Baccara (1935) ou Café<br />
de Paris (1938). <strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> est ainsi<br />
un bon révélateur <strong>des</strong> forts clivages qui<br />
caractérisent la société de l’<strong>entre</strong>-deux<br />
guerres, <strong>et</strong> qui transparaissent ici à travers<br />
c<strong>et</strong>te pratique sociale particulièrement<br />
différenciée qu’il a enregistrée, celle de<br />
l’ absorption <strong>des</strong> boissons. <strong>Le</strong>s usages<br />
populaires <strong>des</strong> alcools (qu’il s’agisse de<br />
la fonction nutritive ou de celle de ciment<br />
social) se distinguent de façon manifeste<br />
<strong>des</strong> manières ostentatoires <strong>des</strong> élites :<br />
<strong>entre</strong> le litre de rouge posé sur la table<br />
<strong>et</strong> le seau à champagne trônant au milieu<br />
<strong>des</strong> verres en cristal, pas de confusion<br />
possible. Est par ailleurs également bien<br />
tangible le contexte de forte consommation<br />
globale, de vin, en particulier, puisque<br />
effectivement le maximum est atteint<br />
à la veille de la seconde guerre mondiale<br />
avec 170 litres par habitant <strong>et</strong> par an 40 .<br />
Des images nouvelles<br />
<strong>Le</strong>s vingt à trente années de l’aprèsguerre<br />
introduisent <strong>des</strong> nouveautés, que<br />
les films, là encore, ont intégrées. C’est<br />
alors que, l’atmosphère <strong>et</strong> les usages<br />
anglo-saxons se répandant rapidement,<br />
le whisky est promu au rang de boisson<br />
ved<strong>et</strong>te grâce au héros <strong>Le</strong>mmy Caution,<br />
incarné par Eddie Constantine, dans une<br />
série réalisée par Bernard Borderie <strong>et</strong><br />
qui, durant dix ans, obtint un large succès<br />
(depuis La Môme Vert-de-Gris, en<br />
1953 jusqu’à À toi de faire mignonne,<br />
en 1963).<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> de l’époque – avec la<br />
division un peu simplificatrice que l’on<br />
établit parfois <strong>entre</strong> une production de<br />
facture plutôt classique, labellisée « qualité<br />
française », <strong>et</strong> un courant novateur qui<br />
est celui de la « Nouvelle Vague » – peut<br />
encore offrir <strong>des</strong> tableaux sociaux saisissants,<br />
même si ce n’est pas son intention<br />
explicite. Jacques Becker, par exemple,<br />
qui a déjà <strong>entre</strong>pris avec Goupi Mains<br />
Rouges une ambitieuse « comédie humaine<br />
», va ensuite, de film en film, explorer<br />
presque tous les milieux sociaux : le peuple<br />
de Paris dans Antoine <strong>et</strong> Antoin<strong>et</strong>te<br />
en 1947 ; la jeunesse de Saint-Germain<br />
<strong>des</strong> Prés dans Rendez-vous de juill<strong>et</strong> en<br />
1949 ; la grande bourgeoisie parisienne<br />
dans Edouard <strong>et</strong> Caroline en 1951.<br />
<strong>Le</strong>s habitu<strong>des</strong> de consommation qui s’y<br />
révèlent ne semblent pas avoir encore<br />
fondamentalement changé, à l’aube <strong>des</strong><br />
Trente Glorieuses, par rapport à l’avantguerre,<br />
les innovations n’apparaissant<br />
que progressivement. <strong>Le</strong>s cinéastes de la<br />
« Nouvelle Vague », avec la grande liberté<br />
narrative qu’ils revendiquent, donnent,<br />
de leur côté, <strong>des</strong> coups de projecteurs<br />
très révélateurs de certaines mutations<br />
sociales. Claude Chabrol peut ainsi traduire<br />
le désarroi du monde paysan, où<br />
l’ivrognerie fait <strong>des</strong> ravages, dans <strong>Le</strong><br />
Beau Serge (1958), ou nous introduire,<br />
avec <strong>Le</strong>s Cousins (1959) dans un univers<br />
étudiant aux soirées fortement arrosées.<br />
Dès 1958, d’ailleurs, Marcel Carné, en<br />
réalisant <strong>Le</strong>s Tricheurs, brossait le por-<br />
110 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2005, n° 34, “<strong>Le</strong> rapport à l’image”
François Steudler & Françoise Steudler-Delaherche<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> <strong>entre</strong> <strong>vérité</strong>, <strong>fiction</strong> <strong>et</strong> <strong>silences</strong><br />
trait d’une jeunesse dorée déboussolée,<br />
qui passait ses loisirs en surprises-parties<br />
où l’alcool coulait à flots : le public, qui<br />
se rua pour y voir le film, voulut y trouver<br />
une sorte de document sur l’état <strong>des</strong><br />
nouvelles générations, dont il découvrit<br />
ce que jusqu’alors il n’avait pas vu, leur<br />
irruption dans la société <strong>et</strong> leur désir<br />
d’émancipation.<br />
Depuis les années 70 environ jusqu’à<br />
nos jours, la transformation <strong>des</strong> usages<br />
de l’alcool, refl<strong>et</strong> <strong>des</strong> mutations que la<br />
France a connues, a continué à se traduire<br />
à l’écran <strong>et</strong>, au terme de l’évolution, la<br />
culture matérielle du boire apparaît bien<br />
modifiée. <strong>Le</strong> « gros rouge » en litre de<br />
verre disparaît presque totalement, remplacé<br />
pendant un temps par la bouteille<br />
en plastique lorsqu’il s’est agi de montrer<br />
une consommation populaire (en 1982,<br />
par exemple, dans <strong>Le</strong> Père Noël est une<br />
ordure de Jean-Marie Poiré), mais aussi,<br />
de plus en plus fréquemment, par un<br />
contenant plus élégant, de forme évocatrice<br />
(bouteille « type » Bordeaux ou<br />
Bourgogne). C’est donc du vin que l’on<br />
peut supposer être de meilleure qualité<br />
qui orne désormais les tables <strong>et</strong> agrémente<br />
les repas, avec une incertitude<br />
cependant, car si la forme de la bouteille<br />
évoque les grands crus, il peut s’agir<br />
de vins d’exception pour les catégories<br />
supérieures, mais aussi de produits plus<br />
courants pour les autres (<strong>des</strong> vins « de<br />
pays »), le contenant, identique, donnant<br />
un peu l’illusion du contenu. Ce sont le<br />
contexte, les dialogues <strong>et</strong> la distinction<br />
plus ou moins affichée dans l’absorption<br />
du liquide qui perm<strong>et</strong>tent alors éventuellement<br />
de repérer une certaine appartenance<br />
sociale. D’une façon générale<br />
aussi, on remarque que les alcools forts<br />
sont bus fréquemment, <strong>et</strong> principalement<br />
en dehors <strong>des</strong> repas, la place de choix<br />
revenant au whisky, ou à <strong>des</strong> breuvages<br />
plus exotiques (le champagne restant,<br />
par ailleurs, lui aussi bien présent).<br />
Ces usages se généralisent, à n’importe<br />
quel moment <strong>et</strong> dans quasiment tous les<br />
milieux. La bière, quant à elle, semble,<br />
à bien <strong>des</strong> égards, remplacer le « ballon<br />
de rouge » ou le « p<strong>et</strong>it blanc » de jadis,<br />
car c’est la boisson que l’on ingère, seul<br />
ou en compagnie, que l’on soit jeune ou<br />
moins jeune, à tout moment de la journée,<br />
comme dans À la campagne, de Manuel<br />
Poirier (1995) ; la can<strong>et</strong>te de verre puis<br />
la boîte métallique en facilitent la manipulation.<br />
La consommation féminine est<br />
banalisée, comme celle <strong>des</strong> jeunes, qui<br />
boivent en groupe, chez eux ou surtout<br />
en boîte de nuit (mais que l’on montre<br />
malgré tout aussi, assez fréquemment,<br />
devant <strong>des</strong> liqui<strong>des</strong> non alcoolisés). En<br />
définitive, globalement, ces images semblent<br />
bien refléter les transformations<br />
importantes que la société a vécues avec<br />
la tendance au rapprochement <strong>des</strong> mo<strong>des</strong><br />
de vie <strong>et</strong> une certaine uniformisation qui<br />
aurait aussi affecté les manières de boire.<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> traduirait assez bien les évolutions<br />
que l’on connaît par ailleurs : la<br />
diminution relative de la consommation<br />
de vin (avec une préférence pour les vins<br />
de qualité) <strong>et</strong>, en revanche, la croissance<br />
de celle <strong>des</strong> alcools forts 41 .<br />
En affinant l’analyse, on s’aperçoit,<br />
assurément, que le <strong>cinéma</strong> français n’a<br />
pas cherché, pendant c<strong>et</strong>te période à offrir<br />
prioritairement <strong>des</strong> typologies sociales<br />
différenciées Certaines catégories ont<br />
pourtant eu leurs peintres presque attitrés.<br />
La bourgeoisie traditionnelle a été la cible<br />
favorite de Claude Chabrol, qui, dans<br />
presque tous ses films, lui attribue <strong>des</strong><br />
penchants particuliers pour la bouteille.<br />
<strong>Le</strong>s cadres moyens <strong>et</strong> supérieurs ont été<br />
associés chez Claude Saut<strong>et</strong> – de Vincent,<br />
François, Paul <strong>et</strong> les autres (1974)<br />
à Quelques jours avec moi (1988) – à<br />
<strong>des</strong> lieux emblématiques, brasseries enfumées<br />
ou maisons de campagne qui sont le<br />
cadre de repas conviviaux. <strong>Le</strong>s catégories<br />
défavorisées <strong>et</strong> leur cadre d’existence<br />
quotidien semblent être alors un peu les<br />
« laissés pour compte » du septième art.<br />
Rares sont les œuvres qui décrivent le<br />
monde <strong>des</strong> « gens de peu », ce qui correspond<br />
bien sûr en partie à l’évolution<br />
de la composition de la société française,<br />
mais donne sans doute un poids excessif<br />
à quelques milieux, dont celui <strong>des</strong> gens<br />
du spectacle, <strong>des</strong> professions intellectuelles,<br />
<strong>des</strong> cadres en général <strong>et</strong> induit<br />
une incontestable sur-représentation <strong>des</strong><br />
soirées mondaines, arrosées rituellement<br />
au champagne. Si un phénomène apparaît<br />
bien, dans les années 80, c’est celui de la<br />
marginalité : un certain <strong>cinéma</strong>, en ciblant<br />
sans doute un public de « consommateurs<br />
de films » bien particulier, privilégie les<br />
« nouveaux prolétaires » que seraient ces<br />
jeunes à la dérive, à la recherche de repères<br />
<strong>et</strong> de buts, <strong>et</strong> qui s’adonnent souvent<br />
à la boisson, associée parfois à la drogue.<br />
Citons, dans c<strong>et</strong> ordre d’idées : Extérieur<br />
nuit de Jacques Bral (1979), Sans toit ni<br />
loi d’Agnès Varda (1985), <strong>Le</strong>s Amants<br />
du Pont-Neuf de <strong>Le</strong>os Carax (1991), <strong>Le</strong>s<br />
Nuits fauves de Cyril Collard (1992),<br />
<strong>et</strong>c. <strong>Le</strong> caractère souvent un peu artificiel<br />
de ces productions, à visée parfois<br />
esthétisante, est sensible, mais peut-être<br />
ces films sont-ils d’aussi puissants révélateurs<br />
de société que l’avaient été <strong>Le</strong>s Tricheurs<br />
en leur temps. Depuis une dizaine<br />
d’années pourtant, la peinture sociale du<br />
monde <strong>des</strong> ouvriers <strong>et</strong> p<strong>et</strong>its employés<br />
paraît renouer en partie avec une certaine<br />
tradition du « populisme tragique ». Quelques<br />
jeunes réalisateurs – ceux par exemple<br />
qui situent l’action de leurs films dans<br />
le Nord de la France – ont inauguré c<strong>et</strong>te<br />
orientation : c’est l’éthylisme dramatique<br />
du chef de famille (Bernard Verley) dans<br />
Nord, de Xavier Beauvois (1992) ou de<br />
l’ami de la mère, dans Rosine de Christine<br />
Carrière (1995) ; c’est aussi l’ambiance<br />
enfiévrée <strong>et</strong> violente du Carnaval<br />
de Dunkerque, arrosé d’ hectolitres de<br />
bière, dans Karnaval de Thomas Vincent<br />
(1999). De son côté, un cinéaste confirmé<br />
comme Bertrand Tavernier, avec<br />
une remarquable économie de moyens<br />
(la jeune mère alcoolique qui s’effondre<br />
dans la cour de l’école d’Anzin, en venant<br />
chercher son enfant) nous fait toucher au<br />
plus profond de la détresse sociale, dans<br />
Ça commence aujourd’hui (1999). Ce<br />
sont autant de <strong>fiction</strong>s qui correspondent<br />
à <strong>des</strong> données sociologiques connues par<br />
ailleurs. Peu de chômeurs sont apparus<br />
sur les écrans, pendant longtemps, ou du<br />
moins qui soient explicitement identifiés<br />
comme tels, si ce n’est dans le milieu<br />
<strong>des</strong> cadres avec Une Epoque formidable<br />
de Gérard Jugnot (1991) ou La Crise de<br />
Coline Serreau (1992). <strong>Le</strong>s ouvriers ou<br />
employés sans travail ont fini par avoir<br />
leur œuvre avec Fred (1997), où Vincent<br />
Lindon incarne un chômeur que le réalisateur,<br />
Pierre Joliv<strong>et</strong>, type en quelques<br />
moments-<strong>vérité</strong> particulièrement évocateurs<br />
(brève bagarre avec un ancien<br />
collègue, scènes où il se vautre sur le<br />
canapé devant le téléviseur, le tout ponctué<br />
par l’ ingestion massive de boissons<br />
alcooliques). Ces <strong>des</strong>criptions « arrivent<br />
peut-être à donner du chômage une image<br />
plus juste que n’importe quel reportage »,<br />
écrit alors Samuel Blumenfeld 42 .<br />
Ainsi, à travers les types de consommations,<br />
les occasions, les groupes<br />
sociaux concernés, c’est toute une société<br />
111
qui se révèle à nous, dans ses permanences<br />
<strong>et</strong> ses mutations, dans le vécu concr<strong>et</strong><br />
de sa quotidienn<strong>et</strong>é.<br />
B. La double image de l’alcool<br />
Au-delà de l’évolution <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong><br />
sociales observables que nous venons<br />
d’évoquer, il est possible, à un deuxième<br />
niveau qui est de fait intimement lié au<br />
premier, d’interroger plus spécifiquement<br />
le matériau filmique sur les représentations<br />
collectives qu’il perm<strong>et</strong> d’appréhender<br />
en matière de relations à l’alcool.<br />
De fait, ce sont plutôt les permanences<br />
qui frappent <strong>et</strong> peuvent se résumer à une<br />
constatation : l’ambiguïté, qui a toujours<br />
caractérisé le statut de l’alcool dans notre<br />
société, transparaît pleinement <strong>et</strong> durablement<br />
à l’écran, même si ce produit<br />
bénéficie globalement d’une perception<br />
plutôt avantageuse. L’alcool supporte une<br />
mythologie complexe faite d’un mélange<br />
de valorisation <strong>et</strong> de dévalorisation <strong>et</strong><br />
il existe un large éventail de conduites<br />
d’alcoolisation, avec, comme le note<br />
Abraham Moles, un « passage subtil du<br />
bien au mal, de l’us à l’abus » 43 , ce qui<br />
rend l’analyse particulièrement difficile.<br />
« Tout serait très simple, écrivions-nous<br />
si, au couple valorisation – dévalorisation<br />
de l’alcool, on pouvait faire correspondre<br />
une dichotomie du type consommation<br />
dite « normale » d’un côté, alcoolisme de<br />
l’autre. Or, certaines ivresses, relevant<br />
manifestement de l’éthylisme, peuvent<br />
être perçues comme comiques <strong>et</strong> ont<br />
donc une connotation positive. Noyer son<br />
chagrin dans l’alcool peut être accepté,<br />
<strong>et</strong> même encouragé, en l’absence d’un<br />
autre soutien possible. Inversement, une<br />
absorption, même réduite, d’alcool peut<br />
être mal vue, par exemple lorsqu’il s’agit<br />
d’une femme seule à un comptoir de<br />
bar » 44 . L’usage modéré, qui est celui<br />
qui bénéficie généralement de l’image<br />
positive, reste souvent lourd de menaces<br />
potentielles <strong>et</strong> l’excès, avec ses conséquences<br />
négatives, ne réussit pas toujours<br />
à faire disparaître totalement les qualités<br />
du produit. Il existe aussi toute une série<br />
de cas intermédiaires difficiles à ranger<br />
<strong>et</strong> qu’on pourrait être tenté de classer<br />
comme « neutres ». Quoi qu’il en soit<br />
de l’exacte correspondance <strong>entre</strong>, d’une<br />
part, les pratiques du point de vue <strong>des</strong><br />
risques <strong>et</strong> <strong>des</strong> pathologies qui les caractérisent<br />
<strong>et</strong>, d’autre part, leur perception, la<br />
dualité de celle-ci est sans cesse présente<br />
à l’écran.<br />
Une image attrayante<br />
L’alcool bénéficie d’une forte valorisation,<br />
lorsque la consommation de celui-ci<br />
ne mène pas à <strong>des</strong> eff<strong>et</strong>s néfastes <strong>et</strong> à la<br />
dépendance. On lui reconnaît un grand<br />
nombre de vertus. <strong>Le</strong> vin a celles d’un<br />
aliment, en particulier dans les films les<br />
plus anciens, comme <strong>Le</strong> Journal d’un<br />
curé de campagne de Robert Bresson<br />
(1951) ou <strong>Le</strong> Beau Serge de Claude Chabrol.<br />
Dans les esprits, il est intimement<br />
lié au sang, comme cela apparaît bien<br />
dans les propos tenus lors du repas de<br />
communion qui est mis en scène dans<br />
Hôtel du Nord de Marcel Carné (1938).<br />
Il rattache à l’existence, car il est la<br />
vie même : c’est avec délectation que le<br />
vieil homme agonisant de Providence,<br />
d’Alain Resnais (1977), boit son chablis.<br />
Il a <strong>des</strong> vertus ambivalentes, procurant<br />
fraîcheur <strong>et</strong> chaleur à la fois, car comme<br />
le dit l’un <strong>des</strong> personnages de Quadrille<br />
de Sacha Guitry (1938), à propos du<br />
champagne : « Plus c’est glacé, plus ça<br />
réchauffe ». <strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> m<strong>et</strong> tout particulièrement<br />
en valeur les pouvoirs que<br />
l’on pourrait appeler « thérapeutiques »<br />
de l’alcool qui, ayant <strong>des</strong> propriétés à<br />
la fois amphétaminiques <strong>et</strong> sédatives,<br />
perm<strong>et</strong> aux individus de passer à l’acte <strong>et</strong><br />
aussi d’apaiser leur tension, comme c’est<br />
le cas dans Lacombe Lucien de Louis<br />
Malle (1974) où ces deux fonctions sont<br />
quasiment associées : Lucien recourt à<br />
la boisson comme à un excitant avant de<br />
« passer ses victimes à tabac », puis, sa<br />
sale besogne accomplie, s’alcoolise pour<br />
trouver le calme . Au demeurant, on ne<br />
conçoit pas de films de guerre sans y faire<br />
paraître l’alcool comme l’un <strong>des</strong> acteurs<br />
majeurs, vrai compagnon du soldat : il<br />
est présent dans <strong>Le</strong>s Croix de bois de<br />
Raymond Bernard (1932) comme dans<br />
La 317 e Section de Pierre Schoendoerffer<br />
(1965). C’est aussi un réconfortant en cas<br />
de déboires de tous ordres, en particulier<br />
conjugaux : dans La Femme du boulanger<br />
de Marcel Pagnol (1938), l’infortuné<br />
mari noie son chagrin dans le pastis avec<br />
l’amicale complicité <strong>des</strong> villageois, car<br />
ce miraculeux produit perm<strong>et</strong> d’oublier.<br />
Paradoxalement, il stimule aussi l’imagination,<br />
ce qui en fait un adjuvant essentiel<br />
de la création artistique.<br />
L’alcool, qui est lié de façon générale<br />
à la convivialité dans notre société,<br />
l’est tout particulièrement à l’écran. La<br />
consommation hédonique revêt toujours<br />
un caractère positif, car elle contribue<br />
à développer <strong>et</strong> resserrer les liens <strong>entre</strong><br />
les êtres humains. Elle constitue donc<br />
l’une de ces nombreuses coutumes que le<br />
<strong>cinéma</strong> sait si bien r<strong>et</strong>ranscrire : un verre<br />
est offert systématiquement au visiteur ;<br />
pas de repas, si mo<strong>des</strong>te soit-il, sans vin ;<br />
la boisson accompagne l’activité de loisir<br />
(bière en regardant la télévision, alcools<br />
forts en jouant aux cartes) ; le champagne<br />
est le compagnon fidèle de tous les heureux<br />
moments de l’existence.<br />
La mise en scène de certains de ces<br />
rituels frappe particulièrement. Dans celui<br />
de la séduction, l’alcool est le médiateur<br />
obligé puisqu’il donne le courage d’<strong>entre</strong>prendre,<br />
de passer à l’acte <strong>et</strong>, surtout,<br />
fait baisser les défenses de la femme<br />
à conquérir : c’est ainsi que procède le<br />
bourgeois avec la gris<strong>et</strong>te dans La Ronde<br />
de Max Ophuls (1958) <strong>et</strong>, plus récemment<br />
encore, le charmeur (Fabrice Lucchini)<br />
avec la jeune femme qu’il courtise<br />
dans La Discrète de Christian Vincent<br />
(1990). <strong>Le</strong> premier rôle revient incontestablement<br />
dans ce domaine, <strong>et</strong> de façon<br />
intemporelle, au champagne, qui apporte<br />
la légère ivresse qui est de mise <strong>et</strong> fait<br />
partie du décor indispensable à la réussite<br />
de la conquête amoureuse. Comme le dit<br />
la jeune Sylvie (Valérie Mairesse) à Grégoire<br />
(Pierre Richard) qui l’<strong>entre</strong>prend<br />
de manière un peu abrupte dans <strong>Le</strong> Coup<br />
du parapluie de Gérard Oury (1980) :<br />
« T’as rien compris, il faut un palmier, la<br />
lune, deux coupes de champagne ! ». <strong>Le</strong><br />
<strong>cinéma</strong> n’est donc pas avare d’exemples<br />
de consommation féminine excessive,<br />
surtout dans de telles situations. Mais<br />
il <strong>entre</strong>tient toujours l’ambiguïté, car si<br />
une femme honorable peut être conquise<br />
grâce aux eff<strong>et</strong>s d’une légère <strong>et</strong> élégante<br />
griserie, aisément pardonnable, une fille<br />
publique ou <strong>entre</strong>tenue fait l’obj<strong>et</strong> d’un<br />
opprobre provenant de son incapacité à<br />
s’arrêter de boire, qui va de pair avec la<br />
faiblesse générale de caractère qu’on lui<br />
attribue.<br />
Un autre cérémonial, celui de la<br />
dégustation, associé à l’art de choisir<br />
les vins, de les marier aux m<strong>et</strong>s <strong>et</strong> de les<br />
goûter, est mis en images <strong>et</strong> en paroles de<br />
112 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2005, n° 34, “<strong>Le</strong> rapport à l’image”
François Steudler & Françoise Steudler-Delaherche<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> <strong>entre</strong> <strong>vérité</strong>, <strong>fiction</strong> <strong>et</strong> <strong>silences</strong><br />
façon particulièrement soignée, comme<br />
l’a fait Luis Bunuel dans <strong>Le</strong> Charme<br />
discr<strong>et</strong> de la bourgeoisie (1972) où l’on<br />
voit le diplomate (Paul Frankeur) révéler<br />
les règles de préparation du Dry Martini<br />
<strong>et</strong> enseigner comment il faut le boire avec<br />
distinction, en le mâchant un peu <strong>et</strong> surtout<br />
pas en l’avalant d’un trait comme l’a<br />
fait le chauffeur. De nombreuses scènes<br />
du même type émaillent les films.<br />
Dans tous ces cas, la présence de<br />
boissons alcooliques apparaît comme<br />
d’une telle évidence dans le système<br />
de valeurs qui est tout autant celui <strong>des</strong><br />
auteurs du film que celui du spectateur,<br />
que l’eff<strong>et</strong> de <strong>vérité</strong> est total. D’ailleurs,<br />
au <strong>cinéma</strong>, comme très largement dans<br />
la réalité, celui qui ne boit pas en <strong>des</strong><br />
occasions socialement définies s’expose<br />
à la vindicte collective <strong>et</strong> passe pour un<br />
être anormal dont le premier devoir est,<br />
précisément, d’avoir à s’expliquer. La<br />
figuration de l’alcool s’impose donc dans<br />
de nombreuses situations de communication<br />
<strong>entre</strong> individus comme un élément<br />
incontournable.<br />
Un sombre tableau<br />
L’abus de l’alcool, lorsqu’il se traduit<br />
par <strong>des</strong> conséquences néfastes, au plan<br />
individuel ou collectif, est, quant à lui,<br />
l’obj<strong>et</strong> de représentations connotées très<br />
négativement. <strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> français sait<br />
aussi <strong>des</strong>siner <strong>des</strong> tableaux très sombres<br />
de l’alcoolisation, comparables à ceux<br />
que la réalité de tous les jours peut nous<br />
offrir.<br />
<strong>Le</strong>s conséquences de l’imprégnation<br />
alcoolique sur l’individu se manifestent<br />
en une image répulsive, le m<strong>et</strong>teur en<br />
scène étant capable de montrer, au moyen<br />
de signes visuels révélateurs, ses eff<strong>et</strong>s<br />
patents sur différentes parties du corps de<br />
l’individu : la figure livide, les traits bouffis,<br />
le faciès grimaçant, déformé, les yeux<br />
hagards, la tenue négligée, la coiffure<br />
échevelée, la barbe hirsute. C’est de c<strong>et</strong>te<br />
façon que sont « typés », <strong>et</strong> donc immédiatement<br />
reconnaissables à leur visage,<br />
les alcooliques <strong>et</strong>, même parfois aussi les<br />
individus en état d’ivresse occasionnelle.<br />
On garde en mémoire les expressions<br />
de l’écrivain à la dérive (Claude Brasseur)<br />
dans Descente aux enfers de Francis<br />
Girod (1986), du musicien angoissé<br />
(Christophe Malavoy) dans La Femme<br />
de ma vie de Régis Wargnier (1986) ou<br />
du policier clochardisé (Bernard Giraudeau)<br />
dans Poussière d’ange d’Edouard<br />
Niermans (1987). À ces physionomies<br />
caractéristiques s’ajoutent les désordres<br />
corporels, la désorganisation de la gestuelle<br />
<strong>et</strong> de la parole, rendus par exemple<br />
par le tremblement <strong>des</strong> mains du vieil<br />
homme (John Gielgud) dans Providence<br />
ou du violoniste (Christophe Malavoy)<br />
dans La Femme de ma vie. Ce sont aussi<br />
les propos incohérents, les vociférations,<br />
les cris, la démarche titubante qui mène<br />
à la chute <strong>et</strong> à la perte de conscience : le<br />
père (Gérard Depardieu) va littéralement<br />
« rouler dans le ruisseau » dans Elisa<br />
de Jean Becker (1995). L’abattement de<br />
l’alcoolique est le signe de l’abdication<br />
chez lui de toute volonté : c’est à c<strong>et</strong> état<br />
que se trouve réduit l’avocat tombé dans<br />
c<strong>et</strong>te déchéance (Jean-Paul Belmondo)<br />
dans L’Inconnu dans la maison de Georges<br />
Lautner (1992) (qui est une reprise du<br />
film <strong>Le</strong>s Inconnus dans la maison, d’Henri<br />
Decoin, sorti en 1942, avec Raimu).<br />
<strong>Le</strong>s femmes surtout sont stigmatisées<br />
lorsqu’elles sont sous l’emprise de la<br />
boisson <strong>et</strong> leur visage trahit les marques<br />
cruelles de c<strong>et</strong>te conduite. Il suffit<br />
alors de peu d’images, immédiatement<br />
compréhensibles, pour faire ressentir<br />
la dégradation qui les atteint. Dans<br />
Gervaise de René Clément, la caméra,<br />
qui s’était longuement attardée sur les<br />
scènes d’éthylisme aigu de Coupeau,<br />
se contente de montrer sa femme, dans<br />
un plan final, abrutie par l’alcool. Clémence<br />
(Simone Signor<strong>et</strong>), dans <strong>Le</strong> Chat<br />
de Pierre Granier-Deferre (1971), qui<br />
s’alcoolise au rhum au sein d’ un sinistre<br />
pavillon de banlieue voué à la démolition,<br />
présente à son mari (Jean Gabin)<br />
un faciès déformé. De tels exemples sont<br />
multiples : on devine la quantité d’alcool<br />
qu’a dû absorber le personnage d’Hélène<br />
(Romy Schneider) lorsqu’on la découvre<br />
au lit, le visage d’une pâleur extrême, les<br />
yeux gonflés, environnée de bouteilles<br />
vi<strong>des</strong>, à trois heures de l’après-midi dans<br />
Mado, de Claude Saut<strong>et</strong>, sorti en 1976 ;<br />
Claude Chabrol, en 1992, a peint une<br />
B<strong>et</strong>ty (Marie Trintignant) qui erre de bar<br />
en bar <strong>et</strong> offre au spectateur le visage tragique<br />
d’une femme en perdition ; Nicole<br />
Garcia a réussi à faire exprimer à Catherine<br />
Deneuve toute la détresse d’une<br />
alcoolique mondaine dans Place Vendôme<br />
(1998). La déchéance de ces femmes<br />
paraît plus grande encore que celle <strong>des</strong><br />
hommes, tant la société supporte mal le<br />
spectacle de l’addiction féminine, souvent<br />
secrète, avec ses conséquences. L’image<br />
de la femme absorbant un produit fort,<br />
en cach<strong>et</strong>te, ou seule au comptoir d’un<br />
bar, reste un comportement déviant : au<br />
<strong>cinéma</strong> comme dans la vie, elle s’expose<br />
à une condamnation sans appel de la part<br />
de l’entourage <strong>et</strong> elle semble pré<strong>des</strong>tinée<br />
à une fin tragique.<br />
La caméra nous offre par ailleurs<br />
quelques exemples de délires éthyliques<br />
spectaculaires <strong>et</strong> d’un réalisme saisissant,<br />
que ce soit, dans Gervaise, le delirium<br />
tremens de Coupeau ou, dans Uranus de<br />
Claude Berri, la crise de folie de Léopold<br />
(Gérard Depardieu) qui, privé de boisson<br />
dans son cachot, <strong>entre</strong> dans un accès de<br />
violence. Elle le fait même de façon rare<br />
<strong>et</strong> originale dans <strong>Le</strong> Cercle rouge de Jean-<br />
Pierre Melville (1970), en présentant au<br />
spectateur une expérience inédite pour<br />
lui, qui lui perm<strong>et</strong> de vivre de l’intérieur<br />
les hallucinations dont le policier alcoolique<br />
devenu truand (Yves Montand) est<br />
la proie, puisqu’on voit monter à l’assaut<br />
de son lit <strong>des</strong> araignées monstrueuses,<br />
<strong>des</strong> reptiles <strong>et</strong> <strong>des</strong> rats.<br />
<strong>Le</strong>s conséquences extrêmes de l’intempérance<br />
sont bien visibles car celleci<br />
semble conduire inéluctablement à<br />
la folie (« L’alcool parle, nous sommes<br />
en pleine démence », lance le mari à sa<br />
femme déchue dans <strong>Le</strong> Chat), à la violence<br />
envers les membres de l’entourage<br />
(comme celle de Simon – Christophe<br />
Malavoy – agressif avec les enfants dans<br />
La Femme de ma vie), aux actes sadiques,<br />
au crime ou au suicide (comme celui<br />
d’Alain – Maurice Ron<strong>et</strong> – dans <strong>Le</strong> Feu<br />
Foll<strong>et</strong> de Louis Malle, sorti en 1963).<br />
L’alcool, source de vie, est aussi ce qui<br />
conduit à la mort.<br />
Ainsi, les images que le <strong>cinéma</strong><br />
déroule devant nos yeux reflètent-elles<br />
bien, d’une façon générale, la position<br />
de la société globale, en exprimant mais<br />
en renforçant sans doute aussi, par la<br />
puissance de conviction dont elles sont<br />
dotées, les sentiments qui font déjà l’obj<strong>et</strong><br />
d’un large consensus. <strong>Le</strong>s films traduisent<br />
communément le même point de vue<br />
que l’ « opinion », en présentant massivement<br />
<strong>des</strong> tableaux qui correspondent aux<br />
pratiques <strong>et</strong> aux normes sociales les plus<br />
couramment admises <strong>et</strong> intériorisées, <strong>et</strong><br />
qui à leur tout confortent ces règles :<br />
113
oire, bien sûr, car l’abstinence totale est<br />
suspecte, mais boire peu <strong>et</strong> bien, dans <strong>des</strong><br />
situations socialement légitimées, l’abus<br />
étant tout aussi condamnable, comme<br />
le montrent les visages pitoyables <strong>et</strong> les<br />
corps défaits <strong>des</strong> victimes de la boisson<br />
présentés à l’écran.<br />
Cependant, comme nous l’avons dit,<br />
les œuvres <strong>cinéma</strong>tographiques peuvent<br />
aussi montrer une vision partielle, faussée,<br />
voire inversée de la réalité <strong>et</strong>, pour<br />
ce qui est <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong> d’alcoolisation,<br />
ces déformations sont en elles-mêmes<br />
dignes d’intérêt.<br />
III. Un miroir déformant<br />
<strong>des</strong> pratiques de<br />
consommation<br />
■<br />
A. L’alcool, un composant de la fresque<br />
sociale<br />
Dans certains cas, de fait, la présence<br />
de consommateurs d’alcool, d’individus<br />
en état d’ivresse ou d’alcooliques semble<br />
relever plus du cliché que de la <strong>des</strong>cription<br />
réaliste. <strong>Le</strong> procédé paraît alors un<br />
peu artificiel <strong>et</strong> se rattacher à un « pseudoréalisme<br />
» plus qu’à un souci d’authenticité<br />
<strong>des</strong>criptive. Il peut aller jusqu’à la<br />
rec<strong>et</strong>te systématique. Ainsi sont constitués<br />
ou consolidés, car ils préexistent déjà<br />
souvent, de véritables stéréotypes.<br />
Si l’on porte une attention particulière<br />
aux films qui ont eu un certain succès<br />
populaire au cours de ces dernières<br />
années, la France semble surtout s’être<br />
proj<strong>et</strong>ée à elle-même, sur les écrans, ses<br />
angoisses ou ses nostalgies. Ses inquiétu<strong>des</strong><br />
prennent forme dans la <strong>des</strong>cription<br />
<strong>des</strong> jeunes marginaux insaisissables,<br />
tout comme dans les images de banlieues<br />
recomposées, stylisées, véritables<br />
« concentrés de banlieues », avec ce que<br />
l’on s’accorde à considérer comme leurs<br />
caractéristiques emblématiques, en particulier<br />
en matière d’habitat : les cités délabrées<br />
d’ Un, deux, trois, soleil de Bertrand<br />
Blier (1993), l’appartement HLM <strong>des</strong><br />
Groseille dans La Vie est un long fleuve<br />
tranquille d’Etienne Chatiliez (1988), les<br />
tours de La Ville est tranquille de Robert<br />
Guédiguian (2001). Plus récemment, <strong>et</strong><br />
comme en un courant contraire, les nostalgies<br />
d’un « monde que nous avons<br />
perdu » s’incarnent dans la campagne<br />
idyllique offerte dans <strong>Le</strong> Bonheur est<br />
dans le pré d’Etienne Chatiliez (1995)<br />
ou <strong>Le</strong>s Enfants du marais de Jean Becker<br />
(1999), à moins que ce ne soit dans le<br />
quartier parisien convivial ressuscité dans<br />
<strong>Le</strong> Fabuleux <strong>des</strong>tin d’Amélie Poulain de<br />
Jean-Pierre Jeun<strong>et</strong> (2001). Dans tous ces<br />
cas, il s’agit d’un monde rêvé, sur le<br />
mode du cauchemar ou sur celui du beau<br />
songe, puisque ces films relèvent de fait<br />
du registre du conte, de la fable sociale.<br />
Or, il est frappant de remarquer que,<br />
dans les deux cas de figure, qu’il s’agisse<br />
d’images inquiétantes ou réconfortantes,<br />
l’alcool semble être l’un <strong>des</strong> outils principaux<br />
(même s’il y en a d’autres) qui<br />
confère l’indispensable « eff<strong>et</strong> de <strong>vérité</strong> »<br />
au tableau d’ensemble. Car les auteurs<br />
de films savent bien utiliser les vertus<br />
hautement signifiantes de la présence<br />
de l’alcool <strong>et</strong> de ses modalités de consommation<br />
: celui-ci devient dès lors à<br />
la fois un élément d’illustration (aspect<br />
esthétique) <strong>et</strong> d’interprétation de la réalité<br />
qui est donnée à voir (aspect éthique).<br />
Et cela est possible car, comme nous<br />
l’avons dit, le système de référence de<br />
ceux qui réalisent l’œuvre filmique est le<br />
même que celui du spectateur. Ainsi <strong>des</strong><br />
stéréotypes s’imposent, qui sont déjà en<br />
partie présents dans l’imaginaire social ;<br />
mais leur production <strong>et</strong> reproduction dans<br />
l’œuvre filmique, ainsi que leur répétition,<br />
qui opèrent un eff<strong>et</strong> d’amplification,<br />
ne font sans doute que les renforcer <strong>et</strong><br />
les cristalliser. Par l’intermédiaire d’une<br />
<strong>fiction</strong>, écrit François Pell<strong>et</strong>ier, le <strong>cinéma</strong><br />
« actualise dans l’imaginaire social la<br />
présence <strong>des</strong> stéréotypes à l’œuvre dans<br />
les sociétés, renforce leur efficace <strong>et</strong> leurs<br />
eff<strong>et</strong>s comme pôles de projection-identification<br />
45 ».<br />
La peinture sombre ou satirique de<br />
certains milieux défavorisés est difficilement<br />
imaginable sans l’attribut de la<br />
boisson : le mari désoeuvré <strong>et</strong> ivrogne<br />
(Marcello Mastroianni) d’ Un, deux,<br />
trois, soleil ; la famille Groseille abreuvée<br />
de bière de La Vie est un long fleuve tranquille<br />
(image compensée, il est vrai, par<br />
celle du médecin accoucheur alcoolique<br />
incarné par Daniel Gélin, indirectement<br />
responsable du désastre qui sous-tend<br />
toute l’histoire). Même si le parti pris<br />
caricatural est ici clairement revendiqué,<br />
la présence de l’alcool vient, de fait,<br />
renforcer la stigmatisation <strong>des</strong> habitants<br />
<strong>des</strong> cités ou <strong>des</strong> chômeurs surtout <strong>et</strong> conforter<br />
un certain nombre de présupposés.<br />
En même temps, dans certains <strong>des</strong> films<br />
que nous avons évoqués plus haut, qui<br />
exploitent eux, en revanche, la veine d’un<br />
nouveau réalisme, la force <strong>des</strong> images<br />
qui montrent de tels cas sociaux est si<br />
grande que les conséquences en sont parfois<br />
perverses : les gens du Nord ont fini<br />
par protester contre les représentations<br />
que le <strong>cinéma</strong> récent donnait d’eux, par<br />
répétition de mêmes situations devenues<br />
« stéréotypées ». L’emploi croissant par<br />
les réalisateurs dans ce type de films<br />
d’acteurs non professionnels, qui est précisément<br />
capable de produire ce fameux<br />
« eff<strong>et</strong> de <strong>vérité</strong> », contribue même de<br />
façon paradoxale à donner plus de force<br />
encore au poncif. Entre <strong>fiction</strong> <strong>et</strong> documentaire,<br />
la frontière se délite.<br />
L’utilisation du produit alcool à <strong>des</strong><br />
fins de caractérisation sociale <strong>et</strong> de construction<br />
d’identités pourrait, de fait, s’appliquer<br />
à presque tous les groupes. Claude<br />
Chabrol nous offre sa vision d’une bourgeoisie<br />
qui est particulièrement amatrice<br />
de vin, mais qui, par l’eff<strong>et</strong> de son talent,<br />
échappe à la simplification. D’autres<br />
milieux, comme les chômeurs, les clochards<br />
ou les marginaux de tous ordres,<br />
sont présentés, eux, souvent de façon plus<br />
stéréotypée dans bon nombre de films,<br />
où le rôle de buveurs qu’ils endossent<br />
peut correspondre à un certain a priori<br />
social 46 . Quant aux femmes, nous avons<br />
vu que le <strong>cinéma</strong> les montrait de plus<br />
en plus souvent consommant en société,<br />
dans <strong>des</strong> situations de convivialité. On en<br />
arrive alors, dans certains films soucieux<br />
de suivre les tendances à la mode <strong>et</strong> de<br />
montrer l’émancipation féminine, à la<br />
systématisation <strong>des</strong> scènes de consommation<br />
de boissons alcooliques, <strong>entre</strong> amies :<br />
les femmes libérées sont <strong>des</strong> femmes qui<br />
boivent, ce que font, dans une situation<br />
d’inversion <strong>des</strong> conventions, ces épouses<br />
restées à Paris <strong>et</strong> qui se r<strong>et</strong>rouvent dans<br />
un bar à vin, alors que leurs hommes<br />
sont en villégiature avec les enfants, dans<br />
<strong>Le</strong>s Maris, les femmes, les amants de<br />
Pascal Thomas (1989). Parfois, comme<br />
les hommes, elles vont jusqu’à l’ivresse<br />
recherchée <strong>et</strong> assumée, mais alors l’image<br />
de leur déchéance n’en est que plus<br />
stigmatisante.<br />
Dans les œuvres offrant un tableau<br />
idyllique, c’est l’alcool convivial, celui<br />
de l’échange <strong>et</strong> du partage, qui vient<br />
immanquablement ponctuer l’atmosphère<br />
détendue <strong>et</strong> euphorisante dans laquelle<br />
114 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2005, n° 34, “<strong>Le</strong> rapport à l’image”
François Steudler & Françoise Steudler-Delaherche<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> <strong>entre</strong> <strong>vérité</strong>, <strong>fiction</strong> <strong>et</strong> <strong>silences</strong><br />
baigne le film. C’est le monde rural,<br />
tel qu’on a pu le voir représenté dans<br />
<strong>des</strong> films récents, qui offre le territoire<br />
privilégié de c<strong>et</strong>te idéalisation, car il<br />
semble être le théâtre d’une éternelle<br />
partie de campagne à la Jean Renoir.<br />
D’où le malaise que n’a pu manquer<br />
de susciter un film comme <strong>Le</strong> Souffle<br />
de Damien Odoul (2001), production se<br />
situant totalement à contre-courant, <strong>et</strong> qui<br />
d’ailleurs ne trouva pas son public tant<br />
elle malmenait les clichés dominants :<br />
la campagne française en noir <strong>et</strong> blanc,<br />
lourde de menaces ; <strong>des</strong> paysans frustes,<br />
ivrognes ; une initiation d’un adolescent<br />
par l’alcool, qui conduit à la violence <strong>et</strong><br />
à la mort. Il s’agissait bien d’un conte,<br />
là aussi, mais d’une noirceur totale, un<br />
véritable cauchemar aux antipo<strong>des</strong> <strong>des</strong><br />
canons habituels.<br />
Ainsi, l’on peut dire que l’alcool se<br />
trouve parfois, de façon délibérée ou<br />
inconsciente, « instrumentalisé » à <strong>des</strong><br />
fins démonstratives. Il est l’un <strong>des</strong> éléments<br />
d’une certaine caricature ou simplification<br />
dans la peinture sociale, se<br />
contentant de reproduire les préjugés<br />
dominants. Il est un puissant « marqueur »<br />
capable de faire passer rapidement un<br />
message, au risque de ne plus apparaître<br />
que comme un procédé, attendu <strong>et</strong> un<br />
peu artificiel.<br />
À c<strong>et</strong>te distorsion s’ajoute celle qui<br />
est inhérente à la structure narrative de<br />
l’œuvre filmique.<br />
B. L’alcool, un ingrédient nécessaire à<br />
l’intrigue : sous-estimation de l’alcoolisme<br />
« d’entraînement » par rapport à<br />
l’alcoolisme « de compensation »<br />
<strong>Le</strong>s alcoologues font la distinction<br />
<strong>entre</strong> un alcoolisme dit « d’entraînement<br />
» (ou « d’habitude »), où les facteurs<br />
d’imitation <strong>et</strong> de conditionnement social<br />
l’emportent, <strong>et</strong> un alcoolisme « de compensation<br />
» où ce sont les facteurs psychologiques<br />
qui sont dominants (même<br />
si, bien sûr, il peut y avoir <strong>des</strong> liens <strong>entre</strong><br />
les deux) 47 . Or, c’est presque exclusivement<br />
le second type qui attire l’attention<br />
à l’écran.<br />
L’alcoolisme « d’entraînement » est<br />
peu apparent dans la mesure où, comme<br />
nous l’avons vu, l’association de certaines<br />
catégories de buveurs à <strong>des</strong> occasions<br />
particulières de consommer, loin de correspondre<br />
à une <strong>des</strong>cription réaliste de<br />
groupes « à risque », relève parfois d’une<br />
certaine schématisation inhérente à la<br />
création artistique. Rares sont en eff<strong>et</strong><br />
les cas où l’abus d’alcool est présenté de<br />
façon « documentaire » comme un véritable<br />
fléau social. Dans les années 1950-<br />
1960, où l’alcoolisme a commencé à être<br />
considéré comme une question majeure<br />
de santé publique, un film a attiré de<br />
manière forte l’attention sur le suj<strong>et</strong> 48 :<br />
dans Pourquoi viens-tu si tard ? d’Henri<br />
Decoin (1959), une avocate (Michèle<br />
Morgan), aux prises elle-même avec un<br />
problème d’alcool, <strong>entre</strong>prend de lutter<br />
contre <strong>des</strong> vendeurs de vin trafiqué en<br />
produisant <strong>des</strong> photos qui sont de véritables<br />
documents sur les ravages causés<br />
par la consommation excessive dans les<br />
milieux les plus défavorisés, y compris<br />
chez les enfants. Il a fallu ensuite attendre<br />
plusieurs décennies pour que le <strong>cinéma</strong><br />
sache de nouveau parler d’un alcoolisme<br />
d’habitude, comme nous l’avons vu en<br />
citant quelques exemples de films tournés<br />
dans le Nord. Mais, même dans ces cas là,<br />
nous l’avons dit, le stéréotype ne peut être<br />
tout à fait évité. Au demeurant, <strong>des</strong> catégories<br />
entières n’ont pas fait l’obj<strong>et</strong> de<br />
telles attentions. Si une certaine jeunesse<br />
marginale, qui existe sans aucun doute, a<br />
été souvent mise en scène, le <strong>cinéma</strong> français<br />
semble ignorer presque totalement,<br />
en tant que groupe, les « SDF », par exemple,<br />
qui ne relèvent, très ponctuellement,<br />
que de la caricature du clochard poivrot <strong>et</strong><br />
pittoresque 49 . Sont absents aussi d’autres<br />
milieux que l’on sait être « à risque » <strong>et</strong><br />
qui ne font pas nécessairement partie <strong>des</strong><br />
catégories les plus mo<strong>des</strong>tes (en particulier<br />
certaines professions en relation avec<br />
le public) : s’ils sont évoqués, ce n’est<br />
que par le prisme <strong>des</strong> individualités qui<br />
les composent.<br />
Car, en revanche, <strong>et</strong> de façon éclatante,<br />
les écrans sont envahis par l’alcoolisme<br />
que l’on appele « de compensation »,<br />
c’est-à-dire celui que l’on peut définir<br />
comme « réactionnel », consécutif à la<br />
survenue de problèmes personnels aigus.<br />
<strong>Le</strong> ressort dramatique reste effectivement<br />
fondamental pour expliquer une<br />
absorption excessive d’alcool. Celle-ci<br />
demeure le plus souvent un phénomène<br />
personnalisé <strong>et</strong> ce sont les accidents particuliers,<br />
les aléas de la vie, la fragilité<br />
psychologique qui comptent, plus que<br />
le milieu professionnel ou l’environnement<br />
social. On ne saurait s’en étonner,<br />
car c’est ce qui perm<strong>et</strong> de raconter<br />
une histoire, de donner aux personnages<br />
une certaine épaisseur, de nourrir l’intrigue<br />
: comme l’écrit Pierre Billard, la<br />
psychologie reste le « carburant préféré »<br />
du <strong>cinéma</strong> français 50 . La surconsommation,<br />
avec ses conséquences pathétiques,<br />
peut donc être liée à différents facteurs<br />
explicatifs qui nous sont livrés, mais elle<br />
n’est vue que comme une conséquence <strong>et</strong><br />
rarement comme l’origine <strong>des</strong> malheurs<br />
futurs. L’addiction vient en quelque sorte<br />
« orner », enrichir la psychologie d’un<br />
personnage, sans être réellement vue pour<br />
elle-même, dans un environnement socioprofessionnel<br />
plus large 51 . <strong>Le</strong>s rapports<br />
de couple difficiles occupent une grande<br />
place comme, par exemple, dans <strong>Le</strong> Chat,<br />
La Femme de ma vie, Descente aux enfers<br />
ou dans <strong>Le</strong> Grand Chemin de Jean-Loup<br />
Hubert (1987). Ce peut être aussi une disparition<br />
tragique mal surmontée : la mort<br />
de l’épouse, dont se sentent responsables<br />
un médecin déchu (joué par Gérard Philippe)<br />
dans le film d’Yves Allégr<strong>et</strong> <strong>Le</strong>s<br />
Orgueilleux (1953) ou un avocat dégradé<br />
(incarné par Raimu) dans <strong>Le</strong>s Inconnus<br />
dans la maison, d’Henri Decoin ; la<br />
disparition d’un fils, du fait d’une overdose,<br />
dans le cas du garagiste joué par<br />
Coluche, dans Tchao Pantin de Claude<br />
Berri (1983). Mais toutes sortes d’autres<br />
déboires, qu’ils soient professionnels ou<br />
sentimentaux, peuvent expliquer de telles<br />
dérives individuelles.<br />
Dans ces exemples, l’arrière-plan<br />
social n’est évidemment pas totalement<br />
absent car l’histoire particulière s’insère<br />
bien dans le contexte général du temps,<br />
qui peut être marqué par le chômage, la<br />
crise de la famille, l’émancipation de la<br />
femme ou celle <strong>des</strong> jeunes. Dans Tchao<br />
Pantin, l’opposition <strong>entre</strong> l’alcoolisme<br />
du père <strong>et</strong> la toxicomanie qui a détruit le<br />
fils est significative. Mais le m<strong>et</strong>teur en<br />
scène, comme pourrait le faire un écrivain,<br />
tant le caractère narratif du <strong>cinéma</strong><br />
français est prédominant <strong>et</strong> tant, comme<br />
on le dit souvent, un « bon » scénario<br />
donne à l’œuvre sa consistance, reprend<br />
souvent quelques situations dramaturgiques<br />
classiques qui peuvent amener<br />
quelqu’un à boire, <strong>et</strong> cela également dans<br />
un système de références partagé par<br />
tous. On ne s’étonnera pas qu’un mari<br />
délaissé ou une femme trompée, un être<br />
touché par un deuil, un enfant abandonné,<br />
une personne socialement rej<strong>et</strong>ée, <strong>et</strong>c.,<br />
115
se réfugient dans la boisson. Dans Tchao<br />
Pantin, l’histoire individuelle masque en<br />
grande partie l’évocation <strong>des</strong> oppositions<br />
générationnelles, qui est bien présente<br />
cependant en toile de fond. L’alcoolique<br />
est donc victime avant tout d’un <strong>des</strong>tin<br />
personnel tragique <strong>et</strong> n’est en aucune<br />
manière le jou<strong>et</strong> de déterminismes<br />
sociaux. Sa situation est non seulement<br />
explicable mais surtout « excusable »<br />
dans la grille d’appréciation dont chacun<br />
est doté <strong>et</strong> il reste un héros positif, auquel<br />
le spectateur a la possibilité de s’identifier<br />
du fait du caractère universaliste <strong>des</strong><br />
facteurs évoqués. Il conserve d’ailleurs sa<br />
liberté, toutes les issues restant ouvertes.<br />
C<strong>et</strong>te « psychologisation » généralisée est<br />
d’ailleurs pain bénit pour <strong>des</strong> acteurs qui<br />
montrent leur savoir-faire dans la composition<br />
de ces rôles. C’est à eux de traduire<br />
sur leur visage <strong>et</strong> dans leurs gestes les<br />
eff<strong>et</strong>s multiples <strong>et</strong> inextricablement mêlés<br />
de la douleur morale <strong>et</strong> de la dégradation<br />
physique, sans que l’on sache bien ce qui<br />
relève de l’un ou de l’autre. Un grand<br />
nombre de ved<strong>et</strong>tes se sont illustrées dans<br />
ces emplois de buveurs (qui sont aussi<br />
<strong>des</strong> buveuses, de plus en plus souvent),<br />
dans le registre « pathétique », <strong>et</strong> les<br />
signes visibles d’alcoolisation que nous<br />
pouvons déceler sur leurs visages <strong>et</strong> dans<br />
leur gestuelle sont finalement d’interprétation<br />
beaucoup plus complexe qu’il n’y<br />
paraît, car ce sont aussi, avant tout, <strong>des</strong><br />
« personnages » dans toute l’épaisseur de<br />
leur rôle que nous avons devant les yeux<br />
<strong>et</strong> non de banals « alcooliques ».<br />
Au-delà de ces déformations, un troisième<br />
niveau de distorsions est repérable,<br />
caractérisé, là encore, par <strong>des</strong> « mal dits »<br />
ou <strong>des</strong> « non-dits ».<br />
C. Mensonges <strong>et</strong> <strong>silences</strong><br />
À différents égards, <strong>et</strong> parce que,<br />
encore une fois, les intentions du <strong>cinéma</strong><br />
sont à l’évidence bien particulières, le<br />
<strong>cinéma</strong> produit une image inversée, que<br />
l’on peut donc qualifier en partie de mensongère,<br />
ou tronquée de la réalité.<br />
L’alcool innocenté ?<br />
Concernant les eff<strong>et</strong>s de l’absorption<br />
excessive, on constate de façon globale<br />
une minoration de la dangerosité. Certes,<br />
nous l’avons spécifié, on r<strong>et</strong>rouve à<br />
l’écran le cortège <strong>des</strong> maux qui accompagnent<br />
l’ivresse <strong>et</strong>, en particulier, les<br />
violences envers autrui : les exemples<br />
sont innombrables de bagarres spectaculaires<br />
qui éclatent dans les débits de<br />
boissons <strong>entre</strong> consommateurs éméchés.<br />
Mais nous savons bien que nombre de<br />
ces scènes font partie, là encore, <strong>des</strong><br />
ressorts utilisés par le cinéaste pour animer<br />
l’action <strong>et</strong> susciter l’adhésion du<br />
spectateur qui attend « la » grande scène<br />
de défoulement où s’illustrera un héros<br />
populaire. Un autre personnage-type du<br />
<strong>cinéma</strong>, à côté de l’éthylique pathétique,<br />
est donc le buveur « épique », tragique<br />
parfois, mais plus généralement comique,<br />
ce qui est prétexte à <strong>des</strong> séquences hautes<br />
en couleur. Dans ces cas-là encore, l’alcool<br />
est instrumentalisé, car il est l’outil<br />
dramatique qui perm<strong>et</strong> de produire une<br />
scène burlesque, loufoque, qui se rattache<br />
à toute une tradition littéraire ou<br />
théâtrale. Il envahit alors littéralement<br />
l’écran, investissant l’espace du champ<br />
<strong>et</strong> du hors champ, ainsi que le temps. Il<br />
devient lui-même « acteur », s’incarnant<br />
dans <strong>des</strong> comédiens qui trouvent ainsi<br />
l’occasion de faire la démonstration de<br />
leurs talents, en jouant c<strong>et</strong>te fois sur le<br />
registre de la démesure par leurs vociférations,<br />
gesticulations, affrontements<br />
physiques, <strong>et</strong>c., en produisant une véritable<br />
saturation de l’espace de la représentation.<br />
Ces situations d’alcoolisation<br />
réjouissante traversent toute l’histoire du<br />
<strong>cinéma</strong> français au point de devenir <strong>des</strong><br />
références cinéphiliques, qu’il s’agisse de<br />
la fameuse scène de consommation <strong>entre</strong><br />
amis <strong>des</strong> Tontons flingueurs de Georges<br />
Lautner (1963), <strong>des</strong> hauts faits de <strong>Le</strong>mmy<br />
Caution (Eddie Constantine) qui n’est<br />
véritablement efficace que lorsqu’il est<br />
imbibé du whisky qu’il consomme à longueur<br />
de films, ou <strong>des</strong> prouesses de certains<br />
acteurs dans l’incarnation <strong>des</strong> rôles<br />
d’ivrognes (de Raimu, Pierre Brasseur,<br />
Fernandel ou Jean Gabin à Gérard Depardieu,<br />
en passant par Jean Carm<strong>et</strong>, Jean<br />
<strong>Le</strong>fèbvre ou d’autres encore). La scène<br />
dans laquelle, dans Un singe en hiver<br />
d’ Henri Verneuil (1962), Jean Gabin <strong>et</strong><br />
Jean-Paul Belmondo, dans l’euphorie de<br />
leur ivresse libératrice, provoquent sur<br />
la plage un gigantesque feu d’artifice est<br />
bien révélatrice de la valeur positive que<br />
l’alcool peut alors revêtir par le biais de<br />
tels morceaux de bravoure.<br />
Ce modèle, particulièrement bien<br />
représenté dans le <strong>cinéma</strong> d’une France<br />
qui connaissait son maximum d’alcoolisation<br />
générale, de l’<strong>entre</strong>-deux-guerres<br />
aux années 60 environ, <strong>et</strong> trop efficace<br />
pour être abandonné, n’a pas disparu, loin<br />
de là, <strong>et</strong> réjouit toujours le public. Il s’est<br />
même enrichi d’une figure nouvelle, celle<br />
de l’ivrognesse comique dans un rôle<br />
principal, dont Josiane Balasko s’est fait<br />
une sorte de spécialité, en particulier dans<br />
Nuit d’ivresse de Bernard Nauer (1986),<br />
dans Un grand cri d’amour mis en scène<br />
par elle-même en 1998, ou dans Absolument<br />
fabuleux de Gabriel Aghion (2001),<br />
avec Nathalie Baye comme comparse ;<br />
sa prestation dans Un Crime au paradis<br />
de Jean Becker (2001), qui est la reprise<br />
de La Poison de Sacha Guitry (1951), se<br />
situe plutôt dans la lignée tragi-comique<br />
de c<strong>et</strong>te première version. Film après<br />
film, égales à elles-mêmes, ces ved<strong>et</strong>tes<br />
masculines <strong>et</strong> féminines en viennent à<br />
camper le même personnage, celui dont<br />
les spectateurs se délectent à admirer le<br />
numéro, toujours attendu, au risque de<br />
ne plus offrir au regard que leur propre<br />
caricature, avec toujours l’inconvénient,<br />
en partie assumé, d’une confusion possible<br />
<strong>entre</strong> la <strong>fiction</strong> <strong>et</strong> la réalité de leur<br />
vie. Dans <strong>Le</strong>s Acteurs (2000), Bertrand<br />
Blier exploite c<strong>et</strong>te ambiguïté <strong>et</strong>, en opérant<br />
une sorte de « guignolisation » d’une<br />
broch<strong>et</strong>te de grands acteurs français pour<br />
mieux leur rendre hommage, n’hésite<br />
pas à faire donner par certains d’<strong>entre</strong><br />
eux leur avis sur les habitu<strong>des</strong> réelles de<br />
consommation d’un Gérard Depardieu ou<br />
d’un Jean-Paul Belmondo.<br />
Cependant, ne peut-on pas penser que<br />
le <strong>cinéma</strong> déforme grandement la réalité,<br />
au point même d’en inverser la perception,<br />
si l’on considère que les actes qui<br />
sont commis dans les films sous l’eff<strong>et</strong><br />
de l’alcool <strong>et</strong> qui, dans la tradition burlesque,<br />
font rire, sont souvent, objectivement,<br />
d’une étonnante cruauté ? Par<br />
exemple, lorsque, dans Nuit d’ivresse,<br />
l’animateur-ved<strong>et</strong>te (Thierry Lhermitte)<br />
<strong>et</strong> sa compagne d’un soir (Josiane Balasko),<br />
tous deux pris de boisson, sèment la<br />
panique dans une réception mondaine en<br />
accomplissant <strong>des</strong> méfaits qui déclenchent<br />
l’hilarité du spectateur (elle laisse<br />
tomber le couvercle du piano à queue sur<br />
le pianiste ; il coupe l’oreille d’un critique<br />
qu’il déteste), nul ne songe à plaindre les<br />
victimes, tant la charge comique l’em-<br />
116 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2005, n° 34, “<strong>Le</strong> rapport à l’image”
François Steudler & Françoise Steudler-Delaherche<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> <strong>entre</strong> <strong>vérité</strong>, <strong>fiction</strong> <strong>et</strong> <strong>silences</strong><br />
porte sur toute référence réaliste. Par<br />
ailleurs, la relation de causalité est souvent<br />
oubliée <strong>et</strong> la dangerosité du produit<br />
« alcool » est minimisée, celui-ci étant<br />
plutôt vu comme une cause « seconde »,<br />
agissant sur un tempérament déjà un peu<br />
vif, enclin par nature à s’engager dans<br />
de saines bagarres, qui expriment de<br />
légitimes défoulements qu’on ne saurait<br />
tout à fait condamner : c’est ainsi que<br />
se présente à nos yeux Léopold (Gérard<br />
Depardieu) caf<strong>et</strong>ier <strong>et</strong> poète à ses heures<br />
dans Uranus.<br />
Ainsi, dans un <strong>cinéma</strong> qui se veut<br />
majoritairement moyen de divertissement,<br />
les eff<strong>et</strong>s sociaux dramatiques de<br />
l’imprégnation alcoolique apparaissent<br />
peu. Qui voit véritablement que, dans<br />
la vie courante, un ivrogne ne provoque<br />
que très rarement un amusement durable<br />
<strong>et</strong> qu’il est plutôt une figure inquiétante,<br />
asociale, rej<strong>et</strong>ée, marginalisée.<br />
C<strong>et</strong>te sous-estimation <strong>des</strong> eff<strong>et</strong>s négatifs<br />
de l’ivresse est patente dans l’exemple<br />
précis de la violence routière. Alors que<br />
nous savons qu’en France, l’alcool est<br />
impliqué dans environ un tiers <strong>des</strong> accidents<br />
mortels - même si les mesures prises<br />
tendent à en réduire progressivement<br />
le chiffre - nombreuses sont les séquences<br />
où l’on voit un conducteur ayant bu à<br />
l’excès prendre le volant sans provoquer<br />
d’accident, sinon <strong>des</strong> incidents mineurs<br />
qui divertissent plutôt le spectateur. Il<br />
peut même faire preuve d’une dextérité<br />
hors du commun en réalisant, dans un état<br />
second, <strong>des</strong> prouesses inhabituelles. Et<br />
lorsque l’accident survient, ce sont les<br />
facteurs psychologiques qui sont mis en<br />
avant, comme par exemple dans <strong>Le</strong>s Tricheurs<br />
de Marcel Carné, où la jeune Mic<br />
(Pascale P<strong>et</strong>it), en pleine nuit, percute un<br />
camion avec sa Jaguar, qu’elle conduisait<br />
à vive allure ; elle avait, dit ensuite le<br />
médecin, un taux élevé d’alcool dans le<br />
sang, mais on r<strong>et</strong>ient surtout que c’était<br />
une amoureuse dépitée qui fuyait une<br />
surprise-partie <strong>et</strong> avait visiblement un<br />
comportement suicidaire. La prise de<br />
conscience du danger que l’alcool fait<br />
courir au conducteur joue sans doute<br />
pour imposer aujourd’hui une certaine<br />
autocensure, car dans Taxi de Gérard<br />
Pirès (1998), l’as du volant, incarné par<br />
Samy Nacéri, ne boit jamais d’alcool<br />
(sauf, tout à fait à la fin, alors qu’il ne<br />
prend pas le volant, lors d’un cocktail où<br />
il est à l’honneur), <strong>et</strong> il en est de même<br />
dans les suites données à ce film.<br />
La guérison introuvable<br />
À côté de c<strong>et</strong>te sous-estimation <strong>des</strong><br />
eff<strong>et</strong>s nocifs de l’alcoolisation, que l’on<br />
peut assimiler à une sorte de mensonge, il<br />
existe aussi <strong>des</strong> lacunes, <strong>des</strong> <strong>silences</strong>, <strong>des</strong><br />
non-dits. Un véritable déficit d’images<br />
existe sur certains aspects, en particulier<br />
la thérapie. Tout semble se passer comme<br />
si l’alcoolisme, à l’écran, offrait peu de<br />
prise à un quelconque traitement.<br />
Si c<strong>et</strong>te <strong>entre</strong>prise est évoquée, le<br />
corps médical en est d’ailleurs singulièrement<br />
absent, à moins qu’il ne soit<br />
taxé, de façon assez tranché, d’inefficacité<br />
: dans Pourquoi viens-tu si tard ?<br />
l’héroïne, devenue abstinente, rechute<br />
<strong>et</strong> doit r<strong>et</strong>ourner en clinique ; le héros du<br />
Feu Foll<strong>et</strong>, de Louis Malle, incarné par<br />
Maurice Ron<strong>et</strong>, se rem<strong>et</strong> à boire après<br />
une cure, le médecin lui ayant affirmé<br />
que c’était une « affaire de volonté », <strong>et</strong><br />
finit par se suicider ; Paul Vecchiali dans<br />
Femmes, femmes (1974) m<strong>et</strong> aussi en<br />
scène un praticien qui dresse un savant<br />
tableau <strong>des</strong> maladies liées à l’alcoolisme,<br />
mais n’est d’aucun secours. Ainsi, une<br />
véritable ellipse caractérise la thérapie,<br />
comme si celle-ci n’existait pas ou<br />
était difficilement montrable. Il est vrai<br />
qu’une présentation réaliste d’une cure<br />
de désintoxication pour un alcoolique<br />
« d’habitude » n’est pas un suj<strong>et</strong> spécialement<br />
attrayant, mais surtout on ne saurait<br />
s’étonner du fait que le <strong>cinéma</strong> présente,<br />
en guise de solutions, <strong>des</strong> éléments de<br />
même nature que ceux qu’il a invoqués<br />
pour les causes. Puisqu’il privilégie les<br />
explications individuelles <strong>et</strong> accidentelles<br />
dans les facteurs de l’alcoolisme, il<br />
ne peut qu’utiliser les mêmes clés en ce<br />
qui concerne le traitement. Une intrigue<br />
a été développée, qui repose sur certains<br />
traits psychologiques du buveur excessif,<br />
<strong>et</strong> l’issue ne peut se situer que dans la<br />
même logique. Lorsque le problème est<br />
pris en charge, il l’est donc de façon<br />
personnalisée, à la faveur d’une rencontre<br />
avec un être exceptionnel ou lors de la<br />
survenue d’un événement extraordinaire<br />
qui poussera le héros à s’engager, par le<br />
biais d’une passion, dans une lutte positive<br />
; celle-ci le révélera à lui-même <strong>et</strong> le<br />
fera échapper à ce lent suicide dans lequel<br />
il était engagé.<br />
C’est donc très largement sur le mode<br />
éthique que la question est traitée, le<br />
<strong>cinéma</strong> présentant dans de nombreux cas<br />
une vision quasi messianique du processus<br />
de libération du fardeau de l’alcool,<br />
sous la forme d’un rachat, qui arrache<br />
l’individu à sa déchéance, à son animalité,<br />
pour le hisser à la hauteur d’un<br />
homme mu par c<strong>et</strong>te fameuse volonté qui<br />
lui faisait défaut. L’avocat déchu (incarné<br />
par Raimu dans <strong>Le</strong>s Inconnus dans la<br />
maison, puis Jean-Paul Belmondo dans<br />
L’Inconnu dans la maison) parvient à<br />
s’extraire spectaculairement <strong>et</strong> comme<br />
miraculeusement de son abrutissement<br />
lorsqu’il doit défendre un jeune injustement<br />
accusé ; c’est la rencontre avec une<br />
femme d’exception (Michèle Morgan)<br />
qui perm<strong>et</strong> au médecin à la dérive (Gérard<br />
Philipe) dans <strong>Le</strong>s Orgueilleux de r<strong>et</strong>rouver<br />
toute son énergie pour lutter contre<br />
une épidémie ; dans Tchao Pantin, la mort<br />
du jeune dealer (Richard Anconina) réactive<br />
de façon positive chez le pompiste<br />
(Coluche) le souvenir de son fils <strong>et</strong> lui<br />
donne la force nécessaire pour s’attaquer<br />
aux responsables. On remarque ensuite<br />
que, en un raccourci saisissant, lorsqu’ils<br />
sont engagés dans l’action, les individus<br />
ne boivent plus à l’excès, puisque leur vie<br />
a r<strong>et</strong>rouvé un sens. Dans La Femme de ma<br />
vie, on voit intervenir un groupe de thérapie,<br />
celui <strong>des</strong> « Alcooliques anonymes »,<br />
qui joue un rôle important pour venir<br />
en aide à Simon (Christophe Malavoy) ;<br />
mais plus que l’action du groupe, c’est la<br />
relation avec l’un de ses membres, Pierre<br />
(Jean-Louis Trintignant), qui joue un rôle<br />
essentiel dans le sauv<strong>et</strong>age de l’homme<br />
à la dérive.<br />
Présenter la thérapie de la sorte perm<strong>et</strong><br />
de construire <strong>des</strong> héros positifs, capables<br />
de porter l’intrigue, de la conduire vers<br />
<strong>des</strong> perspectives plutôt optimistes, même<br />
si elles restent parfois incertaines. Elles<br />
autorisent à coup sûr chez le spectateur<br />
la mise en œuvre de l’indispensable processus<br />
d’identification, tout en confortant<br />
cependant la conception dominante d’une<br />
responsabilité personnelle dans le mécanisme<br />
de l’addiction.<br />
Bien sûr, on ne saurait demander aux<br />
oeuvres <strong>cinéma</strong>tographiques autre chose<br />
que ce qu’elles peuvent <strong>et</strong> doivent offrir<br />
<strong>et</strong> on aurait mauvaise grâce de regr<strong>et</strong>-<br />
117
ter que la part du romanesque, source<br />
de séduction, l’emporte sur la banalité,<br />
sur le réalisme trivial qui peuvent être<br />
générateurs d’ennui. <strong>Le</strong> genre de la <strong>fiction</strong><br />
est bien une interprétation du réel,<br />
une reconstruction de celui-ci <strong>et</strong> il introduit<br />
nécessairement <strong>des</strong> distorsions, <strong>des</strong><br />
amplifications, <strong>des</strong> <strong>silences</strong>.<br />
Cependant, le matériau filmique reste<br />
un précieux outil d’approche de la réalité<br />
car il demeure, nous l’avons vu, un<br />
miroir relativement fidèle <strong>des</strong> réalités<br />
socio-économiques <strong>et</strong> de leur évolution,<br />
<strong>et</strong> par conséquent, un bon enregistreur<br />
<strong>des</strong> usages sociaux de l’alcool. Il est, sans<br />
doute, pour reprendre l’expression de<br />
Jean-Pierre Jeancolas « un sismographe<br />
imparfait » 52 , mais il est précieux dans<br />
les déformations même qu’il introduit,<br />
car il nous montre aussi ce que la société<br />
a envie de se proj<strong>et</strong>er à elle-même. En<br />
« représentant », le <strong>cinéma</strong>, avant tout,<br />
« présente » un monde dans lequel nous<br />
nous reconnaissons largement, y compris<br />
dans les stéréotypes <strong>et</strong> les mythes les plus<br />
profondément ancrés. Bien plus qu’une<br />
traduction imparfaite, il est un « mensonge<br />
qui dit vrai », une « invention » de<br />
la réalité qui nous perm<strong>et</strong> d’appréhender<br />
la complexité de celle-ci, plus particulièrement<br />
en ce qui concerne la place de<br />
l’alcool dans la culture française.<br />
Notes<br />
1. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil,<br />
1970 (1 e éd. 1957), p. 76.<br />
2. Jean-Michel FRODON, L’Age moderne<br />
du <strong>cinéma</strong> français. De la nouvelle vague<br />
à nos jours, Paris, Flammarion, 1995,<br />
p. 13.<br />
3. Edgar Morin, Sociologie, Paris, Fayard,<br />
1984, p. 396.<br />
4. Parmi les publications le plus récentes<br />
auxquelles nos recherches ont déjà donné<br />
lieu, au fur <strong>et</strong> à mesure de l’avancement<br />
de notre travail, citons en particulier :<br />
François Steudler <strong>et</strong> Françoise Steudler-<br />
Delaherche, « L’alcool <strong>et</strong> ses enjeux à<br />
travers le prisme du <strong>cinéma</strong> », dans :<br />
Michel Mathien (sous la direction de),<br />
Médias, Santé, Politique, Paris, L’Harmattan,<br />
1999, p. 75-104 ; François Steudler<br />
<strong>et</strong> Françoise Steudler-Delaherche,<br />
« L’ utilisation <strong>des</strong> films dans l’analyse<br />
sociologique : problèmes d’interprétation.<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> : miroir déformant de la réalité<br />
sociale ? », Actes de la Journée d’étu<strong>des</strong><br />
du 3 décembre 1997, Cahier du CRESS,<br />
n° 4, 1999, p. 83-107.<br />
5. Nous rejoignons d’une certaine façon<br />
la méthode « toute pragmatique <strong>et</strong> toute<br />
relativiste de convergence » exposée<br />
par Gilbert Durand dans <strong>Le</strong>s Structures<br />
anthropologique de l’imaginaire, <strong>et</strong> qui<br />
« tend à repérer de vastes constellations<br />
d’images, constellations à peu près constantes<br />
<strong>et</strong> qui semblent structurées par un<br />
certain isomorphisme <strong>des</strong> symboles convergents<br />
» (<strong>Le</strong>s Structures anthropologiques<br />
de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1984,<br />
p. 40).<br />
6. Edgar Morin, <strong>Le</strong> Cinéma ou l’homme<br />
imaginaire, Genève, Gonthier, 1965 (1 ère<br />
éd. Paris, Minuit, 1958), p.131-132.<br />
7. Edgar Morin, Sociologie, op. cit., p. 394.<br />
8. Cf. Edgar Morin, <strong>Le</strong> Cinéma ou l’homme<br />
imaginaire, op. cit., p. 98.<br />
9. Jean-Louis Missika, Dominique Wolton,<br />
La Folle du logis. La télévision dans les<br />
sociétés démocratiques, Paris, Gallimard,<br />
1983, p. 180.<br />
10. Edgar Morin, <strong>Le</strong> Cinéma ou l’homme<br />
imaginaire, op.cit., p. 133.<br />
11. Jacques Ranciere, « L’inoubliable », dans :<br />
Jean-Louis Comolli <strong>et</strong> Jacques Ranciere,<br />
Arrêt sur histoire, Paris, Ed. du C<strong>entre</strong><br />
Pompidou, 1997, p. 66.<br />
12. Walter Benjamin, Essais 2, 1935-1940,<br />
Paris, Denoël-Gonthier, 1983 (1 e éd. trad.<br />
franç. Paris, Denoël, 1971-1983), p. 117.<br />
13. Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler,<br />
Lausanne, L’Age d’Homme, 1973, p. 7.<br />
14. <strong>Le</strong>s films historiques présentent, de ce<br />
point de vue, une difficulté particulière.<br />
Nous ne les avons cependant pas exclus<br />
de notre étude, dans la mesure où, s’il<br />
est vrai que leurs auteurs opèrent une<br />
reconstruction qui se veut parfois la plus<br />
fidèle possible d’un décor passé, ils ne<br />
peuvent pas, étant totalement immergés<br />
dans l’époque dans laquelle ils vivent, ne<br />
pas laisser transparaître, <strong>et</strong> cela parfois<br />
malgré eux, les conceptions propres à<br />
celle-ci.<br />
15. François Pell<strong>et</strong>ier, Imaginaires du <strong>cinéma</strong>tographe,<br />
Paris, Méridiens, 1983, p. 39.<br />
16. Paul Ricoeur, Temps <strong>et</strong> récit. 1. L’intrigue<br />
<strong>et</strong> le récit historique, Paris, Flammarion,<br />
1983, p. 125.<br />
17. Lucien Goldmann, Pour une sociologie du<br />
roman, Paris, Gallimard, 1964, p. 345.<br />
18. Louis Chevalier, Classes laborieuses<br />
<strong>et</strong> classes dangereuses, Paris, Librairie<br />
Générale Française, 1978 (1 e éd. 1958),<br />
p. 115.<br />
19. Pierre Billard, L’Age classique du <strong>cinéma</strong><br />
français. Du <strong>cinéma</strong> parlant à la Nouvelle<br />
Vague, Paris, Flammarion, 1995, p. 267.<br />
20. Pierre Sorlin, Sociologie du <strong>cinéma</strong>, Paris,<br />
Aubier, 1977, p. 200.<br />
21. Jean-Pierre JEANCOLAS, <strong>Le</strong> Cinéma <strong>des</strong><br />
Français. La V e République, 1958-1978,<br />
Paris, Stock, 1979, p. 9.<br />
22. Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’Image-mouvement,<br />
Paris, Ed. de Minuit, 1983, p. 11<br />
<strong>et</strong> Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Ed. de<br />
Minuit, 1985.<br />
23. Jean-Louis Missika, Dominique Wolton,<br />
La Folle du logis, op. cit., p. 171.<br />
24. Paul Ricoeur, Temps <strong>et</strong> récit. 1. L’intrigue<br />
<strong>et</strong> le récit historique, op. cit., p. 136.<br />
25. On mesure bien l’ampleur de ces difficultés,<br />
par exemple, dans les étu<strong>des</strong> qui<br />
tentent de mesurer l’impact sur le public<br />
<strong>des</strong> scènes de violence à l’écran.<br />
26. Lucien Goldmann, Pour une sociologie du<br />
roman, op. cit., p. 335-372.<br />
27. Beaucoup de scénarios sont tirés d’œuvres<br />
littéraires dans lesquelles, parfois, l’alcool<br />
est très présent, ce qui renvoie à une autre<br />
étude possible (mais que nous n’avons pas<br />
systématiquement engagée car elle nécessiterait<br />
un travail de fond <strong>et</strong> engagerait<br />
d’autres problématiques) sur les déformations<br />
que l’œuvre filmique introduit dans<br />
ce domaine précis par rapport à l’ouvrage<br />
de référence. Citons, parmi bien d’autres,<br />
les adaptations <strong>des</strong> livres d’Emile Zola<br />
(dont l’Assommoir, d’où est tiré le film<br />
Gervaise, réalisé par René Clément en<br />
1956), de Marcel Aymé (La Traversée<br />
de Paris ou La Jument verte, tous deux<br />
de Claude Autant-Lara, datant de 1956<br />
<strong>et</strong> 1959 ; Uranus, de Claude Berri, sorti<br />
en 1991) ou encore de René Fall<strong>et</strong>, dont,<br />
par exemple, <strong>Le</strong> Beaujolais nouveau est<br />
arrivé, de Jean-Luc Voulfow (1978).<br />
28. <strong>Le</strong>s dates <strong>des</strong> films mentionnées ici sont<br />
celles de la première présentation publique<br />
en France.<br />
118 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2005, n° 34, “<strong>Le</strong> rapport à l’image”
François Steudler & Françoise Steudler-Delaherche<br />
<strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> <strong>entre</strong> <strong>vérité</strong>, <strong>fiction</strong> <strong>et</strong> <strong>silences</strong><br />
29. Pierre Billard, L’Age classique du <strong>cinéma</strong><br />
français. Du <strong>cinéma</strong> parlant à la Nouvelle<br />
Vague, op. cit., pp. 289-290.<br />
30. Véronique Nahoum-Grappe, La Culture<br />
de l’ivresse. Essai de phénoménologie historique,<br />
Paris, Quai Voltaire, 1991, p. 58.<br />
31. Paul Ricoeur, Temps <strong>et</strong> récit. 1. L’intrigue<br />
<strong>et</strong> le récit historique, op. cit., p. 151.<br />
32. Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie<br />
allemande, Paris, Editions sociales, 1982,<br />
pp. 77-78.<br />
33. Cf. Jean-Louis Missikà <strong>et</strong> Dominique<br />
Wolton, La Folle du logis, op. cit.,<br />
p. 203-214.<br />
34. Pierre Sorlin, Sociologie du <strong>cinéma</strong>, op.<br />
cit., p. 22-23.<br />
35. Alors que les gran<strong>des</strong> firmes sont de plus<br />
en plus attachées au placement de leurs<br />
produits dans les films de <strong>fiction</strong>, qui font<br />
désormais partie pour elles, à part entière,<br />
<strong>des</strong> outils de communication indispensables<br />
(qu’il s’agisse de voitures, de vêtements<br />
de sport, de meubles ou de boissons<br />
alcooliques dont les marques se devinent<br />
souvent aisément), les pouvoirs publics,<br />
même s’ils sont intéressés à la consommation<br />
par les taxes prélevées sur les alcools,<br />
s’efforcent cependant, dans une optique<br />
de santé publique <strong>et</strong> de sécurisation de la<br />
circulation routière, de lutter contre les<br />
excès en encourageant les messages de<br />
modération. Ces actions partent du principe<br />
que le spectateur subit l’influence de<br />
l’image, mais comme nous l’avons dit, c<strong>et</strong><br />
impact est, de fait, très difficile à mesurer<br />
précisément.<br />
36. Henri <strong>Le</strong>febvre, Sociologie de Marx,<br />
Paris, PUF, 1966, p. 66.<br />
37. Marc Ferro, Analyse de film, analyse de<br />
sociétés, Paris, Hach<strong>et</strong>te, 1975. Pour c<strong>et</strong><br />
auteur, le film de <strong>fiction</strong> n’est d’ailleurs<br />
pas nécessairement moins « réel » qu’un<br />
documentaire : « Avançons c<strong>et</strong>te hypothèse<br />
paradoxale : il n’y a pas moins d’imaginaire,<br />
d’idéologie dans le regard d’Antonioni<br />
filmant La Chine, ce reportage, qu’il n’y a<br />
de réalité sociale <strong>et</strong> d’analyse dans <strong>Le</strong> Cri<br />
ou <strong>Le</strong> Désert rouge, œuvres d’imagination<br />
du même Antonioni », dans : ibid., p. 13.<br />
38. La distinction est opérée par Pierre Billard<br />
(L’Age classique du <strong>cinéma</strong> français. Du<br />
<strong>cinéma</strong> parlant à la Nouvelle Vague, op.<br />
cit., p. 220-221). Sur c<strong>et</strong>te première période,<br />
voir aussi, de Jean-Pierre Jeancolas,<br />
15 ans d’années trente. <strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> français,<br />
1929-1944, Paris, Stock, 1983.<br />
39. Pour l’époque postérieure à la deuxième<br />
guerre mondiale, on peut se référer en<br />
particulier aux livres déjà cités de Jean-<br />
Michel Frodon, L’Age moderne du <strong>cinéma</strong><br />
français. De la nouvelle vague à nos<br />
jours, op. cit. <strong>et</strong> de Jean-Pierre Jeancolas,<br />
<strong>Le</strong> Cinéma <strong>des</strong> Français. La Ve République,<br />
1958-1978, op. cit. Mentionnons<br />
aussi, d’Antoine de Baecque, <strong>Le</strong> Nouvelle<br />
Vague. Portrait d’une jeunesse, Paris,<br />
Flammarion, 1998 <strong>et</strong> l’ouvrage coordonné<br />
par Michel Marie, <strong>Le</strong> Jeune <strong>cinéma</strong> français,<br />
Paris, Nathan, 1998.<br />
40. Gilbert Garrier, Histoire sociale <strong>et</strong> culturelle<br />
du vin, Paris, Bordas, 1995, p. 292.<br />
41. En 1994, la consommation de vin par<br />
habitant <strong>et</strong> par an était tombée à 62 litres<br />
(ibid., p. 292). Mais l’on constate effectivement<br />
l’augmentation relative de la part<br />
<strong>des</strong> produits distillés ou de la bière.<br />
42. Samuel Blumenfeld, « Comment bien parler<br />
du chômage au <strong>cinéma</strong> », <strong>Le</strong> Monde,<br />
13 mars 1997.<br />
43. Abraham Moles, « <strong>Le</strong>s fonctions de l’alcool<br />
», dans : Abraham Moles (sous la<br />
direction de), La Modélisation <strong>des</strong> conduites<br />
d’alcoolisation, Paris, IREB, 1987,<br />
p. 33.<br />
44. François Steudler, « L’image sociale de<br />
l’alcool », Neuro-Psy, Vol. 4, n° 5, mai<br />
1989, p. 268.<br />
45. François Pell<strong>et</strong>ier, Imaginaires du <strong>cinéma</strong>tographe,<br />
op. cit., p. 39.<br />
46. De même que dans le théâtre du XVIII e siècle,<br />
Arlequin porte sa bouteille accrochée<br />
à la ceinture, le clochard contemporain<br />
n’est crédible que s’il brandit son litre de<br />
vin ; le milieu de la police, lui, est inévitablement<br />
associé à la consommation de<br />
bière, <strong>et</strong>c.<br />
47. Parmi les nombreux ouvrages consacrés<br />
à la question, citons, en particulier : Jean<br />
A<strong>des</strong> <strong>et</strong> Michel <strong>Le</strong>joyeux, <strong>Le</strong>s Conduites<br />
alcooliques <strong>et</strong> leur traitement, Paris, Doin,<br />
1996.<br />
48. La réalisation de c<strong>et</strong>te œuvre montre à<br />
l’évidence la prise de conscience <strong>des</strong><br />
dimensions du phénomène, après <strong>des</strong><br />
décennies de quasi-indifférence, alors<br />
même que <strong>des</strong> courts métrages tournés<br />
au début du siècle avaient révélé le poids<br />
de la lutte anti-alcoolique dans la France<br />
de l’époque : <strong>Le</strong>s Victimes de l’alcoolisme,<br />
de Ferdinand Zecca (1902) <strong>et</strong> <strong>Le</strong>s Victimes<br />
de l’alcool de Gérard Bourgeois (1911),<br />
par exemple.<br />
49. Philippe Roy, dans un article du Quotidien<br />
du médecin, (« L’alcoolisme <strong>des</strong> sans-abri,<br />
une maladie qui relève de la médecine »,<br />
<strong>Le</strong> Quotidien du médecin, n° 6169, 20<br />
novembre 1997) rend compte en particulier<br />
d’ une étude de l’Observatoire de<br />
recherche en santé publique sur les individus<br />
sans toit, qui parlait en 1995-1996<br />
de 94% de sans-abri manifestement alcooliques.<br />
50. Pierre Billard, L’Age classique du <strong>cinéma</strong><br />
français. Du <strong>cinéma</strong> parlant à la Nouvelle<br />
Vague, op. cit., p. 168.<br />
51. Il est significatif que de nombreux critiques<br />
de <strong>cinéma</strong> « oublient » très fréquemment,<br />
dans leurs comptes-rendus,<br />
de mentionner c<strong>et</strong>te dimension, pourtant<br />
parfois manifeste.<br />
52. Jean-Pierre Jeancolas, 15 ans d’années<br />
trente. <strong>Le</strong> <strong>cinéma</strong> français, 1929-1944, op.<br />
cit., p. 230.<br />
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