n° 104 - Université Paul Valéry
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■ BON À SAVOIR<br />
PIERRE SANSOT : LE DÉTECTIVE DU SENSIBLE<br />
PROFESSEUR D’ETHNOLOGIE À L’UNIVERSITÉ PAUL-VALÉRY DE<br />
1986 À 1996<br />
Lorsqu’un auteur et une œuvre coïncident,<br />
il se dégage une grâce qui accroît<br />
la plénitude de l’individualité dont elle<br />
a accompagné le geste créateur. Le charme<br />
de cette alliance n’est pas complètement<br />
impénétrable pour autant que le style et<br />
l’homme fassent preuve d’une généreuse disponibilité<br />
vis-à-vis du monde, des êtres et<br />
de la vie acceptée sans réserve. L’existence et<br />
les livres de Pierre Sansot (9 juin 1928 –<br />
6 mai 2005) se confondaient avec la nécessité<br />
de narrer et de peindre les gens et les<br />
choses, les paysages et les ambiances. Il lui<br />
fallait sans répit puiser dans le trésor du vocabulaire<br />
le mot ou la phrase qui évoquerait<br />
avec une faconde nuancée un lieu, un objet,<br />
une situation. Le talent littéraire, indéniable,<br />
ne dévaluait pas la patience avisée d’un<br />
observateur méticuleux, guidé par le tableau<br />
cohérent de ses impressions. La connaissance<br />
ne se détachait jamais du souci de traduire,<br />
à travers un récit, les facettes de l’expérience<br />
vécue et cela sans se préoccuper des<br />
frontières dressées entre les savoirs disciplinaires.<br />
Pierre Sansot avait pris congé des<br />
lourdeurs du travail académique comme<br />
d’autres évitent les grimaces qui enlaidissent<br />
le visage. Agrégé de philosophie, il maîtrisait<br />
parfaitement les règles classiques de l’art de<br />
penser. Cependant, les doctrines et leurs<br />
«ismes », les discours cousus d’abstractions<br />
péremptoires, les modes universitaires parisiennes,<br />
lui étaient étrangers. Seule lui importait<br />
la nécessité de ne pas amoindrir le réel<br />
dont il entendait sonder la profondeur sans<br />
trahir la part d’incertitude. Quoique non<br />
conformiste, sa démarche affichait un détachement<br />
provincial, paisible, et à distance<br />
respectable des Écoles théoriques et des idéocraties<br />
«savantes». Dans ses cours, les grands<br />
penseurs trouvaient une place aussi conviviale<br />
et familière que celle de compagnons<br />
de voyage dans un compartiment de train. Ils<br />
entraient et sortaient à la faveur des aléas du<br />
trajet, sans que leurs allées et venues n’obéissent<br />
à d’autres intermittences que ceux des<br />
échanges occasionnels dans le parcours des<br />
idées. Son enseignement lui-même était<br />
imprégné d’une allure ferroviaire. Il pénétrait<br />
souvent dans la salle de cours avec un<br />
cartable à chaque main. Le plus volumineux<br />
laissait entrevoir une bouteille d’eau minérale,<br />
des victuailles, des effets de voyage et des<br />
médicaments. Le second contenait des<br />
feuillets, un carnet, des livres. Les deux<br />
sacoches paraissaient cramponnées à sa silhouette<br />
sur laquelle la lenteur remportait une<br />
victoire prévisible. Philosophe itinérant, il<br />
évoluait dans l’ordre des correspondances et<br />
des bifurcations, transporté en commun comme<br />
s’il voulait par là confirmer son adhésion<br />
à la mobilité de la vie.<br />
Photo reproduite avec l’aimable autorisation des Éditions<br />
Payot & Rivages<br />
L’apparence physique et vestimentaire de<br />
Pierre Sansot dédaignait les calculs d’élégance,<br />
même si elle affichait une franche originalité.<br />
De la poche supérieure de sa veste,<br />
émergeait un bouquet de stylos « Bic », alignés<br />
comme dans une salle d’attente qu’un<br />
sténographe perspicace viendrait choisir au<br />
gré d’une intuition ou d’un sentiment, d’une<br />
image à rapporter, d’une anecdote à saisir sur<br />
le vif. Sa longue chevelure, nouée par un<br />
catogan, ajoutait au personnage une touche<br />
excentrique, encore imperméable aux assauts<br />
de la mode. Le regard, malicieux et aux<br />
aguets, ne cédait à aucune ironie tant la<br />
nature quelquefois paradoxale des affaires<br />
humaines laissait percer une perplexité non<br />
dénuée de motifs enchanteurs. En écoutant<br />
Pierre Sansot, nous apprenions que les lieux<br />
étaient inévitablement des lieux-dits, et que<br />
le sujet détenait une impérieuse obligation à<br />
exprimer l’entièreté de son être pour assurer<br />
sa pérennité et la leur. Cette leçon phénoménologique<br />
s’accordait à tous les objets, y<br />
compris les plus humbles. Le piège de la<br />
superficialité était rejeté par une opération de<br />
la conscience, débarrassée de toute ontologie<br />
désavantageant le concours des sens. À<br />
l’écart des thèses de l’aliénation, Pierre Sansot<br />
entendait sauvegarder la vie courante en tant<br />
que socle irréductible de tout ce qui nous installe<br />
dans le monde. De l’institué et des infrastructures<br />
de la société, il ne voyait ressortir<br />
aucune puissance capable d’anéantir le bonheur<br />
de se retrouver entre soi, et il ne concédait<br />
pas même aux tenaces superstructures<br />
une maligne efficacité à faire écran entre<br />
l’homme et sa quête de complétude, de proximité<br />
avec ses semblables ou avec une parcelle<br />
de la nature de préférence travaillée (un<br />
parc, un jardin, un square). Avec astuce et<br />
intelligence, l’architecture du vivant récompensait<br />
les efforts de tous les anonymes<br />
qu’une occasion répétée avait réunis au fil<br />
des jours. Seule la négligence intellectuelle<br />
pouvait accuser une aussi grande méprise<br />
devant la persévérance irrévocable de ce<br />
décor, théâtre de nos habitudes, de nos<br />
euphories et de nos souffrances et qui exposaient,<br />
loin de toute distinction reproduite, le<br />
ballet des acteurs d’une chorégraphie réglée<br />
sur son propre rythme. Le quotidien était donc<br />
plus solide et résistant que la critique sociale<br />
suspicieuse devant son « déficit » d’historicité,<br />
quand elle ne l’abandonne pas à une<br />
métaphysique du néant.<br />
Une vingtaine de livres témoignent aujourd’hui<br />
du cheminement de cet écrivain inclassable<br />
que les barrières disciplinaires n’auront<br />
jamais réussi à immobiliser. Le premier<br />
d’entre eux, publié en 1971, Poétique de la<br />
ville, préfacé par Mikel Dufrenne dans la<br />
collection d’Esthétique qu’il dirigeait aux<br />
éditions Klincksieck, le révèle à un public<br />
moins captif que le microcosme universitaire.<br />
La quintessence de sa pensée s’y trouve<br />
déposée d’une façon inaugurale. Tous les<br />
ouvrages ultérieurs viendront se greffer sur<br />
cette matrice féconde, mère nourricière de<br />
terrains abondants vers lesquels une curiosité<br />
le conduisait d’instinct. Dépourvu de notes<br />
en bas de page et de bibliographie, Poétique<br />
de la ville doit son lectorat élargi à l’excellence<br />
de sa qualité descriptive, à la limite du<br />
genre littéraire et du roman réaliste. Ce talent<br />
singulier fourbira des armes à des « professionnels<br />
» du milieu, prompts à qualifier de<br />
conteur un sociologue qui ne ressemblait pas<br />
à un comptable. En effet, la carrière universitaire<br />
de Pierre Sansot avait débuté le 1 er<br />
octobre 1963, à l’université de Grenoble, au<br />
sein de laquelle il avait été nommé Assistant<br />
dans la section de philosophie. Il y sera promu<br />
Maître-Assistant en 1965, Maître de<br />
Conférences en 1971 et Professeur en janvier<br />
1974. L’UER se nommait « Philosophie –<br />
Sociologie » ; la distinction entre les deux<br />
matières n’était pas la préoccupation majeure<br />
des étudiants car la plupart des enseignants<br />
dispensaient leurs cours dans l’une et l’autre.<br />
Cette situation devait essentiellement au<br />
magistère de Gilbert Durand, dont les<br />
Structures anthropologiques de l’imaginaire<br />
(1960) ou Science de l’homme et tradition<br />
(1975) avaient déjà offert à la transdisciplinarité<br />
une chance sérieuse de tracer des<br />
chemins prometteurs. Pierre Sansot nous<br />
entretenait de la ville, des sentiments qu’elle<br />
générait, de la diversité des modes d’appropriation<br />
de ses habitants et de ses visiteurs ;<br />
appropriation toujours provisoire et partagée<br />
car « les boulevards, les places, la foule, les<br />
matinées et les soirées de la foule sont à tout<br />
le monde, sauf à ceux qui s’en absentent par<br />
leurs privilèges et leur mépris. Il n’y a pas de<br />
marquage ni de bornes possibles: les pas des<br />
hommes qui travaillent ou qui se promènent<br />
les effaceraient » (Poétique de la ville, p. 228).<br />
Ce point de vue était selon lui objectal, son<br />
ambition résidait dans la garantie d’établir<br />
une relation domestique et affective entre les<br />
suite >>>