Nos - Revue des sciences sociales
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courte <strong>des</strong> personnes très disparates,<br />
mais prises dans un jeu de relations plus<br />
ou moins durables », autour d’un intérêt<br />
commun 20 . Sans direction ou finalité, ce<br />
qui lui importe est le fonctionnement<br />
permanent du circuit. Toute panne, qui<br />
provoque souvent une panique, déclenche<br />
un protocole qui doit remettre le circuit<br />
en marche. Mais rien n’est plus étranger<br />
au mouvement que cette marche. En<br />
effet, si le mouvement est déplacement<br />
d’un corps dans l’espace, d’un point à un<br />
autre – le flux se réduit à une circulation,<br />
à un mouvement pour le mouvement.<br />
Je conclurai ce passage en retournant<br />
à la métaphore de la magie. La magie<br />
évoque l’action souterraine de forces<br />
occultes, et le magicien est celui qui, en<br />
un « tour de main », en fait le tour – son<br />
tour. Tout cela dans l’instant, avec habileté<br />
et sans la médiation d’un tiers. C’est<br />
peut-être à cette mystification du tiers que<br />
tient principalement la magie. Comme<br />
la pure bergère accablée voit jaillir une<br />
source de rubis à l’endroit où sont tombées<br />
ses larmes, la magie matérialise<br />
la correspondance et la coïncidence du<br />
visible et de l’invisible. N’y a-t-il pas là<br />
quelques similitu<strong>des</strong> avec le monde <strong>des</strong><br />
réseaux et du temps réel ? Après tout le<br />
réseau est toujours souterrain, au propre<br />
ou au figuré. Seules ses têtes sont visibles<br />
mais, s’il a un corps, il est caché. Il révèle<br />
en « un tour de main » (un clic dirait-on<br />
aujourd’hui »), <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> invisibles et<br />
opaques. Il rapte, plagie, dissimule et<br />
mystifie, aussi bien qu’il rassemble ce<br />
qui était séparé ou rapproche ce qui était<br />
éloigné. Il est le lieu d’élection <strong>des</strong> contrebandiers<br />
et <strong>des</strong> pirates contemporains,<br />
en même temps que celui de tous les possibles<br />
enchanteurs. Ses adeptes ne jurent<br />
que par lui et lui sont souvent aliénés. Il<br />
faudrait s’attarder sur ces mots et sur ces<br />
images, mais est-il indifférent que l’une<br />
<strong>des</strong> principales enseignes françaises de<br />
vente de matériel informatique ait associé<br />
le nom d’un célèbre pirate et l’image d’un<br />
magicien ?<br />
… A-pesanteurs de<br />
l’homme<br />
Précarité<br />
Francis Jauréguiberry (op. cit. 161)<br />
définit en ces termes le « syndrome du<br />
branché » : « ce mal latent qui guette tous<br />
ceux qui vivent leur expérience d’ubiquité<br />
médiatique selon une logique de pure<br />
rentabilité (…). C’est tout à la fois l’anxiété<br />
du temps perdu, le stress du dernier<br />
moment, le désir jamais assouvi d’être ici<br />
et ailleurs (…) la hantise de ne pas être<br />
branché au bon moment ». Cette épreuve<br />
m’intéresse en ce qu’elle témoigne,<br />
comme l’écrit l’auteur, d’une généralisation<br />
de l’aléatoire et de l’indétermination.<br />
Dans ce type de configuration, rien<br />
n’est jamais ni sûr ni même prévisible.<br />
L’homme <strong>des</strong> flux et de l’instantané est<br />
avant tout un homme précaire, parce que<br />
la précarité est le régime socio-politique<br />
de l’ultra modernité. Et cette précarité se<br />
décline sur plusieurs niveaux, que je ne<br />
puis qu’esquisser ici.<br />
Au plan économique et social tout<br />
d’abord, nombreux sont les travaux<br />
qui, depuis le début <strong>des</strong> années 80 ont<br />
débusqué et analysé ses causes et ses<br />
conséquences en les reliant notamment<br />
au déclin de l’Etat social. Robert Castel<br />
vient d’en résumer le propos dans<br />
un petit ouvrage. Il observe combien<br />
la dynamique <strong>des</strong> relations professionnelles,<br />
organisée jusqu’alors autour de<br />
la solidarité <strong>des</strong> statuts professionnels,<br />
tend à se transformer « en concurrence<br />
entre égaux », par laquelle « chacun est<br />
amené à mettre en avant sa différence<br />
pour maintenir ou améliorer sa propre<br />
condition 21 ». Il poursuit en constatant<br />
« qu’avec un peu de recul on commence<br />
à réaliser que ce qui se joue à travers<br />
la mutation du capitalisme (…) c’est<br />
fondamentalement une mise en mobilité<br />
généralisée <strong>des</strong> relations de travail (…)<br />
et <strong>des</strong> protections attachées au statut de<br />
l’emploi » (ibid.). Et il précise qu’il s’agit<br />
là profondément et « simultanément de<br />
décollectivisation, de réindividualisation<br />
et d’insécurisation » (ibid.).<br />
La conjonction de ces trois phénomènes,<br />
resituée dans le contexte que j’ai<br />
évoqué, permet de saisir ce qu’il en est<br />
de la condition précaire de l’homme contemporain.<br />
Dans tous les cas de figure, et<br />
■<br />
comme cela a déjà été noté, partout où il<br />
y avait du collectif et du prévisible, l’individu<br />
est sommé institutionnellement<br />
de s’appuyer sur lui-même. La notion<br />
de parcours, centrale dans les politiques<br />
d’insertion, a remplacé celle de carrière<br />
et le risque imprévisible et toujours singulier<br />
de la catastrophe s’est substitué au<br />
risque calculable et socialisé. Une telle<br />
instabilité menace l’idée même de projet.<br />
Plus exactement, si le projet fut la marque<br />
d’un monde qui s’ouvrait à l’avenir et à<br />
l’espace commun, ses références actuelles<br />
relèvent d’« un modèle de société qui<br />
a abandonné toute ambition collective<br />
d’intégration a priori (…) et qui demande<br />
[aux personnes] de construire le monde<br />
dans lequel elles vivent » 22 .<br />
Projet et parcours, en revenant à l’individu,<br />
font de la question biographique<br />
le cœur même d’une dynamique de socialisation.<br />
Se mettre en scène, en relation,<br />
multiplier les manipulations et les techniques<br />
de soi 23 , ne revient pas ici, comme<br />
le dirait Goffman, à aménager la distance<br />
entre les coulisses et la scène, mais bien<br />
à créer du soi mobile, interactif et interchangeable<br />
sur <strong>des</strong> scènes publiques à<br />
géométrie variable, elles-mêmes synchrones<br />
de ces expositions. C’est pourquoi<br />
la précarité caractérise aussi l’identité<br />
individuelle <strong>des</strong> hommes. Car « suis-je<br />
encore quelque chose hors de cette puissance<br />
de mobilité », comme se le demande<br />
Gauchet ? (op. cit. 257). Si la peur du<br />
vide finit par naître d’une « incertitude<br />
radicale sur la continuité et la consistance<br />
de soi » (ibid.), la précarité tient aussi au<br />
genre de dépendance à autrui qui caractérise<br />
l’homme biographique. En période<br />
de décollectivisation/réindividualisation,<br />
la confiance, la sécurité et l’assurance, ne<br />
peuvent tenir uniquement aux dispositifs<br />
de soi, ni aux systèmes impersonnels et<br />
abstraits. C’est pourquoi elles passent par<br />
une importance croissante accordée aux<br />
liens personnels et aux relations intimes.<br />
Mais, lorsque l’enjeu de tels liens est la<br />
permanence de l’être, les dépendances à<br />
autrui risquent d’être fortes, et les ruptures<br />
douloureuses, puisque la relation<br />
obéit aux fluctuations contre lesquelles<br />
elle se dresse et qui la commandent néanmoins.<br />
Envahi par le sentiment d’avoir « perdu<br />
le temps », enivré par la certitude que tout<br />
est possible ou suspendu au risque que<br />
tout peut arriver, l’homme précaire n’a<br />
46 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”