10.06.2014 Views

Nos - Revue des sciences sociales

Nos - Revue des sciences sociales

Nos - Revue des sciences sociales

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

courte <strong>des</strong> personnes très disparates,<br />

mais prises dans un jeu de relations plus<br />

ou moins durables », autour d’un intérêt<br />

commun 20 . Sans direction ou finalité, ce<br />

qui lui importe est le fonctionnement<br />

permanent du circuit. Toute panne, qui<br />

provoque souvent une panique, déclenche<br />

un protocole qui doit remettre le circuit<br />

en marche. Mais rien n’est plus étranger<br />

au mouvement que cette marche. En<br />

effet, si le mouvement est déplacement<br />

d’un corps dans l’espace, d’un point à un<br />

autre – le flux se réduit à une circulation,<br />

à un mouvement pour le mouvement.<br />

Je conclurai ce passage en retournant<br />

à la métaphore de la magie. La magie<br />

évoque l’action souterraine de forces<br />

occultes, et le magicien est celui qui, en<br />

un « tour de main », en fait le tour – son<br />

tour. Tout cela dans l’instant, avec habileté<br />

et sans la médiation d’un tiers. C’est<br />

peut-être à cette mystification du tiers que<br />

tient principalement la magie. Comme<br />

la pure bergère accablée voit jaillir une<br />

source de rubis à l’endroit où sont tombées<br />

ses larmes, la magie matérialise<br />

la correspondance et la coïncidence du<br />

visible et de l’invisible. N’y a-t-il pas là<br />

quelques similitu<strong>des</strong> avec le monde <strong>des</strong><br />

réseaux et du temps réel ? Après tout le<br />

réseau est toujours souterrain, au propre<br />

ou au figuré. Seules ses têtes sont visibles<br />

mais, s’il a un corps, il est caché. Il révèle<br />

en « un tour de main » (un clic dirait-on<br />

aujourd’hui »), <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> invisibles et<br />

opaques. Il rapte, plagie, dissimule et<br />

mystifie, aussi bien qu’il rassemble ce<br />

qui était séparé ou rapproche ce qui était<br />

éloigné. Il est le lieu d’élection <strong>des</strong> contrebandiers<br />

et <strong>des</strong> pirates contemporains,<br />

en même temps que celui de tous les possibles<br />

enchanteurs. Ses adeptes ne jurent<br />

que par lui et lui sont souvent aliénés. Il<br />

faudrait s’attarder sur ces mots et sur ces<br />

images, mais est-il indifférent que l’une<br />

<strong>des</strong> principales enseignes françaises de<br />

vente de matériel informatique ait associé<br />

le nom d’un célèbre pirate et l’image d’un<br />

magicien ?<br />

… A-pesanteurs de<br />

l’homme<br />

Précarité<br />

Francis Jauréguiberry (op. cit. 161)<br />

définit en ces termes le « syndrome du<br />

branché » : « ce mal latent qui guette tous<br />

ceux qui vivent leur expérience d’ubiquité<br />

médiatique selon une logique de pure<br />

rentabilité (…). C’est tout à la fois l’anxiété<br />

du temps perdu, le stress du dernier<br />

moment, le désir jamais assouvi d’être ici<br />

et ailleurs (…) la hantise de ne pas être<br />

branché au bon moment ». Cette épreuve<br />

m’intéresse en ce qu’elle témoigne,<br />

comme l’écrit l’auteur, d’une généralisation<br />

de l’aléatoire et de l’indétermination.<br />

Dans ce type de configuration, rien<br />

n’est jamais ni sûr ni même prévisible.<br />

L’homme <strong>des</strong> flux et de l’instantané est<br />

avant tout un homme précaire, parce que<br />

la précarité est le régime socio-politique<br />

de l’ultra modernité. Et cette précarité se<br />

décline sur plusieurs niveaux, que je ne<br />

puis qu’esquisser ici.<br />

Au plan économique et social tout<br />

d’abord, nombreux sont les travaux<br />

qui, depuis le début <strong>des</strong> années 80 ont<br />

débusqué et analysé ses causes et ses<br />

conséquences en les reliant notamment<br />

au déclin de l’Etat social. Robert Castel<br />

vient d’en résumer le propos dans<br />

un petit ouvrage. Il observe combien<br />

la dynamique <strong>des</strong> relations professionnelles,<br />

organisée jusqu’alors autour de<br />

la solidarité <strong>des</strong> statuts professionnels,<br />

tend à se transformer « en concurrence<br />

entre égaux », par laquelle « chacun est<br />

amené à mettre en avant sa différence<br />

pour maintenir ou améliorer sa propre<br />

condition 21 ». Il poursuit en constatant<br />

« qu’avec un peu de recul on commence<br />

à réaliser que ce qui se joue à travers<br />

la mutation du capitalisme (…) c’est<br />

fondamentalement une mise en mobilité<br />

généralisée <strong>des</strong> relations de travail (…)<br />

et <strong>des</strong> protections attachées au statut de<br />

l’emploi » (ibid.). Et il précise qu’il s’agit<br />

là profondément et « simultanément de<br />

décollectivisation, de réindividualisation<br />

et d’insécurisation » (ibid.).<br />

La conjonction de ces trois phénomènes,<br />

resituée dans le contexte que j’ai<br />

évoqué, permet de saisir ce qu’il en est<br />

de la condition précaire de l’homme contemporain.<br />

Dans tous les cas de figure, et<br />

■<br />

comme cela a déjà été noté, partout où il<br />

y avait du collectif et du prévisible, l’individu<br />

est sommé institutionnellement<br />

de s’appuyer sur lui-même. La notion<br />

de parcours, centrale dans les politiques<br />

d’insertion, a remplacé celle de carrière<br />

et le risque imprévisible et toujours singulier<br />

de la catastrophe s’est substitué au<br />

risque calculable et socialisé. Une telle<br />

instabilité menace l’idée même de projet.<br />

Plus exactement, si le projet fut la marque<br />

d’un monde qui s’ouvrait à l’avenir et à<br />

l’espace commun, ses références actuelles<br />

relèvent d’« un modèle de société qui<br />

a abandonné toute ambition collective<br />

d’intégration a priori (…) et qui demande<br />

[aux personnes] de construire le monde<br />

dans lequel elles vivent » 22 .<br />

Projet et parcours, en revenant à l’individu,<br />

font de la question biographique<br />

le cœur même d’une dynamique de socialisation.<br />

Se mettre en scène, en relation,<br />

multiplier les manipulations et les techniques<br />

de soi 23 , ne revient pas ici, comme<br />

le dirait Goffman, à aménager la distance<br />

entre les coulisses et la scène, mais bien<br />

à créer du soi mobile, interactif et interchangeable<br />

sur <strong>des</strong> scènes publiques à<br />

géométrie variable, elles-mêmes synchrones<br />

de ces expositions. C’est pourquoi<br />

la précarité caractérise aussi l’identité<br />

individuelle <strong>des</strong> hommes. Car « suis-je<br />

encore quelque chose hors de cette puissance<br />

de mobilité », comme se le demande<br />

Gauchet ? (op. cit. 257). Si la peur du<br />

vide finit par naître d’une « incertitude<br />

radicale sur la continuité et la consistance<br />

de soi » (ibid.), la précarité tient aussi au<br />

genre de dépendance à autrui qui caractérise<br />

l’homme biographique. En période<br />

de décollectivisation/réindividualisation,<br />

la confiance, la sécurité et l’assurance, ne<br />

peuvent tenir uniquement aux dispositifs<br />

de soi, ni aux systèmes impersonnels et<br />

abstraits. C’est pourquoi elles passent par<br />

une importance croissante accordée aux<br />

liens personnels et aux relations intimes.<br />

Mais, lorsque l’enjeu de tels liens est la<br />

permanence de l’être, les dépendances à<br />

autrui risquent d’être fortes, et les ruptures<br />

douloureuses, puisque la relation<br />

obéit aux fluctuations contre lesquelles<br />

elle se dresse et qui la commandent néanmoins.<br />

Envahi par le sentiment d’avoir « perdu<br />

le temps », enivré par la certitude que tout<br />

est possible ou suspendu au risque que<br />

tout peut arriver, l’homme précaire n’a<br />

46 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!