Marc Bloch - Revue des sciences sociales
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ENTRETIEN AVEC FREDDY RAPHAËL<br />
Freddy Raphaël, Anny <strong>Bloch</strong><br />
<strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong>, l’historien, le citoyen, le résistant<br />
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<strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong>,<br />
l’historien, le citoyen,<br />
le résistant<br />
Anny <strong>Bloch</strong>, s’entretient avec<br />
Freddy Raphael, à propos du nom<br />
donné à l’Université <strong>des</strong> Sciences<br />
Humaines de Strasbourg,<br />
Université <strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong>,<br />
le 30 octobre 1998.<br />
Chercheur et universitaire,<br />
il leur a paru nécessaire<br />
d’éclairer le débat<br />
autour de ce choix.<br />
entretien<br />
A<br />
nny <strong>Bloch</strong> : Le 30 octobre 1998, le<br />
Conseil d’administration de l’Université<br />
<strong>des</strong> Sciences Humaines choisit<br />
à l’unanimité moins une voix et une<br />
abstention, le nom de <strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong> pour<br />
cette institution. C’est un travail de longue<br />
haleine. Pouvez-vous nous en donner les<br />
principales étapes ?<br />
Freddy Raphaël : Je voudrais réagir<br />
tout de suite. C’est un résultat qui<br />
constitue pour moi une divine surprise.<br />
Je n’en espérais pas tant. Je suis très<br />
agréablement surpris par cette très<br />
large unanimité qui s’est dégagée<br />
autour de <strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong> alors qu’au préalable,<br />
il y a eu deux échecs cuisants. Par<br />
deux fois, cette université a refusé de<br />
prendre le nom de <strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong>. Il y avait<br />
eu une commission ad hoc qui a travaillé<br />
deux années durant. A partir d’un premier<br />
choix de 48 noms, elle en avait retenu<br />
finalement quatre parmi lesquels,<br />
Gutenberg, Schweitzer, <strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong>…<br />
D’habitude quand il y a une commission<br />
ad hoc, le conseil d’administration entérine<br />
ce long travail préalable. La première<br />
fois, l’échec est apparu comme du<br />
désintérêt, de la non-information ; la<br />
seconde fois, ce qui avait été interprété<br />
comme du désintérêt ne pouvait plus<br />
être considéré comme tel. Entre temps<br />
nous avions reçu dans nos casiers un<br />
tract qui avançait les raisons d’un refus,<br />
motivait <strong>des</strong> choix et appelait au refus<br />
renouvelé.<br />
nom de <strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong> ne pouvait que susciter<br />
<strong>des</strong> conflits”.<br />
Freddy Raphaël. J’estime que mon collègue<br />
a plus que raison. Le nom engage<br />
et signifie que nous nous inscrivons dans<br />
une filiation. Je ne pensais pas qu’il pouvait<br />
y avoir une discussion possible sur<br />
les orientations données par un tel nom.<br />
Or le tract indiquait un quadruple<br />
refus qui me paraissait extrêmement dur<br />
à recevoir : le premier refus se fondait sur<br />
le culte de l’Alsace “authentique” ; ce<br />
n’est pas un “authentique” alsacien. Il<br />
s’agit là d’une captation abusive de ce<br />
que peut être l’Alsace et d’une désignation<br />
abusive de ses porte-parole. Dans<br />
cette optique, <strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong> parce que juif<br />
était disqualifié. Le deuxième argument<br />
s’appuyait sur la prononciation <strong>des</strong><br />
quatre lettres : Université <strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong><br />
devenait UMB jouant sur les connotations<br />
du terme Lump. En alsacien, cela<br />
renvoie à Lumpesvolk, <strong>des</strong> “gens de sacs<br />
et de nœuds”, <strong>des</strong> “gens de rien”, <strong>des</strong><br />
chiffonniers. Lump renvoyait aussi au<br />
colporteur juif qui ramassait les chiffons<br />
en criant “Lumpe, alt I : sse.” (“vieux<br />
métaux ! vieux chiffons”). Ce terme pouvait<br />
également évoquer le terme de<br />
Lumpenproletariat de Marx, cette armée<br />
de réserve du prolétariat que l’on considérait<br />
avec beaucoup de dédain. Le troisième<br />
argument avancé était que l’on ne<br />
devait pas faire le jeu <strong>des</strong> socialistes<br />
notamment du recteur Deyon et de<br />
Catherine Trautman, maire de Strasbourg.<br />
Cette assertion s’inscrivait dans<br />
une conception réactionnaire mettant<br />
en cause les avancées socialistes. Le dernier<br />
argument enfin était le suivant : que<br />
vont penser nos amis allemands au<br />
moment de la construction de l’Europe,<br />
si nous choisissons un juif républicain<br />
mort en tant que résistant ? Cela paraissait<br />
comme une injure faite à l’Allemagne.<br />
Or, il y a eu <strong>des</strong> réactions de l’Allemagne<br />
à la suite du 2 e vote mais dans un<br />
sens tout à fait contraire. Un certain<br />
nombre d’allemands n’ont absolument<br />
pas compris pourquoi l’université de<br />
Strasbourg récusait ce nom et ils se sont<br />
indignés.<br />
Anny <strong>Bloch</strong>. Pourquoi ce type de tract<br />
vous a-t-il étonné dans la mesure où vous<br />
savez qu’il y a <strong>des</strong> courants antisémites profonds<br />
dans cette région, courants que vous<br />
avez vous-même étudiés ?<br />
Freddy Raphaël. Ce tract m’a étonné à<br />
plusieurs titres. D’abord, je ne pensais<br />
pas que le courant d’un régionalisme<br />
fermé sur lui-même, combatif, replié sur<br />
le “mythe alsacien”, je ne pensais pas<br />
que ce courant-là pouvait trouver <strong>des</strong><br />
appuis au sein de l’université. Deuxième<br />
étonnement. Bien sûr, je ne suis pas<br />
angélique et je sais que l’antisémitisme<br />
peut être un enjeu et travailler la société<br />
alsacienne. Mais, je croyais (en me<br />
revendiquant de <strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong> et de Maurice<br />
Blanchot), que la formation que nous<br />
assurons à l’université et que nous transmettons<br />
à nos étudiants, était précisément<br />
porteuse de tout ce qui peut<br />
remettre en cause un particularisme<br />
réducteur, minorant l’autre, le racisme,<br />
les préjugés, l’essentialisme. Je ne pensais<br />
que pas que de tels stéréotypes<br />
enfermant un individu dans une “nature”<br />
disqualifiante pouvaient être partagés<br />
par ce milieu universitaire ou y trouver<br />
une expression.<br />
Présence nominative<br />
<strong>des</strong> morts dans la cité ■<br />
Je pèse mes mots : je ne sais pas si les<br />
gens qui ont voté contre <strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong> ou<br />
qui se sont abstenus (ce qui était un vote<br />
négatif) partagent une telle idéologie. Il<br />
y a aussi cette immense lâcheté. Personne,<br />
parmi ceux qui ont voté contre <strong>Marc</strong><br />
<strong>Bloch</strong> ou qui se sont abstenus, ne s’est<br />
déclaré jusqu’à aujourd’hui. Je ne pensais<br />
pas que la “paranoïa” d’une Alsace<br />
toujours malmenée, toujours sacrifiée<br />
soit encore un mythe aussi porteur à<br />
l’heure actuelle.<br />
FREDDY RAPHAËL<br />
Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>,<br />
Anny <strong>Bloch</strong>. Christian de Montlibert<br />
Strasbourg<br />
dans l’ouvrage “<strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong>, l’historien et<br />
ANNY BLOCH<br />
la cité” publié par la Ville de Strasbourg et<br />
Laboratoire de sociologie<br />
de la culture européenne<br />
les Presses Universitaires écrit : “Nommer,<br />
c’est contribuer à faire le monde, choisir le<br />
© Collection personnelle de la famille <strong>Marc</strong> <strong>Bloch</strong><br />
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