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Nos - Revue des sciences sociales

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découvrîmes un large quai éclairé par <strong>des</strong><br />

projecteurs. Un peu plus loin, une file de<br />

camions. Puis tout se tut à nouveau. Quelqu’un<br />

traduisit les ordres : il fallait <strong>des</strong>cendre<br />

avec les bagages et les déposer le long<br />

du train. En un instant, le quai fourmillait<br />

d’ombres ; mais nous avions peur de rompre<br />

le silence, et tous s’affairaient autour <strong>des</strong><br />

bagages, se cherchaient, s’interpellaient, mais<br />

timidement, à mi-voix. (...)<br />

Tout baignait dans un silence d’aquarium,<br />

de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions<br />

à quelque chose de terrible, d’apocalyptique,<br />

nous trouvions, apparemment, de<br />

simples agents de police. C’était à la fois<br />

déconcertant et désarmant (...) mais comme<br />

Renzo s’attardait un peu trop à dire adieu<br />

à Francesca, sa fiancée, d’un seul coup en<br />

pleine figure ils l’envoyèrent rouler à terre :<br />

c’était leur travail de tous les jours.<br />

En moins de dix minutes je me trouvai<br />

faire partie d’un groupe d’hommes vali<strong>des</strong>.<br />

Ce qu’il advint <strong>des</strong> autres, femmes, enfants,<br />

vieillards, il nous fut impossible alors de le<br />

savoir : la nuit les engloutit purement et simplement”<br />

(P. Levi 1996 : 22-23).<br />

À nouveau ici la nuit du pouvoir sépare<br />

et individualise pour contrôler toutes les<br />

bavures, tout ce que le jour ne doit jamais<br />

connaître. Schlör nous rappelle qu’à partir<br />

de 1819 se multiplient, avec les réverbères,<br />

les discours moralistes sur les dérives liées à<br />

l’éclairage urbain et les raisons théologiques<br />

de la séparation du jour et de l’ombre. Cette<br />

dimension politique du discours sur la nuit<br />

prend différentes formes : elle se manifeste<br />

dans les préoccupations <strong>des</strong> défenseurs de<br />

l’ordre contre les mauvaises mœurs induites<br />

par l’obscurité, donne corps au métaphores<br />

sur la sécurité et l’insécurité dans l’espace<br />

urbain, se révèle un enjeu de la lutte sociale<br />

– comme l’évoque Gwiazdzinski à propos <strong>des</strong><br />

grèves de nuit <strong>des</strong> médecins – et un moment<br />

d’émergence <strong>des</strong> conflits, de leur répression<br />

ou régulation. Marie-Noële Denis montre, par<br />

son analyse <strong>des</strong> personnages nocturnes dans<br />

les contes alsaciens, à quel point la mise en<br />

scène du danger permet de réaffirmer, par une<br />

pédagogie de la peur, <strong>des</strong> formes de contrôle<br />

social. La nuit se fait et on la fait comme on<br />

fait le silence. Cet artefact nous dépasse et<br />

nous manipule pour servir un vaste projet de<br />

mise en conformité et de surveillance.<br />

Qu’on impose les ténèbres ou qu’on les<br />

cherche, qu’on les aime ou qu’on les craigne,<br />

elles permettent une asymétrie fondamentale<br />

entre qui regarde et qui est regardé. La distribution<br />

inégale de la lumière et de la vision<br />

définit un mode d’assignation sociale qui<br />

n’est pas loin de celui du panoptique inventé<br />

par Bentham et restitué aux <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />

contemporaines par Foucault. Ces objets de<br />

désir et dispute que sont les belles de nuit en<br />

sont un exemple. Comment mieux représenter<br />

la relation de pouvoir entre la prostituée et son<br />

client sinon par cette différente exposition<br />

aux regards ? La fille du trottoir exhibe son<br />

corps-marchandise aux yeux <strong>des</strong> passants et<br />

<strong>des</strong> clients potentiels, tous peuvent et doivent<br />

la voir. Cette visibilité, indispensable à<br />

l’échange, habille la nuit urbaine. À Rome<br />

<strong>des</strong> quartiers de bureaux et commerces se<br />

métamorphosent : à la brune, <strong>des</strong> carrousels<br />

de trans illuminent la route, seins et paillettes,<br />

croupes et talons. Le corps de la prostituée<br />

est apprêté pour être offert aux regards. Par<br />

contre, le client potentiel avance masqué : bien<br />

blotti dans sa voiture, protégé par l’obscurité<br />

de l’habitacle, l’homme effeuille les filles<br />

comme les pages d’une revue. La visibilité de<br />

la prostituée est fonctionnelle à ce regard qui<br />

effleure sans marquer d’arrêt. Tandis que les<br />

passants ou les habitants du quartier voient les<br />

filles et finissent par les connaître, les clients<br />

n’ont ni visage, ni nom, cela fait partie de<br />

l’échange. L’image de la prostituée penchée<br />

sur la fenêtre de la voiture synthétise bien<br />

ce rapport anonyme de domination. En soustrayant<br />

au regard l’autre terme de la relation,<br />

ne reste que le scandale du corps offert.<br />

Sans parler de pornographie ou de prostitution,<br />

toute représentation visuelle opère une<br />

réification, enclenche une marchandisation en<br />

apparente contradiction avec l’idéologie individualiste<br />

en vigueur : mais bien évidemment<br />

le désir, la mise en perspective, l’observation,<br />

y compris par un chercheur en <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong> transforme l’autre en objet de désir,<br />

d’observation ou de perspective. Et que penser<br />

de l’action de s’offrir au désir, du désir d’être<br />

cet objet ? Spéculer, réfléchir, se mettre en<br />

perspective (cf. Narcisse, et la réflexivité),<br />

se montrer (un monstre), se peindre (« le<br />

sot projet ! » 6 ), se masquer (pour de vrai), se<br />

maquiller (pour passer à la télé, pour une voiture)<br />

ou se vendre, pour être, pour notre plus<br />

grand bonheur ou malheur, à notre tour pesé,<br />

mis en perspective, montré, peint, maquillé,<br />

vendu. La relation de réification est banale et<br />

l’observateur (voyeur !) "participant" et une<br />

personne prostituée ou SDF ont en commun<br />

l’obscénité.<br />

Il nous semble que la spécificité du rapport<br />

entre nuit et pouvoir se joue sur ce<br />

terrain. Le regard scrutateur du Big Brother<br />

s’exprime dans ces dispositifs <strong>des</strong> prisons de<br />

haute sécurité aux États-Unis qui n’éteignent<br />

jamais les lumières bouleversant complètement<br />

le rythme circadien <strong>des</strong> détenus. Ou<br />

encore c’est l’obscurité totale, cet « éteignez<br />

les lumières ! » qui scande la vie <strong>des</strong> casernes,<br />

<strong>des</strong> pensionnats ou <strong>des</strong> villes sous les bombardements.<br />

En février 1927, en Italie, les<br />

mesures d’économie et d’austérité voulues<br />

par le gouvernement imposent que sur la place<br />

du Duomo, à Milan on élimine les enseignes<br />

lumineuses. Marinetti, poète futuriste et chantre<br />

de la beauté de la guerre, intervient publiquement,<br />

avec une lettre ouverte à Mussolini,<br />

pour défendre les lumières contre les ténèbres,<br />

les lunes électriques contre la lune romantique<br />

et passéiste. Ce plaidoyer en défense <strong>des</strong><br />

enseignes contre les “éteigneurs” a bien sûr<br />

ses raisons esthétiques : « les bijoux éphémères<br />

», « la rapidité de la lumière <strong>des</strong>sinant le<br />

bord <strong>des</strong> objets à magnifier », « la musique<br />

de l’ombre et de la clarté », « la respiration<br />

colorée et palpitante <strong>des</strong> lettres et <strong>des</strong> chiffres<br />

» sont censées renforcer l’humain (Salaris<br />

C., 1987 : 31). Mais il contient une critique<br />

d’un État totalitaire qui prive les citoyens<br />

de l’accès à la démocratie lumineuse. C’est,<br />

littéralement, le cri visuel d’une ville, et d’un<br />

pays, qui sombre.<br />

Non seulement donc le pouvoir se caractérise<br />

dans les sociétés contemporaines par l’invisibilité<br />

et l’effacement de l’espace public,<br />

mais il se fonde sur “le contrôle du déclic” et<br />

sur la maîtrise de la lumière. Que les sujets<br />

soient dans la transparence totale ou l’obscurité,<br />

qu’ils se battent pour être regardés ou<br />

pour se soustraire aux regards, le pouvoir, la<br />

nuit, reste un regard non réciproque.<br />

Nuit, contes et récits<br />

Un conte est un récit dont les faits ne<br />

peuvent être appliqués à la réalité. Par ce<br />

discours la fiction d’une culture, autrement dit<br />

la culture même, s’exprime. Il n’a ni auteur, ni<br />

origine. C’est un monde avec sa logique, dont<br />

les personnages ne sont pas <strong>des</strong> caractères,<br />

mais <strong>des</strong> types qui remplissent <strong>des</strong> fonctions.<br />

Il reflète les désirs les plus irrationnels. Chez<br />

les Pérè du Cameroun décrits par Charles-<br />

Henry Pradelles de Latour les contes doivent<br />

être racontés le soir, après la tombée de la<br />

nuit : « si tu racontes <strong>des</strong> contes le jour, la<br />

panthère te poursuivra. »<br />

Partant d’un vieux conte, Élodie Wahl,<br />

lisant Simone Weil, évoque l’effort <strong>des</strong> mystiques<br />

chrétiens du Moyen Âge et de la Renais-<br />

■<br />

12 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”

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