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Nos - Revue des sciences sociales

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N°32<br />

2004<br />

Yves SIFFER<br />

3 rue Principale – 67 220 Neubois<br />

yves.siffer@club-internet.fr<br />

Éloigné par sa formation <strong>des</strong><br />

Académies et <strong>des</strong> Écoles d’art,<br />

Yves Siffer a enfilé la blouse<br />

<strong>des</strong> anciens artisans pour se<br />

mettre à leur école. Il pratique<br />

exclusivement depuis une<br />

trentaine d’années la technique<br />

de la peinture sous-verre, dont<br />

le procédé consiste à peindre à<br />

l’envers d’une plaque de verre,<br />

qu’on retourne en fin de travail<br />

pour donner à voir l’image.<br />

“Plastiquement, la nuit est une tentation pour tout peintre figuratif :<br />

les couleurs s’y unissent dans de subtiles monochromies ; le jeu <strong>des</strong> ombres<br />

et <strong>des</strong> lumières y modulent les volumes et permettent de choisir ce qu'on<br />

veut bien donner à voir. Tirer l’objet <strong>des</strong> ténèbres, lui donner naissance,<br />

faire surgir l’image du néant, c’est la créer véritablement, c’est un peu être<br />

dieu. Toute la peinture occidentale, depuis Caravage, connaît cette fascination<br />

démiurgique. Mais la nuit chez Yves Siffer a d’autres raisons d’être<br />

encore : contraste maximum <strong>des</strong> clairs et <strong>des</strong> sombres, elle semble faite<br />

pour le sous-verre et la luminescence si particulière de la vitre.<br />

Mais surtout elle est le moment où la ville, ses rues, ses maisons, ses<br />

carrefours et ses trottoirs existent enfin pour eux-mêmes, en eux-mêmes,<br />

débarrassés de la pollution de nos présences. Chassant les passants<br />

qui masquent les vitrines et les architectures, éliminant les voitures qui<br />

cachent la beauté lisse et noire de ses chaussées, la nuit ramène la ville à<br />

elle-même, à sa respiration propre, à sa beauté sculpturale. La nuit rend<br />

les choses visibles.”<br />

Philippe Lutz<br />

Une Saison en Siffer.<br />

Catalogue de l'exposition organisée par<br />

l'Office de la culture de Sélestat, octobre-novembre 1994<br />

Couverture :<br />

Yves Siffer, Paysage de nuit,<br />

peinture sous verre, 1991


Appel<br />

à souscription<br />

Il y a 90 ans, Georg Simmel (1858-1918), un <strong>des</strong> pères fondateurs de la sociologie, était nommé<br />

Professeur à l'Université Impériale de Strasbourg. Il est mort à Strasbourg quelques mois avant la<br />

fin de la Grande Guerre et est enterré au cimetière de Cronenbourg. Mais le visiteur qui souhaite<br />

effectuer un geste de mémoire en allant se recueillir sur sa tombe a aujourd'hui du mal à en<br />

trouver l'emplacement : la stèle, qui a souffert <strong>des</strong> atteintes du temps, est tombée en se brisant<br />

il y a quelques années et a été retirée. Il ne subsiste que la dalle à son nom, dissimulée sous un<br />

tapis de lierre.<br />

A l'horizon du 150 e anniversaire de la naissance de Georg Simmel, que nous fêterons dans<br />

quatre ans, il serait triste et contradictoire que persiste une telle situation. Aussi, dans le cadre<br />

<strong>des</strong> activités scientifiques et de commémoration qui célèbreront cet anniversaire en France et<br />

en Allemagne, un comité s'est constitué au sein du laboratoire “Cultures et sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043) et de la Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> de l'Université Marc Bloch, pour<br />

organiser et mettre en œuvre les soins indispensables à un monument funéraire digne de ce<br />

grand sociologue.<br />

Notre appel à souscription s'adresse aussi bien à la communauté universitaire qu'aux personnes qui<br />

soutiennent l'amitié franco-allemande.<br />

Pour le comité :<br />

Stéphane Jonas, Freddy Raphaël, Patrick Schmoll, Patrick Watier, Francis Weidmann<br />

Information et souscription :<br />

Pr. Stéphane Jonas, 10 rue d'Upsal, F-67000 Strasbourg – tél. 03 88 61 27 37<br />

2


Il faut écarter la végétation pour qu'un nom apparaisse…, Photo : Cesare Salami.<br />

Quelque part au cimetière de Cronenbourg :<br />

un tumulus anonyme couvert de lierre,<br />

Photo : Cesare Salami.


N°32<br />

2004<br />

SOMMAIRE<br />

PRÉSENTATION<br />

THEATRE D’OMBRES<br />

LA NUIT<br />

ECLAIRE LE JOUR<br />

LA NUIT «SACRÉE»<br />

8<br />

NICOLETTA DIASIO &<br />

PATRICK TÉNOUDJI<br />

Éclairer par la nuit ?<br />

16<br />

LUC GWIAZDZINSKI<br />

Cerner la nuit urbaine<br />

24<br />

JOACHIM SCHLÖR<br />

Quand vient la nuit.<br />

Une promenade à travers<br />

la ville<br />

30<br />

ERIK PESENTI ROSSI<br />

Franchir la nuit :<br />

Henri Bosco, Federico Fellini<br />

et Fortunato Seminara<br />

40<br />

FRÉDÉRIC TRAUTMANN<br />

Penser à partir de la nuit.<br />

L’accueil d’urgence <strong>des</strong><br />

précaires la nuit<br />

54<br />

JULIETTE SMÉRALDA<br />

Les prostituées, “ouvrières”<br />

de jour et de nuit. L'exemple<br />

de Saint-Domingue.<br />

66<br />

PATRICK SCHMOLL<br />

Dans le sillage du Navire<br />

Night : l'obscur objet <strong>des</strong><br />

passions en ligne<br />

82<br />

ÉLODIE WAHL<br />

La “nuit obscure” selon<br />

Simone Weil<br />

92<br />

MICHEL NACHEZ<br />

La nuit aux carrefours<br />

du cyberespace<br />

100<br />

LAURA BITEAUD<br />

Pour que dure la nuit…<br />

Analyse d'une festivité<br />

contemporaine : la techno<br />

Erratum<br />

Dans son article publié dans le n° 31–2003 de la <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales en hommage à<br />

Freddy Raphaël, p. 168, Martine Segalen a attribué par erreur une citation à Dominique Schnapper.<br />

En réalité celle-ci cite les propos d'une revue du XIX e siècle, L'Univers Israélite, qui croyait à<br />

une intégration linéaire <strong>des</strong> Juifs en France. Loin d'adhérer à cette position, tous les travaux de<br />

Dominique Schnapper montrent à l'évidence le contraire, avec <strong>des</strong> trajectoires complexes de familles<br />

juives qui échappent à ce mouvement, ou le contredisent. Martine Segalen regrette profondément<br />

d'avoir fait dire à Dominique Schnapper le contraire de ce que démontrent toutes ses recherches.<br />

4


NOCTAMBULES<br />

ET OISEAUX DE NUIT<br />

CHANTIERS<br />

DE RECHERCHE<br />

PORTRAITS<br />

LU – À LIRE<br />

110<br />

128<br />

146<br />

164<br />

SANDRA GEELHOED AIDARA<br />

Entre ponant et levant<br />

114<br />

SAÏDA KASMI<br />

Jeunes noctambules<br />

à Strasbourg : trajectoires<br />

et carrefours<br />

120<br />

MARIE-NOËLE DENIS<br />

Les personnages de la nuit<br />

dans les contes alsaciens<br />

SAMIM AKGÖNUL<br />

Les étrangers en Turquie<br />

136<br />

FREDDY RAPHAËL &<br />

GENEVIÈVE HERBERICH-<br />

MARX<br />

Une aventure intellectuelle<br />

et humaine au-delà du Rhin<br />

138<br />

FLORENCE RUDOLF<br />

La distinction entre nature<br />

et culture. Une controverse<br />

à l'époque de la modernité<br />

réflexive<br />

SANDRA GEELHOED AIDARA<br />

Jean-Loup Welcomme sur<br />

les traces du Baluchitherium<br />

150<br />

JEAN-FRANÇOIS BERT<br />

Michel Foucault,<br />

un anthropologue ?<br />

156<br />

STÉPHANE JONAS<br />

Jean-Baptiste Boussingault<br />

et l'Alsace<br />

NOTES DE SYNTHÈSE<br />

172<br />

RECENSIONS<br />

186<br />

THÈSES<br />

192<br />

RÉSUMÉS DES ARTICLES<br />

5


Présentation<br />

Yves Siffer, Paysage de nuit,<br />

peinture sous verre, 1993


NICOLETTA DIASIO<br />

PATRICK TÉNOUDJI<br />

« Cultures et Sociétés en Europe »<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Éclairer par la nuit ?<br />

Dans les souvenirs de Pierre Sansot<br />

les « pilleurs d’ombres » sont <strong>des</strong><br />

noctambules guettant au buffet de<br />

la gare <strong>des</strong> trains traversant la nuit, partageant<br />

<strong>des</strong> silences entre veille et sommeil.<br />

Pilleurs d’ombres : cette image accompagne<br />

un numéro de la <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

consacré à la nuit.<br />

Parce qu’elle résonne d’un excès d’images,<br />

musique et paroles, la nuit déroute et<br />

paralyse le chercheur, qu’elle renvoie à sa<br />

subjectivité. Or nos traditions disciplinaires<br />

ont longtemps regardé avec soupçon la<br />

subjectivité du chercheur et mis en sourdine<br />

ses émotions. Le caractère fuyant de l’expérience<br />

nocturne, entre la fausse évidence <strong>des</strong><br />

rythmes circadiens et la démesure de tout ce<br />

que nuit veut dire, n’a pas facilité la tâche.<br />

Peut-être cet “oubli” a-t-il permis de laisser<br />

« une partie d’obscurité dans une vie trop<br />

éclairée » (J. Schlör), de ne pas céder à un<br />

total désenchantement.<br />

Nous avons d’abord essayé de raconter<br />

<strong>des</strong> nuits concrètes : celle <strong>des</strong> fêtards technophiles<br />

qui arpentent <strong>des</strong> décors urbains<br />

et industriels, celles <strong>des</strong> belles de nuit ou<br />

<strong>des</strong> cyberjoueurs, <strong>des</strong> voyageurs au fond<br />

d’un train traversant lieux et vies comme<br />

<strong>des</strong> fantômes. Mais ces acteurs sont impalpables.<br />

Expérience de l’irréalité ou irréalité<br />

de l’expérience, anonymat de rigueur ou<br />

involontaire, temporalités incompatibles : une<br />

communauté de la non rencontre se forme<br />

entre les voyageurs somnolents rencontrés<br />

par Sandra Geelhoed, les noctambules de<br />

Saïda Kasmi, les SDF décrochés de la réalité<br />

dont parle Frédéric Trautmann, les mystiques<br />

chrétiens de Simone Weil lue par Élodie<br />

Wahl, les prostituées dominicaines et leurs<br />

clients sans visage dont parle Juliette Sméralda,<br />

et les êtres virtuels évoqués par Patrick<br />

Schmoll et Michel Nachez. Penser à partir<br />

de la nuit est une expérience subjective et<br />

sociale radicale, autour du temps et de la<br />

précarité, du sujet et du pouvoir, du passage<br />

et de l’épreuve.<br />

La nuit est d’autre part un extraordinaire<br />

miroir de la réalité. La lumière du jour valorise<br />

les différences et aveugle l’indétermination,<br />

la complexité, les bavures, ce qui ne<br />

doit pas être inclus si l’on veut perpétuer tel<br />

ou tel ordre (Mary Douglas 1967) : la nuit,<br />

elles ressortent. La journée est le temps du<br />

tout ou rien (Élodie Wahl), <strong>des</strong> préjugés,<br />

<strong>des</strong> identités nettes et <strong>des</strong> cartes postales :<br />

une réduction au représentatif ; la nuit laisse<br />

émerger l’épaisseur <strong>des</strong> choses et un chercheur<br />

doit savoir baisser l’abat-jour : « trop<br />

de lumière obscurcit » (Pascal cité par Élodie<br />

Wahl). Au soleil l’idéologie dominante et les<br />

paradigmes en vigueur réduisent l’époque à<br />

l’étiquette, à la norme, lui donnent un sens<br />

et une scansion ; la lune éclaire la pâle lueur<br />

<strong>des</strong> idées dévaluées et <strong>des</strong> paradigmes futurs,<br />

le laboratoire de la ville et le rythme de la<br />

société diurne, demain. Elle rend sensibles<br />

les lignes grattées du palimpseste, les villes<br />

enfouies sous la ville, les réalités honteuses<br />

et reniées. Sous les étoiles paraissent les<br />

linéaments de l’évidence, ce qui va sans dire<br />

et crève les yeux. La nuit est elle-même la<br />

métaphore de ce qu’elle offre au regard, et le<br />

modèle pour aider à penser la réalité façonne<br />

en fin de compte le réel ; le statut de la nuit,<br />

avec son /n/ minuscule, se situe à l’opposé<br />

<strong>des</strong> Lumières, du côté de l’obscurantisme, du<br />

désordre intellectuel et sensoriel, <strong>des</strong> déchus,<br />

marginaux, poètes, insoumis et chercheurs.<br />

Enfin, la nuit évoque un art du temps, du<br />

récit et de la compassion. Ce dernier thème<br />

s’est nourri de l’Énéide de Virgile et du récit<br />

qu’Énée fait de la fin de Troie. La nuit y est<br />

l’objet de la narration et le cadre du récit.<br />

« Déjà la nuit humide précipite du ciel et les<br />

étoiles au couchant invitent au sommeil » 1 (II,<br />

vv. 8-9) ; mais la reine Didon demande à Énée<br />

de raconter ses aventures. Son récit durera<br />

toute une nuit : un temps de confidence et de<br />

transformation. Le chant commence sur une<br />

douleur indicible (infandum), mais la parole<br />

se délie, se libère de l’horreur et rapproche<br />

les âmes. Quand, au début du quatrième<br />

livre, Énée finit sa narration et l’aurore se<br />

lève 2 , Didon se découvre amoureuse et avoue<br />

son trouble à sa sœur Anna. Cette nuit, à<br />

deux reprises définie humide – de pleurs, de<br />

rosée – est encadrée par deux crépuscules<br />

marqués par une confession et une effusion<br />

sentimentale. Dans ce laps de temps se jouent<br />

les <strong>des</strong>tins <strong>des</strong> futures Rome et Carthage ; en<br />

fond, nuit dans la nuit, la fin de Troie s’érige<br />

en mythe de fondation. L’impassibilité <strong>des</strong><br />

astres renforce par contraste le déchaînement<br />

<strong>des</strong> hommes et témoigne de l’inéluctabilité<br />

du fatum. Les ténèbres sont complices <strong>des</strong><br />

Achéens, la lune aide d’un silence amical<br />

les armées grecques (II, vv. 254-255), les<br />

astres dorés sont blessés par les hurlements<br />

<strong>des</strong> femmes (II, v. 488), l’ombre engloutit<br />

l’épouse aimée. Mais la nuit n’est pas seulement<br />

déchirée par le rouge du feu et du sang :<br />

8


Nicoletta Diasio & Patrick Ténoudji Éclairer par la nuit ?<br />

<strong>des</strong> traces brillantes sillonnent l’obscurité et<br />

promettent une renaissance. Resplendissante,<br />

Vénus (pura per noctem in luce refulsit, l. 2,<br />

v. 590), incite son fils à prendre la fuite ;<br />

un feu sacré étincelle sans brûler sur la tête<br />

d’Ascagne (II, vv. 681-684) ; aux invocations<br />

d’Anchise une étoile filante montre le chemin<br />

(II, vv. 692-698). Les deux gran<strong>des</strong> nuits de<br />

l’Énéide emboîtent violence et miracle, abus<br />

et douceur, chagrin et pitié.<br />

Aises et malaises<br />

<strong>des</strong> temps<br />

En 1843 deux astronomes, Wolfang Sertorius<br />

et Christian F. Peters construisent,<br />

sur demande du chanoine Stupendo, dans la<br />

cathédrale d’Acireale, en Sicile, une horloge<br />

solaire dans le but impossible de mesurer<br />

le crépuscule. Une ligne d’or sinueuse serpente<br />

sur les dalles du choeur ; ombre et soleil,<br />

brumes et or (Kennst du das Land, wo die<br />

Zitronen blühn, / Im dunkeln Laub die Gold-<br />

Orangen glühn, W. Goethe, 1996 : 32...) se<br />

rencontrent de part et d’autre d’une frontière<br />

fuyante. Mais sur la ligne de partage entre la<br />

nuit et le jour se confrontent deux conceptions<br />

du monde, luthérienne et catholique et deux<br />

conceptions du temps. La légende veut que<br />

Peters et Stupendo aient eu d’âpres débats<br />

autour de l’emplacement de la méridienne, le<br />

premier soumis aux impératifs de la science<br />

et du futur, le deuxième contraint par le devoir<br />

sacré envers la tradition et le passé 3 .<br />

Un de nos projets a été de dépêtrer cette<br />

fusion d’horizons pour comprendre comment<br />

se définissent ici ou ailleurs, maintenant ou<br />

jadis, les confins de la nuit et du jour. L’opposition<br />

jour-nuit définit de tous temps une<br />

frontière entre la lumière et l’obscurité, l’activité<br />

et l’immobilité, découpant du même coup<br />

<strong>des</strong> espaces intermédiaires, comme la veillée<br />

festive ou funèbre ou <strong>des</strong> espaces paradoxaux<br />

d’activité et de parole dans une période où<br />

le reste du monde dort : <strong>des</strong> temps extraordinaires,<br />

propices à l’expression <strong>des</strong> émotions,<br />

joyeuses ou douloureuses, et du sacré.<br />

À quel point tombe la nuit et quand se<br />

lève le jour ? Les contributeurs à ce numéro<br />

donnent <strong>des</strong> réponses d’une grande diversité.<br />

Joachim Schlör nous rappelle comment la<br />

nuit urbaine a été apprivoisée à partir du XIX e<br />

siècle : si le romantisme enveloppe l’obscurité<br />

de beauté et mystère, l’éclairage urbain<br />

permet progressivement de se réapproprier<br />

temps et lieux. La conquête de la nuit va avec<br />

■<br />

la maîtrise d’un territoire et devient, avec la<br />

foule, protagoniste <strong>des</strong> écrits sur la ville en<br />

tant qu’objet problématique.<br />

Walter Benjamin a raconté la présence de<br />

la foule dans les écrits de Baudelaire, Hugo,<br />

Engels, Poe. Moins évident est le rapport<br />

étroit entre « le chaos <strong>des</strong> fourmillantes cités »<br />

(Baudelaire) et la pervasivité de la nuit et de<br />

sa domestication. Un nouveau regard et un<br />

rythme plus intense, faits de chocs émotionnels,<br />

de brusques revirements, oscillant entre<br />

la rapidité <strong>des</strong> passants sur les trottoirs et la<br />

lenteur du flâneur relèvent de l’incorporation<br />

de la nuit dans l’expérience ordinaire.<br />

Comme la nuit, la ville a sa part d’impénétrable<br />

: “on dit judicieusement d’un certain<br />

livre allemand : Es laesst sich nicht lesen – il<br />

ne se laisse pas lire. Il y a <strong>des</strong> secrets qui ne<br />

veulent pas être dits” (E. A. Poe, 1965 : 95).<br />

Impénétrable est aussi l’homme <strong>des</strong> foules,<br />

qui donne le titre d’un récit de Poe. Ce récit<br />

se construit comme une traque dans une Londres<br />

nocturne et populeuse. Un convalescent<br />

poursuit un inconnu qui erre dans les rues :<br />

« type et génie du crime profond, il refuse<br />

d’être seul » (E. A. Poe cit : 105). L’homme<br />

<strong>des</strong> foules se dérobe au regard, le noir et la<br />

foule constituant un double écran que le protagoniste<br />

doit percer, zigzaguant entre les gens,<br />

se laissant emporter, profitant <strong>des</strong> éclairs <strong>des</strong><br />

réverbères. “À la tombée de la nuit, la foule<br />

s’accrut de minute en minute ; et quand tous<br />

les réverbères furent allumés, deux courants<br />

de population s’écoulaient, épais et continus,<br />

devant la porte. Je ne m’étais jamais senti<br />

dans une situation semblable à celle où je me<br />

trouvais en ce moment particulier de la soirée,<br />

et ce tumultueux océan de têtes humaines me<br />

remplissait d’une délicieuse émotion toute<br />

nouvelle” (Poe cit : 96). Et encore : “À mesure<br />

que la nuit devenait plus profonde, l’intérêt<br />

de la scène s’approfondissait aussi pour moi;<br />

car non seulement le caractère générale de<br />

la foule était altéré (...), mais les rayons <strong>des</strong><br />

becs de gaz, faibles d’abord quand ils luttaient<br />

avec le jour mourant, avaient maintenant pris<br />

le <strong>des</strong>sus et jetaient sur toutes choses une<br />

lumière étincelante et agitée. Tout était noir,<br />

mais éclatant – comme cet ébène à laquelle on<br />

a comparé le style de Tertullien” (Poe cit :100).<br />

Le soir devient nuit, puis brouillard, puis à<br />

nouveau brillance <strong>des</strong> feux du gaz, la foule<br />

ondoie, s’agite, se dissémine et se rassemble<br />

au point du jour. Tout un jeu entre voir et non<br />

voir est l’occasion pour Poe de nous décrire<br />

le lacis <strong>des</strong> rues londoniennes, l’apprentissage<br />

d’une autre sensorialité, mais surtout<br />

une humanité changeante qui va <strong>des</strong> commis<br />

aux marchands, <strong>des</strong> joueurs professionnels<br />

aux ivrognes, <strong>des</strong> ouvrières aux mendiants.<br />

Ce regard entraîné aux différences initie une<br />

domestication de la nuit et de la ville 4 .<br />

Luc Gwiazdzinski (dont on notera au passage<br />

que le nom signifie en polonais "étoilé")<br />

vient nous rappeler qu’on ne peut parler de<br />

“nuit” au singulier et que cet espace-temps se<br />

déplace selon qu’on prend comme repère <strong>des</strong><br />

limites astronomiques, physiologiques, légales<br />

ou professionnelles. Non seulement la nuit<br />

peut être divisée en plusieurs temps internes<br />

définis à partir <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> d’occupation de<br />

l’espace public, <strong>des</strong> activités de travail ou de<br />

loisir, <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de contrôle du territoire mais<br />

ses frontières sont floues, denses, telle une<br />

ligne de front où <strong>des</strong> univers différents se frottent<br />

le temps d’une aube ou d’un crépuscule.<br />

Federico Fellini a su rendre toute la magie de<br />

ce moment dans les Vitelloni : la rencontre de<br />

Moraldo et du jeune ouvrier dans une petite<br />

gare de province est un moment propice aux<br />

confidences et aux échanges entre deux mon<strong>des</strong><br />

qui se côtoient sans se mélanger. Ce qui<br />

pour l’un est la fin d’une nuit de bamboche est<br />

pour l’autre le début d’un jour de travail ; c’est<br />

pour les deux un miracle inattendu. “Blanche<br />

et noire à la fois”, la nuit urbaine est selon le<br />

géographe l’occasion d’un décloisonnement<br />

progressif <strong>des</strong> activités nocturnes et diurnes,<br />

l’éclairage n’étant qu’un <strong>des</strong> dispositifs multiples<br />

qui ont contribué à la conquête de cet<br />

espace-temps. Les flâneries de Saïda Kasmi<br />

parmi de jeunes noctambules à Strasbourg<br />

montrent que l’entrée dans la nuit est progressive,<br />

préparée comme un projet, scandée par<br />

une série progressive de micro-épiso<strong>des</strong>.<br />

Une redéfinition paradigmatique du temps<br />

nocturne émerge de l’article de Michel Nachez<br />

sur les pratiques <strong>des</strong> cyberjoueurs qui, le soir<br />

tombant, mettent en sommeil les activités<br />

diurnes et s’éveillent au jour artificiel du jeu.<br />

Cette nouvelle dichotomie veille / sommeil ne<br />

correspond pas au rythme circadien, mais à<br />

une réinvention du temps en raison de la transformation<br />

de l’individu en son "avatar" et de la<br />

sortie du monde matériel au virtuel. Entre ces<br />

deux univers la nuit est un sas de décontamination<br />

de la fragilité corporelle pour accéder à<br />

une sur-humanité qui bouge dans une sorte de<br />

crépuscule permanent, où les frontières entre<br />

jour et nuit sont effacées. Là où pour Poe la<br />

nuit aiguise les sens et fait jubiler le corps<br />

dans la marche, l’amour ou l’alcool, pour les<br />

cyberjoueurs elle constitue la négation de la<br />

chair, la « viande » comme l’appelle Gibson<br />

dans le classique de la cyberlittérature Neuromancer,<br />

et la revanche de l’immatériel et<br />

9


de la durée. La jouissance d’être autre ne se<br />

conçoit que dans la fuite d’un espace-temps<br />

ordinaire. Ce présent qui dure, cette nuit qui<br />

ne cesse pas, constituent l’horizon d’attente de<br />

la fête techno analysée par Laura Biteaud : un<br />

mode de régulation du normal et de l’extraordinaire<br />

par le refus provisoire d’une discipline<br />

temporelle liée au statut d’adulte. La négation<br />

du temps conventionnel résonne aussi bien<br />

dans les after-hours <strong>des</strong> fêtards technophiles<br />

que dans le mot d’ordre <strong>des</strong> cyberjoueurs<br />

“anywhere, anytime, anyone”.<br />

Mais ce débordement de la nuit sur le jour<br />

n’est pas uniquement le fait d’une progressive<br />

maîtrise du temps et <strong>des</strong> aises de la sur-modernité.<br />

L’alternance nuit-jour scande la durée et<br />

donne à la réalité son contour. Son absence<br />

signifie alors beaucoup plus qu’elle-même.<br />

Là où elle n’est pas, le jour devient opaque,<br />

perd toute certitude : le soleil de minuit est un<br />

scandale logico-météorologique. La nuit ponctue<br />

les jours, les rend sensibles, intelligibles ;<br />

par elle la réalité respire. Chaque jour a sa part<br />

de nuit, comme chaque discours ou musique a<br />

sa part de silence. Quand une société n’arrive<br />

pas à accorder ses différentes respirations, ses<br />

nuits sont amères et brûlantes.<br />

Dans le cas de la prostitution <strong>des</strong> Dominicaines<br />

en Martinique (J. Sméralda), la nuit<br />

envahit le territoire du jour. Ce décloisonnement<br />

<strong>des</strong> activités nocturnes répond à une<br />

conjonction d’exigences économiques et de<br />

différenciation sociale imposant un rythme<br />

sans fin et une productivité ininterrompue.<br />

Elles évoquent le sexe dangereux, la peur <strong>des</strong><br />

"maladies", de la contamination, la violence<br />

et aussi, très important, l’amour. Derrière le<br />

temps économique, émerge celui, toujours<br />

vivace, de l’esclavage et du droit de cuissage :<br />

l’ancien monde dont les noces de Figaro se<br />

croyaient le chant du cygne. Les solutions<br />

au problème qu’elles posent les bannissent<br />

<strong>des</strong> regards : elles doivent choisir entre la<br />

clan<strong>des</strong>tinité, l’abolition et la clôture, hors de<br />

la lumière, qu’elle soit du jour ou de la nuit.<br />

À notre avis le port du voile dans la journée<br />

leur permettra, à condition de rester au large<br />

<strong>des</strong> établissements scolaires, de pouvoir faire<br />

leurs courses sans être importunées par les<br />

représentants et représentantes de la normalité<br />

diurne.<br />

Un temps constamment décliné sur un<br />

mode présent est l’autre volet d’une perception<br />

de l’espace en terme de mobilité,<br />

de nomadisme et de réseau. Frédéric Trautmann<br />

relit ces thèmes à partir de l’accueil<br />

d’urgence de nuit, où l’urgence se configure<br />

comme le mode prioritaire de confrontation<br />

aux crises du social et l’accueil de nuit comme<br />

l’installation d’une précarité, l’assignation<br />

forcée à une mobilité qui scande la durée<br />

sur le mode présent sans cesse répété. Cette<br />

tyrannie du temps réel ne nous semble pas en<br />

contradiction avec la rhétorique du projet qui<br />

domine tout discours sur le social, le projet<br />

configurant souvent une tentation de refaire<br />

le temps et d’optimiser son cours qui exclut<br />

toute attente et toute aléa.<br />

La question de la nuit permet d’appréhender<br />

différemment ce malaise dans la temporalité<br />

qui, depuis une dizaine d’années,<br />

est un sujet central <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>. La<br />

conjonction <strong>des</strong> horizons temporels futurs et<br />

passés, qui a nourri fortement l’imaginaire<br />

post-moderne et questionne les historiens<br />

(P. Zawadzki, 2002), les imaginaires contradictoires<br />

<strong>des</strong> relations inter-générationnelles<br />

– entre rupture, répétition, retour à l’origine,<br />

pacification (F. Godard, 1992) – la redéfinition<br />

<strong>des</strong> frontières entre les âges, temps quotidiens<br />

et festifs, jour et nuit contribuent à une réorganisation<br />

<strong>des</strong> horizons temporels dont nous<br />

n’apercevons pas encore toute la portée.<br />

L’homme précaire<br />

Respiration du jour, la nuit est aussi un de<br />

ses miroirs déformants. La mise en question<br />

de la frontière entre temps nocturne et diurne<br />

nous conduit ainsi à interroger les notions de<br />

sujet et de relation. Car, comme le montre bien<br />

Frédéric Trautmann, le temps réel justifie la<br />

réduction de problèmes sociaux au médical ou<br />

au besoin et régule l’apparition ou disparition<br />

d’un sujet que, comme l’affirme Patrick Schmoll<br />

dans son article sur les amours en ligne,<br />

“on peut zapper à loisir”.<br />

Cette présence intermittente qui nous<br />

accompagne telle la belle passante (Baudelaire,<br />

Lamartine) ou l’homme <strong>des</strong> foules de Poe,<br />

laisse penser à de nouvelles formes de subjectivité.<br />

La plupart <strong>des</strong> auteurs qui contribuent<br />

à ce numéro associent la précarité comme<br />

régime sociopolitique de l’ultra-modernité<br />

(Trautmann) à un effacement du sujet et une<br />

fragilisation du lien social.<br />

Cet effacement est le produit d’une aliénation<br />

dans le cas <strong>des</strong> belles de nuit dominicaines<br />

: l’expropriation du corps-personne,<br />

l’anonymat, l’abolition du temps précieux de<br />

l’entre-soi, le mépris dont elles entourent leur<br />

travail et le refus de se reconnaître dans le<br />

statut-<strong>des</strong>tinée de prostituée sont le signe d’un<br />

refus de soi à soi qui passe par <strong>des</strong> pratiques<br />

■<br />

de dédoublement permanent : “je n’est pas<br />

moi, mais autre”. Juliette Smeralda décode<br />

une rhétorique de la prostitution : le mot "fille"<br />

désigne une personne de sexe féminin en position<br />

filiale – or la plupart de celles observées<br />

sont aussi <strong>des</strong> mères – et par extension toute<br />

personne de sexe féminin. Transitivement, une<br />

fille, c’est une prostituée : le champ sémantique<br />

tout entier renvoie l’enfant humain de<br />

sexe féminin à la denrée appropriée, non à la<br />

personne maussienne. Suivant la rhétorique de<br />

la prostitution <strong>des</strong> "hommes", autrement dit<br />

(au-delà du mâle de l’espèce et du protecteur<br />

prédateur de l’argot spécialisé) <strong>des</strong> personnes<br />

humaines, usent et abusent, c’est-à-dire en<br />

droit romain possèdent, les filles, dans une<br />

relation à l’objet.<br />

Le monde de l’urgence sociale décrit par<br />

Frédéric Trautmann évidencie une subtile<br />

différence entre nuit et jour, ce qu’il appelle<br />

« la différence entre social et humanitaire »,<br />

entre l’action sociale visible, et ces individus<br />

croisés dans <strong>des</strong> centres d’accueil d’urgence :<br />

sans identité, sans « liens », individualisés à<br />

mort. Les métaphores du lien et de la maladie<br />

(cf. la souffrance sociale, le diagnostic social,<br />

etc..), banales dans le secteur social, semblent<br />

avoir donné naissance à <strong>des</strong> monstres génétiquement<br />

ou culturellement modifiés : dans les<br />

hôpitaux psychiatriques émerge « une nouvelle<br />

vague de patients atypiques, souffrant<br />

de désocialisation », <strong>des</strong> gens qui se sont mis<br />

dans une bulle et se comportent comme <strong>des</strong><br />

psychotiques. L’explication est à chercher<br />

pour Frédéric Trautmann dans le modèle <strong>des</strong><br />

dispositifs d’insertion, qui visent à recréer<br />

un individu autonome, ne s’appuyant que sur<br />

lui-même. L’individu peut-il s’appuyer sur<br />

lui-même ? Le travailleur social ou le militant<br />

qui plaident pour cette autonomisation ont<br />

une famille, une entreprise, un syndicat. Le<br />

SDF, sans identité est, comme la prostituée,<br />

le miroir d’une humanité précaire qui pose<br />

la question honteuse : l’individualisme est-il<br />

vivable ? Situé sur la frontière malléable entre<br />

le psychologique et le social le chercheur,<br />

le travailleur social et l’usager <strong>des</strong> services<br />

sociaux semblent <strong>des</strong> ombres se séparant<br />

pour se confondre, à moins que ce ne soit le<br />

contraire. Seule esquisse de solution, le primum<br />

non nocere, antique règle de l’art médical,<br />

tellement impalpable qu’elle a quelque<br />

chose de nocturne : Frédéric Trautmann note<br />

le « succès de l’animateur » qui « ne propose<br />

aucun service ».<br />

La précarité peut aussi être oubli de soi et<br />

flirt avec la mort : l’annihilation du raver dans<br />

le beat de la musique, l’extase dans la danse,<br />

10 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Nicoletta Diasio & Patrick Ténoudji Éclairer par la nuit ?<br />

la pluralité de masques endossés dans sa quête<br />

d’ailleurs sont interprétés par Laura Biteaud<br />

comme une façon de se protéger d’une implosion<br />

potentielle et de renforcer son individualité.<br />

L’anonymat constitue une protection<br />

contre les incursions du jour dans la nuit et<br />

réciproquement, la ré-appropriation ludique<br />

du décor urbain et industriel impose une cloison<br />

nette entre le temps ordinaire, profane et<br />

celui, sacré, de la fête. Be anyone, semblent<br />

répondre les cyberjoueurs interviewés par<br />

Michel Nachez. À nouveau la nuit est propice<br />

aux métamorphoses, la <strong>des</strong>cente dans "l’avatar",<br />

comparée à l’acquisition du statut d’initié,<br />

y est une "ex-carnation" : le masque cache<br />

et montre <strong>des</strong> qualités qui font accéder le<br />

cybernaute à un statut surhumain, homologue<br />

à celui <strong>des</strong> autres joueurs. La médiation d’un<br />

autre soi devient le truchement d’une relation<br />

entre pairs. Le cas <strong>des</strong> relations amoureuses<br />

en ligne présenté par Patrick Schmoll explicite<br />

le paradoxe d’une relation fondée à la fois<br />

sur l’occultation du soi “normal” et sur le<br />

dévoilement d’un soi intime : <strong>des</strong> liens virtuels<br />

permettent aux fantasmes de se réaliser hors<br />

de toute réalité sociale, dans l’anonymat. La<br />

médiation de l’écran, l’écriture désincarnée<br />

permettent une prise de parole sans risques<br />

et la mise en scène d’une version sélective et<br />

contrôlée du moi. Comme le dit Schmoll la<br />

pratique du port du masque laisse prise à un<br />

vécu ambigu d’authenticité, car le dialogue<br />

avec l’autre prend rapidement la tournure d’un<br />

dialogue intérieur avec un autre figuré, virtuel,<br />

un autre soi-même.<br />

Encore l’anonymat, donc, favorisé par <strong>des</strong><br />

médias qui occultent le regard et par une<br />

obscurité qui gomme les contours, efface<br />

les noms et les visages. Mais cet effacement<br />

de soi, qu’il ressorte d’un acte volontaire ou<br />

d’une assignation sociale, déborde dans un<br />

effacement de l’autre, avec tout ce qu’il a de<br />

dérangeant, d’inconnu, de fatigant. Pour revenir<br />

au thème de la précarité du sujet, il semble<br />

que la nuit permet de décliner cette apparition<br />

/ disparition en termes de relation avec<br />

l’altérité, la femme, « béance à combler » <strong>des</strong><br />

chats (Schmoll) ou prostituée (Sméralda), le<br />

SDF ou le jeune en difficulté accueilli dans les<br />

lieux d’hébergement de nuit (Trautmann). Ces<br />

nuits qui regorgent de masques, de fictions,<br />

d’identités labiles sont le conteneur <strong>des</strong> points<br />

de faille de la société diurne. D’où les brèches<br />

qui s’ouvrent sur le sacré, positif et négatif en<br />

termes durkheimiens. La nuit sacrée est quête,<br />

mais aussi incursion de l’ailleurs.<br />

La petite mort<br />

La nuit décrit l’épaisseur <strong>des</strong> Limbes, elle<br />

est la métaphore <strong>des</strong> confins de la mort. On<br />

meurt beaucoup la nuit, parce que la vie y<br />

brûle de façon plus intense. Au stade terminal,<br />

il s’agit toujours d’abord de passer la nuit, et<br />

on verra, comme quand on traverse un désert,<br />

ou la mer. La nuit n’est vivable que quand<br />

on en voit la fin. Lieu de crise et métaphore<br />

<strong>des</strong> origines, thème cher à la littérature européenne<br />

(<strong>des</strong> nuits shakespeariennes à celles<br />

de Pouchkine et <strong>des</strong> Fiancés de Manzoni au<br />

Voyage de Céline), la nuit évoque l’expérience<br />

dont on ressort autre. Pour Erik Pesenti chaque<br />

homme porte en soi sa nuit, la trace de<br />

ce « moment où semblent se confondre et se<br />

mêler tous les songes <strong>des</strong> êtres ». Les auteurs<br />

qu’il décrit la franchissent et s’affranchissent<br />

suivant <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> différents, pour Bosco la<br />

mystique, pour Seminara la révélation tragique<br />

d’un déchirement existentiel, pour Fellini<br />

une familiarité miraculeuse avec l’au-delà et<br />

les morts.<br />

La nuit a pour horizon la mort, qui pointe<br />

à l’arrière-plan de plusieurs articles. Elle est<br />

au bout de la dépense <strong>des</strong> fêtards technophiles<br />

(la “part maudite” de Bataille), dans le<br />

dépassement de soi du cyber-espace, derrière<br />

les mots d’une rescapée rwandaise, le silence<br />

de Dieu ; elle constitue le passage obligé <strong>des</strong><br />

mystiques chrétien et l’extrême ordalie selon<br />

Simone Weil. Métaphore pour penser la mort,<br />

le temps nocturne est propice au retour <strong>des</strong><br />

morts, comme le montrent les fêtes chrétiennes<br />

du solstice d’hiver qui mettent en scène<br />

l’irruption <strong>des</strong> trépassés dans le monde <strong>des</strong><br />

vivants : Halloween, Saint-Nicolas, Noël, les<br />

Saints Innocents, les Rois, pour n’en citer que<br />

quelques unes. Passeurs entre les vivants et<br />

les morts (Lévi-Strauss, 1952), “représentants<br />

légitimes <strong>des</strong> âmes <strong>des</strong> défunts” (De Gubernatis,<br />

1873) les enfants sont les protagonistes de<br />

ces nuits saintes et les <strong>des</strong>tinataires <strong>des</strong> contes<br />

qui mettent en scène le monde fantastique<br />

et les dangers de l’obscurité (Denis). Peur<br />

et bonheur, punitions et facéties caractérisent<br />

ces temps de l’exception où l’irruption<br />

du sacré sauvage bouleverse les hiérarchies<br />

<strong>sociales</strong> et les démarcations ordinaires entre<br />

plusieurs ordres de la réalité : les animaux<br />

parlent, les hommes s’ensauvagent, les grands<br />

se font petits, les petits grands, les esprits se<br />

promènent et les objets entonnent de secrètes<br />

prophéties. Cette <strong>des</strong>cription d’un monde où<br />

les contours changent et les objets s’étrangent<br />

naît concrètement de l’expérience de la nuit.<br />

■<br />

Benjamin l’évoque à partir de ses souvenirs<br />

d’enfance :<br />

“La lumière qui tombe de la lune ne vaut<br />

pas pour le théâtre de notre vie quotidienne.<br />

L’espace qu’elle éclaire de manière incertaine<br />

semble appartenir à une terre contraire ou<br />

parallèle (...) Le pâle rayon qui m’arrivait<br />

entre les lattes du store me faisait comprendre<br />

cela. Mon sommeil était agité; la lune le<br />

coupait en deux (...) La première chose sur<br />

laquelle se portait mon regard, c’étaient les<br />

cuvettes crèmes de utensiles de toilette. Le jour<br />

il ne me venait jamais à l’esprit de m’attarder<br />

sur eux. mais au clair de lune le ruban bleu<br />

qui courait tout autour de la partie supérieure<br />

de la cuvette était un scandale. Il imitait un<br />

ruban tissé qui se glisse à travers un ourlet.<br />

Et de fait le bord de la cuvette était plissé<br />

comme une collerette (...). Il ne restait plus<br />

rien au monde, sinon une seule question insistante.<br />

Cette question se trouvait peut-être dans<br />

les plis du rideau qui était accroché devant<br />

ma porte pour retenir les bruits. Elle n’était<br />

peut-être qu’un reliquat de nombreuses nuits<br />

passées. Enfin elle était peut-être l’envers du<br />

sentiment d’étrangeté que la lune développait<br />

en moi. Cette question c’était: pourquoi donc<br />

quelque chose était-il au monde, pourquoi<br />

le monde? Je découvrais avec stupéfaction<br />

que rien en lui ne pouvait me contraindre à<br />

penser le monde. Son non-être ne me serait pas<br />

apparu d’un iota plus problématique que son<br />

être, qui semblait faire de l’oeil au non-être.<br />

La lune avait la partie belle avec cet être”<br />

(W. Benjamin 1988 : 100-102).<br />

L’envers du décor<br />

La nuit n’est pas uniquement le temps<br />

de l’effervescence et de la fête, <strong>des</strong> flâneries<br />

solitaires et de la subversion <strong>des</strong> rôles, elle est<br />

aussi réaffirmation de la norme et lieu d’assise<br />

du pouvoir : dans les régimes totalitaires<br />

couvre-feu, rafles, arrestations, disparitions<br />

se prévalent de l’obscurité et du sommeil <strong>des</strong><br />

sans défense. Et la lumière n’est plus celle<br />

utopique de la Berlin <strong>des</strong> années 20 qui rêvait<br />

de la Lichtarchitektur 5 , mais celle crue <strong>des</strong><br />

projecteurs qui découpe les formes et agrandit<br />

les ombres.<br />

“Et brusquement ce fut le dénouement.<br />

La portière s’ouvrit avec fracas ; l’obscurité<br />

retentit d’ordres hurlés dans une langue étrangère,<br />

et de ces aboiements barbares naturels<br />

aux Allemands quand ils commandent, et qui<br />

semblent libérer une haine séculaire. Nous<br />

■<br />

11


découvrîmes un large quai éclairé par <strong>des</strong><br />

projecteurs. Un peu plus loin, une file de<br />

camions. Puis tout se tut à nouveau. Quelqu’un<br />

traduisit les ordres : il fallait <strong>des</strong>cendre<br />

avec les bagages et les déposer le long<br />

du train. En un instant, le quai fourmillait<br />

d’ombres ; mais nous avions peur de rompre<br />

le silence, et tous s’affairaient autour <strong>des</strong><br />

bagages, se cherchaient, s’interpellaient, mais<br />

timidement, à mi-voix. (...)<br />

Tout baignait dans un silence d’aquarium,<br />

de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions<br />

à quelque chose de terrible, d’apocalyptique,<br />

nous trouvions, apparemment, de<br />

simples agents de police. C’était à la fois<br />

déconcertant et désarmant (...) mais comme<br />

Renzo s’attardait un peu trop à dire adieu<br />

à Francesca, sa fiancée, d’un seul coup en<br />

pleine figure ils l’envoyèrent rouler à terre :<br />

c’était leur travail de tous les jours.<br />

En moins de dix minutes je me trouvai<br />

faire partie d’un groupe d’hommes vali<strong>des</strong>.<br />

Ce qu’il advint <strong>des</strong> autres, femmes, enfants,<br />

vieillards, il nous fut impossible alors de le<br />

savoir : la nuit les engloutit purement et simplement”<br />

(P. Levi 1996 : 22-23).<br />

À nouveau ici la nuit du pouvoir sépare<br />

et individualise pour contrôler toutes les<br />

bavures, tout ce que le jour ne doit jamais<br />

connaître. Schlör nous rappelle qu’à partir<br />

de 1819 se multiplient, avec les réverbères,<br />

les discours moralistes sur les dérives liées à<br />

l’éclairage urbain et les raisons théologiques<br />

de la séparation du jour et de l’ombre. Cette<br />

dimension politique du discours sur la nuit<br />

prend différentes formes : elle se manifeste<br />

dans les préoccupations <strong>des</strong> défenseurs de<br />

l’ordre contre les mauvaises mœurs induites<br />

par l’obscurité, donne corps au métaphores<br />

sur la sécurité et l’insécurité dans l’espace<br />

urbain, se révèle un enjeu de la lutte sociale<br />

– comme l’évoque Gwiazdzinski à propos <strong>des</strong><br />

grèves de nuit <strong>des</strong> médecins – et un moment<br />

d’émergence <strong>des</strong> conflits, de leur répression<br />

ou régulation. Marie-Noële Denis montre, par<br />

son analyse <strong>des</strong> personnages nocturnes dans<br />

les contes alsaciens, à quel point la mise en<br />

scène du danger permet de réaffirmer, par une<br />

pédagogie de la peur, <strong>des</strong> formes de contrôle<br />

social. La nuit se fait et on la fait comme on<br />

fait le silence. Cet artefact nous dépasse et<br />

nous manipule pour servir un vaste projet de<br />

mise en conformité et de surveillance.<br />

Qu’on impose les ténèbres ou qu’on les<br />

cherche, qu’on les aime ou qu’on les craigne,<br />

elles permettent une asymétrie fondamentale<br />

entre qui regarde et qui est regardé. La distribution<br />

inégale de la lumière et de la vision<br />

définit un mode d’assignation sociale qui<br />

n’est pas loin de celui du panoptique inventé<br />

par Bentham et restitué aux <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />

contemporaines par Foucault. Ces objets de<br />

désir et dispute que sont les belles de nuit en<br />

sont un exemple. Comment mieux représenter<br />

la relation de pouvoir entre la prostituée et son<br />

client sinon par cette différente exposition<br />

aux regards ? La fille du trottoir exhibe son<br />

corps-marchandise aux yeux <strong>des</strong> passants et<br />

<strong>des</strong> clients potentiels, tous peuvent et doivent<br />

la voir. Cette visibilité, indispensable à<br />

l’échange, habille la nuit urbaine. À Rome<br />

<strong>des</strong> quartiers de bureaux et commerces se<br />

métamorphosent : à la brune, <strong>des</strong> carrousels<br />

de trans illuminent la route, seins et paillettes,<br />

croupes et talons. Le corps de la prostituée<br />

est apprêté pour être offert aux regards. Par<br />

contre, le client potentiel avance masqué : bien<br />

blotti dans sa voiture, protégé par l’obscurité<br />

de l’habitacle, l’homme effeuille les filles<br />

comme les pages d’une revue. La visibilité de<br />

la prostituée est fonctionnelle à ce regard qui<br />

effleure sans marquer d’arrêt. Tandis que les<br />

passants ou les habitants du quartier voient les<br />

filles et finissent par les connaître, les clients<br />

n’ont ni visage, ni nom, cela fait partie de<br />

l’échange. L’image de la prostituée penchée<br />

sur la fenêtre de la voiture synthétise bien<br />

ce rapport anonyme de domination. En soustrayant<br />

au regard l’autre terme de la relation,<br />

ne reste que le scandale du corps offert.<br />

Sans parler de pornographie ou de prostitution,<br />

toute représentation visuelle opère une<br />

réification, enclenche une marchandisation en<br />

apparente contradiction avec l’idéologie individualiste<br />

en vigueur : mais bien évidemment<br />

le désir, la mise en perspective, l’observation,<br />

y compris par un chercheur en <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong> transforme l’autre en objet de désir,<br />

d’observation ou de perspective. Et que penser<br />

de l’action de s’offrir au désir, du désir d’être<br />

cet objet ? Spéculer, réfléchir, se mettre en<br />

perspective (cf. Narcisse, et la réflexivité),<br />

se montrer (un monstre), se peindre (« le<br />

sot projet ! » 6 ), se masquer (pour de vrai), se<br />

maquiller (pour passer à la télé, pour une voiture)<br />

ou se vendre, pour être, pour notre plus<br />

grand bonheur ou malheur, à notre tour pesé,<br />

mis en perspective, montré, peint, maquillé,<br />

vendu. La relation de réification est banale et<br />

l’observateur (voyeur !) "participant" et une<br />

personne prostituée ou SDF ont en commun<br />

l’obscénité.<br />

Il nous semble que la spécificité du rapport<br />

entre nuit et pouvoir se joue sur ce<br />

terrain. Le regard scrutateur du Big Brother<br />

s’exprime dans ces dispositifs <strong>des</strong> prisons de<br />

haute sécurité aux États-Unis qui n’éteignent<br />

jamais les lumières bouleversant complètement<br />

le rythme circadien <strong>des</strong> détenus. Ou<br />

encore c’est l’obscurité totale, cet « éteignez<br />

les lumières ! » qui scande la vie <strong>des</strong> casernes,<br />

<strong>des</strong> pensionnats ou <strong>des</strong> villes sous les bombardements.<br />

En février 1927, en Italie, les<br />

mesures d’économie et d’austérité voulues<br />

par le gouvernement imposent que sur la place<br />

du Duomo, à Milan on élimine les enseignes<br />

lumineuses. Marinetti, poète futuriste et chantre<br />

de la beauté de la guerre, intervient publiquement,<br />

avec une lettre ouverte à Mussolini,<br />

pour défendre les lumières contre les ténèbres,<br />

les lunes électriques contre la lune romantique<br />

et passéiste. Ce plaidoyer en défense <strong>des</strong><br />

enseignes contre les “éteigneurs” a bien sûr<br />

ses raisons esthétiques : « les bijoux éphémères<br />

», « la rapidité de la lumière <strong>des</strong>sinant le<br />

bord <strong>des</strong> objets à magnifier », « la musique<br />

de l’ombre et de la clarté », « la respiration<br />

colorée et palpitante <strong>des</strong> lettres et <strong>des</strong> chiffres<br />

» sont censées renforcer l’humain (Salaris<br />

C., 1987 : 31). Mais il contient une critique<br />

d’un État totalitaire qui prive les citoyens<br />

de l’accès à la démocratie lumineuse. C’est,<br />

littéralement, le cri visuel d’une ville, et d’un<br />

pays, qui sombre.<br />

Non seulement donc le pouvoir se caractérise<br />

dans les sociétés contemporaines par l’invisibilité<br />

et l’effacement de l’espace public,<br />

mais il se fonde sur “le contrôle du déclic” et<br />

sur la maîtrise de la lumière. Que les sujets<br />

soient dans la transparence totale ou l’obscurité,<br />

qu’ils se battent pour être regardés ou<br />

pour se soustraire aux regards, le pouvoir, la<br />

nuit, reste un regard non réciproque.<br />

Nuit, contes et récits<br />

Un conte est un récit dont les faits ne<br />

peuvent être appliqués à la réalité. Par ce<br />

discours la fiction d’une culture, autrement dit<br />

la culture même, s’exprime. Il n’a ni auteur, ni<br />

origine. C’est un monde avec sa logique, dont<br />

les personnages ne sont pas <strong>des</strong> caractères,<br />

mais <strong>des</strong> types qui remplissent <strong>des</strong> fonctions.<br />

Il reflète les désirs les plus irrationnels. Chez<br />

les Pérè du Cameroun décrits par Charles-<br />

Henry Pradelles de Latour les contes doivent<br />

être racontés le soir, après la tombée de la<br />

nuit : « si tu racontes <strong>des</strong> contes le jour, la<br />

panthère te poursuivra. »<br />

Partant d’un vieux conte, Élodie Wahl,<br />

lisant Simone Weil, évoque l’effort <strong>des</strong> mystiques<br />

chrétiens du Moyen Âge et de la Renais-<br />

■<br />

12 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Nicoletta Diasio & Patrick Ténoudji Éclairer par la nuit ?<br />

sance pour sortir du corps, demeure diurne<br />

de l’âme ; cette relecture décalée mêle Platon<br />

(le décor et le mythe), les mystiques chrétiens<br />

(les métaphores), Freud (la transposition à une<br />

problématique individuelle) et le bouddhisme<br />

zen (le lâcher de soi) dans une traversée, Plotin<br />

dirait une "procession", qui ne peut s’effectuer<br />

que de nuit. Une fois brisée « la pierre<br />

du cœur » (Thérèse d’Avila), sorte de pierre du<br />

seuil, l’âme sort baigner dans la lumière divine,<br />

« dépouillée de son animalité » (Élodie<br />

Wahl, Michel Nachez et cf. l’excessus de saint<br />

Bernard). Le génie (petit dieu, Platon) permet<br />

de traverser la nuit obscure, « moment éthique<br />

de la rencontre avec autrui ». Une pirouette, et<br />

Dieu est escamoté, à sa place il reste moi : une<br />

culture de l’individu s’exprime.<br />

Les Contes <strong>des</strong> mille et une nuits évoqués<br />

par Marie-Noële Denis ne portent pas sur la<br />

nuit, mais sur ce temps interstitiel qui, dans<br />

les intentions du sultan, précède une mise<br />

à mort, est aussi un moment de parole, de<br />

subversion <strong>des</strong> rôles, de revanche de soi où<br />

l’enchaînement <strong>des</strong> récits permet le triomphe<br />

de la vie. Si la nuit est cet espace-temps où<br />

les frontières s’embrouillent, les distances se<br />

dilatent, les heures s’étirent ou se contractent,<br />

comment ne pas reconnaître dans ces paroles<br />

de Gadamer sur la littérature une proximité<br />

entre les deux ?<br />

“Le mode d’être de la littérature a quelque<br />

chose d’unique et d’incomparable. (...) Son<br />

déchiffrement et son interprétation produisent<br />

un miracle : la transformation de quelque<br />

chose d’étranger et de mort en quelque chose<br />

de purement et simplement familier. Aucune<br />

autre tradition qui nous vient du passé lui est<br />

comparable. Les vestiges d’une vie passée,<br />

les édifices en ruine, les autels, le contenu de<br />

tombes peuvent être ravagés par les tempêtes<br />

du temps qui les assaille – mais la tradition<br />

écrite, dès qu’elle est déchiffrée et lue, est à<br />

tel point esprit qu’elle nous parle comme si<br />

elle était présente. C’est pourquoi la faculté<br />

de lire, de se comprendre au moyen de l’écrit,<br />

est comme un art secret, voire un charme qui<br />

nous libère et nous lie. En lui l’espace et le<br />

temps semblent être abolis” (H. G. Gadamer,<br />

1976 : 93-94).<br />

Le mot “familier” nous frappe dans ce<br />

discours, car, malgré l’extrême diversité <strong>des</strong><br />

sujets et <strong>des</strong> terrains, ces articles laissent un<br />

sentiment de proximité entre le chercheur<br />

et ses informateurs : une “com-passion”, littéralement,<br />

conduit certains à abandonner<br />

l’écriture scientifique pour s’essayer à <strong>des</strong> textes<br />

plus personnels. Une fraternité d’accents<br />

caractérise les auteurs qui écrivent et lisent la<br />

nuit. Les paroles de Joachim Schlör résonnent<br />

dans celles d’Alberto Savinio, Patrick Schmoll<br />

rapporte l’écriture nocturne <strong>des</strong> internautes<br />

à celle de Marguerite Duras, les voyageurs<br />

rencontrés par Sandra Geelhoed prennent le<br />

temps d’échanger <strong>des</strong> propos intimes entre<br />

un sommeil et l’autre, la réflexion d’Élodie<br />

Wahl sur la métaphore de la nuit obscure fait<br />

dialoguer Simone Weil, Saint Jean de la Croix<br />

et les philosophes grecs. Temps nocturne et<br />

temps du récit se renforcent dans les narrations<br />

de Bosco et Seminara, nous dit Pesenti,<br />

mais le cinéma aussi, art de lumière sur fond<br />

de nuit, a su montrer avec Fellini cette magie<br />

obscure où toute image évoque au spectateur<br />

ses propres rêves.<br />

Chaque narration semble ainsi porter en<br />

elle d’autres qui l’ont précédée. Cette familiarité<br />

avec les œuvres du passé qui se rend<br />

actuelle dans les récits sur et dans la nuit,<br />

montre ainsi qu’il n’existe pas de mémoire<br />

qui ne soit “vive”, « un charme qui nous libère<br />

et nous lie », comme dit Gadamer. Comme si<br />

cette expérience particulière de la subjectivité<br />

et du temps mettait d’emblée les individus<br />

dans une relation de proximité envers l’autre<br />

et d’étrangement envers le familier, voire<br />

envers soi-même. Un récit, littéraire ou sociologique,<br />

participe de cette posture de renversement,<br />

de dénouement et de lien. Et l’obscurité<br />

nous y invite. Nous sommes heureux aussi que<br />

ce défi de réfléchir sur la nuit ait été relevé par<br />

de jeunes chercheurs parmi nous et que plusieurs<br />

“premiers articles” soient à l’honneur<br />

du numéro.<br />

Bibliographie<br />

Benjamin W., 1955 Schriften, tr. it. Angelus Novus,<br />

Torino, Einaudi, 1962.<br />

Benjamin W., 1950, Sens unique, précédé de Enfance<br />

Berlinoise, Paris, Les Lettres Nouvelles, 1988.<br />

De Gubernatis A., 1873, Storia comparata degli usi<br />

funebri in Italia e presso gli altri popoli indoeuropei,<br />

Milano, Treves.<br />

De Iulio S., 2002, « Manifesti, vetrine e insegne<br />

luminose nella metropoli tra Otto e Novecento »<br />

in Valeria Giordano (dir.) Linguaggi della Metropoli,<br />

p. 71-86, Napoli, Liguori.<br />

Douglas M., 1967, De la souillure : essai sur la notion<br />

de pollution et de tabou, Paris, La Découverte,<br />

2001.<br />

Gadamer H.G., 1965, Vérité et Méthode. Les gran<strong>des</strong><br />

lignes d’une herméneutique philosophique, Paris,<br />

Seuil, 1976.<br />

Gibson W., 1984, Neuromancien, Paris, La Découverte,<br />

1985.<br />

Godard F. 1992, La famille, affaire de générations,<br />

Paris, PUF.<br />

Goethe W., 1996, Balla<strong>des</strong> et autres poèmes, Paris,<br />

Aubier.<br />

Levi P., 1947, Si c’est un homme, Paris, Robert<br />

Laffont, 1996.<br />

Lévi-Strauss C., 1952, Le Père Noël supplicié, Toulouse,<br />

Sables, 1994.<br />

Poe E.A., 1857, Nouvelles histoires extraordinaires,<br />

Paris, Garnier-Flammarion, 1965.<br />

Salaris C., 1987, Futurismo e pubblicità, Milano,<br />

Lupetti.<br />

Sansot P., 2003, Bains d’enfance, Paris, Payot.<br />

Zawadzki P., 2002, Malaise dans la temporalité, Paris,<br />

Publications de la Sorbonne.<br />

Notes<br />

1. Et iam nox umida caelo/ praecipitat suadentque<br />

cadentia sidera somnos<br />

2. Postera Phoebea lustrabat lampadae terras /<br />

umentemque Aurora polo dimoverat umbram (IV,<br />

vv. 6-7)<br />

3. Les mensurations mathématiques de Peters<br />

obligeaient Stupendo à déplacer un ossuaire.<br />

4. Les femmes qui marchent seules la nuit<br />

savent exercer leur regard aux dangers et<br />

recours potentiels.<br />

5. A Berlin dans les années Vingt la publicité<br />

lumineuse devint tellement populaire qu’artistes<br />

et architectes élaboraient <strong>des</strong> projets<br />

d’éclairage et communication urbaines,<br />

créant une nouvelle forme, l’architecture de<br />

la lumière (S. De Iulio 2002)<br />

6. Une réflexion de Pascal sur Montaigne.<br />

13


Théâtre d’ombres<br />

Yves Siffer, La Cité,<br />

peinture sous verre, 1992


LUC GWIAZDZINSKI<br />

Université deTechnologie de Belfort-Montbéliard<br />

Laboratoire “Image et Ville”, Strasbourg<br />

(UMR du CNRS n° 7011)<br />

luc.gwiazdzinski@maisondutemps.asso.fr<br />

Cerner la nuit urbaine<br />

Il y a <strong>des</strong> mots interdits<br />

qui empêchent que <strong>des</strong> espaces<br />

soient vus<br />

Jean-Paul Dolle, 1990<br />

N<br />

os métropoles respirent : elles se<br />

dilatent et se contractent comme<br />

<strong>des</strong> organismes vivants. Dans la<br />

même journée, elles attirent puis expulsent<br />

les hommes et les femmes venus<br />

pour leur travail, leurs étu<strong>des</strong>, leurs<br />

achats ou leurs loisirs dans une gigantesque<br />

pulsation nycthémérale. Quand<br />

la ville fonctionne pendant le jour, les<br />

banlieues se trouvent sans vie et quand<br />

les banlieues se remplissent à nouveau,<br />

le reste de la ville, à son tour, ne fonctionne<br />

plus (Chapman, 1977). Comme<br />

l’organisme humain, la ville a une existence<br />

rythmée par cette alternance journuit.<br />

Certains espaces s'animent, d'autres<br />

s'éteignent, certains se vident alors que<br />

d'autres s'emplissent, certains ouvrent<br />

alors que d'autres – à l'image <strong>des</strong> "Cités<br />

sans nuit" du cinéaste japonais Akiro<br />

Kurosawa – fonctionnent en continu.<br />

Des populations, <strong>des</strong> individus se succèdent<br />

définissant <strong>des</strong> rythmes différents<br />

et obéissant à <strong>des</strong> temporalités diverses,<br />

difficiles à articuler. Au-delà <strong>des</strong> rêves,<br />

<strong>des</strong> peurs et <strong>des</strong> fantasmes, que deviennent<br />

nos agglomérations, passée l’agitation<br />

de la journée ?<br />

Un territoire peu<br />

exploré<br />

■<br />

Depuis l’origine, l'Homme n'a eu de<br />

cesse de repousser les limites du monde<br />

connu, de domestiquer la nature, d'étendre<br />

son emprise sur l'ensemble de la<br />

planète. Dans cette conquête du système<br />

monde aujourd'hui à peu près achevée,<br />

la nuit urbaine reste un espace-temps<br />

finalement peu investi par l'activité<br />

humaine, une dernière frontière (Gwiazdzinski,<br />

2000), un monde intérieur à<br />

explorer. On pourrait la négliger prétextant<br />

que la "nuit" véritable (quand tout le<br />

monde dort) ne représente souvent que le<br />

quart d'une journée complète. Dans nos<br />

régions où le "non-jour", pendant lequel<br />

l'éclairage est nécessaire, peut atteindre<br />

les deux tiers d'une journée, il y a une<br />

vie après le jour.<br />

Un oubli général<br />

Si on connaît et on étudie depuis<br />

longtemps la ville diurne, on oublie sa<br />

dimension nocturne. Privée de la moitié<br />

de son existence, comme amputée, la<br />

ville semble livrée aux seuls poètes et<br />

artistes noctambules. Si la nuit a inspiré<br />

<strong>des</strong> chantres aussi talentueux que<br />

Novalis ou servi de cadre aux dérives de<br />

Richard Bohringer (1988), rares sont les<br />

chercheurs qui aient trouvé le sujet digne<br />

d'intérêt. Mis à part le travail pionnier<br />

d'Anne Cauquelin (1977), et les travaux<br />

anglais sur l'économie de la nuit au début<br />

<strong>des</strong> années 90 (Chapman, 1977), la littérature<br />

scientifique reste bien muette<br />

(Gwiazdzinski, 2002)<br />

Ce drôle d'oubli vaut également<br />

pour les édiles et les techniciens de nos<br />

agglomérations. La période nocturne est<br />

16


Luc Gwiazdzinski<br />

Cerner la nuit urbaine<br />

absente <strong>des</strong> réflexions de prospective et<br />

d'aménagement du territoire ou limitée<br />

aux aspects nuisances et éclairage public.<br />

Une approche difficile<br />

On peut s’interroger sur les raisons<br />

de ce manque d’intérêt. Reconnaissons<br />

d’abord qu’il est difficile de concilier<br />

travail et vie nocturne. Avant minuit, 95%<br />

<strong>des</strong> gens sont couchés. La consommation<br />

de psychotropes, érigée en sport national,<br />

n’arrange rien. Avouons également que<br />

la nuit effraie : le sentiment d’insécurité<br />

croît avec le noir et pas seulement chez<br />

les enfants.<br />

N’oublions pas le pouvoir de la<br />

“lucarne magique” qui phagocyte nos<br />

soirées : les Français qui passent 2h49<br />

par jour devant leur télévision (Mermet,<br />

1992) ont peu de temps pour apprécier<br />

l’atmosphère nocturne de nos cités.<br />

Un autre élément de réponse est à<br />

chercher du côté <strong>des</strong> scientifiques. Aux<br />

deux questions fondamentales de la géographie<br />

(où ? pourquoi ?), celui qui s’intéresse<br />

à la nuit doit en ajouter une autre :<br />

à quelle heure ? À ce moment précis, tout<br />

devient plus complexe car le temps est<br />

une notion bien difficile à appréhender.<br />

Comme Saint-Augustin, nous avons tous<br />

le sentiment de comprendre ce qu'il est<br />

jusqu'à ce qu'on nous demande de l'expliquer.<br />

Notre pensée peine alors à jongler<br />

avec toutes ces dimensions et le cartographe<br />

s'interroge sur les représentations<br />

possibles. Il devient difficile de fixer <strong>des</strong><br />

images. On doit faire l'effort – que font<br />

par exemple les architectes – d'imaginer<br />

la ville comme un être à quatre dimensions,<br />

ou comme un labyrinthe (Moles &<br />

Rohmer, 1978) dans lequel l'individu se<br />

déplace selon <strong>des</strong> lignes fixées à l'avance<br />

à la fois dans le temps (t) et dans l'espace<br />

(x, y, z). Il faut également reconnaître<br />

que l’on dispose de peu de données repérables<br />

à la fois dans l’espace et dans le<br />

temps permettant de travailler sur la nuit<br />

urbaine. Toute investigation demande un<br />

important travail de collecte et de structuration<br />

de l’information (Gwiazdzinski,<br />

2003).<br />

Un terme ambigu<br />

Pour comprendre cet “autre côté de la<br />

ville”, on peut difficilement se contenter<br />

du flot d’images souvent contradictoires<br />

qui surgissent quand on songe à la nuit.<br />

Entre nuit noire et nuit blanche, peu de<br />

mots sont aussi ambigus. La nuit symbolise<br />

le temps <strong>des</strong> gestations, <strong>des</strong> germinations,<br />

<strong>des</strong> conspirations, qui vont éclater<br />

au grand jour en manifestations de vie.<br />

Elle est riche de toutes les virtualités de<br />

l’existence. Mais entrer dans la nuit, c’est<br />

revenir à l’indéterminé, où se mêlent<br />

cauchemars et monstres. Aux choses de la<br />

nuit semblent convenir <strong>des</strong> mots vagues,<br />

secrets, indéterminés comme les contours<br />

d’une silhouette dans le noir. Les formes<br />

s’y détachent mal. Très significative est<br />

l’appréciation <strong>des</strong> passages du jour à<br />

la nuit et de la nuit au jour, <strong>des</strong> “deux<br />

crépuscules” chers à Baudelaire. Assurément,<br />

la lente translation solaire n’est pas<br />

vécue uniformément partout et par tous :<br />

la venue du soir en ville peut avoir quelque<br />

chose de définitif, signifier afflux de<br />

l’angoisse ou de la rêverie, de la vigilance<br />

ou du repos. La culture du cruciverbiste<br />

définit la nuit comme “pouvant être blanche<br />

et noire à la fois”, ce qui consacre<br />

définitivement l’équivoque du terme.<br />

Des images contrastées<br />

Cet "autre côté de la ville" a beaucoup<br />

inspiré les poètes en quête de liberté. A<br />

contrario, dans l’imaginaire populaire,<br />

la nuit fait peur : l’épaisseur de la nuit<br />

protègerait les bandits et favoriserait les<br />

complots. La ville, la nuit, est par essence<br />

même un territoire difficile à contrôler. Il<br />

suffit de tellement peu de choses la nuit<br />

pour que la ville panique comme lors<br />

<strong>des</strong> gigantesques pannes d’électricité à<br />

New York en 1977 ou en 2003. Michel<br />

Poniatowski, Ministre de l’Intérieur, avait<br />

expliqué à sa manière ce besoin de contrôle<br />

: “La liberté n’est pas seulement<br />

celle de la politique, c’est aussi celle<br />

de pouvoir sortir après huit heures du<br />

soir”. Rappelons que la première liberté<br />

supprimée en cas de crise, est justement<br />

celle de circuler librement la nuit. Après<br />

Dallas, San-Antonio ou Washington<br />

qui ont instauré un couvre-feu pour les<br />

adolescents, certaines villes françaises<br />

comme Orléans ont suivi l’exemple. Le<br />

couple “nuit-liberté” est décidément bien<br />

fragile.<br />

Un espace-temps<br />

difficile à cerner<br />

La nuit a longtemps été appréhendée<br />

comme une discontinuité, le temps <strong>des</strong><br />

ténèbres et de l'obscurité, celui du sommeil.<br />

Par extension, la nuit, symbolisée<br />

par le couvre-feu, l'arrêt de toute activité,<br />

la fermeture <strong>des</strong> portes de la cité fut<br />

longtemps considérée comme le temps du<br />

repos social. Elle est restée une inconnue,<br />

un "finisterre" contre lequel sont venues<br />

buter les ambitions <strong>des</strong> hommes, un espace<br />

temps en friche qui suscite aujourd'hui<br />

quelques appétits. Si les villes vivent la<br />

nuit, les limites de la nuit urbaine restent<br />

difficiles à cerner.<br />

Des bornes naturelles<br />

En astronomie, la nuit est théoriquement<br />

l’intervalle compris entre le coucher<br />

et le lever du soleil. La succession du<br />

jour et de la nuit est déterminée par la<br />

rotation de la terre. L’inégalité de sa durée<br />

est due à l’inclinaison de l’axe autour<br />

duquel s’effectue ce mouvement de rotation.<br />

Dans nos régions, c’est en décembre<br />

que l’on connaît la nuit la plus longue<br />

avec16h49 entre le coucher et le lever du<br />

soleil (21-22 décembre) et en juin que<br />

les nuits sont les plus courtes avec 7h52<br />

(21-22 juin). L’alternance jour-nuit reste<br />

très marquée dans les températures avec<br />

une amplitude de près de 6°C en hiver et<br />

14°C en été (Fig. 3). En hiver, c’est entre<br />

3h et 7h le matin (4h à 8h en heure légale)<br />

que les températures sont les plus basses.<br />

En été, les heures les plus froi<strong>des</strong> sont 1h<br />

à 5h le matin (3h à 7h en heure légale).<br />

Des bornes physiologiques<br />

Notre organisme s’est adapté à l’alternance<br />

du jour et de la nuit et la nature<br />

nous impose en moyenne entre sept et<br />

neuf heures de sommeil. Le plus évident<br />

de nos rythmes biologiques est l’alternance<br />

du sommeil nocturne et de l’activité<br />

diurne suivant une périodicité moyenne<br />

de vingt-quatre heures. Ces rythmes circadiens<br />

persistent même lorsque le sujet<br />

est isolé de son environnement. Seule<br />

la périodicité n'est plus tout à fait de<br />

vingt-quatre heures. La fatigue normale<br />

répond à ces cycles : elle est faible entre<br />

dix heures et seize heures, après quoi elle<br />

■<br />

17


augmente progressivement jusqu'au coucher.<br />

La température corporelle s’élève<br />

progressivement depuis le milieu de la<br />

nuit, pour atteindre son sommet vers 18h,<br />

puis décroît rapidement pour rejoindre<br />

son creux nocturne. Synchronisée par<br />

l'alternance lumière-obscurité, l'horloge<br />

biologique qui rythme la veille et le<br />

sommeil est relativement flexible alors<br />

que l'horloge <strong>des</strong> températures résiste<br />

aux efforts de manipulation. On s'endort<br />

lorsque la température interne baisse, on<br />

s'éveille lorsqu'elle remonte. La pression<br />

artérielle passe également par un creux<br />

nocturne et augmente avant que le sujet<br />

ne s'éveille (Reinberg, 1998).<br />

Ces données naturelles ne suffisent<br />

évidemment plus quand il s’agit de définir<br />

les limites de la nuit urbaine. Crépuscule<br />

en ville : la nuit s’installe et pourtant<br />

vous n’avez pas vu le soleil se coucher.<br />

Dans nos cités, la nuit naturelle a cédé la<br />

place à une “nuit légale” avec ses règles,<br />

ses horaires et ses tarifs qui sont autant<br />

de bornes.<br />

Des bornes “légales”<br />

L’article L-213-2 du code du travail<br />

stipule que seules les tâches effectuées<br />

“entre vingt-quatre heures et cinq heures<br />

du matin” sont considérées comme<br />

du travail de nuit. Le coucher du soleil<br />

n’ouvre pas les vannes à une insécurité<br />

absolue. Le contrôle social est diminué<br />

mais il s’exerce encore. Une lecture <strong>des</strong><br />

dispositions du droit pénal qui sont inspirées<br />

par ce souci montre à quel point les<br />

rythmes naturels influent encore sur les<br />

mo<strong>des</strong> d’organisation de la vie collective.<br />

Un comportement qui est autorisé le jour<br />

peut devenir illicite la nuit car le manque<br />

de lisibilité le rend dangereux et incontrôlable.<br />

C’est l’exemple de la pêche, de la<br />

chasse et du ramassage du bois. En ville,<br />

<strong>des</strong> règlements imposent de respecter la<br />

quiétude du voisinage en limitant le bruit<br />

après vingt-deux heures. Les nuisances<br />

sonores liées à l’activité professionnelle<br />

sont elles aussi strictement réglementées.<br />

En cas de vol, la nuit est une circonstance<br />

aggravante. Autre exemple : le principe<br />

de l’inviolabilité du domicile la nuit fait<br />

partie du droit français depuis l’an VIII.<br />

Ici, le Code de Procédure Civile donne<br />

d’autres limites à la nuit : du 1er octobre<br />

au 31 mars, de 6h du soir à 6h du matin<br />

; du 1er avril au 30 septembre, de 9h<br />

du soir à 4h du matin (C. proc. civ., art.<br />

1037 ; décr. du 1er mars 1854, art. 291).<br />

En matière civile, aucune signification ni<br />

exécution, et, en matière pénale, aucun<br />

acte d’exécution, perquisition ni visite<br />

domiciliaire, ne peut être fait la nuit. On<br />

peut estimer que le droit pénal a défini<br />

deux nuits à partir du rôle différent tenu<br />

par chacune d’entre elles : une “nuitprotection”<br />

ressortissant essentiellement<br />

au domaine de la procédure quand elle<br />

sert d’écran légal entre le citoyen et la<br />

société ; une “nuit-répression” ressortissant<br />

du droit pénal spécial quand elle<br />

constitue une circonstance de nature à<br />

faire naître ou à aggraver la réaction<br />

sociale. Pour la rendre applicable à <strong>des</strong><br />

situations concrètes, il reste évidemment<br />

à déterminer le contenu exact de la notion<br />

de nuit. La question n’est pas simple. Il<br />

s’agit en effet de traduire un phénomène<br />

astronomique en concept juridique, ce qui<br />

se fait ordinairement soit par une transcription<br />

horaire, soit par une approche<br />

phénoménologique : obscurité ambiante,<br />

temps du repos social. Il existe aussi une<br />

norme sociale empirique selon laquelle la<br />

nuit serait le moment où l’activité sociale<br />

change et s’oriente vers <strong>des</strong> objectifs<br />

relevant de la vie privée.<br />

Ces bornes naturelles et légales conditionnent<br />

largement les rythmes de la<br />

ville soumis également aux temps de<br />

l’industrie et <strong>des</strong> réseaux.<br />

Un rythme circadien<br />

Les consommations électriques horaires<br />

permettent de mesurer l’activité humaine.<br />

Elles font globalement apparaître une<br />

plage de moindre consommation entre<br />

1h et 4h le matin pour l’industrie et une<br />

plage un peu plus large – entre 1h et 6h<br />

le matin – pour le tertiaire et résidentiel.<br />

C’est également la période la plus creuse<br />

pour la consommation d’eau, de gaz et le<br />

trafic téléphonique (Gwiazdzinski, 1998).<br />

On note cependant l’apparition d’un trafic<br />

spécifique de nuit lié à Internet et la<br />

mise en place d’un tarif spécial sur la<br />

période 22h-4h du matin. Les émissions<br />

de polluants et tout particulièrement les<br />

émissions de SO2 diminuent également<br />

la nuit avec un creux entre 1h et 4h et<br />

seulement 3 mg/m 3 . L’analyse <strong>des</strong> flux<br />

de véhicules montre que la circulation<br />

Yves Siffer, Rétroviseur, peinture sous verre, 1994<br />

18 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Luc Gwiazdzinski<br />

Cerner la nuit urbaine<br />

automobile s’effondre après 1h. Le point<br />

le plus bas se situe entre 1h et 4h. Parallèlement,<br />

très peu de voitures pénètrent<br />

entre 1h et 6h dans les parkings <strong>des</strong> centres-villes,<br />

ouverts 24 heures sur 24.<br />

Quatre temps d’occupation<br />

Les mo<strong>des</strong> d’occupation de la ville et<br />

de l’espace public sont variables en horaires<br />

et durées et dépendent beaucoup <strong>des</strong><br />

cultures. En France, on peut distinguer<br />

quatre temps principaux :<br />

– Du lever du soleil à 20h : c’est la fréquentation<br />

quotidienne qui prédomine :<br />

sortie <strong>des</strong> bureaux ou de l’école, courses,<br />

etc.<br />

– De 20h à 1h du matin, dans les gran<strong>des</strong><br />

villes, les loisirs priment : sorties culturelles<br />

ou amicales, promena<strong>des</strong>, etc.<br />

– De 1h à 5h du matin, c’est le temps<br />

<strong>des</strong> noctambules, <strong>des</strong> “couche-tard”, de<br />

ceux qui aiment vivre quand les autres<br />

dorment.<br />

– De 5h ou 6h du matin au lever du<br />

soleil, on retrouve la fréquentation quotidienne<br />

: trajets du domicile au bureau<br />

ou à l’école, ouverture <strong>des</strong> premiers<br />

commerces.<br />

Parallèlement, existe aussi la vie professionnelle<br />

<strong>des</strong> travailleurs en horaire<br />

de nuit : 3x8 en usine, travaux de voirie<br />

particuliers, transports nocturnes, travaux<br />

de nettoyage...<br />

Des marges floues<br />

Les moments de passage entre jour<br />

et nuit sont <strong>des</strong> moments privilégiés de<br />

mélanges d’activités et de populations,<br />

<strong>des</strong> “entre-deux” aux limites imprécises.<br />

Le soir, la ville, comme frileuse, se<br />

rétracte. Les administrations ferment tôt<br />

mais l’État ne dort pas : la police veille.<br />

Entre 19h et 20h, les boutiques baissent<br />

leurs rideaux. Pas facile de distinguer le<br />

jour de la nuit dans nos métropoles aseptisées.<br />

Voici quelques trucs infaillibles<br />

pour qui n’a pas de montre. Surveillez<br />

le déclic de votre compteur électrique : à<br />

22h, le plus souvent, vous passez en tarif<br />

nuit. Le seuil <strong>des</strong> 22h demeure un seuil<br />

important. La notion de tapage nocturne<br />

est dans tous les esprits. Dans beaucoup<br />

d’institutions, les lumières sont éteintes<br />

à 22h. Dans de nombreux immeubles <strong>des</strong><br />

panonceaux demandent aux locataires de<br />

fermer les portes à clés après 22h. Si vous<br />

souhaitez en avoir le cœur net, sortez<br />

boire une mousse dans un bar : après 22h,<br />

le prix <strong>des</strong> consommations est souvent<br />

majoré. On ne retrouve pas ce surcoût en<br />

partie lié au coût du travail de nuit dans<br />

<strong>des</strong> pays où la continuité de l’activité est<br />

déjà une tradition. Pour les taxis le tarif<br />

nuit débute généralement à 19h. Les bus<br />

et le tram restent au même prix mais les<br />

fréquences s’effondrent avant l’arrêt définitif.<br />

Si vous souhaitez danser, l’entrée<br />

<strong>des</strong> discothèques est souvent moins chère<br />

avant minuit. Dans certaines villes une<br />

partie <strong>des</strong> luminaires s’éteignent avant<br />

minuit mais qui s’en aperçoit ? Ailleurs<br />

les illuminations de faça<strong>des</strong> s’arrêtent<br />

vers 2h du matin.<br />

À 4h, les derniers bars ferment. Certains<br />

rouvriront une heure plus tard. Dès<br />

4h30, les noctambules “qui vomissent leur<br />

nuit” croisent les premières sentinelles du<br />

jour... Les premiers cafés ouvrent leurs<br />

portes. Dans de nombreuses villes, les<br />

transports publics redémarrent vers 4h30.<br />

Entre 4h et 5h, les livreurs de journaux<br />

entrent en action. À la même heure, les<br />

premières boulangeries ouvrent, alors<br />

que d’autres n’ont pas fermé. Tabacs et<br />

cafés ouvrent leurs portes. Dès 5h30, les<br />

éboueurs sont à l’œuvre. La circulation<br />

s’intensifie, les passants envahissent les<br />

rues, les abribus se remplissent. On ne<br />

voit pas le soleil se lever, on n’entend pas<br />

le coq chanter mais petit à petit, devant nos<br />

yeux, la ville reprend son rythme diurne.<br />

Dans la plupart <strong>des</strong> métropoles françaises,<br />

la nuit urbaine, définie comme la<br />

période où les activités sont très réduites,<br />

se limite aujourd'hui, à une tranche horaire<br />

de 1h30 à 4h30 du matin. L'animation<br />

de la vie nocturne varie également selon<br />

un rythme hebdomadaire avec alternance<br />

semaine-week-end et selon les saisons.<br />

Sur d’autres continents, la ville en continu<br />

est déjà une réalité.<br />

Un cœur animé<br />

Ainsi bornée, la nuit urbaine s’inscrit<br />

en creux avec <strong>des</strong> marges floues grignotées<br />

par les activités diurnes et un cœur<br />

où se développent quelques activités spécifiques.<br />

Entre 1h30 et 4h30, au cœur<br />

de la nuit, une nouvelle géographie se<br />

met en place : univers de représentations<br />

soumis aux manipulations. À 1h30, après<br />

■<br />

la fermeture de la majorité <strong>des</strong> restaurants<br />

et bars, on entre au cœur de la nuit. C’est<br />

la nuit, la grande, la belle (Jonasz, 1981),<br />

Dans cet espace-temps cohabitent les<br />

activités spécifiquement liées aux loisirs<br />

comme le théâtre, l'opéra ou le cinéma<br />

en soirée ou les discothèques, les bars,<br />

bars à hôtesses la nuit ; et celles de jour<br />

qui gagnent la nuit comme le transport<br />

de marchandises, l'industrie ou la restauration.<br />

Malgré les apparences, une partie<br />

de la vie sociale et économique reste en<br />

éveil.<br />

Un temps de paix<br />

La nuit, la ville se recroqueville et une<br />

partie <strong>des</strong> citoyens se barricadent dans<br />

<strong>des</strong> habitations transformées en forteresses<br />

: portes blindées, alarmes, gardiennage,<br />

chiens de garde... Cité de la peur ?<br />

Sécurisée ou pas, toute la ville n’est<br />

pas en sommeil même si avant minuit,<br />

95% <strong>des</strong> gens ont déjà retrouvé les bras<br />

de Morphée. Une partie de ceux qui<br />

ne dorment pas s’adonnent à la religion<br />

cathodique alors que d’autres lisent, étudient,<br />

écrivent ou rêvassent. Pour eux, la<br />

nuit est un havre de paix ou une source<br />

d’inspiration.<br />

Le temps de la vie citoyenne<br />

Pour ceux qui ont choisi de s’engager,<br />

la soirée est le temps du politique, <strong>des</strong> réunions<br />

associatives ou <strong>des</strong> meetings. Pour<br />

les militants, la nuit est le temps <strong>des</strong> collages.<br />

C'est la nuit souvent que se négocient<br />

les accords ou que s’élaborent les traités<br />

de paix. À l’Assemblée Nationale, les parlementaires<br />

livrent parfois bataille toute la<br />

nuit. Lors de ces nuits de séance, les services<br />

fonctionnent comme en plein jour.<br />

Dans les petites communes, on n’hésite<br />

pas à réveiller le maire. Dans les gran<strong>des</strong><br />

villes, un adjoint est d’astreinte pour<br />

la nuit. Il peut être appelé à n’importe<br />

quel moment en cas d’urgence. Les plus<br />

hautes figures de l’État peuvent dormir<br />

tranquilles. Dans une aile de l’Élysée, un<br />

permanencier désigné par roulement au<br />

sein du cabinet est astreint à résidence et<br />

reste en prise directe 24 heures sur 24 avec<br />

les ministères, les préfectures et la Police.<br />

C’est lui qui aura la charge de réveiller le<br />

Président en cas d’événement majeur. À<br />

Matignon, le Premier Ministre bénéficie<br />

du même dispositif.<br />

19


Le temps de la fête<br />

À domicile, chez <strong>des</strong> amis, en discothèque<br />

ou dans une rave improvisée, la<br />

nuit est souvent un moment de fête et<br />

de convivialité où l’on aime se retrouver<br />

en groupe. Les noctambules purs et<br />

durs, amoureux de la nuit, dehors toute la<br />

semaine, sont finalement peu nombreux.<br />

Avec quelques sans domicile fixe qui<br />

refusent le “confort” <strong>des</strong> lieux d’accueil<br />

institutionnalisés, ils sont les seuls, au<br />

cœur de la nuit, à parcourir à pied l’espace<br />

urbain. Parfois au hasard <strong>des</strong> rues, on<br />

rencontre un insomniaque et son chien,<br />

un groupe d’étudiants poursuivant une<br />

fête ou quelques prostituées.<br />

Le temps du travail<br />

Il n’y a pas que la fête et les distractions…<br />

Près de trois millions de salariés<br />

travaillent au moins une nuit dans l’année,<br />

soit 20% <strong>des</strong> hommes et 6% <strong>des</strong><br />

femmes. Les trois quarts <strong>des</strong> artisans<br />

boulangers travaillent encore de nuit, en<br />

moyenne cinq fois par semaine. Le tiers<br />

<strong>des</strong> patrons de cafés, hôtels, restaurants,<br />

sont aussi <strong>des</strong> habitués de la nuit. De<br />

nombreuses industries mobilisent en permanence<br />

du personnel et <strong>des</strong> équipes de<br />

nuit se mettent en place de 22h25 à 6h<br />

du matin. Certaines professions liées à la<br />

santé ou à la sécurité supporteraient mal<br />

une interruption nocturne de leur activité<br />

: médecins et infirmières, policiers,<br />

sapeurs-pompiers – c’est la ville de garde.<br />

À ceux-là s’ajoutent les agents de sécurité<br />

privée qui sillonnent la ville faisant la<br />

tournée <strong>des</strong> sites sous alarme, intervenant<br />

sur les lieux d’alerte ou guettant derrière<br />

leurs écrans. Les professionnels <strong>des</strong><br />

transports s’ajoutent à cette liste : taxis,<br />

chauffeurs de poids lourds, conducteurs<br />

de trains, chefs de gare et aiguilleurs du<br />

ciel et du rail, personnels naviguant et<br />

techniques de l’aviation civile, officiers<br />

et matelots de la marine marchande et de<br />

la pêche. Depuis longtemps déjà, la poste<br />

est un secteur qui fonctionne en continu<br />

mais seule la poste du Louvre à Paris<br />

reste ouverte la nuit. Dans les aéroports<br />

et les métros, comme dans les bureaux,<br />

les équipes de nettoyage et d’entretien<br />

prennent possession <strong>des</strong> lieux désertés<br />

par le public. Sur les routes et autoroutes,<br />

on profite de la nuit pour réparer.<br />

Le temps du sauvage<br />

Les animaux sont présents dans de<br />

nombreuses expressions populaires :<br />

“La nuit a déployé ses ailes” ; “La nuit,<br />

tous les chats sont gris” ; “Entre chien<br />

et loup”. Au-delà <strong>des</strong> images, la nature<br />

sauvage survit bel et bien au cœur <strong>des</strong><br />

nuits urbaines. Chassés à la campagne,<br />

certains animaux ont changé leur régime<br />

alimentaire et se sont adaptés au milieu<br />

urbain. Les nuits d’été sont propices à<br />

de nombreuses rencontres avec ce petit<br />

monde sauvage. Vous ne vous arrêterez<br />

sans doute pas sur les insectes, surmulots,<br />

rats musqués et autres souris. Crapauds<br />

et grenouilles savent se faire entendre<br />

dès la tombée du jour dans la moindre<br />

pièce d’eau. Les chauves-souris sont fréquentes<br />

sur les gran<strong>des</strong> avenues plantées<br />

d’arbres ou le long <strong>des</strong> quais (Murin ;<br />

Pipistrelle…). La chouette effraie occupe<br />

certains greniers ou clochers d’églises.<br />

Le hibou moyen duc préfère les parcs ou<br />

les cimetières. Plus étonnant, la fouine<br />

s’est installée dans nos greniers et se<br />

nourrit d’oeufs de pigeons, de rats, et de<br />

déchets. En banlieue, on observe de plus<br />

en plus de renards.<br />

Une géographie<br />

étriquée<br />

Une animation encore limitée<br />

Dans les villes de province, la nuit<br />

ressemble encore un peu à un dimanche<br />

de semaine, la lumière en moins. Cependant,<br />

de nombreuses villes vivent aussi<br />

la nuit, surtout en fin de semaine. Des<br />

lieux de spectacles, théâtres, cinémas,<br />

commerces, bars ou restaurants, fonctionnent<br />

pendant les premières heures. Plus<br />

tard dans la soirée, on trouve <strong>des</strong> bars de<br />

nuit dont près de la moitié ouverts jusqu'à<br />

3h ou 4h et quelques discothèques. Si<br />

quelques restaurants permettent de se<br />

sustenter, les commerces ouverts toute la<br />

nuit se résument encore aux rayons <strong>des</strong><br />

stations service.<br />

Un espace contraint<br />

■<br />

Cette animation centrée sur les fins de<br />

semaine <strong>des</strong>sine les contours d’une géographie<br />

nocturne axée sur le centre-ville<br />

ou vers les complexes et discothèques<br />

extérieurs. Plus on avance dans la nuit,<br />

plus la ville rétrécit et se blottit autour<br />

du noyau historique. La liberté du noctambule<br />

paraît alors bien illusoire. Les<br />

lieux de vie diurnes, bureaux, centres<br />

commerciaux, zones d’activités se vident.<br />

D’autres espaces sont réinvestis par les<br />

sans domicile fixe. Certains espaces sont<br />

réappropriés. Les parcs changent de<br />

“clientèle” la nuit. Certaines avenues sont<br />

investies par les dames, figures mythiques<br />

<strong>des</strong> nuits urbaines qui arpentent<br />

encore les trottoirs de la cité malgré la<br />

concurrence <strong>des</strong> réseaux. La nuit urbaine<br />

a quelques sommets qui bouleversent les<br />

habitu<strong>des</strong> et font fi de cette géographie<br />

étriquée : la Saint-Sylvestre, l’été avec<br />

les terrasses qui envahissent les rues et<br />

les places ; la fête de la musique en juin,<br />

le feu d’artifice et les petits bals de la<br />

fête nationale en juillet qui font bouger<br />

la ville. On ajoutera les gran<strong>des</strong> victoires<br />

<strong>des</strong> équipes de football locales ou nationales<br />

et certaines élections...<br />

Un espace manipulé<br />

La nuit, le labyrinthe urbain se transforme<br />

et se recompose. Les lampadaires<br />

s’allument avant les étoiles. La villelumière<br />

s’est transformée en nébuleuse :<br />

“Les villes s’illuminent, comme si les<br />

constellations, renversées cloutaient la<br />

terre” (Serres, 1993). Vues d’avion, ces<br />

lumières sont un formidable révélateur<br />

de l’urbanisation. Dans les villes règne<br />

une atmosphère quelque peu irréelle où<br />

le jaune orangé domine. La cité se met<br />

en scène avec un décor et de nouveaux<br />

acteurs. La lumière rend lisibles certaines<br />

ambitions ou préoccupations. Les lieux<br />

d’animation ou les secteurs dangereux<br />

(intersections, passages piétons) bénéficient<br />

d’un traitement de faveur. L’éclairage<br />

spécifique de certains monuments<br />

pendant la saison touristique relève du<br />

même principe. Des “concepteurs lumière”<br />

sculptent nos nuits et, petit à petit, nos<br />

villes acquièrent une identité nocturne.<br />

L’éclairage urbain propose une relecture<br />

de la ville. À travers l’illumination de ces<br />

monuments historiques c’est la fonction<br />

de “ville-décor” ou “ville-musée” qui est<br />

valorisée. En négatif, la lumière révèle<br />

aussi <strong>des</strong> lieux sombres, comme oubliés.<br />

Parallèlement, un bon tiers <strong>des</strong> cartes<br />

20 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Luc Gwiazdzinski<br />

Cerner la nuit urbaine<br />

postales proposées aux touristes est consacré<br />

à la nuit. Ces objets reproduisent<br />

et véhiculent une image urbaine traditionnelle<br />

souvent limitée aux quartiers<br />

historiques.<br />

Une géographie nocturne contrastée<br />

C'est un peu l'image de l'archipel qui<br />

s'impose lorsque l'on imagine la géographie<br />

de la nuit urbaine. Le front n'est ni<br />

régulier, ni continu que ce soit à l'échelle<br />

de la ville ou du réseau urbain. Il présente<br />

<strong>des</strong> avant-postes, <strong>des</strong> points d'appui, <strong>des</strong><br />

bastions de temps continu (gares, stations<br />

services, hôpitaux…) mais aussi<br />

<strong>des</strong> poches de résistance où les habitants<br />

tiennent à leurs rythmes de vie classiques<br />

et <strong>des</strong> zones de repli où la résistance a<br />

gagné. Pour quelques heures, une nouvelle<br />

géographie de l'activité se met en<br />

place installant une partition de l'espace<br />

urbain :<br />

– une ville qui dort (banlieues, zones<br />

résidentielles …) ;<br />

– une ville qui travaille en continu (industrie,<br />

hôpitaux, …) ;<br />

– une ville qui s'amuse (centre-ville et<br />

périphérie) ;<br />

– une ville vide, simple coquille pour les<br />

activités de la ville de jour (bureaux,<br />

centres commerciaux…).<br />

C'est entre ces espaces aux fonctions<br />

différentes, aux utilisations contrastées<br />

qu'apparaissent les tensions et les conflits.<br />

Si l'on n'y veillait pas, cette situation<br />

pourrait entraîner l'apparition de nouvelles<br />

disparités entre quartiers et entre<br />

villes à l'offre nocturne contrastée.<br />

Des pressions sur<br />

la nuit urbaine<br />

Cherchant perpétuellement à s'émanciper<br />

<strong>des</strong> rythmes naturels, l'Homme a<br />

peu à peu artificialisé la vie urbaine.<br />

Dans cette conquête de la nuit urbaine,<br />

la généralisation de l'éclairage public a<br />

joué un rôle fondamental rendant possible<br />

le développement <strong>des</strong> activités et <strong>des</strong><br />

animations et entraînant l'apparition d'un<br />

espace public nocturne.<br />

■<br />

Une conquête progressive<br />

Aujourd'hui, le front progresse et la<br />

pression s’accentue sous l'effet de plusieurs<br />

phénomènes parmi lesquels : l'individualisation<br />

<strong>des</strong> comportements et<br />

l'abandon progressif <strong>des</strong> grands rythmes<br />

industriels et tertiaires qui scandaient la<br />

société ; la généralisation de la société<br />

urbaine ; la tertiarisation de l'économie<br />

et <strong>des</strong> emplois et une moins grande pénibilité<br />

physique du travail ; la mise en<br />

réseau à l'échelle planétaire qui permet<br />

de rester en liaison avec les endroits de<br />

la terre où on ne dort pas ; une synchronisation<br />

progressive <strong>des</strong> activités et<br />

l'apparition d'un temps global ; l'évolution<br />

de la demande <strong>des</strong> individus qui veulent<br />

souvent tout, tout de suite, partout et<br />

sans effort et la mise en compétition <strong>des</strong><br />

métropoles sur <strong>des</strong> critères de qualité de<br />

vie où la question de l'animation et <strong>des</strong><br />

loisirs nocturnes devient essentielle. Cette<br />

conquête de la nuit urbaine a démarré plus<br />

tôt aux États-Unis, où, depuis <strong>des</strong> dizaines<br />

d’années, drugstores, supermarchés,<br />

coiffeurs, restaurants, salles de sport ou<br />

transports publics fonctionnent souvent<br />

toute la nuit. La nuit <strong>des</strong> métropoles japonaises<br />

est égayée par le développement<br />

de magasins ouverts 24 heures sur 24<br />

qui offrent une large palette de produits<br />

mais aussi de services aussi divers que<br />

le paiement <strong>des</strong> factures d’électricité ou<br />

la réservation de billets d’avions. Dans<br />

<strong>des</strong> pays aussi différents que la Pologne,<br />

la Belgique ou Madagascar, de nombreux<br />

services (épiceries, restaurants, bars…)<br />

sont ouverts en continu. En France et en<br />

Europe, le front avance dans le temps et<br />

progressivement, nous nous démarquons<br />

<strong>des</strong> rythmes naturels.<br />

Une intensification de l’activité nocturne<br />

L’emploi du temps d’une frange de la<br />

population active est plus souple, empiétant<br />

sur la soirée. Les déplacements liés<br />

au travail allongent les journées. La<br />

demande en loisirs s’intensifie. Le partage<br />

et la diminution du temps de travail,<br />

vont dans le sens d’une conquête de la<br />

nuit urbaine :<br />

– Les horaires d'étés nous permettent<br />

de profiter plus longtemps de l'espace<br />

public urbain et d'en apprécier les charmes<br />

nocturnes.<br />

– La lumière a progressivement pris possession<br />

de l’espace urbain gommant<br />

en partie l’obscurité menaçante de nos<br />

nuits et permettant la poursuite <strong>des</strong><br />

activités diurnes. Cette mise en lumière<br />

s’est accélérée depuis quelques années<br />

et on assiste déjà à une surenchère. La<br />

composante esthétique est de plus en<br />

plus valorisée avec la mise en place de<br />

véritables “plans lumière” à l’exemple<br />

de Lyon. Places illuminées, rues bien<br />

éclairées, zones d’activités mises en<br />

valeur sont autant d’atouts non pour<br />

attirer <strong>des</strong> investisseurs, <strong>des</strong> cadres ou<br />

<strong>des</strong> touristes.<br />

– Les entreprises industrielles fonctionnent<br />

en continu pour rentabiliser les<br />

équipements et, dans la plupart <strong>des</strong><br />

secteurs, le travail de nuit se banalise :<br />

la proportion de salariés travaillant la<br />

nuit a augmenté depuis 1991, alors<br />

qu’elle était restée stable entre 1984 et<br />

1991 (Bue & Rougerie,1999).<br />

– De plus en plus d’entreprises de services<br />

se mettent au “7 jours sur 7, 24 heures<br />

sur 24”. Il est aujourd’hui possible<br />

d’appeler sa banque à 3h du matin pour<br />

connaître l’état de son compte ou de<br />

commander un billet d’avion en pleine<br />

nuit. Cette accessibilité permanente est<br />

devenu un argument publicitaire banal.<br />

À Helsinki en Finlande, il existe <strong>des</strong><br />

crèches ouvertes la nuit et plusieurs<br />

projets sont à l’étude en France.<br />

– Le couvre-feu médiatique est terminé :<br />

il y a quelques temps déjà que radios<br />

et télévisions fonctionnent en continu<br />

et après le minitel, Internet permet de<br />

surfer toute la nuit.<br />

–On connaît bien l’exemple de New-<br />

York où le métro circule toute la nuit.<br />

Dans le monde, la tendance générale est<br />

à une augmentation de la périodicité,<br />

de l’amplitude et de la fréquence <strong>des</strong><br />

transports. Il existe un réseau spécial<br />

“noctambus” à Paris avec 18 bus de<br />

1h30 à 5h30 du matin. Londres ou Berlin<br />

ont également un réseau de nuit tout<br />

comme Genève ou Francfort. À Strasbourg,<br />

la plage <strong>des</strong> horaires de soirée<br />

a été un peu élargie et certaines nuits<br />

spéciales comme à la Saint-Sylvestre,<br />

<strong>des</strong> lignes de transports fonctionnent<br />

en continu.<br />

– Une économie de la nuit émerge peu à<br />

peu. De nombreuses activités décalent<br />

leurs horaires vers le soir. Dans les<br />

magasins, les nocturnes commerciales<br />

21


sont de plus en plus nombreuses. L'offre<br />

de loisirs nocturnes se développe et la<br />

nuit est devenue un secteur économique<br />

à part entière. Selon l’Association française<br />

<strong>des</strong> métiers de la nuit, 3 273 discothèques<br />

irriguent le pays de leur flot<br />

de musique, auxquelles il faut ajouter<br />

4 400 bars d’ambiance. Avec les “discomobiles”,<br />

karaoké, casinos et bowlings,<br />

le secteur représente un chiffre d’affaires<br />

de 10 à 12 milliards de francs.<br />

– Partout dans l’espace urbain, les distributeurs<br />

automatiques se multiplient<br />

(banques, stations services, cassettes,<br />

boissons, pain, repas), et autorisent une<br />

pratique continue sans surcoût. À Paris,<br />

les six magasins automatiques de “Y’a<br />

Too Partoo”, nouveau distributeur de<br />

plats cuisinés, yaourts, café, sucres et<br />

autres produits de dépannage, réalisent<br />

60% de leur chiffre d’affaire entre<br />

21 heure et l’aube.<br />

– Partout, les “nuits spéciales” font recette<br />

: “nuit du cinéma fantastique”, “nuit<br />

électronique”, “nuit <strong>des</strong> arts martiaux,<br />

“nuit <strong>des</strong> publivores” (…). Dans les<br />

capitales comme Paris, Bruxelles et<br />

maintenant Rome, les “nuits blanches”<br />

sont <strong>des</strong> succès (Gwiazdzinski, 2003).<br />

– Les soirées festives démarrent de plus<br />

en plus tard au désespoir <strong>des</strong> patrons de<br />

discothèques.<br />

– Même les lois évoluent. La nuit, qui fut<br />

longtemps un espace protégé doté de lois<br />

spécifiques se banalise. Autrefois interdites,<br />

les perquisitions de nuit en matière<br />

de terrorisme sont autorisées depuis le 31<br />

mars 1997 et l’article 706-24-1 du Code<br />

de procédure pénale. Depuis la loi adoptée<br />

à la fin novembre 2000 pour mettre<br />

la France en conformité avec la directive<br />

européenne sur l’égalité professionnelle,<br />

les femmes peuvent travailler de nuit.<br />

Avant, <strong>des</strong> dérogations étaient accordées<br />

et le nombre de femmes travaillant la<br />

nuit était déjà passé de 460 000 en 1991<br />

à 580 000 en 1998. Plus anecdotique, le<br />

projet de loi autorisant la chasse de nuit<br />

dans certains départements français va<br />

dans le même sens.<br />

Conséquence ou cause de ces évolutions,<br />

même les rythmes biologiques<br />

semblent bouleversés. Depuis la guerre,<br />

le cycle de sommeil du citadin a<br />

subi un décalage d'environ deux heures.<br />

Aujourd'hui les Français s'endorment en<br />

moyenne à 23h au lieu de 21h il y a cinquante<br />

ans.<br />

Des conflits<br />

qui se multiplient<br />

Les pressions s’accentuent sur la nuit<br />

qui cristallise <strong>des</strong> enjeux économiques,<br />

politiques et sociaux fondamentaux.<br />

Entre le temps international <strong>des</strong> marchands<br />

et le temps local <strong>des</strong> résidents,<br />

entre la ville en continu de l'économie<br />

et la ville circadienne du social, entre les<br />

lieux <strong>des</strong> flux et les lieux <strong>des</strong> stocks, <strong>des</strong><br />

tensions existent, <strong>des</strong> conflits éclatent,<br />

<strong>des</strong> frontières s'érigent (Gwiazdzinski,<br />

1999). La ville qui travaille, la ville qui<br />

dort et la ville qui s'amuse ne font pas<br />

toujours bon ménage. Entre ces espaces<br />

aux fonctions différentes, aux utilisations<br />

contrastées, apparaissent <strong>des</strong> tensions et<br />

<strong>des</strong> conflits qui permettent à l'observateur<br />

de repérer la ou les lignes de front. Nous<br />

avons choisi d'en retenir quelques-uns,<br />

caractéristiques d'espaces différents : les<br />

franges de l'agglomération, le centre-ville<br />

et les quartiers périphériques.<br />

Conflits entre la ville circadienne et la<br />

ville en continu temporel en périphérie<br />

Le premier de ces conflits, est situé<br />

aux limites de l’agglomération. Hautement<br />

symbolique, il oppose les riverains<br />

<strong>des</strong> aéroports qui souhaitaient conserver<br />

un rythme naturel jour-nuit en évitant les<br />

nuisances nocturnes, et les transporteurs<br />

dont l'activité internationalisée nécessite<br />

un fonctionnement en continu 24 heures<br />

sur 24. Ces conflits médiatisés opposent<br />

la ville qui dort et la ville qui travaille,<br />

un temps local (le temps de la ville circadienne)<br />

et un temps international (de<br />

l'économie), un espace de flux (l'aéroport)<br />

et un espace de stock (le quartier<br />

résidentiel).<br />

Conflits entre la ville qui dort et la ville<br />

qui s'amuse au centre-ville<br />

Le second type de conflit choisi est<br />

relatif aux nuisances sonores et concerne<br />

plutôt le centre-ville. Il s'agit de<br />

la confrontation entre les résidents <strong>des</strong><br />

quartiers soucieux de leur tranquillité et<br />

les consommateurs bruyants <strong>des</strong> bars,<br />

<strong>des</strong> lieux de nuit et <strong>des</strong> terrasses qui<br />

se multiplient, symboles de l'émergence<br />

d'un espace public nocturne. Il oppose la<br />

ville qui dort à la ville qui s'amuse. Ces<br />

■<br />

conflits génèrent souvent <strong>des</strong> mutations :<br />

déplacement <strong>des</strong> lieux de loisirs vers<br />

la périphérie à l'exemple <strong>des</strong> activités<br />

ludiques (discothèques, complexes cinématographiques…)<br />

qui se développent<br />

autour <strong>des</strong> agglomérations.<br />

Conflits entre la ville qui dort et la ville<br />

en banlieue<br />

Les violences urbaines constituent<br />

un autre de ces conflits nocturnes. Il<br />

s'agit notamment <strong>des</strong> incendies de véhicules<br />

qui touchent particulièrement les<br />

quartiers périphériques au moment où<br />

l'encadrement social habituel a disparu,<br />

c'est-à-dire à la nuit tombée entre 22h et<br />

1h du matin. Amplifiés par la “caisse de<br />

résonance médiatique” (Dhume & Gwiazdzinski,<br />

1997), ces brasiers spectaculaires<br />

contribuent à stigmatiser ces espaces<br />

périphériques et à ériger <strong>des</strong> frontières<br />

infranchissables entre les quartiers.<br />

D’autres conflits<br />

La conquête de la nuit urbaine entraîne<br />

la multiplication de conflits qui ne sont<br />

pas tous spatialisés :<br />

– Le premier concerne l’homme luimême<br />

“qui a inventé <strong>des</strong> machines qui<br />

fonctionnent dans un temps différent<br />

par rapport à notre temps biologique<br />

(...)” (Chapman, 1977). Dans l’industrie,<br />

il y a de plus en plus de procédures<br />

continues qui obligent à mettre en place<br />

le travail en équipes de nuit et ont pour<br />

effet de désorganiser la vie privée <strong>des</strong><br />

ouvriers et nuisent à leur santé.<br />

– La lumière a tué la magie de nos nuits<br />

en nous empêchant d’apercevoir le ciel.<br />

Ce spectacle splendide et gratuit n’est<br />

plus visible sous l’effet de la pollution<br />

lumineuse. Il y a bien longtemps<br />

que l’on ne peut plus faire de travaux<br />

scientifiques à partir <strong>des</strong> observatoires<br />

urbains.<br />

– Les conflits sociaux se multiplient<br />

comme la “grève de nuit <strong>des</strong> médecins”<br />

pour protester contre la réduction<br />

de la plage horaire de majoration de<br />

nuit ou la grève dans les centres de tri<br />

postaux pour s’opposer à la réorganisation<br />

<strong>des</strong> horaires de nuit. L’actualité<br />

<strong>des</strong> derniers mois en France fournit de<br />

nombreux exemples de problèmes nocturnes.<br />

Pour <strong>des</strong> questions d’insécurité,<br />

la SNCF vient de décider la suppression<br />

22 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Luc Gwiazdzinski<br />

Cerner la nuit urbaine<br />

<strong>des</strong> arrêts en pleine nuit. Suite aux attaques<br />

répétées de convois à l’arme de<br />

guerre, les convoyeurs de fonds réclament<br />

une réévaluation de leurs salaires<br />

et la suppression du travail de nuit.<br />

Les étudiants en médecine manifestent<br />

pour une meilleure rémunération <strong>des</strong><br />

gar<strong>des</strong> de nuit. Dans un autre domaine,<br />

le projet de loi sur la chasse qui légalise<br />

la chasse de nuit dans une vingtaine de<br />

départements français a divisé l’opinion<br />

alors que la réglementation <strong>des</strong><br />

free parties, ces fêtes technos nocturnes,<br />

gratuites et clan<strong>des</strong>tines faisait<br />

<strong>des</strong>cendre la jeunesse dans la rue.<br />

Faire le jour sur la nuit ■<br />

N’en déplaise aux noctambules jaloux<br />

de leur maîtresse, la conquête de la nuit a<br />

commencé. La nuit est devenue un champ<br />

de tension central de notre société (Gwiazdzinski,<br />

2002). La nuit urbaine ne doit<br />

plus être perçue comme un repoussoir,<br />

un territoire livré aux représentations et<br />

aux fantasmes, mais comme un espace<br />

de projets, une nouvelle frontière pour le<br />

chercheur et pour l'Homme du XXI e siècle.<br />

Le développement et l’aménagement<br />

d’une ville passent aussi par la dimension<br />

nocturne et les chantiers ne manquent<br />

pas. Si l’on veut être capable de gérer les<br />

inévitables conflits d’usage il est temps<br />

d’anticiper le développement prévisible<br />

<strong>des</strong> activités nocturnes pour réfléchir à<br />

un aménagement global de la ville la<br />

nuit. Il s’agit de reconstruire la Cité en<br />

travaillant à la fois dans l’espace – c’està-dire<br />

sur toute l’agglomération – et dans<br />

le temps – c’est-à-dire sur 24 heures. La<br />

nuit urbaine défie encore les chercheurs<br />

qui ne peuvent rêver plus belle ambition<br />

que de faire le jour sur la nuit. C’est un<br />

formidable enjeu, une dernière frontière,<br />

un territoire à défricher. C’est un enjeu<br />

pour les collectivités qui doivent redéfinir<br />

un aménagement dans l'espace et dans le<br />

temps afin d'éviter le développement <strong>des</strong><br />

conflits, la ségrégation temporelle et les<br />

effets négatifs du “temps sécateur” qui<br />

sépare les groupes et les individus. Il nous<br />

faut occuper et peupler l’espace urbain<br />

face aux peurs et autres crispations sécuritaires.<br />

L’animation et la mise en lumière<br />

<strong>des</strong> quartiers peuvent contribuer à réduire<br />

le sentiment d’insécurité et générer <strong>des</strong><br />

emplois. L’économie de la nuit, aux contours<br />

encore mal définis, mériterait plus<br />

d’attention. C'est un enjeu pour nous tous<br />

enfin. Les évolutions constatées renvoient<br />

à la notion même de citoyenneté ou de<br />

“droit à la ville en continu” (Aghina<br />

& Gwiazdzinski, 1999). Et là, chacun<br />

redevient schizophrène : le consommateur<br />

réclame une offre continue alors que<br />

le producteur souhaite garder une vie<br />

équilibrée et éviter le travail de nuit. <strong>Nos</strong><br />

villes ressembleront-elles bientôt à leurs<br />

cousines nord-américaines ? Le jeu en<br />

vaut-il la chandelle ? La question reste<br />

posée. Ces quelques pistes contribuent<br />

à éclairer la nuit urbaine d’un jour nouveau.<br />

Livrons la nuit aux artistes, commerçants<br />

et urbanistes ! Dans les villes<br />

européennes aussi, on peut rêver de nuits<br />

plus belles que les jours. “C’est beau une<br />

ville la nuit !”<br />

Bibliographie<br />

Aghina B., Gwiazdzinski L. (1999), Les territoires<br />

de l’ombre, Aménagement et nature n°133,<br />

p. 105-108<br />

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Paris, Denoël.<br />

Bue J., Rougerie C. (1999), L’organisation <strong>des</strong><br />

horaires : un état <strong>des</strong> lieux en mars 1998, Premières<br />

informations et Premières synthèses,<br />

Direction de l’animation et de la recherche, <strong>des</strong><br />

étu<strong>des</strong> et <strong>des</strong> statistiques du Ministère de l’emploi<br />

et de la solidarité, n° 30-1, juillet 1999.<br />

Cauquelin A. (1977), La ville la nuit, Paris, PUF.<br />

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Systems, a Geographer’s Appraisal, London,<br />

Academic Press.<br />

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Dhume F., Gwiazdzinski L. (1997), Violences<br />

urbaines et représentations, Hommes et<br />

Migrations n°1209, p. 101-107<br />

Dolle J. P. (1990), Fureurs de ville, Paris, Grasset.<br />

Gwiazdzinski L. (1998), "La ville la nuit, un<br />

milieu à conquérir", in Reymond H., Cauvin<br />

C., Kleinschmager R. (dir.), L’espace<br />

géographique <strong>des</strong> villes, pour une synergie<br />

multistrates, Paris, Anthropos.<br />

Gwiazdzinski L. (1999), Les temps de la ville :<br />

nouveaux conflits, nouvelles frontières, Communication<br />

au colloque Images de villes frontières,<br />

Strasbourg, 7, 8 et 9 avril 1999<br />

Gwiazdzinski L. (2000), “La nuit, dernière frontière”,<br />

Les Annales de la recherche urbaine<br />

n°87, septembre 2000, p.81-88.<br />

Gwiazdzinski L. (2002) La nuit du chercheur, De<br />

l’Air, n° 13, p. 46-48.<br />

Gwiazdzinski L. (2003), Bienvenue à Noctambulleville,<br />

Communication ICI Montréal, 24 avril<br />

2003 au 30 avril 2003.<br />

Gwiazdzinski L. (2003), Les géographes ont rendez-vous<br />

avec le temps, CNRS-Alsace, Journal<br />

de la délégation Alsace du CNRS, juin 2003.<br />

Hobbs D. Night-Time Economy, Alcohol Concern<br />

Research Forum Papers.<br />

Lovatt A., O’Connor J. (1995), Cities and the<br />

night-time economy, Planning Practice and<br />

Research, 10 (2), p. 127-135.<br />

Mermet G. (1992), Francoscopie, Paris, Larousse.<br />

Moles A., Rohmer E. (1978), Psychologie de<br />

l'espace, Casterman.<br />

Reinberg A. (1998), Le temps humain et les rythmes<br />

biologiques, Monaco, Éditions du Rocher.<br />

Saint Augustin, Confessions, Livre XI.<br />

Chansons :<br />

Lanzmann J., Segalen, Dutronc J. (1968), Il est<br />

cinq heures, Paris s’éveille, 2’22<br />

Jonasz M. (1981), C’est la nuit, 3’36, WEA<br />

Music<br />

23


JOACHIM SCHLÖR<br />

Université de Postdam<br />

schloer@rz.uni-potsdam.de<br />

Quand<br />

vient la nuit<br />

Une promenade à travers la ville<br />

Le dictionnaire allemand Zedler définit<br />

ainsi la nuit : « du latin nox,<br />

désigne cette période de temps au<br />

cours de laquelle le soleil disparaît sous<br />

l'horizon. […] Tout comme Moïse, Thalès<br />

disait à ce propos : “la nuit est ce qui<br />

précède le jour” ».<br />

Définir la nuit par la disparition du<br />

soleil sous l'horizon, voilà une conception<br />

qui renvoie à une antiquité lointaine.<br />

Et nous avons pareillement du mal à comprendre<br />

cette idée plus ancienne encore,<br />

que la nuit précéderait le jour. La nuit,<br />

dit Richard A. Bermann, c’est « cette<br />

période fantastique durant laquelle, par<br />

un fait singulier (merkwürdigerweise),<br />

le monde est dans l’obscurité ». Nous<br />

vivons en règle générale le jour. Dans la<br />

clarté du jour, nous travaillons, pensons<br />

et fonctionnons selon <strong>des</strong> règles qui nous<br />

semblent propres. Mais singulièrement,<br />

quand l’obscurité <strong>des</strong>cend, nous commençons<br />

à pressentir qu’il pourrait y<br />

avoir au-delà de ces règles une autre vie<br />

que nous ne maîtrisons pas. Le passage<br />

du jour à la nuit et de la nuit au jour<br />

est une constante de nos existences qui<br />

s’éloignent du naturel et auxquelles l'entrée<br />

dans la nuit rappelle avec insistance<br />

que les choses ne sont pas simples.<br />

Ainsi en est-il de l’automne et de l’hiver.<br />

On se dit qu'il devrait faire toujours<br />

beau ! Et à l’instant même où j’écris ces<br />

mots, il tombe dehors <strong>des</strong> feuilles et<br />

<strong>des</strong> châtaignes que j’ai l'habitude d'enfouir<br />

dans la poche (d’une veste bien<br />

trop chaude) pour les jeter dans le canal<br />

au printemps prochain seulement. Et le<br />

réverbère devant la fenêtre, celui qui semblait<br />

m’appeler en mai et en juin encore à<br />

une promenade tardive dans sa lumière,<br />

est déjà entouré d’un léger halo qui bientôt<br />

se transformera en un épais brouillard.<br />

Il nous invite à une soirée agréable, entre<br />

amis autour de la table de la cuisine,<br />

ou seul à la machine à écrire. La raison<br />

pour laquelle je ne suis pas son conseil et<br />

persiste à sortir à chaque fois, en dehors<br />

du simple plaisir que cela me procure,<br />

relève probablement d’un processus de<br />

civilisation qui mérite qu’on l’examine<br />

de plus près.<br />

Tout comme la séparation <strong>des</strong> eaux<br />

et de la terre, la séparation du jour et de<br />

la nuit a eu lieu aux premiers jours de la<br />

genèse (celui qui ne veut pas y croire peut<br />

toujours s’inventer une autre histoire)<br />

et fait partie intégrante de l’expérience<br />

humaine : je peux faire ce que je veux,<br />

à un moment donné l’obscurité se fait<br />

et je me sens autre que je n'étais. Ce sur<br />

quoi j'avais prise à la lumière du jour,<br />

m'échappe désormais. Quelqu’un a tiré<br />

le rideau.<br />

Le jour où quelqu'un s'est aventuré à<br />

relever ce rideau pour observer ce qui se<br />

passe sur la scène de la vie lorsqu’il fait<br />

nuit, une nouvelle histoire a commencé,<br />

qui implique jusqu'à mon réverbère de<br />

l'Admiralstraße à Berlin. Qui a été le<br />

24


Joachim Schlör<br />

Quand vient la nuit<br />

premier ? C’est l’une, insoluble, <strong>des</strong> questions<br />

qui se posent dans toute recherche<br />

sur la nuit. La « science de la nuit » : cette<br />

matière n’existe pas bien entendu, car elle<br />

paraîtrait bien trop frivole parmi toutes<br />

les disciplines classiques. Ou peut-être<br />

son objet serait-il en fait un peu trop<br />

étendu. La plupart de ceux qui travaillent<br />

dans <strong>des</strong> champs de recherches touchant<br />

au phénomène « nuit » sont médecins<br />

(recherche sur le sommeil), astronomes<br />

ou criminologues. Les <strong>sciences</strong> de la<br />

culture ne se sont guère intéressées au<br />

thème de la nuit.<br />

C’est bien dommage, car la séparation<br />

du jour et de la nuit fait partie de<br />

ces limites importantes qui structurent<br />

notre vie. La notion de singularité utilisée<br />

dans la citation de Richard A. Bermann,<br />

feuilletoniste né à Vienne et mort en exil<br />

à New York, dont les meilleurs textes ont<br />

paru vers la fin <strong>des</strong> années vingt dans<br />

le Berliner Tageblatt, fait appel à notre<br />

façon moderne d’appréhender le temps :<br />

la luminosité est considérée comme normale,<br />

l’obscurité est une déviance. Ce qui<br />

est perturbant par ailleurs, c’est que dans<br />

l'obscurité on ne peut ni lire, ni travailler<br />

efficacement, qu’on ne reconnaît pas celui<br />

qui se trouve en face de soi, qu’on ne sait<br />

pas où mène le chemin ou ce qui vous<br />

attend au prochain tournant. Existe-t-il<br />

un moment historiquement repérable à<br />

partir duquel cette forme d'appréhension<br />

de la réalité s’est substituée à une autre<br />

qui consistait à accepter passivement l’arrivée<br />

de l’obscurité ? Apparemment non.<br />

Il semble plutôt qu’à toutes les époques<br />

quelques curieux aient soulevé le rideau.<br />

Vilém Flusser a émis l’hypothèse que<br />

l’homme est un animal diurne « qui essaie<br />

de conquérir la nuit » 1 .<br />

Sur le plan littéraire, cette idée a semble-t-il<br />

d’abord trouvé écho chez Eugène<br />

Sue ; sa mise en scène est restée exemplaire<br />

pour toutes les <strong>des</strong>criptions futures<br />

: « Le 13 décembre 1838, par une<br />

soirée pluvieuse et froide, un homme<br />

d’une taille athlétique, vêtu d’une mauvaise<br />

blouse, traversa le pont au Change<br />

et s’enfonça dans la Cité, dédale de rues<br />

obscures, étroites, tortueuses, qui s’étend<br />

depuis le Palais de Justice jusqu’à Notre-<br />

Dame.[…] Cette nuit-là donc, le vent<br />

s’engouffrait avec véhémence dans le<br />

dédale <strong>des</strong> rues de ce quartier lugubre. La<br />

lumière blafarde et vacillante du réverbère<br />

malmené par la tempête se reflétait<br />

dans l’eau noirâtre du caniveau qui<br />

s’écoulait sur le pavé bourbeux » 2 .<br />

Éclairage urbain :<br />

la conquête de la nuit ■<br />

Le besoin de maîtriser cet « espace »<br />

aussi (terme étrange, mais la période<br />

nocturne est ressentie comme un<br />

espace) constitue sans doute une constante<br />

anthropologique. En tous cas, la<br />

discussion autour de la valeur ou de la<br />

non-valeur, de la permission ou de l’interdiction,<br />

de la chance ou du risque<br />

liés au franchissement <strong>des</strong> limites, reste<br />

l’un <strong>des</strong> grands thèmes récurrents de<br />

l’histoire culturelle. Dans une réflexion<br />

sur le réverbère, Flusser a proposé une<br />

alternative à ce débat : « Avant-garde du<br />

jour dans la nuit », il est pour certains<br />

« une illumination renaissante de l’obscurantisme<br />

» et pour d’autres « une violation<br />

de la majesté de l’obscurité de la nuit ».<br />

Est-il le symbole de la victoire souhaitée<br />

sur les ténèbres et le mystère ou simplement<br />

un « exemple lumineux » du fait que<br />

l’humanité s’éloigne de ses racines ? Par<br />

le choix de cet objet, le philosophe montre<br />

clairement que cette question n’est<br />

pertinente qu’à partir du moment où les<br />

sources de lumière artificielles existent<br />

en plus grand nombre, permettant ainsi<br />

à plus de personnes qu’auparavant de<br />

pénétrer dans le monde de la nuit. Ce<br />

qui nous amène dans les années 20 du<br />

XIX e siècle, à une époque où l’éclairage<br />

public au gaz se répand dans les rues<br />

<strong>des</strong> gran<strong>des</strong> villes. Ne dit-on pas alors à<br />

Berlin que jusque là les faibles lumignons<br />

<strong>des</strong> lampes à pétrole produisaient tout<br />

juste assez de clarté pour souligner à<br />

quel point il faisait sombre ? À partir de<br />

1819, étape par étape, les villes se sont<br />

éclairées. Et dans leur sillage sont nés les<br />

discours politico-moralistes, dont les plus<br />

beaux exemples proviennent du journal<br />

Kölnische Zeitung, qui s’élevaient pour<br />

<strong>des</strong> raisons théologiques (« car la lumière<br />

artificielle est considérée comme une<br />

intervention dans l’ordre divin ») mais<br />

aussi philosophiques et morales (« les<br />

bonnes mœurs se perdent avec l’éclairage<br />

au gaz ») contre la production artificielle<br />

de lumière.<br />

Il est tout à fait intéressant d’observer<br />

comment la perception de la lumière et<br />

l’interprétation de cette citation ont évolué.<br />

En effet, cette citation devait paraître<br />

risible aux yeux de tout contemporain<br />

préparé au progrès et être l’expression<br />

d’une crainte facile à surmonter. Lorsqu’il<br />

s’avéra alors qu’il allait faire toujours<br />

plus clair, toujours plus lumineux,<br />

la nuit dans les villes, la citation a évolué.<br />

Personne ne voulait plus s’identifier à la<br />

bigoterie que véhiculaient ces mots et<br />

aux ennemis du plaisir, mais la nostalgie<br />

d’une part d’obscurité dans une vie bien<br />

trop éclairée n’a cessé de s’exprimer.<br />

Dans ses Verfremdungen, Ernst Bloch<br />

nous fait part de ses réflexions sur les histoires<br />

d’horreur et ajoute : « Il existe une<br />

nuit renfermant une multitude d’histoires<br />

horribles, qui reste précisément obscure,<br />

car trop d’ampoules y luisent, mais bien<br />

peu d’autres lumières ferventes y invitent<br />

à la méditation » 3 . Au fur et à mesure que<br />

l’éclairage s’intensifie, le concept et la<br />

représentation de la nuit, du nocturne, se<br />

modifient. La position auparavant rétrograde<br />

et jugée peu sérieuse, qui consistait<br />

à prendre la défense de la nuit contre la<br />

lumière artificielle, peut désormais être<br />

considérée comme un acte militant qui<br />

fait valoir que de l'autre côté du quotidien<br />

existent <strong>des</strong> choses belles et terribles, qui<br />

se soustrayaient à l’attention diurne.<br />

La littérature a su l’exprimer plus tôt<br />

et plus en profondeur que la politique et<br />

les <strong>sciences</strong>. Thomas Kernert a rencontré<br />

Jorge Luis Borges à Buenos Aires.<br />

Ce dernier lui a expliqué que, comme<br />

Rudyard Kipling, « il souffrait d’insomnie<br />

depuis <strong>des</strong> années et qu’il s’était très<br />

tôt habitué à errer la nuit dans les rues de<br />

Buenos Aires, son Buenos Aires. Ce Buenos<br />

Aires commençait toujours à la tombée<br />

de la nuit, ‘la demi-nuit du corbeau’,<br />

comme les hébreux avaient l’habitude,<br />

m’a-t-il dit, d’appeler le crépuscule » 4 .<br />

Kernert souligne que Borgès vit les rues<br />

de sa ville. Elle lui appartient, sa ville,<br />

bien plus durant les heures obscures que<br />

dans la lumière du jour. L’écrivain se<br />

révèle ici romantique et s’inscrit dans la<br />

continuité de nombre de ses confrères.<br />

Le romantisme a découvert la nuit,<br />

peu avant son déclin. Il nous a fourni ces<br />

métaphores qui restent toujours valables<br />

aujourd’hui : la beauté d’abord, le mystère,<br />

l’impénétrabilité. Et l’Autre. L’Autre<br />

continue à vivre, affirme le romantisme.<br />

Je le distingue peut-être moins bien, mais<br />

il existe, que je le voie ou non. Et nous<br />

le voyons mieux le soir que le matin.<br />

25


« Le caractère artificiel <strong>des</strong> réverbères<br />

revêt une aura artistique le soir, factice<br />

le matin, car l’art vit le soir et la réalité<br />

au petit matin », écrit Flusser. Est-ce<br />

exact ? Pour nous aujourd’hui, le regard<br />

que nous portons rétrospectivement sur<br />

la nuit au petit matin n’est-il pas chargé<br />

de nostalgie et la perspective du jour à<br />

venir n’est-elle pas déjà empreinte (ou<br />

peut-être faudrait-il dire « assombrie » :<br />

les mots continuent à nous échapper) de<br />

pensées relatives au quotidien ?<br />

Sortir le soir<br />

Tentons une deuxième escapade littéraire<br />

: Günter Kunert écrivait à propos de<br />

la Prague mystérieuse et fantomatique :<br />

« Il me semble qu’il convient de recommander<br />

particulièrement la visite d’une<br />

petite rue de la vieille ville, dont je ne<br />

connais par le nom ; elle est facilement<br />

reconnaissable à cette simple <strong>des</strong>cription<br />

: elle est si étroite qu’il serait presque<br />

■<br />

possible de toucher les murs <strong>des</strong> maisons<br />

en écartant les bras […] En s’enfonçant<br />

de quelques pas dans cette caverne<br />

étroite, on y verra, sous une lampe à la<br />

lumière blafarde, une silhouette qui suscitera<br />

immédiatement de l’incertitude ;<br />

est-elle immobile, se déplace-t-elle, s’approche-t-elle,<br />

noire sur fond noir, le col<br />

du manteau relevé et ce qui pourrait être<br />

son visage recouvert d’une ombre impénétrable<br />

[…] » 5 . L’homme de l’ombre. Le<br />

golem. Une ville dans l’ombre.<br />

Une annonce trouvée dans mon journal<br />

vante de nouveaux appareils efficaces<br />

pour la vision de nuit, grâce auxquels<br />

on peut atteindre ce que les progrès de<br />

la civilisation nous promettent depuis<br />

si longtemps : « La nuit se transforme<br />

en jour ». Et dans la liste <strong>des</strong> arguments<br />

allant dans le même sens, je retiens les<br />

messages suivants : « l’effervescence <strong>des</strong><br />

samedis longs » et « les clients étaient<br />

enthousiastes » le jour où la loi allemande<br />

sur la fermeture <strong>des</strong> magasins, ce vestige<br />

affectionné, a été modifiée pour la première<br />

fois et a permis aux magasins de<br />

rester ouverts jusqu’à 20h30 le jeudi soir<br />

(pour la petite histoire, c’était le 7 octobre<br />

1989 et nous pourrions à ce propos discuter<br />

en passant sur la question de savoir<br />

si la suppression <strong>des</strong> horaires coercitifs<br />

de fermeture de magasin, en tant que<br />

symbole d’ouverture, n'a pas annoncé la<br />

fin de la RDA, dont nous fêtions ce jourlà<br />

le 40 ème et dernier anniversaire, et non<br />

Martin Walser). J’ai écrit cette phrase à<br />

23h43. Dehors, le réverbère veille.<br />

« Sortir le soir » était un sujet de discussion<br />

dès les années 20 du XIX e siècle<br />

à Londres et le devint peu de temps<br />

après à Paris, puis à Berlin, surtout dans<br />

les années qui suivirent la création du<br />

Reich. Les questions étaient : Qui peut se<br />

le permettre ? Qui est en droit de sortir ?<br />

Où vont ces gens ? Que rencontrent-t-ils<br />

dans les rues ? Sur l'échelle <strong>des</strong> émotions<br />

nocturnes entre peur et courage, sortir le<br />

soir se tient au milieu. Dans un beau texte<br />

paru en 1931 à l’occasion du 60 ème anniversaire<br />

de la création du Reich allemand<br />

dans le journal du soir 8-Uhr-Abendblatt,<br />

nous apprenons que « le Café Bauer a pris<br />

Stephan Hunstein, Der Mann im Feld, photographie noir et blanc contrecollée sur aluminium, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

26 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Joachim Schlör<br />

Quand vient la nuit<br />

une place centrale dans la vie nocturne<br />

naissante à Berlin ; il est resté ouvert en<br />

permanence entre novembre 1877 et le<br />

Nouvel An 1881 ». Le concept est lancé :<br />

la vie nocturne (concept déjà étroitement<br />

lié à la notion de repli dans l'espace intime).<br />

Ce qui signifie que la nuit vit et que<br />

<strong>des</strong> gens vivent la nuit. Ce qui signifie<br />

aussi qu’il existe dans la ville une période<br />

donnée, qui est utilisée par ceux qui n’ont<br />

pas besoin de se lever le matin et qui<br />

peuvent « sortir » le soir. Ils se créent leur<br />

propre espace-temps, dans les heures qui<br />

suivent la soirée. Ne savent-ils pas que<br />

c’est dangereux ? Question difficile. Une<br />

réponse possible : si, mais ils le font tout<br />

de même. Une autre réponse possible :<br />

non, ce n’est pas plus dangereux que de<br />

jour, ils doivent avoir d’autres raisons.<br />

L’ombre<br />

où tout est possible<br />

Troisième emprunt à la littérature,<br />

cette fois à Philippe Soupault. Dans son<br />

ouvrage Les dernières nuits de Paris, le<br />

narrateur suit la silhouette d’une femme<br />

à travers la nuit : « Mais, ce qui conférait<br />

une toute autre magie à cette apparition,<br />

c’était qu’elle ressemblait à une ombre.<br />

On a toutes les raisons de se questionner<br />

– et c’est ce que je fis – sur cette espèce<br />

de pouvoir qui lui permettait d’échapper<br />

à tout jugement. Tantôt elle ressemblait<br />

à l’éclat de la lumière, tantôt à sa sœur,<br />

l’ombre. […] Pour la représenter au<br />

mieux, je ne savais utiliser que ces quelques<br />

mots : le sourire d’une ombre » 6<br />

Les métaphores sur la sécurité et l’insécurité,<br />

sur les bonnes et mauvaises<br />

mœurs, se servent de préférence dans le<br />

vocabulaire de la nuit. Comme l’expriment<br />

les images, de nuit, les côtés cachés,<br />

les aspects impénétrables de la coexistence<br />

<strong>des</strong> hommes et de leur vie intérieure<br />

apparaissent (si l'on peut dire) au<br />

grand jour. Nous en avons trouvé un bel<br />

exemple dans une source pour le moins<br />

étonnante. Nahum Sokolow, l’un <strong>des</strong> leaders<br />

du mouvement sioniste, évoque la<br />

vie quotidienne, lors d'un discours tenu à<br />

l’occasion du XIV e congrès sioniste qui<br />

eut lieu à Vienne en 1925. Il s’adresse aux<br />

délégués qui ne se sont pour la plupart<br />

pas décidé pour une vie sur la terre promise<br />

: « Nous commençons maintenant à<br />

■<br />

éclairer nos villes en Erez Israël ». Destinée<br />

à devenir un Etat, la société a déjà<br />

construit <strong>des</strong> villes qui se développent à<br />

grande vitesse, là où d’autres villes ont<br />

mis <strong>des</strong> centaines d’années. Sokolow, qui<br />

a traduit en hébreu le roman de Theodor<br />

Herzl Altneuland et l’a intitulé Tel-Aviv,<br />

alors que la ville à laquelle on donnerait<br />

plus tard ce nom n’existait pas encore,<br />

parle <strong>des</strong> « dangers <strong>des</strong> rues sombres »<br />

et ajoute : « L’esprit humain est comme<br />

les rues et chemins ouverts : on y trouve<br />

<strong>des</strong> errances, <strong>des</strong> idées passantes, bonnes<br />

ou mauvaises, tout comme <strong>des</strong> visiteurs<br />

dangereux ; une mauvaise pensée, c’est<br />

comme un voleur de nuit, elle cherche les<br />

ténèbres. Éclairez partout, ne laissez pas<br />

les sombres méandres de l’esprit humain<br />

se perdre dans le vice, dans le mensonge<br />

et l’erreur… » 7 . Pauvre obscurité, chargée<br />

de tous les maux ! C’est toujours la<br />

vie vespérale et nocturne dans la ville<br />

qui fait l’objet de critiques : l’obscurité<br />

à la campagne, à l’orée du bois ou entre<br />

les villages a conservé toute l’innocence<br />

qu’a perdu la nuit urbaine. La nuit dans<br />

les gran<strong>des</strong> villes a son propre passé,<br />

matériel celui-là : l’histoire de l’éclairage,<br />

<strong>des</strong> fêtes et plaisirs vespéraux ; l’histoire<br />

<strong>des</strong> veilleurs de nuit ou de l’intervention<br />

de la police, de la prostitution et <strong>des</strong><br />

sans-abri, à laquelle s’ajoute une histoire<br />

imaginaire : celle <strong>des</strong> peurs, <strong>des</strong> frayeurs,<br />

de la fascination, de la culpabilité et<br />

de l’innocence, de la pauvreté et de la<br />

richesse, de la splendeur et de la misère,<br />

de l’ordre et <strong>des</strong> troubles.<br />

Dernière escapade dans la Vienne de<br />

Stefan Zweig : « Un quart d’heure encore<br />

et les chevaux de bois à la robe pie<br />

s’arrêteraient, les ampoules rouges et<br />

vertes seraient détachées de leurs fronts<br />

candi<strong>des</strong>, l’orchestrion cesserait de piaffer.<br />

Je me retrouverai alors dans l’obscurité<br />

totale, tout seul au milieu de cette<br />

magnifique nuit, entièrement repoussé,<br />

abandonné. Je regarderai de plus en plus<br />

nerveusement par-delà la place, qui entre<br />

chien et loup ne serait plus traversée que<br />

de loin en loin par un couple se pressant<br />

de rentrer ou par quelques gaillards<br />

souls titubant dans la pénombre, mais<br />

frissonnerai encore de cette vie cachée,<br />

trépidante et excitante » 8<br />

Tout est possible dans cette obscurité.<br />

Au-delà de tous les discours sur la « vie<br />

nocturne » en tant qu’espace-temps du<br />

plaisir, de l’exubérance et de la détente, la<br />

nuit prend aussi une dimension politique,<br />

dès lors que l’on parle de l’Allemagne.<br />

Sur les quais de la Seine, j’ai acheté<br />

chez un bouquiniste un livre de Hervé<br />

le Boterf qui parle de « la vie parisienne<br />

sous l’occupation allemande » et est soustitré<br />

« Paris de nuit ». Dans ce cas, cela<br />

signifiait avant tout : l’interdiction de sortir,<br />

le règne de la terreur lorsque les persécuteurs<br />

arrivaient à l’aube. La réalité<br />

contient de larges espaces d’imagination<br />

et la représentation du monde de la nuit<br />

est entremêlée de fragments de réalité.<br />

C’est ce qui accompagne le promeneur<br />

nocturne sur son chemin.<br />

Promenade nocturne<br />

dans Berlin<br />

Erich Kästner a écrit un poème<br />

« Recette pour les promena<strong>des</strong> nocturnes<br />

en ville » qui commence par une invitation<br />

à prendre « n’importe quel autobus »<br />

et à en <strong>des</strong>cendre n’importe où, en pleine<br />

nuit, et simplement partir de là.<br />

Une promenade, c’est ne pas regarder<br />

l’heure<br />

Répondre pour ainsi dire à <strong>des</strong> objectifs<br />

supérieurs<br />

Réveiller en nous ce que nous avons<br />

oublié<br />

Une petite heure suffit à y arriver.<br />

Nous avons l’impression alors d’avoir<br />

marché une année<br />

À travers ses rues qui n’en finissent pas<br />

Et la honte s’insinue en nous pas à pas<br />

Honte de soi-même et de notre cœur<br />

fatigué.<br />

On emporte alors son imagination<br />

avec soi dans un voyage réel à travers<br />

la nuit. Il est temps de tenter à nouveau<br />

l’expérience. Mais les obstacles ne manquent<br />

pas. À l’entrée du métro, deux<br />

personnes se disputent. L’une d’entre<br />

elles tient son chien en laisse et est sur le<br />

point de le lâcher. Prenons l’autre entrée :<br />

nos déplacements à travers la ville sont<br />

caractérisés par autant de petites défaites<br />

que de petites victoires. J’aide une mère<br />

turque à bringuebaler sa poussette en<br />

bas de l’escalier et je récolte un sourire<br />

chaleureux. Le contrôleur crie « En<br />

arrière, s’il vous plaît » (et son ‘s’il vous<br />

plaît’ relève plus d’un ordre que de la<br />

politesse), et pourtant, quelqu’un ouvre<br />

encore une porte et en entrant dans le<br />

■<br />

27


wagon, j’entends derrière moi les vociférations<br />

de l’homme en uniforme : « Il n’y<br />

a donc personne qui m’écoute ? ». Non,<br />

plus aujourd’hui. Mais poursuivons nos<br />

recherches. Une jeune femme accompagnée<br />

de deux chiens portant de petits<br />

pull-overs tricotés main vend le journal<br />

<strong>des</strong> sans-abri. Tous ont déjà entendu son<br />

histoire : les amis <strong>des</strong> animaux lui donnent<br />

une pièce et froncent les sourcils,<br />

alors que nous autres, nous nous cachons<br />

derrière nos journaux et nous appliquons<br />

à prendre un air absent. Où aller ? « Descendre<br />

quelque part », ce sera le jeu <strong>des</strong><br />

chiffres qui tranchera. L’homme assis en<br />

face de moi porte une cravate avec huit<br />

éléphants (que fait-il dans mon métro<br />

de prolétaires ?) : je <strong>des</strong>cendrai donc à<br />

la huitième station, la Bernauer Straße,<br />

icône du mur de Berlin. Bien. Avant (je<br />

ne sais pas s’il existe une autre situation<br />

culturelle au monde, où « avant » remonte<br />

à neuf ans à peine), à cet endroit, la nuit<br />

était aussi claire que le jour, éclairée par<br />

les lampes à arc de la bande frontière.<br />

Quelques vestiges du mur sont toujours<br />

là, j’ai le choix entre les quartiers de<br />

Wedding, Prenzlauer Berg et Berlin<br />

Mitte. La rue n’a effectivement « pas de<br />

fin », tout cela était si différent avant. Il<br />

fait relativement sombre. Les voyageurs<br />

qui atterrissaient à l’époque à Berlin pouvaient<br />

distinguer l’est de l’ouest au degré<br />

de luminosité : Berlin-Ouest, vitrine subventionnée,<br />

scintillait de tous ses feux, la<br />

bande frontière diffusait une lumière crue<br />

éblouissante, au-delà c’était l’obscurité.<br />

Au-delà du mur se trouvait l’autre ville.<br />

Le mur devient ici monument commémoratif<br />

et il faut donc le réinstaller avec<br />

tout ce qui en faisait partie, à savoir avant<br />

tout les lumières crues de la domination.<br />

C’est absurde, surtout maintenant, dans<br />

l’obscurité, quand on ne peut plus lire les<br />

explications. Que fais-je ici ?<br />

« Cette piquante et amoureuse inclination<br />

qui voue les hommes à la nuit et aux<br />

choses nocturnes m’a toujours frappé »<br />

écrit Alberto Savinio que j’ai emmené<br />

dans mon périple. Une prostituée se trouve<br />

au coin de la rue ; elle ne devrait pas<br />

être là, elle surprend le badaud avec un<br />

sourire enchanteur, qui s’adresse peutêtre<br />

à la nuit tiède. Que cherchent ceux<br />

qui la suivent ? Rencontre et solitude, il<br />

serait certainement possible d’avoir les<br />

deux ailleurs ? Je la salue, son travail est<br />

salutaire. De nombreuses fenêtres sont<br />

déjà noires. Je voudrais à la fois savoir et<br />

ne pas savoir ce qui se passe derrière. La<br />

rue est plus directe, elle révèle ses saletés<br />

et son éclat sans détours. Nous sommes<br />

esclaves du sommeil, dit encore Savinio.<br />

Il nous empêche d’avancer ; quiconque<br />

essaie de s’y soustraire, se libère (puis<br />

souffre le matin venu). « Village Voice »,<br />

tel est le nom d’un café-librairie, dont les<br />

lumières sont déjà éteintes.<br />

Il fait nuit maintenant. Subrepticement,<br />

le soir qui était encore plein de vie<br />

a glissé vers la nuit. Celui qui est encore<br />

là appartient à la même tribu que moi,<br />

qu’il soit ami ou ennemi, menace ou rencontre.<br />

Ne laisse pas la nature te ramener<br />

en enfance, dit Savinio, et te chanter une<br />

berceuse. « Je n’aurai que trop de temps<br />

pour dormir quand je serai mort » était-il<br />

écrit autrefois sur les murs. Savinio continue<br />

à méditer sur le sommeil, je lis son<br />

texte adossé à un mur de maison et je sens<br />

la fatigue arriver. Dépasser cet état de<br />

fatigue, c’est l’heure fatidique selon Kästner.<br />

Nous y sommes enfin. Berlin n’est<br />

rien d’autre que Berlin, mais devient en<br />

outre une ville à part entière. Tout en<br />

marchant, on développe un sentiment<br />

pour la rue qui ne reste pas purement<br />

topographique. Les souvenirs d’autres<br />

villes, d’autres textes, s’entremêlent et se<br />

juxtaposent au regard d’aujourd’hui.<br />

Sur la Koppenplatz se trouve le monument<br />

commémoratif le plus oppressant<br />

de tous les nombreux mémoriaux de ma<br />

ville. Une table, une chaise debout, une<br />

chaise renversée. Un poème de Nelly<br />

Sachs, gravé dans le sol, explique ce qui<br />

ne nécessite aucune explication, mais<br />

demande à être toujours répété : quelque<br />

chose a changé depuis, tout a changé, en<br />

témoignent les maisons autour de la place<br />

qui remontent à tant d’époques différentes.<br />

Dans l’obscurité, elles ne disent rien<br />

de concret, il faut la clarté du jour pour<br />

les comprendre réellement. Mais, la nuit,<br />

on a l’impression de pouvoir comprendre,<br />

le quotidien envahissant a disparu : si<br />

l’on prend le temps de s’arrêter, on se<br />

surprend à être ouvert à de telles informations.<br />

Plus bas, le nouveau quartier <strong>des</strong> loisirs<br />

de la capitale brille de tous ses feux.<br />

Des flots de visiteurs ont déferlé en début<br />

de soirée vers les Hackeschen Höfe, les<br />

cinémas, les spectacles de variété, les<br />

théâtres, et s’y attardent encore. Seuls<br />

ou en groupe, ils explorent avec curiosité<br />

tous les recoins, toutes les cours, et le<br />

mobilier urbain se transforme en un salon<br />

nocturne (dans lequel ils ne se sentent<br />

pas entièrement chez eux, tout est encore<br />

neuf et doit d’abord être investi). Tous les<br />

voyageurs de la nuit dont la sensibilité<br />

est exacerbée évitent ce lieu, se sentant<br />

arrogants et solitaires. « La plus grande<br />

attraction de Berlin, c’est son programme<br />

de nuit », pouvait-on lire en 1993 dans un<br />

journal d’alors, Die Wochenpost.<br />

Les autres gran<strong>des</strong> villes ont aussi<br />

appris que les lieux de plaisir nocturne ne<br />

se laissent pas implanter artificiellement :<br />

depuis quelques années déjà, Soho est<br />

redevenu Soho et même la tristement<br />

belle Place Pigalle, ou St. Pauli à Hambourg,<br />

se refusent à suivre les campagnes<br />

de réhabilitation du Times Square de New<br />

York. Tout ce qui est marginal, bien que<br />

commercialisé et canalisé comme jamais<br />

auparavant, fait partie de ce que les noctambules<br />

ont en eux, de ce qu’ils cherchent<br />

et de ce qui les déçoit.<br />

Le processus de conquête de la nuit<br />

par le jour a été quelquefois décrit comme<br />

une colonisation. Comme beaucoup de<br />

définitions, celle-ci n’est qu’à moitié<br />

vraie. Ce qu’elle n’exprime pas, c’est<br />

que l’expérience de la nuit, du moins<br />

dans les villes, transforme aussi celui qui<br />

la traverse. Le moment est propice aux<br />

vieux clichés : la nuit, l’homme n’aime<br />

pas être seul. La nuit, tous les chats sont<br />

gris. « La nuit n’est l’amie de personne<br />

signifie que l’on peut facilement se faire<br />

du mal la nuit » (Zedler).<br />

Le plaisir du noctambule, c’est de se<br />

battre contre cet état de fait. Il connaît<br />

les clichés et les emporte même avec lui,<br />

mais part à la recherche de rencontres, de<br />

la différence qu’il pense (dans la plupart<br />

<strong>des</strong> cas, c’est encore un « il ») reconnaître<br />

mieux dans la lumière diffuse que sous<br />

le soleil. La nuit, c’est le réveil <strong>des</strong> sens.<br />

La pluie a une autre odeur. Les lambeaux<br />

d’affiches arrachées, disséminés par le<br />

vent dans le caniveau, ont un tout autre<br />

aspect. Nous sentons, nous tâtonnons,<br />

nous ne marchons pas d’un pas aussi<br />

décidé que de jour. Les bruits semblent<br />

différents, surtout les pas, auxquels nous<br />

prêtons enfin attention, évoquent une promesse<br />

et un danger.<br />

L’attention, la plus belle <strong>des</strong> vertus<br />

citadines, est sollicitée de plus belle la<br />

nuit et y est plus appropriée. Au-delà <strong>des</strong><br />

centres-villes illuminés, un autre monde<br />

28 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Joachim Schlör<br />

Quand vient la nuit<br />

attend. J’en suis simplement conscient le<br />

jour, mais je le vis la nuit en marchant.<br />

Les stations service sont là, petits îlots<br />

assurant le passant qu’il se promène toujours<br />

dans sa ville. Au bout de la nuit,<br />

un long chemin me ramène à travers les<br />

rues vi<strong>des</strong>, par-<strong>des</strong>sus ponts et restes<br />

de mur, à travers l’espace que décrit la<br />

nuit, espace pour ainsi dire fait pour les<br />

méditations philosophiques que les autres<br />

passants murmurent ou crient en ces heures<br />

matinales, jusqu’au canal dans lequel<br />

se reflète le premier rayon de soleil.<br />

« L’obscurité et les ténèbres diminuent<br />

au fur et à mesure que le jour se lève »<br />

conclut Zedler. Il n’y a rien de plus vrai.<br />

Ce qui nous tient en vie, c’est la quasicertitude<br />

que la journée aussi se terminera,<br />

que l’obscurité reviendra et que<br />

dehors le réverbère nous fera signe.<br />

Traduit de l’allemand par<br />

Christine Breyel-Steiner<br />

Notes<br />

1. Vilém Flusser : Von den zwei Seiten <strong>des</strong><br />

Nachtgesichts : Was die Strassenlampe<br />

ans Licht bringt. FAZ-Magazin, 5.2.1993.<br />

2. Eugène Sue : Les mystères de Paris. Cité ici<br />

d’après “In dieser Nacht also tobte der<br />

Wind heftig”, in : Joachim Schlör (Ed.) :<br />

Wenn es Nacht wird. Streifzüge durch die<br />

Großstadt. Gerlingen 1994, p. 98-100, ici<br />

p. 98 sq.<br />

3. Ernst Bloch : Technik und Geistererscheinungen.<br />

[1935] In: Verfremdungen I. Literarische<br />

Aufsätze. Frankfurt am Main 1962,<br />

p. 177.<br />

4. Thomas Kernert: der alte Mann und die<br />

Stadt, Die Zeit, 16.12.1988.<br />

5. Günter Kunert : Mütterchen mit Krallen.<br />

Cité ici d'après “Tordurchgänge in Dunkelheit<br />

voll von Geheimnissen”, in: Joachim<br />

Schlör (Hrsg.) : Wenn es Nacht wird.<br />

Streifzüge durch die Großstadt. Gerlingen<br />

1994, p. 119-123; ici p. 121.<br />

6. Philippe Soupault : Les dernières nuits de<br />

Paris. Cité ici d'après “... daß jede Stunde<br />

sie mehr entkleidete”, in : Wenn es Nacht<br />

wird, p. 191-197; ici p. 192.<br />

7. Nahum Sokolow : Erziehungsreferat. Actes<br />

du XIV e Congrès sioniste, Vienne, 18-31<br />

août 1925. Rapport sténographié. London<br />

1926, p. 517.<br />

8. Stefan Zweig : Die Welt von Gestern, cité<br />

ici d'après “Ich empfand es als Wollust,<br />

dem Zufall ganz nachzugeben”, in : Wenn<br />

es Nacht wird, p. 135-141 ; ici p. 138 sq.<br />

29


ERIK PESENTI ROSSI<br />

UFR Langues Vivantes, Institut d’Italien<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Erik.pesenti@umb.u-strasbg.fr<br />

Franchir la nuit<br />

Henri Bosco,<br />

Federico Fellini et Fortunato Seminara<br />

Henri Bosco<br />

Dans son dernier roman, inachevé,<br />

Henri Bosco posait cette mystérieuse<br />

question : « notre vocation n’est-elle pas<br />

de franchir la nuit ? » pour « atteindre<br />

aux extrêmes confins <strong>des</strong> vastes pays<br />

de la nuit » 1 Il n’est pas inopportun de<br />

rappeler que Monneval-Yssel, personnage<br />

et narrateur de Une ombre, est non<br />

seulement un grand rêveur, comme tous<br />

les personnages de Bosco, mais aussi un<br />

grand marcheur. Le franchissement de<br />

la nuit comporte une dimension spatiotemporelle<br />

qu’il faut interpréter autant au<br />

sens propre que figuré. La nuit, moment<br />

privilégié du rêve et de la rêverie chez<br />

Bosco, ne prend sa vraie signification que<br />

par rapport aux successions dans lesquelles<br />

elle s’insère : nuit / jour, rêve / réel,<br />

présent/passé, corps / âme. Le récit nous<br />

fait vivre cette succession permanente<br />

et nous suggère la continuité du tout,<br />

un peu à la manière de la durée bergsonienne.<br />

Monneval-Yssel refait le voyage<br />

que fit son ancêtre soixante-quinze ans<br />

auparavant et se trouve confronté à une<br />

même ombre séparée de son corps. Estce<br />

un rêve, une rêverie 2 , un fait réel ? De<br />

même que le rêve n’a de sens que par son<br />

rapport au réel, l’ombre n’existe que par<br />

la lumière, la nuit noire, la seule vraie,<br />

étant le moment où toutes les ombres se<br />

confondent 3 . L’ombre est l’image du passage<br />

entre le soir et la nuit, entre la nuit<br />

■<br />

et l’aurore, entre l’obscurité et la lumière.<br />

Elle n’existe pas en soi, elle a besoin<br />

du soleil, de la lune, d’une source de<br />

lumière, et d’un espace pour se refléter.<br />

L’ombre signifie à elle seule la continuité<br />

dont nous venons de parler, et l’harmonie<br />

entre les éléments. L’ombre est le symbole<br />

de l’alchimie mystérieuse existant<br />

entre la matière et l’esprit. Un corps sans<br />

ombre est immatériel : cette affirmation<br />

peut sembler paradoxale puisque l’attribut<br />

qui lui manque est justement immatériel.<br />

Inversement, un ombre sans corps<br />

renvoie à un élément matériel qu’on ne<br />

parviendrait pas à voir. L’ombre est donc<br />

un élément paradoxal, immatériel tout en<br />

étant l’empreinte de la matière. Mais sa<br />

substance, son matériau principal, reste<br />

la nuit, moment et élément privilégié<br />

de l’œuvre de Henri Bosco. La nuit de<br />

Bosco est une mère qui donne naissance<br />

au rêve, à l’action, aux êtres et aux plantes<br />

4 . Elle apparaît presque comme l’égal<br />

de la terre nourricière avec laquelle elle<br />

se confond 5 . À vrai dire, la nuit de Bosco<br />

fait penser à un magma 6 , à un chaos originel<br />

fertile qui n’attend que le moment<br />

opportun pour prendre forme. La nuit,<br />

comme l’eau douce, semble constitutive<br />

de la vie, ces deux éléments informes<br />

prennent toutes les formes, elles sont<br />

également et simultanément matérielles<br />

mais insaisissables, chargées du même<br />

mystère lié aux profondeurs de la terre<br />

dont elles sont originaires :<br />

« L’eau et la nuit s’accordent. À la<br />

tombée du jour quand les ombres ont déjà<br />

gagné sur la lumière, leurs puissances<br />

associées prennent l’âme. Tant par la<br />

poussée perfide <strong>des</strong> source cachées que<br />

par la menace croissante <strong>des</strong> ombres […]<br />

elles inclinent les pensées vers ce monde<br />

<strong>des</strong> formes fuyantes qu’invente l’antique<br />

terreur <strong>des</strong> eaux souterraines toujours<br />

prête à renaître au cœur de l’homme.<br />

[…] A mes pieds l’eau profonde. Et parfaitement<br />

immobile. Une eau portant sa<br />

charge d’ombre. On eût dit qu’elle avait<br />

déjà sa propre nuit, la nuit qu’elle portait<br />

en elle depuis sa naissance à la source.<br />

Une nuit qui était montée de la grande<br />

nuit souterraine en même temps que l’eau<br />

de la source inconnue qui alimentait le<br />

canal. » 7<br />

Il semble que, dans Une ombre, chaque<br />

chose, chaque homme, peut porter en soi<br />

sa propre nuit, à la manière de l’eau du<br />

canal déjà citée. Le roman débute par les<br />

premières pages du récit de Jean-Gabriel<br />

Dellaurgues, grand-oncle de Monneval-<br />

Yssel. L’homme, arrivant au cœur de l’été<br />

à Cotignac, dans le Haut-Var, va loger<br />

chez un ami qui habite dans une grotte<br />

« Creusée dans le roc et profondément<br />

enfoncée » 8 . L’endroit marque naturellement<br />

l’attirance naturelle (inconsciente<br />

?) du personnage pour la nuit et les<br />

entrailles de la terre, il est déjà un prélude<br />

à ce qui va suivre. Dans ce premier récit,<br />

l’ordre normal <strong>des</strong> choses est rapidement<br />

30


Erik Pesenti Rossi<br />

Franchir la nuit<br />

renversé, et les personnages ne semblent<br />

vivre que dans l’attente <strong>des</strong> heures de la<br />

nuit, le reste du temps étant consacré au<br />

sommeil et à l’inertie 9 . L’aventure de<br />

Dellaurgues ne commence que dans la<br />

nuit, non point d’ailleurs dans une nuit<br />

naturelle, mais dans un lieu, l’église du<br />

village, qui « au cœur de l’été, sous les<br />

feux du soleil, avait sa propre nuit et sa<br />

propre lumière dont le mouvement de<br />

la terre ne modifiait pas l’intemporelle<br />

attente. » 10 Le personnage crée ou recherche<br />

sa propre nuit et sa propre lumière,<br />

nuit intérieure qu’il lui faudra franchir, à<br />

travers le songe, pour ensuite se retrouver<br />

lui-même. Le songe l’entraîne dans le<br />

monde <strong>des</strong> images, monde nocturne et<br />

magmatique au sens où il l’entraîne vers<br />

un chaos, vers « une mystérieuse nostalgie<br />

telle qu’il ne peut pas en être sur la<br />

terre. » 11 La vraie nuit de Bosco est ici ;<br />

c’est cet état de nostalgie pour d’autres<br />

vies déjà vécues, ce sont ces « Voix qui<br />

devaient dormir tout au fond de [nos]<br />

ombres là où rêve ce que nous fûmes<br />

avant de devenir ce que nous sommes. » 12<br />

et « cette mer où sombre la mémoire de<br />

ce que l’on fut peut-être sur terre et que<br />

jamais on ne pourra plus être. » 13 La nuit<br />

est le moment où semblent se confondre<br />

et se mêler tous les songes <strong>des</strong> êtres, elle<br />

nous fait pénétrer dans le monde intemporel<br />

<strong>des</strong> images. Dellaurgues passe la<br />

nuit dans l’église, pris par le songe que<br />

refera plus tard Monneval-Yssel, mais le<br />

temps ne s’est pas écoulé, « L’huile [de<br />

la lampe] n’a pas baissé » 14 remarque le<br />

sacristain qui le découvre au petit matin.<br />

Chez Bosco, la nuit confond les corps<br />

et les ombres, le virtuel et l’actuel, le<br />

monde <strong>des</strong> images et le monde réel ; il n’y<br />

a alors plus de différence entre ce qui a<br />

vraiment existé et ce qui a été imaginé 15 .<br />

La nuit est « souveraine » car l’homme y<br />

perd sa liberté, il devient passif et doit<br />

subir la « toute-puissance » de celle qui<br />

« enveloppe » tout, l’écouter 16 même si ce<br />

qu’elle a à dire est horrible 17 . Dans Une<br />

ombre, la nuit apparaît comme une autre<br />

vie de l’homme, une autre journée qui<br />

commence après la vie diurne :<br />

« [le jour <strong>des</strong>cend], je le sais, mais en<br />

face de lui la nuit se lève. La nuit monte<br />

de l’Orient, car elle aussi a son aurore…<br />

Nous allons assister à son apparition.<br />

Déjà il y a dans le ciel quelques signes<br />

avant-coureurs… N’est-ce pas par-<strong>des</strong>sus<br />

le mur la première clarté qui pointe,<br />

l’aube de l’astre Sirius ? » 18<br />

Cette journée nocturne il faut savoir la<br />

franchir, car elle n’a pas les mêmes règles<br />

que le monde du jour, elle ignore les distinctions<br />

entre l’espace, le temps, l’esprit<br />

et la matière. La franchir cela signifie voir<br />

« de loin les fleuves, les bêtes, les bois,<br />

les cités et les songes de l’ombre » 19 ,<br />

explorer le monde mystérieux de l’esprit<br />

et <strong>des</strong> songes. La franchir cela signifie<br />

entrer dans une autre dimension qui abolit<br />

l’espace et le temps. Cette dimension,<br />

il n’y a que l’art de l’écrivain qui puisse<br />

la pénétrer et l’exprimer ; l’on remarquera<br />

le parallèle entre l’évocation du songe<br />

de Dellaurgues, au début du roman, et<br />

la façon dont Monneval-Yssel, plus loin,<br />

évoque le temps du récit romanesque :<br />

« Pourquoi ai-je éprouvé soudain cette<br />

sensation de distance, d’étendues dans<br />

le temps, et d’immenses silences dans<br />

l’espace ? Cette cloche, eût-on dit, vibrait<br />

quelque part dans le vide au-delà <strong>des</strong><br />

formes sonores de la terre. Pour elle<br />

seule elle battait <strong>des</strong> heures calmes et<br />

intemporelles qui arrivaient d’un autre<br />

monde où <strong>des</strong> êtres d’une autre vie les<br />

entendaient » 20<br />

« Mais le temps intérieur du récit, qui<br />

lui est propre, et qui seul s’y adapte, semble<br />

obéir à d’autres lois. […] Ici le temps<br />

s’allonge ou se raccourcit selon les états<br />

d’âme. C’est un temps tout sentimental.<br />

[…] Il n’a que <strong>des</strong> durées purement passionnelles,<br />

ou plutôt <strong>des</strong> intensités. Elles<br />

sont variables. […] On ne le mesure pas,<br />

on le vit. On le vit tantôt dans sa profondeur,<br />

et tantôt sur son étendue. On est<br />

hors de ce monde. » 21<br />

Vivre la dimension de la nuit, son<br />

état magmatique qui nous entraîne vers<br />

les cités de l’ombre, cela sous-entend<br />

cependant savoir revenir de ce voyage.<br />

L’ombre, nous l’avons dit, n’existe pas<br />

sans une source de lumière, omniprésente<br />

chez Bosco, et qui apparaît généralement<br />

sous la forme d’une lampe mais qui peut<br />

être aussi un astre, comme ici Sirius, la<br />

plus puissante étoile de la nuit 22 . C’est là<br />

l’autre sens de « franchir la nuit », car il<br />

ne faut pas s’y perdre et sombrer à jamais<br />

dans la nuit informe. Il y a aussi chez<br />

Bosco une peur de la nuit et une nécessité<br />

de toujours en sortir, car l’homme<br />

n’existe que dans ce dualisme entre les<br />

deux mon<strong>des</strong>, celui du réel et celui de<br />

l’imaginaire 23 et il ne faut se perdre ni<br />

dans l’un ni dans l’autre. La nuit est donc<br />

ici une épreuve initiatique 24 , un passage<br />

inévitable dont on ne sort pas indemne,<br />

mais passage bénéfique qu’il faut vivre<br />

pleinement, voire rechercher comme le<br />

font les personnages de Bosco. C’est<br />

un passage qui, dans l’oeuvre de Bosco,<br />

est intimement lié à l’écriture, car écrire<br />

n’est-ce pas tracer une ombre sur un<br />

support blanc ?<br />

Federico Fellini<br />

Il est un autre support blanc sur lequel<br />

se <strong>des</strong>sinent <strong>des</strong> formes et <strong>des</strong> figures,<br />

l’écran sans lequel le cinéma n’existerait<br />

pas. Doit-on rappeler que ce dernier est<br />

un art de la nuit 25 , non seulement parce<br />

que, idéalement, les séances se font en<br />

fin de soirée, mais surtout à cause de<br />

l’obscurité indispensable à la projection<br />

cinématographique. Sur la pellicule<br />

noire, s’inscrit la lumière qui donne la<br />

vie aux personnages et au spectacle. À<br />

la manière de Bosco, la nuit est encore<br />

une fois, ici, une étape indispensable à<br />

franchir, car tout va naître de ce chaos.<br />

Mais l’on peut aussi renverser le point<br />

de vue et dire que c’est la nuit de la pellicule<br />

qui happe la lumière du jour : les<br />

négatifs d’une pellicule nous montrent<br />

<strong>des</strong> ombres de lumière évoluant dans la<br />

nuit. Ainsi, le cinéma apparaît-il comme<br />

un art parfait : il capte la lumière dans la<br />

nuit, et renvoie ses ombres sur un support<br />

blanc, se conformant parfaitement<br />

à l’alternance jour / nuit de la vie et nous<br />

rappelant le caractère indissociable de<br />

ces deux éléments. Cependant, le procédé<br />

cinématographique soulève une interrogation<br />

: si l’image a besoin d’être captée<br />

sur un support noir, peut-elle exister<br />

sans support ? L’état naturel <strong>des</strong> choses<br />

serait-il la nuit, et, le jour (les images<br />

donc) ne serait-il qu’un accident ? Point<br />

d’images sans un apport extérieur (la<br />

lumière), point de lumière sans un astre<br />

extérieur à notre planète. La nuit, elle, n’a<br />

pas besoin d’apport qui lui soit extérieur<br />

pour exister. Est-elle donc, de ce fait,<br />

l’essence naturelle de toute chose ? Si<br />

nous fermons les yeux, les images que<br />

nous avons en nous demeurent, certes,<br />

mais l’on s’aperçoit rapidement que, plus<br />

que <strong>des</strong> formes claires et définies (imprimées<br />

en nous, pourrait-on dire), ce qui<br />

■<br />

31


este dans notre esprit ce sont surtout <strong>des</strong><br />

impressions, <strong>des</strong> sentiments, <strong>des</strong> atmosphères,<br />

<strong>des</strong> sensations liées au vécu de<br />

ces images, un peu à la manière dont<br />

nous vivons les rêves nocturnes. Dans le<br />

rêve, toute image est connotation, elle est<br />

même uniquement connotation ; n’a-t-on<br />

jamais fait cette expérience qui consiste<br />

à vouloir lire, dans le rêve, ce que nous<br />

voyons d’écrit ? L’on n’y parvient jamais<br />

car ce qui compte c’est la connotation<br />

de l’ensemble, et non point l’image ou<br />

le signe graphique. <strong>Nos</strong> images intérieures<br />

pourraient fonctionner de la sorte,<br />

dans une sorte de nuit magmatique où<br />

s’impriment les impressions du vécu, de<br />

façon certes indélébile mais à la manière<br />

de traces. Des traces et non point <strong>des</strong> formes,<br />

<strong>des</strong> intuitions qui nous construisent<br />

et donnent un sens à notre vie intérieure<br />

ou mieux à notre nuit intérieure. Notre<br />

vie se construit comme un film, elle n’est<br />

qu’une tentative d’insuffler une lumière<br />

intérieure à la nuit et le film doit être<br />

vu non point comme une suite d’images<br />

ou de formes, mais surtout comme <strong>des</strong><br />

impressions qui se battent, pendant un<br />

bref instant, contre la nuit de la pellicule<br />

qui n’est jamais que la nuit intérieure du<br />

cinéaste. Au cinéma, la nuit ne se franchit<br />

que le temps du film, c’est-à-dire<br />

jamais. Dès lors le septième art n’est-il<br />

qu’une métaphore du fonctionnement de<br />

notre propre vie intérieure ? Franchir la<br />

nuit cela signifie admettre que nous ne<br />

savons pas regarder, qu’il faut fermer les<br />

yeux, créer la nuit pour regarder au-delà<br />

du monde <strong>des</strong> images. Car c’est bien là<br />

le but ultime du cinéma, sinon pourquoi<br />

reverrions-nous toujours les mêmes films<br />

sans jamais nous lasser ? Ce ne sont pas<br />

les images qui comptent en soi, mais la<br />

manière dont elles franchissent la nuit<br />

et nous donnent l’illusion de la franchir<br />

nous-mêmes le temps du film. Celui-ci<br />

nous rassure, surtout si nous le revoyons,<br />

car il a déjà franchi la nuit. La nuit idéale<br />

dans laquelle se projette le film, c’est<br />

celle de nos rêveries, lorsque nous décidons<br />

de ne plus voir le monde et de le<br />

reconstruire, de le faire émerger de la nuit<br />

qui nous entoure. Bosco nous rappelle<br />

que chaque chose porte en soi sa propre<br />

nuit, c’est-à-dire sa propre capacité à être<br />

recréée, perçue et « sentie » autrement,<br />

plus que vue. Mais il y a toujours cette<br />

notion de confusion du tout, cet état<br />

nocturne, état naturel où il est presque<br />

impossible de distinguer les ombres dans<br />

la nuit. C’est ce que nous rappelle sans<br />

cesse le cinéma, bataille gagnée contre<br />

la nuit mais en même temps contre les<br />

images elles-mêmes qui ne font que se<br />

succéder à un rythme rapide, comme pour<br />

nous suggérer que, là encore et paradoxalement,<br />

voir c’est surtout percevoir, voir<br />

avec tous les sens, avec l’intelligence et<br />

le cœur. Dès lors il n’y a plus que deux<br />

pôles (au cinéma comme dans notre vie) :<br />

la nuit et l’ombre, l’ombre que chaque<br />

image projette déjà sur la suivante et<br />

conserve de la précédente. L’ombre ne<br />

se saisit pas, sa forme est toujours instable,<br />

comme nos rêves, comme l’image<br />

filmique, elle est malléable, mais revient<br />

toujours.<br />

En outre, le cinéma, art du temps, est<br />

le seul qui puisse mettre en scène pleinement<br />

la nuit, en la montrant et en l’inscrivant<br />

dans sa succession temporelle<br />

naturelle avec le jour. Les oppositions<br />

(successions) jour / nuit prennent alors<br />

une force expressive qu’aucun autre art<br />

ne peut atteindre. Une étude de la nuit<br />

au cinéma requerrait, d’une part, une<br />

analyse de cette succession dans le film<br />

et dans une œuvre cinématographique<br />

donnée, et, d’autre part, une interrogation<br />

sur la façon même dont la nuit est<br />

mise en scène. De nombreux cinéastes<br />

ont choisi la nuit comme élément majeur<br />

de leurs drames. Le Voyage dans la lune<br />

de Méliès (1902) se déroule en partie<br />

dans une nuit cosmique puisque la lune<br />

n’est pas éclairée par notre astre et il<br />

en va d’ailleurs de même pour de nombreux<br />

films de science-fiction (passés<br />

ou récents) se déroulant sur une autre<br />

planète, ou bien sur une terre qu’on imagine<br />

dans un futur sans soleil. La nuit<br />

devient alors une perspective terrifiante<br />

car irrémédiable, elle n’est plus le magma<br />

du rêve et de la nostalgie de Bosco, mais<br />

une pénombre qu’il faut à jamais éclairer<br />

à la lumière artificielle ; on ne peut plus<br />

la franchir car elle devient un état. Ne<br />

s’inscrivant plus dans la succession naturelle<br />

jour/nuit, elle n’a plus de sens, si ce<br />

n’est celui d’un temps qui semble s’être<br />

arrêté. Le spectateur n’a nullement envie<br />

d’y vivre et il n’aspire qu’à franchir ce<br />

film au plus vite en espérant qu’il ne soit<br />

que le mauvais rêve du cinéaste et non<br />

point le futur qui l’attend. Les films de<br />

science-fiction italiens étant plutôt rares,<br />

il est intéressant d’évoquer, à ce propos,<br />

Nirvana 26 de Gabriele Salvatores, dont<br />

l’action se déroule dans une nuit permanente.<br />

De nombreux films expressionnistes<br />

allemands choisissent la nuit comme<br />

Francisco Ruiz de Infante, Piège, Installation vidéo sonore, 1997, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

32 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Erik Pesenti Rossi<br />

Franchir la nuit<br />

lieu privilégié de leur action, mais aussi<br />

comme métaphore de leur époque : <strong>Nos</strong>feratu<br />

le vampire 27 de F. W. Murnau, M. le<br />

maudit 28 de Fritz Lang, ou bien encore Le<br />

cabinet du docteur Caligari 29 de Robert<br />

Wiene. Michelangelo Antonioni, dans La<br />

Notte 30 [La Nuit], choisit la nuit comme<br />

métaphore et comme moment de la rupture<br />

d’un couple. Nous pourrions multiplier<br />

les exemples 31 , mais nous avons<br />

choisi de nous attarder sur l’œuvre cinématographique<br />

de Federico Fellini qui a<br />

accordé un large espace à la nuit comme<br />

moment majeur de la vie <strong>des</strong> personnages<br />

et de l’action du film. Son dernier film,<br />

La voce della luna 32 [La voix de la lune],<br />

se déroule aux deux tiers pendant la nuit<br />

qui ouvre les trente premières minutes<br />

de l’histoire et qui en clôt les quarante<br />

dernières minutes. Cette distribution diégétique<br />

n’est naturellement pas gratuite.<br />

Elle nous suggère que la normalité c’est<br />

la nuit, le jour n’étant qu’une transition<br />

nécessaire, mais absurde entre deux nuits.<br />

Ivo [Roberto Benigni] est lui-même un<br />

personnage de la nuit qui parcourt la<br />

campagne au clair de lune pour écouter,<br />

à travers les puits, la voix venant <strong>des</strong><br />

entrailles de la terre 33 . Cette voix se confond<br />

avec celle de la lune, c’est la voix<br />

de la poésie, de l’imagination et du rêve,<br />

et, naturellement, ce n’est pas un hasard<br />

s’il récite ces quelques vers : « Che fai<br />

tu, luna, in ciel ? dimmi, che fai, / Silenzïosa<br />

luna ? » 34 , début du poème Canto<br />

notturno di un pastore errante dell’Asia<br />

dans lequel Giacomo Leopardi, par l’intermédiaire<br />

d’un berger, interroge la lune<br />

sur la signification de la pérégrination de<br />

l’homme sur la terre. Comme Leopardi,<br />

Fellini s’adresse à la lune et à la nuit,<br />

Ivo est lui aussi un poète, un marginal<br />

qui donne cependant l’impression d’être<br />

le seul à ne pas avoir perdu un certain<br />

bon sens et une certaine candeur. Dans<br />

ce film, la lune et la nuit apparaissent<br />

comme un monde rassurant 35 , le monde<br />

du silence et de la lumière feutrée, face<br />

au monde du jour bruyant et scintillant.<br />

La nuit est également le moment où Ivo<br />

pense pouvoir créer un point de rencontre<br />

avec le monde <strong>des</strong> morts. Il se rend<br />

dans un cimetière où habitent d’autres<br />

personnages bizarres, comme lui, et qui<br />

semblent avoir trouvé un refuge idéal<br />

contre le monde diurne, monde du spectacle<br />

et de la télévision. Ivo s’interroge<br />

alors ; existe-t-il une faille qui permette<br />

de pénétrer dans le monde <strong>des</strong> morts ? Il<br />

monte à une échelle et sort sa tête par un<br />

trou percé au plafond du columbarium,<br />

regarde le ciel, la lune, les étoiles, et<br />

voit passer une voiture à cheval conduite<br />

par un homme en noir ; dans cette nuit<br />

d’orage, la communication semble alors<br />

être possible avec l’au-delà. Mais, l’optimisme<br />

de ce début de film sera détruit par<br />

la nuit qui le conclut : la lune est capturée<br />

par les hommes et cela donne lieu à une<br />

conférence de presse délirante, en pleine<br />

nuit, sur la place du village. La folie<br />

du monde diurne a contaminé la nuit,<br />

quelqu’un tire sur la lune, c’est la fin <strong>des</strong><br />

rêves. La voce della luna est le bilan pessimiste<br />

d’une œuvre dans laquelle la nuit<br />

a toujours constitué le moment privilégié<br />

où les personnages se dévoilent sans avoir<br />

besoin de mentir. C’est dans le monde de<br />

la nuit que semble se situer la vraie vie.<br />

Celui <strong>des</strong> prostituées, cher à Fellini : Les<br />

nuits de Cabiria 36 constituent le moment<br />

positif de la vie de la prostituée Cabiria.<br />

C’est là que se déroule sa vraie vie<br />

sociale, c’est là qu’elle fait les rencontres<br />

les plus intéressantes, avec l’acteur<br />

Amedeo Nazzari, par exemple. C’est à<br />

ce moment-là qu’elle réalise (presque)<br />

un vrai rêve, celui de passer une nuit<br />

avec le fameux acteur ; alors que son<br />

vrai mariage se transformera rapidement<br />

en cauchemar. Dans Le cheik blanc 37 ,<br />

Ivan Cavallo, ce provincial quelque peu<br />

« coincé », apparaît dans son humanité<br />

et dans sa faiblesse lorsqu’il se confie à<br />

deux prostituées 38 sur une place déserte<br />

de la nuit romaine.<br />

C’est le monde de la nuit, en général,<br />

que Fellini met en scène et affectionne<br />

particulièrement : c’est là que sont<br />

filmées <strong>des</strong> scènes mémorables de La<br />

dolce vita 39 (spectacle de cabaret, séance<br />

de spiritisme, les bars de la via Veneto,<br />

fête et strip-tease de la séquence finale,<br />

etc.), mais aussi la longue séquence du<br />

spectacle de Fellini Roma 40 . La fête de<br />

la nuit de Carnaval dans I Vitelloni 41 est<br />

fondamentale, tous les rêves semblent y<br />

devenir possibles, mais elle sous-entend<br />

également <strong>des</strong> matins et <strong>des</strong> réveils très<br />

douloureux. Dans ce film, la nuit est le<br />

moment de la rêverie où nos personnages<br />

laissent libre cours à leur imagination :<br />

Leopoldo [Leopoldo Trieste] se met à<br />

sa table de travail en espérant devenir<br />

écrivain; c’est par une nuit d’orage qu’il<br />

croit réaliser son rêve en lisant sa pièce<br />

à un acteur de province (mais le rêve<br />

devient cauchemar) ; Moraldo vient<br />

rêver de départ pour Rome, la nuit à<br />

la gare, c’est là qu’il se confie au petit<br />

cheminot 42 . Dans Il bidone 43 c’est au<br />

cours de la soirée de nouvel an que les<br />

personnages apparaissent dans leur noirceur<br />

et leur misère.<br />

C’est dans la ville (Rome), la nuit, que<br />

se construit le réel de Fellini et que tout<br />

devient alors possible. Anita Ekberg et<br />

Marcello Mastroianni vont enfin s’embrasser<br />

sous la fontaine de Trevi dans une<br />

ville nocturne, déserte et silencieuse 44 .<br />

Au cours d’une nuit d’orage, le puritain<br />

docteur Antonio 45 va être poursuivi par<br />

une Anita Ekberg géante, sortie de l’affiche<br />

sur laquelle elle posait dénudée.<br />

Là encore nous sommes dans une Rome<br />

déserte et silencieuse 46 et Antonio doit<br />

lutter contre <strong>des</strong> pulsions qu’il parvient<br />

parfaitement à réprimer le jour. Dans<br />

Fellini Roma la ville ne semble exister<br />

vraiment que la nuit ; l’éclairage nocturne<br />

de Rome lui donne sa vraie personnalité,<br />

en particulier lors de la superbe séquence<br />

finale où le cinéaste nous fait découvrir<br />

ses monuments les plus beaux à travers<br />

une virée en moto au beau milieu de la<br />

nuit. C’est sous cet éclairage nocturne<br />

que naît la convivialité <strong>des</strong> repas de quartier,<br />

la nuit, sur une place, au début et à<br />

la fin du film. Cependant, la nuit est aussi<br />

celle <strong>des</strong> entrailles de la terre, celle <strong>des</strong><br />

fouilles du chantier de métro où l’on voit<br />

de splendi<strong>des</strong> fresques romaines s’effacer<br />

en quelques instants sous les yeux <strong>des</strong><br />

techniciens. Comme plus tard dans La<br />

voce della luna, Fellini fait ici le lien entre<br />

la nuit <strong>des</strong> morts et celle <strong>des</strong> vivants 47 .<br />

Mais tout n’est-il qu’une illusion comme<br />

ces fresques qui s’évaporent ou comme<br />

pratiquement toutes les séquences du film<br />

qui se concluent par un fondu au noir, à la<br />

manière d’un projecteur qui s’éteindrait<br />

progressivement sur les personnages qui<br />

retournent dans la nuit de l’imagination<br />

de Fellini ?<br />

Enfin, et c’est peut-être là l’élément le<br />

plus important, la nuit prend une dimension<br />

mystique dans La strada 48 . Zampanò<br />

[Anthony Quinn] découvre que Gelsomina<br />

[Giulietta Masina] est morte ; après<br />

s’être saoulé, il s’agenouille sur la plage et<br />

regarde (implore ?) le ciel de la nuit étoilée<br />

et se met à pleurer : il est devenu humain.<br />

La nuit devient alors miracle et révélation,<br />

promesse d’une humanité meilleure.<br />

33


Chez Fellini, franchir la nuit ce peut<br />

être simplement la vivre pleinement et<br />

avoir envie qu’elle ne finisse plus car tout<br />

y devient enfin possible ; franchir la nuit<br />

devient alors un synonyme de s’affranchir<br />

du jour.<br />

Fortunato Seminara<br />

Mais le passage de la nuit peut également<br />

être une épreuve à subir qui peut être<br />

fatale, à différents titres. Comme nous<br />

l’avons vu, la nuit de Une ombre est toujours<br />

éclairée par Sirius, astre bénéfique et<br />

protecteur. Si dans ce roman la lune n’est<br />

évoquée qu’une fois pour mentionner le<br />

caractère peu ordinaire de la famille du<br />

personnage 49 , elle est omniprésente dans<br />

l’œuvre romanesque de l’écrivain italien<br />

Fortunato Seminara 50 . Nous allons voir<br />

que chez lui la logique de Bosco se renverse,<br />

et, franchir la nuit va prendre le<br />

sens de la supporter dans la douleur.<br />

Remarquons tout d’abord que, chez<br />

Seminara, il n’y a pratiquement jamais de<br />

nuit sans que la lune ne soit évoquée. La<br />

lune comme symbole de la folie, symbole<br />

<strong>des</strong> lunatiques, semble influencer l’action<br />

de nombreux de ses personnages. « La<br />

croyance populaire a toujours pensé que<br />

les phases de la lune influençaient les<br />

événements terrestres » 51 Cette influence<br />

peut être bénéfique ou maléfique. Une<br />

croyance populaire italienne veut que<br />

« Celui qui dort à la belle étoile la face<br />

tournée vers la lune devient un loupgarou<br />

» rappelle Paolo Toschi 52 . Mais la<br />

lune peut aussi indiquer l’avenir : « pour<br />

obtenir un mari [on peut] […] évoquer<br />

la lune avec une formule incantatoire<br />

[…] "Lune, petite lune – si claire et si<br />

belle- fais-moi rêver dans mon sommeilà<br />

qui j’épouserai dans ce monde" […] » 53<br />

Pour les marins, elle semble exercer une<br />

influence plutôt maléfique : « la lune se<br />

"fait" et se "défait" en continuation, en<br />

exerçant, au cours de ces transformations,<br />

ses influences maléfiques sur la<br />

terre. » 54 Faire dépendre de son influence<br />

une partie du <strong>des</strong>tin <strong>des</strong> personnages<br />

romanesques, c’est les mettre dans une<br />

situation instable et précaire, les laisser<br />

à la merci d’une force imprévisible, justifier<br />

par avance toutes leurs bizarreries,<br />

leurs extravagances, voire leurs folies ;<br />

bref c’est déjà en faire <strong>des</strong> lunatiques en<br />

puissance.<br />

■<br />

Dans la nouvelle, Primitivo perenne,<br />

l’épouse est « lunatique » car elle quitte<br />

pendant de longs jours le domicile conjugal<br />

55 . Dans le roman La masseria, un<br />

autre personnage lunatique apparaît 56 .<br />

L’astre est là lorsque Petullà, personnage<br />

du roman L’Arca, contemple sa raffinerie,<br />

fruit et chimère de sa folie :<br />

« c’était le champ de ses luttes, le paysage<br />

de ses rêves éclairés faiblement par<br />

un premier quartier de lune caché dans un<br />

angle du ciel. » 57<br />

Elle semble favoriser l’intrusion <strong>des</strong><br />

morts dans la vie du vieux philosophe qui<br />

va les recevoir dans la nouvelle, La notte<br />

del filosofo [La nuit du philosophe] 58 .<br />

Elle est omniprésente dans La masseria<br />

59 , comme pour influencer, décider de<br />

chaque moment important. Elle apparaît<br />

dans d’autres romans 60 et nouvelles 61 ,<br />

mais aussi dans le journal intime de<br />

Seminara 62 .<br />

La lune préside pratiquement à toutes<br />

les nuits importantes <strong>des</strong> romans de<br />

Seminara ; en cela, elle les met quasiment<br />

toutes à l’enseigne de la folie et de la douleur.<br />

Dans Le baracche, premier roman<br />

publié par notre Calabrais, Raffaela, une<br />

paysanne, perd son enfant peu après sa<br />

naissance ; elle va devenir folle, se lever<br />

la nuit et demander au gardien du cimetière<br />

de déterrer l’enfant. Une nuit, Stilla,<br />

accompagnée de Raffaela, va pénétrer<br />

dans le cimetière et, après avoir tiré le<br />

corps de l’enfant de la fosse commune,<br />

elle le mettra dans une vraie tombe, celle<br />

d’un usurier 63 . Dans un autre roman,<br />

Diario di Laura [Journal de Laura], la<br />

nuit est d’abord le moment du rêve et du<br />

plaisir pendant lequel la campagnarde<br />

Laura retrouve son amant, caché dans la<br />

cave de la maison familiale ; cependant<br />

cela va être rapidement le moment du<br />

cauchemar, <strong>des</strong> pires humiliations puis<br />

du suicide.<br />

Mais c’est dans Quasi una favola que<br />

la nuit assume pleinement sa signification<br />

tragique et devient synonyme d’épreuve<br />

à supporter, se confondant avec la folie<br />

dont elle devient le moment privilégié,<br />

voire la métaphore.<br />

Ce bref roman est construit comme<br />

une tragédie en trois actes qui prennent<br />

tous la nuit comme cadre principal. L’action<br />

du premier chapitre se déroule en<br />

cinq nuits, tandis que l’auteur fait pratiquement<br />

l’ellipse de tous les moments<br />

diurnes en les évoquant par quelques<br />

lignes de transition. Les deux autres chapitres<br />

occuperont, quant à eux, une nuit<br />

chacun. La trame du roman est articulée<br />

de la façon suivante : 1 er chapitre, Gregoria<br />

est réfugiée dans la colline chez<br />

Matteo Lupis où Cosimo, son époux,<br />

est en train de mourir ; 2 ème chapitre,<br />

Gregoria, sombrant dans la folie, se réfugie<br />

chez un vieux berger solitaire ; 3 ème<br />

chapitre, Gregoria est recueillie par un<br />

autre berger et ses fils qui veulent abuser<br />

d’elle. Toutes ces nuits sont ponctuées<br />

par <strong>des</strong> orages terribles, un vent infernal<br />

qui siffle presque en permanence et transperce<br />

tous les obstacles. Si les conditions<br />

extérieures sont hostiles, les foyers, de<br />

pauvres bergeries, le sont tout autant. La<br />

pièce principale est sombre, éclairée par<br />

de faibles lampes à huile qu’on laisse<br />

généralement mourir. L’âtre est lui aussi<br />

entretenu chichement et l’on ne distingue<br />

que quelques lueurs éclairant les personnages.<br />

D’autres fois, ceux-ci ne sont<br />

évoqués que comme <strong>des</strong> ombres :<br />

« Une sorte de mouvement était<br />

perceptible, comme si la maison, suspendue<br />

dans vide, oscillait ; les ombres<br />

vacillaient. Matteo détacha sa tête de<br />

l’oreiller et s’aperçut que la lampe faiblissait,<br />

mais il ne se leva pas pour aller<br />

remettre de l’huile. » 64<br />

« Il était debout, le dos au feu, et derrière<br />

lui, les flammes dansaient ; l’ombre<br />

de son corps trapu, agrandie, emplissait<br />

toute la pièce ; on ne voyait pas son<br />

visage. » 65<br />

Ce jeu d’ombres et de lumières<br />

cachant, ou déformant les visages (et les<br />

regards), nous rappelle en permanence la<br />

mise en abîme du roman : nuit extérieure,<br />

nuit intérieure, nuit psychologique.<br />

Les cinq nuits du premier chapitre sont<br />

consacrées aux aveux de Gregoria et de<br />

Matteo. En ce qui concerne Gregoria,<br />

il n’y a que de mauvais souvenirs, souvent<br />

liés à la nuit ; les dimanches soirs<br />

où, encore enfant, elle rencontrait <strong>des</strong><br />

ivrognes au fond <strong>des</strong> ruelles, et, surtout,<br />

sa nuit de noces avec Cosimo ; celui-ci,<br />

« après l’avoir tripotée et écœurée avec sa<br />

bave et ses râles d’impuissant, […] l’avait<br />

menacée de lui couper la gorge avec son<br />

rasoir si elle ouvrait la bouche. » 66 . Au<br />

second chapitre, Gregoria est en train de<br />

sombrer dans la folie, et, se confiant au<br />

vieux berger, elle lui fait un aveu terrible,<br />

à propos d’autres nuits :<br />

34 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Erik Pesenti Rossi<br />

Franchir la nuit<br />

« Moi aussi, je dormais dans la même<br />

chambre que mes parents, et certaines<br />

nuits, quand mon père rentrait éméché<br />

de la taverne… […] C’est lui qui entrait<br />

dans la chambre, seulement lui, et quand<br />

il en sortait, il disait toujours : Tout va<br />

bien. Qu’est-ce que j’en savais, moi ?<br />

Comment je pouvais supposer ? » 67<br />

Délire-t-elle déjà, ou s’agit-il de la<br />

vérité ? Le lecteur ne le saura pas, mais<br />

le troisième chapitre du roman va devenir<br />

pour Gregoria une nuit où le cauchemar<br />

du viol, viol collectif, semblera sur le<br />

point de se concrétiser. Elle est réfugiée<br />

chez les trois bergers, et les deux fils ont<br />

l’intention de se la partager pour la nuit ;<br />

mais le père cherche à les dissuader. Les<br />

deux partis illustrent leur propos par une<br />

image liée à la nuit : « La nuit, le troupeau<br />

est enfermé dans la remise et n’a<br />

pas besoin de gardien ; la vache mange<br />

son foin et rumine… » déclare l’un <strong>des</strong><br />

fils, et le père de rétorquer : « la nuit,<br />

ceux qui travaillent ont besoin de dormir<br />

pour reprendre <strong>des</strong> forces. » 68 Le feu va<br />

s’éteindre et la nuit va envahir totalement<br />

la maison <strong>des</strong> bergers, cette même nuit<br />

funeste qui fut déjà à l’origine du viol<br />

(imaginaire ?) de Gregoria par son père et<br />

qui pourrait être encore une fois propice<br />

à un tel fait. La question, que faire de la<br />

nuit ? 69 , posée par un <strong>des</strong> bergers, tombe<br />

tel un couperet pour la jeune femme. La<br />

nuit devient alors l’univers <strong>des</strong> ombres et<br />

<strong>des</strong> bruits monstrueux :<br />

« […] elle n’entendit pas la voix <strong>des</strong><br />

deux frères qui était comme un appel<br />

éperdu dans les ténèbres, ni leurs sifflements,<br />

ni leurs chants ; elle les avait déjà<br />

oubliés. » 70<br />

« Maintenant, leurs visages que<br />

n’éclairaient plus les flammes du foyer,<br />

étaient couverts de pâleur et les ombres y<br />

faisaient <strong>des</strong> taches livi<strong>des</strong> qui les déformaient,<br />

les rendant par moments presque<br />

sinistres. » 71<br />

Le viol ne se fera pas, l’arrivée de<br />

Matteo troublera le plan <strong>des</strong> bergers ;<br />

mais « Quand ils rallumèrent la lampe,<br />

ils regardèrent autour d’eux : la femme<br />

avait disparu. » 72 Avec ces lignes, qui<br />

concluent le roman, il semble que la<br />

nuit sauve momentanément Gregoria,<br />

mais l’on a surtout le sentiment qu’elle<br />

l’engloutit en la condamnant à l’errance<br />

de la folie. Dès la première nuit où elle<br />

rencontre Matteo, au début du roman,<br />

Gregoria construit un rêve, le rêve d’un<br />

homme, Matteo justement, qui « dormira<br />

à côté d[’elle] toutes les nuits, toutes les<br />

nuits de [leur] vie. Qui seront nombreuses.<br />

» 73 Comme toujours, dans l’œuvre de<br />

Seminara, le rêve ne se réalise pas, il n’y<br />

aura pas de nuits d’amour pour Gregoria,<br />

les nuits continueront à n’être qu’un calvaire<br />

sans fin.<br />

Dans ce pays de lumière, la Calabre,<br />

qui est le sien, Seminara met en scène<br />

l’ombre et la nuit. Comme chez Bosco,<br />

le rêve tient une grande place dans son<br />

œuvre, mais c’est un rêve toujours douloureux<br />

car ses personnages ne peuvent<br />

franchir la nuit, pour eux le monde <strong>des</strong><br />

songes n’est jamais un refuge mais l’antichambre<br />

de la folie. La nuit devient nuit<br />

de l’esprit, elle marque la coupure plus<br />

ou moins irrémédiable avec le monde<br />

diurne, celui de la lucidité. Dans Donne<br />

di Napoli, Seminara met en scène Rosario,<br />

sorte de sauvage primitif, dont la<br />

souffrance est ainsi résumée :<br />

« Il voulait s’exprimer plus clairement,<br />

leur faire comprendre qu’il désirait<br />

ardemment briser les liens qui le tenaient<br />

liés au mal ; mais il ne parvenait pas à<br />

exprimer ce qu’il éprouvait : un rocher<br />

obstruait son esprit. S’il avait pu exprimer<br />

avec un seul mot la souffrance inhumaine<br />

qui était accumulée en lui, se libérer de ce<br />

poids par un cri sauvage ! » 74<br />

La folie de Rosario, est aussi, par bien<br />

<strong>des</strong> aspects, celle de Seminara. Nous<br />

avons souligné, dans cette <strong>des</strong>cription de<br />

l’état mental du personnage, une expression<br />

qu’on retrouve telle quelle dans le<br />

journal intime de l’auteur 75 . L’image<br />

évoque la nuit de l’esprit où la lumière<br />

ne pénètre pas. La souffrance <strong>des</strong> personnages<br />

est parfois la même que celle de<br />

Seminara, c’est celle d’une inadéquation<br />

entre deux mon<strong>des</strong> et de la conscience de<br />

ce déphasage. Leur folie est aussi l’appel<br />

d’un autre savoir, celui de l’instinct, qui<br />

porte en soi sa propre vérité.<br />

L’ironie de la vie de notre Calabrais<br />

voulut qu’une dernière nuit tragique,<br />

celle de Noël 1975, lui apporte une ultime<br />

douleur. Cette nuit-là, en effet, <strong>des</strong><br />

voyous incendièrent la maison de campagne<br />

où il aimait se réfugier pour écrire,<br />

et réduisirent en cendre la plupart de ses<br />

livres et de ses manuscrits. La nuit et les<br />

flammes étaient parvenues à engloutir<br />

définitivement ses rêves.<br />

Franchir la nuit chez Bosco, enlever<br />

le rocher qui obstrue l’esprit chez Seminara,<br />

s’affranchir du jour chez Fellini, ne<br />

sont que trois manières de poser la nuit<br />

comme état quasi consubstantiel de l’esprit<br />

humain. Chacun de nos trois auteurs<br />

font du rêve le pôle principal de leur<br />

œuvre qui comporte une forte dimension<br />

autobiographique. Pour chacun d’entre<br />

eux la nuit se confond avec le rêve mais<br />

prend une dimension différente selon<br />

la valeur accordée au rêve. Pour Bosco<br />

la nuit est mystérieuse et comporte une<br />

dimension surnaturelle et mystique ; le<br />

personnage entre alors en contact avec<br />

<strong>des</strong> forces inconnues, forces de la nuit qui<br />

l’emmènent dans <strong>des</strong> régions inconscientes<br />

de l’esprit, transcendant le temps et<br />

l’espace. « La nuit apparaît comme le lieu<br />

d’une révélation » 76 , elle est un moment<br />

à la fois redouté et recherché par le personnage,<br />

elle nous suggère déjà l’immortalité<br />

de l’âme, une immortalité heureuse<br />

dont le rêve n’est qu’un avant-goût. Mais<br />

la nuit de Bosco a comme condition le<br />

jour, elle permet au personnage de vivre<br />

en harmonie avec le monde terrestre et<br />

de trouver une situation d’équilibre. Chez<br />

Seminara, au contraire, la nuit n’est que<br />

la révélation d’un hiatus tragique entre<br />

le personnage (l’écrivain lui-même) et la<br />

réalité. C’est le moment où il s’aperçoit<br />

que ses rêves ne peuvent se réaliser ; la<br />

nuit devient alors insupportable, véritable<br />

martyre pour le personnage Gregoria<br />

comme pour d’autres, et va projeter son<br />

ombre néfaste sur le jour, poussant ainsi<br />

notre personnage dans la folie. La nuit,<br />

nous l’avons vu, devient nuit de l’esprit,<br />

en <strong>des</strong> termes irrémédiables. Chez Fellini,<br />

en revanche, la nuit et son monde<br />

(comme le cinéma) constituent un miracle<br />

permanent qu’on ne voudrait jamais<br />

quitter ; tout y devient possible, même<br />

les rêves. C’est un monde rassurant et<br />

humain, on y est bien et on ne voudrait<br />

pas le quitter. Mais, même la nuit peut<br />

être tuée, comme cela est le cas de son<br />

dernier film, La voce della luna.<br />

Pour tous trois, la nuit est incontournable<br />

et essentielle, elle nous rappelle<br />

que l’indicible, l’informel, l’invisible,<br />

sont plus importants que leurs corrélats<br />

positifs. Pour tous trois la nuit doit nous<br />

apprendre à regarder et à percevoir les<br />

choses autrement, à saisir les ombres<br />

plus que les formes, les rêves plus que le<br />

réel immédiat.<br />

35


Notes<br />

1. Henri Bosco, Une ombre, Paris, Gallimard,<br />

1978, cit. p. 52.<br />

2. Le rêve est un phénomène nocturne que<br />

notre inconscient nous fait subir, la rêverie<br />

est un rêve éveillé que nous construisons à<br />

notre guise. Le rêve n’est pas une coupure<br />

avec le réel. G. Bachelard, citant George<br />

Sand, suggère une approche originale <strong>des</strong><br />

choses : la rêverie diurne est faite pour<br />

nous reposer <strong>des</strong> rêves nocturnes, « Car le<br />

repos du sommeil ne délasse que le corps.<br />

Il ne met pas toujours, il met rarement<br />

l’âme au repos. Le repos de la nuit ne<br />

nous appartient pas. Il n’est pas le bien<br />

de notre être. Le sommeil ouvre en nous<br />

une auberge à fantômes. » (G. Bachelard,<br />

La poétique de la rêverie, Paris, PUF, collection<br />

“Quadrige”, 1999, (1 ère édition 1960)<br />

cit. p. 54.) Selon Bachelard, « Le rêve de<br />

la nuit est un rêve sans rêveur » et donc<br />

un rêve sans liberté où le sujet est passif<br />

(Ibidem, p. 20). À vrai dire Bosco ne fait<br />

guère la différence entre rêve et rêverie.<br />

3. “Alors la nuit s’avança sous les arbres. Il<br />

n’y eut plus à travers leurs feuillages que<br />

<strong>des</strong> reflets du jour à son déclin. Devant<br />

moi l’ombre au sol s’effaçait lentement<br />

et comme à regret jusqu’au moment où la<br />

nuit souveraine la recouvrit de sa toutepuissance.<br />

Et alors cette Ombre, cette<br />

forme humaine fut engloutie dans l’ombre<br />

universelle.” Une ombre, p. 51. À la fin du<br />

roman on trouvera cette expression “la<br />

nuit qui dévore les ombres.” p. 115.<br />

4. “Un oiseau nocturne a parlé quelque part<br />

dans le bois, à sa vieille mère, la Nuit, et<br />

il avait l’air de se plaindre … Mais la Nuit<br />

n’a pas répondu…” ibidem, p. 149. “les<br />

plantes noires de la nuit” ibidem, p. 56.<br />

5. “Peut-être [l’ombre] avait-elle surgi de la<br />

terre comme une émanation précoce de la<br />

nuit. Car la nuit, à ce que l’on dit, sort du<br />

sein de la terre” ibidem, p. 50.<br />

6. Bosco n’utilise pas cette image.<br />

7. Une ombre, p. 185.<br />

8. Ibidem, p. 20<br />

9. “[le village] attendait pour revivre de sa<br />

vie normale, un peu moins de soleil, un<br />

peu plus de fraîcheur et ce léger poids<br />

de pénombre qui sous les platanes du<br />

Cours, lieu privilégié dans tous les villages,<br />

annonce l’arrivée lointaine de le<br />

nuit.” ibidem, p. 37.<br />

10. Ibidem, p. 38.<br />

11. Ibidem, p. 44.<br />

12. Ibidem, p. 27.<br />

13. Ibidem, p. 63.<br />

14. Ibidem, p. 44.<br />

15. “Car sût-on même qu’elles [les créatures<br />

fictives] sont imaginaires on se dit qu’on<br />

ne les eût pas inventées si elles n’existaient<br />

pas quelque part dans le monde.”<br />

ibidem, p. 55.<br />

16. “La nuit avait quelque chose à me dire”<br />

ibidem, p. 139.<br />

17. “Je crains les démons de la nuit. Ils n’entrent<br />

que trop souvent dans mes rêves.”<br />

ibidem, p. 69. Les tentations de la nuit<br />

sont “celles qui renversent le mouvement<br />

de l’évolution spirituelle pour nous ramener<br />

à <strong>des</strong> sta<strong>des</strong> très archaïques, nous<br />

invitant à abdiquer notre conscience, à<br />

cesser d’être <strong>des</strong> hommes, à nous fondre<br />

à l’élément originel. La nuit est l’image de<br />

l’inconscient, et "entrer dans la nuit, c’est<br />

revenir à l’indéterminé, où se mêlent cauchemars<br />

et monstres, les idées noires."”<br />

Sandra Beckett, La quête spirituelle chez<br />

Henri Bosco, Paris, José Corti, 1988, cit.<br />

p. 218. L’auteur cite Chevalier et Gheerbrant,<br />

Dictionnaire <strong>des</strong> symboles, III,<br />

p. 288-289.<br />

18. Une ombre, op. cit., p. 106.<br />

19. Ibidem, p. 52.<br />

20. Ibidem, p. 60.<br />

21. Ibidem, p. 126.<br />

22. A ce sujet, voir Claude Girault, Ombres<br />

et lumières dans Une ombre, in L’art<br />

de Henri Bosco, Paris, José Corti, 1981,<br />

actes du II ème colloque international Henri<br />

Bosco (Nice, 1979), p. 160-197.<br />

23. “J’avais un absurde besoin de ne pas<br />

être seul en face de la nuit. Je savais que<br />

j’allais entendre ce que me dirait de son<br />

inquiétude, à voix basse, ce mélancolique<br />

compagnon de songes qui veille sur moi<br />

et qui m’éveille lorsque mes sommeils se<br />

prolongent.” Une ombre, op. cit., p. 38.<br />

24. Voir Sandra Beckett, op. cit., p. 215.<br />

25. Les ombres chinoises ne sont-elles pas un<br />

<strong>des</strong> grands ancêtres du cinéma ?<br />

26. 1997. Son premier film, Sogno di una<br />

notte d’estate (Songe d’une nuit d’été,<br />

1983, tiré de Shakespeare), est également<br />

consacré à la nuit.<br />

27. 1922.<br />

28. 1931<br />

29. 1921. Il faudrait également citer Le dernier<br />

<strong>des</strong> hommes (F. W. Murnau, 1924),<br />

La nuit de Saint-Sylvestre (C. Mayer,<br />

1923), voire même L’Ange Bleu (J. von<br />

Sternberg) qui met en scène le monde de<br />

la nuit. “Dans Le dernier <strong>des</strong> hommes,<br />

<strong>des</strong> ombres impénétrables métamorphosent<br />

l’entrée <strong>des</strong> lavabos en un abîme<br />

obscur, et l’apparition du veilleur de nuit<br />

est annoncée par le cercle de lumière<br />

que sa lanterne projette sur les murs.”<br />

Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler,<br />

Une histoire du cinéma allemand 1919-<br />

1933, Paris, Flammarion, 1987, (édition<br />

originale, New-York, 1946), cit. p. 114.<br />

30. 1960.<br />

31. La notte brava, Mauro Bolonigni, 1969 ;<br />

Il portiere di notte, Liliana Cavani, 1974 ;<br />

La notte di San Lorenzo, Paolo et Vittorio<br />

Taviani, 1982. Le dictionnaire <strong>des</strong> films<br />

de M. Morandini (Bologne, Zanichelli,<br />

2000) donne 219 titres du cinéma mondial<br />

comportant le mot “nuit”, ce qui ne signifie<br />

naturellement pas qu’ils aient tous un<br />

rapport direct avec la nuit. Le contraire est<br />

aussi vrai, tous les films ayant un rapport<br />

avec la nuit ne comportent pas forcément<br />

ce mot dans leur titre.<br />

32. 1990, avec Roberto Benigni et Paolo Villaggio.<br />

33. Comme chez Bosco, la nuit et la terre se<br />

confondent, voir supra.<br />

34. « Que fais-tu, Lune, au ciel ? dis-le-moi,<br />

que fais-tu,/Lune emplie de silence ? »<br />

Chant nocturne d’un berger errant de<br />

l’Asie, traduction de Michel Orcel, Giacomo<br />

Leopardi, Chants, Paris, Aubier,<br />

1995, p. 167. Composé entre octobre 1829<br />

et avril 1830, à Recanati (note de M. Orcel).<br />

35. Comme chez Leopardi : « Tendre et claire<br />

est la nuit, sans un souffle, / Et calme sur<br />

les toits, au milieu <strong>des</strong> vergers, / La lune<br />

s’est posée, qui révèle au lointain / Les<br />

montagnes sereines. » Le soir du jour de<br />

fête, traduction de M. Orcel, idem, ibidem,<br />

p. 105, composé probablement en 1820<br />

(note de M. Orcel). « O chère lune, dont<br />

la calme lumière / Fait danser les lièvres au<br />

fond <strong>des</strong> bois – / Et le chasseur, au matin,<br />

se lamente / En trouvant brouillées les<br />

traces, et son errance / L’éloigne <strong>des</strong> terriers<br />

–, salut, ô favorable / Reine <strong>des</strong><br />

nuits ! » La vie solitaire, traduction de<br />

M. Orcel, idem, ibidem, p. 121, composé<br />

en 1821 (note de M. Orcel).<br />

36. 1957.<br />

37. 1951.<br />

38. L’une <strong>des</strong> deux est interprétée par Giulietta<br />

Masina, épouse de Fellini.<br />

39. 1959.<br />

40. 1972.<br />

41. 1953.<br />

42. Mais le film commence aussi par une nuit<br />

de fête au dénouement dramatique..<br />

43. 1955.<br />

44. La dolce vita.<br />

45. Le tentazioni del dottor Antonio, sketch<br />

de Boccaccio '70, 1963, Fellini, De Sica,<br />

Monicelli, Visconti.<br />

46. La séquence est tournée à l’Eur, dans les<br />

quartiers modernes de la ville.<br />

47. Comme Bosco d’ailleurs. “Les visions<br />

nocturnes qui [dans Une ombre] viennent<br />

successivement assaillir les deux héros<br />

sont à l’évidence <strong>des</strong> <strong>des</strong>centes aux enfers,<br />

c’est-à-dire de dramatiques initiations au<br />

mystère de la Terre.” suggère C. Girault,<br />

op. cit., p. 178.<br />

48. 1954.<br />

49. “Il a dû tomber en <strong>des</strong> temps anciens sur<br />

les gens de ma race un rayon de lune qui<br />

36 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Erik Pesenti Rossi<br />

Franchir la nuit<br />

les a troublés. Jamais ils ne s’en sont guéris<br />

puisqu’il est venu jusqu’à moi qui sais<br />

toujours très clairement ce que je devrais<br />

faire et qui en même temps meurs d’envie<br />

de faire ce qu’il ne faut pas.” Une ombre,<br />

op. cit., p. 51.<br />

50. Fortunato Seminara est né à Maropati,<br />

province de Reggio Calabria, en 1903. Il a<br />

publié les romans et recueils de nouvelles<br />

suivants : Le baracche, Milan, Rizzoli,<br />

1942 (roman), réédition chez Pellegrini,<br />

Cosenza en 2003. Il vento nell’oliveto,<br />

Turin, Einaudi, 1951 (roman). La masseria,<br />

Milan, Garzanti, 1952 (roman). Donne<br />

di Napoli, Milan, Garzanti, 1953 (roman).<br />

Disgrazia in casa Amato, Turin, Einaudi,<br />

1954 (roman). La fidanzata impiccata,<br />

Venise, Sodalizio del libro, 1965 (roman,<br />

réédition Cosenza, Pellegrini, 2000).<br />

Quasi una favola, Reggio Calabria, Parallelo<br />

38, 1976 (roman court et un long<br />

récit). Il mio paese del Sud, Caltanissetta,<br />

S. Sciascia 1957 (nouvelles). Il diario di<br />

Laura, Turin, Einaudi, 1963 (roman, réédition,<br />

Cosenza, Pellegrini, 2000). L’altro<br />

pianeta, Cosenza, Pellegrini, 1967 (essai).<br />

I sogni della provinciale, Oppido Mamertina,<br />

Barbaro Editore, 1980 (nouvelles).<br />

Calabria, pianeta sconosciuto, Effesette,<br />

1991 (essai). L’Arca, Cosenza, Pellegrini,<br />

1997 (roman posthume). La dittatura,<br />

Cosenza, Pellegrini, 2002 (roman posthume),<br />

Il viaggio, Cosenza, Pellegrini,<br />

2003 (posthume). Il est mort en 1984.<br />

51. Encyclopédie <strong>des</strong> symboles, op. cit.<br />

52. P. Toschi, Invito al folklore italiano, Rome,<br />

Studium, 1963, voir page 17. Sauf indications<br />

contraires, les traductions de l’italien<br />

sont effectuées par nos soins. Pour ne pas<br />

alourdir notre texte nous avons renoncé à<br />

donner les citations en langue originale.<br />

53. Idem, Il folklore, Rome, Studium, 1960<br />

(2 ème édition), cit. p. 43.<br />

54. Idem, Invito al folklore, op. cit., cit.<br />

p. 108.<br />

55. “Elle est lunatique – expliquait-il, en se<br />

touchant la tête du doigt. – Qu’est-ce<br />

qu’on peut y faire ? C’est un malheur.”<br />

Traduction de Ginette Herry, Gregoria<br />

de Calabre, suivi de Le grillon et la mule,<br />

Belfort, Circé, 1999, p. 116. La nouvelle<br />

fut publiée en appendice de Quasi una<br />

favola.<br />

56. “N’ayez aucune pitié pour lui : il crée tout<br />

seul ses malheurs ; il est extravagant et<br />

lunatique.” Op. cit., p. 214.<br />

57. Op. cit., p. 132.<br />

58. “La lune s’était levée.” Cette nouvelle a<br />

été publiée dans Il giornale di Calabria,<br />

20 septembre 1978, et La gazzetta del<br />

Mezzogiorno du 3 septembre 1978 avec<br />

le même titre. Dans le manuscrit original<br />

(consulté à la Fondation Seminara),<br />

Seminara l’avait d’abord intitulée, La felicità,<br />

puis Non vogliono morire. Elle n’est<br />

d’ailleurs pas sans rappeler la nouvelle de<br />

Luigi Pirandello Colloquii coi personaggi<br />

de 1915, aujourd’hui dans Novelle per<br />

un anno, Milan, Meridiani Mondadori,<br />

volume trois, 1990. À propos du thème de<br />

la nuit et de la lune chez Pirandello, voir<br />

les nouvelles Prima notte (1900), ibidem,<br />

volume un, Un cavallo nella luna (1907),<br />

Ciaula scopre la luna (1912), Male di<br />

luna (1913), Il gatto, un cardellino e<br />

le stelle, (1917), ibidem, volume deux,<br />

La giara (1909), Il lume dell’altra casa<br />

(1909), ibidem, volume trois (liste non<br />

exhaustive). Les nouvelles de Pirandello<br />

sont presque toutes traduites en français.<br />

59. “La lune s’était levée.” op. cit., p. 216.<br />

“La nuit était sombre. La faible clarté<br />

d’un premier quartier de lune engloutie<br />

dans un coin du ciel, entre <strong>des</strong> nuages<br />

orageux, demeurait suspendue dans l’air,<br />

comme produit par le frottement de corps<br />

invisibles.” ibidem, p. 152. “Et les animaux<br />

qui ne connaissent ni la douleur<br />

ni la misère <strong>des</strong> hommes, faisaient leur<br />

habituel concert nocturne sous la lune.”<br />

ibidem, p. 246. “La lune s’est levée; sa<br />

lumière blanche comme le lait se renverse<br />

dans le bois et éclaire tous ces visages.”<br />

ibidem, p. 334.<br />

60. “La route était solitaire, éclairée par<br />

endroits par la lune qui apparaissait et<br />

disparaissait derrière les nuages.” Le<br />

baracche, op. cit., p. 193-194. “Ce soir<br />

je reste dans la campagne jusque tard; je<br />

me dirige vers chez moi lorsque la lune se<br />

lève.” Il vento nell’oliveto, op. cit., p. 103.<br />

“Il n’y avait pas de lune, mais la lumière<br />

<strong>des</strong> étoiles éclairait la campagne.” La<br />

fidanzata impiccata, op. cit., p. 120.<br />

61. “Après une averse le ciel s’est calmé, et à<br />

cette heure-là la lune tapait sur le toit de la<br />

maison.” in Il sogno di Elisabetta nouvelle<br />

paru dans Il Messaggero, le 17 novembre<br />

1968 puis republiée (en version remaniée)<br />

sous le titre L’ultimo sogno dans La gazzetta<br />

del Mezzogiorno, 5 février 1970.<br />

62. “Dehors il y a la lune” 21 décembre 1939.<br />

“Le ciel haut à peine voilé, et la lune<br />

[l’orne].” 19 mars 1940. “La lune haute<br />

sur le port -navigue lentement dans un<br />

ciel voilé.” 23-25 juin 1953. “Le premier<br />

homme met pied sur la lune.” 21 juillet<br />

1969. “Une fois arrivé sur la colline, en<br />

regardant vers le haut, j’ai vu la pleine<br />

lune.” 18 juin 1970. Le journal intime<br />

de Fortunato Seminara, encore inédit, se<br />

trouve à la Fondation Fortunato Seminara<br />

de Maropati (province de Reggio Calabria,<br />

Italie). Il est composé de 7 cahiers<br />

d’écolier (petit format) datés du 27 octobre<br />

1939 au 11 août 1976. Aux dires de<br />

Madame Dora Mauro, écrivain et amie de<br />

l’auteur, le Journal se continuerait au-delà<br />

de cette période et pratiquement jusqu’à la<br />

mort de l’auteur en 1984 ; mais les autres<br />

cahiers éventuels n’ont pas été retrouvés.<br />

Le Journal n’est pas rempli au jour le jour<br />

et il comporte de longues pério<strong>des</strong> de<br />

temps sans annotations de l’écrivain. De<br />

nombreuses pages sont également laissées<br />

blanches; on y trouve <strong>des</strong> feuilles volantes<br />

annotées, parties intégrantes du Journal<br />

qu’il n’est cependant pas toujours possible<br />

de dater et de situer. L’écriture pas<br />

toujours lisible de l’auteur, ainsi que de<br />

nombreuses ratures et surcharges, rendent<br />

le travail de transcription peu aisé et fastidieux,<br />

voire parfois incertain.<br />

63. “[Stilla] enleva la croix de la fosse. Elle<br />

saisit la bêche et commença à creuser.<br />

Raffaela resta quelques instants à la regarder,<br />

en tenant les cou<strong>des</strong> appuyés sur<br />

ses genoux et le menton sur ses mains,<br />

puis tout à coup elle bondit sur ses pieds<br />

et se mit à creuser avec les mains dans<br />

une fureur sauvage, en haletant. […] Et<br />

dès que [Raffaela] eut [le petit cercueil]<br />

entre les bras, elle émit un long gémissement,<br />

douloureux, comme si elle mettait<br />

au monde une deuxième fois sa créature;<br />

puis elle se mit à l’embrasser, à appeler<br />

son petit par son nom, à lui parler avec <strong>des</strong><br />

accents déchirants. En vain Stilla essaya<br />

de la calmer: il semblait qu’elle ne l’entendait<br />

pas. À la fin elle dit : "Ouvre-le:<br />

je veux voir mon enfant".” Le baracche,<br />

a cura di Aldo Maria Morace, Cosenza,<br />

Pellegrini, 2003, p. 166-167.<br />

64. Traduction de Ginette Herry, Gregoria<br />

de Calabre, op. cit., p. 27. Pour toutes les<br />

autres citations du roman nous utiliserons<br />

cette traduction.<br />

65. Ibidem, p. 43.<br />

66. Ibidem, p. 39.<br />

67. Ibidem, p. 50.<br />

68. Ibidem, p. 74.<br />

69. “Et que feras-tu toute la nuit près du feu ?<br />

Le feu va s’éteindre. Il faudrait une pile<br />

de bois entière pour le tenir allumé toute<br />

la nuit.” Ibidem, p. 84<br />

70. Ibidem, p. 87<br />

71. Ibidem, p. 88.<br />

72. Ibidem, p. 105.<br />

73. Ibidem, p. 22.<br />

74. Idem, ibidem, p. 180.<br />

75. “[Ces trois mois d’inertie] sont comme<br />

un rocher qui ferme l’entrée de la caverne,<br />

à enlever” mars 1961. “Il y a un rocher<br />

devant mon esprit, il faut l’enlever.”<br />

27 avril 1962. “Je dois briser ce cercle,<br />

enlever le rocher qui ferme mon esprit…”<br />

5 mars 1969.<br />

76. C. Girault, op. cit., p. 177. C’est lui qui<br />

souligne. Pour Girault, “La nuit est la<br />

patrie de l’amour, mais d’un amour qui ne<br />

fait qu’un avec l’élan sauvage de la matière<br />

et de l’instinct, une sombre passion qui<br />

avilit, consume et détruit.” p. 179.<br />

37


La nuit éclaire le jour<br />

Yves Schiffer, Rêve blanc,<br />

peinture sur verre, 1993


FRÉDÉRIC TRAUTMANN<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

f.trautmann@free.fr<br />

Penser<br />

à partir de la nuit 1<br />

L’accueil d’urgence <strong>des</strong> précaires la nuit, comme<br />

analyseur de la rupture <strong>des</strong> liens et du temps<br />

Inspiration<br />

La réflexion que je propose ici s’est<br />

nouée dans une expérience de formation<br />

de travailleurs sociaux 2 , portant, tout au<br />

long d’une année, sur la question de l’urgence<br />

sociale et de la précarité. Les situations<br />

évoquées renvoyaient notamment à<br />

l’accueil et à l’hébergement d’urgence<br />

d’une population hétérogène, caractérisée<br />

par son errance, par sa précarité et<br />

par l’incapacité de la société à convenir<br />

pour elle d’une place conforme aux<br />

valeurs qu’elle proclame et qui organisent<br />

notamment le travail social. Nul n’ignore<br />

vraiment ce que vivent les précaires, ni<br />

ce que signifie l’errance dans ses formes<br />

extrêmes. Mais les stéréotypes du SDF<br />

grelottant dans l’hiver, du jeune consumant<br />

ses ruptures dans la violence ou du<br />

demandeur d’asile disparaissant dans le<br />

néant ne retiennent pas longtemps le flot<br />

<strong>des</strong> questions laissées en suspens. Et le<br />

trouble s’installe face à <strong>des</strong> réalités difficiles<br />

à penser tant elles semblent nouées à<br />

de profon<strong>des</strong> contradictions <strong>sociales</strong>.<br />

Les étudiants revenaient chaque quinzaine<br />

de leurs lieux de stage 3 : lieux d’accueil<br />

et d’hébergement d’urgence <strong>des</strong><br />

pauvres et <strong>des</strong> errants, la nuit ; lieux<br />

d’écoute et d’accompagnement, le jour.<br />

Entre-lieux interlopes pour clan<strong>des</strong>tins<br />

en quête de <strong>des</strong>tination, pour fugueurs en<br />

quête de <strong>des</strong>tinataires, ou pour silhouettes<br />

maraudant en quête d’oubli. Voir les<br />

■<br />

gens divaguer entre partir et revenir, et<br />

cette insupportable absence d’avenir à<br />

laquelle il fallait se résoudre ! La mise<br />

« hors-jeu » <strong>des</strong> personnes semblait alors<br />

s’accompagner d’une mise « hors-je »,<br />

porteuse de souffrance mais aussi de<br />

disparitions auxquelles les logiques et les<br />

dispositifs d’urgence n’étaient peut-être<br />

pas étrangers. Pour un certain nombre de<br />

ces jeunes professionnels en formation<br />

j’ai constaté combien l’étonnement le<br />

disputait à l’indignation, avant que de<br />

céder, parfois, au découragement, lorsque<br />

toute parole et tout sens échouaient<br />

face au réel. Que faire, comment ne rien<br />

faire, demandaient certains ? La pensée,<br />

me disais-je, le travail de la pensée, leur<br />

disais-je… Mais la pensée demande bien<br />

<strong>des</strong> détours là où, pour certains d’entre<br />

eux, le réel se dressait brut et incontournable.<br />

Et son travail exige tant de lenteurs<br />

là où, déjà, certains prenaient le pli de cet<br />

univers détaché et chaotique où l’homme<br />

semblait buter sans cesse sur lui-même.<br />

Il me fallait en convenir : beaucoup<br />

ne voulaient rien entendre aux concepts<br />

et à leurs prometteuses ouvertures. La<br />

société, la démocratie, le droit ; l’intégration,<br />

l’autonomie, le projet ? Funestes<br />

trios … Quant au travail social, l’un <strong>des</strong><br />

étudiants, par ailleurs salarié d’un accueil<br />

d’urgence, m’en avait averti dès le premier<br />

jour : « chez nous on ne fait pas de<br />

social mais de l’humanitaire ». J’en convenais<br />

donc. Inutile de résister, il fallait<br />

40


Frédéric Trautmann<br />

Penser à partir de la nuit<br />

partir de là, de cette souffrance partagée<br />

par les accueillants et les accueillis ; je<br />

m’en persuadais peu à peu, il fallait avancer<br />

à tâtons dans cette absence et cette<br />

désaffection conjointe de la pensée et<br />

du temps, telles qu’elles se profilaient<br />

autour <strong>des</strong> lieux de l’urgence.<br />

Nous étions dans <strong>des</strong> situations-limites,<br />

il fallait penser depuis les limites. Penser<br />

« à partir de la nuit » : l’accueil d’urgence<br />

<strong>des</strong> pauvres et <strong>des</strong> errants, la nuit ; la<br />

souffrance <strong>des</strong> accueillis, comme analyseur<br />

de la rupture <strong>des</strong> liens et du temps.<br />

Supports<br />

■<br />

Un tel projet ne peut certes se déployer<br />

dans les limites d’un article. Aussi me<br />

contenterai-je d’en esquisser quelques<br />

linéaments, à partir d’hypothèses dont la<br />

vocation n’est qu’heuristique.<br />

En première approximation, parler de<br />

souffrance renvoie à l’individu et, plus<br />

justement encore me semble-t-il, au sujet,<br />

tandis que parler de l’urgence sociale,<br />

rapporte au social. Certes, souffrance et<br />

urgence sont liées par le fait que l’une se<br />

formule sur la scène de l’autre, comme<br />

c’est le cas par exemple avec l’humanitaire.<br />

Mais ce lien déplace aussi les frontières<br />

de l'individuel et du social, en repense<br />

les articulations. C’est pourquoi, il est<br />

possible d’y analyser certaines formes<br />

que prennent aujourd’hui les rapports<br />

entre « du sujet » et « du social » et, plus<br />

généralement, de chercher à y comprendre<br />

« comment du sujet se constitue-t-il<br />

ou comment le sujet est-il institué ? » 4 .<br />

De telles questions ne sont pas nouvelles ;<br />

elles se posent dans un moment où le sens<br />

donné à la subjectivité balance entre « un<br />

individualisme de déliaison » 5 et « une<br />

instance de socialisation sans société » 6 ,<br />

et où celui de l’institution procède du<br />

morcellement et de la bureaucratisation.<br />

Je voudrais avancer à titre d’hypothèse,<br />

que les rapports entre l’individu et le<br />

social se caractérisent par une reconfiguration<br />

du lieu où ils se jouent, du lien<br />

qu’ils prétendent établir entre eux et de<br />

la trame symbolique par le détour de<br />

laquelle ce lieu et ce lien sont « instaurés<br />

et restaurés en permanence » (Gauchet.<br />

op. cit.) .<br />

C’est cette reconfiguration que révèle<br />

en filigrane le développement <strong>des</strong> politiques<br />

et <strong>des</strong> pratiques de l’urgence sociale<br />

en liaison avec l’affaiblissement <strong>des</strong><br />

régulations collectives et <strong>des</strong> politiques<br />

d’intégration. L’urgence et la souffrance :<br />

scènes nocturnes de la vie sociale où l’urgence<br />

– sa temporalité compactée, instantanée<br />

– apparaît comme mode central<br />

de régulation et d’organisation sociale,<br />

tandis que la souffrance <strong>des</strong> accueillis et<br />

l’épuisement <strong>des</strong> accueillants renvoient à<br />

la transformation du statut et de l’identité<br />

<strong>des</strong> êtres.<br />

Disparition –<br />

Apparition…<br />

Apparaissant dans le social, l’urgence<br />

se construit dans les années 1980 comme<br />

un moyen de contourner les lourdeurs<br />

institutionnelles pour réintroduire du jeu<br />

social dans un environnement plombé<br />

par la crise économique et par l’essoufflement<br />

<strong>des</strong> régulations <strong>sociales</strong>. Puis, à<br />

la faveur d’une mutation inattendue de<br />

l’individualisme et du rapport au temps,<br />

elle se présente plutôt comme une scène<br />

sociale de la disparition de problèmes<br />

sociaux réduits au médical ou au besoin.<br />

Ce sont avant tout les contours et les<br />

modalités de cette disparition qu’il s’agira<br />

de développer ici. A cette condition,<br />

il sera possible de l’appréhender aussi<br />

comme une scène de l’apparition où ces<br />

mêmes problèmes peuvent à nouveau<br />

être visibilisés et énoncés comme question<br />

publique : l’urgence permet alors<br />

de resituer socialement <strong>des</strong> problèmes<br />

perçus comme <strong>des</strong> évidences du réel,<br />

tandis que la souffrance réintroduit du<br />

symbolique là où il n’y a que rationalité<br />

instrumentale. C’est à une suite de variations<br />

entre disparition et apparition que je<br />

voudrais maintenant me livrer, variations<br />

où affleurent et s’éclipsent, par intermittence,<br />

<strong>des</strong> figures du sujet, <strong>des</strong> formes du<br />

lien, <strong>des</strong> aubes et <strong>des</strong> crépuscules.<br />

… De l’urgence dans le travail<br />

social<br />

■<br />

Une recherche bibliographique permet<br />

de situer l’émergence de la thématique<br />

de l’urgence dans le travail social au<br />

début <strong>des</strong> années 1980. Je m’appuierai<br />

ici sur l’analyse d’un numéro de la revue<br />

Informations <strong>sociales</strong>, consacré en 1984<br />

à l’urgence 7 . La couverture du numéro<br />

n’échappe pas à l’inévitable dramatisation<br />

qu’introduit la notion : on y voit <strong>des</strong><br />

pompiers tentant d’éteindre un incendie<br />

que l’on devine être situé en milieu<br />

urbain. Dans leur diversité, les articles de<br />

la revue donnent les clefs de cette mise en<br />

scène, et l’on comprend que la crise est<br />

partout, dans la famille qui se dissout,<br />

dans le travail qui se perd, dans la ville<br />

qui se fracture. La manière de qualifier<br />

les publics touchés rend compte de cet<br />

éclatement : chômeurs, exclus, expulsés,<br />

femmes divorcées, couple sans logement,<br />

fugueurs, sortants de prison… Ce mouvement<br />

« hors les gonds » se présente<br />

désormais comme trop important « pour<br />

que ces problèmes puissent être pris en<br />

charge par <strong>des</strong> réseaux informels » (p. 17)<br />

ou par les organisations classiques de<br />

l’action sociale : « la perception du travail<br />

social en terme d’urgence (…) bouscule<br />

les conceptions et les certitu<strong>des</strong> <strong>des</strong> organismes<br />

et <strong>des</strong> travailleurs sociaux acculés<br />

à une remise en question personnelle et<br />

structurelle » (p. 64). Une circulaire du<br />

Ministère <strong>des</strong> Affaires Sociales datant de<br />

mars 1983, et citée dans la revue, enjoint<br />

ainsi « les institutions <strong>sociales</strong> publiques<br />

et parapubliques (…) à se coordonner en<br />

vue de traiter, de manière institutionnelle,<br />

les problèmes de l’urgence sociale ».<br />

L’urgence est donc invoquée en ce sens<br />

que « la crise comporte un danger grave<br />

si aucune mesure immédiate n’est prise »<br />

(p. 3). Et les mesures ne manquent pas,<br />

qui toutes miment la catastrophe au nom<br />

de son imminence et pour la prévenir :<br />

SOS, SAMU, 24/24, permanence, porte<br />

ouverte… Et les mesures s’imposent en<br />

nouant dans le registre de la technique<br />

et de l’opérationnel, « le sentiment d’impuissance<br />

» et « l’impérieuse nécessité<br />

d’agir » : observatoire, dispositif, coordination,<br />

infrastructures opérationnelles,<br />

transparence, programme… L’urgence<br />

se parle alors dans ce déluge de réel<br />

qui conjugue le présent sur un mode<br />

compacté dans l’agir : efficacité, rapidité,<br />

vitesse, réponse immédiate, ponctuel, instant,<br />

décider … à mesure qu’il est dilaté<br />

dans la crise : débordement, détresse,<br />

symptôme, affolement, panique, spasmes,<br />

vertige, ivresse, allégresse…<br />

Des inquiétu<strong>des</strong> et <strong>des</strong> critiques émergent<br />

ça et là : on s’interroge sur les limites<br />

d’un tel mode d’action. Mais l’urgence,<br />

surtout, semble ouvrir bien <strong>des</strong> perspectives<br />

aux acteurs de l’époque. Dans<br />

la revue, plusieurs auteurs évoquent la<br />

41


lourdeur <strong>des</strong> structures, l’inadéquation de<br />

leur réponse « qui coûte cher et pérennise<br />

<strong>des</strong> situations là où il faudrait les changer<br />

»(p. 17). On déplore la rigidité <strong>des</strong><br />

institutions, leurs catégorisations et leurs<br />

« critères trop pointus qui excluent certaines<br />

deman<strong>des</strong> <strong>sociales</strong> » (p. 17). L’urgence<br />

permet donc de porter le regard à<br />

l’horizon : « si l’on construit un observatoire<br />

pour voir les crises et l’urgence, les<br />

écoutants finiront bien par voir quelque<br />

chose, par le connaître et peut-être par le<br />

transmettre » (p. 50). Et ce qui se profile<br />

n’est rien moins qu’un changement profond<br />

: « Son importance actuelle (l’urgence<br />

sociale) ne pourrait-elle conduire<br />

à accepter les réorganisations de l’ensemble<br />

<strong>des</strong> services sociaux ? » (p. 18)<br />

L’urgence participe alors « à la nécessaire<br />

diversification <strong>des</strong> interventions <strong>des</strong> institutions<br />

et au renouvellement <strong>des</strong> pratiques<br />

professionnelles » (p. 68).<br />

Le pouvoir politique n’a pas tardé à y<br />

voir une opportunité, et dès 1982, la circulaire<br />

Questiaux confie aux travailleurs<br />

sociaux la mission de « restaurer le lien<br />

social et la capacité d’être acteur », c’est à<br />

dire de pallier l’incapacité <strong>des</strong> institutions<br />

traditionnelles à assurer l’intégration de<br />

tous et la cohésion de l’ensemble. C’est<br />

alors l’ensemble <strong>des</strong> politiques territoriales<br />

qui se présente comme justification<br />

et conjuration de l’urgence : « du fait du<br />

transfert de compétences (la décentralisation)<br />

on verra apparaître de nouveaux<br />

acteurs [et] du fait de l’émergence de la<br />

crise, de nouvelles initiatives : mission<br />

locale, développement social <strong>des</strong> quartiers,<br />

zone d’éducation prioritaire (…)<br />

nous conduisent à mettre fin au jeu traditionnel<br />

<strong>des</strong> acteurs institutionnels qui<br />

donnent l’impression que l’action sociale<br />

n’est qu’une juxtaposition d’actions parcellaires<br />

» (p. 18).<br />

Dans un premier temps ces politiques<br />

s’appuieront sur ce que la sociologie<br />

nomme « le jeu <strong>des</strong> acteurs sociaux » :<br />

prenant acte d’une crise, l’Etat instaure<br />

<strong>des</strong> rapports d’échange et de négociation<br />

entre les individus, le local et lui-même.<br />

La cohésion sociale n’est plus produite<br />

par les institutions centrales, verticalement,<br />

mais dans le jeu <strong>des</strong> acteurs sociaux,<br />

horizontalement. C’est donc l’action globale<br />

qu’autorise l’urgence, à la fois dans<br />

l’espace et dans le temps, en promettant la<br />

réorganisation <strong>des</strong> rapports sociaux autour<br />

d’une autre conception du pouvoir et de<br />

nouvelles médiations <strong>sociales</strong> sur fond<br />

d’implication et de « retour de l’acteur ».<br />

Ici et là les politiques d’insertion et de<br />

mobilisation <strong>des</strong> individus supplantent<br />

peu à peu les politiques d’intégration ;<br />

elles n’en sont pourtant qu’une nouvelle<br />

modalité : il s’agit d’insérer pour intégrer.<br />

La « nouvelle question sociale » évoque<br />

ainsi la recherche d’autres médiations<br />

entre économique et politique, entre subjectivation<br />

et socialisation. Sur fond d’Etat<br />

animateur et de société civile régénérée,<br />

développement social et insertion constituent,<br />

dans le champ de l’action sociale,<br />

les deux faces d’un projet de transformation<br />

sociale et de promotion <strong>des</strong> individus.<br />

Tout ceci ne met pas en cause le principe<br />

classique du lien social, qui représente le<br />

cadre et le référent dans lesquels urgence<br />

et progrès cheminent de concert.<br />

…De la souffrance<br />

Mais 10 ans plus tard, que reste-t-il<br />

de cette promesse ? C’est dans le cadre<br />

<strong>des</strong> politiques transversales qui avaient<br />

vu émerger la question de l’urgence que<br />

s’exprimera vers le tournant <strong>des</strong> années<br />

1990, une plainte lancinante et récurrente<br />

ou prendra forme une problématique<br />

de la souffrance. En 1991, l’évaluation<br />

du Revenu Minimum d’Insertion (RMI)<br />

montre que sur 2 millions de bénéficiaires,<br />

moins de la moitié est sortie du<br />

dispositif au bout de deux ans, et pas<br />

toujours, loin s’en faut, avec un travail 8 .<br />

Il en va de même pour d’autres mesures<br />

qui, se perdant parfois dans <strong>des</strong> voies de<br />

garage, vont accompagner le glissement<br />

d’une insertion pour l’intégration à une<br />

intégration contre l’exclusion.<br />

Ainsi, au fur et à mesure que les politiques<br />

transversales trouvent leurs limites,<br />

c’est la question centrale du lien social<br />

en tant que condition de possibilité du<br />

vivre-ensemble qui refait surface. Mais<br />

tandis que le débat social – et sociologique<br />

– s’enflamme autour de l’exclusion,<br />

une plainte multiforme semble monter de<br />

partout. Elle émerge tout d’abord dans le<br />

noyau dur <strong>des</strong> politiques d’insertion . En<br />

1991, la délégation interministérielle au<br />

RMI note qu’une frange de bénéficiaires<br />

plus marginalisés que les autres présentent<br />

<strong>des</strong> difficultés importantes de prise<br />

en charge, en particulier dans le domaine<br />

de l’alcoolisme et de la santé mentale,<br />

sans que les psychiatres diagnostiquent<br />

<strong>des</strong> symptômes psychiatriques caractérisés.<br />

On peut regrouper ces symptômes,<br />

écrit-on, « sous le terme de détresse psychosociale<br />

».<br />

Pourtant, ce malaise qui ne trouve pas<br />

vraiment de nom va être adressé massivement<br />

à la médecine et à la psychiatrie.<br />

Jean Furtos, un psychiatre, note que « les<br />

services de psychiatrie ont commencé à<br />

accueillir une nouvelle vague de patients<br />

atypiques, à la fois désocialisés et précarisés,<br />

qui ne demandaient pas nécessairement<br />

<strong>des</strong> soins mais qui étaient adressés<br />

par le service social polyvalent, épuisé<br />

par (…) l’anomie ou la souffrance de<br />

leur client » 9 . Plus globalement, tout ceci<br />

se passe dans un contexte ou la « sensibilité<br />

à toutes les souffrances, <strong>sociales</strong><br />

aussi bien que privées, et particulièrement<br />

d’ordre psychique, prend une place<br />

croissante dans la société française » 10<br />

Cette sensibilité va trouver un point<br />

d’accroche sociale en 1994 et c’est un<br />

médecin de santé publique, le Professeur<br />

Lazarus, qui en déclenchera le processus.<br />

A la tête d’une commission interministérielle<br />

« santé – précarité », il est l’auteur<br />

d’un rapport intitulé « une souffrance<br />

qu’on ne peut plus cacher » 11 . Car l’enjeu<br />

est bien là, visibiliser, nommer socialement<br />

un phénomène qui trouble l’ensemble <strong>des</strong><br />

catégories et <strong>des</strong> représentations : celles<br />

qui renvoient la souffrance au sanctuaire<br />

privé comme celles qui en font une affaire<br />

de santé physique ou psychique.<br />

Le rapport Lazarus met tout d’abord<br />

l’accent sur la symétrie entre souffrance<br />

<strong>des</strong> usagers et mal-être <strong>des</strong> intervenants.<br />

Il associe d’emblée les souffrances <strong>des</strong><br />

populations à la prise de conscience de<br />

la durabilité <strong>des</strong> processus d’exclusion,<br />

aux limites <strong>des</strong> politiques <strong>sociales</strong> et à<br />

l’obsolescence <strong>des</strong> outils de diagnostic et<br />

d’intervention <strong>des</strong> psychiatres et <strong>des</strong> travailleurs<br />

sociaux. Il précise que ces souffrances<br />

ne concernent pas uniquement les<br />

personnes en grande précarité. Elles sont<br />

au principe de situations très diverses :<br />

socialisation de l’enfant et de l’adolescent<br />

en famille et à l’école / violence scolaire<br />

et urbaine / effondrement d’adultes<br />

au travail etc. Partout, c’est à différentes<br />

figures et degrés de « la disparition de<br />

soi-même comme personne parlante et<br />

agissante sur la scène sociale » 12 que renvoie<br />

la question de la souffrance. Les<br />

troubles évoqués prennent ainsi sens dans<br />

la diversité <strong>des</strong> termes employés pour les<br />

42 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Frédéric Trautmann<br />

Penser à partir de la nuit<br />

qualifier : Fatigue, échec, manque d’énergie,<br />

honte, dénégation, violence …<br />

Fort de ces analyses, c’est à une socialisation<br />

et à une politisation du problème<br />

de la souffrance que le rapport appelle :<br />

« c’est parce que la souffrance psychique<br />

(…) se traduit plus dans une incapacité<br />

<strong>des</strong> institutions à accueillir ces personnes<br />

et par la difficulté de celles-ci à y trouver<br />

une place, qu’il faut parler aussi de la<br />

dimension politique de ce problème. (…).<br />

Quand il n’y a pas d’espace temps de<br />

parole commune, c’est l’existence même<br />

de la cité qui est menacée. S’intéresser<br />

à cette souffrance (…) c’est aussi<br />

adopter une vision autre, moins économiste,<br />

moins productiviste de ce que l’on<br />

nomme crise » (Lazarus. op. cit. p. 21)<br />

. Et de proposer le développement d’un<br />

nouvel espace psycho-social qui interpelle<br />

aussi bien les institutions <strong>sociales</strong><br />

que psychiatriques dans leurs représentations<br />

et leurs pratiques, lorsqu’elles sont<br />

rendues inopérantes par ces souffrances.<br />

Le rapport insiste sur la multiplicité <strong>des</strong><br />

formes qu’un tel projet pourra prendre, et<br />

qui restent à inventer. Mais il en pose le<br />

principe général : offrir un espace temps<br />

d’écoute et de parole, d’expression de soi<br />

individuelle ou collective. Un lieu rendu<br />

nécessaire par la prééminence dans le<br />

social d’une logique productiviste qui<br />

s’énonce en prestations et projets : « les<br />

travailleurs sociaux n’ont pas de temps<br />

pour l’expression inutile »(p. 36). Il<br />

s’agira de « mobiliser les ressources <strong>des</strong><br />

personnes »(p. 36), dans <strong>des</strong> approches<br />

qui « dépassent les clivages entre psychiatrie<br />

et sociologie »(p. 28).<br />

La souffrance a été classiquement inscrite<br />

par le travail social dans le registre<br />

privé, lui-même assimilé au registre psychologico-moral<br />

de la relation éducative.<br />

C’est au moment où on lui reconnaît<br />

son caractère social que sa dimension<br />

psychique peut s’énoncer publiquement<br />

comme telle. Ainsi les textes nombreux<br />

qui traitent de la souffrance oscillent-ils<br />

entre les expressions « souffrance sociale/<br />

psychique / psycho-sociale » ou « sociopsychique<br />

» comme c’est le cas chez de<br />

Gauléjac.<br />

Encore faut-il relever le caractère<br />

limité et paradoxal de cette reconnaissance<br />

publique. Le rapport Lazarus n’a<br />

en effet jamais été officialisé. Parce que<br />

le consensus ne s’était pas réalisé dans le<br />

groupe de travail et peut-être aussi parce<br />

que son propos renvoyait aux impensés<br />

d’une société « économiste et productiviste<br />

», à <strong>des</strong> antagonismes dont le dévoilement<br />

pouvait paraître fatal. Quelle est<br />

la place de l’homme souffrant dans une<br />

telle société ? Comment penser que la<br />

souffrance n’est pas l’en-dehors de la<br />

société mais l’envers et le revers de son<br />

individualisme utilitariste et conquérant ?<br />

La disparition ou la mobilisation de soi<br />

sont-elles une affaire politique et existet-il<br />

quelque chose de plus paradoxal et<br />

de plus ambigu qu’une « politique <strong>des</strong><br />

subjectivités » ? Les scènes <strong>sociales</strong> qui<br />

donneront forme à cet envers se développeront<br />

dans les dernières années du siècle.<br />

Il faudra pour cela une compression<br />

extraordinaire du rapport au temps et à<br />

l’espace, porteuse d’une nouveauté politique<br />

et anthropologique dont l’urgence<br />

sera à nouveau l’analyseur.<br />

En attendant, le rapport cheminera<br />

un peu comme chemine la souffrance,<br />

sous le manteau. Il circulera comme ces<br />

plaintes doublement étouffées dans le<br />

silence <strong>des</strong> organes et dans la discrétion<br />

<strong>des</strong> rapports sociaux. Et c’est ainsi<br />

que, passant de main en main et sans<br />

avoir jamais été reconnu publiquement,<br />

il se constituera pour les professionnels<br />

comme le texte fondateur d’une nouvelle<br />

pratique médico-sociale.<br />

… De l’espace et<br />

du temps<br />

■<br />

Avec l’urgence <strong>des</strong> années 80 une<br />

société nouvelle rêve de se déployer dans<br />

l’ouverture du jeu social et la responsabilisation<br />

<strong>des</strong> individus. Elle se découvre<br />

10 ans plus tard au creux d’un homme<br />

souffrant adressant à un monde usé une<br />

plainte silencieuse. On l’aura compris,<br />

si l’urgence questionne l’institution (en<br />

tant que durée, permanence, extériorité<br />

et distance), la souffrance peut être<br />

posée comme métonymie du sujet et de<br />

sa publicisation. Une lecture de l’émergence<br />

de l’urgence et de la souffrance<br />

comme « question sociale » nouera l’effondrement<br />

« dans la crise » d’une société<br />

intégrée dans ses institutions, l’urgence<br />

comme une sorte d’éthique de la catastrophe<br />

annoncée où, de l’ultime sursaut,<br />

jaillirait la première adresse à un monde<br />

nouveau, et une évolution de l’individualisation<br />

faisant de l’individu le centre de<br />

gravité du social.<br />

Et c’est la question que je voudrais<br />

aborder maintenant. L’espace temps suggéré<br />

par Lazarus circule « en douce » et<br />

travaille peut-être le social de l’intérieur.<br />

Pourtant c’est un autre tour que prennent<br />

les choses, et l’urgence, qui fut oracle<br />

de l’avenir, va devenir dans la société<br />

toute entière le « sacre du présent » 13 . Ce<br />

changement de paradigme du temps va<br />

bouleverser le sens et les rapports entre<br />

institution, espace public et sujet.<br />

Volute<br />

Sans doute le sentiment de souffrance<br />

tel que je l’ai évoqué est-il aujourd’hui largement<br />

éprouvé. Masqué le plus souvent<br />

derrière les célébrations du sujet entreprenant<br />

et conquérant, il affleure parfois<br />

lorsqu’une chute brutale, une implosion,<br />

viennent troubler nos héroïques combats<br />

individualistes. Ainsi, l’errance aux marges<br />

de soi et du social, pourrait n’être que<br />

l’affaire de quelques errants, demandeurs<br />

d’asile et autres SDF, si cet égarement ne<br />

rencontrait un rapport au temps qui lui<br />

est fortement lié, et qui caractérise tout<br />

à la fois l’expérience quotidienne de ces<br />

marginaux, les formes d’action qui leur<br />

sont <strong>des</strong>tinées et plus généralement la vie<br />

de l’homme contemporain.<br />

Tocqueville déjà écrivait, pour parler<br />

<strong>des</strong> temps qu'il devinait poindre :<br />

« le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit<br />

marche dans les ténèbres ». Ce qui<br />

caractérise notre époque, selon certains<br />

auteurs, c'est un rapport au temps marqué<br />

par « le sacre du présent », et dont la<br />

notion d'urgence rend le mieux compte :<br />

fragmentation de l’action en de multiples<br />

segments dissociés les uns <strong>des</strong> autres,<br />

prépondérance de l’efficacité immédiate<br />

au détriment du long terme, instantanéité<br />

et vitesse plutôt qu’écoulement et projection<br />

du temps. Celui que Z. Laïdi nomme<br />

l’homme-présent, prétend, écrit-il, se suffire<br />

à lui-même pour affronter l’incertitude<br />

radicale du monde, et radicalise son<br />

besoin d’utopie par la recherche d’un<br />

présent éternel.<br />

Selon Nicole Aubert 14 , c’est vers le<br />

milieu <strong>des</strong> années 1980 que notre rapport<br />

au temps s’est transformé en s’exprimant<br />

dans les termes de l’urgence, l’immédiateté<br />

et l’instantanéité. Ces notions très<br />

corrélées entre elles ont été « générées<br />

43


Christine Colin, Arbre de vie, 100x100, Technique mixte, 1999<br />

par l’avènement de la mondialisation économique<br />

et financière (…), elle-même<br />

rendue possible par la révolution survenue<br />

dans le domaine <strong>des</strong> télécommunications<br />

» (p. 31).<br />

Si la recherche effrénée d’accélération<br />

est consubstantielle au capitalisme,<br />

la nouveauté consiste en ce que, « s’emparant<br />

du temps » grâce aux nouvelles<br />

technologies de l’information et de la<br />

communication, l’urgence s’est imposée<br />

comme mode de régulation, en substituant<br />

à « une organisation contrôlée<br />

par l’Etat, une régulation assurée dans<br />

l’instantanéité par la logique <strong>des</strong> marchés<br />

financiers » (p. 37). C’est par cette<br />

transformation, à laquelle se superpose<br />

notamment le passage d’une économie<br />

industrielle à une économie immatérielle,<br />

que se révèle l’idéologisation de l’urgence.<br />

Cette idéologie de l’utilité, de l’efficacité<br />

et de l’immédiateté qui sous-tend<br />

l’économie financière, s’étend ainsi à<br />

l’entreprise, à la vie quotidienne et à toute<br />

44 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Frédéric Trautmann<br />

Penser à partir de la nuit<br />

la société. L’urgence qui était, comme je<br />

l’ai évoqué plus haut, traitement exceptionnel<br />

– et donc temporalisé – d’une<br />

situation elle-même exceptionnelle, est<br />

désormais « valorisée en tant que telle »<br />

(p. 39), ayant pour but « de recentrer les<br />

humains supposés trop lents, trop mous,<br />

trop complexes (…), de les entretenir<br />

dans une disponibilité permanente, (…)<br />

sans arrêt à l’affût <strong>des</strong> opportunités pour<br />

les traiter le plus rapidement possible »<br />

(p. 39).<br />

Virilio dans les années 70 15 avait déjà<br />

évoqué cette « tyrannie du temps réel »<br />

qui s’articule à un espace lui-même<br />

« intégralement temporalisé » (Aubert<br />

p.33). Pour le dire autrement, là où le<br />

temps supposait une durée et donc une<br />

attente, l’espace impliquait une distance<br />

et donc un franchissement. Lorsque le<br />

temps se confond à une immédiateté et<br />

un vécu, l’espace devient une contiguïté<br />

et une immanence. De ce point de vue il<br />

me semble possible de définir le « temps<br />

réel » – peut-être devrait-on dire la reality<br />

– comme cette abolition de l’attente et de<br />

la distance .<br />

Boltanski et Chiapello 16 ont rappelé la<br />

caractéristique essentielle du capitalisme<br />

en tant que processus d’accumulation<br />

illimitée du capital, sans finalité autre<br />

que le profit pour le profit. L’Esprit dont<br />

il ne dispose pas par lui-même, et qui lui<br />

est nécessaire pour motiver et justifier<br />

l’engagement <strong>des</strong> acteurs en son sein, le<br />

capitalisme l’aurait jusqu’alors récupéré<br />

dans la société. Avec le temps réel, ne<br />

peut-on imaginer que le capitalisme ait<br />

trouvé le moyen de se passer de toute justification<br />

et de se présenter, non comme le<br />

meilleur <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> mais comme le seul<br />

monde, et ceci simplement parce qu’il<br />

advient, ici, maintenant, dans l’évidence<br />

de sa reality ?<br />

Fluidité<br />

Immédiateté, efficacité sont <strong>des</strong> ressorts<br />

essentiels du temps contemporain.<br />

Mais la vision opérationnelle du temps<br />

dont elles témoignent impose, comme<br />

l’écrit Laïdi, « un arbitrage impératif en<br />

faveur du présent [et] une reconduction<br />

permanente du présent vécu sur le mode<br />

de la contingence » (op. cit. p. 217). Ainsi<br />

une disponibilité permanente aux opportunités<br />

implique-t-elle une grande mobilité<br />

associée à une importante fluidité.<br />

Car si tout peut arriver dans l’instant,<br />

si les opportunités risquent toujours de<br />

surgir « au dernier moment », si les bonnes<br />

affaires se font « en dernière minute<br />

», et que l’information parvient en<br />

« flashes », il s’agit d’être « toujours à<br />

l’écoute (branché) et en disposition de<br />

commuter immédiatement (zapper) sur<br />

ce qui apparaît subitement mieux ou plus<br />

intense » 17 . Une telle mobilité / fluidité<br />

ne trouve pas meilleur principe que le<br />

téléphone mobile. Avec lui, chacun est<br />

toujours disponible et fait de cette disponibilité<br />

le principe de sa relation à autrui.<br />

Toujours disponible dans la mobilité mais<br />

aussi toujours mobile dans sa disponibilité.<br />

Car un appel peut tout interrompre<br />

à tout moment et, si ce n’est déjà fait,<br />

chacun est tendu vers cette imminence.<br />

Chaque appel prend ainsi le caractère<br />

d’une urgence : ne pas y répondre s’envisage<br />

rarement car il convient de saisir<br />

l’opportunité tout de suite, tandis que la<br />

disponibilité combinée à l’accès direct<br />

lui donne un petit goût d’intrusion …<br />

renforçant le sentiment d’urgence <strong>des</strong><br />

interlocuteurs.<br />

L’obsession opérationnelle est sensible<br />

jusque dans les messages qui préviennent<br />

de l’impossibilité de la connexion.<br />

Si les « annonces d’accueil » répètent à<br />

l’envi que l’on n’est pas « joignable » ou<br />

pas « accessible », cela ne remet pas en<br />

cause la disponibilité du correspondant<br />

mais incrimine un problème technique.<br />

C’est pourquoi, si les « opérateurs » favorisent<br />

la mobilité, c’est la fluidité qui les<br />

obsède. Que serait une mobilité rencontrant<br />

<strong>des</strong> obstacles, <strong>des</strong> résistances, ou de<br />

l’attente ? Ils ne cessent donc de réduire<br />

les « zones d’ombres », vallées escarpées,<br />

tunnels, interstices où pourrait subsister<br />

un écart entre disponibilité et mise<br />

à disposition. Car dire « je ne suis pas<br />

disponible » pourrait signifier une mise à<br />

distance volontaire de la course du temps,<br />

une soustraction choisie ou simplement<br />

assumée au désir impératif de l’autre.<br />

Enfin, le désenchâssement de l’espace<br />

et du temps qu’opère le mobile peut être<br />

entendu comme l’une <strong>des</strong> variations sur<br />

le thème de l’apparition et de la disparition.<br />

Le mobile permet en effet « d’être<br />

là sans être localisable, de se libérer de<br />

l’espace sans la contrainte de la distance<br />

» 18 , mieux encore, il « permet à<br />

chacun de rester branché en permanence<br />

et d’être toujours là où l’on n’est pas,<br />

tout en n’étant jamais là où l’on est ». 19<br />

Avec le mobile se brouillent toutes les<br />

frontières, et c’est en cela qu’il est l’objet<br />

fétiche d’un temps suspendu à l’instant :<br />

il métamorphose l’espace et le temps<br />

dans l’instant de la connexion ; il noue<br />

la présence et l’absence dans celui de<br />

la disponibilité, et imbrique le privé et<br />

le public l’un dans l’autre. En réalité<br />

c’est moins d’un brouillage que d’une<br />

reconfiguration qu’il s’agit. Car ce n’est<br />

aucun de ces pôles qui compte, pas plus<br />

que les rapports de continuité / discontinuité<br />

qui s’établissent entre eux et qui<br />

sont autant de médiations pour aller de<br />

l’un à l’autre là où pourtant chacun est<br />

le contraire de l’autre. La spécificité de<br />

l’instant – comme paradigme du temps<br />

– est d’abolir toute médiation entre ces<br />

pôles et d’y substituer une connexion, un<br />

nœud, c’est à dire une magie où l’un et<br />

l’autre se produisent et s’abolissent l’un<br />

dans l’autre.<br />

Réseau<br />

Le réseau correspond à plus d’un<br />

titre à cette <strong>des</strong>cription et constitue la<br />

forme spatio-temporelle ultramoderne<br />

par excellence. De ce point de vue, si le<br />

téléphone mobile n’est rien sans le réseau<br />

où il est inséré, l’internet comme réseau<br />

<strong>des</strong> réseaux en est l’incontournable complément.<br />

Dufour, (ibid. p. 100) énonce les<br />

principes du réseau, « fort simples mais<br />

profondément subversifs dans leur utilitarisme<br />

et leur immanentisme même » :<br />

organisé sur un mode fractal, sa fragmentation<br />

interminable en sous-réseaux<br />

ne relève d’aucune unité organique. Le<br />

réseau se démultiplie certes, mais il peut<br />

aussi se recomposer à l’infini selon telle<br />

ou telle connexion. Les flux qui le constituent<br />

créent l’espace dans lequel ils<br />

circulent, « si bien que le réseau n’est<br />

pas dans l’espace, mais est l’espace ».<br />

Enfin, il « possède en permanence plusieurs<br />

centres constamment mobiles ». Il<br />

prolifère de connexions qui sont autant<br />

de face à face sans tiers dans un présent<br />

sans présence. C’est cette disparition du<br />

tiers qui fait dire à Dufour que, dans la<br />

mesure où tout s’y trouve placé sur le<br />

même plan, « il n’ existe plus que <strong>des</strong><br />

interrelations (...) <strong>des</strong> relations duelles<br />

(…) <strong>des</strong> interactions ».<br />

Bien entendu, le réseau n’a pour but<br />

que de « rassembler, pendant une période<br />

45


courte <strong>des</strong> personnes très disparates,<br />

mais prises dans un jeu de relations plus<br />

ou moins durables », autour d’un intérêt<br />

commun 20 . Sans direction ou finalité, ce<br />

qui lui importe est le fonctionnement<br />

permanent du circuit. Toute panne, qui<br />

provoque souvent une panique, déclenche<br />

un protocole qui doit remettre le circuit<br />

en marche. Mais rien n’est plus étranger<br />

au mouvement que cette marche. En<br />

effet, si le mouvement est déplacement<br />

d’un corps dans l’espace, d’un point à un<br />

autre – le flux se réduit à une circulation,<br />

à un mouvement pour le mouvement.<br />

Je conclurai ce passage en retournant<br />

à la métaphore de la magie. La magie<br />

évoque l’action souterraine de forces<br />

occultes, et le magicien est celui qui, en<br />

un « tour de main », en fait le tour – son<br />

tour. Tout cela dans l’instant, avec habileté<br />

et sans la médiation d’un tiers. C’est<br />

peut-être à cette mystification du tiers que<br />

tient principalement la magie. Comme<br />

la pure bergère accablée voit jaillir une<br />

source de rubis à l’endroit où sont tombées<br />

ses larmes, la magie matérialise<br />

la correspondance et la coïncidence du<br />

visible et de l’invisible. N’y a-t-il pas là<br />

quelques similitu<strong>des</strong> avec le monde <strong>des</strong><br />

réseaux et du temps réel ? Après tout le<br />

réseau est toujours souterrain, au propre<br />

ou au figuré. Seules ses têtes sont visibles<br />

mais, s’il a un corps, il est caché. Il révèle<br />

en « un tour de main » (un clic dirait-on<br />

aujourd’hui »), <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> invisibles et<br />

opaques. Il rapte, plagie, dissimule et<br />

mystifie, aussi bien qu’il rassemble ce<br />

qui était séparé ou rapproche ce qui était<br />

éloigné. Il est le lieu d’élection <strong>des</strong> contrebandiers<br />

et <strong>des</strong> pirates contemporains,<br />

en même temps que celui de tous les possibles<br />

enchanteurs. Ses adeptes ne jurent<br />

que par lui et lui sont souvent aliénés. Il<br />

faudrait s’attarder sur ces mots et sur ces<br />

images, mais est-il indifférent que l’une<br />

<strong>des</strong> principales enseignes françaises de<br />

vente de matériel informatique ait associé<br />

le nom d’un célèbre pirate et l’image d’un<br />

magicien ?<br />

… A-pesanteurs de<br />

l’homme<br />

Précarité<br />

Francis Jauréguiberry (op. cit. 161)<br />

définit en ces termes le « syndrome du<br />

branché » : « ce mal latent qui guette tous<br />

ceux qui vivent leur expérience d’ubiquité<br />

médiatique selon une logique de pure<br />

rentabilité (…). C’est tout à la fois l’anxiété<br />

du temps perdu, le stress du dernier<br />

moment, le désir jamais assouvi d’être ici<br />

et ailleurs (…) la hantise de ne pas être<br />

branché au bon moment ». Cette épreuve<br />

m’intéresse en ce qu’elle témoigne,<br />

comme l’écrit l’auteur, d’une généralisation<br />

de l’aléatoire et de l’indétermination.<br />

Dans ce type de configuration, rien<br />

n’est jamais ni sûr ni même prévisible.<br />

L’homme <strong>des</strong> flux et de l’instantané est<br />

avant tout un homme précaire, parce que<br />

la précarité est le régime socio-politique<br />

de l’ultra modernité. Et cette précarité se<br />

décline sur plusieurs niveaux, que je ne<br />

puis qu’esquisser ici.<br />

Au plan économique et social tout<br />

d’abord, nombreux sont les travaux<br />

qui, depuis le début <strong>des</strong> années 80 ont<br />

débusqué et analysé ses causes et ses<br />

conséquences en les reliant notamment<br />

au déclin de l’Etat social. Robert Castel<br />

vient d’en résumer le propos dans<br />

un petit ouvrage. Il observe combien<br />

la dynamique <strong>des</strong> relations professionnelles,<br />

organisée jusqu’alors autour de<br />

la solidarité <strong>des</strong> statuts professionnels,<br />

tend à se transformer « en concurrence<br />

entre égaux », par laquelle « chacun est<br />

amené à mettre en avant sa différence<br />

pour maintenir ou améliorer sa propre<br />

condition 21 ». Il poursuit en constatant<br />

« qu’avec un peu de recul on commence<br />

à réaliser que ce qui se joue à travers<br />

la mutation du capitalisme (…) c’est<br />

fondamentalement une mise en mobilité<br />

généralisée <strong>des</strong> relations de travail (…)<br />

et <strong>des</strong> protections attachées au statut de<br />

l’emploi » (ibid.). Et il précise qu’il s’agit<br />

là profondément et « simultanément de<br />

décollectivisation, de réindividualisation<br />

et d’insécurisation » (ibid.).<br />

La conjonction de ces trois phénomènes,<br />

resituée dans le contexte que j’ai<br />

évoqué, permet de saisir ce qu’il en est<br />

de la condition précaire de l’homme contemporain.<br />

Dans tous les cas de figure, et<br />

■<br />

comme cela a déjà été noté, partout où il<br />

y avait du collectif et du prévisible, l’individu<br />

est sommé institutionnellement<br />

de s’appuyer sur lui-même. La notion<br />

de parcours, centrale dans les politiques<br />

d’insertion, a remplacé celle de carrière<br />

et le risque imprévisible et toujours singulier<br />

de la catastrophe s’est substitué au<br />

risque calculable et socialisé. Une telle<br />

instabilité menace l’idée même de projet.<br />

Plus exactement, si le projet fut la marque<br />

d’un monde qui s’ouvrait à l’avenir et à<br />

l’espace commun, ses références actuelles<br />

relèvent d’« un modèle de société qui<br />

a abandonné toute ambition collective<br />

d’intégration a priori (…) et qui demande<br />

[aux personnes] de construire le monde<br />

dans lequel elles vivent » 22 .<br />

Projet et parcours, en revenant à l’individu,<br />

font de la question biographique<br />

le cœur même d’une dynamique de socialisation.<br />

Se mettre en scène, en relation,<br />

multiplier les manipulations et les techniques<br />

de soi 23 , ne revient pas ici, comme<br />

le dirait Goffman, à aménager la distance<br />

entre les coulisses et la scène, mais bien<br />

à créer du soi mobile, interactif et interchangeable<br />

sur <strong>des</strong> scènes publiques à<br />

géométrie variable, elles-mêmes synchrones<br />

de ces expositions. C’est pourquoi<br />

la précarité caractérise aussi l’identité<br />

individuelle <strong>des</strong> hommes. Car « suis-je<br />

encore quelque chose hors de cette puissance<br />

de mobilité », comme se le demande<br />

Gauchet ? (op. cit. 257). Si la peur du<br />

vide finit par naître d’une « incertitude<br />

radicale sur la continuité et la consistance<br />

de soi » (ibid.), la précarité tient aussi au<br />

genre de dépendance à autrui qui caractérise<br />

l’homme biographique. En période<br />

de décollectivisation/réindividualisation,<br />

la confiance, la sécurité et l’assurance, ne<br />

peuvent tenir uniquement aux dispositifs<br />

de soi, ni aux systèmes impersonnels et<br />

abstraits. C’est pourquoi elles passent par<br />

une importance croissante accordée aux<br />

liens personnels et aux relations intimes.<br />

Mais, lorsque l’enjeu de tels liens est la<br />

permanence de l’être, les dépendances à<br />

autrui risquent d’être fortes, et les ruptures<br />

douloureuses, puisque la relation<br />

obéit aux fluctuations contre lesquelles<br />

elle se dresse et qui la commandent néanmoins.<br />

Envahi par le sentiment d’avoir « perdu<br />

le temps », enivré par la certitude que tout<br />

est possible ou suspendu au risque que<br />

tout peut arriver, l’homme précaire n’a<br />

46 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Frédéric Trautmann<br />

Penser à partir de la nuit<br />

que son corps pour se tenir dans le monde<br />

et pour tenir celui-ci à distance. C’est la<br />

solitude de ce lieu fragile qui le rend si<br />

perméable aux « techniques de soi ». Du<br />

sport aux antidépresseurs, en passant par<br />

d’authentiques sacrifices, se déclinent les<br />

formes d’un culte où s’apprivoisent et se<br />

conjurent les limites de soi. C’est aussi<br />

la fragilité de ce lien qui le rend vulnérable<br />

à tout événement qu’il n’aura su<br />

« gérer ». La précarité est ici complice de<br />

l’urgence, comme le signale l’étymologie<br />

latine du mot, qui signifie supplier, obtenir<br />

par prière : l’homme précaire éprouve<br />

ce sentiment archaïque de disparition<br />

imminente qui le soumet à la supplique<br />

d’une aide immédiate.<br />

Accueil d’urgence<br />

Si l’homme précaire est avant tout<br />

l’homme contemporain, l’errant, le sans<br />

domicile fixe, le demandeur d’asile, le<br />

clan<strong>des</strong>tin, qui peuplent les lieux d’accueil<br />

d’urgence, ainsi que les dispositifs<br />

qui leur sont <strong>des</strong>tinés, peuvent en représenter<br />

les figures limites. En tant que<br />

telles, il est possible de postuler qu’elles<br />

révèlent la norme dans son envers, mais<br />

aussi dans la radicalité de sa logique.<br />

Avant de suivre les pistes d’une telle<br />

analyse, il est utile de préciser ce dont<br />

je vais parler et sur quoi je m’appuie.<br />

Depuis le début <strong>des</strong> années 1990, se<br />

sont multipliés les dispositifs <strong>des</strong>tinés<br />

à accueillir en urgence <strong>des</strong> personnes<br />

de plus en plus nombreuses. Cette augmentation<br />

renvoie au débordement <strong>des</strong><br />

catégories classiques de l’action sociale,<br />

ne parvenant plus à rendre compte de<br />

la dynamique du social : la catégorie du<br />

chômage se montre incapable de rendre<br />

compte <strong>des</strong> nouvelles formes de la<br />

précarité et du non-emploi ; les « ayant<br />

droit » de la société salariale marquent le<br />

pas devant le nombre croissant de « sans<br />

droits » ; la catégorie de l’asile politique<br />

ne rend plus compte <strong>des</strong> flux migratoires<br />

qui parcourent un monde sans frontières<br />

et le scandent dans une oppression sans<br />

visage ; etc.<br />

Or cette difficulté à catégoriser témoigne<br />

d’un problème plus profond, celui<br />

<strong>des</strong> rapports réciproques entre individus<br />

singuliers et l’ensemble social susceptible<br />

de les lier. C’est à ce problème que la<br />

généralisation <strong>des</strong> politiques de l’urgence<br />

est venue apporter une réponse inattendue.<br />

En effet, ce n’est pas tant l’échec<br />

<strong>des</strong> politiques d’insertion et de développement<br />

social que la mutation politique<br />

et anthropologique dont j’ai essayé de<br />

rendre compte qui a précipité dans l’urgence.<br />

Insertion et développement social<br />

voulaient inventer de nouveaux mo<strong>des</strong> de<br />

solidarité et de reconnaissance mutuelle.<br />

Face à la précarité et au risque érigés<br />

en norme et en mode d’être à soi et au<br />

monde, ils semblent avoir cédé la place à<br />

l’urgence et au sécuritaire.<br />

Telles sont en tout cas les hypothèses<br />

à partir <strong>des</strong>quelles je voudrais poursuivre<br />

ce travail. Je me propose donc de cheminer<br />

le long de mots évoquant l’univers<br />

de l’accueil d’urgence et de travailler<br />

ainsi <strong>des</strong> liens entre les éléments caractéristiques<br />

du monde contemporain et<br />

les figures limites de l’être et du social<br />

qu’il charrie dans le champ de l’urgence<br />

sociale 24 .<br />

Les gens<br />

L’hétérogénéité est le premier terme<br />

qui vient à la bouche <strong>des</strong> professionnels<br />

lorsqu’il s’agit pour eux de qualifier le<br />

public avec lequel ils travaillent. Une telle<br />

hétérogénéité témoigne d’une évolution<br />

remarquable <strong>des</strong> publics et <strong>des</strong> situations<br />

depuis le milieu <strong>des</strong> années 1990. D’un<br />

public de clochards bien connus <strong>des</strong> citadins<br />

ou d’exclus au bout du rouleau, on<br />

est passé, selon les professionnels, à un<br />

public composé davantage de jeunes, de<br />

demandeurs d’asile et de précaires. Dans<br />

certains lieux on évoque une « mutation<br />

qui a concerné plus de 70% du public ».<br />

Dans d’autres, ceux notamment qui se<br />

situent tout au bout de la chaîne, dans<br />

ce qu’on appelle « l’extrême urgence »,<br />

on voit se confronter trois groupes principaux<br />

: les « clochards alsaciens sédentarisés<br />

là », les demandeurs d’asile et<br />

clan<strong>des</strong>tins, et « les jeunes virés de l’Aide<br />

Sociale à l’Enfance, puis <strong>des</strong> gens qui ont<br />

connu toutes sortes de ruptures ».<br />

Cette mutation se présente plus précisément<br />

dans les <strong>des</strong>criptions suivantes :<br />

un éducateur de structure d’hébergement<br />

d’extrême urgence évoque ainsi ces<br />

transformations : « Peu à peu l’équipe<br />

a accueilli <strong>des</strong> personnes présentant<br />

d’autres problématiques que les clochards<br />

ou les gens en voie de clochardisation qui<br />

étaient majoritaires au début (fin <strong>des</strong><br />

années 1980) ; que ce soient <strong>des</strong> jeunes<br />

renvoyés de chez eux parce qu’ils sont<br />

trop turbulents, le routard qui vient faire<br />

les vendanges ou encore le jeune toxicomane<br />

qui n’a pas pu obtenir de bon d’hébergement<br />

ailleurs ». D’une façon plus<br />

générale, on croise « <strong>des</strong> gens qui n’ont<br />

plus rien », ou qui « n’en peuvent plus de<br />

l’intérim », « <strong>des</strong> gens qui se trimbalent<br />

dans la rue toutes sortes de problèmes<br />

sociaux et sanitaires », « <strong>des</strong> publics en<br />

errance, qui bougent, avec <strong>des</strong> conduites<br />

addictives », comme le disent ces éducateurs.<br />

Des gens qui, selon cette assistante<br />

sociale, « se laissent porter, qui ont du<br />

mal à se raccrocher à quelque chose. Qui<br />

donnent le sentiment d’un abandon ; ils<br />

n’ont pas de repères, ils flottent ». Ce qui<br />

semble confirmé par cette autre assistante<br />

sociale lorsqu’elle évoque « les cas psy » :<br />

« ce sont surtout <strong>des</strong> gens qui se sont mis<br />

dans une bulle, qui se comportent comme<br />

<strong>des</strong> psychotiques ».<br />

Il y a « <strong>des</strong> hommes, <strong>des</strong> jeunes, <strong>des</strong><br />

vieux, de plus en plus de femmes qui tournent,<br />

qui tournent », et, le plus souvent<br />

selon cet animateur d’un lieu d’accueil,<br />

« <strong>des</strong> personnes qui sont plus dans l’intemporalité<br />

que dans l’urgence. Elles ont<br />

explosé par rapport à trop de pression<br />

sociale, dans la famille, au travail. Il y a<br />

ici 150 personnes par jour qui viennent<br />

pour se poser. On peut dire que la plupart<br />

sont sans statut et qu’elles pètent<br />

les plombs ». Il faut dire aussi, comme<br />

le remarque cet infirmier, que la rue se<br />

peuple à mesure « que les portes se ferment<br />

de partout, que ça rejette au nom de<br />

l’évaluation, de l’efficacité ».<br />

Ici passe un courant qui fait « péter les<br />

plombs » tant la tension est forte entre<br />

désinstitutionnalisation et émergence de<br />

souffrance subjective ; là il n’y a pas plus<br />

d’acteur que de sujet; juste <strong>des</strong> errants<br />

heurtant les cloisons hypnotiques de ce<br />

qui reste de la vie sociale et du temps : la<br />

souffrance d’individus sommés de construire<br />

du lien en lieu et place <strong>des</strong> institutions<br />

et l’urgence qui, les ayant privés de<br />

toute médiation symbolique, exclut l’idée<br />

même de lien.<br />

Dispositifs<br />

Si le public a tant changé, il convient<br />

d’aborder l’analyse <strong>des</strong> dispositifs qui lui<br />

sont <strong>des</strong>tinés en se distanciant de représentations<br />

communes qui les concernent:<br />

représentations où l’urgence sociale<br />

47


apparaît comme la fin d’une chute et le<br />

début d’une trajectoire de réinsertion ;<br />

représentations de l’accueil d’urgence<br />

de nuit comme vestige du renfermement<br />

<strong>des</strong> pauvres.<br />

Tout d’abord, il convient de rappeler<br />

que les dispositifs d’urgence ont été<br />

conçus au départ pour <strong>des</strong> catégories de<br />

population entrant soit dans les cadres<br />

ordinaires de l’assistance – comme les<br />

clochards –, soit dans ceux du social, pensés<br />

en référence à une intégration visée.<br />

A mi-chemin entre les difficultés personnelles<br />

et les transformations socioéconomiques,<br />

l’exclusion est, au début<br />

<strong>des</strong> années 1990, perçue comme le résultat<br />

d’un ensemble de ruptures produisant<br />

une chute continuelle. Selon Soulet 25 ,<br />

ce sens commun consacre une certaine<br />

conception de l’urgence : « parvenu au<br />

bout de la chaîne, il faut alors remonter le<br />

chemin, pas à pas… l’urgence n’apparaît<br />

donc pas seulement comme la distribution<br />

ponctuelle de biens de première nécessité.<br />

[Elle] n’a de justification socio-politique<br />

que dans le but de permettre <strong>des</strong> solutions<br />

à long terme qui s’enchaîneront les unes<br />

aux autres ». Et c’est ainsi, dans cette<br />

perspective d’une résolution globale, que<br />

l’ensemble <strong>des</strong> dispositifs existant à ce<br />

jour continue à penser une orientation<br />

ou un accompagnement tendus le plus<br />

souvent vers un retour à une situation<br />

normale, c’est à dire intégrée autour d’un<br />

travail et d’un statut stables.<br />

Mais le brouillage <strong>des</strong> catégories signale<br />

la disparition d’un horizon collectif de<br />

reconnaissance mutuelle et d’intégration,<br />

en rapport auquel les décrochages prennent<br />

sens et les ré-accrochages deviennent<br />

pensables. Si les clochards posent<br />

à nouveau problème 26 , c’est peut-être<br />

qu’ils révèlent un questionnement inquiet<br />

quant à la possibilité même d’une société<br />

susceptible d’insérer, voire d’accueillir.<br />

Plutôt que premier maillon d’une chaîne<br />

d’intégration, les dispositifs devront alors<br />

être analysés dans un contexte fortement<br />

paradoxal où, comme l’écrit Jacques Ion,<br />

ils indiquent « un faire (…) dans une conjoncture<br />

où l’action est réputée impossible<br />

». (op. cit. p. 35)<br />

Cette première distanciation en induit<br />

une autre. Il est fréquent d’assimiler les<br />

accueils d’urgence de nuit, et plus généralement<br />

l’ensemble <strong>des</strong> dispositifs de<br />

l’urgence sociale, au dernier vestige du<br />

renfermement <strong>des</strong> pauvres qui n’auraient<br />

pu entrer « dans le large éventail qu’offre<br />

l’assistance catégorisée et spécialisée » 27 .<br />

S’y conjugueraient alors plusieurs stratégies<br />

renvoyant autant à l’invisibilisation<br />

qu’à la normalisation par l’enfermement.<br />

Dans ce cas de figure, être hors catégorie<br />

signifierait avoir oublié ou perdu la discipline<br />

du travail. Les stéréotypes les plus<br />

courants renseignent bien à ce sujet : les<br />

SDF, dit-on, vivent au jour le jour, sont<br />

incapables d’élaborer un projet, de se<br />

plier à <strong>des</strong> règles simples ; l’oisiveté et le<br />

laisser-aller qui les caractérisent tiennent<br />

à l’absence de travail en même temps<br />

qu’ils interdisent tout travail.<br />

Ces représentations décrivent l’écart<br />

entre les errants, les attentes <strong>sociales</strong> et<br />

le rapport au temps qui est celui de la<br />

société salariale : avoir une vie réglée<br />

autour du travail, respecter <strong>des</strong> horaires,<br />

évoluer dans le temps selon les étapes<br />

d’une carrière progressant au fil <strong>des</strong> âges<br />

de la vie …<br />

Mais qu’en est-il de ces représentations<br />

dès lors que le rapport au temps et<br />

au travail ont changé ? Il faut bien constater<br />

combien les stéréotypes qui marquaient<br />

une distance à la norme semblent<br />

aujourd’hui être la norme : instabilité,<br />

absence de repères, mobilité, perte de<br />

sens de la notion de projet, résistance aux<br />

contraintes en vertu d’un présent où « tout<br />

est possible » … N’est-il pas possible<br />

d’inverser le raisonnement ? On pourrait<br />

alors se demander si les dispositifs de<br />

l’urgence ne relèveraient pas davantage<br />

aujourd’hui d’une légitimation de l’instabilité<br />

et de la mobilité comme norme ?<br />

Si tel était le cas, il s’agirait moins de<br />

remettre les gens dans le projet et dans le<br />

travail, que de les remettre dans le circuit,<br />

c’est à dire dans une « bonne pratique »<br />

de la mobilité et de la précarité. L’urgence<br />

serait ainsi un mode de régulation<br />

sociale.<br />

Bien entendu, ces propos ne signifient<br />

pas que l’antique projet de moralisation<br />

par le travail ait perdu de sa réalité et<br />

ce, même si la moralisation et le travail<br />

ont probablement changé de forme et<br />

de finalité. Ils signifient encore moins<br />

que le projet de réinsertion sociale et<br />

professionnelle soit désormais devenu<br />

inutile, ou pur alibi. Ce qui se trame ici<br />

révèle plutôt <strong>des</strong> contradictions proprement<br />

intenables entre une volonté réelle<br />

d’intégrer et une impossibilité de plus en<br />

plus fréquemment constatée de le faire<br />

selon les formes classiques. C’est aussi et<br />

peut-être surtout en tant que les structures<br />

et les professionnels doivent tenir ces<br />

contradictions, là où elles apparaissent<br />

dans leur extrême radicalité, en visibiliser<br />

les enjeux là où on les banalise dans leur<br />

morne répétition, en imaginer de possibles<br />

sorties enfin, que l’urgence sociale<br />

prend pleinement sens.<br />

Mobilité, technicité<br />

Si la logique de l’enfermement prend<br />

traditionnellement sens par rapport à une<br />

intégration, à l’assignation, fut-elle forcée,<br />

à un lieu à la fois physique, social et<br />

symbolique, c’est cette adéquation d’une<br />

socialisation et d’une territorialisation<br />

– voire plus globalement d’une localisation<br />

– que le nouveau rapport au temps<br />

et à l’espace est en train de transformer<br />

ou de briser. Il me semble en effet que la<br />

notion qui rend le mieux compte de la<br />

spécificité <strong>des</strong> dispositifs de l’urgence<br />

sociale est celle de la mobilité. L’accueil<br />

de nuit n’est pas principalement l’assignation<br />

à un lieu (« le bout de la chaîne » / la<br />

nuit) n’existant que dans la liaison à une<br />

durée et une continuité (« remonter pas à<br />

pas les étapes de l’intégration » / le jour).<br />

Il peut être analysé comme assignation à<br />

une mobilité qui, comme j’ai essayé de le<br />

montrer, scande la durée sur le mode d’un<br />

présent sans cesse répété (ce qui signifie<br />

indifféremment : recommencé à nouveau<br />

ou à l’identique), et le lieu sur celui de<br />

l’accessibilité immédiate au prix de sa<br />

dématérialisation.<br />

Car les dispositifs sont avant tout <strong>des</strong><br />

lieux de passage et de circulation. Ils<br />

reposent tous peu ou prou sur la base<br />

d’un accueil provisoire et ponctuel. Au<br />

bout d’un temps qui peut aller d’une nuit<br />

à quelques jours ou un mois selon les cas,<br />

la personne accueillie sera contrainte de<br />

partir, quitte, parfois, à revenir le soir<br />

même après avoir accompli les démarches<br />

nécessaires pour en avoir la possibilité. Il<br />

n’est pas rare que les prestations se réduisent<br />

à la douche et au lit, le repas et le<br />

petit déjeuner étant probablement perçus<br />

par les financeurs comme un luxe encourageant<br />

oisiveté et sédentarisation 28 . Pour<br />

la même raison, les accueils de nuit sont<br />

généralement fermés le matin et leurs<br />

usagers condamnés à errer 12 heures<br />

durant dans la rue.<br />

48 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Frédéric Trautmann<br />

Penser à partir de la nuit<br />

Au contraire <strong>des</strong> dispositifs classiques<br />

qui visaient la sédentarisation comme<br />

base et comme modèle de l’intégration,<br />

les dispositifs de l’urgence semblent<br />

aujourd’hui particulièrement obsédés<br />

par le risque de sédentarisation. Celui-ci<br />

représente un obstacle qui menace de<br />

bloquer tout le système en empêchant<br />

que se poursuive le mouvement continu<br />

et limpide <strong>des</strong> flux. La logique semble<br />

imparable, qui piège bien <strong>des</strong> usagers et<br />

<strong>des</strong> intervenants : tout ce qui demande<br />

ou prends du temps ne concerne pas l’urgence.<br />

Celle ci, exigeant une disponibilité<br />

de tous les instants, et chaque situation<br />

étant toujours susceptible d’être remplacée<br />

par une autre plus urgente encore, il<br />

importe que le dispositif offre toujours de<br />

la place; que plein chaque soir il puisse<br />

être vide chaque matin. Cette exigence de<br />

place et de fluidité peut conduire certaines<br />

structures à réattribuer les lits obtenus<br />

et non occupés immédiatement après<br />

une certaine heure.<br />

La peur de l’engorgement est de ce<br />

point de vue le principal moteur du système.<br />

Elle opère à deux niveaux : peur de ne<br />

pouvoir répondre à une demande urgente ;<br />

peur d’avoir à gérer les rassemblements<br />

à l’entrée <strong>des</strong> structures, avec toutes les<br />

tensions que cela suppose. Et tous de le<br />

constater entre révolte et résignation :<br />

« il faut que ça tourne … Il faut faire<br />

tourner les places, qu’ils entrent dans le<br />

système et qu’on passe le relais », comme<br />

le dit cette assistante sociale d’une structure<br />

d’hébergement temporaire ». « Il<br />

faut relancer, relancer toujours vers les<br />

démarches, évaluer, orienter » précise<br />

un intervenant et cela, bien que, selon<br />

d’autres, ce soit très difficile : « le problème<br />

<strong>des</strong> urgences c’est que ça s’engorge.<br />

Il faut tout faire pour que ça n’arrive pas,<br />

parce que toujours dire non ! … il y a un<br />

malaise que nous éprouvons tous » ; « la<br />

sélection se fait toute seule, il y a de la<br />

place ou il n’y en a pas, mais on est conscient<br />

que cela reproduit <strong>des</strong> injustices et<br />

souvent, quand je rentre chez moi, je ne<br />

suis pas fier ». Mais, comme le répète<br />

cet éducateur, « c’est l’urgence, c’est la<br />

situation du moment » et, l’un de ses<br />

collègues de poursuivre : « nous sommes<br />

souvent contraints de laisser les gens<br />

circuler dans les structures sans répondre<br />

à leur problématique ».<br />

Éviter l’engorgement, répondre rapidement<br />

aux problèmes les plus divers,<br />

évaluer pour orienter dans l’urgence,<br />

diversifier le réseau pour multiplier les<br />

parcours, les connexions qui remettront<br />

dans le circuit ceux, toujours plus nombreux,<br />

qui n’y sont plus … tout cela exige<br />

ici aussi une grande technicité. Et là où<br />

la mobilité effaçait peu à peu la temporalité<br />

de l’intégration, la coordination<br />

<strong>des</strong> réseaux va remplacer l’épaisseur du<br />

lieu. C’est ainsi que les associations, les<br />

administrations et les structures d’accueil<br />

fonctionnent en réseau. Dans la complémentarité<br />

de ces approches séquentielles,<br />

chaque réseau offre ainsi <strong>des</strong> réponses à<br />

la fois efficaces et rapi<strong>des</strong> à toutes sortes<br />

de situations.<br />

La multiplication de ces situations,<br />

le fait que chaque usager soit susceptible<br />

de se diffracter lui même dans un<br />

sous-réseau dont il serait le tenant-lieu<br />

(ce qu’on appellera individualisation de<br />

l’action) multiplie à son tour le besoin<br />

de coordination. Le journal de l’action<br />

sociale de janvier 1999, revenant sur la<br />

loi contre les exclusions de juillet 1998,<br />

consacrait un dossier à l’aide d’urgence<br />

et à sa nécessaire coordination. Certains<br />

acteurs interrogés y faisaient part de « leur<br />

crainte de rencontrer avec la coordination<br />

un dispositif plus virtuel que réel » (p.<br />

22). Et c’est bien de cela qu’il s’agit en<br />

partie. C’est ainsi que <strong>des</strong> standards téléphoniques<br />

se substituent peu à peu à la<br />

rencontre physique aux fins de recueillir<br />

les deman<strong>des</strong> d’hébergement, de les traiter<br />

et d’orienter les personnes vers les lits<br />

disponibles, mais aussi vers le référent<br />

désigné pour l’accompagnement social.<br />

Un intervenant social dans un lieu d’accueil<br />

d’extrême urgence, évoque ainsi les<br />

enjeux du système : « quand il fallait que<br />

nous décidions nous-mêmes <strong>des</strong> accueils,<br />

il y avait tous les soirs une bousculade,<br />

deux fois moins de places que de gens…<br />

c’était très subjectif et tout le monde était<br />

mal à l’aise. La question nous poursuivait<br />

toute la nuit : a-t-on fait le bon choix,<br />

le bon travail ? Nous savions bien que<br />

d’autres dormaient dehors. Et puis entre<br />

nous il n’y avait pas toujours accord sur<br />

qui accueillir ». Il évoque ensuite combien<br />

le fait d’avoir à venir sur place pour<br />

demander un lit, drainait toutes sortes<br />

d’autres deman<strong>des</strong> (de soin, de repas, de<br />

parole…) dont il était difficile de s’abstraire.<br />

« Maintenant, poursuit-il, tout ça<br />

passe par un numéro de téléphone, qui<br />

est délocalisé et invisible. A ce niveau là,<br />

ils ne connaissent rien à la situation <strong>des</strong><br />

personnes (…) ».<br />

La mobilité du réseau et sa coordination<br />

passent aussi par un recueil constant<br />

de données qu’il faut à leur tour coordonner.<br />

Car, comme l’écrit Laïdi, « l’urgence<br />

est l’amie <strong>des</strong> chiffres, <strong>des</strong> statistiques et<br />

<strong>des</strong> diagrammes qui permettent de voir<br />

la réalité telle qu’elle est (…). Voir les<br />

chiffres, c’est voir les faits immédiatement<br />

» (op. cit. p. 228). Et ceci renforce<br />

encore le besoin de se passer de tiers et<br />

participe d’une vision opérationnelle du<br />

réel, de la construction et de la maîtrise<br />

d’une réalité existant en soi, « détachée<br />

de toute représentation » (ibid.). C’est<br />

ainsi que chaque matin, dans tous les<br />

lieux d’accueil, de nombreuses fiches et<br />

statistiques <strong>des</strong>tinées à <strong>des</strong> opérateurs<br />

différents, sont à remplir et à envoyer<br />

pour assurer la continuité <strong>des</strong> flux tout<br />

en les maîtrisant.<br />

La transparence et la mobilité <strong>des</strong><br />

corps noués aux circuits et aux flux opèrent<br />

une forme de contrôle qui ne passe<br />

plus nécessairement par la visualisation<br />

et la localisation. Le système intervenant<br />

en amont <strong>des</strong> déplacements, ceux-ci<br />

sont rendus prévisibles et nécessaires par<br />

l’instauration de toute une série de passages<br />

obligés. C’est ainsi que l’obligation<br />

de prendre contact téléphonique à telle<br />

heure pour obtenir un lit, de se présenter à<br />

tel endroit pour obtenir un bon, d’arriver<br />

avant telle heure pour prendre un café, un<br />

repas ou pour dormir diminue les improvisations<br />

et les initiatives. La circulation<br />

supprime la présence et la quête d’un<br />

ailleurs, aspire les corps et les exhale en<br />

flux qu’il faut contrôler. L’errance est une<br />

norme, fantomatique et compulsive certes,<br />

mais impérieuse. Si contrôle effectif<br />

il doit y avoir, il concernera davantage<br />

ceux qui, parmi les errants, ne sont plus<br />

dans le circuit. C’est à ce titre d’ailleurs<br />

que les clochards posent à nouveau problème.<br />

Immobiles dans l’espace public,<br />

ils sont, comme le dit cette animatrice,<br />

« ancrés dans la rue ». D’autres les y<br />

rejoignent parfois, sortants d’hôpitaux<br />

psy, jeunes routards ou banlieusards. Ce<br />

sont ces ancrages qui inquiètent : « les<br />

riverains téléphonent, ils ont peur pour<br />

les gens, les commerçants, les passants,»<br />

comme le dit cet éducateur de rue. Le<br />

travail de rue se développe d’ailleurs.<br />

D’une certaine manière il correspond à<br />

cette angoisse et à cette insécurité pro-<br />

49


voquée par ceux qui sont immobilisés.<br />

Alors, il s’agit toujours, comme l’évoque<br />

cette équipe de rue, de « faire le point,<br />

de coordonner le réseau, de relancer<br />

pour que les personnes reprennent les<br />

démarches ».<br />

Identités flottantes , numération<br />

binaire<br />

Cette mobilité révèle et produit en<br />

même temps un être spécifique qui se<br />

donne à voir parfois sur le mode pathologique.<br />

Les identités flottantes et instables<br />

qu’elle engendre n’ont certes rien de<br />

l’intensité et de l’ivresse innovante <strong>des</strong><br />

surfeurs conquérants. Mais elles en sont<br />

l’inséparable envers : ce jeune homme qui<br />

déboule en urgence en demandant une<br />

solution immédiate à son problème et qui<br />

disparaît ensuite; la violence qui éclate à<br />

l’endroit de l’autre avec qui on blaguait<br />

l’instant d’avant ; « celui-là, raconte l’infirmière,<br />

il a été voir un travailleur social<br />

RMI, il a failli lui casser la gueule. Il<br />

y a la façade et, pour un mot, il monte<br />

au plafond ». L’alternance du vide et du<br />

plein, encore ? Ecoutons ce veilleur de<br />

nuit : « la nuit c’est le trop plein et ils ont<br />

besoin d’un lieu pour vider. Le matin ils<br />

sont clairs et ils vont voir l’assistante<br />

sociale avec un projet ».<br />

Dans cette équipe, comme dans<br />

d’autres, toute la question est de savoir<br />

s’il s’agit de deux faces de la même personne,<br />

ou de deux personnes et de deux<br />

réalités différentes. Et l’on en revient à<br />

la troublante et récurrente énigme de la<br />

souffrance psychique : cas psy ou forme<br />

normale ? Le débat est houleux dans cette<br />

réunion d’équipe : pour l’infirmière, « je te<br />

dis qu’il a un problème psy » ; « moi, rétorque<br />

l’assistante sociale, je l’ai senti posé<br />

et très calme ». « Tu parles, lui répond<br />

le veilleur de nuit, le soir il a les yeux<br />

en coquelicot et c’est plus le même discours<br />

». « Je sais que les deux réalités sont<br />

différentes, mais celle que je vois existe<br />

aussi », conclut l’assistante sociale.<br />

Après tout, peut-être ont-ils tous raison<br />

car comment exister dans l’urgence ?<br />

Une vie clivée entre jour et nuit, entre<br />

vide et plein, entre abandon et vouloir,<br />

mais aussi entre besoins reconnus (dormir,<br />

manger, avoir chaud …) et désir<br />

ignoré … il se peut bien que beaucoup de<br />

ces êtres finissent par se construire dans<br />

<strong>des</strong> personnalités clivées elles aussi, dont<br />

chaque part fêlée et non ré-conciliée,<br />

se projetterait follement dans chaque<br />

séquence et dans chaque lieu. Après tout :<br />

une part de chaos la nuit avec le veilleur ;<br />

une part de <strong>des</strong>sein le jour avec l’AS ; une<br />

part de souffrance en consultation avec<br />

l’infirmière… Et le passage à l’acte qui<br />

rôde dans le désordre <strong>des</strong> variations entre<br />

apparition et disparition.<br />

Il faut penser, comme le montrent<br />

notamment Gauchet (op. cit.), Lebrun 29<br />

ou Dufour (op. cit.), les rapports de la personnalité<br />

contemporaine et de ses formes<br />

psychopathologiques avec l’évolution de<br />

l’individualisme. Et chacun d’entre eux<br />

note, à sa manière, l’avènement d’un<br />

sujet plus psychotisant / flottant que<br />

névrotique/en conflit. « Dans la tendance<br />

à la désymbolisation [actuelle] c’est un<br />

sujet précaire, a-critique et psychotisant<br />

qui est requis – j’entends par psychotisant<br />

un sujet ouvert à toutes les fluctuations<br />

identitaires et par conséquent à tous les<br />

branchements marchands » (Dufour. op.<br />

cit. p. 24-25).<br />

La question du sujet est affaire d’entredeux<br />

; « il a deux antagonistes », comme<br />

l’écrit Kafka, dans la brèche <strong>des</strong>quels il<br />

lui faut se mouvoir 30 . Mais celle du social<br />

aussi : entre-deux de l’économique et du<br />

politique. Ces pôles, parce qu’il sont<br />

intenables en tant que tels, ouvrent la<br />

voie à <strong>des</strong> conflits, <strong>des</strong> ajustements, <strong>des</strong><br />

équilibres qui font qu’il est possible de<br />

se tenir plus ou moins bien dans l’entre-deux.<br />

C’est sur la névrose comme<br />

conflit constitutif du sujet, et sur la lutte<br />

<strong>des</strong> classes comme conflit constitutif du<br />

social, que se sont énoncés la question de<br />

l’être et celle de l’être-ensemble.<br />

Dans un système caractérisé par<br />

la fragmentation, par le rejet de toute<br />

médiation au nom de l’efficacité et de<br />

la rapidité, la continuité de l’existence,<br />

le sentiment d’unité de la personnalité<br />

et de l’expérience sont plus que jamais<br />

difficiles et nécessaires à assurer. Le<br />

sujet précaire <strong>des</strong> dispositifs de l’urgence<br />

sociale est-il en mesure de compenser par<br />

la réflexivité et la narration, la faiblesse<br />

socialement construite de son identité ?<br />

En attendant d’ouvrir la voie à de telles<br />

respirations, il faut constater combien<br />

une réalité binaire sèchement pragmatique<br />

et désymbolisée rend tout effort <strong>des</strong><br />

accueillis et <strong>des</strong> accueillants en ce sens,<br />

très laborieux.<br />

Question / réponse, problème / solution,<br />

urgence et action directe ont partie<br />

liée et tendent logiquement à fabriquer de<br />

la reality au détriment de toute autre qui<br />

inclurait <strong>des</strong> valeurs, <strong>des</strong> significations,<br />

débordant sa pure fonctionnalité. Il n’est<br />

pas nécessaire d’insister sur le fait que le<br />

système d’accueil s’est construit en premier<br />

lieu sur la volonté de répondre à <strong>des</strong><br />

besoins objectifs et liés à la survie. Que<br />

ceci soit en train de changer tient pour<br />

l’essentiel à l’opiniâtreté <strong>des</strong> associations<br />

et <strong>des</strong> professionnels. Il n’en reste pas<br />

moins que c’est dans un monde binaire,<br />

où rien ne s’offre à la liaison entre ici<br />

et ailleurs, entre maintenant et ensuite,<br />

que les uns et les autres ont à cheminer.<br />

J’ai déjà noté le renvoi dos à dos du<br />

besoin et du désir. Il y a aussi : la rupture<br />

entre jour et nuit, lorsque chacun quitte<br />

son lit à l’aube avec ses petites affaires<br />

pour rejoindre d’autres équipes, d’autres<br />

lieux ouverts quand les précédents sont<br />

fermés ; celle entre hiver et été : « l’hiver<br />

on est dans l’humanitaire, et tout est<br />

ouvert explique cet intervenant ; on peut<br />

dire toujours oui, mais pour le minimum.<br />

L’été, poursuit-il, on est dans le social,<br />

mais tout est fermé. On a toutes sortes<br />

de deman<strong>des</strong> mais il faut dire toujours<br />

non » ; entre visibilité et invisibilité, entre<br />

compassion privée et sécurisation <strong>des</strong><br />

lieux publics … Le chat a sept vies, diton,<br />

combien l’homme précaire en a-t-il ?<br />

… Respiration ...<br />

Dans un numéro récent de la revue<br />

Rhizome 31 , le Professeur Lazarus revenant<br />

sur la notion de souffrance, se<br />

demande si le compassionnel, allié au<br />

pouvoir médico-social, n’a pas conduit<br />

à « faire de la souffrance psychique un<br />

paradigme écran ». Il écrit : « parce que<br />

la souffrance diagnostiquée appelle les<br />

soins (…), je me demande vraiment si<br />

nous n’avons pas contribué à troubler<br />

(…) nos capacités de lecture politique de<br />

la précarité et de l’exclusion ».<br />

Je voudrais terminer cet article en<br />

évoquant – partiellement – <strong>des</strong> formes<br />

possibles d’une telle lecture à l’œuvre<br />

dans les lieux d’accueil et / ou d’hébergement<br />

d’urgence. Elle s’y insinue plutôt<br />

que s’y institue et trame d’autres intrigues,<br />

aménageant d’autres scènes, dans<br />

d’autres temporalités. Par leurs capacités<br />

à biaiser et à déjouer les pièges de<br />

l’expertise qui prétend dire le réel, les<br />

■<br />

50 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Frédéric Trautmann<br />

Penser à partir de la nuit<br />

accueillis et les accueillants tentent de<br />

remettre sur la scène tout ce que l’urgence<br />

rejette et refoule : la demande, la<br />

présence, la patience ; le symbolique, si<br />

celui-ci « s’éloigne du réel, fait semblant<br />

de se soustraire à la conjoncture (…),<br />

produit <strong>des</strong> effets, non <strong>des</strong> objets » 32 .<br />

Parole<br />

Instrumentalisée ou expulsée du<br />

social, la souffrance est le plus souvent<br />

traitée sur un registre médical / humanitaire<br />

aux frontières de la société. Entre<br />

l’humanitaire et le social, c’est à dire<br />

pour reprendre les catégorisations ordinaires,<br />

entre la satisfaction <strong>des</strong> besoins<br />

primaires et la question de l’être et de<br />

l’ensemble, il semble ne rien y avoir. Sur<br />

le versant humanitaire, dit-on, « il n’y a<br />

pas de catégorisation, pas d’écrémage,<br />

on prend tout le monde, et on n’a pas<br />

de demande », et sur le versant social,<br />

« on catégorise, on essaye de les faire<br />

rentrer dans les trucs classiques : insertion,<br />

activités, projet, critères, mais c’est<br />

de la devanture ». Et pourtant, à bien y<br />

regarder, les accueils, les relations réciproques<br />

et les pratiques sont bien loin de<br />

se limiter à cela.<br />

Admettre que la souffrance ne soit plus<br />

confinée à l’espace privé en tant qu’espace<br />

soustrait au monde, implique que<br />

quelque chose puisse la détourner de son<br />

cours ordinaire. En effet, comment penser<br />

la souffrance comme question publique<br />

si, en tant que « concentration exclusive<br />

sur la vie corporelle » 33 , elle représente,<br />

selon Arendt, le modèle d’une expulsion<br />

radicale du monde commun, modèle sur<br />

lequel se fonderont les conceptions d’une<br />

« existence humaine entièrement privée,<br />

indépendante du monde (…) » ? (ibid.). Si<br />

la souffrance renvoie à « une rupture du<br />

lien qui permet à l’individu de fonder son<br />

rapport au monde » 34 et si cette rupture<br />

dévoile <strong>des</strong> contradictions profon<strong>des</strong> de<br />

la société, il lui est nécessaire de passer<br />

par un ensemble de médiations pour<br />

devenir un enjeu collectif. Le recours<br />

au concept de parole tel que le construit<br />

Arendt – activité proprement politique se<br />

déployant dans un espace public qu’elle<br />

contribue à constituer – pourrait bien<br />

fournir le principe de telles médiations.<br />

Dans les lieux d’hébergement d’urgence,<br />

la souffrance <strong>des</strong> personnes peut<br />

passer inaperçue derrière le besoin à<br />

combler ; cette invisibilité est alors lourde<br />

de menaces et de dérives. Mais lorsqu’elle<br />

est reconnue, la souffrance se fait<br />

parole. Il s’agit là d’une souffrance sans<br />

bruit ; pas celle <strong>des</strong> cris, de la guerre, <strong>des</strong><br />

conflits. Celle du silence et de la nuit. Un<br />

genre de souffrance que l’on abrite, qui<br />

se déroule en soi, souffrance intime et de<br />

l’intime, qui se murmure, qui touche à<br />

la difficulté ou à la possibilité d’exister.<br />

Ce silence n’est pas perçu alors comme<br />

de l’accablement. Il est aussi ce qui, par<br />

tâtonnements, fait naître les parois d’une<br />

intériorité. Toutes les sagesses ont enseigné<br />

l’art du silence pour échapper à la<br />

souffrance et pour faire advenir le sujet<br />

de la parole. Il faut écouter ce silence :<br />

« ici on ne demande rien, on accueille<br />

les gens avec leur histoire, on accueille<br />

leur histoire ». « C’est un endroit où tout<br />

le monde réfléchit beaucoup. De se voir<br />

les uns les autres, beaucoup réfléchissent<br />

à la vie, à la vision du monde ». « Dans<br />

le social ce qui m’énerve c’est la volonté<br />

de donner réponse à tout : que <strong>des</strong> règles,<br />

que <strong>des</strong> procédures. Ici on ne demande<br />

rien on ne donne presque rien, juste une<br />

présence ». Et puis, comme le dit cet<br />

animateur, « on n’a pas de prestations à<br />

offrir, c’est pour ça que les gens racontent<br />

la vérité ». Il y a ainsi <strong>des</strong> lieux où l’on<br />

connaît le silence. Ce sont les mêmes que<br />

ceux qui accueillent sans rien attendre,<br />

sans rien demander. C’est là aussi qu’il y<br />

a le moins de violence. Faire silence c’est<br />

faire retour en soi, c’est à dire à ce qui<br />

est étouffé dans la logique de la survie et<br />

de l’urgence. C’est faire taire, après une<br />

journée d’errances syncopées, ce que personne<br />

n’a voulu entendre et qui hurle.<br />

De ce fait, la souffrance pose la<br />

question <strong>des</strong> limites de la maîtrise et<br />

de l’efficace. Comme le note justement<br />

G. Vincent 35 , elle met en question le<br />

modèle rationaliste qui insiste toujours<br />

sur l’action, la maîtrise et la domination.<br />

Par son inertie et son épaisseur, par sa<br />

résistance même symptomatique, elle<br />

fait obstacle à la fluidité du système.<br />

Elle en marque l’indépassable limite,<br />

comme en témoigne cette parole d’un<br />

infirmier évoquant un clochard couché<br />

sur le trottoir: « il dort dans la rue avec<br />

son symptôme ».<br />

La parole, étayée et bercée de ce silence,<br />

se déploie alors dans l’échange et<br />

dans la rencontre. Y-a-t-il <strong>des</strong> lieux plus<br />

parlants, plus liants que certains réfectoires<br />

hallucinés dans la nuit ? « C’est un<br />

sale endroit, commence cet éducateur,<br />

on est dans la pénombre, sous la terre,<br />

mais c’est un lieu d’échanges, un lieu de<br />

face à face par la parole et par le corps,<br />

c’est un lieu de plein de choses ». L’un<br />

de ses collègues poursuit : « il y a de la<br />

souplesse et de l’écoute, tout circule par<br />

la parole parce qu’il n’y a pas d’accompagnement<br />

social ». « On donne du temps,<br />

on assure une présence et on cause. C’est<br />

un lieu vivant, tragi-comique, car les<br />

gens, en dehors d’être stigmatisés, ils<br />

sont vivants » ajoute un intervenant.<br />

Dans la rue, c’est autre chose, ce n’est<br />

pas tant la parole qui importe, que la<br />

demande qui pourrait la rendre possible.<br />

Ici il s’agit d’aller vers les gens, les plus<br />

démunis d’entre eux, là où ils se trouvent.<br />

On se rassure un peu avec les missions<br />

officielles : repérer, orienter, etc. Mais<br />

bien vite on s’ajuste, comme cette assistante<br />

sociale : « la plupart n’ont pas de<br />

demande, alors on passe une fois, deux<br />

fois, et puis … on revient, juste comme<br />

ça, pour dire bonjour, rassurer, être là ».<br />

Et son collègue de poursuivre : « exister<br />

c’est être reconnu. Ce sont <strong>des</strong> gens qui<br />

n’ont parfois plus de sensation de la vie.<br />

La question pour nous c’est : comment<br />

faire pour qu’il y ait de nouveau une<br />

demande ? ». Et, après un moment de<br />

silence, de répondre comme pour luimême<br />

: « passer, dire bonjour ». L’une<br />

<strong>des</strong> équipes de jour a accompagné « les<br />

marau<strong>des</strong> » d’une équipe de nuit : « biscuits,<br />

café, me raconte un infirmier. Ils<br />

sortaient de tous les coins, c’est dingue<br />

le nombre de gens qui dorment dehors.<br />

C’étaient parfois les mêmes que le jour<br />

mais le jour ils n’ont pas l’occasion de<br />

parler, il faut qu’ils bougent. Là, ils pouvaient<br />

se poser et avaient moins peur ».<br />

Bertrand Ravon 36 éclaire les formes<br />

et les enjeux du travail de rue auprès<br />

<strong>des</strong> « personnes en souffrance ». Ce type<br />

de travail est, selon lui, une critique <strong>des</strong><br />

institutions qui se passent de la demande<br />

du bénéficiaire. Il représente une action<br />

sans repères et sans cadre, avec la relation<br />

comme moyen et comme fin. Les<br />

gens y sont approchés là où ils vivent,<br />

non dans les catégories classiques de<br />

l’insertion, mais dans l’immédiateté de<br />

leur présence et de leur souffrance dans<br />

l’espace public.<br />

Cette analyse montre l’importance de<br />

« la personne » comme catégorie – incer-<br />

51


taine – de l’action et donne à la parole<br />

une signification particulière : être le vecteur<br />

d’une construction biographique et<br />

le support d’un lien qui, comme l’écrit<br />

Gauchet, doit être « instauré et restauré en<br />

permanence par une reconnaissance symbolisée<br />

et institutionnalisée de la coprésence<br />

avec l’autre » (op. cit. p. 240). Ce<br />

travail de parole et de relation se substitue<br />

à la logique de l’urgence en ceci qu’il<br />

s’établit dans la durée, qu’il suppose la<br />

confiance réciproque et qu’il porte, non<br />

sur <strong>des</strong> besoins segmentés et objectivés,<br />

mais sur un désir qui est toujours désir de<br />

reconnaissance.<br />

La parole se déploie aussi dans les<br />

équipes et avec les accueillis autour d’une<br />

question cruciale, celle <strong>des</strong> règles. Dans<br />

la mesure où l’on travaille dans ces situations<br />

limites, avec <strong>des</strong> personnes d’autant<br />

plus singulières qu’elles sont détachées<br />

<strong>des</strong> appartenances collectives, l’énorme<br />

travail sur les règles, c’est à dire sur le<br />

cadre commun, qui est accompli dans ces<br />

lieux doit être analysé comme un travail<br />

de subjectivation et de socialisation. Je<br />

me contenterai ici d’en évoquer quelques<br />

aspects.<br />

Tout le monde en convient, on pratique<br />

une sorte de jurisprudence sans<br />

loi : « il faut réagir sans filet, sans règles<br />

générales », comme le dira cette assistante<br />

sociale ; « il n’y a pas de normes, on<br />

est toujours dans l’entre-deux » ou, « en<br />

ce qui concerne les règles il faut jongler<br />

au jour le jour », comme le diront ces<br />

éducateurs. Le problème dit ce veilleur<br />

de nuit, c’est « qu’une règle pas souple<br />

c’est la rue, alors… ». Alors, « pour<br />

les règles, il faut toujours tout justifier,<br />

palabrer, négocier le cadre » avance cet<br />

éducateur.<br />

Ce travail sur les règles est sans cesse<br />

poursuivi en équipe : « en équipe, il y a<br />

beaucoup de discussions et de tensions, on<br />

ne cesse de revenir sur les décisions, d’en<br />

adopter d’autres. Puis, la nuit ça risque<br />

encore de changer » ; « Avec l’association<br />

on discute sur les règles : (les gens), on<br />

les prend ou pas, il y a un projet ou pas,<br />

on leur demande l’adhésion ou pas ? ».<br />

Il y a peu de règles strictes et, lorsqu’il<br />

arrive que cela soit le cas, à la suite d’une<br />

pression politique le plus souvent, « on<br />

ruse », « on biaise ». C’est dans tout un<br />

travail d’ajustements permanents, plus ou<br />

moins régulé, plus ou moins cohérent que<br />

le cadre se construit au fur et à mesure.<br />

L’instabilité inhérente à ce processus n’est<br />

pas exempte de violence, car l’absence<br />

de référent extérieur peut laisser chacun<br />

seul et démuni : « dans certains cas, la<br />

souffrance de l’autre me ramène à un terrible<br />

sentiment d’impuissance (…) à mes<br />

dernières limites et c‘est dans de telles<br />

situations que peut surgir ma violence ».<br />

Parfois, comme le confie cet autre éducateur,<br />

c’est à la toute puissance qu’elle<br />

menace de conduire : « négocier, oui, mais<br />

c’est aussi du leurre, ça donnait aussi lieu<br />

à de la violence <strong>des</strong> éducs ».<br />

Malgré tout, « ici au moins on les<br />

respecte les gens, et on fait avec ce qu’ils<br />

sont », comme le dit cet intervenant de<br />

nuit. Dans certaines structures on observe<br />

qu’au fil <strong>des</strong> ans une tonalité a été donnée,<br />

un esprit s’est forgé. « Les gens<br />

qui viennent ici, ils connaissent ou ont<br />

entendu parler. Ils savent qu’on est une<br />

équipe, qu’il y a une cohérence. Ils savent<br />

aussi qu’on les respecte ». « Ici, contrairement<br />

à ce qu’on pourrait penser, il n’y<br />

a presque jamais de violence, on arrive<br />

toujours à tomber d’accord ».<br />

Le travail social n’est peut-être pas<br />

toujours où l’on croit. Souvent il se perd<br />

dans les procédures qu’il gère et dans les<br />

certitu<strong>des</strong> qui l’aveuglent. Ici, parfois,<br />

c’est d’autre chose dont il est question<br />

et dont il pourrait s’inspirer. « Malgré<br />

la demande insistante <strong>des</strong> financeurs,<br />

on n’a pas de prestations à offrir, et<br />

c’est pour cela qu’ils viennent, les gens »,<br />

affirme cet animateur d’un lieu d’accueil.<br />

Sortir de l’urgence ? « Faire de la<br />

poésie, demander : réponds moi, sors de<br />

ton néant ; Inviter quelqu’un à répondre,<br />

parce que c’est vivant la parole », selon<br />

l’un. « Retrouver le fil de l’histoire. Des<br />

gens arrivent avec <strong>des</strong> nœuds, avec <strong>des</strong><br />

liens, <strong>des</strong> choses complexes. Ici, ils se<br />

confrontent à l’autre, à la Loi. C’est une<br />

sorte de médiation pour sortir du magma,<br />

du chaos de soi. Ils doivent remettre de<br />

l’ordre là dedans, car tout est mélangé »,<br />

selon l’autre.<br />

Pathos : souffrance, passion, tragédie.<br />

« Le tragique ouvre sur un espace où<br />

le sujet est confronté à son désir, où il<br />

s’avance seul pour en prendre la mesure<br />

» 37 . Déchirure du système de pensée<br />

mythique, selon J. P. Vernant, la tragédie<br />

Grecque fut en rupture avec la pensée de<br />

son temps et en occupa l’espace laissé<br />

vacant. Toujours, le tragique remet sur la<br />

scène ce qui reste de parole non efficace,<br />

non saturée de sens par la reality. Le<br />

temps du pathos est aussi celui d’une<br />

patience.<br />

52 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Frédéric Trautmann<br />

Penser à partir de la nuit<br />

Notes<br />

1. G. Leyenberger. « Pensée, parole et<br />

nuit(s) ». in Le portique. <strong>Revue</strong> de philosophie<br />

et de <strong>sciences</strong> humaines, Strasbourg n° 9.<br />

1 er semestre 2002. L’auteur évoque ainsi la<br />

pensée de Hegel. Selon lui, « la nuit est au<br />

cœur de la pensée hégélienne. Elle est ce<br />

qu’il y a de plus originaire, le fondement<br />

– mais aussi l’abîme – à partir d’où la<br />

pensée et la parole se déploient ».<br />

2. Formation initiale d’assistants du service<br />

social et d’éducateurs spécialisés.<br />

3. Stages d’une durée de 5 à 7 mois, dans le<br />

champ de l’accueil et de l’hébergement<br />

d’urgence <strong>des</strong> personnes en précarité.<br />

4. Gilbert Vincent, « La désorganisation de<br />

l’expérience temporelle », in M. H. Soulet<br />

(dir.), Urgence, souffrance, misère. Ed. Universitaire<br />

de Fribourg Suisse. 1998.<br />

5. Marcel Gauchet. « Essai de psychologie<br />

contemporaine ». In La démocratie contre<br />

elle-même.Gallimard. Tel. 2002. p. 240.<br />

6. Jacques Ion. « Faire du social sans<br />

social ? », In Micoud (dir.), Ce qui nous<br />

relie. Ed. de l’aube. 2000. p. 42<br />

7. Une vingtaine d’articles y sont rassemblés<br />

donnant le point de vue d’acteurs de<br />

terrain, de sociologues, médecins, bénévoles,<br />

responsables d’administrations<br />

publiques, etc. S’agissant d’une revue à<br />

large diffusion et à forte audience dans<br />

le travail social, il m’a semblé que ce<br />

numéro rendait bien compte de la façon<br />

dont on posait le problème de l’urgence à<br />

l’époque.<br />

8. <strong>Revue</strong> Espace social européen. Mars 1992.<br />

9. J. Furtos et Ch. Laval. « Santé mentale<br />

et exclusions ». In Psychiatrie. n° 195.<br />

Décembre 1996.<br />

10. A. Ehrenberg. L’individu incertain. Hachette.<br />

Pluriel. 1995. p. 80<br />

11. Une souffrance qu'on ne peut plus cacher.<br />

Rapport du groupe de travail Div-Dirmi<br />

"ville, santé mentale, précarité et exclusion<br />

sociale, 1995.<br />

12. J. Furtos. « Problèmes d’identité et partenariat<br />

dans le champ de la précarité<br />

sociale ». In M. Minard (dir.). Exclusion et<br />

psychiatrie. Ed. Eres. 1999.<br />

13. Zaki Laïdi. Le sacre du présent. Flammarion.<br />

2000.<br />

14. N. Aubert. Le culte de l’urgence. La société<br />

malade du temps. Flammarion. 2003.<br />

15. Vitesse et politique. Galilée 1977. Cité par<br />

N. Aubert. p. 33.<br />

16. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard.<br />

NRF. Essais. 1999.<br />

17. Francis Jaureguiberry. « L’homme branché<br />

: mobile et pressé ». In Modernité : la<br />

nouvelle carte du temps. Colloque de Cerisy.<br />

Ed. de l’aube. 2003. p. 157.<br />

18. N. Aubert p. 61<br />

19. D. R. Dufour. op. cit. p. 116<br />

20. Z. Laidi op. cit. p. 158<br />

21. L’insécurité sociale. Seuil. 2003. p. 43<br />

22. S. Ebersold. « Les enjeux de l’ambition<br />

participative ». In <strong>Revue</strong> Vie sociale. Participations<br />

et implications <strong>sociales</strong>. n° 1. 2002.<br />

23. A. Ehrenberg. L’individu incertain. Op. cit.<br />

24. Je m’appuie ici sur <strong>des</strong> témoignages d’étudiants<br />

en travail éducatif et social, mais<br />

aussi sur <strong>des</strong> rencontres, <strong>des</strong> moments partagés<br />

et <strong>des</strong> entretiens avec 15 travailleurs<br />

ou intervenants sociaux, travaillant dans<br />

6 structures d’accueil et d’hébergement<br />

d’urgence, et dans 2 structures de travail<br />

de rue, dans 3 villes d’Alsace. Les citations<br />

tirées <strong>des</strong> entretiens sont en italiques<br />

et entre guillemets.<br />

25. In Urgence, souffrance, misère. op. cit. Les<br />

raisons d’agir, p. 9 à 41.<br />

26. Je pense ici à l’onde de choc provoquée<br />

par l’ouvrage de P. Declerck. Les Naufragés.<br />

Avec les clochards de Paris. Plon. Terre<br />

humaine. 2001.<br />

27. Pascale Pichon. « Survivre à la nuit ». In<br />

<strong>Revue</strong> informations <strong>sociales</strong>, n° 29. Dossier<br />

La nuit. p. 73.<br />

28. Dans tous les cas de figure rencontrés,<br />

lorsqu’un repas et un petit déjeuner sont<br />

proposés, cela est fait sur la base de<br />

dons.<br />

29. Un monde sans limite. Essai pour une<br />

clinique psychanalytique du social. Erès.<br />

Toulouse. 2002.<br />

30. Je fais référence ici à la préface de La<br />

crise de la culture, d’Hannah Arendt.<br />

Paris. Gallimard, 1989.<br />

31. Rhizome. Bulletin national santé mentale et<br />

précarité. n°5. Juillet 2001.<br />

32. Michel de Certeau, L’invention du quotidien.<br />

p. 120-121.<br />

33. Condition de l’homme moderne. Agora Pocket.<br />

p. 160<br />

34 Soulet. op. cit.<br />

35. « Souffrance, vulnérabilité, reconnaissance<br />

». In <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>.<br />

Hommage à Freddy Raphaël. 2003. n° 31.<br />

p. 96-105<br />

36. B. Ravon (et al). « Aller à la rencontre ». In<br />

Micoud Peroni (dir.) op. cit.<br />

37. Michel Constantopoulos. La tragédie de l’inconscient.<br />

Arcanes. Paris. 1995. p. 190-191.<br />

53


JULIETTE SMERALDA<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

esmej@t-online.de<br />

Les prostituées,<br />

"ouvrières"<br />

de jour et de nuit<br />

L’exemple de Saint Domingue<br />

C’est même passé<br />

dans les lois du travail :<br />

Si ton sexe est femelle<br />

tu n’auras le droit<br />

de travailler la nuit<br />

que là justement<br />

où tu es irremplaçable<br />

(Guillaumin, 1992 : 41).<br />

En guise d’introduction<br />

Ou bien toi, grande Nuit …<br />

Qui tors paisiblement dans une pose<br />

étrange<br />

Tes appas façonnés aux bouches <strong>des</strong><br />

Titans 2.<br />

Au plan théorique<br />

Tenter de réfléchir à la problématique<br />

de la prostitution sous l’angle sociologique<br />

(institution, phénomène social ou<br />

métier 3 – acte privé ni réprimé ni interdit<br />

4 ), ramène nécessairement au débat<br />

politique actuel sur le caractère controversé<br />

de cette institution, qui « induit <strong>des</strong><br />

revendications antagonistes de professionnalisation<br />

ou d’abolition », « selon<br />

qu’elle est analysée comme un travail ou<br />

une violence » 5 .<br />

Plus spécifiquement, la séquence <strong>des</strong><br />

rapports sociaux de sexe présentement<br />

considérée, à savoir « la prostitution<br />

féminine à <strong>des</strong>tination du consommateur<br />

masculin hétérosexuel » 6 – illustrée<br />

ici par l’exemple dominicain – est intégrée<br />

au paradigme sociologique de la<br />

dominance qui, au terme de l’analyse<br />

féministe, rend au mieux compte <strong>des</strong><br />

mécanismes de la domination masculine<br />

qui sont à l’œuvre dans les relations<br />

<strong>sociales</strong> entretenues par les catégories de<br />

sexe. L’analyse féministe, écrit C. Legar-<br />

54


Juliette Sméralda<br />

Les prostituées, “ouvrières” de jour et de nuit<br />

dinier, fait de la prostitution la situation la<br />

plus extrême du rapport de pouvoir entre<br />

ces catégories 7 . En réifiant la femme en<br />

objet sexuel voué à la satisfaction du<br />

plaisir <strong>des</strong> hommes qui y recourent, la<br />

prostitution apparaît comme l’institution<br />

– aussi fortement ancrée dans les<br />

structures économiques que dans les<br />

mentalités collectives 8 –, par laquelle se<br />

construit et se régule l’une <strong>des</strong> formes<br />

les plus complexes de l’inégalité sociale<br />

entre les sexes, voire de la « haine » <strong>des</strong><br />

femmes. En effet, avant ceux de féministes<br />

travaillant à changer le statut de la<br />

femme, les meurtres les plus fréquents<br />

sont perpétrés (par <strong>des</strong> tueurs en série 9<br />

le plus souvent, qui ne s’érigent pas par<br />

hasard en justiciers 10 ) sur <strong>des</strong> femmes<br />

effectuant un travail sexuel : faits divers<br />

et scénarios inlassablement mis en scène<br />

par le cinéma et relayés par les médias,<br />

qui contribuent à leur banalisation et à<br />

leur enkystement dans le tissu social.<br />

Quoi qu’il en soit, « (q)u’il s’agisse de<br />

prostituées, de féministes, de vieilles,<br />

d’épouses, c’est parce qu’elles sont <strong>des</strong><br />

femmes qu’elles sont tuées » 11 .<br />

Au plan pratique<br />

Affaire à la fois de sexe et de genre,<br />

la prostitution est cette activité nocturne<br />

où règne le couple nuit-fille au service<br />

du client, dans un univers qui se décline<br />

au féminin, où s’exprime et s’exerce, de<br />

manière exacerbée, la marchandisation<br />

<strong>des</strong> relations hétérosexuelles. Si se prostituer<br />

signifie bien « s’offrir pour <strong>des</strong> pratiques<br />

sexuelles à quiconque le demande et<br />

paie » 12 , l’espace prostitutionnel – caisse<br />

de résonance <strong>des</strong> malaises d’une cohabitation<br />

mixte disharmonieuse –, donne<br />

à voir sans fard une dimension sordide<br />

<strong>des</strong> relations de genre : une forme d’esclavagisme.<br />

Au plan historique<br />

Selon M. Foucault, le rapport que la<br />

prostitution entretient avec l’économie<br />

du sexe en fait une institution nocturne<br />

depuis « l’âge de la répression au 17 e siècle,<br />

après <strong>des</strong> centaines d’années de plein<br />

air et de libre expression », lorsqu’elle fut<br />

forcée de « coïncider avec le développement<br />

du capitalisme » et de s’incorporer<br />

à « l’ordre bourgeois ». L’incompatibilité<br />

du sexe libre avec une exploitation intensive<br />

de la main d’œuvre, qui était ainsi<br />

empêchée d’aller s’égayer aux plaisirs 13 ,<br />

légitimait sa répression et son assignation<br />

forcée à la nuit. Désormais comprimées<br />

par la vie sociale, les conduites sexuelles<br />

se mirent à s’extirper peu à peu <strong>des</strong> conduites<br />

communes, pour faire place à deux<br />

mon<strong>des</strong> irréductibles, « celui où <strong>des</strong> actes<br />

érotiques ont lieu et celui où les différents<br />

actes de la vie sociale ont lieu » 14 . Le sexe<br />

et ses « débordements », érigés en objets<br />

de consommation, se virent donc reléguer<br />

dans un espace-temps – celui de la nuit<br />

– que l’on croyait alors non exploitable<br />

par l’entreprise marchande.<br />

Au plan stratégique<br />

Reléguer le sexe et ses « débordements<br />

» dans la nuit, au prétexte de protéger<br />

l’ordre établi, ne signifiait pas pour<br />

autant laisser les instincts s’y débrider<br />

en échappant à tout contrôle 15 et à toute<br />

circonscription. Pas plus que les "filles"<br />

n’étaient laissées libres de faire commerce<br />

de leur chair sur la base de règles<br />

édictées de leur propre initiative. Car du<br />

contrôle exercé sur leur « liberté » dépend<br />

la protection du client, et du corps social<br />

par là-même. En effet, les théoriciens de<br />

l’enfermement et de l’ordre bourgeois,<br />

soucieux de protéger celui-ci du risque<br />

sanitaire et du désordre sexuel, feront<br />

de la maison close un enjeu politique<br />

important (Legardinier : 162). Les arguments<br />

<strong>des</strong> partisans de l’enfermement ne<br />

laissent entrevoir aucune remise en cause<br />

de l’institution : (s)e représente-t-on, écrit<br />

même Michel Sicot, « <strong>des</strong> femmes rencontrant,<br />

dans la rue ou dans un magasin,<br />

un homme, entouré de sa famille ou de<br />

ses amis, qu’elles auraient vu, la veille,<br />

dans la plus grande intimité, qu’elles<br />

auraient pu interpeller ou railler, à qui<br />

elles auraient pu faire <strong>des</strong> signes inconvenants<br />

en provoquant <strong>des</strong> scandales ? »<br />

De fait, l’institutionnalisation de ces<br />

espaces de clôture 16 – jouera un rôle très<br />

important dans la pérennisation (temps)<br />

de la prostitution 17 , dont – la Suède mise<br />

à part depuis 1999 –, aucun pays n’a<br />

sérieusement envisagé l’éradication.<br />

La nuit … remplie de rugissements et de<br />

démons malsains, allume la prostitution<br />

dans les rues<br />

[…] (elle) remue au sein de la cité de<br />

fange<br />

comme un ver qui dérobe à l’Homme ce<br />

qu’il mange 18 .<br />

Discriminé, le temps de la nuit prostitutionnelle<br />

se mue en symbole de dégénérescence,<br />

sans avoir jamais été libre de<br />

s’auto-régenter, conçu qu’il fut comme<br />

ce moment privilégié, où la prostituée<br />

menace le moins l’ordre social – « les<br />

jeunes et les enfants dorment, protégés<br />

du spectacle de débauche…qui pourrait<br />

causer leur perte » 19 .<br />

Au plan symbolique<br />

Sans doute, la résonance <strong>des</strong> peurs<br />

qu’elle suscite – et les représentations<br />

triviales de celles-ci –, expliquent-elles<br />

que, dans cet univers, la nuit cesse d’être<br />

vécue comme le temps de la régénération<br />

du monde diurne, pour n’évoquer plus<br />

que le chaos, la confusion, le désordre,<br />

la transgression, le néant, les ténèbres, le<br />

mal, l’angoisse, l’inconscience et la mort.<br />

Temps de fascination morbide. Espace de<br />

paresse et de licence sexuelle 20 .<br />

Au plan <strong>des</strong> représentations <strong>sociales</strong><br />

La figure intemporelle de la prostituée<br />

n’a sans doute jamais cessé d’incarner<br />

ce « sexe dévorant » 21 , sur lequel s’est<br />

acharné, en vain, pendant tout le 19 e<br />

siècle, un corps médical à la recherche<br />

de l’anomalie d’un organe « qui pratique<br />

journellement le coït, sans désir, <strong>des</strong><br />

dizaines, <strong>des</strong> quinzaines de fois avec un<br />

individu quelconque, se refusant même<br />

la prérogative <strong>des</strong> femelles animales qui,<br />

elles, conservent le droit de choisir ou de<br />

refuser le mâle » 22 .<br />

L’enracinement de cette institution<br />

dans la société marchande, l’ambiguïté<br />

de l’attitude d’ autorités soucieuses de<br />

réglementer plutôt que d’éradiquer, les<br />

tentatives de professionnalisation, qui<br />

légitiment les traitements inégalitaires<br />

et la violence généralement faite aux<br />

femmes dans ce milieu désamorcent toute<br />

tentative de politisation du phénomène et<br />

donc de prise en charge effective.<br />

Hélas les prostituées sont restées sans<br />

voix. Ce sont toujours les hommes qui ont<br />

voulu les raconter 23<br />

Questionner les paradoxes de la prostitution<br />

à la manière d’A. Corbin (1978)<br />

– cliché, tradition culturelle, rapport<br />

socio-politique, forme de sexage ou de<br />

son rejet, aliénation capitaliste ou révolte<br />

55


contre la monotonie du travail, « tentation<br />

auto-<strong>des</strong>tructrice ou désir de vie intense<br />

dans une atmosphère fortement érotisée<br />

» 24 , imposerait, assez logiquement,<br />

une confrontation de cette problématique<br />

« tout entière noyée dans une énorme<br />

confusion morale et sociologique » 25 avec<br />

la problématique de la sexualité 26 (« enfin<br />

un problème à l’ordre du jour, après avoir<br />

été longtemps considérée comme relevant<br />

du désordre de la nuit. » 27 ) C’est en effet<br />

à travers le prisme de l’objet prostitution<br />

que la sexualité non liée à la reproduction<br />

de l’espèce pourrait lever certains de ses<br />

secrets.<br />

Au plan socio-anthropologique<br />

La quête du sens du "phénomèneprostitution"<br />

a fait couler beaucoup d’encre.<br />

« Du haut de leurs chaires », écrit<br />

B. Groult, « depuis une soixantaine d’années<br />

qu’ils (s’y) intéressent, les sociologues<br />

et les psychiatres peuvent bien<br />

s’affronter ». Pour le soulagement <strong>des</strong><br />

biens-pensants qui aiment les catégories<br />

étanches (…) ils peuvent bien mettre<br />

en évidence la « vocation à la prostitution<br />

» 28 . L’existence de ces femmes aux<br />

cent noms, ces « criminelles » du 19 e , ces<br />

« délinquantes » <strong>des</strong> sociétés contemporaines,<br />

ces « déclassées » de toujours…<br />

a nourri nombre de rapports (administratifs,<br />

médicaux, judiciaires, etc.), de récits<br />

littéraires, voire plus récemment, d’étu<strong>des</strong><br />

sociologiques… dont la teneur relève<br />

essentiellement du réquisitoire, œuvre de<br />

juristes, magistrats et médecins-légistes<br />

soucieux de défense sociale ; préoccupés<br />

de « débarrasser la société de la plaie de<br />

la prostitution » 29 : un foisonnement de<br />

théories impuissantes à arracher cette problématique<br />

du prisme de représentations<br />

masculines légalistes et moralistes stéréotypées,<br />

enracinées dans un 19 e siècle,<br />

où officiellement, l’existence de la prostituée<br />

fait scandale 30 . Depuis les années<br />

1980, c’est au cœur même du mouvement<br />

féministe international que s’est déporté<br />

un débat qui oppose abolitionnistes (qui<br />

reconnaissent la prostitution en tant que<br />

violence contre les femmes) et légalistes<br />

(qui en font un "travail"). Ces dissensions<br />

témoignent de la difficulté qu’il y a<br />

encore à circonscrire la prostitution d’un<br />

point de vue sociologique. Aux yeux <strong>des</strong><br />

féministes abolitionnistes, la banalisation<br />

de cette activité, qui consiste à en faire<br />

un métier, constitue un crime contre les<br />

femmes (C. Legardinier).<br />

Notre contribution à une vaste problématique,<br />

plus que jamais d’actualité<br />

L’intérêt de l’incise que constitue notre<br />

approche de la prostitution de femmes<br />

dominicaines à la Martinique sera sans<br />

doute de sortir celle-ci de son assignation<br />

à la nuit, pour l’inscrire dans le temps<br />

d’un autre rapport à cette activité, nonréductible<br />

donc à l’unique espace de la<br />

société <strong>des</strong> noctambules. Les nuits de nos<br />

"ouvrières" ne sont pas seulement blanches,<br />

en effet. Désormais, elles annexent<br />

l’espace de la société diurne, car c’est<br />

dans un temps décloisonné que les Dominicaines<br />

pratiquent « le plus vieux métier<br />

du monde » 31 … Notre présentation sera<br />

soumise ici à l’épreuve de deux hypothèses<br />

: la première pose la question de l’instrumentalisation<br />

de la prostitution par la<br />

femme, dans une stratégie de promotion<br />

sociale, et la seconde celle de la contribution<br />

de cette pratique à la pérennisation<br />

d’une forme d’esclavage féminin.<br />

Le terrain<br />

La question <strong>des</strong> motivations<br />

Pourquoi avoir enquêté sur la prostitution,<br />

alors que nous n’avons été mandatées<br />

ou financées par aucun organisme ?<br />

La réponse qui nous vient est celle que<br />

donnait P. Bourdieu à Didier Eribon dans<br />

Réflexions faites 32 , à propos de la diversité<br />

<strong>des</strong> objets analysés par lui : il y a<br />

toujours dans une recherche une part<br />

de hasard, <strong>des</strong> occasions qui font qu’on<br />

l’entreprend parce que la possibilité de<br />

l’entreprendre s’offrait au chercheur...<br />

Nous avons mené l’enquête avec Mme<br />

Valentin Milka, Maître de conférences à<br />

l’UAG-Martinique, à partir d’un questionnaire<br />

conçu en fonction de nos centres<br />

d’intérêt respectifs.<br />

C’est à la suite de la diffusion, par<br />

RFO Télé-Martinique, d’un reportage 33<br />

sur la prostitution à la Martinique, que<br />

nous avons décidé de contacter le journaliste<br />

qui avait réalisé le documentaire,<br />

pensant qu’il nous serait plus facile d’entrer<br />

en contact avec les prostituées, si<br />

nous étions introduites par quelqu’un<br />

qui les avait déjà abordées. Ce fut le<br />

■<br />

cas : elles se montrèrent avenantes et,<br />

lors de ce premier contact, qui eut lieu<br />

en fin d’après-midi, nous échangeâmes<br />

avec elles <strong>des</strong> propos, elles nous firent <strong>des</strong><br />

confidences <strong>des</strong> choses que nous n’eûmes<br />

plus l’occasion d’entendre par la suite.<br />

L’idée de verser l’enquête sur les prostituées<br />

dans le cadre d’une sociologie de<br />

la dominance nous est venue rétrospectivement,<br />

en nous remémorant l’exposé<br />

« Genre et rapports sociaux de sexe » de<br />

Danièle Kergoat, au colloque Identités,<br />

genres et sociétés <strong>des</strong> 21 et 22 novembre<br />

2002, à l’UMB / Strasbourg II. Elle y<br />

abordait les relations de genre sous un<br />

angle qui correspond à la perspective<br />

théorique que nous adoptons dans notre<br />

approche <strong>des</strong> mécanismes de domination<br />

à l’œuvre dans les relations raciales, et<br />

dans les principes de leur transmission<br />

intergénérationnelle. Il s’agissait donc<br />

d’explorer un domaine de l’économie de<br />

genre, que notre intérêt pour les relations<br />

entre les races 34 nous a bien souvent amenées<br />

à questionner. En approfondissant<br />

quelque peu l’objet prostitutionnel, nous<br />

nous sommes cependant rendu compte<br />

que cette transmission n’opérait pas à<br />

la manière de la domination raciale ou<br />

culturelle ; peut-être à cause du rapport<br />

qu’entretient cet objet avec l’argent,<br />

c’est-à-dire sa nature proprement économique.<br />

Si, d’une manière générale en<br />

effet, les classes <strong>sociales</strong> se reproduisent<br />

quasi à l’identique (les enfants d’ouvriers<br />

deviennent ouvriers ; ceux d’intellectuels,<br />

intellectuels, etc.), il est exceptionnel 35<br />

que les enfants de prostituées deviennent<br />

prostitué-e-s. L’argument décisif qui<br />

pourrait être évoqué ici fait intervenir<br />

trois phénomènes : les représentations<br />

qu’ont les prostituées elles-mêmes de<br />

leur activité, leur résistance à l’objectivation<br />

et les rationalisations de nature<br />

purement économique qu’elles mettent<br />

en avant, eu égard à leur pratique : en<br />

effet, aucune « activité féminine » ne fait<br />

sans doute l’objet d’une réflexion critique<br />

aussi poussée de la part de celles<br />

qui s’y adonnent. A titre indicatif, à la<br />

question 44 – Que souhaitez-vous pour<br />

vos enfants ?– pas un seul <strong>des</strong> 29 sujets<br />

interrogés ne mentionne la prostitution<br />

comme moyen de gagner vite beaucoup<br />

d’argent, ce qui ne va pas de soi, puisque<br />

c’est précisément la raison pour laquelle<br />

les prostituées disent se prostituer. Au<br />

contraire, non seulement elles sont quasi<br />

56 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Juliette Sméralda<br />

Les prostituées, “ouvrières” de jour et de nuit<br />

unanimes à vouloir que leurs enfants fassent<br />

<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> supérieures (27 sujets sur<br />

un total de 29), mais encore, les professions<br />

qu’elles souhaitent les voir embrasser<br />

sont les professions libérales (20/29<br />

sujets) et universitaires (18/29). Pour<br />

augmenter leurs chances de réussite, certaines<br />

prostituées dominicaines envisagent<br />

même l’émigration de leurs enfants<br />

en Europe ou aux USA (15 sujets sur 29).<br />

C’est donc avec raison qu’Albert Londres<br />

et Michel Sicot considéraient qu’il est<br />

rare qu’une fille se prostitue par goût, par<br />

hérédité ou par vice : « (l)a plupart <strong>des</strong><br />

prostituées mères de famille s’efforcent<br />

de tenir leur progéniture éloignée de leur<br />

milieu et de lui préparer une existence<br />

normale » 36 , écrit Sicot.<br />

Les réponses fournies à la Q 42 –<br />

Combien de temps envisagez-vous d’exercer<br />

votre activité ? – indiquent qu’elles<br />

ne l’envisagent que temporairement<br />

(15 sujets répondent 1 an à 5 ans, contre<br />

3 sujets qui répondent 5 ans, 1 sujet qui<br />

répond 10 ans et 2 sujets qui répondent<br />

toute la vie). Ces chiffres confortent les<br />

réponses qui font ressortir le fait qu’elles<br />

ne se considèrent pas comme <strong>des</strong> « professionnelles<br />

» du sexe (Q20, 25/29 sujets).<br />

Elles exercent cette activité provisoirement,<br />

pour gagner vite et économiser de<br />

l’argent qu’elles disent investir presque<br />

exclusivement dans l’éducation de leurs<br />

enfants, et dans l’entretien de leur famille<br />

restée à Saint-Domingue – qui d’ailleurs<br />

ignorent tout de l’origine de cet argent<br />

qui leur est envoyé –, souvent unique<br />

source de revenus pour une famille élargie.<br />

A l’instar de Germaine, leur devise<br />

est « j’achèterai une petite boutique. Je ne<br />

verrai plus souffrir les miens. » 37<br />

Outre d’avoir déjà décidé du moment<br />

de leur « retraite », elles ont <strong>des</strong> projets<br />

de vie bien arrêtés, et on le voit à la<br />

Martinique, dans le quartier périphérique<br />

du centre-ville qu’elles ont investi : les<br />

« ex » installées sont tenancières de bars<br />

(où se rencontrent clients et prostituées),<br />

de salons de coiffure ou de restaurants :<br />

lieux très animés où l’on mange, boit et<br />

vit « à la dominicaine ».<br />

Le temps de la rencontre<br />

Que ce soit dans la nuit et dans la<br />

solitude,<br />

Que ce soit dans la rue et dans la<br />

multitude… 38<br />

Un échantillon officiel de 29 sujets,<br />

prostituées en provenance de Saint-<br />

Domingue, a été soumis au questionnaire<br />

bilingue français/espagnol (3 pages<br />

recto verso comportant 46 questions à<br />

items fermées), qui se terminait par un<br />

petit questionnaire d’identification. Par<br />

ailleurs, nous avons eu de longs entretiens<br />

avec plusieurs femmes qui refusaient le<br />

questionnaire tout en acceptant de s’entretenir<br />

avec nous sur leur activité… Le<br />

faible effectif de l’échantillon explique<br />

qu’il n’a été procédé qu’à un tri à plat<br />

<strong>des</strong> réponses.<br />

La répartition de la population de l’enquête<br />

par tranches d’âge n’en fait pas une<br />

population très jeune. Certes, les procèsverbaux<br />

établis lors de rafles de police<br />

révèlent qu’elles peuvent être bien jeunes<br />

(18 ans), mais sur le terrain nous avons<br />

aussi rencontré <strong>des</strong> femmes âgées entre<br />

40 et 50 ans, voire plus : cinq d’entre elles<br />

ont rempli le questionnaire. C’est parmi<br />

cette tranche d’âge que se trouvaient les<br />

sujets les plus hostiles à l’enquête.<br />

Notre échantillon se compose de<br />

14 sujets âgés de 20 à 35 ans et de 11 sujets<br />

âgés de 35 à 50 ans ; 4 sujets n’ont pas<br />

rempli le questionnaire d’identification.<br />

21 <strong>des</strong> 29 sujets de l’échantillon<br />

sont <strong>des</strong> filles-mères, 2 sont mariées et<br />

4 divorcées. Les femmes de notre échantillon<br />

se donnent donc à voir comme <strong>des</strong><br />

mères – plutôt que comme <strong>des</strong> prostituées<br />

– qui adoptent une stratégie de survie<br />

qu’elles veulent très combative – avec<br />

comme seul investissement, leur capital<br />

corps "mis en valeur" par le tarif plus<br />

ou moins élevé de la passe 39 . Ce sont les<br />

mêmes qui tiennent absolument à dissimuler<br />

leur activité à leurs proches : l’une<br />

<strong>des</strong> raisons pour lesquelles elles s’exilent<br />

d’ailleurs. En effet, à la Q 15 – Pourquoi<br />

avez-vous choisi les départements<br />

d’outre-mer ? (DOM) –, elles avancent<br />

la nécessité de l’anonymat (=19) aussi<br />

souvent que la peur d’être reconnues par<br />

les Dominicains (=19) ou que le fait que<br />

l’on y gagne plus d’argent (=19).<br />

Les sujets n’ont pas été sélectionnés,<br />

à proprement parler. Nous avions<br />

projeté d’enquêter une cinquantaine de<br />

prostituées, autant qu’elles accepteraient<br />

de répondre au questionnaire : c’est en<br />

effet un milieu difficile à pénétrer et très<br />

« méfiant ». Il n’a donc été procédé à<br />

aucun sous-découpage catégoriel préliminaire,<br />

d’autant que nous ignorions tout<br />

de la structuration interne de ce milieu.<br />

<strong>Nos</strong> sujets représentent donc « le tout<br />

venant » de la population <strong>des</strong> prostituées<br />

dominicaines exerçant à la Martinique,<br />

les femmes ayant été interrogées « au<br />

hasard <strong>des</strong> rencontres » 40 . Cette forme de<br />

sélection présente l’avantage d’ouvrir à<br />

une compréhension plus large de l’univers<br />

<strong>des</strong> sujets.<br />

Nous avons abordé les Dominicaines<br />

de jour, sur le trottoir, là où elles se postent<br />

dans l’attente du client, nous présentant<br />

à elles comme <strong>des</strong> enseignantes de<br />

l’UAG 41 , qui effectuent une recherche sur<br />

la condition féminine dans la Caraïbe. Il<br />

nous a fallu insister sur le fait que notre<br />

enquête n’était commanditée par aucun<br />

service de police ou d’Etat, que notre<br />

mission n’était donc pas inquisitrice mais<br />

purement investigatrice – ce qui ne leur<br />

parut pas aller de soi.<br />

Elles ont généralement rempli ellesmêmes<br />

le questionnaire. De rares sujets<br />

nous ont dicté leurs réponses. Le temps<br />

de passation pouvait excéder trois quartd’heure…<br />

Les sujets acceptèrent nos rationalisations<br />

au début de l’enquête, en août 2002<br />

jusqu’au mois de novembre 2002 42 , avant<br />

de se montrer hostiles. <strong>Nos</strong> rapports ne se<br />

sont en effet dégradés qu’à la suite <strong>des</strong><br />

tracasseries et de la chasse aux prostituées<br />

assez systématique (contemporaine<br />

à l’enquête) à laquelle se sont livrés les<br />

services de police de la ville de Fort-de-<br />

France. Malgré les arrestations, garde<br />

à vue, mises en fichier, elles se réappropriaient<br />

l’espace d’où elles étaient<br />

chassées avec une rapidité et une témérité<br />

surprenantes. Il est évident qu’elles<br />

se sentaient persécutées et méprisées :<br />

nombre d’entre elles étaient déjà fichées<br />

par la police locale et devaient se montrer<br />

prudentes. Leur entêtement à ressurgir<br />

peu de temps après sur les lieux d’où elles<br />

avaient été chassées tenait à ce que le<br />

centre-ville et sa périphérie sont les seuls<br />

lieux où elles pouvaient rentablement<br />

exercer leur activité, par le relatif anonymat<br />

qu’il offre et par l’importance de<br />

la population qui y est quotidiennement<br />

déversée. Nous n’avons donc pas décidé<br />

de suspendre l’enquête, en février 2003,<br />

par manque de sujets à interroger, mais<br />

parce que les prostituées se passèrent le<br />

mot pour nous opposer une résistance<br />

passive que nous ne sommes pas parvenues<br />

à contourner. Notre projet initial<br />

57


dut être revu à la baisse. Aussi, avons<br />

nous regretté de n’avoir pas procédé à<br />

l’enregistrement <strong>des</strong> échanges longs et<br />

riches d’enseignements que nous avons<br />

eus avec elles, grâce au fait que nous<br />

parlons espagnol.<br />

La spécificité de l’objet d’enquête<br />

La société de classes et ses hiérarchies<br />

ne manquent pas de se refléter<br />

dans l’univers prostitutionnel. Il y a donc<br />

une stratification interne du « corps » <strong>des</strong><br />

prostituées qui n’est pas pour autant<br />

immédiatement perceptible : il faut en<br />

effet les avoir abordées, avoir vu le petit<br />

appartement ou le taudis dans lequel elles<br />

reçoivent le client, pour commencer à<br />

déceler les structures du « groupe », autant<br />

d’ailleurs que les différences d’âge, parfois<br />

de génération. Elles n’occupent pas<br />

les mêmes rues ou ne procèdent pas selon<br />

<strong>des</strong> scénarios identiques, suivant qu’elles<br />

ont un appartement ou une pièce minuscule,<br />

sombre et sans confort. Dans ce<br />

dernier cas, elles attendent le client sur<br />

le trottoir et sont sans doute celles qui<br />

ont la clientèle la plus populaire. Les plus<br />

« aisées » ont une clientèle fidélisée, font<br />

donc plus rarement le trottoir … Ce sont<br />

d’ailleurs celles qui sont issues de milieux<br />

petit-bourgeois qui sont les plus soucieuses<br />

de discrétion, même éloignées de leur<br />

pays, et qui travaillent à l’écart <strong>des</strong> autres.<br />

Parmi elles, deux sœurs qui se partagent<br />

un petit appartement sobrement meublé,<br />

clair et d’une propreté irréprochable.<br />

Leur beauté, leur classe et leur discrétion<br />

les distinguent <strong>des</strong> autres Dominicaines.<br />

Les plus pauvres, par contre, et parmi<br />

elles, celles qui ont tellement honte de ce<br />

qu’elles font qu’elles s’isolent <strong>des</strong> autres<br />

prostituées, exercent dans de petites ruelles<br />

peu fréquentées et peu avenantes.<br />

L’une d’elles, âgée d’une cinquantaine<br />

d’années, a refusé le questionnaire, mais<br />

nous a fait part de la situation de profonde<br />

détresse dans laquelle elle vit.<br />

Les riverains<br />

langue. Elles savaient cependant assez de<br />

créole et de français pour entrer en relation<br />

avec les clients. C’est pourtant sur les<br />

plaintes répétées de riverains que s’initia<br />

la chasse aux prostituées dont il est question<br />

plus haut. Ceux-ci se plaignaient<br />

d’être incommodés par la pollution nocturne<br />

qu’occasionnait le commerce du<br />

sexe, responsable <strong>des</strong> flux continus de<br />

véhicules qui s’embouteillaient dans les<br />

rues étroites de ce quartier populaire. Il<br />

est fait état de « supermarché du sexe »<br />

situé à la périphérie de la capitale Fortde-France,<br />

dans le reportage télévisé déjà<br />

mentionné...<br />

L’offre prostitutionnelle, de jour et<br />

de nuit, au vu et au su de tous, en pleine<br />

rue passante était en effet ressentie par<br />

certains riverains comme une profanation<br />

de l’espace public 43 .<br />

La clientèle<br />

Selon J. Corzani, la Martinique<br />

n’aurait jamais connu d’activité liée à la<br />

"professionnalisation" de la prostitution.<br />

« Il a fallu attendre le récent développement<br />

du tourisme et surtout l’arrivée de<br />

populations immigrées sans ressources,<br />

pour voir quelques prostituées s’affi-<br />

Les Dominicaines étaient connues <strong>des</strong><br />

riverains avec lesquels nous les voyions<br />

échanger comme cela se fait entre<br />

« vieilles » connaissances. Leur « visibilité<br />

» ne tenait qu’au fait qu’elles se<br />

regroupaient à l’angle <strong>des</strong> rues et, pour<br />

ceux qui s’en rapprochaient assez, à la<br />

Michèle K, sans titre, photographie couleur, 1985, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

58 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Juliette Sméralda<br />

Les prostituées, “ouvrières” de jour et de nuit<br />

cher ouvertement dans les rues de Fortde-France<br />

ou Pointe-à-Pitre, avec une<br />

hiérarchie significative, les autochtones<br />

pratiquant une prostitution de luxe et<br />

laissant la clientèle populaire aux étrangères<br />

» 44 . Au terme de cet argumentaire,<br />

la prostitution de luxe se pratiquerait<br />

dans les grands hôtels de la Martinique.<br />

En réalité, le client peut très bien venir<br />

chercher la prostituée la nuit en voiture<br />

et la conduire dans un endroit où l’anonymat<br />

(et sans doute l’hygiène) sont mieux<br />

garantis. Ce sont en tout cas <strong>des</strong> scénarios<br />

dont ont fait état certaines prostituées, et<br />

que ne semblent pas contredire les résultats<br />

de l’enquête obtenus à la Q 17 – relative<br />

à la composition de leur clientèle :<br />

la distribution <strong>des</strong> réponses est en effet la<br />

suivante : ruraux (18), ouvriers (17), citadins<br />

(13), employés (12), cadres (10).<br />

Le temps remodelé<br />

Crépuscule du soir et crépuscule du<br />

matin 45<br />

Elles sont en quelque sorte les figures<br />

modernes du sexe démystifié, elles<br />

qui, de jour comme de nuit, assises sur<br />

<strong>des</strong> tabourets ou accoudées aux fenêtres,<br />

sous les auvents <strong>des</strong> maisons, à l’angle<br />

<strong>des</strong> rues, pour s’abriter du chaud soleil<br />

ou pour prendre le frais, attendent le<br />

client telles <strong>des</strong> marchan<strong>des</strong>, en devisant<br />

tranquillement entre elles ou avec <strong>des</strong><br />

riverains. De temps à autre, discrètement,<br />

un élément du groupe s’éclipse et revient<br />

au bout de quelques minutes, sans que<br />

le profane n’eût rien anticipé du jeu de<br />

signes qui avait scellé le marché. Elles<br />

travaillent paisiblement, au rythme de la<br />

demande et sans animosité apparente, du<br />

fait de la concurrence qu’elles se livrent,<br />

leur densité pouvant être forte sur un<br />

territoire assez réduit…<br />

Elles soumettent donc leur capitalcorps<br />

au rythme ininterrompu de la productivité<br />

capitaliste.<br />

Les jours <strong>des</strong> prostituées dominicaines<br />

– à l’image <strong>des</strong> jours <strong>des</strong> filles <strong>des</strong> pays<br />

africains et <strong>des</strong> pays de l’Est exerçant en<br />

Europe – ne sont donc pas moins agités<br />

que leurs nuits. Autrement dit, il n’est<br />

plus vraiment pertinent de continuer à<br />

penser la prostitution comme activité<br />

nocturne, même s’il demeure vrai que<br />

le taux de fréquentation de nuit est plus<br />

■<br />

important que celui du jour, comme le<br />

montrent les encombrements causés par<br />

les véhicules qui se croisent dans les rues<br />

trop étroites du quartier.<br />

La temporalité est au cœur de leur<br />

métier, à cause du découpage catégoriel<br />

<strong>des</strong> services aux clients en actes qui ont<br />

un coût et une durée circonscrite. Il s’agit<br />

aussi de la rentabiliser financièrement, en<br />

combinant les nécessités du temps social<br />

urbain <strong>des</strong> citadins (employés, cadres…),<br />

qui « fréquentent » le soir ou la nuit et<br />

celles du temps social rural de catégories<br />

de travailleurs issus <strong>des</strong> communes, mais<br />

travaillant à la ville et faisant le détour,<br />

dans l’après-midi, par le quartier <strong>des</strong><br />

prostituées avant de rentrer chez eux.<br />

Sur une échelle proportionnelle,<br />

le temps du jour <strong>des</strong> prostituées est un<br />

« temps moins obligé » que celui de la<br />

nuit, où les clients sont plus nombreux, la<br />

demande plus forte et la clientèle d’un statut<br />

économique plus élevé. Leur partition<br />

du temps social procède de la chaotisation<br />

fonctionnelle de celui-ci, en vue de son<br />

assujettissement à une nécessité d’ordre<br />

économique 46 : il s’agit de se rendre pleinement<br />

disponibles pour le client et de<br />

tirer profit de tous les instants, de jour<br />

comme de nuit, de manière à dégager un<br />

bénéfice financier d’une activité qui serait<br />

moins rentable, si elle était circonscrite au<br />

seul temps de la nuit. Cette chaotisation du<br />

temps consacré à la pratique de leur activité<br />

inscrit donc leur quotidien « au point<br />

de rencontre du sociétal (ce qu’elles font)<br />

et du social (ce qu’on leur fait faire) 47 ».<br />

Désormais rien de ce qui était assigné<br />

dans les nuits <strong>des</strong> « filles » n’est soustrait<br />

de leurs jours…<br />

Dans le nouveau rapport au temps<br />

qu’elles imposent au commerce du sexe,<br />

le « désir » au masculin est soumis aux<br />

lois de la consommation ininterrompue<br />

et les belles de nuit sont aussi <strong>des</strong> belles<br />

de jour. Les prostituées, en s’ajustant<br />

aux contraintes de la modernité, se<br />

transforment en productrices de normes<br />

nouvelles qui ont sans doute pour effet<br />

paradoxal de les enfermer davantage dans<br />

leur rôle d’objet sexuel.<br />

Le temps d’un commerce provisoire<br />

Leurs réponses à la Q 19 – Considérez-vous<br />

votre activité comme un métier ?<br />

– révèlent qu’elles sont 17/29 à le faire,<br />

tandis qu’à la Q 20 – Vous considérezvous<br />

comme une professionnelle du sexe ?<br />

–, elles sont 25 sur 29 à ne pas le faire.<br />

En fait, dire qu’elles pratiquent cette<br />

activité sans être <strong>des</strong> professionnelles du<br />

sexe, c’est comme avouer que c’est là un<br />

moyen de gagner de l’argent, lorsque l’on<br />

est dans leur situation, puisque toute autre<br />

forme de travail ne ferait que les enfermer<br />

dans une exploitation sans contrepartie<br />

financière intéressante pour elles et pour<br />

les familles souvent nombreuses qu’elles<br />

ont à entretenir (les 25 sujets qui répondent<br />

à la Q 31 – Combien d’enfants avezvous<br />

? – révèlent l’existence d’un total de<br />

84 enfants, soit une moyenne 3 enfants<br />

par femme). L’exode de la campagne vers<br />

la ville, l’illettrisme, l’analphabétisme<br />

parfois, voire la naïveté soumettent ces<br />

filles-mères (21 sujets de notre échantillon)<br />

à <strong>des</strong> pressions qui les poussent à<br />

envisager l'immigration prostitutionnelle<br />

comme la solution-miracle...<br />

Dans ses remarques relatives aux<br />

femmes issues <strong>des</strong> secteurs populaires<br />

en Amérique Latine, D. Kergoat montre<br />

que celles-ci, contrairement aux hommes,<br />

« ont à gérer une stratégie collective, en<br />

mettant en œuvre <strong>des</strong> pratiques variées<br />

pour que survive ce corps familial qu’elles<br />

engendrent chaque jour, pour produire<br />

un quotidien cohérent, continu à partir<br />

d’éléments contradictoires ou d’une réalité<br />

fragmentée » 48 .<br />

Si les Dominicaines de notre échantillon<br />

vivent la prostitution comme un<br />

gagne-pain provisoire, elles semblent<br />

détester ce qu’elles font : ainsi, à la Q 26<br />

– Quel sentiment éprouvez-vous pour<br />

votre partenaire après chaque rapport ?<br />

–, elles font état d’indifférence (=18), de<br />

dégoût (=13), de mépris (=9), de pitié<br />

(=9), de rancœur (=7), de haine et de<br />

satisfaction, respectivement (=5). Leurs<br />

considérations plutôt négatives sur la<br />

clientèle donnent quelque sens au fait<br />

qu’elles ne se considèrent pas comme<br />

<strong>des</strong> professionnelles du sexe. Par contre,<br />

à la Q 27 – Quels sentiments éprouvezvous<br />

vis-à-vis de vous-même après chaque<br />

rapport ? –, c’est de sentiments de<br />

pitié (=16) ; mépris (=12) ; dégoût de soi<br />

(=10) ; rancœur et haine (=15), dont elles<br />

font état. Le sentiment d’indifférence<br />

qu’elles disent éprouver envers le client<br />

se volatilise lorsqu’elles sont concernées.<br />

De toute évidence, elles portent sur leur<br />

activité un regard critique, qui transparaît<br />

dans le fait que leur estime de soi ne<br />

59


semble pas très élevée. Cependant, bien<br />

que se considérant comme <strong>des</strong> victimes,<br />

sorties du cadre étroit de leur activité,<br />

elles donnent le sentiment de porter sur<br />

soi un regard relativement indulgent,<br />

comme le montrent les réponses à la Q 29<br />

– Vous arrive-t-il d’éprouver du mépris<br />

pour vous même ? –, le fait que 11 sujets<br />

disent ne jamais éprouver de sentiment<br />

de mépris pour soi (alors que, à la Q 27,<br />

12 sujets disaient en éprouver après chaque<br />

rapport), montre qu’elles distinguent<br />

les femmes qu’elles sont <strong>des</strong> prostituées<br />

qu’elles jouent. Une réalité qu’exprime<br />

très clairement cette prostituée togolaise<br />

interrogée par S. Tchak : « Moi, mon prénom<br />

c’est Safoura. Mais ici tout le monde<br />

m’appelle Rouki. La femme qui vit dans<br />

les bars, ce n’est plus moi, mais une autre<br />

à laquelle je prête mon corps. Je me suis<br />

rebaptisée. C’est une nouvelle naissance.<br />

Celle que les Burkinabé vont appeler<br />

« Escroc Bordel », ce n’est pas moi, mais<br />

Rouki. Celle qu’ils insulteront, qu’ils<br />

battront parfois, celle qu’ils maltraiteront…<br />

ce n’est pas moi, mais Rouki. » 49<br />

Cependant le total <strong>des</strong> réponses parfois<br />

et très souvent (=15) obtenu à la Q 27<br />

(cf. supra) indique qu’un sentiment de<br />

mésestime de soi – même intermittent<br />

– travaille intérieurement un peu plus de<br />

la moitié <strong>des</strong> sujets interrogés.<br />

Ce sentiment est sans doute renforcé<br />

par le fait qu’une majorité de sujets considère<br />

l’argent gagné comme de l’argent<br />

sale (Q 38 =20). Qu’elles portent un tel<br />

jugement sur cet argent donne du sens<br />

au fait qu’elles se considèrent comme<br />

d’« honnêtes femmes » : il faudrait donc<br />

accorder quelque poids à l’argument<br />

selon lequel leur condition de filles-mères<br />

démunies et la misère les contraignent à<br />

envisager la prostitution comme moyen<br />

de s’en sortir. A la Q 37 – Quel genre de<br />

femme pensez-vous être : insoumise, libérée,<br />

fière, orgueilleuse, honnête, pudique,<br />

rebelle, en colère, autre ? – 21 prostituées<br />

sur 29 considèrent qu’elles sont <strong>des</strong> femmes<br />

honnêtes (10 <strong>des</strong> femmes pudiques<br />

et 11 <strong>des</strong> femmes fières).<br />

Le fait qu’elles s’appliquent ce stéréotype<br />

de "femmes honnêtes" n’est pas peu<br />

paradoxal, la notion même de « femme<br />

honnête » étant généralement utilisée<br />

pour distinguer la figure emblématique<br />

de la bourgeoise de celle de la putain.<br />

Ces auto-représentations <strong>des</strong> prostituées<br />

– appréhendées en parallèle aux réponses<br />

à la Q 29 susmentionnée, à laquelle elles<br />

étaient 11 à répondre qu’elles n’avaient<br />

jamais éprouvé de mépris envers soimême,<br />

contre 9 qui en éprouvaient<br />

« parfois » semblent se corroborer. Elles<br />

viennent même sans doute expliquer<br />

et contrebalancer le sentiment de pitié<br />

(voire de dégoût et de mépris) qu’elles<br />

avouent éprouver envers soi-même, à la<br />

Q 27 – Quel sentiment éprouvez-vous<br />

pour vous-même après chaque rapport ?<br />

– Ces résultats et le sentiment qu’elles ont<br />

d’être <strong>des</strong> femmes honnêtes sont à mettre<br />

en parallèle avec ceux de la Q 7 (infra<br />

cit.), où l’on voit que, contrairement au<br />

préjugé admis, elles ont eu leurs premiers<br />

rapports sexuels relativement tard.<br />

Contexte sociopolitique<br />

et économique<br />

■<br />

L’immigration dominicaine se distingue<br />

<strong>des</strong> autres immigrations (sainte-lucienne,<br />

haïtienne et dominicaise 50 ) observées dans<br />

la Caraïbe, en ce quelle est essentiellement<br />

féminine et prostitutionnelle. Selon le service<br />

de l’immigration de la Martinique,<br />

seuls 57 ressortissants dominicains, masculins<br />

pour la plupart, sont officiellement<br />

recensés dans ce département. Or, les services<br />

de police font état de la présence de<br />

plus d’une centaine de prostituées dominicaines<br />

: celles-ci – ou au moins un grand<br />

nombre d’entre elles – y exerceraient donc<br />

clan<strong>des</strong>tinement.<br />

La prostitution observée dans les<br />

départements français d’Amérique<br />

(DFA) est d’abord d’ordre économique.<br />

Les prostituées dominicaines, attirées par<br />

leur apparente prospérité économique y<br />

occupent 99% du marché. En provenance<br />

du Suriname, elles transitent par<br />

la Guyane française, où elles obtiendraient<br />

facilement <strong>des</strong> cartes de séjour ;<br />

s’y fixent un temps ; se louent à <strong>des</strong><br />

emplois de service ou de restauration et<br />

de domesticité chez <strong>des</strong> métropolitains ;<br />

se marient parfois à <strong>des</strong> Antillo-Guyanais<br />

ou à <strong>des</strong> métropolitains qui sont souvent<br />

leurs employeurs. Plus rarement, elles<br />

concluent <strong>des</strong> « mariages blancs », afin<br />

d’acquérir la nationalité française et se<br />

fixer en « France », avant de se rendre<br />

en Europe. La Guyane française est une<br />

étape marquante dans le circuit qui les<br />

amène ensuite à la Guadeloupe puis à la<br />

Martinique.<br />

Officiellement, il ne s’agit pas d’une<br />

prostitution organisée (absence de souteneurs<br />

et de maisons closes) : ce qui<br />

risque de faire illusion si l’on pense, à la<br />

suite de D. Symons, que là où les femmes<br />

« sont libres de s’engager dans les relations<br />

qu’elles désirent, elles contrôlent<br />

elles-mêmes la ressource (rare) qu’elles<br />

représentent » 51 . Un usage qui, questionné<br />

dans l’optique de l’analyse féministe,<br />

ne manquerait pas d’apparaître aliénant.<br />

Selon C. Legardinier (1994 :163), en<br />

effet, l’on assiste à un dévoiement <strong>des</strong><br />

revendications féministes, en ce que le<br />

droit de se prostituer se voit à tort « assimilé<br />

à une expression de liberté ».<br />

L’Etat français n’est donc pas censé<br />

tirer un avantage direct du commerce<br />

prostitutionnel <strong>des</strong> Dominicaines. Ce qui<br />

est nettement moins hypothétique dans le<br />

cas <strong>des</strong> propriétaires <strong>des</strong> pièces vétustes<br />

qui leur sont louées au prix fort. La figure<br />

du souteneur a changé, en effet : il s’agit<br />

d’un proxénétisme immobilier qui contrôle<br />

les lieux et les moyens indispensables à<br />

la pratique de l’amour vénal. Il insère la<br />

prostituée dans un système au sein duquel<br />

on lui fait payer de plus en plus cher<br />

les services qui lui sont indispensables<br />

(chambres de passe, studios, bars…) 52 .<br />

Toutefois, l’on peut considérer que l’un<br />

<strong>des</strong> principaux gagnant de la prostitution<br />

dominicaine est l’Etat dominicain luimême,<br />

par les sommes importantes que<br />

les prostituées envoient aux membres de<br />

leurs familles autant que par leur installation,<br />

une fois rentrées au pays, en tant<br />

que commerçantes et créatrices d’entreprises<br />

(taxées par l’Etat) : les revenus de<br />

l’immigration (et donc de la prostitution)<br />

jouent en effet un rôle important dans le<br />

PNB de Saint-Domingue.<br />

Contexte historique :<br />

les femmes dans le<br />

"Nouveau Monde"<br />

L’objet femme dans les chocs culturels<br />

Coloniser – comme prostituer – sont<br />

<strong>des</strong> actes essentiellement masculins.<br />

Dans les deux cas, il s’agit de conquérir,<br />

pénétrer, posséder… 53 L’un et l’autre<br />

n’opèrent pas sans violence, n’opèrent<br />

même que dans la violence de l’appropriation<br />

arbitraire. Si les Occidentaux,<br />

■<br />

60 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Juliette Sméralda<br />

Les prostituées, “ouvrières” de jour et de nuit<br />

qui font irruption dans la vie <strong>des</strong> peuples<br />

extra-frontaliers, découvrent chez ceuxci<br />

« d’autres manières d’être femme »,<br />

l’interprétation qu’ils font de ces « manières<br />

» ne tardent pas à faire de l’ensemble<br />

<strong>des</strong> femmes extra-occidentales, <strong>des</strong><br />

dévergondées. Entre le moment où les<br />

colonies leur sont apparues comme <strong>des</strong><br />

édens sexuels, et l’actualité <strong>des</strong> humanités<br />

qui sont aujourd’hui l’héritage de leurs<br />

« amours » turbulentes, <strong>des</strong> peuples de<br />

métis sont nés. Ils sont une transcription<br />

historico-métaphorique de la nature de la<br />

rencontre <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> qui a opéré dans le<br />

cadre rebaptisé Nouveau Monde, rayant<br />

par cette seule dénomination <strong>des</strong> siècles,<br />

parfois <strong>des</strong> millénaires, de présence "indigène"<br />

sur <strong>des</strong> lieux qui n’étaient nouveaux<br />

que pour les envahisseurs. L’invention de<br />

colonies-harems/bordels / paradis du sexe,<br />

et autres chinoiseries, turqueries, orientalisme<br />

54 furent autant de conventions<br />

<strong>des</strong>tinées à fournir leur exutoire à <strong>des</strong><br />

fantasmes que l’éloignement de l’Europe<br />

et "l’offre excessive" promettaient à un<br />

plus effectif traitement que le rêve…<br />

Des femmes anciennes ("putains") et<br />

nouvelles ("bourgeoises")<br />

La prostitution joua un rôle important<br />

dans le peuplement blanc du "Nouveau<br />

Monde" : en effet, aux "honnêtes femmes"<br />

arrivées avec les pionniers s’ajoutèrent,<br />

dès 1640, <strong>des</strong> convois de prostituées.<br />

Le gouvernement royal lui-même, entre<br />

1680 et 1695, n’hésita pas à embarquer<br />

<strong>des</strong> filles de mauvaise vie ; il y renonça<br />

officiellement ensuite, mais le trafic se<br />

poursuivit de façon plus discrète 55 .<br />

Ces prostituées, tellement nombreuses<br />

aux 17 e et 18 e siècles, que les métropoles<br />

européennes n’en savent que faire, seront<br />

envoyées aux colons blancs – intention<br />

avouée de métropoles soucieuses de s’en<br />

débarrasser autant que de réduire l’importance<br />

du processus de miscégénation <strong>des</strong><br />

populations coloniales. En effet, l’esclavage<br />

qui reposait autant sur les contraintes<br />

sexuelles que sur l’usage du fouet, légitimait<br />

le droit que s’octroyaient les propriétaires<br />

d’esclaves sur le corps <strong>des</strong> femmes<br />

noires/de couleur 56 . En leur envoyant<br />

<strong>des</strong> compagnes blanches, les métropoles<br />

(Espagne, France) entendaient freiner le<br />

mélange <strong>des</strong> races qui fut à l’œuvre aux<br />

origines mêmes de l’installation <strong>des</strong> Européens<br />

dans les Amériques. Faut-il croire<br />

que les pratiques licencieuses initiées par<br />

les colons surdéterminent les comportements<br />

de déshéritées qui emploient toutes<br />

les ressources, y compris sexuelles, pour<br />

gravir les marches de l’échelle sociale 57 ?<br />

Quelque chose de l’ordre d’une mentalité<br />

dominicaine entretenant un lien avec<br />

l’histoire de ce pays serait-elle à l’œuvre<br />

chez les sujets de l’enquête ? Le fait<br />

que ces femmes aient tendance à recourir<br />

plus systématiquement que d’autres à la<br />

prostitution comme moyen de survie et<br />

de promotion sociale pourrait en effet<br />

entretenir un lien avec une coutume initiée<br />

au 18 e siècle par les planteurs de l’île,<br />

qui consistait à se servir de « leurs mulâtresses<br />

» comme monnaie d’échange, en<br />

règlement <strong>des</strong> dettes contractées auprès<br />

de créanciers métropolitains… Avant la<br />

Caraïbe, qu’elles sillonnent depuis une<br />

dizaine d’années, l’Europe avait reçu, dans<br />

les années 80, de gros contingents de ces<br />

prostituées dominicaines.<br />

Aux origines mêmes de l’esclavage, les<br />

figures européennes emblématiques de la<br />

bourgeoise et de la putain vont donc s’exporter<br />

dans le "Nouveau Monde" : tandis<br />

que la figure de l’Européenne bénéficiait<br />

d’un processus de bonification puis d’ennoblissement<br />

(achevé dès la fin du 19 e<br />

siècle), qui allait l’inscrire durablement<br />

dans le rôle de génitrice, celle <strong>des</strong> femmes<br />

noire, amérindienne et de couleur<br />

n’arrêtait pas de se dégrader, voire de se<br />

corrompre totalement, associée qu’elle<br />

était à la sexualité licencieuse.<br />

Dans toutes les colonies de peuplement<br />

<strong>des</strong> Amériques, ces femmes allaient<br />

être soumises, par droit de cuissage, à<br />

la satisfaction <strong>des</strong> appétits sexuels <strong>des</strong><br />

sujets masculins <strong>des</strong> familles qu’elles servaient,<br />

autant qu’au « dégourdissement »<br />

<strong>des</strong> puceaux, qui venaient « immoler leur<br />

virginité sur l’autel » <strong>des</strong> filles de couleur,<br />

comme le faisaient les jeunes nobles sur<br />

les paysannes en France 58 . Un ordre bourgeois<br />

d’un genre nouveau avait transmué<br />

le lien social en lien racial : les <strong>des</strong>tins<br />

<strong>des</strong> races respectives – et de leurs femmes<br />

– devinrent irréductibles. Dans ces sociétés<br />

esclavagistes, « la maîtresse du maître<br />

et l’épouse du maître y accomplissaient<br />

deux « fonctions » d’objet inversées,<br />

l’une consacrée à la reproduction et réputée<br />

dépourvue de toute sexualité, l’autre<br />

consacrée à la distraction et réputée pure<br />

sexualité. Le trait commun de ces formes<br />

– qui nient l’existence d’une sexualité<br />

chez les femmes épouses – est la réduction<br />

de leur génitalité à la reproduction<br />

d’une « lignée » dans les classes aristocratiques<br />

ou comme indispensable à la<br />

constitution, dans les classes populaires,<br />

d’une réserve inépuisable de travailleurs<br />

ou de soldats. » 59<br />

Le temps dans<br />

les stratégies de survie<br />

<strong>des</strong> femmes<br />

L’option <strong>des</strong> filles de Saint-Domingue<br />

en faveur de la prostitution serait donc<br />

(sur)déterminée par le modèle commun<br />

de la plantation 60 , fortement influencées<br />

par <strong>des</strong> siècles d’exploitation sexuelle et<br />

économique imposée, autant que par la<br />

misère. Pourtant, aucun déterminisme de<br />

nature sociobiologique n’est reflété par<br />

les résultats obtenus à la Q 1 – A quel âge<br />

avez-vous commencé à vous prostituer ?<br />

La répartition <strong>des</strong> réponses d’après les<br />

tranches d’âge montre que 23 sujets sur<br />

29 sont arrivés après l’âge de 20 ans à la<br />

prostitution (15-20 ans =5 sujets ; 20-25<br />

ans =7 sujets ; 25-30 ans =9 sujets ; 30 ans<br />

et plus =7 sujets). Dans le même ordre<br />

d’argument, à la Q 7 – A quel âge avezvous<br />

eu vos premiers rapports sexuels ?<br />

–, si l’on considère la répartition <strong>des</strong><br />

réponses qui font état de premiers rapports<br />

avant l’âge de la majorité (18 ans),<br />

il apparaît que 13 sujets sur 29 ont eu<br />

leur premier rapport à leur majorité, voire<br />

même après (soit 5 sujets 61 ). Ce chiffre<br />

est légèrement supérieur à celui <strong>des</strong><br />

11 sujets qui disent avoir eu leur premier<br />

rapport avant leur majorité, entre 15 et<br />

18 ans. Ces résultats ne manqueront pas<br />

d’apparaître paradoxaux : ils ébranlent<br />

en effet le préjugé selon lequel les<br />

prostituées ont une vie sexuelle précoce<br />

ou ont subi tout aussi précocement <strong>des</strong><br />

violences sexuelles (viol, inceste). Si,<br />

à la Q 8 – Avez-vous subi viol, inceste,<br />

violence physique et psychologique ? –,<br />

24 sujets sur 29 reconnaissent avoir subi<br />

<strong>des</strong> violences (physiques (12) et psychologiques<br />

(12), seuls 3 sujets font état<br />

d’inceste et 2 de viol. En revanche, la<br />

considération qui veut que 50% <strong>des</strong> prostituées<br />

ont d’abord été domestiques (S. de<br />

Beauvoir, 1949 : 389) se vérifie chez les<br />

Dominicaines autant que le constat de<br />

leur faible scolarité et de leur origine<br />

sociale défavorisée.<br />

■<br />

61


Une couche importante de la population<br />

féminine, faute de formation et<br />

pour échapper aux gros travaux agricoles<br />

de l’économie sucrière, se loue<br />

effectivement comme domestiques dans<br />

les villes, contre un maigre salaire. Le<br />

plus souvent, elles y sont victimes du<br />

droit de cuissage ou deviennent les maîtresses<br />

d’"hommes en uniformes", avant<br />

de verser dans la prostitution. Celles qui<br />

décident d’émigrer dans l’espoir d’améliorer<br />

leur condition ont souvent cette<br />

activité en perspective 62 . Si nous n’avons<br />

pas réussi à nous faire révéler l’existence<br />

de réseaux, ceux-ci existent au moins de<br />

manière informelle et correspondent à<br />

une forme collective d’organisation, où<br />

la solidarité entre femmes joue un rôle<br />

important. Leur objectif est d’abord d’assurer<br />

la survie <strong>des</strong> leurs en jouant leur<br />

rôle de "chefs de familles" de manière<br />

effective. L’impact de la solidarité entre<br />

femmes s’observe notamment au discours<br />

très homogène qu’elles tiennent sur<br />

le client (Q 21 à Q 25) 63 et à la nature très<br />

circonscrite <strong>des</strong> services sexuels qu’elles<br />

acceptent de rendre à celui-ci, <strong>des</strong> précautions<br />

qu’elles prennent et dont elles<br />

discutent tout aussi collectivement pour<br />

se protéger <strong>des</strong> maladies vénériennes.<br />

Le viol du temps de l’entre-soi communautaire<br />

Souviens-toi que le Temps est un<br />

joueur avide<br />

qui gagne sans tricher, à tout coup !<br />

c’est la loi 64 …<br />

Le temps du Nouveau Monde <strong>des</strong><br />

Occidentaux n’était donc pas celui du<br />

monde nouveau "découvert". Mais c’est<br />

le temps de cette présence nouvelle –<br />

appelée civilisation – qui désacralisa la<br />

forme de prostitution religieuse pratiquée<br />

jusque-là par les habitants de ces lointaines<br />

contrées. Sans doute une incompréhension<br />

<strong>des</strong> mœurs <strong>des</strong> « sauvages »<br />

explique-t-elle les coups qui lui furent<br />

portés et la dégénérescence rapide qui<br />

s’ensuivit. Je doute – concevait Restif<br />

de la Bretonne (1769 : 300) – « que les<br />

Américaines fissent un métier du prostitutisme<br />

: il est presque sûr qu’elles ne<br />

s’abandonnaient à tous les hommes que<br />

dans certaines occasions, et qu’elles<br />

reprenaient ensuite le train de vie ordinaire.<br />

» En effet, «(c)hez tous les anciens<br />

peuples, qui donnaient à la Divinité ce<br />

qu’ils avaient de plus précieux, le sacrifice<br />

de la virginité et de la pudicité <strong>des</strong><br />

femmes a fait partie du culte public et<br />

secret » 65 . Qu’il se fût agi de rites d’agrégation<br />

contagionnistes, de multiplication,<br />

de passage ou d’initiation, toujours le coït<br />

fut représenté comme puissant et d’une<br />

très grande efficacité pour exprimer une<br />

agrégation supérieure 66 . Dans nombre<br />

de civilisations, le prêt <strong>des</strong> femmes se<br />

pratiquait couramment 67 , en effet.<br />

Si, chez les Amérindiens, le caractère<br />

sacré de la prostitution, maintenu jusqu’à<br />

l’arrivée <strong>des</strong> Européens, va très vite<br />

dégénérer en débauche, en Europe, c’est<br />

la perversion de la prostitution sacrée qui<br />

explique l’apparition de la prostitution<br />

commerciale 68 initiée en partie par la tradition<br />

culturelle, que constituait le droit<br />

de Culetage, de Jambage ou de Prélibation<br />

<strong>des</strong> nobles 69 , entretenue par l’aggravation<br />

de la misère et par les guerres 70 .<br />

Cette rupture du temps du monde nouveau<br />

causée par l’imposition d’un temps<br />

exogène aux autochtones et aux esclaves<br />

africains, autant que les chocs culturels<br />

qu’ils causèrent immanquablement, installèrent<br />

indigènes et envahisseurs dans<br />

<strong>des</strong> pratiques socioculturelles nouvelles,<br />

que F. Affergan appréhende sous l’angle<br />

de l’affrontement 71 : la notion de temps<br />

est en effet un paramètre déterminant à<br />

partir duquel les relations entre groupes<br />

culturels (« civilisation » technologique et<br />

« culture » traditionnelle) confèrent leur<br />

sens profond aux propos d’Affergan. Le<br />

creuset que devint très vite la plantation<br />

constituera la structure élémentaire au<br />

sein de laquelle le "Nouveau Monde",<br />

organisé autour de la contrainte physique<br />

et psychologique et du travail forcé, se<br />

mettra à exister. L’impact de la violence<br />

– symbolique autant que matérielle – de<br />

la "rencontre" interculturelle ne peut se<br />

mesurer que partiellement à l’échelle<br />

<strong>des</strong> "désordres sexuels" observés ; immédiatement<br />

suivis de la génération d’un<br />

groupe tiers – de mulâtres – sur l’île de<br />

Saint-Domingue, que les conditions de<br />

leur émergence n’ont pas empêché de<br />

jouer un rôle politique considérable dans<br />

la <strong>des</strong>tinée de leur pays.<br />

Le viol du temps de l’entre-soi familial<br />

Ainsi qu’il en est assez généralement<br />

<strong>des</strong> femmes prostituées, le temps de l’activité<br />

<strong>des</strong> prostituées dominicaines est<br />

incompatible avec la structure de base<br />

que constitue la famille : elles ne profitent<br />

pas de leurs enfants et ne les voient<br />

pas grandir. Elles sont donc privées du<br />

« temps de l’entre-soi familial », de ce<br />

temps de l’être et de la continuité 72 que ne<br />

leur permet pas de vivre le temps quantitatif<br />

de leur condition sociale d’« ouvrières<br />

» obsédées par l’argent qui manque et<br />

aspirées par le travail qui assure la survie<br />

mais n’épargne pas le lien familial et<br />

intime. Ce temps <strong>des</strong> ruptures « dépasse<br />

les individus et en écrase beaucoup » 73 .<br />

Identités matricules en marge de leur<br />

statut de parents, de mères, d’enfants,<br />

de citoyens, les prostituées dominicaines,<br />

entièrement consacrées au service<br />

du plaisir masculin, sont <strong>des</strong> déracinées<br />

en exil à la Martinique : elles (se) vivent<br />

dans le temps ramassé de l’anonymat<br />

qui abolit les frontières de leur temps<br />

socioculturel : ce temps précieux de l’entre-soi.<br />

En conclusion<br />

Simone de Beauvoir 74 conçoit sans<br />

doute avec raison que « dans un monde où<br />

sévissent misère et chômage, dès qu’une<br />

profession est ouverte, il y a <strong>des</strong> gens<br />

pour l’embrasser ». D’autant qu’il s’agit<br />

d’une activité qui rapporte beaucoup plus<br />

que d’autres. Prenant le contre-pied <strong>des</strong><br />

théories moralistes en vigueur selon lesquelles<br />

la prostituée aurait le vice dans le<br />

sang, l’auteure considère qu’au contraire<br />

le fait que <strong>des</strong> femmes choisissent cette<br />

activité « condamne une société où ce<br />

métier est encore un de ceux qui paraît<br />

à beaucoup de femmes le moins rebutant<br />

». La question à poser, estime-t-elle<br />

n’est donc pas « pourquoi l’a-t-elle choisie<br />

? » mais plutôt « pourquoi ne l’eût-elle<br />

pas choisie ? » Une évidence qui ne l’est<br />

qu’en surface, une fois rapportée à la<br />

réalité selon laquelle seule une prostituée<br />

sur 100 s’en sort sur le plan économique.<br />

Comment expliquer alors cette<br />

obstination à croire en la prostitution<br />

comme moyen de gagner facilement de<br />

l’argent ?<br />

La conviction que partageaient unanimement<br />

les Dominicaines au sujet du<br />

recours à la prostitution comme moyen de<br />

gagner vite et facilement de l’argent, en<br />

exploitant à outrance leur capital-corps<br />

n’est pas aussi forte que l’on aurait pu<br />

■<br />

62 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Juliette Sméralda<br />

Les prostituées, “ouvrières” de jour et de nuit<br />

s’y attendre : leurs réponses à la Q 18<br />

– de savoir pourquoi elles ont choisi<br />

la prostitution comme moyen de gagner<br />

leur vie – font état <strong>des</strong> arguments suivants<br />

: l’argent se gagne plus facilement<br />

(17 réponses) ; le sexe est un instrument<br />

de travail comme un autre (15 réponses) ;<br />

on se sent utiles et on se sent reconnue<br />

(20 réponses) 75 . S’il est vrai que l’appât<br />

du gain, l’argent vite et « facilement »<br />

gagné et, peut-être dans les pays riches,<br />

la vie facile et le goût du luxe, restent<br />

de puissants moteurs pour celles qui ont<br />

transformé leur corps en marchandise 76<br />

– ce qui fait dire que les prostituées ont<br />

une mentalité de capitalistes – il faut sans<br />

doute tempérer cet argument et intégrer<br />

à l’analyse les données spécifiques du<br />

terrain : le fait qu’elles sont relativement<br />

nombreuses sur un marché étroit, les<br />

contraintes économiques qui agissent sur<br />

la demande et d’autres paramètres conjoncturels<br />

moins déterminants expliquent<br />

que, dans les DFA, l’argent ne se gagne<br />

peut-être pas aussi facilement qu’elles<br />

l’ont cru.<br />

Cependant, les contraintes économiques<br />

qui conditionnent le choix de ces<br />

femmes font qu’elles n’ont ni le temps<br />

ni les moyens d’inventer <strong>des</strong> espaces<br />

d’action nouvelle : aussi, est-ce à aménager<br />

l’espace <strong>des</strong> dominants qu’elles<br />

s’emploient, de façon à pouvoir y survivre.<br />

C’est le cas lorsqu’elles sortent<br />

le commerce du sexe de son assignation<br />

nocturne (du moins lorsqu’il est vérifié<br />

qu’elles ne sont pas les esclaves de quelque<br />

maquereau). D’après leur logique,<br />

s’il est vrai qu’elles ne gagnent pas autant<br />

d’argent qu’elles croyaient pouvoir en<br />

gagner, elles sont de toute façon « mieux »<br />

payées comme prostituées que comme<br />

domestiques. Dans l’approche <strong>des</strong> mécanismes<br />

de la domination de P. Bourdieu 77 ,<br />

le rôle que joue, dans ce processus, le fait<br />

de considérer que l’individu est à la fois<br />

libre et déterminé dans ses choix est peu<br />

décisif. Bien plus important est le rôle<br />

joué par l’incorporation de la domination,<br />

dont la manifestation évidente est la<br />

violence symbolique qu’exerce le dominé<br />

contre soi-même, et qui consiste à lui<br />

faire apparaître naturelle la situation dans<br />

laquelle il se trouve, voire à concevoir<br />

– ainsi que le souligne C. Legardinier<br />

(1994) – que se prostituer relève d’un<br />

choix individuel : celui de la « liberté »<br />

du sujet à disposer de son corps comme<br />

il l’entend.<br />

Relevant le défi du chômage et les<br />

aléas de l’emploi, dont elles sont les premières<br />

victimes, les femmes qui « choisissent<br />

» la prostitution comme moyen<br />

de gagner leur vie sont dotées de projets<br />

(de vie) – comme le montre notre enquête<br />

– et mobilisent un ensemble de ressources<br />

dans la perspective de les concrétiser.<br />

Cependant, celles qui ont de tels projets<br />

ont généralement réussi à se soustraire de<br />

la tutelle d’un souteneur, refusant d’être<br />

une marchandise qui enrichit les autres.<br />

Elles font volontiers état du grand prix<br />

qu’elles attachent à leur indépendance<br />

économique : celle de ne dépendre de personne<br />

– surtout pas d’un homme – pour<br />

subvenir à leurs besoins et à ceux de leur<br />

famille. Celles-là sont, en quelque sorte,<br />

<strong>des</strong> femmes d’affaire. Leur fonds de commerce<br />

c’est leur corps. Elles n’ont pas à<br />

partager les rentrées d’argent, sauf avec<br />

l’État : le premier <strong>des</strong> souteneurs.<br />

En amont de ces considérations importantes,<br />

l’enquête a donc montré que les<br />

prostituées interrogées s’inscrivent dans<br />

une démarche de promotion sociale qui<br />

vise l’acquisition d’un statut social (qui<br />

intègre la respectabilité), pour elles et<br />

leurs enfants. Un souci de l’étiquette<br />

sociale fait qu’elles attachent une grande<br />

importance à l’anonymat, parce qu’elles<br />

veulent pouvoir se réinsérer facilement<br />

dans la vie publique. Elle sont conscientes,<br />

en effet, que pratiquer la prostitution<br />

grève lourdement leur avenir, à cause<br />

de la puissance du stigmate attaché à<br />

cette activité. Un « stigmate qui fait de<br />

la prostitution une sorte d’état global, de<br />

sorte qu’être pute, c’est le rester pour la<br />

vie. Comme si, après avoir fait la pute, on<br />

devenait pute ». Ce qui rend insurmontable<br />

la difficulté d’une réinsertion 78 .<br />

Concernant la seconde proposition<br />

de notre hypothèse, à savoir que, par<br />

leurs choix, les prostituées contribuent<br />

à entretenir la forme d’esclavagisme que<br />

représentent certaines séquences <strong>des</strong> relations<br />

de genre, en acceptant d’incarner la<br />

femme dévouée aux plaisirs de l’homme<br />

– consentante et disponible pour lui exclusivement<br />

–, l’on peut opposer l’argument<br />

de S. Tchak, selon qui le conditionnement<br />

socioculturel que subissent les hommes<br />

autant que les femmes, bien que dans<br />

<strong>des</strong> perspectives distinctes, poussent les<br />

femmes à n’envisager leurs stratégies<br />

de survie et de promotion sociale qu’à<br />

travers le filtre masculin. Globalement<br />

– écrit l’auteur – « les hommes sont parvenus<br />

à s’assurer le contrôle du pouvoir<br />

dans les domaines essentiels de la vie<br />

sociale. Ils sont en moyenne plus riches<br />

et plus puissants. Leur influence économique,<br />

sociale, politique et culturelle est<br />

de loin la plus importante. Les femmes<br />

ne contestent pas toujours de manière<br />

frontale cette prééminence masculine,<br />

mais elles tentent d’en profiter grâce à<br />

leur statut, (…), d’objet sexuel. » 79 Sans<br />

doute encore, l’actualité de l’analyse<br />

de Michelle Perrot se vérifie-t-elle au<br />

19 e comme au 21 e siècle, qui écrit que<br />

« (l)’embauche, la promotion, les gratifications<br />

sont aux mains d’une direction et<br />

d’un encadrement masculins, fortement<br />

tentés d’user de leurs prérogatives pour<br />

en tirer tout le plaisir possible. » 80<br />

La prostitution serait donc le lieu où<br />

la femme, assumant son rôle de « domestique<br />

par délégation » 81 , entretient une<br />

conception traditionnelle <strong>des</strong> rapports<br />

sociaux de sexe qui s’organisent selon<br />

l’axe répertorié <strong>des</strong> relations entre dominants<br />

et dominés 82 . La non-fracture du<br />

temps en jours et en nuits observée dans<br />

la pratique de leur activité par les femmes<br />

prostituées de Saint-Domingue, en même<br />

temps qu’elle repose sur une forte marchandisation<br />

de leur capital-corps, renforce<br />

la forme d’« appropriation collective »<br />

dont elles sont l’objet, les réduisant à<br />

une « charge sexuelle » dans un rapport<br />

spécifique d’objectivation sexuée et de<br />

sexage (rapports de classe de sexe) 83 .<br />

Les discours qui font état de « choix »,<br />

de liberté de disposer de son corps, de<br />

l’instrumentalisation de celui-ci comme<br />

moyen de gagner vite de l’argent, etc.,<br />

s’intègrent donc au schéma théorique<br />

énoncé par Bourdieu, au terme duquel<br />

l’individu est à la fois libre et déterminé,<br />

entendu que le sentiment qu’il a de son<br />

libre arbitre résulte de la nature de l’incorporation<br />

de la domination observée<br />

chez l’agent social qu’il est.<br />

63


Notes<br />

1. « La distinction entre l’ouvrière et la prostituée<br />

est souvent ténue », écrit D. Lamoureux,<br />

in Dictionnaire critique du féminisme,<br />

op. cit., p. 174.<br />

2. C. Baudelaire, L’idéal, in Les fleurs du mal,<br />

Garnier-Flammarion, 1964, p. 49.<br />

3. Sacotte, M., « Prostitution et proxénétisme<br />

», in Encyclopædia Universalis, corpus<br />

15, p. 268.<br />

Parmi les propositions de loi belges relatives<br />

à la prostitution, (Yves Patte, « Débat<br />

public et logiques de médiatisation : le cas<br />

du débat sur la prostitution en Belgique<br />

francophone », in Recherches sociologiques,<br />

2003/1, [119-34]), il en est qui font de la<br />

prostitution un travail (sur la base d’un<br />

contrat de travail-type), une activité économique<br />

; d’autres – le modèle suédois<br />

– lui refusent le statut légal de travail,<br />

mais considèrent qu’elle résulte d’une<br />

situation difficile pour la prostituée, qui<br />

est donc regardée comme une victime. A<br />

ce titre, c’est le client qui est pénalisé.<br />

4. Quid 1999, p. 875. Rien ne peut s’entreprendre<br />

contre la prostitution (activité<br />

imposable) puisqu’elle n’est pas illégale<br />

(B. Groult). Dans certaines régions, les<br />

femmes ont <strong>des</strong> licences, sont fichées :<br />

leur activité profite donc directement à<br />

l’Etat (K. Millett, 1972 : 114).<br />

5 Dictionnaire critique du féminisme, sous la<br />

coordination de H. Hirata, F. Laborie,<br />

H. Le Douaré, D. Sénotier, 1994.<br />

6. Phrase empruntée à M.-H. Bourcier,<br />

Queer zones, Baland, 2001, p. 33.<br />

7. In Dictionnaire critique du féminisme, op.<br />

cit., « Prostitution », [161-166], p.162.<br />

8. C. Legardinier, op. cit., voir note 7 supra.<br />

9. Voir l’actualité : Gary Ridgway, qui<br />

avoua, le 5 nov. 2003, l’assassinat de 48<br />

prostituées, alors qu’il en aurait tué une<br />

centaine en réalité. Voir également le cas<br />

<strong>des</strong> policiers français accusés de viol sur<br />

<strong>des</strong> prostituées (décembre 2003).<br />

10. Voir toute la législation passée en revue<br />

par Louis Marie-Victoire, qui instituait<br />

l’homme en propriétaire de la femme, in<br />

Le droit de cuissage / France, 1860–1930,<br />

infra cit.<br />

11. Selon C. Guillaumin, Sexe, race et pratique<br />

de pouvoir / L’idée de nature, Côté-Femmes,<br />

1992, p. 145-149. Voir l’épisode du<br />

massacre anti-féministe prémédité de quatorze<br />

femmes de Montréal, en décembre<br />

1989, revendiqué en termes politiques par<br />

l’auteur.<br />

12. Le Petit Robert.<br />

13. Selon M. Foucault, Histoire de la sexualité/<br />

La volonté de savoir, Gallimard, 1976.<br />

14. Jeannière, A., Anthropologie sexuelle, 1969,<br />

p.64 : il cite G. Bataille<br />

15. Le passage de la prostitution tolérée à la<br />

prostitution prise en charge par les municipalités<br />

serait intervenu au 15 e siècle en<br />

France (J. Rossiaud, 1982)<br />

16. C. Guillaumin, op. cit., 1992, p. 41.<br />

17. Voir Laure Adler La vie quotidienne dans les<br />

maisons closes, 1830-1930, Hachette, 1990<br />

et J. Rossiaud, « Prostitution, sexualité,<br />

société dans les villes françaises au 15 e<br />

siècle », [68-83] ; et J.-L. Flandrin, « La<br />

vie sexuelle <strong>des</strong> gens mariés dans l’ancienne<br />

société : de la doctrine de l’Eglise<br />

à la réalité <strong>des</strong> comportements », in Communications,<br />

« Sexualités occidentales »,<br />

1982, [102-115].<br />

18. C. Baudelaire, op. cit., Le crépuscule du<br />

soir, p. 116.<br />

19. Restif de la Bretonne, N.-E., (1769) Le pornographe<br />

ou idées d’un honnête-homme<br />

sur un projet de règlement pour les prostituées,<br />

propre à prévenir les malheurs<br />

qu’occasionne le publicisme <strong>des</strong> femmes,<br />

avec <strong>des</strong> notes historiques et justificatives,<br />

Slatkine Reprints, Genève-Paris, 1988,<br />

p. 88-89.<br />

20. Empruntée à J. Chevalier et A. Gheerbrant,<br />

Dictionnaire <strong>des</strong> symboles, Robert<br />

Laffont, 1982, p. 671, 675.<br />

21. Voir le lien qu’entretient cette image<br />

avec le thème mythologique de la Vagina<br />

dentada qui met en scène « la femme à<br />

l’origine <strong>des</strong> temps avec un vagin armé<br />

de dents, donc dangereux. » M. Grawitz,<br />

Lexique <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, Dalloz, 1991,<br />

p. 392.<br />

22. Paul-Jean Cogniart, La prostitution – Étude<br />

de science criminelle, 1938, cité par<br />

L. Adler, op. cit., p. 103.<br />

23. L. Adler, op. cit., p. 19.<br />

24. Alain Corbin, Les filles de noces / Misère<br />

sexuelle et prostitution aux 19 e et 20 e<br />

siècles, Aubier Montaigne, 1978, p. 535.<br />

25. Kate Millett, La prostitution / Quatuor<br />

pour voix féminines, Denoël Gonthier,<br />

coll. Femmes, 1972, p. 54.<br />

26. Max de Ceccatty, « Essai d’énoncé biologique<br />

», in Esprit, n° 289, nov. 1960,<br />

[1712-23], p. 1712.<br />

27. Ibid., p. 1712.<br />

28. In « Préface », J. Cordelier et al. La dérobade,<br />

Hachette, 1976.<br />

29. Empruntée à A.Vexliard, Le clochard, Desclée<br />

de Brower, Bruxelles, 1957, p. 31.<br />

Il fait référence au vagabondage et à la<br />

mendicité.<br />

30. Empruntée à L. Adler, op. cit., p. 99.<br />

31. Berger ou sage-femme mériterait ce label,<br />

estime C. Legardinier (p.162), selon qui<br />

« ce cliché a surtout pour fonction de<br />

prôner le fatalisme et d’éviter tout questionnement<br />

sur un sujet qui provoque le<br />

malaise. »<br />

32. VHS, 52 minutes, La Sept, 1988.<br />

33. Emission Pleins feux, « Trottoirs foyalais<br />

», M. Gendre, fév. 2002.<br />

34. Voir la perspective exposée par J.-M. Chapoulie<br />

« La tradition de Chicago et l’étude<br />

<strong>des</strong> relations entre les races », in <strong>Revue</strong><br />

Européenne <strong>des</strong> Migrations Internationales,<br />

2002 (18) 3, [9-24].<br />

35. Nous avons rencontré une seule famille,<br />

où l’on se prostitue de mère en fille.<br />

36. La prostitution dans le monde, Hachette,<br />

1964, p. 23.<br />

37. Le chemin de Buenos Aires (La traite <strong>des</strong><br />

Blanches), Albert Londres, 1927, Albin<br />

Michel, p.154.<br />

38. Baudelaire, op. cit. Tout Entière, XLII,<br />

p. 68.<br />

39. Les tarifs appliqués par les prostituées<br />

s’échelonnent de 31 à 40 euros les 10<br />

minutes et 200 euros l’heure. Informations<br />

corroborées par les services de police.<br />

Une comparaison avec les tarifs de la<br />

prostitution de luxe eût renseigné sur les<br />

différences dont fait état J. Corzani.<br />

40. Les deux expressions entre guillemets<br />

sont empruntées à A. Vexliard, op. cit.,<br />

p. 28.<br />

41. Université <strong>des</strong> Antilles et de la Guyane (à<br />

la Martinique)<br />

42. Nous avons commencé nos enquêtes en<br />

août 2002.<br />

43. Vocabulaire emprunté à C. Javeau, Sociologie<br />

de la vie quotidienne, Que sais-je ? Puf,<br />

2003, p. 29.<br />

44. « Prostitution », in Dictionnaire encyclopédique<br />

Désormeaux, 1993, p. 1963-64.<br />

45. Titres de poèmes de C. Baudelaire, op.<br />

cit., "Le crépuscule du soir" (p. 115-6) et "Le<br />

crépuscule du matin" (p. 124).<br />

46. « Le temps est aussi un marché » (idée que<br />

C. Javeau emprunte à P. Bourdieu).<br />

47. Claude Javeau, op. cit., p.18.<br />

48. D. Kergoat, H. Le Douare, C. Rogerat,<br />

Mouvement social et division sexuelle du travail,<br />

GEDISST, 1991, 2, p. 5.<br />

49. C’est en terme de dédoublement, de<br />

métamorphose, que Tchak appréhende<br />

le discours de cette Togolaise interviewée<br />

par lui, in La sexualité féminine en Afrique,<br />

L’Harmattan, 1999, pp. 192 et 200.<br />

50. De l’île de la Dominique.<br />

51. Du sexe à la séduction / L’évolution de la<br />

sexualité humaine, Sand, (1979)/1994.<br />

52. Adapté de A. Corbin, op. cit., p.519.<br />

53. Formulation empruntée à Y. Knibiehler,<br />

R. Goutalier, La femme au temps <strong>des</strong> colonies,<br />

Stock, 1985, p. 18.<br />

54. Termes empruntés à Knibiehler/Goutalier,<br />

op. cit., p. 29.<br />

55. Ibid., p. 30. Voir le rôle important joué par<br />

l’Hôtel-Dieu de Paris, dans cette émigration<br />

souvent imposée aux prostituées.<br />

64 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Juliette Sméralda<br />

Les prostituées, “ouvrières” de jour et de nuit<br />

56. Angela Davis (1981), Femmes, race et classe,<br />

Ed. <strong>des</strong> femmes, 1983, p. 221.<br />

57. Birbalsingh, F. M., Les Indiens de la<br />

Jamaïque: la vision d’un romancier, in<br />

Carbet n° 9, L’Inde en nous. Des Caraïbes<br />

aux Mascareignes, [139-146], p. 140.<br />

58. M. Sicot. La prostitution dans le monde,<br />

Hachette, 1964, p. 170-171.<br />

59. C. Guillaumin, op. cit., p. 52 (note n°3).<br />

60. Race et couleur y jouent un rôle central<br />

et exploitation sexuelle et économique<br />

vont de pair (selon Birbalsingh, op. cit.,<br />

p. 145).<br />

61. Selon la répartition suivante : 19 ans= 3<br />

sujets ; 20 ans =1 ; 22 ans =3 ; 23 ans=1.<br />

62. Luciano Castillo, Ruben Silie, Porfirio<br />

Hernandez, “Réflexions sur la femme<br />

noire en République dominicaine », in<br />

Bastide Roger (dir.), La femme de couleur<br />

en Amérique Latine, Anthropos, 1974,<br />

[171-192].<br />

63. Q 21 : Répondez-vous à tout type de<br />

demande de la part de votre partenaire ? ;<br />

Q 22 : Que refusez-vous de faire ? ; Q 23 :<br />

Utilisez-vous le préservatif ? ; Acceptezvous<br />

de ne pas le mettre à la demande du<br />

partenaire ? ; Q 25 : Quel rôle joue pour<br />

vous le préservatif ?<br />

64. Baudelaire, op. cit., L’horloge, p. 102.<br />

65. Joyce Tyl<strong>des</strong>ley, Les femmes dans l’ancienne<br />

Egypte, Ed. du Rocher, p. 58. Elle résume<br />

une pensée de Strabon.<br />

66. Van Gennep, Les rites de passage, Picard,<br />

1909/69/81, p. 47.<br />

67. Voir Marco Polo, La <strong>des</strong>cription du monde,<br />

Poche, p. 281.<br />

68. Selon Restif de la Bretonne, op. cit.,<br />

p.286.<br />

69. Ibid., p. 298. La thèse du droit de cuissage<br />

ne recueille pas l’adhésion de tous les<br />

historiens : voir à ce sujet A. Boureau, Le<br />

droit de cuissage / La fabrication d’un mythe<br />

XIII e -XX e siècle, Albin Michel, 1995 et<br />

M.-V. Louis, Le droit de cuissage / France,<br />

1860-1930, Les Editions de l’Atelier/Editions<br />

Ouvrières, 1994.<br />

70. Restif de la Bretonne., op. cit., p. 286.<br />

71. Exotisme et altérité, PUF, 1987, p. 272.<br />

72. Josette Coenen-Huther, « Temps passé,<br />

temps présent : la mémoire, reflet de la<br />

division sexuelle du travail entre femmes<br />

et hommes », in Cahiers de sociologie économique<br />

et culturelle, juin 1999, n° 31.<br />

73. Ibid., p. 124.<br />

74. Le deuxième sexe, vol. II, L’expérience<br />

vécue, Gallimard, 1949.<br />

75. Il y aurait là sans doute quelque chose à<br />

explorer.<br />

76. Voir à ce sujet les témoignages très éloquents<br />

de L, in K. Millett, La prostitution…,<br />

op. cit., pp. 14, 30, 31, 39.<br />

77. La domination masculine, Seuil, 1998.<br />

78. L, in K. Millett, op. cit., p. 41 et 39.<br />

79. Op. cit., p. 178.<br />

80. In Le droit de cuissage France – 1860-1930,<br />

Les Editions de l’Atelier/Editions ouvrières,<br />

1994, p. 8.<br />

81. C. Delacampagne commente la pensée<br />

biologisante d’Aristote, in Une histoire du<br />

racisme <strong>des</strong> origines à nos jours, Librairie<br />

générale française, 2000, p. 69.<br />

82. Selon Danièle Haase-Dubosc, « Des vertueux<br />

faits <strong>des</strong> femmes (1610-1660), in<br />

De la violence <strong>des</strong> femmes, coordonné par<br />

C. Dauphin et A. Farge, Albin Michel,<br />

1997, p. 54.<br />

83. Selon C. Guillaumin, op. cit., p. 29.<br />

65


PATRICK SCHMOLL<br />

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

schmoll@umb.u-strasbg.fr<br />

Dans le sillage<br />

du Navire Night<br />

L’obscur objet <strong>des</strong> passions en ligne<br />

Le soir approchant, les ordinateurs<br />

s'allument. Des internautes solitaires<br />

par milliers relèvent leurs<br />

messageries, se branchent sur les salons<br />

de discussion, les “tchatches” et autres<br />

“chats” <strong>des</strong> sites de rencontre, en quête<br />

de l'âme sœur d'un soir qui acceptera<br />

de prendre un verre plus avant dans la<br />

nuit, et plus si affinités … ou alors une<br />

autre fois. Où habites-tu, que fais-tu ce<br />

soir, tu veux qu'on se donne rendez-vous<br />

quelque part ? Pas tout de suite, parlemoi<br />

d'abord de toi, qui es-tu, que fais-tu<br />

dans la vie, quelles sont les musiques<br />

que tu aimes, quels livres lis-tu ? Souvent,<br />

l'échange s'arrête là : l'interlocuteur<br />

pressé de passer aux actes décroche. C'est<br />

une <strong>des</strong> libertés majeures qu'apportent les<br />

réseaux : celle de pouvoir zapper l'autre.<br />

Parfois, pourtant, le dialogue se prolonge,<br />

s'éternise même. Le rendez-vous n'est pas<br />

pris d'emblée, on se retrouve demain ou<br />

après-demain sur le même salon, et les<br />

nuits suivantes on poursuit plus avant la<br />

découverte de cet autre que l'épaisseur<br />

du média nous voile. Et c'est là, dans<br />

l'entrecroisement <strong>des</strong> messages échangés,<br />

dans cet espace tissé de mots, revanche<br />

hypermoderne de l'épistolaire, que <strong>des</strong><br />

goûts partagés s'expriment, <strong>des</strong> inclinations<br />

se <strong>des</strong>sinent.<br />

La plupart du temps, Internet fonctionne<br />

là comme un moyen de communication<br />

aussi neutre qu'une agence de rencontre<br />

ou le téléphone : on prend rendez-vous,<br />

et c'est ensuite que se joue la rencontre.<br />

L'outil de communication a peut être<br />

facilité l'opportunité mais il ne détermine<br />

pas que celle-ci réussisse ou non. Pour<br />

le savoir, on convient qu'il faut s'être vu<br />

d'abord, avoir parlé en tête-à-tête.<br />

Parfois, cependant, l'amour pointe son<br />

nez sous l'une de ses formes les plus<br />

inattendues : <strong>des</strong> femmes et <strong>des</strong> hommes<br />

tombent amoureux sur Internet de partenaires<br />

qu'ils n'ont jamais rencontrés<br />

physiquement, sur l'identité de qui ils<br />

n'ont aucune certitude, dont ils ont une<br />

image visuelle qui tient au mieux à une<br />

photo reçue sur la messagerie, parfois<br />

bien après qu'ils se soient mutuellement<br />

déclarés. Ces passions en ligne nous intriguent.<br />

Elles sont manifestement un effet<br />

de l'outil de communication, une sorte de<br />

cyberdépendance à deux. Mais précisément,<br />

parce qu'elles engagent la relation<br />

à l'autre, elles sont aussi une forme limite<br />

de la relation elle-même : comment le<br />

désir, la passion amoureuse, sont-ils possibles<br />

dans cette situation d'absence <strong>des</strong><br />

corps l'un à l'autre ?<br />

Les passions en ligne percutent les<br />

figures conventionnelles de l'amour et du<br />

désir qui se sont imposées à nous depuis<br />

le romantisme : le coup de foudre dans<br />

l'échange de regards avant même que <strong>des</strong><br />

paroles aient été prononcées, le désir qui<br />

situe en son noyau la rencontre initiale<br />

entre deux corps inexorablement attirés<br />

l'un par l'autre. Une inversion complète<br />

66


Patrick Schmoll<br />

Dans le sillage du Navire Night<br />

du paradigme fait ici émerger le désir<br />

dans l'échange pur <strong>des</strong> mots, en l'absence<br />

<strong>des</strong> indices de la présence physique de<br />

l'autre. Et ces mots ne sont même pas<br />

parlés et entendus, mais écrits et lus :<br />

pas de voix qui marquerait l'incarnation<br />

de l'autre dans un corps à l'autre bout du<br />

fil ou du câble, pas d'intonation, d'hésitations,<br />

de silences, de rires, de soupirs<br />

pour moduler une parole. Dans ces circonstances,<br />

tomber amoureux, se faire<br />

prendre au jeu du désir, dans un filet qui<br />

n'est tissé que de textes, inquiète les intéressés<br />

eux-mêmes : c'est un peu comme<br />

si l'on tombait amoureux du personnage<br />

d'un roman par la seule magie de la<br />

narration. Des internautes témoignent et<br />

expriment leur trouble : l'étrangeté de leur<br />

aventure ne leur échappe pas, même si,<br />

par la suite, la décision <strong>des</strong> interlocuteurs<br />

de se rencontrer dans la réalité rétablit en<br />

quelque sorte le caractère conventionnel<br />

de leur relation. À un moment donné,<br />

ils l'admettent, ils ont aimé une idée,<br />

une phrase, un autre qui n'avait que la<br />

consistance <strong>des</strong> mots échangés. Ils ont<br />

eu parfois l'impression d'être confrontés<br />

à leur propre folie. Certes, la passion jette<br />

par définition le trouble sur l'intelligence<br />

que chacun a de soi, mais l'amour est une<br />

passion connue, qui a sa littérature et sa<br />

filmographie : ici, le trouble est redoublé<br />

par sa qualité de passion inédite par surcroît,<br />

où l'intéressé craint de verser dans<br />

l'anormalité ou la perversion.<br />

Ce n'est pas seulement parce que les<br />

loisirs commencent après le travail, et<br />

donc plutôt en fin de journée, et ce n'est<br />

pas non plus parce que la nuit est complice<br />

du désir, qu'il faut imaginer ces relations<br />

se nouer préférentiellement quand approche<br />

le soir. Il n'y aurait là qu'un rapport de<br />

coïncidence entre les deux termes, le nocturne<br />

et l'érotique. Nombre de rencontres<br />

se font aussi le jour. Dans les lignes qui<br />

suivent, nous traitons essentiellement de<br />

la mécanique du désir médiatisée par un<br />

outil de communication. Si nous devons<br />

également y insister sur la nuit, c'est du<br />

fait de l'intrusion de ce troisième terme,<br />

le média utilisé. Le désir, la nuit et les<br />

médias qui occultent le regard (Internet,<br />

mais aussi le téléphone) entretiennent un<br />

rapport de collusion : sur Internet et au<br />

téléphone, on ne voit pas l'autre, mais la<br />

nuit, on ne voit pas qu'on ne voit pas. La<br />

volupté se goûte alors comme il se doit :<br />

les yeux fermés.<br />

Récits<br />

Une jeune femme que nous appellerons<br />

XX nous adresse par mail le récit<br />

de son aventure brève et tumultueuse<br />

avec un homme que nous appellerons<br />

XY. Nous participons tous les trois à un<br />

même forum de discussion, et nous ne<br />

nous connaissons les uns les autres que<br />

par ce truchement et sous les pseudonymes<br />

que nous affichons sur le site. XX et<br />

XY avaient disparu un temps du forum,<br />

et comme un jour le pseudonyme de la<br />

jeune femme réapparaît, nous lui demandons<br />

de ses nouvelles et elle nous répond<br />

par mail qu'elle sort d'une histoire avec<br />

XY et nous propose de nous raconter ce<br />

qui s'est passé. Elle a besoin d'en parler<br />

à quelqu'un, de rassembler les pièces de<br />

cette histoire pour s'en vider : “Merci de<br />

m'écouter, écrit-elle après que nous ayons<br />

accepté. Tu sais, si je veux te raconter tout<br />

ça, c'est pour m'enlever un poids. Il faut<br />

que j'en parle à quelqu'un entièrement”.<br />

Elle a commencé à correspondre par mail<br />

avec XY, les échanges se sont multipliés,<br />

ont gagné en intimité et en intensité, jusqu'au<br />

moment où XX a du admettre, à sa<br />

grande surprise, qu'elle était en train de<br />

tomber amoureuse :<br />

<strong>Nos</strong> messages s'amplifiaient de<br />

jour en jour. Et je les attendais avec<br />

impatience. Jusqu'au jour où je me suis<br />

vue dire en me regardant dans une glace :<br />

je t'aime, XY! J'étais éberluée, et je me<br />

suis dit : tu es folle, XX! Comment peux-tu<br />

aimer un mec que tu ne connais pas, que<br />

tu n'as jamais vu de ta vie ? Comment<br />

peux-tu penser un truc pareil alors que<br />

tu as un fiancé qui t'aime ? Je passais<br />

mes journées devant l'ordi, je ne voyais<br />

plus personne et de jour en jour tout<br />

allait de plus en plus mal chez moi... Je<br />

m'engueulais avec mon compagnon que<br />

je ne voyais presque plus alors que l'on<br />

vivait sous le même toit ! La seule chose<br />

qui me tenait à cœur c'était les messages<br />

que j'allais recevoir...<br />

Elle finit par se déclarer, et XY lui<br />

répond que ses sentiments sont identiques<br />

de son côté. Il est marié. Ils ont donc <strong>des</strong><br />

compagnons tous les deux, et pourtant<br />

leur fascination réciproque les conduit<br />

à envisager de tout quitter pour vivre<br />

ensemble. Ils se téléphonent, ils finissent<br />

pas se rencontrer et passent un week-end<br />

idyllique ensemble. Tout dérape cependant<br />

au retour dans les foyers. XX avoue<br />

à son fiancé qu'elle ne l'aime plus et veut<br />

le quitter. Les familles interviennent, lui<br />

refuse la rupture. XX reçoit un jour <strong>des</strong><br />

messages insultants d'autres membres du<br />

forum, qui contiennent <strong>des</strong> détails qui ne<br />

peuvent, pense-t-elle, qu'avoir été révélés<br />

par XY. Elle se sent trahie, lui écrit<br />

un courrier incendiaire, qu'elle regrette<br />

aussitôt. Mais à partir de là, la relation<br />

n'est plus la même:<br />

On n'arrivait plus à se parler comme<br />

avant. J'étais désespérée. Un cauchemar :<br />

d'un côté un homme qui m'en voulait, de<br />

l'autre un homme qui me détestait. Qu'est<br />

ce qu'il fallait que je fasse ? Je n'en<br />

pouvais plus. Et je passais <strong>des</strong> journées<br />

entières à sangloter dans un coin pour ne<br />

pas me faire surprendre ! Sinon j'en prenais<br />

plein la tête... Alors je me suis mise<br />

à boire pour supporter et mes messages<br />

sont devenus insistants, désagréables et<br />

contradictoires. Un jour, complètement<br />

saoule, je lui ai dit que c'était fini alors<br />

que je n'en pensais pas un seul mot.<br />

Elle tente de revenir sur sa décision,<br />

de forcer la relation. XY de son côté ne<br />

supporte pas, et cesse de répondre. À<br />

l'époque où elle nous écrit, elle pleure<br />

encore. Elle nous rapporte son récit en<br />

une seule fois. Dans les jours qui suivront,<br />

elle nous écrira que le fait d'avoir<br />

pu raconter cette histoire lui a permis<br />

de tourner la page (n'ayant pas conservé<br />

tous les mails de cette époque, nous ne<br />

sommes pas sûr que l'expression “tourner<br />

la page” est celle qu'elle a utilisée, même<br />

si elle nous semble appropriée à une histoire<br />

qui prend la forme d'une narration<br />

écrite). Nous apprendrons en tous cas un<br />

ou deux ans plus tard qu'elle a quitté son<br />

mari et vit apparemment heureuse avec<br />

un nouveau compagnon.<br />

Les quelques entretiens que nous commençons<br />

à recueillir auprès d'internautes<br />

qui veulent bien se raconter posent un<br />

problème de méthode. Sur un phénomène<br />

émergeant, les recueils d'énoncés<br />

(témoignages, entretiens, mais aussi textes<br />

littéraires, filmographie) fournissent à<br />

l'heure actuelle un matériau déficient car<br />

les intéressés n'ont pas encore construit le<br />

discours amoureux qui leur permettrait de<br />

donner consistance langagière à leur vécu<br />

intime : quand nous les interrogeons, ils<br />

parlent de ce qui leur arrive, de quelque<br />

chose qui se passe, au sens étymologique<br />

67


où ils sont les patients, et non les actants<br />

de leurs émotions, sur lesquelles ils ont<br />

peu de mots à mettre, peu d'explications,<br />

peu d'états d'âmes. “C'est comme ça”,<br />

pourrait-on dire, et c'est également le<br />

sens originel du mot “passion”. Nous<br />

connaissons nombre d'histoires d'amour<br />

dans notre entourage auxquelles semble<br />

s'imposer la scénographie <strong>des</strong> romans<br />

dont nos connaissances, qui vivent les<br />

mêmes histoires, ont été les lecteurs,<br />

qu'il s'agisse de romans littéraires ou de<br />

la collection Arlequin. Il semble bien<br />

par contre, que le roman <strong>des</strong> passions en<br />

ligne reste à écrire, dont les intéressés<br />

pourraient faire leur référence.<br />

Pour essayer d'aller plus avant dans<br />

l'analyse de ces passions, nous nous proposons<br />

d'adosser les courriers et entretiens<br />

dont nous disposons à un texte plus<br />

ancien, de Marguerite Duras, qui nous<br />

servira de paradigme, car il nous propose<br />

un récit, au demeurant peu connu<br />

du public car probablement anticipateur<br />

pour l'époque. Le Navire Night, écrit en<br />

1978 et à partir duquel a été réalisé un<br />

film sorti la même année, relate une histoire<br />

réelle qui fut racontée à Marguerite<br />

Duras par l'homme qui l'a vécue (entre<br />

1973 et 1975) 1 . Il s'agit de l'histoire d'une<br />

passion en ligne par le truchement d'un<br />

outil de communication autre, le téléphone,<br />

qui a cependant pour point commun<br />

avec Internet que les interlocuteurs ne se<br />

voient pas et, en l'occurrence, ignorent<br />

au départ l'identité de l'autre. Certes,<br />

le téléphone, malgré ce court-circuitage<br />

du visuel, laisse passer quelque chose<br />

du charnel de l'autre, en l'occurrence sa<br />

voix, qui donne à la phrase ses intonations,<br />

permet de nuancer l'intention du<br />

propos, mais aussi ses rires, ses pleurs<br />

et même ses silences. Alors que toute<br />

corporéité est radicalement évacuée du<br />

message écrit, forme prédominante de la<br />

communication sur Internet. Mais les différences<br />

autant que les points communs<br />

entre l'outil téléphone et l'outil Internet<br />

autorisent précisément une approche<br />

médiologique comparée qui permet de<br />

dégager les spécificités de chaque dispositif.<br />

On peut faire l'hypothèse que ce<br />

qu'il y a de communément original dans<br />

les deux histoires est lié à ce qu'il y a de<br />

commun entre les deux médias : l'absence<br />

du regard, <strong>des</strong> signes visibles du corps de<br />

l'autre. Par contre, ce qu'il y a de différent<br />

entre les deux histoires est aussi lié à ce<br />

qui distingue les deux médias : il y a au<br />

téléphone encore la présence charnelle de<br />

la voix, alors que l'absence du corps est<br />

plus radicale sur Internet.<br />

L'intérêt majeur de la nouvelle de<br />

Marguerite Duras est qu'elle relate une<br />

histoire réelle, dont la portée paradigmatique<br />

réside dans l'extrême renoncement<br />

de cette rencontre <strong>des</strong> corps : l'histoire est<br />

restée durant trois ans et jusqu'au bout<br />

inscrite dans les limites du virtuel, malgré<br />

les tentatives (avortées) <strong>des</strong> protagonistes<br />

de se rencontrer et les recours à <strong>des</strong> tiers<br />

messagers pour communiquer dans la<br />

réalité. Le choix du renoncement à rencontrer<br />

l'autre est probablement ce qui<br />

donne à l'histoire même, autant que l'écriture<br />

de Marguerite Duras qui sait épouser<br />

le halètement du désir, son envergure<br />

tragique qui concourt à l'édification d'un<br />

modèle, au sens où la relation amoureuse<br />

entre Tristan et Yseult, entre Chimène et<br />

Rodrigue, ou entre Armand Duval et la<br />

Dame aux Camélias sont <strong>des</strong> modèles qui<br />

ont imposé leurs scripts aux amants d'une<br />

époque et d'une classe sociale. Dans les<br />

récits que nous avons recueillis, les internautes<br />

cherchent plus spontanément à se<br />

rencontrer dans la réalité, et font l'amour,<br />

ce qu'on considérera, selon les angles de<br />

vue, comme le débouché naturel de la<br />

relation qui rend sa poursuite possible<br />

autant que raisonnable, ou comme son<br />

basculement dans le trivial qui, comme<br />

nous l'avons observé aussi, précède de<br />

peu la dégradation de la relation et la fin<br />

de l'aventure. Il semble bien que ce soit le<br />

refus de l'échappée dans le réel, le maintien<br />

dans l'espace du virtuel circonscrit<br />

par le média, qui confère à la relation<br />

amoureuse cette puissance qui lui donne<br />

force de modèle.<br />

L'histoire se passe la nuit à Paris. Des<br />

centaines d'hommes et de femmes utilisent<br />

l'anonymat de lignes téléphoniques<br />

non attribuées qui datent de l'occupation<br />

allemande, pour se parler. Marguerite<br />

Duras n'est pas très explicite sur l'environnement<br />

technique et le fonctionnement de<br />

ce réseau. Le récit lui est rapporté par un<br />

jeune homme qui travaille dans les télécommunications,<br />

emploi qui lui permet,<br />

les nuits de permanence où il s'ennuie,<br />

de composer <strong>des</strong> numéros au hasard. Ce<br />

sont <strong>des</strong> appels qu'il lance au-<strong>des</strong>sus du<br />

gouffre de la solitude, thème récurrent<br />

chez Marguerite Duras. Le jeune homme<br />

tombe sur une femme qui lui répond. Il<br />

lui donne son numéro de téléphone, elle<br />

garde le sien secret : c'est elle qui appellera,<br />

tout au long d'une histoire qui commence,<br />

“histoire d'amour, histoire sans<br />

images, histoire d'images noires”. Ils se<br />

parlent pendant <strong>des</strong> heures. C'est la nuit<br />

qu'elle appelle, durant trois ans, sans que<br />

jamais il ne la voie (elle dira à un moment<br />

l'avoir vu, lui, l'avoir suivi), sans qu'ils se<br />

rencontrent, sans qu'ils fassent l'amour.<br />

Il y a pourtant rencontre amoureuse, et<br />

sexuelle, mais par le seul intermédiaire<br />

du téléphone, par lequel passent les mots,<br />

les cris, les gémissements, les silences<br />

aussi, les longues pério<strong>des</strong> de silence par<br />

lesquelles ils baignent dans la jouissance<br />

de la simple présence muette de l'un à<br />

l'autre. Trois années laissent à la relation<br />

le temps de s'amplifier, de se décliner<br />

dans ses multiples tentatives, toujours<br />

reportées ou ratées, de réaliser la rencontre<br />

dans la réalité. D'autres personnages<br />

apparaissent, les “mères” de la jeune<br />

fille, d'abord : la vraie, la mère naturelle,<br />

et l'autre, l'épouse du père. Puis le père,<br />

homme puissant, qui versera de l'argent<br />

pour que la relation jamais ne franchisse<br />

les limites du virtuel. Le mari promis,<br />

enfin, médecin qui soigne la jeune femme<br />

et qui demandera au jeune homme de<br />

mettre fin à cette relation en se sacrifiant<br />

sur l'autel de l'ordre retrouvé. Le temps<br />

laisse ainsi se dérouler une dramaturgie<br />

qui concourt à l'ampleur tragique<br />

du récit.<br />

Le souffle du mythe est présent dans le<br />

récit de Marguerite Duras comme il l'est<br />

rarement dans ceux de nos internautes.<br />

Mais à l'aune d'un tel modèle, nous pouvons<br />

relire et réinterpréter ce qu'ils nous<br />

disent, parce que nous pouvons apprécier<br />

avec plus de finesse ce dans quoi ils ont<br />

plongé, et éventuellement ce qu'ils ont<br />

manqué, pour en être sorti à une étape<br />

plus précoce.<br />

68 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Patrick Schmoll<br />

Dans le sillage du Navire Night<br />

Érotologie :<br />

la question du désir<br />

Personnages<br />

Les correspondants d'un échange de<br />

messages électroniques ou les participants<br />

d'un salon ou d'un forum écrivent<br />

à plusieurs mains le scénario de leurs<br />

propres échanges. Là où Marguerite<br />

Duras raconte le récit qu'un <strong>des</strong> deux<br />

protagonistes de l'histoire lui a rapporté<br />

et dont, dans le passage à l'écrit, il devient<br />

un <strong>des</strong> personnages, les internautes sont<br />

à la fois les auteurs et les personnages<br />

d'une histoire qui se déroule à mesure<br />

qu'elle s'écrit. Les amants de l'époque<br />

moderne vivent <strong>des</strong> histoires d'amour<br />

dont ils ont appris et intériorisé les idéaux<br />

et les co<strong>des</strong> dans les livres qu'ils ont lus,<br />

les films qu'ils ont vus, les récits vécus<br />

que leur rapportent leurs proches, et qu'ils<br />

reproduisent en y ajoutant leurs propres<br />

expériences. À l'âge post-moderne, les<br />

histoires d'amour reprennent et rejouent<br />

ces scripts mais, par un remarquable effet<br />

de mise en abyme, le vécu ne fait pas<br />

qu'être subordonné au récit d'un texte, il<br />

se confond avec lui.<br />

Si la communication amoureuse est<br />

toute entière écrite, textuelle, alors c'est<br />

le scénario lui-même qui tisse les linéaments<br />

du désir, qui dit ce qui est désirable<br />

plutôt qu'il ne le montre, et qui définit les<br />

places <strong>des</strong> acteurs-personnages dans leur<br />

rapport à l'objet désiré. Le désir est tout<br />

entier virtualisé, soumis aux lois du langage,<br />

par le truchement d'énoncés dont<br />

les plus facilement lisibles sont ceux qui,<br />

comme dans un roman, une pièce de théâtre<br />

ou un film, distribuent les personnages<br />

dans <strong>des</strong> rôles complémentaires les uns<br />

<strong>des</strong> autres : un personnage est toujours<br />

manquant de ce qu'un autre est supposé<br />

détenir et pouvoir lui donner.<br />

Tant que les interlocuteurs d'un<br />

échange par Internet ne se sont pas rencontrés,<br />

ils n'ont aucune certitude sur<br />

l'identité l'un de l'autre. Tel qui se décrit<br />

comme une femme blonde de vingt ans,<br />

forte poitrine, peut fort bien être en réalité<br />

un homme de cinquante ans un peu<br />

pervers. L'important, pour que naisse<br />

et dure l'échange, c'est que les énoncés<br />

ont commencé à produire <strong>des</strong> positions<br />

complémentaires, par exemple, et le plus<br />

classiquement, les catégories “homme” et<br />

■<br />

“femme”, qui se révèlent dans ce jeu pour<br />

ce qu'elles sont en grande partie aussi<br />

dans la réalité : <strong>des</strong> rôles.<br />

La fragilité, la friabilité du féminin,<br />

est ainsi un thème récurrent de ces histoires,<br />

comme il l'est de nombre de récits qui<br />

s'inscrivent dans le modèle romantique,<br />

depuis la Dame aux camélias. L'un <strong>des</strong><br />

deux protagonistes se signale à l'autre<br />

par sa faiblesse, son insuffisance à être<br />

par lui-même, et donne de la sorte le<br />

coup d'envoi de la dramaturgie. XX n'est<br />

pas heureuse en ménage. Non qu'elle<br />

ait quelque chose de précis à reprocher<br />

à son fiancé : essentiellement, elle s'ennuie.<br />

Mais l'ennui suffit à signaler l'insuffisance<br />

de son homme à la combler,<br />

la persistance d'une béance de son être<br />

qui appelle l'initiative d'autres hommes.<br />

Elle est dépendante financièrement de<br />

son compagnon et de sa famille, doit<br />

demander, emprunter de l'argent si elle<br />

veut payer le voyage qui lui permettra de<br />

rencontrer son amoureux. Princesse postmoderne,<br />

elle est prisonnière de cette<br />

tour virtuelle dont on ne peut s'échapper :<br />

l'absence de crédit. Elle est celle qui<br />

vivra mal par la suite la débâcle de la<br />

relation amoureuse, pleurera, se mettra à<br />

boire. Dans son rôle d'homme, XY n'est<br />

peut-être pas dans la réalité un être plus<br />

solide et plus stable : marié, il envisagera<br />

aussi de rompre ses engagements par<br />

passion. Mais c'est par différence qu'il<br />

occupe la position complémentaire masculine<br />

: celle, notamment, de la raison,<br />

ou du moins du raisonnable contre la<br />

passion, puisque c'est lui qui mettra fin à<br />

la relation quand il constatera qu'elle est<br />

devenue hors contrôle.<br />

Le personnage de la jeune fille dans<br />

le Navire Night s'ennuie aussi, mais cet<br />

ennui est partagé par le jeune homme qui<br />

tient ses permanences de nuit dans un<br />

service téléphonique. Leur attente réciproque<br />

de quelque chose qui pourrait<br />

se passer symétrise leurs positions de<br />

patients, prêts à s'abandonner au vertige<br />

du désir mutuel, et prépare au contraire la<br />

perpétuation de la relation. Cette symétrie<br />

<strong>des</strong> manques ne doit toutefois pas<br />

cacher que la jeune fille garde l'initiative<br />

de la relation : elle dispose du numéro<br />

de téléphone du jeune homme mais ne<br />

communiquera jamais le sien, signalant<br />

sa crainte de l'effraction, et donc son<br />

essence frangible. Dès le début, le récit<br />

nous dit que c'est elle qui appelle, la nuit,<br />

avec ces mots : “C'est moi F. j'ai peur”.<br />

On apprend d'abord qu'elle est malade,<br />

leucémique, condamnée à mort. Puis<br />

qu'elle est la fille bâtarde d'un puissant<br />

de ce monde, contrainte par son appartenance<br />

sociale à se marier à un homme<br />

qu'elle ne désire pas.<br />

Les femmes (ou plus rigoureusement<br />

les acteurs qui prennent ce rôle) ont ici le<br />

premier mot : ce sont elles qui amorcent<br />

la mécanique désirante dans la mesure<br />

où elles énoncent à travers la figure de<br />

l'ouverture, du trou, de l'orifice, du manque,<br />

leur personnage comme pouvant<br />

attirer dans sa direction les conduites<br />

de vertige, de chute, l'idée que la fissure<br />

pourrait s'étendre à l'ensemble de l'édifice<br />

de la raison et provoquer sa désagrégation.<br />

Leurs interlocuteurs semblent<br />

souvent n'être précipités que par conséquence<br />

seconde dans leurs positions<br />

d'hommes, qui d'ailleurs sont plus floues,<br />

présentent davantage de variabilité : certains<br />

occupent dans ce jeu une position<br />

traditionnellement complémentaire, de<br />

tentative de comblement du manque,<br />

par attitu<strong>des</strong> de protection, de force, de<br />

savoir, d'autres au contraire énoncent<br />

leurs manques en miroir, répondant au<br />

manque par un manque qui creuse le<br />

gouffre du désir mutuel.<br />

Insistons sur le fait que la dramaturgie<br />

distribue les rôles et impose sa logique<br />

aux personnages. Le jeu de rôles ne préjuge<br />

pas <strong>des</strong> opinions qu'on pourrait avoir<br />

sur ce que serait “vraiment” la masculinité<br />

et la féminité, ni ne préjuge de l'opinion<br />

qu'en ont les acteurs qui tiennent<br />

ces rôles, puisque ceux-ci, anonymes et<br />

masqués, peuvent n'être pas dans la réalité<br />

ce qu'ils prétendent être, et que pour<br />

construire ce positionnement réciproque,<br />

il n'est justement pas besoin de montrer<br />

quoi que ce soit : il s'agit essentiellement<br />

de se le raconter l'un à l'autre, de se<br />

l'écrire. Un homme peut jouer un rôle<br />

féminin avec les mêmes effets sur ses<br />

interlocuteurs. Toutefois, il en est <strong>des</strong><br />

rôles comme de la vie réelle : on peut en<br />

jouer, mais on s'y laisse aussi prendre :<br />

un homme qui jouerait durablement un<br />

rôle féminin serait forcément travaillé par<br />

le regard <strong>des</strong> autres le confirmant dans<br />

cette identité (Schmoll, 2001). Jouer et se<br />

laisser prendre au jeu sont deux aspects<br />

indissociables d'un même exercice, sinon<br />

on ne tomberait pas amoureux.<br />

69


On peut considérer qu'Internet en tant<br />

que dispositif prédispose médiologiquement<br />

à l'écriture de tels scripts. En effet,<br />

la fragilité de l'interlocuteur(trice) est<br />

constitutionnelle dans l'usage d'un outil<br />

comme Internet, ou comme le téléphone<br />

dès lors que le numéro de l'appelant est<br />

inconnu, car le lien lui-même est fragile :<br />

il peut se rompre à tout moment, chacun<br />

peut raccrocher le téléphone, se déconnecter,<br />

disparaître, protégé par l'anonymat<br />

de la relation. Par ailleurs, la fragilité<br />

du lien suggère que celui qui a choisi un<br />

tel moyen de communication est logiquement<br />

lui-même un être fragile : quelqu'un<br />

de timide, qui se cache, qui a peur<br />

d'entrer en relation. Certains internautes<br />

maintiennent d'ailleurs durablement leur<br />

anonymat, et le justifient parfois par l'annonce<br />

d'un handicap, d'une tare visible,<br />

d'un défaut majeur qui sert de prétexte au<br />

refus de la rencontre dans la réalité.<br />

Charles Algner, La Joconde de Neudorf, caisson optique, bois, verre avec collage, 1975, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

70 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Patrick Schmoll<br />

Dans le sillage du Navire Night<br />

Scénarios<br />

La question de savoir comment XX<br />

s'est laissée embarquer dans une telle<br />

histoire nous échapperait à elle comme<br />

à nous, si on ne se posait la question<br />

princeps : pourquoi nous la raconte-t-elle<br />

à nous ? La question, qui introduit dans le<br />

jeu le lecteur de son récit comme lieu de<br />

l'adresse de celui-ci, éclaire une modalité<br />

essentielle du désir, qui est d'impliquer,<br />

non pas deux personnes, mais au moins<br />

trois, sinon davantage. On se rend compte<br />

alors que le lecteur que nous sommes,<br />

sollicité en fin de parcours pour boucler<br />

l'histoire (“Si je veux te raconter tout ça<br />

c'est pour m'enlever un poids. Il faut que<br />

j'en parle à quelqu'un entièrement”) fait<br />

partie de l'histoire, ou plus précisément<br />

de son amont. XX écrit : “Tout a commencé<br />

avec cette discussion que l'on a<br />

eu tous les trois sur le forum”. Elle ne<br />

revient pas sur cette discussion, qui relevait<br />

<strong>des</strong> controverses entrant couramment<br />

dans l'objet thématique du forum. Il nous<br />

faut cependant en dire un peu plus. Nous<br />

débattions à trois d'un point de doctrine.<br />

Les deux hommes se prennent au jeu de<br />

rivaliser de connaissance et d'intelligence<br />

entre eux pour convaincre la jeune femme<br />

de leurs théories respectives. Le jeu prend<br />

un tour explicite, quoique humoristique,<br />

d'assauts de séduction, comportant <strong>des</strong><br />

rodomonta<strong>des</strong> sur nos qualités respectives<br />

et <strong>des</strong> plaisanteries sur les défauts<br />

supposés du rival. Par la suite, XX nous<br />

adresse à chacun séparément un mail<br />

qui est une fin de non recevoir aimable,<br />

et tout aussi humoristique, à nos avances.<br />

Celles-ci n'ayant constitué qu'un jeu,<br />

l'épisode n'a pas de suite de notre côté.<br />

XX et XY, par contre, vont poursuivre<br />

l'échange par mail. Au départ, toujours<br />

sur le ton de la plaisanterie, XY se pique<br />

de convertir XX à ses idées, laquelle<br />

n'en a cure mais le laisse faire, amusée.<br />

Il s'aperçoit au bout d'un moment qu'elle<br />

ne lit même pas ses raisonnements, mais<br />

l'échange se poursuit, dès lors sur <strong>des</strong><br />

thèmes plus variés et plus personnels.<br />

L'histoire commence.<br />

Le récit, qui se présente en apparence<br />

comme le déroulement d'une passion à<br />

deux, met en réalité en place une structure<br />

d'amorce qui est triangulaire. On saisit<br />

alors que ce qui constitue l'objet du désir,<br />

ce n'est pas son aspect physique, visible,<br />

le fait de le voir, de le rencontrer, mais un<br />

échange de paroles à trois qui scénarise<br />

<strong>des</strong> places, dont le mode de communication<br />

distant, purement scripturaire,<br />

révèle qu'il s'agit de places formelles<br />

dans un système logique : deux hommes,<br />

une femme, les hommes se définissant<br />

comme ayant ce dont ils peuvent combler<br />

la femme (ici le Savoir), et rivalisant<br />

dans les textes qu'ils lui adressent pour<br />

démontrer chacun de son côté que c'est<br />

lui qui est détenteur de ce qui lui manque<br />

à elle. L'échange compétitif fait entrer<br />

XY dans une configuration qui fait de<br />

XX un objet désirable parce que objet<br />

de compétition avec un autre homme<br />

(nous même en réchapperons, bien que ce<br />

type de configuration eût pu nous capter<br />

également, peut-être parce qu'une libido<br />

moins élaborée nous attache encore trop<br />

aux formes charnelles <strong>des</strong> femmes…). Et<br />

XX se découvre de son côté objet possiblement<br />

désirable au fur et à mesure que<br />

cette compétition inattendue se déroule<br />

pour elle : expérience plaisante qu'elle ne<br />

refusera pas de prolonger. La structure<br />

triangulaire, qui est celle de la joute, est<br />

maintenue dans son équilibre ouvert par<br />

la présence d'un tiers modérateur <strong>des</strong><br />

relations <strong>des</strong> deux autres. L'évacuation<br />

d'un <strong>des</strong> deux hommes va refermer la<br />

structure dans la forme duelle, et donc<br />

passionnelle, de la confrontation.<br />

C'est l'un <strong>des</strong> apports essentiels de<br />

J. Lacan d'avoir dépassé le modèle thermodynamique<br />

de la satisfaction du désir,<br />

importé de la biologie, et dans lequel<br />

Freud lui-même était resté enferré. Ce<br />

que les rencontres sur Internet révèlent<br />

de manière particulièrement saisissante,<br />

en virtualisant totalement les enjeux de<br />

l'échange, c'est que l'objet du désir n'a pas<br />

de consistance en soi : il n'est pas quelque<br />

chose ou quelqu'un que l'on pourrait identifier,<br />

délimiter avec certitude, et dont la<br />

(con)quête, puis la consommation, assurerait<br />

le retour au calme de l'organisme.<br />

L'objet tire sa désirabilité, non du fait<br />

qu'il serait par lui-même désirable pour le<br />

sujet, mais du fait qu'il est désirable pour<br />

d'autres, et que plus le sujet voit que les<br />

autres le désirent, plus il le désire aussi.<br />

C'est, formulé dans un autre registre,<br />

ce que l'économie <strong>des</strong> signes conteste<br />

aussi dans le modèle du besoin sur lequel<br />

s'appuie l'économie classique, qu'elle soit<br />

d'ailleurs libérale ou marxiste : il n'y a<br />

pas compétition pour les objets parce<br />

qu'ils ont une valeur qui serait liée, par<br />

exemple, à leur rareté ; c'est parce que<br />

les objets sont objets de compétition (et<br />

alors même que leur consistance peut être<br />

tout à fait symbolique) qu'ils acquièrent<br />

de la valeur. Le désir naît donc dans l'entrecroisement<br />

<strong>des</strong> regards sur les objets,<br />

qui les rend désirables : en conséquence,<br />

le dispositif du désir, qui entrecroise les<br />

regards que les uns portent sur les regards<br />

que les autres portent sur d'autres qu'eux,<br />

est toujours celui d'un scénario à plusieurs.<br />

De ce fait aussi, l'impossibilité<br />

d'atteindre l'objet, parce que l'objet n'est<br />

pas une entité définie autrement qu'en<br />

creux, pérennise le désir. Mieux : un objet<br />

qui ne peut être atteint, comme c'est le<br />

cas dans <strong>des</strong> relations à distance avec<br />

<strong>des</strong> interlocuteurs inconnus et inconnaissables,<br />

est susceptible de revêtir, du fait<br />

même de son inaccessibilité, la qualité<br />

d'être désirable.<br />

Dans une autre approche, la structuration<br />

du désir est celle d'une double<br />

contingence au sens de Parsons (cité<br />

par J. Clam, 2004) : une structure dans<br />

laquelle les fonctions sont fonctions l'une<br />

de l'autre, conduisant à une complexité<br />

incalculable, comme dans les constructions<br />

logiques du type : je sais qu'il sait<br />

que je sais qu'il sait etc. Ici, la construction<br />

du type “je veux ce qu'il veut et il<br />

veut ce que je veux” provoque, soit la<br />

sidération, soit une spirale d'emballement<br />

qui est celle de la passion :<br />

Très vite, écrit Marguerite Duras, il ne<br />

peut rien pour détourner l'histoire. C'est<br />

elle F. qui mène l'histoire. Lui tient tête.<br />

Qui évite les imprudences. Qui petit à<br />

petit les fait tous les deux s'accoutumer.<br />

Elle, elle ne sait rien. Invente. La première<br />

à devenir folle.<br />

On peut dire, sur ce point, quelques<br />

mots de la jalousie, qui est inhérente à la<br />

passion en tant que celle-ci est un dispositif<br />

du désir à plusieurs. Entre XX et XY,<br />

assez singulièrement, on la voit poindre<br />

chez les autres, les participants au forum<br />

qui s'en mêlent dans <strong>des</strong> circonstances qui<br />

ne sont pas clairement élucidées, comme<br />

si cette relation concernait l'ensemble de<br />

leur communauté et y introduisait quelque<br />

désordre.<br />

Désirer l'objet pour ce qu'il est désirable<br />

par d'autres implique par force logique<br />

d'assumer la traversée de la jalousie. Être<br />

71


jaloux n'est pas une pathologie du désir<br />

qui pourrait se soigner en laissant le désir<br />

nettoyé de cette volonté de possession<br />

exclusive : la jalousie est le désir même.<br />

Dans le Navire Night, “un jour la jalousie<br />

éclate. Imprévisible. Terrible. Elle veut<br />

être la préférée à toutes. La seule. Elle<br />

déguise sa voix, téléphone de la part<br />

d'autres femmes”. Lui ne comprend pas<br />

comment cela peut arriver, mais il cède à<br />

son tour aux affres de la jalousie :<br />

Une nuit, il le lui demande : a-t-elle eu<br />

<strong>des</strong> amants avant lui ? Un homme l'a-t-il<br />

approchée ? (…)<br />

Elle dit oui. Elle a eu un amant. Un prêtre<br />

rencontré dans un train. Elle l'a rendu<br />

fou d'amour.<br />

Et puis elle l'a quitté.<br />

Elle livre tous les détails. Elle crie les<br />

détails.<br />

Leur jouissance atteint le meurtre. Elle<br />

crie en racontant le supplice du prêtre<br />

fou d'amour qu'elle avait quitté.<br />

Il crie qu'il veut savoir encore.<br />

Médiologie :<br />

la question <strong>des</strong><br />

dispositifs<br />

Ce jeu du désir et de l'amour ne suffit<br />

cependant pas à rendre compte de la<br />

spécificité de ce qui se trame dans les<br />

passions en ligne : ces dispositions sont<br />

communes à toute histoire d'amour, on en<br />

retrouverait les personnages et les scénarios<br />

dans <strong>des</strong> récits où les médias, Internet<br />

ou le téléphone, ne s'interposent pas<br />

de manière aussi incontournable entre les<br />

interlocuteurs. Pour aller plus loin, il est<br />

nécessaire de décrire, non pas seulement<br />

les dispositions <strong>des</strong> acteurs, mais les dispositifs<br />

qui s'imposent à leurs interaction.<br />

La question est alors médiologique : en<br />

quoi les dispositifs, ici les outils de communication<br />

utilisés, agissent-ils sur les<br />

dispositions, concourrant à transformer<br />

les formes du désir, de l'amour, de l'intimité<br />

partagée ? À cette question, on peut<br />

répondre en commençant par décrire les<br />

caractéristiques de ces dispositifs, car les<br />

voies par lesquelles ils permettent ou au<br />

contraire empêchent la communication<br />

de s'établir <strong>des</strong>sinent les formes prises<br />

par la relation.<br />

■<br />

Anonymat<br />

Une caractéristique majeure de la communication<br />

sur les réseaux est l'anonymat<br />

permis par la pratique <strong>des</strong> pseudonymes,<br />

les adresses non localisables, et l'impossibilité<br />

de visualiser l'interlocuteur. C'est<br />

cette même particularité qui caractérise la<br />

relation qui se met en place au téléphone<br />

entre les protagonistes du Navire Night.<br />

L'anonymat de la rencontre permet une<br />

parole sans risque : on peut dire à l'autre<br />

ce qu'on veut, il ne fait pas partie de<br />

notre entourage, ne peut porter un jugement<br />

sur nos propos qui ait une influence<br />

possible sur notre vie, et on peut couper<br />

la communication à tout moment, à tout<br />

jamais, sans que l'autre puisse remonter<br />

jusqu'à nous. Les internautes usent et<br />

abusent de cette possibilité de passer<br />

d'un salon de discussion à un autre, d'un<br />

contact à un autre, refusant de s'attarder<br />

dans une relation qui ne les intéresse<br />

pas, sans avoir besoin de s'expliquer ou<br />

de s'excuser. Les relations s'en trouvent<br />

à certain égard, paradoxalement, plus<br />

vraies : pas de précautions oratoires, pas<br />

de prolongement de l'échange en propos<br />

complaisants dans la crainte de déplaire<br />

ou de blesser. A contrario, si on choisit de<br />

rester, de parler, c'est le signe d'un intérêt<br />

réel. La pratique du masque laisse donc<br />

prise à un vécu ambigu d'authenticité.<br />

De nombreux internautes estiment qu'ils<br />

sont plus vrais, plus sincères, sur Internet<br />

que dans le quotidien. Ils contestent que<br />

les “chats” ne soient qu'un jeu de rôle<br />

masqué, et affichent d'ailleurs assez vite<br />

leur vrai prénom comme pseudo, se décrivent<br />

tels qu'ils se voient, sans chercher à<br />

se déguiser, puisque leur idée est, à un<br />

moment donné, de rencontrer l'autre dans<br />

la réalité, et que déguiser son physique<br />

ou sa personnalité aurait à ce moment<br />

de la prise de contact un contre-effet de<br />

déception.<br />

De fait, tout le monde ne déguise pas<br />

systématiquement et intentionnellement<br />

son identité sur le Réseau. Par contre,<br />

nombreux sont ceux qui, tout en s’exprimant<br />

sans élaborer un personnage,<br />

ne peuvent éviter d’être différents de<br />

ce qu'ils sont dans une communication<br />

directe, d'une part parce que l'impossibilité<br />

pour l'interlocuteur de vérifier<br />

favorise la tendance à se présenter sous<br />

son meilleur jour, d'autre part parce que<br />

le mode de communication les force à<br />

effectuer une sélection : écrire implique<br />

d’utiliser une communication à prédominance<br />

verbale, le temps mis à rédiger<br />

oblige à faire <strong>des</strong> choix, et l’écriture permet<br />

une expression de soi plus construite<br />

que la communication spontanée. Cette<br />

présentation construite n'en est pas moins<br />

vécue comme possiblement authentique.<br />

C'est que l’identité présentée sur le réseau<br />

a en quelque sorte, par rapport au moi du<br />

sujet, la qualité, à la fois représentative<br />

et cependant partielle, d’un échantillon<br />

de soi-même. L’illusion d'authenticité est<br />

alors créée par le fait que la partie étant<br />

prise pour le tout, cette version sélective<br />

et contrôlée du moi est prise pour le moi<br />

réel et exprime la vérité du sujet (S.<br />

Turkle, 1995).<br />

Robert M. Young (1996) estime que<br />

les interlocuteurs peuvent dire <strong>des</strong> choses<br />

qu’il auraient certainement hésité à dire<br />

au téléphone ou à écrire dans une lettre,<br />

essentiellement, parce qu’ils le ressentent<br />

comme si ça se passait dans leur tête. Le<br />

dialogue avec l’autre est proche d’un<br />

dialogue intérieur avec un autre figuré,<br />

virtuel. La possibilité de préparer notre<br />

message, de le corriger, de le peaufiner,<br />

le rapproche <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de dialogue<br />

intérieur que nous pratiquons dans nos<br />

rêveries diurnes, quand nous nous imaginons<br />

avoir la conversation idéale avec<br />

les partenaires objets de nos désirs et<br />

de nos haines : celle dans laquelle nous<br />

arrivons à dire les mots justes, et à tenir<br />

les discours qui ne bégaient pas, ne cherchent<br />

pas péniblement leur fil, ne sont pas<br />

interrompus par l’autre.<br />

L’interlocuteur est cependant bien<br />

réel, ce qui donne sa force à cet échange<br />

par rapport à un dialogue simplement<br />

fantasmé, mais il est désincarné, et sert<br />

ainsi de support aux représentations<br />

projectives que nous avons de l’autre<br />

idéal. Vers la fin de l'histoire, le jeune<br />

homme du Navire Night déclare “ne pas<br />

savoir exactement de quoi il était fou.<br />

Qu'il ne pouvait pas être fou pour elle,<br />

du désir d'elle. Comment cela aurait-il<br />

été possible ?”. En effet, ils ne se sont<br />

jamais rencontrés, l'objet du désir est<br />

resté continûment virtuel. Aurait-il pour<br />

autant pu ne jamais exister une personne<br />

qui en fût le support dans la réalité ? “Si,<br />

répond-il, elle existait. Dans tous les<br />

cas. Elle existait. Quelle qu'elle eût été,<br />

quelle qu'elle soit peut-être encore, elle<br />

72 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Patrick Schmoll<br />

Dans le sillage du Navire Night<br />

existait. (…) Si même c'était cette femme<br />

de soixante ans de l'H.L.M. de Vincennes,<br />

elle existerait”.<br />

Le vécu d'authenticité accompagne<br />

alors la tentation du tout-dire, d'être<br />

transparent à l'autre, dans une relation<br />

d'intimité extraordinaire : l'autre, qui<br />

nous est inconnu, et dont nous sommes<br />

inconnus, est celui à qui nous pouvons<br />

nous ouvrir sans crainte. Dans la relation<br />

amoureuse ou d'amitié telle qu'elle nous<br />

est classiquement connue, il faut que le<br />

sentiment naisse, que l'autre nous soit<br />

connu pour que la confiance s'installe et<br />

pour qu'émerge la notion d'une intimité<br />

partagée : il faut qu'on soit suffisamment<br />

assuré de l'autre pour pouvoir lui exposer<br />

nos secrets, nos fragilités. L'amour est<br />

donc, typiquement, le foyer de l'intimité,<br />

d'une intimité pensée comme fusion de<br />

deux personnes. Or, ici, il y a une sorte<br />

d'inversion de la construction intime : le<br />

dispositif de l'anonymat mutuel force la<br />

génération d'une relation d'emblée intime,<br />

et parce que l'intimité suppose la confiance,<br />

elle fait le lit d'une relation qui peut se<br />

penser rapidement comme amicale, puis<br />

comme amoureuse.<br />

La communication sur Internet est de<br />

la sorte un analyseur du caractère premier<br />

de l'intimité. L'intimité est un espace de<br />

confiance qui se crée dans lequel on peut<br />

renoncer à se méfier, à calculer, à être<br />

un individu stratégique. Il est un espace<br />

où on peut baisser la garde, s'ouvrir à<br />

l'autre sans crainte d'en être blessé. De<br />

fait, c'est dans cet espace que le sujet est<br />

susceptible d'offrir son point aveugle aux<br />

coups qu'il peut recevoir d'autrui sans<br />

en anticiper la provenance. Mais il est<br />

aussi un espace qui s'offre à une pulsion<br />

profonde de l'être humain, qui recherche<br />

intensément cette situation, ce nirvâna où<br />

il n'a plus à se battre. Les psychanalystes<br />

y verraient la marque de la pulsion de<br />

mort, la tendance de l'être au retour à<br />

l'inorganique. L'outil qui offre une telle<br />

possibilité de générer spontanément un<br />

espace intime se présente donc comme un<br />

vortex qui aspire toute relation vers ses<br />

formes fusionnelles les plus archaïques.<br />

Occultation<br />

Comme par la lumière, il est attiré par<br />

l'obscurité. De nos jours, éteindre pour<br />

faire l'amour passe pour ridicule ; il le<br />

sait et laisse une petite lumière allumée<br />

au-<strong>des</strong>sus du lit. À l'instant de pénétrer<br />

Sabina, il ferme pourtant les yeux. La<br />

volupté qui s'empare de lui exige l'obscurité.<br />

Cette obscurité est pure, absolue,<br />

sans images ni visions, cette obscurité<br />

n'a pas de fin, pas de frontières, cette<br />

obscurité est l'infini que chacun de nous<br />

porte en soi (oui, qui cherche l'infini n'a<br />

qu'à fermer les yeux !)<br />

Milan Kundera,<br />

L'insoutenable légèreté de l'être 2<br />

Internet comme le téléphone sont <strong>des</strong><br />

médias qui ont en commun de courtcircuiter<br />

le fonctionnement d'un canal<br />

perceptif prédominant dans les communications<br />

humaines directes : la vision. Il<br />

n'y a “aucune image sur le texte du désir”,<br />

écrit Marguerite Duras :<br />

Pendant <strong>des</strong> nuits et <strong>des</strong> nuits ils vivent<br />

le téléphone décroché. Dorment contre le<br />

récepteur. Parlent ou se taisent. Jouissent<br />

l'un de l'autre.<br />

C'est un orgasme noir. Sans toucher réciproque.<br />

Ni visage. Les yeux fermés.<br />

Ta voix, seule.<br />

Le texte <strong>des</strong> voix dit les yeux fermés<br />

(…) il n'y a rien à voir.<br />

Rien. Aucune image.<br />

Le Navire Night est face à la nuit <strong>des</strong><br />

temps.<br />

Aveugle, avance.<br />

Sur la mer d'encre noire.<br />

L'objet du désir est toujours beau,<br />

d'une beauté qui confirmerait que, de<br />

tous les sens, c'est la vision qui est la plus<br />

originellement sollicitée dans l'attrait <strong>des</strong><br />

sexes l'un pour l'autre : une silhouette, un<br />

visage, le pan d'une jupe qui danse au<br />

rythme d'un déhanché, déclenchent l'alchimie<br />

de la mobilisation <strong>des</strong> corps, dans<br />

son ancrage le plus immédiatement biologique,<br />

celui que les humains partagent<br />

avec tous les mammifères supérieurs.<br />

L'insight visuel provoque la réaction physique<br />

et émotionnelle, par quoi débute<br />

la séquence <strong>des</strong> actions conduisant à la<br />

poursuite et à la consommation de l'objet.<br />

La psychanalyse la plus freudienne est<br />

d'accord sur ce point avec l'éthologie.<br />

Le sens de la vision n'est cependant<br />

prédominant chez l'homme que parce qu'il<br />

entre dans la constitution spéculaire de<br />

son être. L'objet du désir est beau parce<br />

qu'il nous regarde et que dans son regard,<br />

nous découvrons qu'il nous trouve beau. À<br />

oublier que la beauté n'est pas que le fait de<br />

la vision mais celle du regard, pas tant le<br />

fait de l'objet vu que du sujet qui le regarde,<br />

on passerait à côté de cette observation<br />

commune : les amants admettent que leur<br />

aimé(e) n'est pas vraiment beau (belle),<br />

que peut-être ils en ont connu(e)s de plus<br />

avenant(e)s physiquement, mais que c'est<br />

à leur yeux qu'il ou elle embellit.<br />

Au plan <strong>des</strong> perceptions, la vision est<br />

avec le toucher le seul canal qui réunit les<br />

conditions d'une possible interperceptivité<br />

simultanée : nous pouvons regarder<br />

quelqu'un regarder, alors que nous ne<br />

pouvons pas entendre quelqu'un entendre.<br />

Cette propriété de la vision est ce<br />

dans quoi s'origine la force de la capture<br />

narcissique du sujet par son image propre<br />

et par l'image de l'autre le regardant. Ce<br />

qui est vu est vu en totalité et instantanément<br />

: la vision ignore la temporalité, et<br />

c'est en quoi elle participe, avec le toucher<br />

qui lui aussi est interperceptif, aux<br />

conduites les moins médiates, celles qui<br />

associent à un stimulus une réponse.<br />

Telle est cependant la logique de la<br />

pulsion et de sa satisfaction, mais non<br />

celle du désir. Le désir ne fonctionne pas<br />

dans l'ordre de l'immédiateté stimulusréponse.<br />

Le désir introduit le déroulement<br />

du temps, de la durée, de l'attente, et<br />

c'est ce que précisément démontre l'appareillage<br />

de la relation par <strong>des</strong> médias qui<br />

occultent le visuel. Au téléphone, seules<br />

la phonation et l'audition sont possibles.<br />

Or, non seulement on ne peut pas entendre<br />

l'interlocuteur nous entendre, mais on<br />

ne peut même pas parler en même temps<br />

qu'entendre l'autre parler : nous sommes<br />

ainsi faits que l'écoute suppose de notre<br />

part le silence. Les amants qui se parlent<br />

et s'écoutent au téléphone doivent donc<br />

alterner. Il en est de même pour ceux<br />

qui s'écrivent, et donc pour les usagers<br />

du courrier électronique, <strong>des</strong> forums ou<br />

<strong>des</strong> salons de discussion sur Internet.<br />

Autrement dit : ils doivent s'attendre, et<br />

c'est dans cette attente, cette remise constante<br />

à plus tard de la fusion spéculaire<br />

et tactile avec l'autre, que se creusent le<br />

désir, mais aussi les formes de volupté<br />

associées à la souffrance d'attendre.<br />

Le regard ne se trouve d'ailleurs participer<br />

lui aussi au jeu habituel du désir<br />

que sous cette condition de pouvoir s'économiser,<br />

s'attarder au détail, explorer,<br />

et donc durer, se couler en fait dans<br />

un déroulement temporel qui transforme<br />

l'objet instantané en espace d'un trajet<br />

panoramique, d'un travelling. C'est là,<br />

73


ien davantage que dans les zones qui<br />

sont montrées ou cachées, toute la différence<br />

entre l'imagerie érotique et l'imagerie<br />

pornographique.<br />

XX et XY comme beaucoup d'autres<br />

ne supporteront pas d'attendre :<br />

Un jour il m'a dit qu'il voulait m'entendre.<br />

Il voulait que je lui téléphone<br />

Comment faire ? C'était impossible de<br />

chez moi.<br />

(…) Mais je l'ai également fait. Je suis<br />

<strong>des</strong>cendue en ville dans une cabine téléphonique.<br />

Et voilà ma double vie commençait...<br />

En plus <strong>des</strong> messages, on se téléphonait !<br />

(…) Jusqu'au jour où on s'est dit il faut<br />

qu'on se voie.<br />

Les internautes en contact s'envoient<br />

la plupart du temps une photographie<br />

d'eux-mêmes auparavant. La conclusion<br />

peut être heureuse, et parfois même nuptiale,<br />

ou au contraire malheureuse comme<br />

ce fut le cas de XX et XY, mais dans tous<br />

les cas, la rencontre physique met en un<br />

sens fin à l'histoire. Certains le pressentent<br />

et décident d'eux-mêmes de ne pas<br />

se rencontrer : pour faire durer la relation<br />

dans ce qu'elle a d'idyllique.<br />

Tel est le choix <strong>des</strong> amants du Navire<br />

Night. Un jour une femme apporte au<br />

jeune homme une enveloppe qui contient<br />

deux photographies, supposées de<br />

la jeune femme. Initiative fatale, car elle<br />

manque de peu mettre un terme à la<br />

relation :<br />

L'histoire s'arrête avec les photographies.<br />

(…) Le désir est mort, tué par une<br />

image.<br />

Il ne peut plus répondre au téléphone.<br />

Il a peur.<br />

À partir <strong>des</strong> photographies il ne reconnaîtrait<br />

plus sa voix.<br />

Il cherchera à rendre ces photographies.<br />

Il arrivera ensuite à les oublier et<br />

l'histoire pourra recommencer comme<br />

avant. Vers la fin du récit, la question se<br />

pose :<br />

Avait-il une image d'elle ?<br />

Il dit qu'au début, oui, il aurait eu cette<br />

image noire, de femme à cheveux noirs.<br />

Et puis qu'ensuite cette image aurait été<br />

remplacée par celle <strong>des</strong> deux photographies.<br />

Et puis qu'ensuite encore, lorsque<br />

les photographies auraient été oubliées, il<br />

aurait retrouvé l'image noire donnée par<br />

elle. Il dit n'avoir plus maintenant aucune<br />

image d'elle.<br />

Voir, c'est mettre fin au désir. Il y a donc<br />

une oscillation constante entre le désir qui<br />

est désir de voir, et le désir du désir, qui est<br />

désir de maintenir cette relation et faire de<br />

la souffrance de l'attente une jouissance.<br />

Le report indéfini de la rencontre se nourrit<br />

de l'idée que cela va s'arrêter un jour,<br />

qu'on va finir par craquer, et que ce jour-là<br />

la jouissance sera à son acmé. Mais on sait<br />

aussi que le désir ne se satisfait d'aucun<br />

objet particulier, et que la satisfaction en<br />

révèle le leurre, aussi tout concourt-il à le<br />

faire durer : l'espérance qui lui est attachée<br />

aussi bien que l'inquiétude. Tantôt le jeune<br />

homme se refuse à la voir, et c'est pour<br />

préserver la relation, la faire durer. Il y a<br />

un renoncement volontaire à la rencontre<br />

qui permet à l'histoire de se perpétuer : il<br />

sait que s'il se retourne, c'est fini, comme<br />

dans le mythe de Méduse ou l'histoire <strong>des</strong><br />

filles de Lot. Tantôt, au contraire, il décide<br />

de voir, et ce n'est pas pour satisfaire le<br />

désir, mais pour y mettre fin.<br />

Obscurité<br />

Les gens qui crient la nuit dans le<br />

gouffre se donnent tous <strong>des</strong> rendezvous.<br />

Ces rendez-vous ne sont jamais<br />

suivis de rencontres. Il suffit qu'ils<br />

soient donnés.<br />

C'est l'appel lancé dans le gouffre, le<br />

cri, qui déclenche la jouissance.<br />

C'est l'autre cri. La réponse.<br />

Quelqu'un crie. Quelqu'un répond qu'il<br />

a entendu le cri, qu'il lui répond.<br />

C'est cette réponse qui déclenche<br />

l'agonie.<br />

Marguerite Duras, Le Navire Night, p. 42.<br />

L'occultation désigne l'empêchement<br />

du regard alors que les choses sont<br />

objectivement en pleine lumière. L'obscurité<br />

est au contraire l'extinction de la<br />

lumière alors que le sens de la vision est<br />

opérationnel et permettrait au regard de<br />

fonctionner.<br />

La nuit entretient avec les médias qui<br />

occultent le regard une relation de connivence.<br />

Certes, tout le monde téléphone<br />

et tout le monde navigue sur Internet<br />

aussi bien le jour que la nuit. Mais la<br />

nuit se présente comme l'environnement<br />

naturel d'un usage mythique <strong>des</strong> réseaux,<br />

ainsi que l'exprime à l'envi la filmographie<br />

: les pirates informatiques <strong>des</strong> films<br />

et séries policiers, d'espionnage et de<br />

science fiction, les fanatiques de jeux<br />

vidéo de Nirvâna ou Avalon, les héros de<br />

Matrix au moment où ils se connectent<br />

à la machine, évoluent dans un univers<br />

sombre, souvent post-apocalyptique, de<br />

souterrains, de caves, de galeries techniques,<br />

salles et pièces sans fenêtres ni jour<br />

sur l'extérieur, et ils le font préférentiellement<br />

la nuit.<br />

La prégnance de la nuit dans l'imaginaire<br />

hypermoderne de l'informatique<br />

et <strong>des</strong> réseaux peut se prévaloir d'une<br />

justification rationnelle à l'origine, à partir<br />

de laquelle a pu s'étayer son symbolisme.<br />

Les premiers ordinateurs ont été reliés<br />

via le réseau téléphonique, et c'est encore<br />

largement le cas de nos jours, malgré le<br />

développement du câble et <strong>des</strong> liaisons<br />

satellites. La tarification de nuit du téléphone,<br />

plus avantageuse, invitait les utilisateurs<br />

intensifs de l'Internet à attendre le<br />

soir pour se brancher dans la perspective<br />

de communications de longue durée. Les<br />

différences de tarifs expriment <strong>des</strong> différences<br />

de trafic, et recoupent par ce fait<br />

<strong>des</strong> différences d'usages : les utilisateurs<br />

du téléphone sont moins nombreux la nuit,<br />

et comme la plupart <strong>des</strong> gens travaillent<br />

le jour, cet usage nocturne est rarement<br />

professionnel, plus personnel, centré sur<br />

les loisirs, les rencontres ou une activité<br />

secrète, voire transgressive, le téléchargement<br />

de fichiers lourds, le piratage de<br />

données, le contact avec un groupe fermé<br />

ou avec l'amant ou la maîtresse. La nuit,<br />

qui s'oppose en cela au jour, est comme<br />

dans d'autres domaines le temps du plaisir<br />

opposé à la contrainte, du désœuvrement<br />

opposé au travail, du privé opposé au<br />

public, du personnel opposé au collectif,<br />

de la transgression et du chaos opposés à<br />

l'ordre, de la passion opposée à la raison.<br />

XX décrit l'envahissement de sa vie<br />

par l'écriture résultant de la multiplication<br />

<strong>des</strong> messages échangés avec XY. Ils<br />

s'écrivent constamment, <strong>des</strong> messages<br />

longs, intimes, dont la rédaction, cherchant<br />

le mot juste, prend du temps. Elle<br />

doit donc composer ses messages la nuit,<br />

quand son époux est couché, pour les<br />

envoyer le lendemain à l'aube. Elle qui<br />

était une grande dormeuse, la voilà qui<br />

passe ses soirées devant l'ordinateur jusqu'à<br />

une heure avancée, et se couche tard<br />

pour n'être pas dérangée ou observée.<br />

Au delà, cependant, de cette contiguïté<br />

logique, fonctionnelle, entre l'usage qui<br />

est fait de l'outil et le caractère nocturne<br />

de cet usage, et en deçà de la symbolique<br />

74 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Patrick Schmoll<br />

Dans le sillage du Navire Night<br />

de la nuit qui participe à l'effervescence<br />

du désir en lui fournissant la pénombre<br />

propice aux dérèglements <strong>des</strong> sens et<br />

aux transgressions <strong>des</strong> interdits, il y a<br />

une donnée de perception qui fait de la<br />

nuit un médium en tant que tel, apparenté<br />

par ses caractéristiques au téléphone et à<br />

Internet : être dans le noir, c'est devoir se<br />

passer de la perception visuelle, et donc<br />

de l'interspécularité qu'autorise la vision.<br />

Dans le noir, il n'y a pas réciprocité <strong>des</strong><br />

perceptions, sauf à se toucher. Il faut<br />

parler pour signaler qu'on est là et écouter<br />

pour s'assurer que l'autre est là, et les<br />

deux ne peuvent se faire en même temps :<br />

on est donc, perceptuellement parlant,<br />

toujours seul dans le noir.<br />

Chez Marguerite Duras, la nuit se<br />

confond avec l'espace du gouffre d'incommunicabilité<br />

qui sépare les êtres. Le<br />

jeune homme du Navire Night est là, au<br />

début de l'histoire, de permanence dans<br />

un service de télécommunications : c'est<br />

le printemps, un samedi, il s'ennuie. La<br />

nuit est le temps de la solitude et du<br />

désœuvrement. Face au gouffre, on est<br />

seul, on ne voit pas les autres. Ne les<br />

voyant pas, on ne peut leur parler. On<br />

ne peut qu'appeler, crier dans la nuit,<br />

au-<strong>des</strong>sus du gouffre. Tout le monde crie<br />

en aveugle : la nuit est l'espace, non de<br />

la parole échangée, mais du cri premier,<br />

à la fois prononcé et ressenti, du brame.<br />

Et seul le miracle fait qu'un cri, parfois,<br />

en accroche un autre. Le réseau, que<br />

Marguerite Duras nomme de manière<br />

appropriée “le gouffre téléphonique”, est<br />

la matérialisation technique de cette nuit<br />

du désir. L'appel dans la nuit, et le désir<br />

qu'il exprime, se confondent avec la nuit<br />

elle-même, puisque de la nuit on ne voit<br />

rien, sa consistance se résume à <strong>des</strong> touchers,<br />

à <strong>des</strong> odeurs, et à ce cri lancé et<br />

parfois repris :<br />

– Vous disiez vous souvenir de cet homme<br />

qui hurlait à l'aube.<br />

– Oui. Il appelait. Il disait qu'il était le<br />

Chat. Je suis le Chat… Vous entendez ?<br />

Le Chat appelle… Ici le Chat…<br />

– Le ton ordonnait.<br />

– Il commandait oui. En même temps il<br />

suppliait.<br />

– Il disait que le Chat cherchait quelqu'un.<br />

Que le Chat voulait jouir. Qu'il<br />

fallait lui répondre.<br />

– C'est un homme qui a répondu. La voix<br />

était très douce, tendre. Il a dit qu'il<br />

entendait le Chat. Qu'il lui répondait<br />

pour lui dire ça, qu'il l'entendait.<br />

– Il lui disait de venir. De jouir. Viens.<br />

Jouis.<br />

En même temps qu'elle est l'espace<br />

abyssal de l'écart entre les êtres, du désir,<br />

la nuit est paradoxalement le médium de<br />

la jouissance, de la fusion avec l'autre.<br />

Dans le noir, on ne voit pas, mais aussi on<br />

ne voit pas qu'on ne voit pas. On ne voit<br />

pas l'autre, mais on ne voit pas non plus<br />

qu'il n'est pas là. On est seul, mais on ne<br />

se voit pas davantage soi-même qu'on ne<br />

voit l'autre. Il faut imaginer les amants<br />

s'installant pour se téléphoner ou s'écrire<br />

à l'ordinateur, la nuit. Ils sont seuls, ils<br />

n'ont pas besoin d'éclairage, au contraire :<br />

l'obscurité est l'ambiance propice à leur<br />

échange. Chacun, se disent-ils, pourrait<br />

voir l'autre : s'il ne le voit pas, ce n'est<br />

pas parce que l'outil de communication<br />

ne le permet pas, c'est parce qu'il fait<br />

nuit et que de toutes façons, la nuit, ils<br />

ne pourraient se voir. Ainsi la nuit efface<br />

les contingences de l'outil : l'autre n'est<br />

pas au bout de la ligne, il est ici, tout<br />

proche. Elle lui dit qu'elle se caresse ?<br />

Il la croit, et de ce fait, il la voit. Il se<br />

caresse lui-même et dans le noir il ne sait<br />

pas si c'est elle ou lui, son corps ou le<br />

sien, qu'il caresse, sa main ou la sienne<br />

qui le caresse.<br />

Le toucher intervient, seul autre sens à<br />

pouvoir imposer l'interperception : quand<br />

ma main touche mon corps, je sens mon<br />

corps sous ma main, mais je sens aussi<br />

ma main, et quand je touche l'autre, je<br />

le sens en même temps qu'il sent mon<br />

toucher. Le toucher vient au secours du<br />

regard occulté et se sert de cette occultation<br />

même pour établir une relation<br />

autoérotique où le corps de l'autre est<br />

confondu avec, et ressenti à travers, le<br />

corps propre :<br />

Ils se parlent. Inlassablement. Parlent.<br />

Sans fin se décrivent. L'un l'autre. À l'un,<br />

l'autre. Disant la couleur <strong>des</strong> yeux. Le<br />

grain de la peau. La douceur du sein<br />

qui tient dans la main. La douceur de<br />

cette main. En ce moment même où elle<br />

en parle, elle la regarde. Je me regarde<br />

avec tes yeux.<br />

Il dit qu'il voit.<br />

Se décrit, lui, à son tour.<br />

Il dit suivre sa propre main sur son propre<br />

corps.<br />

Dit : c'est la première fois. Dit le plaisir<br />

d'être seul, que cela procure. Pose le téléphone<br />

sur son cœur. Entend-elle ?<br />

Elle entend.<br />

Il dit que tout son corps bat de même au<br />

son de sa voix.<br />

Elle dit qu'elle le sait. Qu'elle le voit.<br />

L'entend, les yeux fermés.<br />

Il dit : j'étais un autre à moi-même et je<br />

l'ignorais.<br />

Elle dit n'avoir pas su avant lui être<br />

désirable d'un désir d'elle-même qu'ellemême<br />

pouvait partager.<br />

Et que cela fait peur.<br />

Les interlocuteurs restent objectivement<br />

distants, et leurs désirs ne se<br />

rencontrent pas autrement que par les<br />

vacuités qui les constituent, si l'on suit la<br />

topologie lacanienne, mais le “fondu au<br />

noir” dans la nuit atténue la perception de<br />

cet écart. La conjonction s'effectue entre<br />

ceux qui crient et dont les cris s'accrochent<br />

mutuellement, dans l'indistinction<br />

<strong>des</strong> sens permise par la nuit. L'abus de<br />

vie nocturne provoque une fantomalisation<br />

de soi et de l'autre : pour qui vit<br />

dans le noir en permanence, la vie réelle<br />

s'estompe, le sens de la réalité se perd à<br />

force de privation sensorielle, et avec lui<br />

la notion claire, diurne et rationnelle, du<br />

moi. Quand cette dissolution est avancée,<br />

elle produit le vécu étrange d'une commune<br />

vibration au rythme <strong>des</strong> médias<br />

qui supportent la communication : les<br />

protagonistes sont plus proches, leurs<br />

cris devient un seul cri, le cri de la nuit<br />

elle-même avec laquelle ils se confondent,<br />

la nuit du “gouffre téléphonique” et<br />

<strong>des</strong> réseaux. Le thème de la nuit rejoint<br />

ici celui de l'élément liquide, <strong>des</strong> eaux<br />

primordiales, dans l'ordre <strong>des</strong> grands<br />

symboles cherchant à rendre compte de<br />

la profondeur vertigineuse du désir, à<br />

la limite de l'écœurement ou de l'étouffement.<br />

La nuit, métaphoriquement,<br />

noie les contours, et c'est pourquoi elle<br />

est aussi décrite par Marguerite Duras<br />

comme ce fleuve emportant un navire.<br />

Énigmatisation<br />

Nous vivons dans un univers dont les<br />

sociologues ont déjà souligné combien il<br />

était désenchanté, où les réponses sont<br />

déjà données avant que les questions<br />

soient posées, où tous les espaces sauvages<br />

ont été domestiqués, où il n'y a<br />

plus d'objet pour quelque quête ou aven-<br />

75


ture. Sur Internet, l'anonymat de l'autre,<br />

l'occultation <strong>des</strong> images, l'obscurité évoquant<br />

la nuit, suscitent un espace qui n'a<br />

de limites que celles de l'imaginaire, ce<br />

qui explique en grande partie l'attrait<br />

fascinant que suscite cet outil de communication<br />

: l'autre est dans ce monde<br />

ce qui reste à découvrir, parce qu'il est<br />

donné d'emblée, facile à contacter sur<br />

les forums et salons, mais il est donné<br />

comme caché, secret.<br />

XX et XY vont finir par se rencontrer.<br />

Un week-end merveilleux, plein de<br />

tendresse. Mais dès lors que la rencontre<br />

sera consommée, ils ne seront plus une<br />

énigme l'un pour l'autre, mais simplement<br />

une femme et un homme qui peuvent<br />

commencer à donner formes réelles à<br />

leurs projets futurs… ou constater, à la<br />

lumière du jour, que leurs projets, comme<br />

leurs désirs, diffèrent. Nombre de rencontres<br />

sur Internet débouchent sur <strong>des</strong><br />

rencontres dans la réalité, qui ont ou non<br />

<strong>des</strong> suites, heureuses ou malheureuses.<br />

Dans leurs propos que nous recueillons<br />

par la suite, Internet sera banalisé, rabattu<br />

sur sa fonction, au regard rétroactif de ce<br />

que l'outil a permis : simplement établir<br />

la communication. L'échappée hors du<br />

virtuel, le choix d'en passer par la réalité<br />

empêche ainsi de distinguer la contribution<br />

spécifique du média à l'organisation<br />

même de la relation. Cette contribution<br />

est illustrée avec la force d'un modèle<br />

presque pur dans le Navire Night, où les<br />

protagonistes font le choix de maintenir<br />

le secret jusqu'au bout sur une durée de<br />

trois ans.<br />

L'anonymat, la mise hors circuit du<br />

regard sont au départ le fait contingent de<br />

l'outil. L'échange confiné au téléphone ou<br />

à Internet définit et préserve un secret : le<br />

secret <strong>des</strong> noms, <strong>des</strong> visages, <strong>des</strong> lieux. Il<br />

crée une absence qui appelle un comblement.<br />

Le désir se manifeste en partie en<br />

tant que désir de lever ce secret, désir de<br />

dévoilement. Aussi bien le téléphone rose<br />

et la pornographie sur Internet, d'un côté,<br />

que la décision <strong>des</strong> interlocuteurs de prendre<br />

rendez-vous et de se rencontrer, sont<br />

<strong>des</strong> embranchements possibles de cette<br />

organisation du désir par le média. Dans<br />

un cas, l'anonymat <strong>des</strong> interlocuteurs est<br />

maintenu par un contexte professionnel<br />

strict qui autorise par contre le dévoilement<br />

de l'obscène, du secret portant sur<br />

l'intime du corps. Dans l'autre, l'anonymat<br />

est levé, le secret portant essentiellement<br />

sur l'identité <strong>des</strong> interlocuteurs. Le<br />

désir configuré par l'outil peut donc être<br />

satisfait, il peut y être mis fin… ainsi qu'à<br />

la relation, c'est le risque.<br />

Dans le Navire Night, le secret n'est<br />

pas contingent. Initié par la rencontre<br />

via l'outil, il est ensuite entretenu par un<br />

renoncement volontaire <strong>des</strong> protagonistes,<br />

qui redouble l'absence et lui donne<br />

sa force. Le désir de dévoilement du<br />

secret est bien là, au départ, mais il n'y<br />

est d'abord donné satisfaction que par<br />

bribes, par fragments dont certains se<br />

contredisent. Elle se décrit à lui comme<br />

une jeune femme aux cheveux noirs : c'est<br />

cette <strong>des</strong>cription qui nourrira “l'image<br />

noire” qu'il a d'elle. Plus tard elle dira<br />

qu'elle est blonde, ajoutant, comme il<br />

s'en étonne, qu'il avait mal entendu. Il lui<br />

donne son numéro de téléphone, elle ne<br />

donne pas le sien, c'est elle qui l'appelle.<br />

Puis, au bout de quelques semaines, elle<br />

donne un prénom. Une fois, elle lui donne<br />

un lieu, qui confère à l'espace les qualités<br />

d'un corps là où l'image de celui-ci fait<br />

défaut :<br />

Une fois elle lui apprend : l'endroit, c'est<br />

Neuilly.<br />

Le lieu où elle se tient c'est là, Neuilly.<br />

Un hôtel particulier.<br />

Entre la Seine et le Bois.<br />

Neuilly : Neuilly sans fin autour d'elle…<br />

Autour de l'image noire”<br />

La satisfaction du désir de dévoilement<br />

appelle nécessairement cette progressive<br />

érosion du secret. Mais la lenteur du<br />

rythme est productrice de volupté, où la<br />

souffrance de l'attente et de l'absence se<br />

révèle être la source véritable du plaisir.<br />

Les amants savent que la fin du secret mettrait<br />

fin au désir, et donc à leur jouissance<br />

l'un de l'autre. Le désir de dévoilement se<br />

double donc d'un désir de perduration du<br />

secret, qui est désir du désir. Le jeu du<br />

désir, qui est au départ fortuit, produit<br />

ses propres règles à mesure qu'il se joue.<br />

Il ne dure que par le maintien <strong>des</strong> absences<br />

qui le fondent, aussi faut-il que ces<br />

absences se déplacent à mesure qu'elles<br />

sont comblées. Révéler, faire toute la<br />

lumière, ce serait faire tomber le jeu en<br />

dehors de l'obscurité. Des rendez-vous<br />

sont pris, qui ne sont pas respectés. La<br />

jeune femme vient un jour à un de ces<br />

rendez-vous mais ne se fait pas reconnaître.<br />

Désormais, elle sait qui il est, elle<br />

le suit, repère où il habite. Il sait qu'elle<br />

sait, mais lui ne saura jamais qui elle est.<br />

Surtout, l'érosion du secret se double d'un<br />

approfondissement du récit qui découvre<br />

l'existence d'autres secrets. Le jeune<br />

homme apprend que la jeune femme est<br />

malade, d'une maladie incurable. Puis<br />

que sa mère officielle, la femme de son<br />

père, n'est pas sa vraie mère : celle-ci<br />

serait une ancienne domestique de l'hôtel<br />

de Neuilly. La mère illégitime, la femme<br />

du père, téléphone au jeune homme, dont<br />

elle a récupéré le numéro, pour le supplier<br />

de laisser la jeune fille tranquille, car ces<br />

nuits passées au téléphone épuisent son<br />

enfant. Une femme qui se dit la lingère<br />

de la maison de Neuilly lui apporte un<br />

jour les photos de la jeune fille, lui donne<br />

<strong>des</strong> renseignements sur la mère naturelle.<br />

Petit à petit, le jeune homme reconstitue<br />

une histoire qui prend les proportions<br />

d'un drame romantique, voire d'une tragédie<br />

grecque : les amants séparés par<br />

<strong>des</strong> conditions <strong>sociales</strong> différentes, une<br />

jeune femme condamnée par une maladie,<br />

d'origine mo<strong>des</strong>te mais à laquelle<br />

sa mère naturelle a renoncé pour qu'elle<br />

soit élevée dans une famille aisée, un<br />

père puissant, politiquement influent, qui<br />

donne de l'argent pour que l'histoire ne<br />

puisse se poursuivre au-delà d'un certain<br />

seuil, et qui finira par marier sa fille au<br />

médecin qui la soigne. Sur l'ensemble de<br />

l'histoire, le jeune homme n'aura jusqu'au<br />

bout aucune certitude : le récit pourrait<br />

être une fiction complètement construite<br />

par son interlocutrice. La consistance du<br />

drame ne tient pas à la réalité <strong>des</strong> situations,<br />

mais bien au contraire au secret,<br />

à l'énigme qui continue à les entourer,<br />

entretenue par le vouloir de l'absence.<br />

Lorsque éclate la jalousie chez elle,<br />

elle le suit, lui dit ensuite au téléphone<br />

qu'elle l'a suivi, lui donne les détails :<br />

Il ne veut pas regarder derrière lui. Il<br />

sait. Il sait être pris dans une surveillance<br />

de tous les instants.<br />

Il ne cherche pas à savoir qui est là,<br />

derrière lui.<br />

Elle le provoque au jeu de la mort. Il se<br />

prête à ce jeu comme jamais il n'aurait<br />

pu le prévoir.<br />

Il le savent tous les deux : s'il se retourne<br />

et voit qui, l'histoire meurt, foudroyée.<br />

76 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Patrick Schmoll<br />

Dans le sillage du Navire Night<br />

Dénouement<br />

Les passions en ligne portent en ellesmêmes<br />

leur propre fin. Non pas que la<br />

logique interne du récit emporte forcément<br />

un dénouement dramatique : un<br />

mariage dans la réalité peut être une<br />

heureuse fin d'une histoire d'amour commencée<br />

dans l'espace virtuel. Mais c'est<br />

une fin néanmoins, car il s'agit alors de<br />

passer à autre chose : la consistance virtuelle<br />

de la relation nouée en ligne, sur<br />

Internet, ou comme dans le Navire Night<br />

au téléphone, implique quasiment par<br />

définition que le passage à la réalité mette<br />

un terme à ce qui fait ressort dans cette<br />

relation. Ainsi, la rencontre <strong>des</strong> corps<br />

n'est pas à l'origine de la relation amoureuse,<br />

elle est son aboutissement et sa fin.<br />

Le dévoilement visuel de l'autre a quelque<br />

chose de définitif, d'irrémédiable, qui<br />

fait tomber l'énigme. Et cette rencontre<br />

avec la réalité est incontournable, même<br />

si elle ne se produit qu'au bout de trois<br />

ans, comme dans le récit de Marguerite<br />

Duras, parce que les amants ne sauraient<br />

se soustraire indéfiniment à leur ancrage<br />

dans leur corps. Ils ne sont pas de pures<br />

intelligences artificielles, l'évolution de la<br />

technologie ne le permet pas encore. Ils<br />

vivent donc, chacun de leur côté, dans un<br />

environnement réel qui se rappelle à eux,<br />

et dont la consistance est suffisante pour<br />

mettre fin, de l'extérieur, à la relation.<br />

Dans l'histoire entre XX et XY, c'est<br />

l'un <strong>des</strong> deux partenaires, XY, qui représente<br />

cette réalité en mettant fin à la relation<br />

: il refuse de se laisser emporter par<br />

la folie qu'il sent poindre. C'est également<br />

le personnage masculin du Navire Night,<br />

le jeune homme, qui envisage de mettre<br />

fin à la relation. Pendant la période où il<br />

se sait suivi par la jeune femme et refuse<br />

de se retourner, fou de désir, il “découvre<br />

la puissance phénoménale de la solitude,<br />

la violence non adressée du désir. C'est<br />

là qu'il refuse l'histoire mortelle pour<br />

rester dans celle du gouffre général. Il<br />

dit maintenant qu'il n'a jamais vu quelqu'un<br />

le suivre”. Toutefois, c'est un tiers<br />

extérieur, en l'occurrence le médecin qui<br />

doit se marier avec la jeune femme, en<br />

d'autres termes l'autre homme de celleci,<br />

qui téléphone au jeune homme pour<br />

lui intimer de mettre définitivement un<br />

terme à l'histoire.<br />

Dans leurs rôles masculins, les acteurs<br />

représentent le thème, récurrent lui aussi,<br />

du retour à la raison et à l'ordre contre les<br />

excès de la passion. Le thème ne serait<br />

pas porté par <strong>des</strong> rôles sexués, qu'il ne<br />

s'en manifesterait pas moins sous quelque<br />

forme à inventer, du fait du rapport<br />

ambigu que les protagonistes de ces histoires<br />

ne peuvent éviter de nouer avec la<br />

nature virtuelle de leurs relations. Les<br />

internautes témoignent de leur trouble :<br />

ils sont pris dans les rets de la passion,<br />

mais ils en sont conscients, leur esprit<br />

critique surnage en quelque sorte, faisant<br />

d'eux les témoins étonnés et dichotomisés<br />

de l'aventure dont ils sont les personnages.<br />

Les expériences virtuelles nous<br />

obligent à nous méfier <strong>des</strong> apparences, du<br />

semblant dont le virtuel est entièrement<br />

tissé. Précisément parce qu'ils sont à la<br />

fois les auteurs, les personnages et les<br />

lecteurs <strong>des</strong> passions qui s'écrivent sur les<br />

réseaux, celles-ci suscitent en eux autant<br />

de fascination que de distanciation. Elles<br />

leur apprennent par l'exemple que les<br />

autres avec qui ils nouent relation sur le<br />

Réseau pourraient être (et sont effectivement)<br />

différents de ce qu'ils paraissent et<br />

prétendent être (P. Schmoll, 2002). En ce<br />

sens la passion nous apprend autant sur<br />

nous-mêmes que la raison, ainsi que le<br />

notait R. Barthes (1977).<br />

De la fin de la relation passionnelle,<br />

l'amour cependant pourrait ressortir sauf,<br />

en ce que le renoncement à l'objet du<br />

désir le constituerait paradoxalement<br />

comme un au-delà de ce désir. C'est ce<br />

qu'annonce d'une certaine façon la virtualisation<br />

<strong>des</strong> échanges entre protagonistes<br />

: l'extrême de la virtualisation serait<br />

de renoncer à l'autre réel pour préserver<br />

l'amour de l'autre en tant que place<br />

symbolique. La jeune femme du Navire<br />

Night énonce ce paradoxe de l'amour<br />

dans une très belle formule, qui est un <strong>des</strong><br />

moments puissants du livre :<br />

Elle dit qu'elle l'aime à la folie. Qu'elle<br />

est folle d'amour pour lui. Qu'elle est<br />

prête à tout quitter pour lui.<br />

Par amour pour toi, je quitterais ma<br />

famille, la maison de Neuilly.<br />

Mais il n'est pas nécessaire pour autant<br />

qu'on se voie.<br />

Je pourrais tout quitter pour toi sans pour<br />

autant te rejoindre.<br />

Quitter à cause de toi, pour toi, et justement<br />

ne rejoindre rien.<br />

Inventer cette fidélité à notre amour.<br />

Remarques médiologiques<br />

Si nous jouons un rôle en tant que<br />

lecteur <strong>des</strong>tinataire de l'histoire que nous<br />

rapporte XX, il faudrait pour être complet<br />

nous demander quelle fonction remplit<br />

présentement notre écriture, laquelle<br />

consiste à contribuer à une histoire <strong>des</strong><br />

histoires d'amours. Nous avons noté les<br />

effets de mise en abyme résultant du<br />

mode de communication par Internet : les<br />

histoires d'amour se vivent dans le temps<br />

même où elles s'écrivent. Que peut-on<br />

dire du travail de celui qui s'essaie à<br />

écrire, et donc à faire usage d'un média<br />

supplémentaire, en narrant <strong>des</strong> histoires<br />

d'amour ? <strong>Nos</strong> remarques à cet endroit<br />

seront indirectes : sur notre propre écriture,<br />

nous n'avons pas la distance nécessaire,<br />

mais nous pouvons nous essayer à<br />

faire quelques remarques sur le travail<br />

de l'autre auteur impliqué ici, à savoir<br />

Marguerite Duras, d'autant qu'elle consacre<br />

elle-même une introduction assez<br />

substantielle à l'ouvrage Le Navire Night,<br />

pour signaler précisément les difficultés<br />

qu'elle a rencontrées, non pas tant dans<br />

l'écriture de la nouvelle, que dans l'articulation<br />

de celle-ci à sa mise en images.<br />

Plusieurs médias sont en effet concernés<br />

dans ces histoires : Internet et le téléphone,<br />

certes, puis l'écriture littéraire du<br />

côté de Marguerite Duras, et scientifique<br />

(du moins dans l'intention) du nôtre, mais<br />

aussi le cinéma, puisque le Navire Night<br />

a fait l'objet d'un film. Marguerite Duras<br />

souligne les décalages introduits par ces<br />

transposition médiales : “J'ai donné le<br />

premier état du texte à J.M. (le jeune<br />

homme du récit). Il l'a lu. Il a dit que<br />

"tout était vrai mais qu'il ne reconnaissait<br />

rien"”. Ils n'ont plus jamais reparlé<br />

de l'histoire ensuite. Marguerite Duras<br />

pense que J. M. découvrait, après avoir lu<br />

sa propre aventure écrite par un autre, que<br />

“d'autres récits de son histoire auraient<br />

été possibles, qu'il les avait tus parce<br />

qu'il ne savait pas qu'ils étaient possibles<br />

comme ils étaient possibles de toute histoire”.<br />

Mais il nous semble important de<br />

rappeler que dans le passage par l'écrit,<br />

l'histoire subit le sort d'une désincarnation<br />

: on ne voit pas les personnages, on<br />

ne les entend pas, ce qui pour quelqu'un<br />

qui a vécu les choses, peut constituer une<br />

perte de substance (tout est vrai mais on<br />

ne s'y reconnaît pas). Dans cette histoire,<br />

on ne voit pas l'autre, la forme récit est<br />

77


au plus proche d'une relation qui est restée<br />

verbale, mais ne fait qu'accuser pour<br />

J. M. la différence essentielle, qui est<br />

d'ailleurs aussi celle qui sépare le téléphone<br />

d'Internet : au téléphone, on entend<br />

la voix. Dans l'écrit de Marguerite Duras,<br />

J. M. retrouvait l'image noire de l'autre,<br />

mais n'entendait pas sa voix. Dans le<br />

récit Internet, il y a une congruence plus<br />

forte entre l'écrit qui raconte, et ce qui<br />

est raconté, puisque ce qui est raconté,<br />

l'histoire d'amour, est un échange d'écrits<br />

et est tout entier cela.<br />

Le film s'avère par contre ne pas se<br />

prêter en tant que médium à la relation<br />

d'une histoire qui tourne autour de l'absence<br />

de l'image :<br />

Je crois que le film était sans doute en<br />

plus, en trop, donc pas nécessaire, donc<br />

inutile. Qu'il était en somme le mariage<br />

du désir sur les lieux mêmes de la nuit<br />

mais de la nuit chassée, remplacée par<br />

le jour. La lumière dans la chambre <strong>des</strong><br />

amants je crois qu'il ne fallait pas la<br />

faire. (…) Peut-être n'avais-je pas le droit<br />

ici – ici, je crois au mal, au diable, à<br />

la morale – une fois l'écriture passée,<br />

une fois pénétrée et refermée cette nuit<br />

commune du gouffre, de faire comme<br />

s'il était possible d'y revenir voir une<br />

deuxième fois.<br />

Marguerite Duras commence<br />

le tournage du Navire Night le lundi<br />

31 juillet 1978. Le mardi soir elle visionne<br />

les rushes du lundi, et écrit sur son<br />

agenda : film raté. Pendant une soirée et<br />

une nuit, elle abandonne le film : “ça ne<br />

m'était jamais arrivé : ne plus rien voir,<br />

ne plus entrevoir la moindre possibilité<br />

d'un film, d'une seule image de film”.<br />

Ses amis lui conseillent d'attendre le lendemain<br />

matin. De laisser passer la nuit.<br />

La nuit, remarquablement, intervient à<br />

nouveau, comme mise en abyme, dans<br />

une fonction de passage de la réflexion<br />

sur une œuvre qui traite d'elle. Elle ne<br />

croit pas avoir espéré quoi que ce soit de<br />

cette nuit : espérer encore l'aurait troublée,<br />

alors que le constat de l'échec avoué<br />

la soulageait, c'en était fini du cinéma,<br />

elle allait pouvoir recommencer à écrire<br />

<strong>des</strong> livres. Dans l'insomnie d'avant l'aube,<br />

cependant, elle voit le désastre du film, et<br />

donc elle voit le film : au matin, elle abandonne<br />

le premier découpage et décide de<br />

tourner le désastre du film. Le film ne<br />

raconte donc pas le Night, mais l'échec<br />

du tournage du Night. La difficulté de la<br />

forme cinéma à raconter l'histoire souligne<br />

ce qui est au centre de celle-ci :<br />

l'absence de l'image.<br />

Conclusion<br />

Dans la vision traditionnelle, inspirée<br />

du judéo-christianisme, mais prolongée<br />

jusqu'à Freud, l'amour est un combat<br />

entre Éros et Logos. Un combat qui se<br />

déroule dans la chair, entre le bien et le<br />

mal. Les Grecs ont donné la primauté au<br />

Logos, dans une métaphore de l'antagonisme<br />

entre les logiques diurnes de la<br />

lumière, de la pensée qui clarifie, découpe<br />

les contours, précise les frontières, et<br />

les logiques nocturnes de la passion, de<br />

l'image, <strong>des</strong> sensations qui précipitent<br />

les relations fusionnelles, brouillent les<br />

identités. L'église catholique a ainsi poursuivi<br />

le péché de chair en ce qu'il perturbe<br />

l'entendement. La raison est pareillement,<br />

dans la modernité, ce qui permet à l'esprit<br />

de se dégager <strong>des</strong> passions, de maîtriser<br />

son corps et la nature. Le romantisme<br />

a poussé à l'extrême la scénarisation de<br />

ce combat entre la raison et la passion,<br />

en inversant certes les priorités, puisque<br />

le héros romantique se laisse emporter<br />

par l'amour qu'il pose comme principe,<br />

valeur en soi, mais en maintenant l'opposition<br />

classique entre ces polarités.<br />

Les passions en ligne déplacent le<br />

paradigme. L'opposition n'est plus entre<br />

le verbe et la chair, entre l'esprit et le<br />

corps, le Logos et Éros : Éros a contaminé<br />

le Logos, et alors que le combat se déroulait<br />

dans la chair et avait le contrôle de la<br />

chair pour enjeu, il se déroule maintenant<br />

au cœur du langage, de la parole. Pire, on<br />

constate que ce n'est pas la chair, mais le<br />

langage lui-même, qui fait fonctionner le<br />

désir, qui est la source, à la fois de la raison<br />

et de la passion. On se souvient que le<br />

serpent de la Genèse parle, et même qu'il<br />

est beau parleur : le fruit qu'il offre à la<br />

tentation n'est pas décrit pour le velouté<br />

de sa peau ou ses qualités gustatives, mais<br />

pour ce qu'il confère la connaissance du<br />

bien et du mal. Il est interdit, ce qui le<br />

fait entrer dans les catégories du langage :<br />

il pourrait n'être que cela, et le fait seul<br />

qu'il soit interdit, inaccessible, le rend<br />

désirable.<br />

Le désir est affaire de places à occuper<br />

dans un système logique, même si<br />

cette logique est celle d'une complexité<br />

■<br />

incalculable. Les places assignées par<br />

le langage sont mises en forme par les<br />

dispositifs de communication et de transmission.<br />

La technologie augmente les<br />

possibilités matérielles de rencontres<br />

rapi<strong>des</strong>, directes, sans préliminaires compliqués,<br />

offrant <strong>des</strong> possibilités étendues<br />

de choix parmi les partenaires dans une<br />

perspective rationaliste qui est celle du<br />

supermarché. Mais, en augmentant les<br />

distances de communication, elle nous<br />

sépare davantage <strong>des</strong> autres. On peut<br />

penser que l'autre est plus proche de<br />

nous grâce à Internet ou au portable,<br />

mais en fait l'outil nous rend sensible<br />

qu'au moment où nous lui parlons il est<br />

irrémédiablement loin, et que plus souvent<br />

nous lui parlons, plus souvent il est<br />

loin. Le terme de “gouffre téléphonique”<br />

proposé par Marguerite Duras souligne<br />

que le média se confond avec la béance<br />

du désir : il ne fait que donner forme,<br />

consistance technique, à l'impossibilité<br />

de jamais rejoindre l'autre.<br />

78 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Patrick Schmoll<br />

Dans le sillage du Navire Night<br />

Bibliographie<br />

Barthes R. (1977), Fragments d'un discours amoureux,<br />

Paris, Seuil.<br />

Chaumier S. (1999), La déliaison amoureuse. De<br />

la fusion romantique au désir d'indépendance,<br />

Paris, Armand Colin.<br />

Clam J. (2004, à paraître), Pour introduire à la<br />

notion d'intimité.<br />

Girard R. (1961), Mensonge romantique et vérité<br />

romanesque, Paris, Grasset.<br />

Schmoll P. (2001), Les Je on-line. L'identité du<br />

sujet en question sur Internet, <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />

Sociales, 28, p. 12-19.<br />

Schmoll P. (2002), Le statut anthropologique de<br />

l'image à l'ère du virtuel, Tübinger Korrespondenzblatt,<br />

Tübingen, Tübinger Vereinigung für<br />

Volkskunde e.V., 53, Mai 2002, 22-36.<br />

Turkle S. (1995), Life on the Screen : Identity in<br />

the Age of the Internet, New-York, Simon &<br />

Schuster, 1995.<br />

Young R.M. (1996), Primitive Processes on the<br />

Internet, paper presented to THERIP conference,<br />

April 1996 (http://human-nature.com/<br />

rmyoung/papers/index.html).<br />

Note<br />

1. M. Duras, Le Navire Night, Paris, Mercure<br />

de France, 1979. Nous tenons tout particulièrement<br />

à remercier ici Jean Clam, qui<br />

nous a mis cette nouvelle entre les mains<br />

en nous assurant qu'elle intéresserait notre<br />

recherche, ce en quoi il avait tout-à-fait<br />

raison. Il n'a pas souhaité cosigner un<br />

travail sur cette question <strong>des</strong> passions en<br />

ligne, mais il nous faut insister sur ce que<br />

nos réflexions lui doivent, car elles résultent<br />

largement de nos échanges dans le<br />

cadre du séminaire “Intimité et sexualité”<br />

qu'il anime depuis 2002 à Strasbourg.<br />

2 Paris, Gallimard, 1984, p. 123.<br />

79


La nuit “sacrée”<br />

Yves Siffer, Rétroviseur,<br />

peinture sous verre, 1994


ELODIE WAHL<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

elodie.wahl@9online.fr<br />

La nuit obscure selon<br />

Simone Weil<br />

Par une nuit profonde,<br />

étant pleine d’angoisse et enflammée<br />

d’amour…<br />

Jean de la Croix<br />

Nous parlerons ici de la nuit en tant<br />

que métaphore privilégiée de la<br />

littérature mystique.<br />

Evoquer la « nuit obscure » c’est évoquer<br />

une métaphore employée par les<br />

mystiques chrétiens ; je centrerai mon<br />

article sur l’œuvre de Simone Weil<br />

(1909-1943) qui n’est pourtant pas une<br />

œuvre mystique, mais une œuvre tragique.<br />

Simone Weil était agrégée de philosophie,<br />

mais son œuvre élabore moins<br />

une philosophie systématique qu’elle ne<br />

nous livre une vision tragique du monde.<br />

Nous nous approprions pour parler de<br />

l’œuvre de Simone Weil les concepts utilisés<br />

par Lucien Goldmann [Goldmann,<br />

1959] dans Le dieu caché (Etude sur la<br />

vision tragique dans les Pensées de Pascal<br />

et dans le théâtre de Racine). « Une<br />

vision du monde, c’est précisément [un]<br />

ensemble d’aspirations, de sentiments<br />

et d’idées qui réunit les membres d’un<br />

groupe (le plus souvent d’une classe<br />

sociale) et les oppose aux autres groupes<br />

» [Goldmann, 1959 : 26], écrit Lucien<br />

Goldmann, et : « On peut caractériser la<br />

conscience tragique (…) par la compréhension<br />

rigoureuse et précise du monde<br />

nouveau créé par l’individualisme rationaliste<br />

[Descartes], avec tout ce qu’il<br />

contenait de positif, de précieux et surtout<br />

de définitivement acquis pour la pensée et<br />

la conscience humaines, mais en même<br />

temps par le refus radical d’accepter ce<br />

monde comme seule chance et seule<br />

perspective de l’homme. » [Goldmann,<br />

1959 : 43] Même si la vision du monde<br />

de Simone Weil n’est pas tout à fait la<br />

même que la vision du monde de Pascal<br />

– ils appartiennent à une époque et à une<br />

classe sociale différentes – leurs œuvres<br />

se présentent sous une forme identique :<br />

celle du fragment et du paradoxe. Selon<br />

Lucien Goldmann une philosophie qui<br />

n’est ni négative ni positive, mais qui<br />

exige « tout ou rien », doit sans cesse<br />

affirmer une chose et son contraire, par<br />

exemple la véracité de la mystique et son<br />

impossibilité, tout en considérant que<br />

l’unité impossible <strong>des</strong> contraires est possible<br />

si l’on fait abstraction <strong>des</strong> faiblesses<br />

de l’humaine condition, <strong>des</strong> limites de la<br />

raison. C’est cette nécessité d’affirmer et<br />

de nier qui rend le fragment nécessaire et<br />

la systématisation impossible ; mais il en<br />

résulte que pour répondre à une question<br />

telle que : qu’est-ce que la nuit obscure<br />

pour Simone Weil ? il est impossible de<br />

renvoyer à un passage de son œuvre.<br />

Il faut au contraire lire toute l’œuvre<br />

attentivement, et nous ne livrons ici que<br />

le fruit de cette lecture, sans avoir l’intention<br />

de proposer une interprétation nouvelle<br />

de l’œuvre de Simone Weil à partir<br />

de la notion de nuit obscure. Notre étude<br />

se limitera à montrer quel est le sens de la<br />

nuit obscure pour Simone Weil, et quelle<br />

est son importance dans la vision tragique<br />

de Simone Weil.<br />

82


Elodie Wahl<br />

La nuit obscure selon Simone Weil<br />

Un recueil de communications consacré<br />

à Simone Weil s’intitule : Simone<br />

Weil. Philosophe, historienne, et mystique<br />

[Kahn, 1978] ; qui faut-il donc<br />

être pour parler de Simone Weil ? Nous<br />

posons cette question parce qu’elle implique<br />

celle-ci : qu’est-ce qui nous autorise,<br />

doctorante en sociologie, à parler de (ou<br />

à écrire sur) Simone Weil ? S’il faut être<br />

historien, le sociologue peut l’être à l’occasion,<br />

s’il faut être mystique, nous ne<br />

le sommes pas, s’il faut être philosophe,<br />

il convient de définir ce terme. Simone<br />

Weil dit quelque part que la philosophie<br />

est une réflexion sur les valeurs. Cette<br />

tâche est-elle incompatible avec celle<br />

du sociologue ? La fameuse « neutralité<br />

axiologique » chère à Max Weber n’est<br />

qu’un principe normatif que le sociologue<br />

garde à l’esprit mais qu’il ne peut<br />

jamais appliquer à la lettre. Ainsi plutôt<br />

que de bannir les valeurs de son travail<br />

pour que celles-ci reviennent immédiatement<br />

s’imposer à peine masquées dans ce<br />

qu’il fait, le sociologue se fera philosophe<br />

avant d’aborder toute étude. Or « se faire<br />

philosophe », lorsqu’il s’agit de commenter<br />

une œuvre, c’est selon nous se mettre<br />

dans la position dont se réclamait Alain<br />

au début de son petit livre sur Spinoza :<br />

« Nous allons essayer de faire apercevoir<br />

au lecteur en quel sens Spinoza a raison.<br />

Pour ce qui est de montrer en quel sens<br />

il a tort, nous le laissons à de plus habiles,<br />

et il n’en manquera point. » [Alain,<br />

1949 : 24]. Nous essayerons donc ici, de<br />

montrer le point de vue de Simone Weil<br />

sur la nuit mystique, non pour le critiquer<br />

ou le relativiser, mais simplement, nous<br />

l’espérons, pour expliquer comment il<br />

se justifie.<br />

Simone Weil<br />

Il convient de préciser que Simone<br />

Weil n’est pas de confession chrétienne,<br />

que ses premiers écrits s’inscrivent<br />

dans le cadre d’une pensée matérialiste<br />

et révolutionnaire, et que ce n’est que<br />

suite à sa désillusion quant au mouvement<br />

révolutionnaire qui précède un bref<br />

retour au rationalisme kantien (qui s’exprime<br />

surtout dans le texte Réflexions<br />

sur les causes de la liberté et de l’oppression<br />

sociale (1934)), ainsi qu’une<br />

expérience du travail de manœuvre en<br />

usine (1935), que Simone Weil écrira<br />

<strong>des</strong> textes, et remplira ses Cahiers, de<br />

réflexions sur <strong>des</strong> thèmes religieux et<br />

mystiques. Simone Weil résume ainsi son<br />

expérience du travail ouvrier : « Pour moi,<br />

personnellement, voici ce que ça a voulu<br />

dire, travailler en usine. Ça a voulu dire<br />

que toutes les raisons extérieures (je les<br />

avait crues intérieures, auparavant) sur<br />

lesquelles s’appuyaient pour moi le sentiment<br />

de ma dignité, le respect de moimême<br />

ont été en deux ou trois semaines<br />

radicalement brisées sous le coup d’une<br />

contrainte brutale et quotidienne. » [Weil,<br />

1951 : 27] ; ailleurs elle ajoute : « Etant<br />

en usine, confondue aux yeux de tous<br />

et à mes propres yeux avec la masse<br />

anonyme, le malheur <strong>des</strong> autres et entré<br />

dans ma chair et dans mon âme. » [Weil,<br />

1966 : 42]. Il va de soi que l’expérience<br />

douloureuse de l’usine n’est pas sans lien<br />

avec une certaine « conversion » de ses<br />

centres d’intérêts philosophiques.<br />

La nuit de Jean de la Croix :<br />

chemin vers l’extase<br />

La réflexion de Simone Weil sur la<br />

mystique s’appuie principalement sur<br />

l’œuvre de Jean de la Croix, mystique<br />

chrétien Espagnol (entré au couvent <strong>des</strong><br />

Carmes en 1564) qui fut le soutien de<br />

Thérèse d’Avila lorsqu’elle fonda les<br />

premiers Carmels « réformés » Espagnols.<br />

Jean de la Croix a écrit une œuvre<br />

importante dont le texte le plus connu est<br />

un traité intitulé La nuit obscure [Jean<br />

de la Croix (1584), 1984] qui contient<br />

l’expression lyrique (les « Cantiques de<br />

l’âme ») d’une âme (psyché, l’âme n’est<br />

pas l’entendement, c’est le cœur selon<br />

Pascal, la raison selon Kant qui distingue<br />

raison et entendement) « lors qu’elle est<br />

déjà parvenue à la perfection, c’est-à-dire<br />

à l’union d’amour avec Dieu » [op. cit. :<br />

27]. Ces cantiques précèdent deux cent<br />

pages d’explications (le manuscrit est<br />

d’ailleurs incomplet) sur les conditions<br />

permettant à l’âme de parvenir à cette<br />

union parfaite, soit deux cent pages d’explications<br />

de la « nuit obscure ».<br />

Ainsi lorsque la littérature mystique<br />

évoque la « nuit obscure », c’est à la nuit<br />

de Jean de la Croix qu’elle se réfère en<br />

premier lieu, ce qui ne signifie pas, bien<br />

entendu, que cette nuit ne soit pas évoquée<br />

par d’autres mystiques qu’ils aient<br />

lu ou non le traité de Jean de la Croix.<br />

Cette nuit, écrit Jean-Pie Lapierre dans<br />

la présentation du texte de Jean de la<br />

Croix de l’édition récente, « est et n’est<br />

pas l’épreuve centrale du traité de Jean<br />

de la Croix, elle n’en est pas la fin : elle<br />

n’a donc pas à être hypostasiée. Justement<br />

parce qu’elle est le passage à vide,<br />

par le néant, le rien qui est le moyen, la<br />

condition de l’illumination et de l’embrasement.<br />

» [Lapierre, 1984 : 18] La<br />

nuit obscure n’est ni hypostase ni extase,<br />

elle est le chemin vers l’extase. Bergson<br />

en donne cette définition : « L’âme<br />

a tout perdu, elle ne sait pas encore que<br />

c’est pour tout gagner. » [Bergson (1932),<br />

1942 : 245]<br />

Le premier cantique de l’âme est le<br />

suivant :<br />

Par une nuit profonde,<br />

Etant pleine d’angoisse et enflammée<br />

d’amour,<br />

Oh ! l’heureux sort !<br />

Je sortis sans être vue,<br />

Tandis que ma demeure était déjà en<br />

paix.<br />

Jean de la Croix, ou plus précisément<br />

l’âme de Jean de la Croix, sort « tandis<br />

que [sa] demeure était déjà en paix »,<br />

c’est-à-dire lorsque non seulement ses<br />

sens se sont « tus », ce qu’il appellera<br />

bientôt la « nuit <strong>des</strong> sens », mais aussi<br />

lorsque sa raison est devenue silencieuse<br />

(la « nuit de l’esprit »). Il est nécessaire de<br />

lire les explications de Jean de la Croix<br />

pour comprendre à quel point la nuit<br />

obscure est douloureuse :<br />

Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, pourquoi<br />

cette lumière divine, qui d’après nous<br />

éclaire l’âme et la purifie de ses ignorances,<br />

est-elle appelée par l’âme une nuit<br />

obscure ? A cela on répond que c’est pour<br />

deux motifs que cette divine Sagesse non<br />

seulement est pour l’âme une nuit pleine<br />

de ténèbres, mais encore une peine et un<br />

tourment. Le premier, c’est l’élévation de<br />

la Sagesse divine qui dépasse la capacité<br />

de l’âme et par cela même est pleine<br />

d’obscurité pour elle. Le second, c’est la<br />

bassesse et l’impureté de l’âme, ce qui<br />

fait que cette lumière est pour elle pénible,<br />

douloureuse et même obscure.<br />

(…)<br />

De même quand cette divine lumière de<br />

la contemplation investit l’âme qui n’est<br />

pas encore complètement éclairée, elle<br />

produit en elle <strong>des</strong> ténèbres spirituelles,<br />

parce que non seulement elle la dépasse,<br />

mais parce qu’elle la prive de son intelligence<br />

naturelle et en obscurcit l’acte.<br />

Voilà pourquoi saint Denis et d’autres<br />

83


théologiens mystiques appellent cette contemplation<br />

infuse un rayon de ténèbres.<br />

[Jean de la Croix, op. cit. : 106-107]<br />

La nuit obscure est donc le chemin<br />

douloureux qui mène à l’extase, à l’union<br />

avec Dieu, le Bien-Aimé dont il est question<br />

dans le huitième cantique 1 . Or c’est<br />

parce que l’âme perçoit Dieu ou la lumière<br />

divine, avant d’être prête à s’unir avec<br />

lui, que cette illumination produit « <strong>des</strong><br />

ténèbres spirituelles », ce qui n’est pas<br />

sans nous rappeler le « trop de lumière<br />

obscurcit » de Pascal, ou encore l’épisode<br />

du fameux prisonnier, qui, sortit de la<br />

caverne a d’abord les yeux brûlés par<br />

le soleil.<br />

L’unité de la mystique selon<br />

Simone Weil<br />

Ce que cherchera à montrer Simone<br />

Weil c’est qu’il existe une tradition mystique<br />

qui est une et identique dans toutes<br />

les civilisations : « … les mystiques de<br />

presque toutes les traditions religieuses<br />

se rejoignent presque jusqu’à l’identité. »<br />

[Weil, 1951 : 49]. Il ne s’agit pas ici<br />

de syncrétisme : « Des idiots parlent de<br />

syncrétisme à propos de Platon. On n’a<br />

pas besoin de faire du syncrétisme pour<br />

ce qui est un. Thalès, Anaximandre, Héraclite,<br />

Socrate, Pythagore, c’était la même<br />

doctrine, la doctrine grecque unique, à<br />

travers <strong>des</strong> tempéraments différents. »<br />

[Weil, 1950 : 324]. Bien sûr il est ici<br />

question de la Grèce et de la Grèce seulement.<br />

Mais si en Grèce <strong>des</strong> tempéraments<br />

différents expriment toujours une seule et<br />

même chose, dans le monde entier à travers<br />

<strong>des</strong> civilisations différentes s’expriment,<br />

par les mystiques, également une<br />

seule et même chose : « La contemplation<br />

pratiquée en Inde, Grèce, Chine, etc., est<br />

tout aussi surnaturelle que celle <strong>des</strong> mystiques<br />

chrétiens. Notamment il y a une<br />

très grande affinité entre Platon et, par<br />

exemple, saint Jean de la Croix. Aussi<br />

entre les Upanishads hindoues et saint<br />

Jean de la Croix. Le taoïsme aussi est<br />

très proche de la mystique chrétienne. »<br />

[Weil, 1951 : 49] Ces affirmations semblent<br />

pourtant hasardeuses, et les spécialistes<br />

nous mettent en garde contre de<br />

tels rapprochements. Jean-Pie Lapierre<br />

remarquait par exemple que « le vague de<br />

l’image [la nuit obscure] devient prétexte<br />

à confondre le geste de Jean de la Croix<br />

avec n’importe quoi. » [Lapierre, 1984 :<br />

18]. Il faut donc suivre de près Simone<br />

Weil afin de comprendre comment elle<br />

s’est appropriée le nom de ce passage<br />

qui mène à Dieu, le contenu qu’elle met<br />

derrière cette image de la nuit.<br />

L’éthique de la nuit obscure<br />

ou l’éthique « impossible »<br />

Nous voudrions montrer que la nuit<br />

obscure chez Simone Weil désigne le<br />

moment éthique de la rencontre avec<br />

autrui, avec un autre qui, non pas me transcende<br />

comme chez Lévinas, mais qui est<br />

transcendé, ou, pour parler le vocabulaire<br />

de Simone Weil : qui est sacré. Le terme<br />

éthique est pris ici dans une acceptation<br />

lévinassienne un peu infléchie, car selon<br />

Lévinas « on appelle mise en question de<br />

ma spontanéité par la présence d’Autrui,<br />

éthique. » [Lévinas, 1961 : 13], « mise<br />

en question » seulement pour Lévinas,<br />

et sûrement pas « rencontre », car pour<br />

Lévinas la rencontre est toujours manquée.<br />

Pour Simone Weil, et nous verrons<br />

en quoi cela ne revient pas tout à fait au<br />

même, la rencontre n’est pas manquée,<br />

elle est « impossible ». Mais l’éthique<br />

chez Simone Weil implique cependant,<br />

comme chez Lévinas, la notion de responsabilité<br />

envers autrui.<br />

Ce qui est en jeu dans la rencontre<br />

avec l’autre, l’union avec la vérité, n’est<br />

possible qu’au cours de la nuit obscure.<br />

La rencontre ou l’union est bien, comme<br />

chez Jean de la Croix, d’abord une perte.<br />

C’est la perte du sentiment de la personne,<br />

la perte du moi (au sens de Pascal<br />

pour lequel « le moi est haïssable »), ce<br />

que Simone Weil appelle « dé-création ».<br />

Mais c’est ensuite aussi un don : dans le<br />

vide de l’âme il y a place pour la réception<br />

de la grâce. Enfin, la nuit obscure<br />

permet la création : création d’une œuvre,<br />

création de l’autre à l’instar de Dieu qui<br />

crée le monde et les créatures. Pourtant<br />

la Création divine est chez Simone Weil<br />

une kénose (kénos signifie vide) 2 , ainsi<br />

créer une œuvre ou créer un autre c’est se<br />

vider, se réduire à néant. Nous nommerons<br />

le don « incarnation », et la création<br />

« le moment éthique ».<br />

La nuit obscure<br />

et / est le comble<br />

du malheur<br />

La présence de la nuit obscure dans<br />

le folklore, la religion et la philosophie<br />

Nous commencerons donc par montrer<br />

comment Simone Weil discerne, hors<br />

de la mystique chrétienne proprement<br />

dite, le thème de la nuit obscure. Dans un<br />

conte dit « du Duc de Norvège », Simone<br />

Weil repère un thème qui est présent dans<br />

le folklore de toutes les civilisations : une<br />

princesse a épousé un prince qui revêt<br />

une forme animale la nuit et retrouve<br />

le jour sa forme humaine. Une nuit à<br />

bout de patience, la princesse détruit la<br />

dépouille animale. Mais le prince disparaît.<br />

La princesse part à sa recherche,<br />

rencontre en chemin une vieille femme<br />

qui lui fait don de trois noisettes magiques,<br />

et arrive enfin au seuil d’un château<br />

où le prince s’apprête à en épouser une<br />

autre. La princesse qui arrive au château<br />

en haillons, se fait passer pour une fille<br />

de cuisine. Entrée dans le château, elle<br />

casse une première noisette et apparaît<br />

une robe merveilleuse qu’elle échange<br />

avec la future épouse contre une nuit<br />

avec le prince. Le prince ne se réveille<br />

pas avant l’aube, et au matin la princesse<br />

a dû partir. Le scénario se reproduit à<br />

l’identique le lendemain. Mais la troisième<br />

nuit, le prince se réveille à temps<br />

alors que l’aube n’est pas encore levée,<br />

il reconnaît la véritable épouse et renvoie<br />

l’autre. [Weil, 1985 : 13]<br />

L’interprétation manifeste de ce conte<br />

est que l’âme du prince avait un temps<br />

donné pour reconnaître la vérité, il ne<br />

pouvait la reconnaître que dans la nuit.<br />

Mais il ne pouvait la reconnaître qu’après<br />

avoir été dépouillé de la créature animale<br />

qui le masquait. Il fallait asséner<br />

à l’homme un premier coup, le priver<br />

de quelque chose, afin qu’il soit apte<br />

à reconnaître la vérité. Malheureusement<br />

(ou heureusement puisque c’est le<br />

processus nécessaire), ce premier coup<br />

plonge l’homme dans la nuit. Simone<br />

Weil fait en fait ici une analogie entre la<br />

princesse et le Christ. La princesse est<br />

une figure christique : comme le Christ<br />

dans l’Evangile, elle cherche l’homme ;<br />

ce n’est pas l’homme qui cherche Dieu 3 .<br />

■<br />

84 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Elodie Wahl<br />

La nuit obscure selon Simone Weil<br />

La princesse arrive auprès de l’homme en<br />

mendiante, et l’homme peut la reconnaître,<br />

mais aussi bien peut ne pas le faire (il<br />

faut ici se rappeler que près du tombeau<br />

Marie-Madeleine avait d’abord pris le<br />

Christ pour un jardinier). Dans la nuit le<br />

prince s’éveille, s’ouvre à la vérité, et le<br />

lendemain il offre son amour à l’épouse<br />

légitime. La princesse, figure christique,<br />

donc figure divine, est morte pour le<br />

prince : elle est absente. Cherchant le<br />

prince, elle va au-devant de sa résurrection,<br />

de son devenir, si l’on admet dans<br />

une perspective quelque peu hégélienne<br />

qu’il faille être reconnu pour que le devenir<br />

soit possible. Mais le prince après la<br />

<strong>des</strong>truction de sa dépouille animale est<br />

lui aussi quasi mort puisqu’il est dans<br />

la nuit. Le prince est l’homme qui dort<br />

alors que le Christ est en agonie (Pascal),<br />

il dort comme les disciples pendant la<br />

nuit de Gesthémani. Il faut en fait une<br />

double reconnaissance, du prince par la<br />

princesse, de la princesse par le prince,<br />

afin que la vérité se fasse, que la princesse<br />

cesse d’être une mendiante, pour<br />

que le prince soit tiré de sa nuit et accède<br />

à une « plénitude de l’être », qu’il cesse<br />

d’être « animal » la moitié de sa vie. S’il<br />

y a mort et résurrection du Christ (de la<br />

princesse), il y a également mort et résurrection<br />

du prince. Dans la perspective de<br />

Simone Weil, pour laquelle Dieu, après<br />

la Création, a besoin <strong>des</strong> créatures pour<br />

être, comme nous le verrons plus loin, les<br />

créatures n’ont pas besoin de Dieu. Par<br />

conséquent elles ne le recherchent pas.<br />

On ne peut donc parler de Dieu qu’après<br />

l’avoir « rencontré ».<br />

C’est Dieu qui cherche l’homme dans<br />

le poème de Job également. Job avait le<br />

choix lui aussi : il pouvait choisir le Dieu<br />

<strong>des</strong> hommes (les impératifs sociaux, la<br />

divinité selon Durkheim) ou le Dieu légitime<br />

(le Dieu véritable, non plus immanent<br />

de la société mais transcendant, légitime,<br />

comme la princesse est l’épouse légitime<br />

du prince). Le Dieu <strong>des</strong> hommes recommande<br />

d’avouer <strong>des</strong> fautes non commises,<br />

il ne veut pas, pourrions-nous dire<br />

pour plagier Electre, que l’on fasse justice<br />

contre l’injustice. En refusant ce Dieu<br />

là, Job finit par trouver un Dieu secret,<br />

inconnu aux hommes, qui le félicite de sa<br />

franchise. Job à qui l’on avait tout enlevé,<br />

ses proches, ses biens, sa santé, reçoit une<br />

nouvelle vie : non pas après la mort, Dieu<br />

donne pendant la vie.<br />

Pour Simone Weil la littérature qui est<br />

la « source » <strong>des</strong> nuits obscures, c’est la<br />

littérature grecque ; ce qui signifie ou bien<br />

que la littérature grecque est chrétienne,<br />

ou bien qu’il y a eu <strong>des</strong> nuits obscures<br />

avant le christianisme : pour Simone Weil<br />

les deux hypothèses n’en font qu’une,<br />

puisqu’il y a eu <strong>des</strong> nuits obscures avant<br />

le christianisme, les écrits qui en témoignent<br />

sont « pré-chrétiens ». Pré-chrétien,<br />

le poème de Job l’est donc aussi. Peutêtre<br />

ici faut-il marquer un temps d’arrêt<br />

Joachim Mogarra, sans titre, photographies noir et blanc, 1991, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

pour signaler ce qui est pré-chrétien pour<br />

Simone Weil dans l’Ancien Testament.<br />

Car tout l’Ancien Testament est loin<br />

d’être pré-chrétien dans la perspective de<br />

notre auteur : « Les Hébreux, qui ont été<br />

quatre siècle au contact de la civilisation<br />

égyptienne, ont refusé d’adopter cet esprit<br />

de douceur. » [Weil, 1951 : 12] Selon elle,<br />

l’esprit de douceur de l’Egypte était chrétien<br />

(le Livre <strong>des</strong> morts « est imprégné<br />

de charité évangélique. » [op. cit.]). Sur<br />

quoi se fonde Simone Weil pour dire que<br />

les Hébreux n’ont pas adopté l’esprit de<br />

douceur Egyptien ? Les Hébreux écrit-elle<br />

« voulaient la puissance… » [op. cit.], il<br />

faut comprendre : leur divinité est avant<br />

tout puissante : « erreur fondamentale sur<br />

Dieu » [op. cit. : 13] ! Pourtant « Israël a<br />

appris la vérité la plus essentielle concernant<br />

Dieu (à savoir qu’il était bon avant<br />

d’être puissant) de traditions étrangères,<br />

chaldéenne, perse ou grecque, et à la<br />

faveur de l’exil. (nous soulignons. E. W.) »<br />

[op. cit.] Le prouve le fait que « Tous les<br />

textes antérieurs à l’exil sont entachés<br />

de cette erreur fondamentale sur Dieu,<br />

je crois – excepté le livre de Job, dont<br />

le héros n’est pas Juif, le Cantique <strong>des</strong><br />

Cantiques (mais est-il antérieur à l’exil ?)<br />

et certains psaumes de David (mais l’attribution<br />

est-elle certaine ?). D’autre part le<br />

premier personnage parfaitement pur qui<br />

figure dans l’histoire juive est Daniel (qui<br />

a été initié à la sagesse chaldéenne). La<br />

vie <strong>des</strong> tous les autres, à commencer par<br />

Abraham, est souillée de choses atroces.<br />

(Abraham commence par prostituer sa<br />

femme.) » [op. cit.]. Non seulement la<br />

vie de certains personnages de l’Ancien<br />

Testament est souillée de choses atroces,<br />

mais il manque en plus dans certains passages<br />

de l’Ancien Testament la conception<br />

essentielle selon laquelle les innocents<br />

(et pas seulement les pécheurs) tombent<br />

aussi dans le malheur. Ce qui fait écrire<br />

à Simone Weil par exemple, que « Aux<br />

yeux <strong>des</strong> Hébreux (du moins avant l’exil,<br />

et sauf exceptions) péché et malheur, vertu<br />

et prospérité sont inséparables, ce qui fait<br />

de Iahveh un Père terrestre et non céleste,<br />

visible et non caché. » [op. cit. : 68] (alors<br />

que la supériorité du christianisme consiste,<br />

selon elle, en ce qu’il « ne cherche<br />

pas un remède surnaturel contre la souffrance,<br />

mais un usage surnaturel de la<br />

souffrance. » [Weil, 2002 : 64]). Or c’est<br />

Simone Weil qui nous affirme ailleurs<br />

que « le Christ s’est reconnu dans le Mes-<br />

85


sie <strong>des</strong> Psaumes, dans le Juste souffrant<br />

d’Isaïe, dans le serpent d’airain de la<br />

Genèse » [Weil, 1951 : 24]. Qu’en conclure<br />

? Que l’Ancien Testament n’est pas<br />

unitaire d’après Simone Weil, mais surtout<br />

que « notre civilisation profane procède<br />

d’une inspiration religieuse qui, bien<br />

que chronologiquement pré-chrétienne,<br />

était chrétienne en son essence. » [op. cit. :<br />

19]. Cette inspiration, nous la trouvons,<br />

notamment, dans les textes grecs.<br />

Perséphone, Prométhée, Antigone,<br />

Electre, perdent tout, jusqu’au jeune<br />

Théétète qui dans le dialogue éponyme<br />

de Platon s’exclame : skotodinio, je titube<br />

dans l’obscurité [155d ] 4 . Il n’y a pourtant<br />

rien de mécanique dans la nuit obscure<br />

puisque selon Simone Weil, « le génie<br />

est ce qui permet de traverser <strong>des</strong> nuits<br />

obscures ». Sans ce génie, cette barbarie<br />

positive selon Benjamin 5 , l’âme reste au<br />

bord de la nuit, se lamente en se disant :<br />

« je ne peux pas, je n’y comprends rien » 6 .<br />

Tout le monde ne traverse pas la nuit obscure,<br />

la cause en est que comme tous les<br />

sacrements, elle est douloureuse. Il faut<br />

consentir à la douleur, ne pas chercher à<br />

la fuir. Or la fuite est l’attitude naturelle<br />

de l’âme face à la vérité 7 . La première<br />

étape de la nuit obscure, la dé-création<br />

n’est pas un anéantissement rapide. Ce<br />

n’est que peu à peu que l’âme est purgée<br />

du moi. « Purgée du moi » cela signifie<br />

entrer dans la nuit, dans le néant, mourir<br />

à soi-même, ne plus pouvoir, en aucun<br />

cas, être égoïste, donc ne plus être une<br />

créature ou plutôt accomplir sa vocation<br />

de créature : se dé-créer. Or nul n’entre<br />

d’un seul coup dans la nuit, car les âmes<br />

craignent le vide et résistent. Et nul ne<br />

sort de la nuit seul, il faut une aide. Qui<br />

« nourrit » donc l’âme au fond de son<br />

malheur ? Car seule convient une nourriture<br />

capable de traverser l’épaisseur<br />

de la nuit. Qui est capable de regarder<br />

un tel malheur, de porter secours au<br />

malheureux, à la créature désincarnée ?<br />

Seul le Christ ressuscité peut compatir<br />

à la passion du Christ 8 . Il faut que le<br />

bienfaiteur ait traversé la nuit obscure<br />

pour partager la souffrance du malheureux.<br />

Ce don s’appelle communion, cette<br />

communion est impossible, elle est donc<br />

surnaturelle 9 . Et pourtant nous pouvons<br />

voir ici une analogie avec la psychanalyse<br />

que Simone Weil n’aurait peut-être pas<br />

récusée, elle qui affirmait que « Loin<br />

qu’on puisse lui reprocher ses variations,<br />

elle [la philosophie] est une, éternelle<br />

et non susceptible de progrès. Le seul<br />

renouvellement dont elle est capable est<br />

celui de l’expression, quand un homme se<br />

l’exprime à lui-même et l’exprime à ceux<br />

qui l’entourent en <strong>des</strong> termes qui ont rapport<br />

avec les conditions de l’époque, de la<br />

civilisation, du milieu où il vit. Il est désirable<br />

qu’une telle transposition s’opère<br />

d’âge en âge, et c’est la seule raison pour<br />

laquelle il peut valoir la peine d’écrire sur<br />

un pareil sujet après que Platon a écrit. »<br />

[Weil, 1941] Le psychanalyste n’a-t-il<br />

pas pour charge de re-créer une âme<br />

dé-créée (peut-être devrions-nous dire<br />

« déstructurée »), et la possibilité de le<br />

faire seulement grâce à l’attention qui est<br />

« action non-agissante », pour employer<br />

encore une fois une expression paradoxale<br />

de Simone Weil, attention dont il<br />

est capable parce qu’il est lui aussi passé<br />

par le processus de dé-création / création,<br />

et seulement grâce à cela ?<br />

(« L’originalité du « dialogue » psychanalytique,<br />

ses problèmes, ses risques<br />

et, peut-être à la fin, son impossibilité,<br />

n’en apparaissent que mieux. [nous soulignons.<br />

E. W.] » écrit Maurice Blanchot,<br />

et plus loin : « Quand donc la cure estelle<br />

terminée ? On dit : lorsque le patient<br />

et l’analyste sont l’un et l’autre satisfaits.<br />

Réponse sur laquelle on peut rêver.<br />

Comme il ne peut s’agir d’une satisfaction<br />

d’humeur, mais de cette sorte de contentement<br />

qui est la sagesse, cela revient à dire<br />

qu’il faut attendre la fin de l’histoire et ce<br />

contentement suprême qui est l’équivalent<br />

de la mort : Socrate le suggérait déjà. »<br />

[Blanchot, 1969 : 351-353])<br />

En fait, la « connaissance surnaturelle<br />

» qui intéresse Simone Weil n’est<br />

pas tant ce qui est reçu après la nuit,<br />

que la connaissance de la nuit même, du<br />

mécanisme (nous disions précédemment<br />

qu’il n’y avait rien de mécanique dans la<br />

nuit obscure, et nous semblons maintenant<br />

nous contredire, mais Simone Weil<br />

dit explicitement qu’il y a aussi <strong>des</strong> lois<br />

dans le domaine de la grâce [Weil, 97 :<br />

236], nous sommes donc passés d’un<br />

plan rationnel à un plan qualitativement<br />

différent, au plan surnaturel). Les Grecs,<br />

remarque notre auteur, employaient<br />

d’ailleurs le mot méchanè pour décrire le<br />

stratagème par lequel Dieu capturait les<br />

âmes. « [Aïdonée] lui donna un grain de<br />

grenade doux comme le miel, à manger<br />

en cachette, / Par stratagème, pour quelle<br />

ne demeurât pas toujours / là-bas, près de<br />

la vénérée Déméter au voile bleu » dit<br />

l’hymne homérique 10 qui raconte la capture<br />

de Perséphone. L’accès à la connaissance<br />

nécessite de subir un stratagème<br />

douloureux : par la souffrance, la connaissance,<br />

dit Eschyle. C’est là le génie<br />

de la Grèce, que d’avoir su reconnaître<br />

que la révélation, la rédemption, n’est pas<br />

donnée sans douleur. Pour connaître audelà<br />

de la perspective du moi, il faut être<br />

séparé du moi. Mais qu’y a-t-il au-delà ?<br />

Joachim Mogarra, sans titre, photographies noir et blanc, 1991, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

86 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Elodie Wahl<br />

La nuit obscure selon Simone Weil<br />

Nul ne le sait. C’est pourquoi Bataille<br />

qui se réfère lui, non pas à Jean de la<br />

Croix mais à Angèle de Foligno, dit que<br />

l’existence humaine ne peut répondre à la<br />

question « Qu’y a-t-il ? » rien d’autre que<br />

« moi et la nuit » ou autrement dit, « moi<br />

et l’interrogation infinie » 11 . Or Bataille<br />

est contemporain de Simone Weil, et tous<br />

deux se connaissaient en se détestant<br />

(Simone Weil inspire le personnage de<br />

Lazare dans le Bleu du Ciel), ce qui<br />

n’empêche qu’ils se rejoignent dans une<br />

vision tragique du monde.<br />

La nuit comme <strong>des</strong>tin de la créature<br />

qui doit renoncer à l’irréalité du moi<br />

Mais Simone Weil passe les frontières,<br />

elle ébauche <strong>des</strong> hypothèses. Et Maurice<br />

Blanchot déjà remarquait qu’alors qu’elle<br />

ne cesse d’affirmer qu’il ne faut rien<br />

prétendre savoir de Dieu, rien espérer de<br />

lui, « mouvement (…) d’une exigence<br />

telle qu’il n’autorise aucune affirmation<br />

et telle que celui qui suit le mouvement<br />

ne semble jamais pouvoir se reposer ni<br />

en Dieu, ni en la pensée de l’abandon<br />

de Dieu, en rien pas même en la pensée<br />

de la mort. », cela ne l’empêche pas de<br />

constamment parler de Dieu : « Constamment,<br />

elle parle de Dieu, et elle en<br />

parle sans prudence, sans retenue, avec<br />

les facilités que la tradition universelle lui<br />

accorde. » [Blanchot, 1961 : 161]. Dans<br />

la nuit, nous dit alors Simone Weil, il y a<br />

union avec Dieu, incarnation. Au-delà de<br />

la nuit, il y a la possibilité du don. Et en<br />

effet ces suppositions sont nécessaires car<br />

pourquoi y a-t-il <strong>des</strong> créatures, si celles-ci<br />

doivent être dé-créées ? Autrement dit :<br />

pourquoi y a-t-il du jour si la vocation<br />

<strong>des</strong> créatures est de sombrer dans la nuit ?<br />

C’est parce que les créatures ont la possibilité<br />

d’imiter Dieu. Comment Dieu qui<br />

était tout a-t-il pu créer autre chose que<br />

lui ? Eternelle interrogation qui trouve en<br />

principe sa réponse dans la folie d’amour<br />

du Créateur. « Dieu et toutes les créatures,<br />

c’est moins que Dieu tout seul », affirme<br />

Simone Weil. [Weil, 1966 : 131] Dieu se<br />

nie, renonce à être tout, pour que nous<br />

puissions être. A nous de renoncer à la<br />

créature pour que Dieu puisse être, c’està-dire<br />

s’aimer à travers nous sans que le<br />

moi y fasse obstacle. Mais l’existence<br />

de Dieu c’est l’interrogation infinie de<br />

Bataille, le pari Pascalien. L’union de<br />

Dieu et de la créature, c’est une communion<br />

impossible, pour Simone Weil,<br />

mais aussi pour Bataille et pour Pascal<br />

chez lesquels la communion se nomme<br />

« communication ». Or ici nous ne sommes<br />

plus dans la mystique, parce que<br />

chez les mystiques la communion est<br />

réalisée, nous sommes dans une vision<br />

tragique du monde, dans la perspective<br />

d’Antigone pour qui la vie est impossible.<br />

Selon Simone Weil les preuves de Dieu<br />

apportées par Pascal sont trop faibles :<br />

les prophètes, les miracles, le pari. Mais<br />

elle-même qu’oppose-t-elle au scepticisme<br />

? Les révélations <strong>des</strong> mystiques !<br />

Nous sommes, chez Simone Weil, face<br />

aux même oscillations, aux mêmes hésitations<br />

que chez Pascal. Certes Pascal<br />

apporte <strong>des</strong> preuves, mais il affirme également<br />

: « Qui blâmera les Chrétiens de<br />

ne pouvoir rendre raison de leur créance,<br />

eux qui professent une religion dont ils<br />

ne peuvent rendre raison ? (…) S’ils la<br />

prouvaient, ils ne tiendraient pas parole :<br />

c’est en manquant de preuves qu’ils ne<br />

manquent pas de sens. » [Brunschvicg,<br />

Pensées, fr. 233]. Simone Weil nous dit<br />

que Pascal n’a pas osé risquer sa foi alors<br />

que « pour que le sentiment religieux<br />

procède de l’esprit de vérité il faut être<br />

totalement prêt à abandonner sa religion,<br />

dût-on perdre ainsi toute raison de vivre,<br />

au cas où elle serait autre chose que la<br />

vérité. » [Weil, 1949 : 315]. Non Pascal<br />

ne risque pas sa foi, il ne risque pas<br />

même sa séparation d’avec l’Eglise, non<br />

qu’il ne l’ait jamais fait, il l’a prôné et<br />

a instruit sa sœur Jacqueline dans cette<br />

perspective, mais il s’est ravisé parce<br />

qu’il était persuadé qu’il n’y avait pas<br />

de salut possible en ce monde, il était<br />

persuadé que la confusion régnant en<br />

ce monde était le seul <strong>des</strong>tin du monde.<br />

Simone Weil elle, continue de militer<br />

pour la vérité, elle ne veut pas de compromis.<br />

Pourquoi cela alors qu’elle sait<br />

le passage de la nuit obscure impossible<br />

? Parce qu’elle a d’autres preuves : la<br />

beauté de la nature, preuve qui ne suffirait<br />

cependant pas seule, et Pascal l’avait vu,<br />

mais aussi la beauté de la culture. Par<br />

culture nous entendons l’art, la religion<br />

(les textes sacrés et les cérémonies), la<br />

science qui est un genre de l’art (« L’ordre<br />

du monde c’est la beauté du monde. Seul<br />

diffère le régime de l’attention, selon<br />

que l’on essaie de concevoir les relations<br />

nécessaires qui le composent [faire œuvre<br />

de science] ou d’en contempler l’éclat.»<br />

[Weil, 1949 : 371]). Bref, par culture nous<br />

entendons l’inutile, au sens économique,<br />

le nécessaire, au sens spirituel.<br />

L’inspiration surnaturelle et le don<br />

L’acte de création, correspond au consentement<br />

de Dieu à se vider d’une partie<br />

de lui-même. Pourtant pour Simone Weil,<br />

expliquer la création, ce n’est pas seulement<br />

inventer ou expliquer un mythe. Le<br />

mythe du Timée par exemple, comme tous<br />

les mythes de Platon a deux sens : l’un<br />

annexe, qui est la production du mythe<br />

proprement dite, l’autre, le plus important<br />

qui est une théorie <strong>des</strong> activités humaines<br />

ou pour mieux dire <strong>des</strong> activités « surnaturelles<br />

». Aussi le mythe du Timée est une<br />

théorie de la création artistique. [Weil,<br />

1985 : 22] Le démiurge est un artiste, il<br />

est inspiré par un modèle éternel, il donne<br />

une autonomie à sa création (le temps), et<br />

par-là se détache d’elle. Il n’y a donc pas<br />

de marque du créateur dans la création,<br />

mais il y a le reflet de l’inspiration.<br />

La création est donc en quelque sorte<br />

un don de soi-même, elle est un don, mais<br />

elle nécessite au préalable la disparition<br />

de soi (du moi), disparition qui permet<br />

l’inspiration, l’inspiration qu’il faudra<br />

donner et qu’on ne peut donner qu’en<br />

créant. Analogue à la création artistique<br />

selon le Timée, le don du pain au<br />

malheureux, le don de l’humanité à la<br />

créature décharnée et humiliée, ne porte<br />

pas la marque du bienfaiteur, mais de son<br />

inspiration. « J’avais faim, vous m’avez<br />

nourri » [Mat 25, 37], c’est de cette parole<br />

que s’inspire le bienfaiteur, elle n’est<br />

pas propre au christianisme, elle est universelle<br />

ou surnaturelle dans le sens où<br />

l’être n’a pas de penchant naturel au<br />

don, mais à la préservation de lui-même,<br />

de son moi. Ainsi lorsque l’inspiration<br />

surnaturelle prime sur le penchant naturel<br />

du moi, c’est que l’être qui donne est<br />

une incarnation, non plus une créature.<br />

Imiter Dieu c’est donc accepter d’être<br />

moins que tout, car la personne ne peut<br />

s’empêcher de se concevoir comme le<br />

seul centre du monde.<br />

« Misère de l’homme sans Dieu »,<br />

misère de Dieu qui cherche les hommes<br />

Mais Dieu ne se contente pas de<br />

créer. D’abord il délègue son pouvoir à<br />

la nécessité [Weil, 1966 : 146], ensuite<br />

87


il vient mendier auprès <strong>des</strong> créatures<br />

un peu d’existence (parlant souvent de<br />

Dieu mendiant Simone Weil pense au<br />

Zeus suppliant de la tragédie Grecque).<br />

Or les créatures sont autonomes puisque<br />

Dieu a accepté de s’en séparer. A elles<br />

de laisser un peu de place pour Dieu<br />

ou de le lui refuser. Dieu ne peut plus<br />

exister qu’à travers les créatures, dans les<br />

créatures dé-créées. Ainsi la créature ne<br />

consent pas à la présence de Dieu, et c’est<br />

pourquoi Dieu use de stratagèmes. Le<br />

stratagème c’est le malheur, un malheur<br />

d’ailleurs tout relatif puisqu’il dépend<br />

de l’attachement de la créature au moi 12 .<br />

Au fond du malheur, il s’agit donc de<br />

reconnaître la main tendue du bienfaiteur,<br />

de savoir accorder au pain la valeur qu’il<br />

mérite. L’inspiration du bienfaiteur n’est<br />

pas facile à reconnaître : au fond du malheur<br />

l’être a une tendance naturelle à l’indifférence<br />

quant à son propre sort, voire<br />

à l’identification au bourreau. C’est ainsi<br />

qu’il suffit d’un retournement du sort<br />

pour que le malheureux d’hier prenne<br />

sa revanche demain, et ainsi se perpétue<br />

la force. Faire cesser la malédiction qui<br />

pèse sur les créatures, c’est donc comme<br />

faire cesser la malédiction <strong>des</strong> Labdaci<strong>des</strong><br />

ou celle <strong>des</strong> Atri<strong>des</strong>. Seul un génie le<br />

peut, une « créature parfaitement pure »,<br />

Antigone ou Electre. Tel est le génie de<br />

la Grèce, que d’avoir su montrer que la<br />

fatalité n’était pas sans fin, même si la fin<br />

n’advient qu’au prix d’une grande souffrance.<br />

[Weil, 1985 : 20] Telle est donc la<br />

seule connaissance qui s’acquiert par le<br />

passage de la nuit obscure.<br />

L’éthique, c’est alors au-delà <strong>des</strong> conditions<br />

de possibilité, tendre une main<br />

secourable, permettre l’incarnation du<br />

malheureux. Mais c’est aussi donner et<br />

se détacher. Certes le donateur crée, mais<br />

par-là même sa création ne lui appartient<br />

plus, autrement elle resterait inachevée.<br />

Achever une création, c’est lui<br />

donner le pouvoir d’inspirer à son tour.<br />

L’inspiration passe ainsi <strong>des</strong> uns dans<br />

les autres, par un miracle qui fait fi de<br />

la raison, ainsi que le rire – thème cher<br />

à Bataille, qui remarquait qu’un homme<br />

parfaitement raisonnable ne rirait jamais.<br />

[Bataille, (1949) 1988 : 542] La raison<br />

nous force, ainsi que l’avait bien montré<br />

Marcel Mauss, à nous défier <strong>des</strong> dons,<br />

parce qu’il faudra les rendre. Accepter le<br />

pain qui permet l’incarnation nécessite<br />

donc de savoir mettre de côté la raison,<br />

tout comme donner le pain.<br />

Ainsi de même que la beauté n’est pas<br />

dans les choses, mais dans nous qui la<br />

voyons, le sacrement n’existe pas en soi,<br />

mais dans la manière dont nous le recevons<br />

13 . S’agit-il alors, comme le voulait<br />

Pascal, que nous parions sur l’existence de<br />

Dieu (et par suite sur la réalité du sacrement)<br />

dès lors que nous n’avons rien à<br />

gagner à ne pas y croire ? Mais comme<br />

Lucien Goldmann l’a bien montré, les<br />

deux partenaires du pari, le sceptique et<br />

le croyant sont une seule et même personne,<br />

le pari c’est la tension permanente<br />

de Pascal, tension qui se retrouve dans<br />

l’impossibilité de choisir entre l’ascèse<br />

et la vie mondaine, et qui aboutit sur une<br />

situation « impossible » : l’ascèse intramondaine.<br />

Simone Weil, tragique comme<br />

Pascal refuse le pari : parier c’est chercher<br />

Dieu, or nous l’avons vu, la créature n’a<br />

pas à chercher Dieu, c’est Dieu qui cherche<br />

l’homme, l’homme qui cherche Dieu<br />

trouvera un mauvais Dieu. Et pourtant que<br />

recommande Pascal ? De prier, le reste sera<br />

donné à ce prix. Pascal recommande donc<br />

seulement de prier, et lui-même n’a pas<br />

trouvé Dieu, sinon il ne serait pas dans la<br />

position qui réunit les deux partenaires du<br />

pari, dans la tension permanente. Simone<br />

Weil se sert donc de Pascal pour se tenir<br />

devant l’adversaire qui cherche, elle qui<br />

recommande, plutôt que de chercher…<br />

de prier ! Chercher Dieu pour Simone<br />

Weil qui affirmait que l’athée était souvent<br />

plus proche de Dieu que le croyant 14<br />

c’est ouvrir la porte à toutes les dérives de<br />

l’imagination. Car pourquoi ne pas voir le<br />

bien dans ce qui n’est tout simplement que<br />

la nécessité, à la manière du sophiste décrit<br />

par Platon dans le livre VI de la République<br />

[494c] 15 ? Et pourtant c’est bien de<br />

cela qu’il s’agit, puisque reconnaître la<br />

beauté d’une œuvre c’est reconnaître que<br />

chaque élément y a sa place nécessaire,<br />

dès lors en un sens, la création est d’ores<br />

et déjà parfaite.<br />

Que faire alors de l’absence de Dieu ?<br />

Selon Pascal Dieu n’est pas absent, puisque<br />

la créature cherchant Dieu l’a déjà<br />

trouvé. Là intervient le renversement<br />

opéré par Simone Weil, nous l’avons<br />

déjà souligné : la créature cherchant Dieu,<br />

trouvera un mauvais Dieu, comme la<br />

créature qui a trouvé Dieu a trouvé un<br />

mauvais Dieu. C’est pourquoi le véritable<br />

Dieu est celui qui cherche les hommes,<br />

non celui qui est cherché par les hommes.<br />

De Dieu nous ne pouvons donc rien dire,<br />

hormis qu’il nous cherche, et qu’il dépend<br />

de nous de savoir consentir à sa présence.<br />

Mais à l’inverse de Bataille, il peut sembler<br />

que pour Simone Weil, consentir<br />

n’est pas dire « oui », mais dire « non ».<br />

Car consentir à la présence de Dieu, c’est<br />

refuser tout substitut, c’est-à-dire toute<br />

idolâtrie, et reconnaître que nul part dans<br />

la création Dieu n’est présent, autrement<br />

que dans le sentiment que nous avons<br />

de son absence. C’est ainsi que la révélation<br />

ne peut advenir qu’au comble de<br />

l’absence, lorsque, par exemple, le Christ<br />

s’exclame : « Mon Dieu, pourquoi m’astu<br />

abandonné ? » [Mat 27, 46 ; Marc 15,<br />

34] Dieu n’est présent dans rien, il n’est<br />

que dans le rien. C’est le miracle par<br />

lequel le vide se transforme en présence.<br />

Miracle analogue à celui de la conversion<br />

par laquelle le mal se transforme en<br />

amour ou à celui de la création artistique<br />

parfaite qui sait transformer la violence<br />

en souffrance (dans l’Iliade par exemple)<br />

16 . Il n’y a donc qu’un instant où il<br />

est possible de dire « oui », c’est l’instant<br />

ultime, et tout le génie consiste à savoir<br />

ne pas dire « oui » trop tôt. Il aurait suffit<br />

à Job d’acquiescer à une recommandation<br />

de ses amis, pour ne pas rencontrer Dieu.<br />

Il suffit au poète de chercher le mot qui<br />

convient plutôt que de l’attendre pour que<br />

le poème soit de qualité moyenne. Rien<br />

n’est donc véritablement beau tant que<br />

la personne intervient. C’est pourquoi<br />

Simone Weil dit qu’un exercice raté est la<br />

marque de la personne en l’élève. Au lieu<br />

qu’un exercice réussit est impersonnel.<br />

Le talent est la marque de la personne, en<br />

quoi le génie diffère du talent 17 .<br />

Du bon usage<br />

de l’attention pour<br />

que les activités<br />

humaines deviennent<br />

surnaturelles<br />

L’attention ou l’effacement du moi :<br />

condition nécessaire de la nuit obscure<br />

Mais l’art de ménager la possibilité<br />

de « nuits obscures » s’exerce pourtant.<br />

Simone Weil croit comme Platon, à l’importance<br />

d’une propédeutique. Si la « nuit<br />

obscure » n’est possible que dans l’effa-<br />

■<br />

88 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Elodie Wahl<br />

La nuit obscure selon Simone Weil<br />

cement total du moi, toute activité qui<br />

requiert cet effacement est une propédeutique.<br />

La science, comme le voulait Platon<br />

est donc une propédeutique (arithmétique,<br />

géométrie, musique ; Simone Weil y ajouterait<br />

d’ailleurs la science sociale, matérialiste,<br />

comme l’avait conçue Marx). La<br />

science est contemplation de la nécessité,<br />

son objet même est donc impersonnel. La<br />

prière et les cérémonies religieuses (et<br />

Simone Weil, élève d’Alain, sait que l’art<br />

est cérémonie, que l’art cérémonial par<br />

excellence est la danse, et que peut-être,<br />

tous les arts dérivent de la danse), la récitation<br />

du nom du Seigneur, la répétition<br />

(qui est abêtissement dans le vocabulaire<br />

de Pascal mais il faut bien comprendre<br />

ce terme), sont également <strong>des</strong> propédeutiques.<br />

Le Christ, la Vierge, Bouddha,<br />

Dionysos ou Osiris, sont toujours impersonnels18<br />

selon Simone Weil bien qu’elle<br />

doive admettre parfois que Dieu est à la<br />

fois personnel et impersonnel : dépourvu<br />

d’égoïsme, et pourtant souffrant les souffrances<br />

humaines, le Christ est une personne<br />

impersonnelle. L’attention parfaite,<br />

dans la science ou dans la prière, exclut<br />

toujours la présence du moi. Le travail,<br />

dans certaines conditions réclame également<br />

cette sorte d’attention où l’esprit se<br />

fait matière, surtout s’il est fatiguant et<br />

répétitif, s’il ne laisse pas place à l’imagination<br />

vagabonde, s’il n’est pas toujours<br />

interrompu par <strong>des</strong> directives étrangères,<br />

comme l’est le travail du manœuvre, qui<br />

rappelle toujours le moi à sa médiocrité,<br />

à sa peur et à son incompétence 19 . Bref,<br />

l’habitude qui monopolise intégralement<br />

l’intellect éveille l’esprit au monde, au<br />

cycle éternel de la nécessité, et est un<br />

premier détachement du moi.<br />

Il n’y a donc pas pour Simone Weil de<br />

révélation chrétienne à strictement parler.<br />

Nourrir le Christ sans savoir qu’il est le<br />

Christ, n’est pas d’avantage possible aux<br />

membres de la communauté chrétienne<br />

qu’aux autres. Et il n’est pas de pays de<br />

l’antiquité pré-romaine – ces Anciens<br />

dont Platon disait dans le Philèbe qu’ils<br />

étaient bien plus proches de la sagesse<br />

que nous [17 a] – qui n’ait reçu de révélation<br />

(car après Rome la spiritualité,<br />

occidentale du moins, se ternit ; Rome<br />

pour Simone Weil c’est l’incarnation du<br />

pouvoir totalitaire, la conception dans le<br />

christianisme d’un Dieu uniquement personnel,<br />

parce qu’assimilé à l’empereur ;<br />

et sans doute exagère-t-elle souvent en<br />

discriminant Rome, mais comme Platon<br />

exagère en condamnant les sophistes,<br />

Pascal en faisant passer Montaigne pour<br />

un sceptique, Nietzsche en interprétant le<br />

christianisme, pour ne citer que de grands<br />

auteurs qui ont besoin d’un adversaire<br />

pour affirmer leurs positions). Ainsi si<br />

Israël concevait un Dieu unique, il fut<br />

révélé à la Perse l’opposition et la lutte<br />

du bien et du mal, à l’Inde l’identification<br />

de Dieu et de l’âme arrivée à l’état de<br />

perfection, à la Chine l’action de Dieu<br />

comme non-action qui est la plénitude de<br />

la présence, à l’Egypte la charité du prochain<br />

et la félicité immortelle <strong>des</strong> âmes<br />

justes et « le salut par l’assimilation à<br />

un Dieu qui avait vécu, avait souffert,<br />

avait péri de mort violente, était devenu<br />

dans l’autre monde le juge et le sauveur<br />

<strong>des</strong> âmes. » [Weil, 1960 : 77] Quant à la<br />

Grèce, outre l’héritage de l’Egypte qui<br />

est surtout visible dans l’assimilation de<br />

Dionysos à Osiris elle eut aussi sa révélation<br />

propre : « ce fut la révélation de la<br />

misère humaine, de la transcendance de<br />

Dieu, de la distance infinie entre Dieu et<br />

l’homme. » [Weil, 1960 : 77], comme en<br />

témoigne l’Iliade.<br />

Présence vivante de l’inspiration surnaturelle<br />

Pour Simone Weil l’Iliade exprime<br />

une position « chrétienne » à l’égard de<br />

la force. Si les personnages sans cesse<br />

s’entredéchirent, <strong>des</strong> tira<strong>des</strong> amères sont<br />

pourtant régulièrement présentes dans<br />

le poème qui montrent que le poète, par<br />

l’intermédiaire <strong>des</strong> personnages, prend<br />

toute la mesure de l’horreur de la guerre<br />

et de l’ivresse qui anime les héros. Ivresse<br />

qui les pousse à tuer non lorsqu’ils<br />

songent aux êtres qui leur sont chers,<br />

mais aux moments où la modération est<br />

rendue impossible à cause de la force,<br />

glaive à double tranchant qui « pétrifie<br />

différemment, mais également, les âmes<br />

de ceux qui la subissent et de ceux qui la<br />

manient. » [Weil, 1989 : 245] (Ailleurs<br />

Simone Weil écrit : « L’Iliade, tableau de<br />

l’absence de Dieu. » [Weil, 2002 : 90])<br />

C’est ainsi que la pensée de la justice<br />

éclaire l’Iliade sans jamais y intervenir :<br />

« l’humiliation de l’âme sous la contrainte<br />

n’y est ni déguisée, ni enveloppée de pitié<br />

facile, ni proposée au mépris ». [Weil,<br />

1989 : 251] Et de plus, selon Simone<br />

Weil, la <strong>des</strong>truction de Troie est restée<br />

pour la Grèce comme le remords originel<br />

qui permettra le développement de cette<br />

philosophie qui est comme obsédée par<br />

l’idée de la Justice.<br />

C’est pourquoi nous conservons sous<br />

le nom de culture (puisque c’est ainsi,<br />

cultura animi, que Cicéron a traduit la<br />

notion grecque de paidea) les récits <strong>des</strong><br />

dons mémorables <strong>des</strong> bienfaiteurs du<br />

Christ ou encore les créations qui ont<br />

pour auteurs les génies capables de traverser<br />

<strong>des</strong> nuits obscures, à l’écart de la<br />

vie « économique » de la société. Comme<br />

l’a rappelé Hannah Arendt, à proprement<br />

parler la culture n’appartient pas aux<br />

hommes mais au monde. [Arendt, 1972 :<br />

268] Simone Weil dirait qu’elle est trop<br />

impersonnelle pour être une propriété,<br />

qu’elle est trop « sacrée » pour que nous<br />

ne sentions qu’elle peut être détruite et<br />

que nous devons la préserver. Elle est la<br />

seule chose réelle, pour ceux qui savent<br />

lire en elle le symbole d’une révélation,<br />

ainsi Simone Weil affirmait que les statues<br />

grecques avaient moins de réalité à<br />

Rome que dans les cités grecques : c’est<br />

pourquoi détruire l’architecture d’une<br />

cité est littéralement priver <strong>des</strong> hommes<br />

de leur réalité 20 .<br />

Et c’est ainsi qu’il faut comprendre<br />

ce que Simone Weil appelle un véritable<br />

« milieu humain » qui est différent du<br />

« social » 21 . La culture n’est produite et<br />

respectée, chez Simone Weil, qu’au sein<br />

d’un « milieu humain » auquel seuls les<br />

hommes (au sens où le Christ se nomme<br />

« Fils de l’homme ») qui ont laissé pousser<br />

en eux la graine divine peuvent participer<br />

22 . Ainsi la graine ne se cultive<br />

pas particulièrement, et surtout pas en<br />

douceur, comme l’aurait pensé Cicéron<br />

en accord avec la notion latine d’agriculture<br />

qui correspond à un « tendre soucis<br />

de la terre ». Non, la graine pousse seule<br />

arrachant ce faisant le chiendent, autrement<br />

dit les vestiges du moi. Cette culture<br />

violente est donc bien grecque, puisque<br />

l’arbre « enraciné dans l’absence de lieu »<br />

[Weil, 1997 : 423] émerge <strong>des</strong> entrailles<br />

de celui qui a traversé une nuit obscure.<br />

Ce que nous nommons « culture », les<br />

œuvres de premier ordre, sont donc, en<br />

un sens, le témoignage de la nuit obscure.<br />

Jamais en effet le moi n’est producteur<br />

<strong>des</strong> œuvres de la culture, créer suppose<br />

donc une perte, comme l’incarnation suppose<br />

le don (la donation) de l’inspiration,<br />

inspiration qui est la source de l’œuvre.<br />

89


Conclusion<br />

Ainsi l’Autre, potentiel créateur,<br />

potentiel génie, est toujours le Très-Haut.<br />

Séparé de moi par une distance infinie<br />

puisqu’il se trouve « dans l’absence de<br />

lieu », il n’est jamais mon égal. Et c’est<br />

pourquoi la relation que je peux entretenir<br />

avec lui, l’amour du prochain, se<br />

nomme aussi « justice » : « Les bienfaiteurs<br />

du Christ ne sont pas nommés par<br />

lui aimants ni charitables. Ils sont nommés<br />

les justes. L’Evangile ne fait aucune<br />

distinction entre l’amour du prochain et la<br />

justice. » [Weil, 1966 : 124-125] (Simone<br />

Weil fait ici implicitement allusion à Mat<br />

25, 37 : « Alors les justes lui répondront :<br />

« Seigneur, quand nous est-il arrivé de te<br />

voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de<br />

te donner à boire ? ») La justice pourtant<br />

n’existe qu’au plan surnaturel : « Pour<br />

être juste, il faut être nu et mort. Sans<br />

imagination. C’est pourquoi le modèle<br />

de la justice doit être nu et mort. » [Weil,<br />

2002 : 96]. C’est pourquoi dans une perspective<br />

mystique la nuit obscure est un<br />

passage possible dans la vie, mais dans<br />

une perspective tragique la nuit obscure<br />

« véritable », n’advient qu’au moment de<br />

l’agonie :<br />

« L’agonie est la suprême nuit obscure<br />

dont même les parfaits ont besoin pour la<br />

pureté absolue, et pour cela il vaut mieux<br />

qu’elle soit amère.<br />

Qu’après une agonie parfaitement et<br />

purement amère, l’être disparaisse dans<br />

un éclatement de parfaite et pure joie.<br />

On sent dans la joie qu’on ne pourrait<br />

si elle croissait la supporter longtemps<br />

sans éclater. La joie est chose de Dieu,<br />

parfaite et pure, elle fait crever une âme<br />

finie comme une bulle de savon.<br />

La mort est une ordalie, la dernière. »<br />

[Weil, 2002 : 166]<br />

Et Simone Weil assume jusqu’au bout<br />

sa vision tragique du monde en refusant<br />

la croyance en une vie après la mort.<br />

■<br />

Bibliographie<br />

ALAIN, Spinoza, Mellottée, Paris, 1949.<br />

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Barbara Cassin, in La crise de la culture,<br />

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Paris,1988.<br />

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Paris, 1969.<br />

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KAHN Gilbert (communications regroupées par),<br />

Simone Weil. Philosophe, historienne et mystique,<br />

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Trad. Robert Baccou, 1966.<br />

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1966.<br />

WEIL Simone, Ecrits de Londres et dernières lettres,<br />

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WEIL Simone, Ecrits Historiques et Politiques,<br />

Gallimard, Paris, coll. « Espoir », 1960.<br />

WEIL Simone, La Connaissance surnaturelle,<br />

Gallimard, Paris, coll. « Espoir ».<br />

WEIL Simone, La Condition ouvrière, Gallimard,<br />

Paris, coll. « Idées », 1951.<br />

WEIL Simone, Intuitions pré-chrétiennes, Fayard,<br />

Paris, 1951.<br />

WEIL Simone, L’Enracinement, Prélude à une<br />

déclaration <strong>des</strong> devoirs envers l’être humain,<br />

Gallimard, Paris, coll. « folio/essais », 1949.<br />

WEIL Simone, Lettre à un religieux, Gallimard,<br />

Paris, coll. « Espoir », 1951.<br />

WEIL Simone, Œuvres Complètes II 3, Gallimard,<br />

Paris, 1989.<br />

WEIL Simone, Œuvres Complètes VI 1, Gallimard,<br />

Paris, 1994.<br />

WEIL Simone, Œuvres Complètes VI 2, Gallimard,<br />

Paris, 1997.<br />

WEIL Simone, Œuvres Complètes VI 3, Gallimard,<br />

Paris, 2002.<br />

WEIL Simone, « Chronique philosophique », in<br />

Cahiers du Sud n°235.<br />

Notes<br />

1. Je restai là et m’oubliai,<br />

Le visage penché sur le Bien-Aimé.<br />

Tout cessa pour moi, et je m’abandonnai à<br />

lui.<br />

Je lui confiai tous mes soucis<br />

Et m’oubliai au milieu <strong>des</strong> lis.<br />

2. Simone Weil ne semble pas le savoir<br />

mais la conception de la création comme<br />

kénose se trouve pour la première fois<br />

chez Isaac Luria au XVI e qui, interprétant<br />

la Kabbale, reconnu dans la création un<br />

abandon de Dieu.<br />

3. Le premier chapitre <strong>des</strong> Intuitions préchrétiennes<br />

est intitulé « Quête de l’homme<br />

par Dieu ».<br />

4. S. Weil a en effet écrit dans un Cahier :<br />

« Théétète. Etonnement. Cf. nuit obscure.<br />

» [Weil, 1997 : 132]<br />

5. « De barbarie ? Mais oui. Nous le disons<br />

pour introduire une conception nouvelle,<br />

positive, de la barbarie. Car à quoi sa<br />

pauvreté en expérience amène-t-elle le<br />

barbare ? Elle l’amène à recommencer au<br />

début, à reprendre à zéro, à se débrouiller<br />

avec peu, à construire avec presque rien,<br />

sans tourner la tête de droite ni de gauche.<br />

Parmi les grands créateurs, il y a toujours<br />

eu de ces esprits impitoyables qui commencent<br />

par faire table rase. » [Benjamin,<br />

2000 : 366-367]<br />

6. « Le génie n’est – peut-être – pas autre<br />

chose que la capacité de traverser les<br />

« nuits obscures ». Ceux qui n’en ont pas,<br />

au bord de la nuit obscure, se découragent<br />

et se disent : je ne peux pas ; je ne suis pas<br />

fait pour cela ; je n’y comprends rien. »<br />

[Weil, 1997 : 131]<br />

7. « L’âme ne veut s’unir à la vérité que<br />

dans la nuit, dans l’inconscience. Voyant<br />

paraître une lueur de vérité, l’âme fuit et<br />

se tourne vers la chair. La vérité doit la<br />

chercher et séduire la chaire pour obtenir<br />

accès jusqu’à l’âme. Mais l’âme dort. Si<br />

elle s’éveille un instant alors elle se tourne<br />

vers l’union légitime. La première union<br />

avec la vérité s’opère dans la nuit. » [Weil,<br />

2002 : 46]<br />

8 « Qui peut-être le bienfaiteur du Christ,<br />

si ce n’est le Christ lui-même ? » [Weil,<br />

1966 : 124]<br />

9. « Le malheureux et l’autre s’aiment à partir<br />

de Dieu, à travers Dieu, mais non pas<br />

pour l’amour de Dieu ; ils s’aiment pour<br />

l’amour l’un de l’autre. Cela est quelque<br />

chose d’impossible. » [Weil, 1966 : 138-<br />

139]<br />

10. « Mais stratagème ne convient pas. » ajoute<br />

Simone Weil, « Le mot méchanè est<br />

employé par les tragiques, Platon, Pindare<br />

Hérodote dans beaucoup de textes qui<br />

ont un rapport clair ou caché, direct ou<br />

indirect, certain ou conjectural, avec les<br />

90 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Elodie Wahl<br />

La nuit obscure selon Simone Weil<br />

notions de salut et de rédemption, notamment<br />

dans le Prométhée. » [Weil, 1985 :<br />

17-18]<br />

11. « Si l’existence humaine à la question :<br />

« Qu’y a-t-il ? » répond autre chose que :<br />

« Moi et la nuit, c’est-à-dire l’interrogation<br />

infinie », elle se subordonne à<br />

la réponse, c’est-à-dire à la nature. En<br />

d’autres termes, elle s’explique à partir<br />

de la nature et renonce à l’autonomie par<br />

là. L’explication de l’homme à partir d’un<br />

donné (d’un coup de dés quelconque substitué<br />

à quelque autre) est immanquable,<br />

mais vide dans la mesure où elle répond<br />

à l’interrogation infinie : formuler ce vide<br />

est en même temps réaliser la puissance<br />

autonome de l’interrogation infinie. »<br />

[Bataille, 1961 : 201-202]<br />

12. « Le degré et la nature de la souffrance qui<br />

constitue au sens propre le malheur diffèrent<br />

beaucoup selon les êtres humains.<br />

Cela dépend surtout de la quantité d’énergie<br />

vitale possédée au point initial et de<br />

l’attitude adoptée devant la souffrance.<br />

La pensée humaine ne peut pas reconnaître<br />

la réalité du malheur. Si quelqu'un<br />

reconnaît la réalité du malheur, il doit se<br />

dire : « Un jeu de circonstances que je ne<br />

contrôle pas peut m’enlever n’importe<br />

quoi à n’importe quel instant, y compris<br />

toutes ces choses qui sont tellement à moi<br />

que je les considère comme étant moimême.<br />

Il n’y a rien en moi que je ne puisse<br />

perdre. Un hasard peut n’importe quand<br />

abolir ce que je suis et mettre à la place<br />

n’importe quoi de vil et de méprisable. »<br />

Penser cela avec toute l’âme c’est éprouver<br />

le néant. C’est l’état d’extrême et<br />

totale humiliation qui est aussi la condition<br />

du passage dans la vérité. [Weil,<br />

1957 : 34-35]<br />

13. Selon la conception de la beauté exprimée<br />

dans le Phèdre, aspirent à la beauté et sont<br />

aptes à la reconnaître les âmes qui ont le<br />

plus longtemps contemplé la vraie beauté<br />

intelligible avant l’incarnation de l’âme<br />

dans le corps. Ces âmes sont en proie à la<br />

quatrième forme de folie divine. [249 d-e]<br />

14. « croyant » qu’elle différencie de l’être<br />

habité par le Christ : « La religion en tant<br />

que source de consolation est un obstacle<br />

à la véritable foi, et en ce sens l’athéisme<br />

est une purification. Je dois être athée<br />

avec la partie de moi-même qui n’est pas<br />

faite pour Dieu. Parmi les hommes chez<br />

qui la partie surnaturelle de l’âme ne s’est<br />

pas éveillée, les athées ont raison et les<br />

croyants ont tort. » [Weil, 1997 : 337]<br />

15. « Tous ces particuliers mercenaires, que le<br />

peuple appelle sophistes et regarde comme<br />

ses rivaux, n’enseignent pas d’autre maximes<br />

que celles que le peuple lui-même<br />

professe dans ses assemblées, et c’est là<br />

ce qu’ils appellent sagesse. On dirait un<br />

homme qui, après avoir observé les mouvements<br />

instinctifs et les appétits d’un<br />

animal grand et robuste, par où il faut<br />

l’approcher et par où le toucher, quand<br />

et pourquoi il s’irrite ou s’apaise, quels<br />

cris il a coutume de pousser en chaque<br />

occasion, et quel ton de voix l’adoucit ou<br />

l’effarouche, après avoir appris tout cela<br />

par une longue expérience, l’appellerait<br />

sagesse, et l’ayant systématisé en une sorte<br />

d’art, se mettrait à l’enseigner, bien qu’il<br />

ne sache vraiment ce qui, de ces habitu<strong>des</strong><br />

et de ces appétits, est beau ou laid, bon<br />

ou mauvais, juste ou injuste ; se conformant<br />

dans l’emploi de ces termes aux<br />

instincts du grand animal ; appelant bon<br />

ce qui le réjouit, et mauvais ce qui l’importune,<br />

sans pouvoir légitimer autrement<br />

ces qualifications ; nommant juste et beau<br />

le nécessaire, parce qu’il n’a pas vu et<br />

n’est point capable de montrer aux autres<br />

combien la nature du nécessaire diffère,<br />

en réalité, de celle du bon. (C’est nous qui<br />

soulignons) » [République : 493c]<br />

16. « par la conversion tout le mal se tourne<br />

en amour. » [Weil, 2002 : 301] « Dans un<br />

poème comme l’Iliade, il y a transmutation<br />

de la violence en souffrance par<br />

le poète. Il y a participation à l’œuvre<br />

rédemptrice. » [Weil, 2002 : 206-207]<br />

17. « Si un enfant fait une addition et s’il se<br />

trompe, l’erreur porte le cachet de sa personne.<br />

S’il procède d’une manière parfaitement<br />

correcte, sa personne est absente<br />

de toute l’opération. » [Weil, 1957 : 17]<br />

18. « Toutes les fois qu’un homme a invoqué<br />

avec un cœur pur Osiris, Dionysos, Krishna,<br />

Bouddha, le Tao, etc., le Fils de Dieu<br />

a répondu en lui envoyant le Saint-Esprit.<br />

Et l’Esprit a agi sur son âme, non pas en<br />

l’engageant à abandonner sa tradition religieuse,<br />

mais en lui donnant la lumière – et<br />

dans le meilleur <strong>des</strong> cas la plénitude de la<br />

lumière – à l’intérieur de cette tradition. »<br />

[Weil, 1951 : 29-30]<br />

19. « …une usine moderne n’est peut-être pas<br />

très loin de la limite de l’horreur. Chaque<br />

être humain y est continuellement harcelé,<br />

piqué par l’intervention de volontés<br />

étrangères, et en même temps l’âme est<br />

dans le froid, la détresse et l’abandon. Il<br />

faut à l’homme du silence chaleureux, on<br />

lui donne un tumulte glacé. » [Weil, 1957 :<br />

21-22]<br />

20. « Les Romains ont fait le mal en<br />

dépouillant les villes grecques de leurs<br />

statues, parce que les villes, les temples, la<br />

vie de ces Grecs avaient moins de réalité<br />

sans les statues, et parce que les statues ne<br />

pouvaient avoir autant de réalité à Rome<br />

qu’en Grèce. » [Weil, 1994 : 232]<br />

21. « par social je n’entends pas tout ce qui<br />

se rapporte à une cité, mais seulement les<br />

sentiments collectifs. » [Weil, 1966 : 25],<br />

sentiments collectifs que Simone Weil<br />

associe à l’idolâtrie.<br />

22. Ce milieu humain, Simone Weil déduit<br />

qu’il devait exister en Grèce à l’époque<br />

pythagoricienne et qu’il en restait <strong>des</strong><br />

vestiges au temps de Platon, il existait<br />

également non à l’époque que l’on<br />

nomme « Renaissance », mais au début<br />

du XIII e siècle, autour de Toulouse, à<br />

l’époque Cathare, la « véritable Renaissance<br />

». Quelque chimérique que soit ce<br />

milieu humain, puisque Simone Weil se<br />

rend compte, pour la Grèce par exemple,<br />

que <strong>des</strong> Pythagore, Eschyle, Sophocle,<br />

Platon, devaient être <strong>des</strong> exceptions, une<br />

de ses caractéristique est d’être imprégné<br />

de religion, car « Tant qu’il y aura<br />

du malheur dans la vie sociale, tant que<br />

l’aumône légale ou privée et le châtiment<br />

seront inévitables, la séparation entre les<br />

institutions civiles et la vie religieuse sera<br />

un crime. » [Weil, 1966 : 144] Un crime<br />

puisque dans le malheur l’âme se réfugie<br />

alors dans le social (c’est-à-dire pour<br />

Simone Weil, l’idolâtrie), au lieu de se<br />

tourner vers l’inspiration véritable.<br />

Le « milieu humain » se caractérise aussi<br />

par la place qu’il ménage au malheur,<br />

malheur accueilli, ni nié, ni méprisé. Une<br />

telle conception était exprimée par Kierkegaard<br />

dans un texte consacré au tragique<br />

moderne (Antigone) ; en 1938 Pierre<br />

Klossowski dans une conférence tenue<br />

dans le cadre du Collège de Sociologie<br />

auquel participaient entre autres, Bataille,<br />

Caillois, Leiris, jugeait bon de lire sa traduction<br />

récente du texte de Kierkegaard :<br />

« Notre époque a perdu toutes les déterminations<br />

substantielles : elle ne conçoit<br />

plus l’individu particulier dans l’ensemble<br />

organique de la famille, de l’Etat, du<br />

genre humain, elle l’abandonne tout entier<br />

à lui-même ; et l’individu devient ainsi<br />

son propre créateur, sa culpabilité devient<br />

son péché, sa douleur son remords, de ce<br />

moment le tragique est supprimé, et le<br />

drame qui représente rigoureusement le<br />

héros en proie à la souffrance a perdu tout<br />

intérêt tragique parce que la puissance qui<br />

envoie les souffrances a été dépotentialisée.<br />

Le spectateur crie au héros : aide-toi<br />

toi-même, le ciel t’aidera ! en d’autres<br />

termes : le spectateur est devenu incapable<br />

de compassion, alors que la compassion<br />

du point de vue objectif et subjectif est<br />

la spécifique expression du tragique. »<br />

[Klossowski (1938), 1995 : 271 1938]<br />

91


MICHEL NACHEZ<br />

UFR PLISE, Département d’informatique<br />

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

nachez@umb.u-strasbg.fr<br />

La nuit aux carrefours<br />

du cyberespace<br />

Dans l’expérience de chacun, le<br />

rythme circadien se décline en<br />

jour/nuit et la nuit y comporte<br />

<strong>des</strong> frontières connues entre crépuscule<br />

et aube. Pour l’individu dont le champ<br />

d’expérience est le monde matériel, tissé<br />

de matière « lourde », ces frontières sont<br />

de l’ordre de l’évidence indiscutable et<br />

empreintes d’une régularité astronomique.<br />

Le cyberjoueur par contre s’investit<br />

dans un espace-temps remodelé et artificiel<br />

où le concept de nuit se développe<br />

en de multiples définitions, où les nuits<br />

s’entrecoupent et s’entrechoquent, où<br />

l’on pourrait évoquer un concept d’univers<br />

de non-nuits et de non-jours, ou<br />

encore hors de la nuit, hors du jour. Ces<br />

redéfinitions de la nuit sont-elle alors<br />

porteuses de confusion spatio-temporelle<br />

ou bien initient-elle, chez l’usager du<br />

cyberespace, une réorganisation de ses<br />

représentations ?<br />

Lorsque, à travers le cyberespace, on<br />

n’expérimente plus seulement le monde<br />

mais <strong>des</strong> mon<strong>des</strong>, l’expérience et la<br />

sémantique de la nuit se trouvent modifiées.<br />

Alors, aux carrefours du cyberespace<br />

y a-t-il enrichissement ou déperdition<br />

de la nuit ?<br />

Les cyberjoueurs sur lesquels portent<br />

mes recherches sont au nombre de 31<br />

(25 hommes et 6 femmes). Leur âge varie<br />

de 18 à 38 ans et ils sont tous insérés<br />

dans la société de façon « normale » :<br />

dans leur famille, dans leurs contacts<br />

humains, dans leurs étu<strong>des</strong> ou dans leur<br />

activité professionnelle, dans leur mode<br />

de consommation. Les jeux qu’ils pratiquent<br />

on-line sont de deux sortes : jeux<br />

de violence pure (Quake, Counter Strike)<br />

où la seule règle pour le joueur (ou plutôt<br />

pour l’entité qui le manifeste dans le jeu :<br />

son avatar) est de « tuer » tous les êtres<br />

virtuellement représentés qui entrent dans<br />

le champ perceptif, ou / et jeu à monde<br />

persistant (Everquest) où tout se passe<br />

quasiment « comme dans la vie » puisque,<br />

à aucun moment, l’univers du jeu ne<br />

cesse d’exister : quand le joueur est sorti<br />

du jeu, d’autres joueurs, n’importe où<br />

dans le monde, continuent à faire évoluer<br />

les choses, à générer <strong>des</strong> événements qui<br />

pourront changer la donne pour le joueur<br />

à son retour dans le jeu. Dans ce jeu à<br />

monde persistant, il s’agit de participer<br />

à <strong>des</strong> aventures et, ce faisant, de croître<br />

(ou plutôt de faire croître cet alter ego<br />

dans le jeu qu’est l'avatar : personnage<br />

emblématique que s’est choisi le joueur<br />

– guerrier(e) surpuissant(e), magicien(ne)<br />

ou autre –, <strong>des</strong> personnages plutôt stéréotypés<br />

d’ailleurs) en force, en expérience<br />

et en pouvoirs virtuels et de s’enrichir en<br />

biens virtuels (argent, objets magiques).<br />

Des alliances et <strong>des</strong> négociations y prennent<br />

place tout autant que <strong>des</strong> conflits<br />

et <strong>des</strong> combats. La présence et l’action<br />

<strong>des</strong> cyberjoueurs ont donc une incidence<br />

92


Michel Nachez<br />

La nuit aux carrefours du cyberespace<br />

sur l’univers du jeu, créant <strong>des</strong> changements<br />

dans ces cybermon<strong>des</strong> où l’avatar,<br />

cet autre soi-même du joueur, vit, meurt<br />

(violemment en général) – et même si<br />

cette mort n’est jamais permanente. De<br />

nombreux avatars peuvent être présents<br />

à un moment donné du jeu, porteurs de<br />

cyberjoueurs issus de pays et même de<br />

continents divers. Certains joueurs font<br />

d’ailleurs agir plusieurs avatars dans le<br />

même jeu.<br />

Anywhere, Anytime, Anyone – partout,<br />

tout le temps, pour chacun. L’accessibilité<br />

aux cyberjeux se veut correspondre à<br />

cette règle du A A A. (Wade & Falcand,<br />

1998 : 288). Et en effet, à tout moment<br />

du temps objectif, il y a <strong>des</strong> cyberjoueurs<br />

en action dans le réseau. Là où il fait<br />

objectivement jour pour l’un, ce peut être<br />

la nuit pour l’autre. Mais dans l’espace /<br />

temps manifesté dans le jeu, le temps se<br />

subjectivise et prend <strong>des</strong> caractéristiques<br />

homogènes pour les joueurs, où qu’ils se<br />

trouvent « en corps ». Cet espace / temps,<br />

vivant en permanence, habité, est tout<br />

prêt à intégrer l’arrivant à chaque instant<br />

et à lui offrir place, pouvoir d’action,<br />

importance et même une forme de réalité,<br />

de temporalité et d’existence autres.<br />

J’aborderai, dans un premier temps,<br />

la nuit en tant que seuil créateur de métamorphoses<br />

pour le cyberjoueur via son<br />

avatar. En second lieu, j’analyserai la<br />

nuit comme espace / temps générateur de<br />

mythes, puis comment, pour les cyberjoueurs,<br />

elle devient momentum de la<br />

réunion d’êtres plus qu’humains dans un<br />

cyberespace / temps partagé. En dernier<br />

lieu, j’exposerai comment les suppléments<br />

de réalités engendrés par ces expériences<br />

enrichissent les représentations<br />

<strong>des</strong> cyberjoueurs et ouvrent à une redéfinition<br />

paradigmatique de la nuit.<br />

La nuit, momentum<br />

de la métamorphose<br />

Ainsi, le cyberjoueur fréquente – vit<br />

dans – plus d’un monde. Hors du jeu, il est<br />

dans le monde matériel et dans le jeu, il<br />

est dans un monde virtuel. Dans le monde<br />

matériel, le sommeil coupe la conscience<br />

du monde qui l’environne et c’est au<br />

réveil que s’opère à nouveau sa jonction<br />

avec lui. Or, on peut faire une intéressante<br />

constatation : tout se passe, quand<br />

le joueur est hors du jeu, comme s’il<br />

■<br />

« dormait au jeu » et, quand il y revient,<br />

comme s’il « s’éveillait au jeu ».<br />

Dans sa vie le cyberjoueur, par rapport<br />

au non cyberjoueur, vit ainsi à un<br />

rythme de plurielles entrées dans et sorties<br />

de mon<strong>des</strong>. On retrouve là la dichotomie<br />

veille / sommeil et, par analogie,<br />

jour / nuit qui a cours usuellement dans<br />

le monde matériel. Toutefois, même pour<br />

le cyberjoueur, les journées matérielles<br />

ont vingt-quatre heures et les semaines<br />

sept jours. C’est donc à l’intérieur de ces<br />

limites qu’il s’organise pour ses périples<br />

– entrées et sorties multiples par rapport<br />

aux deux univers, le matériel et le virtuel.<br />

Ainsi, l’on constate que la fréquence du<br />

jeu aux heures nocturnes est largement<br />

supérieure à la fréquence diurne. Pour ce<br />

qui concerne l’échantillon représenté par<br />

mes informateurs, elle est de 4/5.<br />

Les raisons à cela sont évidentes. Le<br />

jour, l’adaptation – commune, pourraiton<br />

dire – de chacun au monde est surtout<br />

rationnelle : c’est le temps dévolu à ce<br />

qui est objectif et permet l’entretien et<br />

la maintenance du corps au présent et<br />

en prévision du futur et de remplir les<br />

besoins – apprentissages, travail, obligations,<br />

soins, relations humaines personnelles<br />

ou plus ou moins utilitaires.<br />

La nuit, l’adaptation au monde peut<br />

échapper à cette rationalité, cesser d’être<br />

usuelle, commune, devenir toute autre :<br />

subjective, imaginative, vibratoire, affective,<br />

émotive et sensuelle. Dans le cas du<br />

cyberjoueur, c’est d’ailleurs d’adaptation<br />

aux mon<strong>des</strong> qu’il s’agit puisque sa particularité<br />

est précisément qu’il peut entrer,<br />

expérimenter, s’investir, agir et avoir de<br />

l’impact sur davantage de mon<strong>des</strong>.<br />

Les heures nocturnes sont donc, en<br />

tous cas de manière statistiquement très<br />

significative, le moment privilégié qui<br />

permet la sortie du monde matériel et<br />

l’entrée dans le monde virtuel. Ce passage<br />

est désirable et désiré par le joueur qui vit<br />

parfois sa journée de veille dans le monde<br />

matériel comme attente impatiente de son<br />

autre veille dans le monde virtuel.<br />

Mais alors, qu’est donc la nuit ? En<br />

fait, elle est et n’est pas, et ce n’est pas ici<br />

la seule étrangeté, comme nous le verrons<br />

plus loin. Plus que d’avoir une valeur<br />

ontologique, la nuit est un moyen, un<br />

médium, un sas, un tampon entre les deux<br />

mon<strong>des</strong>, celui du jour matériel et celui<br />

du jour dans le jeu. Elle est momentum<br />

d’horloge parce que c’est bien aux heures<br />

de nuit que le cyberjoueur passe le seuil<br />

et, en quelque sorte, s’endort au monde<br />

matériel pour s’éveiller dans le monde du<br />

jeu. Cette nuit concrète est juste le temps<br />

du passage qui ouvre vers un jour tout<br />

autre, lequel va la recouvrir de la clarté<br />

émanée par la lanterne magique, l’écran<br />

de l’ordinateur et, en ce sens, ce ne peut<br />

d’ailleurs être une nuit noire. L’avatar, lui,<br />

nous allons le constater, est le vecteur du<br />

passage – ou plutôt il en est « l’habit »<br />

et, même, l’armure dont se pourvoit le<br />

voyageur et, plus encore, il est l’hôte, le<br />

recevant, l’hébergeant. Le cyberjoueur<br />

est parfois comme un être qui aurait<br />

vécu tout le jour comme chenille et qui,<br />

opérant sa métamorphose, devient au soir<br />

papillon aux couleurs chatoyantes.<br />

Soleil couché, lanterne magique allumée<br />

et (l’habit faisant le moine) armement<br />

du guerrier sur l’épaule ou baguette<br />

magique à la main, tout est alors en place<br />

pour le franchissement du seuil...<br />

La nuit ouvre<br />

au cyberjoueur<br />

l’espace / temps<br />

du mythe<br />

Le joueur, qui investit ses heures nocturnes<br />

et du temps de vie dans le jeu,<br />

y cherche et y trouve le plaisir lié au<br />

fait de jouer, de se mesurer à d’autres.<br />

Bien entendu, ceci apparaît comme une<br />

<strong>des</strong> gran<strong>des</strong> clés de compréhension de<br />

cette passion pour le cyberjeu montré par<br />

beaucoup de cyberjoueurs. Toutefois, à<br />

l’analyse, on peut se rendre compte que<br />

d’autres facteurs entrent en jeu qui, tous,<br />

sont en rapport avec une donnée-clé : le<br />

cyberjeu on-line offre au joueur ce qu’il<br />

ressent comme <strong>des</strong> suppléments d’être et<br />

de vie. Car, quand il commence à jouer, il<br />

sort de l’espace et du temps ordinaires et<br />

entre dans quelque chose qui approche de<br />

l’ordre de l’espace et du temps du mythe.<br />

Il cesse d’être soumis aux lois habituelles<br />

de la physique et à celles qui régissent<br />

son corps, il sort de son Moi ordinaire<br />

pour entrer dans un Moi, voire <strong>des</strong> Moi,<br />

de l’ordre du surhumain – son, ses avatars<br />

: les cyberjeux permettent une série<br />

d’identités pour un Moi pourtant unique<br />

(Flichy, 2001 : 184 et suiv.).<br />

C’est toujours par rapport à l’autre que<br />

se pose la question de l’identité. Ainsi,<br />

■<br />

93


l’on existe largement à travers le regard<br />

<strong>des</strong> autres et le « Je » ne se détermine pas<br />

en tant que tel mais en fonction de son<br />

ou ses interlocuteurs, chacun recomposant<br />

son « Je » selon qu’il s’adresse à un<br />

allié, à un ennemi ou à un pair. Or, il n’y<br />

a point ici de regard sur le cyberjoueur,<br />

seul devant son moniteur. Par contre, il y a<br />

beaucoup de regards sur son avatar. Celuici<br />

est son masque et, comme tout masque,<br />

il remplit trois fonctions : protéger d’une<br />

part et cacher d’autre part l’identité réelle<br />

de celui qui le fait agir et aussi manifester<br />

une apparence, <strong>des</strong> caractéristiques et <strong>des</strong><br />

capacités, de l’être. Le masque ajoute à<br />

l’être du masqué.<br />

Ce sont les seuls avatars qui sont visibles<br />

par écran interposé : le joueur se<br />

sent exister alors non plus en tant que<br />

Dominique, mais en tant que Dominique<br />

augmenté de Totenblick, son avatar ;<br />

Mathieu devient Mathieu plus Norgulf.<br />

Jean-Pierre s’incarne – ou plutôt s’« excarne<br />

» – dans Reaktor et Marianne se<br />

ressent dans Walkyrie.<br />

Pendant qu’il joue, la nuit, il n’est<br />

donc aucun œil observant le cyberjoueur<br />

– Dominique –, ainsi retiré du regard<br />

d’autrui. Peu importe alors qu’il soit petit<br />

ou grand, mince ou gros, habillé ou en<br />

pyjama. Mais est là Totenblick, son avatar,<br />

et celui-là est vu et beaucoup vu :<br />

par nombre d’autres joueurs, eux-mêmes<br />

assis devant leur clavier en différents<br />

points du globe. L’humain s’efface pour<br />

laisser apparaître du plus qu’humain.<br />

Le rapport du cyberjoueur à son (ses)<br />

avatar(s) est ambigu. Tout semble se passer<br />

comme s’il « chevauchait » (dans le<br />

sens vaudou du terme, celui de la possession<br />

de l’initié par l’esprit, le loa)<br />

l’avatar, lui conférant mouvements, réactions,<br />

actions. Il « <strong>des</strong>cend » dans l’avatar,<br />

comme en une épiphanie et opère donc<br />

ainsi un impact créateur de changements<br />

et d’interactions dans l’univers en évolution<br />

du jeu. En ce sens, le statut ontologique<br />

du cyberjoueur n’est plus celui de<br />

l’être humain manipulant une « marionnette<br />

», mais il passe dans le registre du<br />

plus qu’humain. Toutefois, on peut aussi<br />

dire que le cyberjoueur est habité par son<br />

(ses) avatar(s). Le plus souvent, il y est<br />

très attaché et ne supporterait guère l’idée<br />

d’une mort permanente pour l’avatar 1 .<br />

L’avatar a pour vocation de devenir plus<br />

fort, plus expérimenté, plus riche, à développer<br />

<strong>des</strong> pouvoirs de nature plus ou<br />

moins magique et son potentiel de résurrection<br />

est quasiment illimité. Le « Je »,<br />

dans le jeu, en interaction dialectique<br />

avec l’avatar offre <strong>des</strong> possibilités d’être<br />

impossibles dans le monde du jour. L’avatar<br />

est ainsi une entité plus qu’humaine.<br />

Cette « pénétration dialectique » charge<br />

le cyberjoueur d’une valeur ontologique<br />

lui permettant de transcender, dans le<br />

temps nocturne et le pan de vie du jeu, le<br />

statut de simple humain qui est le sien le<br />

jour, quand il ne joue pas.<br />

Mimicry<br />

Caillois (1958) à utilisé le terme mimicry<br />

pour définir la catégorie de jeu qui se<br />

sert du simulacre, du travesti et du masque<br />

pour recouvrir l’apparence du porteur et<br />

opérer un impact sur autrui. Dans cette<br />

catégorie entrent le théâtre, les jeux du<br />

type « gendarmes-voleurs » et aussi, à<br />

un niveau moins profane, les rituélies à<br />

masques dans les sociétés traditionnelles.<br />

Il n’est d’ailleurs pas de société qui ait<br />

ignoré le masque. Dans le cas du cyberjeu,<br />

on peut noter <strong>des</strong> analogies avec l’utilisation<br />

du masque dans les rites de bien <strong>des</strong><br />

cultures traditionnelles. Dans nombre de<br />

ces cultures, les masques, éléments de<br />

nuit, sont fabriqués en secret et voués à<br />

représenter les êtres de pouvoir, êtres du<br />

mythe – dieux, esprits ou animaux-totems.<br />

Ils sortent le plus souvent la nuit, faisant<br />

peur aux non-initiés et leur survenue abolit<br />

passagèrement l’ordre du monde ordinaire<br />

car <strong>des</strong> puissances d’un autre ordre sont<br />

alors censées y avoir fait irruption.<br />

Les porteurs de masque, dans les cultures<br />

traditionnelles, sont réputés recevoir<br />

l’esprit qui va habiter le masque<br />

– et non pas visiter le monde de l’esprit.<br />

Le « chemin » va donc en sens unique.<br />

Dans le cas du cyberjoueur, le chemin<br />

va dans les deux sens : le joueur va dans<br />

l’« autre monde », y agit, puis revient.<br />

Or, s’il y a bien une donnée commune<br />

entre les sorties <strong>des</strong> masques dans les<br />

cultures traditionnelles et le cyberjeu – le<br />

contact avec un autre monde, de l’ordre<br />

du mythe –, il me semble que l’analogie<br />

ne va guère plus loin car l’initié reste<br />

soumis aux instances de l’autre monde là<br />

où le cyberjoueur en est partie intégrante<br />

et agissante. Le statut du cyberjoueur va<br />

au-delà du statut de l’initié.<br />

■<br />

À l’heure de la nuit et dans le jeu,<br />

le cyberjoueur peut donc se vivre en<br />

tant que plus qu’humain, surhumain. Il<br />

a même accès à une pluralité d’identités<br />

surhumaines à travers ses différents<br />

masques / avatars, lesquels l’enrichissent<br />

d’autant sur le plan ontologique. Les<br />

identités surhumaines peuvent ainsi être<br />

multipliées, ajoutant autant de suppléments<br />

d’être au cyberjoueur.<br />

Une dialectique<br />

jour / médiocrité –<br />

nuit / exaltation<br />

L’expérience diurne du cyberjoueur<br />

lui a appris que l’espace et le temps sont<br />

étroitement intriqués et ne se laissent pas<br />

subvertir. Dans le jeu, toutefois, espace et<br />

temps apparaissent élastiques et relatifs,<br />

non liés en tout cas à la rigidité imparable<br />

de l’alternance du jour et de la nuit. Le<br />

crépuscule semble permanent dans un jeu<br />

comme Quake (dans lequel le ciel, quand<br />

il apparaît, est toujours ambre-sépia et où<br />

nul astre du jour ne marque les heures).<br />

Ce n’est d’ailleurs que depuis peu que<br />

les concepteurs de jeux à mon<strong>des</strong> persistants<br />

ont commencé à insérer une alternance<br />

jour-nuit dans leurs univers : dans<br />

Everquest, c’est en environ soixante dix<br />

minutes de temps d’horloge qu’un cycle<br />

circadien s’écoule. Alors quelle heure,<br />

quel moment de la journée, est-il quand le<br />

cyberjoueur entre dans l’univers du jeu ?<br />

En tous les cas, une autre heure que celle<br />

qui se lit sur l’horloge de sa chambre.<br />

L’heure nocturne permet donc au<br />

joueur de s’extraire du temps ordinaire,<br />

de ce temps historique qui a cours le<br />

jour. Or, c’est bien ce temps historique<br />

qui signe, au bout du temps, vieillesse et<br />

extinction. Le temps du jour objectif est<br />

un temps qui use et érode le joueur, le<br />

temps de la nuit le démultiplie et le régénère.<br />

Ce faisant, le cyberjoueur échappe<br />

métaphoriquement, symboliquement – et<br />

même si cela n’est que temporaire – à ces<br />

« méfaits du temps » que sont la fatalité<br />

de la décrépitude et de la mort.<br />

Il y a ici une inversion sur laquelle je<br />

reviendrai plus loin : là où, dans les représentations<br />

communes, le jour est ordre et<br />

vie et la nuit chaos et mort, pour le cyberjoueur,<br />

le jour est médiocrité de vie et<br />

temps ravageur et la nuit exaltation de vie<br />

■<br />

94 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Michel Nachez<br />

et temps régénérateur. Le cyberjoueur, de<br />

seulement un qu’il est durant le jour, se<br />

multiplie – c’est jusqu’à huit avatars qu’il<br />

peut insérer dans Everquest, par exemple.<br />

Ainsi, il est capable d’ubiquité, de multilocation.<br />

Si Mathieu est seul devant son<br />

ordinateur, il est – ou plutôt ses avatars<br />

sont – également en compagnie <strong>des</strong> autres<br />

joueurs / avatars, en train d’attaquer un<br />

ennemi, ou de négocier, ou de manœuvrer<br />

pour parvenir aux fins visées. De un, il<br />

devient multiple, échappant ainsi aux<br />

restrictions spatiales imposées dans la vie<br />

du jour, la vie ordinaire.<br />

Mathieu sait bien que, en tant qu’humain<br />

en chair, les limites à ses pouvoirs<br />

sont vite atteintes. Mais Norgulf,<br />

son avatar préféré dans Everquest, dispose<br />

d’armes magiques puissantes et de<br />

talismans efficaces. Quand Mathieu est<br />

« dans » (possédant / possédé) Norgulf,<br />

l’utilisation de ces artefacts lui est naturelle.<br />

Quand Valérie est dans Cricrac, son<br />

avatar dans Quake, sauter de plusieurs<br />

mètres dans le vide et atterrir souplement<br />

lui est également tout à fait naturel. Cricrac<br />

peut écoper de lour<strong>des</strong> blessures et<br />

se régénérer très rapidement.<br />

Le plus qu’humain s’affranchit <strong>des</strong><br />

lourdeurs de la matière et de la gravité,<br />

cesse d’être soumis aux fragilités<br />

du corps et sait manipuler <strong>des</strong> puissances<br />

magiques.<br />

Nous l’avons vu, c’est le plus souvent<br />

pendant les heures nocturnes que le<br />

cyberjoueur affronte les autres joueurs ou<br />

s’allie avec eux pour poursuivre l’aventure,<br />

la quête. C’est le moment où il est<br />

tranquille et, tant que son corps ne le<br />

rappelle pas à l’ordre et au sommeil, il<br />

sait que sa disponibilité est totale et qu’il<br />

peut s’extraire de ce monde du jour, marqué<br />

par l’ordinarité, l’humanité banale et<br />

entrer dans l’espace / temps du mythe.<br />

Jan Saudek, The Landing, photographie couleur avec rehauts, 1988, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

La nuit aux carrefours du cyberespace<br />

La nuit, momentum de<br />

la réunion d’êtres plus<br />

qu’humains<br />

La nuit est donc venue, le cyberjoueur<br />

allume son ordinateur et entre dans le<br />

jeu. Comme Alice, il a plongé dans un<br />

ailleurs. Toutefois, à la différence d’Alice,<br />

il y est entré volontairement, a passé<br />

délibérément le seuil et il est prêt à assumer<br />

ce qui va se présenter ou, plutôt,<br />

son avatar possédé / possédant est prêt à<br />

cela. Par avatar interposé, le cyberjoueur<br />

est parvenu quasi instantanément dans<br />

un Lebenswelt autre, un monde de vie<br />

autre, partagé avec <strong>des</strong> pairs – ennemis ou<br />

alliés. Si, en tant qu’humain ordinaire, il<br />

lui faut du temps pour passer d’un point<br />

à un autre, l’instantanéité du passage du<br />

seuil est d’ailleurs ici un signe supplémentaire<br />

de la surhumanité symbolique<br />

offerte par le jeu.<br />

Comme Narcisse, le cyberjoueur aime<br />

son reflet dans la lucarne. Mais, à la différence<br />

de Narcisse, il n’y perd pas son être<br />

et son identité mais les enrichit de pans<br />

d’êtres complémentaires.<br />

Il sort, nous l’avons vu, pendant la<br />

durée du jeu – événement d’ailleurs<br />

renouvelable à volonté dès lors que le<br />

matériel pour se connecter fonctionne<br />

– de son humanité banale, de sa vie courante<br />

du jour et échappe ce faisant à <strong>des</strong><br />

carcans et à <strong>des</strong> valeurs imposés par sa<br />

société. Voilà le soleil couché et le cyberjoueur<br />

devient deus ex machina au niveau<br />

de son avatar et entre dans l’arène.<br />

Cette arène où se jouent les choses<br />

est lieu de rencontre entre êtres plus<br />

qu’humains. Ainsi, les cybermon<strong>des</strong> sont<br />

homologues à <strong>des</strong> sortes d’Olympe où se<br />

trouveraient et s’affronteraient <strong>des</strong> êtres<br />

mythologiques de différentes forces et<br />

capacités. À travers leurs avatars et les<br />

cyberespace/temps partagés, les joueurs<br />

en réseau, tout ennemis qu’ils puissent<br />

parfois être dans le cyberjeu, mettent<br />

davantage l’accent sur ce qui les unit que<br />

sur ce qui les sépare. Le cyberjeu abolit<br />

l’espace entre eux et rassemble dans<br />

le même cybermonde tout un ensemble<br />

d’êtres aux pouvoirs surhumains. L’espace<br />

objectif qui les éloigne les uns <strong>des</strong><br />

autres est anéanti parce que chacun d’entre<br />

eux, et peu importe où il se trouve<br />

« en corps », est en mesure d’agir sur,<br />

contre ou avec, d’autres cyberjoueurs<br />

■<br />

95


et de marquer son impact sur la portion<br />

d’univers manifestée dans le jeu. Là,<br />

les cyberjoueurs construisent ensemble,<br />

moins une aventure où un combat qu’un<br />

mythe auquel chacun participe sans en<br />

avoir nécessairement une pleine conscience.<br />

Les avatars sont les éléments-clés<br />

du mythe, héros modèles, paradigmatiques<br />

(sortes de moules dans lesquels se<br />

glisse l’humain pour accéder à du plus<br />

qu’humain). Ce mythe est théâtralisé à la<br />

manière du théâtre antique d’Eschyle où<br />

ce n’étaient pas les acteurs humains qui<br />

étaient réputés en jouer les rôles, mais <strong>des</strong><br />

entités extra-humaines venant les habiter,<br />

les chevaucher – les acteurs étant euxmêmes<br />

d’ailleurs dissimulés sous <strong>des</strong><br />

masques. L’on sait aussi que, dans la<br />

plupart <strong>des</strong> cultures traditionnelles, c’est<br />

également pendant la nuit que se récitent,<br />

se réactualisent, les récits mythiques.<br />

Et pourtant, l’heure exprimée dans le<br />

mythe n’est pas celle de la nuit. C’est celle<br />

d’un autre jour, d’une autre temporalité,<br />

jour et temporalité autrement valorisées<br />

et l’environnement nocturne qui leur sert<br />

de cadre et d’espace n’a que l’importance<br />

d’un décor et surtout la particularité de<br />

ne pas être la journée triviale : dans le<br />

cadre étroit de la scène où se joue l’œuvre<br />

d’Eschyle, dieux et humains sont en<br />

réalité pleinement dans le monde... Ce<br />

n’est pas le décor-nuit, l’important, c’est<br />

le récit et tout ce qu’il entraîne avec lui<br />

en termes de valeurs, d’espace / temps<br />

global, d’émotions et de sens. La répétitivité,<br />

ou plutôt le côté stéréotypé, <strong>des</strong><br />

épiso<strong>des</strong> dans le cyberjeu signe aussi<br />

l’aspect paradigmatique, mythique, de<br />

l’« histoire » : combats, évictions d’ennemis<br />

– souvent <strong>des</strong> entités mythiques telles<br />

que dragons et autres dans Everquest –,<br />

croissance en force et pouvoirs, immortalité.<br />

On note le fort investissement émotionnel<br />

<strong>des</strong> cyberjoueurs et on constate<br />

que l’heure nocturne où enfin ils peuvent<br />

jouer, moment privilégié du jeu, de la<br />

représentation exaltante, devient le vrai<br />

moment de leur vie, de leur vie « pleine »,<br />

là où le jour est relégué au statut de sousvie,<br />

d’infra-vie.<br />

Il y a deux univers coexistants, dont<br />

on peut dire que chacun est réel dans la<br />

mesure où les cyberjoueurs y vivent et s’y<br />

investissent : celui du jour – lourdeurs et<br />

ordinarité humaine – et celui de la nuit<br />

– libération et surhumanité. Dans le jeu,<br />

les êtres ordinaires du jour sont remplacés<br />

par <strong>des</strong> êtres extraordinaires. À l’espace<br />

étroitement circonscrit du jour, de l’ordinarité,<br />

succèdent <strong>des</strong> espaces délocalisés,<br />

multiples, imprécis, espaces de flânerie,<br />

d’autonomie, de nomadisme, de liberté,<br />

d’expérimentation, d’individualisation,<br />

de personnalisation – espaces qui sont<br />

potentiellement de l’ordre de l’infini, à<br />

découvrir, à partager, à conquérir avec ou<br />

contre d’autres êtres plus qu’humains. Au<br />

temps rigidement contrôlé du jour et de<br />

l’ordinarité succèdent <strong>des</strong> temporalités<br />

élastiques dans lesquelles la flèche du<br />

temps est mobile, où l’on peut passer<br />

dans le domaine de l’intemporel, cadre<br />

de vie <strong>des</strong> plus qu’humains.<br />

Le temps et l’espace oppressifs habituels<br />

sont doublés dans le cyberjeu par <strong>des</strong><br />

temps et <strong>des</strong> espaces aux lois différentes,<br />

dans lesquels s’opère une ouverture à<br />

l’imprévu, au créatif, à la surprise et on<br />

peut comprendre que la valorisation est<br />

portée, non sur le temps du jour mais sur<br />

celui de la nuit. « J’aimerais bien pouvoir<br />

oublier le jour ! », m’a dit Yvon, joueur à<br />

Everquest. « Le jour, le réel, c’est juste<br />

une histoire de plus – et pas forcément la<br />

meilleure... », m’a dit Simon, autre joueur<br />

à Everquest, avec une moue qui en disait<br />

long. « Le matin, quand je me lève, je me<br />

dis : “Plus que quinze heures à tirer pour<br />

repartir [dans le monde d’Everquest].” »,<br />

m’a affirmé Muriel. C’est donc la nuit,<br />

devant son écran d’ordinateur, que le<br />

cyberjoueur expérimente la jouissance<br />

d’être plus et celle de se réunir à ses<br />

homologues plus qu’humains.<br />

La nuit recouvre le jour<br />

La nuit est domaine du sommeil pour<br />

la plupart et pour les non-cyberjoueurs.<br />

A ce moment, autour du joueur règne<br />

le calme. Pour le cyberjoueur lui-même,<br />

cependant, le concept de la nuit tend à se<br />

séparer du concept du sommeil. Alain,<br />

38 ans, joueur à Quake, est <strong>des</strong>sinateur<br />

industriel et salarié l’après-midi à mitemps<br />

dans un cabinet d’architecture et<br />

il complète, en freelance, ses revenus par<br />

la modélisation d’objets industriels en<br />

3D. Voici son rythme circadien habituel :<br />

il se réveille vers onze heures ; prend <strong>des</strong><br />

contacts avec <strong>des</strong> amis ou <strong>des</strong> clients<br />

par téléphone, par email ou par webcam<br />

; travaille au cabinet de quatorze à<br />

dix huit heures ; modélise jusqu’à vingt<br />

deux heures ou vingt trois heures puis<br />

joue à Quake jusqu’à cinq ou six heures<br />

du matin. Il dit : « Ma vie commence<br />

après dix huit heures. C’est la nuit que<br />

je m’éclate vraiment. Tout est calme, le<br />

monde extérieur est hors circuit. C’est<br />

là que ma créativité est stimulée et que<br />

je prends vraiment mon pied. Je rêve de<br />

rencontrer une femme qui ait le même<br />

rythme et qui n’éprouve par le besoin de<br />

se mettre dans les draps à heure fixe et<br />

comme tout le monde. »<br />

Nous l’avons vu plus haut : le jour<br />

virtuel du jeu recouvre la nuit objective.<br />

Et voilà une autre étrangeté, car il<br />

advient, bien sûr, que le cyberjoueur joue<br />

pendant la journée (pour le 1/5 en ce qui<br />

concerne mes informateurs et le week-end<br />

en général). De façon intéressante, il semblerait<br />

qu’alors ce soit quelque chose de<br />

la nuit qui recouvre le jour d’une certaine<br />

manière et que le temps du jeu en vient à<br />

être vécu comme le temps du sommeil <strong>des</strong><br />

autres : « Quand je joue le dimanche aprèsmidi,<br />

j’ai l’impression que tout le monde<br />

est en train de dormir autour de moi. La<br />

rue est silencieuse parce que je n’entends<br />

plus les bruits de voiture, tellement je suis<br />

absorbée. », affirme Marianne.<br />

Nous avions déjà relevé cette inversion<br />

par rapport aux valeurs de la société occidentale,<br />

privilégiant le jour – conscience,<br />

éveil, responsabilité, action constructive<br />

et énergique, ordre – et juste tolérant la<br />

nuit – inconscience, sommeil, licence,<br />

laisser-aller, rêveries stériles, chaos.<br />

Ainsi, pour le cyberjoueur, le jour est une<br />

prison avec gar<strong>des</strong>-chiourmes, corvées,<br />

musellement, étroitesse de l’espace dans<br />

lequel on se meut, ressenti de la petitesse<br />

propre au simple humain qu’il est alors,<br />

nécessairement soumis à <strong>des</strong> règles et<br />

lois non librement acceptées mais subies :<br />

règles du jour implicitant de ce fait, non<br />

pas une notion d’ordre mais bien au contraire<br />

de chaos. Le jour, d’autres peuvent<br />

exercer une emprise sur le joueur. La<br />

veille qui y est imposée apparaît en fait<br />

être davantage une sorte de sommeil pour<br />

ce qui fait l’être « plein » du joueur. Et,<br />

au bout de ce que représente le jour, de<br />

sa symbolique et de sa logique, la mort<br />

guette. La nuit du cyberjoueur, au contraire,<br />

est liberté, libre choix, amplitude<br />

et diversité <strong>des</strong> espaces disponibles, ordre<br />

car tissée de règles librement consenties,<br />

vigilance, éveil et stimulation de ce qui<br />

fait cet être « plein ».<br />

96 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Michel Nachez<br />

La nuit aux carrefours du cyberespace<br />

La nuit, le cyberjoueur plus qu’humain<br />

peut être craint ou envié, mourir et ressusciter,<br />

avoir pouvoir de vie et de mort sur<br />

d’autres joueurs / avatars qui sont néanmoins<br />

ses égaux : alliés ou ennemis, leur<br />

compagnie est toujours bonne car elle est<br />

réunion de plus qu’humains. En tous cas,<br />

la nuit, le cyberjoueur est évolutif, vigile.<br />

La nuit tire sa valorisation de la démesure<br />

<strong>des</strong> lieux, <strong>des</strong> pouvoirs et <strong>des</strong> protagonistes<br />

du cyberjeu et le cyberjoueur<br />

s’extasierait volontiers, comme Novalis :<br />

« Plus divins que les étoiles scintillantes,<br />

nous semblent les yeux infinis que la Nuit<br />

a ouvert en nous. Leur regard porte bien<br />

au-delà <strong>des</strong> astres... emplissant d’une<br />

volupté indicible l’espace qui est au-<strong>des</strong>sus<br />

de l’espace. »<br />

Force est donc de constater l’opposition<br />

jour / nuit dans les représentations<br />

<strong>des</strong> cyberjoueurs, dialectique que l’on<br />

peut dès lors synthétiser dans le tableau<br />

ci-<strong>des</strong>sous.<br />

réalité ordinaire<br />

contraintes<br />

travail et obligations<br />

humanité ordinaire<br />

lieux ordinaires<br />

Jour<br />

rencontres avec <strong>des</strong> êtres ordinaires<br />

espace rigide<br />

temps rigide<br />

corps limité et fragile<br />

identité ordinaire et unique<br />

pouvoirs ordinaires<br />

monde ordinaire<br />

La nuit offre<br />

<strong>des</strong> suppléments<br />

de réalité<br />

Le philosophe R. Safranski (1999)<br />

soutient que la conscience est « libre » :<br />

elle vit dans le monde réel et dans beaucoup<br />

de mon<strong>des</strong> possibles. Elle peut prononcer<br />

le fiat et créer une réalité à partir<br />

de rien.<br />

Caillois (1958) avait déjà souligné que,<br />

dans le jeu, le simulacre est victorieux :<br />

le faux-semblant, la simulation, à partir<br />

■<br />

d’un certain degré d’implication, obtient<br />

le statut de réalité. La réalité est une création.<br />

Tout réel serait « halluciné » (objets<br />

d’hallucinations pour <strong>des</strong> individus ou<br />

<strong>des</strong> groupes) s’il n’était symbolisé, c’està-dire<br />

collectivement représenté. La réalité<br />

est fondée par cette représentation<br />

collectivement acceptée, pièce de théâtre<br />

qui se joue pour la société et l’homme<br />

dans la logique interne de ses supposés,<br />

occultant toute possibilité de parvenir à<br />

une connaissance « réelle » d’une « réalité-réelle<br />

». La représentation collective<br />

dans laquelle évoluent les acteurs donne<br />

donc une épaisseur de réalité à ce qu’elle<br />

représente / symbolise et la réalité est<br />

ainsi une convention (Augé, 1997).<br />

Shopenauer l’avait d’ailleurs souligné<br />

: « Le monde est ma représentation »<br />

et, à la fin du XIX e siècle, le philosophe<br />

allemand Hans Vaihinger (2000) avait<br />

affirmé que ce sont nos constructions et<br />

interprétations mentales qui organisent<br />

réalités virtuelles<br />

liberté<br />

jeu<br />

surhumanité<br />

lieux extraordinaires<br />

Nuit<br />

rencontres avec <strong>des</strong> êtres extraordinaires<br />

pouvoirs sur l’espace : ubiquité et multilocation<br />

intemporalité<br />

corps fort – immortalité<br />

identité « héroïque », identités multiples<br />

pouvoirs surhumains<br />

monde mythique<br />

notre rapport à la « réalité » : le monde<br />

est non rationnel tout autant que l’est<br />

l’homme. Ainsi, la réalité est une création<br />

mentale. Elle est construite au niveau<br />

de la société sur la base de ce que l’on<br />

peut appeler le consensus minimum de<br />

réalité, i.e. le paradigme en vigueur dans<br />

une société donnée. Au niveau de l’individu<br />

et par-delà ce consensus, elle est<br />

construite par les spécificités de son (ses)<br />

expérience(s) propre(s), son vécu, ses<br />

convictions... (Watzlawick, 1988). La<br />

réalité est un ensemble d’illusions à la<br />

fois individuelles et collectives (Kishida<br />

Shû cité par Barral, 1991).<br />

Husserl (1950) a montré que ce sont<br />

les phénomènes, en tant qu’ils entrent<br />

dans la conscience et l’occupent (et non<br />

en tant qu’apparences comme chez Platon<br />

ou Kant) qui offrent à la réalité dans<br />

l’instant sens, essence et structure fondamentale.<br />

Ce n’est ainsi pas le monde<br />

en lui-même, bien qu’existant en soi,<br />

qui est sens et essence, mais bien ce qui<br />

de lui entre dans la conscience. Celle-ci,<br />

d’ailleurs, suspend son jugement sur le<br />

monde en soi tel qu’on le connaît ou<br />

croit le connaître – ici le monde matériel<br />

– ou, pour le dire autrement, le met entre<br />

parenthèses pour devenir « conscience<br />

de quelque chose », conscience visant<br />

un objet. C’est alors le monde éprouvé,<br />

perçu, jugé, pensé, remémoré, évalué qui<br />

est chargé de sens et non plus une idée<br />

préalable de ce qu’est, doit ou devrait<br />

être le monde.<br />

Or, que se passe-t-il, lorsque le cyberjoueur<br />

joue ? Il est face à son écran et les<br />

éléments qui entrent dans et occupent son<br />

champ de conscience sont les électrons<br />

prenant formes, issus de cet écran et qui<br />

lui donnent à connaître les phénomènes et<br />

les événements du jeu en tant que réalité<br />

de ce moment. Toute son attention est<br />

focalisée par la lucarne qui éclipse de<br />

ce fait toute autre lumière, artificielle ou<br />

solaire. N’existe plus alors que le « jour »<br />

expérimenté dans le jeu et le reste du<br />

monde matériel, bien qu’existant en soi,<br />

part à la périphérie de la perception et<br />

finit « évacué » de la conscience. Quelle<br />

que soit alors l’heure objective, nocturne<br />

ou diurne, ou encore l’heure dans le jeu<br />

lui-même, c’est bien à une sorte de réalité<br />

hors du temps – ou sans temps – que le<br />

cyberjeu convie le cyberjoueur et cette<br />

réalité – atemporelle, intemporelle – est<br />

bien supérieure en termes de valeurs, de<br />

plaisir, d’exaltation, de communication<br />

et de valorisation personnelle pour le<br />

cyberjoueur que la réalité ordinaire.<br />

Le jeu vidéo en réseau n’est qu’un<br />

jeu. Mais il est aussi représentation collective<br />

et mise en scène de réalités alternatives.<br />

De plus, contrairement à d’autres<br />

mises en scène – au théâtre, au cinéma,<br />

dans la peinture, dans d’autres jeux –, il<br />

fait référence à <strong>des</strong> univers stables, qui<br />

sont <strong>des</strong> donnés de base, définis en trois<br />

dimensions, analogues en cela au donné<br />

de base qu’est notre monde réel : l’on<br />

y vit, on l’expérimente, on y agit. On y<br />

communique. On l’occupe avec d’autres<br />

97


et, aussi, on y partage <strong>des</strong> perceptions<br />

avec d’autres – percevoir et éprouver<br />

ensemble augmente le « facteur-réalité »,<br />

la conviction de réalité. On y produit<br />

un impact, on s’y déplace, alors même<br />

que seulement une très petite partie de<br />

ces éléments entre dans le champ <strong>des</strong><br />

sens du joueur. Et, non fini, il continue à<br />

exister, à évoluer et à se complexifier en<br />

dehors même de la présence du joueur.<br />

Ce n’est nullement le cas pour le théâtre,<br />

le cinéma, la peinture ou les jeux du<br />

genre « cow-boys et Indiens » qui sont<br />

<strong>des</strong> univers finis. D’une certaine manière,<br />

entrer dans un jeu en réseau c’est, en<br />

quelque sorte et toutes proportions gardées,<br />

comme de se rendre dans un autre<br />

pays sur Terre, d’y faire un séjour et d’en<br />

revenir ensuite. Au retour du voyage se<br />

met à prévaloir un <strong>des</strong> aspects du réel,<br />

qu’on nomme « monde réel » et « jour »,<br />

et au soir, un autre aspect du réel se montre,<br />

celui qu’on peut nommer « réalité<br />

virtuelle », hors du jour / nuit.<br />

Le cyberjoueur, en ces heures nocturnes<br />

ou « nocturnisées », expérimente d’autres<br />

réalités lesquelles, pendant l’action du<br />

jeu, investissent les réflexes de son corps<br />

et l’acuité de deux de ses sens : la vue et<br />

l’ouie. Son cerveau fait le reste. On peut<br />

donc dire que, en jouant, le cyberjoueur<br />

vit dans ce que j’appellerai un imaginaire<br />

réalisé (dans le sens philosophique du<br />

mot réalisé : accorder un statut de réalité<br />

ontologique à <strong>des</strong> êtres abstraits – ici les<br />

données de l’univers du jeu et les avatars<br />

présents). Il participe <strong>des</strong> deux mon<strong>des</strong>, le<br />

réel et le virtuel et montre de l’aisance à<br />

passer de l’un à l’autre et inversement. Ce<br />

réel et ce virtuel sont, de toute évidence,<br />

représentés collectivement, de nombreuses<br />

personnes en participent, y sont acteurs,<br />

du dedans (et pas seulement spectateurs,<br />

du dehors, « impuissants »).<br />

Le cyberjeu augmente le « capitalréalité<br />

» du cyberjoueur, non pas en mode<br />

schizophrène – je ne connais aucun cas de<br />

cyberjoueur on-line chez qui la capacité<br />

à discriminer entre monde réel et réalités<br />

virtuelles soit altérée – mais en enrichissement<br />

: il y a là adjonction aux pans de<br />

la réalité ordinaire de pans de réalités<br />

autres 2 .<br />

Les cyberjoueurs, vecteurs<br />

d’une redéfinition paradigmatique<br />

de la nuit ?<br />

Les cyberjoueurs sont nombreux et il<br />

n’y a actuellement aucun indice de fléchissement<br />

de l’intérêt pour les jeux online<br />

de par le monde, bien au contraire :<br />

l’expansion <strong>des</strong> connexions à l’Internet,<br />

le haut débit, la montée en puissance <strong>des</strong><br />

ordinateurs et la multiplication <strong>des</strong> sites<br />

de jeux le démontrent à l’envi. Selon la<br />

revue Wired du 19 mars 2002 : 424 000<br />

joueurs étaient inscrits à Everquest au<br />

premier trimestre 2002 pour les seuls<br />

États-Unis.<br />

Certes, pour beaucoup d’auteurs, le<br />

jeu est abâtardissement de la culture :<br />

« Tout déchoit dans le jeu ! » – et cette<br />

thèse est la plus répandue. Selon elle, les<br />

jeux montrent autant de dégradations <strong>des</strong><br />

activités <strong>des</strong> adultes qui, ayant perdu leur<br />

sérieux, tombent au niveau <strong>des</strong> distractions<br />

anodines. Pour J. Huizinga (1994),<br />

au contraire, c’est la culture qui vient du<br />

jeu : l’esprit du jeu, ses impératifs et ses<br />

règles sont à la source de ce qui permet<br />

le développement <strong>des</strong> cultures, stimulant<br />

l’ingéniosité, l’inventivité, permettant <strong>des</strong><br />

apprentissages, générant du relationnel,<br />

aiguisant les réflexes et les sens, éveillant<br />

la créativité et la capacité à concentrer<br />

l’action en fonction du but visé.<br />

Si la thèse de Huizinga est juste, en<br />

quoi la pratique <strong>des</strong> jeux on-line pourrat-elle<br />

être source de culture ?<br />

Max Bense (1961) a forgé le terme<br />

d’esthétique informationnelle, qui est ici<br />

retentissement sensualisé du cyberespace<br />

sur ses usagers, correspondant aussi au<br />

plaisir esthétique et au plaisir sémantique<br />

(Moles, 1973). Cette esthétique informationnelle<br />

est ici liée à la connaissance <strong>des</strong><br />

signes, <strong>des</strong> règles librement consenties<br />

impliquées dans les cybermon<strong>des</strong>, à la<br />

reconnaissance de soi et de l’autre – compère<br />

ou adversaire – en tant qu’entités<br />

non-ordinaires, toutes choses qui font<br />

partie du champ d’expérience et de réalité<br />

<strong>des</strong> cyberjoueurs. L’actualisation de cette<br />

esthétique informationnelle est largement<br />

nocturne et c’est la nuit, donc, qui ouvre<br />

le cyberjoueur on-line à ces plaisirs et lui<br />

permet de vivre dans <strong>des</strong> réalités nonordinaires<br />

et d’exister dans le registre du<br />

plus qu’humain.<br />

Certes, son assimilation au surhumain<br />

n’est que temporaire, mais quand<br />

il revient dans le monde de l’ordinaire,<br />

c’est avec un souvenir ébloui de ce temps<br />

de la nuit où, très paradoxalement, c’était<br />

la nuit mais pas la nuit ; où il était seul<br />

mais pas seul, car en la très bonne compagnie<br />

d’autres plus qu’humains ; où il<br />

était confiné en un espace étroit, mais où<br />

il a parcouru un ou <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> existants<br />

spatialement pour ses perceptions tout<br />

en n’existant pas objectivement ; où il fut<br />

soumis aux impératifs limitants du biologique,<br />

mais fut aussi fort, aventureux,<br />

exalté et immortel ; où il fut engoncé dans<br />

une temporalité et néanmoins « voyageur<br />

» du temps, tout à fait apte à se rendre<br />

en un clin d’oeil en <strong>des</strong> univers variés<br />

et en <strong>des</strong> temps hors du temps.<br />

Pendant qu’il joue on-line, pendant la<br />

nuit objective ou celle que sa focalisation<br />

sur le jeu à créée autour de lui, et en compagnie<br />

le plus souvent d’inconnaissables<br />

inconnus, le cyberjoueur expérimente<br />

quelque chose de l’ordre de la transe,<br />

du mythe, réenchantant sans doute ainsi<br />

son monde du jour si pauvre en mythes<br />

et inventant peut-être pour demain de<br />

nouvelles définitions pour le jour, pour<br />

la nuit, pour la réalité.<br />

Les cyberjoueurs on-line, jeunes pour<br />

la plus grande part – ayant donc l’avenir<br />

devant eux – et nombreux de par le<br />

monde, seraient-ils en train d’incuber une<br />

nouvelle culture, avec ses sources, ses<br />

valeurs, son langage, son esthétique, sa<br />

transmission du savoir, son paradigme... ?<br />

Si c’est le cas, quelles représentations/<br />

symbolisations du jour, de la nuit, de la<br />

réalité seront-elles pointées alors ?<br />

Répondre à ces questions relève du<br />

domaine de la prospective et n’est pas<br />

de mon propos. Mais peut-être peut-on<br />

déjà apercevoir, à travers la fréquentation<br />

<strong>des</strong> univers de jeux on-line et ce certain<br />

renversement dans les valeurs accordées<br />

au cycle circadien, quelques ébauches de<br />

ce que pourraient être les valorisations et<br />

les symbolisations prochaines ?...<br />

98 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Michel Nachez<br />

La nuit aux carrefours du cyberespace<br />

Bibliographie<br />

Augé M., La guerre <strong>des</strong> rêves. Exercices d’ethnofiction,<br />

Paris, Seuil, 1997.<br />

Barral E., Otaku. Les enfants du virtuel, Paris,<br />

Denoël, 1999.<br />

Caillois R., Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard,<br />

1967.<br />

Claveau L., « Mort Permanente. On ne vit que<br />

deux fois », Génération 4, numéro hors série,<br />

1 er trimestre 2001.<br />

Flichy P., L’imaginaire d’Internet, Paris, La<br />

Découverte, 2001.<br />

Huizinga J., « Homo Ludens. Vom Ursprung der<br />

Kultur im Spiel », Reinbeck bei Hamburg,<br />

Rowohlts Enzyklopädie, 1994.<br />

Husserl E., Idées directrices pour une phénoménologie,<br />

Paris, Gallimard, 1950.<br />

Moles A., La communication et les mass media,<br />

Verviers, Marabout, 1973.<br />

Nachez M. & Schmoll P., « Les Player Killers.<br />

Formes et significations de l’incivilité dans<br />

les jeux vidéo en ligne », <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />

Sociales, 29, p. 84-91, 2002.<br />

Nachez M., « Jeux vidéo on-line en vision subjective<br />

: autopsie d’une cyberviolence », communication<br />

au 2 ème Congrès Sciences de l’Homme<br />

et Société : « Différences dans la civilisation »,<br />

Cannes, 4-7 juillet 2001.<br />

Nachez M., « Les yeux : interface vers le cyberespace<br />

» communication au colloque « Les<br />

orifices du corps – traversées anthropologiques<br />

», Université Marc Bloch, Strasbourg,<br />

25-26 octobre 2001.<br />

Safranski R., Le mal ou le théâtre de la liberté,<br />

Paris, Grasset, 1999.<br />

Schmoll P., « Les Je on-line. La question <strong>des</strong><br />

identités sur Internet », <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />

Sociales, 28, p. 12-19, 2001.<br />

Shachtman N., « Pay for content? Ha, say users »,<br />

Wired, http://www.wired.com/news/ebiz/<br />

0,1272,51146,00.html, 19 mars 2002.<br />

Vaihinger H., The philosophy of “as if”, New York,<br />

Tailor and Francis Books Ltd., 2000.<br />

Wade P. et Falcand D., Cyberplanète, Paris, Autrement,<br />

1998.<br />

« Warning labels needed for some online games :<br />

parent », CBC News, Toronto, 16 octobre<br />

2002, http://www.cbc.ca/stories/2002/10/15/<br />

Consumers/onlinegaming_021015<br />

Watzlawick P., L’invention de la réalité. Contributions<br />

au constructivisme, Paris, Seuil, 1988.<br />

Yee N., The Norrathian Scrolls. A study of Everquest,<br />

http://www.nickyee.com/eqt/report.<br />

html, 2001.<br />

Notes<br />

1. Il y eut un tollé quand les concepteurs de<br />

jeux vidéo envisagèrent de rendre définitive<br />

la mort <strong>des</strong> personnages dans le jeu,<br />

tant et si bien qu’ils y renoncèrent : la mort<br />

est ici sans gravité et sans implacabilité<br />

(Claveau, 2001).<br />

2. Il est aussi à noter que le cyberjoueur<br />

ne semble pas non plus voué à grossir<br />

les rangs <strong>des</strong> inadaptés sociaux ou <strong>des</strong><br />

sociopathes : <strong>des</strong> recherches scientifiques<br />

récentes diligentées par <strong>des</strong> gouvernements<br />

inquiets ont montré que la capacité<br />

à fonctionner dans la société n’était<br />

pas significativement mise en danger par<br />

la fréquentation assidue <strong>des</strong> cyberjeux<br />

(Nachez & Schmoll, 2002).<br />

Ressources Internet :<br />

http://eq.mystics.gamigo.de/<br />

http://everquest.station.sony.com/<br />

http://www.counter-strike.net<br />

http://www.everquest-europe.com/fr/<br />

http://www.planetquake.com/<br />

99


LAURA BITEAUD<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

biteaud@umb.u-strsbg.fr.<br />

Pour que dure la nuit...<br />

Analyse d’une festivité contemporaine :<br />

la Techno<br />

Et si arrivent les chanteurs et les<br />

danseurs et les joueurs de flûte,<br />

achetez également leurs dons.<br />

Car eux aussi cueillent <strong>des</strong> fruits et<br />

<strong>des</strong> fragrances et, quoique façonné<br />

de rêves, ce qu’ils apportent<br />

se révèle vêture et nourriture<br />

pour votre âme.<br />

Khalil Gibran, Le Prophète<br />

La nuit. La lune succède au soleil<br />

dans le ciel de la vie. Elle marque<br />

l’entrée dans un nouvel espacetemps,<br />

différent, autre. Un autre soi<br />

emboîte le pas sur le soi ordinaire : celui<br />

qui ne s’éveille que la nuit, lorsque les<br />

lumières du contrôle social se tamisent,<br />

lentement remplacées par celles de la<br />

fête, de la dépense : dépense physique,<br />

dépense du temps… gaspillage. Loin<br />

de la rentabilité, de la productivité, du<br />

temps utile et utilitaire, la fête propose<br />

un temps hors norme. Après les bals<br />

populaires, les galas mondains, les fêtes<br />

de villages, la société contemporaine<br />

ouvre ses portes à une "nouvelle" manière<br />

de faire la fête : mariant l’essence<br />

festive à la technicité moderne. Et la fête<br />

techno entre en piste.<br />

Nous nous proposons ici, sur le thème<br />

de la fête techno, d’apporter quelques<br />

éléments de réflexion sur cette pratique<br />

festive nocturne, noctambule. L'article<br />

présente l’univers techno : son espace,<br />

sa temporalité singulière, sa danse rythmée<br />

et guidée par le son de sa musique.<br />

Il tente de mettre en lumière ce que les<br />

technophiles viennent chercher dans ce<br />

monde parallèle, monde qui naît dans le<br />

royaume de la nuit.<br />

Quand la rupture<br />

s’impose…<br />

Étymologiquement la fête désigne<br />

« une réjouissance qui rompt avec la vie<br />

quotidienne (fin XII e s.), un ensemble de<br />

réjouissances organisées (1273), une<br />

cause de plaisir » 1 . Rompre avec la vie<br />

quotidienne, ordinaire : telle est la caractéristique<br />

essentielle de la fête. À la fois<br />

régulatrice et oblative – comme l’expliquait<br />

Jean Duvignaud – la fête s’offre<br />

comme une pause, un temps-mort. Une<br />

pause : une interruption momentanée qui<br />

offre au temps le loisir d’égrainer les<br />

minutes, les heures, sans leur imposer<br />

une finalité prédéfinie. Le présent dans<br />

toute sa splendeur, vécu non pas téléologiquement<br />

mais pour lui-même : le<br />

carpe diem. Temps-mort : une temporalité<br />

hors du temps, sans passé ni avenir,<br />

à milles lieues <strong>des</strong> pressions projectives<br />

de la vie sociale ordinaire, une soupape<br />

de sécurité. Ajoutons avec Jean Duvignaud<br />

que la fête « détruit les règles<br />

plus qu’elle ne les transgresse. Car la<br />

transgression ne suppose pas le "dérèglement"<br />

ni la "débauche" à quoi l’on<br />

tente généralement de réduire la fête ».<br />

Elle « confronte l’homme à un univers<br />

sans norme, le tremendum qui engendre<br />

une espèce de terreur ». La rupture avec<br />

le quotidien repose ici, notamment, sur<br />

l’absence de modèles régissant une ligne<br />

■<br />

100


Laura Biteaud<br />

Pour que dure la nuit...<br />

de conduite imposée. Or si l’on avance<br />

dans la réflexion et l’observation de la<br />

fête techno, force est de constater que<br />

la dimension anomique est incomplète,<br />

voire inexacte. En effet, si une barrière<br />

surgit entre le quotidien et la fête, entre<br />

le "normal" et l’extra-ordinaire, entre<br />

le jour et la nuit, il s’agit de la frontière<br />

séparant deux mon<strong>des</strong> distincts et non<br />

de la négation du premier par le second.<br />

Ainsi si la fête annihile les règles coutumières,<br />

c’est pour en créer d’autres,<br />

qui lui sont propres. Et la distinction<br />

entre sacré et profane que propose Roger<br />

Caillois dans L’homme et le sacré semble<br />

alors appropriée : le profane pour la vie<br />

sociale ordinaire, l’univers sacré pour<br />

la fête, associée – de fait – à la notion<br />

de rupture.<br />

Dès lors, « on comprend que la fête,<br />

représentant un tel paroxysme de vie et<br />

tranchant si violemment sur les menus<br />

soucis de l’existence quotidienne, apparaisse<br />

à l’individu comme un autre monde,<br />

où il se sent soutenu et transformé par <strong>des</strong><br />

forces qui le dépassent. (…) Il vit dans<br />

le souvenir d’une fête et dans l’attente<br />

d’une autre, car la fête figure pour lui,<br />

pour sa mémoire et son désir, le temps<br />

<strong>des</strong> émotions intenses et de la métamorphose<br />

de son être ». 2 N’allons pas trop<br />

avant dans cette image surréelle de la<br />

fête. Il ne s’agit guère de l’idéaliser ou<br />

de la mythifier au détriment du quotidien,<br />

puisqu’ils sont intimement liés, tous deux<br />

étant nécessaires « au développement de<br />

la vie : l’un comme milieu où elle se<br />

déploie, l’autre comme la source inépuisable<br />

qui la crée, qui la maintient, qui la<br />

renouvelle » 3 . Le cas <strong>des</strong> "fêteurs" restant<br />

"bloqués" dans le monde techno fait ici<br />

figure d’exemplarité : « L’écoute de sons<br />

techno, la prise plus fréquente d’acide ou<br />

d’ecstasy, la fréquentation <strong>des</strong> personnes<br />

du mouvement les y maintiennent. Mais<br />

ils tournent en rond dans cet univers,<br />

s’y trouvent enfermés et n’assument plus<br />

leurs fonctions ordinaires avec la même<br />

énergie » 4 .<br />

Si l’association fête / sacré incarne<br />

une temporalité singulière, elle traduit<br />

également la spécificité d’un public qu’il<br />

convient de préserver ; parce que « la<br />

chose sacrée, c’est, par excellence, celle<br />

que le profane ne doit pas, ne peut pas<br />

impunément toucher. (…) » 5 . Aussi pour<br />

sauvegarder cette sacralité, l’univers festif<br />

techno s’est doté de ceux que l’on<br />

nomme les physionomistes et qui ont la<br />

faculté de reconnaître –au premier coup<br />

d’œil – un initié. Ces derniers représentent<br />

l’ultime rempart avant de pouvoir<br />

s’introduire dans le monde de la fête ;<br />

mais ce passage peut se refermer devant<br />

toute personne qui n’aurait pas le « look<br />

branché exigé » 6 , parce que l’on prend<br />

bien « soin d’écarter d’un endroit consacré<br />

tout ce qui appartient au monde profane<br />

» 7 . Ce regard, que le physionomiste<br />

porte sur le "fêteur", est unique 8 ; il le<br />

scrute de haut en bas 9 , comme une sculpture<br />

qu’il choisirait pour son intérieur, se<br />

demandant si elle est assez in pour s’harmoniser<br />

avec sa décoration personnelle.<br />

Et si le verdict est négatif, il n’y a pas<br />

d’appel possible. Parce que « sans doute,<br />

par rapport au sacré, le profane n’est<br />

empreint que de caractères négatifs : il<br />

semble en comparaison aussi pauvre et<br />

dépourvu d’existence que le néant face<br />

à l’être (…) : tout contact est fatal à l’un<br />

comme à l’autre » 10 . Il s’agit, par conséquent,<br />

lorsque l’on désire pénétrer dans<br />

les lieux sacrés, de se débarrasser de tout<br />

attribut qui pourrait – de près ou de loin<br />

– rappeler le domaine du profane, puisque<br />

le temps de la fête – celui du sacré<br />

– est celui de la rupture avec le profane.<br />

Étienne Racine 11 note à ce sujet que les<br />

« racailles » et les « touristes » 12 sont souvent<br />

taxés d’adopter <strong>des</strong> comportements<br />

d'usagers <strong>des</strong> discothèques "normales",<br />

ordinaires. Leur attitude tenant plus du<br />

voyeurisme que de la participation festive,<br />

ils ne détiennent pas la clef rendant<br />

accessible l’espace sacralisé de la<br />

fête. C’est pourquoi l’entrée <strong>des</strong> night<br />

clubs techno leur est fréquemment refusée.<br />

Cela peut sembler injuste mais pour<br />

qu’une fête conserve toute sa sacralité, le<br />

profane doit en être totalement banni. Il<br />

reste alors aux populations profanes – si<br />

elles tiennent à conserver leurs qualités<br />

ordinaires – le loisir d’assister aux divers<br />

évènements, tels que la Techno Parade ou<br />

la Gay Pride : « il y a toujours <strong>des</strong> choses<br />

sacrées en dehors <strong>des</strong> sanctuaires ; il y<br />

a <strong>des</strong> rites qui peuvent être célébrés les<br />

jours ouvrables. Mais ce sont <strong>des</strong> choses<br />

sacrées de rang secondaire et <strong>des</strong> rites de<br />

moindre importance » 13 .<br />

Tandis que le profane représente l’ordinaire,<br />

le quotidien diurne, le sacré,<br />

quant à lui, nous conduit dans les abîmes<br />

d’un « monde défendu » (Caillois), initialisé<br />

par la nuit, que la littérature au temps<br />

<strong>des</strong> romantiques assimilait à l’onirisme.<br />

Notre propos va nous conduire maintenant<br />

au cœur de cette sacralité. Et pour<br />

nous guider dans les méandres nocturnes<br />

de la festivité techno, nous suivrons la<br />

définition du sacré, proposée par Roger<br />

Caillois : « Le sacré appartient comme<br />

une propriété stable ou éphémère à certaines<br />

choses (les instruments du culte 14 ),<br />

à certains êtres (le roi, le prêtre 15 ), à certains<br />

espaces (le temple, l’église, le haut<br />

lieu 16 ), à certains temps (le dimanche, le<br />

jour de Pâques, de Noël, etc. 17 ) » 18 .<br />

L’univers techno<br />

La musique :<br />

quand le "beat" entre en vous…<br />

La musique techno est essentiellement<br />

caractérisée par l’utilisation du mix et de<br />

la rythmique qu’elle génère par le biais<br />

du "beat".<br />

Le mix, substantif du verbe mixer,<br />

s’apparente à un savant mélange de musique<br />

; c’est-à-dire aussi bien un alliage de<br />

plusieurs disques passés simultanément,<br />

qu’une mise en commun de styles musicaux<br />

divers et variés. Mixer c’est « avec<br />

deux, trois ou quatre platines, jouer <strong>des</strong><br />

disques ensemble en accordant leur vitesse<br />

sur les platines tout en modifiant différentes<br />

variables sur la table de mixage<br />

(accentuation <strong>des</strong> basses par exemple).<br />

Par extension on peut parler d’une « culture<br />

du mix » : les tenants du mouvement<br />

techno mixent les sons mais aussi les styles<br />

vestimentaires » 19 et les populations.<br />

Ainsi, si le principe de mixage appelle<br />

la multiplicité de sonorités musicales, il<br />

renvoie également à une idée plus globale<br />

de métissage. Métissage de population<br />

qui est rendu possible grâce aux nombreuses<br />

variantes musicales de l’éventail<br />

techno. Hormis la distinction concernant<br />

le domaine profane et l’univers du sacré,<br />

la techno ne réalise aucune discrimination<br />

qu’elle soit de classe ou de couleur. Au<br />

contraire, elle fut à ses débuts porteuse<br />

d’espoir pour <strong>des</strong> minorités (les populations<br />

noires et gays notamment) avant<br />

d’accueillir un public plus large. Citons<br />

ici Franckie Knuckles qui a commencé<br />

à mixer à Chicago, à l’heure où le "délit<br />

de faciès" était encore plus intensément<br />

présent et répandu qu’aujourd’hui : « J’ai<br />

longtemps pensé que ce que je faisais<br />

■<br />

101


c’était créer une espèce de paradis du<br />

pauvre sur la piste de danse ; je leur<br />

donne la possibilité de s’échapper complètement<br />

d’une réalité sombre, d’être en<br />

accord avec eux-mêmes et avec <strong>des</strong> milliers<br />

d’autres en même temps, de devenir<br />

<strong>des</strong> individus nouveaux » 20 .<br />

Mixage et métissage sont unis au cœur<br />

<strong>des</strong> vibrations technoï<strong>des</strong>, alliance qui<br />

fait mine de patchwork à la fois musical<br />

et humain. Cette mosaïque musicale est<br />

peut-être d’autant plus accessible qu’elle<br />

ne comporte aucune parole. Pour la plupart<br />

<strong>des</strong> mix techno, les DJ n’utilisent que<br />

l’élément instrumental. Les paroles sont<br />

abolies ou dépourvues de sens. Le travail<br />

de mixage ainsi que l’échantillonnage<br />

font que même s’il y a <strong>des</strong> paroles sur<br />

les disques originaux, elles deviennent<br />

incompréhensibles. Cette aphasie dans<br />

une société où le discours est omniprésent<br />

apparaît alors comme un havre de<br />

paix, comme une rupture avec la réalité.<br />

Pour certains elle offrirait au public une<br />

plus large liberté d’interprétation de la<br />

musique, un accès au rêve facilité. Mais,<br />

pour la plupart elle traduit une absence<br />

tant de revendications que de promesses<br />

en ce qui concerne la vie sociale ordinaire.<br />

Pour la techno, il ne s’agit donc pas de<br />

proposer un avenir meilleur mais simplement<br />

d’offrir un instant de plénitude. En<br />

d’autres termes « le mouvement techno<br />

aurait plutôt tendance à ne revendiquer<br />

rien d’autre que le droit de faire la fête.<br />

L’association naturelle entre contestation<br />

et techno n’est pas ressentie par les sujets<br />

techno » 21 .<br />

S’arrêter sur le mix en omettant d’évoquer<br />

le rôle du DJ serait un non-sens en<br />

matière de musique techno. Il ne s’agit<br />

pas ici <strong>des</strong> DJ traditionnels qui se contentent<br />

de passer <strong>des</strong> disques et de minimiser<br />

au mieux les défauts de transition entre<br />

chaque titre. Un DJ techno est bien plus<br />

que cela. Qui, sinon le DJ se charge du<br />

choix <strong>des</strong> morceaux ? Qui d'autre que<br />

le DJ guide la foule au rythme <strong>des</strong> basses<br />

? Sans lui, les portes de l’univers<br />

festif resteraient closes. Jérôme Pacman,<br />

un DJ, le souligne lorsqu’il explique la<br />

relation qui s’installe entre le DJ et son<br />

outil de travail, peut-être devrions-nous<br />

dire son outil de plaisir ? « Pour nous,<br />

les morceaux ne sont pas une fin en soi.<br />

On les manipule, on les travaille de l’intérieur,<br />

on les greffe, on les dégreffe. On<br />

les mélange, on laisse les sons retomber,<br />

tantôt pluie, tantôt bourrasque, agate<br />

ou givre » 22 . Le DJ personnalise son<br />

mix. Il conduit le public dans un voyage<br />

singulier, à chaque fois différent, extraordinaire<br />

(le trait d’union permet ici de<br />

souligner la rupture avec la vie ordinaire,<br />

l’entrée dans une Autre dimension, celle<br />

du sacré). Le danseur s’en remet au DJ,<br />

et il n’est plus totalement maître de son<br />

corps puisque celui-ci est mené par la<br />

danse, elle-même entraînée par le mix du<br />

DJ. Pendant un temps, le danseur accepte<br />

de ne pas être le maître qui contrôle tout,<br />

il s’en remet à autrui.<br />

Concernant le DJ lui-même, la personne<br />

dissimulée sous cette fonction, Astrid<br />

Fontaine et Caroline Fontana précisent<br />

qu’« il est à la fois connu (pour sa musique)<br />

et inconnu (en tant qu’individu),<br />

il est présent et indispensable mais en<br />

même temps presque invisible » 23 . Cela<br />

sans aller jusqu'à suivre Michel Gaillot<br />

lorsqu'il affirme qu’il n’y a pas de phénomène<br />

d’idole comme dans le rock. Le<br />

phénomène n’est effectivement pas le<br />

même si l’on pense aux fans en délire qui<br />

adulent une star, la placent sur un pié<strong>des</strong>tal<br />

et finissent par vivre à travers elle en<br />

imitant son style vestimentaire et allant<br />

jusqu’à s’approprier ses idéaux. Toutefois<br />

ce sont bien la notoriété du DJ et son<br />

style de mix qui attirent un public plus<br />

ou moins large. Et cela est vrai depuis le<br />

lever du jour techno. Ainsi, lorsque Larry<br />

Levan se produisait au Garage « les gens<br />

venaient du partout pour lui, du Bronx,<br />

du New Jersey, puis du monde entier » 24 .<br />

Aujourd’hui encore « le titre et la notoriété<br />

d’un DJ reposent essentiellement sur<br />

ses prestations lors de raves », en night<br />

clubs ou soirées organisées, « et en aucun<br />

cas sur une éventuelle façon de penser, de<br />

s’habiller ou de s’exprimer » 25 . La place<br />

du DJ est d’ailleurs mise en exergue que<br />

ce soit dans les clubs ou dans les soirées,<br />

puisqu’ils occupent en général un espace<br />

surélevé et totalement transparent, afin<br />

que l’osmose avec le public soit complète.<br />

Plus que de la musique, ce sont<br />

<strong>des</strong> vibrations, <strong>des</strong> émotions multiples<br />

que le DJ transmet à son public par la<br />

musique.<br />

Hormis l’absence de parole, la singularité<br />

de la musique techno est accentuée<br />

par le "beat" : littéralement, le battement.<br />

Ce battement est émis par les basses, il<br />

vous pénètre dès que vous franchissez les<br />

portes de l’univers techno, il enivre les<br />

technophiles et terrorise les technophobes…<br />

Il s’agit <strong>des</strong> battements émis à la<br />

minute : environ « quatre vingt en ce qui<br />

concerne le cœur humain, de cent vingt<br />

à deux cent pour la techno » 26 .<br />

En entrant dans un night club techno<br />

- ou dans une rave – c’est la clef de luimême<br />

que le technophile offre au "beat",<br />

celle de son corps : les battements de son<br />

cœur se fixent alors sur le "beat" de la<br />

musique et progressivement, alors qu’il<br />

commence à se sentir plus à l’aise, à<br />

mesure qu’il autorise son corps à s’exprimer<br />

librement, les battements de son<br />

cœur finissent par se calquer sur ceux de<br />

la musique pour, finalement, n'être plus<br />

qu’une seule et même palpitation. La<br />

musique alors est en lui, elle « investit le<br />

corps et instaure une relation privilégiée<br />

son / raver » 27 . Cette relation est créée par<br />

le DJ : en douceur pour débuter dans la<br />

nuit, puis plus fort pour capter les corps<br />

et les faire entrer dans la danse. Le "beat"<br />

plonge donc au fond de chaque personne<br />

afin de trouver en elle le danseur qui<br />

sommeille. Contrairement à ce que l’on<br />

peut penser en premier lieu lorsque l’on<br />

étudie la musique techno, ce n’est pas la<br />

personne qui s’immerge dans son moi<br />

le plus intime mais bien la musique qui<br />

y entre dans le but de l’en extraire. Elle<br />

vient chercher le danseur afin qu’il profite<br />

pleinement de la fête, effaçant du même<br />

coup les réserves usuelles et bienséantes<br />

du corps, laissant la porte ouverte au<br />

plaisir sensuel et charnel.<br />

Cette sortie de soi (ex-tase) à laquelle<br />

le technophile est convié représente une<br />

manière d’être plus près de l’autre, et ce,<br />

quelle que soit son identité dans la vie<br />

de tous les jours, puisque seule la fête<br />

importe. Judge Jules, un DJ, le précise :<br />

« je crois que les clubs sont les derniers<br />

bastions où l’on peut se côtoyer sur un<br />

pied d’égalité et rencontrer <strong>des</strong> gens sans<br />

la moindre crainte, c’est ce qui crée cette<br />

ambiance chaleureuse » 28 . Alors, chacun<br />

est avec l’autre, avec les autres tout en<br />

étant hors de lui. Après avoir étudié les<br />

Foules en délire, extases collectives, Philippe<br />

de Félice note d’ailleurs que « la<br />

musique est déjà par elle-même, sinon<br />

un appel à l’inconscience, du moins une<br />

invitation à un rêve auquel on s’abandonne<br />

en restant éveillé, et durant lequel<br />

surgissent <strong>des</strong> profondeurs de notre être<br />

les possibilités inexprimées et souvent<br />

inexprimables d’un monde étrangement<br />

102 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Laura Biteaud<br />

Pour que dure la nuit...<br />

confus que nous portons en nous. On<br />

s’explique donc qu’elle soit particulièrement<br />

apte à créer entre eux (entre ceux<br />

qui l’écoutent), par delà leurs divergences<br />

individuelles, <strong>des</strong> états collectifs où<br />

se mêlent et se confondent <strong>des</strong> tendances<br />

identiques qui sommeillent en eux » 29 .<br />

Le "beat" représente donc l’élément<br />

essentiel et typique, non seulement de la<br />

musique mais aussi de l’ambiance techno<br />

dans sa globalité. Benoît Berthou note à<br />

ce propos que « prendre le corps par le<br />

cœur, c’est cerner le machinique dans<br />

le corps » 30 . Les machines sont aussi<br />

présentes de façon imaginaire au travers<br />

de la musique elle-même. En effet, « on<br />

peut trouver une analogie entre certains<br />

bruits industriels et la musique techno :<br />

les machines qui tournent de façon cyclique<br />

» 31 notamment. La techno se réapproprie<br />

ici un élément communément<br />

associé au monde du travail pour en faire<br />

un facteur caractéristique de la fête, donc<br />

du plaisir. Mais cette réappropriation ne<br />

s’arrête pas là, puisque, lorsque l’on<br />

observe un public de danseurs techno,<br />

on différencie aisément deux types de<br />

personnes : celles qui dansent sur les sons<br />

graves et celles, plus sensibles aux sonorités<br />

aiguës. Le technophile se réapproprie<br />

alors la musique selon ses propres sensations.<br />

Une raison de plus pour affirmer<br />

que la techno offre, non seulement une<br />

rupture avec la vie ordinaire, mais qu'elle<br />

propose en plus un réel espace d’émancipation,<br />

dans le sens où le "fêteur" se<br />

dégage à la fois du contrôle social et de<br />

sa propre censure.<br />

L’espace techno : à la recherche<br />

de l’ailleurs<br />

En s’intéressant de plus près aux noms<br />

choisis pour l’appellation de certains<br />

night clubs techno ou à leur décoration,<br />

on s’aperçoit assez rapidement que les<br />

thèmes reviennent souvent, tels que les<br />

machines, l’industrialisation ou encore<br />

la guerre, et ce qui leur est associé. Rappelons<br />

ici – sans toutefois dresser un<br />

historique complet – que la techno a vu le<br />

jour à Détroit dans les années quatre vingt<br />

au sein <strong>des</strong> friches d’usines automobiles,<br />

délaissées par leurs exploitants et<br />

employés du fait de la crise industrielle.<br />

Nous pouvons nous limiter ici à deux<br />

exemples de night clubs que nous avons<br />

étudiés, l'un dans le nord-est de la France,<br />

l'autre en Allemagne.<br />

L’Oktan 32 est un <strong>des</strong> pionniers du<br />

genre, il a accueilli les premiers férus<br />

de techno dès le début <strong>des</strong> années quatre<br />

vingt dix. Arrêtons-nous sur ce mot<br />

apparemment anodin : Oktan. Il s’agit du<br />

mot allemand qui désigne l’octane, un<br />

hydrocarbure saturé. La définition de cet<br />

élément chimique est la suivante : « l’indice<br />

d’octane est la mesure du pouvoir<br />

antidétonant d’un carburant, c’est-à-dire<br />

de la résistance d’un mélange gazeux<br />

à l’auto allumage dans un cylindre de<br />

moteur, compte tenu de la température<br />

Bertrand Gadenne, Les deux papillons, projection diapositive, 1998, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

103


atteinte pendant la compression » 33 . On<br />

peut se laisser aller à la métaphore en<br />

transposant cette définition à l'univers<br />

de la techno. Ainsi le « moteur » pourrait<br />

être l’image de la société, le « carburant »<br />

ne serait autre que les individus de cette<br />

même société, tandis que le « pouvoir<br />

antidétonant » alors incarné par le club<br />

techno offrirait à chacun de ces "abonnés"<br />

de résister à la « compression » de la<br />

société. Le club techno serait alors ce lieu<br />

où les batteries humaines se rechargent,<br />

où l’on vient faire le plein, pour éviter<br />

de défaillir au quotidien. La métaphore<br />

rejoint la complémentarité nécessaire<br />

entre le sacré et le profane (entre Dionysos<br />

et Prométhée pour le dire avec le<br />

vocabulaire maffesolien). Ajoutons un<br />

détail non négligeable qui concerne la<br />

décoration de l’Oktan – non négligeable<br />

parce que tous les technophiles de l’époque<br />

étaient marqués par ce détail, puisqu’il<br />

faisait partie de leur récit lorsqu’on<br />

leur demandait de raconter leur soirée. Il<br />

s’agit de la présence d’un avion de chasse<br />

dont les ailes faisaient office de piste de<br />

danse, et – un peu moins marquant que le<br />

« fameux mirage » – <strong>des</strong> voitures américaines<br />

décapotables <strong>des</strong> années soixante<br />

qui avaient été recouvertes de plaques de<br />

tôles afin que les technophiles puissent<br />

s’y mouvoir. Précisons que l’Oktan –<br />

comme ce fût le cas pour plusieurs night<br />

clubs techno, souvent pour <strong>des</strong> problèmes<br />

de drogues – a été contraint de rendre sa<br />

clef puis a rouvert par la suite.<br />

Cette décoration particulièrement originale<br />

à l’époque a été reprise plus tard,<br />

notamment au Yalta, à un détail près<br />

cependant : l’avion de chasse n’offre plus<br />

ses ailes aux danseurs puisqu’il a été<br />

relégué au statut de vitrine. Mais le Yalta<br />

pousse plus loin sa relation à la guerre<br />

en exhibant à l’entrée <strong>des</strong> toilettes un<br />

missile de taille très conséquente (l’imagerie<br />

militaire se lie ici à une suggestion<br />

sexuelle, phallique). Avant d’entrer dans<br />

l’espace de ce night club, rappelons tout<br />

de même que Yalta est la ville de la<br />

célèbre conférence que tinrent les « trois<br />

grands », Churchill, Roosevelt et Staline,<br />

en février 1945. L’on a souvent considéré<br />

que cette conférence était à l’origine de la<br />

scission de l’Europe en deux blocs ; alors<br />

pourquoi attribuer à un lieu de plaisir et<br />

de fête le nom d’une ville tellement chargée<br />

d’histoire funeste ? Il s’agit, peutêtre,<br />

d’offrir à cette ville une nouvelle<br />

connotation, délaissant le symbole de la<br />

division géopolitique et idéologique de<br />

l’Europe, pour lui substituer celui d’un<br />

lieu de métissage et de partage. On pourrait<br />

alors parler de réappropriation d'un<br />

lieu historique à connotation péjorative,<br />

pour le subvertir en espace de plaisir.<br />

À supposer bien sûr que les personnes<br />

qui se rendent au Yalta se penchent une<br />

seconde sur l’aspect historique de son<br />

appellation.<br />

En pénétrant dans ce club, on est saisi<br />

par la présence du métal : grillage qui<br />

borde les allées menant au bar et à la piste<br />

de danse ; structures métalliques supportant<br />

les différents éclairages, et occupant<br />

une position centrale, partant du centre<br />

de la piste pour atterrir à ses quatre coins<br />

(alors que dans les discothèques traditionnelles,<br />

les éclairages sont, en général,<br />

placés de manière harmonieuse au <strong>des</strong>sus<br />

de la piste) ; et présence volontaire d’un<br />

gros tuyau d’aération qui traverse la salle<br />

de part en part (ce que l’on ne voit jamais<br />

dans les discothèques traditionnelles). En<br />

outre, le sol est laissé tel quel : du béton,<br />

rien de plus. L’aspect métallique et – a<br />

priori – négligé est donc prédominant,<br />

rappelant ainsi les "décors" <strong>des</strong> usines<br />

d’antan.<br />

Ces deux exemples de night clubs<br />

techno permettent de souligner les éléments<br />

phares véhiculés par cet imaginaire<br />

de la guerre et <strong>des</strong> usines, lieu de<br />

crises qui ont engendré cette volonté de<br />

réappropriation de la machine, du corps<br />

mais aussi <strong>des</strong> espaces, pour transformer<br />

l’aliénation au travail en épuisement festif.<br />

Ajoutons-y l’expérience de Keith, du<br />

groupe Prodigy 34 , qui décrit un concert<br />

organisé à Beyrouth, dans un parking<br />

au beau milieu de la ville et qui insiste<br />

sur l’environnement de ce concert :<br />

« vous pouvez imaginer le décor : <strong>des</strong> tas<br />

d’immeubles défoncés par les bombardements<br />

; (…) c’était vraiment le chaos dans<br />

toute la ville, c’était vraiment bien ». Ou<br />

encore, leur passage par la Russie : « je<br />

déteste la Russie, c’est l’endroit le plus<br />

déprimant que je connaisse. (…) Tout est<br />

gris, je n’ai jamais rien connu de plus<br />

déprimant de toute ma vie, mais le show<br />

était vraiment incroyable » 35 . Déprimant<br />

ou totalement détruit, le lieu n’influence<br />

pas pour autant de façon dépréciative sur<br />

l’atmosphère d’un concert techno : il suffit<br />

de faire sien ce territoire et d’y mettre un<br />

maximum de chaleur humaine.<br />

Ainsi, qu’il s’agisse de concerts ou de<br />

night clubs, un trait est commun à tous ces<br />

lieux : ce sont <strong>des</strong> « endroits très froids »<br />

dans lesquels les hommes, à travers un<br />

nouveau lien, acheminent la chaleur, la<br />

communion. Outre cette ambiance à la<br />

fois lugubre et chaleureuse la spécificité<br />

de l’espace techno dépend aussi de « la<br />

violente lumière blanche de l’éclairage<br />

stroboscopique (qui) gêne le regard,<br />

fatigue les yeux rapidement si bien que<br />

l’on renonce à conserver l’attention que<br />

l’on porte habituellement à l’environnement<br />

physique » 36 . Cette incapacité à<br />

se fixer sur ce qui nous entoure, permet<br />

en même temps de s’immiscer dans un<br />

instant profond, trop profond pour que la<br />

conscience ordinaire s’y introduise. Ici<br />

le luxe ne se trouve pas dans une décoration<br />

qui étalerait <strong>des</strong> signes extérieurs<br />

de richesse, il réside dans la prégnance<br />

humaine. « Entre banalisation et infraction,<br />

l’espace de liberté de la techno offre<br />

aux jeunes l’expérience d’une autonomie<br />

en construction en même temps qu’une<br />

confrontation aux limites de l’autre et<br />

de soi » 37 .<br />

À l’image de la rupture que nous évoquions<br />

plus haut, l’espace de la techno<br />

opère, lui aussi, une coupure au sein<br />

de l’espace social ; il se distingue de la<br />

réalité spatiale quotidienne, de la même<br />

façon qu’il rompt avec la réalité sociale<br />

ordinaire.<br />

L’espace de la fête n’existe plus en tant<br />

que tel. Ne persiste que l’idée de jouissance<br />

dans un "instant éternel", pour le dire<br />

dans les termes de Michel Maffesoli.<br />

Pour que la nuit dure toujours<br />

Lorsque le technophile franchit le<br />

seuil de la planète techno, plus rien ne<br />

compte. Il se laisse envahir par la musique,<br />

entraîné par la profondeur de l’instant.<br />

Ce temps passé à danser est un<br />

temps non palpable, qui semble irréel<br />

comme celui d’un rêve. C’est le présent<br />

dans toute sa splendeur : « placé en<br />

position intermédiaire, il est si bref et<br />

insaisissable qu’il ne possède aucune<br />

longueur propre et paraît se réduire à la<br />

conjonction du passé et de l’avenir. Il est<br />

si instable qu’il ne demeure jamais au<br />

même endroit ; et tout ce qu’il traverse<br />

il l’arrache à l’avenir pour le confier au<br />

passé » 38 . Les technophiles tentent de<br />

104 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Laura Biteaud<br />

Pour que dure la nuit...<br />

prolonger au maximum cette conjonction<br />

entre passé et avenir. Parce que le futur<br />

est le temps <strong>des</strong> projets, professionnels et<br />

autres, le temps de la projection. Le passé,<br />

quant à lui, nous sert de repère. Ce que le<br />

technophile cherche alors au travers de la<br />

fête c’est un temps, un espace-temps pour<br />

être exact (parce que l’un ne va pas sans<br />

l’autre) qui lui offre le loisir de rompre<br />

avec cette intellectualisation perpétuelle<br />

de la vie. Un espace-temps sans avenir, ni<br />

passé ; une bulle d’oxygène.<br />

Le temps est une notion plurielle. Norbert<br />

Elias nous fait remarquer dans son<br />

essai sur le temps que l’autodiscipline,<br />

qu’elle soit sociale ou individuelle, s’est<br />

largement accrue dans nos sociétés. Il<br />

souligne en outre que si l’enfant n’apprend<br />

pas au cours de ses dix premières<br />

années d’existence à s’autodiscipliner<br />

en fonction du temps, il lui « sera très<br />

difficile, voire impossible, de jouer le rôle<br />

d’un adulte » 39 . L’un <strong>des</strong> éléments que<br />

le technophile recherche dans la techno<br />

est peut-être justement de refuser cette<br />

autodiscipline temporelle liée à la vie<br />

responsable d’un adulte. Il souhaite, en<br />

quelques sortes, se perdre quelques heures<br />

dans un univers sans responsabilité<br />

aucune, un "cosmos" où il retrouverait<br />

l’insouciance de son enfance. Il s’agirait<br />

alors d’un sentiment de vague à l’âme, de<br />

la « nostalgie d’une permanence derrière<br />

l’incessante transformation de toutes les<br />

données observables, la recherche d’une<br />

réalité impérissable et intemporelle derrière<br />

la fugacité <strong>des</strong> choses humaines » 40 .<br />

« Le temps est rythmé, déréalisé par<br />

la continuité créée par la techno » 41 . Le<br />

technophile erre dans un instant d’éternité<br />

lui insufflant un nouvel élan vital. Pour<br />

reprendre Paul Ricœur, « l’éternité en tant<br />

que permanence de l’existence, révèle la<br />

créativité du processus du temps » 42 . Si<br />

le temps incarne parfaitement la société<br />

rationalisée soucieuse de rentabilité et de<br />

productivité, quand la nuit de la techno<br />

tombe, elle s’empare de lui et le dépense.<br />

Elle tente par ailleurs de le prolonger le<br />

plus longtemps possible en développant<br />

le principe <strong>des</strong> "afters" 43 qui permettent<br />

de poursuivre une soirée, de la faire languir<br />

jusqu’à la suivante. Ainsi, le temps<br />

de la fête, de la rupture, de la nuit, s’étend<br />

parfois sur tout un week-end. Comme si<br />

la nuit festive annulait le temps, tout du<br />

moins la temporalité usuelle.<br />

Michel Maffesoli pense quant à lui<br />

le temps « postmoderne » comme cyclique,<br />

et plus exactement comme un temps<br />

spiroïdal, « un mouvement spiralesque<br />

où le retour du même subit un changement<br />

d’importance : celui apporté par<br />

la technologie de pointe » 44 . La société<br />

contemporaine ressemblerait à une spirale<br />

enchantée – répondant au « désenchantement<br />

du monde » moderne étudié<br />

par Max Weber – où chaque retour à<br />

un élément passé serait enrichi par les<br />

différentes avancées <strong>sociales</strong>, techniques<br />

et autres.<br />

Marc Augé aborde la notion de labyrinthe<br />

qui, à mon sens, est transposable au<br />

phénomène techno et qu’il définit selon<br />

trois éléments distinctifs :<br />

1. « l’appel à l’exploration, qui implique<br />

à la fois un centre d’attirance, (…), et<br />

la recherche de l’évasion, du retour au<br />

point de départ ;<br />

2. la nécessité d’un parcours myope, sans<br />

carte et à courte vue ;<br />

3. l’intelligence rusée du voyageur et le<br />

caractère systématique de son exploration<br />

» 45 .<br />

Ces trois points, me semble-t-il, sont<br />

présents dans le parcours du technophile<br />

qui souhaite découvrir un nouvel espace :<br />

espace où il se perd, arpentant les couloirs<br />

entrelacés du labyrinthe musical dans<br />

lequel il désire rester le plus longtemps<br />

possible. On peut dire que la techno repose<br />

sur un ensemble de principe tels que la<br />

préparation vestimentaire et le trajet qui<br />

conduit jusqu’à l’aire techno. En effet, si<br />

le parcours menant à une rave ressemble<br />

à un véritable jeu de piste, celui qui guide<br />

le technophile jusqu’au night club est<br />

souvent tout aussi étendu. Certes, le club<br />

se situe à endroit fixe – contrairement aux<br />

raves – mais, étrangement, les personnes<br />

interrogées affirmaient parcourir entre<br />

cinquante et deux cent kilomètres pour<br />

s'y rendre. Certains clubs étaient pourtant<br />

moins éloignés, mais cet itinéraire<br />

participe, lui aussi, de la rupture avec la<br />

vie ordinaire<br />

Quant au « parcours myope, sans carte<br />

et à courte vue », il rappelle la rupture<br />

visuelle établie par l’univers du night<br />

club techno : les jeux de lumières, les<br />

fumigènes et surtout la lumière aveuglante<br />

<strong>des</strong> stroboscopes accompagnent la<br />

modification habituelle de la perception<br />

de l’espace. La myopie mise en exergue<br />

dans la définition de Marc Augé appartient<br />

à la famille sémantique du mystère.<br />

Et une façon de préserver le mystère<br />

est d’entretenir l’anonymat. Or, l’anonymat<br />

fait partie intégrante de l’univers<br />

techno : ne pas divulguer qui l’on est<br />

dans la vie sociale ordinaire est une règle<br />

du jeu. Elle favorise la désinhibition :<br />

dans un night club le regard de l’autre<br />

ne pèse plus comme à l’accoutumée,<br />

il devient presque complice. En fait, à<br />

travers l’apparence du danseur, le technophile<br />

porte un masque qui autorise<br />

le rejet de l’autocensure bienséante – je<br />

dirais même moraliste. Mais ce masque<br />

– garanti par l’anonymat – sert aussi de<br />

protection parce que le monde de la nuit,<br />

de la fête, ne se mélange pas avec celui<br />

de la vie commune. Toute personne ayant<br />

fait l’expérience de la nuit sait que si un<br />

lendemain de fête son chemin croise celui<br />

d’un "fêteur" rencontré sous les lumières<br />

technoï<strong>des</strong>, l’échange se cantonnera à<br />

un classique "bonjour, ça va". Parce que<br />

cette rencontre – aussi furtive soit-elle<br />

– dérange : elle mélange les mon<strong>des</strong> et<br />

les genres, elle superpose les masques.<br />

Que viendrait faire aujourd'hui dans votre<br />

bureau la blonde sulfureuse qui la veille<br />

se déhanchait langoureusement sous vos<br />

yeux éblouis ? C’est impensable, déplacé<br />

ou plus exactement mal placé.<br />

Marc Augé note, en outre, qu’il « n’y<br />

a de labyrinthe que si l’épreuve s’accomplit<br />

en projet » 46 . Cela peut sembler<br />

contradictoire avec ce que nous avons dit<br />

jusque là. Pourtant, le projet du technophile<br />

est, en fait, par le biais du plaisir<br />

qu’il prend dans sa danse, de repartir<br />

plus fort et mieux dans sa peau pour être<br />

capable de faire face au quotidien, tant<br />

physiquement que psychologiquement.<br />

Je n’affirme pas ici que le technophile a<br />

forcément conscience de cet objectif. A<br />

priori il se rend dans un night club uniquement<br />

pour faire la fête, se dépenser et<br />

passer un moment agréable. Les "fêteurs"<br />

constatent cependant souvent que le<br />

moment où leurs "batteries" sont pleines<br />

correspond à un lendemain de fête. Cette<br />

citation de Marc Augé résume bien ce<br />

que représente le labyrinthe techno, « un<br />

défi aux vivants » : « le labyrinthe est une<br />

épreuve de vie, associé à <strong>des</strong> figures individuelles<br />

de la réalité sociale. Le thème<br />

de la <strong>des</strong>cente aux Enfers, lui, participe<br />

de la nostalgie, du sentiment que prend<br />

l’humanité de l’irréversibilité du temps.<br />

Le labyrinthe est un défi aux vivants, les<br />

105


Enfers une fatalité » 47 . Contrer la fatalité<br />

de la mort pour s’épanouir et vivre pleinement,<br />

voilà peut-être une <strong>des</strong> fonctions<br />

du phénomène techno et, plus généralement,<br />

de la fête.<br />

Vertige du salut et de l’errance, carte<br />

du Tendre ou fuite en avant, le labyrinthe<br />

pour se retrouver ou pour se perdre : ces<br />

thèmes et ces oscillations sont assez sensibles<br />

pour qu’on ne doive pas s’étonner<br />

de les retrouver dans les formes les plus<br />

populaires de l’expression artistique 48 .<br />

Et s’il fallait se perdre pour mieux se<br />

retrouver ? Se retrouver au point de départ<br />

après s’être égaré dans les vertiges de la<br />

nuit labyrinthique ? Retour au quotidien.<br />

Duale nécessité du sacré et du profane.<br />

La danse techno ou comment s’oublier<br />

Avec la techno l’individu ouvre sa<br />

porte à une autre partie de lui-même.<br />

En fait, il ne faut plus parler d’individu<br />

mais plutôt de personne. Personne dans<br />

le sens où elle répond à une multiplicité<br />

de rôles que joue chaque être dans le<br />

monde social : que ce soit au travail, avec<br />

<strong>des</strong> amis ou lors d’activités sportives,<br />

chacun revêt un autre masque (c'est le<br />

sens du mot latin persona, rappelé par<br />

Mauss 49 ) qui lui permet de s’associer à<br />

un groupe particulier. Mais cette association<br />

n’est que partielle, car, si nous<br />

ouvrons une partie de nous-même au<br />

travail, il s’agit d’une unité sociale bien<br />

particulière et elle n’appelle pas le même<br />

type de comportements, de liens, qu’une<br />

réunion associative, par exemple. Ainsi,<br />

si nous appartenons à de multiples cercles<br />

sociaux, ce n’est toujours que partiellement<br />

: nous ne sommes jamais socialisés<br />

dans notre globalité par une seule unité<br />

sociale quelle qu’elle soit.<br />

Le masque du danseur ajusté, le technophile<br />

est donc prêt à se perdre dans le<br />

labyrinthe technoïde. Mais cet ailleurs<br />

festif créé par l’ambiance techno s’arrête<br />

brusquement dès que la musique cesse.<br />

Parce que c’est le rythme qui inspire<br />

« une sorte d’anesthésie mentale, durant<br />

laquelle l’attention et la réflexion tendent<br />

à s’assoupir, et qui ne va pas sans<br />

provoquer une singulière euphorie, celle<br />

de l’évasion dans un rêve se substituant<br />

progressivement à la réalité » 50 . N’est-ce<br />

pas en effet le rêve qui ouvre les portes<br />

de l’inconscient, <strong>des</strong> fantasmes ? De fait,<br />

une soirée techno – parce qu’elle est<br />

avant tout une fête – lorsqu’elle est réussie<br />

n’est rien d’autre qu’un rêve éveillé ;<br />

un rêve qui offre à chacun l’opportunité<br />

de mettre entre parenthèses sa propre<br />

réalité ; un rêve qui permet de s’oublier<br />

l’espace de quelques heures. L’inanité de<br />

la fête libère le danseur.<br />

Rupture avec la vie ordinaire, création<br />

d’une autre atmosphère spatio-temporelle,<br />

l’univers de la fête – et donc, celui<br />

de la techno – suggère en définitive une<br />

pause, une suspension hors de l’espacetemps<br />

habituel. Un oubli de soi. Mais<br />

l’oubli de soi ne traduit-il pas une mort<br />

relative ? L’anonymat, le repli sur soi, la<br />

dépense, la rupture, le déni de la communication<br />

orale : tous ces éléments propres<br />

à la fête techno flirtent, en fait, avec la<br />

mort. « La perte d’énergie la plus forte<br />

est la mort qui constitue à la fois le terme<br />

ultime de la dépense possible et un frein<br />

à la dépense sociale dans son ensemble.<br />

Mais sans perte libre, sans dépense<br />

d’énergie, il n’y a pas d’existence collective,<br />

il n’y a même pas d’existence individuelle<br />

possible. (…) Toute son existence,<br />

ce qui revient à dire toute sa dépense, se<br />

produit donc dans une sorte de remous<br />

tumultueux où se jouent en même temps<br />

la mort et la tension la plus éclatante<br />

de la vie » 51 . Georges Bataille associe<br />

le souffle vital à la dépense mortifère.<br />

Dès lors la fête techno, par l’épuisement<br />

qu’elle provoque chez ses adeptes, procède<br />

simultanément de l’intensification<br />

de la vie et de la caresse de la mort, de<br />

la « part maudite » (Bataille) ou encore<br />

de la « part d’ombre » (Maffesoli). C’est<br />

la crainte de la fin qui nous donne la<br />

rage de vivre et « la fête nous rappelle<br />

ce qu’il faut anéantir pour continuer<br />

d’exister » 52 . Et si le corps, la chair et les<br />

apparences sont mis en avant – à l’image<br />

<strong>des</strong> night clubs techno qui préconisent un<br />

look branché où la quasi-nudité subvertit<br />

les tabous ordinaires – ce n’est pas un<br />

hasard. En effet, l’exacerbation de la<br />

chair, tout comme « le brillant de l’apparence<br />

n’a pas d’autre fonction, sinon celle<br />

de rappeler la finitude, l’impermanence,<br />

tout en montrant que celle-ci peut engendrer<br />

une sorte de jubilation » 53 . De cette<br />

dimension charnelle mêlée à la désinhibition<br />

du corps à travers la musique, émane<br />

finalement la sensualité, une invitation au<br />

voyage sexuel suggéré par la danse.<br />

En quelques sortes c’est grâce à la<br />

mort, à l’idée de mort, que le technophile<br />

s’autorise à suivre la maxime du carpe<br />

diem : la fête techno étant l’une <strong>des</strong> ses<br />

illustrations.<br />

Pour conclure, si la fête techno introduit<br />

cette rupture avec le monde ordinaire,<br />

c’est avant tout parce qu’elle répond à la<br />

définition de la fête. La fête qui propose<br />

à chacun l’accession à un microcosme<br />

spatio-temporel sacralisé. Mais si cette<br />

pause se présente à tout technophile, chacun<br />

se la réapproprie et la personnalise.<br />

La fête techno s’offre comme une évasion<br />

passagère. Elle répond à chacun selon sa<br />

personnalité singulière, représentant un<br />

« cercle social » spécifique, couvrant une<br />

facette du technophile. Parce que technophile<br />

n’est pas une identité unique, dans<br />

la mesure où la fête – comme n’importe<br />

qu’elle autre unité sociale d’ailleurs – ne<br />

socialise pas la personne dans sa totalité.<br />

Parce que – et Georg Simmel a ouvert la<br />

voie à cette réflexion – la personnalité<br />

individuelle se décompose par le biais <strong>des</strong><br />

multiples rôles joués, <strong>des</strong> masques portés,<br />

et que la combinaison de ces facettes<br />

est à la fois infinie et propre à chaque personne.<br />

La fête techno, comme fragment<br />

de la vie sociale, autorise la personne à<br />

porter le masque festif, à interpréter un<br />

rôle nouveau. Qui plus est, par cet aspect<br />

fragmentaire, par cette abstraction que le<br />

"fêteur" réalise sur lui-même il se protège<br />

lui-même d’une implosion potentielle et,<br />

de fait, renforce son individualité.<br />

La fête fait partie intégrante de toute<br />

vie sociale, mais elle revêt un aspect différent<br />

selon l’époque dans laquelle elle<br />

s’inscrit : la techno en est un : essence<br />

festive agrémentée du supplément d’âme<br />

technoïde.<br />

106 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Laura Biteaud<br />

Pour que dure la nuit...<br />

Notes<br />

1. Article "fête" in Le Robert, dictionnaire<br />

historique de la langue française, 1998<br />

2. Roger Caillois, L’Homme et le sacré, Paris,<br />

Gallimard, 1950, p. 125<br />

3. Roger Caillois, op. cit., p. 20<br />

4. Astrid Fontaine et Caroline Fontana,<br />

Raver, Paris, Anthropos « coll. poche<br />

ethno-sociologie », 1996, p. 65.<br />

5. Roger Caillois, op. cit., p.20<br />

6. A l’entrée de certains night clubs, on<br />

peut lire sur la porte une petite affichette<br />

qui spécifie que ce club est réservé à une<br />

clientèle ayant « un look branché ».<br />

7. Roger Caillois, op. cit., p. 20<br />

8. Citons ici, le physionomiste <strong>des</strong> Bains<br />

Douche à Paris, particulièrement réputé.<br />

9. Le physionomiste insiste, en général, surtout<br />

sur les chaussures qui représentent<br />

une réelle indication quant au degré de<br />

sacralité que la personne en question véhicule<br />

avec elle (cf. Guetta, propriétaire <strong>des</strong><br />

Bains Douche in ça se discute sur le thème<br />

de la fête, le 22 décembre 1999)<br />

10. Roger Caillois, op. cit., p.20<br />

11. La fête techno, approche sociologique, médicale<br />

et juridique, D’un mouvement musical à<br />

un phénomène de société, Actes du colloque<br />

<strong>des</strong> 5 et 6 juin 1997, volume 1, septembre<br />

1997, Le Confort Moderne, Espace Mendès<br />

France, Poitiers, p. 67<br />

12. Etienne Racine, La matière techno, Cultures<br />

en mouvement n° 21, octobre 1999.<br />

Précisons que le terme "touriste" s’entend<br />

ici au sens figuré, un touriste étant un non<br />

initié, un profane. Le touriste-voyageur<br />

peut se trouver quant à lui disposer de<br />

l’apparat festif exigé.<br />

13. Roger Caillois, op. cit., p.21<br />

14. Pour la techno, il s’agira notamment de la<br />

musique.<br />

15. Nous parlerons ici <strong>des</strong> technophiles bien<br />

évidemment mais aussi du rôle <strong>des</strong> Djs.<br />

16. « La techno : analyse d’un phénomène<br />

festif dans la société postmoderne » : était<br />

le titre de mon mémoire de DEA qui proposait<br />

une étude sur une fête : la techno<br />

<strong>des</strong> night clubs. Mon choix s’était tourné<br />

vers le night-clubbing et non les raves<br />

ou autres free parties, puisque celles-ci<br />

avaient déjà fait l’objet d’étu<strong>des</strong> très complètes<br />

: telles Raver de Caroline Fontana<br />

et Astrid Fontaine (1996), qui décrivaient<br />

avec précision et rigueur le déroulement<br />

<strong>des</strong> free parties, la musique, la danse,<br />

la prise de divers psychotropes, pour<br />

conclure sur une idée maîtresse de leur<br />

analyse : l’idée d’une culture de la fête.<br />

Nous pourrions également citer Stéphane<br />

Hampartzoumian (1999) ou encore Anne<br />

Petiau (1999).<br />

17. Le temps correspond ici à la nuit.<br />

18. Roger Caillois, op. cit., p.21<br />

19. Astrid Fontaine et Caroline Fontana, op.<br />

cit., p. 105<br />

20. Tendances <strong>des</strong> clubs house, Planète, mars<br />

2002.<br />

21. Renaud Vischi in La fête techno, approche<br />

sociologique, médicale et juridique…<br />

22. Jérôme Pacman in Digraphe n°68 cité par<br />

Michel Gaillot, Sens multiple, la techno,<br />

un laboratoire artistique et politique du<br />

présent, Paris, Dis Voir, avec les entretiens<br />

de Jean-Luc Nancy et Michel Maffesoli,<br />

1998, p. 46<br />

23. Astrid Fontaine et Caroline Fontana, op.<br />

cit., p. 39.<br />

24. Jean-Yves Leloup, Jean-Philippe Renoult<br />

et Pierre-Emmanuel Rastoin, Globaltekno,<br />

Voyage initiatique au cœur de la musique<br />

électronique, Paris, Camion Blanc, 1999,<br />

p. 38<br />

25. Astrid Fontaine et Caroline Fontana, op.<br />

cit., p. 38.<br />

26. Véronique Mortaigne, La techno se réconcilie<br />

avec ses origines traditionnelles, Le<br />

Monde, Dimanche 13-lundi 14 décembre<br />

1998<br />

27. Gaëlle Bombereau, Au rebord du monde,<br />

<strong>des</strong> passagers en marge, Cultures en mouvement<br />

n°21, octobre 1999, p. 48<br />

28. Tendances <strong>des</strong> clubs House, Planète, mars<br />

2000<br />

29. Philippe de Félice, Foules en délire, extases<br />

collectives, Albin Michel, 1947, page<br />

344, cité par Michel Gaillot, op cit, p. 50<br />

30. Benoît Bertou, Techno-logique, Sociétés<br />

n° 65-1999/3, p.64<br />

31. Albert Marillaud in La fête techno, approche<br />

sociologique, médicale et juridique…,<br />

p. 67. Précisons tout de même que Albert<br />

Marillaud ne fait pas sienne cette analogie,<br />

il se contente de la citer.<br />

32. Club techno qui se situe à Emmendingen<br />

en Allemagne.<br />

33. Article "Octane" Nouvelle encyclopédie Bordas,<br />

volume VII, 1985, p.3765.<br />

34. Ce groupe que l’on catalogue, en général,<br />

dans le hardcore techno, ne se revendique<br />

pas comme un groupe techno, mais<br />

comme « un collectif de hard dance ».<br />

35. Interview <strong>des</strong> membres de Prodigy dans<br />

Tendances <strong>des</strong> clubs house, sur la chaîne<br />

Planète, mars 2000.<br />

36. Emmanuel Grynszpan, Fête du bruit,<br />

Sociétés n°65, 1999/3, p.81.<br />

37. Gaëlle Bombereau, article cité, p. 46.<br />

38. Censorinus, De die natalie cité par Norbert<br />

Elias, Du temps, Paris, Fayard, 1996,<br />

p. 96.<br />

39. Norbert Elias, Du temps, p. 16.<br />

40. Norbert Elias, op. cit., p. 161.<br />

41. Emmanuel Grynszpan, Fête du bruit,<br />

Sociétés n°65, 1999/3, p. 67.<br />

42.Paul Ricœur in (collectif), Le temps et les<br />

philosophies, Paris, Payot, 1978, p. 15.<br />

43. Fête du matin et / ou de journée qui prolonge<br />

une sortie en rave ou en club.<br />

44. Michel Maffesoli, La contemplation du<br />

monde, Paris, 1993, p.131<br />

45. Marc Augé, « L’espace du labyrinthe et<br />

le temps du héros » in Temps perdu temps<br />

retrouvé ; voir les choses du passé au présent<br />

(J. Hainard et R. Kaehr, dir.), Paris, Musée<br />

d’ethnographie, 1985, p. 15<br />

46. Id., p.15<br />

47. Id., p.19<br />

48. Id., p.25<br />

49. Marcel MAUSS, Sociologie et anthropologie,<br />

Paris, PUF, 1950<br />

50. Philippe de Felice, L’enchantement <strong>des</strong> danses<br />

et la magie du verbe, Essai sur quelques<br />

formes inférieurs de la mystique, Paris, Albin<br />

Michel, 1957, p.21.<br />

51. Georges Bataille, Attractions et répulsions,<br />

in Hollier, Le collège de sociologie<br />

1937-1939, Paris, Folio, 1979<br />

52. Jean Duvignaud, op. cit., p.229<br />

53. Michel Maffesoli, L’instant éternel, Le<br />

retour du magique dans les sociétés postmodernes,<br />

Paris, Denoël, 2000, p.145.<br />

107


Noctambules<br />

et oiseaux de nuit<br />

Yves Siffer, Bar de la Poste, Rétroviseur,<br />

peinture sous verre, 1994


SANDRA GEELHOED AIDARA<br />

CADIS – EHESS (UMR du CNRS n° 8039)<br />

& Laboratoire “Cultures et Sociétés en<br />

Europe” (UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

saidara@wanadoo.fr<br />

Entre Ponant et Levant<br />

Tu as beau retourner tous<br />

les ans au pays :<br />

bientôt tu rentreras,<br />

sevré de nostalgie,<br />

dans la solitude infinie<br />

du voyageur, qui est depuis toujours<br />

la dernière patrie.<br />

Claude Vigée,<br />

Train de nuit en Alsace (1984) 1<br />

Adieu, Adieu Sweet Bahnhof,<br />

my train of thoughts<br />

is leaving, tonight<br />

The Nits 2<br />

Et si le train était aux lieux ce que<br />

la nuit est aux jours ? De Brest à<br />

Strasbourg, le train est un espace<br />

de silence, de confidence, de rencontre,<br />

à mi-chemin entre rêve et réalité. Dans<br />

le train, l’homme passe le temps dans un<br />

espace en mouvement. Le monde y défile<br />

en images, comme les rêves défilent en<br />

paysages la nuit. Dans le train, le voyageur<br />

perçoit le temps qui passe. Au petit<br />

matin, on y attend l’arrivée du jour. Le<br />

crépuscule y annonce la nuit.<br />

Pour la sociologue, que je suis, le<br />

train est une métaphore de son travail<br />

et la démarche du métier s’y dévoile en<br />

toute simplicité : discuter et échanger ;<br />

demander et répondre ; penser et écrire.<br />

Le chercheur est passager dans le train.<br />

Face à face, cote à cote, il se frotte aux<br />

corps <strong>des</strong> autres, à leurs pensées et sentiments<br />

– une communauté de l’instant.<br />

Le déplacement réveille l’étranger en<br />

moi. Néerlandaise, citoyenne française,<br />

Européenne… d’où je viens n’a plus<br />

aucune importance. Dans la traversée<br />

nocturne, je vois clair : la posture de<br />

« l’estrangement » de l’anthropologue – à<br />

la fois proche et distant –, est mon seul<br />

point fixe dans cette vie construite sur le<br />

cheminement permanent.<br />

Quai de la Gare<br />

La nuit, Paris est une belle endormie,<br />

où seuls les insomniaques se promènent,<br />

où les clochards se réchauffent sous les<br />

ponts de la Seine et les amoureux dansent<br />

un tango langoureux sur le quai<br />

Saint Bernard.<br />

Les bruits familiers du jour apparaissent,<br />

d’un rythme ralenti. La cadence<br />

est plus légère. La nuit de Paris ne dure<br />

qu’un cycle de sommeil. La nuit s’achève<br />

au passage <strong>des</strong> premiers trains dans le<br />

paysage urbain. La nuit s’achève quand<br />

les bouches du métro baillent les premiers<br />

passants somnolant. Paris s’éveille<br />

ce matin comme chaque matin, mais<br />

aujourd’hui je me suis réveillée avec<br />

elle. Les travailleurs immigrés du foyer<br />

voisin se précipitent sous ma fenêtre<br />

pour prendre le premier train. Le métro<br />

les emmène au travail, à la mosquée<br />

peut-être.<br />

Je dois partir.<br />

Je vis quai de la Gare. Ma valise n’est<br />

jamais défaite. Je dois partir une fois,<br />

deux fois, trois fois dans la semaine pour<br />

aller à Brest, au Luxembourg, à Bruxelles<br />

ou à Strasbourg. Mon métier m’y<br />

emmène pour enseigner, parfois pour<br />

une enquête, ou pour faire <strong>des</strong> entretiens,<br />

consulter archives et bibliothèques.<br />

Entre les villes, le train assure le lien.<br />

Le train qui me rassure car j’y deviens<br />

moi un peu plus chaque fois.<br />

110<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Sandra Geelhoed Aidara<br />

Entre Ponant et Levant<br />

Le voyage est comme une nuit de<br />

sommeil, le temps entre-deux. Un trait<br />

d’union essentiel pour maintenir la continuité<br />

sans rupture, pour garder une consistance<br />

de soi, dans le dédoublement de<br />

la vie. Je ne suis ni d’ici ni de là-bas,<br />

mais je suis là où je suis. C’est le train<br />

qui m’interpelle, me rappelle l’essentiel :<br />

chercher l’enracinement en soi et dans<br />

le sol de son choix. Le train est une nuit<br />

inscrite dans l’espace qu’il traverse.<br />

Moi<br />

Devant la fenêtre, partie dans le train<br />

de mes pensées, je rêve mes souvenirs<br />

lointains. Mémoire enfouie de la lune<br />

ronde qui éclairait la chambre de l’enfant<br />

que j’étais ; d’une matinée ensoleillée<br />

dans l’herbe, de la moisson en été et<br />

<strong>des</strong> arbres en fleurs au bord de la route.<br />

Mémoire enfouie du coucher de soleil à<br />

la mer et <strong>des</strong> paysans retraités devenus<br />

maraîchers qui travaillent en soirée leur<br />

potager près du chemin de fer. Le paysage<br />

se transforme au fil <strong>des</strong> heures, comme<br />

mes souvenirs. Ils passent avec lui à la<br />

cadence régulière du train qui avance. Le<br />

train qui, parti la nuit, deviendra sous peu<br />

un train de jour. Et moi, je vis le présent<br />

entre passé et futur.<br />

Quatre heures dans le train. Se déplacer<br />

sans bouger. Attendre l’arrivée. Quatre<br />

heures entre Paris et Strasbourg pour<br />

séparer les lieux et construire un lien<br />

entre ici et là-bas, pour prendre pied dans<br />

le monde <strong>des</strong> voyageurs, le monde de<br />

l’errance, pour un jour ou pour toujours.<br />

Avec chaque voyage mon regard s’entraîne.<br />

Il apprivoise le mouvement. Voir<br />

au de-là du flou <strong>des</strong> rêves. Voir les autres.<br />

Ainsi le train devient terrain. Le retour à<br />

soi devient un pont vers les autres. Je suis<br />

avec eux tout en les observant.<br />

Entre observation et participation,<br />

entre interprétation et explication, entre<br />

subjectivité et objectivité : laisser faire<br />

l’interaction au gré <strong>des</strong> humeurs dans le<br />

respect de l’expérience vécue. Se mettre<br />

à la place de l’autre et effectuer un retour<br />

sur soi pour imaginer, pour interpréter,<br />

pour comprendre. Deviner et devenir ce<br />

qu’est la sociologie. Un terrain en mouvement<br />

permanent ?<br />

Et ainsi, le paysage défile à la fenêtre<br />

de mes pensées.<br />

Les autres<br />

J’ai envie de partager l’instant d’une<br />

rencontre avec ces inconnus à la fois si<br />

proches et si lointains, mes compagnons<br />

de voyage. Je sens l’odeur de leurs corps<br />

qui se mélange avec celle du café et <strong>des</strong><br />

croissants, de la douceur <strong>des</strong> bonbons et<br />

du chewing-gum, de la fumée de cigarettes<br />

qui leur colle à la peau et aux vêtements.<br />

Ce qui nous unit, c’est la traversée<br />

<strong>des</strong> paysages, réels et imaginaires.<br />

Entre Paris et Bruxelles, j’ai vu <strong>des</strong><br />

hommes pressés, la cravate nouée au col<br />

de leur chemise assortie à leur costume<br />

Patrick Bailly-Maître-Grand, Train de nuit, train de lumière, planche contact noir et blanc réalisée en collaboration avec le GRAPH, 1985,<br />

coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

111


leu. L’imperméable soigneusement plié<br />

dans le porte-bagages alors que papiers<br />

et portable transformaient leur siège en<br />

bureau ambulant. Le téléphone collé à<br />

l’oreille, ils discutaient et se disputaient<br />

avec leurs subordonnés.<br />

Entre Paris et Strasbourg, j’ai vu <strong>des</strong><br />

étudiants qui lisaient Kant ou Spinoza<br />

alors que d’autres se détendaient avec le<br />

dernier polar d’Anne Perry.<br />

Entre Paris et Brest, j’ai rencontré<br />

<strong>des</strong> couples de retraités, qui se parlaient<br />

en silence et qui partageaient le paysage<br />

cote à cote. Ce paysage qui défile toujours<br />

et encore. Ils voyagent quelques<br />

heures, loin de chez eux, les yeux fixés<br />

sur l’horizon.<br />

Un garçon habillé en livrée noire me<br />

sert un café chaud. Il a traversé le train,<br />

un plateau et quinze tasses à la main<br />

comme chaque matin. Et moi, je suis<br />

déjà à Vienne alors que nous traversons<br />

la plaine champenoise.<br />

À l’aube d’un matin d’hiver, j’ai rencontré<br />

un musicien de blues en décalage<br />

horaire. Au crépuscule, j’ai été propulsé<br />

dans la vie d’une jeune femme rescapée<br />

du génocide rwandais. Et puis, une nuit,<br />

de retour à Paris, mon regard a touché<br />

le <strong>des</strong>tin d’un homme, dans la nuit de<br />

sa vie. Le hasard de trois rencontres si<br />

semblables, si différentes.<br />

Le Jetlag Blues<br />

Ce matin-là, les voyageurs dorment<br />

dans le wagon, la bouche ouverte, la tête<br />

légèrement penchée, la cravate froissée,<br />

un cartable sur les jambes. Dehors, il<br />

fait nuit encore, une nuit d’hiver, zéro<br />

degré. Le soleil doit se lever à 8h20 pour<br />

dévoiler la terre couverte d’une brume<br />

matinale. La grisaille tranquille remplacera<br />

le noir de la nuit pour le poursuivre<br />

aussi la journée durant. Tout à coup, une<br />

voix de tonnerre résonne dans le silence.<br />

Un peu effrayée, je me dresse. À coté de<br />

moi est assis un homme d’une cinquantaine<br />

d’années, une casquette blanche<br />

sur ses cheveux grisonnants, <strong>des</strong> lunettes<br />

noires, un jean délavé. Could you wake<br />

me up in Amsterdam ? Je suis surprise<br />

d’entendre son accent américain et je ne<br />

saisis pas tout de suite. Il doit répéter la<br />

question. Je suis fatiguée. De retour de<br />

Strasbourg depuis minuit hier soir, j’ai<br />

pris le premier train pour aller à Bruxelles.<br />

Réveillez-moi à Amsterdam s.v.p.<br />

Amsterdam ! Je souris. Un léger pincement<br />

de cœur. Il va chez moi ! Je m’imagine<br />

son arrivée à la Gare centrale. Il<br />

traversera le pont et il se trouvera d’abord<br />

en plein quartier chaud d’Amsterdam.<br />

C’est normal. Le voyageur se perd facilement<br />

dans cette ville.<br />

Je lui dis Non, je <strong>des</strong>cends à Bruxelles.<br />

À son tour il s’étonne, car je n’ai pas<br />

l’accent anglais qu’il attend.<br />

Je dois dormir ! Je suis éveillé depuis<br />

trois jours et trois nuits ! Je dois dormir<br />

avant de reprendre l’avion. Ah bon.<br />

Arrivé il y a trois jours <strong>des</strong> USA, de San<br />

Diego, il est allé directement à Utrecht,<br />

ah, ma petite ville, pour donner un concert<br />

au festival de Blues, le Jetlag encore<br />

dans les jambes. Il joue toute la nuit – le<br />

jour pour lui – alors qu’à l’aube ici, il fait<br />

nuit là-bas. Il ne dormira pas à Utrecht.<br />

Vous avez vu la ville, la tour du Dom ? Je<br />

la connais si bien, je lui demande.<br />

Il me dit : Je n’ai rien vu. J’ai joué.<br />

J’ai mangé au restaurant. J’ai vu la<br />

chambre d’hôtel et la salle de concert.<br />

Une très belle salle. Non, je n’ai rien vu<br />

à Utrecht. Il faisait nuit.<br />

Sa guitare est rangée au-<strong>des</strong>sus de<br />

nos têtes, près de mon manteau, parmi<br />

les cartables de luxe. Le musicien est<br />

fatigué, très fatigué. Il détone dans ce<br />

train rempli de fonctionnaires européens<br />

qui se déplacent tous les jours entre Paris<br />

et Bruxelles et qui volent ici une petite<br />

heure de repos supplémentaire. Je n’ai<br />

pas l’air d’une Hollandaise, dit-il. C’est<br />

vrai, je ne suis pas assez grande, ni assez<br />

blonde. Je vis à Paris, lui dis-je, et puis<br />

je suis un peu entre les deux, après tout<br />

ce temps passé en France. Il a vu la<br />

Hollande la nuit et il a voulu voir Paris.<br />

Et alors, Paris ? C’était comment ? Il me<br />

dit : Je ne sais pas.<br />

Quoi ? Vous ne savez pas ? Vous avez<br />

visité la Tour Eiffel au moins, ou le Sacré-<br />

Cœur !<br />

Je n’ai rien vu à Paris. Je suis étonnée.<br />

Ce n’est pas possible.<br />

En arrivant le soir, mes amis m’ont<br />

emmené à un bar jazz et j’ai joué, avec<br />

eux. Puis, après le concert, nous avons<br />

répété toute la journée. Je n’avais encore<br />

jamais joué à Paris. La nuit suivante nous<br />

avons donné un concert dans une cave au<br />

cœur de la ville, une vraie jam-session.<br />

Vous connaissez ? Je fais un signe de la<br />

tête et je souris. J’ai peur de m’endormir<br />

et de ne pas me réveiller à l’aéroport<br />

d’Amsterdam ! Mon vol est en fin de matinée.<br />

Je commence à me sentir tendue<br />

comme lui et mon angoisse de ne pas<br />

être à la hauteur s’accentue. Je sors un<br />

dossier de mon cartable. J’ai peur de trop<br />

m’éloigner de ma mission bruxelloise.<br />

J’ai peur que mon regard fasse diversion.<br />

Que ma curiosité empêche ma concentration<br />

sur le « vrai » terrain, la Commission<br />

européenne. Je devais penser à mes<br />

entretiens avec les Directeurs généraux.<br />

Ne passerai-je pas à coté d’une rencontre<br />

enrichissante ?<br />

Je me ferme à la rencontre du hasard<br />

pour arriver à la <strong>des</strong>tination prévue.<br />

Accepter ou refuser le détour c’est un<br />

choix que le sociologue est amené à faire<br />

constamment.<br />

Je le laisse à son sommeil.<br />

Apparemment, la nuit, la ville est invisible.<br />

Voir une ville la nuit, c’est comme<br />

si on ne l’a pas vue. Est-ce bien vrai ?<br />

On ne voit pas la même ville. On la<br />

perçoit sous un autre angle. On voit la<br />

ville intime, endormie, sans bruit. .Le<br />

musicien ne dort toujours pas.<br />

À Bruxelles, je <strong>des</strong>cends. Je me souviens…<br />

d’un musicien… l’ai-je bien vu ?<br />

Un cauchemar en exil<br />

Dans le train, l’inconnu devient passeur<br />

pour traverser la solitude. Les déracinés<br />

partagent les cauchemars de hier et<br />

les rêves pour demain. À force de (voir)<br />

passer le temps ensemble, les discussions<br />

deviennent confessions murmurées au<br />

petit matin, chuchotées au crépuscule.<br />

Anonymes, ils se confient, les yeux fixés<br />

devant eux. Anonymes, ils écoutent, sans<br />

croiser le regard, par pudeur, par peur de<br />

reconnaître leur visage ici ou là.<br />

Alors que les passagers somnolent<br />

entre Paris et Strasbourg, elle et moi,<br />

nous sommes debout l’une face à l’autre.<br />

Elle me raconte sa vie sans s’arrêter, d’un<br />

seul trait. Je dois écouter, ne rien dire<br />

pour comprendre. Son récit arraché de sa<br />

bouche et extirpé de son corps impressionne.<br />

Les mots âpres d’un rythme saccadé<br />

<strong>des</strong>sinent la peur. Et j’entends sa<br />

voix murmurante, haletante, stridente,<br />

qui hache le silence comme <strong>des</strong> coups<br />

de machette.<br />

Je suis ici malgré moi, je ne voulais<br />

pas partir. Il fallait que je parte. J’aurais<br />

voulu être maîtresse d’école dans mon<br />

village. J’aurais voulu m’occuper de mes<br />

112 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Sandra Geelhoed Aidara<br />

Entre Ponant et Levant<br />

parents. Mais j’ai dû partir. J’étais à<br />

Kigali quand tout a commencé. Un prêtre<br />

m’a sauvée. Je ne sais pas s’il est encore<br />

vivant.<br />

Le massacre continue. Il y a un mois,<br />

mon jeune frère est mort, assassiné. Pourquoi<br />

? Le massacre continue. Les gens<br />

meurent tous les jours. Et personne ne<br />

fait rien. Pourquoi ? Mon grand frère<br />

vit en Allemagne, je vais le voir pour<br />

avoir une réponse. Je n’ai pas voulu qu’il<br />

parte. À part mon fils, je n'ai rien, il est<br />

tout ce que j’ai ici. Nous avons du laisser<br />

nos parents. Qui va prendre soin d’eux<br />

maintenant ? Il m’a dit : « Je dois rentrer<br />

pour savoir. Peut-être ne reviendrai-je<br />

pas. J’y vais avec ma femme et mes<br />

enfants. Si on me tue, au moins ils nous<br />

tueront tous, et je ne les aurai pas abandonnés<br />

». Il a cherché les parents, mais il<br />

n’a pas trouvé. Ils sont vivants, c’est tout<br />

ce qu’il sait. Les gens sont devenus fous<br />

au pays ! Ici, on les enfermerait en asile<br />

psychiatrique. Personne ne sait qui sont<br />

les victimes, qui sont les bourreaux. Tous<br />

les hommes et les femmes ont vu le sang<br />

de la mort par machette. Ils ont tué aussi,<br />

à leur tour, par vengeance, par désespoir.<br />

La vie ne vaut plus rien. La vie est folie,<br />

la vie est cauchemar jour après jour,<br />

construite sur le souvenir de la haine,<br />

de l’horreur, de la douleur. Ce qui reste,<br />

c’est la peur, comme le sang froid de la<br />

mort qui se lit au fond de leurs yeux. Des<br />

dizaines de milliers de personnes avec<br />

<strong>des</strong> traumatismes graves parce qu’ils ont<br />

tout perdu, la dignité, l’humanité. Il y a<br />

une génération entière d’orphelins, qui<br />

vivent dans la rue.<br />

Ici, les gens nous prennent pour <strong>des</strong><br />

sauvages. Mais les hommes là-bas sont<br />

comme partout. L’impensable est arrivé<br />

et je sais maintenant que tout est possible.<br />

Les pires cauchemars peuvent devenir<br />

réalité. Personne ne fait rien. Moi non<br />

plus. Je n’ai plus de larmes. Je n’ai plus<br />

de larmes pour pleurer la mort de mon<br />

frère.<br />

Dans la pénombre intime du compartiment,<br />

il n’y a que l’avalanche de ses<br />

mots. Elle brosse le miroir de sa vie, pour<br />

se vider l’esprit, pour partir plus légère.<br />

Une confession dans l’espoir de reprendre<br />

sa vie et d’avancer. À l’arrivée, elle<br />

<strong>des</strong>cendra sans se retourner.<br />

Et moi, retournée, je reste là. La nausée<br />

et la peur au ventre. Un sentiment<br />

d’injustice qui ronge. La seule chose à<br />

faire est rendre compte, dire, transmettre<br />

ses mots.<br />

L’ombre de la nuit<br />

Dans le train, j’ai rencontré <strong>des</strong> hommes<br />

qui vagabondent dans la nuit de la<br />

vie, <strong>des</strong> gens de nulle part, errants et<br />

noma<strong>des</strong>, migrants venus chez nous mais<br />

venant de chez eux, qui, vivant ici, rêvent<br />

de là-bas.<br />

Le train symbolise la condition de<br />

l’homme en mouvement, toujours à la<br />

recherche d’un monde perdu. Nous sommes<br />

tous <strong>des</strong> hommes en marche. Nous<br />

avançons dans le temps quoi que l’on<br />

fasse, quoi qu’il arrive.<br />

Paris. Ligne 6, dernier métro. Plus<br />

de place pour les larmes. Le sable aux<br />

yeux. Il efface d’un geste nonchalant la<br />

poussière de son visage. Il parle tout bas,<br />

regarde autour de lui, sans voir personne.<br />

Il fait nuit, la lumière glauque du dernier<br />

métro éclaire les visages fatigués <strong>des</strong><br />

passagers. À cette heure-ci, les naufragés<br />

de la nuit s’installent dans les trains, dans<br />

les gares. Et je vois cet homme égaré,<br />

perdu dans la nuit.<br />

Il parle tout seul : un dialogue de<br />

sourd, la carte tac-o-tac devant lui. Il<br />

n’arrive pas à savoir s’il a gagné ou s’il<br />

a perdu. Il a <strong>des</strong> lunettes boiteuses sur<br />

le nez. Seule l’une <strong>des</strong> branches tient<br />

derrière l’oreille. Sa main tient le verre<br />

droit. Il lit attentivement. Il scrute chaque<br />

mot, chaque lettre scrupuleusement. Une<br />

recherche du bonheur à la loupe. Jeu de<br />

hasard.<br />

Les voyageurs souterrains l’observent :<br />

son comportement est étrange. Son corps<br />

rongé et maigre se lève. Il se rassoit.<br />

Sa bouche demande à la dame en<br />

face si elle connaît le jeu. Il lui montre.<br />

Ses yeux demandent : Dites-moi, ai-je<br />

gagné ? Dîtes moi oui ! Dîtes le moi, que<br />

je sois heureux aujourd’hui ! La dame ne<br />

répond pas, ne comprend pas sa question.<br />

Sa voisine fait un signe de la tête : non.<br />

Les hommes dans le wagon semblent ne<br />

pas le voir, comme s’il était invisible. Le<br />

silence est insupportable. Les regards<br />

tuent.<br />

Confusion. Bercy, Quai de la Gare.<br />

Où est Saint-Denis ? Comment s’est-il<br />

perdu ? Il a perdu ? Deux filles, la carte<br />

tac-o-tac, près de la porte : Ai-je gagné ?<br />

Oui, j’ai gagné, n’est-ce pas, j’ai gagné !<br />

Oui, il a gagné. Un sourire pour la journée,<br />

<strong>des</strong> rires moqueurs. Douce insouciance.<br />

Ses membres vêtus d’un costume trop<br />

large, un héritage d’avant la chute. Un<br />

souvenir lointain, nuageux ; loin comme<br />

les lumières de la station métro, loin<br />

comme les lanternes du bord de Seine.<br />

L’obscurité règne. Des yeux noirs sans<br />

étincelle. Une âme qui s’est trompée de<br />

corps.<br />

Tic-tac, passe le temps. Vingt ans,<br />

sur le pas. Tic tac, tac-o-tac, temps qui<br />

passe. Plus de larmes, plus de lumière.<br />

Trop de soleil vous rend aveugle et le<br />

sable, aaahh, le sable... Tac-o-tac bonheur<br />

éphémère. Un homme dans un train qui<br />

ne l’emmène nulle part.<br />

Qui est-il, qui était-il ? … Son ombre<br />

se dissout dans mon regard qui s’en souvient<br />

: Une mise en fiction pour construire<br />

un pont, pour approcher la solitude de<br />

l’autre, devenu inaccessible, incompréhensible.<br />

La fiction comme une construction<br />

de sens dans un monde « insensé ».<br />

***<br />

Quai de la Gare. Je suis rentrée enfin.<br />

Il fait nuit. La lune jette <strong>des</strong> étincelles<br />

dans la Seine. C’est la fin d’un voyage,<br />

le début d’un autre. Car l’aventure de la<br />

vie continue, le jour comme la nuit. Entre<br />

Ponant et Levant. Ici et maintenant.<br />

Notes<br />

1. In Aux portes du Labyrinthe. Poèmes de<br />

passage (1939-1996), Paris, Flammarion,<br />

1996.<br />

2. Album Adieu Sweet Bahnhof, Soundpush,<br />

1984.<br />

113


SAÏDA KASMI<br />

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Jeunes noctambules<br />

à Strasbourg<br />

Trajectoires et carrefours<br />

La lumière du jour s'estompe, cède la<br />

place à celle, artificielle, de la nuit.<br />

Autour de moi l'ombre reconfigure<br />

les espaces, les trottoirs, les magasins.<br />

Cette “durée comprise entre le coucher<br />

et le lever du soleil”, telle que la définissent<br />

les dictionnaires, “normalement<br />

consacrée au sommeil” pour les uns, est<br />

le temps de la fête pour les autres : un<br />

moment de retrouvailles ou de rencontres<br />

nouvelles.<br />

Souvent présentée comme ce temps<br />

privilégié de l'ouverture à l'autre, de la<br />

célébration du groupe emporté par la confusion<br />

<strong>des</strong> corps dans la confusion <strong>des</strong> sens<br />

que favorise la pénombre, la nuit, dès que<br />

les noctambules en parlent, révèle pourtant<br />

vite la diffraction de ses représentations.<br />

Elle est alors comme un paradigme du<br />

social : un espace-temps qui doit sa consistance<br />

bien moins à cette définition par la<br />

disparition du soleil (car la nuit du fêtard<br />

se prépare dès la sortie du travail et peut<br />

se prolonger après l'aube par <strong>des</strong> “afters”)<br />

qu'à sa nature de représentation partagée.<br />

Elle est le produit du vécu intersubjectif<br />

de ceux qui s'y côtoient, s'y frôlent, s'y<br />

interpénètrent, se rejoignant dans la commune<br />

conscience d'être différents de ceux<br />

qui pendant ce temps dorment, mais aussi<br />

d'être, pour cette même raison, différents<br />

de ce qu'ils sont eux-mêmes pendant le<br />

jour, et peut-être d'être, au delà de leur<br />

apparente communauté, irréductiblement<br />

différents les uns <strong>des</strong> autres.<br />

Comment décrire ce phénomène ?<br />

Simplement – et ce sera l'objet limité de<br />

cet article – en confrontant ces représentations.<br />

Deux ou trois immersions dans<br />

la nuit strasbourgeoise y suffisent, en<br />

compagnie de quelques uns de ces nuitards.<br />

Le voyage nocturne par les cafés,<br />

bars, et autres tavernes, lieux X, Y ou<br />

Z…, commencé dès avant le crépuscule<br />

pour certains, à une heure plus avancée<br />

pour d'autres, révèle les trajectoires disparates<br />

de mes interlocuteurs A, B, C...<br />

L'obscurité bienveillante qui rassemble<br />

en estompant les différences, cache la<br />

singularité <strong>des</strong> expériences individuelles,<br />

voire leur solitude, et l'identité <strong>des</strong> lieux<br />

investis.<br />

Un lieu de retrouvailles ■<br />

Mon “observation participante” commence<br />

avec A, une étudiante en médecine<br />

de 23 ans, qui me propose de me prendre<br />

à mon lieu de travail. Une fois ma tâche<br />

terminée je rejoins mon passeur dans la<br />

rue noire. Cette première immersion nous<br />

mène de la sortie de mon lieu de travail,<br />

après 10h du soir, marquant le début<br />

de la nuit, directement au café X. C’est<br />

dans cet antre que A a rendez-vous avec<br />

son groupe de copains. C’est dans cette<br />

même enceinte que la nuit se poursuit<br />

jusqu'à son achèvement, quand le groupe<br />

se sépare. La nuit de A se confond avec<br />

114


Saïda Kasmi<br />

Jeunes noctambules à Strasbourg<br />

un lieu où se rejoignent les trajets <strong>des</strong><br />

membres de sa troupe.<br />

Pour A, la nuit est un temps de la<br />

fête, elle est intimement liée aux divertissements,<br />

évoque d'emblée “l'alcool, la<br />

drogue, le sexe” ou encore “la liberté, le<br />

chaos”. La fête est une pratique nocturne<br />

qu’il faut savoir vivre dans l’instant, sans<br />

en faire une sorte de “quête absolue”.<br />

Cette manière de vivre relève plus de “la<br />

rock'n'roll attitude”. Pour mieux comprendre<br />

cette idée, A m'invite à profiter<br />

de “la fête… juste pour ce qu'elle offre<br />

sur le moment”. Selon elle, la nuit est<br />

semblable à une mélopée, où <strong>des</strong> individus<br />

se croisent, se découvrent, partagent<br />

<strong>des</strong> moments fugaces. Pour cette nuitarde<br />

ce moment qui engage tout son être est<br />

propice au partage : “Vivre la nuit engage<br />

mon identité, mon intimité que je partage<br />

avec le monde”, tout ce que ne lui permet<br />

pas sa vie diurne. Faire l'expérience de<br />

la fête permet avant tout de se dire au<br />

monde, de se lier aux autres.<br />

La dimension du groupe est ici centrale.<br />

La nuit est le moment privilégié<br />

<strong>des</strong> retrouvailles. Sur le chemin du X, elle<br />

m'explique : “Ce qui me plait dans la nuit,<br />

quand j'suis off, c'est de pouvoir retrouver<br />

[mon ami] et nos potes…de se retrouver<br />

sur Strasbourg ou ailleurs d'ailleurs…<br />

délirer ensemble…se retrouver, faire la<br />

chouille, délirer ! boire un verre dans<br />

un bar ! ou deux ou trois parfois !”. Elle<br />

me parle de ses potes, de S. aux cheveux<br />

longs qui démarre dans le métier, d'A qui<br />

galère dans le cinéma, d'A et de son air de<br />

petite fille. Une main dans la poche, “la<br />

mèche”, puisque c'est comme ça qu'on<br />

l'appelle dans le groupe, me parle de sa<br />

petite bande. Elle en profite pour me dire<br />

ce qu'elle aime dans la vie et tout “ce qui<br />

lui file la gerbe”. C’est dans la rencontre<br />

avec les pairs que la fête prends corps.<br />

Une fois le groupe réunit, la fête débute.<br />

Il est presque 23h lorsque nous arrivons<br />

devant la porte du X. Autour de<br />

nous <strong>des</strong> étudiants s'agitent, <strong>des</strong> vélos,<br />

<strong>des</strong> pieds, d'autres vélos, d'autres pieds,<br />

et puis <strong>des</strong> voix au loin, ici on fait déjà<br />

l'expérience de la nuit. Une fois dans le<br />

X, A se précipite vers les siens. Elle prend<br />

soin de saluer tous ses amis avant de s'installer<br />

au milieu <strong>des</strong> membres de sa bande.<br />

Un bras, une jambe, A frôle sans cesse ses<br />

compères. Nous sommes tous installés<br />

dans un coin, au fond à droite, près de<br />

la fenêtre. La lumière y est avenante,<br />

presque rouge car nous bénéficions de<br />

l’éclairage de l'enseigne. Sur la table, <strong>des</strong><br />

rangées de verres vi<strong>des</strong> et pleins se font<br />

face, petits ou grands, élancés ou trapus,<br />

<strong>des</strong> alcools forts le disputant à de plus<br />

raisonnables. Difficile de dire qui boit<br />

quoi. À ma droite, S et A font un concours<br />

de manzana, alors que d’autres, en face,<br />

en sont encore à la bière. Ici, “c'est le coin<br />

<strong>des</strong> potes ! C'est ici qu'on se retrouve ! À<br />

cette table tu vois ! C'est ici que la p'tite<br />

troupe se réunit !… Quand j'viens seul<br />

c'est pas pareil tu vois j'me mets là-bas,<br />

dans le fond à gauche, j'me pose là près<br />

de la vitre et pis parfois sous la lampe<br />

beige pour lire”.<br />

Le X est un lieu qui se prête à cette<br />

communion du groupe. Ce soir-là, l'endroit<br />

est bondé, l'espace exigu, la musique<br />

forte, tout est fait pour favoriser le<br />

contact <strong>des</strong> corps. Les frôlements se multiplient<br />

au fur et à mesure que la soirée<br />

avance. Les pairs profitent de l'évènement<br />

pour se rapprocher, partager un verre,<br />

fumer à la même cigarette, faire circuler<br />

un “pétard”, s'échanger un baiser. Les<br />

gestes sont affectueux, les caresses amicales.<br />

Cela ne va pas plus loin, mais cela<br />

va à l'essentiel : un sentiment d'amouramitié<br />

se diffuse dans l'instant.<br />

Le X a ceci de particulier qu’il appartient<br />

à la rue, avec laquelle il est à la fois<br />

en prolongement et en rupture, comme<br />

une poche d'eaux calmes en marge du<br />

flot. Cette taverne est comme l'envers<br />

de la rue, elle ne s'en cache pas et n'en<br />

est pas cachée. De gran<strong>des</strong> baies vitrées<br />

permettent de voir les gens à l'intérieur,<br />

comme elles permettent à ces derniers de<br />

nous observer quand nous arrivons. Nous<br />

passons d'un environnement sonore à un<br />

autre, le bruit assourdissant <strong>des</strong> trams,<br />

<strong>des</strong> moteurs, <strong>des</strong> pas sur le bitume est<br />

remplacé par une musique douce “acidjazz”.<br />

Une fois la lourde porte de verre<br />

tirée, la chaleur submerge l'arrivant et<br />

l'invite à pénétrer le lieu. Elle me rappelle<br />

que nous sommes en hiver et que l'opposition<br />

jour-nuit est sous nos cieux alsaciens<br />

souvent renforcée par l'opposition<br />

dehors-dedans, froid-chaud, conférant à<br />

la nuit sa qualité intime. Rapidement, une<br />

nonchalance m'envahit.<br />

Dedans, nous sommes à l'abri. Derrière<br />

la vitre, c'est la rue qui devient spectacle.<br />

Depuis notre table, on peut voir le<br />

comptoir. Celui-ci, légèrement surélevé<br />

par une estrade, surplombe la salle et<br />

procure une vision globale au serveur.<br />

Presque interminable, il forme un L sur<br />

sa surface plane, le trafic de liqui<strong>des</strong> est<br />

continu. En plus <strong>des</strong> verres et <strong>des</strong> bouteilles,<br />

on y a posé <strong>des</strong> casques de moto,<br />

un présentoir à œufs durs accompagné de<br />

sa salière, quelques sous-verre, un présentoir<br />

à bretzel, <strong>des</strong> tasses, soucoupes,<br />

cendriers, de la monnaie… <strong>des</strong> mains et<br />

<strong>des</strong> cou<strong>des</strong>. Le comptoir est un lien entre<br />

les membres du personnel et les clients.<br />

Il organise les rapports de part et d'autre<br />

d'une ligne de démarcation symbolique,<br />

scindant deux mon<strong>des</strong>, l'un qui offre et<br />

l'autre qui réclame. Il est possible de s'y<br />

amarrer quelques instants, c'est ce que<br />

fera A à plusieurs reprises. A, cliente<br />

régulière du X, connaît les serveurs. Il lui<br />

arrive parfois de venir se frotter les cou<strong>des</strong><br />

au comptoir, d’y prendre le temps de<br />

boire un café ou une bière, d’y échanger<br />

quelques mots avec le barman. Les progressions<br />

dirigées vers le comptoir sont<br />

nombreuses, parfois fugaces. Pendant la<br />

nuit c’est directement au comptoir qu’on<br />

achète à boire. Parfois, ce trajet n’est<br />

pas direct, A flâne, fait <strong>des</strong> détours par<br />

d’autres tables pour saluer <strong>des</strong> connaissances<br />

ou par les toilettes avant d’arriver<br />

à <strong>des</strong>tination.<br />

Autre trajectoire<br />

A me fait partager sa traversée, jusqu'à<br />

l'heure la plus avancée, en un lieu qui<br />

en fait est l'aboutissement de ce voyage<br />

nocturne. En effet, c’est ici que cette nuit<br />

s’achèvera, en compagnie de ses amis.<br />

La nuit d’A s'évanouit au moment ou le<br />

groupe se démembre. Je me rends alors<br />

compte que la nuit, pour ce groupe que<br />

nous retrouvons au X, a commencé bien<br />

plus tôt qu'à l'heure de la sortie de mon<br />

travail. Les caractéristiques temporelles<br />

de ma situation professionnelle ont pu<br />

biaiser cette première immersion. J'ai au<br />

fond imposé à la situation observée ma<br />

propre conception de la nuit, celle qui<br />

me la fait commencer après 22h. Pour<br />

que cette étude soit complète il me faut<br />

reprendre mes pas. Une nouvelle observation<br />

s’impose, non pas à partir de ma<br />

propre entrée dans la nuit, mais bien à<br />

partir de celle <strong>des</strong> jeunes que je suis dans<br />

leur pérégrination nocturne… qui en fait<br />

démarre bien avant la fin du jour.<br />

■<br />

115


Je décide de ressortir donc un autre<br />

jour, en partant cette fois avec B, depuis<br />

ses prémisses à la nuit, dès le début<br />

d'après-midi, jusqu’au point du jour. B<br />

est une collègue de travail qui connaît A,<br />

qu'elle retrouve souvent au X. Je constate<br />

alors que diffèrent non seulement<br />

les conceptions de la fête, le vécu de<br />

la nuit, mais aussi les mo<strong>des</strong> d'entrée<br />

dans celle-ci, la construction <strong>des</strong> trajets<br />

noctambules et l'investissement <strong>des</strong> lieux<br />

de rencontre, alors que ces lieux peuvent<br />

être les mêmes.<br />

Il est donc 15h, cette fois, et B vient<br />

d'accrocher sa tenue de travail dans son<br />

vestiaire. Une fois les clés déposées sur<br />

le bureau de sa responsable, elle pousse la<br />

porte de l'établissement pour rejoindre la<br />

rue. “Ouhhh… ça y'est, plus de taf jusqu'à<br />

mardi, c'est le pied !”. Aussitôt exprimé<br />

ce sentiment de libération, elle sort son<br />

téléphone portable. Elle relève ses messages.<br />

“Attends…On ne sait jamais si ça<br />

s'trouve y'a un changement pour ce soir !<br />

(pause) Aucun changement !”. Pour B,<br />

le début de la fête commence par cette<br />

confirmation : “Une fois que j'ai fini, je<br />

fais mes trucs, après j'vais m'installer<br />

dans un bar et j'attends les messages,<br />

j'en profite pour discuter avec <strong>des</strong> gens,<br />

boire une bière, une manzana, et puis je<br />

retrouve un pote, et on s'appelle. En fait<br />

y'a pas de rendez-vous vraiment fixé, c'est<br />

plus… on s'appelle on s'rappelle… tu vois<br />

c'est plus pour se rejoindre, on commence<br />

à deux dans un bar, puis trois, et quatre<br />

et on finit par tous se rejoindre. C'est<br />

<strong>des</strong> moments, <strong>des</strong> lieux différents dans<br />

la nuit”. En attendant, elle a rendez-vous<br />

avec N, étudiante en histoire, pour boire<br />

un café, discuter, se préparer à la fête.<br />

“Tu peux pas aller faire la fête comme<br />

ça ! Nan ! Moi j'y vais doucement je vais<br />

commencer doucement là en après-midi<br />

j'vais me poser dans un bar, lire un peu,<br />

regarder les gens”. B commence là précisément<br />

son entrée dans la nuit, à travers<br />

une promesse, cette première rencontre,<br />

et ce premier lieu de la rencontre. Cette<br />

jeune étudiante marche vers sa nuit en<br />

traversant <strong>des</strong> espaces et <strong>des</strong> discours.<br />

Les premiers de ces espaces nocturnes<br />

foulés par B sont ceux propices à l'échange<br />

de paroles, à la discussion, et je comprends<br />

que c'est cet échange qui définit la<br />

nuit, lui donne sa forme, sa texture, celle<br />

d'une promesse qui échappe à ceux qui la<br />

formulent. La nuit est intangible, faite de<br />

mots, alors que la fête est action, qui ne<br />

viendra que plus tard, et ce travail, en ce<br />

lieu, de remémoration de la semaine passée<br />

et d'anticipation de la soirée à venir<br />

prépare la fête en même temps qu'elle<br />

scelle la promesse engagée. Nous restons<br />

dans le bistrot où nous avons retrouvé N,<br />

jusqu'à la tombée de l'obscurité. Ici, B est<br />

une habituée. Elle y vient parfois seule<br />

dans la mesure où elle est assurée de trouver<br />

<strong>des</strong> amis, ou pour le moins un accueil,<br />

une écoute. Pour elle, le X est avant tout<br />

un lieu familier. Aucun prétexte, aucun<br />

rendez-vous convenu d'avance avec l'ensemble<br />

d'un groupe n'est nécessaire pour<br />

s'y rendre, comme cela l'est pour A. Pour<br />

B, le X qu'elle fréquente également et où<br />

elle retrouve le groupe de A, n'est que<br />

rarement le point de rencontre exclusif.<br />

Le bistrot est d'abord un lieu où on sait<br />

pouvoir retrouver <strong>des</strong> connaissances qui<br />

y ont leurs habitu<strong>des</strong>, sans avoir besoin de<br />

prendre rendez-vous et sans s'astreindre<br />

pour autant à une régularité de la réunion<br />

au même endroit. En contrepartie, tout le<br />

monde n'est pas là au même moment au<br />

même endroit : on part donc à la recherche<br />

de ceux qui manquent en transhumant<br />

de bistrot en bistrot.<br />

Alors que A passe toute sa nuit au X, B<br />

y démarre la sienne, pas forcément pour<br />

la finir, discute avec <strong>des</strong> potes, prend <strong>des</strong><br />

nouvelles, se remémore la semaine passée.<br />

Le X est représenté comme un entredeux,<br />

où elle discute, passe un moment,<br />

y découvre <strong>des</strong> visages neufs. Le X est<br />

situé par elle comme un espace de transition<br />

où on croise <strong>des</strong> gens. Une fois ce<br />

lieu quitté, on va ailleurs, là où on a <strong>des</strong><br />

chances de croiser les autres, et les étapes<br />

de ce parcours, faisant boule de neige,<br />

permettent de rassembler le groupe au fur<br />

et à mesure qu'avance la nuit, avec final<br />

dans un bar ou une boîte de nuit ouvrant<br />

jusqu'à l'aube. Le X n'est donc pas investi<br />

de la même manière : c'est un lieu de<br />

croisée <strong>des</strong> chemins, entre le jour et la<br />

nuit. “Ici, tu peux prendre l'apéro c'est<br />

ouvert jusqu'à 1h du matin la semaine et<br />

3h, je crois, le week-end. Après tu peux<br />

aller ailleurs. Y'a du bon son, et puis les<br />

gens sont sympa, on t'oblige pas à consommer<br />

tu vois, et puis tu peux t'installer<br />

où tu veux on te fait pas chier, moi j'aime<br />

bien passer du temps ici après les cours,<br />

parfois j'bosse ici. Nan, y'a une bonne<br />

ambiance !”.<br />

B n'entre donc pas aussi directement<br />

dans la nuit que A. Entre la sortie du<br />

travail et le début de la soirée, elle prépare<br />

sa nuit par toute une série de microépiso<strong>des</strong><br />

: le “ouf ” de libération, une<br />

promesse, le relevé <strong>des</strong> messages sur le<br />

portable, quelques coups de téléphone<br />

pour confirmer les premiers rendez-vous<br />

qui vont jalonner le parcours, le premier<br />

bistrot où s'opère un récapitulatif<br />

de la semaine passée et où la soirée<br />

s'organise… toute une structure souple<br />

de rites qui instaurent la nuit dans une<br />

progression, un échelonnement du plaisir<br />

anticipé.<br />

Même le X, vu de B, a l'air différent<br />

de ce qu'il était avec A. Il fait encore jour<br />

quand nous y entrons. Quelques lampes,<br />

couvertes d'abats jours de couleur rouge,<br />

restituent à la salle son aspect chaleureux<br />

de la nuit. Aux fenêtres, <strong>des</strong> carreaux<br />

de couleurs renforcent cette atmosphère.<br />

Le X produit de la nuit par anticipation<br />

en nous extrayant du jour, <strong>des</strong> bruits de<br />

la rue. Il y a un peu moins de monde,<br />

chacun peut faire à sa façon : on peut<br />

rapprocher les tables, mettre ses pieds<br />

sur la chaise…<br />

Autre lieu<br />

C est un étudiant en histoire de l'art,<br />

la vingtaine aussi, que je rencontre par<br />

hasard, alors que je discute avec B de mes<br />

observations. Il conteste les points de vue<br />

de A et de B sur la fête et sur la nuit. Pour<br />

lui, la fête ne commence pas à la tombée<br />

de la nuit : c'est un état permanent de<br />

l'être éveillé, la nuit n'a donc pas de sens<br />

comme espace-temps délimitant un vécu<br />

festif. Il nous propose de le retrouver au<br />

Y, un bar de nuit, pour en parler. J'y vais<br />

avec B vers 23h : C est là, qui a déjà fait<br />

plusieurs bars de Strasbourg.<br />

Le Y n'offre, vu de la rue, qu'une façade<br />

aveugle percée d'une simple porte de<br />

bois. La porte s'ouvre et laisse s'échapper<br />

brusquement le brouhaha d'une multitude<br />

humaine dont on entrevoit l'agitation à<br />

travers le sas formé par une seconde<br />

porte. Passé le seuil, on <strong>des</strong>cend en soussol<br />

: une cave qui isole davantage encore<br />

ce lieu du dehors, est elle-même cloisonnée<br />

en voûtes et en alcôves qui isolent les<br />

groupes de clients les uns <strong>des</strong> autres.<br />

On retrouve l'institution du comptoir,<br />

ligne de démarcation entre le service et<br />

■<br />

116 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Saïda Kasmi<br />

Jeunes noctambules à Strasbourg<br />

la clientèle. Mais ici, il est d'abord point<br />

de rencontre, de face à face : sitôt entrés,<br />

les quelques marches de l'escalier incurvé<br />

nous aspirent et nous propulsent <strong>des</strong>sus.<br />

Par ailleurs, il est le lieu disputé d'un jeu<br />

de pouvoir, où les clients se distinguent<br />

pour accéder à une élite : celle <strong>des</strong> “habitués”.<br />

Il y a les clients assis à table, en<br />

salle, et il y a les clients debout au comptoir,<br />

plus proches du barman avec qui ils<br />

peuvent discuter. Ces derniers jouissent<br />

de l'intimité avec le lieu, affichent leur<br />

familiarité avec les serveurs, font savoir<br />

leur privilège au reste de la clientèle. Être<br />

debout, c'est se montrer et être vu, c'est<br />

s'annoncer comme un “habitué”, contribuer<br />

activement à la production de ce qui<br />

fait le lieu. C'est par exemple participer<br />

au service, lorsqu'on permet à l'habitué de<br />

passer derrière le comptoir pour y chercher<br />

une bouteille ou un verre, servir les<br />

clients. Aux heures où le bar est bondé, il<br />

donne un coup de mains au serveur. Il fait<br />

“passer” la consommation, “prend” les<br />

comman<strong>des</strong>, nettoie <strong>des</strong> verres. L'habitué<br />

s'empresse de rendre service. Ce geste,<br />

aux yeux <strong>des</strong> autres clients, manifeste un<br />

statut distinctif.<br />

L'endroit est plus que chaleureux, il<br />

est “chaud”. C m'indique que les toilettes<br />

valent le détour pour l'anthropologue,<br />

mais qu'ils ne sont peut-être pas un lieu<br />

fréquentable pour une néophyte isolée :<br />

Si t'es une nana vaut mieux pas trop traîner<br />

seule dans les chiottes <strong>des</strong> bars. Là ça<br />

va ce soir c'est pas trop chaud mais vas-y<br />

un samedi ou pire un lundi soir c'est pas<br />

pareil quoi…, sauf si t'as envie de te faire<br />

choper ! Là c'est bon quoi y'a moyen de<br />

te faire péter !<br />

– Comment ça ?<br />

– Ben c'est clair, j'sais pas euh… si tu<br />

vas aux chiottes c'est pour deux choses :<br />

soit c'est pour t'acheter de la drogue, te<br />

tirer un rail de coque… soit c'est pour<br />

te faire exploser la rondelle ! Y'a rien<br />

de plus à savoir ! Donc si t'y vas j'te<br />

conseille pas d'y aller seule ! Enfin de<br />

pas y traîner quoi ! Les mecs eux ils s'en<br />

foutent ils te sautent <strong>des</strong>sus t'as rien<br />

compris ! Ils t'attrapent et hop j'te prends<br />

comme ça et tac j'te retourne vite fait et<br />

hop fini ciao !.<br />

Petit tour dans les toilettes, donc<br />

(observation scientifique oblige). Le lieu<br />

n'a effectivement rien à voir avec les<br />

toilettes du X, qui sont propres jusqu'à<br />

l'anonymat. Ici le mur <strong>des</strong> commodités<br />

est détourné, érigé en support de libre<br />

expression, recouvert de messages, de<br />

graffitis, d'annonces érotiques, de numéros<br />

de téléphone. Les pensées les plus<br />

inavouables s'expriment. Dessins, mots,<br />

phrases, à chacun sa manière de dire les<br />

choses. Tout est livré en vrac au reste du<br />

monde. Chacun laisse ses traces : murs<br />

cicatrisés, rayés, lacérés. L'exiguïté de la<br />

pièce, l'odeur nauséabonde en font un lieu<br />

négligé, propice aux excès de conduite.<br />

Mais les toilettes sont aussi un lieu de<br />

rencontre, une sorte de “check-point” dans<br />

le déroulement de la nuit. Ce coin sombre,<br />

soustrait au regard, permet aux jeunes de se<br />

retrouver pour laisser les désirs s'exprimer<br />

sans ambages, sans fioritures. L'exiguïté<br />

<strong>des</strong> lieux oblige le public qui s'y retrouve<br />

au frottement <strong>des</strong> corps les uns contre les<br />

autres pour pouvoir passer d'un point à<br />

un autre. La pratique du sexe y est visiblement<br />

rendue possible par la pénombre<br />

et la soustraction aux regards. Un couple<br />

sort d'un cabinet. C me dit que les partenaires<br />

sont consentants. Les propositions<br />

y sont tacites, un échange de regards peut<br />

suffire, me dit-il : les échanges sont courts,<br />

les baisers brefs et violents, le contact est<br />

agressif, presque sauvage, le corps de<br />

l'autre est utilisé pour assouvir un plaisir<br />

éphémère, les ébats sont rapi<strong>des</strong> et sans<br />

lendemain. La consommation d'euphorisants<br />

et de stimulants facilite le contact :<br />

“Quand tu es juste sous ecstasy, tes sens,<br />

surtout le toucher, sont ultra développés.<br />

C'est un état pouh… c'est très tactile t'es<br />

plus attentif à ce qui t' entoure, t'es plus<br />

attentif et très réceptif aux marques d'attention,<br />

aux massages, aux caresses, au<br />

toucher en général”.<br />

Substances<br />

Le X, le Y et les autres bars et boîtes<br />

de nuit, étapes quasi obligées du noctambule,<br />

proposent un abri dans la nuit,<br />

surtout quand elle est hivernale, un lieu<br />

pour se retrouver. Mais ils se signalent<br />

aussi par leur commune fonction qui est<br />

de proposer <strong>des</strong> boissons à la vente et<br />

à la consommation sur place. C'est dire<br />

combien la pratique de boire ensemble<br />

est au cœur de la socialité. “Le verre de<br />

vin rouge est devenu le rite universel de la<br />

communication. On communique autant<br />

pour boire que l'on boit pour communiquer”<br />

(Edgar Morin). Boire n'est pas un<br />

■<br />

acte banal, il revêt un caractère particulier,<br />

lié à un ensemble de pratiques et de<br />

rites qui lui donnent un sens et le mettent<br />

en valeur. À travers <strong>des</strong> manières de<br />

boire se <strong>des</strong>sinent <strong>des</strong> manières de vivre<br />

et de concevoir les relations aux autres.<br />

La consommation de boissons tient une<br />

place ambiguë. Bien qu'obligatoire, puisque<br />

les noctambules sont <strong>des</strong> clients,<br />

elle est plus souvent, dans la pratique,<br />

un prétexte ou un prélude aux contacts<br />

qu'une fin en soi. Le verre commandé en<br />

début de soirée tient souvent une bonne<br />

partie de la nuit, et une fois vide, il peut<br />

rester ainsi longtemps avant qu'on ne<br />

recommande, sorte de référent physique<br />

présent sur la table pour borner l'espace<br />

de la rencontre.<br />

Que dire alors du statut social <strong>des</strong><br />

substances illicites qui s'échangent à l'occasion<br />

entre les nuitards, sorte de calumet<br />

de la paix circulant <strong>des</strong> uns aux autres ?<br />

On ne peut que souligner que la nuit est<br />

le temps privilégié de leur consommation<br />

dans les groupes, en partie parce que la<br />

pénombre facilite la transgression, mais<br />

en partie aussi parce que les formes de<br />

cette consommation sont socialisées. La<br />

drogue est l'emblème d'une contre-culture.<br />

À la manière <strong>des</strong> intellectuels <strong>des</strong><br />

années 60, ces jeunes cherchent à faire<br />

table rase <strong>des</strong> valeurs de la société qui les<br />

entourent. Ils érigent la drogue en moyen<br />

de libération.<br />

Classiquement, les substances psychotropes<br />

sont catégorisées par nos noctambules<br />

selon qu'elles renforcent l'émotion<br />

fusionnelle du contact avec l'autre et<br />

de l'appartenance au groupe, ou qu'elles<br />

replient au contraire l'individu sur<br />

son expérience intime. Le cannabis n'est<br />

pas considéré par ces jeunes comme une<br />

drogue. Il est banalisé comme substance<br />

commune que tous consomment. Son<br />

usage vise a susciter de la complicité, à<br />

créer du lien entre les passeurs de joints,<br />

nouer <strong>des</strong> connaissances, une sorte d'attachement<br />

au sein du groupe tranquillement<br />

réuni. L'ecstasy, par contre, associée<br />

à l'excès de décibels, est l'ingrédient plus<br />

courant <strong>des</strong> grands rassemblements. Pour<br />

d'autres, cependant, la drogue est une<br />

expérience strictement personnelle. C<br />

nous dit qu'il fait à cette occasion “table<br />

rase du monde qui entoure…y'a plus personne<br />

que toi et la musique…<strong>des</strong> vibrations<br />

autour”. La drogue est aux yeux de<br />

ceux-là le véhicule chimique de l'ailleurs.<br />

117


Elle porte à nu les potentialités que recèle<br />

une individualité.<br />

Tous mes interlocuteurs parlent de ce<br />

qu'ils prennent, mais ce sont les mo<strong>des</strong><br />

d'emploi, les façons de consommer qui<br />

révèlent une grande variété d'usages et<br />

<strong>des</strong> ritualisations. Tous les lieux ne se<br />

prêtent pas à la consommation de drogues<br />

de la même manière. Au X, le cannabis est<br />

possible parce que la salle est suffisamment<br />

spacieuse pour que la fumée s'évanouisse<br />

vite. Par contre, si C me propose<br />

un “plomb”, ce sera dans les toilettes, en<br />

toute discrétion. Au fur et à mesure de<br />

son parcours, le noctambule passe d'un<br />

lieu à un autre dans une gradation de la<br />

force et <strong>des</strong> effets <strong>des</strong> substances : les<br />

lieux d'entrée dans la nuit se prêtent aux<br />

drogues douces qui soudent le groupe,<br />

et selon les avancées dans la nuit, l'arrêt<br />

en un lieu ou la poursuite vers le suivant<br />

marquent l'arrêt à tel niveau de substance<br />

ou la plongée vers une expérience plus<br />

individualisante.<br />

du besoin de maintenir la cohésion du<br />

groupe de copains, d'une décision assumée<br />

collectivement de se séparer pour<br />

mettre fin ensemble à la nuit. A et B<br />

savent qu'en général quand elles ont fini<br />

leur nuit, c'est que leurs amis l'ont finie<br />

aussi. C suit une trajectoire strictement<br />

personnelle. Par contre, il n'atteint jamais<br />

le point de rupture physique, alors que les<br />

autres célèbrent la fête dans l'oubli de soi<br />

dans le groupe, jusqu'à l'épuisement. C<br />

peut repartir sur sa trajectoire festive le<br />

lendemain, alors qu'il faut aux autres la<br />

semaine pour récupérer.<br />

C est sur une philosophie personnelle<br />

de la fête, quête personnelle d'expériences,<br />

de vécus qu'il collectionne et<br />

se remémore : les sentiments y ont peu<br />

de place, car l'autre y est instrumenté<br />

comme vecteur de l'expérience. Alors que<br />

pour A et B, la nuit est propice à la liesse,<br />

à la rencontre avec les autres, à la fusion<br />

Philosophies divergentes ■<br />

Dater le début et la fin de la nuit par<br />

le coucher et le lever du soleil n'a pas<br />

de sens. La nuit commence par une élaboration<br />

: elle existe dès lors qu'elle est<br />

un projet, celui d'une sortie, celui d'une<br />

rencontre. Chacun a sa nuit. À la question<br />

“Quand débute la nuit, selon vous ?”, A<br />

répond : “Quand j'suis avec mes potes !”,<br />

alors que pour B c'est “dès la fin <strong>des</strong><br />

cours, juste après le taf !” C est évasif :<br />

“La nuit ? on y entre, on y sort quand on<br />

veut, c'est toi qui décide ! La nuit n'a pas<br />

de cadre rigide”. Mais il insiste sur le<br />

fait que le passage d'un monde à l'autre<br />

n'est pas rythmé par l'heure mais par<br />

l'esprit : “Y'a pas d'heure précise ! La nuit<br />

ça commence pas à un moment précis<br />

pour se finir tac à un moment précis !<br />

Nan c'est pas comme ça que ça se passe<br />

c'est : tu sens la fin… en toi ! Tu la vois<br />

venir en fait !”.<br />

C juge ridicule de demander ce qu'est<br />

la nuit. Il faut la vivre, c'est une philosophie.<br />

Pour lui, il n'y a pas de spécificité<br />

de la nuit, la fête est permanente : il se<br />

couche n'importe quand, au point d'usure,<br />

et se lève après 13h. Le moment où termine<br />

sa nuit ne dépend que de sa propre<br />

décision, de ses capacités physiques, de<br />

son besoin de sommeil, et non <strong>des</strong> autres,<br />

Yves Siffer, La Java, peinture sous verre, 1993<br />

118 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Saïda Kasmi<br />

Jeunes noctambules à Strasbourg<br />

dans le groupe et à l'oubli. Le groupe,<br />

pour elles, forme un tout de visages, de<br />

membres, de sensations sans propriétaires,<br />

alors que C recherche la force de l'expérience<br />

individuante, il se voit lui-même<br />

faire la fête, observe les autres dont il se<br />

moque volontiers. Là où les unes sont<br />

immergées dans l'expérience, C a une<br />

position de voyeur, cherche son plaisir<br />

propre dans une approche crue de l'autre,<br />

les expériences sexuelles immédiates et<br />

sans lendemain. “La nuit j'pense à rien en<br />

particulier, je vis les choses ça s'arrêtelà.<br />

J'veux pas m'prendre la tête tu vois.<br />

J'suis pas là pour me prendre la tête nan !<br />

J'suis avec mes potes dans un bar sympa<br />

tu vois, y'a à boire (il me montre un verre<br />

de bière) y'a du bon son, c'est cool… le<br />

reste… j'm'en fous grave !”. Vision partagée<br />

par D, un étudiant en audiovisuel<br />

de 26 ans : “Tu fais pas la fête avec les<br />

autres au contraire t'es seul… tu te fous<br />

de leur gueule en fait… tu fais leur fête…<br />

Les autres, tu t'en fous complètement, et<br />

une fois que la nuit prend fin, tu les hais<br />

tous… ces zombies… tu te détestes après<br />

… dans ta tête… t'es bourré tu te souviens<br />

même plus à quel point tu t'es ridiculisé<br />

quoi…”. L'égoïsme dans le déroulement<br />

de la nuit est érigé en principe. La fête<br />

fait se mouvoir <strong>des</strong> corps qui se frôlent<br />

sans se toucher. Chacun cherche d'abord à<br />

se vivre, à se sentir, sans se préoccuper du<br />

ressenti de l'autre. E, toujours un garçon,<br />

me dit à propos <strong>des</strong> toilettes du Y : “Je ne<br />

veux pas voir le visage, ni même parler<br />

à la fille, je veux m'exploser la tête, être<br />

ivre de la nuit”.<br />

La transhumance <strong>des</strong> jeunes noctambules<br />

à travers la nuit strasbourgeoise<br />

révèle la divergence <strong>des</strong> philosophies,<br />

la diffraction <strong>des</strong> représentations. Alors<br />

que ce moment d'obscurité entre coucher<br />

et lever du soleil est souvent présenté<br />

comme le temps privilégié de la rencontre<br />

fusionnelle avec l'autre, les différences<br />

dans la construction <strong>des</strong> trajets montrent<br />

que chacun a sa conception de la fête,<br />

et qu'il y a en fait autant de nuits que de<br />

subjectivités pour les habiter. La rencontre<br />

avec l'autre et le groupe se produit<br />

dans <strong>des</strong> lieux convenus qui sont <strong>des</strong><br />

étapes sur <strong>des</strong> trajets qui n'appartiennent<br />

qu'à chacun, mais où chacun peut ignorer<br />

sa propre solitude parce que ces lieux<br />

nocturnes sont aussi <strong>des</strong> carrefours où<br />

plusieurs de ces trajets font étape et donc<br />

s'entrecroisent. Bars et boîtes de nuit<br />

n'existent pas tant du fait <strong>des</strong> murs et <strong>des</strong><br />

prestations qu'ils proposent, que d'être<br />

<strong>des</strong> nœuds spatiaux dans le réseau <strong>des</strong><br />

temporalités individuelles. Ils n'ont de<br />

consistance que par la nuit qui les fonde,<br />

en tant que portes d'entrée dans celle-ci,<br />

et expliquent à contrario que celle-ci,<br />

qui est un temps, puisse aussi, davantage<br />

que le jour, être saisie comme un espace :<br />

puisqu'il y a <strong>des</strong> êtres qui l'habitent, c'est<br />

qu'elle est un contenant.<br />

119


MARIE-NOËLE DENIS<br />

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Les personnages<br />

de la nuit dans<br />

les contes alsaciens<br />

Un jour c'était la nuit<br />

Douze brigands étaient assis<br />

Le chef se levit (sic) et dit :<br />

Arsène raconte moi donc<br />

l'histoire<br />

Que tu sais si bien et que<br />

tu racontes si mal.<br />

Arsène se levit et dit :<br />

Un jour c'était la nuit…<br />

M.-H. & M.-C. Groshens,<br />

L'Alsace contée, p. 234<br />

Dans la culture universelle les termes<br />

de « contes » et de « nuit »<br />

se trouvent essentiellement associés<br />

aux « Contes <strong>des</strong> mille et une nuits »,<br />

recueil de récits arabes traduits en français<br />

par Galland au début du XVIII e siècle<br />

et publiés pour la première fois en 1704<br />

à Paris, « Chez la veuve de Claude Barbin<br />

au Palais, sur le second Perron de la<br />

Sainte Chapelle » 1 .<br />

La nuit n’intervient pas forcément<br />

dans les récits mais constitue l’espace<br />

temporel qui les enchaîne les uns aux<br />

autres dans le cadre d’un conte dans les<br />

contes. En effet, l’histoire majeure qui<br />

les lie tous est celle d’un roi de Perse qui,<br />

trompé par sa favorite, décide de passer<br />

chacune de ses nuits avec une nouvelle<br />

jeune fille qu’il fera périr au lever du<br />

jour. Un bain de sang suit ainsi chaque<br />

nuit d’amour. Mais Schéhérazade, la fille<br />

du grand vizir, se met elle-même à la<br />

disposition du roi, et quand vient l’heure<br />

de la livrer à la mort, sa petite soeur, présente<br />

dans la chambre, murmure : « Ma<br />

soeur, dites-nous donc un de ces beaux<br />

contes que vous connaissez si bien ».<br />

Mille contes s’enchaînent ainsi, se chevauchant<br />

parfois. Schéhérazade reste la<br />

seule épouse du roi et, au mille et unième<br />

conte, obtient sa grâce.<br />

La nuit joue un rôle évident, mais<br />

non essentiel dans le déroulement de<br />

ces récits. La nuit du roi est consacrée<br />

à l’amour et ce n’est qu’une heure avant<br />

le jour que Dinarzade prononce la phrase<br />

clef : « Ma chère soeur, si vous ne dormez<br />

pas, je vous en supplie, en attendant le<br />

jour qui paraîtra bientôt, de me raconter<br />

un de ces contes agréables que vous<br />

savez » 2 . Et Schéhérazade s’arrête systématiquement<br />

de conter avec le jour :<br />

même si « ... ce qui reste est le plus<br />

beau du conte 3 ... Et vous en tomberez<br />

d’accord, si le sultan voulait me laisser<br />

vivre encore aujourd’hui et me donner<br />

la permission de vous le raconter la nuit<br />

prochaine » 4 . Ce report constant à la nuit<br />

suivante est le fil conducteur qui relie<br />

une histoire à la suivante et maintient en<br />

suspens l’intérêt du roi et du lecteur.<br />

Notre propos est tout autre, qui se<br />

réfère essentiellement aux contes et<br />

récits populaires alsaciens recueillis dans<br />

deux livres, l’un concernant Strasbourg<br />

(M.-C. Groshens, M.-N. Denis et H. Lucius,<br />

Récits et contes populaires d'Alsace,<br />

Paris, Gallimard, 1979) et l'autre les<br />

Vosges (M.-N. Denis, M.-C. Groshens,<br />

H. Lucius, L'Alsace contée, Thionville,<br />

Klopp, 1986).<br />

Tous deux contiennent <strong>des</strong> récits<br />

d'origines diverses, un tiers à peu près<br />

provenant <strong>des</strong> meilleurs ouvrages <strong>des</strong><br />

folkloristes du XIX e siècle, composés<br />

à la source même de la tradition orale,<br />

un autre tiers, de manuscrits anciens<br />

et inédits retrouvés dans <strong>des</strong> archives<br />

publiques ou privées, et un dernier tiers<br />

120


Marie-Noële Denis<br />

Les personnages de la nuit dans les contes alsaciens<br />

enfin, enregistré auprès de conteurs contemporains,<br />

encore en fonction.<br />

Cette littérature orale et populaire met<br />

en scène la nuit comme acteur primordial,<br />

dans <strong>des</strong> histoires et pour <strong>des</strong> personnages<br />

qui existent et agissent essentiellement<br />

dans les ténèbres, avec plus d'intensité, de<br />

mystère et de terreur que le jour.<br />

Temps et lieux<br />

<strong>des</strong> contes<br />

Dans les contes, le temps magique<br />

de la nuit se situe entre le crépuscule et<br />

l'aube, rythmé par les cloches de l'angélus<br />

ou le chant du coq, avec une heure fatidique<br />

: minuit et ses douze coups. L'obscurité<br />

ou la luminescence de la lune jouent<br />

un grand rôle. Dans la forêt baignée de<br />

clarté, <strong>des</strong> êtres surnaturels attendent les<br />

chevaliers <strong>des</strong> contes, ou l’un d’eux chevauche<br />

tant que la nuit l'enveloppe, qu’il<br />

est minuit et que la lune luit. Ce temps est<br />

parfois lié au cycle lunaire, en particulier<br />

au troisième jour de la lune, aux saisons,<br />

de préférence l'automne et l'hiver, mais<br />

aussi au calendrier liturgique : l'Avent,<br />

le Carême, les Quatre-Temps 5 , le jour<br />

<strong>des</strong> morts représentent <strong>des</strong> pério<strong>des</strong> particulièrement<br />

propices aux agissements<br />

<strong>des</strong> forces obscures. Les ténèbres sont là<br />

aussi pour mettre en valeur de mystérieuses<br />

clartés : nuages opaques ou d’argent,<br />

ciel livide, nuits étoilées, aube qui blanchit<br />

l'horizon 6 .<br />

Cette poésie nocturne requiert par<br />

ailleurs un environnement favorable.<br />

Dans la montagne vosgienne, il s'agit de<br />

la forêt, <strong>des</strong> lacs, <strong>des</strong> tourbières, <strong>des</strong> ruisseaux,<br />

<strong>des</strong> sources jaillissant <strong>des</strong> rochers 7 ,<br />

<strong>des</strong> fontaines. Les fées vivent dans un<br />

royaume subaquatique, d’autres surgissent<br />

de la forêt. Les esprits qui prennent<br />

forme humaine fixent leur demeure aux<br />

frontières humi<strong>des</strong> et boisées du monde<br />

<strong>des</strong> hommes, frontières incertaines entre<br />

les deux univers , sauvage et civilisé, près<br />

de l’eau et de la forêt. À Strasbourg il<br />

s’agit de la cathédrale, avec son soubassement<br />

aquatique, et du quartier glauque<br />

de la Porte Blanche.<br />

Quand la nuit tombe et que s'effacent<br />

les frontières entre le visible et l'invisible,<br />

il devient possible de voir l’envers<br />

du décor, le monde <strong>des</strong> ombres avec ses<br />

personnages bénéfiques ou redoutables.<br />

Rêve et cauchemar se côtoient, réel et<br />

surnaturel se confondent. Ce monde <strong>des</strong><br />

■<br />

morts se met à vivre, parallèle au nôtre,<br />

et se montre à la faveur de l'obscurité, de<br />

la solitude et du silence. Même les fées<br />

sont vouées aux forces de la nuit. Elles<br />

n’apparaissent jamais le jour et doivent<br />

triompher avant le lever du soleil.<br />

Ce monde fantastique fait renaître,<br />

en un syncrétisme foisonnant, <strong>des</strong> traditions<br />

païennes <strong>des</strong> temps immémoriaux,<br />

une mythologie populaire revisitée par<br />

le christianisme où prennent place <strong>des</strong><br />

roches aux fées, <strong>des</strong> sources miraculeuses<br />

8 , <strong>des</strong> diables que l’on exorcise par <strong>des</strong><br />

signes de croix ou <strong>des</strong> images pieuses, <strong>des</strong><br />

fantômes d'âmes en peine, <strong>des</strong> chasseurs<br />

sauvages, <strong>des</strong> fées lavandières maîtresses<br />

du <strong>des</strong>tin 9 , laveuses nocturnes, dames<br />

<strong>des</strong> fontaines qui rincent éternellement<br />

les langes de l'Enfant Jésus. Tous ces<br />

personnages ambigus, à double face 10 , se<br />

révèlent tantôt bénéfiques, tantôt maléfiques<br />

pour l'homme qui les croise.<br />

Ces contes et récits de la nuit, qui<br />

mettent en scène <strong>des</strong> héros surnaturels<br />

en <strong>des</strong> actions fantastiques, jouaient<br />

autrefois un rôle de contrôle social, dans<br />

le registre de la peur, pour une société<br />

encore crédule, dominée par une logique<br />

de l'irrationnel et du merveilleux. Lors<br />

<strong>des</strong> veillées ou « loures », qui se tenaient<br />

en hiver dans les fermes <strong>des</strong> Vosges, les<br />

adultes jouaient à se faire peur avec ces<br />

récits terrifiants de diables, de fées et de<br />

fantômes, alors que <strong>des</strong> farceurs, dépités<br />

d'avoir été éconduits, frappaient aux<br />

volets clos et poussaient <strong>des</strong> hurlements<br />

effrayants. "On creusait une betterave<br />

avec deux trous et une bougie. La nuit<br />

ça faisait une tête de mort" 11 . Et "pour<br />

sortir, vers deux heures du matin, alors<br />

que la neige tombait toujours, les plus<br />

grands et les plus costauds formaient<br />

l'avant-garde …" 12 .<br />

Bien que personne n’ait été tout à<br />

fait dupe, cette peur salutaire était un<br />

moyen efficace de contrôle <strong>des</strong> adultes<br />

sur leur progéniture. Un témoin raconte<br />

: "Quand nous étions enfants, nous ne<br />

passions jamais seuls dans cet endroit-là<br />

le soir, car les récits de sorcières nous<br />

faisaient peur. Les personnes âgées nous<br />

racontaient <strong>des</strong> histoires de revenants,<br />

de diables … Les parents nous faisaient<br />

peur avec <strong>des</strong> histoires de sorcières pour<br />

qu'on ne sorte pas le soir" 13 . "Voilà ce<br />

que nos bons ancêtres faisaient : à défaut<br />

de mieux, ils employaient la peur comme<br />

moyen de police pour retenir leurs jeunes<br />

gens à la maison. C'était un préservatif<br />

comme un autre contre les désordres de la<br />

nuit et l'immoralité qui s'ensuit" 14 .<br />

La nuit étant l’univers <strong>des</strong> contes,<br />

l’esprit rationaliste introduisit peu à peu<br />

un rapport évident entre le rêve, la magie<br />

et le merveilleux. Au XVIII e siècle l’existence<br />

d’un monde surnaturel est encore<br />

admissible et les apparitions peuvent<br />

avoir lieu le jour, comme celles que relate<br />

le Pasteur Oberlin 15 . Au XIX e siècle on ne<br />

les conçoit que la nuit et on les attribue<br />

au rêve. La magie noire est, de son côté,<br />

assimilée au cauchemar.<br />

Personnages de la nuit ■<br />

Les fées<br />

Sous <strong>des</strong> désignations diverses :<br />

dames blanches, ondines, nixes, fées, ces<br />

silhouettes féminines dotées de pouvoirs<br />

surnaturels, sont avant tout <strong>des</strong> médiatrices.<br />

Beautés merveilleuses, radieuses<br />

apparitions, leur blancheur peut être assimilée<br />

à celle de la Vierge Marie. Pendant<br />

la nuit, elles lancent <strong>des</strong> passerelles entre<br />

la lumière, le ciel étoilé et les profondeurs<br />

obscures. Des cercles de pierre, appelés<br />

"anneaux <strong>des</strong> drui<strong>des</strong>" ou "jardins<br />

<strong>des</strong> fées" passent pour être les lieux de<br />

leurs rassemblements. Les fées évoluent<br />

enfin dans un double décor sylvestre et<br />

aquatique, nimbées de l’inquiétante clarté<br />

lunaire.<br />

Le jardin <strong>des</strong> fées : Quoique certains<br />

prétendent que les fées sont mortes,<br />

d'autres qu'elles sont en sommeil, les villageois<br />

vous affirment qu'elles sont toujours<br />

là, au jardin <strong>des</strong> fées, où pendant<br />

les nuits étoilées, de blanc vêtues, elles<br />

dansent leur ronde échevelée autour <strong>des</strong><br />

pierres qui sont toutes relevées. Soudain<br />

elles interrompent leur danse, par l'apparition<br />

merveilleuse sur <strong>des</strong> nuages d'argent,<br />

d'un char d'or 16 , attelé de chevaux<br />

de feux aux naseaux lançant <strong>des</strong> flammes,<br />

dirigés par une déité au diadème étincelant<br />

de pierreries. Le brillant équipage<br />

décrit autour de l'enceinte <strong>des</strong> circuits de<br />

plus en plus étroits, et disparaît à l'abri<br />

d'une nuée. Les fées reprennent de plus<br />

belle leur ronde interrompue jusqu'au<br />

moment où l'aube commence à blanchir<br />

l'horizon (L'Alsace contée, p. 122-123).<br />

D'autres récits contiennent la trace de<br />

la chute de ce char solaire et de la clôture<br />

entre le monde surnaturel et le monde <strong>des</strong><br />

121


humains. La fée regagne alors le monde<br />

<strong>des</strong> morts et <strong>des</strong> âmes en peine.<br />

Le Sternsee : De même une dame blanche<br />

traverse les airs, à minuit, au-<strong>des</strong>sus<br />

du lac, dans une calèche en verre dont<br />

l'essieu et le timon comportent sept clous<br />

d'argent. Un magicien fixa les sept clous<br />

au ciel ; la calèche tomba alors et disparut<br />

dans l'eau … (L'Alsace contée, p. 128).<br />

Les sorcières<br />

Les sorcières leur sont apparentées,<br />

mais avec plus de rationalité car elles<br />

appartiennent à notre monde. Leur magie<br />

noire qui peut le modifier s’oppose en ce<br />

sens au surnaturel qui leur est inaccessible.<br />

Mais leur temporalité reste celle de la<br />

nuit. À l'opposé de l'univers lumineux <strong>des</strong><br />

fées, dans un monde aux forces obscures<br />

et redoutables, quand l'angélus a retenti,<br />

les sorcières se mettent en route sur leurs<br />

balais pour se rendre à leurs sabbats. On<br />

passe alors d’une nuit merveilleuse au<br />

fantastique redoutable. "Au moment de<br />

la pleine lune, les sorcières de Steintal se<br />

rassemblent à minuit à la Perheux. Celui<br />

qui passe à l'endroit où elles se trouvent,<br />

tombe dans un trou profond …" (L'Alsace<br />

contée, p. 287).<br />

La roche <strong>des</strong> sorcières : Au flanc du Brézouard<br />

se trouve une grosse roche noire<br />

rivée au sol. Des mousses sombres et <strong>des</strong><br />

lichens gris la couvrent. Quand, pendant<br />

les nuits sombres, la pluie frappait les<br />

petites fenêtres <strong>des</strong> fermes et la grêle martelait<br />

les toits <strong>des</strong> demeures perdues, un<br />

fait singulier se passa (…). Dans les airs<br />

se firent entendre <strong>des</strong> bruits. Des balais<br />

arrivèrent, de grands sabots, <strong>des</strong> tiges de<br />

genêts. Tous portaient <strong>des</strong> ombres. Aux<br />

abords de la roche, la course prit fin et,<br />

<strong>des</strong>cendant de leurs montures, <strong>des</strong> femmes<br />

se rassemblèrent : <strong>des</strong> jeunes, <strong>des</strong> vieilles,<br />

<strong>des</strong> belles (…). À la moindre tentative<br />

d'approche, se fait entendre, par trois fois<br />

l'appel du crapaud. Aussitôt tout le monde<br />

saute aux balais et disparaît … (L'Alsace<br />

contée, p. 291).<br />

Les fantômes<br />

par les prières ou les actes pieux de ceux<br />

qui sont encore sur terre. La ville n'est<br />

pas épargnée par cette inflation du fantastique,<br />

le clergé ayant exploité au Moyen-<br />

Âge cette peur <strong>des</strong> morts pour inciter la<br />

population à faire dire <strong>des</strong> messes à leur<br />

intention. "Nulle part les fantômes ne<br />

furent plus nombreux que dans la zone<br />

allant de la porte de Saverne au sud de<br />

la ville de Strasbourg ; Faubourg Blanc,<br />

aujourd'hui nommé Faubourg National,<br />

Petite France, Finkwiller, sont ou étaient<br />

<strong>des</strong> quartiers aux ruelles tortueuses, malfamées<br />

… Déjà au temps de Saint-Arbogast<br />

17 , le quartier de la Tour Blanche était<br />

maudit …" (Contes et Récits populaires<br />

d'Alsace, p. 105).<br />

Les fantômes du Finkwiller : À l'entrée<br />

du port, près de la Monnaie, il y a le<br />

fantôme du tonnelier … Non loin de lui,<br />

au bord de l'eau, est assise sa compagne<br />

nocturne, la lavandière, son battoir à la<br />

main. Souvent, et cela pendant <strong>des</strong> nuits<br />

entières, elle doit mettre dans l'eau et<br />

battre son linge, sans doute volé jadis.<br />

L'imprudent qui s'approche d'elle, se fait<br />

saisir par la nuque. Elle le plonge et le<br />

replonge dans la rivière et lui fait avaler<br />

de l'eau sans arrêt. Souvent il a beaucoup<br />

de peine à se dégager de cette femme<br />

fantôme. (Contes et récits populaires<br />

d'Alsace, p. 107).<br />

La nonne de Sainte-Claire : Lorsqu'on<br />

prend, tard dans la nuit, la ruelle Sainte-<br />

Claire, on aperçoit une nonne pâle et<br />

voilée de blanc, qui tantôt passe à côté<br />

de vous en soupirant, tantôt s'approche<br />

aimablement pour vous offrir une<br />

prise de sa tabatière. Mais quiconque<br />

accepte et prise, tombe en arrière et reste<br />

étendu sur le sol sans connaissance … la<br />

nonne de Sainte-Claire passe toujours<br />

dans cette petite rue, tournant autour de<br />

l'ancien couvent et attendant son amant.<br />

(Contes et récits populaires d'Alsace,<br />

p. 107-108).<br />

La cathédrale est aussi le lieu privilégié<br />

<strong>des</strong> apparitions fantastiques.<br />

À la cathédrale, la nuit de la Saint-<br />

Jean : Dans la nuit de la Saint-Jean,<br />

quand minuit sonne au clocher, alors les<br />

vieux maîtres, constructeurs de la cathédrale,<br />

se meuvent dans leurs tombeaux,<br />

de même que tous les artistes qui ont contribué<br />

à ériger l'édifice. Un long cortège<br />

se forme, faisant intérieurement et extérieurement<br />

le tour de la cathédrale, planant<br />

et s'agitant dans les airs. Les vieux<br />

maîtres sortent de leurs tombes, la règle<br />

et le compas dans leurs mains. Autour<br />

d'eux se tiennent leurs fidèles tailleurs<br />

de pierre, avec leurs équerres. Même les<br />

peintres et les sculpteurs sont présents.<br />

Tous se saluent du regard et se serrent<br />

la main, heureux de se revoir. Alors le<br />

cortège <strong>des</strong> fantômes, à travers toutes les<br />

galeries, plane, tourne, va et vient, s'élève<br />

et s'abaisse en une ronde sans fin. Puis<br />

il franchit le portail et reprend le même<br />

mouvement, en montant et en <strong>des</strong>cendant,<br />

autour de la cathédrale, <strong>des</strong> portails, <strong>des</strong><br />

crêtes <strong>des</strong> toitures, <strong>des</strong> vitraux, <strong>des</strong> gale-<br />

Proches <strong>des</strong> fées et <strong>des</strong> sorcières, les<br />

morts participent au monde <strong>des</strong> vivants,<br />

auxquels ils apparaissent la nuit sous<br />

forme de fantômes. Nombre d'entre eux<br />

sont <strong>des</strong> âmes en peine qui attendent<br />

d'être sauvées <strong>des</strong> châtiments de l'enfer<br />

Balthasar Burkhard, Aile de faucon, photographie noir et blanc, 1998, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

122 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Marie-Noële Denis<br />

Les personnages de la nuit dans les contes alsaciens<br />

ries, <strong>des</strong> arcs et <strong>des</strong> contreforts. Le silence<br />

de la nuit s'emplit de son murmure. La<br />

lune monte dans le ciel nocturne, la nuit<br />

avance … Écoutez ! L'horloge de la tour<br />

sonne une heure. Le cortège <strong>des</strong> fantômes<br />

a disparu. (Contes et récits populaires<br />

d'Alsace, p. 101-102).<br />

À la campagne, chaque village,<br />

chaque ruine a aussi ses revenants, ses<br />

apparitions, qui se manifestent dans une<br />

obscurité propice aux âmes souffrantes<br />

qui cherchent à se faire justice.<br />

La fille assassinée : À Bas-Laichamp,<br />

au-<strong>des</strong>sus de Bellefosse, du temps <strong>des</strong><br />

grands-pères <strong>des</strong> bourgeois d'aujourd'hui,<br />

il y eut là un censier qui, ayant épousé<br />

une veuve qui avait une grande fille,<br />

débaucha cette dernière. Apparemment<br />

il la tua pour cacher son crime. La fille<br />

fut perdue, on la chercha partout. Quelque<br />

temps après, on entendit souvent<br />

pendant la nuit, une voix qui criait en<br />

allemand :"ich lieg unter der roten Kuh"<br />

(mon corps se trouve sous la vache rousse).<br />

Plusieurs gens l'ayant entendue, on<br />

fouilla toute l'écurie de la cense et on<br />

trouva à l'endroit marqué par la voix, le<br />

corps pourri de la dite fille … (L'Alsace<br />

contée, p. 333).<br />

La nuit de justice de Girbaden : Tous les<br />

ans, à la date anniversaire de la prise du<br />

château, à minuit, le seigneur sort de son<br />

sépulcre, appelle ses anciens serviteurs,<br />

ses hommes d'armes, massacrés comme<br />

lui, et tous viennent se ranger autour du<br />

cercueil de la dame du seigneur ; celuici,<br />

sans bras ni jambes, les orbites vi<strong>des</strong><br />

et sanglantes, préside. On amène, vêtu de<br />

rouge et tenant à la main la clef qui servit<br />

à ouvrir la poterne aux Lorrains, le serviteur<br />

qui a trahi. Après l'interrogatoire, et<br />

au moment où le jugement va être rendu,<br />

le seigneur se penche sur le cercueil de<br />

sa femme et l'on entend une voix caverneuse<br />

: "Qu'on le livre au seigneur …" le<br />

traître, à ces mots, épouvanté, cherche à<br />

s'enfuir. Alors commence une poursuite<br />

effrénée dans tout le château ; le déloyal<br />

serviteur, pris, va être exécuté … À ce<br />

moment l'ancienne cloche du beffroi, disparu<br />

depuis longtemps, sonne le glas<br />

funèbre et à l'instant tous disparaissent …<br />

pour recommencer l'an suivant” (L'Alsace<br />

contée, p. 241).<br />

La présence de ces fantômes en<br />

détresse a engendré une version tragique<br />

et macabre du conte <strong>des</strong> Trois messes<br />

basses d'Alphonse Daudet.<br />

Légende sur l'église de Haslach : …<br />

Le pèlerin venait de la Lorraine, et la<br />

longueur du chemin, la chaleur du soleil<br />

l'avaient extrêmement fatigué. Le jour<br />

penchait sur son déclin quand le pieux<br />

visiteur entra dans l'église, et après avoir<br />

fait sa prière, il s'assit sur un banc et<br />

s'endormit bientôt si profondément qu'il<br />

n'entendit ni sonner l'angélus du soir, ni le<br />

sacristain qui fermait l'église. Tout à coup<br />

il se réveilla et ne fut pas peu étonné de<br />

se trouver seul, au milieu d'épaisses ténèbres.<br />

Il venait de recueillir ses souvenirs<br />

pour savoir où il était, quand la cloche<br />

sonna minuit. Un frisson involontaire le<br />

saisit, mais il se rassura lui-même en pensant<br />

qu'il n'avait rien à craindre dans ce<br />

lieu saint. Il avait déjà pris son chapelet<br />

pour prier jusqu'au moment où on rouvrirait<br />

l'église, quand il entendit la porte de<br />

la sacristie s'ouvrir, et vit en même temps<br />

un squelette en sortir. Le squelette portait<br />

dans une main une lumière, et de l'autre<br />

un missel et <strong>des</strong> burettes remplies d'eau<br />

et de vin et s'avançait vers l'autel de la<br />

Sainte Vierge dont il alluma les cierges.<br />

Il déposa sur l'autel le missel et les burettes,<br />

puis il rentra dans la sacristie. … La<br />

porte s'ouvrit une seconde fois et le même<br />

squelette sortit de nouveau, habillé de<br />

tous les ornements sacerdotaux, portant<br />

un calice comme pour dire la messe. Le<br />

prêtre-revenant monta alors à l'autel de<br />

la Sainte Vierge et après y avoir déposé<br />

son calice, il se retourna, regarda tristement<br />

dans toute la nef et s'écria d'une<br />

voix plaintive : "N'y a-t-il personne ici<br />

pour me servir la messe ?". Son regard<br />

se porta sur le malheureux pèlerin, qui,<br />

dans ce moment, fut comme anéanti par<br />

la frayeur et ne put presque plus respirer.<br />

Après avoir attendu quelques instants une<br />

réponse, le prêtre reprit son calice et rentra<br />

dans la sacristie, puis il revint éteindre<br />

les lumières, emporter le missel et les<br />

burettes et disparut dans l'obscurité …<br />

(L'Alsace contée, p. 316).<br />

Le chasseur sauvage ou nocturne<br />

La chasse sauvage présente deux<br />

aspects du récit de la mesnie Hellequin :<br />

le meneur est un habitant du royaume<br />

<strong>des</strong> morts ou un représentant <strong>des</strong> âmes<br />

du purgatoire. Les âmes damnées, conduites<br />

par un chasseur sauvage, parcourent<br />

la nuit en une chevauchée furieuse<br />

et maléfique. Il s'agit du thème le plus<br />

dynamique et le plus dramatique de cette<br />

mythologie nocturne. Le chasseur maudit,<br />

nommé parfois Geist (l'esprit), présenté<br />

sous les traits d'un revenant, apparenté<br />

aux fées et aux fantômes, a <strong>des</strong> liens avec<br />

le sacré et la mort. De fait, ce chevalier<br />

fantastique appartient au monde de la<br />

nuit et doit disparaître à l’aube. Souvent<br />

terrifiante, la chasse sauvage exerce un<br />

pouvoir maléfique sur ceux qui la voient<br />

ou l'entendent.<br />

L'armée furieuse dans la rue de la Tour<br />

Blanche : Pendant les nuits de tempêtes<br />

automnales, l'armée furieuse <strong>des</strong>cend du<br />

nord avec un grand bruit : on entend <strong>des</strong><br />

aboiements sauvages et fous, <strong>des</strong> appels<br />

de chasseurs et <strong>des</strong> cris dans la rue de<br />

la Tour Blanche, et cela jusque dans<br />

le faubourg de Finkwiller. Autrefois, on<br />

entendait cette meute bien plus fréquemment<br />

qu'aujourd'hui. (Contes et récits<br />

populaires d'Alsace, p. 105).<br />

La chasse sauvage dans la forêt d'Obermodern<br />

: La forêt dite "Modererwald", qui<br />

se trouve entre Obermodern et Bouxwiller,<br />

est célèbre dans toute la région en raison<br />

de ses apparitions. En automne le chasseur<br />

sauvage la traverse en poussant <strong>des</strong><br />

cris stridents et <strong>des</strong> hurlements … Au<br />

milieu <strong>des</strong> mugissements et de la rage, il<br />

arrive que le passant solitaire s'entende<br />

appeler par son nom, mais il ne doit pas<br />

répondre sinon de sombres puissances<br />

s'empareraient de lui et il serait contraint<br />

d’errer toute la nuit dans la forêt.<br />

(L'Alsace contée, p. 160).<br />

Non seulement il ne faut pas répondre<br />

aux cris du chasseur sauvage, de sa<br />

meute ou de son armée, mais il faut éviter<br />

de se rendre dans la forêt, surtout la nuit,<br />

durant les pério<strong>des</strong> de l'Avent et <strong>des</strong> Quatre-Temps<br />

(L'Alsace contée, p. 165).<br />

Les chasses d'Illzachde Lauterbach et<br />

d'Ottrott : Près d'Illzach, un homme se<br />

trouvant encore après minuit dans la<br />

forêt où il s'était égaré, vit arriver la<br />

chasse sauvage dont il parvint à distinguer<br />

les acteurs d'une manière assez<br />

précise. Comme il répondit aux appels<br />

et se défendit, la chasse s'empara de lui<br />

et l'emporta dans les airs. Au matin, on<br />

le trouva sans connaissance à l'entrée du<br />

village, et il mourut quelques heures plus<br />

tard. (L'Alsace contée, p. 165).<br />

Dans la région de Lautenbach, un<br />

forestier inhumain hante les lieux après<br />

sa mort comme "chasseur maudit" ; il<br />

apparaît surtout en période de Carême et<br />

123


gifle celui qui se moque de lui (L'Alsace<br />

contée, p. 170).<br />

Le rocher du bouc, dans la forêt d'Ottrott,<br />

est le repaire d'un chasseur maudit,<br />

condamné à chasser éternellement sans<br />

pouvoir joindre jamais le gibier poursuivi.<br />

Les cris horribles de ce chasseur,<br />

les hurlements de ses chiens infernaux,<br />

les sons de son cor, effraient la nuit la<br />

paisible population de la vallée (L'Alsace<br />

contée, p. 171).<br />

Les feux-follets<br />

Proches de ces fantômes, mais moins<br />

tourmentés et parfois facétieux, les feuxfollets<br />

se contentent d'égarer, la nuit, les<br />

voyageurs solitaires.<br />

La nonne du Vorkopf : Il est bon de ne<br />

plus courir les routes du Vorkopf, le soir,<br />

quand les cloches chantent, le jour mourant.<br />

Un homme de Labaroche avait fait<br />

<strong>des</strong> courses à la pharmacie de Kaysersberg.<br />

L'angélus sonnait lorsqu'il quitta la<br />

ville. La nuit tombait de plus en plus rapidement<br />

… Le promeneur solitaire s'engagea<br />

dans le nouveau chemin jusqu'à ce<br />

que le sentier s'arrêtât subitement dans<br />

une haie d'églantiers. Il ne put avancer,<br />

ni reculer, de tous les côtés il sentit les<br />

épines. Tout à coup il vit à sa gauche une<br />

lumière. Il se fraya un passage à travers<br />

la haie, tout heureux d'avoir trouvé un<br />

compagnon de route. Mais voilà que la<br />

lumière se trouvait déjà plus haut. Vite<br />

il se mit en devoir d'y courir. La voilà<br />

devant lui, c'était une lanterne qui se<br />

balançait. Il appela ! Pas de réponse ! En<br />

contournant un sapin il se trouve en face<br />

du porteur de la lanterne. C'était une<br />

femme : une nonne. Son visage ressemblait<br />

à du parchemin, tout vieux, tendu<br />

sur son crâne. De longs voiles tombaient<br />

jusqu'à terre. Dans la figure dépourvue<br />

de sang, il n'y avait de vivant que deux<br />

yeux … Il était obligé de regarder, de<br />

marcher et de suivre. Tantôt la nonne<br />

était à sa gauche, tantôt elle glissait à sa<br />

droite. Il n'y avait aucune possibilité de<br />

fuite. Toute la nuit la promenade par-<strong>des</strong>sus<br />

roches, racines, alla sont train endiablé,<br />

jusqu'au moment où le jour naissant<br />

commença à faire pâlir les étoiles. Tout à<br />

coup résonna le chant vigoureux d'un coq<br />

et la nonne sembla être bue par la lumière<br />

… Quiconque tombe entre les mains de<br />

la nonne du Vorkopf doit marcher toute<br />

la nuit, jusqu'à ce que le chant du coq le<br />

délivre. (L'Alsace contée, p. 312).<br />

Le chemin du Wolf : Le chemin du Wolf<br />

appartient à de mauvais esprits. C'est<br />

vers minuit que le voyageur peut se trouver<br />

dans une situation peu agréable. De<br />

petites lumières sortent de terre. Elles<br />

brillent comme <strong>des</strong> étoiles, puis deviennent<br />

plus gran<strong>des</strong> et prennent la forme de<br />

loups. Ils s'alignent, tendent la langue et<br />

font entendre un hurlement formidable.<br />

Ils sont toujours prêts à se lancer sur le<br />

voyageur. S'il avance d'un pas, les loups<br />

avancent, s'il recule, les loups reculent.<br />

Pendant une heure le voyageur est ainsi<br />

retenu. Enfin, après ces minutes d'angoisse,<br />

les esprits disparaissent comme<br />

par enchantement … (L'Alsace contée,<br />

p. 109).<br />

Les hommes de feu : Je rentrais une<br />

nuit de Lutzelhouse avec ma voiture en<br />

compagnie de deux autres hommes assis<br />

sur mon chariot. Il est de fait, dans toute<br />

cette partie de la vallée, que <strong>des</strong> hommes<br />

de feu se font voir de temps en temps le<br />

long de la Bruche et le long de la route.<br />

Arrivés à moitié chemin, nous vîmes<br />

comme deux flambeaux se balancer de<br />

l'autre côté <strong>des</strong> prairies près de la Bruche.<br />

Il paraît, dis-je à mes compagnons,<br />

qu'il y a encore quelqu'un là-bas qui<br />

veut prendre <strong>des</strong> grenouilles. Sur cela,<br />

l'un d'entre eux qui était un vieillard<br />

répondit : "je ne sais pas, je ne m'y fie pas<br />

bien, car ces deux feux sont connus dans<br />

ces environs pour n'être rien de bon, et<br />

prenez garde à vos chevaux, car dans un<br />

instant ils vont nous joindre". Il n'avait<br />

pas achevé de parler, qu'en effet, les<br />

deux flammes se précipitèrent vers nous<br />

avec la rapidité de l'hirondelle, se mirent<br />

l'une à droite, l'autre à gauche de notre<br />

voiture, et nous accompagnèrent ainsi à<br />

la vitesse de nos chevaux. Les chevaux se<br />

mirent à hennir, à dresser les oreilles et à<br />

bondir de telle sorte, qu'à peine pussé-je<br />

maintenir les bri<strong>des</strong>. Nous approchions<br />

ainsi au grand galop d'Urmatt, et près<br />

du village les deux feux nous quittèrent<br />

et d'un seul trait se transportèrent encore<br />

en un clin d'œil sur le bord de la Bruche<br />

… C'était deux flammes qui volaient sans<br />

soutien dans l'air, et qui répandaient une<br />

telle clarté qu'il eût été impossible de ne<br />

pas voir et reconnaître même ceux qui les<br />

auraient portées, de quelque manière que<br />

ce fût. (L'Alsace contée, p. 326).<br />

Le diable et son trésor<br />

Autre figure légendaire, le Diable est<br />

omniprésent dans les contes, de même<br />

que les "trous du Diable" conduisant à<br />

l'enfer. Issu à la fois de mythes païens<br />

et chrétiens, voleur d'âmes, gardien de<br />

trésors comme les fées et les nains, lié<br />

aux seigneurs brigands, il constitue la<br />

synthèse <strong>des</strong> aspects négatifs de tous les<br />

autres personnages de la nuit.<br />

Les pattes du Diable : Sur la plateforme<br />

du Donon, … au "Teufelsberg" ,<br />

on relève six empreintes de "pattes du<br />

Diable". Celui-ci garde un trésor : celui<br />

ou celle qui voudrait s'en emparer devra<br />

d'abord trouver la porte et s'y présenter<br />

le troisième jour de la lune, un peu avant<br />

minuit, avec dans sa bouche deux brins de<br />

grand plantain en forme de croix. Au premier<br />

coup de la douzième heure, apparaît<br />

le Diable criant : "Que veux-tu ?". Voyant<br />

la forme de la croix, intimidé, il jette la<br />

clé de la porte aux pieds du demandeur,<br />

criant : "Fais vite". Au douzième coup<br />

le Diable reparaît, reprend la clé … 18 et<br />

disparaît. Jusqu'à présent nul n'a pu s'en<br />

emparer, ni même contempler ledit trésor.<br />

(L'Alsace contée, p. 180).<br />

Le chariot d'or : Lors de la <strong>des</strong>truction<br />

du château de Barr, propriété qu'il<br />

tient de sa grand'mère, le Diable cherche<br />

un endroit pour y cacher ses trésors<br />

… Il va les serrer dans un chariot<br />

qu'il enfouit dans une mare, au sommet<br />

de l'Ormont. Seuls deux grands bœufs<br />

blancs et un charretier qui les attellera au<br />

timon émergeant <strong>des</strong> eaux, parviendront<br />

à s'emparer du chariot et de ses trésors.<br />

Le moindre mouvement d'impatience, la<br />

moindre parole feraient échouer cette<br />

entreprise …<br />

Trois frères, attirés par la perspective<br />

d'un si riche butin, décidèrent de s'emparer<br />

du chariot, une nuit où celui-ci<br />

surgissait habituellement. Ils arrivèrent<br />

sur les lieux avant minuit et virent le<br />

chariot s'élever parmi les vagues agitées<br />

du lac … Tremblant de peur et de joie, ils<br />

échangèrent <strong>des</strong> signes pour se recommander<br />

mutuellement de ne pas perdre<br />

leur chance en hasardant un mot. Déjà<br />

le chariot se tenait au-<strong>des</strong>sus de l'eau et<br />

s'approchait du rivage. Rapidement les<br />

frères saisirent le timon d'or, le tirèrent<br />

vigoureusement et firent remonter considérablement<br />

le chariot … Alors une<br />

pierre se détacha, elle roula et bloqua<br />

124 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Marie-Noële Denis<br />

Les personnages de la nuit dans les contes alsaciens<br />

l'une <strong>des</strong> roues. "Tirez, tirez toujours"<br />

cria l'un <strong>des</strong> frères, "je vais arriver à le<br />

sortir de là". Mais à peine le dernier mot<br />

fut-il prononcé, que les trois hommes<br />

furent saisis par <strong>des</strong> mains puissantes<br />

et invisibles et jetés dans le chariot qui<br />

redisparu dans le lac. (L'Alsace contée,<br />

p. 188-189).<br />

Les esprits facétieux<br />

Au XIX e siècle, l'esprit rationaliste<br />

pénètre les milieux populaires et les contes<br />

fantastiques de la nuit deviennent plus<br />

simplement <strong>des</strong> "aventures nocturnes"<br />

que l'on assimile souvent à <strong>des</strong> rêves<br />

d'ivrognes : "Avouez-moi donc que vous<br />

aviez bu un bon coup, alors tout s'explique<br />

bien" 19 (L'Alsace contée, p. 324). Ainsi<br />

en est-il <strong>des</strong> animaux passe-muraille qui<br />

surgissent dans la nuit et s'évanouissent<br />

mystérieusement dans le décor.<br />

Le conte de l'oie : Je rentrai de mon travail<br />

avec mon compagnon Florent quand<br />

il faisait déjà nuit. Arrivé au ruisseau La<br />

Korbel, je vis au milieu du chemin une<br />

oie qui se promenait là toute seule. Tiens,<br />

dis-je à Florent, voilà une pauvre bête qui<br />

s'est égarée ou qu'on a oublié de rentrer.<br />

Elle appartient probablement à quelqu'un<br />

d'Urmatt, et pour qu'elle ne se perde pas<br />

cette nuit, je vais l'emporter et demain,<br />

quand je retournerai à Urmatt, je l'emporterai<br />

avec moi pour chercher son propriétaire.<br />

Florent m'en voulut dissuader,<br />

mais j'avais déjà pris l'oie et je la portais<br />

dans mes bras. Arrivé chez moi je trouvai<br />

plusieurs voisins dans ma maison, où ils<br />

étaient venus visiter ma femme malade.<br />

Tiens donc, ma femme, dis-je en m'approchant<br />

du lit, la belle oie que j'ai trouvée,<br />

et en disant je la déposais sur le plancher<br />

pour la laisser marcher dans la chambre.<br />

Ma femme se souleva pour voir l'oie, mais<br />

elle put la voir sans cela, car à peine l'oie<br />

eut-elle touché le plancher, qu'elle grandit<br />

subitement dans de telles proportions, que<br />

de sa tête elle touchait presque au plafond<br />

… (L'Alsace contée, p. 263).<br />

Le grand bœuf : Ayant passé le ruisseau<br />

pendant la nuit, mon grand-père<br />

se trouva arrêté en son chemin par un<br />

grand bœuf qui marchait devant lui et<br />

lui barrait le passage chaque fois qu'il<br />

voulait le dépasser. Impatienté enfin, il<br />

prit son bâton et commença à frapper<br />

sur cette bête. Le bœuf fit alors un saut et<br />

courut vers un petit buisson qui se trouvait<br />

à côté du chemin. Le buisson n'était<br />

ni plus haut, ni plus large qu'une gerbe<br />

de blé. Le bœuf y fourra sa tête, et peu à<br />

peu son corps entier, qui semblait fondre<br />

en approchant du buisson, disparut entièrement.<br />

(L'Alsace contée, p. 264).<br />

Le porc passe-muraille : Je faisais la<br />

ronde une fois avec François, nous avions<br />

nos piques en main et cheminions lentement<br />

après onze heures. Arrivés devant<br />

le presbytère, nous entendîmes le grognement<br />

d'un porc et en effet nous en vîmes<br />

un, rôdant sur cette place. Nous pensions<br />

qu'il s'était échappé de quelque écurie,<br />

et pour qu'il ne se perde pas pendant la<br />

nuit, nous résolûmes de le conduire dans<br />

la prison du corps de garde. Il ne voulait<br />

pas avancer, et c'est avec bien de la<br />

peine que nous arrivâmes enfin jusqu'au<br />

pont du Gstift. Là il fit un saut à droite et<br />

entra dans la cour de W. Comme il y avait<br />

encore de la lumière dans la maison, nous<br />

avons appelé au secours. On apporta la<br />

lumière et tout le monde put encore voir<br />

le grand et beau porc que nous cernions<br />

dans la remise, quand tout à coup il mit<br />

la tête contre le mur et y entra lentement<br />

jusqu'à ce que nous ne vîmes plus rien …<br />

(L'Alsace contée, p. 266).<br />

Conclusion<br />

L'univers de la nuit a perdu peu à peu<br />

son mystère. Ce monde invisible, cet<br />

envers du décor, où chaque type de récit,<br />

chaque personnage s’inscrivait dans un<br />

système de croyances où il tenait lieu<br />

de passeur entre le monde <strong>des</strong> vivants et<br />

celui <strong>des</strong> morts, a disparu de l'imaginaire<br />

populaire avec la fin <strong>des</strong> conteurs et d'un<br />

mode de vie qui justifiait leur fonction.<br />

Certains y ont vu l'action néfaste du<br />

prêtre et de l'instituteur, qui ont lutté,<br />

l'un comme l'autre, contre les superstitions.<br />

D'autres en accusent l'ouverture<br />

sur le monde, provoquée par les médias<br />

tels que la radio, le cinéma, la télévision<br />

et les jeux vidéos qui ont marqué la fin<br />

d'une très ancienne culture locale. Ces<br />

nouveaux mo<strong>des</strong> de communication ont<br />

sollicité de nouvelles formes d'imaginaire,<br />

plus rationnelles, plus "scientifiques".<br />

Il n'en reste pas moins qu'avec la fin <strong>des</strong><br />

contes, c'est tout un monde que nous<br />

avons perdu.<br />

■<br />

Bibliographie<br />

Cerf, E., "Les contes merveilleux du théâtre<br />

alsacien", <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la<br />

France de l'Est, n° 4, 1975.<br />

Daudet, A., Œuvres, Paris, Fromont jeune et Risler<br />

aîné, 1986.<br />

Denis, M.-N., Groshens, M.-C., Lucius, H., L'Alsace<br />

contée, Thionville, Klopp, 1986.<br />

Galland, Les mille et un nuits, Paris, Garnier fr.,<br />

1962.<br />

Groshens, M.-C., Denis, M.-N., Lucius, H., Contes<br />

et récits populaires d'Alsace/1, Paris, Gallimard,<br />

1979.<br />

Harf-Lancner, Les fées au Moyen-Age, Paris,<br />

Librairie Champion, 1984.<br />

Stintzi, P., Die Sagen <strong>des</strong> Elsasses, Colmar, s.d.<br />

Stoeber, A., Die Sagen <strong>des</strong> Elsasses, St Gallen,<br />

Scheitlin und Zollikofer, 1858.<br />

Verdier, Y., Façons de dire, Façon de faire, Paris,<br />

Gallimard, 1994.<br />

Notes<br />

1. Page de titre de la première édition.<br />

2. Galland, 1962, p. 28.<br />

3. Galland, 1962, pp. 27 et 28.<br />

4. Galland, 1962, p. 25.<br />

5. Les Quatre Temps : les trois jours de jeûne<br />

<strong>des</strong> quatre saisons de l’année<br />

6. Tous ces termes ont été relevés dans les<br />

recueils de contes et récits déjà cités.<br />

7. Idem.<br />

8. Y compris celle du Mont Sainte Odile.<br />

9. Yvonne Verdier, 1994, p. 143. Les fées<br />

sont les héritières <strong>des</strong> Parques antiques.<br />

10. Il y a une filiation évidente entre les fées,<br />

les dames blanches et les sorcières, de<br />

même qu'entre le Diable, le chasseur sauvage<br />

et les seigneurs brigands.<br />

11. L'Alsace contée, p. 346. Cette coutume est à<br />

rapprocher de celle <strong>des</strong> citrouilles d’Halloween<br />

aux Etats-Unis.<br />

12. L'Alsace contée, p. 29.<br />

13. L'Alsace contée, p. 297.<br />

14. L'Alsace contée, p. 327. Voir à ce sujet<br />

le récit "Ne jouez pas avec le fantôme"<br />

(L'Alsace contée, p. 349) qui est fondé sur<br />

cette police <strong>des</strong> mœurs.<br />

15. L'Alsace contée, p. 333.<br />

16. C'est l'équipage même <strong>des</strong> fées, Yvonne<br />

Verdier, 1994, p. 143.<br />

17. VII e siècle, au temps du fils du roi Dagobert.<br />

18. Ce conte présente quelque analogie avec<br />

celui de Cendrillon qui perd aussi ses<br />

beaux atours au dernier coup de minuit.<br />

19. L'Alsace contée, p. 324.<br />

125


Chantiers de recherche<br />

Yves Siffer, Usine en rétroviseur,<br />

peinture sous verre, 1994


SAMIM AKGÖNÜL<br />

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Les étrangers<br />

en Turquie<br />

Étant un <strong>des</strong> derniers pays susceptibles<br />

de joindre dans un avenir<br />

plus ou moins proche l’Union européenne,<br />

la Turquie vit au rythme <strong>des</strong><br />

adaptations aux normes européennes. Ces<br />

adaptations comportent principalement<br />

trois volets : un premier volet économique,<br />

un second législatif et technique,<br />

et un troisième plus insaisissable que<br />

l’on pourrait appeler éthique. Dans ces<br />

trois volets il existe <strong>des</strong> transformations<br />

parfois surprenantes concernant les étrangers<br />

résidant ou ayant résidé en Turquie.<br />

Il est indéniable que la jeune nation turque<br />

née dans la deuxième moitié du XIX e<br />

siècle et affirmée après 1923 (fondation<br />

de la République turque) possède un long<br />

passé de « vivre ensemble » avec les groupes<br />

et individus appartenant à d’autres<br />

nations. En effet, le passé impérial original<br />

qu’était l’Empire ottoman où une<br />

société multiethnique et multiconfessionnelle<br />

vivait, certes sans se mélanger, mais<br />

avec <strong>des</strong> interactions multiples, forme les<br />

bases d’une intercompréhension vis-à-vis<br />

<strong>des</strong> étrangers. Cela dit, concept compliqué<br />

dans un Orient compliqué, la notion<br />

d’étranger a abrité et abrite toujours <strong>des</strong><br />

groupes bien différents selon les circonstances,<br />

les moments et les interlocuteurs.<br />

Autrement dit, pour cerner l’évolution<br />

dans l’espace et dans le temps de la<br />

signification de l’« étranger » en Turquie<br />

il faut <strong>des</strong> lectures croisées : historique,<br />

sociologique et même linguistique.<br />

Pour ce faire, <strong>des</strong> précisions essentielles<br />

s’imposent quant au concept de<br />

l’étranger d’une façon générale, et à la<br />

même notion en Turquie en particulier,<br />

avant de tenter une classification <strong>des</strong><br />

étrangers dans la Turquie républicaine :<br />

c’est précisément l’objet de cet article.<br />

Considérations<br />

conceptuelles<br />

Le concept d’étranger<br />

Est étranger tout ce qui ne fait pas<br />

partie de « nous ». Or comme les critères<br />

de ce « nous » sont flous, chaque individu<br />

peut, selon les circonstances et selon un<br />

<strong>des</strong> aspects qui constituent son identité,<br />

être considéré à un moment donné comme<br />

« étranger » par la société qui l’entoure.<br />

Des définitions plus rationnelles de ce<br />

concept, fondées sur <strong>des</strong> critères d’appartenance<br />

nationale et étatique, existent.<br />

Mais toutes les définitions de l’étranger<br />

sont négatives, par rapport à une définition<br />

de ce qui n’est pas étranger.<br />

Arrêtons-nous d’abord sur la question<br />

de l’appartenance nationale. « L’essence<br />

d’une nation est que tous les individus<br />

aient beaucoup de choses en commun, et<br />

aussi que tous aient oublié beaucoup de<br />

choses », écrivait Renan 1 . Contre la conception<br />

ethnoculturelle <strong>des</strong> romantiques<br />

■<br />

allemands, il faisait de la nation le fruit<br />

volontaire d’un rassemblement (le très<br />

fameux « plébiscite de tous les jours » 2 ).<br />

C’était ouvrir, d’une manière visionnaire,<br />

la porte à l’idée que les nations sont <strong>des</strong><br />

constructions politiques.<br />

Les théories modernistes constituent<br />

le paradigme dominant du nationalisme<br />

depuis la Deuxième Guerre Mondiale 3 .<br />

Elles reposent sur l’idée que les nations<br />

sont intrinsèquement liées à la nature du<br />

monde moderne. Cette corrélation entre<br />

la modernité et la construction nationale<br />

a été développée d’une manière différente<br />

par les théoriciens aboutissant à quatre<br />

variantes :<br />

– Le développement <strong>des</strong> moyens de communications<br />

de masse (C. Deutsch,<br />

« modernisme classique »)<br />

– La production nécessaire par la société<br />

industrielle de « hautes cultures » homogènes<br />

et standardisées (E. Gellner,<br />

« version structuraliste ») 4<br />

– « Le capitalisme inégal » (uneven capitalism)<br />

pour <strong>des</strong> observateurs marxisants<br />

(Nairn)<br />

– Le rôle de l’État bureaucratique (« version<br />

institutionnaliste » de Tilly, Giddens,<br />

Man, Kitromili<strong>des</strong>)<br />

Ce paradigme est contesté aujourd’hui<br />

de plusieurs manières : les rivalités ethniques<br />

actuelles prouvent que la modernité<br />

n’a ni entamé la vigueur <strong>des</strong> attachements<br />

ethniques, ni effacé les anciennes identités<br />

« archaïques ». D’autre part, et c’est<br />

128


Samim Akgönül<br />

Les étrangers en Turquie<br />

là que nous touchons notre sujet d’étude,<br />

les effets conjugués de l’immigration,<br />

<strong>des</strong> nouveaux moyens de communication<br />

physiques et virtuels, et de la « globalisation<br />

» remettent en cause l’idée d’une<br />

identité nationale homogène, même dans<br />

les pays comme la Turquie où cette homogénéisation<br />

fut primordiale. Toutes les<br />

nations vivent avec <strong>des</strong> étrangers en leur<br />

sein et ne peuvent se définir qu’à travers<br />

ces étrangers.<br />

Plus pratiques encore sont les définitions<br />

juridiques de l’étranger. Est étranger<br />

celui qui n’a pas la citoyenneté 5 du pays<br />

où il réside. Ainsi, selon cette définition,<br />

la construction du concept de l’étranger<br />

serait parallèle à la construction <strong>des</strong> États<br />

souverains. Tous les non-ressortissants<br />

du pays où je vis sont <strong>des</strong> étrangers par<br />

rapport à moi. Mais plusieurs problèmes<br />

apparaissent, juridiquement et sociologiquement<br />

parlant. Des groupes tels que<br />

les apatri<strong>des</strong>, les réfugiés, les minorités<br />

avec discrimination positive, les minorités<br />

avec discrimination négative, les<br />

minorités extérieures, les populations<br />

issues <strong>des</strong> migrations, les individus possédant<br />

double, triple nationalité (au sens<br />

de la citoyenneté) n’entrent pas dans cette<br />

catégorisation simpliste.<br />

Le concept de l’étranger ne peut<br />

s’appliquer uniquement aux individus :<br />

les communautés étrangères qui ont un<br />

traitement juridique particulier existent,<br />

même dans <strong>des</strong> régimes qui se défendent<br />

d’être communautaristes. Par ailleurs il<br />

existe également <strong>des</strong> personnes morales<br />

qualifiées d’étrangères. La souveraineté<br />

d’un État sur ses ressortissants s’applique<br />

également aux associations à but lucratif<br />

ou non, aux biens communautaires et à<br />

d’autres regroupements divers formés par<br />

les ressortissants étrangers.<br />

L’ensemble <strong>des</strong> règles juridiques appliquées<br />

à l’égard <strong>des</strong> personnes physiques<br />

et morales vivant dans un pays tiers est<br />

appelé le code <strong>des</strong> étrangers. De nos<br />

jours dans aucun pays le droit appliqué<br />

aux nationaux et aux étrangers par les<br />

États souverains n’est identique. C’est-àdire<br />

que dans beaucoup de domaines les<br />

règles appliquées aux nationaux diffèrent<br />

(en général d’une manière positive) <strong>des</strong><br />

règles appliquées aux non-nationaux.<br />

Étrangers individuels / communautés<br />

étrangères<br />

Dans les sociétés orientales, mais<br />

aussi partiellement dans les sociétés occidentales<br />

l’individu n’a de valeur que dans<br />

un groupe structuré ou pas. La notion<br />

d’identité a un double statut théorique :<br />

c’est d’une part un fait de conscience,<br />

subjectif et individuel donc, mais aussi le<br />

fruit d’une interaction avec autrui, c’està-dire<br />

d’une relation sociale elle-même<br />

en fonction <strong>des</strong> rapports de pouvoir qui<br />

s’expriment dans une société donnée.<br />

Ceci est particulièrement vrai pour les<br />

groupes d’étrangers qui par définition se<br />

construisent dans un rapport de domination.<br />

C’est là qu’intervient la notion de<br />

choix d’appartenir ou pas à un groupe<br />

stigmatisé comme étranger.<br />

L’identité d’un groupe n’est qu’un cas<br />

particulier d’identité sociale. Comme<br />

telle, elle répond à <strong>des</strong> besoins universels<br />

: la nécessité de se situer dans le<br />

monde social et d’adapter son comportement<br />

en conséquence 6 . Dans ce monde<br />

où les repères identitaires sont mis à<br />

l’épreuve, le processus de catégorisation<br />

communautaire offre une sécurité<br />

en fournissant <strong>des</strong> outils pour repérer,<br />

classer et organiser les rapports sociaux 7 .<br />

Et ce en deux sens, de la part de la<br />

société d’accueil à l’égard <strong>des</strong> groupes<br />

étrangers et de la part <strong>des</strong> groupes en<br />

question à l’égard de la société majoritaire.<br />

Cette catégorisation se fait par le<br />

biais <strong>des</strong> « marqueurs d’identité », qui ne<br />

sont que <strong>des</strong> attributs de l’identité personnelle<br />

(apparence, accent linguistique),<br />

sociale (profession, aisance matérielle),<br />

ou culturelle (vêtements, pratiques religieuses).<br />

Ces attributs individuels mais<br />

qui définissent les groupes forment un<br />

« pôle organisateur », c’est-à-dire qu’ils<br />

s’affirment au détriment de tous les autres<br />

(sympathie, bonté, méchanceté, qualités<br />

/ défauts personnels) qui n’occuperont<br />

plus qu’une place secondaire 8 . Mais cette<br />

catégorisation n’empêche pas complètement<br />

la possibilité d’une stratégie individuelle<br />

<strong>des</strong> acteurs, notamment avec une<br />

autoreprésentation (au sens théâtral du<br />

terme). Chacun a autant qu’il le peut, la<br />

possibilité de contrôler la conduite de ses<br />

interlocuteurs et en particulier la façon<br />

dont ils le traitent 9 . Dans cette optique, il<br />

dispose de moyens d’expression implicites<br />

ou explicites, pour tenter d’influencer<br />

la façon dont la société d’accueil va le<br />

catégoriser. C’est ainsi que concernant<br />

les individus appartenant à <strong>des</strong> groupes<br />

d’étrangers, on peut parler de deux identifications<br />

:<br />

– Des processus de définition internes :<br />

les acteurs signalent aux membres du<br />

groupe ou à l’extérieur leur propre définition<br />

de la nature de leur identité.<br />

– Des processus de définition externes :<br />

la validation par les autres de cette<br />

définition personnelle.<br />

C’est là où nous touchons à la différence<br />

principale entre les groupes<br />

minoritaires et les étrangers juridiques.<br />

D’une part les membres <strong>des</strong> minorités<br />

nationales peuvent refuser leur appartenance<br />

à un groupe minoritaire qui leur<br />

est « assigné » 10 en faisant jouer leur statut<br />

juridique de nationaux. D’autre part,<br />

les membres <strong>des</strong> minorités s’accrochent<br />

davantage à leur identité car dans beaucoup<br />

de cas celle-ci est menacée mais<br />

aussi considérée comme menaçante par<br />

la société majoritaire.<br />

C’est suivant ces considérations générales<br />

que nous pouvons nous intéresser au<br />

cas particulier de la Turquie.<br />

Les étrangers<br />

en Turquie<br />

Essai d’interprétation : qu’est-ce qu’un<br />

étranger pour les Turcs ?<br />

Un début de réponse à cette question<br />

est apporté par la sémantique. Pour la<br />

notion d’étranger, deux termes cohabitent.<br />

Le premier est ecnebi d’origine<br />

arabe dont la racine est cenab qui signifie<br />

le côté, par conséquent le ecnebi est celui<br />

qui est à côté ou de l’autre côté. Ce mot<br />

a vieilli et n’est utilisé que très rarement,<br />

étant remplacé par le plus turc yabancı,<br />

l’étranger, mais aussi comme le terme<br />

en français, celui qui est étrange, qui est<br />

même sauvage, de la racine yaban ou<br />

comme son adjectif yabani, « barbare ».<br />

Cette notion d’étranger est à considérer<br />

à plusieurs niveaux. Du plus petit, comme<br />

dans les relations claniques ou villageoises<br />

11 au plus grand comme lorsqu’il s’agit<br />

<strong>des</strong> nations. Une <strong>des</strong> formules de présentation<br />

les plus utilisées en turc contemporain<br />

consiste à distinguer les bizden « de<br />

chez nous » et bizden değil « pas de chez<br />

■<br />

129


nous ». Le biz en question peut désigner<br />

une aire géographique de la plus petite à<br />

la plus grande, une appartenance tribale<br />

ou clanique, une appartenance confessionnelle<br />

ou sectaire (les tarikats) ou alors une<br />

appartenance nationale. D’autres regroupements<br />

sociologiques peuvent aisément<br />

utiliser cette distinction, comme les supporters<br />

d’une même équipe, les diplômés<br />

d’une même école, etc. 12<br />

Le concept de l’urbanité doit être pris<br />

en compte et ce, pour plusieurs raisons.<br />

Premièrement, juridiquement les étrangers<br />

ne peuvent résider que dans <strong>des</strong><br />

zones urbaines 13 . Mais de fait, pour <strong>des</strong><br />

raisons évidentes mises en avant par la<br />

sociologie <strong>des</strong> migrations, les étrangers<br />

sont concentrés dans ces mêmes zones.<br />

Bien entendu, il existe <strong>des</strong> exceptions à<br />

cette règle de base. L’immigration en Turquie<br />

se fait de deux manières, ce qu’on<br />

appelle les serbest göçmen (immigrés<br />

libres) sont <strong>des</strong> individus qui désirent<br />

s’installer en Turquie, à qui l’État turc<br />

donne l’autorisation de s’établir là où<br />

ils veulent. Ceux-ci sont naturellement<br />

dans <strong>des</strong> zones urbaines. En revanche<br />

lorsqu’il s’agit <strong>des</strong> iskan göçmen (immigrés<br />

installés), nous parlons <strong>des</strong> groupes<br />

d’étrangers, installés de force communautairement<br />

dans telle ou telle région du<br />

pays par l’Etat turc. En général on choisit<br />

les petites localités <strong>des</strong> régions centre,<br />

est et sud-est. La deuxième exception est<br />

constituée par <strong>des</strong> Occidentaux, amoureux<br />

de la Turquie, qui se sont installés dans<br />

certaines localités touristiques comme<br />

Side (Allemands), Bodrum (Anglais) ou<br />

les villages de Cappadoce tel que Göreme<br />

(Français). Leurs interactions avec la<br />

société majoritaire ainsi que leur statut<br />

juridique diffèrent bien entendu de ceux<br />

<strong>des</strong> communautés étrangères <strong>des</strong> gran<strong>des</strong><br />

villes de la Turquie.<br />

Pour les villes, il ne faut certainement<br />

pas se limiter à Istanbul. Certes,<br />

cette dernière est le pôle attractif le plus<br />

important pour tout type de population<br />

que cela soit dans le cadre de l’immigration<br />

interne (exode rural, déplacements<br />

forcés, abandon <strong>des</strong> petites villes,<br />

etc.) qu’externe (réfugiés, Occidentaux,<br />

Turcs de nationalité étrangère, etc.) mais<br />

d’autres villes, telles qu’Izmir, Trabzon,<br />

Adana, Diyarbakır, accueillent d’autres<br />

types d’étrangers.<br />

Comme pour tous les peuples, pour<br />

les Turcs également le terme d’ « étranger<br />

» peut couvrir plusieurs degrés. La<br />

catégorisation <strong>des</strong> étrangers en Turquie<br />

comporte le risque d’une simplification<br />

excessive. Avant tout le « peuple turc »<br />

n’est pas monolithique et à ce titre pour<br />

chaque individu, chaque groupe, se disant<br />

appartenir au peuple turc et formant la<br />

population de la Turquie actuelle, il existe<br />

une définition sensiblement différente de<br />

ce qui est étranger. Il existe donc <strong>des</strong><br />

variations horizontales de ce concept.<br />

Ensuite pour chaque période de l’histoire<br />

turque, ce même concept a désigné <strong>des</strong><br />

groupes différents, l’opinion publique<br />

turque se sentant plus ou moins proche<br />

d’un groupe selon les circonstances.<br />

Ainsi il existe <strong>des</strong> variations verticales<br />

sur le même concept également.<br />

Mais il est évident qu’on peut dégager<br />

quelques tendances ; tout d’abord, l’étranger<br />

quel qu’il soit et d’où qu’il vienne<br />

suscite une méfiance. A ce sentiment<br />

général on peut donner :<br />

– Des raisons historiques (et historiographiques)<br />

: l’historiographie turque<br />

a pointé du doigt le rôle <strong>des</strong> puissances<br />

étrangères dans le démembrement de<br />

l’Empire ottoman. La plupart <strong>des</strong> malheurs<br />

survenus à ce grand empire, selon<br />

cette vision, proviennent de l’ingérence<br />

de ces puissances étrangères qui ont<br />

manipulé d’autres étrangers, de l’intérieur<br />

cette fois-ci (Grecs, Arméniens<br />

mais aussi Arabes) 14 .<br />

– Des raisons politiques : le discours<br />

ambiant <strong>des</strong> hommes politiques, <strong>des</strong><br />

journaux populistes, et de l’homme<br />

de la rue accuse les étrangers d’être à<br />

l’origine de tous les maux qui secouent<br />

la Turquie contemporaine, du séparatisme<br />

à l’islamisme en passant par les<br />

problèmes économiques. La notion de<br />

Dış Mihraklar (« Foyers extérieurs »),<br />

étant très présente dans toutes les argumentations.<br />

– Des raisons liées aux perceptions :<br />

les deux raisons ci-<strong>des</strong>sus créent un<br />

sentiment d’isolement protectionniste<br />

où l’opinion publique est prête à tout<br />

moment à un renfermement sur soi.<br />

Les expressions telles que « Türkün<br />

Türkten başka dostu yok » (le Turc n’a<br />

pas d’autre ami que le Turc), « Türkü<br />

Türk Anlar » (Il n’y a que le Turc pour<br />

comprendre le Turc), « Biz bize benzeriz<br />

» (Nous ne ressemblons qu’à nous),<br />

jalonnent la langue turque.<br />

A la lumière de ces quelques considérations<br />

nous pouvons tenter une catégorisation<br />

forcément remplie de problèmes et<br />

exceptions. Est étranger pour un Turc :<br />

– Celui qui n’est ni musulman ni turcophone<br />

: d’une manière générale un<br />

non-musulman, non-turcophone est un<br />

étranger. Si de plus l’individu est un<br />

ressortissant étranger, le doute n’est<br />

plus permis. Mais il existe <strong>des</strong> problèmes.<br />

Comment désigner <strong>des</strong> membres<br />

<strong>des</strong> minorités reconnues (Grecs,<br />

Juifs, Arméniens), non musulmans et<br />

du moins pendant les premières années<br />

de la République peu turcophones.<br />

Ressortissants turcs, personne ne peut<br />

en principe les placer parmi les étrangers.<br />

D’autant plus que l’article 66 de<br />

la Constitution turque précise : « on<br />

appelle Turcs tous les ressortissants de<br />

la Turquie ».<br />

Il est évident que dans la pratique ces<br />

minorités ont été stigmatisées comme<br />

étrangers de l’intérieur.<br />

– Celui qui est musulman mais non turcophone<br />

: être de la même confession<br />

ne suffit pas pour être considéré par<br />

l’opinion publique turque comme faisant<br />

partie de la même communauté, si<br />

on met de côté <strong>des</strong> tendances islamistes<br />

radicales. D’autant plus qu’existent<br />

dans le monde plusieurs courants de<br />

l’islam forts différents, incompatibles<br />

à priori. Les Turcs dans leur majorité<br />

se reconnaissent en tant que musulmans<br />

sunnites d’obédience hanéfite et à ce<br />

titre ont peu de points communs avec<br />

les chiites. Cette règle a son exception<br />

dans le cas <strong>des</strong> alévis, 10 à 12 millions<br />

de fidèles en Turquie selon les sources<br />

suivent un islam hétérodoxe mal vu par<br />

le pouvoir ottoman comme d’ailleurs<br />

par les Turcs sunnites. Très attachés au<br />

principe de la laïcité de la République,<br />

les alévis turcs commencent seulement<br />

de nos jours à réclamer le soutien financier<br />

de l’État (un soutien considérable<br />

est attribué aux sunnites).<br />

– Celui qui est turcophone mais nonmusulman<br />

: étonnamment la connaissance<br />

de la langue turque n’est pas<br />

suffisante non plus pour ne pas être<br />

considéré comme étranger. Il existe<br />

plusieurs populations turcophones historiquement<br />

non musulmanes : les turcophones<br />

juifs de Crimée, les Gagaouzes<br />

de Moldavie, turcophones chrétiens, ou<br />

encore les karamanli<strong>des</strong>, turcophones<br />

130 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Samim Akgönül<br />

Les étrangers en Turquie<br />

orthodoxes d’Anatolie centrale, restent<br />

<strong>des</strong> étrangers. Le meilleur exemple de<br />

cette exclusion est donné par l’expulsion<br />

<strong>des</strong> karamanli<strong>des</strong> en 1923, intégrés<br />

dans l’échange obligatoire avec<br />

la Grèce, parce que considérés comme<br />

plus grecs que turcs en raison de leur<br />

confession orthodoxe.<br />

– Celui qui n’est pas ressortissant de la<br />

Turquie : la définition la plus simple de<br />

l’étranger devrait être juridique. Tous<br />

les ressortissants turcs sont <strong>des</strong> Turcs<br />

et par conséquent tous les ressortissants<br />

étrangers sont <strong>des</strong> étrangers. Mais<br />

cette définition non plus ne tient pas<br />

face à la réalité du terrain. Deux cas<br />

l’infirment. D’une part il faut insister<br />

sur l’existence <strong>des</strong> minorités historiques<br />

turques restées dans les anciennes<br />

contrées ottomanes après le retrait de<br />

la marée de l’Empire. Les minorités<br />

turques <strong>des</strong> Balkans et du Procheorient<br />

peuvent être difficilement prises<br />

en compte comme groupes d’étrangers<br />

bien que leurs membres ne possèdent<br />

généralement pas la citoyenneté turque.<br />

Il existe en Turquie <strong>des</strong> Turcs qui<br />

vivent avec la citoyenneté grecque ou<br />

bulgare et donc à ce titre sont soumis<br />

au code <strong>des</strong> étrangers sans pour autant<br />

être <strong>des</strong> étrangers socioculturels. Ils<br />

remplissent parfois plus que certains<br />

groupes de Turquie les critères linguistique<br />

et confessionnel et développent<br />

un nationalisme remarquable. D’autre<br />

part il faut mentionner les populations<br />

issues <strong>des</strong> migrations turques en Europe,<br />

membres de la deuxième et de la<br />

troisième génération, qui gardent <strong>des</strong><br />

liens forts avec le pays d’origine et qui<br />

pour certains (re)viennent s’installer en<br />

Turquie pour diverses raisons. Il s’agit<br />

là, selon la législation du pays d’accueil<br />

soit de bi-nationaux (France, Belgique)<br />

soit d’individus citoyens uniquement<br />

du pays d’accueil (Allemagne) et par<br />

conséquent soumis au code <strong>des</strong> étrangers<br />

lorsqu’ils s’installent en Turquie.<br />

Là non plus on ne peut les considérer<br />

comme <strong>des</strong> étrangers socioculturels<br />

en l’absence de marqueurs forts bien<br />

qu’il existe <strong>des</strong> disparités avec les Turcs<br />

n’ayant jamais séjourné en Europe.<br />

Ainsi pour obtenir une cohésion dans<br />

le concept d’étranger pour les Turcs, il<br />

faut que les critères socioculturels et<br />

juridiques coïncident. Autrement dit un<br />

étranger est un ressortissant étranger,<br />

non-musulman, non turcophone et qui<br />

n’a pas de lien historique avec la turcité.<br />

S’attacher à ces critères d’une manière<br />

rigide nous conduirait pourtant à <strong>des</strong><br />

résultats stériles. C’est ainsi qu’il va falloir<br />

discuter du caractère étranger de tel<br />

ou tel groupe au cas par cas.<br />

Les étrangers dans la République turque<br />

: qui sont-ils ?<br />

Il est inutile de s’étendre ici sur l’un<br />

<strong>des</strong> fondements de la République turque<br />

qu’est sans conteste le nationalisme 15<br />

construit sur <strong>des</strong> bases sécularistes 16 mais<br />

diluées dès le départ avec <strong>des</strong> critères<br />

confessionnels. Pendant les premières<br />

décennies de la République, le flou qui<br />

entourait le concept de turcité s’est peu à<br />

peu dissipé pour laisser place, dans la tête<br />

<strong>des</strong> dirigeants kémalistes et bientôt dans<br />

l’opinion publique, à une définition plus<br />

claire. Les Turcs sont <strong>des</strong> citoyens de Turquie,<br />

turcophones, musulmans, sunnites<br />

si possible, non communautaristes et non<br />

islamistes. Pourtant, ces limites <strong>des</strong>sinées<br />

à travers les politiques de turquisation<br />

n’ont pas conduit à un renfermement<br />

sur soi ; en ces temps-là, et même peutêtre<br />

de nos jours encore, le nationalisme<br />

était considéré comme un concept positif,<br />

défensif et nécessaire. C’est cette<br />

interprétation positive du nationalisme<br />

qui a évité un renfermement sur soi du<br />

moins qui l’a atténué. Bien entendu les<br />

villes de la République comme Izmir,<br />

Istanbul, Adana, ou Trabzon ne sont plus<br />

<strong>des</strong> villes multiculturelles ou cosmopolites<br />

de l’Empire 17 . Car un autre principe<br />

fondateur de la République turque,<br />

celui de halkçılık (populisme, sens positif<br />

également) s’est développé comme une<br />

politique provincialiste contre les villes<br />

portuaires « cosmopolites » corrompus<br />

politiquement et culturellement. La dualité<br />

Ankara / Istanbul, la méfiance <strong>des</strong><br />

élites ancaraiotes envers Istanbul et Izmir,<br />

doivent être vues sous cet angle de retour<br />

à la campagne. D’où les slogans tels que<br />

« Köylü memleketin efendisidir » (le paysan<br />

est le maître du pays). Cette pensée<br />

s’oriente naturellement contre l’urbain,<br />

le bourgeois, dont la partie la plus visible<br />

est formée par les étrangers de l’extérieur<br />

(ressortissants étrangers, levantins) et les<br />

étrangers de l’intérieur (membres <strong>des</strong><br />

minorités non-musulmanes).<br />

Si le renfermement sur soi ne s’est pas<br />

réalisé complètement, il faut y voir les<br />

vestiges d’une tradition d’accueil datant<br />

de l’époque ottomane. Il suffit de jeter<br />

un coup d’œil au XIX e siècle pour appréhender<br />

l’ampleur de cette tradition. Les<br />

vagues d’immigration, débutées en 1783<br />

par l’annexion de la Crimée par la Russie<br />

se poursuivent toujours 18 avec <strong>des</strong> pério<strong>des</strong><br />

de ralentissement et <strong>des</strong> pério<strong>des</strong><br />

d’accélération spectaculaires comme en<br />

1923 ou en 1989. Elle est paradoxale car<br />

composée en grande partie d’éléments<br />

ethniquement non turcs, mais curieusement<br />

attachés à la défense de l’identité<br />

turque (Bosniaques, Caucasiens, Pomaks,<br />

etc.). Les turcophones, eux (Tatars, Azéris,<br />

Kazakhs, Uyghurs, etc.), font preuve<br />

d’un dynamisme spectaculaire en dépit<br />

de leur nombre parfois dérisoire.<br />

On estime que de la fin du XVIII e<br />

siècle à nos jours, la population de la<br />

Turquie a été enrichie d’environ 7 400 000<br />

réfugiés ou rapatriés 19 . Ces « étrangers »<br />

ont eu leur promotion culturelle en se<br />

fondant dans la nation turque ; d’autres<br />

ont gardé les traits de caractère de leur<br />

origine et ont formé <strong>des</strong> communautés<br />

dans un pays où les communautés n’ont<br />

pas d’existence légale. Dans le même<br />

laps de temps, plus d’un million de Grecs,<br />

la quasi-totalité <strong>des</strong> Arméniens et Juifs,<br />

ainsi que près de trois millions de Turcs<br />

et Kur<strong>des</strong> ont quitté le pays pour diverses<br />

raisons.<br />

Mais les « vrais » étrangers n’ont pas<br />

complètement abandonné les villes turques.<br />

Rien que dans l’histoire de la République,<br />

le pays a été terre d’accueil lors de<br />

plusieurs vagues d’immigration pour <strong>des</strong><br />

populations dont le caractère étranger ne<br />

fait pas de doute. A partir de 1917 mais<br />

aussi après 1923, Istanbul a accueilli <strong>des</strong><br />

centaines de milliers de Russes blancs<br />

fuyant la révolution bolchevique dont une<br />

partie ne faisait que transiter certes, mais<br />

laissant derrière eux une communauté<br />

russe bien connue sur place. Après 1930<br />

(accord de libre circulation entre la Grèce<br />

et la Turquie), 12 000 ressortissants Grecs<br />

sont (re)venus s’installer à Istanbul, y<br />

ont vécu, prospéré jusqu’à leur expulsion<br />

en 1964 parce qu’ils étaient les ressortissants<br />

d’un pays ennemi. Dans les<br />

années de la Deuxième Guerre Mondiale<br />

la Turquie accueillait dans ses universités<br />

d'éminents scientifiques, Allemands juifs<br />

qui ont sans conteste donné un souffle à<br />

131


la production scientifique turque à travers<br />

leur enseignement et leurs disciples.<br />

Ces exemples de l’histoire proche doivent<br />

être complétés par les communautés<br />

étrangères contemporaines avec une très<br />

grande disparité de niveau socioculturel<br />

et donc d’objectifs et de projets d’avenir.<br />

Istanbul, plus que toutes les autres villes<br />

de la Turquie, abrite toujours ces communautés<br />

sans que l’on puisse la considérer<br />

comme une Babylone. D’autres villes<br />

ne doivent pas être ignorées non plus :<br />

Izmir, Adana, Trabzon, Antakya, Diyarbakir,<br />

abritent également <strong>des</strong> communautés<br />

étrangères.<br />

En raison de cette diversité dans la<br />

hiérarchie socio-économique, la perception<br />

de ces groupes par les Turcs est<br />

pleine de paradoxe. Entre méfiance et<br />

curiosité, indifférence et stigmatisation,<br />

toute la palette <strong>des</strong> réactions <strong>des</strong> sociétés<br />

d’accueil classiques se déploie.<br />

Dans l’histoire proche de la République<br />

turque nous avons pu recenser cinq<br />

groupes différents pouvant être qualifiés<br />

d’étrangers et répondant à cette hiérarchie<br />

dans le prestige perçue par la société<br />

d’accueil.<br />

– Les « étrangers » (non-autochtones)<br />

venus s’installer en Anatolie tout au<br />

long du XIX e siècle et au début du XX e<br />

siècle suivant le retrait de l’Empire<br />

ottoman. Il s’agit exclusivement de<br />

musulmans, pas forcément <strong>des</strong> Turcs,<br />

provenant <strong>des</strong> Balkans principalement<br />

mais aussi du Caucase. Ceux-là ont été<br />

facilement intégrés dans le nationalisme<br />

englobant turc en raison de leur<br />

proximité culturelle et confessionnelle<br />

à la définition de la turcité par les élites.<br />

Les Bosniaques, les Pomaks, les Albanais,<br />

les Circassiens, les Abkhazas,<br />

ont été, à côté <strong>des</strong> turcophones musulmans,<br />

<strong>des</strong> véritables composantes de<br />

la population de la Turquie moderne.<br />

De nos jours il est difficile de les considérer<br />

comme <strong>des</strong> étrangers tant le<br />

système intégrateur républicain a bien<br />

fonctionné. Néanmoins, il faut signaler<br />

un réveil identitaire souvent teinté<br />

de nostalgie pacifique depuis la chute<br />

du système communiste et depuis que<br />

les contrées d’origine ont cessé d’être<br />

imaginaires revêtant une réalité souvent<br />

triste.<br />

– Les Turcs de citoyenneté étrangère<br />

vivant en Turquie. Il s’agit de l’immigration<br />

en groupe ou individuelle <strong>des</strong><br />

Turcs <strong>des</strong> Balkans ou du Proche-orient<br />

qui ont fui les pressions de pays où ils<br />

étaient en état minoritaire. Les Turcs de<br />

Grèce qui émigrent depuis les années<br />

1950 mais surtout depuis les années<br />

198020, les Turcs de Bulgarie émigrés en<br />

masse à partir de 1989 ou les Turkmènes<br />

d’Irak venus en Turquie en 1990-1991,<br />

en constituent les meilleurs exemples.<br />

Bien que culturellement il soit difficile<br />

de les classer dans la catégorie <strong>des</strong><br />

étrangers, les membres de ces groupes<br />

sont juridiquement dans cette situation.<br />

A titre d’exemple, nous sommes face à<br />

<strong>des</strong> Turcs ressortissants grecs vivant en<br />

Turquie en tant que ... Grecs.<br />

– Les réfugiés constituent un cas à part.<br />

Concernant ce type de migrations, une<br />

confusion de termes règne entre les<br />

concepts de « réfugié », « rapatrié » et<br />

« immigrant ». La langue turque utilise<br />

les termes de muhacir, mülteci et göçmen.<br />

Celui de « muhacir », littéralement<br />

« migrant » 21 est utilisé pour désigner<br />

les réfugiés et les rapatriés, notamment<br />

<strong>des</strong> Balkans et du Caucase. C’est plus<br />

le terme de « mülteci » ou « sığınmacı »<br />

qui sera appliqué aux réfugiés politiques<br />

au sens moderne du terme ainsi<br />

qu’aux demandeurs d’asile. Selon la<br />

loi n°2510 datée de 1934, seules les<br />

populations « d’origine et de culture<br />

turque » peuvent émigrer et s’installer<br />

en groupe en Turquie. Mais comme la<br />

définition de cette turcité n’est pas faite<br />

et que le pouvoir discrétionnaire du<br />

Comité <strong>des</strong> Ministres est complet, <strong>des</strong><br />

populations telles que les Bosniaques,<br />

les Albanais, les Tatars, etc. ont pu<br />

demander refuge à la Turquie.<br />

– Les Occidentaux installés en Turquie<br />

présentent <strong>des</strong> profils assez divers.<br />

Nous sommes en face de petites communautés<br />

concentrées principalement<br />

à Istanbul, Izmir, Bursa et Ankara. S’il<br />

faut les classer sommairement on peut<br />

mentionner :<br />

1. Les Occidentaux qui appartiennent<br />

aux cadres <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> entreprises<br />

d’affaires, Renault, Carrefour, Nouvelles<br />

Frontières, etc, pour ne citer<br />

que les Français.<br />

2. Ceux qui appartiennent aux corps<br />

enseignants étrangers. Les écoles<br />

étrangères (françaises, alleman<strong>des</strong>,<br />

américaines, mais aussi italienne,<br />

bulgare, autrichienne) méritent une<br />

attention particulière en raison de<br />

l’image qu’ont les Turcs de ces écoles.<br />

Il existe plusieurs statuts d’enseignant<br />

dans ces écoles allant du jeune<br />

professeur venu en Turquie pour deux<br />

ans dans le cadre de la « coopération »<br />

aux détachements demandés pour <strong>des</strong><br />

raisons individuelles sans compter de<br />

nombreux contrats locaux.<br />

3. Proches de ce cadre on peut mentionner<br />

les étudiants du supérieur (il<br />

existe un quota pour les ressortissants<br />

étrangers dans les universités<br />

turques) ainsi que le personnel de<br />

nombreux instituts de recherche dont<br />

les rapports avec la société turque<br />

sont forcément particuliers par rapport<br />

aux autres étrangers.<br />

4. Les « amoureux » de la Turquie qui,<br />

après un court séjour touristique<br />

dans le pays, s’installent soit dans les<br />

gran<strong>des</strong> villes soit dans les petites<br />

localités touristiques. En général ils<br />

passent seulement une partie de l’année<br />

en Turquie.<br />

5. Une multitude d’autres raisons individuelles<br />

peuvent amener <strong>des</strong> Occidentaux<br />

à vivre en Turquie. Nous pensons<br />

notamment à ces centaines d’épouses<br />

européennes qui, ayant rencontré<br />

leur mari turc en Turquie (à cause de<br />

l’importance de l’augmentation du<br />

tourisme dans le pays) ou en Europe,<br />

l’ont suivi dans les gran<strong>des</strong> villes<br />

turques. Outre les Alleman<strong>des</strong>, les<br />

Britanniques, les Belges et les Françaises<br />

très nombreuses, nous avons<br />

pu rencontrer <strong>des</strong> épouses japonaises,<br />

américaines, australiennes etc.<br />

– Les ressortissants <strong>des</strong> pays de l’Europe<br />

de l’est. Les Polonais, Roumains,<br />

Georgiens, Russes, Bulgares et même<br />

Arméniens fréquentent les marchés<br />

istanbuliotes depuis la chute du régime<br />

communiste. Certes ce ne sont pas <strong>des</strong><br />

résidents au sens juridique du terme<br />

puisqu’ils sont <strong>des</strong> « navetteurs », néanmoins,<br />

en raison de la fréquence <strong>des</strong><br />

séjours, ils n’en constituent pas moins<br />

une partie <strong>des</strong> étrangers de Turquie.<br />

Depuis une dizaine d’années ils font<br />

partie du paysage d’Istanbul mais aussi<br />

<strong>des</strong> villes de Trabzon, Artvin et même<br />

Sinop. Il s’agit d’un fait de société<br />

qui n’échappe ni à l’opinion publique<br />

turque ni aux médias, qui exploitent<br />

largement le filon. Les concernant nous<br />

pouvons également tenter une classification<br />

sommaire.<br />

132 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Samim Akgönül<br />

Les étrangers en Turquie<br />

1. Les navetteurs commerciaux : au début<br />

<strong>des</strong> années 1990 ce commerce complètement<br />

informel était anecdotique.<br />

Les ressortissants <strong>des</strong> pays de l’ancien<br />

bloc communiste amenaient avec<br />

eux tous le bric-à-brac trouvé dans<br />

leur grenier pour le vendre aux Turcs<br />

curieux. Évidemment ni la curiosité<br />

<strong>des</strong> Turcs ni le stock de ces objets<br />

insolites n’ont suffi à alimenter ce<br />

commerce. A partir de la moitié <strong>des</strong><br />

années 1990, de vrais commerçants<br />

ont commencé à faire la navette entre<br />

Istanbul et Bucarest ou entre Artvin et<br />

Tiblissi, en car, en voiture, en avion,<br />

rarement en bateau, pour acheter les<br />

produits turcs (textile en général) et<br />

les revendre au pays. Il s’agit là d’un<br />

commerce parallèle dont la Turquie a<br />

du mal à se passer mais qui a peur de le<br />

légaliser pour qu’il ne glisse pas vers<br />

d’autres cieux moins sévères.<br />

2. Les « Natacha » forment un autre fait<br />

de société qui concerne Istanbul et<br />

toutes les villes de la mer Noire. Ce<br />

sont <strong>des</strong> prostituées « roumaines »,<br />

selon la croyance populaire, qui s’attirent<br />

nombre de critiques. La presse<br />

populiste les accuse d’être porteuses<br />

de maladies vénériennes, de défaire<br />

les familles traditionnelles turques en<br />

corrompant l’homme turc naïf.<br />

3. Et enfin, fruits <strong>des</strong> deux premières<br />

catégories, les épouses originaires de<br />

l’Europe de l’Est qui ont rencontré<br />

<strong>des</strong> maris turcs dans les marchés (ou<br />

dans <strong>des</strong> bars spécialisés), et qui sont<br />

devenues résidentes de Turquie.<br />

Il est évident que si les Occidentaux<br />

sont en haut de la hiérarchie de prestige<br />

dans l’opinion publique turque, les ressortissants<br />

<strong>des</strong> pays de l’Est se retrouvent<br />

à l’inverse tout en bas. D’où certaines<br />

incompréhensions chez les Turcs vis-àvis<br />

<strong>des</strong> comportements <strong>des</strong> pays occidentaux.<br />

Comme l’image de la Pologne, de<br />

la Roumanie ou de la Bulgarie est principalement<br />

véhiculée par ces navetteurs et<br />

ces « Natacha », l’homme de la rue a du<br />

mal à comprendre pourquoi la Pologne,<br />

la Roumanie ou la Bulgarie sont devant<br />

la Turquie dans la course à l’intégration<br />

européenne.<br />

A ces cinq catégories d’étrangers les<br />

plus fréquentes il faut en ajouter une<br />

sixième pour tous les autres étrangers<br />

présents en Turquie d’une manière marginale<br />

: les jeunes femmes gagaouzes<br />

très prisées comme gouvernantes dans<br />

la bourgeoisie turque ; les jeunes filles<br />

originaires <strong>des</strong> Philippines qui travaillent<br />

comme domestiques dans les yalıs du<br />

Bosphore et les lofts d’Etiler ; mais aussi<br />

ces Noirs d'Afrique qui sont accusés de<br />

tous les maux s'ils sont « trafiquants de<br />

drogue » mais sont mis sur un pié<strong>des</strong>tal<br />

s’ils sont footballeurs.<br />

Pistes de réflexion<br />

L’énumération forcément artificielle<br />

<strong>des</strong> groupes d’étrangers vivant en Turquie<br />

nous amène à faire plusieurs constats. Le<br />

plus important est que les Turcs, dans<br />

le passé comme dans le présent, sont<br />

« habitués » à côtoyer les étrangers du<br />

moins <strong>des</strong> groupes qui sont qualifiés tels<br />

à tort ou à raison. Le territoire turc a<br />

abrité et abrite toujours de très nombreux<br />

non-Turcs. Mais depuis récemment, les<br />

années 1960 plus exactement, les Turcs<br />

eux-mêmes ont pris les chemins de l’exil,<br />

pour <strong>des</strong> questions économiques d’abord,<br />

politiques ensuite et familiales enfin, en<br />

formant une véritable diaspora à travers<br />

le monde. Que cela soit en Orient ou en<br />

Occident quelque six millions de Turcs<br />

vivent quotidiennement aux côtés <strong>des</strong><br />

non-Turcs en s’accommodant tant bien<br />

que mal aux exigences <strong>des</strong> sociétés d’accueil.<br />

Cette expérience de vivre ensemble,<br />

ajoutée à celle de l’Empire ottoman a<br />

permis une ouverture encore plus accrue<br />

vers l’« autre », y compris en Turquie.<br />

Mais cette ouverture a <strong>des</strong> limites, et<br />

c’est notre deuxième constat. En effet,<br />

l’opinion publique turque se montre extrêmement<br />

fragile quant à ses convictions<br />

vis-à-vis <strong>des</strong> « étrangers » et finalement<br />

facilement manipulable. La croyance<br />

populaire renforcée par les déclarations<br />

politiques sur le fait que tout ce qui est<br />

mal en Turquie est le fruit <strong>des</strong> agissements<br />

étrangers (dış mihraklar) est très<br />

répandue et trouve son application dans<br />

quasiment tous les domaines (économie,<br />

terrorisme, Europe, sport, etc.) Cet état<br />

<strong>des</strong> choses consistant à montrer du doigt<br />

les étrangers, fragilise considérablement<br />

la situation <strong>des</strong> résidents étrangers et de<br />

ceux qui sont considérés comme tels par<br />

l’opinion publique.<br />

Paradoxalement, et c’est notre dernier<br />

constat, la méfiance envers tout ce qui est<br />

étranger va de pair avec une admiration,<br />

■<br />

un sentiment d’infériorité. Derrière ce<br />

sentiment ne faut-il pas voir un constat<br />

d’échec quant à l’objectif national<br />

d’« atteindre et de dépasser les civilisations<br />

occidentales » qui, du moins du<br />

point de vue <strong>des</strong> intellectuels turcs, est<br />

loin d’être atteint. Ainsi, les « étrangers »<br />

sont toujours une source d’étonnement<br />

et d’admiration en dépit <strong>des</strong> avancées<br />

considérables de la société turque depuis<br />

la fondation de la République.<br />

A partir de ces quelques constats nous<br />

pouvons bâtir <strong>des</strong> pistes de réflexions<br />

pour <strong>des</strong> recherches à venir. Sur la plupart<br />

<strong>des</strong> groupes d’étrangers présents sur le<br />

sol turc mentionnés, il existe <strong>des</strong> étu<strong>des</strong><br />

isolées. Les étu<strong>des</strong> les plus nombreuses<br />

concernent les mouvements <strong>des</strong> populations<br />

<strong>des</strong> Balkans et du Caucase vers la<br />

Turquie aux XIX e et XX e siècle.<br />

Une grande partie <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> déjà<br />

menées prennent en compte le fait migratoire<br />

et non la situation de ces populations,<br />

celle <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants de ces<br />

populations « étrangères » en Turquie et<br />

les interactions avec la société d’accueil.<br />

Notre article sur les muhacir de 1923 22<br />

ambitionnait de mettre en relief cette vie<br />

dans la terre d’accueil. Néanmoins quelques<br />

travaux existent sur la vie de telle<br />

ou telle communauté en Turquie 23 . Sur<br />

les Turcs ressortissants étrangers mais<br />

résidant en Turquie existent beaucoup de<br />

travaux notamment en ce qui concerne<br />

les Turcs de Bulgarie 24 . Sur les Turcs<br />

de Grèce on peut consulter notre article<br />

25 . Mais encore une fois, ces travaux<br />

s’intéressent plus aux causes de départ,<br />

aux politiques <strong>des</strong> États, et non à la présence<br />

de ces groupes sur le sol turc. En<br />

revanche à notre connaissance il n’existe<br />

aucune étude sur une communauté occidentale<br />

vivant en Turquie. Les seuls écrits<br />

ne sont que <strong>des</strong> reportages journalistiques<br />

avec tel Allemand vivant à Side et Alanya<br />

(on estime à 7 000 le nombre d’Allemands<br />

résidents de la riviera turque) ou<br />

tel Anglais vivant à Çeşme, car ces individus<br />

intriguent l’opinion publique et donc<br />

ont une valeur journalistique. L’histoire<br />

contemporaine <strong>des</strong> Européens en Turquie<br />

reste à écrire. Quant aux ressortissants<br />

<strong>des</strong> pays de l’Europe de l’Est, on peut<br />

dire que les politologues et sociologues<br />

commencent à s’y intéresser seulement<br />

depuis quelques années.<br />

Il est bien entendu impossible de<br />

négliger l’aspect juridique de la ques-<br />

133


tion, et sur cet aspect il existe <strong>des</strong> travaux<br />

techniques en langue turque mais ce qu’il<br />

faudrait étudier est le fonctionnement<br />

quotidien de ces droits et devoirs.<br />

Trois aspects peuvent être intéressants<br />

à analyser mis à part ces considérations<br />

juridiques appliquées à la vie quotidienne.<br />

Les auto-représentations d’abord, c’està-dire<br />

le positionnement <strong>des</strong> étrangers<br />

en Turquie en tant qu’individus, dans<br />

leur communauté et dans la ville. Les<br />

représentations ensuite, autrement dit le<br />

regard de la société turque vis-à-vis <strong>des</strong><br />

groupes en question, en analysant le discours<br />

politique et journalistique. Il est<br />

inutile de préciser que la vision qu’a le<br />

Parti du Mouvement National (extrêmedroite)<br />

<strong>des</strong> étrangers est sensiblement<br />

différente de celle du Parti de la Liberté<br />

et de la Démocratie (gauche) ; différente<br />

aussi pour les partis islamistes ou les<br />

partis libéraux. On peut en dire autant<br />

pour les journaux. Il est possible aussi<br />

d’approfondir cette image par <strong>des</strong> témoignages<br />

directs 26 .<br />

Et enfin les interactions entre les étrangers<br />

et les Turcs. Cohabitations (même<br />

entreprise, même quartier), mariages<br />

mixtes, associations d’affaires doivent<br />

être étudiés pour dégager les mo<strong>des</strong> de<br />

« vivre ensemble ». Il faut s’intéresser aux<br />

efforts de rapprochement <strong>des</strong> deux côtés,<br />

à l’apprentissage de la langue, aux lieux<br />

communs fréquentés, à l’appartenance<br />

commune à la société civile, etc, afin<br />

de pouvoir <strong>des</strong>siner un tableau complet.<br />

La ou les pratiques religieuses, le rôle<br />

<strong>des</strong> Églises pour les chrétiens, celui <strong>des</strong><br />

écoles étrangères dans la société turque 27<br />

sont autant de portes pour accéder à la<br />

connaissance de ces communautés et, par<br />

ce biais, à celle de la société turque.<br />

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134 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


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Notes<br />

1. Renan E., Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris :<br />

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2. Idem, p. 54.<br />

3. Smith D. A., « Introduction : the modernist<br />

paradigm » in Nationalism and Modernism: a<br />

critical survey of recent theories of nations and<br />

nationalism, Londres: Routledge, 1998,<br />

p. 1-7.<br />

4. Cf. Gellner E., Nations et nationalisme,<br />

Paris : Payot, 1989.<br />

5. Pour une meilleure appréhension de la<br />

question de l’étranger, nous distinguons à<br />

l’instar de l’anglais et du turc les termes<br />

de citoyenneté (citizenship, taabiyet) et de<br />

nationalité (nationality, milliyet).<br />

6. Le concept de « système social de classification<br />

» de Epstein A., Erhos and Identity:<br />

three Studies in ethnicity, Londres : Tavistock<br />

publications, 1978 : « il fournit <strong>des</strong><br />

catégories avec <strong>des</strong> étiquettes ethniques,<br />

grâce auxquelles les gens structurent leur<br />

environnement et dirigent certaines de<br />

leurs relations avec les autres », p. xii.<br />

7. Rodkin P., « The psychological reality of<br />

social construction » in Ethnic and racial<br />

studies, 16 (4), 1993, p. 633-656.<br />

8. Taboada-Leonettei I., « Stratégies identitaires<br />

et minorités : le point de vue du<br />

sociologue » in Camilleri C., Kastersztein<br />

J. et alii. (éd.), Stratégies identitaires, Paris :<br />

PUF, 1990, p. 46.<br />

9. Goffman E., La mise en scène de la vie<br />

quotidienne. Tome I, La représentation de<br />

soi, Paris : Les éditions de minuit, 1973,<br />

p. 12.<br />

10. Jenkins R., « Rethinking ethnicity : identity,<br />

categorization and power » in Ethnic and<br />

racial studies, 17 (2), 1994, p. 197-223.<br />

11. Les anthropologues comme Delaney précisent<br />

que même dans la Turquie moderne<br />

où les moyens de communication prennent<br />

toutes les formes modernes, la notion<br />

de hemşehrilik (être du même village, du<br />

même quartier, de la même ville) garde<br />

toute son importance. Selon Delaney, le<br />

terme de yabancı est utilisé dans les villages<br />

de l’Anatolie centrale pour désigner<br />

ceux qui ne sont pas du même village.<br />

Ses observations auprès <strong>des</strong> villageois<br />

immigrés <strong>des</strong> Balkans qui sont refusés par<br />

les autochtones et qui s’installent dans les<br />

nouveaux quartiers du village prouvent<br />

la survivance de cette idée. Nous aussi<br />

dans un de nos travaux, « Les nouveaux<br />

Turcs : les muhacir de 1923 en Turquie »<br />

in Balkanologie, V, 1-2, décembre 2001, p.<br />

239-256, avons remarqué le même phénomène.<br />

Selon Delaney, si une personne<br />

quitte son village pour diverses raisons, il<br />

est désigné non en tant qu’un simple villageois<br />

(catégorisation sociale) mais en tant<br />

qu’originaire de tel village (catégorisation<br />

géographique), Delaney C., The Seed and<br />

the Soil : Gender and Cosmology in Turkish<br />

Village, Berkley : University of California<br />

Press, 1991, p. 271.<br />

12. Pour une étude détaillée de la nomination<br />

<strong>des</strong> étrangers en turc voir Akgönül<br />

S., « les mots et les hommes : les mots<br />

d’altérité en turc actuel », in CEMOTI, 31,<br />

2001, p. 223-256.<br />

13. La loi sur les villages (Köy Kanunu), article<br />

88, stipule que les étrangers peuvent résider<br />

dans <strong>des</strong> villages avec une autorisation<br />

spéciale.<br />

14. Sur cette idée d’ingérence étrangère voir<br />

Copeaux E., Espaces et temps de la nation<br />

turque. Analyse d’une historiographie nationaliste<br />

(1931-1993), Paris : CNRS-Editions,<br />

1997.<br />

15. Il s’agit d’un <strong>des</strong> principes de la République<br />

inscrit dans la Constitution et dans le<br />

programme de tous les partis politiques,<br />

voir à ce propos Karpat K., Türk Demokrasi<br />

Tarihi : Sosyal, Ekonomik, Kültürel Temeller,<br />

Istanbul : Afa, 1996 2 , p. 209 et passim.<br />

16. Sur les fondements du nationalisme turc<br />

voir Georgeon F., « A la recherche d’une<br />

identité : le nationalisme turc » in A. Gökalp<br />

(dir.), La Turquie en transition, Paris :<br />

Masionneuve-Larose, 1986, p. 125-153,<br />

et d’une manière plus approfondie du<br />

même auteur Türk Milliyetçiliğinin Kökenleri,<br />

Yusuf Akçura (1876-1935), Istanbul : Tarih<br />

Vakfı Yurt Yayınları 1996 2 .<br />

17. À la veille de la Première Guerre mondiale<br />

Istanbul ne comptait pas moins de<br />

130 000 résidents ressortissants étrangers,<br />

Keyder C., Istanbul, Küresel ile Yerel<br />

Arasında, Istanbul : Metis, 2000, p. 11.<br />

18. De Tapia S., « Les réfugiés dans le construction<br />

de l’Etat-nation turc » in Cambrézi<br />

Luc, Lassailly-Jacob Véronique (éd.),<br />

Populations réfugiées. De l’exil au retour,<br />

Paris : IRD éditions, 2001, p. 119-148.<br />

19. Idem, p. 122.<br />

20. De l’ordre de 120 000 individus en 1923,<br />

les Turco-musulmans de Thrace ont toujours<br />

cet effectif (variant entre 110 000 et<br />

150 000 selon les estimations) malgré un<br />

accroissement de l’ordre de 2,5 %.<br />

21. De la racine hacr, migration en arabe. Le<br />

mot « hégire » – la migration du Prophète<br />

Mohammed de la Mecque vers Médinepossède<br />

la même racine.<br />

22. Akgönül S., « Les nouveaux Turcs : les<br />

muhacir de 1923 en Turquie » in Balkanologie,<br />

V, 1-2, décembre 2001, p. 239-256.<br />

23. Voir la bibliographie.<br />

24. Tanoğlu A., « Turks », in Review of the<br />

Geographical Institute of the University of<br />

Istanbul, 2, 1995, p. 3-36<br />

25. Akgönül S., « Les musulmans de Thrace<br />

en émigration » in Mésogeios, (3) 1999,<br />

p. 31-49.<br />

26. Entre les Istanbuliotes de la moyenne<br />

bourgeoisie qui assistent à la messe de<br />

minuit à l’Eglise Saint-Antoine de Pera<br />

parce que cela fait chic, et les islamistes<br />

qui fustigent les « Natacha » parce qu’elles<br />

corrompent les jeunes Turcs, toute<br />

une palette de représentations s’offrent à<br />

nous.<br />

27. Très prisées par les Turcs, ces écoles sont<br />

par ailleurs très critiquées par les nationalistes<br />

et islamistes qui y voient <strong>des</strong><br />

vestiges <strong>des</strong> missionnaires <strong>des</strong> époques<br />

anciennes.<br />

135


FREDDY RAPHAËL<br />

& GENEVIÈVE HERBERICH-MARX<br />

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Une aventure<br />

intellectuelle et humaine<br />

au-delà du Rhin<br />

Cultures de la frontière, de la mémoire<br />

et de la construction identitaire<br />

Nous entendons célébrer une aventure<br />

commune passionnante dans<br />

son cheminement intellectuel et<br />

humain, qui a constitué pour tous un réel<br />

enrichissement. Le mot “célébration”,<br />

par trop guindé et institutionnel, ne saurait<br />

rendre compte de cette confrontation<br />

risquée, qui, pour s’imposer, a dû vaincre<br />

les préjugés et les craintes réciproques.<br />

C’est sur l’injonction de l’un de nos<br />

plus proches amis, Isac Chiva, avec qui<br />

nous avons en partage le même impératif<br />

de la responsabilité par rapport au passé<br />

et du refus de l’oubli complaisant, que<br />

nous avons proposé à un collègue allemand,<br />

dont nous ignorions tout, d’animer<br />

un séminaire de ce qui était alors le<br />

Laboratoire de Sociologie Régionale. Le<br />

thème abordé par Utz Jeggle, accompagné<br />

d’un étudiant avancé, Friedemann<br />

Schmoll, consacré au déni de mémoire<br />

et à la construction de l’oubli dans une<br />

Allemagne où la prospérité économique<br />

s’efforçait d’étouffer les interrogations<br />

de la conscience, nous a touchés au plus<br />

profond de nous-mêmes. Nous avons<br />

découvert comment la discipline de la<br />

“Volkskunde”, l’ethnologie du contemporain,<br />

si fortement compromise à l’époque<br />

nazie, pouvait, à partir de l’attention<br />

portée à la culture matérielle, s’engager<br />

dans l’analyse d’une certaine forme de<br />

négationnisme. En fait, dès cette première<br />

rencontre, sont apparus les thèmes<br />

qui devaient se trouver au centre de nos<br />

échanges. Celui du travail de la mémoire,<br />

et, tout aussi pertinemment, de l’oubli :<br />

dans leur volonté d’effacer toute trace<br />

d’un passé encombrant, les habitants de<br />

Hailfingen-Tailfingen allaient jusqu’à<br />

faire fi <strong>des</strong> rares gestes d’humanité dont<br />

avaient bénéficié quelques déportés. Le<br />

thème de la frontière ensuite : n’était-il<br />

pas significatif que ce camp de concentration<br />

situé dans la proximité de Tübingen<br />

fut en fait un satellite de celui de<br />

Natzweiler-Struthof ? Comme le souligne<br />

Utz Jeggle, “l’empire nazi s’imposait<br />

par delà les frontières, toutes les frontières<br />

protectrices furent abolies, qu’elles<br />

soient politiques ou éthiques”. Est apparu<br />

également un troisième thème, celui de<br />

l’affirmation identitaire, avec ses recompositions<br />

fondées sur l’exploitation, voire<br />

l’expulsion de l’étranger, et son jargon de<br />

l’authenticité. Enfin, la réflexion sur la<br />

nécessité de faire mémoire en inscrivant<br />

dans l’espace une trace, par exemple un<br />

mémorial, initiait notre réflexion sur la<br />

mise en scène du passé et notre analyse<br />

de l’entreprise muséographique.<br />

Mais l’engagement d’Utz Jeggle ne<br />

fut pas celui d’un homme seul. Son travail<br />

s’inscrivait dans celui de toute une<br />

équipe animée par Hermann Bausinger,<br />

dont l’exigence de lucidité, de rigueur,<br />

d’attention aux êtres et aux choses a su<br />

arracher la “Volkskunde” à l’opprobre<br />

que lui valait sa compromission avec<br />

l’idéologie nazie. Autour de lui, ses collègues<br />

Gottfried Korff, Konrad Köstlin,<br />

Bernd-Jürgen Warnecken, Wolfgang<br />

Kaschuba, et aussi <strong>des</strong> étudiants avancés<br />

comme Martin Roth, Joachim Schlör,<br />

Ulrich Haegele, Franziska Becker, Nina<br />

Gorgus, Nathalie Peillex, Andrea Hoffmann<br />

et Martin Ulmer, formaient une<br />

équipe dynamique. Ils partageaient les<br />

mêmes convictions, refusant de faire table<br />

rase du passé, le même désir d’ouverture<br />

sur la culture française, la même passion<br />

de la rencontre…<br />

La réflexion sur le déni de mémoire<br />

et sur l’instrumentalisation d’une histoire<br />

sélective et tronquée, permit de<br />

confronter les représentations <strong>des</strong> prisonniers<br />

de guerre, soumis à de ru<strong>des</strong><br />

travaux en Allemagne, et les stratégies<br />

successives <strong>des</strong> témoignages concernant<br />

l’incorporation de force en Alsace. En<br />

parcourant les champs de bataille de trois<br />

guerres germano-françaises dans le nord<br />

136


Freddy Raphaël & Geneviève Herberich-Marx<br />

Une aventure intellectuelle et humaine au-delà du Rhin<br />

de cette région, nous avons pu analyser<br />

ensemble les différentes cultures de la<br />

mémoire, les mises en scène variées,<br />

depuis l’héroïsation, l’exaltation du sentiment<br />

national jusqu’au réalisme proche<br />

de la dénonciation. Des frontières invisibles,<br />

de celles qui s’inscrivent dans les<br />

têtes quand s’écroulent les murs et les<br />

barrières administratives, témoignent les<br />

travaux sur les enjeux mémoriels à Berlin.<br />

Ce qui nous a passionné, c’est notre<br />

tentative commune pour définir “l’autre” :<br />

est-il vraiment, se demande<br />

Utz Jeggle, le non-soi ? Ne<br />

devrait-on pas plutôt considérer<br />

le soi comme l’autre de<br />

l’autre ? Cette démarche a eu<br />

pour conséquence de mettre<br />

en question la construction<br />

fantasmée <strong>des</strong> racines et<br />

aussi l’idéalisation mythique<br />

de l’autre.<br />

Il reste à signaler un<br />

thème qui fut présent, ne<br />

serait-ce que sous forme de<br />

l’étude d’un lieu de mémoire,<br />

à chacune de nos rencontres,<br />

et ceci à la demande de<br />

nos amis allemands : celui<br />

de l’histoire et de la culture<br />

juives. En témoignent deux<br />

expériences “fondatrices”.<br />

Alors que nous arpentions<br />

ensemble les ruelles de<br />

l’ancien quartier juif d’un<br />

bourg du Wurtemberg, nous<br />

fûmes pris à partie par un<br />

habitant qui, du haut de sa<br />

fenêtre, nous invectiva en<br />

affirmant que nous mentions<br />

et qu’il n’y avait jamais eu<br />

de Juifs là. Une autre fois,<br />

nous avons visité ensemble<br />

une synagogue sauvée de la<br />

démolition, malgré l’opposition<br />

de la majorité de la<br />

population locale, avec la volonté d’y<br />

conserver les traces du saccage et de<br />

la fureur <strong>des</strong>tructrice ; lorsque nous y<br />

pénétrâmes, nos hôtes découvrirent avec<br />

stupeur qu’on avait, à leur insu, réhabilité<br />

quelque peu le lieu et effacé <strong>des</strong> marques<br />

de la sauvagerie.<br />

En fait, l’aspiration profonde <strong>des</strong> chercheurs<br />

de Tübingen comme celle <strong>des</strong><br />

Strasbourgeois fut de franchir le Rhin, ce<br />

fleuve mythifié souvent, garant d’identités<br />

nationales figées dans leur arrogance<br />

et leur mépris. <strong>Nos</strong> rencontres, qui représentent<br />

une scansion dans notre parcours<br />

intellectuel et humain, nous ont appris à<br />

nous décentrer, à découvrir et apprécier<br />

l’autre dans sa différence, mais aussi dans<br />

sa commune incomplétude.<br />

En allant d’une rive à l’autre, en construisant<br />

une passerelle, puis un pont,<br />

nous avons appris à apprécier le mouvement<br />

même du passage, de la traduction<br />

<strong>des</strong> catégories de pensée et de la langue.<br />

Philippe Favier, Val Gardena, collage sur papier, 1981, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

Cette dynamique permet d’appréhender<br />

l’autre, sans qu’il soit nécessaire de<br />

perdre son point de vue. “D’une rive à<br />

l’autre”, ce “kleiner Grenzverkehr” a,<br />

selon Utz Jeggle, “aidé chacun à élargir<br />

son regard et à considérer l’un et l’autre<br />

côté <strong>des</strong> choses, sans se perdre”.<br />

Dans cette fidélité d’une vingtaine<br />

de séminaires, les deux équipes de chercheurs,<br />

français et allemands, ont franchi<br />

le fleuve pour s’arracher à l’immédiateté<br />

<strong>des</strong> choses et cheminer dans l’écart.<br />

Implicitement, une telle démarche remet<br />

en cause les tentatives frileuses pour éviter<br />

le rapport déstabilisant à l’autre et<br />

pour trouver refuge dans l'univers fantasmé<br />

<strong>des</strong> origines. À l'encontre de ces<br />

“imbéciles heureux qui croient qu’ils sont<br />

nés quelque part”, à l'opposé de l’idolâtrie<br />

du lieu, le passeur refusant de faire<br />

corps avec la terre maternelle franchit le<br />

seuil. Il accepte cette ascèse pour porter<br />

un regard neuf, déshabitué, sur les êtres<br />

et les choses.<br />

Il importe de souligner<br />

que notre intérêt pour le<br />

passé proche, notamment<br />

pour les entreprises qui ont<br />

tenté de tuer l’humain en<br />

l’homme avant que de le<br />

liquider, ne relève d’aucune<br />

façon d’une fascination pour<br />

le mal. Comme le souligne le<br />

mythe biblique de la femme<br />

de Loth, celui qui ne parvient<br />

pas à se déprendre de la sidération<br />

de l’horreur absolue<br />

est pétrifié. Le regard qui ne<br />

peut se détacher d’un champ<br />

de ruines et de cendres est<br />

paralysant ; il sape la volonté<br />

d’accueillir le monde présent<br />

et d’y intervenir.<br />

Il va de soi que le plaisir de<br />

la découverte intellectuelle,<br />

de la fécondité stimulante <strong>des</strong><br />

regards croisés, n’a pas su, à<br />

lui seul, assurer la pérennité<br />

d’une entreprise menée, avec<br />

un bonheur renouvelé, durant<br />

presque deux décennies. Peu<br />

d’échanges universitaires<br />

franco-allemands peuvent se<br />

prévaloir d’une telle persévérance.<br />

La raison profonde,<br />

nous semble-t-il, relève de<br />

la construction, à travers le<br />

temps, de liens humains qui<br />

reposent sur un respect mutuel ; celui-ci<br />

n’a cessé de s’approfondir jusqu’à une<br />

amitié forte et une véritable affection.<br />

Peu à peu se sont révélées <strong>des</strong> affinités<br />

électives, reposant sur la prise en charge<br />

d’une histoire qui unit indissolublement<br />

les enfants <strong>des</strong> victimes et ceux <strong>des</strong><br />

bourreaux, avec une commune responsabilité<br />

envers le monde qui se construit<br />

aujourd’hui.<br />

137


FLORENCE RUDOLF<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

La distinction entre<br />

nature et culture<br />

Une controverse<br />

à l’époque de la modernité réflexive<br />

Dans cet article, je me propose<br />

de questionner les frontières qui<br />

structurent notre quotidien et les<br />

expériences qui confirment et infirment<br />

ces arrangements à partir d'une différence<br />

fondatrice de la modernité (Descola,<br />

Latour), celle constituée par la nature et<br />

la culture. La réflexion à laquelle je me<br />

livre est informée par mes recherches et<br />

centres d'intérêt passés et présents. Elle<br />

emprunte de nombreux détours que je<br />

vais m'appliquer à discipliner. Parmi les<br />

arrière-plans qui informent mon propos,<br />

viennent au premier plan, la crise écologique<br />

et la question naturelle qui figurent<br />

au centre de mes préoccupations depuis<br />

bientôt deux décennies, mais ausssi les<br />

réflexions sur la modernité par lesquelles<br />

s'établit mon principal attachement à la<br />

sociologie. Ces préoccupations théoriques<br />

n'ont cessé d'être informées par<br />

mon engouement pour les alternatives<br />

urbaines inspirées de l'écologie politique<br />

et les expériences individuelles ou collectives<br />

qui favorisent l'émergence d'acteurs<br />

ou de sujets. Ces arrière-plans se prêtent<br />

particulièrement bien à une réflexion sur<br />

la structuration du monde social, c'est-àdire<br />

sur les événements et les processus<br />

qui conduisent à <strong>des</strong> stabilisations et à<br />

<strong>des</strong> déstabilisations <strong>des</strong> contextes dans<br />

lesquels nous nous situons, engageons<br />

ou dont nous nous extirpons. Dans le<br />

contexte de la sociologie contemporaine,<br />

cette question n'a cessé de prendre de<br />

l'importance avec la thèse de la modernité<br />

avancée et l'affirmation de la réflexivité<br />

comme principal agent de déstabilisation<br />

<strong>des</strong> frontières héritées de la première<br />

modernité (Beck, 1986). L'intérêt pour<br />

cette question a également emprunté<br />

d'autres voies, dont celle de la théorie<br />

de la structuration d'Anthony Giddens<br />

(Giddens, 1981) qui a offert une alternative<br />

précieuse à l'opposition entre la<br />

sociologie structuraliste et la sociologie<br />

compréhensive. Ce n'est pourtant pas à<br />

ces travaux, en particulier, que je vais me<br />

référer principalement, mais à ceux qui<br />

contribuent à la réception de la question<br />

naturelle par la sociologie et dont les prolongements<br />

affectent l'intelligibilité que<br />

les modernes ont du monde. La construction,<br />

que je propose, s'inspire de la thèse<br />

selon laquelle la question naturelle est<br />

un actant clef <strong>des</strong> thèses de la modernité,<br />

et par conséquent, <strong>des</strong> théories générales<br />

de la société. La question naturelle et,<br />

en particulier, le problème de la distinction<br />

entre nature et culture, constitue<br />

une entrée passionnante pour l'analyse de<br />

l'institutionnalisation <strong>des</strong> frontières qui<br />

structurent les établissements humains.<br />

Retour sur la réception<br />

sociologique de la<br />

distinction entre la<br />

nature et la culture à<br />

partie de la relecture de<br />

Serge Moscovici<br />

■<br />

En posant que les établissements<br />

humains sont indissociables, dans leurs<br />

incarnations, <strong>des</strong> émotions, <strong>des</strong> affects et<br />

<strong>des</strong> sentiments ainsi que <strong>des</strong> représentations<br />

figurées et mentales que l´humanité<br />

élabore collectivement et individuellement<br />

en association avec les non humains<br />

– êtres vivants et œuvres humaines comprises<br />

– la sociologie, en particulier dans<br />

ses inspirations compréhensives, prend<br />

ses distances avec une conception strictement<br />

naturaliste <strong>des</strong> sociétés. Mais lorsque,<br />

par un pas supplémentaire, il s'agit<br />

de conférer aux images mentales et aux<br />

émotions une importance dans l'établissement<br />

<strong>des</strong> états de nature, comme s'y<br />

emploie magistralement Serge Moscovici<br />

dans son ouvrage consacré à la question<br />

naturelle (Moscovici, 1977), c´est à une<br />

radicalisation du paradigme de la «hiérarchie<br />

enchevêtrée» que l'on a incontestablement<br />

affaire (Atlan, 1979 ; Morin,<br />

1977, 1980 ; Dumouchel, Dupuy, 1989).<br />

En effet, et pour le dire simplement, s'il<br />

est socialement acceptable de concéder<br />

aux œuvres humaines et <strong>sociales</strong> une part<br />

138


Florence Rudolf<br />

Une controverse à l’époque de la modernité réflexive<br />

d'imprévisibilité dans les formes qu'elles<br />

prennent, il est suspect d'appliquer ce<br />

raisonnement aux états de nature et aux<br />

équilibres écologiques. Cette différence<br />

de traitement persiste à l'époque de la<br />

modernité réflexive en dépit <strong>des</strong> discussions<br />

animées consacrées au couple constitué<br />

par la distinction entre nature et<br />

culture.<br />

Pour revenir à Serge Moscovici, son<br />

Essai sur l'Histoire Humaine de la Nature<br />

1 contribue incontestablement à inscrire<br />

sur “l'agenda” de la recherche en <strong>sciences</strong><br />

humaines et sociale la question de la<br />

nature. Il l'annonce d'ailleurs clairement<br />

et de façon prémonitoire en déclarant qu'à<br />

la suite de la question politique et de la<br />

question sociale, la question naturelle<br />

s'impose à l'humanité à l'aube du XXI e<br />

siècle. Il est donc un <strong>des</strong> premiers à avoir<br />

indiqué un nouveau domaine d'investigation<br />

pour les <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> qui,<br />

s'il fallait le nommer, pourrait s'intituler<br />

de l'exploration du devenir <strong>des</strong> arrangements<br />

entre l'humanité et la matière<br />

dans l'histoire. Cette orientation de ses<br />

travaux nous entraîne au cœur de l'instauration<br />

<strong>des</strong> frontières à partir <strong>des</strong>quels <strong>des</strong><br />

groupements humains s'orientent dans le<br />

monde, s'autorisent <strong>des</strong> alliances ou, au<br />

contraire, les bannissent de leur monde.<br />

La thèse qu'il défend est élaborée à partir<br />

de l'hypothèse de l´ensemencement réciproque<br />

<strong>des</strong> idées et de la matière dans<br />

la constitution <strong>des</strong> états de nature et de<br />

société et fait, par conséquent, implicitement<br />

le pari que la dynamique qui profite<br />

à l'engendrement <strong>des</strong> états de nature et de<br />

culture et à leur diversité procède d'une<br />

« hiérarchie enchevêtrée » entre représentations<br />

et réalisations. Selon cette<br />

lecture, les états de nature et de culture<br />

sont le produit d'une rencontre non programmée<br />

entre deux ordres de réalité, le<br />

domaine du virtuel et de l'imaginaire et<br />

le domaine du présent et du concret, qui<br />

s'affirme avec l'espèce humaine. Il faut<br />

préciser, ici, que Serge Moscovici inscrit<br />

sa recherche dans le domaine anthropologique<br />

et limite, par conséquent, son cercle<br />

de validité à l'histoire humaine de la<br />

nature : il n'a pas la prétention d'éclairer<br />

la constitution <strong>des</strong> états de nature avant<br />

l'intervention de l'homme. La délimitation<br />

de son étude est même plus précise<br />

que cela puisqu'il s'en tient à l'avènement<br />

de la modernité. De ce point de vue, la<br />

recherche de Serge Moscovici est bien<br />

d'inspiration sociologique et moderne; et<br />

il va sans dire qu'il semble adhérer à la<br />

distinction entre l'humanité et la matière<br />

grâce à laquelle la dynamique qu'il décrit<br />

est possible. Cette distinction est un préalable<br />

à la rencontre et à l'ensemencement<br />

réciproque de l'humanité et la matière qui<br />

profitent à la diversité et à l'ouverture du<br />

monde. Serge Moscovici est l'auteur d'un<br />

récit fondateur de la modernité au centre<br />

duquel l'humanité et la matière sont engagées,<br />

pour le meilleur et pour le pire, dans<br />

une relation créatrice.<br />

L´humanité et la matière se rencontrent<br />

et s´informent mutuellement : il s´ensuit la<br />

métamorphose réciproque de l'une et de<br />

l'autre. L´humanité se révèle au contact<br />

de la matière et réciproquement. Elles se<br />

transforment au contact l'une de l'autre, de<br />

sorte que s'il existe différents état de nature<br />

et de culture, il existe également différents<br />

états de l´humanité et de la matière. Bien<br />

que fluctuants, les deux pôles demeurent<br />

néanmoins distincts, attachés à <strong>des</strong> identités<br />

différentes. L'humanité et la matière<br />

adviennent à d'autres contenus, à d'autres<br />

fonctionnalités avec un différentiel qui<br />

persiste. Tout se passe comme si la matière<br />

était toujours en retard par rapport à l'humanité,<br />

comme si elle exprimait le passé<br />

de l'humanité, la mémoire <strong>des</strong> états qu'elle<br />

avait traversés. Ce sont là <strong>des</strong> interprétations<br />

qui prennent appui sur la succession<br />

qu'il décrit, qui opère par transmission,<br />

voire par quasi filiation entre l'humanité<br />

et la matière, de sorte que l'écart semble<br />

autant tenir d'un décalage temporel que<br />

d'une différence de nature. C'est le langage<br />

et la permanence du vocabulaire qui fige la<br />

distinction et entretient l'illusion que nous<br />

sommes toujours en présence <strong>des</strong> mêmes<br />

réalités et <strong>des</strong> mêmes contenus, dans la<br />

réalité concrète de leur rencontre, l'humanité<br />

et la matière sont moins stables qu'il<br />

n'y paraît. Ce sont <strong>des</strong> réalités fuyantes,<br />

plus entremêlées qu'il n'y paraît. Le langage<br />

biaise la perception que nous avons<br />

du monde : il instaure une fixité en dépit<br />

de contenus variables et entretient une<br />

impression de séparation là où <strong>des</strong> relations<br />

plus subtiles peuvent effectivement<br />

avoir lieu 2 . La frontière, comme toujours,<br />

est créatrice d'ambivalences : elle sépare<br />

et unit 3 . La distinction est inscrite dans les<br />

mots, elle n'est pas aussi consistante dans<br />

les faits : les contenus assortis à l'humanité<br />

et à la matière fluctuent au grè de leurs<br />

arrangements et du temps…<br />

Cette thèse, qui par certains aspects est<br />

inspirée du matérialisme historique, rompt<br />

avec le déterminisme de la nature et ouvre<br />

la voie aux scénarios constructivistes qui<br />

raisonnent à partir de relations fluctuantes<br />

entre <strong>des</strong> motifs naturels et <strong>des</strong> motifs<br />

culturels instables du point de vue de leur<br />

impact sur le devenir. Les corps naturels<br />

et culturels 4 ainsi engendrés procèdent<br />

d'une rencontre dont il est impossible de<br />

prédire les formes a priori. Les relations<br />

ne sont plus asymétriques et hiérarchiques<br />

parce que prédéterminées par <strong>des</strong> identités<br />

établies, elles sont enserrées dans<br />

<strong>des</strong> configurations mouvantes qui confèrent<br />

aux entités impliquées <strong>des</strong> valences<br />

variables. Les caractéristiques <strong>des</strong> entités<br />

engagées dans l'établissement <strong>des</strong> humains<br />

et <strong>des</strong> non humains, dans la constitution<br />

<strong>des</strong> états de nature et de société, sont<br />

le résultat d'ajustements provisoires et<br />

variables. Cette approche contribue à la<br />

réhabilitation de l'histoire dans les <strong>sciences</strong><br />

naturelles et <strong>des</strong> actants non humains<br />

dans les <strong>sciences</strong> humaines. Elle constitue<br />

un préalable à la réception <strong>des</strong> approches<br />

plus constructivistes du monde et <strong>des</strong> établissements<br />

humains (Callon, Lascoumes,<br />

Barthe, 2001 ; Latour, 1991) 5 .<br />

L'anthropologie<br />

symétrique et la<br />

généralisation de la<br />

thèse de l'hybridation<br />

■<br />

La généralisation de la thèse de<br />

l´hybridation, à travers la réception <strong>des</strong><br />

travaux du Centre de Sociologie de l'Innovation<br />

de l'École <strong>des</strong> Mines, notamment,<br />

confère une actualité à la thèse de<br />

Serge Moscovici et permet de lui rendre<br />

hommage. Le succès de l'anthropologie<br />

symétrique offre enfin une arène publique<br />

à cette thèse, qui n'a pas connue la<br />

discussion qu'elle méritait à l'époque de<br />

sa parution, faute d'intérêt et, de ce que<br />

de nos jours on qualifierait de concernement<br />

6 . C'est également l'occasion, pour<br />

moi, de revenir sur certains points obscurs<br />

de la théorie et de mettre à l'épreuve mes<br />

interprétations.<br />

Outre le reproche qui lui a été fait<br />

de sous-estimer le jeu <strong>des</strong> dynamiques<br />

physiques, chimiques, biologiques dans<br />

l'engendrement <strong>des</strong> états de nature (Lenk,<br />

1984), un autre malentendu dont la thèse<br />

139


est passible, tient à la présentation chronologique<br />

<strong>des</strong> états de nature que Serge<br />

Moscovici s'est employé à décrire à travers<br />

la rétrospective de l´histoire occidentale<br />

<strong>des</strong> <strong>sciences</strong> et <strong>des</strong> techniques<br />

qu'il propose. Pour Klaus Eder (1988),<br />

notamment, cette lecture linéaire répond<br />

implicitement à une vision évolutionniste<br />

du monde qui entre en contradiction avec<br />

le paradigme qui sous-tend la thèse de<br />

l'engendrement non programmé <strong>des</strong> états<br />

de nature et de société. Ces deux griefs<br />

condamnent, pour le premier, l'excès de<br />

constructivisme de Serge Moscovici et,<br />

pour le second, les vestiges d'un attachement<br />

au matérialisme et à l'approche<br />

naturaliste selon laquelle la rencontre<br />

entre l'humanité et la matière suivrait<br />

<strong>des</strong> voies programmées. Cette réception<br />

contrastée de l'Essai sur l'Histoire<br />

Humaine de la Nature rend compte de la<br />

tension qui la traverse : elle est le terrain<br />

d'affrontement de deux paradigmes en<br />

compétition. Cet affrontement est présent<br />

au cœur de la thèse et du texte, et dans<br />

son environnement, c'est-à-dire dans la<br />

société au sein de laquelle il circule. L'essai<br />

est donc au cœur d'une controverse,<br />

latente à l'époque de sa parution 7 , que<br />

la réception <strong>des</strong> thèses sur l'hybridation<br />

actualise de nos jours.<br />

Si les griefs énoncés sont partiellement<br />

justifiés, tant il est vrai que la dynamique<br />

dans laquelle semble entraînée cette<br />

Histoire Humaine de la Nature, semble<br />

programmée et non programmée à la fois,<br />

plutôt que d'en faire le reproche à l'auteur,<br />

il me semble, plus judicieux de lire cette<br />

ambivalence comme l'expression d'une<br />

tension que les modernes avaient tenté<br />

d'occulter et qui revient en force avec la<br />

thèse de la modernité avancée (Akoun,<br />

1995). Cette dernière se caractérise par<br />

l'affirmation d'un régime de contingence<br />

que Niklas Luhmann avait défini par une<br />

double négation, et que Jacques Monot,<br />

avant lui, avait défini par une double affirmation<br />

dans son traité Hasard et Nécessité.<br />

Ce qu'il nous est donné à penser, dans les<br />

deux cas, c'est que l'affranchissement par<br />

rapport à un programme n´équivaut pas<br />

pour autant à la négation de l´existence de<br />

contraintes, et à l´affirmation d´un régime<br />

de totale liberté et d´arbitraire absolu.<br />

Il s´agit plus précisément de reconnaître<br />

que le monde, dans ses manifestations,<br />

prend <strong>des</strong> chemins imprévisibles qui n'en<br />

sont pas pour autant inintelligibles. En<br />

s'inscrivant dans le paradigme de la contingence,<br />

on s'interdit de céder à deux<br />

tentations exclusives : celle du naturalisme<br />

et du constructivisme. La réhabilitation du<br />

sens comme actant du devenir ne doit pas<br />

conduire au déni d'autres actants que, par<br />

souci de classification et d´identification,<br />

on peut situer du côté de la matière.<br />

J'en viens ainsi à <strong>des</strong> préoccupations<br />

plus personnelles : aux questions que la lecture<br />

de l´essai de Serge Moscovici m'avait<br />

inspirées et qui étaient restées en suspens,<br />

faute de pugnacité de ma part, sans doute,<br />

et faute d'interlocuteurs suffisamment concernés<br />

par cette recherche, également 8 .<br />

Bien que « bon public » parce qu'acquise<br />

à cette thèse, j'achoppais, cependant, sur<br />

certains points et demeurais perplexe<br />

quant à la dynamique qui sous-tend ce<br />

récit et au couple dont elle se nourrit. La<br />

thèse de Serge Moscovici, comme cela a<br />

été mentionné à plusieurs reprises, repose<br />

sur une relation créatrice de mon<strong>des</strong> entre<br />

l'humanité et la matière, dont l'humanité<br />

et la matière ressortent transformées. Bien<br />

que fluctuants, ces deux pôles demeurent<br />

néanmoins distincts, attachés à <strong>des</strong> identités<br />

différentes. L'ambiguïté ou ambivalence<br />

de cette proposition est réactivée par<br />

la critique de la constitution <strong>des</strong> modernes<br />

par Bruno Latour. Ses réflexions me plongent<br />

à nouveau au cœur de ce paradoxe<br />

dont Serge Moscovici joue, en effet. Son<br />

ambiguïté tient à son attachement à la différence<br />

entre l'humanité et la matière dont<br />

il ne cesse de nous montrer la factivité et<br />

de nous annoncer la dissolution. Pourquoi<br />

Serge Moscovici fait-il cela ?<br />

Pourquoi Serge Moscovici n'aborde-til<br />

pas plus explicitement le paradoxe qui<br />

sous-tend sa construction à mesure que la<br />

distinction fondatrice dont il use s'avère de<br />

plus en plus ténue ? Cette question taraude<br />

d'autant plus le lecteur attentif de l'Essai<br />

sur l'Histoire Humaine de la Nature que le<br />

livre dans sa progression converge vers un<br />

bouleversement de notre constitution. Le<br />

lecteur en sort troublé, moins assuré qu'au<br />

début, indécis quant aux contenus de la<br />

matière et de l'humanité, mais étonnemment<br />

éclairé quant à la signification de la<br />

nature. La nature renvoie à <strong>des</strong> habiletés<br />

et à <strong>des</strong> compétences : celles dont l'humanité<br />

et la matière associées parviennent<br />

à se doter réciproquement. Comment ne<br />

pas dire plus explicitement que la nature<br />

n'est pas innée, mais un processus d'acquisition<br />

de compétences et de qualités ?<br />

Rien de surprenant, par conséquent, que<br />

l'humanité et la matière ne cessent de se<br />

transformer au cours de cette histoire, et<br />

avec elles les états de nature et de société…<br />

Mais faut-il pour autant, parce que<br />

ces catégories perdent de leur fixité, de<br />

Paul Pouvreau, Paysage, photographie couleur, 1997, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

140 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Florence Rudolf<br />

Une controverse à l’époque de la modernité réflexive<br />

leur ancrage, les abandonner ? Si oui, par<br />

quelles autres distinctions, plus pertinentes<br />

les remplacer ? Et si non, comment en<br />

justifier le maintien ? Serge Moscovici ne<br />

formule pas cette question. Il ne l'évoque<br />

pas plus qu'il ne précise à quelle différence<br />

«robuste» tient, envers et contre tout, la<br />

distinction qu'il cultive ! On ne sait pas,<br />

par conséquent, ce qu'il pense de la différence<br />

entre l'humanité et la matière. S'il<br />

les envisage comme <strong>des</strong> entités intrinsèquement<br />

différentes, c'est-à-dire ouvertes<br />

jusqu'à un certain point, mais ontologiquement<br />

distinctes ou comme une différence<br />

temporelle, c'est-à-dire comme <strong>des</strong> états<br />

qu'un différentiel temporel distingue. Une<br />

chose est certaine, c'est qu'au terme de son<br />

histoire, Serge Moscovici se positionne<br />

clairement par rapport à la vocation de<br />

l'humanité qui plus que jamais, à l'époque<br />

de la nature cybernétique, est investie<br />

d'une responsabilité quant aux orientations<br />

<strong>des</strong> états de nature et de la société dans un<br />

monde soumis à un régime d'incertitude<br />

généralisée 9 .<br />

Retour sur la critique<br />

du « grand partage »<br />

effectué par les<br />

modernes et discussion<br />

de ses limites<br />

■<br />

Avec le recul enrichi de lectures consacrées<br />

à l'opposition entre nature et culture,<br />

dont celle proposée par Philippe Descola<br />

(2001), il me semble qu'en dépit <strong>des</strong> convictions<br />

intimes de Serge Moscovici, sur<br />

lesquelles je ne peux me prononcer, Serge<br />

Moscovici a au moins une «bonne» raison<br />

de conserver cette distinction c'est qu'elle<br />

lui permet de penser. Et s'il venait à s'en<br />

priver, qu'adviendrait-il de la dynamique<br />

qui anime son récit ? Bien sûr, il pourrait,<br />

à l'instar d'autres qui l'ont tenté, depuis,<br />

chercher <strong>des</strong> substituts et fonder sa thèse<br />

sur <strong>des</strong> actants d'un nouveau type dont la<br />

rencontre engendrerait de l'inédit ? Présentée<br />

de la sorte, on se donne la possibilité<br />

de voir que l'enjeu de cette distinction ou<br />

d'une autre, dans le contexte précis de la<br />

thèse de Serge Moscovici, c'est de défendre<br />

le paradigme <strong>des</strong> causalités enchevêtrées<br />

contre le paradigme de la causalité<br />

linéaire. Et de défendre, par conséquent,<br />

la production non programmée et non<br />

prévisible d'états de nature et de société<br />

sans abandonner pour autant la conviction<br />

<strong>des</strong> modernes selon laquelle le monde est<br />

intelligible. À le considérer plus attentivement,<br />

le récit de Serge Moscovici poursuit<br />

une intention assez subtile, inscrire<br />

une déviation dans le récit fondateur <strong>des</strong><br />

modernes : réhabiliter une interprétation<br />

qui s'était un peu égarée en route. En bref,<br />

retrouver la gémellité de la modernité 10 .<br />

Si l'anthropologie symétrique a permis<br />

un retour à Serge Moscovici ; le détour par<br />

Serge Moscovici sert à présent la réception<br />

<strong>des</strong> thèses de l'hybridation, dont Bruno<br />

Latour reste, pour moi, le principal instigateur.<br />

Les observations faites précédemment,<br />

à propos de l'Essai sur l'Histoire<br />

Humaine de la Nature, mettent nos sens<br />

en alerte et attisent la vigilance à l'égard<br />

<strong>des</strong> postulats de l'anthropologie symétrique.<br />

Ce projet peut s'entendre au moins<br />

de deux façons. Il invite à <strong>des</strong> interprétations<br />

divergentes selon qu'on le lit, comme<br />

Bruno Latour s'y emploie avec beaucoup<br />

de passion, comme une critique de la constitution<br />

<strong>des</strong> modernes ou, de façon plus<br />

modérée, comme une tentative de réhabilitation<br />

de l'ambivalence de la modernité.<br />

Dans ce dernier cas, la référence à<br />

la symétrie peut être comprise comme un<br />

clin d'œil à la causalité enchevêtrée. Mais<br />

laissons ici cette pente qui nous ramène<br />

davantage au projet de Serge Moscovici, il<br />

me semble, pour suivre le fil de la première<br />

interprétation qui s'applique à enterrer la<br />

constitution <strong>des</strong> modernes.<br />

Plus sérieusement, la « liquidation » de<br />

ce que j'ai appelé une distinction « primaire<br />

» ou « fondatrice » <strong>des</strong> modernes<br />

soulève la question de son remplacement.<br />

Ce dernier ne se pose pas simplement en<br />

termes de troc d'un vocabulaire pour un<br />

autre, mais en termes de récit constitutif,<br />

d'univers symbolique. À quel nouveau<br />

récit Bruno Latour cherche-t-il à nous<br />

convertir ? Les cosmopolitiques, dont Isabelle<br />

Stengers est l'instigatrice, pourraient<br />

être une piste. L'auteur a compris l'urgence<br />

d'accompagner les discussions sur la distinction<br />

entre nature et culture par une<br />

réflexion sur le monde dans lequel nous<br />

voulons vivre et par un questionnement<br />

pratique du type : « Comment pourrons<br />

nous vivre ensemble ? ». Le séminaire qui<br />

s'est tenu cet été à Cerisy sur ce thème<br />

atteste de l'état de la recherche autour<br />

de ces questions : il est vif. C'est donc<br />

une excellente raison pour participer et<br />

s'enthousiasmer, sans adhérer pour autant<br />

aux propositions et céder à la tentation<br />

de faire corps avec les idées en poupes.<br />

L'argument <strong>des</strong> témoins récalcitrants fait<br />

ici son effet : la recherche a besoin qu'on<br />

lui offre résistance pour avancer et se<br />

mettre à l'épreuve. Je le fais d'autant plus<br />

volontiers qu'il me semble que le récit<br />

fondateur de la modernité, tel qu'il est<br />

réinterprété par Serge Moscovici, permet<br />

de légitimer les réformes et les pratiques<br />

auxquels les protagonistes de l'hybridation<br />

aspirent. Je m'attacherai, par conséquent,<br />

à modérer cette radicalité et à plaider pour<br />

une approche plus précautionneuse, moins<br />

pressée d'en finir avec la constitution <strong>des</strong><br />

modernes. Je m'appuie également, pour<br />

cela, sur les réflexions de Philippe Descola<br />

qui me sont très précieuses, dans ce débat,<br />

parce qu'elles rappellent que la production<br />

de distinctions est une activité récurrente<br />

<strong>des</strong> humains. En abordant la question de<br />

ce point de vue, le différend intergénérationnel<br />

qui opposent les modernes de la<br />

« deuxième » modernité à leur ancêtres de<br />

la « première » modernité n'apparaît plus<br />

comme une monstruosité, mais comme<br />

une banalité, si j'ose dire. En restituant<br />

cette pratique par rapport à d'autres cultures,<br />

Philippe Descola montre, en effet, que<br />

le « grand partage » est un mode d'organisation<br />

du monde parmi d'autres.<br />

Je rappelle, brièvement, que pour<br />

Bruno Latour le « grand partage » qu'opèrent<br />

les modernes, c'est-à-dire l'opposition<br />

entre nature et culture, qui se décline<br />

en une série d'oppositions dont celle qui<br />

oppose les faits aux valeurs, condamne la<br />

démocratie à l'inachèvement, voire à une<br />

mascarade. Le naturalisme, qui caractérise<br />

les modernes, est une curiosité car il<br />

revient à dénier l'existence de l'imbrication<br />

entre les humains et les non humains. Il<br />

entretient l'illusion selon laquelle les deux<br />

univers pourraient cohabiter et coexister<br />

spatialement et dans le temps sans s'influencer.<br />

Comme s'ils pouvaient être en<br />

co-présence sans être affectés par cette<br />

proximité. Alors que les autres cultures<br />

reconnaissent non seulement l'existence<br />

de réseaux entre humains et non humains<br />

et qu'elles en contrôlent les modalités,<br />

les modernes s'exposent, en en déniant<br />

l'existence, à la prolifération de n'importe<br />

quelle association d'humains et de non<br />

humains et se privent de les canaliser. Le<br />

constat qui s'impose dans cette perspective<br />

est le suivant : en occultant l'imbrication<br />

constante de la nature et de la culture, les<br />

141


modernes s'exposent à l'intrusion croissante<br />

de nouvelles associations qui ne<br />

cessent de bousculer les arrangements qui<br />

prévalaient jusqu'à l'intrusion de nouvelles<br />

configurations. Le changement social<br />

s'effectue sous le coup <strong>des</strong> irruptions <strong>des</strong><br />

associations entre humains et non humains<br />

qui s'opèrent dans le secret <strong>des</strong> univers<br />

d'initiés <strong>des</strong> laboratoires modernes,<br />

notamment. Le « grand partage » qu'instituent<br />

les modernes est une illusion, pire<br />

une mystification démentie pas l'irruption<br />

croissante <strong>des</strong> hybri<strong>des</strong> dans les mon<strong>des</strong><br />

vécus. Cette lecture ne se confond pas<br />

avec un plaidoyer en faveur de la restauration<br />

de l'ordre ancien, en vertu duquel les<br />

associations entre humains et non humains<br />

sont fixées par la constitution, mais en<br />

faveur de l'institutionnalisation d'instances<br />

de sélection <strong>des</strong> candidats à la formation<br />

de nouveaux réseaux et, donc, à la participation<br />

à notre monde. C'est en réaction,<br />

par conséquent, à la « libre » prolifération<br />

<strong>des</strong> associations et <strong>des</strong> hybridations en<br />

dépit de toute régulation démocratique de<br />

leur production que Bruno Latour fustige<br />

la constitution <strong>des</strong> modernes. Le « grand<br />

partage » éclaire un problème récurrent<br />

<strong>des</strong> travaux consacrés à la démocratisation<br />

<strong>des</strong> <strong>sciences</strong> et <strong>des</strong> techniques à notre<br />

époque (Beck, 1986 ; Callon, Lascoumes,<br />

Barthe, 2001 ; Latour, 1991, 1999 ;<br />

Rudolf, 2003 ; …).<br />

Je reviens, pour finir, à l'enseignement<br />

de Philippe Descola et à l'apport substantiel<br />

qu'il apporte dans cette controverse.<br />

En rappelant que toutes les cultures instituent<br />

<strong>des</strong> distinctions qui garantissent un<br />

ordre et le légitiment, Philippe Descola<br />

permet de dépasser la rupture, instituée<br />

par les modernes, entre les sociétés traditionnelles<br />

et les sociétés modernes. C'est<br />

un premier aspect qu'il convient de souligner.<br />

La reconnaissance que les modernes<br />

ne dérogent pas à un invariant anthropologique<br />

selon lequel toutes les cultures se<br />

constituent à travers la structuration d'un<br />

monde qu'elles tentent de préserver, est<br />

une autre façon de remettre les modernes<br />

à leur place. Comme Bruno Latour, il<br />

conteste leur prétention à faire exception,<br />

à introduire dans le monde un évènement<br />

qui marque une rupture radicale dans l'histoire<br />

de l'humanité, mais sans se positionner<br />

de manière normative par rapport à<br />

leur constitution. Philippe Descola ne se<br />

place pas sur le terrain de l'évaluation<br />

objective et normative de la constitution<br />

<strong>des</strong> modernes. Il ne leur oppose pas qu'ils<br />

n'ont jamais été modernes : il réfute leur<br />

prétention à l'universalité au nom duquel<br />

ils entretiennent un sentiment d'exception.<br />

L'universalité dont les modernes se réclament<br />

est celles de toutes les cultures : elle<br />

a trait à l'aptitude <strong>des</strong> cultures à construire<br />

<strong>des</strong> mon<strong>des</strong> cohérents et soli<strong>des</strong> qui reposent<br />

sur <strong>des</strong> distinctions auxquelles elles<br />

adhèrent. Leur commune humanité avec<br />

d'autres les contraint et les oblige d'une<br />

toute nouvelle façon par raport aux autres<br />

constitutions. Leur découpage en est un<br />

parmi d'autres : il est un arrangement<br />

à propos duquel il faudra se demander,<br />

avec Isabelle Stengers (Stengers, 1996-<br />

97), notamment, comment il va pouvoir<br />

se présenter à d'autres constitutions et<br />

s'accommoder avec elles. Cette préoccupation<br />

équivaut à s'interroger sur la<br />

coexistence du naturalisme avec d'autres<br />

arrangements, sur son caractère exclusif<br />

ou non. S'il est susceptible de se présenter<br />

et de cohabiter avec d'autres fondations,<br />

alors le naturalisme ne devrait pas être<br />

fondamentalement plus inacceptable que<br />

d'autres constitutions.<br />

Conclusion<br />

Le détour par Philippe Descola et Isabelle<br />

Stengers montre bien que l'enjeu du<br />

débat n'est pas tant la validation objective<br />

<strong>des</strong> distinctions pour lesquelles les corps<br />

culturels optent pour leurs constitutions,<br />

mais de leur cohabitation éventuelle. Si,<br />

comme le remarque Philippe Descola, la<br />

production de distinctions est une activité<br />

récurrente <strong>des</strong> humains, le rejet d'une<br />

constitution ne peut être motivé par le<br />

recours à l'argument selon lequelle elle<br />

opère <strong>des</strong> découpages et <strong>des</strong> partages, mais<br />

par la mobilisation d'autres considérations,<br />

comme le fait d'être trop exclusive, par<br />

exemple. On pourra, comme Niklas Luhmann<br />

nous y invite, par exemple, plaider<br />

pour une approche polycontextuelle, c'està-dire<br />

qui multiplie les distinctions afin<br />

d'élargir les points de vue sur le monde,<br />

mais cette nouvelle licence opposera un<br />

frein supplémentaire à la légitimité de la<br />

condamnation de certaines distinctions.<br />

Dans ce contexte, seul le constat d'exclusivité<br />

ou d'ineptie d'une distinction pourra,<br />

éventuellement, porter un discrédit sur son<br />

recours. On remarquera, dans la continuité<br />

■<br />

de cette discussion, que la condamnation<br />

de l'exhaustivité est une figure relativement<br />

nouvelle de la modernité. Cette<br />

dernière semble s'affirmer avec le régime<br />

de la modernité avancée et, notamment,<br />

dans le récit de Serge Moscovici. L'interprétation<br />

qu'il propose semble répondre,<br />

très précisément, à cet objectif : à savoir<br />

veiller à ce que d'autres voies que celles<br />

tracées par les modernes, au nom de leur<br />

universalité, soient également possibles.<br />

Cette reconnaissance n'est pas seulement<br />

bornée par l'aptitude <strong>des</strong> modernes à intégrer<br />

dans leur constitution la possibilité<br />

d'autres constitutions, elle est également<br />

conditionnée par la capacité <strong>des</strong> autres<br />

constitutions à intégrer cette éventualité.<br />

L'enjeu est de taille et la réalisation délicate<br />

car elle dépasse la simple intention<br />

et nécessite un effort de traduction réciproque<br />

sans porter atteinte au cœur <strong>des</strong><br />

identifications respectives.<br />

J'avancerai un dernier argument en<br />

raison duquel je défends, contre Bruno<br />

Latour, la légitimité du découpage <strong>des</strong><br />

modernes au côté du totémisme, de l'animisme<br />

ou de l'analogisme. Mon plaidoyer<br />

n'est pas seulement animé d'un sentiment<br />

d'équité mais fondé sur une déduction<br />

logique. Lorsque Philippe Descola remarque<br />

que toutes les cultures produisent <strong>des</strong><br />

distinctions et se donnent une constitution,<br />

non seulement il reconnaît la différence<br />

anthropologique, mais il travaille<br />

à partir d'elle et s'en sert constamment.<br />

Cette observation n'est-elle pas, in fine,<br />

la meilleur concession qu'on puisse faire,<br />

sinon à l'argument ontologique, en tout cas<br />

à la légitimité de la distinction entre nature<br />

et culture ? Bruno Latour, en personne,<br />

ne parvient pas vraiment à échapper à ce<br />

cadrage, car la distinction entre humain<br />

et non humain réintroduit la série qu'il<br />

tente d'abandonner ! L'invariant, dont nous<br />

entretient Philippe Descola, apporte une<br />

réponse à la question de ce qui, dans l'essai<br />

de Serge Moscovici, résiste à l'abandon<br />

de la distinction entre l'humanité et la<br />

matière. Ce qui résiste, me semble-t-il,<br />

à l'effacement de la différence entre l'humanité<br />

et la matière, c'est que l'humanité,<br />

contrairement à la matière et aux non<br />

humains, n'est pas indifférente aux différences.<br />

Elle s'enflamme pour les variations<br />

de sens : elle attache <strong>des</strong> qualités,<br />

<strong>des</strong> couleurs, <strong>des</strong> valeurs, <strong>des</strong> émotions,<br />

<strong>des</strong> sentiments, <strong>des</strong> odeurs, et même <strong>des</strong><br />

intentions, parfois, à <strong>des</strong> mots et à <strong>des</strong><br />

142 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Florence Rudolf<br />

Une controverse à l’époque de la modernité réflexive<br />

œuvres humaines et non humaines … Elle<br />

est concernée par les univers sémantiques<br />

alors que la matière et les non humains ne<br />

semblent pas pareillement impliqués dans<br />

ce type de combats et de concernement.<br />

Même la matière dite intelligence, c'està-dire<br />

douée de programmes qui lui permettent<br />

d'effectuer <strong>des</strong> opérations proches<br />

de la pensée et du classement humains,<br />

semble se limiter à <strong>des</strong> tris … Elle n'a<br />

pas d'opinion sur une question, pas de<br />

préférences. Elle ne se nourrit pas <strong>des</strong><br />

passions. Au bénéfice du doute, j'aimerais<br />

tempérer cet élan pour me préserver contre<br />

la tentation de dénier à d'autres entités ce<br />

que je réserve à l'humanité. C'est à une<br />

précaution de ce type que la controverse<br />

discutée ici pourrait inciter les modernes :<br />

ne pas exclure a priori 11 …<br />

Au terme de ce parcours de la mise à<br />

l'épreuve du couple nature, culture avec<br />

l'avènement et l'affirmation d'un nouveau<br />

régime de la modernité, on constate que<br />

l'enjeu de la controverse n'est pas très clair.<br />

Chacune <strong>des</strong> positions tente, en affaiblissant<br />

les arguments <strong>des</strong> autres, de renforcer<br />

les siens. Parmi ces offensives, il faudrait<br />

parvenir à évaluer, les "étages" impliqués<br />

par la controverse, de sorte à comprendre<br />

les enjeux <strong>des</strong> oppositions. S'agit-il de<br />

luttes politiques, au sens où ce sont <strong>des</strong><br />

visions de l'être ensemble qui sont visées,<br />

ou de conflits de reconnaissance ? S'agit-il,<br />

pour conclure par la distinction entre nature<br />

et culture que propose Serge Moscovici,<br />

de conflits centrés sur <strong>des</strong> constitutions<br />

distinctes, ou de conflits centrés sur la<br />

répartition <strong>des</strong> biens et <strong>des</strong> richesses ?<br />

Bibliographie<br />

André Akoun, « Modernité et post-modernité »,<br />

Sociétés. Autour de Giddens, Dunod, Paris, n° 48,<br />

p. 147-148.<br />

Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée. Essai sur<br />

l'organisation du vivant, Seuil, Paris, 1979.<br />

Ulrich Beck, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine<br />

andere Moderne, Surhkamp, Frankfurt/Main,<br />

1986.<br />

Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe,<br />

Agir dans un monde incertain, PUF, Paris, 2001.<br />

Philippe Descola, « L'anthropologie et la question<br />

de la nature », M. Abélès, L. Charles,<br />

H.-P. Jeudy, B. Kalaora (s. d.), L'environnement<br />

en perspective. Contextes et représentations<br />

de l'environnement, L'Harmattan, Paris, 2000,<br />

p. 61-83.<br />

Paul Dumouchel, Jean-Pierre Dupuy (éds), L'autoorganisation:<br />

de la physique au politique, Colloque<br />

de Cerisy, Seuil, Paris, 1989.<br />

Norbert Élias, La société <strong>des</strong> individus, Fayard, Paris,<br />

1991.<br />

Robert Jaulin, Exercices d´Ethnologie, PUF, Paris,<br />

1999.<br />

Bruno Latour, Nous n´avons jamais été modernes.<br />

Essai d´anthropologie symétrique, Découverte,<br />

Paris, 1991. Politiques de la Nature. Comment<br />

faire entrer les <strong>sciences</strong> en démocratie, La Découverte,<br />

Paris, 1999.<br />

Niklas Luhmann, Beobachtungen der Moderne, Westdeutscher<br />

Verlag, Braunschweig, 1992.<br />

Edgar Morin, De la méthode, Seuil, Paris, 1977,<br />

1980.<br />

Serge Moscovici, Essai sur l´Histoire Humaine de la<br />

Nature, Flammarion, Paris, 1977.<br />

Florence Rudolf, L'environnement, une construction<br />

sociale. Pratiques et discours sur l'environnement<br />

en Allemagne et en France, Presses Universitaires<br />

de Strasbourg, 1998.<br />

Florence Rudolf, « Niklas Luhmann: une théorie de la<br />

vie adaptée à la société », Sociétés n° 43, Dunod,<br />

Paris, 1994, p. 17-28.<br />

Florence Rudolf, « Deux conceptions divergentes de<br />

l'expertise dans l'école de la modernité réflexive »,<br />

Cahiers Internationaux de Sociologie. Faut-il une<br />

sociologie du risque ?, PUF, Paris, Volume CXIV,<br />

Janvier-juin 2003, p. 35-54.<br />

Georg Simmel, « Pont et porte », La Tragédie de<br />

la culture et autres essais, Rivages, Paris,<br />

p. 161-168.<br />

Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, La découverte,<br />

Paris,1996, 1997.<br />

Isabelle Stengers, L'invention <strong>des</strong> Sciences modernes,<br />

La découverte, Paris, 1993.<br />

Notes<br />

1. Serge Moscovici, Essai sur l´Histoire Humaine<br />

de la Nature, Flammarion, Paris, 1977.<br />

2. Sur ces effets statiques du langage, voire<br />

également Norbert Élias, La société <strong>des</strong> individus,<br />

Fayard, Paris, 1991.<br />

3. Georg Simmel, «Pont et porte», La Tragédie de la<br />

culture et autres essais, Rivages, Paris, 161-168.<br />

4. Cette formulation s´inspire <strong>des</strong> travaux de<br />

Robert Jaulin, Exercices d´Ethnologie, PUF,<br />

Paris, 1999.<br />

5. Bruno Latour, Nous n´avons jamais été modernes.<br />

Essai d´anthropologie symétrique, Découverte,<br />

Paris, 1991.<br />

Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick<br />

Barthe, Agir dans un monde incertain, PUF,<br />

Paris, 2001.<br />

6. Le concernement vient de l'Allemand<br />

Betroffenheit qui signifie être touché et concerné.<br />

L'importance de ce concept tient à<br />

l'hypothèse selon laquelle l'adhésion à une<br />

mobilisation collective serait tributaire d'une<br />

mise en mouvement <strong>des</strong> affects. Comme si<br />

l'engagement dans une affaire publique était<br />

fonction de cet état que l'on peut appeler le<br />

concernement.<br />

7. Il est intéressant de noter que la publicisation<br />

de la thèse par la controverse a lieu<br />

en Allemagne.<br />

8. Cette observation permet d'illustrer, au<br />

passage, la force d'un collectif dans les<br />

transformations <strong>sociales</strong>. Sans l'appui<br />

d'autres susceptibles de relayer <strong>des</strong> questionnements,<br />

nous sommes bien vulnérables<br />

et enclins à «baisser les bras». Sans<br />

doute est-ce le sens de ce qu'Isabelle Stengers<br />

qualifie de témoins versatiles… Nous,<br />

les humains, ne sommes pas <strong>des</strong> témoins<br />

fiables, robustes et récalcitrants. Nous<br />

sommes <strong>des</strong> faux et mauvais témoins, par<br />

excellence !<br />

9. L'humanité doit enfin se confronter au<br />

gouvernement de la nature. C'est-à-dire,<br />

si on retraduit dans le langage de Bruno<br />

latour, qu'elle doit se préparer à gérer les<br />

réseaux constitués par <strong>des</strong> humains et <strong>des</strong><br />

non humains ux compétences instables.<br />

10. «La modernité n'est pas réductible au seul<br />

moment de son illusion lyrique. Elle ne<br />

peut être privée de son autre versant, le<br />

temps du désabusement, (…). La vérité<br />

est que, si nous définissons la modernité<br />

comme "ce moment où l'homme se<br />

réapproprie le monde, se désigne comme<br />

source unique du sens et fondement <strong>des</strong><br />

pouvoirs auxquels il se soumet", nous<br />

devons, en même temps la définir comme<br />

ce moment où il découvre également ce<br />

qu'il chercher à se voiler, "cette finitude en<br />

lui qui lui rappelle qu'il n'est pas un dieu,<br />

s'il n'est pas de dieux et qu'il n'est pas son<br />

maître, s'il n'est pas de maître",…» André<br />

Akoun, «Modernité et post-modernité»,<br />

Sociétés. Autour de Giddens, n° 48, 1995,<br />

p. 147-148.<br />

11. Cela me conduit à évoquer, au passage<br />

et pour conclure sur ce point, un auteur<br />

auquel mes pensées vont souvent. Je pense<br />

à Niklas Luhmann pour lequel l'ultime<br />

différence, la différence «robuste», si je<br />

puis m'exprimer ainsi, c'est la sensibilité<br />

au sens.<br />

143


Portraits<br />

Yves Siffer, Retroviseur,<br />

peinture sous verre, 1993


SANDRA GEELHOED AIDARA<br />

CADIS – EHESS (UMR du CNRS n°8039)<br />

& Laboratoire “Cultures et Sociétés en<br />

Europe” (UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Un message<br />

de la nuit <strong>des</strong> temps<br />

Jean-Loup Welcomme<br />

sur les traces du Baluchitherium<br />

Chercher<br />

Le travail d’un paléontologue repose<br />

sur les yeux, la vision, le regard, l’observation.<br />

Scruter le sol, se pencher, ramasser,<br />

puis creuser, détailler la terre, un petit<br />

marteau à la main, à la recherche de bouts<br />

de pierres, de formes anormales, d’ossements<br />

fossilisés. Il s’agit de décomposer<br />

par le regard d’abord et de reconstruire<br />

ensuite par l’imagination une totalité à<br />

partir de fragments d’os, de restes végétaux,<br />

de poussière millénaire. L’exploration<br />

simultanée de la matière et du temps<br />

est en fait un acte magique. À travers la<br />

recherche de fossiles, le paléontologue<br />

reconstruit un monde disparu. Il s’agit<br />

d’une quête, d’une recherche de signes<br />

de la nuit <strong>des</strong> temps.<br />

Parfois, le paléontologue fait <strong>des</strong><br />

découvertes qui révolutionnent la vision<br />

de nos origines. C’est le cas de Jean-Loup<br />

Welcomme. En 1994, il trouve un trésor :<br />

plusieurs gisements de fossiles, dans le<br />

désert du Balouchistan pakistanais. « Il<br />

y a tellement de fossiles que cela donnera<br />

du travail aux paléontologues pour<br />

au moins cinquante ans », s'exclame-til.<br />

Au cours <strong>des</strong> dix ans qui suivent, il<br />

fait <strong>des</strong> découvertes extraordinaires avec<br />

son équipe. Il découvre les restes d’un<br />

mammifère géant, le Baluchitherium, un<br />

colosse de neuf mètres de long et cinq<br />

mètres de haut. L’animal fabuleux est un<br />

■<br />

cousin lointain <strong>des</strong> rhinocéros. Il vivait il<br />

y a plus de vingt millions d’années dans<br />

une forêt dense, mangeant une tonne<br />

de végétaux par jour. Il arrivait aussi<br />

qu’il se fasse attaquer par <strong>des</strong> crocodiles<br />

gigantesques de quinze mètres de long ;<br />

les traces de morsures trouvées sur les os<br />

fossilisés en sont la preuve…<br />

Parmi tous ces géants disparus de<br />

la Préhistoire, le Baluchitherium est un<br />

phénomène original : c'est un mammifère,<br />

comme l’homme... En cela, il nous paraît<br />

plus proche de nous.<br />

La découverte s’accompagne de la<br />

trouvaille de petits mammifères, d’ossements<br />

appartenant à d’autres géants<br />

inconnus. Quarante gisements nouveaux<br />

révèlent un monde d’animaux fabuleux,<br />

<strong>des</strong> baleines à pattes, <strong>des</strong> petits rongeurs,<br />

<strong>des</strong> primates, enfouis dans ce désert de<br />

pierre hostile…<br />

Et si tous ces groupes de mammifères<br />

avaient pour origine le continent asiatique<br />

et non pas l'Afrique ? Depuis cinquante<br />

millions d'années, les migrations de peuplement<br />

<strong>des</strong> communautés de mammifères<br />

auraient donc suivi <strong>des</strong> trajets plus<br />

complexes que ceux traditionnellement<br />

acceptés par le monde scientifique. En<br />

fin de compte, les ancêtres <strong>des</strong> ancêtres<br />

de l’homme viennent-ils d'Afrique ou<br />

d'Asie? Ces découvertes bouleversent <strong>des</strong><br />

certitu<strong>des</strong> bien établies.<br />

146


Sandra Geelhoed Aidara<br />

Un message de la nuit <strong>des</strong> temps<br />

Solitaire<br />

La région où se déroulent les expéditions<br />

est considérée comme l'une <strong>des</strong><br />

plus risquée et <strong>des</strong> plus inhospitalières<br />

du monde. On la considère comme une<br />

plaque tournante du terrorisme islamiste.<br />

Mais le défi est lancé. Jean-Loup<br />

Welcomme ne recule devant rien pour<br />

perfectionner son art de la fouille, en<br />

quête du savoir. Son prénom et son nom<br />

font rêver, et rappellent les noms poétiques<br />

<strong>des</strong> vieux indiens d’Amérique.<br />

Ils donnent pleinement sens à l’homme<br />

Welcomme. Installé au pied du Pic<br />

Saint-Loup, près de Montpellier, il ouvre<br />

toujours la porte de sa maison aux voyageurs<br />

de passage : un geste de confiance<br />

dans un monde de méfiance. Welcome,<br />

bienvenue : son nom ressemble à ce mot<br />

si cher aux aventuriers perdus dans <strong>des</strong><br />

contrées lointaines. Mais le sens en est<br />

tout autre. La welcomme, mot d’origine<br />

flamande, signifie « la combe, la source ».<br />

■<br />

Son nom dit alors autre chose : ce qu’il<br />

cherche. Jean-Loup Welcomme chemine<br />

vers l’essentiel, dans la science et dans la<br />

vie : il suit son <strong>des</strong>tin et sa passion, ouvert<br />

à l’inconnu, au hasard <strong>des</strong> rencontres,<br />

à la différence, toujours prêt à aviser, à<br />

improviser, à imaginer l’inconcevable, à<br />

rendre possible l’impossible. Avant d’être<br />

scientifique, Jean-Loup Welcomme est un<br />

homme ; un homme qui cherche.<br />

Un regard d'un bleu perçant, franc et<br />

bienveillant. Solitaire, dans sa démarche<br />

scientifique, il connaît l’art de la ruse,<br />

l’art de faire <strong>des</strong> petit pas, l’art de l’avancée<br />

dans l’ombre. Solitaire, mais pas<br />

isolé : il y va avec les autres, il travaille<br />

avec <strong>des</strong> paléontologues, <strong>des</strong> géologues,<br />

<strong>des</strong> étudiants. Solitaire, mais jamais égoïste<br />

: il partage son savoir, son projet,<br />

ses idées et ses convictions. Jean-Loup<br />

Welcomme voit tout, tient compte de<br />

tout. Son regard humaniste est l’un <strong>des</strong><br />

facteurs déterminants de sa réussite. Son<br />

état d’esprit lui a permis d’aller là où<br />

personne n’osait mettre les pieds depuis<br />

presque cent ans, au pays <strong>des</strong> Bugti, pour<br />

dévoiler les secrets de la vie sur terre.<br />

Tracer<br />

Dans son livre Sur la trace d’un géant,<br />

écrit avec Eric Poindron, Welcomme<br />

raconte son périple à la recherche de la<br />

bête du Balouchistan.<br />

En 1994, il monte sa première expédition<br />

au Pakistan pour retrouver la trace du<br />

Baluchitherium, évoqué pour la première<br />

fois par le géologue anglais Pilgrim en<br />

1908. Très vite, Jean-Loup Welcomme<br />

a compris que, sans le soutien <strong>des</strong> seigneurs<br />

et guerriers Baloutches, il ne<br />

pourrait engager ses fouilles. En 1981,<br />

une expédition de paléontologues américains,<br />

partis avec une armée privée, avait<br />

dû plier bagage, car ils avaient provoqué<br />

la colère <strong>des</strong> tribus. Les Bugti ne reculent<br />

devant rien quand on leur manque de<br />

respect et quand on bafoue l’honneur et<br />

la dignité de leur peuple. Conscient de<br />

■<br />

147


cette réalité, le chercheur s’engage alors<br />

dans une négociation difficile, d’abord<br />

avec les Pakistanais à Karachi, puis avec<br />

les autorités françaises, afin d’obtenir un<br />

laissez-passer pour aller en pays Bugti.<br />

Ils lui refusent l’accès, car ils ne peuvent<br />

assurer sa sécurité dans ce pays géré<br />

par une loi coutumière multiséculaire.<br />

« La loi d’ici n’est pas la loi de là-bas »,<br />

souligne Welcomme. Après deux ans de<br />

va-et-vient entre Paris et Karachi, grâce<br />

à l’intervention d’un oncle, diplomate<br />

pakistanais, Jean-Loup Welcomme réussit<br />

enfin à obtenir une audience chez le<br />

Nawab, le chef vénéré et respecté <strong>des</strong><br />

Bugti. C’est un homme cultivé, éduqué<br />

en Angleterre, parfaitement anglophone<br />

et francophone. Un homme d’honneur et<br />

fin stratège. Ils établissent un contact basé<br />

sur la confiance et le respect mutuel.<br />

Découvrir<br />

La recherche au Pakistan est avant<br />

tout une histoire de rencontres et d’amitiés.<br />

Il ne s’agit pas seulement de la<br />

découverte d’un géant et d’un savoir sur<br />

l’évolution <strong>des</strong> espèces. C’est aussi la<br />

découverte d’un peuple. La découverte<br />

d’hommes dont les gestes quotidiens se<br />

transforment en poésie et dévoilent leur<br />

esthétique d’être. Jean-Loup Welcomme<br />

raconte avec émotion : « Un jour, dans<br />

une voiture pourrie, je vis apparaître un<br />

nuage de poussière à l’horizon. Une voiture<br />

approcha. Elle était encore loin. Le<br />

chauffeur, qui l’avait aperçue aussi, se<br />

dressa, puis tira le rétroviseur vers lui.<br />

Il y jeta un coup d’œil rapide, se refit<br />

les moustaches, la coiffure, le turban.<br />

Au passage, les chauffeurs se dressèrent<br />

dignement, se regardèrent dans les yeux<br />

et firent un signe de la main. C’est pour<br />

cela que je les admire, les Bugti. L’honneur,<br />

la dignité, la beauté : tout y est. »<br />

■<br />

Un geste de salutation, un signe de<br />

bienveillance, de reconnaissance dans ce<br />

paysage lunaire. La salutation comme<br />

un événement grave, un salut respectueux<br />

dans une rencontre si fugitive. Un<br />

geste d’amitié, de bienvenue, qui dure<br />

une fraction de seconde. En Occident,<br />

nous avons oublié son sens : rendre hommage<br />

à l’étranger croisé sur le chemin.<br />

C’est sans doute aussi pour cela que les<br />

hommes, chez les Bugti, attachent une si<br />

grande importance à leur apparence : ils<br />

se maquillent, soignent leurs cheveux et<br />

leurs moustaches pour offrir à l’autre un<br />

visage digne et farouche. Ils montrent<br />

qui ils sont et ils défendent cette identité.<br />

Leurs ornements, leurs turbans, leurs<br />

sabres de guerriers terribles embellissent<br />

le désert dans le respect de l’autre, ami<br />

ou ennemi.<br />

J’imagine Jean-Loup Welcomme,<br />

parmi les Bugti, vivant selon les lois<br />

d’un autre âge, selon les co<strong>des</strong> de conduite<br />

proches de ceux du Moyen Âge.<br />

J’imagine les négociations feutrées, les<br />

148 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Sandra Geelhoed Aidara<br />

Un message de la nuit <strong>des</strong> temps<br />

heures passées à boire le thé, à discuter<br />

poliment, le regard humble, les yeux<br />

légèrement baissés face au Nawab. Les<br />

soirées à jouer aux échecs, à apprendre<br />

leurs langues – car ils sont plurilingues :<br />

ils parlent non seulement le bugti, un dialecte<br />

proche du persan ancien, mais également<br />

l'urdu et ils chantent en brahui.<br />

J’imagine Jean-Loup Welcomme, assis<br />

à même le sol, sur les tapis d’Orient, face<br />

aux sages du conseil. J’imagine comment<br />

il plaide devant eux l’importance<br />

de sa mission. Comment il leur explique<br />

pourquoi il faut creuser leur terre et leurs<br />

montagnes, pour y retrouver de vieux os.<br />

Et alors, pour ne pas importuner l'hôte,<br />

ces hommes finissent par faire semblant<br />

de comprendre. À force de dépecer les<br />

moutons, ils connaissent l’anatomie<br />

<strong>des</strong> mammifères, et ils ont bien vu qu'il<br />

s'agissait d'os en pierre. J’imagine comment,<br />

petit à petit, Jean-Loup Welcomme<br />

a dû gagner leur confiance. Comment il<br />

a dû rendre la confiance, le respect et la<br />

dignité qu’ils lui ont offerts. Le Nawab<br />

lui a donné une place parmi eux. C’est<br />

ainsi qu’il est devenu Gurk Khan Bugti.<br />

Loup, Seigneur <strong>des</strong> Bugti. Et c’est à travers<br />

ce geste que la tribu s’est appropriée<br />

la mission scientifique. C’est parce qu’il<br />

est Bugti que son entreprise est devenu<br />

bugtie. Aucun Bugti n’oserait y toucher<br />

par peur de rompre le code d’honneur et<br />

la loi de la tribu. C’est aussi parce que<br />

les fouilles appartiennent à Gurk que les<br />

Bugti en assurent la défense et qu’aucune<br />

autre équipe de paléontologues ne peut<br />

avoir accès aux gisements.<br />

Les Bugti ont offert la protection et<br />

Jean-Loup Welcomme a su la recevoir.<br />

Ceci implique que Welcomme doit, lui<br />

aussi, les défendre. Le Nawab comptera<br />

sur lui si un jour une guerre internationale<br />

éclate au Pakistan. Telle est la parole<br />

d’honneur du Nawab. Telle est la loi <strong>des</strong><br />

Bugti.<br />

Trouver<br />

Pour mener à bien sa mission, le chercheur<br />

a intégré dans son travail quotidien<br />

la vie tribale. C’est un paramètre essentiel.<br />

Car l’approche ethnologique porte<br />

ses fruits. Les Bugti lui prêtent leurs yeux<br />

d’aigles, qui voient si loin. Ils lui présentent<br />

<strong>des</strong> fossiles trouvés sur le chemin. Ils<br />

lui indiquent les endroits où se dressent<br />

<strong>des</strong> rochers aux formes bizarres.<br />

Ils aident ce fou qui creuse la terre, qui<br />

charrie <strong>des</strong> pierres sur les sentiers, dans la<br />

chaleur, dans la soif, au risque de glisser,<br />

de se faire mordre par <strong>des</strong> serpents. Le<br />

travail de fouille est dur. Il fait cinquante<br />

degrés à l’ombre (mais il n’y a pas d’ombre<br />

dans le désert). Les Bugti sont là,<br />

fidèles au poste, et ils l’approvisionnent<br />

■<br />

en eau, en Coca cola chaud, au sommet<br />

de la montagne. Ils protègent le site avec<br />

leurs vieilles Kalachnikovs et leurs couteaux<br />

accrochés à la ceinture.<br />

Le chef <strong>des</strong> gar<strong>des</strong> est Kehar, l’ami de<br />

Welcomme, son frère de cœur. Kehar, le<br />

guerrier, homme à l’allure fière, un Tigre<br />

du Balouchistan. Kehar, le paysan au<br />

village. Kehar, le troubadour qui chante<br />

les poèmes centenaires dans ce désert<br />

sans ombre, pour distraire les Français<br />

qui continuent à sonder la terre. Kehar,<br />

le poète qui conte aux enfants l’histoire<br />

d’Ukbar le géant, une bête si grande<br />

qu’elle dépasse le sommet de la montagne...<br />

C’est ainsi que les liens se tissent<br />

entre le chercheur et la tribu <strong>des</strong> Bugti.<br />

Ils apprennent à se connaître et à avancer<br />

ensemble pour décrypter les secrets de la<br />

nuit du temps.<br />

En 2000, Jean-Loup Welcomme achève<br />

une partie importante de sa mission. Il<br />

peut enfin monter le squelette composite<br />

du Baluchitherium. C’est d’abord aux<br />

Bugti qu’il montre sa trouvaille. C’est au<br />

Nawab qu’il rend compte de ses travaux.<br />

Aujourd’hui, le squelette de l’animal<br />

se trouve chez le Nawab, à Dera-Bugti,<br />

entreposé dans une douzaine de cantines.<br />

Avec cette découverte majeure, l’aventure<br />

du paléontologue ne vient que de commencer<br />

: Jean-Loup Welcomme repart en<br />

pays Bugti pour d’autres fouilles, sur la<br />

trace d’autres animaux. Et avec les Bugti,<br />

malgré les difficultés géopolitiques, il<br />

traque les indices pour <strong>des</strong>siner les contours<br />

de notre passé, du monde <strong>des</strong> géants<br />

disparus.<br />

Ouvrages / film<br />

Welcomme Jean-Loup & Poindron Eric, Sur les<br />

traces d’un géant. Flammarion, 2003.<br />

Machado Thierry : Le Géant de la Vallée Perdue.<br />

Co-production Canal+ / Gédéon Programmes,<br />

2001.<br />

Photos : Jean-Loup Welcomme<br />

149


JEAN-FRANÇOIS BERT<br />

Erase (Équipe de recherche en anthropologie<br />

et sociologie de l'expertise)<br />

Université de Metz<br />

Michel Foucault,<br />

un anthropologue ?<br />

Les histoires de Michel Foucault en<br />

privilégiant <strong>des</strong> thèmes en marge de<br />

la grande tradition historiographique<br />

française, similaires à ceux qu’avait<br />

développés la première école <strong>des</strong> annales<br />

ont divisé de nombreux historiens quant<br />

à la technique historique développée par<br />

Foucault. Robert Mandrou, pour la parution<br />

de l’Histoire de la folie en 1961, souligne<br />

dans un article élogieux que Michel<br />

Foucault est : « un écrivain orchestre qui<br />

réussit avec un bonheur égal à être tout<br />

à la fois philosophe, psychologue et historien.<br />

» 1 . Fernand Braudel, à la suite<br />

de Robert Mandrou, repère aussi que ce<br />

travail est : « une étude de psychologie<br />

collective si rarement abordée par l’historien<br />

et qu’après Lucien Febvre, nous<br />

appelons de tous nos vœux ». Ces travaux<br />

ayant été très vite considérés comme<br />

étant l’œuvre d’un véritable historien,<br />

révolutionnant le traitement <strong>des</strong> archives,<br />

certains critiques ont aussi remarqué que<br />

la stratégie déployée était celle d’une<br />

histoire <strong>des</strong>criptive qui donne à voir ou,<br />

pour reprendre l’expression de Jaques<br />

Rancière, qui donne « de la chair aux<br />

mots » 2 . C’est peut-être pour cela qu’en<br />

généalogiste, Foucault ne pouvait logiquement<br />

étudier « la monarchie hittite ou<br />

la fourchette à travers les âges » 3 , selon<br />

le célèbre mot de Paul Veyne. Son succès<br />

actuel s’explique par cette prétention à<br />

pouvoir philosopher sur <strong>des</strong> sujets inattendus,<br />

« sur mille objets merveilleux,<br />

splendi<strong>des</strong>, amusants, peu connus : les<br />

fous, la police, les pauvres ! » 4 . Il a pourtant<br />

avoué dans de nombreux entretiens<br />

que ses livres ou en tout cas le choix de<br />

ses recherches apparemment si disparates<br />

étaient en rapport avec <strong>des</strong> expériences<br />

vécues ou personnelles.<br />

Insensiblement, la relation avec son<br />

lecteur n’est à cet instant plus tout à fait<br />

aussi simple puisque, si l’on peut lire<br />

Michel Foucault comme un historien et<br />

même un très bon historien, on peut aussi<br />

le lire comme un ethnologue, immergé<br />

dans un univers inconnu qui lui impose de<br />

faire face à de nombreuses expériences<br />

personnelles, et ce, même si ses textes<br />

ne nous parlent pas d’un "là-bas" comme<br />

celui qu’étudie avec soin l’ethnographe<br />

mais analysent les modèles de fondation<br />

de notre société en utilisant le regard<br />

de quelqu’un pour qui ces fondations<br />

seraient devenues complètement étrangères.<br />

Il reste que sa posture méthodologique,<br />

en particulier sa notion de<br />

l’archéologie, conduit son lecteur dans<br />

un "ici" qui a pour particularité de ne<br />

plus nous être familier, prenant au piège,<br />

sans doute comme il l’évoquait pour<br />

Gaston Bachelard, sa propre culture, et<br />

l’obligeant à faire « un effort pour rendre<br />

douteuses <strong>des</strong> évidences, <strong>des</strong> pratiques,<br />

<strong>des</strong> règles, <strong>des</strong> institutions et <strong>des</strong> habitu<strong>des</strong><br />

qui s’étaient sédimentées depuis <strong>des</strong><br />

décennies » 5 . La pratique de la déprise,<br />

ainsi entendue par Foucault comme une<br />

150


Jean-François Bert Michel Foucault, un anthropologue ?<br />

distanciation continue n’est sans doute<br />

que la transposition en idée de l’expérience<br />

quotidienne de l’ethnographe aux<br />

prises avec <strong>des</strong> sociétés dont il n’est pas<br />

familier, ceci impliquant qu’il travaille,<br />

comme Foucault d’ailleurs, par sauts,<br />

démentis, reprises, « work in progress »<br />

diraient encore certains. Son parcours<br />

a donc à voir avec l’ethnologie, ce qui<br />

donne sans doute raison à Michel Serres,<br />

pour qui son travail peut se lire comme<br />

« une ethnologie de la connaissance européenne<br />

» 6 .<br />

On peut lire par exemple en 1967 dans<br />

un de ses entretiens désormais disponibles<br />

dans les Dits et écrits, que la discipline<br />

qui répondrait le mieux à son travail<br />

est la discipline ethnologique, seule à<br />

l’époque capable d’analyser « <strong>des</strong> faits<br />

culturels qui caractérisent notre culture.<br />

En ce sens, il s’agirait d’une ethnologie<br />

de la culture à laquelle nous appartenons.<br />

Je cherche en effet à me situer à<br />

l’extérieur de la culture à laquelle nous<br />

appartenons, à en analyser les conditions<br />

formelles pour en faire la critique, pour<br />

voir comment elle a pu effectivement se<br />

constituer. » 7 . Il reprendra cette comparaison<br />

en 1978, cette fois-ci en soulignant<br />

le côté marginal de ses différents centres<br />

d’intérêt : « ce que les ethnologues ont<br />

fait à propos de sociétés – cette tentative<br />

pour expliquer les phénomènes négatifs<br />

en même temps que les phénomènes<br />

positifs- je me demande si on ne pourrait<br />

pas l’appliquer à l’histoire <strong>des</strong> idées. Ce<br />

que j’ai voulu faire, et ce que je voudrais<br />

refaire encore, c’est une conversion du<br />

même genre. (…) Je me demande toujours<br />

si l’intéressant ne serait pas au contraire<br />

de chercher ce qui, dans une société,<br />

dans un système de pensée, est rejeté et<br />

exclu » 8 . Dans son cas, il s’agit avant tout<br />

de questionner non pas <strong>des</strong> gestes, mais<br />

surtout les discours qui les sous-tendent.<br />

La technique archéologique vise à obtenir<br />

les conditions d’émergence <strong>des</strong> discours<br />

d’une période donnée.<br />

À partir de ces quelques points, un dialogue<br />

s’est engagé entre les ethnologues<br />

et le philosophe, dialogue qui a d’ailleurs<br />

débuté en 1966 dans Les mots et les choses<br />

où Michel Foucault considère qu’avec<br />

la psychanalyse, l’ethnologie « interroge<br />

non pas l’homme lui-même, tel qu’il peut<br />

apparaître dans les <strong>sciences</strong> humaines,<br />

mais la région qui rend possible en général<br />

un savoir sur l’homme » 9 . Cependant<br />

le point de convergence le plus troublant<br />

entre les deux, reste la question du corps<br />

et de son traitement dans notre société.<br />

Non pas simplement le corps sexuel qu’il<br />

décrit dans les trois tomes de son Histoire<br />

de la sexualité et à propos duquel, dans<br />

<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> ethnologiques, sont maintes<br />

fois opposés Scientia Sexualis et Ars Erotica<br />

(La Scientia Sexualis, qui serait la<br />

procédure choisie par nos sociétés, repose<br />

sur une forme de pouvoir-savoir comme<br />

la médecine et la psychiatrie et se base<br />

sur l’aveu <strong>des</strong> individus. L’Ars Erotica<br />

en référence aux sociétés traditionnelles,<br />

ne fonctionne pas sur un critère d’utilité<br />

mais propose une gestion de la sexualité<br />

à partir d’une maîtrise absolue du corps et<br />

de la recherche de l’intensité du plaisir),<br />

mais plutôt le « premier » corps de Foucault,<br />

corps qu’il évoque de 1961 à 1975,<br />

de l’Histoire de la folie à l’âge classique<br />

à Naissance de la clinique puis Surveiller<br />

et punir, et qui lui sert de fil conducteur<br />

ou de modèle d’analyse pour constituer<br />

une généalogie du pouvoir.<br />

La question centrale de ses trois premiers<br />

ouvrages empirico <strong>des</strong>criptifs est de<br />

dégager la mise en place, par le pouvoir,<br />

de tout un art du corps humain puisque<br />

lui seul est « directement plongé dans un<br />

champ politique ; les rapports de pouvoir<br />

opèrent sur lui une prise immédiate, ils<br />

l’investissent, le marquent, le dressent,<br />

le supplicient, l’astreignent à <strong>des</strong> travaux,<br />

l’obligent à <strong>des</strong> cérémonies (…) Cet<br />

investissement politique du corps est lié,<br />

selon les relations complexes et réciproques,<br />

à son utilisation économique » 10 .<br />

Ce sujet intéresse particulièrement les<br />

ethnologues français, puisque l’on peut<br />

lire en 1976, soit un an après la sortie<br />

de Surveiller et punir, dans un numéro<br />

spécial d’Ethnologie française consacré<br />

au corps, qu’il est pour Foucault ce : « qui<br />

est dressé et redressé, inspecté, étiqueté,<br />

marqué par tout un savoir d’anatomie<br />

opératoire en vue non seulement de surveiller<br />

et de punir (…) mais de l’ajuster<br />

aux normes pour mieux l’utiliser comme<br />

source d’énergie et force de travail » 11 .<br />

Surveiller et punir a été compris par la<br />

plupart <strong>des</strong> lecteurs non comme l’histoire<br />

d’un corps en situation, symbolisé d’une<br />

certaine façon par l’épisode de Damiens,<br />

mais plutôt comme l’histoire de la pénalité<br />

qui s’inscrit sur le corps du délinquant.<br />

Ce passage entre deux techniques de pouvoir<br />

s’explique pour lui en terme de corps<br />

puisque au corps châtié, broyé, sur lequel<br />

se pose la violence directe du bourreau,<br />

le XVIII e siècle substitue un corps dont il<br />

occupe de manière totalement différente :<br />

en le dressant, le redressant, le mesurant.<br />

Peut-on postuler au vu de cet usage quasi<br />

immédiat du texte foucaldien que le dialogue<br />

existe ? pourrait-on aller jusqu’à<br />

dire que l’archéologie ou la généalogie<br />

foucaldienne, comme l’ethnologie définie<br />

par Lévi-Strauss aurait comme but commun<br />

de s’occuper de décrire les systèmes<br />

qui gouvernent nos actes qu’ils soient<br />

conscients ou inconscients, rappelant que<br />

nous sommes <strong>des</strong> êtres soumis à <strong>des</strong> lois,<br />

<strong>des</strong> règles et <strong>des</strong> normes ?<br />

Dans une première partie, je soulignerai<br />

l’importance de cette définition<br />

foucaldienne du corps, corps certes saisi<br />

par le pouvoir, mais corps dévoilé dans<br />

son urgence à être réalisé et concrétisé<br />

et non plus simplement théorisé comme<br />

il l’avait été jusqu’alors. Son style souvent<br />

manipulateur, s’occupe de mettre<br />

en scène ce passé bizarre et étranger qui<br />

repose sur cette sympathie avérée pour<br />

les fous, les mala<strong>des</strong>, les délinquants et<br />

les pervers : interroger son écriture ainsi<br />

que les nombreuses stratégies discursives<br />

qui opèrent dans son discours permettrait<br />

de voir que son style fonctionne par<br />

emprunt et instrumentalisation. Emprunt<br />

à la discipline historique et à la littérature,<br />

mais aussi emprunt à l’ethnologie<br />

puisque cette histoire politique du corps<br />

peut se lire à partir de l’image d’un corps<br />

en situation. Une autre problématique<br />

commune se dégage, puisque ce corps<br />

naturel, transhistorique, qui a été et continue<br />

à être réprimé est un corps qui<br />

change, se modifie, s’altère sous l’effet<br />

<strong>des</strong> contraintes du pouvoir. Enfin, l’apport<br />

de Foucault à la conceptualisation<br />

du corps social ne peut à mon avis se<br />

comprendre sans une lecture croisée de<br />

l’article fondateur de Marcel Mauss intitulé<br />

« les techniques du corps » et de<br />

Surveiller et punir.<br />

Corps et architecture<br />

La première difficulté qu’on rencontre<br />

avec un penseur tel que Michel Foucault,<br />

c’est que ses productions scientifiques<br />

sont en interpénétration constante. Sa<br />

théorisation du pouvoir et du corps n’y<br />

échappe pas puisqu’elle évolue selon trois<br />

■<br />

151


phases que nous développons ici brièvement.<br />

Dans un premier temps, matérialisé<br />

par L’histoire de la folie, Naissance de la<br />

clinique et Surveiller et punir, la question<br />

qui l’intéresse est celle <strong>des</strong> rapports entre<br />

savoir et pouvoir. Sa première analyse du<br />

corps s’attache à définir le « corps-machine<br />

», corps qui apparaît avec évidence au<br />

XVII e siècle et qui a pour particularité<br />

d’être offert au jeu <strong>des</strong> relations de pouvoir<br />

qui le conditionnent et le soumettent<br />

à <strong>des</strong> apprentissages et <strong>des</strong> disciplines<br />

lour<strong>des</strong> et coercitives. Ces analyses sont<br />

encore fortement marquées par l’idée<br />

d’une raison qui étend ses principes à<br />

toutes les situations, et qui devient la<br />

véritable origine de la domination. Il<br />

s’agit pour Foucault de montrer comment<br />

<strong>des</strong> dispositifs de pouvoir s’articulent<br />

directement sur les corps et peut-être<br />

encore plus sur leurs fonctions vitales.<br />

Parallèle à ce niveau initial, la préoccupation<br />

d’un corps ruiné par la société<br />

se double d’une nouvelle définition qui<br />

voit le corps humain comme susceptible<br />

d’être changé, si ce n’est dans son ensemble,<br />

du moins au niveau de sa sexualité.<br />

Son projet d’une généalogie du pouvoir<br />

devient ici plus englobant, en particulier<br />

parce que son champ de questionnement<br />

inclut <strong>des</strong> réflexions nouvelles sur la<br />

norme et la question du gouvernement<br />

entendu comme : « l’ensemble <strong>des</strong> institutions<br />

et pratiques à travers lesquelles<br />

on guide les hommes depuis l’administration<br />

jusqu’à l’éducation » 12 . Il existe,<br />

à partir de ce moment, un pouvoir qui<br />

ne prend pas uniquement pour appui le<br />

corps physiologique de l’individu, mais<br />

plutôt la question de la population dans<br />

son ensemble et ce, à partir d’une « biopolitique<br />

». Il s’agit pour lui non plus de<br />

développer ses interrogations quant à la<br />

question du corps de l’homme, mais bien<br />

de se demander s’il n’existe pas un autre<br />

type de pouvoir, moderne celui-ci, qui<br />

aurait la préoccupation du corps de la<br />

population, du « corps-espèce ».<br />

Il semble évident aussi que ce thème<br />

du pouvoir et du corps est problématisé et<br />

repris dans une dernière phase qui repose<br />

sur un questionnement éthique, basé sur<br />

l’analyse <strong>des</strong> textes prescriptifs de l’antiquité<br />

gréco-romaine. Foucault exploite<br />

un dernier corps qui lui donne l’occasion<br />

d’expliciter la question du sujet et de la<br />

subjectivité, à partir de la question <strong>des</strong><br />

nombreuses pratiques et techniques subjectivantes<br />

qui moulent notre rapport à<br />

nous-mêmes et aux autres. Il s’agit, dans<br />

une perspective plus politique, de comprendre<br />

comment l’homme autorégule<br />

son propre corps, se gouverne, et prend<br />

soin de lui-même 13 . Tout ceci permet de<br />

penser qu’il y a passage dans son œuvre<br />

de l’étude <strong>des</strong> cultures professionnelles<br />

du corps, à la valorisation de la culture<br />

de soi. Du corps comme outil au corps<br />

comme chair, et comme mode de production<br />

d’un savoir sur lui-même.<br />

Cette problématisation du pouvoir a<br />

subi depuis les années soixante-dix de<br />

nombreuses reformulations par les ethnologues.<br />

Une série de travaux sur les<br />

questions du pouvoir et du pouvoir / savoir<br />

s’est développée dans les années<br />

quatre vingt dix. Divers auteurs, dont<br />

John Gledhill par exemple, ont tenté de<br />

se réapproprier cette notion de pouvoir<br />

en réaction aux cultural studies alors en<br />

plein essor. Une reformulation possible<br />

du travail de Foucault est cependant restée<br />

hors du champ de l’ethnologie alors<br />

qu’elle semble centrale dans son analyse.<br />

Il s’agit de l’importance de l’architecture<br />

et de l’espace puisque l’Histoire de la<br />

folie a aussi inauguré une réflexion sur<br />

le pouvoir en montrant qu’inévitablement<br />

les corps sont enfermés, qu’ils le<br />

soient d’ailleurs dans une architecture ou<br />

dans une logique de pouvoir qui de toute<br />

façon prend son origine dans les couloirs<br />

<strong>des</strong> hôpitaux, les pavillons <strong>des</strong> hospices<br />

ou encore les gran<strong>des</strong> usines. L’asile du<br />

XVIII e siècle devient pour Foucault un<br />

lieu ambigu d’observation, fait de fous<br />

opaques et d’architectures transluci<strong>des</strong>,<br />

de diagnostic et de repérage clinique.<br />

L’espace et l’architecture jouent donc <strong>des</strong><br />

rôles essentiels dans l’installation de la<br />

technique disciplinaire puisque cette opération<br />

du pouvoir sur les corps procède<br />

d’une organisation décidée <strong>des</strong> individus<br />

qui se veut principalement individualisante,<br />

et qu’elle est l’exemple parfait de<br />

ce que Michel Foucault cherche à faire,<br />

à savoir « l’histoire de la rationalité telle<br />

qu’elle opère dans les institutions et dans<br />

la conduite <strong>des</strong> gens » 14 . Le pouvoir a<br />

pour intérêt d’investir ou de réinvestir<br />

<strong>des</strong> lieux de corps à corps direct entre cet<br />

objet du savoir qu’est le corps de l’individu<br />

et ce sujet du pouvoir qui, selon les<br />

cas, peut-être le médecin, le psychiatre ou<br />

le gardien de prison.<br />

Les cas du cachot de la prison et de<br />

l’asile étant les mieux connus puisque<br />

les plus proches de la problématique du<br />

panoptique, on peut tout de même essayer<br />

de saisir la stratégie foucaldienne à partir<br />

du cas du lit, qui devient dans l’hôpital<br />

l’espace par lequel s’introduit la technologie<br />

disciplinaire qui vise à garantir à la<br />

fois surveillance permanente et impératif<br />

de visibilité. L’analyse foucaldienne,<br />

même si elle ne fait pas place à une<br />

véritable analyse <strong>des</strong> pratiques, à l’instar<br />

par exemple <strong>des</strong> textes de Michel De Certeau<br />

qui s’intéressent principalement aux<br />

actions et non aux acteurs relevant ainsi<br />

le polythéisme <strong>des</strong> pratiques disponibles<br />

ou cachées, montre à partir de l’exemple<br />

du lit comment la technique disciplinaire<br />

s’insinue dans le moindre rouage de la<br />

nouvelle machine hospitalière qui doit<br />

désormais guérir et non plus faire mourir,<br />

comme auparavant. Si le lit devient ce<br />

lieu préférentiel du pouvoir disciplinaire,<br />

c’est parce que se développe tout un art<br />

du corps humain qui vise désormais à<br />

l’observer pour le rendre plus efficace<br />

et plus docile. Lieu de nocivité du fait<br />

de l’entassement <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> 15 , le lit<br />

d’hôpital va être porté à l’attention <strong>des</strong><br />

hygiénistes, il devra désormais pouvoir<br />

se déplacer, mais il importera aussi qu’il<br />

soit frais, propre, et séparé et ce, pour<br />

répondre à un impératif disciplinaire, qui<br />

permet de mettre au point tout un savoir<br />

quotidien sur le malade. C’est à Tenon<br />

que l’on doit le premier lit composé d’un<br />

sommier en fer et individuel qui marque<br />

la fin du lit dortoir hospitalier dans lequel<br />

pouvaient s’entasser parfois jusqu’à six<br />

personnes. Le lit ne sert donc pas seulement<br />

à l’obtention d’un examen complet<br />

de la part du médecin mais aussi et surtout,<br />

ce nouvel agencement dans l’architecture<br />

hospitalière, organise un système<br />

de registre permanent et complet afin de<br />

consigner tout ce qui peut se passer. Il<br />

doit être considéré aussi comme étant<br />

la principale station du corps dans un<br />

espace individualisé qui a permis, outre<br />

sa classification, une véritable « archive »<br />

qui a contribué à faire du malade un cas<br />

à étudier et à étiqueter. C’est cependant<br />

à partir de cette individualisation qu’il a<br />

pu rentrer dans un champ de surveillance<br />

quotidien, « au ras <strong>des</strong> corps et <strong>des</strong><br />

jours » 16 . Les corps de Foucault sont,<br />

avant même d’être transformés et surveillés<br />

comme le voudrait notre société<br />

152 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Jean-François Bert Michel Foucault, un anthropologue ?<br />

moderne, répartis et isolés. Son projet<br />

prend ici tout son sens, à savoir : « comment<br />

sont petit à petit, progressivement,<br />

réellement, matériellement constitués les<br />

sujets, le sujet, à partir de la multiplicité<br />

<strong>des</strong> corps, <strong>des</strong> forces, <strong>des</strong> énergies, <strong>des</strong><br />

matières, <strong>des</strong> désirs, <strong>des</strong> pensées » 17 .<br />

Un corps<br />

spe[cta]culaire<br />

Un deuxième rapport avec l’ethnologie<br />

se fait jour, en particulier si l’on s’attache<br />

à définir la rhétorique utilisée par notre<br />

auteur. Qu’éprouvons-nous à la lecture de<br />

livre comme Surveiller et punir ou Naissance<br />

de la clinique qui parle de corps<br />

mutilé, décharné et soumis à un aveu<br />

permanent ? La généalogie foucaldienne,<br />

en mettant principalement l’accent sur le<br />

discours qui passe par l’archive, fait plus<br />

que nous indiquer une histoire <strong>des</strong> corps<br />

mala<strong>des</strong>, fous, ou déviants. Plus encore,<br />

c’est pour donner à voir la simulation,<br />

la représentation, et l'image du corps<br />

que Foucault, dans sa stratégie d’écriture,<br />

utilise <strong>des</strong> procédés propres tantôt<br />

à l’histoire tantôt à la littérature ou à la<br />

philosophie ou encore au théâtre. Dans<br />

le cas de Foucault, tout un appareillage<br />

visuel est convoqué soit explicitement<br />

soit implicitement pour servir à extraire<br />

une signification bien précise du corps<br />

et du pouvoir. Son style nous fait voir et<br />

ressentir <strong>des</strong> choses que seule une image<br />

pourrait normalement provoquer. Il rappelle<br />

d’ailleurs dans un de ses entretiens<br />

qu’il « voudrai[t] écrire de telle manière<br />

que les gens, en lisant, éprouvent une<br />

espèce de plaisir physique » 18 .<br />

Ces corps nous sont donc présentés<br />

dans une réalité toujours empruntée à<br />

l’art ou à la littérature qui font office<br />

de « paradigme raccourci de l’histoire ».<br />

Dans l’Histoire de la folie, Foucault fait<br />

marcher à l’intérieur de son récit <strong>des</strong><br />

images qui comme il le dit lui-même :<br />

« sont familières à toutes les histoires de<br />

la psychiatrie, où elles ont pour fonction<br />

d’illustrer cet âge heureux où la folie<br />

est enfin reconnue et traitée selon une<br />

vérité à laquelle on n’était resté que trop<br />

longtemps aveugle. (…) Ce sont là <strong>des</strong><br />

images [celles qui reprennent la libération<br />

par Pinel <strong>des</strong> enchaînées de Bicêtre],<br />

dans la mesure au moins où chacun <strong>des</strong><br />

deux récits emprunte l’essentiel de ses<br />

■<br />

pouvoirs à <strong>des</strong> formes imaginaires. Dans<br />

la surprenante profondeur de chacune,<br />

il faudrait pouvoir déchiffrer à la fois la<br />

situation concrète qu’elles cachent, les<br />

valeurs mythiques qu’elles donnent pour<br />

vérité, et qu’elles ont transmises ; et finalement<br />

l’opération réelle qui a été faite et<br />

dont elles ne donnent qu’une traduction<br />

symbolique » 19 . Son histoire <strong>des</strong> corps<br />

fait passer le lecteur, avec une certaine<br />

virtuosité, « <strong>des</strong> corps offerts aux chaînes<br />

et aux fouets » 20 , à ceux qui sont couverts<br />

de « foyers purulents » 21 , pour finir par<br />

le corps paradigmatique de Damiens au<br />

début de Surveiller et punir, ou se loge la<br />

punition-expiation du pouvoir royal qui<br />

appréhende le corps comme une simple<br />

étendue sensible. Il s’agit bien ici de<br />

l’ethnologie d’un pouvoir qui est dans sa<br />

première lancée étreinte, coercition, contrôle<br />

et assujettissement total du corps.<br />

Pouvoir qui, en définitive, ne peut s’appliquer<br />

de l’extérieur sur le corps mais<br />

qui doit le pénétrer et l’occuper. Tout<br />

s’entremêle dans cette pensée puisque si<br />

ces corps sont totalement mis en scène<br />

dans l’architecture, c’est en définitive la<br />

totalité de l’écriture de Michel Foucault<br />

qui répond aux techniques de l’écriture<br />

de théâtre et de sa mise en scène. Le<br />

corps, et c’est ici l’intérêt de ces trois<br />

œuvres, est traité à partir <strong>des</strong> différents<br />

points de vue possible en <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>.<br />

L’écriture de Foucault construit <strong>des</strong><br />

tableaux qui peignent en quelque sorte<br />

le <strong>des</strong>sus et le <strong>des</strong>sous servant en fin de<br />

compte à véhiculer un nouveau type de<br />

savoir. Naissance de la clinique convie<br />

aussi son lecteur à l’éclairement de la<br />

dissection. Ce texte exerce une réelle<br />

influence sur la sensibilité du lecteur,<br />

d’autant plus exacerbée que, dans le cas<br />

de l’anatomie, ce que nous fait toucher<br />

du doigt Foucault, c’est bien notre chair<br />

et l’évidence de son existence. Dès lors,<br />

quoi de plus logique que de faire suivre à<br />

cette torture à volonté utile, à ce supplice<br />

sous couvert scientifique, le supplice de<br />

Damiens et son désagréable sentiment<br />

d’impuissance et de soumission ?<br />

Les textes de Foucault, comme ceux<br />

<strong>des</strong> ethnologues, sont signés d’un bout<br />

à l’autre par leur auteur et les interrogations<br />

que se pose le lecteur face à cette<br />

littérature sont les mêmes. Il s’agit de<br />

savoir si le récit est crédible, acceptable<br />

scientifiquement ou s'il fait partie de<br />

l’ordre de la fiction. Quoi qu’il en soit,<br />

dans ces trois œuvres, nous n’arrêtons<br />

pas de nous laisser prendre au piège du<br />

texte (ou de l’image) et de son esthétisation.<br />

Comme le dit très justement<br />

C. Geertz : « il importe de convaincre les<br />

lecteurs que ce qu’ils lisent est un récit<br />

authentique, écrit par une personne personnellement<br />

informée sur la façon dont<br />

la vie se passe dans un endroit donné, à<br />

un moment donné, au sein d’un groupe<br />

donné » 22 . Dans tous les cas, il s’agit d’un<br />

discours de type performatif qui influence<br />

autrui dans le sens où, en recréant le<br />

réel dans ses histoires, Michel Foucault<br />

rend parfaitement croyable ce qu’il dit<br />

du passé.<br />

Paradoxalement, on peut relever que<br />

les textes ethnologiques relèvent, eux<br />

aussi, d’une stratégie particulière de<br />

communication. Les deux types de textes<br />

sont fortement auto implicatifs. Le<br />

« j’y vais », « je l’ai vu » de l’ethnographe<br />

trouve son écho dans l’idée foucaldienne<br />

d’expérience puisque l’acte d’écriture n’a<br />

jamais eu pour lui la forme d’un simple<br />

travail de recherche, mais a été surtout<br />

une pratique sociale, autorisant dira-til<br />

une altération, une transformation du<br />

rapport que nous avons à nous-mêmes<br />

et au monde. Son investissement et son<br />

engagement dans de nombreux combats<br />

reste la marque d’une solidarité avec<br />

le monde qui l’entoure. Solidarité qui<br />

lui a permis d’intégrer ses expériences<br />

personnelles à son travail scientifique,<br />

« Chacun de mes livres [rappelle-t-il dans<br />

un de ses entretiens] représente une partie<br />

de mon histoire (...) Pour prendre un<br />

exemple simple, j’ai travaillé dans un<br />

hôpital psychiatrique pendant les années<br />

cinquante. (…) C’était l’époque de la<br />

floraison de la neurochirurgie, le début<br />

de la psychopharmacologie, le règne<br />

de l’institution traditionnelle. Dans un<br />

premier temps, j’ai accepté ces choses<br />

comme nécessaires, mais au bout de trois<br />

mois ( j’ai un esprit lent), j’ai commencé<br />

à m’interroger : « mais en quoi ces choses<br />

sont-elles nécessaires ? » Au bout de trois<br />

mois, j’ai quitté cet emploi et je suis allé<br />

en Suède, avec un sentiment de grand<br />

malaise ; là j’ai commencé à écrire une<br />

histoire de ces pratiques. » 23 .<br />

Dans le cas de l’Histoire de la folie, il<br />

rappelle à de maintes reprises ce qui lui<br />

donna l’idée de cette thèse : « J’avais été<br />

recruté vaguement comme psychologue,<br />

mais en fait je n’avais rien à faire et per-<br />

153


sonne ne savait quoi faire de moi, de telle<br />

sorte que je suis resté pendant deux ans en<br />

stage, toléré par les médecins, mais sans<br />

emploi. De sorte que j’ai pu circuler à la<br />

frontière entre le monde <strong>des</strong> médecins et<br />

le monde <strong>des</strong> mala<strong>des</strong>. N’ayant pas, bien<br />

sûr, les privilèges <strong>des</strong> médecins, n’ayant<br />

pas non plus le triste statut du malade.<br />

Les rapports entre médecins et mala<strong>des</strong>,<br />

les formes d’institution, au moins dans<br />

les hôpitaux psychiatriques, m’ont tout à<br />

fait étonné, surpris et même jusqu’à l’angoisse<br />

» 24 . Michel Foucault répond donc<br />

parfaitement à cette définition du chercheur<br />

solidaire, puisque les conséquences<br />

de ses textes ont manifestement pour lui<br />

un sens. De même on peut noter que son<br />

explication de sa posture méthodologique,<br />

a tendance à valoriser le motif de l’étranger<br />

que l’on peut mettre à bien <strong>des</strong> égards<br />

en parallèles de celui de « l’atopie » que<br />

Roland Barthes définit comme étant le<br />

fait de refuser d’être fiché dans un lieu<br />

ou dans une caste 25 . Même si on ne peut<br />

vraisemblablement pas faire de Foucault<br />

un ethnologue de terrain, il mériterait<br />

un statut intermédiaire du fait de l’étude<br />

qu’il mène <strong>des</strong> marges de notre histoire<br />

culturelle. D’ailleurs s’il a choisi la prison<br />

ou l’étude historique de ces architectures<br />

de l’hôpital ou de la prison, c’est aussi<br />

parce qu’il a connu le fonctionnement<br />

d’un hôpital psychiatrique, non comme<br />

malade et encore moins comme médecin<br />

mais plutôt, comme il le dit lui-même,<br />

sans détenir aucun <strong>des</strong> privilèges de l’un<br />

et de l’autre : « j’étais un individu mixte,<br />

douteux, sans statut défini, ce qui me permettait<br />

de circuler à mon aise et de voir<br />

les choses avec plus de naïveté. »<br />

Techniques disciplinaires<br />

et techniques du corps ■<br />

Si les premiers textes de Foucault<br />

intéressent les ethnologues, puisqu’ils<br />

s’occupent de décrire un corps soumis au<br />

pouvoir disciplinaire, à une anatomo-politique,<br />

le dialogue, ou plutôt, dans ce cas,<br />

l’usage est tout aussi fécond dans l’autre<br />

sens. Certes Foucault a ouvert la voie à un<br />

nouveau type de recherche ethnologique<br />

prenant directement pour observation les<br />

relations de pouvoir ou la question de la<br />

sexualité, mais cela n’aurait sans doute<br />

pas été possible s’il ne s’était inspiré de<br />

documents ethnologiques plus anciens<br />

et recouvrant partiellement son désir de<br />

faire non « une histoire <strong>des</strong> institutions<br />

ou une histoire <strong>des</strong> idées, mais l’histoire<br />

de la rationalité telle qu’elle opère dans<br />

les institutions et dans la conduite <strong>des</strong><br />

gens » 26 . Son analyse du corps dans son<br />

rapport au pouvoir recoupe en particulier<br />

les développements de Marcel Mauss<br />

inscrits dans le texte fondateur de 1936<br />

intitulé « Les techniques du corps » 27 .<br />

La lecture de ce texte, même s'il n’a<br />

jamais été cité directement par Michel<br />

Foucault, exploite les mêmes axes de<br />

recherche. Les deux auteurs ont d’ailleurs<br />

les mêmes laboratoires, à savoir l’armée<br />

et l’éducation. On peut même aller jusqu’à<br />

dire que Michel Foucault, d’une<br />

certaine manière et pour notre société,<br />

a su répondre au projet énoncé dans cet<br />

article de Marcel Mauss, à savoir décrire<br />

« ces façons dont les hommes, société par<br />

société, d’une façon traditionnelle, savent<br />

se servir de leur corps ». L’avancée principale<br />

de Surveiller et punir est d’avoir<br />

trouvé le moteur de l’articulation corpsobjet<br />

que Mauss définit à partir de l’usage<br />

différent que font les conscrits d’une<br />

pelle : « je ne peux pas me débarrasser<br />

de ma technique (…) pendant la guerre<br />

j’ai pu faire <strong>des</strong> observations nombreuses<br />

sur cette spécificité <strong>des</strong> techniques. Ainsi<br />

celle de bêcher. Les troupes anglaises<br />

avec lesquelles j’étais ne savaient pas se<br />

servir de bêches françaises, ce qui obligeait<br />

à changer 8 000 bêches par division.<br />

». Pour Foucault, c’est la discipline<br />

qui sert à définir chacune <strong>des</strong> relations<br />

que le corps doit maintenir avec l’objet<br />

dont il se sert. La discipline étant avant<br />

tout ce qui permet de redresser les postures,<br />

ou au contraire de plier les corps, de<br />

les rendre dociles et utiles dans un même<br />

mouvement. Pouvoir dit-il encore qui<br />

« avant même d’agir sur l’idéologie, sur<br />

la conscience <strong>des</strong> personnes, s’exerce de<br />

façon beaucoup plus physique sur leur<br />

corps. La manière dont on leur impose<br />

<strong>des</strong> gestes, <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong>, <strong>des</strong> usages, <strong>des</strong><br />

répartitions dans l’espace, <strong>des</strong> modalités<br />

de logement » 28 .<br />

Tout deux utilisent aussi le terme fort<br />

de dressage, influence nietzschéenne sans<br />

doute, qui signifie que quels que soient<br />

les gestes du corps, ils ne peuvent pas<br />

être conçus sans que l’on prenne en considération<br />

leur rendement, qu’il s’agisse<br />

d’une activité industrielle ou sportive.<br />

Le nombre d’activités sportives utilisant<br />

<strong>des</strong> gestes prétendus naturels ne cesse<br />

par ailleurs d’augmenter. Enfin, à cet<br />

art du corps, il faut ajouter la situation<br />

du temps puisqu’il : « pénètre le corps<br />

[comme d’ailleurs] tous les [autres] contrôles<br />

minutieux du pouvoir » 29 . Dès-lors,<br />

« emploi du temps » et « élaboration temporelle<br />

de l’acte » mettent en place le<br />

schéma anatomo-chronologique du comportement<br />

du corps et du geste puisque<br />

plus rien ne peut plus rester « oisif » ou<br />

« inutile ». Foucault d’ailleurs repérera<br />

que le temps et le rythme deviennent<br />

aussi <strong>des</strong> objets d’inquiétude pour le pouvoir<br />

qui élabore progressivement la mise<br />

en rapport de l’acte et du temps, comme<br />

dirait encore Max Weber. Les disciplines<br />

occupent le corps, l’animent et lui donnent<br />

<strong>des</strong> occupations.<br />

Conclusion<br />

Un dialogue existe entre Foucault et<br />

les ethnologues d’abord parce qu’il est<br />

l’un <strong>des</strong> plus grands penseurs du XX e<br />

siècle et qu’il a apporté <strong>des</strong> éclairages<br />

sur beaucoup de sujets dit ethnologiques,<br />

mais aussi parce que son œuvre composée<br />

de livres, d’articles ou d’entretiens, plus<br />

faciles d’accès pour le chercheur, ont été<br />

conçus par Foucault lui-même, comme de<br />

petites boîtes à outils accessibles à ceux<br />

qui « veulent bien les ouvrir, [pour] se servir<br />

de telle phrase, telle idée, telle analyse<br />

comme d’un tournevis ou d’un <strong>des</strong>serre<br />

boulon pour court-circuiter, disqualifier,<br />

casser les systèmes de pouvoir » 30 . S’il<br />

reste très critique envers la discipline<br />

universitaire, rappelant à l’occasion que<br />

l’on peut définir l’ethnologie comme se<br />

réduisant au sens classique du terme à<br />

deux questions principales : « Que manges-tu<br />

et qui n’épouse-tu pas ? Avec qui<br />

entres-tu dans les liens du sang et qu’est<br />

ce que tu as le droit de faire cuire ? », il a<br />

tout de même introduit dans ses analyses<br />

concernant la question de l’intériorisation<br />

<strong>des</strong> contraintes, de nombreux travaux<br />

d’ethnologues, comme ceux de Marcel<br />

Mauss, mais aussi ceux de Norbert Elias,<br />

dont il reconnaîtra tardivement l’influence.<br />

A ce sujet, même si on ne peut pas<br />

dire que Norbert Elias est un penseur<br />

de la domination, tous deux arrivent à<br />

cette conclusion que les comportements<br />

internes ont une origine externe dans le<br />

corps et dans l’espace. Le comportement<br />

■<br />

154 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Jean-François Bert Michel Foucault, un anthropologue ?<br />

de l’individu lui est inculqué dès sa plus<br />

tendre enfance au point de devenir un<br />

automatisme. De même, il parait évident<br />

que l’anthropologie politique développé<br />

par Georges Balandier a ouvert la voie à<br />

la définition de Foucault du pouvoir, puisque<br />

si pour Balandier « le pouvoir résulte<br />

<strong>des</strong> dissymétries affectant les rapports<br />

sociaux. (…) pas de sociétés sans pouvoir<br />

politique, pas de pouvoir sans hiérarchie<br />

et sans rapports inégaux instaurés entre<br />

les individus et les groupes sociaux »,<br />

pour Foucault, dix ans après, le pouvoir<br />

se définit encore par « la multiplicité <strong>des</strong><br />

rapports de force qui sont immanents au<br />

domaine où ils s’exercent. C’est dans<br />

le champ <strong>des</strong> rapports de force qu’il<br />

faut tenter d’analyser les mécanismes<br />

de pouvoir. ». Il faut enfin noter qu’un<br />

<strong>des</strong> courants actuels de l’anthropologie<br />

politique, nommé par Shore et Wright<br />

« Anthropology of Policy » 31 , directement<br />

issu <strong>des</strong> thèses foucaldiennes, ne cherche<br />

justement pas à étudier le pouvoir par<br />

rapport aux institutions mais plutôt à<br />

partir <strong>des</strong> relations entre savoir et pouvoir<br />

et surtout de leurs ramifications complexes.<br />

Dans cette optique, par exemple, les<br />

<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> et l’anthropologie ont à<br />

réfléchir sur leur penchant à agir sur les<br />

actions <strong>des</strong> individus.<br />

Notes<br />

1. Mandrou, R. (1962) « Trois clefs pour<br />

comprendre la folie à l’époque classique »,<br />

in Annales, Juillet-Aout, p. 761-773.<br />

2. Ranciere, J. « Histoire et récit », in L’histoire<br />

entre épistémologie et demande sociale,<br />

p.186.<br />

3. Veyne, P. (1987) « éloge de la curiosité,<br />

inventaire et intellection en histoire », in<br />

Philosophie et histoire, éditions du centre<br />

Georges Pompidou, p. 15-37.<br />

4. Foucault, M. « Prisons et asiles dans les<br />

mécanismes du pouvoir », in Dits et écrits,<br />

tome II, page 522.<br />

5. Boullant, F. (2003) Michel Foucault et les<br />

prisons, Paris, PUF.<br />

6. Serres, M. (1968) Hermès ou la communication,<br />

Paris, Les Ed. de minuit, p. 193.<br />

7. Foucault, M. (1967) « Qui êtes vous professeur<br />

Foucault », in Dits et écrits, tome I,<br />

p. 605.<br />

8. Foucault, M. (1978) « La folie et la société<br />

», in Dits et écrits, tome III, page 479.<br />

9. Foucault, M. (1966), Les mots et les choses,<br />

Gallimard, Paris, p. 389.<br />

10. Foucault, M. (1975), Surveiller et punir,<br />

Paris, Gallimard, p. 30.<br />

11. Loux, F. et Peter, J. P. (1976), « Présentation<br />

», Ethnologie Française, 3-4, p. 215-218.<br />

12. Foucault, M. « Entretien avec Michel Foucault<br />

», in Dits et écrits, tome IV, p. 93.<br />

13. Foucault, M. (2001), L’herméneutique du<br />

sujet, cours au collège de France 1981-1982,<br />

Gallimard.<br />

14. Foucault, M., in Dits et écrits, tome III,<br />

p. 803.<br />

15. L’hôpital général doit se résoudre à mettre<br />

cinq à six personnes par lit. A l’hôtel<br />

Dieu, vers 1780, on pouvait installer jusqu’à<br />

douze personnes par matelas.<br />

16. Foucault, M. (1975) Surveiller et punir,<br />

Gallimard, Paris, p. 202.<br />

17. Foucault, M. (1997) Il faut défendre la<br />

société, p. 26.<br />

18. Foucault, M. (1975) « Radioscopie de<br />

Michel Foucault, in Dits et écrit, tome<br />

II. On peut aussi citer cette très belle<br />

phrase de Michel De Certeau concernant<br />

l’écriture typique de Foucault : « Foucault<br />

est brillant ( un peu trop). Il étincelle de<br />

formules incisives. Il amuse. Il stimule. Il<br />

éblouit : son érudition confond ; sa dextérité<br />

entraîne l’adhésion et son art séduit. »<br />

Michel De Certeau, Histoire et psychnanalyse<br />

entre science et fiction.<br />

19. Foucault, M. (1961), Histoire de la folie à<br />

l’âge classique, Gallimard, p. 483.<br />

20. Op. Cit., p. 29<br />

21. Foucault, M. (1966) Naissance de la clinique,<br />

Gallimard, Paris, p. 71.<br />

22. Geertz, C. (1996) « Ici et là bas, l’anthropologue<br />

comme auteur. », Métailié, Paris.<br />

23. Foucault, M. (1988) « vérité, pouvoir et<br />

soi », in Dits et écrits, Tome IV, p. 777-<br />

783.<br />

24. Foucault, M., in Dits et écrits, tome III,<br />

p. 369.<br />

25. Barthes, R., Roland Barthes par Roland<br />

Barthes, Le Seuil, Paris, p. 53.<br />

26. Foucault, M. « Foucault étudie la raison<br />

d’état », in Dits et écrits, tome III, p. 803.<br />

27. Mauss, M. « Les techniques du corps »,<br />

Sociologie et anthropologie, Puf, 1950.<br />

28. Foucault, M. (1974) « Prisons et asiles<br />

dans le mécanisme du pouvoir », in Dits et<br />

écrits, tome II.<br />

29. Surveiller et punir, p. 154.<br />

30. Foucault, M. « Des supplices aux cellules<br />

», in Dits et écrits, t. 2, p. 270.<br />

31. Shore, C. et Wright S., 1997, Anthropology<br />

of Policy. Critical perspectives on Governance<br />

and Power. Londres, Routledge.<br />

155


STÉPHANE JONAS<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Jean-Baptiste Boussingault<br />

et l’Alsace<br />

Dans la vie et l'œuvre riches et<br />

variées de Jean-Baptiste Joseph<br />

Dieudonné Boussingault (1802-<br />

1887), chimiste, agronome, homme public<br />

et explorateur de réputation internationale,<br />

la période d'activité et de séjour en<br />

Alsace, et plus spécialement dans l'Outre<br />

Forêt (à Lobsann, Merkwiller-Pechelbronn<br />

et Goersdorf-Liebfrauenberg),<br />

occupe une place fondamentale. Dans le<br />

sillage <strong>des</strong> manifestations alsaciennes et<br />

locales de commémoration du bicentenaire<br />

de sa naissance 1 , il est utile d'apprécier<br />

et de situer cette place, en l'intégrant dans<br />

l'ensemble de l'œuvre et de la vie de ce<br />

grand savant et citoyen considéré à juste<br />

titre comme le fondateur de la chimie<br />

agricole en France.<br />

Nous nous limiterons ici à parler de sa<br />

vie et de ses travaux effectués en Alsace.<br />

Sous cet angle, nous pouvons observer<br />

chez Boussingault deux pério<strong>des</strong> distinctes.<br />

Primo, son premier séjour, court<br />

mais important, de deux ans passés à<br />

Strasbourg et à Lobsann entre 1820 et<br />

1822 comme directeur <strong>des</strong> Mines de Lobsann<br />

; il a alors 18-20 ans. Secundo, son<br />

installation en quelque sorte définitive<br />

à Merkwiller-Pechelbronn, et plus tard<br />

à Goersdorf-Liebfrauenberg, à partir de<br />

1836, comme chimiste agricole. Pendant<br />

la décennie qui s'intercale entre 1822<br />

et 1832, se situe l'aventure latino-américaine,<br />

quand il accepte la proposition du<br />

révolutionnaire vénézuélien, Simon Bolivar<br />

(1783-1830), de l'aider dans le développement<br />

de son pays comme ingénieur,<br />

explorateur et enseignant. Cette période,<br />

certes importante, ne sera évoquée ici<br />

qu'indirectement.<br />

Les origines et<br />

les années d'étu<strong>des</strong><br />

J. B. Boussingault est né à Paris le<br />

2 janvier 1802 dans une famille francoallemande.<br />

Son père était un officier militaire<br />

retraité de l'Empire napoléonien, qui<br />

avait épousé au cours de sa vie militaire<br />

active une Allemande, Elisabeth Münch,<br />

fille du bourgmestre de la ville historique<br />

du Grand-Duché de Hesse, Wetzlar, près<br />

de Francfort. Cette origine franco-allemande<br />

aura son importance dans l'attirance<br />

de ce jeune chimiste pour l'Alsace,<br />

comme en témoigne notamment sa correspondance<br />

de jeunesse avec son père 2 .<br />

Ses étu<strong>des</strong> secondaires sont incomplètes.<br />

Il dira à ce propos dans ses<br />

Mémoires 3 qu'il a réussi à échapper au<br />

« laminor », c'est-à-dire au collège 4 . De<br />

l'âge de 13 à 16 ans il est attiré par la<br />

zoologie, la géologie et surtout par la chimie<br />

et il suit assidûment les cours publics<br />

au Conservatoire National <strong>des</strong> Arts et<br />

Métiers (CNAM) et, au Museum National<br />

d'Histoire Naturelle, de professeurs aussi<br />

célèbres que le zoologiste-paléontologiste<br />

baron G. Cuvier (1769-1832) et les<br />

■<br />

156


Stéphane Jonas<br />

Jean-Baptiste Boussingault et l’Alsace<br />

chimistes L. J. Gay-Lussac (1778-1850)<br />

et le baron L. J. Thenard (1777-1857),<br />

membres influents de l'Académie <strong>des</strong><br />

Sciences. C'est sans doute Thenard qui<br />

l'oriente vers l'École <strong>des</strong> Mines de Saint-<br />

Étienne, un établissement très réputé, où<br />

il obtient le diplôme de préparateur après<br />

deux ans d'étu<strong>des</strong>, en 1820. Il a alors<br />

18 ans. Pour son Mémoire de recherche<br />

en chimie, il choisit la combinaison du<br />

silicium avec le platine et la présence de<br />

silicium dans le fer et l'acier. Le mémoire<br />

est si remarquable qu'il sera publié par<br />

Gay-Lussac dans les Annales de chimie et<br />

de physique, la revue scientifique la plus<br />

célèbre de France à l'époque. Comme il<br />

est un <strong>des</strong> meilleurs élèves de sa promotion,<br />

le directeur lui propose différentes<br />

offres parvenues à Saint-Étienne.<br />

Il choisit la proposition de la Maison<br />

Perrier pour diriger les Mines houillères<br />

de Lobsann où il s'agit de fabriquer, avec<br />

la lignite chargée de pyrite, de l'alun et du<br />

sulfate de fer.<br />

Les années<br />

<strong>des</strong> Mines de Lobsann<br />

1820-1822<br />

■<br />

Sur ce choix il écrira à son père, dans<br />

sa lettre datée du 3 juillet 1820 : « J'aimerais<br />

beaucoup aller dans ce pays. Lobsann<br />

est sur la frontière. Je ne serais pas loin de<br />

Francfort, et je pourrais faire un voyage à<br />

Wetzlar. » Attaché à sa mère, il est aussi<br />

motivé pour mieux connaître l'Alsace.<br />

Il cherche les contacts avec la famille<br />

maternelle et il commence à apprendre<br />

l'allemand. Muni de recommandations<br />

venant de Saint-Étienne et de Paris et<br />

profitant <strong>des</strong> relations de ses contacts<br />

strasbourgeois, il sera vite lancé dans<br />

le puissant milieu du pouvoir industriel,<br />

universitaire et de la technostructure <strong>des</strong><br />

ingénieurs divisionnaires de l'État dans<br />

la capitale alsacienne. Parmi ses contacts,<br />

mentionnons la famille d'accueil<br />

de M. Dournay, propriétaire principal<br />

<strong>des</strong> Mines de Lobsann; l'abbé Branthome,<br />

professeur de chimie et Doyen de<br />

la Faculté <strong>des</strong> Sciences de l'Université<br />

de Strasbourg (qui lui ouvrira son laboratoire)<br />

et son préparateur, le chimiste<br />

Engelhardt ; M. Hecht, chimiste et premier<br />

pharmacien de Strasbourg; Albert de<br />

Dietrich, le futur propriétaire <strong>des</strong> Forges<br />

de Niederbronn ; M. Joly, ingénieur <strong>des</strong><br />

Mines et M. Voltz, ingénieur en chef <strong>des</strong><br />

Mines à Strasbourg, qui deviendra plus<br />

tard inspecteur général <strong>des</strong> Mines.<br />

À ces relations et soutiens strasbourgeois<br />

précieux s'ajouteront ceux <strong>des</strong> Mines<br />

de Pechelbronn voisines de Lobsann, en<br />

les personnes du propriétaire-industriel<br />

Achille Le Bel père (1772-1842) et<br />

M. Mabru, le directeur, neveu et beaufrère<br />

par alliance <strong>des</strong> Le Bel, géologue<br />

lui aussi. Achille Le Bel l'accueille par<br />

la suite comme un « père » – l'expression<br />

est de Boussingault – et lui ouvre sa riche<br />

bibliothèque et ses expériences industrielles.<br />

Pendant son séjour à Lobsann, il<br />

fait plusieurs voyages d'étu<strong>des</strong> en France<br />

et en Allemagne, approfondit ses étu<strong>des</strong><br />

de géologie, et là naissent déjà en lui<br />

<strong>des</strong> passions pour la forêt, la montagne<br />

et la vie <strong>des</strong> champs. Il apprend vite le<br />

métier de directeur et, de cette mine sans<br />

importance jusque-là, il fait une entreprise<br />

florissante. Sa semi-origine allemande<br />

prend une signification sociologique nouvelle<br />

à travers les gens et les collaborateurs<br />

qu'il apprécie ou estime : la femme<br />

de Dournay est de Mayence, son chef<br />

comptable est un ancien commissaire de<br />

police de Kassel et son contremaître est<br />

Saxon. C'est sans doute à cette époque-là<br />

que naît son admiration pour le baron<br />

Alexander von Humboldt (1769-1859),<br />

naturaliste, géologue, volcanologue allemand<br />

célèbre, qui a notamment exploré<br />

l'Amérique Latine.<br />

Jeune industriel chimiste, il reste en<br />

contact étroit avec les deux réseaux précieux<br />

que constituent les ingénieurs <strong>des</strong><br />

mines et les chimistes de l'Académie<br />

et du CNAM. En 1821 il a failli aller<br />

en Égypte, quand son ancien professeur<br />

Thibaud a voulu l'emmener avec lui<br />

pour un contrat de deux ans proposé à<br />

la France par le Vice-roi d'Egypte pour<br />

«deux hommes instruits dans l'art <strong>des</strong><br />

mines et la fusion <strong>des</strong> métaux 5 ». Suivant<br />

les conseils de ses amis alsaciens et de<br />

ses parents, il y renonce. Mais il est trop<br />

jeune pour renoncer à voir du pays. Il<br />

n'hésite plus quand, par l'intermédiaire<br />

de l'ingénieur Voltz et de Berthier, mais<br />

aussi, d'après certains de ses biographes,<br />

sur les conseils de Humboldt, le général<br />

Simon Bolivar l'invite au Venezuela, pour<br />

y fonder une école d'ingénieurs et explorer<br />

les richesses du pays. Il y reste dix ans<br />

(1822-1832).<br />

Comment caractériser en quelques<br />

mots les deux premières années passées<br />

en Alsace ? Nous dirions volontiers : relations,<br />

amis, réseaux, carnet d'adresses,<br />

estime <strong>des</strong> ouvriers alsaciens et coup de<br />

foudre pour l'Alsace.<br />

Retour en France :<br />

professeur à Lyon<br />

(1832-1834)<br />

■<br />

Boussingault revient d'Amérique Latine<br />

en 1832 comme un jeune savant plein<br />

d'avenir, auréolé par sa participation à la<br />

révolution du continent dirigée par Simon<br />

Bolivar contre la colonisation espagnole.<br />

Bolivar le nomme lieutenant-colonel actif<br />

à côté de ses titres scientifiques de géologue,<br />

minéralogiste, botaniste et chimiste.<br />

Plusieurs de ses travaux américains ont<br />

été régulièrement publiés dans les Annales<br />

de chimie et de physique. D'abord il<br />

est tenté par l'enseignement supérieur.<br />

Il est nommé à la Faculté <strong>des</strong> Sciences<br />

de l'Université de Lyon comme professeur,<br />

puis comme doyen (1832-34). Mais<br />

rapidement sa <strong>des</strong>tinée de chercheurinventeur<br />

prend le <strong>des</strong>sus et il s'intègre<br />

habilement dans le réseau montant <strong>des</strong><br />

chimistes-agronomes 6 . Pour cette carrière<br />

et en l'absence en France – contrairement<br />

à l'Allemagne – de stations agricoles<br />

institutionnelles, il veut continuer ses<br />

recherches en créant à la fois une ferme<br />

et un laboratoire communs. Ainsi son<br />

retour à Pechelbronn est en quelque sorte<br />

programmé pour atteindre cet objectif 7 .<br />

En effet, son sentiment d'attachement à<br />

l'Outre-Forêt et son désir de fonder une<br />

famille vont l'aider à réaliser ce tournant<br />

décisif dans sa trajectoire scientifique.<br />

Mais dans la vie et l'oeuvre <strong>des</strong> grands<br />

savants, la volonté personnelle et la persévérance<br />

n'ont jamais été suffisantes<br />

pour réussir. Il faut aussi <strong>des</strong> conjonctures<br />

scientifiques, économiques et politiques<br />

favorables. Boussingault avait déjà<br />

assez de maturité et d'intelligence pour<br />

découvrir que ces conditions étaient là<br />

et il allait les saisir. En effet, à partir <strong>des</strong><br />

années 1830 en France, qui est alors le<br />

deuxième pays le plus industrialisé du<br />

monde après la Grande-Bretagne, nous<br />

assistons à un essor vigoureux <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

agronomiques. De plus, ce sont <strong>des</strong><br />

chimistes de formation qui s'emparent<br />

petit à petit du domaine de la recherche<br />

157


agronomique, au détriment <strong>des</strong> agronomes-praticiens.<br />

Dès cette époque se<br />

<strong>des</strong>sine chez Boussingault la stratégie<br />

de l'alliance entre la ferme et le laboratoire.<br />

Et il devient non seulement un <strong>des</strong><br />

stratèges de cette alliance mais le leader<br />

français et européen.<br />

Le chimiste-agronome<br />

et fermier de<br />

Pechelbronn<br />

Au cours de ses visites pour revoir ses<br />

amis de Pechelbronn, Boussingault fait<br />

deux découvertes qui vont changer sa vie<br />

et détermineront l'abandon de l'expérience<br />

pédagogique de Lyon. Premièrement,<br />

Adèle Le Bel, la fille d'Achille Le Bel, ...<br />

« la petite fille demi-sauvage, vivant en<br />

plein air (...) et ne sachant pas un mot de<br />

français » (Mémoires), qui avait six ans<br />

au moment de son départ en Amérique<br />

Latine, est devenue une belle fille cultivée<br />

de 19 ans. Il l'épousera le 7 janvier 1835.<br />

Deuxièmement, le père d'Adèle donne<br />

en dot au jeune couple une partie de<br />

ses terres agricoles. Une chance inouïe<br />

pour Boussingault, qui veut se reconvertir<br />

en chimiste-agronome-fermier. « Ceux<br />

qui connaissent Pechelbronn savent qu'à<br />

quelques centaines de mètres de là, à<br />

la sortie du village de Merkwiller sur<br />

la route de Woerth, se trouve la ferme<br />

Boussingault, où furent faites tant d'expériences<br />

restées célèbres dans les annales<br />

de la chimie agricole 8 ». Il nous reste<br />

encore la grande maison d'habitation<br />

de cette ferme, habitée et en bon état,<br />

ainsi que les maisons ouvrières en bande<br />

qui, à l'origine, avaient été construites<br />

pour servir d'étables, située dans « la cité<br />

Boussingault », construite en 1923 par<br />

l'entreprise pétrolière de la SAEM pour<br />

ses ouvriers 9 .<br />

Ce qu'il faut souligner, à propos de<br />

cette ferme, qu'on appellera par la suite<br />

aussi « la ferme de Pechelbronn », c'est<br />

qu'elle n'est pas créée ex nihilo : c'était<br />

la ferme d'Achille Le Bel, qui était par<br />

goût et par tradition industrielle – comme<br />

c'était aussi le cas de plusieurs fabricants<br />

protestants de Mulhouse 10 – un industrielfermier.<br />

Et c'était un atout supplémentaire<br />

non négligeable pour Boussingault. En<br />

effet, c'est déjà à partir du XVIII e siècle<br />

que la famille Le Bel a installé une exploitation<br />

agricole florissante, pour combiner<br />

■<br />

l'industrie avec l'agriculture exercée sur<br />

les terrains agricoles de la concession<br />

minière, qui atteignait en 1789 trente hectares<br />

11 , et qui atteindra cent hectares vers<br />

le milieu du XIX e siècle. Et quand Achille<br />

Le Bel revient de l'armée napoléonienne<br />

au début du XIX e siècle et décide de<br />

relancer ses affaires industrielles malmenées<br />

par les troubles et par les guerres<br />

révolutionnaires, il construit un complexe<br />

de résidence-manufacture en 1802. C'est<br />

un manoir rural avec <strong>des</strong> bâtiments de<br />

ferme modèle, encore debout, et mieux :<br />

en bon état.<br />

Un atout supplémentaire pour le jeune<br />

marié fermier-agronome-chimiste : le<br />

frère d'Adèle, de cinq ans plus jeune que<br />

lui, sorti de l'Ecole <strong>des</strong> Mines de Saint-<br />

Étienne comme lui, Louis-Frédéric Le<br />

Bel (1807-1867), qui seconde déjà son<br />

père au moment du mariage, s'intéresse<br />

aussi à l'agriculture moderne. Et il est,<br />

sur le plan local, impossible de séparer<br />

deux dates importantes dans la trajectoire<br />

scientifique de Boussingault : la fondation<br />

en 1836 de sa ferme de Pechelbronn et la<br />

succession de Louis-Frédéric à son père<br />

Achille en 1838, quatre ans avant la mort<br />

de ce dernier. L'alliance de l'industrie et<br />

de l'agriculture dans sa belle-famille était<br />

non seulement une aide logistique formidable,<br />

mais un terrain d'expérimentation<br />

parallèle enrichissante pour sa combinaison<br />

de ferme et de laboratoire. En 1839<br />

L. F. Le Bel instaure dans son entreprise<br />

de plus en plus performante une double<br />

comptabilité indépendante, celle <strong>des</strong><br />

mines, <strong>des</strong> fabriques, et celle du domaine<br />

agricole. Et l'année suivante il note dans<br />

ses écrits à ce sujet : « Je vois avec plaisir<br />

que l'industrie agricole quoique difficile<br />

pourra être poussée, avec une économie<br />

bien entendue, à une rente dont le minimum<br />

paraît 5% et le maximum 10%. Ce<br />

résultat est dû à l'heureuse combinaison<br />

de la mine et de l'agriculture 12 ».<br />

Pechelbronn :<br />

première station<br />

agronomique<br />

en France<br />

■<br />

La ferme de Pechelbronn, fondée en<br />

1836 par Boussingault, est considérée<br />

actuellement comme la première station<br />

agronomique créée en France. L'installation<br />

d'un laboratoire dans la ferme de<br />

Pechelbronn avait notamment pour but<br />

de pouvoir analyser le sol, les engrais,<br />

les semences, les végétaux, au cours <strong>des</strong><br />

différentes pério<strong>des</strong> de la croissance <strong>des</strong><br />

cultures. L'autre domaine concernait les<br />

recherches sur le rôle <strong>des</strong> engrais azotés<br />

et <strong>des</strong> minéraux dans la nutrition<br />

végétale. La question était d'importance.<br />

Rappelons que l'azote est l'un <strong>des</strong> principaux<br />

éléments dont les végétaux et les<br />

animaux ont besoin pour leur alimentation.<br />

Boussingault a étudié et expérimenté<br />

à Merkwiller la fixation de l'azote<br />

atmosphérique par les végétaux, le cycle<br />

de l'azote et le rôle <strong>des</strong> engrais dans cette<br />

fixation. La plupart <strong>des</strong> travaux sur la<br />

ferme expérimentale de Pechelbronn n'insistent<br />

pas assez sur le fait que plusieurs<br />

de ces expérimentations ont été menées<br />

– et publiées – de pair avec son beaufrère<br />

L. F. Le Bel. À ce sujet, notons les<br />

travaux suivants : l'action sur le lait de la<br />

nourriture donnée aux vaches ; l'analyse<br />

comparée de la nourriture et <strong>des</strong> produits<br />

rendus par les vaches ; le cheval soumis à<br />

la ration d'entretien 13 .<br />

Les expériences sur le lait <strong>des</strong> vaches<br />

et sur les chevaux étaient d'autant plus<br />

faisables que la comptabilité séparée de<br />

l'industrie pétrolière et de l'agriculture<br />

effectuée sur la concession de L. F. Le<br />

Bel a montré, notamment dans ses notes<br />

de 1840, l'importance <strong>des</strong> vaches et <strong>des</strong><br />

chevaux dans l'entreprise de Pechelbronn.<br />

En effet, avec la chaleur de l'été l'exploitation<br />

minière était réduite au minimum<br />

à cause de la montée du gaz dans les<br />

galeries et par le fait que les mineurs travaillaient<br />

dans les champs. En hiver, les<br />

chevaux et les vaches tiraient les charrois<br />

<strong>des</strong> mines et faisaient le transport entre<br />

la mine, la forêt (bois de charpente) pour<br />

la mine et la raffinerie. «La comptabilité<br />

agricole facturait le lait de 10 à 15<br />

centimes le litre à la famille Le Bel ou<br />

aux employés, qui consommèrent 11 952<br />

litres en 1840. La mine payait par an à<br />

l'agriculture fr. 500 de location par cheval,<br />

soit par dix chevaux fr. 5 000 14 ».<br />

Après trois années de fonctionnement<br />

de la ferme Boussingault de Merkwiller,<br />

une importante commission nationale,<br />

dirigée par <strong>des</strong> chimistes et académiciens<br />

éminents comme le baron Thenard<br />

et J. B. Dumas (1800-1884), enquête<br />

en 1839 sur les expériences engagées<br />

par le chimiste-fermier-agronome de la<br />

158 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Stéphane Jonas<br />

Jean-Baptiste Boussingault et l’Alsace<br />

station expérimentale de Pechelbronn.<br />

Cette commission considère que la première<br />

qualité <strong>des</strong> travaux de Boussingault<br />

est d'étudier les problèmes posés par la<br />

physiologie végétale, à savoir la science<br />

en formation à cette époque, qui traite<br />

<strong>des</strong> fonctions organiques par lesquelles<br />

la vie (végétale) se manifeste 15 . Les<br />

expérimentations et les travaux publiés<br />

impressionnent les observateurs étrangers,<br />

surtout allemands, qui visitent la<br />

station agronomique de Merkwiller. Et<br />

en 1839 Boussingault est récompensé :<br />

il est élu membre de l'Académie <strong>des</strong><br />

Sciences, dans la section de l'Économie<br />

rurale, avant d'être titulaire d'une chaire<br />

universitaire. Rappelons que l'Académie<br />

est non seulement la consécration d'un<br />

savant – et de surcroît ici d'un chimisteagronome-expérimentateur<br />

– mais elle<br />

est aussi, et surtout, le lieu de contrôle,<br />

de confrontation, de présentation <strong>des</strong><br />

travaux et d'examen de la validité <strong>des</strong><br />

recherches 16 .<br />

Boussingault ou Liebig ?<br />

Un débat scientifique<br />

■<br />

Plusieurs travaux publiés entre 1838-<br />

1841 par Boussingault soutiennent la<br />

thèse – audacieuse pour l'époque, mais<br />

expérimentée à Pechelbronn – selon<br />

laquelle, certes les minéraux sont importants<br />

dans la nutrition végétale, mais, en<br />

définitive, c'est la quantité d'azote contenue<br />

dans les engrais qui donne leur valeur<br />

réelle. Or, le grand chimiste agronome<br />

allemand de Giessen en Hesse, – encore<br />

un savant qui travaille en Rhénanie – le<br />

baron Justus von Liebig (1803-1873) 17 ,<br />

qui est à l'origine du développement fulgurant<br />

de la chimie organique et agricole<br />

en Allemagne, n'est pas du même avis.<br />

Il n'est pas question ici d'entrer dans ce<br />

débat savant, mais de constater le début<br />

d'un débat franco-allemand qui, malgré<br />

le ton parfois polémique par disciples<br />

interposés, sera très positif pour les deux<br />

peuples et pour les deux agricultures.<br />

Pour Liebig, comme il l'a développé dans<br />

son ouvrage célèbre intitulé La chimie et<br />

ses applications à l'agriculture et la physiologie<br />

(1840, sept rééditions jusqu'en<br />

1870), l'azote n'a que peu d'importance 18 .<br />

Boussingault maintient sa position dans<br />

son ouvrage principal L'économie rurale<br />

considérée dans ses rapports avec la<br />

chimie, la physique et la météorologie,<br />

2 vol. 1843-44. L'ouvrage sera traduit<br />

Le Liebfrauenberg avant 1914. Photo: Archives du Liebfrauenberg<br />

159


apidement en allemand en 1844-45 et<br />

en anglais en 1845. L'économie rurale,<br />

devient en France la grande référence en<br />

matière d'agronomie, et un « grand récit<br />

mobilisateur » (Isabelle Stenger) pour<br />

fonder une chimie agricole dans notre<br />

pays, semblablement au rôle de l'ouvrage<br />

de Liebig cité plus haut pour la chimie<br />

agricole en Allemagne.<br />

Peu importe ici que ce débat soit tranché<br />

plus tard, grâce à l'évolution de la<br />

science agricole. « Ce n'est que plus tard<br />

que d'autres savants montrèrent que la<br />

nitrification est un phénomène biologique,<br />

dû à la présence de microorganismes<br />

nitrificateurs, les bactéries nitreuses et<br />

nitriques 19 ». Ces derniers travaux ont été<br />

faits par le bactériologue Winogradsky<br />

bien après la mort de Liebig et de Boussingault.<br />

En tous cas, le chimiste-agronome<br />

du Liebfrauenberg maintient sa<br />

position dans ses travaux ultérieurs, Liebig<br />

fait de même. Mais le problème est<br />

ailleurs. Entre 1830 et 1860 l'agronomie<br />

subit <strong>des</strong> transformations profon<strong>des</strong>. Les<br />

agronomes praticiens seront dépassés par<br />

les chimistes-agronomes. Cette conquête<br />

est symbolisée en France par Boussingault<br />

et en Allemagne par Liebig. C'est<br />

aussi l'avance de la Rhénanie par rapport<br />

aux autres régions du continent. Mais la<br />

méthode est différente <strong>des</strong> deux côtés du<br />

Rhin. Si en France on en est au stade de<br />

revendiquer la recherche en chimie agricole,<br />

et si les stations agricoles privées du<br />

type Pechelbronn n'existent pratiquement<br />

pas, en Allemagne on en est déjà au stade<br />

d'imposer la chimie agricole comme une<br />

nouvelle discipline. De plus, entre 1851<br />

et 1863, dix-sept stations expérimentales<br />

agricoles (landwirtschaftliche Versuchsstationen)<br />

seront fondées en Allemagne,<br />

dirigées par <strong>des</strong> chimistes agricoles<br />

(Agrikulturchemiker) 20 .<br />

La ferme<br />

du Liebfrauenberg,<br />

1842-1876<br />

■<br />

À la mort de son père en 1842, Adèle<br />

Boussingault hérite du domaine et du château<br />

du Liebfrauenberg, un ancien couvent<br />

acheté par Achille Le Bel en 1825, sis sur<br />

la commune de Goersdorf, pas très loin de<br />

Pechelbronn 21 . Boussingault s'y installe<br />

avec un nouveau laboratoire agrandi et<br />

une ferme modèle. Il gardera une fidélité<br />

au Liebfrauenberg même après le désastre<br />

de Sedan et de l'annexion de l'Alsace-Lorraine<br />

à l'Allemagne. Mais sous<br />

le Second Empire la vie campagnarde de<br />

l'agronome-chimiste-fermier est modifiée<br />

et devient plus compliquée du fait de sa<br />

carrière scientifique liée à son rang. En<br />

1845 il sera nommé titulaire de la chaire<br />

d'Agriculture au CNAM. C'est la première<br />

fois qu'on choisit un chimiste à la place<br />

d'un praticien de l'agriculture. Il aura certes<br />

une grande équipe, son suppléant et<br />

son préparateur, mais il devra monter de<br />

plus en plus souvent à Paris. On le sollicitera<br />

pour faire partie <strong>des</strong> commissions<br />

nationales touchant l'agriculture. Il sera<br />

aussi nommé à la direction de l'Institut<br />

National Agronomique fondé à Versailles<br />

en 1848. Sa nomination au Conservatoire<br />

consacre le chimiste-agronome, qui fait<br />

avancer la science agricole non seulement<br />

par la théorie dans un établissement d'enseignement<br />

supérieur mais par son savoirfaire<br />

acquis dans l'agriculture. C'est dire<br />

qu'on commence en France à reconnaître<br />

que l'agriculture peut et doit être étudiée,<br />

analysée et définie par la chimie et ses<br />

outils d'analyse mis en expérience.<br />

Malgré la tradition familiale napoléonienne,<br />

Boussingault devient dans sa vie<br />

de citoyen et de savant, d'homme public<br />

et politique, un républicain convaincu.<br />

Et à la suite de la Révolution de 1848<br />

et sous la Deuxième République naissante,<br />

il accepte, sur la proposition de ses<br />

amis et fidèles alsaciens, de représenter<br />

le Bas-Rhin à l'Assemblée Constituante.<br />

Louis Bonaparte, Président de la République,<br />

le nomme Conseiller d'État. Mais<br />

il donne sa démission après le coup d'état<br />

du 2 décembre 1851, ne voulant pas servir<br />

Louis Bonaparte devenu par la force<br />

l'Empereur Napoléon III. Une belle leçon<br />

de fidélité à ses principes. Il dira plus tard,<br />

quelque peu désabusé, en retournant à ses<br />

chères <strong>sciences</strong> agronomiques : « Il y a<br />

peu de savants à qui la politique ait réussi,<br />

et la Science y a toujours perdu ».<br />

C'est dans la ferme et le laboratoire du<br />

Liebfrauenberg que Boussingault continue<br />

les recherches et expérimentations<br />

commencées à la ferme de Merkwiller qui<br />

est cependant maintenue, voire développée.<br />

Sans vouloir être exhaustif, nous pouvons<br />

les regrouper, pour la période active<br />

et enrichissante de 1842-1876, en trois<br />

gran<strong>des</strong> directions : le cycle de l'azote ; la<br />

formation de la matière organique dans<br />

les végétaux et la nutrition ; et la physiologie<br />

animale. Selon les déclarations d'Alice<br />

Boussingault, sa fille, épouse Crozet, dans<br />

sa jeunesse elle à régulièrement participé,<br />

avec son frère Joseph (1842-1908),<br />

chimiste lui aussi, aux expériences de<br />

leur père effectuées à Merkwiller et au<br />

Liebfrauenberg, notamment aux travaux<br />

menés sur l'assimilation de la nourriture<br />

par les animaux 22 . Boussingault insistait<br />

toujours, dans ses travaux théoriques, sur<br />

leur portée pratique, soit pour améliorer<br />

les assolements du sol agricole, soit pour<br />

déterminer la valeur <strong>des</strong> produits végétaux.<br />

Il était l'exemple même du chimiste<br />

agricole qui montrait par ses travaux que<br />

les <strong>sciences</strong> ne s'élaborent pas uniquement<br />

dans les théories mais qu'on a aussi<br />

besoin <strong>des</strong> savoir-faire pour faire avancer<br />

la science 23 .<br />

Les biographes de Boussingault ont<br />

souvent insisté sur son habileté stratégique<br />

à se mouvoir dans les principaux réseaux<br />

du pouvoir scientifique du pays. Un <strong>des</strong><br />

meilleurs exemples en est sa capacité de<br />

rebondir après sa démission fracassante<br />

du Conseil d'État en 1851. L'année suivante,<br />

en 1852, malgré les pressions politiques,<br />

on lui crée une chaire de chimie<br />

agricole au CNAM, au moment de sa<br />

réintégration dans cette Grande École.<br />

De son équipe d'enseignants-chercheurs<br />

en <strong>sciences</strong> agronomiques sont sortis de<br />

grands chimistes-agricoles de la seconde<br />

génération tels que Th. Schloesing<br />

(1824-1919), qui le supplée au CNAM ou<br />

A. Muntz (1848-1917) qui lui succède à<br />

la direction de l'Institut National Agronomique.<br />

Les chimistes agronomes français<br />

pouvaient s'appuyer sur ses travaux pour<br />

défendre « la voie française agricole »,<br />

contre la montée irrésistible du « modèle<br />

allemand », qui comme on le sait, dépassera,<br />

au cours du dernier tiers du XIX e<br />

siècle, celui de la France. Ses travaux<br />

fondamentaux publiés, tels que Mémoires<br />

de chimie agricole et physiologie (1854) et<br />

Agronomie, Chimie Agricole et Physiologie<br />

(1860-1874, 5 vol.), renforcent la voie<br />

française et créent même le « mythe Boussingault<br />

» : le savant-praticien qui par son<br />

génie contient et équilibre la politique institutionnelle<br />

dynamique de l'Allemagne,<br />

en garantissant ainsi le développement <strong>des</strong><br />

<strong>sciences</strong> agronomiques en France au cours<br />

du XIX e siècle.<br />

160 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Stéphane Jonas<br />

Jean-Baptiste Boussingault et l’Alsace<br />

Comment résumer brièvement cette<br />

vie exemplaire de chimiste agricole<br />

et cette œuvre scientifique et pratique<br />

renommée et fertile ? Fondateur de la chimie<br />

agricole moderne, il a par la pratique<br />

donné à ce métier une dimension double :<br />

théorie et savoir-faire. Il a ainsi élevé la<br />

chimie agricole en une véritable science<br />

et par sa vocation d'enseignant il en a fait<br />

une discipline d'enseignement supérieur<br />

à une période précoce dans l'histoire du<br />

développement <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> agronomiques.<br />

Et quand sa conscience l'a poussé,<br />

il a pris <strong>des</strong> responsabilités publiques et<br />

politiques, donnant ainsi l'exemple d'un<br />

scientifique qui peut aussi prendre, s'il le<br />

faut, <strong>des</strong> décisions politiques. Les deux<br />

pério<strong>des</strong> alsaciennes de sa vie et de ses<br />

travaux sont longues et décisives, non<br />

seulement pour le développement de la<br />

chimie agricole et <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> agronomiques,<br />

mais aussi pour notre région et<br />

pour leur rôle dans le développement<br />

de l'industrie et de la science françaises<br />

et européennes. Son œuvre est devenue<br />

ainsi un patrimoine alsacien agricole et<br />

intellectuel.<br />

Boussingault fermier-chimiste-agronome<br />

de Merkwiller et du Liebfrauenberg en<br />

Alsace, et Liebig, chimiste-agronome de<br />

Giessen en Hesse : deux fondateurs marquants<br />

de la chimie agricole européenne<br />

et rhénane. Deux voies scientifiques différentes<br />

mais en somme complémentaires,<br />

qui peuvent être, en ce début du XXI e<br />

siècle, les symboles non seulement de<br />

l'amitié franco-allemande pour construire<br />

l'Europe Unie <strong>des</strong> peuples, mais servir<br />

peut-être aussi de symbole à l'Europe <strong>des</strong><br />

Régions, et en l'occurrence d'un «nouveau<br />

modèle rhénan» à construire.<br />

Notes<br />

1. Organisées le 10 novembre 2002 sous la<br />

présidence de Paul Schiellein, Maire de<br />

Merkwiller-Pechelbronn et de Guy Troger,<br />

Président de l'Association <strong>des</strong> Amis<br />

du Musée du Pétrole de Pechelbronn.<br />

2. Je remercie Willy Weller ancien Secrétaire<br />

général de l'Association <strong>des</strong> Amis du<br />

Musée du Pétrole de Pechelbronn d'avoir<br />

bien voulu me communiquer en 1987 un<br />

dossier sur cette correspondance.<br />

3. J. B. Boussingault, Mémoires, 5 vol., Paris,<br />

1892-1903.<br />

4. Notes biographiques de R. Schmitt sur<br />

J. B. Boussingault in Nouveau Dictionnaire<br />

<strong>des</strong> Biographies Alsaciennes (NDBA). Bo,<br />

p. 325-326.<br />

5. Voir sa lettre du 25 juin 1821 adressée à<br />

son père.<br />

6. M. Callon, (Dir.), La science et ses réseaux,<br />

La Découverte, Paris, 1989.<br />

7. « Il est (...) difficile de savoir si Boussingault<br />

se tourne vers la chimie agricole<br />

en rentrant en France après dix années<br />

passées en Amérique du Sud, parce que,<br />

ayant été confronté à <strong>des</strong> problèmes d'approvisionnement<br />

au cours de son séjour,<br />

il comprend, comme il le prétend, l'intérêt<br />

de la question, ou parce qu'il exploite une<br />

opportunité, celle de l'acquisition d'une<br />

ferme lors de son mariage, ou encore<br />

parce qu'il a conscience qu'il faut qu'il se<br />

démarque de Dumas, son puissant protecteur<br />

dont il est le suppléant, s'il veut<br />

faire carrière. » (N. JAS, Au carrefour de la<br />

chimie et de l'agriculture. Les <strong>sciences</strong> agronomiques<br />

en France et en Allemagne. 1840-1914.<br />

Editions <strong>des</strong> Archives Contemporaines,<br />

Paris, 2001, p. 57.<br />

8. P. de Chambrier, Historique de Pechelbronn.<br />

Editions Attinger Frères, Paris-Neufchâtel,<br />

1919, p. 31-32.<br />

9. J. M. Scheydecker, « Une cité ouvrière à<br />

Merkwiller-Pechelbronn : la Cité Boussingault<br />

», Cahiers de l'Institut d'Urbanisme et<br />

d'Aménagement Régional, n° 3-4, 1981-82,<br />

p. 122-136.<br />

10. S. Jonas, Mulhouse industriel : un siècle<br />

d'histoire urbaine. 1740-1848, 2 vol., éd.<br />

L'Harmattan, Paris, 1994.<br />

11. S. Jonas, « Pechelbronn : mémoires<br />

anciennes et <strong>des</strong>tinées nouvelles », Cahiers<br />

du Centre de Recherches sur Paris et l'Ile-de-<br />

France. (CREPIF), Paris-Sorbonne, n° 10,<br />

1985, p. 43-57.<br />

12. P. de Chambrier, op. cit., p. 68.<br />

13. Idem, p. 31.<br />

14. Idem, p. 68.<br />

15. N. Jas, op. cit., p. 38 et suite.<br />

16. M. Crosland, Science under Control: The<br />

French Academy of Sciences. 1795-1914.<br />

Cambridge University Press, Cambridge,<br />

1992.<br />

17. M. Finlay, « The Rehabilitation of an Agricultural<br />

Chemist: Julius von Liebig and<br />

the Seventh Edition », in Ambix, 38, 1991,<br />

p. 137-167 ; W. Brock, Justus von Liebig:<br />

the Chemical Gatekeeper, Cambridge University<br />

Press, Cambridge, 1997.<br />

18. J. von Liebig, Die organische Chemie in ihrer<br />

Anwendung auf Agrikultur und Physiologie,<br />

1840.<br />

19. R. Schmitt, NDBA, op. cit. ; Voir aussi :<br />

C. Fonanon, A. Grelon, « Jean Boussingault<br />

(1802-1887) : Professeur d'Agriculture<br />

(1845-1848), de chimie agricole<br />

(1851-1887) » in Les professeurs du Conservatoire<br />

National <strong>des</strong> Arts et Métiers, 2<br />

tomes, INRP/CNAM, Paris, 1994, p. 246-<br />

258 ; A. Lacroix, « Notice historique sur<br />

J. B. Boussingault », Académie <strong>des</strong> Sciences,<br />

Séance publique du 13.12.1926.<br />

20. S. Reichrath, Entstehung und Stand der<br />

Agrarwissenschaften in Deutschland und<br />

Frankreich, Ed. Peter Lang, Frankfurt,<br />

1991 (Hochschulschriften) ; M. Finlay,<br />

"Science, Practice and Politics : German<br />

Agricultural Experiment Stations in the<br />

Nineteenth Century", UMI Dissertation<br />

Services, Michigan, 1992.<br />

21. A. Pleger,« J. B. Boussingault und Schloss<br />

Liebfrauenberg », in Mein Elsassland,<br />

1920/21, Colmar, 1921, p. 390-394.<br />

22. P. de Chambrier, op. cit.<br />

23. D. Pestre, « Pour une nouvelle histoire<br />

sociale et culturelle <strong>des</strong> <strong>sciences</strong>: nouvelles<br />

définitions, nouveaux objets, nouvelles<br />

pratiques », Annales Histoire, Sciences Sociales,<br />

1995, p. 487-522.<br />

161


Lu à lire<br />

Yves Siffer, Paysage de nuit,<br />

peinture sous verre, 1991


Notes de synthèse<br />

LE ROMANCIER, LA PRESQU’ÎLE ET L’ETHNOLOGUE<br />

A propos de FRANÇOISE ZONABEND,<br />

Mœurs norman<strong>des</strong>. Ethnologie du roman de Raoul Gain 'À chacun sa volupté', Paris, Christian Bourgois, 2003, 300 p.<br />

L’auteur de La presqu'île du nucléaire,<br />

patiente ethnologue, après Minot, de la<br />

presqu'île de la Hague, à l'extrême nord<br />

du Cotentin, tombe, chez un bouquiniste<br />

parisien, sur un roman publié en 1931 par<br />

un inconnu. À chacun sa volupté dépeint<br />

son terrain, la société du pays de La Hague,<br />

trois quarts de siècle plus tôt. L'ethnologue<br />

se lance à la recherche de l'homme Raoul<br />

Gain et de l'effet de réel ressenti à la lecture<br />

d'un roman raide, mais parsemé de notes<br />

« justes » qu'elle reprend pas à pas. Son<br />

cheminement précis est serti de discours<br />

colorés d'informateurs locaux avec, de place<br />

en place, parmi les voix d'écrivains régionaux,<br />

un écho de Barbey d'Aurévilly. Ce<br />

dernier semble l'ange tutélaire de l'entreprise.<br />

L'écriture étriquée de Gain parle <strong>des</strong><br />

mêmes lieux que sa démesure, et Françoise<br />

Zonabend brode sur cette trame la vérité que<br />

le dandy de Saint-Sauveur-le-Vicomte tissait<br />

sur <strong>des</strong> situations humaines impossibles.<br />

Lui ne renierait pas cette amante <strong>des</strong> mêmes<br />

cieux, dont la générosité répond à la sienne,<br />

même si elle a choisi de décrire la face d'ombre,<br />

le côté "clos". Dans ce roman à plusieurs<br />

voix, la sienne nous conduit, sûre, discrète et<br />

présente : J'ai tenté d'inscrire la subjectivité<br />

du sujet écrivant.<br />

L'effet de réel est traqué par <strong>des</strong> déplacements<br />

et recoupements continuels de la<br />

perspective qui font émerger le contexte : une<br />

leçon de virtuosité ethnographique. L'ouvrage<br />

est composé de trois parties : un journal<br />

de terrain, qui conte sa recherche faussement<br />

vaine de l'homme Raoul Gain, le roman<br />

intégralement republié, et son dialogue avec<br />

la recherche présente, effectuée dans les<br />

mêmes lieux. Tout cela s'accompagne d'une<br />

réflexion sur la méthode : l'ethnographe, ditelle,<br />

cherche à cerner une collectivité, à<br />

mettre en résonance les dire <strong>des</strong> uns avec le<br />

silence <strong>des</strong> autres (p. 23). Par sa sinuosité<br />

même, ce parcours d'autres voies, d'autres<br />

façons de reconstituer une vie, parvient à<br />

son objectif et se heurte aux limites de toute<br />

entreprise ethnographique réussie : la vraie<br />

vie d'autrui, celle qu'il a vécue, se dérobe<br />

toujours.<br />

La première partie de l'ouvrage conte<br />

la quête par Françoise Zonabend de Raoul<br />

Gain, né à Tourlaville le 22 août 1887, mort à<br />

Limeil-Brévannes, Val-de-Marne, le 24 avril<br />

1975, parisien comme Barbey et tant d'écrivains<br />

de notre pays. Sa vie a quatre pério<strong>des</strong>.<br />

D'abord l'enfance à Tourlaville, puis la vie<br />

littéraire au Havre, où il est fonctionnaire<br />

aux douanes et écrit plusieurs romans. Les<br />

jeux sexuels (1926) connut un succès de<br />

scandale. Des Américains chez nous intéresse<br />

encore les chercheurs en quête d'une<br />

genèse de l'antiaméricanisme. Il rentre à<br />

La Hague en 1937, où le petit monde <strong>des</strong><br />

érudits et notables cherbourgeois le rejette à<br />

cause de ses écrits sulfureux. Blessé, il cesse<br />

d'écrire, fait son testament, vend sa maison<br />

et fait retraite à Paris en 1949. Il achète une<br />

petite maison à Saint Rémy de la Lande, un<br />

lieu hanté par Barbey. Il sombre alors dans<br />

un oubli total.<br />

Nous suivons l'ethnologue, confrontée<br />

à la dérobade obstinée <strong>des</strong> archives : je me<br />

suis alors tournée vers l'archive. Mais l'effet<br />

de réel qu'on attend <strong>des</strong> archives ne se produit<br />

pas toujours. Cette traque ressemble à<br />

un début d'un roman de Barbey, ou d'une<br />

nouvelle de Borges : comme les héros <strong>des</strong><br />

ces auteurs, Françoise Zonabend cherche<br />

beaucoup avec ses pieds. Mais les traces<br />

de Gain ont été recouvertes. Sa tombe n'est<br />

pas au cimetière de Limeil-Brévannes. Contrairement<br />

à Barbey, il n'a pas été rendu au<br />

séjour de son enfance, Tourlaville, d'où la<br />

tombe de sa mère a disparu, comme celle de<br />

son oncle du cimetière de Querqueville. Gain<br />

n'a rien pardonné à ceux qui l'ont rejeté :<br />

« je ne veux à aucune condition que mon<br />

enveloppe pourrissante se désagrège dans<br />

ce pays-ci [Cherbourg] presque natal, que la<br />

haine et l'imbécillité de trop de ses habitants<br />

m'ont rendu odieux » (p. 43, testament). Il a<br />

été transféré, à sa demande, au cimetière du<br />

Havre. La tombe, selon ses vœux, porte l'inscription<br />

: « Raoul Gain, 1887-1975, Poète<br />

maudit.» Alors, brusquement, mes vaines<br />

recherches <strong>des</strong> autres tombes familiales prirent<br />

sens. (p. 27). Le seul vestige de Raoul<br />

Gain est lié à la passion de la terre : il<br />

lègue en 1949 à l'un de ses voisins les clos<br />

mitoyens. Celui-ci, le seul à se souvenir<br />

du poète conserva 25 ans le legs dans une<br />

enveloppe jaune. Les maisons de Gain ont<br />

été vendues et remeublées, les noms de rue<br />

ont changé. La petite maison de Tourlaville,<br />

étroite comme son écriture, où il vécut jusqu'à<br />

18 ans avec son frère cadet, mort à la<br />

Grande Guerre, son père, mort en 1907, son<br />

grand-père, mort en 1894, voisine avec le<br />

parc du château de Ravalet, qui abrita les<br />

amours passionnées de Marguerite et Julien<br />

de Ravalet, frère et sœur décapités en 1603<br />

pour crime d'inceste. Il y croisa le fantôme<br />

de Barbey, qui vint y écrire Une page d'histoire<br />

(1886). Gain commit lui aussi un essai<br />

sur le sujet.<br />

Raoul Gain, c'est Barbey étriqué, et c'est<br />

la réalisation de la prophétie <strong>des</strong> premières<br />

lignes de L'ensorcelée (1852) :<br />

La lande de Lessay est l'une <strong>des</strong> plus considérables<br />

de cette portion de la Normandie<br />

qu'on appelle la presqu'île du Cotentin. Le<br />

Cotentin, cette Tempé de la France, cette<br />

164


Notes de Synthèse<br />

terre grasse et remuée, a pourtant, comme la<br />

Bretagne sa voisine, la traîtresse aux genêts,<br />

de ces parties stériles et nues, où l'homme<br />

passe et où rien ne vient, sinon une herbe<br />

rare et quelques bruyères, bientôt <strong>des</strong>séchées.<br />

Ces lacunes de culture, ces places vi<strong>des</strong> de<br />

végétation, ces têtes chauves, pour ainsi<br />

dire, forment d'ordinaire un frappant contraste<br />

avec les terrains qui les environnent.<br />

Généralement, ces lan<strong>des</strong> ont un horizon<br />

assez borné. Le voyageur, en y entrant, les<br />

parcourt d'un regard, et en aperçoit la limite.<br />

Mais si, par exception, on en trouve d'une<br />

vaste largeur de circuit, on ne saurait dire<br />

l'effet qu'elles produisent sur l'imagination<br />

de ceux qui les traversent, de quel charme<br />

profond elles saisissent les yeux et le cœur.<br />

Qui ne sait le charme <strong>des</strong> lan<strong>des</strong>… Elles sont<br />

comme les lambeaux, laissés sur le sol, d'une<br />

poésie primitive et sauvage que la main de<br />

l'homme ont déchirés. Haillons sacrés, qui<br />

disparaîtront au premier jour sous le souffle<br />

de l'industrialisme moderne ; car notre époque,<br />

grossièrement matérialiste et utilitaire,<br />

a pour prétention de faire disparaître toute<br />

espèce de friche et de broussaille, aussi<br />

bien du globe que de l'âme humaine. Pour<br />

peu que cet effroyable mouvement continue,<br />

nous n'aurons plus, dans quelques années,<br />

un pauvre bout de lande où l'imagination<br />

puisse poser son pied pour rêver, comme le<br />

héron sur l'une de ses pattes.<br />

Barbey, cet homme du siècle, généreux<br />

jusqu'à la prodigalité, passa son existence<br />

à se fâcher, puis à se réconcilier avec ses<br />

amis, sa religion et son pays. Cet extrait<br />

décrit les manques de Gain, qui ne sachant<br />

pardonner réagit à l'adversité en fermant <strong>des</strong><br />

portes, jusqu'à la disparition et l'oubli. Gain,<br />

est effectivement grossièrement matérialiste<br />

et utilitaire. Pour lui, la lande n'est qu'un<br />

vestige où s'attardent encore <strong>des</strong> peurs primaires<br />

:<br />

(p. 128) Et la nuit longue, mystérieuse,<br />

venue <strong>des</strong> lan<strong>des</strong> où, de place en place,<br />

semblent rêver les pierres celtiques, ramenait<br />

pour de vieilles gens son équipage de<br />

goubelins, de sorciers, de fées, de génies<br />

malfaisants. Un peu de la terreur superstitieuse<br />

de la Cornouailles bretonne s'attarde<br />

encore sur ce pays de granit.<br />

Le romancier décrit surtout <strong>des</strong> repas<br />

interminables, et les paysages sont vus de<br />

l'intérieur <strong>des</strong> maisons ; son vocabulaire<br />

botanique est squelettique : les seuls végétaux<br />

qu'il connaisse en dehors <strong>des</strong> foins sont<br />

<strong>des</strong> herbes et les arbres, lesquels ne portent<br />

jamais que <strong>des</strong> fruits. Françoise Zonabend<br />

fait un inventaire <strong>des</strong> plantes, animaux et<br />

objets caractéristiques de la presqu'île. Elle<br />

s'est appliquée à combler cette lacune <strong>des</strong>criptive<br />

: avec précision, et non sans poésie,<br />

elle présente la diversité d'un pays aimé :<br />

(p. 206) L'intérieur de la presqu'île est<br />

occupé par un vaste plateau constitué d'une<br />

succession de dômes arrondis, couverts de<br />

lan<strong>des</strong>, où croissent ajoncs et genêts, bruyères<br />

et fougères, que balaient sans cesse les<br />

vents du large. Par endroits, le plateau est<br />

entaillé par d'étroits vallons où poussent<br />

quelques arbres entre lesquels serpentent<br />

<strong>des</strong> ruisseaux qui <strong>des</strong>cendent vers le littoral.<br />

Aux abords de la côte septentrionale le<br />

plateau s'abaisse et la lande fait place à une<br />

prairie dénudée, au sol bouleversé par <strong>des</strong><br />

rochers érodés, découpés par une succession<br />

de murets de pierres plates, piquetés d'une<br />

maigre végétation. Vers la côte occidentale,<br />

le plateau semble se précipiter à la mer qu'il<br />

surplombe alors de hautes falaises. Plus bas,<br />

la lande se heurte aux Mielles, immense barrière<br />

de sable que la mer a intercalée entre<br />

la terre et l'eau.<br />

Le roman est violent. Dans la ferme d'un<br />

riche propriétaire, Julie, la basse (servante)<br />

est violée par le nouveau valet, Désiré.<br />

Quand elle lui dit qu'elle est enceinte, il<br />

l'avertit qu'il refusera de reconnaître sa paternité.<br />

Julie part accoucher chez ses gens d'un<br />

garçon dont elle refuse de nommer le père ;<br />

le bruit court qu'il s'agit du fils <strong>des</strong> patrons.<br />

Passe la Grande guerre, le valet et le fils de la<br />

ferme y ont péri, sa femme est morte en couches,<br />

et leur enfant a été étouffé par sa tante<br />

maternelle, qui convoitait <strong>des</strong> clos reçus en<br />

dot par sa sœur. Cette tante sombre dans la<br />

folie et l'alcoolisme. Le jour de l'armistice, la<br />

servante avoue aux propriétaires que leur fils<br />

est le père de son enfant. Ceux-ci la croient<br />

et en font l'héritier du domaine.<br />

Le titre La trop vieille Normandie fut<br />

refusé par l'éditeur : Gain était un auteur<br />

à scandale, ce titre n'était pas « vendeur ».<br />

Selon Françoise Zonabend le nouveau titre<br />

ne dit (p. 62) aucune révolte contre l'ordre<br />

établi, aucune soumission non plus, mais la<br />

ruse paysanne, la dissimulation, l'habileté,<br />

la ténacité avec laquelle certains manipulent<br />

les normes <strong>sociales</strong> pour les tourner à<br />

leur avantage. La volupté qu'évoque le titre<br />

n'est certainement pas celle que procure<br />

l'accord <strong>des</strong> sexes : entre ces êtres la sexualité<br />

est triste, la sensualité brutale. Cette<br />

volupté provient de la jouissance, toujours<br />

fallacieuse, que donne le sentiment d'avoir<br />

triomphé du <strong>des</strong>tin qui vous échoit. Tous ces<br />

caractères sont négatifs : aucun fait ou trait<br />

ne rend l'histoire lointaine, exotique, aucun<br />

personnage étranger à la région n'intervient<br />

pour bousculer les rouages coutumiers de<br />

la société, pas question de l'irruption de<br />

la modernité ou de machines nouvelles qui<br />

viendraient troubler l'ordre éternel. Le seul<br />

événement qui fait basculer le <strong>des</strong>tin est la<br />

fatalité et le mort.<br />

La lecture ethnologique de cette histoire<br />

apporte un relief étonnant : dans ce récit s'exprime,<br />

en négatif, le primauté <strong>des</strong> liens de<br />

consanguinité sur ceux de l'alliance, se lit en<br />

filigrane l'orientation impitoyable <strong>des</strong> stratégies<br />

matrimoniales, la banalité <strong>des</strong> viols<br />

et <strong>des</strong> usurpations de filiation légitime, le<br />

<strong>des</strong>tin <strong>des</strong> enfants mal nés. Les informateurs<br />

sont formels : « ça aurait pu arriver comme<br />

ça ». A vrai dire, tous reconnaissaient cette<br />

histoire, mais aucun ne la connaissait. Dans<br />

la troisième partie les informateurs actuelsde<br />

La Hague se font entendre.<br />

De cette polyphonie ressort l'atmosphère<br />

d'enfermement et de solitude dans ces villages<br />

sans place, cernés par la mer, aux<br />

maisons dissimulées par les fossés, et qui<br />

ne montrent au passant qu'un mur pignon<br />

aveugle, les clos entourés d'arbres, de haies<br />

de ronces et de murs de pierres grises empilées.<br />

La presqu'île et sa société nous sont<br />

restituées avec la magie <strong>des</strong> structures de<br />

la parenté, <strong>des</strong> toponymes, <strong>des</strong> patronymes,<br />

<strong>des</strong> termes régionaux et de patois, la forte<br />

présence de ces ru<strong>des</strong> travailleurs de la terre<br />

et profiteurs de la mer. Les objets usuels<br />

et les outils, les plantes et les animaux,<br />

absents du roman, nous sont présentés. Les<br />

autres lacunes de celui-ci, l'absence de décor,<br />

la noirceur d'un écrivain aigri et <strong>des</strong>séché<br />

sont plus que compensées par la beauté<br />

<strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions, l'amour de cette humanité<br />

laborieuse et discrète : la générosité de l'ethnologue.<br />

Le roman s'ouvre sur la fête de l'Épiphanie<br />

(un convive, Auguste Néhou, reprend un<br />

nom de Barbey). À cette date, les domestiques<br />

reçoivent leurs gages de l'année.<br />

Les maîtres se retrouvent entre eux et les<br />

apparentés fêtent les rois. Gain évoque les<br />

« corvées d'honneur », les gros travaux que<br />

les fermiers vont alors effectuer gratuitement<br />

les uns chez les autres, à charge de revanche.<br />

Françoise Zonabend souligne l'attirance de<br />

la mer pour les jeunes gens, elle décrit les<br />

coutumes locales, tels le « droit de gravage »,<br />

la récupération de tout ce que la mer apporte,<br />

165


et qu'elle retrouve en évidence dans les maisons<br />

qu'elle a visitées, (avec <strong>des</strong> histoires de<br />

naufrageurs accrochant <strong>des</strong> lanternes aux<br />

cornes <strong>des</strong> bœufs), ou le « droit de vrec », le<br />

ramassage du varech apporté par les marées<br />

de vives eaux pour fumer les terres.<br />

L'auteur évoque le système de parenté,<br />

les mariages consanguins, l'endogamie qui<br />

permettait une moins grande dispersion <strong>des</strong><br />

terres lors <strong>des</strong> héritages, les incestes de<br />

maison, de village : à La Hague, la seule<br />

parenté reconnue est la parenté consanguine,<br />

ensemble <strong>des</strong> parents paternels et maternels<br />

appartenant « à la même souche ». D'un côté<br />

« les gens de nos gens », de l'autre « les<br />

parents de nos femmes, les biautés, les pièces<br />

rapportées ». Elle souligne l'usage <strong>des</strong><br />

prépositions, « un cousin pour mon père »,<br />

« il a mis son bien sur sa tête », <strong>des</strong> verbes,<br />

« prendre femme ou mari », « reprendre son<br />

beau-frère », (lévirat) « prendre ou ramasser<br />

<strong>des</strong> orphelins ». Les « cousins fréreux »<br />

(germains), comme au pays de Caux, sont<br />

presque <strong>des</strong> frères, et donc interdits, mais ils<br />

constituent les conjoints préférés, avec les<br />

cousins « remués de germain ». Les grandsparents<br />

paternels, « gens de mes gens », sont<br />

appelés « mes grands » ; ils sont la seule<br />

parenté d'amour, les seuls avec lesquels les<br />

enfants du roman aient eu un peu de tendresse.<br />

La maison est l'identifiant principal <strong>des</strong><br />

individus : « on est de telle maison ». Deux<br />

générations de propriétaires ou fermiers y<br />

vivent rarement ensemble : dès le mariage de<br />

leurs enfants, les parents partent s'installer<br />

ailleurs. C'est une maison rempart, (p. 242)<br />

qui tourne vers le dehors un mur pignon<br />

aveugle ou un lourd mur de clôture, qui<br />

soude le groupe interne, intime, et instaure<br />

<strong>des</strong> règles particulières : les enfants se taisent,<br />

les vieux s'effacent, seuls les adultes<br />

ont la parole. Entre parents et enfants, il faut<br />

créer de la distance, instaurer une rupture<br />

pour que les jeunes gens puissent devenir<br />

à leur tour maître et maîtresse. Les adultes<br />

décident de tout, horaires, temps de liberté,<br />

choix du conjoint. De nombreux enfants ne<br />

se marient pas, à cause de stratégies liées à la<br />

possession de la terre. La règle est le partage<br />

égalitaire <strong>des</strong> héritages, mais l'usage, et le<br />

coutumier de Normandie, autorisaient les<br />

parents à avantager l'un ou l'autre enfant.<br />

Le partage <strong>des</strong> terres est, comme dans le<br />

roman, une obsession. La terre est inaliénable.<br />

Généralement, l'aîné hérite de la maison,<br />

et reçoit alors moins de terre : il la loue à<br />

ses cadets. La tendance est à la restriction<br />

du nombre de bénéficiaires, par le contrôle<br />

<strong>des</strong> mécanismes de l'alliance : « ici on marie<br />

les clos avec les clos, les barrières avec les<br />

barrières » (informateur). Beaucoup restent<br />

célibataire lorsque la stratégie parentale<br />

l'exige : « j'aurais pu me marier, mais ça leur<br />

déplaisait, ils voulaient pas, je suis restée ».<br />

L'auteur introduit le discours de ses<br />

informateurs (et non du romancier) sur la<br />

race et l'opposition théorisée par François<br />

Le Chanteur entre la race Viking, blonde,<br />

du nord Cotentin, la race <strong>des</strong> seigneurs, et<br />

les « Alpins » bruns du Coutançais, naturels<br />

asservis. Elle cite l'archiviste de Cherbourg :<br />

« Les Normands, ils n'aiment pas les Parisiens,<br />

mais à vous ils vous parlent, parce que<br />

vous avez les yeux clairs ».<br />

L'idée de race, la construction d'une<br />

altérité fait partie d'un tableau cohérent où<br />

l'accent est mis sur les mœurs sexuelles, la<br />

parenté et ses leurres. Deux groupes sociaux<br />

interagissent, les propriétaires et fermiers<br />

et les valets et servantes loués à l'année,<br />

travaillant tous les jours sans exception.<br />

La sexualité est brutale : la femme qui s'est<br />

laissée fabriquer un bâtard, coupable, est<br />

« renvoyée chez ses gens », un mot évoquant<br />

la gens romaine, avec idée d'engendrement.<br />

L'enfant, désigné « enfant de fille », recevait<br />

comme patronyme le prénom de sa mère,<br />

ce qui signalait publiquement sa naissance,<br />

et inscrivait le faute dans la <strong>des</strong>cendance<br />

masculine. Le bâtard n'est pas carillonné<br />

à son baptême. Julie profite de la rumeur<br />

et <strong>des</strong> circonstances : au jour de l'armistice,<br />

quand sonnent les cloches annonçant la fin<br />

de la guerre, elle "révèle" la paternité de<br />

son fils, lui ouvrant les voies de la légitimité<br />

et de la filiation reconnue. La société<br />

haguaise valorise la race, le « sang », l'autre<br />

soi, une fermeture qui débouche sur l'inceste.<br />

(p. 254) : Le maintien de la pureté de la race<br />

ne peut se faire, idéalement, que par l'union<br />

de deux êtres identiques, le frère et la sœur,<br />

laquelle ne saurait être féconde.<br />

En effet les enfants de l'inceste ne peuvent<br />

perpétuer le groupe, alors que les bâtards,<br />

issus de viols ou d'adultère, le peuvent. D'où<br />

cette licence <strong>des</strong> mœurs avec les ni trop<br />

proches, ni trop lointains :<br />

Gain n'aurait pu terminer son récit par<br />

l'intégration du bâtard dans la lignée du propriétaire<br />

si, au lieu d'un viol, il avait raconté<br />

un inceste. Seul est pensable le métissage<br />

social, surtout lorsque celui-ci peut en fait,<br />

comme le montre le romancier, être brouillé,<br />

effacé, gommé par la rumeur publique.<br />

L'inceste est donc au cœur du système ;<br />

Françoise Zonabend cite Barbey : Il est si<br />

rare de ne s'éprendre d'une de ces fleurs de<br />

l'existence éclose sur la même branche que<br />

nous, puis explique : L'inceste frère sœur,<br />

qui fait se conjoindre le père et la fille par<br />

le frère, la mère et son fils par la sœur, et<br />

même la mère et la fille et le père et la fille,<br />

ressemble à une union chimérique, la cellule<br />

étroite <strong>des</strong> parents et <strong>des</strong> enfants qu'on tente,<br />

par tous les moyens, de perpétrer. Cette<br />

société rurale enfermée est traversée par<br />

<strong>des</strong> pratiques et <strong>des</strong> drames jamais dévoilés,<br />

toujours occultés : le viol, l'infanticide, La<br />

folie. L'auteur souligne qu'après ce livre,<br />

Gain n'écrivit plus qu'un court essai autour<br />

<strong>des</strong> Ravalets, une histoire d'inceste. Elle y<br />

voit le terme d'un retour aux origines : dans<br />

ces lieux, dans cette histoire, c'est peut-être<br />

lui qu'il cherche dans une sorte de retour à<br />

la matrice <strong>des</strong> origines.<br />

Elle se penche enfin sur la rumeur, « la<br />

voix viparde du vent », et relève la réaction<br />

individuelle, combative, de ses victimes,<br />

retrouvant la vive réaction du fils du propriétaire,<br />

dans le roman, dans les annonces<br />

vindicatives publiées dans la presse locale,<br />

où les victimes de rumeurs dénoncent leurs<br />

calomniateurs. Elle repère le personnage du<br />

passeur de nouvelles, le bouilleur du roman,<br />

dont elle a connu un exemplaire féminin,<br />

Marie L., à La Hague, et qu'elle compare<br />

aux maîtres de vérité (M. Détienne, en Grèce<br />

antique), aux griots mandingues, aux harepos<br />

de Tahiti, et bien sûr à la laveuse, la<br />

couturière et la cuisinière étudiées à Minot<br />

par Yvonne Verdier.<br />

Gain est un peintre à gros traits de la rancœur,<br />

de la brutalité, de la haine, de la ruse<br />

silencieuse, de la jalousie et <strong>des</strong> mauvais<br />

sentiments de tous contre tous. Ce livre passionnant<br />

laisse le lecteur inquiet, rêvant à ces<br />

italiens (de Manzoni à Striano et Morante)<br />

qui écrivent un roman historique pour pouvoir<br />

parler du temps présent. Que reste-t-il<br />

de toute cette violence ? L'objet romanesque<br />

permet à l'auteur d'aborder la question <strong>des</strong><br />

représentations de la race, et celle de la<br />

rumeur, avec liberté, précision et détachement.<br />

Françoise Zonabend n'a pas découvert<br />

un romancier, elle l'a reconstruit meilleur, en<br />

lui prêtant mo<strong>des</strong>tement sa sagesse ethnologique<br />

et son expérience du terrain.<br />

PATRICK TÉNOUDJI<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

166 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Notes de Synthèse<br />

UNHAPPY ENDS<br />

A propos de :<br />

Pascal HINTERMEYER, Euthanasie, la dignité en question Paris, Buchet-Chastel, 2003, 162 p.<br />

JEAN-MICHEL TRUONG, Eternity Express (roman) Paris, Albin Michel, 2003, 299 p.<br />

Jean-Michel Truong, qui a fait ses étu<strong>des</strong><br />

de psychologie à Strasbourg, rapporte<br />

sur son site Internet les confidences d'une<br />

infirmière âgée sur la méthode aussi radicale<br />

que primitive longtemps utilisée pour<br />

libérer <strong>des</strong> lits dans le service d'aliénés<br />

au long cours dans lequel elle travaillait :<br />

par les ru<strong>des</strong> nuits d'hiver alsacien, on<br />

“oubliait” simplement de fermer la fenêtre.<br />

Au matin, l'une ou l'autre patiente parmi les<br />

plus vulnérables pouvait avoir rendu l'âme.<br />

La température est un moyen commode<br />

de précipiter l'œuvre du temps, commente<br />

Truong. La canicule de l'été 2003 nous<br />

en a offert un autre exemple, à l'échelle<br />

collective celui-là, qui nous rappelle que<br />

les fins de vie sont affaire de dignité, mais<br />

aussi, et terriblement, de gestion. Les près<br />

de 15 000 décès attribuables à la chaleur,<br />

sans compter ceux éventuellement ignorés<br />

ou tenus secrets, ne constituent pas un génocide<br />

volontaire. Ils sont pourtant le résultat<br />

indirect d'arbitrages gestionnaires rendus<br />

par les ministres successifs de la santé au<br />

nom de l'équilibre du Budget. L'actualité<br />

nous permet de mesurer de manière tangible<br />

les effets de la mise en équation <strong>des</strong> coûts<br />

économiques et humains. Les victimes se<br />

comptent par milliers, pourtant leur disparition<br />

a fait moins de bruit que celles <strong>des</strong><br />

tours du World Trade Center, et c'est cette<br />

banalisation même qui est effrayante, et<br />

donne son sens au débat social, économique<br />

et moral sur le traitement <strong>des</strong> fins de vie,<br />

dont la gestion <strong>des</strong> retraites et l'euthanasie<br />

sont les deux chapitres actuellement les plus<br />

médiatisés.<br />

Il est intéressant de rapprocher les deux<br />

ouvrages de Pascal Hintermeyer et de Jean-<br />

Michel Truong, écrits dans <strong>des</strong> registres<br />

a priori différents, mais qui proposent<br />

deux angles d'approche d'un même fait :<br />

l'allongement notable de la durée de vie<br />

dans nos sociétés a été réalisé au prix d'un<br />

appareillage bio-technologique qui, d'une<br />

part, médicalise l'existence individuelle, et<br />

d'autre part, a un coût économique tel qu'il<br />

doit être pris en charge en tout ou partie<br />

par la collectivité. Pascal Hintermeyer met<br />

l'accent sur l'enjeu de la dignité : le débat<br />

sur les fins de vie est centré sur les choix<br />

offerts à l'individu. Jean-Michel Truong<br />

imagine une fiction traitant de la gestion<br />

<strong>des</strong> retraites d'ici une génération : le débat<br />

est centré sur les réalités démographiques<br />

et la pression du discours économique qui<br />

étriquent considérablement ces choix individuels.<br />

Tous deux se rejoignent dans une<br />

interrogation d'ordre moral sur la place que<br />

les humains se ménagent dans les sociétés<br />

qu'ils produisent. Mais ils ne répondent pas<br />

de la même manière à la question terrible :<br />

la morale a-t-elle vraiment quelque chose à<br />

voir avec l'affaire ?<br />

La dignité humaine :<br />

quelles définitions ?<br />

Les progrès <strong>des</strong> connaissances et <strong>des</strong><br />

techniques biomédicales ont conduit à ce<br />

que la vieillesse et la mort inscrivent l'être<br />

humain en fin de vie dans un système de<br />

soins médicalisé. Les choix qui se présentent<br />

pour la fin de vie oscillent donc entre<br />

deux formules : l'euthanasie et les soins<br />

palliatifs, qui ont en commun de vouloir<br />

restituer au malade sa dignité et ses possibilités<br />

de choix. Pascal Hintermeyer, abordant<br />

la question de l'euthanasie, compare en fait<br />

les deux approches, qui diffèrent dans leurs<br />

philosophies sur la question de la dignité.<br />

L'euthanasie est une mort volontairement<br />

choisie par le sujet qui manifeste dans cette<br />

décision son ultime liberté individuelle. Elle<br />

diffère cependant du suicide en ce qu'elle est<br />

administrée par un tiers. C'est cette intervention<br />

d'autrui qui pose problème, à la différence<br />

du suicide, parce qu'elle transgresse<br />

l'interdit fondamental du meurtre, exprimé<br />

dans la loi et la déontologie médicale. Il<br />

serait cependant naïf de croire que l'euthanasie<br />

n'existe pas là où la loi ne l'autorise<br />

pas. Les expériences de dépénalisation se<br />

présentent davantage comme <strong>des</strong> tentatives<br />

de régulation de pratiques ordinaires que<br />

comme une interdiction efficace de ce qu'elles<br />

n'autorisent pas. Il existe une euthanasie<br />

indirecte qui consiste à laisser venir la mort<br />

par conséquence secondaire de l'administration<br />

d'analgésiques puissants (ou plus<br />

simplement, et parfois plus insidieusement,<br />

comme évoqué plus haut, en “aidant” la<br />

nature à faire son travail). L'euthanasie proprement<br />

dite, celle qui est l'objet du débat,<br />

c'est celle qui légalise la force de décision<br />

du sujet de mourir, déchargeant les intervenants<br />

de leur responsabilité et n'en faisant<br />

plus que <strong>des</strong> accompagnateurs, et non <strong>des</strong><br />

meurtriers.<br />

L'euthanasie postule cependant un<br />

individu “censé connaître exactement sa<br />

situation sanitaire, constater qu'elle est sans<br />

issue, établir lucidement que sa souffrance<br />

est intolérable et irrémédiable”. Pascal Hintermeyer<br />

se demande si cette conception<br />

de l'individu rationnel dans une situation<br />

limite n'est pas une figure d'école, rarement<br />

réalisée alors qu'elle est nécessaire pour<br />

répondre aux exigences de minutie. Peutelle<br />

faire “abstraction <strong>des</strong> incertitu<strong>des</strong> et <strong>des</strong><br />

doutes, <strong>des</strong> angoisses et <strong>des</strong> revirements, <strong>des</strong><br />

suggestions et <strong>des</strong> culpabilités” ? Est-elle<br />

“compatible avec les situations où la conscience<br />

est intermittente ou altérée” ?<br />

Les soins palliatifs, quant à eux, visent à<br />

aider celui qui doit bientôt mourir à affronter<br />

cette ultime épreuve dans les meilleurs ou<br />

les moins mauvaises conditions possibles.<br />

L'approche palliative est avant tout d'ordre<br />

relationnel. Alors que pour les partisans<br />

de l'euthanasie, l'important est d'éviter la<br />

confrontation avec la mort en la réduisant<br />

à un événement ponctuel qui peut faire<br />

l'objet d'une décision voire d'une programmation,<br />

les soins palliatifs visent à soutenir<br />

les mala<strong>des</strong> incurables pour qu'ils puissent<br />

trouver de la valeur à la dernière étape de<br />

leur existence.<br />

Pascal Hintermeyer n'oppose pas les<br />

deux approches, dont il rappelle qu'elles<br />

visent toutes deux la dignité humaine, mais<br />

il souligne que les conceptions de cette<br />

dignité n'y sont pas les mêmes. L'euthanasie<br />

insiste sur une certaine exigence esthétique<br />

dans sa propre disparition. Il s'agit de ne pas<br />

déchoir aux yeux <strong>des</strong> autres et à ses propres<br />

yeux. Pour les partisans <strong>des</strong> soins palliatifs,<br />

la dignité réside dans l'être humain placé en<br />

position de sujet. Elle n'est pas compromise<br />

par la dégradation physique. Elle pousse à<br />

affronter l'adversité plutôt qu'à s'y dérober.<br />

Le fil du raisonnement reste, au long<br />

de l'ouvrage, celui de l'humanisme de son<br />

167


auteur : la dignité humaine y est discutée<br />

dans ses définitions, mais le débat reste<br />

cadré par le postulat que tout le monde<br />

place cette dignité au premier rang de ses<br />

préoccupations. Pascal Hintermeyer n'aborde<br />

donc que marginalement les conditions<br />

socio-économiques qui pourtant ont fait<br />

émerger le débat et lui donnent sens. Pourquoi,<br />

en effet, l'euthanasie est-elle devenue<br />

une question d'actualité ? Le chapitre<br />

sur les expériences de dépénalisation nous<br />

fait toucher la réponse du doigt. Les Pays-<br />

Bas ont légalisé l'euthanasie en mars 2002<br />

sous certaines conditions qui révèlent tout<br />

le problème, celui de la réalité du choix<br />

individuel : le médecin doit évoquer avec<br />

le patient les possibilités offertes par les<br />

soins palliatifs, et l'euthanasie ne doit être<br />

envisagée que si ces moyens n'apportent<br />

pas de solution. On peut donc bien préférer<br />

moralement l'approche palliative, mais<br />

si les moyens financiers de l'individu,<br />

ou une couverture sociale insuffisante, ne<br />

le permettent pas, l'euthanasie se présente<br />

comme une solution par défaut, dont le<br />

choix n'est pas entièrement libre, contraint<br />

qu'il est par <strong>des</strong> considérations techniques<br />

ou économiques. Demander aux mourants<br />

de décider eux-mêmes de leur propre fin<br />

sous couvert de liberté est alors une manière<br />

pour la société de ne pas se confronter au<br />

spectacle du traitement qu'elle impose à ses<br />

vieux, ses mala<strong>des</strong> et ses mourants.<br />

Plus généralement, nos sociétés ontelles<br />

les moyens d'entretenir les fins de vie,<br />

sachant que l'évolution <strong>des</strong> technologies<br />

augmente la durée de vie sous condition<br />

de l'appareiller à grand frais, que la démographie<br />

augmente la proportion de vieux et<br />

diminue celle <strong>des</strong> actifs à même de les entretenir,<br />

et que le paradigme économique porte<br />

à mesurer la valeur <strong>des</strong> choses, y compris de<br />

l'humain, en termes comptables ?<br />

La dignité humaine :<br />

quelle importance ?<br />

C'est pour répondre à ces questions que<br />

le roman de Jean-Michel Truong campe un<br />

décor futuriste où l'économie n'a plus les<br />

moyens d'entretenir un dispositif de soins<br />

palliatifs pour une population grandissante<br />

de vieux, et en fait n'a plus les moyens de<br />

les entretenir tout court. Dès lors, le choix<br />

n'est plus entre les formes les plus dignes de<br />

fin de vie, mais entre les options qui s'offrent<br />

aux gestionnaires du “parc humain”, pour<br />

reprendre la formule de Peter Sloterdijk, l'un<br />

<strong>des</strong> inspirateurs de Truong.<br />

Le roman scénarise une évolution qu'on<br />

peut prédire sans grand risque de se tromper,<br />

car elle est la conséquence presque automatique<br />

de nos décisions passées et de nos<br />

conduites présentes : celle de la structure<br />

de la population mondiale. Nous appartenons<br />

aux classes pleines nées après la<br />

dernière guerre mondiale. En 2025, ces<br />

classes seront arrivées à l'âge de la retraite.<br />

Dans les quarante prochaines années, sous<br />

l'effet conjugué de la chute de la fécondité<br />

et de l'allongement de la durée de vie dû<br />

aux progrès de l'hygiène, de l'alimentation<br />

et de la médecine, le nombre <strong>des</strong> vieillards<br />

augmentera partout dans <strong>des</strong> proportions<br />

spectaculaires, au détriment de la population<br />

active. L'Europe perdra ainsi 197 millions<br />

d'habitants de moins de 60 ans, et gagnera<br />

74 millions de retraités supplémentaires.<br />

Cette perte de substance vive – plus du<br />

tiers de la population active – ne pourra<br />

être compensée que par un recours massif<br />

à la main d'œuvre étrangère. Dans les termes<br />

du raisonnement économique actuel,<br />

un appauvrissement général <strong>des</strong> plus âgés<br />

comme <strong>des</strong> plus jeunes, ces derniers essoufflés<br />

sous le poids conjugué <strong>des</strong> retraites de<br />

leurs aînés, devrait résulter du déficit creusé<br />

par les dépenses de santé dans le budget<br />

de la sécurité sociale, et du service de la<br />

dette résultant <strong>des</strong> excès passés. Les pays<br />

occidentaux n'auront pas les moyens de<br />

s'occuper de leurs “papy-boomers”.<br />

Une telle évolution n'irait pas sans de<br />

profonds changements de mentalités. Partout<br />

dans le monde, <strong>des</strong> masses de jeunes<br />

se mettraient à réfléchir aux moyens de se<br />

débarrasser du fardeau de leurs vieux. Les<br />

notions de “respect dû aux anciens” ou de<br />

“solidarité entre générations” laisseraient de<br />

plus en plus ouvertement la place à l'évocation<br />

du parasitisme social, du vampirisme<br />

<strong>des</strong> vieux. Truong pense que la perception<br />

même de la vie peut changer sous la pression<br />

<strong>des</strong> contingences : elle devrait perdre son<br />

caractère “sacré” au profit d'une conception<br />

“réaliste”, en fait utilitariste. Un actif, de ce<br />

point de vue, vaut plus qu'un inactif, et on<br />

peut se dire qu'en temps de disette, quand les<br />

récoltes ne permettent plus de nourrir tout le<br />

monde, il est légitime de donner priorité à<br />

la vie qui vient sur celle qui n'est déjà plus<br />

tout à fait là. Le débat sur l'euthanasie prend<br />

alors un autre sens.<br />

Jean-Michel Truong voit dans la légalisation<br />

de l'euthanasie décidée par certains<br />

pays, non pas une mesure en faveur de la<br />

dignité humaine, mais le premier pas d'une<br />

politique de régulation de la population par<br />

le contrôle, non plus seulement <strong>des</strong> naissances,<br />

mais aussi <strong>des</strong> décès. De réformes<br />

en réajustements, la décision de mettre fin à<br />

la vie glissera progressivement, nous avertit<br />

Truong, du malade lui-même au cercle de<br />

ses proches, puis à une hiérarchie de plus<br />

en plus éloignée.<br />

Le roman de politique-fiction sert ici<br />

d'atelier de simulation de cette hypothèse.<br />

L'histoire se place dans un avenir proche<br />

où les arbitrages budgétaires reflètent un<br />

changement dans les valeurs : les crédits<br />

de la recherche médicale sont diminués au<br />

profit de l'aide à l'investissement, ceux de<br />

l'assistance aux personnes âgées dépendantes<br />

cèdent le pas aux indemnités de chômage<br />

et aux ai<strong>des</strong> à la reconversion. Dans le secret<br />

<strong>des</strong> cabinets ministériels, de cyniques calculs<br />

sacrifient ainsi les plus faibles aux plus<br />

vali<strong>des</strong>, les plus âgés aux plus jeunes, les<br />

moins bien représentés aux mieux défendus.<br />

L'occident croule sous ses anciens.<br />

L'Europe, déjà ébranlée par les krachs boursiers<br />

de la net-économie et de l'Eternity<br />

rush (un boom économique autour d'une<br />

illusoire immortalité), ne peut plus faire<br />

face à ce déferlement de “papy-boomers”<br />

devenus trop encombrants. Acculée, l'Union<br />

n'a d'autre choix que de sous-traiter leur<br />

prise en charge. C'est l'avènement <strong>des</strong> lois<br />

dites de “décentralisation du troisième âge”.<br />

Concrètement, les vieillards sont envoyés<br />

en Chine, où ils finiront leurs jours dans<br />

<strong>des</strong> villages idylliques bénéficiant de tout<br />

le confort que la science permet. À bord du<br />

transsibérien, entre l'Alsace et le désert de<br />

Gobi, <strong>des</strong> liens se nouent et se défont entre<br />

les voyageurs, les dialogues reconstituent à<br />

la manière d'un puzzle les données qui leur<br />

permettent de comprendre la société qu'ils<br />

ont quittée à Strasbourg et ce qu'ils découvriront<br />

à l'arrivée.<br />

Les romans de Truong sont le terrain<br />

d'une démonstration narrative <strong>des</strong> thèses<br />

qu'il expose dans ses essais. D'un point<br />

de vue littéraire, Eternity express n'est<br />

d'ailleurs pas très réussi : le style est fluide,<br />

efficace, mais le récit pourrait se passer de<br />

quelques passages verbeux, et l'objectif trop<br />

manifestement didactique <strong>des</strong> dialogues nuit<br />

à la crédibilité <strong>des</strong> personnages. Le suspense<br />

est d'ailleurs éventé par le thème lui-même,<br />

évocateur <strong>des</strong> wagons plombés de la Shoah :<br />

un train convoyant <strong>des</strong> inactifs jugés surnuméraires<br />

vers une <strong>des</strong>tination qu'on leur<br />

168 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Notes de Synthèse<br />

présente comme idyllique laisse augurer de<br />

la sinistre conclusion. Mais si Truong a un<br />

peu oublié d'écrire un vrai roman, c'est qu'il<br />

s'est attaché avec une précision sans faille à<br />

maîtriser la <strong>des</strong>cription d'un système dont la<br />

logique conditionne entièrement le récit.<br />

La faille, et donc l'ouverture, d'Eternity<br />

express est peut-être paradoxalement son<br />

extrême pessimisme. Jean-Michel Truong ne<br />

ménage aucun échappatoire. Ses personnages,<br />

qui s'accommodent d'une morale molle<br />

et conventionnelle, sont prisonniers pour<br />

cette raison <strong>des</strong> contingences qui s'imposent<br />

à eux et à la société dont ils font partie. Ils<br />

cèdent à la logique du système concentrationnaire<br />

avec la même bonne conscience<br />

qui fut celle <strong>des</strong> Européens du siècle précédent.<br />

Cette noirceur même, la démonstration<br />

de l'échec de l'humanité, est un électrochoc<br />

pour le lecteur, à qui seul revient de décider<br />

si ce tableau est une prophétie ou un appel<br />

à réagir pour éviter le pire.<br />

L'ouvrage de Pascal Hintermeyer postule<br />

ainsi la permanence d'un principe moral<br />

humaniste, la dignité humaine, qui sert<br />

d'aune à laquelle mesurer la pertinence <strong>des</strong><br />

décisions individuelles et <strong>des</strong> mesures collectives<br />

en matière de fin de vie. Tandis que<br />

le roman de Jean-Michel Truong estime,<br />

au regard de l'expérience historique, que la<br />

morale peut facilement s'effacer devant les<br />

contingences matérielles, ou pire : qu'elle<br />

peut même s'en arranger, dans un monde qui<br />

confond dans le terme même de “valeur” les<br />

registres moral et économique. Tous deux,<br />

sous <strong>des</strong> angles différents et complémentaires,<br />

s'attaquent à un <strong>des</strong> grands chantiers de<br />

la société de demain : la manière dont nous<br />

traitons les fins de vie est indicatrice de la<br />

manière dont nous traitons la vie humaine<br />

en générale.<br />

Patrick Schmoll<br />

CNRS, Strasbourg<br />

LE NOYAU DE VIOLENCE DE LA PAROLE<br />

A propos de :<br />

PHILIPPE BRETON, Éloge de la parole, Paris, La Découverte, 2003, 187 p.<br />

RICHARD HELLBRUNN, À poings nommés. La violence à bras-le-corps, Strasbourg,<br />

Arcanes, et Ramonville Saint-Agne, Érès, 2003, 213 p.<br />

La violence fascine les intellectuels que<br />

nous sommes, parce qu'elle marque une<br />

limite de nos compétences, non pas professionnelles,<br />

mais personnelles. Nous avons<br />

beau briller en société, nous pressentons que<br />

les mots, qui sont les armes que nous affectionnons<br />

dans nos débats, pourraient être de<br />

peu de poids dans <strong>des</strong> situations concrètes<br />

d'agression physique, si par exemple nous<br />

devions quitter la quiétude de nos amphis<br />

universitaires pour l'incertitude d'une promenade<br />

nocturne en banlieue. Une partie<br />

de la pensée sociologique et politique est<br />

tournée vers l'élaboration d'espaces de parole<br />

substitutifs à la violence. L'un <strong>des</strong> enjeux<br />

imaginaires de ces travaux ne serait-il pas<br />

d'amener petits caïds et psychopathes, du<br />

terrain qui est le leur, vers celui qui est plus<br />

familier à l'intellectuel : <strong>des</strong> actes aux paroles<br />

? Et dans ce cas, quels motifs auraient<br />

<strong>des</strong> personnes, limitées socialement par leur<br />

niveau d'éducation ou leur structure psychologique,<br />

mais qui se sont construit dans et<br />

par la violence une identité redoutée, de se<br />

mesurer à nous dans un registre, le verbal,<br />

qui leur est d'emblée défavorable ?<br />

On rapprochera ici deux ouvrages<br />

récents, écrits par deux Strasbourgeois dont<br />

on sait, pour les connaître, qu'ils portent sur<br />

leur ville <strong>des</strong> regards qui se rejoignent en<br />

maints endroits à propos <strong>des</strong> “quartiers”. Sur<br />

la question <strong>des</strong> rapports entre parole et violence,<br />

il écrivent cependant à partir de deux<br />

postures différentes, qui méritent d'être examinées<br />

pour apprécier en quoi elles peuvent<br />

être mutuellement articulables.<br />

Parole contre violence<br />

L'ouvrage de Philippe Breton se situe à la<br />

croisée <strong>des</strong> travaux de l'anthropologue de la<br />

communication et de l'engagement du chercheur<br />

dans la vie de la cité. Il y traite en effet<br />

d'un idéal qui s'est progressivement formé<br />

comme moteur dans nos sociétés démocratiques<br />

: celui du déploiement de la parole<br />

comme alternative à la violence, à l'inégalité<br />

et à la domination. Et il annonce clairement<br />

qu'il adhère lui-même à cet idéal. Le titre<br />

de l'ouvrage nous avertit d'ailleurs : le genre<br />

retenu est celui de l'éloge, qui ne décrit que<br />

les aspects positifs de cette montée progressive<br />

du pouvoir de la parole dans l'histoire<br />

<strong>des</strong> sociétés humaines. En d'autres termes,<br />

une technique de la parole, la rhétorique, est<br />

ici convoquée pour démontrer l'efficacité de<br />

son propre médium.<br />

Philippe Breton se pose la question :<br />

comment cet idéal d'une parole juste, pacifiante,<br />

s'est-il formé et a-t-il progressé pour<br />

s'imposer dans nos sociétés ? Il explore deux<br />

directions dans lesquelles difracte cette question<br />

: d'une part, qu'est-ce qui, dans la nature<br />

même de la parole, sert de point d'appui au<br />

renoncement à l'inégalité, à la domination et<br />

à la violence ; d'autre part, quelles sont les<br />

conditions <strong>sociales</strong>, historiques et morales<br />

qui permettent sa formation et son déploiement<br />

? Le postulat “résolument humaniste”<br />

de l'argumentation est que “la parole humaine<br />

contient potentiellement, depuis l'origine,<br />

la possibilité d'être au service de plus d'humanité,<br />

d'un lien social plus symétrique, plus<br />

respectueux de l'autre et plus doux à vivre,<br />

mais que l'actualisation de cette possibilité<br />

requiert <strong>des</strong> conditions historiques et <strong>sociales</strong><br />

particulières, qui ne sont aujourd'hui que<br />

partiellement remplies”. C'est dans cette<br />

perspective que le raisonnement est celui<br />

d'une “anthropologie engagée, soucieuse<br />

d'argumenter les bénéfices que nos sociétés<br />

ont à reconnaître la place de la parole et à lui<br />

conférer un statut toujours plus important”.<br />

On ne peut que suivre l'auteur dans l'épure<br />

d'un raisonnement où on reconnaît une<br />

tradition sociologique bien établie depuis<br />

Norbert Elias. La parole est une alternative<br />

à la violence, elle est donc à l'origine de la<br />

“civilisation <strong>des</strong> mœurs” et de la transformation<br />

démocratique de l'espace politique,<br />

et réciproquement, le renoncement à la violence<br />

et à la domination d'autrui est une<br />

condition du déploiement de la parole. Dans<br />

cette circularité du raisonnement, toutefois,<br />

on pressent que la forme argumentative de<br />

l'éloge prend le risque, en écartant le “côté<br />

obscur” de la parole, de ne pas en délivrer<br />

tous les ressorts.<br />

La conception de la parole à laquelle se<br />

réfère Philippe Breton est celle de la rhétori-<br />

169


que : elle postule une certaine représentation,<br />

tant de l'interlocuteur que de l'interlocution.<br />

L'échange parlé, dans une vision héritée de la<br />

démocratie grecque reprise par les Lumières,<br />

se soutient de l'idée que la discussion raisonnée<br />

entre <strong>des</strong> individus libres de leurs choix<br />

peut résoudre pacifiquement les différends et<br />

produire une société plus juste. Les interlocuteurs<br />

sont dans cette conception <strong>des</strong> sujets<br />

rationnels, qui peuvent “entendre raison”<br />

dès lors qu'ils sont entièrement informés.<br />

S'ils se trompent, c'est qu'il ont été trompés<br />

par <strong>des</strong> manipulations de leur éducation<br />

passée et de leur information présente. C'est<br />

pourquoi il est essentiel au fonctionnement<br />

de la parole comme à celui <strong>des</strong> institutions<br />

politiques que l'éducation et l'information<br />

visent l'authenticité.<br />

Philippe Breton constate de ce point de<br />

vue que la parole n'est pas encore libérée de<br />

sa gangue de violence : les humains utilisent<br />

la parole aussi pour contraindre autrui, le<br />

manipuler, voire le détruire. Il pense donc<br />

que la parole publique, à l'instar de ce qui<br />

se passait à l'époque de la démocratie athénienne,<br />

doit être régulée. Il souligne qu'Aristote,<br />

dans la Rhétorique, notait que dans de<br />

nombreuses cités, il était interdit de plaider<br />

en dehors de l'objet du débat, par exemple<br />

pour séduire les juges ou l'assemblée. Instaurer<br />

<strong>des</strong> normes de la parole semble donc<br />

une condition du respect de la liberté, sinon<br />

d'expression, du moins de réception.<br />

La psychologie et la psychanalyse ont<br />

interrogé depuis un certain temps déjà la<br />

conception du sujet rationnel et discutant<br />

qu'implique la rhétorique. Il est dommage<br />

que Philippe Breton écarte de son analyse<br />

ce que les <strong>sciences</strong> du sujet et la linguistique<br />

ont apporté depuis plus d'un demi-siècle à<br />

l'étude <strong>des</strong> rapports entre la pensée et le langage.<br />

Si la parole peut manipuler aussi bien<br />

que libérer, c'est que le sujet humain, d'une<br />

part, ne peut maîtriser complètement sa<br />

parole (il en est aussi le jouet) et que, d'autre<br />

part, il ne peut s'empêcher, pour sa propre<br />

assurance, de chercher à maîtriser autrui. La<br />

vision qui distingue une parole trompeuse<br />

d'une parole possiblement authentique est<br />

une figure… disons, de rhétorique, car il<br />

est dans l'essence de la parole à la fois de<br />

représenter et de dissimuler, et ce aussi bien<br />

à autrui qu'à soi-même. Penser que la parole<br />

pourrait “se départir de toute violence en<br />

son sein” est sans doute un idéal moteur de<br />

la démocratie, mais ce n'est qu'un idéal, dont<br />

la réalisation concrète retirerait à la parole ce<br />

qui est peut-être son moteur à elle. Et que la<br />

parole instaure une relation “symétrique”,<br />

est-ce là, dans une perspective anthropologique,<br />

une réalité ou une fiction ?<br />

La parole n'a ni une origine, ni un<br />

déploiement iréniques. Par son origine déjà,<br />

elle est une violence que l'humain exerce sur<br />

la bête en lui pour s'en arracher. Dans son<br />

déploiement, elle est un écran de polysémie<br />

entre vérité et apparence, elle fait obstacle à<br />

l'accès du sujet à son propre désir. La rhétorique<br />

n'a-t-elle pas elle-même pour enjeu de<br />

convaincre l'autre ? La manipulation n'est pas<br />

qu'un détournement de la parole, comme s'il<br />

existait un usage vrai et juste de celle-ci, car<br />

la parole est manipulation : elle est tromperie<br />

et promesse non tenue dans son essence<br />

même. Si donc la parole est bien substituable<br />

à la violence, c'est parce qu'elle est porteuse<br />

de celle-ci comme de son noyau.<br />

Poings à débattre<br />

L'ouvrage de Richard Hellbrunn permet<br />

de sortir d'une certaine binarité, en rappelant<br />

que la parole n'est pas que verbale, mais que<br />

le sens se construit aussi dans l'interaction<br />

<strong>des</strong> corps. Dès lors, avant que de se précipiter<br />

vers les réponses à la violence, il est<br />

judicieux d'écouter les questions que celle-ci<br />

pourrait nous poser.<br />

L'auteur est psychologue dans le secteur<br />

de la prévention dite “spécialisée” et<br />

psychanalyste. Revenant sur une trentaine<br />

d'années de pratique dans ce champ, il souligne<br />

le temps qu'il a mis à se dégager d'un<br />

modèle qui campe la psychanalyse dans une<br />

figuration strictement verbale de la parole.<br />

Peut-être parcequ'il est publié par une association<br />

psychanalytique, il ne s'étend pas<br />

trop sur ce background, mais on sait que la<br />

cure type est née de l'éviction du corps et<br />

de l'acte : sur le divan de l'analyste, on n'agit<br />

pas, on ne bouge d'ailleurs même pas, on ne<br />

fait que parler, au sens où, en réalité, on ne<br />

fait que verbaliser. En France, cette figure<br />

s'est imposée dans sa forme la plus radicale<br />

avec l'enseignement de Jacques Lacan,<br />

au point de s'imposer comme dogme aux<br />

jeunes entrants de la profession : Richard<br />

Hellbrunn, lecteur lui-même de Lacan, a<br />

dû se débattre dans ses premiers écrits pour<br />

faire admettre l'idée que se cogner avec <strong>des</strong><br />

psychopathes pouvait relever d'une pratique<br />

de la parole d'inspiration psychanalytique.<br />

On entrevoit là les effets d'idéal qu'exerce,<br />

jusque dans la psychanalyse qui pourtant<br />

se méfie <strong>des</strong> idéaux, la notion grecque de la<br />

prééminence du Logos.<br />

Richard Hellbrunn décrit les étapes d'une<br />

trajectoire qui l'a confronté au quotidien à<br />

la violence d'un de ces quartiers qu'on dit<br />

aujourd'hui “sensibles” : provocations, injures,<br />

bagarres, menaces, situations traitées à<br />

chaud ou après coup(s) en même temps que<br />

se disaient les projets de vengeance à venir.<br />

“J'essayais vainement, écrit-il, d'amener tout<br />

cela dans le champ d'une parole qui était<br />

pour moi, à cette époque, parée d'une efficience<br />

quasi magique. Missionnaire de la<br />

psychanalyse, je finirais bien par exorciser<br />

la violence, en invitant cette partie délaissée<br />

de l'humanité à exprimer son mal de vivre<br />

en passant comme il se doit par le défilé du<br />

signifiant”.<br />

Cette vision d'une possible substitution,<br />

en quelque sorte mécanique, de la parole<br />

(verbale) à la violence, a dû très vite faire<br />

place à un nécessaire travail avec la violence.<br />

Pour cela, comme l'annonce Pascal<br />

Martin dans sa préface à l'ouvrage, “il aura<br />

fallu d'abord sortir la violence de sa gangue<br />

opaque de fascination, pour en rappeler<br />

l'humaine, si humaine condition. Ce ne fut<br />

(et ce n'est) pas une si mince affaire, tant il<br />

est facile et naïf de croire et de laisser croire<br />

qu'elle ne serait qu'un avatar, ou pire, qu'elle<br />

diviserait les hommes en violents et/ou nonviolents…”.<br />

Richard Hellbrunn expose ce travail au<br />

corps, qu'il nomme désormais “psychoboxe”.<br />

La situation de travail réside dans<br />

la rencontre aux poings entre deux personnes,<br />

assistées d'une troisième ayant fonction<br />

de témoin. La valeur fondamentalement<br />

humaine de cette configuration de la rencontre<br />

réside dans son dépouillement. “Toute<br />

l'évolution humaine, écrit Hellbrunn, va dans<br />

le sens d'une extériorisation du corps dans<br />

l'outil et dans l'arme, qui se séparent de lui”.<br />

Elle suit en cela l'extériorisation du corps<br />

dans la parole et dans le langage, qui, tout<br />

en lui permettant de se réfléchir, de se penser<br />

de l'extérieur, sépare l'homme de lui-même.<br />

La pratique de la boxe, par son renoncement<br />

à l'arme, exprime l'intentionnalité pure du<br />

coup de poing, mettant en jeu une “intersubjectivité<br />

corporellement assumée, libérée de<br />

sa fixation instrumentale”.<br />

Il ne s'agit pas, comme cela se pratique<br />

aussi dans le champ de la prévention, d'enseigner<br />

un sport. Richard Hellbrunn renonce<br />

à une approche qui serait essentiellement<br />

technique, trop facilement recouverte par<br />

sa surestimation magique, et qui aurait pour<br />

effet, sinon pour enjeu, de conjurer la rencontre<br />

avec l'autre. Dans le combat de rue,<br />

170 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Notes de Synthèse<br />

la technique est souvent réduite à un ou<br />

deux gestes stéréotypés, mais la charge est<br />

vigoureuse : “il s'agit de "rentrer dedans"<br />

avec le maximum de puissance en s'appuyant<br />

sur la haine pour tenir et sur la volonté de<br />

détruire pour aboutir”. La technique ne ferait<br />

que renforcer cette figure de l'écrasement,<br />

dans une logique d'efficacité. L'approche de<br />

la psychoboxe consiste au contraire à s'en<br />

protéger en installant une durée au cœur de<br />

l'affrontement, durée qui laisse de la latitude<br />

pour la construction d'une relation.<br />

Son objectif, dans ce travail d'élaboration<br />

de la violence, “ne saurait se confondre<br />

purement et simplement avec ceux, tout à<br />

fait respectables par ailleurs, d'une recherche<br />

d'apaisement <strong>des</strong> conflits en vue de<br />

maintenir la paix sociale. Il s'agit, par ce<br />

travail, d'ouvrir un espace de pensée qui<br />

offre plus de choix quant aux décisions que<br />

peut prendre le sujet”. “Aucun débat sur la<br />

violence, écrit-il ailleurs, n'est possible sans<br />

une définition précise du sujet qui en est à la<br />

fois le point d'émergence, le passage obligé,<br />

et la dernière scène que la modernité laisse<br />

à sa manifestation”.<br />

Richard Hellbrunn poursuit à partir de<br />

cette pratique une réflexion sur la violence<br />

agie qui a une double portée, individuelle<br />

et institutionnelle. Les nombreuses étu<strong>des</strong><br />

cliniques dont le livre est émaillé servent<br />

une théorisation de la psychoboxe comme<br />

pratique individualisée, non pas d'un sport,<br />

mais d'un détour par le corps en mouvement<br />

permettant à un sujet d'en venir à la parole en<br />

laissant émerger les affects. Dans un combat<br />

de boxe, il s'agit d'imposer à l'autre sa distance,<br />

dans le but de vaincre. En psychoboxe,<br />

il s'agit davantage pour le psy de se laisser<br />

conduire que d'imposer une construction<br />

du combat. Il souligne par ses gestes ce<br />

que l'autre induit par son attitude et par les<br />

mouvements de son corps, indiquant chez tel<br />

pratiquant l'ouverture dans laquelle, répétitivement,<br />

il se tient après avoir accumulé tous<br />

les coups dont il n'a tiré aucune leçon, faute<br />

jusque là d'une rencontre de parole avec un<br />

autre sujet.<br />

Au plan institutionnel, Richard Hellbrunn<br />

fait porter sa réflexion sur les cadres<br />

possibles d'une telle pratique, montrant les<br />

impasses de lieux institutionnels spécialisés<br />

qui stigmatisent la violence, ainsi que<br />

l'échec d'une politique de prévention qui<br />

ressemble à une action de pacification de<br />

territoires occupés, marquée par l'absence<br />

de tout projet pour les populations dont elle<br />

s'occupe. Le politique, en créant en 1972 la<br />

prévention spécialisée, a délégué le travail<br />

à <strong>des</strong> professionnels, mais sans assumer les<br />

limites qu'aurait dû imposer à son intrusion<br />

l'aveu de cet échec. Les professionnels de la<br />

prévention, de leur côté, en trente ans, n'ont<br />

pas réussi à définir une spécificité à la place<br />

qu'ils occupent, ainsi que l'indique la prolifération<br />

à l'identique de nombre de structures<br />

intervenant sur la même insuffisance du<br />

politique. Cette spécificité aurait en effet<br />

impliqué une autonomie professionnelle, la<br />

préservation “d'une excentricité structurellement<br />

liée à [leur] existence”. “Ne pas être<br />

assujettis aux discours supposés qui nous<br />

ont fait naître, écrit Richard Hellbrunn, […]<br />

exige de notre part une grande aptitude à<br />

soutenir la rupture”.<br />

La violence nous méduse. Elle exerce sur<br />

ses acteurs, mais aussi sur ses spectateurs,<br />

<strong>des</strong> effets de fascination qu'on retrouve dans<br />

les analyses et les décisions du politique.<br />

Richard Hellbrunn essaie de penser le lien<br />

entre violence et bêtise : l'acte fixe le regard<br />

et ouvre un espace soumis à l'interdit de<br />

penser, par sidération. Dans cette vacuité<br />

viennent se loger les discours aux formules<br />

préfabriquées aussi bien <strong>des</strong> politiques que<br />

de nombre d'intellectuels. L'auteur revisite<br />

dans son dernier chapitre la question du<br />

mal. La violence est co-constitutive du sujet,<br />

elle est, pour reprendre la préface de Pascal<br />

Martin, “habitable et pensable en dehors <strong>des</strong><br />

seules représentations pathologisantes et par<br />

conséquent enfermantes” qui précèdent la<br />

volonté d'en éradiquer les effets sans reste.<br />

Telle est la position institutionnellement<br />

et politiquement incorrecte que soutient<br />

Richard Hellbrunn, qui donne naissance à<br />

une pratique permettant l'émergence d'une<br />

parole au cœur même de la violence qui la<br />

constitue.<br />

171


Recensions<br />

JEAN-MARC DREYFUS & SARAH GENSBURGER<br />

Des camps dans Paris. Austerlitz, Lévitan,<br />

Bassano, juillet 1943-aôut 1944<br />

Paris, Fayard, 2003, 325 p.<br />

« Une histoire dont personne ne voulait, à<br />

laquelle personne ne croyait », commente l'un<br />

<strong>des</strong> auteurs. En effet si un certain nombre de<br />

témoignages avaient été publiés, articles et<br />

dossiers existaient, si le roman Austerlitz de<br />

W. G. Sebald en fait mention, aucun travail<br />

de recherche « de mémoire publique et collective<br />

» n’avait été effectué, et cela, malgré<br />

les prises de contact de l’Amicale Austerlitz<br />

Lévitan, Bassano avec les historiens spécialistes<br />

de cette période.<br />

Cette entreprise a pu se réaliser grâce<br />

à une rencontre entre l’Amicale Austerlitz<br />

Lévitan, Bassano créée le 14 janvier 1998 et<br />

deux jeunes chercheurs, Jean-Marc Dreyfus,<br />

historien auteur de l’ouvrage dense et très<br />

documenté de Pillages sur ordonnance 1 et<br />

Sarah Gensburger, sociologue spécialiste<br />

de la mémoire. L’intermédiaire fut Peggy<br />

Frankston, représentante en France du<br />

Musée mémorial de l’Holocauste. Les conditions<br />

externes d’un travail ne sont pas sans<br />

influence sur le projet lui-même.<br />

En effet ce travail conjugue à la fois<br />

un travail de reconstruction de la mémoire<br />

et de l’histoire de ces « camps annexes de<br />

Drancy », en plein coeur de Paris dont le<br />

statut était quelque peu marginal : moins de<br />

mille internés, en peu plus d’un an, regroupant<br />

<strong>des</strong> personnes ni complètement aryens,<br />

ni complètement juifs, <strong>des</strong> « privilégiés »<br />

<strong>des</strong> « demi-juifs » ou <strong>des</strong> conjoints aryens<br />

de juifs que l’on ne pouvait déporter, « en<br />

attente ». Les camps eux-mêmes ont un<br />

statut difficile à définir « ni simples prisons,<br />

ni camps de déportation ».<br />

Travail de micro-histoire, récit d’un événement,<br />

administration de la preuve non<br />

seulement de l’existence de ces camps dont<br />

toute trace topographique a été effacée mais<br />

tentative tout à fait probante de connaître<br />

la généalogie et la logique de l’Opération<br />

meuble. Elle répondait à la fois au besoin<br />

de main-d’œuvre <strong>des</strong> services chargés du<br />

pillage d’appartements et permettaient au<br />

camp de Drancy de « faire de la place pour<br />

mieux gérer les déportations ».<br />

Comme le soulignent les auteurs, ces<br />

camps sont à la fois « le réceptacle de la<br />

spoliation économique », là s’opéraient la<br />

réception, le triage, la réparation, l’envoi<br />

<strong>des</strong> meubles dans les régions bombardées de<br />

l’Allemagne et « un maillon de l’extermination<br />

physique » : régulièrement sous prétexte<br />

de vérification de papiers, un certain nombre<br />

de détenus <strong>des</strong> camps parisiens rejoignaient<br />

Drancy et étaient déportés pour Auschwitz<br />

ou Bergen-Belsen.<br />

La méthode d’investigation <strong>des</strong> deux<br />

auteurs est clairement explicitée : relier plusieurs<br />

administrations alleman<strong>des</strong> distinctes,<br />

celles qui gèrent les spoliations économiques<br />

et celles qui gèrent l’extermination. Les deux<br />

processus sont à étudier conjointement, l’un<br />

n’étant que le maillon de l’autre. Non seulement,<br />

cette méthode nous permet de comptabiliser<br />

et de chiffrer la spoliation mais<br />

elle nous montre aussi les différents flux<br />

arbitraires entre les trois camps et Drancy<br />

comme la mécanique administrative mise<br />

en place.<br />

L’idée de l’opération provient du service<br />

de ERR Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg<br />

affecté au pilage <strong>des</strong> biens culturels juifs<br />

dans toute l’Europe occupée. Une antenne<br />

de ces officines de pillage est installée à<br />

Paris d’abord pour s’approprier les gran<strong>des</strong><br />

bibliothèques pour fournir la Hohe Schule<br />

(Ecole supérieure de Rozenberg) et s’est<br />

finalement restreinte aux biens appartenant<br />

aux personnes privées. Une branche de l’organisation<br />

fut confiée au baron Von Behr.<br />

L’Opération meuble s’étendit à partir <strong>des</strong><br />

bureaux parisiens à la Belgique et aux Pays-<br />

Bas. Cette opération est issue de la demande<br />

du dignitaire nazi Rozenberg pour permettre<br />

ses services d’enlever dans les pays occupés<br />

à l’Ouest le mobilier que les juifs n’occupaient<br />

plus, le 18 décembre 1941. L’opération<br />

est autorisée par Hitler le 31 décembre<br />

1941. En janvier, la mission est confiée à Von<br />

Behr. Il semble que tout ait été fait pour que<br />

les autorités françaises soient prévenus de<br />

cette nouvelle mission. En mars 1942, ce service<br />

est confié au Dienstelle Westen (service<br />

ouest) qui interdit aux autorités françaises de<br />

vendre aux enchères mobiliers ou meubles<br />

juifs. Au printemps 1944, l’opération fut<br />

étendue aux villes d eprovince, Marseille,<br />

Angers Bordeaux, Nancy, Orléans….<br />

L’histoire de ces pillages est accablant.<br />

Le mobilier volé s’élève à 15 000 m 3 à<br />

Paris, 5 000 m 3 pour la province et 60 000 m 3<br />

auraient été saisis dans les garde-meubles. Il<br />

faut y ajouter 43 000 m 3 saisi chez les antiquaires<br />

et <strong>des</strong> particuliers non juifs. Plus de<br />

12 3000 m 3 de meubles subtilisés, soulignent<br />

les auteurs.<br />

Des trois camps Bassano, (2, rue Bassano)<br />

Lévitan, 83-87 rue du faubourg Saint Martin<br />

et Quai de la gare, près de la gare d’Auterlitz,<br />

les meubles partirent vers l’Allemagne soit<br />

par train SNCF, soit par <strong>des</strong> camions réquisitionnés<br />

depuis Bordeaux et Paris. L’opération<br />

a duré jusqu’en juillet 1944.<br />

Les manutentionnaires invisibles de ces<br />

camps furent une main d’œuvre gratuite,<br />

une main-d’œuvre juive. Les camps devaient<br />

rester secrets : fenêtres aveugles, interdiction<br />

aux détenus de se faire voir, mur d’enceinte<br />

autour du 43 quai de la gare. De juillet 1943<br />

à Août 1944, les camps ont regroupé entre<br />

680 et 86 internés. 166 furent déportés.<br />

L’amélioration de l’hygiène <strong>des</strong> camps fut<br />

172


Recensions<br />

payée par l’UGIF (Union générale <strong>des</strong> Israélites<br />

de France instituée par une loi française<br />

le 29 novembre 1941). C’est encore l’UGIF<br />

qui s’occupa de préparer l’alimentation <strong>des</strong><br />

internés comme d’envoyer <strong>des</strong> paquets aux<br />

plus démunis d’entre eux…<br />

Ce travail de recherche trace par le menu<br />

les conditions de vie au quotidien <strong>des</strong> internés,<br />

les arbitraires, les mo<strong>des</strong> de résistance.<br />

L’humour subsistait malgré tout. Les textes,<br />

poèmes, les satires paraissent étonnants dans<br />

ces lieux froids, à l’hygiène douteuse dans<br />

lesquels alimentation et conditions travail de<br />

plus de dix heures par jour, sont difficiles à<br />

supporter. Dormir, se laver, se nourrir et en<br />

fin de semaine se divertir, le dimanche ... Un<br />

programme lourd sous contrainte.<br />

Devant un travail aussi minutieux, précis<br />

et démonstratif, on ne peut que saluer l’entreprise<br />

<strong>des</strong> auteurs. Leur souci constant est<br />

de montrer à quel point ces camp mal connus<br />

ou même méconnus ont leur importance et<br />

s’intègrent dans la mécanique d’extermination<br />

et de spoliation du régime nazi.<br />

Malgré les sévères et angoissantes conditions<br />

d’existence, les internés tentaient à tout<br />

prix de rester <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> femmes à<br />

part entière.<br />

Anny Bloch<br />

CNRS, Toulouse<br />

1. Jean-Marc Dreyfus, Pillages sur ordonnances,<br />

Aryanisation et restituion <strong>des</strong> vbanques en France,<br />

1940-1953, préface d’Antoine Prost, Paris,<br />

Fayard 2003, 464 p.<br />

THIERRY GOGUEL D’ALLONDANS<br />

Rites de passage, rites d’initiation. Lecture<br />

d’Arnold van Gennep<br />

Québec, Presses de l’Université Laval,<br />

2002, 146 p.<br />

Thierry Goguel d’Allondans est anthropologue<br />

et enseignant dans une école de<br />

travail social de Strasbourg après avoir exercé<br />

cette profession une vingtaine d’années<br />

auprès de jeunes et d’adultes en grande précarité.<br />

Auteur de nombreux articles et coordinateur<br />

de plusieurs ouvrages notamment<br />

La rencontre. Chemin qui se fait en marchant<br />

(Arcanes) ou Rites de passage : d’ailleurs,<br />

ici, pour ailleurs (Erès). Il mène depuis <strong>des</strong><br />

années une réflexion croisée autour <strong>des</strong> conduites<br />

à risque <strong>des</strong> jeunes générations et la<br />

notion de rite de passage. Dans cet ouvrage<br />

passionnant, d’une écriture transparente,<br />

nourrie de maints exemples empruntés à<br />

sa pratique professionnelle, Thierry Goguel<br />

d’Allondans analyse le statut <strong>des</strong> rites de<br />

passage dans nos sociétés contemporaines<br />

en étayant sa réflexion par une solide connaissance<br />

de l’œuvre de Arnold Van Gennep<br />

(1873-1957), l’introducteur de la notion de<br />

« rite de passage » dans le domaine <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong>. Des épiso<strong>des</strong> de l’existence,<br />

<strong>des</strong> transitions, <strong>des</strong> franchissements se font<br />

sous l’égide d’un échange symbolique avec<br />

le monde sous la forme d’une ritualisation<br />

venant modifier l’identité du novice, le rite<br />

de passage opère le changement de statut.<br />

Van Gennep naît en Allemagne de parents<br />

français, mais c’est en Suisse qu’il connaît<br />

un début de reconnaissance en devenant titulaire<br />

d’une chaire d’anthropologie à l’université<br />

de Neuchâtel. Il en est limogé après avoir<br />

publié, sous un pseudonyme, une analyse<br />

critique de la position de neutralité suisse<br />

lors de la première guerre mondiale, position<br />

qu’il jugeait de fait favorable à l’Allemagne.<br />

Passionnément engagé dans la recherche, il<br />

publie un inventaire <strong>des</strong> cultures populaires<br />

françaises (Manuel de folklore français contemporain)<br />

republié par Picard en 1981. Une<br />

notoriété tardive lui vient de son ouvrage<br />

Les rites de passage, publié en 1909, dont<br />

l’éditeur n’est autre que son ami Pierre Saintyves,<br />

autre grand folkloriste. Trois temps<br />

différents scandent le déroulement <strong>des</strong> rites<br />

de passage, les préliminaires (avant le seuil),<br />

les liminaires (sur le seuil) et les postliminaires<br />

(après le seuil). Chacune de ses pério<strong>des</strong><br />

est considérée par Van Gennep comme une<br />

ritualité spécifique.<br />

Thierry Goguel d’Allondans commente<br />

le fonctionnement de ces rituels, il en<br />

prend de nombreux exemples, et interroge<br />

les auteurs attachés à la même thématique<br />

dans la postérité de Van Gennep, notamment<br />

Mircea Eliade et Victor Turner. Quelle légitimité<br />

cette notion recèle-t-elle dans le monde<br />

contemporain ? Nous assistons aujourd’hui<br />

à un foisonnement de rituels, ou plutôt à<br />

une inflation de discours autour <strong>des</strong> rituels,<br />

et notamment ceux sollicitant le « passage<br />

». Thierry Goguel d’Allondans y voit la<br />

nécessité individuelle et sociale de « marquer<br />

de nouvelles différences » (p. 57) sous <strong>des</strong><br />

formes, bien entendu, très différentes de<br />

celles <strong>des</strong> sociétés traditionnelles, même si<br />

l’homme demeure au plan anthropologique<br />

un être ritualisant. Organisation du désordre,<br />

narration, autoréférence, efficacité, transmission,<br />

tels sont, selon lui, les spécificités <strong>des</strong><br />

rites contemporains qui cherchent à arrimer<br />

le sentiment de soi, à apaiser le chaos d’une<br />

existence en lui conférant une orientation.<br />

L’auteur donne <strong>des</strong> exemples de ritualisations<br />

du passage dans différentes régions de<br />

l’existence, notamment le retour à la liberté<br />

pour <strong>des</strong> détenus ou les marques corporelles<br />

comme trace d’une modification identitaire<br />

de soi. Un long chapitre est consacré au<br />

travail social, à l’accueil, à l’hospitalité, la<br />

rencontre, comme ouverture au monde et<br />

aux autres. Le bricolage symbolique qui<br />

passe par l’invention de rites pour soi est<br />

aujourd’hui un vecteur majeur de socialisation<br />

dont l’individu est le principe actif,<br />

ne s’autorisant souvent que de lui-même,<br />

sur le fond de la désagrégation <strong>des</strong> anciens<br />

« grands récits » qui ont longtemps organisé<br />

nos sociétés.<br />

David Le Breton<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

173


LAURENT HINCKER<br />

Sectes, rumeurs et tribunaux.<br />

La République menacée par la chasse aux<br />

sorcières ?<br />

Strasbourg, La Nuée Bleue, 2003, 156 p.<br />

Les sectes ont fait ces dernières années<br />

l'objet d'un débat public très médiatisé,<br />

depuis notamment les séries de suici<strong>des</strong><br />

collectifs en 1994 de membres de l'Ordre du<br />

Temple Solaire au Québec, en Suisse et en<br />

France. Elles ont donné lieu à deux rapports<br />

parlementaires qui leur sont spécifiquement<br />

consacrés : le rapport Gest-Guyard en 1995-<br />

96 et le rapport Guyard-Brard en 1999,<br />

qui établissent <strong>des</strong> listes nominatives de<br />

groupes définis comme “sectes”. Les effets<br />

potentiellement dangereux de ce procédé<br />

de désignation publique de groupes identifiés,<br />

étonnant dans la tradition républicaine<br />

française, sont aujourd'hui sensibles et font<br />

rebondir le débat. Laurent Hincker, avocat<br />

au barreau de Strasbourg, a été amené dans<br />

le cadre de sa profession à assurer la défense<br />

de plusieurs mouvements épinglés comme<br />

“sectes” par ces rapports parlementaires, et<br />

qui sont de ce fait les victimes de multiples<br />

rumeurs, diffamations, démêlés judiciaires et<br />

enquêtes <strong>sociales</strong>, policières ou financières.<br />

L'auteur raconte comment il lui a fallu<br />

rechercher une procédure pour défendre les<br />

intérêts de ses clients. Il n'existe en effet,<br />

actuellement en France, aucune possibilité<br />

judiciaire, ni civile ni administrative, pour<br />

attaquer les rapports parlementaires, quand<br />

bien même ceux-ci mettent en cause nommément<br />

<strong>des</strong> personnes ou groupes de personnes.<br />

Les documents qui ont permis ce<br />

fichage ne sont pas non plus accessibles dans<br />

cette procédure. Les travaux <strong>des</strong> commissions<br />

ne sont ni contradictoires ni publics.<br />

La démarche, ainsi quasiment soumise au<br />

régime du secret et dérogeant au principe du<br />

contradictoire qui est celui <strong>des</strong> tribunaux, est<br />

d'essence parfaitement inquisitoriale.<br />

Laurent Hincker ayant attaqué sur le terrain<br />

de la diffamation, la justice a estimé dans<br />

un premier temps que les propos tenus par<br />

le président de la commission parlementaire<br />

sur l'un de ses clients étaient effectivement<br />

diffamatoires et a condamné leur auteur.<br />

En appel, elle estimera par contre n'être<br />

pas compétente en la matière, alors que<br />

dans le même temps un ministre de l'Éducation<br />

nationale écrit que l'Inspection générale<br />

n'a pas constaté dans cette organisation<br />

de pratiques à caractère sectaire, là où les<br />

Renseignements Généraux avaient observé<br />

un “embrigadement <strong>des</strong> enfants”. L'affaire<br />

est actuellement devant la Cour européenne<br />

<strong>des</strong> droits de l'homme, qui a adressé une<br />

question au gouvernement français sur la<br />

compatibilité de l'immunité juridictionnelle<br />

<strong>des</strong> rapports parlementaires avec l'article 13<br />

de la Convention européenne <strong>des</strong> droits de<br />

l'homme, lequel stipule que “toute personne<br />

dont les droits et libertés reconnus dans la<br />

présente Convention ont été violés a droit<br />

à l'octroi d'un recours effectif devant une<br />

instance nationale, alors même que la violation<br />

aurait été commise par <strong>des</strong> personnes<br />

agissant dans l'exercice de leurs fonctions<br />

officielles”.<br />

S'interrogeant sur les phénomènes collectifs<br />

de mise en accusation, Laurent Hincker<br />

s'inquiète d'une subordination du pouvoir<br />

politique au pouvoir médiatique, subordination<br />

qui en vient à menacer l'état de droit.<br />

Il plaide pour une société où le citoyen et<br />

les groupements de citoyens n'encourent<br />

pas d'être cloués au pilori sur la moindre<br />

rumeur. Ouvrage d'expérience écrit du point<br />

de vue du juriste et de l'homme de conviction,<br />

ouvrage certes engagé, ce livre n'en est<br />

pas moins solidement étayé sur <strong>des</strong> faits, et<br />

pose aux spécialistes <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>,<br />

à la charnière du droit et de la sociologie,<br />

certaines questions de fond sur l'évolution<br />

de notre société.<br />

Comment un État qui, au nom de la<br />

laïcité, s'interdit de définir les religions, a-<br />

t-il pu produire une pseudo-définition de la<br />

secte ? La loi About-Picard de 2001 fabrique<br />

cette nouvelle notion d'activités “ayant pour<br />

but la sujétion psychologique ou physique<br />

d'une personne”. Une telle définition devrait<br />

en toute logique permettre la dissolution de<br />

l'Église catholique en France, en s'appuyant<br />

sur les délits de quelques prêtres qui ont<br />

défrayé la chronique. Mon opinion est que<br />

ce qui est en jeu, c'est la définition même<br />

du sujet du droit, supposé par principe raisonnable<br />

et libre, mais que les familles,<br />

les éducateurs, les médias et les politiques<br />

s'inquiètent de voir manipuler par d'autres.<br />

Par d'autres qu'eux ? Serait-ce que dans le<br />

registre de l'éducation, de la formation et<br />

de l'information <strong>des</strong> individus, on craint<br />

quelque concurrence ? On ne soupçonnera<br />

tout de même pas les parents de vouloir<br />

assujettir leurs enfants, ni les enseignants<br />

de vouloir endoctriner leurs élèves, ni les<br />

médias de faire autre chose qu'informer leurs<br />

lecteurs. Parents, enseignants, professionnels<br />

de l'information et hommes politiques<br />

craindraient-ils alors que les moyens de penser<br />

qu'ils ont transmis à leur jeunesse soient<br />

insuffisants à préserver et développer leur<br />

esprit critique ? Dans ce cas, à quoi ont-ils<br />

passé toutes ces années pendant lesquelles<br />

ils les avaient à charge d'éducation ?<br />

Comment préserver un équilibre entre la<br />

liberté de penser et la protection de ceux qui<br />

subissent <strong>des</strong> manipulations abusives ? Certaines<br />

de ces manipulations sont sanctionnées<br />

par la loi, et l'appareil actuel y suffit, comme<br />

le souligne Laurent Hincker, sans qu'on y<br />

ajoute <strong>des</strong> procédés datant de l'époque <strong>des</strong><br />

chasses aux sorcières. Mais on sait aussi que<br />

les métho<strong>des</strong> de manipulation échappent en<br />

partie à une prise en considération légale : les<br />

individus majeurs sont (notre formulation<br />

elle-même est paradoxale) “libres d'adhérer”<br />

à une opinion, une conviction, une croyance,<br />

ainsi qu'à une organisation représentative de<br />

ces dernières. On saisit que les dispositifs<br />

légaux achoppent à l'endroit de la représentation<br />

du sujet du droit qu'ils postulent : un<br />

sujet rationnel, libre de ses choix dès lors que<br />

ceux-ci sont informés. Cette représentation<br />

de l'humain, qui fonde la notion rousseauiste<br />

de contrat social ainsi que toute la rationalité<br />

juridique, est régulièrement mise à mal par<br />

la réalité psychologique et sociale <strong>des</strong> sociétés<br />

complexes post-modernes qui sont les<br />

nôtres. Sans doute le temps est-il venu pour<br />

les juristes aussi de l'interroger.<br />

Patrick Schmoll<br />

CNRS, Strasbourg<br />

174 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Recensions<br />

STÉPHANE JONAS<br />

Mulhouse et ses cités ouvrières<br />

Strasbourg, Oberlin, 2003, 391 p.<br />

En un temps, où le débat sur le logement<br />

social est à l'ordre du jour, tant au point<br />

de vue de ses formes urbanistiques, architecturales,<br />

que de son efficacité sociale, la<br />

perspective historique adoptée par Stéphane<br />

Jonas incite à la réflexion. L'histoire <strong>des</strong><br />

cités ouvrières de Mulhouse de 1840 à 1918<br />

permet en effet de prendre connaissance<br />

et d'apprécier la viabilité à long terme <strong>des</strong><br />

nombreuses solutions expérimentées dans<br />

ce domaine, et avec succès, dans l'une de nos<br />

métropoles industrielles du textile, pendant<br />

la période décisive de la deuxième moitié<br />

du XIX e siècle.<br />

La Cité de Mulhouse, édifiée à partir de<br />

1853, constitue le cœur de l'ouvrage et le<br />

modèle de référence. Entreprise privée (la<br />

SOMCO), édifiée avec <strong>des</strong> capitaux patronaux<br />

et une aide du gouvernement impérial,<br />

elle comportait quatre types de logements<br />

locatifs avec accession à la propriété, regroupés<br />

dans un ensemble appelé "Cité ouvrière".<br />

Construite en plusieurs étapes, elle a su<br />

évoluer par la suite selon les aspirations <strong>des</strong><br />

acquéreurs et les contraintes financières.<br />

Deux modèles dominants restèrent en lice :<br />

la maison à un étage avec quatre logements et<br />

l'habitat en ban<strong>des</strong> accolées dos à dos. Après<br />

l'arrêt <strong>des</strong> subventions publiques la baisse<br />

<strong>des</strong> salaires dans le textile et la hausse <strong>des</strong><br />

prix de la construction, la SOMCO se résigna<br />

à abandonner ses principes fondateurs<br />

qui se proposaient de moraliser la classe<br />

ouvrière en lui offrant <strong>des</strong> habitations unifamiliables<br />

spacieuses dont chacun deviendrait<br />

propriétaire. Elle édifia <strong>des</strong> logements, ou<br />

bien de plus en plus exigus, ou bien plus<br />

grands avec autorisation de sous-location.<br />

Puis elle se limita à gérer <strong>des</strong> appartements<br />

locatifs.<br />

À partir de cet exemple fondateur, Stéphane<br />

Jonas a su replacer l'expérience mulhousienne<br />

dans son contexte européen. Il<br />

insiste sur l'influence de l'Angleterre, pionnière<br />

en ce domaine et bien connue <strong>des</strong><br />

industriels mulhousiens et de la SIM (Société<br />

Industrielle de Mulhouse) à travers leurs<br />

contacts industriels et économiques. Il cite<br />

aussi les tentatives belges et françaises puis<br />

plus tard, après l'annexion, l'exemple <strong>des</strong><br />

réalisations alleman<strong>des</strong>. Il insiste sur l'importance<br />

<strong>des</strong> expositions universelles pour<br />

la circulation <strong>des</strong> idées : Londres en 1857<br />

où le Prince Albert fit réaliser un modèle de<br />

maison ouvrière, Vienne en 1873, Bruxelles<br />

en 1876, Paris en 1867, 1878, 1889, 1900. Le<br />

problème de la misère du logement ouvrier<br />

était à l'ordre du jour et chacune d'entre elles<br />

comportait une section spéciale présentant<br />

projets et réalisations, avec attribution de<br />

prix.<br />

Stéphane Jonas nous montre à quel point<br />

ces diverses expériences correspondaient à<br />

un débat d'idées entre les diverses tendances<br />

du discours social, socialistes utopiques<br />

exceptés. Les premiers acteurs furent les<br />

conservateurs philanthropes du patronat protestant<br />

mulhousien, en particulier Jean Dollfus,<br />

instigateur de la Cité de Mulhouse, mais<br />

aussi par la suite, Alfred Engel et Camille de<br />

Lacroix, Schlumberger, Lalance et Haeffely.<br />

Leur objectif consistait à vouloir améliorer<br />

la condition ouvrière, moraliser et fixer la<br />

main-d'œuvre, par la construction de logements<br />

unifamiliaux spacieux et confortables,<br />

en accession à la propriété, et à la charge<br />

financière <strong>des</strong> industriels. Cette philanthropie<br />

libérale fut influencée, après l'annexion,<br />

par les idées de le Play, et les réalisations<br />

parisiennes <strong>des</strong> Alsaciens qui, tel Jules Siegfried,<br />

avaient opté pour la France. (Le Musée<br />

Social, le Comité d'Economie Sociale et la<br />

Société Française <strong>des</strong> HBM).<br />

Ils furent concurrencés sur ce terrain<br />

par les catholiques-sociaux, inspirés par les<br />

idées de Le Play, et par leur très actif représentant<br />

local, l'abbé Cetty, créateur de la<br />

Caisse St Joseph et de nombreux logements<br />

ouvriers (1500 de 1898 à 1908). L'abbé<br />

Cetty n'excluait pas l'habitat collectif, mais<br />

en accession à la propriété dans le cadre d'un<br />

financement et mutualiste, sur le modèle <strong>des</strong><br />

caisses alleman<strong>des</strong> dites "Raiffesen", expérimentées<br />

avec succès à la campagne.<br />

Les socio-démocrates , par contre, préféraient,<br />

dans le cadre de logements familiaux<br />

collectifs, de type Hof, intégrés à un système<br />

communautaire de proximité, la construction<br />

de groupes d'habitat locatif financés par la<br />

municipalité.<br />

Stéphane Jonas étudie avec minutie toutes<br />

les formes d'économie mises en œuvre, tant<br />

du point de vue <strong>des</strong> bailleurs que <strong>des</strong> occupants<br />

: financements privés <strong>des</strong> industriels<br />

(avec aide ou non de l'Etat) et logements<br />

disponibles par location-vente, initiatives<br />

coopératives et mutualistes avec accession<br />

à la propriété par l'intermédiaire de caisses<br />

d'épargne ouvrières de type Raiffesen,<br />

entreprise municipale gérant un parc de logements<br />

locatifs.<br />

Enfin, nous apprenons que, du point<br />

de vue architectural et urbanistique, toutes<br />

les expériences furent tentées : cité-jardin,<br />

immeuble-cour du type Hof allemand,<br />

immeubles à étages disposés en continu le<br />

long de la voirie (modèle parisien) ; maisons<br />

jumelées à quatre appartements, habitat individuel<br />

en ban<strong>des</strong> simples ou accolées, habitat<br />

collectif ; logements de deux, trois ou quatre<br />

pièces sur un ou deux niveaux ; superficies<br />

réduites ou en extension, modulables aussi<br />

par l'adjonction de combles aménageables ;<br />

confort en constante amélioration avec eau<br />

courante, gaz, électricité, WC, buanderies<br />

et séchoirs individuels ou collectifs. Et bien<br />

que contraints d'utiliser les techniques de<br />

construction les plus industrialisées et les<br />

moins coûteuses, les architectes n'en ont pas<br />

pour autant négligé l'aspect esthétique, se<br />

référant tour à tour, et par grands ensembles,<br />

au style régional local, au classicisme français<br />

ou au "Heimatschutz" allemand.<br />

En conclusion, Stéphane Jonas a su nous<br />

montrer d'une manière vivante à quel point<br />

les qualités propres à la dynamique industrielle<br />

mulhousienne, faite de compétence,<br />

d'innovation et d'adaptation, s'étaient particulièrement<br />

bien illustrées dans la conception<br />

<strong>des</strong> logements ouvriers, donnant naissance à<br />

une multiplicité de modèles et de solutions<br />

qui, avec quelques aménagements et modernisations,<br />

sont encore viables de nos jours.<br />

Les cités ouvrières de Mulhouse restent un<br />

bel exemple d'utopie sociale réalisée.<br />

Marie-Noële Denis<br />

CNRS, Strasbourg<br />

175


PASCAL LARDELLIER (DIR.)<br />

À fleur de peau. Corps, odeur, parfums<br />

Paris, Belin, 2003, 203 p.<br />

À fleur de peau. Corps, odeurs, parfums<br />

est un livre qui s’ouvre sur le corps et éveille<br />

nos sens endormis. Il est une dédicace faite<br />

à l’odorant tégument, un éloge de ce nez si<br />

souvent dénigré, oublié, et pourtant si rusé.<br />

Au fil de ses lignes émoustillantes, les mots<br />

deviennent odeurs et l’on goûte alors à une<br />

variation de mets olfactifs, redécouvrant le<br />

nez et ses volatils paysages.<br />

Longtemps, l’odorat ne reçut que mépris ;<br />

prétextant un sens empreint de vulgarité et<br />

de bestialité, les hommes lui refusaient toute<br />

noblesse : celui qui sentait était tel l’animal<br />

qui flairait (Annick Le Guérer). En outre,<br />

les hommes rejetaient ce nez indocile qui<br />

leur échappait : mettre les odeurs en paroles<br />

était souvent vaine tentative d’un langage<br />

impuissant devant l’indicible odorant. Face<br />

à la dérobade <strong>des</strong> mots, certains firent alors<br />

taire ce sens ingrat. Néanmoins, après le<br />

règne du silence olfactif décrit par Corbin,<br />

la société contemporaine signe le retour<br />

d’une ambiance odorante : aux odeurs trop<br />

charnelles du corps se substituent de plus<br />

décentes senteurs artificielles, tandis que<br />

l’environnement lui-même est réodorisé.<br />

La perception <strong>des</strong> odeurs dépasse souvent<br />

l’esthétique pure pour devenir jugement<br />

moral : rien ne sent beau, tout sent bon<br />

ou mauvais (Pascal Lardellier). L’arc-enciel<br />

odorant est une création culturelle qui<br />

s’échelonne <strong>des</strong> meilleures aux pires odeurs :<br />

il y a partage du monde entre le bien et le<br />

mal olfactifs, clivage arbitraire qui fait de la<br />

fragrance un gage de vertu et de la puanteur<br />

un signe incontestable du vice. Comme si le<br />

bien et le mal s’incarnaient dans l’odeur et<br />

s’y révélaient. Le monde est toujours opposition<br />

du suave et du nauséabond : certaines<br />

professions (cuisinier, médecin légiste, pompier…)<br />

font d’ailleurs appel à la capacité discriminatoire<br />

du nez pour faire parler bonnes<br />

et mauvaises odeurs (Joël Candau).<br />

Mais cette distinction entre le<br />

bien(odorant) et le mal(odorant) peut devenir<br />

base d’un racisme olfactif : le semblable<br />

est toujours en odeur de sainteté, l’autre<br />

ou l’étranger toujours puant. Le nez participe<br />

d’une hiérarchisation tant raciale que<br />

sociale : si l’odeur distingue le « blanc »<br />

qui pue-le-beurre du « nègre » à l’intolérable<br />

sillage décrit par les colonialistes, le<br />

« boche » infecté par la bromidrose fétide du<br />

« juif » empestant le foetor judaïcus (David<br />

Le Breton), le parfum contribue à différencier<br />

le patriciat de la plèbe ou le sanctuaire<br />

du lieu de débauche (Paul Rasse).<br />

La découverte olfactive de l’autre prélude<br />

au sens de la relation : dès les prémices de<br />

la vie, l’enfant tisse avec sa mère un lien<br />

par cet invisible fil <strong>des</strong> odeurs (Danielle<br />

Malmberg). Plus tard, l’individu estimera,<br />

à vue de nez, s’il se sent bien avec celui qui<br />

lui fait face ou s’il l’a dans le nez. Il y a<br />

lecture olfactive de l’autre : l’aura odorante<br />

qui le baigne est son sceau unique, un condensé<br />

de son être. L’odeur est une préfiguration<br />

de l’inconnu : elle est un pont entre le<br />

social et l’intime, entre soi et l’autre (Serge<br />

Chaumier). L’odeur, attractive ou répulsive,<br />

suscite tantôt le désir tantôt le dégoût pour<br />

autrui, mais son réel impact sur les affinités<br />

reste mystérieux.<br />

Puisque l’odeur brute est information<br />

incontrôlable et le parfum message maîtrisé,<br />

l’homme tend à manipuler l’organe nasal de<br />

ses contemporains en usant de trompe-lenez.<br />

Les parfums sont <strong>des</strong> leurres olfactifs<br />

qui détournent l’odorat de sources odorantes<br />

trop parlantes ou rebutantes. Alors que le<br />

parfum voile les aléas de l’atmosphère naturelle<br />

du corps et séduit les narines lorsque les<br />

phéromones humaines restent hypothétiques<br />

(Benoist Schaal), le parfum funéraire, quant<br />

à lui, prépare le défunt à l’autre monde tout<br />

en masquant la pire facette du cadavre : sa<br />

décomposition, tant charnelle qu’olfactive<br />

(Patrick Baudry). Quand le parfum s’empare<br />

de l’odeur, la culture reprend prise sur<br />

l’insolente nature.<br />

Les publicitaires, conscients de l’enchanteresse<br />

odeur, mènent désormais le consommateur<br />

par le bout du nez : l’individu<br />

succombe au charme <strong>des</strong> envoûtantes senteurs<br />

qui le manipulent insidieusement. Les<br />

messages olfactifs subliminaux l’incitent<br />

et excitent son imaginaire et sa mémoire<br />

(Didier Courbet et Marie-Pierre Fourquet) :<br />

l’odeur génère <strong>des</strong> représentations et régénère<br />

<strong>des</strong> souvenirs et émotions qui influent sur<br />

l’agir de l’homme. Mais le parfum médiatisé,<br />

devenu forme imagée, séduit aussi bien<br />

le nez que sa forme olfactive originelle car<br />

l’image publicitaire – tangible représentante<br />

de la fragrance – comble l’indicible<br />

sensation du nez. Le parfum s’incarne si<br />

totalement dans cette image mystifiée que<br />

la sensation visuelle fait naître l’impression<br />

olfactive (Jean-Jacques Boutard) : le parfum<br />

se donne à voir avant même de s’être donné<br />

à sentir.<br />

À fleur de peau est un ouvrage imprégné<br />

d’odeurs, dont les lignes éveillent notre<br />

mémoire olfactive assoupie : il transporte le<br />

lecteur dans cette sphère <strong>des</strong> sens qui transforme<br />

chaque mot en senteurs. A travers les<br />

prismes de l’information et de la communication,<br />

de l’histoire, de la philosophie, de la<br />

sociologie, de l’éthologie et de la psychologie<br />

sensorielle, le nez réapparaît entouré de<br />

sa cour d’odeurs, puissantes et envoûtantes.<br />

A fleur de peau, corps, odeurs et parfums<br />

s’entremêlent pour tisser une trame olfactive<br />

unique, pour émettre ce langage odorant qui<br />

révèle l’être et le monde.<br />

Laurence Pfeffer<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

176 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Recensions<br />

JANINE MOSSUZ-LAVAU<br />

La vie sexuelle en France<br />

Paris, La Martinière, 2002, 466 p.<br />

Après avoir produit un ouvrage fondamental<br />

sur Les Lois de l’amour, c’est-à-dire<br />

sur les juridictions édictées dans le domaine<br />

de la sexualité et de la famille depuis la<br />

seconde guerre mondiale, Janine Mossuz-<br />

Lavau délaisse un peu le juridique pour<br />

l’observation sociologique de la vie sexuelle<br />

de ses contemporains. Si le thème est déjà<br />

largement exploré par <strong>des</strong> enquêtes comportementales,<br />

notamment l’enquête de l’ACSF<br />

publié en 1993, intitulé Les Comportements<br />

sexuels en France, l’auteur apporte un éclairage<br />

nouveau et original. En choisissant<br />

une méthodologie qualitative, elle vise une<br />

autre approche, plus humaine, mais aussi<br />

révélatrice de plus de complexité. Par <strong>des</strong><br />

entretiens approfondis auprès d’une centaine<br />

de personnes, choisies avec le plus de<br />

pertinence possible, Janine Mossuz-Lavau<br />

rappelle que derrière les moyennes statistiques<br />

se cachent <strong>des</strong> individus qui sont tout<br />

sauf agrégés dans <strong>des</strong> catégories rigi<strong>des</strong>.<br />

Ainsi le critère le plus simple en la matière, à<br />

savoir la fréquence de rapports sexuels entretenus<br />

par un individu, montre amplement<br />

que la moyenne est tout sauf exacte pour<br />

comprendre comment les français vivent la<br />

sexualité. D’énormes différences existent<br />

selon les individus, et pour <strong>des</strong> raisons forts<br />

variées qui sont subies ou choisies, mais qui<br />

dévoilent que les stratégies <strong>des</strong> acteurs ne se<br />

saisissent bien que par l’écoute attentive et<br />

patiente <strong>des</strong> personnes.<br />

Par exemple, l’enquête statistique s’étonnait<br />

que les femmes déclarent nettement<br />

moins de partenaires au cours de leur vie<br />

que les hommes, écart que les relations<br />

homosexuelles ne suffisaient pas à expliquer<br />

et à compenser. Il était plus ou moins<br />

sous-entendu que les hommes avaient, par<br />

flagornerie et pour se revaloriser à leurs propres<br />

yeux, tendance à largement surestimer<br />

le nombre de partenaires. En fait, Janine<br />

Mossuz-Lavau montre que ce sont plutôt les<br />

femmes qui ont tendance à sous-estimer le<br />

nombre réel, non par mensonge ou pudeur,<br />

mais parce qu’elles ne retiennent pas les<br />

mêmes critères pour les calculs. Elles ont<br />

généralement tendance à ne compter que<br />

« ceux qui ont compté », reléguant les autres<br />

dans un oubli que seul le travail d’anamnèse<br />

provoqué par l’entretien permet de révéler.<br />

Ce type de constatation n’a pas seulement<br />

valeur en soi, mais a <strong>des</strong> conséquences<br />

épistémologiques considérables. Dans une<br />

certaine mesure, on peut en déduire que les<br />

enquêtes qualitatives, toujours soupçonnées<br />

de ne pas être « représentatives », sont en fait<br />

scientifiquement plus exactes que nombre<br />

de résultats quantitatifs. Les regroupements<br />

nécessaires aux tris statistiques ont pour<br />

effet de donner <strong>des</strong> images utiles mais toujours<br />

grossières d’une réalité infiniment plus<br />

complexe. L’auteur apporte l’exemple que la<br />

sexualité est un formidable outil de réflexion<br />

épistémologique, ce que Georges Devereux<br />

avait montré avec conviction dans De l’angoisse<br />

à la méthode.<br />

D’ailleurs, un <strong>des</strong> exemples que Devereux<br />

donnait, celui <strong>des</strong> femmes Sedang<br />

qui considèrent la sodomie avec un amant<br />

comme un rapport non adultère car ne risquant<br />

pas de les mettre enceintes, n’est pas<br />

aussi éloigné du raisonnement de certaines<br />

jeunes femmes musulmanes interviewées<br />

par Janine Mossuz-Lavau, même si les situations<br />

racontées ne sont pas aussi extrêmes.<br />

Ce qui est important ici de mentionner c’est<br />

la définition que l’on se donne d’un rapport<br />

sexuel, et de constater que selon les époques<br />

et les cultures, celle-ci varie. Qu’est-ce<br />

que signifie avoir un rapport sexuel ? Pour<br />

beaucoup, et pour le sens commun, il s’agit<br />

de pénétration. L’enquête montre que bien<br />

d’autres situations aux contextes plus denses<br />

et plus riches peuvent exister. Avoir <strong>des</strong> rapports<br />

buccaux, <strong>des</strong> attouchements, <strong>des</strong> excitations<br />

sexuelles partagées sans pénétration,<br />

c’est évidemment de la sexualité, et ce sont<br />

<strong>des</strong> rapports sexuels. Ce que <strong>des</strong> sexologues<br />

éclairés, comme Rejean Tremblay ou Michel<br />

Dorais, ont mentionné depuis longtemps,<br />

apparaît ici avec évidence. Les homosexuels<br />

le savent bien qui ne réduisent pas l’infinie<br />

richesse et diversité <strong>des</strong> rapports sexuels à<br />

un acte de pénétration. Bien d’autres termes<br />

sont également problématiques et gagnent<br />

à être définis ainsi ceux aussi différents de<br />

première fois, de jouissance, de harcèlement<br />

ou encore de fidélité. Pour cela, il convient<br />

de faire définir aux personnes les mots qu’elles<br />

utilisent pour ne pas prendre le risque<br />

d’amalgamer <strong>des</strong> faits différents. Seule<br />

l’enquête qualitative peut le permettre, les<br />

catégories du questionnaire étant par nature<br />

prédéfinies, elles induisent <strong>des</strong> réponses où<br />

se mêlent <strong>des</strong> attributions hétérogènes.<br />

Nous pouvons d’ailleurs prolonger l’argument<br />

et penser que l’entretien ne suffit<br />

sans doute pas pour percevoir les contradictions<br />

et qu’il faut encore davantage de temps<br />

pour percer les discours de faça<strong>des</strong>. Certes,<br />

la situation d’entretien, dans son intimité et<br />

son caractère confidentiel apporte <strong>des</strong> garanties,<br />

mais il y a tout lieu de penser que les<br />

acteurs eux-mêmes peuvent, non pas mentir<br />

à l’enquêteur, mais se mentir à eux-mêmes.<br />

Pour cela, seuls <strong>des</strong> entretiens longs et répétés<br />

sont susceptibles de permettre d’aller<br />

au-delà <strong>des</strong> discours convenus. Les psychanalystes<br />

le vivent quotidiennement. Ainsi,<br />

les discours tenus sur le couple, notamment<br />

sur la grande réussite de sa relation conjugale,<br />

produisent quelque scepticisme pour<br />

ceux qui ont enquêté sur cette seule matière.<br />

La réalité est toujours plus contrastée que<br />

ne veulent bien le faire croire les récits à un<br />

instant donné. Il faut multiplier les versions<br />

à plusieurs moments pour approcher les<br />

faits et tenter de dépasser les reconstructions<br />

inhérentes au processus de la narration.<br />

Parce qu’elle est allée se confronter<br />

au terrain, Janine Mossuz-Lavau évite les<br />

écueils courus habituellement par ce genre<br />

d’ouvrage en ne confondant pas les comportements<br />

réels et les discours tenus sur eux.<br />

C’est une constante depuis Michel Foucault<br />

que d’écrire <strong>des</strong> histoires de la sexualité en<br />

s’appuyant sur les représentations plutôt que<br />

sur les comportements, où pire en agrégeant<br />

de manière confuse les deux. C’est une grande<br />

qualité de l’enquête que de demeurer liée<br />

à la <strong>des</strong>cription et au strict commentaire de ce<br />

que déclarent les intéressés. Cette méthode<br />

évite les errances intellectuelles et les inepties<br />

tenues par exemple par un Jean-Claude<br />

Guillebaud dans La Tyrannie du plaisir. Il<br />

ne s’agit pas de régler ici <strong>des</strong> comptes avec<br />

la période dite de « la révolution sexuelle »<br />

et de prendre pour argent comptant les fantasmes<br />

médiatiques sur la sexualité. Janine<br />

Mossuz-Lavau décrit bien les variantes qui<br />

font que si certains apparaissent « libérés »,<br />

d’autres demeurent beaucoup plus proches<br />

<strong>des</strong> comportements traditionnels et n’hésitent<br />

pas à le revendiquer sans complexe.<br />

Les Français ne sont pas tous soumis aux<br />

normes édictées par les médias et beaucoup<br />

conservent une duplicité qui leur permet de<br />

vivre sereinement l’écart entre la réalité de<br />

leur sexualité et les idéaux ou déclarations<br />

entendus par ailleurs.<br />

Janine Mossuz-Lavau interroge également<br />

les disparités existantes dans la société<br />

française, pas seulement au travers <strong>des</strong> comportements<br />

déclarés, mais aussi par les normes<br />

voulues par chacun. Les situations les<br />

plus extrêmes se rencontrent chez les jeunes<br />

femmes issues de l’émigration qui n’entendent<br />

pas toujours s’occidentaliser de ce point<br />

177


de vue, et qui demeurent largement soumises<br />

à l’arbitraire <strong>des</strong> conventions de leur milieu.<br />

Là encore, il est possible de saisir toute la<br />

complexité <strong>des</strong> déchirements que produit<br />

l’interculturalité. Le silence et l’ignorance<br />

dans lesquels ces jeunes filles grandissent est<br />

problématique et se révèle un écart d’autant<br />

plus flagrant que le reste de la population est<br />

de plus en plus éduquée et accompagnée sur<br />

ce point. On mesure combien l’école devrait<br />

enfin pallier l’insuffisance <strong>des</strong> familles en<br />

matière d’éducation sexuelle, sujet qui ne<br />

semble toujours pas être d’actualité dans<br />

les ministères. Si les milieux catholiques<br />

baignent dans le même obscurantisme historique<br />

sur ce point, la grande différence<br />

est que les directives de l’Église ne sont<br />

plus guère suivies d’effets, y compris chez<br />

les croyants eux-mêmes. La situation <strong>des</strong><br />

musulmans accroît en revanche l’écart avec<br />

le reste de la population.<br />

Parce qu’il se place dans une perspective<br />

compréhensive et non dogmatique, cet<br />

ouvrage apporte <strong>des</strong> éléments précieux à la<br />

réflexion. Certes, il sera permis de penser que<br />

certaines histoires de vie sont plus proches du<br />

compte-rendu journalistique que de l’analyse<br />

scientifique, et l’on demeure parfois sur sa<br />

faim alors que les anecdotes s’enchaînent<br />

sans approfondissement. Ainsi passe-t-on<br />

d’une personne à l’autre sans avoir vraiment<br />

le temps d’en cerner une précisément, mais<br />

il se dégage de l’ensemble un panorama<br />

convainquant <strong>des</strong> variations possibles sur le<br />

thème. Pour cela, le pari de l’auteur d’éclairer<br />

la grande diversité de ce que « vivent vraiment<br />

les gens », comme l’indique de manière<br />

un peu racoleuse la quatrième de couverture,<br />

est assez bien réussi. Il ressort une absence<br />

de « normalité sexuelle » qui est sans doute le<br />

point le plus fondamental à retenir.<br />

La grande qualité de l’ouvrage est d’être<br />

d’une approche facile pour tout lecteur et en<br />

même temps de poser <strong>des</strong> questions importantes<br />

sur le thème et plus largement à la<br />

discipline en son ensemble. L’auteur fait<br />

preuve de beaucoup d’humour et l’on rit<br />

souvent, sans méchanceté, sur les commentaires<br />

accompagnant tel ou tel témoignage.<br />

Cette écriture alerte, alliée à la rigueur qui<br />

caractérise le travail de son auteur, rend<br />

l’ouvrage particulièrement agréable.<br />

Serge Chaumier<br />

Université de Bourgogne<br />

Références<br />

Rejean Tremblay, Couple, sexualité et société,<br />

Payot, 1993.<br />

Michel Dorais, La Sexualité plurielle, Prétexte,<br />

Montréal, 1982.<br />

Alfred Spira, Nathalie Bajos, sous la dir,<br />

ACSF, Les Comportements sexuels en<br />

France, La Documentation française,<br />

1993.<br />

Janine Mossuz-Lavau, Les Lois de l’amour.<br />

Les Politiques de la sexualité en France<br />

(1950-1990), Payot, Paris, 1991.<br />

Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode,<br />

Flammarion, 1980.<br />

Jean-Claude Guillebaud, La Tyrannie du plaisir,<br />

Seuil, 1998.<br />

Michel Bozon, Henri Leridon (dir.), Sexualité<br />

et <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, INED, PUF, 1993.<br />

MAX PAGÈS et al.<br />

La violence politique :<br />

pour une clinique de la complexité<br />

Toulouse, Eres, coll. “Sociologie Clinique”,<br />

2003, 232 p.<br />

Il est de bon ton aujourd’hui de dénoncer<br />

« le silence <strong>des</strong> intellectuels » qui déserteraient<br />

les débats de société. La violence<br />

politique est un ouvrage collectif qui apporte<br />

un démenti à ce lieu commun. Ses auteurs<br />

prennent à bras le corps le conflit le plus épineux<br />

<strong>des</strong> temps modernes, le conflit israélopalestinien.<br />

Qui sont-ils pour avoir cette<br />

audace ? Des intellectuels. J’entends par là<br />

<strong>des</strong> individus qui ont la conviction que leur<br />

pratique scientifique leur permet et leur fait<br />

obligation d’éclairer les citoyens et de mettre<br />

en débat les éléments de compréhension<br />

dont ils disposent sur les grands problèmes<br />

mondiaux. Ils le font en leur nom personnel,<br />

sans passer par les canaux traditionnels <strong>des</strong><br />

partis politiques, <strong>des</strong> « courants de pensée »,<br />

etc.<br />

Il y a de gran<strong>des</strong> différences entre les<br />

auteurs mais ils partagent quelques convictions<br />

communes. Universitaires ou consultants,<br />

ils sont pour la plupart psychologues<br />

cliniciens de formation psychanalytique. Ils<br />

ont l’expérience de la résolution <strong>des</strong> conflits<br />

en entreprise, dans les familles, etc. Mais<br />

ils croient que la psychosociologie ne doit<br />

pas se limiter à l’échelle « micro ». Ils n’ont<br />

pas la naïveté de croire que les solutions<br />

adaptées aux petits groupes pourraient être<br />

transposées aux conflits internationaux. Mais<br />

la clinique a un regard pertinent à apporter<br />

à l’échelle macro-sociale, à condition de<br />

s’ouvrir à la complexité. L’ouvrage a un<br />

premier objectif, proprement scientifique et<br />

bien résumé dans le sous-titre : contribuer<br />

à la fondation d’une « clinique de la complexité<br />

», inspirée entre autres par la théorie<br />

de la complexité d’Edgar Morin.<br />

L’approche clinique se caractérise par<br />

l’enracinement <strong>des</strong> connaissances sur les<br />

individus et leurs sociétés dans une longue<br />

fréquentation <strong>des</strong> êtres humains. Contrairement<br />

au paradigme de la rupture épistémologique,<br />

c’est en essayant de produire<br />

du changement social que l’on progresse<br />

dans la connaissance de ce qui fait société.<br />

Les auteurs se réclament explicitement de<br />

la « recherche-action » de Kurt Lewin, dans<br />

laquelle le trait d’union est essentiel.<br />

Dans cette perspective, deux textes sont<br />

remarquables d’engagement et de lucidité :<br />

celui de Dan Bar-On, universitaire israélien<br />

178 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Recensions<br />

et militant actif de la paix au sein du PRIME<br />

(Peace Research Institute for the Middle<br />

East) ; il plaide pour la mise en place de lieux<br />

de parole entre Israéliens et Palestiniens,<br />

en s’inspirant de la Commission Vérité et<br />

Réconciliation dans l’Afrique du Sud au<br />

lendemain de l’Apartheid. Celui de Charles<br />

Rojzman, qui se définit comme « thérapeute<br />

social » et qui intervient sur les violences<br />

dites urbaines dans les grands ensembles<br />

de logements sociaux dans les banlieues de<br />

France ; il analyse les répercussions du conflit<br />

israélo-palestinien sur les relations dans<br />

ces quartiers entre Maghrébins et Juifs.<br />

Coordinateur et auteur principal du livre,<br />

Max Pagès est un disciple de Carl Rogers et<br />

il a largement contribué à le faire connaître<br />

en France. Dans une longue introduction, il<br />

plante le décor. Ce qu’il appelle le système<br />

socio-mental est voué à l’échec s’il reste dans<br />

une logique binaire d’exclusion réciproque.<br />

La prise en compte de la complexité permet<br />

de trouver une issue par « triangulation » : les<br />

contraires s’opposent sans s’exclure et permettent<br />

une conflictualité créative. La Révolution<br />

française est une bonne illustration<br />

de l’incapacité à accomplir ce processus : le<br />

contrat de dépendance qui lie le souverain<br />

à ses sujets est rompu. Les sujets ne veulent<br />

plus être soumis, ils veulent être libres<br />

et égaux. Mais ce contrat de dépendance,<br />

dénoncé en paroles, subsiste dans l’imaginaire<br />

inconscient. Les uns ont peur que le<br />

changement aille trop loin, les autres pas<br />

assez. La Terreur est un processus de radicalisation<br />

né de cette insécurité psychique<br />

collective, mais elle est d’abord un retour à<br />

une logique binaire et une régression.<br />

La première partie comprend trois textes :<br />

« la fin de la modernité ? » (Patrick Schmoll),<br />

« crise et identité » (Jacqueline Barus-<br />

Michel) et « le courage politique, guerre,<br />

terrorisme, démocratie » (Pagès). Ils sont<br />

suivis pas une « discussion » dans laquelle<br />

chacun <strong>des</strong> auteurs réagit tour à tour aux<br />

textes <strong>des</strong> deux autres. La méthode est intéressante<br />

pour rendre compte <strong>des</strong> hésitations<br />

d’une réflexion collective nouvelle, mais<br />

pourquoi avoir intitulé cette partie : « après le<br />

11 septembre », ce qui ne correspond qu’au<br />

seul chapitre de Schmoll ? De plus, comme<br />

le fait remarquer Barus-Michel (p. 101),<br />

considérer le 11 septembre 2001 comme la<br />

fin de la modernité supposerait une définition<br />

préalable de celle-ci.<br />

La deuxième partie, « le conflit israélopalestinien<br />

», est la plus importante et elle<br />

comprend quatre textes : « la peste émotionnelle<br />

» (Rojzman), « le conflit israélo-palestinien<br />

et l’instabilité du monde » (Pagès),<br />

« Israël-Palestine, l’impossible séparation »<br />

(André Sirota) et « 5761, l’année juive qui<br />

vient de s’écouler » (Bar-On). Un bref commentaire<br />

d’un lecteur extérieur, Fethi Ben<br />

Slama, conclut cette partie. Tous ces textes<br />

montrent bien les impasses où mène l’engrenage<br />

de la violence et du déni croisé <strong>des</strong><br />

droits de l’autre. La violence n’est pas seulement<br />

intercommunautaire, elle est d’abord<br />

intracommunautaire. L’assassinat de Rabin<br />

par un jeune juif extrémiste en est l’illustration<br />

tragique. Les militants de la paix<br />

doivent d’abord convaincre les leurs et il leur<br />

faut beaucoup de courage politique car ils<br />

risquent d’être pris pour <strong>des</strong> traîtres.<br />

La conclusion comprend un entretien<br />

entre Pagès et Edgar Morin et les remarques<br />

finales de Pagès. Si chaque chapitre est<br />

remarquable, il faut bien dire que l’architecture<br />

de l’ouvrage est peu claire. Sur la<br />

forme, il n’est pas facile d’être à la fois le<br />

« chef d’orchestre » et le « premier violon ».<br />

Ce livre souffre de nombreuses répétitions<br />

et du caractère un peu trop appuyé <strong>des</strong> commentaires<br />

du coordinateur qui affirme la<br />

cohérence <strong>des</strong> contributions plus qu’il ne la<br />

met en évidence.<br />

Sur le fond, j’ai <strong>des</strong> observations qui se<br />

situent à <strong>des</strong> niveaux différents. Par ordre<br />

croissant d’importance, en dehors de Morin,<br />

l’apport <strong>des</strong> sociologues semble négligé. Par<br />

exemple, si Simmel apparaît dans la bibliographie,<br />

on ne sait pas ce que les auteurs ont<br />

retiré de sa sociologie du conflit, ou de son<br />

texte célèbre sur « la supériorité de la triade<br />

sur la dyade ».<br />

Je n’ai pas de compétences en matière de<br />

psychanalyse pour apprécier la pertinence de<br />

la tradition freudienne qui passe par Mélanie<br />

Klein et Franco Fornari. Je suis conscient de<br />

la difficulté propre à ce domaine : « les hypothèses<br />

concernant l’inconscient paraissent<br />

souvent complètement absur<strong>des</strong> » (p. 131).<br />

Je suis néanmoins gêné par l’invocation de la<br />

complexité qui semble devenir une explication<br />

magique <strong>des</strong> difficultés, ou par le caractère<br />

allusif de certaines propositions comme<br />

la distinction entre institutions-enfants et<br />

institutions-parents (p. 132).<br />

Enfin, la posture de Pagès me gêne par<br />

moments : il prétend énoncer la politique que<br />

la France devrait mener au Proche-Orient<br />

pour débloquer le conflit et qu’elle devrait<br />

mener seule si elle ne peut entraîner derrière<br />

elle ni les USA, ni l’Union européenne, ni<br />

l’ONU. Et si le gouvernement français ne<br />

veut rien entendre, chacun de nous devrait<br />

défendre cette politique juste par <strong>des</strong> initiatives<br />

citoyennes. C’est dans la tradition<br />

biblique <strong>des</strong> prophètes qui « prêchent dans<br />

le désert » et c’est une invitation sympathique<br />

à la citoyenneté active et au contrôle<br />

de l’Etat par ses citoyens. Mais y aurait-il<br />

aussi la conviction que la France est le pays<br />

<strong>des</strong> Droits de l’Homme et l’avant-garde de<br />

l’humanité ?<br />

Mais ces défauts sont mineurs et ne doivent<br />

pas masquer l’essentiel : cet ouvrage<br />

est un point de départ et il a un caractère<br />

programmatique. Les obscurités sont inévitables<br />

et elles disparaîtront progressivement<br />

avec l’avancée <strong>des</strong> travaux, empiriques et<br />

théoriques. Il faut attendre le nouvel ouvrage,<br />

écrit vraisemblablement par un collectif<br />

élargi, qui rendra compte de la prochaine<br />

étape dans la constitution de la clinique de la<br />

complexité, ainsi que de sa contribution à la<br />

résolution <strong>des</strong> conflits sociaux majeurs.<br />

Maurice Blanc<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg.<br />

179


MICHÈLE PETIT<br />

Éloge de la lecture, la construction de soi<br />

Paris, Belin, Coll. “Nouveaux Mon<strong>des</strong>”,<br />

2000, 157 p.<br />

Tout ce qui tombe sous la main, à l’enfant<br />

assoiffée de lecture, est source d’apprentissage<br />

du monde. Des univers secrets et toujours<br />

ouverts prennent naissance dans les histoires<br />

contées tous les soirs. Savoir qui l’on est,<br />

apprendre le monde, ce qu’il représente pour<br />

nous, ce que nous sommes au milieu de lui,<br />

commence le plus souvent dans l’enfance.<br />

Y appartenir ou le regarder de façon sévère,<br />

se forger ses outils de réflexion, se poser<br />

comme une personne unique et respectable<br />

(inaliénable dans la liberté de choisir) à<br />

qui échoit la même dignité qu’aux autres.<br />

C’est « le poids <strong>des</strong> mots ou leur absence<br />

qui détermine notre existence, et que plus<br />

on est capable de nommer ce que l’on vit,<br />

plus on est à même de le vivre et apte à le<br />

changer » (p. 11).<br />

A quelle source se nourrit la lecture, d’où<br />

coule cette volonté de découverte, d’apprendre<br />

pour se comprendre et se faire confiance.<br />

Organiser en soi, créer et solidifier une terre<br />

porteuse d’un plus grand élan. Par les contes,<br />

les histoires, la voix tranquille de la mère<br />

ou <strong>des</strong> autres, de la même façon qu’il le<br />

fera plus tard à l’acquisition de la marche,<br />

l’enfant apprend à construire un espace propre.<br />

Il s’y déplace à sa guise, créant par ses<br />

allers et retours, un monde où il fixe ses<br />

propres repères, les modifiant au fur et à<br />

mesure que sa confiance grandit. Puis par la<br />

lecture, l’enfant s’approprie le monde, dans<br />

le jeu infiniment renouvelé entre familiarité<br />

et étrangeté tout à tour éprouvées.<br />

Le lecteur refond le texte à son usage<br />

exclusif, y puise les éléments d’un monde<br />

vivant pour lui. Chacun de nous possède<br />

intimement ses poèmes favoris, ses phrases<br />

éblouissantes recueillies pieusement, ses<br />

citations permettant de se raccrocher à une<br />

bouée dans les moments de doute. Et parfois<br />

de façon radicale comme ce forestier<br />

avouant découper les pages favorites dans les<br />

classiques de la littérature (p. 19)<br />

Par la lecture <strong>des</strong> grands aventuriers, le<br />

héros, l’héroïne par procuration, se met au<br />

défi d’être capable de vivre seul(e) dans<br />

la nature (et de ne plus être dépendant de<br />

papa-maman, d’être enfin grand et responsable),<br />

construire sa maison, faire du feu,<br />

s’alimenter, pêcher, chasser… Maîtriser<br />

l’environnement donné, en utiliser les ressources<br />

avec finesse et parcimonie, vaincre<br />

la faim, le froid, la peur, la solitude et décider<br />

seul(e) de ce qu’on est capable d’endurer.<br />

Se reconnaître <strong>des</strong> compétences que la vie<br />

quotidienne nous masque. Des possibilités<br />

infinies d’être homme/femme, se recréer, au<br />

sens où on réinvente un monde où l’autonomie<br />

est entière; et ou le désir, le profond<br />

désir qui nous habite émerge enfin.<br />

C’est un parcours initiatique, où l’enfant<br />

quitte la maison, pour forger son être, devenir.<br />

Mais c’est aussi définir d’autres liens :<br />

l’auteur qui a écrit le livre, les personnages,<br />

ceux qui l’aiment… Ainsi s’élabore une<br />

famille choisie, tissée par <strong>des</strong> liens secrets<br />

et invisibles, mais d’autant plus forts qu’ils<br />

s’ancrent à l’identité profonde. La lecture<br />

est un lieu où les enfants sont chez eux,<br />

plus sûrement encore si leur place n’est<br />

pas évidente dans la communauté d’accueil.<br />

Elle invoque, elle crée <strong>des</strong> appartenances.<br />

« La boulangère du boulevard Saint-Michel<br />

me chassait de la communauté, André Gide<br />

m’y réintégrait subrepticement… Je franchissais<br />

clan<strong>des</strong>tinement les frontières d’une<br />

terre d’asile probable » (Jorge Semprun cité<br />

p. 30). Le livre ouvre <strong>des</strong> horizons interdits,<br />

impossibles dans <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> trop étroits,<br />

étouffants ; pour Albert Camus, le passeur<br />

sera son instituteur, pour d’autres ce seront<br />

les bibliothécaires du quartier, une éducatrice<br />

pendant une hospitalisation, l’aumônier<br />

d’une prison… Il donne sens dans les<br />

moments de crise, de découverte du corps<br />

pour les adolescents, à certaines expériences<br />

déroutantes ou angoissantes quand elles ne<br />

peuvent se dire : « chaque lecteur quand il lit<br />

est le propre lecteur de soi-même » (Proust<br />

cité p.53). Le livre devient une fenêtre par<br />

où pénètrent l’air et la lumière, une respiration<br />

enfin possible dans un espace clos et<br />

oppressant : « Sans rêverie provoquée par les<br />

lointains… pas de pensée » (p. 35).<br />

La lecture relève du secret, de l’intime,<br />

d’un lieu où les « autres ne sont pas », préservé<br />

du regard, <strong>des</strong> mots, du jugements. Les<br />

« autres » n’entrent pas ici, ils sont inexistants,<br />

perdent toute substance. Le lecteur<br />

doit protéger cet espace de l’intrusion de<br />

tous ceux, nombreux, qui cherchent à le<br />

ramener à ses obligations. Les rêveurs, les<br />

amoureux, les voyageurs, les lecteurs agacent<br />

car le groupe a peu de prise sur eux.<br />

Ils sont dangereux car ils ont accès à un<br />

monde qui élabore <strong>des</strong> règles étranges et<br />

étrangères. Ils connaissent un autre niveau<br />

d’échanges, de liens. Ils développent une<br />

énergie nouvelle et puissante pour atteindre<br />

<strong>des</strong> mon<strong>des</strong> qu’il est difficile de fréquenter<br />

dans la réalité. Ils résistent au mépris de<br />

leur entourage ; même si pour cela il faut<br />

accepter de se faire traiter « d’intello », être<br />

accusé de snobisme, de perdre leur temps<br />

au lieu de faire quelque chose d’utile ; ils<br />

investissent dans <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>, sortent parfois<br />

de leur milieu social et font craindre à leurs<br />

proches d’être abandonnés. Ils mettent en<br />

danger la cellule familiale et communautaire.<br />

Ils partent, ceux qui lisent, et restent<br />

définitivement ailleurs. Ils se dégagent par<br />

leurs savoirs acquis de ceux qui en gardaient<br />

le monopole. Ils se soustraient à toutes les<br />

appartenances non choisies.<br />

C’est ainsi qu’il faut parfois se cacher<br />

pour lire, et échapper à cette pression de<br />

devoir retourner à <strong>des</strong> activités plus « utiles<br />

». La lecture est une expérience de la<br />

séparation, de la perte. Mais elle oblige aussi<br />

à abandonner toute position de savoir, de<br />

connaissances définitives. Le lecteur sait se<br />

dépouiller, faire le vide en soi pour accueillir<br />

de nouvelles paroles, de nouvelles pensées,<br />

de nouveaux mon<strong>des</strong>.<br />

La lecture, bien individuel, ne peut se<br />

réduire à une activité rentabilisée, à un compressé<br />

de connaissances acquises, sous peine<br />

d’en perdre le désir, d’enlever à l’enfant qui<br />

s’initie, à l’adolescent qui hésite, à l’adulte<br />

qui suspend le temps pendant quelques<br />

pages, la magie toujours renouvelée <strong>des</strong><br />

livres qui font échapper aux contraintes du<br />

quotidien.<br />

Lire, c’est guérir comme le dit si bien<br />

M.-A. Ouaknine dans Bibliothérapie, (Seuil).<br />

Michèle Petit le montre avec l’histoire de<br />

Charlotte, petite prématurée (page 102), qui<br />

cale ses repères sur l’histoire contée tous les<br />

jours par sa mère. Quand celle-ci s’absente<br />

elle la poursuit en elle-même, en attendant<br />

son retour.<br />

Nous lisons ce beau livre dans une constante<br />

adhésion. Michèle Petit a mené une<br />

enquête passionnante sur les pratiques individuelles<br />

de lecture, elle la restitue dans<br />

une écriture précise, soucieuse du détail, et<br />

toujours enthousiaste. On y reconnaît une<br />

lectrice avide et comblée qui tient à faire<br />

partager ce grand privilège, la lecture.<br />

H’nina Tuil<br />

CHU de Strasbourg &<br />

Université Marc Bloch<br />

180 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Recensions<br />

FREDDY RAPHAËL (dir.)<br />

Le judaïsme alsacien.<br />

Histoire, patrimoine, traditions<br />

Strasbourg, Nuée Bleue, 2003.<br />

Il est rare de découvrir un ouvrage qui<br />

rend compte à la fois de la dimension historique,<br />

culturelle, et de l’existence au quotidien<br />

<strong>des</strong> Juifs d’Alsace. Sans oublier l’apport de<br />

nombreux travaux consacrés au judaïsme<br />

alsacien publiés ces dernières décennies, on<br />

peut affirmer que ce livre apporte une note<br />

originale et novatrice. Il évoque notamment<br />

la représentation <strong>des</strong> Juifs dans le regard de<br />

l’autre, et plus précisément dans l’art médiéval<br />

de l’aire culturelle rhénane.<br />

Saluons au passage le nombre croissant<br />

d’historiens et d’anthropologues non juifs<br />

de la province, mais aussi de l’Allemagne<br />

proche, qui ont investi avec enthousiasme<br />

et rigueur intellectuelle ce champ de recherche.<br />

L’ouvrage est à la fois une œuvre savante<br />

et accessible à un large public ; ses illustrations<br />

nombreuses et variées, toujours choisies<br />

avec pertinence, invitent à la lecture,<br />

même ceux qui ne connaissent pas la religion<br />

juive. Le tableau de prière de Muttersholtz<br />

représentant un lion, emblème de la tribu<br />

de Juda, orne avec bonheur la jaquette du<br />

livre.<br />

L’ouvrage collectif, réalisé sous la direction<br />

de Freddy Raphaël, nous invite à découvrir<br />

à la fois l’histoire et le patrimoine juifs<br />

alsaciens. L’auteur, d’emblée, nous introduit<br />

à la tonalité qui parcourt l’ensemble <strong>des</strong> articles<br />

: le judaïsme d’Alsace ou « la célébration<br />

de la vie ». C’est un hymne à la vie qui<br />

nous est restitué ici. Parlant de ce judaïsme<br />

« aimable et peu fanatique », il évoque l’existence<br />

de ces Juifs de la campagne « scandée<br />

par les impératifs de la pratique religieuse<br />

qui lui conféraient sa structure et sa signification.<br />

Rien d’ostentatoire dans cette religiosité,<br />

aucun pathos dans cette piété sans<br />

apprêts ». Les drames de la guerre et de l’exil<br />

ne sont pas pour autant évacués. C’est ainsi<br />

qu’il mentionne le Dr. Camille Dreyfus qui<br />

dans son Journal <strong>des</strong> années 1940-1941,<br />

relate « son expérience traumatisante de la<br />

condition d’étranger qui longe les murs. Il<br />

découvre avec effroi qu’il est banni de cette<br />

terre d’Alsace qu’il avait considérée – insolemment<br />

lui dit-on – comme la sienne ».<br />

F. Raphaël termine cependant son article<br />

par un questionnement qui le taraude :<br />

« comment comprendre la facilité avec<br />

laquelle l’humain s’effondre dans l’homme,<br />

la rapidité avec laquelle le vernis de culture<br />

issue du judéo-christianisme et du respect<br />

<strong>des</strong> droits de la personne se fissure ».<br />

Un parcours rapide <strong>des</strong> dates les plus<br />

significatives de la vie juive en Alsace, tracé<br />

par Jean Daltroff, se révèle très utile pour<br />

situer cette histoire spécifique dans son contexte.<br />

Auparavant Jean-Pierre Lambert relie<br />

la notion de patrimoine à celle de l’histoire :<br />

« chaque objet est un témoin irremplaçable<br />

qui nous fait mieux comprendre la vie <strong>des</strong><br />

hommes qui l’ont créé, leur relation à autrui,<br />

à la société environnante, celle de Juifs et de<br />

non-Juifs ».<br />

Parmi les exemples les plus significatifs<br />

du patrimoine, relevons celui d’un bain rituel<br />

juif strasbourgeois qui date d’avant 1549, et<br />

la « synagogue-grenier » de Traenheim qui<br />

remonte au 18 e siècle. Elle fut étudiée avec<br />

rigueur et passion par Bernard Keller. Des<br />

sceaux juifs sont présentés et analysés par<br />

Robert et Martine Weyl. Autres documents<br />

qui peuvent apporter <strong>des</strong> indications très<br />

précises : <strong>des</strong> contrats de mariage. Il s’agit<br />

en l’occurrence <strong>des</strong> contrats établis à Wissembourg,<br />

entre 1753 et 1790, dont le grand<br />

rabbin Max Warschawski nous révèle toute<br />

la richesse.<br />

L’accent est mis ensuite sur le 19 e siècle,<br />

période durant laquelle la société juive parvient<br />

à une relative aisance en Alsace. La<br />

reconnaissance <strong>des</strong> droits <strong>des</strong> Juifs en 1793<br />

change radicalement leur situation. Progressivement<br />

de nombreuses synagogues sont<br />

édifiées à travers la région.<br />

Il est intéressant de constater, grâce à<br />

l’étude de Raymond Matzen combien « le<br />

contact permanent <strong>des</strong> négociants, commerçants<br />

et colporteurs juifs devait naturellement<br />

déteindre sur les parlers alsaciens : tel mot<br />

hébreu ou telle expression judéo-alsacienne<br />

finissent par se fixer et par être totalement<br />

assimilés sur le plan phonologique. »<br />

Jean-Jacques Wahl dresse une belle fresque<br />

<strong>des</strong> traits caractéristiques de la vie juive<br />

en milieu rural à cette époque. L’une <strong>des</strong><br />

traditions les plus vivantes est celle de la cuisine<br />

juive. La regrettée Eve Cerf et Freddy<br />

Raphaël nous livrent à la fois les rites et les<br />

manières de table, et de nombreuses recettes<br />

utilisées de nos jours encore.<br />

Robert et Martine Weyl consacrent une<br />

étude richement illustrée aux « mappot »<br />

(« les gardiennes de la Thora »). Il s’agit <strong>des</strong><br />

ban<strong>des</strong> de tissu découpées dans les langes<br />

utilisés au moment de la circoncision, que<br />

le petit garçon âgé de trois ans apporte à la<br />

synagogue. Ces tissus, peints ou brodés par<br />

la famille, servent à entourer le « Sepher<br />

Thora » (les rouleaux de la loi) avant que<br />

celui-ci ne soit recouvert du « Mantele ».<br />

Puis, fin du dix-neuvième siècle, ce fut<br />

le moment « d’une rencontre manquée ».<br />

Freddy Raphaël relate l’histoire difficile <strong>des</strong><br />

Juifs venus <strong>des</strong> pays de l’est de l’Europe,<br />

entre 1870 et 1914, puis de 1918 à 1931.<br />

Les relations furent souvent heurtées au sein<br />

même de la communauté juive.<br />

Les souvenirs de Claude Vigée apportent<br />

une note biographique intéressante et émouvante.<br />

Non moins nostalgique, mais plus<br />

tragique est la nouvelle de Pierre Claude,<br />

intitulée « Il voulait rester chez lui », qui<br />

témoigne de l’impossible exil d’un Juif<br />

campagnard. Finalement, le musée judéoalsacien<br />

de Bouxwiller créé par Gilbert Weil<br />

résume fort heureusement cette histoire <strong>des</strong><br />

Juifs en Alsace : « Vivre et laisser vivre »,<br />

telle est l’inscription que l’on trouve dès<br />

l’entrée du bâtiment. Le choix <strong>des</strong> thèmes<br />

et la présentation muséographique entendent<br />

essentiellement présenter une leçon<br />

d’histoire de la vie au quotidien, ils suscitent<br />

en même temps la réflexion, voire la<br />

méditation.<br />

Une partie résolument novatrice de<br />

l’ouvrage s’organise autour de la magnifique<br />

exposition qui a eu lieu en septembre 2003<br />

dans les locaux du Conseil Général du Bas-<br />

Rhin. Elle présente les Juifs et le judaïsme<br />

dans l’art médiéval en Alsace, et plus précisément<br />

la représentation de soi et de l’autre<br />

dans l’imaginaire de cette époque.<br />

D’une part, force est de constater la puissance<br />

matérielle mise au service d’une quête<br />

spirituelle, qu’il s’agisse du travail de la pierre<br />

ou celui du verre. Mais en même temps<br />

on est consterné de voir la construction progressive<br />

du stéréotype du Juif qui l’enferme<br />

et le rejette du côté de l’animal – voire de<br />

l’inhumain. On peut ici reprendre les termes<br />

de Freddy Raphaël : « Dans sa collusion avec<br />

les forces du mal, il (le Juif) s’emploie à faire<br />

échec au plan salvateur du Christ, qui s’est<br />

sacrifié pour rédimer le monde. De Judas à<br />

Joselmann de Rosheim, il est le traître qui se<br />

voue au culte de l’argent. »…<br />

De nombreux exemples pris soit sur les<br />

fresques de Baldenheim et de Hunawihr,<br />

soit dans les illustrations de l’Hortus deliciarum<br />

« montrent bien, comme le souligne<br />

Jean-Pierre Lambert, que la complexité <strong>des</strong><br />

relations entre christianisme et judaïsme est<br />

largement transcrite dans l’iconographie du<br />

Moyen-Age. Suit la très belle étude comparative<br />

<strong>des</strong> représentations de l’Eglise et de<br />

181


la Synagogue menée par Léopold Asch. La<br />

cathédrale de Strasbourg révèle, ainsi que le<br />

souligne Victor Beyer, de nombreux exemples<br />

de la représentation <strong>des</strong> deux alliances,<br />

toujours mises en parallèle.<br />

André-Marc Haarscher étudie plus particulièrement<br />

l’histoire <strong>des</strong> Juifs à cette époque.<br />

En fait, leur présence n’est attestée<br />

en Alsace qu’à partir de l’époque de la<br />

deuxième croisade (1146). La faire remonter<br />

à l’époque romaine ne repose sur aucun fondement<br />

archéologique, ni scripturaire.<br />

L’exposition se termine par deux notes<br />

plus dramatiques, celle de la profanation <strong>des</strong><br />

cimetières juifs aujourd’hui (F. Raphaël),<br />

et le récit très impressionnant de Günter<br />

Boll. Celui-ci découvre un jour glacial de<br />

l’hiver 1981 les restes du « trésor caché » de<br />

la communauté de Mackenheim : <strong>des</strong> livres<br />

de prière, <strong>des</strong> manuscrits, <strong>des</strong> mappot, <strong>des</strong><br />

mesouzot, <strong>des</strong> phylactères et <strong>des</strong> mantelets<br />

de Thora en triste état. Le témoin assiste<br />

quelques semaines plus tard, impuissant, à<br />

la <strong>des</strong>truction de ces objets « pour nettoyer<br />

les lieux », lui rétorque-t-on. Avec beaucoup<br />

de peine Günter Boll arrive à sauver <strong>des</strong><br />

flammes quelques livres, trente mappot et<br />

d’autres fragments précieux.<br />

La fin de l’ouvrage est marquée par <strong>des</strong><br />

prises de position importantes qu’il convient<br />

de mentionner. Il s’agit <strong>des</strong> trois textes qui<br />

constituaient l’aboutissement de l’exposition<br />

en mettant un accent fort sur la problématique<br />

de la <strong>des</strong>tinée juive. Ces écrits sont<br />

réunis sous le titre suivant : « Qu’as-tu fait<br />

de ton frère ? »<br />

Mgr. J. Doré rappelle que « c’est au Concile<br />

Vatican II que l’Église catholique a<br />

enfin révisé l’enseignement du mépris et<br />

compris combien il contredisait la Bible ellemême…<br />

» « Aujourd’hui, c’est à la réconciliation<br />

et au dialogue fraternel que nous<br />

voulons œuvrer avec nos frères aînés. Mais<br />

nous devons avoir l’humilité de reconnaître<br />

que l’enseignement du mépris et la « théologie<br />

de la substitution », faisant de l’Église le<br />

nouvel et unique Israël de Dieu, imprègnent<br />

encore bien <strong>des</strong> esprits. Seul un long travail<br />

d’éducation parviendra à en extirper tout<br />

germe d’antijudaïsme ».<br />

Le Pasteur Marc Lienhard souligne que<br />

« nous voici arrivés au XXI e siècle et parvenus<br />

à d’autres relations entre Chrétiens et<br />

Juifs ». Il évoque « le sommet de la tragédie<br />

que fut la Shoah. Elle s’insère dans l’histoire<br />

séculaire d’une ancienne tradition antijuive,<br />

et les Chrétiens y portent – hélas – une<br />

lourde responsabilité »… « Nous sommes<br />

appelés aujourd’hui à redécouvrir les points<br />

communs de nos lois respectives, invités<br />

aussi, à analyser la validité de ce qui nous<br />

sépare et à faire disparaître les caricatures<br />

ancestrales ».<br />

Le Grand Rabbin René Gutman rappelle<br />

« qu’à Frédéric le Grand qui l’interrogeait<br />

sur la preuve du christianisme, un pasteur<br />

pouvait répondre en toute logique : « Majesté,<br />

les Juifs ! ».<br />

Quelle belle preuve d’espérance nous est<br />

donnée là.<br />

Geneviève Herberich-Marx<br />

DAVID LE BRETON<br />

Des visages. Essai d'anthropologie<br />

Paris, Métailié, [1992] 2003, 328 p.<br />

Voici une réédition attendue de l'ouvrage<br />

de référence de David Le Breton sur le<br />

visage. L'auteur, connu pour ses travaux<br />

sur l'anthropologie du corps, y traite de la<br />

manière la plus exhaustive de tous les visages<br />

du visage, pourrait-on dire : de l'invention<br />

moderne de ce lieu privilégié du corps,<br />

en passant par sa capture dans les tentatives<br />

scientistes de la physiognomonie, jusqu'à ses<br />

multiples significations dans l'interaction <strong>des</strong><br />

regards, les modifications de l'expression, le<br />

maquillage, le voile et le masque.<br />

Parce que notre visage est ce qui, de nous,<br />

s'impose à nos propres yeux avec le plus<br />

d'évidence, il faut s'arracher à la fascination<br />

qu'il exerce pour pouvoir en dire quelque<br />

chose, en quelque sorte s'en éloigner pour<br />

mieux s'en approcher, “cheminer à proximité<br />

pour découvrir combien il se dérobe”. Cette<br />

évidence, en effet n'est pas naturelle, elle<br />

est un construit : David Le Breton rappelle<br />

qu'historiquement l'importance accordée au<br />

visage dans nos sociétés est contemporaine<br />

de l'émergence de l'individualisme, ainsi<br />

qu'en témoigne le succès du portrait comme<br />

genre pictural et la multiplication <strong>des</strong> miroirs<br />

à l'aube <strong>des</strong> temps modernes. Le visage<br />

devient le signe de l'appartenance commune<br />

au genre humain (les animaux n'ont pas de<br />

visage) en même temps que le lieu de la<br />

différenciation individuelle d'avec les autres.<br />

Ainsi s'explique que l'une <strong>des</strong> manifestations<br />

majeures de la violence mise en œuvre dans<br />

le racisme consiste dans la négation chez<br />

l'autre de son visage. David Le Breton y<br />

consacre un chapitre spécifique à partir de<br />

l'exemple de la Shoah.<br />

On regrette un peu que cette seconde<br />

édition n'ait pas été l'occasion d'une mise à<br />

jour et d'une augmentation : la bibliographie<br />

consultée est antérieure à 1992, et le thème<br />

aurait mérité quelques développements, par<br />

exemple sur les jeux de visages et de masques<br />

permis par les nouveaux médias et la<br />

réalité virtuelle devenus d'actualité au cours<br />

de la décennie écoulée : d'autant plus que<br />

l'auteur a travaillé sur ces questions dans<br />

ses ouvrages ultérieurs, tels que L'adieu au<br />

corps. Mais dans son domaine, l'ouvrage<br />

reste une référence qui justifiait qu'on signale<br />

sa reparution.<br />

Patrick Schmoll<br />

CNRS, Strasbourg<br />

182 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Recensions<br />

LAURIER TURGEON<br />

Patrimoines métissés. Contextes coloniaux<br />

et postcoloniaux<br />

Paris, Éd. de la Maison <strong>des</strong> Sciences de<br />

l’homme & Québec, Presses de l’Université<br />

Laval, 2003, 234 p.<br />

Les chercheurs en <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />

n’ont pas fini d’explorer la polysémie du<br />

concept de patrimoine… Le dernier livre<br />

de Laurier Turgeon, professeur d’histoire et<br />

d’ethnologie à l’Université Laval (Québec,<br />

Canada), nous invite à réfléchir aux aspects<br />

dynamiques de la constitution de la mémoire<br />

et de sa mise en scène, par un glissement<br />

sémantique, passant d’une définition qui<br />

s’enracine dans l’étymologie du mot ( les<br />

biens du père ) à une proposition en terme<br />

de métissage. De quelle manière le patrimoine<br />

se construit-il et quelles logiques<br />

sous-tendent les changements ? L’idée n’est<br />

pas nouvelle, cependant les étu<strong>des</strong> récentes<br />

qui se sont surtout centrées sur les phénomènes<br />

de ré-interprétation et de transformation<br />

dans le temps, ont peu abordé les mutations<br />

qu’engendrent les contacts entre cultures<br />

différentes. C’est bien de cela que l’auteur<br />

entend se saisir en écrivant dès son introduction<br />

« nous voulons décentrer le patrimoine<br />

en mettant l’accent sur le mouvement, les<br />

mutations et les mélanges ». La tradition<br />

anthropologique s’est depuis longtemps penchée<br />

sur les points de rencontre <strong>des</strong> cultures,<br />

inventant <strong>des</strong> concepts multiples pour en<br />

rendre compte comme ceux d’acculturation,<br />

de transculturation, d’interculturation « pour<br />

exprimer les négociations, les interactions<br />

et les échanges complexes qui travaillent<br />

les individus et les groupes en situation<br />

de contact ». Cependant ces néologismes<br />

semblent bien souvent utilisés pour désigner<br />

les processus d’intégration, et finalement,<br />

le prétexte d’une ouverture à l’autre se traduit<br />

au final plutôt par une occultation de<br />

la différence. « L’introduction récente du<br />

mot métissage dans le lexique <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

humaines représente une nouvelle tentative<br />

de recentrage du regard sur les interactions et<br />

les appropriations réciproques. Plus encore,<br />

l’usage exprime une volonté de situer le<br />

métissage au cœur de tout processus culturel,<br />

tant dans le monde occidental lui-même que<br />

sur ses franges coloniales ».<br />

Pourtant malgré le fait que ce terme de<br />

métissage très marqué par la biologie pose<br />

problème, l’auteur l’utilise pour entamer<br />

une réflexion sur la notion de patrimoine<br />

considéré « comme un processus continuel<br />

d’interaction entre deux ou plusieurs cultures<br />

qui transforme, à <strong>des</strong> degrés divers les<br />

cultures en contact » s’inspirant sur un plan<br />

théorique <strong>des</strong> travaux récents de F. Laplantine<br />

et de J. L. Amselle.<br />

Partant du principe que les métissages<br />

sont le résultat d’un rapport de force entre<br />

<strong>des</strong> groupes qui échangent pour s’approprier<br />

<strong>des</strong> biens patrimoniaux mais aussi pour s’affirmer,<br />

l’auteur appuie sa démonstration sur<br />

cinq étude de cas jugés traditionnellement<br />

sensibles à la patrimonialisation : l’archive,<br />

l’objet, le sol, le paysage et la cuisine. Chacun<br />

de ses exemples sera analysé dans le but<br />

de « dévoiler les éléments hétérogènes qui les<br />

composent et les stratégies d’appropriation<br />

et de ré-appropriation mises en œuvre par les<br />

acteurs sociaux pour les transformer ».<br />

Le premier cas repose sur la construction<br />

du discours d’une archive judiciaire relatant<br />

la rencontre du capitaine de St Malo avec<br />

un monstre marin, le second porte sur les<br />

utilisations du chaudron de cuivre d’origine<br />

française en Amérique du Nord, le troisième<br />

sur les fouilles archéologiques menées sur<br />

une île du St Laurent, le quatrième sur la<br />

construction d’un paysage au Québec dans<br />

la tradition du pays basque, le dernier traite<br />

du déclin de la cuisine traditionnelle au<br />

Québec et <strong>des</strong> effets de la multiplication <strong>des</strong><br />

restaurants étrangers…<br />

Chaque cas évoque la rencontre entre<br />

<strong>des</strong> représentations, <strong>des</strong> croyances ou <strong>des</strong><br />

utilisations matérielles d’objets, issue <strong>des</strong><br />

échanges entre l’Europe et le continent nord<br />

américain, et permet de cerner les enjeux <strong>des</strong><br />

procédés combinatoires de part et d’autre<br />

à <strong>des</strong> fins de valorisation d’un patrimoine<br />

repensé et mis en scène par les parties en<br />

présence.<br />

On peut regretter de ne voir apparaître<br />

qu’en conclusion une réflexion de fond sur<br />

les ambiguïtés de la notion de métissage,<br />

ses utilisations idéologiquement marquées<br />

au cours de l’ histoire. L’auteur rappelle<br />

que si le mot, connoté très négativement,<br />

fut employé autrefois pour condamner les<br />

mélanges ethniques (métis est utilisé d’abord<br />

par les Portugais et ensuite par les Espagnols<br />

(mestizo= « sang mêlé ») au début du XVII e<br />

siècle, « avec la progression de la colonisation<br />

française en Amérique du Nord et aux<br />

Caraïbes, il passe rapidement au français<br />

… et se confond, au début, avec les termes<br />

« mulâtre » et « créole » qui se spécialisent et<br />

finissent tous deux par désigner les rejetons<br />

de couples noirs et blancs ». Le terme profondément<br />

contesté et rejeté en particulier<br />

par les jeunes écrivains africains du début<br />

du XX e siècle, se verra durant la période de<br />

décolonisation, réapproprié par la nouvelle<br />

génération d’écrivains noirs francophones<br />

qui veut valoriser le métissage, « de même<br />

les écrivains anglophones <strong>des</strong> ex-colonies<br />

britanniques font du métissage, exprimé plus<br />

couramment en anglais par le mot hybridity,<br />

un thème central de la remise en cause de<br />

l’héritage culturel métropolitain ». Mais à<br />

la différence <strong>des</strong> préoccupations du postmodernisme<br />

qui voit dans le métissage un<br />

simple esthétisme, le post-colonialisme en<br />

fait une théorie de la création et de l’action<br />

et un principe de lutte politique.<br />

Sous un chapitre intitulé les paradoxes du<br />

métissage, l’auteur souligne bien les conduites<br />

de nos sociétés dans la mise en scène d’un<br />

patrimoine reflétant le « mélange culturel ».<br />

Les cultures contemporaines manifestent un<br />

véritable goût pour l’hétérogène que ce soit<br />

dans la cuisine, la littérature ou les œuvres<br />

d’art…, pourtant « le capitalisme mondial<br />

incorpore la différence tout en la vidant de<br />

son sens premier. La différence devient un<br />

produit à consommer, une source de plaisir<br />

dans la réification de l’autre ». Ces nouveaux<br />

mo<strong>des</strong> de vie élitiste ne prônent-ils pas<br />

l’emprunt et le mélange <strong>des</strong> genres à condition<br />

que ceux-ci n’altèrent pas <strong>des</strong> valeurs<br />

« curieusement résistantes » ? Ce mélange<br />

constituerait-il un nouveau patrimoine en<br />

train de devenir hégémonique ? L’expression<br />

« métissage culturel » recouvrerait-elle<br />

aujourd’hui une notion universelle sous l’effet<br />

de la mondialisation ?<br />

A l’arrière plan de l’éloge du métissage,<br />

se profile une logique antagoniste, celle<br />

qui cherche à retrouver « l’authentique ».<br />

L’auteur cite le cas de la plupart <strong>des</strong> groupes<br />

amérindiens au Canada et aux Etats Unis,<br />

« qui même quand ils sont fortement métissés,<br />

ne se réclament pas du métissage. Au<br />

contraire ils tendent à essentialiser fortement<br />

leur identité, en affirmant leur appartenance<br />

à une langue, à une culture singulière, à un<br />

passé immémorial et à un territoire unique ».<br />

Que l’on soit dans l’un ou l’autre cas, Laurier<br />

Turgeon plaide pour une approche du<br />

métissage comme un phénomène politique<br />

qui ne se laisse pas réduire à une théorie<br />

culturelle et dont la valorisation du patrimoine<br />

doit être regardée comme un outil<br />

idéologique de première importance.<br />

Isabelle Bianquis<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

183


GÉRARD SIEGWALT<br />

Anthropologie théologique.<br />

1. Problématique scientifique et philosophique<br />

(vol. 1 du tome III, L'affirmation<br />

de la foi, de la Dogmatique pour la<br />

catholicité évangélique. Système mystagogique<br />

de la foi chrétienne), Genève,<br />

Labor et Fi<strong>des</strong>, 2004, 224 p.<br />

Pour jeter les bases d'une anthropologie<br />

théologique (comme il l'a fait précédemment<br />

pour une cosmologie et une sociologie<br />

théologiques), G. Siegwalt, qui durant<br />

une longue carrière a enseigné la théologie<br />

systématique à la Faculté de Théologie Protestante<br />

de Strasbourg, s'interroge dans un<br />

premier temps sur ce que les <strong>sciences</strong> et la<br />

philosophie ont à répondre à la question :<br />

"Qu'est-ce que l'être humain ?" Ce n'est que<br />

dans un volume ultérieur qu'il abordera cette<br />

même problématique sous l'angle proprement<br />

théologique.<br />

Traiter en 200 pages d'un tel sujet conduit<br />

nécessairement à un texte extrêmement<br />

dense, ramassé et synthétique. Mais l'anthropologue<br />

y découvrira une vision intégrative<br />

d'une singulière cohérence qui ouvre de<br />

multiples portes en montrant comment <strong>des</strong><br />

savoirs partiels peuvent trouver leur place<br />

dans un tout unitaire.<br />

L'auteur distingue en l'être humain considéré<br />

dans sa fondamentale unité quatre<br />

niveaux de réalité, indissociables, dialectiquement<br />

et hiérarchiquement liés, supports<br />

et forme l'un de l'autre : le corps, l'âme-psyché,<br />

la raison-entendement-volonté, et l'esprit.<br />

Ce dernier est présenté comme l'organe<br />

en l'homme de la transcendance, inhérent<br />

aux trois autres niveaux comme leur dimension<br />

dernière.<br />

Dans une seconde partie, l'auteur se met<br />

en quête de ce qu'il appelle l'"élémentaire<br />

humain" (l'humanum), autrement dit ce qui<br />

fait que l'être humain est être humain. A<br />

cet effet, il s'appuie principalement sur les<br />

ressources de l'ethnologie et de l'herméneutique<br />

et prend comme "maître à penser" le<br />

vécu humain dans sa totalité pour éviter de<br />

tomber dans une de ces vues réductrices qui<br />

refoulent une partie de l'homme. Le chapitre<br />

le plus concret est celui où sont passées en<br />

revue les différentes données "élémentaires",<br />

associées deux par deux : la vie et le pain,<br />

l'inconscient et le sommeil, la conscience<br />

de soi et la veille, la filiation et la mémoire,<br />

la créativité et le désir, la souffrance et la<br />

<strong>des</strong>tinée.<br />

Au fil <strong>des</strong> pages, le lecteur trouvera <strong>des</strong><br />

développements, courts, mais toujours très<br />

synthétiques et éclairants, sur l'histoire, le<br />

droit naturel et les droits de l'homme, la<br />

relationnalité constitutive de l'être humain,<br />

la parole, l'humanisme, les philosophies du<br />

soupçon, la pensée jungienne, le mythe,<br />

le symbole, la pudeur, la polarité hommefemme,<br />

le racisme, etc. Le fil conducteur<br />

de toute la réflexion du théologien strasbourgeois<br />

sur ce qu'est le cosmos, la société<br />

et à présent l'homme est de dégager, à partir<br />

de leur dimension empirique et de leur<br />

immanence, la dimension en profondeur, la<br />

dimension invisible, la dimension de transcendance<br />

inhérente à toute réalité créée.<br />

Pierre Erny<br />

JOSIE LICHTI ET MALOU SCHNEIDER<br />

Le puits et la cigogne<br />

Strasbourg, Éd. <strong>des</strong> Musées de Strasbourg,<br />

2002, 95 p.<br />

Ce petit livre abondamment illustré fait<br />

le point sur les "traditions liées à la naissance<br />

dans les familles juives et chrétiennes<br />

d'Alsace". Ce rite de passage majeur dans<br />

les sociétés traditionnelles est envisagé en<br />

deux chapitres : L'espérance et la naissance ;<br />

accueillir l'enfant.<br />

Ces deux grands thèmes recouvrent<br />

l'essentiel <strong>des</strong> cérémonies et coutumes qui<br />

entourent la naissance d'un enfant : les rites<br />

de fécondité et de protection de la femme<br />

enceinte, les techniques d'accouchement,<br />

les soins à l'accouchée, les femmes qui l'entourent,<br />

les cérémonies religieuses liées à<br />

la venue de l'enfant (souvenirs de baptême<br />

et mappots).<br />

Cet inventaire très précis de coutumes<br />

aujourd'hui disparues ou en voie de disparition<br />

montre, qu'au-delà <strong>des</strong> différences<br />

de religion dominait, au moment de<br />

la naissance, un sentiment de peur et de<br />

désarroi dont tous se protégeaient par <strong>des</strong><br />

gestes magiques ou religieux très proches.<br />

Par exemple, chez les juifs comme chez les<br />

chrétiens, le nouveau-né est admis dans la<br />

communauté religieuse par une cérémonie<br />

solennelle, circoncision ou baptême. Deux<br />

cultures différentes se rejoignent dans l'angoisse<br />

d'un rite de passage périlleux parce<br />

que lié à la vie et à la mort.<br />

L'intérêt documentaire de ce livre s'appuie<br />

sur <strong>des</strong> illustrations judicieusement<br />

sélectionnées par les deux auteurs, parmi les<br />

collections du Musée Alsacien, et particulièrement<br />

bien reproduites.<br />

Ce petit livre est une invitation à revisiter<br />

le musée sous l'angle d'une thématique<br />

originale et l'on peut espérer qu'une longue<br />

suite de publications de ce genre permettra à<br />

chacun d'entre nous de se constituer un petit<br />

musée alsacien à domicile.<br />

Marie-Noële Denis<br />

CNRS, Strasbourg<br />

184 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Recensions<br />

MICHEL VERRET<br />

Sur une Europe intérieure…<br />

Paris, L’Harmattan, Coll. “Questions<br />

contemporaines”, 2001, 122 p.<br />

Pendant longtemps, Michel Verret a été<br />

connu comme « le » spécialiste français de<br />

la classe ouvrière. Sa trilogie : L’Espace<br />

ouvrier, Le Travail ouvrier et La Culture<br />

ouvrière, rapidement épuisée, est à nouveau<br />

disponible grâce aux éditions L’Harmattan.<br />

Retraité actif, il écrit aujourd’hui dans un<br />

registre plus intime et personnel.<br />

La « quatrième de couverture » présente<br />

très justement l’originalité de cet ouvrage :<br />

« (Sur une Europe intérieure…) n’est ni<br />

d’Histoire 1 de l’Europe, ni d’histoire de sa<br />

culture, mais du prisme de ces histoires dans<br />

les couleurs d’une mémoire ». Cette mémoire<br />

est celle de l’auteur. Ce que l’Europe représente<br />

pour lui aujourd’hui, comme espoirs<br />

et comme menaces, conserve l’empreinte de<br />

ses premières expériences d’enfant et d’adolescent<br />

: il a vu l’Allemagne sous les traits<br />

de l’Occupant, l’Italie comme le pays d’un<br />

ami travailleur immigré dans la Résistance,<br />

l’Espagne à travers de mythiques Briga<strong>des</strong><br />

internationales et l’Angleterre à travers de<br />

non moins mythiques libérateurs...<br />

« L’Europe intérieure » n’est pas seulement<br />

la vision d’un individu sur l’Europe.<br />

C’est aussi tout ce dont on parle trop peu<br />

dans la construction institutionnelle de<br />

l’Europe : les œuvres culturelles, l’identité<br />

européenne. Verret mobilise ici sa vaste érudition<br />

philosophique, littéraire et artistique<br />

pour brosser, par petites touches, un tableau<br />

impressionniste de « l’âme » de l’Europe.<br />

La première partie, « l’Europe en ellemême<br />

», consacre un chapitre à chacun <strong>des</strong><br />

six pays « importants » (Allemagne, Italie,<br />

Grande-Bretagne, Espagne et Portugal,<br />

Russie et France) et un septième chapitre<br />

aux « Europes oubliées » : pays scandinaves,<br />

Balkans, etc. Le chapitre de conclusion<br />

dégage cinq « transversales » ou héritages :<br />

l’Antiquité gréco-romaine, le christianisme,<br />

la pensée rebelle critique, l’exil <strong>des</strong> Juifs et<br />

le passé comme ressource pour une projection<br />

dans le futur. La conclusion du chapitre<br />

consacré à l’Allemagne met en balance<br />

l’apport <strong>des</strong> totalités philosophiques (Kant,<br />

Hegel) et esthétiques (Bach, Mozart, Goethe,<br />

Brecht, etc.) avec le totalitarisme nazi. Elle<br />

pourrait sans peine devenir la conclusion de<br />

l’ouvrage :<br />

« (…) pour quelques Maîtres du Pire, beaucoup<br />

de Maîtres du Meilleur » (p. 20).<br />

La seconde partie, « l’Europe hors d’ellemême<br />

», s’attache aux émigrants partis à la<br />

conquête de nouveaux mon<strong>des</strong> dans les Amériques<br />

du Nord et du Sud et à ce qu’ils ont<br />

apporté comme renouvellement à l’Europe,<br />

ici aussi pour le meilleur et pour le pire : la<br />

démocratie et le marché pour les USA, les<br />

cultures de la fuite, du refus, de la révolte, de<br />

la Révolution encerclée (Cuba, bien sûr), de<br />

la critique et du rêve protestataire pour les<br />

Amériques latines.<br />

La troisième partie, « les Autres de l’Europe<br />

», explore la part d’altérité qui peut être<br />

physiquement au cœur de l’Europe (l’immigration<br />

africaine et / ou musulmane), ou<br />

plus lointaine mais présente dans un registre<br />

symbolique, avec la Chine et le Japon. La<br />

conclusion est, bien entendu, un éloge de la<br />

mixité et du métissage.<br />

On ne peut lire ce livre qu’à la lumière de<br />

son propre prisme personnel. En parler, c’est<br />

nécessairement parler de soi. La distance<br />

que l’auteur prend avec lui-même et avec<br />

sa culture, dans le chapitre sur la France et<br />

dans le chapitre sur l’Islam, est pour moi<br />

particulièrement importante et bienvenue.<br />

S’il ne peut nier qu’il est pétri de culture<br />

française, ne serait-ce que par la langue, il<br />

est vigilant pour ne pas tomber dans la tentation<br />

ethnocentrique. La culture française<br />

n’est pas l’avant-garde éclairée de la culture<br />

européenne ou mondiale. Il faut rejeter le<br />

dicton anglo-saxon : « Right or wrong, my<br />

country » et exercer un devoir d’inventaire.<br />

Plus subtilement, Verret analyse ses<br />

réticences vis-à-vis de l’Islam : N’a-t-il pas<br />

raison, lui l’athée, de se méfier d’une religion<br />

intolérante, ethnocentrique, sexiste et<br />

coincée dans sa tradition ? Il en doute luimême<br />

car ses « bonnes raisons », au lieu<br />

d’être rationnelles, ne sont peut-être que <strong>des</strong><br />

« rationalisations », au sens psychologique<br />

de faux prétextes. Il se demande pourquoi<br />

les religions juive et chrétiennes, qui lui sont<br />

plus familières, trouvent grâce à ses yeux,<br />

alors qu’il pourrait leur faire les mêmes<br />

critiques. Pourquoi fait-il donc deux poids<br />

et deux mesures ? Comme pour les autres<br />

religions, il lui faudrait distinguer l’Islam de<br />

ses formes extrémistes. Mais, pour cela, il lui<br />

faudrait bien sûr le connaître. Lui, le retraité<br />

qui a beaucoup lu, il a encore beaucoup à<br />

apprendre…<br />

D’autres lecteurs tireront leur miel dans<br />

d’autres passages de ce livre pétillant d’intelligence.<br />

Pour ceux qui connaissent déjà<br />

l’œuvre de Michel Verret, ce livre est l’occasion<br />

de découvrir une nouvelle facette<br />

d’une pensée subtile. Pour les autres, c’est<br />

une excellente introduction.<br />

Maurice Blanc<br />

Université Marc Bloch<br />

1. Michel Verret joue beaucoup avec le style et<br />

avec les majuscules.<br />

185


Thèses<br />

JUAN MATAS<br />

Cohésion et mondialisation<br />

Habilitation à diriger <strong>des</strong> recherches soutenue<br />

le 15 décembre 2003, Université<br />

Marc Bloch, Strasbourg<br />

La soutenance d'une habilitation à diriger<br />

<strong>des</strong> recherches, dans le cas de Juan<br />

Matas, qui a derrière lui <strong>des</strong> années de travail<br />

persévérant, ne constitue pas un exercice<br />

obligé, ni un rite futile. Elle lui a imposé<br />

de faire une halte au bord de la route, de<br />

prendre conscience du chemin parcouru<br />

avant de reprendre sa marche, avec cette<br />

question qui le taraude, qui "nous" taraude :<br />

"Pourrons-nous vivre ensemble ? Égaux et<br />

différents". Il s'agit, comme le souligne<br />

Alain Touraine, de dénoncer et le pouvoir<br />

absolu <strong>des</strong> marchés et la dictature <strong>des</strong><br />

communautés, en restituant le sujet dans<br />

sa liberté et sa responsabilité, en combattant<br />

« les flux désocialisés de l'économie<br />

financière et la fermeture <strong>des</strong> régimes néocommunautaristes<br />

».<br />

Dans l'urgence du quotidien, nous sommes<br />

happés par les multiples tâches quelque<br />

peu éclatées. Alors peut-être faut-il<br />

considérer lecture comme un moment privilégié<br />

pour poursuivre le dialogue, pour<br />

réfléchir ensemble et retrouver l'écho de<br />

notre séminaire mensuel, là même où Marc<br />

Bloch réunissait ses collègues intéressés<br />

par les problèmes de la cité. Reconnaissons<br />

d'entrée notre proximité intellectuelle et<br />

humaine. Nous cheminons ensemble depuis<br />

tant d'années, qui ont vu Juan Matas étudiant<br />

se construire avec une exigence et<br />

une rigueur intellectuelle, sans rien renier<br />

de son souci de justice et de reconnaissance<br />

de l'égale dignité de tout homme, pour<br />

devenir progressivement le collègue qui<br />

enseigne avec passion. Aussi, convient-il de<br />

débattre de quelques questions importantes<br />

que ce travail a le mérite de susciter, et qui,<br />

pour ceux qui ont la volonté déterminée de<br />

conjuguer éthique de conviction et éthique<br />

de responsabilité, ne sauraient trouver une<br />

réponse facile.<br />

Au préalable, il importe de souligner<br />

que la mise en perspective <strong>des</strong> travaux<br />

qu'impose l'habilitation a également une<br />

fonction de " révélateur" : elle fait apparaître,<br />

avec une acuité soutenue, les nervures<br />

essentielles d'une recherche qui, au premier<br />

abord, peut apparaître éclatée, dispersée ;<br />

elle met en relief une cohérence jusque là<br />

plus souterraine. Elle témoigne également<br />

du souci, pour chaque champ que Juan<br />

Matas arpente, de définir d'emblée les concepts<br />

opératoires. Ces derniers sont bien sûr<br />

<strong>des</strong> modèles interprétatifs ; mais dans leur<br />

élaboration, le chercheur fait preuve d'une<br />

exigence de rigueur pour ne pas se situer<br />

dans une perspective partisane et pour prendre<br />

en compte la complexité. Sa démarche<br />

est toujours nuancée, ne cédant jamais à un<br />

parti pris idéologique ni à un quelconque<br />

dogmatisme. Le grand mérite de ces travaux<br />

réside non seulement dans la volonté<br />

de Juan Matas de mettre les constructions<br />

théoriques à l'épreuve du terrain, d'illustrer<br />

la richesse de l'échange entre la théorie et<br />

l'empirie, mais aussi de ne pas esquiver <strong>des</strong><br />

interrogations épistémologiques incontournables.<br />

C'est ainsi qu'est évoqué le statut de<br />

la <strong>des</strong>cription, qui repose sur la construction<br />

de concepts au préalable, et qu'est justifiée<br />

l'élaboration de certains idéaux-types, tels<br />

celui de l'exclu et celui de l'exploité.<br />

Plutôt que de paraphraser la relecture<br />

opérée par le chercheur lui-même, il convient<br />

de choisir subjectivement un certain<br />

nombre de thèmes, qui demandent à être<br />

discutés. "Cohésion sociale et mondialisation".<br />

Les travaux de Juan Matas rapprochent<br />

dans ce titre comme un défi deux<br />

enjeux de société qui semblent quelque<br />

peu antinomiques. Sachant combien l'acte<br />

de nommer, d'enfermer dans <strong>des</strong> catégories<br />

qui véhiculent <strong>des</strong> jugements implicites, est<br />

important (le statut différentiel <strong>des</strong> termes<br />

"étranger", "immigré", "d'origine étrangère"<br />

en est une bonne illustration...), ne<br />

convient-il pas d'interroger la pertinence de<br />

certains termes auxquels les sociologues ont<br />

recours. Peut-on parler "d'intégration" avec<br />

Patrick Simon pour désigner une politique<br />

qui consiste « à dissoudre les immigrés dans<br />

la collectivité nationale et à leur faire perdre,<br />

avec les traces de leur présence sensible,<br />

parfois jusqu'au souvenir de leur existence<br />

passée » ? Peut-on considérer, comme Juan<br />

Matas le fait lui-même, que « l'assimilation<br />

» est « l'aboutissement du processus » qui a<br />

été introduit par « l'insertion » et s'est poursuivi<br />

par « l'intégration » ? Faut-il vraiment<br />

que les « traces de l'appartenance culturelle<br />

d'origine s'effacent » ? Certes, « il n'est pas<br />

souhaitable ni réaliste de prôner l'existence<br />

durable de groupes aux caractères culturels<br />

imperméables, constitutifs de véritables<br />

minorités nationales dont l'assignation identitaire<br />

bloquerait l'évolution ». N'adhérant<br />

pas aux valeurs communes, qui constituent<br />

le socle de la République, elles sont une<br />

menace pour la cohésion de la société. Il<br />

186


Thèses<br />

convient également d'exiger non seulement<br />

une « tolérance » réciproque, notion quelque<br />

peu réductrice et con<strong>des</strong>cendante, mais un<br />

respect et un enrichissement mutuels.<br />

Si, comme le souligne Gildas Simon, « la<br />

planète nomade » est une métaphore qu'il<br />

s'agit de déconstruire, car elle a <strong>des</strong> connotations<br />

diverses selon les groupes sociaux<br />

auxquels elle s'adresse, il n'en demeure pas<br />

moins qu'à la suite de l'immigration massive<br />

<strong>des</strong> Trente Glorieuses, certaines mutations<br />

méritent d'être analysées. De plus en<br />

plus d'immigrés s'installent définitivement<br />

dans le pays d'accueil, se rapprochant ainsi<br />

de l'idéal-type de « l'étranger » de Georg<br />

Simmel et, « recomposant leurs liens avec<br />

leur société d'origine, élaborent une culture<br />

de l'entre-deux ».<br />

Il convient aussi de reprendre une<br />

démarche qui renoue en fait aussi bien avec<br />

Durkheim qu'avec Marc Bloch, à savoir<br />

l'étude <strong>des</strong> représentations : l'étranger est<br />

pensé comme l’envahisseur et le prédateur,<br />

dont le nombre grandissant constitue une<br />

menace pour ceux qui l’accueillent. Il faut<br />

s’interroger sur ce qui rend crédible une<br />

telle croyance et à quelle fin on enferme<br />

l’autre dans une essence incapacitante. Une<br />

logique passionnelle est à l’œuvre, qu’il<br />

s’agit de déconstruire. N’est ce pas alors<br />

faire preuve d’un espoir fallacieux que, face<br />

aux différentes formes, toujours renouvelées,<br />

de la discrimination, on puisse parier<br />

sur une « transformation <strong>des</strong> mentalités »<br />

jusqu’à évoquer une « résorption durable »<br />

de la stigmatisation ? Comment comprendre<br />

« le racisme sans race » et « l’exclusion<br />

sans fracture économique » évoqués par<br />

Michel Wieviorka dans son avant-propos<br />

aux « Logiques de l’exclusion » de Norbert<br />

Elias et John Scotson ? Dans cette perspective,<br />

si l’exclusion apparaît bien comme une<br />

rupture avec l’échelle même <strong>des</strong> hiérarchies<br />

<strong>sociales</strong>, si la précarité de l’emploi et le<br />

chômage structurel menacent les fondements<br />

mêmes du vivre ensemble, peut-on<br />

affirmer, que c’est la dimension économique<br />

et matérielle qui est déterminante<br />

en dernière instance ? Le racisme, est-il<br />

soluble dans le mieux être économique (il<br />

suffit de penser au vote extrême <strong>des</strong> régions<br />

prospères de l’Alsace).<br />

La lecture <strong>des</strong> travaux de Juan Matas<br />

nous amène à questionner la condamnation<br />

de la référence aux « quartiers ». En effet,<br />

s’il convient de dénoncer un usage aux<br />

connotations stigmatisantes, force est de<br />

reconnaître que, face à l’effondrement <strong>des</strong><br />

intégrateurs sociaux tels que la famille et<br />

l’école, l’intégration <strong>des</strong> jeunes en difficultés<br />

se fait par le territoire. « Ce qui est<br />

vécu comme vecteur essentiel de socialisation,<br />

ce n’est plus le milieu social, mais<br />

le quartier, avec les populations jeunes qui<br />

l’occupent en permanence ». Ne faut-il pas<br />

avoir recours aussi bien à la prévention qu’à<br />

la répression lorsque s’impose la loi de la<br />

jungle ? La question soulevée est d’importance<br />

: « comment articuler cette double<br />

exigence du maintien de l’ordre et de la<br />

médiation ? Comment à la fois sanctionner<br />

les dérapages de certains acteurs et leur<br />

donner <strong>des</strong> raisons d’espérer en la vie ?<br />

C’est par ces exigences de réponses que<br />

passe implicitement l’idéal républicain de<br />

la société toute entière » est-il dit très judicieusement.<br />

Il arrive parfois que certaines interprétations,<br />

en simplifiant par trop l’imputation<br />

causale, cèdent à la simplification : peuton<br />

affirmer, sans faire appel à d’autres<br />

facteurs explicatifs, que « les crispations<br />

identitaires » <strong>des</strong> populations immigrées<br />

et de leur <strong>des</strong>cendance « sont une réponse<br />

au rejet » dont elles sont victimes. D’une<br />

façon plus générale, l’importance de la<br />

logique ethnico-religieuse et de l’idéologie<br />

communautariste semble quelque peu sous<br />

estimée. Celles-ci ne sont pas le seul fait<br />

<strong>des</strong> laissés pour compte ni <strong>des</strong> couches<br />

les moins occidentalisées. Les incivilités,<br />

pouvant passer rapidement de la violence<br />

verbale à la violence physique, le vandalisme<br />

qui s’en prend aux bibliothèques,<br />

aux centres culturels, aux écoles, aux synagogues<br />

ne sont-ils « qu’un autre aspect de<br />

ce rejet d’une société qui ne tient pas ses<br />

promesses » ? Faut-il voir, avec le regretté<br />

Jacques Hassoun, dans « l’ethnicité », qui<br />

entretient un lien social exclusif et suscite<br />

<strong>des</strong> revendications particulières sur la base<br />

d’un imaginaire communautaire, « un avatar<br />

grimaçant du politique » ? Qu’en est-il de la<br />

manipulation de doctrines, d’interprétations<br />

et de croyances religieuses, qui créent <strong>des</strong><br />

clivages insurmontables visant à atomiser la<br />

société en groupes qui s’affrontent en une<br />

lutte inexpiable ?<br />

Un chapitre du travail de Juan Matas,<br />

au titre stimulant de « la mémoire de l’immigration,<br />

un construit social » ne tient<br />

pas tout à fait ses promesses. Non que<br />

les silences de la mémoire ne soient pas<br />

judicieusement interprétés, mais <strong>des</strong> étu<strong>des</strong><br />

sur le travail de la mémoire, sur ses a<br />

priori théoriques, sur les fondements épistémologiques<br />

<strong>des</strong> métho<strong>des</strong> de collecte et<br />

d’analyse mises en œuvre, auraient dû être<br />

consultées et mentionnées. La notion même<br />

de « travail de mémoire » que nous avons<br />

élaborée, en écho à l’analyse exemplaire<br />

du « travail de deuil » entreprise par Freud,<br />

aurait dû être questionnée. Et lorsqu’il<br />

s’agit de la transmission que signifient les<br />

longues années de mutisme du témoin, et<br />

pourquoi sort-il un jour de sa réserve ? Il<br />

conviendrait d’analyser davantage le rôle du<br />

travail de la mémoire dans la recomposition<br />

identitaire <strong>des</strong> populations immigrées et de<br />

leurs <strong>des</strong>cendants.<br />

Pour conclure, il convient de rendre<br />

hommage au souci constant de Juan Matas<br />

de garder sa capacité critique, d’être attentif<br />

à la complexité <strong>des</strong> problèmes en évitant<br />

d’adopter la posture du « donneur de<br />

leçons ». Certes, cet effort de lucidité, cette<br />

rigueur intellectuelle, sont adossés à un<br />

rapport aux valeurs qui doit honnêtement<br />

se reconnaître comme tel : il est urgent<br />

de reconstruire un lien social dans une<br />

société qui se délite, d’inscrire dans les<br />

représentations et les comportements les<br />

principes recteurs de la République qui<br />

seuls permettent de vivre ensemble. Pour<br />

les agents institutionnels intervenant auprès<br />

<strong>des</strong> populations défavorisées, comme pour<br />

ces dernières, il s’agit d’obtenir le respect<br />

<strong>des</strong> droits et aussi « d’accepter les devoirs<br />

qui sont les pendants de ces droits ». Ce<br />

travail, dont la richesse repose pour partie<br />

sur <strong>des</strong> années d’apprentissage entre deux<br />

cultures, représente un bel éloge du métissage<br />

et de la bâtardise.<br />

Lorsqu’il existe une profonde connivence<br />

intellectuelle et humaine, et une<br />

volonté tout aussi affirmée de ne faire<br />

preuve d’aucune complaisance, il convient<br />

cependant d’exprimer sans réserve la joie<br />

que procure ce moment fort. C’est une halte<br />

passagère dans un cheminement qui a conduit<br />

« mon » étudiant faisant ses premiers<br />

pas à l’université, puis l’enseignant rigoureux<br />

et responsable, jusqu’à cette soutenance.<br />

Elle représente une étape décisive dans<br />

une pérégrination qui amènera Juan Matas,<br />

déclinant son amour singulier de la France<br />

avec son quotidien favori L’Équipe dans une<br />

main et une petite tasse de café dans l’autre,<br />

à s’engager toujours davantage dans la vie<br />

de la Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales.<br />

Freddy Raphaël<br />

Université Marc Bloch<br />

187


PASCAL RIVIÈRE<br />

Pour une anthropologie politique de l’alter-mondialisme<br />

Thèse soutenue le 21 novembre 2003,<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Cette thèse, qui a le courage, sinon la<br />

témérité, de prendre en charge un phénomène<br />

complexe et contradictoire en train de<br />

se constituer, représente un véritable défi.<br />

Lorsque Pascal Rivière a choisi d’étudier,<br />

il y a quelques années, ce qui, par la suite<br />

s’est défini comme un « anti-mondialisme »<br />

avant que de se revendiquer comme un<br />

« alter-mondialisme » (cette évolution terminologique<br />

étant elle-même significative),<br />

ce mouvement était loin d’avoir l’ampleur<br />

qu’il a acquise aujourd’hui. Son mérite<br />

insigne est d’affronter l’histoire en train de<br />

se faire, avec sa part de tâtonnement et d’incertitude,<br />

sans recours possible à une lecture<br />

distanciée que favorise la connaissance<br />

d’un événement du passé. Quand Pascal<br />

Rivière commence sa recherche en 1999,<br />

il s’agissait « d’identifier un phénomène en<br />

émergence ». Peu de personnes ont alors<br />

entendu parler d’Attac et le terme d’antimondialisation<br />

ne s’est pas encore imposé.<br />

Par ailleurs, ce mouvement se caractérise<br />

par sa complexité, son hétérogénéité et le<br />

caractère fluctuant de certaines de ses composantes,<br />

jusqu’à la cohabitation d’idéologies<br />

et d’engagements contradictoires, pour<br />

ne pas parler du recours à <strong>des</strong> stratégies<br />

divergentes.<br />

Il convient de saluer les travaux pionniers<br />

d’Alain Touraine (notamment « Pourronsnous<br />

vivre ensemble ? Égaux et différents »)<br />

et de Georges Balandier (« le Détour. Pouvoir<br />

et modernité »). Peut être eut-il été<br />

nécessaire de mentionner également de ce<br />

dernier, « Le Pouvoir sur scène », ainsi que<br />

les ouvrages sur les imaginaires sociaux de<br />

Bronislaw Baszko et de Pierre Ansart.<br />

Quant aux métho<strong>des</strong> mises en œuvre<br />

pour construire et appréhender cet objet<br />

d’étude, elles nous contraignent nécessairement<br />

à poser <strong>des</strong> questions incontournables.<br />

Il s’agit, entre autres, de s’interroger<br />

sur l’implication du chercheur dans son<br />

champ d’investigation et sur les modalités<br />

de sa démarche. La réflexion entreprise sur<br />

« l’observation participante clan<strong>des</strong>tine »<br />

eut mérité d’être menée plus avant, car elle<br />

pose une question d’ordre déontologique :<br />

est-il légitime de s’introduire masqué dans<br />

l’espace d’un groupe qui s’abrite lui aussi<br />

derrière un masque. « Le chercheur, estil<br />

dit, doit intégrer l’idée que les co<strong>des</strong><br />

déontologiques de la recherche et l’ethos<br />

scientifique ne sont plus valables sur le<br />

terrain politique ».<br />

En ce qui concerne la forme même de ce<br />

travail, on pourrait non sans une arrière-pensée<br />

quelque peu assassine, entreprendre une<br />

comparaison, téméraire et pas forcément<br />

laudative, avec le style de Max Weber : les<br />

pensées se pressaient avec une telle force<br />

dans l’esprit de ce dernier, qu’il n’hésitait<br />

pas à les accumuler en de longues phrases<br />

sinueuses, aux multiples méandres, pouvant<br />

aller jusqu’à vingt cinq lignes imprimées.<br />

Il va de soi que cela ne favorise guère la<br />

traduction interprétative de ses travaux. Il<br />

en va de même pour Pascal Rivière. De<br />

nombreux passages de sa thèse sont quelque<br />

peu abscons, et nécessitent une seconde<br />

lecture permettant de rétablir la logique<br />

grammaticale et sémantique. Certes, ce<br />

style porte la marque de la personnalité de<br />

l’auteur, de l’urgence et de la singularité de<br />

son écriture, mais il ne favorise pas toujours<br />

la clarté du propos.<br />

L’une <strong>des</strong> avancées significatives de<br />

cette recherche se manifeste dans la prise<br />

en charge, au-delà <strong>des</strong> structures socioéconomiques,<br />

<strong>des</strong> imaginaires sociaux. En<br />

effet, le travail sur les représentations et<br />

les productions qui appartiennent à l’ordre<br />

du symbolique ont une importance décisive<br />

dans le réinvestissement du champ du<br />

politique. L’étude de Pascal Riviere met en<br />

relief la dynamique créatrice qui structure<br />

le nouvel espace dans une tension exacerbée<br />

entre le désenchantement et le réenchantement<br />

du monde, la rupture et le retour à<br />

une tradition réinventée, la déconstruction<br />

symbolique du désordre établi et l’invention<br />

d’un ordre nouveau.<br />

Le syncrétisme à l’œuvre relève surtout<br />

de la démarche que Claude Lévi-Strauss et<br />

Roger Bastide désignent comme du « bricolage<br />

». Une autre métaphore, celle du « patchwork<br />

», rend compte de la fabrication<br />

d’un nouveau tissu en juxtaposant les éléments<br />

les plus contrastés : la célébration du<br />

terroir se trouve associée à la dénonciation<br />

du libéralisme, la défense d’une politique<br />

subversive à l’alliance avec <strong>des</strong> syndicats<br />

dont l’encadrement est rigide et hiérarchisé.<br />

A cela s’ajoute la juxtaposition de la condamnation<br />

du racisme et d’un islamisme<br />

prônant sous les habits neufs du discours<br />

occidental un essentialisme raciste.<br />

Quant aux stratégies mises en œuvre<br />

elles font appel aux démarches opposées de<br />

la théâtralisation, et de la mise en scène permanente,<br />

de la dissimulation et de la ruse<br />

(le recours à l’analyse du secret par Georg<br />

Simmel eut été la bienvenue). Au masque et<br />

à l’opacité s’oppose la volonté de braquer<br />

la lumière. Le manichéisme est l’un <strong>des</strong><br />

traits les plus constants d’une pensée qui, au<br />

delà de ses fluctuations et de sa production<br />

foisonnante, réactive les peurs anciennes,<br />

dénonce les forces du mal hypostasiées<br />

dans certaines figures de la répression, du<br />

profit, du complot tentaculaire.<br />

Grande est la tentation, une fois qu’est<br />

désigné l’ennemi qui incarne le mal et fédère<br />

contre lui les différentes composantes du<br />

mouvement, de légitimer l’action violente.<br />

S’inspirant de Carl Schmitt on radicalise les<br />

figures de l’ami et de l’ennemi, du bien et<br />

du mal. Par ailleurs, ainsi que le souligne<br />

Pascal Rivière, les discours qui dénoncent<br />

le dépérissement du politique, l’épuisement<br />

<strong>des</strong> idéologies, la lassitude <strong>des</strong> acteurs, le<br />

repli sur les satisfactions privées, en viennent<br />

à nier toute distinction entre le pouvoir<br />

démocratique et la domination totalitaire.<br />

Il est indéniable, comme l’atteste cette<br />

recherche, que l’action politique que prône<br />

le mouvement anti ou altermondialiste<br />

réhabilite l’individu comme acteur à part<br />

entière dans l’histoire. Le renouveau associatif<br />

encourage l’engagement personnel<br />

dans la gestion du quotidien, ainsi que la<br />

rencontre avec l’autre, en tant que personne,<br />

dans un combat partagé. Face à<br />

l’appauvrissement, à la banalisation et à<br />

l’homogénéisation <strong>des</strong> relations humaines,<br />

« le collectif, espace du rapport symbolique<br />

de la pratique commune, devient le lieu de<br />

la re-personnalisation du lien social et de la<br />

restitution du sens ».<br />

Se trouve mise en cause une logique instrumentale<br />

indifférente aux finalités, préoccupée<br />

par l’augmentation <strong>des</strong> moyens pour<br />

les moyens. La mondialisation apparaît<br />

comme un processus qui a éliminé le sujet,<br />

qui génère le sentiment d’une essentielle<br />

dépossession. Les instances traditionnelles<br />

de la lutte politique et sociale, partis et syndicats<br />

(8% d’actifs syndiqués en France !)<br />

ont perdu leur crédibilité, parce que trop<br />

rigi<strong>des</strong>, pas assez représentatives et quelque<br />

peu éloignées <strong>des</strong> préoccupations quotidiennes.<br />

Les réseaux alter-mondialistes, par<br />

leur effervescence même, leur bouillonnement<br />

d’idées et leur mobilisation pour <strong>des</strong><br />

actions concrètes, restaurent une visée et de<br />

la convivialité.<br />

188 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Thèses<br />

Les pages dévolues à la crise du sens qui,<br />

à la suite de Georges Balandier, montrent<br />

comment le groupe favorise une re-personnalisation<br />

à l’opposé de l’indifférenciation<br />

que génèrent les masses, sont particulièrement<br />

bienvenues. Cette réflexion sur la<br />

restitution du désir face à l’insignifiant, à<br />

l’éclatement <strong>des</strong> expériences et <strong>des</strong> croyances,<br />

au désenchantement, aurait mérité un<br />

développement plus conséquent. Tout aussi<br />

perspicaces sont les passages consacrés à<br />

l’émergence d’un néo-communautarisme,<br />

à l’articulation entre l’anarchisme libertaire<br />

et révolutionnaire et l’utopie du retour à la<br />

terre. De plus, « une homologie symbolique<br />

associe la terre souillée (par les O.G.M.,<br />

les déchets nucléaires…) et le corps rendu<br />

malade par la malbouffe ». Peut être auraitil<br />

convenu d’analyser avec précision les<br />

métaphores de ce langage vitaliste, qui est<br />

par ailleurs utilisé par le darwinisme social<br />

et le discours totalitaire.<br />

Il convient de souligner l’intelligence de<br />

l’analyse <strong>des</strong> rituels d’une esthétique de la<br />

violence et de la transgression. La contre<br />

culture de contestation « anarcho-punk »<br />

pervertit les co<strong>des</strong> de l’ordre par l’expressivité<br />

<strong>des</strong> corps et l’érotisme exacerbé, ainsi<br />

que par la liturgie dramatisée de la confrontation<br />

aux forces de l’ordre. Au monopole<br />

de la violence légitime confisqué par l’État<br />

(la référence weberienne eut été utile) se<br />

substitue une « violence ravageuse », qui se<br />

veut « fondatrice », et qui, par « l’exaltation<br />

et la jubilation du désordre », se venge de<br />

l’injustice. L’esthétisation de la violence,<br />

qui manipule les émotions collectives en<br />

exaltant le mythe du héros-victime, permet<br />

d’accéder par une dramaturgie efficace à<br />

l’existence politique et médiatique.<br />

L’analyse de l’ambiguïté et de la contradiction<br />

entre la pédagogie citoyenne,<br />

prônée par les intellectuels fondateurs, et<br />

la logique mobilisatrice proche de l’endoctrinement<br />

<strong>des</strong> militants est bien menée. La<br />

fête de soutien à José Bové organisée par<br />

Attac-Strasbourg en juin 2 000 illustre la<br />

confiscation de mythes et l’instrumentalisation<br />

<strong>des</strong> émotions au service d’une lecture<br />

radicalement manichéenne d’un monde où<br />

triomphent les forces du mal.<br />

L’étude menée par Pascal Rivière nous<br />

invite à établir un certain parallèle avec<br />

une évolution qui présente <strong>des</strong> similitu<strong>des</strong>,<br />

à savoir le rapport que les religions de<br />

l’Europe contemporaine entretiennent avec<br />

la modernité.<br />

Selon l’analyse de Max Weber, nous<br />

sommes entrés dans le monde du « désenchantement<br />

». La rationalité triomphe dans<br />

tous les domaines – l’art, les <strong>sciences</strong>, la<br />

technique. Il affirme par là que l’on se dirige<br />

vers une société d’où le sacré sera évacué.<br />

Il y a eu, jusque dans les années 1990,<br />

une sorte d’accord dans les constats <strong>des</strong><br />

sociologues. Ils affirmaient que l’on était<br />

parvenu à construire un monde débarrassé<br />

<strong>des</strong> questions métaphysiques – un univers<br />

sécularisé. Selon cette analyse, le processus<br />

de sécularisation suit un cours parallèle à<br />

celui de l’affirmation par l’homme de son<br />

autonomie créatrice et de son pouvoir sur<br />

la nature. La modernité vécue se présente<br />

comme l’expérience d’un monde à faire,<br />

produisant <strong>des</strong> interprétations divergentes<br />

du « sacré moderne ». Dans ce contexte<br />

l’ensemble de la vie sociale tend à être<br />

régi par <strong>des</strong> normes d’efficacité. En même<br />

temps, chaque « consommateur » est libre<br />

de « bricoler » de façon privée la combinaison<br />

de croyances et de pratiques qui lui permet<br />

de répondre de façon toute personnelle<br />

aux questions qu’il se pose pour organiser<br />

et penser son expérience quotidienne.<br />

Or, ce qu’une telle lecture de la sécularisation<br />

conquérante a négligé, c’est le<br />

fait que le progrès de la technique, en<br />

même temps qu’il a résolu <strong>des</strong> questions,<br />

en a soulevé de nouvelles. Selon Hannah<br />

Arendt, « la modernité fait de l’histoire une<br />

quête éternelle, elle repousse à l’infini son<br />

achèvement ». L’affirmation de l’homme,<br />

de son autonomie, de sa toute-puissance,<br />

s’enraye au moment même où elle est prononcée.<br />

Les progrès de la science suscitent<br />

un questionnement, en même temps<br />

qu’ils se heurtent à <strong>des</strong> limites – puisque<br />

la technique peut entraîner la <strong>des</strong>truction<br />

de la terre entière. Autre limite : certains<br />

systèmes politiques associent les avancées<br />

de la technologie et de la rationalité aux<br />

archaïsmes les plus régressifs. C’est par une<br />

telle liaison meurtrière que l’on peut définir<br />

le totalitarisme.<br />

Les gran<strong>des</strong> idéologies ayant sombré<br />

dans la terreur, il y a à l’heure actuelle une<br />

béance qui pose question et fait appel. Les<br />

mouvements alternatifs, tel celui analysé<br />

par Pascal Rivière, réintroduisent du sens<br />

et proposent un nouvel horizon d’attente.<br />

Ils ouvrent sur une nouvelle utopie.<br />

Mais en même temps, ces mouvements<br />

qui se veulent libérateurs, qui accusent les<br />

politiques de tous les maux, dénoncent les<br />

rapports de domination et refusent toute<br />

appartenance politique, reproduisent d’une<br />

certaine manière ce qu’ils condamnent.<br />

Ils suscitent la militance, l’activisme, le<br />

fusionnel, voire le communautarisme. Si le<br />

modèle de la domination est refusé, on ne<br />

peut nier le poids du charisme de certains<br />

leaders, qui deviennent <strong>des</strong> « meneurs », <strong>des</strong><br />

personnages « phares ». On voit également<br />

poindre <strong>des</strong> comportements de « violence<br />

sacrée », une violence légitimée comme<br />

étant par essence libératrice. Elle autorise<br />

de tout. Danièle Hervieu-Léger, a remarquablement<br />

étudié la dissémination et la<br />

recomposition de sacralités au cœur de la<br />

modernité. « Dans une société en manque<br />

d’idéaux collectifs, le charisme contribue<br />

à précipiter (au sens chimique du terme)<br />

les références religieuses demeurées éparpillées,<br />

comme en suspension dans l’imaginaire<br />

de la modernité, et aujourd’hui<br />

« libérées » par la désarticulation au moins<br />

partielle de cet imaginaire.<br />

L’analyse sociologique <strong>des</strong> origines, <strong>des</strong><br />

motivations et <strong>des</strong> trajectoires <strong>des</strong> adhérents<br />

est nuancée, notamment lorsqu’elle souligne<br />

la frustration qu’éprouvent <strong>des</strong> étudiants<br />

qui confrontent leurs aspirations personnelles,<br />

leur culture critique à la vacuité et à<br />

la rigidité <strong>des</strong> perspectives socioprofessionnelles<br />

qui s’ouvrent à eux. Et que dire de<br />

l’exploitation, ainsi que <strong>des</strong> manipulations<br />

qui se veulent scientifiques, auxquelles sont<br />

soumis les jeunes qui occupent <strong>des</strong> emplois<br />

précaires. A la société de l’efficace et de<br />

la productivité infinie certains lycéens et<br />

étudiants opposent une fascination pour<br />

les sociétés de la tradition, « les rituels<br />

de la transe, les pratiques musicales et la<br />

consommation de psychotropes ». La lecture<br />

de Jean Duvignaud eut été grandement<br />

profitable pour analyser l’importance de la<br />

fête, et aussi ce que Pascal Rivière qualifie<br />

intelligemment de « nihilisme sans utopie ».<br />

A la tragédie de la catastrophe annoncée,<br />

fatale, à la vie mécanisée qui érode le désir,<br />

certains jeunes opposent « la force érotique<br />

du désordre », aussi qu’un rituel de la rage<br />

purificatrice. Le « carnaval citoyen » organisé<br />

par Attac – Strasbourg en mars 2001<br />

est un exemple significatif de l’exaltation,<br />

de la transgression, de la <strong>des</strong>truction et du<br />

terrorisme anarchiste que prône la nébuleuse<br />

du « Black bloc ». La métaphore de la<br />

« mise à feu » est <strong>des</strong> plus significatives.<br />

Parmi les problèmes cruciaux qu’il<br />

conviendrait d’analyser avec plus d’exigence<br />

encore, jusqu’à leur ultime conséquence,<br />

il y a l’assimilation par d’aucuns<br />

189


de tout pouvoir étatique au totalitarisme.<br />

C’est une guerre totale qui est alors prônée<br />

contre toute structure politique, un combat<br />

eschatologique que justifie une lecture<br />

« réenchantée » du monde. Comment ne<br />

pas s’interroger aussi sur <strong>des</strong> problèmes<br />

graves tels que l’instrumentalisation de la<br />

Shoa ou encore <strong>des</strong> « liaisons dangereuses »<br />

avec ceux qui n’hésitent pas à recourir à un<br />

essentialisme raciste.<br />

Certes, il est regrettable que Pascal<br />

Rivière n’ait pas soumis certains textes<br />

à une analyse de contenu rigoureuse, en<br />

travaillant sur les unités de sens significatives,<br />

les différents registres de la narration,<br />

les connotations <strong>des</strong> termes employés (le<br />

registre du « feu », du « masque » et du<br />

« complot », de la couleur « noire » est particulièrement<br />

riche). Mais ce travail pionnier<br />

force le respect.<br />

Freddy Raphaël &<br />

Geneviève Herberich-Marx<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

190 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Ouvrages recus<br />

OUVRAGES REÇUS<br />

ARMAND TOUATI (dir.)<br />

Aux limites de l'humain<br />

Antibes, Cultures en mouvement, 2003,<br />

188 p.<br />

Les avancées scientifiques, notamment<br />

<strong>des</strong> biotechnologies, la globalisation et<br />

l'envahissement de la « marchandisation »<br />

imposent une interrogation quant à la<br />

définition <strong>des</strong> processus d'humanisation.<br />

Les fondements d'un questionnement sur<br />

l'homme s'appuient sur un nouveau regard<br />

anthropologique prenant en compte les barbaries<br />

passées et actuelles.<br />

Alors que certains regardent avec nostalgie<br />

un homme « ancien » qu'il faudrait<br />

restaurer autour <strong>des</strong> valeurs du passé, que<br />

d'autres situent l'expérience humaine comme<br />

éternelle et qu'enfin l'illusion de l'homme<br />

« nouveau » apparaît comme fondamentalement<br />

<strong>des</strong>tructrice, travailler aux conditions<br />

actuelles de l'humanisation devient un enjeu<br />

théorique et pratique essentiel.<br />

En quoi et comment l'accueil du bébé,<br />

l'éducation, le soin, le travail social soutiennent-ils<br />

une conception de l'humanisation<br />

qui prenne en compte les évolutions actuelles<br />

? Le passage d'une société <strong>des</strong> individus<br />

à une collectivité composée de personnes<br />

est-elle une réponse aux déficits de socialisation<br />

? Dans les institutions comme la<br />

prison, dans le contexte du harcèlement<br />

moral, quels sont les processus qui mettent<br />

en cause l'humain et ses limites ? De la<br />

mémoire à l'histoire de vie, quels sont les<br />

facteurs essentiels qui déterminent les trajectoires<br />

contemporaines du sujet ?<br />

Préserver l'humain dans l'homme, ce<br />

défi incertain, c'est soutenir un « humanisme<br />

complexe » pour notre temps.<br />

PATRICK WATIER<br />

Georg Simmel sociologue<br />

Belval, Circé, 2003, 157 p.<br />

Ce livre propose une introduction à<br />

l'oeuvre sociologique de G. Simmel. Contemporain<br />

de Durkheim et de Weber, il<br />

est reconnu de nos jours comme un <strong>des</strong><br />

fondateurs de la sociologie et de la psychologie<br />

sociale. Sa proposition d'analyser les<br />

formes de socialisation a influencé, entre<br />

autres, A. Schütz, E. Goffman, E. Hugues<br />

et tout le courant dit interactionniste. Simmel<br />

propose à travers ce qu'il nomme un<br />

regard sociologique une analyse <strong>des</strong> processus<br />

par lesquels les individus se lient et<br />

se savent liés les uns aux autres. Le spectre<br />

et la variété <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> qu'il a réalisées<br />

se comprennent à condition d'accorder à<br />

Simmel que le monde social et la réalité<br />

peuvent être envisagés selon différents<br />

angles d'attaque, et que <strong>des</strong> mises en formes<br />

distinctes peuvent lui être appliquées.<br />

Les mises en forme plurielles, esthétiques,<br />

culturelles, philosophiques, sociologiques,<br />

religieuses, etc., s'emploient à saisir chaque<br />

fois de façon limitée un aspect d'une<br />

complexité irréductible. Celle-ci se laisse<br />

approcher par les distances variables et les<br />

coupes transversales. Ce livre privilégie<br />

l'approche de la sociologie de Simmel tout<br />

en indiquant les relations que sa sociologie<br />

entretient avec la compréhension historique,<br />

la philosophie et la culture.<br />

THIERRY GOGUEL D'ALLONDANS<br />

Anthropo-logiques d'un travailleur<br />

social. Passages, passeurs et passants<br />

Paris, Teraedre, 2003, 176 p.<br />

La métaphore du « passeur » a souvent<br />

été utilisée pour caractériser la fonction du<br />

travailleur social. Mais la relation d'aide<br />

dans laquelle ce dernier se trouve engagé<br />

professionnellement connaît, depuis les<br />

années soixante-dix, de profon<strong>des</strong> évolutions<br />

marquées par les diverses orientations<br />

<strong>des</strong> politiques <strong>sociales</strong>.<br />

Le lien social, dans <strong>des</strong> sociétés où<br />

individualisme et économie de marché prédominent,<br />

connaît <strong>des</strong> avatars. Les solidarités,<br />

notamment, s'effritent. Comment,<br />

dès lors, repenser celles-ci, c'est-à-dire <strong>des</strong><br />

rituels d'accueil, d'hospitalité, d'initiation,<br />

de transmission, de rencontre, de séparation…<br />

Le travailleur social est un artisan du<br />

bord, du seuil, <strong>des</strong> liminaires. Son action,<br />

pontificatrice ou souterraine, consiste<br />

à accompagner quelques passants, <strong>des</strong><br />

citoyens oubliés. Considérer les structures<br />

anthropologiques du travail social peut donc<br />

permettre, au-delà de statuts professionnels<br />

en mutation, de réfléchir à l'aspect symbolique,<br />

bien actuel, de toute action sociale.<br />

191


Résumés <strong>des</strong> articles<br />

Résumés<br />

SAMIM AKGÖNÜL<br />

Les étrangers en Turquie<br />

À l’heure où différentes législations<br />

turques s’adaptent aux principes de<br />

l’Union européenne, la question de la<br />

situation <strong>des</strong> ressortissants étrangers en<br />

Turquie prend de l’importance. Il s’agit<br />

là d’une question qui, analysée dans son<br />

épaisseur historique, présente <strong>des</strong> particularités<br />

complexes en raison du passé<br />

impérial de la Turquie mais également en<br />

raison <strong>des</strong> sentiments nationalistes toujours<br />

très forts. L’article est constitué de<br />

réflexions conceptuelles sur les étrangers<br />

en général et sur les étrangers en Turquie<br />

en particulier. Après une mise au point<br />

sur les différentes interprétations de<br />

l’étranger (<strong>des</strong> étrangers sociologiques<br />

aux étrangers juridiques), il tente une<br />

classification <strong>des</strong> étrangers de Turquie,<br />

pour terminer par la <strong>des</strong>cription de l’état<br />

de la recherche sur la question, et dégager<br />

<strong>des</strong> pistes pour le futur.<br />

JEAN-FRANÇOIS BERT<br />

Michel Foucault,<br />

un anthropologue ?<br />

Le projet foucaldien d’une histoire<br />

politique <strong>des</strong> corps, tel qu’il l’énonça<br />

au milieu <strong>des</strong> années 70, recoupe de<br />

nombreuses préoccupations ethnologiques.<br />

Le point de convergence serait la<br />

question du corps et de son traitement<br />

dans notre société. Peut-on alors décider<br />

de lire les textes de Michel Foucault<br />

comme ceux d’un ethnologue qui cherche<br />

à se situer à l’extérieur de la culture à<br />

laquelle il appartient et ce, même s’il ne<br />

nous parle pas d’un là-bas comme celui<br />

qu'étudie avec soin l’ethnographe ? On<br />

peut repérer que son écriture du corps<br />

fonctionne par emprunt et instrumentalisation<br />

de textes certes historiques<br />

mais aussi ethnologiques comme celui<br />

de Marcel Mauss sur les techniques du<br />

corps.<br />

LAURA BITEAUD<br />

Pour que dure la nuit…<br />

Analyse d'une festivité<br />

contemporaine : la techno<br />

L’article proposé ici est une invitation<br />

au voyage, une immersion sociologique<br />

dans le monde techno. Par un métissage<br />

musical et humain, la fête techno offre<br />

au “fêteur” de se plonger dans un univers<br />

parallèle qui rompt avec la réalité sociale<br />

ordinaire. Libéré du contrôle social et<br />

de l’autocensure usuelle, le danseur part<br />

à la recherche d’un ailleurs, annihilant<br />

la temporalité projective au profit d’un<br />

carpe diem revisité. Caresse du souffle<br />

final insufflant un nouvel « élan vital »,<br />

la fête techno se réapproprie <strong>des</strong> attributs<br />

à la fois industriels et belliqueux,<br />

proposant ainsi un moment de plaisir :<br />

mental d’abord par la désinhibition certaine<br />

qu’elle procure, puis charnel grâce<br />

à la danse, presque lubrique.<br />

MARIE-NOËLE DENIS<br />

Les personnages de la nuit dans les<br />

contes alsaciens<br />

La nuit occupe une place de choix<br />

dans les récits de la littérature orale<br />

populaire. Ce temps particulier, où<br />

l’univers <strong>des</strong> réalités diurnes s’estompe,<br />

révèle l’envers du décor, un monde<br />

mythologique très ancien, mystérieux et<br />

redoutable, peuplé d’animaux fantastiques,<br />

de nains, de fées, de fantômes, de<br />

192


ésumés<br />

sorcières, où le diable règne en maître.<br />

Gare aux quelques hommes courageux,<br />

trop curieux ou avi<strong>des</strong> de trésors, qui<br />

osent affronter ces puissances presque<br />

toujours maléfiques.<br />

SANDRA GEELHOED AIDARA<br />

Entre ponant et levant<br />

Le train de nuit, entre Brest et Strasbourg,<br />

en passant par Paris, est une<br />

métaphore du travail du sociologue. La<br />

démarche du métier s’y dévoile en toute<br />

simplicité : discuter et échanger, demander<br />

et répondre, penser et écrire. Le chercheur<br />

est passager dans le train. Face à<br />

face, côte à côte, il se frotte aux corps <strong>des</strong><br />

autres, à leurs pensées et sentiments. Le<br />

déplacement réveille l’étranger dans l'observateur<br />

: dans la traversée nocturne, la<br />

posture de « l’estrangement » de l’anthropologue<br />

– à la fois proche et distant – est<br />

son seul point fixe dans une vie construite<br />

sur le cheminement permanent.<br />

SANDRA GEELHOED AIDARA<br />

Un message de la nuit <strong>des</strong> temps.<br />

Jean-Loup Welcomme sur les traces<br />

du Baluchitherium<br />

En 1994, le paléontologue Jean-Loup<br />

Welcomme découvre plusieurs gisements<br />

de fossiles dans le désert du Balouchistan<br />

pakistanais. Parmi les ossements qui sont<br />

mis au jour dans les années qui suivent,<br />

il y a les restes d’un mammifère géant,<br />

le Baluchitherium, un colosse de neuf<br />

mètres de long et cinq mètres de haut,<br />

cousin lointain <strong>des</strong> rhinocéros, qui vivait<br />

il y a plus de vingt millions d’années et<br />

présente la caractéristique originale, au<br />

milieu de ces grands disparus, d'être un<br />

mammifère. La mission n'est pas que d'un<br />

intérêt scientifique, elle est l'occasion<br />

d'une rencontre sur le terrain entre le<br />

scientifique européen et les populations<br />

qui vivent sur place. La région est considérée<br />

comme l'une <strong>des</strong> plus inhospitalières<br />

du monde, une plaque tournante du<br />

terrorisme islamiste. Welcomme comprend<br />

que, sans le soutien <strong>des</strong> seigneurs<br />

et guerriers Baloutches, il ne pourra<br />

engager ses fouilles. Sa mission est ainsi<br />

également l'histoire d'une intégration du<br />

chercheur aux coutumes d'un peuple, et<br />

de la réappropriation culturelle du travail<br />

de fouille et du fossile par ce dernier.<br />

LUC GWIAZDZINSKI<br />

Cerner la nuit urbaine<br />

Comme l’organisme humain, la ville<br />

a une existence rythmée par l'alternance<br />

jour-nuit. Pourtant, si on s’intéresse de<br />

plus en plus à la ville, on oublie encore<br />

souvent sa dimension nocturne. Cette<br />

amnésie touche autant les édiles, urbanistes,<br />

aménageurs et techniciens que<br />

les scientifiques. Dans nos régions où le<br />

«non-jour» atteint en hiver les deux tiers<br />

d’une journée, il y a pourtant une vie<br />

après le jour. La nuit urbaine n’est plus la<br />

période d’obscurité complète symbolisée<br />

par le couvre-feu et le repos social qui inspirait<br />

les artistes en quête de liberté, servait<br />

de refuge aux malfaiteurs et inquiétait<br />

le pouvoir. Colonisée par la lumière et les<br />

activités du jour, elle est devenue le théâtre<br />

de nouveaux conflits entre individus<br />

ou quartiers qui dorment, qui travaillent<br />

ou qui s’amusent. Dimension oubliée de<br />

la ville et champ de tensions central, la<br />

nuit doit s’ouvrir à l’investigation scientifique.<br />

Le géographe propose une première<br />

exploration de la ville la nuit qui<br />

s’appuie sur deux pôles contradictoires :<br />

liberté et insécurité. Il cherche à définir<br />

la nuit urbaine, ses limites et ses rythmes,<br />

met en évidence enjeux et tensions qui<br />

accompagnent la conquête et s’interroge<br />

sur l’émergence d’une société en continu<br />

24 heures sur 24.<br />

STÉPHANE JONAS<br />

Jean-Baptiste Boussingault<br />

et l'Alsace<br />

Dans la vie et l'œuvre riches et variées<br />

de Jean-Baptiste Joseph Dieudonné<br />

Boussingault (1802-1887), chimiste,<br />

agronome, homme public et explorateur<br />

de réputation internationale, la période<br />

d'activité et de séjour en Alsace, et<br />

plus spécialement dans l'Outre Forêt (à<br />

Lobsann, Merkwiller-Pechelbronn et<br />

Goersdorf-Liebfrauenberg), occupe une<br />

place fondamentale. Dans le sillage <strong>des</strong><br />

manifestations alsaciennes et locales<br />

de commémoration du bicentenaire de<br />

sa naissance, l'article vise à situer cette<br />

place, en l'intégrant dans l'ensemble de<br />

l'œuvre et de la vie de ce grand savant et<br />

citoyen considéré comme le fondateur de<br />

la chimie agricole en France.<br />

SAIDA KASMI<br />

Jeunes noctambules à Strasbourg :<br />

trajectoires et carrefours<br />

L'article observe la transhumance de<br />

quelques jeunes noctambules à travers<br />

la nuit strasbourgeoise. Alors que ce<br />

moment d'obscurité entre coucher et lever<br />

du soleil est souvent présenté comme le<br />

temps privilégié de la rencontre fusionnelle<br />

avec l'autre, les différences dans<br />

la construction <strong>des</strong> trajets montrent que<br />

chacun a sa conception de la fête, et qu'il<br />

y a en fait autant de nuits que de subjectivités<br />

pour les habiter. La rencontre avec<br />

l'autre et le groupe se produit dans <strong>des</strong><br />

lieux convenus qui sont <strong>des</strong> étapes sur<br />

<strong>des</strong> trajets qui n'appartiennent qu'à chacun<br />

mais dont les solitu<strong>des</strong> peuvent être<br />

ignorées parce ces lieux nocturnes sont<br />

aussi <strong>des</strong> carrefours où plusieurs de ces<br />

trajets font étape et donc s'entrecroisent.<br />

Bars et boites de nuit n'existent pas tant<br />

du fait <strong>des</strong> murs et <strong>des</strong> prestations qu'ils<br />

proposent, que d'être <strong>des</strong> nœuds spatiaux<br />

dans le réseau <strong>des</strong> temporalités individuelles.<br />

Ils n'ont de consistance que par<br />

la nuit qui les fonde, en tant que portes<br />

d'entrée dans celle-ci, et expliquent à<br />

contrario que celle-ci, qui est un temps,<br />

puisse aussi, davantage que le jour, être<br />

saisie comme un espace : puisqu'il y a<br />

<strong>des</strong> êtres qui l'habitent, c'est qu'elle est<br />

un contenant.<br />

MICHEL NACHEZ<br />

La nuit aux carrefours<br />

du cyberespace<br />

Pour l’individu ancré dans le monde<br />

matériel et tissé de matérialité, les frontières<br />

du jour et de la nuit apparaissent<br />

empreintes d’une régularité astronomique.<br />

Mais qu’en est-il pour le cyberjoueur ?<br />

Celui-ci s’investit dans un espace-temps<br />

remodelé et artificiel où le concept de<br />

nuit se développe en de multiples définitions,<br />

où les nuits s’entrecoupent et s’entrechoquent,<br />

où l’on pourrait évoquer un<br />

concept d’univers de non-nuits et de nonjours,<br />

ou encore hors de la nuit, hors du<br />

jour. Ces redéfinitions de la nuit sont-elle<br />

alors porteuses de confusion spatio-temporelle<br />

ou bien initient-elle, chez l’usager<br />

du cyberespace, une réorganisation de<br />

ses représentations ? Lorsque, à travers<br />

le cyberespace, on n’expérimente plus<br />

seulement le Monde mais <strong>des</strong> mon<strong>des</strong>,<br />

l’expérience et la sémantique de la nuit se<br />

193


trouvent modifiés. Alors, aux carrefours<br />

du cyberespace y a-t-il enrichissement ou<br />

déperdition de la nuit ?<br />

ERIK PESENTI<br />

Franchir la nuit : Henri Bosco, Federico<br />

Fellini et Fortunato Seminara<br />

L'auteur de cet article a choisi de parler<br />

de la nuit dans l'œuvre de deux écrivains<br />

(H. Bosco et l'Italien F. Seminara) et d'un<br />

cinéaste, F. Fellini. Il s'agit de montrer,<br />

chez chacun d'eux, la signification du<br />

franchissement de la nuit. Chez Bosco,<br />

dont on analyse le dernier roman (Une<br />

ombre, inachevé, où apparaît l'expression<br />

"franchir la nuit") on vit la nuit comme<br />

une autre vie, celle du rêve et de mon<strong>des</strong><br />

mystérieux. Dans le monde romanesque<br />

de F. Seminara, en revanche, la nuit est<br />

une épreuve terrible (et parfois fatale)<br />

à franchir, souvent associée à la folie et<br />

à la symbolique de la lune. Seule la nuit<br />

de l'univers cinématographique fellinien<br />

permet aux hommes de s'épanouir et de<br />

se réconcilier avec les villes.<br />

FREDDY RAPHAËL &<br />

GENEVIÈVE HERBERICH-MARX<br />

Une aventure intellectuelle<br />

et humaine au-delà du Rhin.<br />

Cultures de la frontière, de la<br />

mémoire et de la construction<br />

identitaire<br />

L'article entend célébrer l'aventure<br />

commune passionnante dans son cheminement<br />

intellectuel et humain, qu'a<br />

représenté le travail de vingt ans d'un<br />

séminaire conjoint entre le laboratoire<br />

“Cultures et sociétés en Europe” de<br />

l'Université Marc Bloch de Strasbourg<br />

et le “Ludwig-Uhland-Institut für Volkskunde”<br />

de l'Université de Tübingen. En<br />

surmontant les effets de l'histoire, en<br />

allant d’une rive à l’autre du Rhin, fleuve<br />

mythifié par les discours identitaires<br />

nationaux, en construisant une passerelle,<br />

puis un pont, <strong>des</strong> chercheurs allemands<br />

et français ont appris à apprécier avec le<br />

temps le mouvement même du passage,<br />

de la traduction <strong>des</strong> catégories de pensée<br />

et de la langue.<br />

FLORENCE RUDOLF<br />

La distinction entre nature et culture.<br />

Une controverse à l'époque<br />

de la modernité réflexive<br />

L'institutionnalisation <strong>des</strong> frontières,<br />

comme celles qui permettent de distinguer<br />

le jour de la nuit et le masculin du<br />

féminin, tirent leur légitimité dans la distinction<br />

entre nature et culture. L'auteure<br />

rend compte de la controverse qui s'organise<br />

autour de ce couple fondateur de la<br />

modernité et qui s'affirme avec la thèse de<br />

la modernité réflexive.<br />

JOACHIM SCHLÖR<br />

Quand vient la nuit.<br />

Une promenade à travers la ville<br />

La distinction entre le jour et la nuit<br />

fait partie <strong>des</strong> niveaux élémentaires de<br />

notre expérience existentielle. Quand<br />

vient la nuit, quelque chose se produit<br />

en nous. Avec la modernisation de la<br />

société, et l'apparition de l'éclairage<br />

public, la tendance s'est manifestée de<br />

vouloir pénétrer cet “autre côté” de notre<br />

vie : faire advenir la nuit “à la lumière<br />

du jour”. L'évocation littéraire d'Eugène<br />

Sue, Edgar Allen Poe ou Charles Dickens<br />

fournit ici matière à illustrer ce processus.<br />

La nuit a servi de métaphore dans le débat<br />

sur la moralité et la sécurité de la vie<br />

urbaine. Le romantisme de la nuit n'est<br />

pas épuisé puisque nous aimons toujours<br />

sortir le soir. L'article se termine sur la<br />

<strong>des</strong>cription d'une promenade dans Berlin<br />

la nuit, qui montre comment l'attention<br />

du citadin est sollicitée. On s'abandonne à<br />

la nuit en pensant que tout sera redevenu<br />

clair au matin.<br />

PATRICK SCHMOLL<br />

Dans le sillage du Navire Night :<br />

l'obscur objet <strong>des</strong> passions en<br />

ligne<br />

Des femmes et <strong>des</strong> hommes tombent<br />

amoureux sur Internet de partenaires<br />

qu'ils n'ont jamais rencontrés physiquement.<br />

Les passions en ligne percutent les<br />

figures conventionnelles de l'amour et du<br />

désir qui se sont imposées à nous depuis<br />

le romantisme : le coup de foudre qui<br />

situe en son noyau la rencontre initiale<br />

entre deux regards, deux corps attirés<br />

l'un par l'autre. Une inversion complète<br />

du paradigme fait ici émerger le désir<br />

dans l'échange pur <strong>des</strong> mots, en l'absence<br />

<strong>des</strong> indices de la présence physique de<br />

l'autre. L'article traite de cette mécanique<br />

étrange du désir médiatisé par un outil<br />

de communication qui occulte le regard :<br />

le téléphone ou Internet. La nuit entretient<br />

avec ces expériences un rapport de<br />

collusion qui n'est pas seulement dû au<br />

fait qu'elle s'y prête, comme temps du<br />

loisir et de la transgression. C'est aussi<br />

qu'à travers ces médias, on ne voit pas<br />

l'autre, mais la nuit permet d'ignorer cette<br />

occultation : on ne voit pas qu'on ne voit<br />

pas. La volupté s'y goûte alors comme il<br />

se doit : les yeux fermés.<br />

JULIETTE SMÉRALDA-AMON<br />

Les prostituées, “ouvrières” de<br />

jour et de nuit. L'exemple de Saint-<br />

Domingue<br />

La relégation du commerce prostitutionnel<br />

dans la nuit procède largement<br />

du développement du capitalisme. Sa<br />

pratique – jugée « incompatible avec une<br />

exploitation intensive de la main-d’œuvre<br />

» – se plie aux nécessités du nouvel<br />

ordre économique. L’activité lucrative<br />

qu’il est devenu l’élève au rang d’"objet<br />

de consommation" stigmatisé, certes,<br />

mais incorporé au tissu social : en effet,<br />

jamais il n’a été question d’éradication<br />

mais d’aménagement du phénomène<br />

socio-économique qu’il constitue. L’ambiguïté<br />

de l’attitude du consommateur<br />

autant que <strong>des</strong> institutions politiques<br />

contribue à pérenniser sa nature de pratique<br />

emblématique de rapports de genre<br />

profondément inégalitaires, plaçant une<br />

partie <strong>des</strong> femmes dans une situation de<br />

vassalité totale envers le sujet masculin,<br />

les sacrifiant donc à « l’ordre bourgeois ».<br />

L’exemple <strong>des</strong> femmes-prostituées de<br />

Saint-Domingue donne l’opportunité de<br />

vérifier que ce vieux paradigme n’est pas<br />

obsolète.<br />

FRÉDÉRIC TRAUTMANN<br />

“Penser à partir de la nuit”. L’accueil<br />

d’urgence <strong>des</strong> précaires la<br />

nuit, comme analyseur de la rupture<br />

<strong>des</strong> liens et du temps<br />

Les rapports entre l’individu et le<br />

social sont aujourd’hui pris dans les turbulences<br />

d’une reconfiguration ; celle du<br />

lieu où ils se jouent, du lien qui est<br />

établi et qu’ils établissent entre eux, et<br />

de la trame symbolique par le détour de<br />

194 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


ésumés<br />

laquelle ce lieu et ce lien sont “instaurés<br />

et restaurés en permanence” (Gauchet).<br />

C’est cette reconfiguration que révèle<br />

en filigrane le développement <strong>des</strong> politiques<br />

et <strong>des</strong> pratiques de l’urgence sociale<br />

en liaison avec l’affaiblissement <strong>des</strong><br />

régulations collectives et <strong>des</strong> politiques<br />

d’intégration. L’urgence et la souffrance :<br />

scènes nocturnes de la vie sociale où l’urgence<br />

– sa temporalité compactée, instantanée<br />

– apparaît comme mode central<br />

de régulation et d’organisation sociale,<br />

tandis que la souffrance <strong>des</strong> accueillis et<br />

l’épuisement <strong>des</strong> accueillants renvoient à<br />

la transformation du statut et de l’identité<br />

<strong>des</strong> êtres.<br />

ÉLODIE WAHL<br />

La “nuit obscure” selon Simone<br />

Weil<br />

L’œuvre de Simone Weil comprend<br />

de fréquentes allusions à la métaphore<br />

de Jean de la Croix, la « nuit obscure ».<br />

L’originalité de Simone Weil réside en<br />

ce qu’elle associe l’expérience mystique<br />

de Jean de la Croix à <strong>des</strong> personnages de<br />

la littérature grecque, de l’Ancien Testament,<br />

ou encore du folklore. Qu’est-ce<br />

que cette nuit obscure pour Simone Weil ?<br />

C’est le passage d’un état d’ignorance et<br />

d’égoïsme de l’âme à l’état humain, c’est<br />

ce qui permet de reconnaître en l’Autre ce<br />

qui n’existe pas, c’est-à-dire la présence<br />

du Christ qui demande à s’incarner.<br />

195


Zusammenfassungen<br />

SAMIM AKGÖNÜL<br />

Ausländer in der Türkei<br />

In einer Zeit, wo sich die Gesetze der<br />

Türkei an die Prinzipien der europäischen<br />

Union anpassen, gewinnt die Frage<br />

der Situation nicht-türkischer Staatsangehöriger<br />

in der Türkei zunehmend an<br />

Bedeutung. Es handelt sich da um eine<br />

Frage, die, in ihrer gesamten historischen<br />

Dichte betrachtet, eine außergewöhnliche<br />

Komplexität aufweist. Dies liegt an<br />

der Vergangenheit <strong>des</strong> osmanischen Reiches<br />

und an dem noch stets sehr starken<br />

Nationalgefühl. Der Artikel stellt konzeptuelle<br />

Überlegungen zu Ausländern<br />

(soziologisch und juristisch gesehen)<br />

im Allgemeinen und in der Türkei im<br />

Besonderen an und unternimmt den Versuch<br />

einer Einteilung der in der Türkei<br />

lebenden Ausländer. Der Artikel endet<br />

mit der Beschreibung <strong>des</strong> Zustands der<br />

Forschung auf diesem Gebiet und gibt<br />

einen Ausblick in die Zukunft.<br />

JEAN-FRANÇOIS BERT<br />

Michel Foucault, ein Anthropologe?<br />

Die Idee einer politischen Geschichte<br />

<strong>des</strong> Körpers, wie Foucault sie Mitte der<br />

70er Jahre aufgezeichnete, deckt sich mit<br />

einer großen Anzahl ethnologischer Fragestellungen.<br />

Beiden gemeinsam wäre<br />

die Frage <strong>des</strong> Körpers und seiner Behandlung<br />

in unserer Gesellschaft. Ist es also<br />

erlaubt, die Texte von Michel Foucault<br />

wie die eines Ethnologen zu lesen, der<br />

sich die Kultur, der er angehört, von<br />

außen anschaut, selbst wenn er nicht<br />

von einem Anderswo spricht, wie es der<br />

Ethnograph von seinem Studienobjekt<br />

tut? Wie sich feststellen lässt, erfolgt<br />

die Beschreibung seiner Körperschrift<br />

über die Entlehnung und Instrumentalisierung<br />

historischer, aber gleichermaßen<br />

ethnologischer Texte, wie die von Michel<br />

Mauss über die Körpertechniken.<br />

JOACHIM SCHLÖR<br />

Wenn es Nacht wird. Ein Stadtspaziergang<br />

Die Trennung von Nacht und Tag<br />

gehört zu den grundlegenden Erfahrungen<br />

unserer Existenz. Wenn es Nacht<br />

wird, ereignet sich etwas mit uns. Mit<br />

der gesellschaftlichen Modernisierung<br />

– und mit dem künstlichen Licht – setzt<br />

der Drang ein, diese ,,andere Seite“<br />

unseres Lebens kennen zu lernen, zu<br />

durchdringen: die Nacht ,,zum Tage zu<br />

machen“. Literarische Erkundungen von<br />

Eugène Sue, Edgar Allen Poe oder Charles<br />

Dickens haben dafür die Maßstäbe<br />

gesetzt. Debatten über Sittlichkeit und<br />

Sicherheit wurden an Metaphern der<br />

Nacht festgemacht. Das ist eine romantische<br />

Geschichte, die ihren Reiz noch<br />

nicht verloren hat: Noch immer gehen<br />

wir abends hinaus auf die Straße. Der<br />

Text beschreibt einen Berliner Nacht-<br />

Spaziergang, der die Aufmerksamkeit<br />

<strong>des</strong> Stadtbewohners auf besondere Weise<br />

herausfordert. Wir meinen, uns darauf<br />

verlassen zu können, daß es am Morgen<br />

wieder hell werden wird.<br />

LAURA BITEAUD<br />

Musiknächte… Analyse <strong>des</strong> Techno<br />

als moderner Feste<br />

Der Artikel ist eine Einladung auf<br />

eine Reise, eine soziologische Tauchfahrt<br />

in die Welt <strong>des</strong> Techno. Aufgrund<br />

der entstandenen musikalisch-menschlichen<br />

Mischkultur macht es die Technofete<br />

dem „Feiernden“ möglich, in eine<br />

parallele Welt einzutauchen, fern der<br />

normalen sozialen Realität. Befreit von<br />

der sozialen Kontrolle und der üblichen<br />

Selbstzensur, geht der Tänzer auf die<br />

Suche nach einem Anderswo außerhalb<br />

der Zeitlichkeit, zu einem Carpe diem<br />

der neuen Art. Die Technofete, ein sanfter<br />

Hauch, der neuen „Lebensdrang“<br />

vermittelt, eignet sich sowohl technische<br />

als auch kriegerische Attribute neu<br />

an, wodurch ein intensives Spaßerlebnis<br />

entsteht: mentaler Art wegen der fallen<br />

gelassenen Inhibitionen, körperlicher<br />

Art wegen der fast lasziven, unzüchtigen<br />

Tanzweise.<br />

MARIE-NOËLE DENIS<br />

Figuren der Nacht in elsässischen<br />

Märchen<br />

Die Nacht nimmt in den mündlich<br />

überlieferten Erzählungen und Volksmärchen<br />

einen ganz besonderen Platz<br />

196


Zusammenfassungen<br />

ein, wo die Tageswirklichkeit sich verflüchtigt<br />

und sich eine andere Seite zeigt,<br />

eine ganz alte Welt der Mythologie, mysteriös<br />

und Angst einjagend, bevölkert von<br />

Phantasietieren, Zwergen, Feen, Geistern,<br />

Hexen, das Reich <strong>des</strong> Teufels. Wehe den<br />

wenigen Mutigen, von Neugierde oder<br />

Geldgier getrieben, die es mit diesen fast<br />

ausnahmslos unheilbringenden Mächten<br />

aufnehmen.<br />

SANDRA GEELHOED AIDARA<br />

Von West nach Ost<br />

Der Nachtzug zwischen Brest und<br />

Straßburg über Paris stellt eine Metapher<br />

der soziologischen Arbeit dar. Die<br />

Arbeitsweise <strong>des</strong> Soziologen enthüllt<br />

sich hier in seiner ganzen Einfachheit:<br />

ansprechen und austauschen, fragen und<br />

antworten, denken und schreiben. Der<br />

Forscher ist Zugpassagier. Von Angesicht<br />

zu Angesicht, auf enger Tuchfühlung mit<br />

seinen Mitmenschen, nimmt er an ihren<br />

Gedanken und Gefühlen teil. Die Ortsveränderung<br />

beschwört den Fremden im<br />

Beobachter herauf: auf der nächtlichen<br />

Fahrt ist die Haltung <strong>des</strong> „Estrangements“<br />

<strong>des</strong> Anthropologen – Nähe und<br />

Distanz zur gleichen Zeit – der einzige<br />

Fixpunkt bei diesem Erlebnis, wo alles<br />

in Bewegung ist.<br />

SANDRA GEELHOED AIDARA<br />

Nachricht aus der Urzeit. Jean-Loup<br />

Welcomme auf den Spuren <strong>des</strong><br />

Baluchitherium<br />

1994 entdeckt der Paläontologe<br />

Jean-Loup Welcomme mehrere Fossilienfundorte<br />

im Wüstengebiet der pakistanischen<br />

Provinz Baluchistan. Unter den<br />

Knochenfunden, die in den darauffolgenden<br />

Jahren ausgegraben werden, befinden<br />

sich die Reste eines Baluchitheriums,<br />

ein Riesensäugetier von 9 Metern Länge<br />

und 5 Metern Größe, ein weit entfernter<br />

Cousin unseres heutigen Nashorns.<br />

Unter all den ausgestorbenen Arten ist<br />

das Außergewöhnliche an dem vor über<br />

20 Millionen Jahren lebenden Tier, dass<br />

es ein Säugetier war. Diese Ausgrabungen<br />

sind nicht nur von wissenschaftlichem<br />

Interesse, sie sind die Gelegenheit<br />

einer Begegnung vor Ort zwischen den<br />

europäischen Forschern und der lokalen<br />

Bevölkerung. Die Region gilt als eine der<br />

unwirtlichsten Gegenden weltweit, eine<br />

Drehscheibe <strong>des</strong> islamitischen Terrorismus.<br />

Welcomme versteht, dass er ohne<br />

die Unterstützung der Herren und Krieger<br />

Baluchistans seine Ausgrabungen nicht<br />

durchführen kann. Seine Geschichte ist<br />

daher auch die der Einweihung eines<br />

Forschers in die Gebräuche eines Volkes,<br />

und die kulturelle Aneignung der Ausgrabungsarbeiten<br />

und der Arbeiten an den<br />

Fossilien durch dieses Volk.<br />

LUC GWIAZDZINSKI<br />

Nächte in der Stadt<br />

Wie der menschliche Organismus hat<br />

auch die Stadt einen Tag-Nacht-Rhythmus.<br />

Wenn sich auch die Forschung immer<br />

mehr für die Stadt interessiert, vergisst sie<br />

oft noch ihre nächtliche Dimension. Diese<br />

Amnesie befällt gleichermaßen Stadtväter,<br />

Städteplaner und Techniker wie auch Wissenschaftler.<br />

In unseren Breiten, wo wir<br />

im Winter nur etwa 8 Stunden Tageslicht<br />

am Tag haben, gibt es nach dem frühen<br />

Sonnenuntergang sehr wohl ein Leben<br />

im Dunkeln. Die Nachtzeit der Stadt ist<br />

nicht länger wie früher ein Moment der<br />

völligen Dunkelheit mit Ausgehverbot<br />

und einer sozial bedingten Ruhe, die<br />

freiheitsliebende Künstler inspirierte,<br />

Missetätern als Refugium diente und die<br />

Machthaber beunruhigte. Die Stadt wird<br />

heute vom Licht und den Tagesaktivitäten<br />

vereinnahmt, und wird gleichzeitig zum<br />

Theater neuer Konflikte zwischen Personengruppen<br />

oder Vierteln die schlafen,<br />

die arbeiten oder sich vergnügen. Eine der<br />

vergessenen Dimensionen der Stadt und<br />

zentrales Spannungsfeld ist die Öffnung<br />

zur wissenschaftlichen Untersuchung.<br />

Der Geograph bietet eine erste nächtliche<br />

Forschungstätigkeit an, die sich auf zwei<br />

sich widersprechende Pole stützt: Freiheit<br />

und fehlende Sicherheit. Er möchte die<br />

nächtliche Stadt, ihre Grenzen und Rhythmen<br />

definieren, die Herausforderungen<br />

und Spannungen beleuchten, die diese<br />

Eroberung begleiten und stellt sich die<br />

Frage nach der Entstehung einer 24h/24h<br />

Non-stop Gesellschaft.<br />

STÉPHANE JONAS<br />

Jean-Baptiste Boussingault<br />

und das Elsass<br />

Im reichen und abwechslungsreichen<br />

Leben und Lebenswerk <strong>des</strong> Jean-Baptiste<br />

Dieudonné Boussingault (1802-<br />

1887), der seines Zeichens Chemiker,<br />

Agronom, Inhaber öffentlicher Ämter<br />

und international berühmter Forscher<br />

war, nahm seine elsässische Zeit, insbesondere<br />

im Outre-Forêt (Hinterm Wald,<br />

in Lobsann, Merkwiller-Pechelbronn<br />

et Goersdorf-Liebfrauenberg), einen<br />

grundlegenden Platz ein. Im Vorfeld der<br />

Gedenkveranstaltungen zu seinem zweihundertsten<br />

Geburtstag im Elsass will<br />

der Artikel diesen besonderen Platz allen<br />

zugänglich machen, indem er ihn in das<br />

gesamte Werk und Leben dieses großen<br />

Gelehrten und Bürgers integriert, der als<br />

der Begründer der Agrikulturchemie in<br />

Frankreich gilt.<br />

SAIDA KASMI<br />

Junge Nachtschwärmer in<br />

Straßburg: Wege und<br />

Aufenthaltspunkte<br />

Der Artikel beobachtet die Wanderschaft<br />

einiger junger Nachtschwärmer<br />

durch die Nacht Straßburgs. Wenn auch<br />

die Dunkelheit zwischen Sonnenuntergang<br />

und – aufgang oft als die privilegierte<br />

Zeit für die intime Begegnung<br />

mit dem anderen angesehen wird, zeigen<br />

die Unterschiede in der nächtlichen<br />

Ablaufgestaltung, dass jeder diese<br />

bevorzugten Momente in seiner Subjektivität<br />

anders mit Leben erfüllt. Die<br />

Begegnung mit dem anderen und der<br />

Gruppe erfolgt an vereinbarten Orten,<br />

die sich als Etappen auf einer individuellen<br />

Wanderung ansehen lassen,<br />

wobei Passagen <strong>des</strong> Alleinseins nicht<br />

gesondert betrachtet werden müssen, da<br />

diese nächtlichen Orte auch Treffpunkte<br />

sind, wo mehrere dieser Einzelwege Halt<br />

machen und sich dann kreuzen können.<br />

Bars und Diskotheken existieren nicht so<br />

sehr wegen ihrer Wände und der gebotenen<br />

Leistungen, sondern sind zunächst<br />

örtlich festgelegte Knotenpunkte im Netz<br />

der individuellen Zeitverläufe. Sie erhalten<br />

ihre Fassbarkeit nur durch die Nacht,<br />

die sie auflöst, als Eingangstüren in eben<br />

diese Nacht, und erklären im Gegen-<br />

197


teil nur diese, die einen Zeitabschnitt<br />

darstellt, der, mehr noch als der Tag, als<br />

ein Raum aufgefasst werden kann: da es<br />

Menschen gibt, die ihn füllen, bedeutet<br />

dies, dass die Nacht wie ein Gefäß ist.<br />

MICHEL NACHEZ<br />

Die Nacht am Cyberspace-Treffpunkt<br />

Für das Individuum, das in der Welt<br />

körperlich verankert ist, scheinen die<br />

Tages- und Nachtgrenzen von einer<br />

astronomischen Regelmäßigkeit geprägt.<br />

Aber wie steht es für den Cyberspieler?<br />

Dieser erlebt eine künstliche Raumzeit,<br />

wo sich der Nachtbegriff in vielfältigen<br />

Definitionen entwickelt, wo man sich<br />

eine Weltanschauung von Nichtnächten<br />

und von Nichttagen vorstellen könnte.<br />

Tragen dann diese Neudefinitionen der<br />

Nacht zu einer raumzeitlichen Verwirrung,<br />

oder führen sie beim Benutzer <strong>des</strong><br />

Cyberspaces zu einer Neugestaltung seiner<br />

Vorstellungen ein? Als man durch den<br />

Cyberspace nicht nur die Welt sondern<br />

Welten erprobt, werden Erfahrung und<br />

Semantik der Nacht geändert. Gibt es<br />

dann Bereicherung oder Verminderung<br />

<strong>des</strong> Nachtkonzepts?<br />

ERIK PESENTI<br />

Überwindung der Nacht bei Henri<br />

Bosco, Federico Fellini und Fortunato<br />

Seminara<br />

Der Autor dieses Artikels spricht über<br />

die Nacht im Werk zweier Schriftsteller<br />

(<strong>des</strong> Franzosen H. Bosco und <strong>des</strong> Italieners<br />

F. Seminara) und eines Filmemachers,<br />

F. Fellini. Es gilt, bei jedem von<br />

ihnen die Bedeutung der Überwindung<br />

der Nacht zu zeigen. Bei Bosco, <strong>des</strong>sen<br />

letzter Roman analysiert wird (Une<br />

ombre, unvollendet, wo der Ausdruck<br />

,,die Nacht überwinden“ erscheint), wird<br />

die Nacht als ein anderes Leben erlebt,<br />

ein Leben der Träume und der mysteriösen<br />

Welten. In der Romanwelt von<br />

F. Seminara, ist die Nacht dagegen eine<br />

schreckliche (und bisweilen tödliche)<br />

Prüfung, die es zu überstehen gilt, meist<br />

verbunden mit Verrücktheit und Mondsymbolik.<br />

Nur die Nacht in der Filmwelt<br />

von Fellini gesteht dem Menschen zu,<br />

sich zu entfalten und sich mit der Stadt<br />

zu versöhnen.<br />

FREDDY RAPHAËL & GENEVIÈVE<br />

HERBERICH-MARX<br />

Intellektuelles und menschliches<br />

Abenteuer – nicht nur am Rhein.<br />

Kultur der Grenze, der Erinnerung<br />

und der Identitätsfindung<br />

Der Artikel möchte das spannende<br />

gemeinsame Abenteuer der intellektuellen<br />

und menschlichen Wegfindung<br />

zelebrieren, die sich aus den zwanzig<br />

Jahren Arbeit eines gemeinsamen Seminars<br />

zwischen dem Projekt Kultur und<br />

Gesellschaften in Europa der Straßburger<br />

Universität Marc Bloch aus und dem<br />

Ludwig-Uhland-Institut für Volkskunde<br />

der Universität Tübingen ergeben. Indem<br />

sie die Auswirkungen der Geschichte überwanden,<br />

von einem zum anderen Ufer<br />

<strong>des</strong> Rheins wechselten – jenem durch<br />

die jeweilige Volksidentität zum Mythos<br />

erhobenen Fluss –, einen Übergang schufen,<br />

dann eine Brücke, haben sie mit der<br />

Zeit gelernt, selbst den Wechsel auf die<br />

andere Seite, die Übertragung der Denkund<br />

Sprachkategorien zu würdigen und<br />

zu lieben.<br />

FLORENCE RUDOLF<br />

Unterscheidung zwischen Natur<br />

und Kultur. Kontroverse der reflexiven<br />

Moderne<br />

Dieser Beitrag wird anhand der Beobachtung<br />

der Verschiebung der Differenz<br />

Natur-Kultur, die die reflexive Moderne<br />

begleitet, aufgebaut. Die Autorin stellt<br />

die theoretischen Überlegungen die diese<br />

Leitdifferenz zur Frage stellen dar und<br />

diskutiert sie.<br />

PATRICK SCHMOLL<br />

Auf den Fußstapfen <strong>des</strong> Navire<br />

Night: Obskures Objekt der Online-<br />

Liebe<br />

Frauen und Männer verlieben sich im<br />

Internet in Partner, die sie nie zu Gesicht<br />

bekommen haben. Die Online-Sex- und<br />

Partnerdienste knüpfen an die konventionellen<br />

Figuren von Liebe und Leidenschaft<br />

an, die uns seit der Romantik<br />

auferlegt wurden: Liebe auf den ersten<br />

Blick, sich begründend auf eine flüchtige<br />

erste Begegnung, einen ersten Blickaustausch,<br />

zwei Körper, die sich begehren.<br />

Eine völlige Umkehrung dieses Paradigmas<br />

lässt hier die Leidenschaft aus dem<br />

reinen verbalen Austausch erwachsen,<br />

ohne die Zeichen der körperlichen Präsenz<br />

<strong>des</strong> anderen. Der Artikel behandelt<br />

diese eigenartige Funktion von Lust und<br />

Sexualität, die sich in einem mediatisierten<br />

Kommunikationsmittel ausdrückt, das<br />

keine Blicke kennt: Telefon oder Internet.<br />

Die Nacht unterhält mit dieser Art von<br />

Erfahrungen eine Beziehung <strong>des</strong> geheimen<br />

Einverständnisses, nicht nur, weil es<br />

ihr als Zeit der Freiheit und <strong>des</strong> Verbotenen<br />

entspricht. Es ist auch, dass man über<br />

diese Medien den anderen nicht sieht, in<br />

der Nacht aber so tut, als ob dem nicht so<br />

sei: man ignoriert, dass man nicht sieht.<br />

Die Sinnenfreude wird so erlebt, wie es<br />

sein sollte: mit geschlossenen Augen.<br />

JULIETTE SMÉRALDA-AMON<br />

Prostituierte, ,,Arbeiterinnen“ bei<br />

Tag und bei Nacht. Beispiel Santo<br />

Domingo<br />

Die Verdrängung in die Nacht, der mit<br />

Sex und Prostitution verbundenen Aktivität,<br />

hängt zusammen mit der Entwicklung<br />

<strong>des</strong> Kapitalismus. Die freie Sex Aktivität<br />

ist im Grunde genommen mit intensiver<br />

Ausbeutung der Arbeitskraft unverbindlich.<br />

In die kapitalistische Ordnung<br />

verfallen hat sich der Sex zum Konsumobjekt<br />

verwandelt, der nur formell stigmatisiert<br />

wurde von denjenigen, die in<br />

Wirklichkeit nie richtig versucht haben,<br />

ihn zu bekämpfen, sondern ihn abzuwandeln.<br />

Immer war es die Absicht, eine<br />

Tätigkeit zu beschützen, die die Frau in<br />

eine total unterworfene Position drängt,<br />

die dem Mann dient, und gleichzeitig die<br />

Ungleichheiten der Geschlechter (Genus)<br />

Beziehung weiterführt. Das Beispiel der<br />

Prostituierten aus Santos-Domingo zeigt,<br />

dass dieses alte Paradigma nicht überholt<br />

ist.<br />

198 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Zusammenfassungen<br />

FRÉDÉRIC TRAUTMANN<br />

,,Denken mit der Nacht“. Notdienst<br />

für Obdachlose bei Nacht, Zeichen<br />

für den Bruch der Bindungen und<br />

der Zeit<br />

Die Beziehungen zwischen Individuum<br />

und Sozialdienst sind derzeit in<br />

den Turbulenzen einer Umstrukturierung<br />

gefangen, die <strong>des</strong> Einsatzortes, die der<br />

zwischen ihnen eingegangenen Bindung<br />

und <strong>des</strong> symbolischen Hintergrun<strong>des</strong>,<br />

über <strong>des</strong>sen Umweg der Ort und die<br />

Bindung „ständig neu definiert und<br />

verabredet“ werden (Gauchet). In dieser<br />

Umstrukturierung zeigt sich nebenher<br />

die Entwicklung von Politik und Praxis<br />

<strong>des</strong> sozialen Notdienstes, begleitend zur<br />

verschlechterten Situation der öffentlichen<br />

Regelungen und Integrationsversuche.<br />

Not und Leid: nächtliche Szenen<br />

<strong>des</strong> Lebens am sozialen Abgrund, wo die<br />

Not – und ihre zeitlose Unbedingtheit<br />

– wie der zentrale Regulierungs- und<br />

Organisationsmodus erscheint, während<br />

das Leid der Betroffenen und die moralische<br />

Erschöpfung der Sozialarbeiter die<br />

Veränderungen in Status und Identität der<br />

Menschen aufzeigt.<br />

ÉLODIE WAHL<br />

Die ,,dunkle Nacht“ nach Simone<br />

Weil<br />

Simone Weils Werk enthält häufige<br />

Audenturgen an die Metapher von Jean<br />

de la Croix, die „dunkle Nacht“. Die Originalität<br />

von Simone Weil besteht darin<br />

dass sie die mystische Erfahrung von<br />

Jean de la Croix mit gestalten der griechischen<br />

Literatur, <strong>des</strong> Alten Testament,<br />

auch der Folklore zusammenbesingt.<br />

Was bedeutet diese „dunkle Nacht“ für<br />

Simone Weil ? Sie besteht in dem Übergang<br />

von einem Zustand <strong>des</strong> Nichtwissens<br />

und der Eigensucht der Seele zu<br />

einem menschlichen Zustand welcher die<br />

Auerkennung von dem was im anderen<br />

nicht existiert ermöglicht, das heißt die<br />

Gegenwart Christus die seine Inkarnation<br />

verlangt.<br />

199


Abstracts<br />

SAMIM AKGÖNÜL<br />

Foreigners in Turkey<br />

At a time when Turkish legislation is<br />

being adapted to conform to the principles<br />

of the European Union, the situation of<br />

foreign residents in Turkey has become an<br />

important issue. By analysing the historical<br />

dimension in depth, we observe that<br />

the issue is highly complex, not only due<br />

to Turkey's Imperial past, but also because<br />

of nationalist tendencies which are still<br />

very strong today. This article proposes<br />

conceptual reflections about foreigners in<br />

general and foreigners in Turkey in particular.<br />

After a survey of the different<br />

interpretations of what a foreigner is (from<br />

sociological foreigners to legal foreigners),<br />

it attempts to classify foreigners in Turkey<br />

and conclu<strong>des</strong> with a <strong>des</strong>cription of the<br />

state of research on the issue and points to<br />

future directions for research.<br />

JEAN-FRANÇOIS BERT<br />

Michel Foucault, an anthropologist?<br />

Foucault's project to make a political<br />

history of the body, as he expressed it<br />

in the mid 1970s, ties in with a number<br />

of ethnological concerns. The point of<br />

convergence is the issue of the body itself<br />

and how it is dealt with in our society.<br />

Can we therefore decide to read Michel<br />

Foucault's texts as if they were the works<br />

of an ethnologist who is attempting to<br />

place himself outside the culture to which<br />

he belongs - even if he does not speak of a<br />

place "over there" so precious to the ethnographist?<br />

We can observe that his writings<br />

about the body operate by borrowing and<br />

instrumentalising texts which are not only<br />

historical, but also ethnological, such as<br />

Marcel Mauss' work on body techniques.<br />

LAURA BITEAUD<br />

Let the night live on… An analysis<br />

of a contemporary festive phenomenon:<br />

techno<br />

The article is an invitation to travel<br />

and a sociological immersion in the world<br />

of techno. Through an interweaving of<br />

music and people, techno parties offer the<br />

"party-goer" the opportunity of plunging<br />

into a parallel universe which breaks with<br />

everyday social reality. Freed from social<br />

control and habitual self-censorship, the<br />

dancer journeys in search of another place,<br />

annihilating projective temporality for a<br />

carpe diem revisited. Like the touch of<br />

a final breath inspiring a new "lease of<br />

life", techno parties once more appropriate<br />

attributes that are both industrial and belligerent,<br />

offering a moment of pleasure –<br />

pleasure of the mind to begin with through<br />

the inherent shedding of inhibitions, and<br />

then pleasure of the flesh through dancing<br />

which touches on the lewd.<br />

MARIE-NOËLE DENIS<br />

Characters of the night in fairy tales<br />

from Alsace<br />

Night has a prime place in the tales of<br />

popular oral literature. It is a special time<br />

when the world of diurnal realities fa<strong>des</strong><br />

away to reveal the other side of the scenery<br />

– an ancient mythological world, both<br />

mysterious and fearsome, peopled with<br />

fantasy animals, dwarves, fairies, ghosts<br />

and witches, where the devil is master<br />

of all. Let those few brave men beware,<br />

if their curiosity or fondness for treasure<br />

makes them dare face up to these powers<br />

which are nearly always evil.<br />

SANDRA GEELHOED AIDARA<br />

Between West and East<br />

The night train between Brest and Strasbourg,<br />

passing through Paris, is a metaphor<br />

of sociologist's work. The profession and<br />

its approach are revealed in all their simplicity<br />

– discussing and exchanging views,<br />

asking and replying to questions, thinking<br />

and writing. The researcher is a passenger<br />

in the train. Face to face and side by side,<br />

she rubs shoulders with others, their thoughts<br />

and feelings. The journey arouses the<br />

stranger lying within the observer. In the<br />

night journey, the anthropologist's position<br />

of estrangement – near and far at the same<br />

time – is her only anchor point in a life<br />

centred on an ongoing line of progression.<br />

200


abstracts<br />

SANDRA GEELHOED AIDARA<br />

A message from the dawn of time.<br />

Jean-Loup Welcomme on the trail of<br />

the Baluchitherium<br />

In 1994, the palaeontologist Jean-Loup<br />

Welcomme discovered several fossil deposits<br />

in the <strong>des</strong>ert of Pakistani Baluchistan.<br />

Among the bones unearthed over the following<br />

years, were the remains of a giant<br />

mammoth, the Baluchitherium, a colossus<br />

measuring nine metres long and five metres<br />

high and a distant relative of the rhinoceros.<br />

It walked the Earth over twenty million<br />

years ago and, among those large animals<br />

that have now died out, has the original<br />

feature of being a mammal. The mission at<br />

hand is not just of scientific interest, but is<br />

also the opportunity for an on-site encounter<br />

between European scientists and the<br />

local inhabitants. The region is considered<br />

as being among the most inhospitable in the<br />

world and a hub of fanatic Islamic terrorism.<br />

Welcomme understands that without<br />

the support of the Baluchi warlords, he will<br />

not be able to conduct his excavations. His<br />

mission has therefore also been a story of<br />

how the scientist has adopted the customs<br />

of a people, and how the inhabitants themselves<br />

have appropriated the work of excavating<br />

and fossils on a cultural plane.<br />

LUC GWIAZDZINSKI<br />

Defining the urban night<br />

As compared to the human organism,<br />

a city's existence is organised according<br />

to the day-night alternation. Yet, although<br />

there is a growing interest for the city, we<br />

tend to forget its night dimension. This<br />

amnesia concerns just as much the municipal<br />

officials, urban and town planners, technicians<br />

and scientists. In our regions where<br />

during the winter, two thirds of the day light<br />

is lost, there is however a life after day time.<br />

Urban night time is no longer the period of<br />

total obscurity symbolised by curfew and<br />

social rest which inspired artists in quest of<br />

liberty, served as a refuge for criminals and<br />

was a source of distress for the government<br />

scene of new conflicts between individuals<br />

or neighbourhoods which are sleeping, working<br />

or feasting. As a forgotten dimension<br />

of the city and a zone of central tensions,<br />

the night has to open itself to scientific<br />

research. The geographer, proposes according<br />

to two contradictory poles, liberty<br />

and insecurity, the exploration of the city<br />

at night. He tries to define the urban night,<br />

its limits and rhythms, brings to light the<br />

stakes and tensions which accompany this<br />

conquest and wonders about the emergence<br />

of a society which functions 24h/24h.<br />

STÉPHANE JONAS<br />

Jean-Baptiste Boussingault and Alsace<br />

In the rich and varied life and works of<br />

Jean-Baptiste Joseph Dieudonné Boussingault<br />

(1802-1887), a chemist, agronomist,<br />

public figure and internationally renowned<br />

explorer, the time he spent and worked in<br />

Alsace, and more particularly in northern<br />

Alsace (Lobsann, Merkwiller-Pechelbronn<br />

and Goersdorf-Liebfrauenberg), holds a<br />

prime place. In the wake of local and regional<br />

events commemorating the bicentenary<br />

of his birth, this article focuses on that place<br />

by situating it in the life and works of this<br />

great scientist and citizen, considered as the<br />

founder of agricultural chemistry in France.<br />

SAIDA KASMI<br />

Young wanderers of the night in<br />

Strasbourg – paths and crossroads<br />

This article observes the transhumance<br />

of a few young night wanderers in Strasbourg.<br />

While this time of darkness between<br />

the setting and rising of the sun is often<br />

presented as the prime time for merging<br />

with others, the differences in individual<br />

paths demonstrate that everyone has their<br />

own idea of the event and that there are in<br />

fact as many nights as there are subjectivities.<br />

Encounters with other individuals and<br />

groups occur in conventional places which<br />

are stages along routes specific to each<br />

person, but where the solitude experienced<br />

is often an unknown factor since these<br />

nocturnal places are also crossroads used as<br />

staging posts by several such paths, which<br />

therefore interweave. Bars and night clubs<br />

exist not so much through their concrete<br />

walls and the services they offer, but as<br />

spatial no<strong>des</strong> in the network of individual<br />

temporality. They only take substance when<br />

the night sets them up as gateways to the<br />

night itself and explain why night as a<br />

period of time, can also be understood as a<br />

space – even more so than the day – because<br />

people live in the night and night acts as a<br />

container.<br />

MICHEL NACHEZ<br />

Night at the crossroads of cyberspace<br />

For a person firmly rooted in the material<br />

world woven out of material things, the<br />

frontiers between day and night seem to<br />

be marked with astronomic regularity. But<br />

does the same hold true for the cyberplayer?<br />

He becomes involved in a re-forged, artificial<br />

time-space where the concept of night<br />

develops through a multitude of definitions,<br />

where nights crossover and run into each<br />

other, where we could speak of a concept of<br />

a world of non-nights and non-days, or even<br />

a world beyond night and day. Do these<br />

new definitions of night inspire spatial and<br />

temporal confusion, or do they spark off a<br />

reorganisation of representations with users<br />

of cyberspace? When, through cyberspace,<br />

we test out not only the World but also other<br />

worlds, the experience and semantics of<br />

the night are modified. At the crossroads<br />

of cyberspace, is there an enrichment or a<br />

loss of night?<br />

ERIK PESENTI<br />

Passing through the night: Henri<br />

Bosco, Federico Fellini and Fortunato<br />

Seminara<br />

The author of this article has chosen to<br />

speak of the night in the work of two writers<br />

(H. Bosco and the Italian F. Seminara)<br />

and a film maker (F. Fellini). The aim is to<br />

show for each of them, the significance of<br />

"passing through the night". With Bosco,<br />

whose last, unfinished novel we analyse<br />

(Une ombre, in which he coined the phrase<br />

"passing through the night"), we experience<br />

the night as another life, a life of dreams and<br />

mysterious worlds. In the romantic novel by<br />

F. Seminara, on the other hand, night is<br />

a terrifying (and sometimes fatal) ordeal<br />

through which we have to pass and is often<br />

associated with madness and the symbolism<br />

of the moon. The night in the cinema world<br />

of Fellini alone helps people to blossom<br />

out and to become reconciled with the city.<br />

201


FREDDY RAPHAËL &<br />

GENEVIÈVE HERBERICH-MARX<br />

A human and intellectual adventure<br />

beyond the River Rhine. Cultures of<br />

the border, collective memory and<br />

identity-building<br />

The aim of this article is to celebrate the<br />

exciting joint adventure through its intellectual<br />

and human progression as represented<br />

by the work spanning twenty years of a joint<br />

seminar between the “Cultures et sociétés en<br />

Europe" research laboratory at Marc Bloch<br />

University in Strasbourg and the “Ludwig-<br />

Uhland-Institut für Volkskunde” at Tübingen<br />

University. By overcoming the aftermath<br />

of history, crossing over from one bank of<br />

the river Rhine to the other, a river mythicised<br />

by discourses on national identity, by<br />

building a link and then a bridge, French<br />

and German researchers have, with time,<br />

learned to appreciate the very movement of<br />

the crossing, and the translation of categories<br />

of thought and language.<br />

FLORENCE RUDOLF<br />

The distinction between nature and<br />

culture. A controversy at a time of<br />

reflexive modernity<br />

The legitimacy of institutionalising frontiers<br />

– such as those which separate night<br />

from day and masculine from feminine – lies<br />

in the distinction between nature and culture.<br />

The author gives an account of the controversy<br />

surrounding this couplet, which forms<br />

the basis of modernity and is reinforced by<br />

the theory of reflexive modernity.<br />

JOACHIM SCHLÖR<br />

When the night falls. A walk across<br />

the town<br />

The distinction between night and day is<br />

part of the basic elements of our existential<br />

experience. When the night falls, something<br />

happens inside us. With the modernisation<br />

of society, and the advent of public lighting,<br />

there was a tendency to enter this "other<br />

side" of our life – to make life happen "in full<br />

daylight". The literary evocations by Eugène<br />

Sue, Edgar Allen Poe and Charles Dickens<br />

give us material to illustrate this process.<br />

The night has been used as a metaphor in<br />

the debate on morality and security in urban<br />

life. The romanticism of the night has not yet<br />

been exhausted since we still enjoy going out<br />

in the evening. The article ends with a <strong>des</strong>cription<br />

of a walk through Berlin at night and<br />

shows how the citizen's attention is attracted.<br />

We abandon ourselves to the night believing<br />

that all will become clear in the morning.<br />

PATRICK SCHMOLL<br />

In the wake of Navire Night: the dark<br />

object of on-line passion<br />

On the Internet, men and women fall in<br />

love with partners they have never met physically.<br />

Passions on line clash with the conventional<br />

images of love and <strong>des</strong>ire which have<br />

been imposed on us since the Romantic Age<br />

– love at first sight implying a first encounter<br />

with eyes meeting and mutual physical<br />

attraction. A complete reversal of the paradigm<br />

here means <strong>des</strong>ire arises from the pure<br />

exchange of words in the absence of any sign<br />

of the physical presence of the other person.<br />

The article deals with the strange mechanics<br />

of <strong>des</strong>ire whose medium is a communication<br />

tool which exclu<strong>des</strong> eye-to-eye contact: the<br />

telephone and the Internet. The night encourages<br />

a relationship of collusion with these<br />

experiences, which is not only due to the<br />

fact that it lends itself to this phenomenon,<br />

as a time of leisure and transgression. It is<br />

also because while we cannot see the other<br />

through these media, the fact that it is night<br />

means we can forget this eclipse: we don't<br />

see that we can't see. We can therefore partake<br />

in voluptuousness as we should – with<br />

our eyes closed.<br />

JULIETTE SMÉRALDA-AMON<br />

Prostitutes – daytime and night-time<br />

"workers". The example of Santa<br />

Domingo<br />

Relegating the trade of prostitution to the<br />

night mainly results from the development<br />

of capitalism. The practice – deemed to be<br />

"incompatible with the intensive exploitation<br />

of labour" – has shaped itself to accommodate<br />

the requirements of the new economic<br />

order. It has become a lucrative business<br />

which brings it up to the rank of "consumer<br />

object", and while it may be stigmatised,<br />

it is nonetheless integrated into the social<br />

fabric. Indeed, there has never been any<br />

question of eradicating this socio-economic<br />

phenomenon, but rather of organising<br />

it. The ambiguity of both the consumer's<br />

attitude and that of political institutions has<br />

contributed to perpetuating the nature of a<br />

practice symbolic of relations where blatant<br />

inequality reigns, with some women being<br />

placed in a position of total servitude to men,<br />

thereby sacrificing them to the "bourgeois<br />

order". The example of women prostitutes<br />

in Santo Domingo gives us the opportunity<br />

of verifying that this old paradigm is not<br />

obsolete.<br />

FRÉDÉRIC TRAUTMANN<br />

“Thinking from the night". Emergency<br />

night care of people on the street<br />

as a means of analysing the rupture<br />

between links and time.<br />

Relations between an individual and<br />

society are today taken up in the whirlwind<br />

of a new configuration: the place where the<br />

relation occurs, the link forged and which<br />

they forge together, and the symbolic framework<br />

through which this place and link<br />

are "constantly formed and reformed" (Gauchet).<br />

This new configuration is revealed as<br />

a backdrop to the development of policies<br />

and social emergency practices in relation<br />

to ineffectual collective regulations and<br />

integration policies. Emergency situations<br />

and suffering: nocturnal scenes of social<br />

life where the emergency situation, with its<br />

compacted temporality and instantaneity,<br />

seems to be the central mode of regulation<br />

and social organisation, whereas the suffering<br />

of those rescued and the exhaustion<br />

of the rescuers serve as a reminder of the<br />

change in people's status and identity.<br />

ÉLODIE WAHL<br />

The "dark night" according to Simone<br />

Weil<br />

Simone Weil's works include frequent<br />

allusions to the metaphor of St John of the<br />

Cross and the "dark night"; Simone Weil's<br />

originality lies in the fact that she associates<br />

the mystic experience of St John of the<br />

Cross with characters from Greek literature,<br />

the Old Testament and even folklore. What<br />

does this dark night mean for Simone Weil?<br />

It is a passage from a state of ignorance and<br />

egoism of the soul to the human state. It is<br />

what we need to acknowledge what does not<br />

exist in the Other, i.e. the presence of Christ<br />

and the hope of incarnation.<br />

202 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


203


DIASPORAS. HISTOIRE ET SOCIÉTÉS<br />

Passages, conversions, retours — Sommaire 3/ 2003<br />

PASSAGES, CONVERSIONS, RETOURS<br />

Article introductif<br />

• Danièle Hervieu-Léger (EHESS, Paris), Le converti,<br />

une figure de <strong>des</strong>cription de l’ultra-modernité<br />

religieuse<br />

LA CONVERSION DANS LES TEXTES ET SOCIÉTÉS<br />

DU PASSÉ<br />

• Jean-Christophe Attias (EPHE, Paris), Du prosélyte<br />

et du pouvoir. Logiques d’exclusion et logiques<br />

d’intégration dans la pensée rabbinique<br />

• Jacqueline Des Rochettes (Institut Catholique,<br />

Toulouse), La Teshuvah biblique : conversion ou<br />

conversation ?<br />

• Claude Denjean (Univ. Toulouse-II), Pour une<br />

histoire de la conversion (Espagnes, XIIe-XVIe<br />

siècles)<br />

• Gérard Nahon (EPHE, Paris), La paroisse bordelaise<br />

Sainte-Eulalie : un parfum “ marranique ” au XVIIIe<br />

siècle?<br />

• Michel Bertrand (Framespa, CNRS), La conversion<br />

au prix du syncrétisme religieux ? Considérations sur<br />

l’évangélisation en Amérique latin<br />

QUESTIONS CONTEMPORAINES<br />

• Catherine Poujol (Diasporas), Ni converti, ni<br />

marrane, le chemin mystique d’Aimé Pallière vers<br />

l’unité<br />

• Sébastien Tank-Storper (EHESS Paris), La<br />

conversion dans le judaïsme. Une histoire politique<br />

• Sophie Nizard (Strasbourg, Univ Marc Bloch) La<br />

conversion <strong>des</strong> enfants adoptés en milieu juif : quels<br />

enjeux ?<br />

• Nadine Weibel (Strasbourg), Islam et voile islamique<br />

dans les sociétés occidentales<br />

• Raphael Liogier (IEP, Aix-en-Provence), Éléments<br />

d’analyse pour servir à une sociologie compréhensive<br />

<strong>des</strong> convertis occidentaux au bouddhisme<br />

DOCUMENTS<br />

• La Convertie, récit publié<br />

par l’écrivain Albert Vidal en<br />

1903<br />

• “ Les Sar<strong>des</strong>, les juifs et le<br />

racisme mussolinien ”,<br />

article d’Emilio Lussu, 1938<br />

(traduit et présenté par É.<br />

Vial)<br />

• La conversion d’un juif au<br />

protestantisme dans les<br />

années 1940 (extraits de<br />

Joseph Zwiebel, Juif parce<br />

que chrétien, 1945),<br />

présenté par A. Viguier-<br />

Zwiebel<br />

• Deux siècles de l’histoire<br />

d’une famille juive française<br />

(Olivier H.)<br />

• Un passage vers la judéité,<br />

Martine Merlin-Dhaine, présenté<br />

par Chantal Bor<strong>des</strong>-<br />

Benayoun<br />

CHANTIERS DE LA<br />

RECHERCHE<br />

• L’expérience de l’exil sur le<br />

temps long, Maison de la<br />

Recherche Toulouse, 20 et<br />

21 mars 2003 présenté par<br />

Anny Bloch-Raymond<br />

• Exil et persécution : juifs et<br />

huguenots aux XVII e et<br />

XVIII e siècles, colloque de<br />

Lyon, 17-18 octobre 2002<br />

(compte rendu du colloque<br />

par Virginie Surget)<br />

BIBLIOTHÈQUE<br />

RÉSUMÉS<br />

T a r i f s a b o n n e m e n t 2 0 0 3 - 2 0 0 4<br />

Particulier : 30 € / Organisme : 38 € / Etranger : 38 € — Prix au numéro : 20 €<br />

Abonnement à adresser à :<br />

DIASPORAS, MDR, Université Toulouse II, 5 allées A. Machado, 31058 Toulouse Cedex 9<br />

: 05.61.50.46.24 / 05.61.50.35.66, : 05.61.50.49.64, @ : revue.dhs@univ-tlse2.fr<br />

208 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


Le religieux en mouvement<br />

27-1, 2003 D. Meintel et M. N. LeBlanc (dir.)<br />

La revue francophone<br />

d’anthropologie<br />

en Amérique du Nord<br />

Anthropologie et Sociétés<br />

Département d’anthropologie<br />

Université Laval<br />

Sainte-Foy (Québec) GIK 7P4<br />

Canada<br />

Rédactrice<br />

Francine Saillant<br />

Anthropologie.et.Societes@ant.ulaval.ca<br />

Comité de rédaction<br />

Serge Genest<br />

Marie-F. Guédon<br />

Rebecca Hardin<br />

Martin Hébert<br />

John Leavitt<br />

Marie N. LeBlanc<br />

Joseph-J. Lévy<br />

Raymond Massé<br />

Deirdre Meintel<br />

Jean-C. Muller<br />

Sylvie Poirier<br />

François Trudel<br />

Adjointe à la rédaction<br />

Pauline Curien<br />

Pauline.Curien@ant.ulaval.ca<br />

Secrétaire<br />

Jeanne Benoist<br />

Jeanne.Benoist@ant.ulaval.ca<br />

Tél : (418) 656-3027<br />

(418) 656-3700<br />

Téléc. : (418) 656-3284<br />

www.fss.ulaval.ca/ant/revuant.html<br />

Anciens numéros disponibles<br />

18,2 Rêver la culture<br />

18,3 Frontières culturelles et<br />

marchandises<br />

19,1-2 Retour sur le don<br />

19 3 Pouvoirs de l’ethnicité<br />

20,1 Savoirs et<br />

gouvernementalité<br />

20,2 Algérie aux marges du<br />

religieux<br />

20,3 La nature culturelle<br />

21,1 Confluences<br />

21,2-3 Comparaisons régionales<br />

22,1 Afrique revisitée<br />

22,2 Médiations chamaniques<br />

22,3 Culture et modernité au<br />

Japon<br />

23,1 Rites et pouvoirs<br />

23,2 Soins, corps, altérité<br />

24,1 Terrains d’avenir<br />

24,2 Anthropologie,<br />

relativisme éthique et santé<br />

24-3 Nouvelles parentés en<br />

Occident<br />

25-1 Économie politique<br />

féministe<br />

25-2 Tourisme et sociétés<br />

locales en Asie orientale<br />

25-3 Politique, réflexivité,<br />

psychanalyse<br />

26-1 Politiques jeux d’espaces<br />

26-2-3 Mémoires du Nord<br />

ABONNEMENT<br />

Canada Autres<br />

Régulier 40 $ CAN 70 $ CAN<br />

Étudiant 25 $ CAN 50 $ CAN<br />

Organisme 90 $ CAN 125 $ CAN<br />

Taxes incluses au Canada<br />

TVQ : R 119 278 950 — TPS : 1008 154 143 TV 0003<br />

François Laplantine Penser anthropologiquement la<br />

religion | Deirdre Meintel Parcours religieux de spiritualistes<br />

à Montréal | Marion Aubrée Néo-pentecôtisme<br />

brésilien en Europe de l’Ouest | Marie Nathalie<br />

LeBlanc Conversions de jeunes chrétiens et musulmans<br />

en Côte-d’Ivoire | André Mary Parcours visionnaires |<br />

Josiane Le Gall Les Libanaises shi’ites à Montréal |<br />

Sophie Bava Les cheikhs mouri<strong>des</strong> à Marseille<br />

Hors thème : Delphine Tillard, Lîle de Corse face au droit français;<br />

Pierre Bidart, Anthropologie de la nation et du nationalisme (le<br />

débat en France)<br />

Cultures et médicaments<br />

27-2, 2003 A. Desclaux et J.-J. Lévy (dir.)<br />

Arachu Castro et Paul Farmer Violence structurelle et<br />

turberculose multirésistante | Alice Desclaux Les<br />

antirétroviraux en Afrique | Julie Laplante Entre<br />

savoirs humanitaires et autochtones | Claudie Haxaire<br />

MST et remè<strong>des</strong> chez les Gouro | Sjaak van der Geest<br />

et Susan Reynolds Whyte Opinions contrastées envers<br />

les médicaments | Johanne Collin Médicament et<br />

vieillesse | Sylvie Fainzang Les médicaments dans<br />

l’espace privé | Vincent Fournier Médicalisation et<br />

médiatisation du vin<br />

Hors thème : Fabien Ohl, Les objets sportifs comme référents<br />

identitaires - Actualités : Paul Charest, Qui a peur <strong>des</strong> Innus?<br />

Déshumanisation<br />

Réhumanisation<br />

27-3, 2003 F. Piron (dir.)<br />

Zygmunt Bauman L’humanité comme projet | Bogumil<br />

J.-Koss et Michael Herzfeld Commentaires sur le texte<br />

de Z. Bauman | Florence Piron La production<br />

politique de l’indifférence dans le Nouveau management<br />

public | Yolande Pelchat Espaces et lieux<br />

d’humanisation : le statut <strong>des</strong> productions technoscientifiques<br />

| Gilles Bibeau Quel humanisme pour un<br />

âge postgénomique? | Yvan Simonis et Florence Piron<br />

Depuis le « Retour aux pratiques » | Stéphane Vibert<br />

La déshumanisation comme figure de l’humanité |<br />

Paul Rabinow Anthropos aujourd’hui<br />

Hors thème : Éric Schwimmer, Réflexions sur le biculturalisme en<br />

Nouvelle-Zélande, en Espagne au Québec et ailleurs<br />

Prochains numéros<br />

La (dé)politisation de la culture? - Musées et Autochtones à<br />

l’ère postcoloniale - Anthropologie, écriture et fiction - Forêts<br />

tropicales - Le mythe aujourd’hui<br />

209


210 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


TERRITOIRES EN QUESTIONS<br />

Numéro 2004/1 de la revue Ethnologie française<br />

(Octobre- Décembre - paru le 4 janvier 2004 )<br />

Espaces appropriés matériellement et symboliquement par <strong>des</strong> groupes ou <strong>des</strong><br />

individus, les territoires sont aussi instruments de gestion et de développement.<br />

Efficaces si l’on en croit la multiplication <strong>des</strong> découpages contemporains (parcs<br />

naturels régionaux, « pays », terroirs et autres entités), et ce malgré leur fin<br />

annoncée par certains sociologues de la mobilité et <strong>des</strong> réseaux.<br />

La notion de territoire, dont la bonne fortune n’est pas à démontrer, ne se laisse<br />

pourtant pas aisément définir. Les territoires peuvent en effet être institués par <strong>des</strong><br />

pouvoirs établis, par <strong>des</strong> individus ou <strong>des</strong> collectifs, et prendre parfois consistance<br />

par le regard <strong>des</strong> tiers, voire par l'intervention de chercheurs qui contribuent à leur<br />

manière à les rendre visibles. Certains d'entre eux relèvent du temps long, tandis<br />

que d'autres sont de création toute récente. Souvent ils se chevauchent, ce qui rend<br />

problématique leur coexistence et leur emboîtement. Tantôt ils valorisent le<br />

particulier, la singularité et les constructions identitaires, tantôt ils portent les<br />

modalités communes du « vivre ensemble ».<br />

Cette complexité est au cœur <strong>des</strong> articles, avec <strong>des</strong> thèmes aussi divers que le<br />

patrimoine, la multiplication <strong>des</strong> petites régions à <strong>des</strong> fins de promotion<br />

touristique, les différents mo<strong>des</strong> de distanciation ou d'appartenance à un espace<br />

tant rural qu’urbain, etc. Manières de « faire territoire » qui intègrent sédentarité et<br />

mobilité, singularités locales et mise en réseau, regards sur le passé et souci de<br />

l’avenir, nous invitant à repenser la notion de territoire dans ses apparentes<br />

contradictions, comme dans son actualité.<br />

Pierre Alphandéry et Martine Bergues<br />

(responsables scientifiques du numéro)<br />

Territoires en questions. Pratiques <strong>des</strong><br />

lieux, usages d'un mot<br />

André Micoud<br />

Des patrimoines aux territoires<br />

durables. Ethnologie et écologie dans<br />

les campagnes françaises<br />

Yannick Sencébé<br />

Etre ici, être d'ici. Formes<br />

d'appartenance dans le Diois (Drôme)<br />

Sylvie Sagnes<br />

Cultiver ses racines. Mémoire<br />

généalogique et sentiment<br />

d’autochtonie<br />

Christophe Traïni<br />

Territoires de chasse<br />

Geneviève Decrop<br />

La montagne, le hameau et le prophète<br />

de malheur Histoire d’un risque<br />

moderne<br />

Catherine Neveu<br />

Une « petite fabrique de territoire » :<br />

quartiers et citoyenneté à Roubaix<br />

Martin de la Soudière<br />

Lieux dits : nommer, dé-nommer, renommer<br />

Pascale de Robert<br />

« Terre coupée ». Recompositions <strong>des</strong><br />

territorialités indigènes dans une<br />

réserve d’Amazonie<br />

Michel Marié<br />

L’anthropologue et ses territoires<br />

ITINÉRAIRES EN TERRITOIRES<br />

Pierre Bergounioux<br />

L’empreinte (Extraits de l’ouvrage)<br />

Jean-Pierre Castelain<br />

Insularités<br />

Anousheh Karvar<br />

Appeler un shat un chat<br />

Catherine Dulaurent<br />

Tout dépend de la lorgnette…<br />

Daniel Percheron<br />

Côté court<br />

VARIA : GESTION DE LA NATURE<br />

Nicole Girard<br />

La région : une notion géographique<br />

Frédérique Chlous-Ducharme<br />

L’Archipel de Molène et « l’Autre<br />

bord »<br />

Christophe Granger<br />

(Im)pressions atmosphériques.<br />

Histoire du beau temps en vacances<br />

Patricia Pellegrini<br />

Les races bovines rustiques et leur<br />

domestication<br />

Anna Zisman<br />

L’ego-objet<br />

NOTES DE LECTURES<br />

Phippe Bonnin<br />

Journal d’un ethnologue et <strong>des</strong> pays<br />

landais<br />

Roberto Motta<br />

Interpénétration <strong>des</strong> « races », <strong>des</strong><br />

religions et <strong>des</strong> idées<br />

Michel Marié<br />

Penser le local comme lieu de<br />

l’universel<br />

Rédaction : Musée national <strong>des</strong> Arts et Traditions populaires - 6, Avenue du Mahatma Gandhi – 75116 Paris<br />

tél : 01 44 17 60 84 - fax : 01 44 17 60 60 – e-mail : ref@culture.gouv.fr<br />

Abonnement (4 numéros par an) et vente au numéro : Presses Universitaires de France –<br />

6, Avenue Reille – 75014 Paris<br />

tel : 01 58 10 31 62 – fax : 01 58 10 31 82 – e-mail : revues@puf.com<br />

Prix de l’abonnement pour 2004 : Particulier : 73 Euros<br />

(les abonnements partent du premier Institution : 93 Euros<br />

fascicule de l’année en cours)<br />

Étudiant : 50 Euros<br />

Vente au numéro : 22 euros (par l’intermédiaire de votre libraire habituel et PUF)<br />

211


212 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”


BULLETIN DE COMMANDE<br />

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Numéro de la publication Prix Nombre Total<br />

n° 2 - 1973 ...................................................................... 5,95 € x ...................... = .................. €<br />

n° 7 - 1978 ...................................................................... 5,95 € x ..................... = ...................€<br />

n° 10 - 1981 .................................................................... 5,95 € x ..................... = ...................€<br />

n° 11 - 1982 .................................................................... 6,56 € x ..................... = ...................€<br />

n° 12-12bis - 1983 ...........................................................10,67 € x ..................... = ...................€<br />

n° 13-13bis - 1984 ...........................................................11,59 € x ..................... = ...................€<br />

n° 16 - 1988/89 “Images en mouvement” .......................18,30 € x ..................... = ...................€<br />

n° 19 - 1991/92 “Villes mémoires, villes frontières” ..........18,30 € x ..................... = ...................€<br />

n° 20 - 1992/93 “L’Europe <strong>des</strong> Imaginaires” ....................19,82 € x ..................... = ...................€<br />

n° 22 - 1995 “Fidélités, infidélités” ...................................19,82 € x ..................... = ...................€<br />

n° 23 - 1996 “Femmes et hommes<br />

dans une Europe en mutation” .................19,82 € x ..................... = ...................€<br />

n° 28 - 2001 “nouve@ux.mon<strong>des</strong> ?” ................................21,34 € x ..................... = ...................€<br />

n° 29 - 2002 “Civilité, incivilités” .....................................21,50 € x ..................... = ...................€<br />

n° 30 - 2003 “Les cicatrices de la mémoire” .....................21,50 € x ..................... = ...................€<br />

n° 31 - 2003 “Hommage à Freddy Raphaël” ....................21,50 € x ..................... = ...................€<br />

n° 32 - 2004 “La nuit” .....................................................21,50 € x ..................... = ...................€<br />

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Conditions de l’abonnement : La <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales est publiée à raison d’un numéro par an, plus<br />

d’éventuels numéros hors série. L’abonné reçoit en début d’année la facture correspondant aux numéros prévus<br />

pour l’année, au tarif préférentiel fixé pour les abonnements. Ses exemplaires lui sont adressés à réception de son<br />

règlement.<br />

Prix du n° 32 pour les abonnés : 18,30 €<br />

Bulletin de commande<br />

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22, rue Descartes - F 67084 STRASBOURG CEDEX<br />

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Bulletin de commande électronique : deruyter@umb.u-strasbg.fr<br />

213


Université Marc Bloch – Strasbourg II<br />

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