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Revue Humanitaire n°3 - automne 2001 - Médecins du Monde

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<strong>Humanitaire</strong><br />

e n j e u x<br />

p r a t i q u e s<br />

d é b a t s<br />

Numéro 3<br />

avec<br />

Patrick Aeberhard • Véra Albaret • Edith Baeriswyl<br />

• Serge Baqué • Annette Becker • Karl Blanchet<br />

• Paul Bolton • Gilbert Burnham • Daniel<br />

Cahen • Eric Comte • Jean-Patrick Deberdt • Fabrice<br />

Giraux • Maria Isabel Gutierrez • Annick Hamel<br />

• Jacques Lebas • Guillaume Le Gallais • Cécile<br />

Morvant • Jacques Sémelin • Mani Sheik • Paul<br />

Spiegel • Michel Thieren • Tzvetan Todorov •<br />

Nelly Travassac • Pascal Turlan • Michel Wieviorka<br />

<strong>Revue</strong> éditée conjointement par Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

et l'Institut de l'<strong>Humanitaire</strong><br />

60 francs<br />

9,15 €


<strong>Humanitaire</strong><br />

d é b a t s<br />

e n j e u x<br />

p r a t i q u e s<br />

<strong>automne</strong> • <strong>2001</strong><br />

N°3<br />

Violence<br />

et <strong>Humanitaire</strong><br />

Accès<br />

aux médicaments essentiels<br />

Hommage<br />

à Brice Fleutiaux


Sommaire<br />

p.2 Editorial<br />

par Jacky Mamou<br />

p.6<br />

"Violence et<br />

humanitaire"<br />

Dossier<br />

Table ronde : avec Annette Becker, Véra<br />

Albaret, Guillaume Le Gallais, Jacques<br />

Sémelin, Edith Baeriswyl, Fabrice Giraux,<br />

Patrick Aeberhard<br />

• Violences d’exil : la situation des réfugiés<br />

sierra-léonais et libériens en Guinée forestière,<br />

par Daniel Cahen et Pascal Turlan<br />

• Death among humanitarian workers,<br />

par Mani Sheik, Maria Isabel Gutierrez,<br />

Paul Bolton, Paul Spiegel, Michel Thieren<br />

et Gilbert Burnham<br />

• Le lieu <strong>du</strong> juste, par Serge Baqué<br />

• La première des violences,<br />

par Jean-Patrick Deberdt<br />

• Violence, action humanitaire et logique<br />

politique, par Michel Wieviorka<br />

• Santé et violence conjugale : un engagement<br />

humanitaire, par Cécile Morvant<br />

p.98<br />

points de vue<br />

• Le développement participatif, entre théorie<br />

et réalité : l'exemple <strong>du</strong> Togo, par Karl Blanchet<br />

• L’éthique de la responsabilité humanitaire en<br />

question, par Eric Comte


p.114<br />

Nouveaux<br />

champs<br />

de Genèse de la campagne pour l’accès<br />

l’humanitaire<br />

aux médicaments essentiels, par Annick<br />

Hamel<br />

p.124 Actualités<br />

• Rapport de mission : Une saison afghane<br />

• Colloque : Violences extrêmes<br />

• Concours d’idées de scénarios : Les violences dans la<br />

famille<br />

p.138<br />

L ir e<br />

• L’humanitaire vu par un philosophe (suite) :<br />

Interview de Tzvetan Todorov<br />

La vérité sort de la bouche des enfants • Un ethnologue chez<br />

les naufragés de la vie • Le réfugié dans toute sa dignité • Le<br />

génocide rwandais (toujours) en question • Y a-t-il une vie<br />

après la guerre ? • Aux sources <strong>du</strong> droit international humanitaire<br />

• La recherche pour un monde moins armé et plus sûr<br />

p.153 Abonnement<br />

Regard<br />

de<br />

photographe<br />

Hommage<br />

à Brice Fleutiaux<br />

> Reporter-photographe, Brice<br />

Fleutiaux s’est donné la mort le<br />

avril . Il avait été retenu<br />

comme otage en Tchétchénie<br />

<strong>du</strong>rant plus de huit mois, d’octobre<br />

à juin . A travers<br />

un extrait <strong>du</strong> livre qu’il<br />

avait consacré à cette expérience,<br />

à travers un texte écrit par<br />

son frère Cédric et, bien sûr, à<br />

travers une photo, <strong>Humanitaire</strong><br />

lui rend hommage.


Editorial<br />

Triste tandem<br />

•Jacky Mamou,<br />

président d'honneur de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

Par nature, serait-on tenté de dire, les humanitaires ont<br />

été et restent confrontés aux "violences de l'histoire" 1 :<br />

de la Première Guerre Mondiale à la Tchétchénie, cette<br />

violence est précisément à l'origine des maux sur lesquels<br />

ils entendent agir. En ce sens, on peut affirmer que<br />

les humanitaires entretiennent un rapport privilégié à la violence<br />

qui justifie de puiser aux sources de cette expérience particulière.<br />

La table ronde qui, autour de Jacques Lebas, a réuni Annette<br />

Becker, Véra Albaret, Edith Baeriswyl, Jacques Sémelin, Guillaume<br />

Le Gallais, Fabrice Giraux et Patrick Aeberhard met en lumière<br />

les points saillants des "liaisons dangereuses" qui unissent les<br />

humanitaires à la violence.<br />

Violence observée, mais violence aussi de plus en plus subie par<br />

les humanitaires eux-mêmes, devenus des témoins gênants ou<br />

l'objet de prises d'otage lucratives. Une étude de la Johns Hopkins<br />

School de Baltimore et de l’OMS dont nous publions les principaux<br />

résultats confirme ce que la communauté humanitaire<br />

en<strong>du</strong>re, souvent démunie, toujours choquée. Les enlèvements,<br />

mauvais traitements, voire meurtres de personnels humanitaires<br />

n'ont cessé de croître depuis dix ans, au point de mettre en débat<br />

la pertinence (les humanitaires contribuent-ils à ré<strong>du</strong>ire la violence<br />

?) ou la permanence (le dilemme "partir ou rester") de leurs<br />

actions.<br />

La diagonale de la violence qui traverse les pays dans lesquels les<br />

humanitaires interviennent "traditionnellement" ne rompt que très<br />

rarement sa sinistre régularité. Le sort des réfugiés sierra-léonais<br />

1<br />

Yves Michaud, Les Violences de l'histoire, Esprit, octobre 1994, pp.7-15.<br />

5


et libériens en Guinée forestière que nous relatent Daniel Cahen<br />

et Pascal Turlan, en constitue une illustration dramatiquement<br />

ignorée <strong>du</strong> reste <strong>du</strong> monde.<br />

Ce monde voit de nouvelles formes de violence se développer au<br />

sein des pays riches. Une violence qui présente évidemment des<br />

formes différentes mais non sans quelques similitudes : violences<br />

sociales liées à l'exclusion, questions de santé publique (toxicomanies),<br />

violences urbaines, violences faites à certaines catégories<br />

de populations (femmes, enfants, personnes âgées)... Pyramide<br />

de violences au sommet de laquelle Jean-Patrick Deberdt<br />

place la violence institutionnelle. Violences dont Michel Wieviorka<br />

estime, en s'appuyant sur la notion de sujet, qu’elles ouvrent un<br />

espace d’intervention aux humanitaires.<br />

Un constat qui rejoint des actions déjà entreprises. Sur ces problématiques<br />

que l'on croyait réservées aux pouvoirs publics ou<br />

sur lesquelles nos sociétés préféraient jeter le voile de l'indifférence,<br />

l'humanitaire a développé des actions innovantes : missions<br />

en faveur des exclus et des précaires, échange de<br />

seringues, programmes méthadone... Et aujourd’hui les violences<br />

conjugales dont Cécile Morvant clame qu’elles requièrent l’intervention<br />

des associations humanitaires pour suppléer la relative<br />

indolence dans laquelle se confondent les relais qui auraient dû la<br />

prendre en charge et la traiter. Autant de signes qui manifestent<br />

la capacité des ONG à capitaliser leur expérience des violences làbas<br />

pour l'appliquer ici.<br />

6


Suite<br />

Vieille connaissance des humanitaires, la violence n’est cependant<br />

pas le seul champ sur lequel les ONG s’investissent. Ainsi,<br />

l’accès aux médicaments essentiels représente l’un des plus<br />

récents combats qu’elles ont décidé d'entreprendre. Les humanitaires<br />

réfléchissent d'autre part à leur responsabilité éthique,<br />

notamment en considérant la participation des populations<br />

comme un élément essentiel de leur action. Les deux nouvelles<br />

rubriques, "Nouveaux champs de l’humanitaire" et "Points de vue",<br />

abordent ces questions et manifestent par là même le souci de<br />

notre revue d’explorer tous les domaines d’activité des humanitaires<br />

en ouvrant un espace de débat aux lecteurs qui souhaitent<br />

s’exprimer dans ses colonnes.<br />

La violence dont on aimerait parfois s’éloigner ne cesse de nous<br />

rattraper. Cette fois, elle prend les traits d’un jeune homme, appareil<br />

photo en bandoulière. Brice Fleutiaux, photographe, otage en<br />

Tchétchénie libéré au bout de huit mois s’est donné la mort. Derrière<br />

l’acte ultime dont l’intimité interdit d’échafauder des explications,<br />

on ne peut s’empêcher de voir se dessiner l’image de Primo<br />

Levi : rescapé de l’horreur nazie, il résistera aussi longtemps que<br />

la force de témoigner le portera. <strong>Humanitaire</strong> rend hommage à<br />

Brice Fleutiaux.<br />

7


La rédaction d’<strong>Humanitaire</strong> a déménagé<br />

Pour vous abonner, obtenir des informations, nous faire part de<br />

vos suggestions, veuillez noter la nouvelle adresse de la rédaction<br />

de la revue <strong>Humanitaire</strong>.<br />

Nous attendons toujours vos réactions ou propositions d'articles.<br />

Vos contributions écrites sont les bienvenues afin que la revue<br />

<strong>Humanitaire</strong>, au plus près de vos préoccupations et réflexions,<br />

soit un espace de débat ouvert :<br />

Envoyez vos textes, sous format word, à :<br />

Boris Martin<br />

<strong>Revue</strong> <strong>Humanitaire</strong><br />

Institut de l'<strong>Humanitaire</strong><br />

102, rue Didot<br />

75014 Paris<br />

Tél. : 01 58 14 29 17<br />

Fax. : 01 58 14 29 20<br />

Email : revuehumanitaire@hotmail.com<br />

8


<strong>Humanitaire</strong><br />

Automne <strong>2001</strong>


Dossier<br />

Violence et<br />

humanitaire<br />

"Violence et humanitaire", deux termes si spontanément<br />

accolés qu’il est bon, parfois, de savoir les remettre en<br />

débat. Parce que la violence est dynamique, elle ne se laisse<br />

pas enfermer dans des catégories immuables. Les participants<br />

à la table ronde qui ouvre ce dossier ont su mettre<br />

en lumière l’ancienneté, la récurrence et, surtout, la mutation<br />

des phénomènes de violences. Violences physiques<br />

d’abord. Celles, par exemple, que subissent les réfugiés<br />

sierra-léonais et libériens en Guinée et que Daniel Cahen et<br />

Pascal Turlan nous rapportent. Mais violences psychologiques<br />

aussi. Ainsi, celles de ces enfants non-accompagnés<br />

<strong>du</strong> Rwanda, rescapés d’un génocide qui continue de<br />

les hanter. Serge Baqué a été à leurs côtés, tentant de trouver<br />

"le lieu <strong>du</strong> juste" après un drame qui a dépassé toute<br />

mesure. Une plongée dans des violences qui se retournent<br />

de plus en plus contre les humanitaires eux-mêmes, ainsi<br />

que le confirme une étude dont nous publions les principaux<br />

résultats. Mais des violences qui n’éclipsent pas, bien<br />

au contraire, celles que nous rencontrons de plus en plus<br />

ici. Ou que nous voyons davantage. Violences sociales, violences<br />

urbaines, violences faites à certaines catégories de<br />

populations… Une longue liste de violences dont Jean-<br />

Patrick Deberdt se demande si elles ne trouvent pas leur<br />

cause première dans la violence institutionnelle et que<br />

Michel Wieviorka rapporte à la place de l’action humanitaire<br />

dans nos sociétés et à son articulation avec le politique.<br />

Des violences qui se manifestent ici donc et auxquelles<br />

l’humanitaire tentent de donner un écho – ainsi en ce qui<br />

concerne les violences conjugales qu’aborde Cécile Morvant<br />

– et sur lesquelles il est bien décidé à agir.<br />

Les humanitaires n’en ont pas fini avec la violence.<br />

Dossier coordonné par Jacques Lebas


Table<br />

ronde<br />

Animée par : Jacques Lebas, co-rédacteur en chef de la revue <strong>Humanitaire</strong><br />

Violence<br />

et<br />

humanitaire<br />

Jacques Sémelin,<br />

directeur de recherches,<br />

CNRS<br />

Fabrice Giraux,<br />

médecin généraliste,<br />

Association Primo Levi<br />

Guillaume Le Gallais,<br />

directeur des opérations,<br />

Médecins sans Frontières<br />

Edith Baeriswyl,<br />

chef de l’unité E<strong>du</strong>cation et Comportement,<br />

Comité International de la Croix-Rouge<br />

Véra Albaret,<br />

Directrice,<br />

Foyer Louise Labé et Espace Solidarité<br />

Annette Becker,<br />

professeur d’histoire,<br />

Université Paris X-Nanterre<br />

Patrick Aeberhard,<br />

médecin,<br />

Institut de l’<strong>Humanitaire</strong><br />

Les années qui viennent de s'écouler ont vu l'humanitaire<br />

prendre une place majeure sur la scène internationale<br />

en même temps que la violence semblait<br />

connaître des changements dans sa nature et ses proportions<br />

(atteintes contre les populations civiles, crimes de<br />

masse...). Mutation réelle ou conséquence de l'effet grossissant<br />

et déformant de la médiatisation sans cesse croissante<br />

des situations dans lesquelles les humanitaires ont eu à<br />

intervenir ? La violence ne cesse en tout cas d'offrir une<br />

grille de lecture aux événements qui traversent l'actualité.<br />

Comment les acteurs humanitaires perçoivent-ils ces changements<br />

dont ils sont souvent les premiers témoins ? Quel<br />

rôle sont-ils amenés à tenir face à des manifestations de la<br />

violence aux multiples facettes ? Y voient-ils des limites à<br />

leur intervention, ou bien au contraire de nouvelles formes<br />

d’engagement à développer ?<br />

11


Dossier<br />

Jacques Lebas<br />

A voir l’action humanitaire telle qu’elle s’est développée<br />

depuis une vingtaine d’années, on reste surpris <strong>du</strong><br />

manque de réflexion, au moins collective, qui entoure la question de la violence. Comme<br />

si cela allait tellement de soi que l’humanitaire agit forcément au cœur de la violence.<br />

Comme si l’accolement des deux termes "violence" et "humanitaire" semblait ré<strong>du</strong>ire le<br />

débat à néant tant l’un paraît impliquer l’autre de manière évidente. Mais l'actualité et les<br />

mutations de la violence, et sans doute la maturité des humanitaires eux-mêmes, interrogent<br />

plus que jamais sur les liens qui unissent ces deux termes, emblématiques <strong>du</strong><br />

XX ème siècle. Et il n’est pas sans intérêt de noter que c’est à travers la démarche des associations<br />

de femmes qui luttent en France contre la violence dans l’espace privé que la<br />

revue <strong>Humanitaire</strong> a souhaité provoquer cette réflexion indispensable. Comme si une violence<br />

oubliée se tournait vers une violence apparemment intégrée pour questionner ce<br />

qui les fonde et les unit. La violence nous est alors apparue dans toute sa complexité,<br />

jouant sur une gamme de maux infinie. Et l’humanitaire de nous sembler devoir embrasser<br />

d’autres situations que les seuls conflits lointains qui l’ont vu naître. A savoir les violences<br />

que nos sociétés abritent en leur sein. Pour traiter cette question, nous avons<br />

réuni autour de cette table des universitaires et des acteurs humanitaires. Et pour commencer<br />

peut-être pourrions-nous, Jacques Sémelin, essayer de préciser le champ que<br />

recouvre la notion de violence ?<br />

La violence n’est pas un mot qui va de soi. Il s’agit d’un Jacques Sémelin<br />

terme polysémique et, pour travailler depuis près de vingt ans sur cette question,<br />

j’ai appris à décoder le sens que chaque interlocuteur peut lui attribuer. Il faut référer<br />

cette notion de violence à plusieurs traditions, à plusieurs approches. Dans une<br />

première approche, la violence est définie comme une pulsion, comme une énergie,<br />

comme la vie elle-même. C’est toute une tradition philosophique dont<br />

Nietzsche est sans doute le meilleur représentant. Dans une deuxième approche,<br />

beaucoup plus terre-à-terre, la violence est "instrumentale" : elle est une pression<br />

physique ou morale que l’on exerce sur une personne dont on souhaite faire fléchir<br />

la volonté pour la contraindre à dire ou faire ce que l’on attend d’elle. Bien enten<strong>du</strong>,<br />

les militaires sont peut-être parmi les premiers à se reconnaître dans cette<br />

approche de la violence, mais c’est plus largement une approche de la violence politique.<br />

Une troisième approche de la violence consiste à la définir par des "structures".<br />

Certains diront des structures de l’injustice, de l’exclusion, de la domination<br />

: c’est tout ce qui va m’empêcher de me réaliser moi-même, tout ce qui va aller à<br />

l’encontre de mon désir, de ma motivation. On retrouve là toute une série de théories<br />

qui vont insister sur les rapports politiques de domination — dominants/dominés,<br />

oppresseurs/opprimés — et on va même parler de violence symbolique dans<br />

ce domaine. Ainsi, le sociologue Pierre Bourdieu se retrouverait peut-être dans<br />

cette approche. Enfin, une quatrième approche va définir la violence comme un<br />

abus, une transgression, une effraction <strong>du</strong> territoire de l’autre, <strong>du</strong> corps de l’autre<br />

qui passe par le non-respect de certaines règles, de certains codes et nous renvoie<br />

à la loi. Néanmoins, toute transgression n’est pas violence : ainsi, la désobéissance<br />

civile est une forme de transgression qui n’implique pas nécessairement la violence.<br />

Tout dépend <strong>du</strong> registre sur lequel on souhaite se situer. Ainsi, Annette Becker a<br />

travaillé sur les violences de guerre : c’est un objet de recherche qui diffère de celui<br />

des violences sociales, lequel diffère des violences dites extrêmes sur lesquelles je<br />

1<br />

Pour un développement de cette problématique, voir dans ce numéro p.133 l'annonce <strong>du</strong> colloque qu'organise Jacques Sémelin<br />

les 29 et 30 octobre prochain sur ce thème.<br />

12


Table<br />

ronde<br />

travaille actuellement et que l’on pourrait définir comme un “au-delà de la violence<br />

1 ”. On a toujours l’idée d’une violence instrumentale, d’une violence qui a une<br />

finalité : obtenir quelque chose de quelqu’un. Or, dans certaines situations contemporaines,<br />

qu’il s’agisse de l’Algérie ou de la Bosnie, on se dit qu’ "il n’y a pas de<br />

logique". On va donc parler de violence extrême, peut-être faute de mieux. Cette<br />

idée d’extrême de la violence renvoie à deux choses. D’abord à une dimension qualitative<br />

: on va parler d’atrocités, de viols ; on va évoquer des cadavres coupés en<br />

morceaux, etc. Mais il y a aussi la dimension quantitative, c’est-à-dire qu’avec la violence<br />

extrême on parle aussi de violences de masse qui se chiffrent par milliers,<br />

voire par centaines de milliers de personnes tuées.<br />

Vous avez opposé en partie violence de guerre et violence sociale. Or, ce<br />

qui ne cesse de m’interroger dans mon travail, c’est que les violences de<br />

guerre qui se passent entre combattants se<br />

doublent de violences exercées contre les<br />

Annette Becker<br />

civils. Depuis des siècles, les civils sont touchés. On retrouve des violences<br />

sociales qui s’exercent hors <strong>du</strong> champ de bataille en particulier<br />

contre les femmes et les enfants mais qui trouvent leur point de départ<br />

dans les violences de guerre.<br />

On constate en effet, et depuis longtemps, que les violences<br />

débordent <strong>du</strong> champ de bataille pour aller vers la société. Est-ce une exten-<br />

Jacques Sémelin<br />

sion en même temps qu’une repro<strong>du</strong>ction à l’identique des pratiques de guerre<br />

dans la société ou assiste-t-on aujourd’hui à une nouvelle manière de faire la guerre<br />

qui consiste à oublier le soldat pour ne s’en prendre qu’aux civils ?… On ne sait<br />

plus très bien faire la distinction, dans nombre de conflits contemporains, entre<br />

combattants et non-combattants.<br />

Edith Baeriswyl<br />

Les non-combattants civils deviennent<br />

dans nombre de conflits, et notamment<br />

ceux qui ont une composante identitaire, le but de la guerre : la population<br />

civile est vraiment vue comme une entité à éradiquer. Pour un organisme<br />

humanitaire comme le C.I.C.R. qui porte le Droit international humanitaire,<br />

à savoir le Droit de la guerre, c’est une question absolument fondamentale.<br />

Car le droit fait aujourd’hui cette distinction nette entre combattants et<br />

non-combattants alors que dans plusieurs des conflits déjà cités ici, on<br />

observe une perméabilité entre les deux champs qui étaient jusqu’à présent<br />

séparés.<br />

Il me semble qu’aujourd’hui les populations sont, d’une certaine manière, indispensables pour les<br />

combattants. Car c’est au sein de ces populations civiles, non-combattantes,<br />

qu’on va recruter les futurs combattants, même de très jeunes<br />

Guillaume Le Gallais<br />

enfants pour en faire des soldats, des porteurs d’armes, des porteurs d’eau qui vont servir à la mise<br />

en place des opérations militaires. A l’arrière, c’est aussi à ces populations civiles que l’on va demander<br />

de nourrir la faction armée ou d’extraire – s’il y en a dans la région – les ressources qui serviront<br />

à appuyer l’effort de guerre. C’est ce qui se passe aujourd’hui au Libéria ou en Sierra-Léone, ce qui<br />

rend la distinction beaucoup plus compliquée qu’elle ne l’était auparavant.<br />

13


Dossier<br />

A première vue, de nombreux conflits modernes n’ont Jacques Sémelin<br />

pas de sens. Et les journaux renforcent cette idée en relatant des phénomènes<br />

d’atrocités qu’ils qualifient d’incompréhensibles. Il est vrai aussi que des organismes<br />

humanitaires se servent parfois de la dimension émotionnelle d’un conflit et<br />

vont donc dans le même sens. Mais si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit<br />

qu’il y a une certaine rationalité dans tout cela : elle est dans le rapport combattants<br />

/ non-combattants mais elle est aussi dans la manière de poursuivre des objectifs<br />

politiques ou économiques en détruisant partiellement les populations civiles, en<br />

exerçant un climat de terreur pour soumettre une région à la volonté <strong>du</strong> groupe<br />

dominant, en recherchant aussi l’appropriation économique de richesses comme<br />

c’est le cas avec les diamants en Sierra-Léone. Il faut donc essayer de décrypter<br />

cette rationalité. Mais force est de constater que cette rationalité a des limites et<br />

que cet exercice de destruction ou de soumission des populations civiles agit de<br />

manière particulière sur la dynamique d’un conflit comme sur les combattants euxmêmes.<br />

Parfois, on se dit qu’il y a une dimension de folie. On n’est plus dans le<br />

rationnel : j’appelle cela la " rationalité délirante " de la violence extrême ou de ce<br />

que je nomme plus généralement "massacre de masse". Les organisations humanitaires<br />

sur le terrain ont sans doute beaucoup de difficultés à se repérer dans<br />

toutes ces dimensions particulièrement compliquées et sans doute difficiles à gérer<br />

sur le plan émotionnel.<br />

Jacques Lebas<br />

Quel est le lien entre le niveau et le type de violence qui<br />

s’exerce dans le cadre d’une guerre et le type de violence<br />

qui sévit plus largement dans une société, voire dans le<br />

monde ? Est-ce que ce sont des choses disjointes ou pas ?<br />

Annette Becker<br />

Il faut bien comprendre que le premier conflit mondial était tout aussi irrationnel<br />

que celui qui frappe la Sierra-Léone aujourd’hui. Pourquoi ces Français,<br />

ces Allemands, ces Anglais et ces<br />

Hongrois vont, en quelques jours, se retrouver<br />

en état de guerre. Même si cela peut se comprendre diplomatiquement,<br />

politiquement, stratégiquement, etc., comment passe t-on à un état<br />

de violence extrême tel que les combattants sont tout autant terrorisés par<br />

les civils que ces derniers sont terrorisés par les combattants ? Ce qui ce<br />

passe <strong>du</strong>rant l’été 1914 est identique sur tous les fronts, que ce soit le<br />

front belge et de la France <strong>du</strong> Nord, le front serbe ou le front russe : des<br />

combats entre soldats qui se poursuivent par l’attaque de villages ou de<br />

villes et la mise à mort de civils, particulièrement des femmes et des<br />

enfants. La violence sur le corps est immédiate : on a le cordonnier d’un<br />

côté, l’instituteur de l’autre qui deviennent immédiatement des bourreaux,<br />

alors qu’ils ont connu sensiblement le même genre d’expérience sociale.<br />

Ce phénomène de déchaînement de la violence a beaucoup interrogé les<br />

historiens depuis une dizaine d’années. Ainsi John Horne - qui a beaucoup<br />

travaillé sur cette représentation de la terreur. Il la voit comme le moment<br />

où des combattants — qui ne sont pas vraiment des combattants mais plutôt<br />

des civils en uniforme puisqu’ils n’ont revêtu un uniforme que depuis<br />

très peu de temps — sont terrorisés par la violence subie sur le champ de<br />

14


Table<br />

ronde<br />

bataille. Ils sont persuadés que la société tout entière est leur ennemi. Et,<br />

de fait, la société dans son ensemble fait la guerre. Quand vous preniez<br />

tout à l’heure l’exemple de la Sierra-Léone pour dire que la société nourrit<br />

la guerre car, finalement, " tout le monde porte l’eau ", c’est vrai au début<br />

<strong>du</strong> XX ème siècle comme d’ailleurs pour les conflits <strong>du</strong> XIX ème siècle. C’est ce<br />

qu’on appelle, pour ne pas parler de "guerre totale", la "totalisation de la<br />

guerre". Et cette totalisation a lieu immédiatement et c’est dans ce phénomène<br />

de totalisation que le passage entre la violence civile, larvée d’une<br />

certaine façon, et la violente militaire s’opère. Vous avez raison de dire,<br />

notamment pour les conflits modernes comme le Libéria ou la Sierra-<br />

Léone, qu’on ne peut comprendre les violences que dans une société complète.<br />

Nous, historiens de la Première Guerre Mondiale, disons qu’on ne<br />

peut comprendre la guerre sans faire le rapport entre le front et l’arrière<br />

front. Ce que la langue anglaise appelle très justement le home front, à<br />

savoir "le front de la maison" : on amène vraiment sa maison au front, les<br />

combattants comme ceux qui sont à l’arrière. Sur ces conflits, en apparence<br />

si différents, nous disons finalement la même chose. Il faut essayer de<br />

comprendre ces violences à travers le militaire mais aussi à travers le rapport<br />

entre le passé social et le présent social. Car ce dernier naît de la<br />

contradiction entre cette violence militaire et le passé social et c’est cela<br />

qui exacerbe ces violences. Violences qui sont très différentes entre d’un<br />

côté une violence légale, celle de l’Etat puisqu’on est en temps de guerre,<br />

et de l’autre côté toutes les violences illégales qui se trouvent catalysées<br />

et d’autant plus fortes.<br />

Jacques Lebas<br />

On parle très peu de l’action fondamentale <strong>du</strong> C.I.C.R. en<br />

14/18 alors qu’il symbolise ceux qui n’ont pas plongé<br />

dans la violence, contrairement à nombres d’intellectuels<br />

par exemple. Son action est méconnue alors qu’elle permettrait sans doute de tirer beaucoup<br />

de leçons sur la façon de se comporter dans les conflits actuels…<br />

Bien sûr, mais il faut dire que le C.I.C.R. a été victime dès 14/18 de son<br />

légalisme. Sous la pression <strong>du</strong> C.I.C.R., les combattants ont plus ou moins<br />

bien respecté les conventions réglementant<br />

le droit de la guerre. L’œuvre <strong>du</strong><br />

C.I.C.R. est absolument extraordinaire en ce qui concerne les prisonniers.<br />

Mais, faute de convention pour les civils, il n’a pas pu faire grand chose. Le<br />

travail <strong>du</strong> C.I.C.R en faveur des prisonniers en 1914 est essentiel mais il n’a<br />

pas <strong>du</strong> tout compris les nouveaux enjeux. Il n’a alors qu’une idée : faire en<br />

sorte que l’on ne fasse plus la guerre. Le Pape fait de même en parlant de<br />

" suicide " de l’Europe. Mais ce faisant, ils sont en contraction absolue avec<br />

le reste <strong>du</strong> monde qui veut cette guerre. Il faut bien faire attention au fait<br />

que l’on a été débordé à partir de 1918 et jusqu'à aujourd’hui par l’idée<br />

qu’on ne voulait pas faire cette guerre et que c’était le pacifisme qui l’avait<br />

emporté. Or, ce n’était pas <strong>du</strong> tout le cas. Il y avait un enthousiasme contre<br />

l’ennemi, toujours vu comme un barbare, comme celui qui faisait le mal et<br />

apportait le mensonge. Les organismes humanitaires, que ce soit le<br />

C.I.C.R., la Papauté ou les différentes Églises, disaient exactement le<br />

contraire : respecter les blessés sur les champs de bataille, respecter les<br />

15<br />

Annette Becker


Dossier<br />

prisonniers dans les camps, respecter la parole de l’Etat capteur et respecter<br />

la parole de celui qui a signé la convention. Or, tout le monde - Français,<br />

Allemands, Anglais – était persuadé que l’ennemi n’avait pas de parole.<br />

Durant ce temps, les volontaires <strong>du</strong> C.I.C.R. sont affolés par ce qu’ils<br />

voient mais ils ne peuvent finalement que mettre des cautères sur des<br />

jambes de bois. De fait, dans les camps de prisonniers, cela fonctionne<br />

mais ils ne peuvent arrêter ni les représailles ni les déportations de civils,<br />

autrement dit ce qui est le plus extrême. Finalement, dès la Première Guerre<br />

Mondiale, le C.I.C.R. ne peut rien faire, en partie parce qu’il ne comprend<br />

pas, en partie parce qu’il est totalement limité par ce qui est sa légalité.<br />

Cela paraît d’autant plus extraordinaire que lors de la Seconde Guerre Mondiale,<br />

il reprendra son travail dans les camps de prisonniers, sans aucun<br />

progrès. Il n’a rien compris à ce qui s’est passé en 14/18 ; il n’a rien compris<br />

à ce qui s’est passé entre 1918 et 1939, et donc il continue. Les rapports<br />

<strong>du</strong> C.I.C.R. de 1944 et 1945 sont absolument aberrants. Ils raisonnent<br />

toujours de la même façon, ce que Lanzman montre très bien lorsqu’il<br />

filme Maurice Rossel. On lit dans ces rapports qu’on ne peut discuter avec<br />

les Allemands sur les camps de déportation parce qu’il n’y en a pas ailleurs<br />

mais qu’on peut le faire en revanche sur les camps de prisonniers, parce<br />

qu’on peut échanger des prisonniers. On est totalement atterré mais<br />

c’était dans la logique <strong>du</strong> C.I.C.R. Je ne crois pas qu’on puisse affirmer<br />

qu’ils ont bien fait ou mal fait. Ils ont cette logique de l’humanitaire, légaliste,<br />

qui s’appuie sur les conventions. Evidement, on est passé à une autre<br />

étape avec toutes les organisations humanitaires des années 70 et 80,<br />

mais jusqu’à la fin des années 60, il n’était pas pensable de faire autre-<br />

Une chose m’a choqué, pour être allé assez régulièrement au Libéria et au Sierra-Léone ces dernières<br />

années, et en discutant avec différents commandants et chefs de Guillaume Le Gallais<br />

guerre. Il me semblait que la violence était une violence instrumentale,<br />

comme elle a été décrite par Jacques Sémelin : dans ce contexte, la violence sert à légitimer le groupe,<br />

à renforcer le pouvoir de son chef et puis à bien insérer les nouvelles recrues, les nouveaux combattants.<br />

C’est-à-dire qu’à partir <strong>du</strong> moment où ils avaient commis un acte violent avec le groupe de<br />

combattants, ils se retrouvaient obligés, liés, enchaînés à ce groupe par une forme de solidarité.<br />

D’autre part, et vu la très faible différenciation qui pouvait exister entre le RUF, les Kamajors, le gouvernement,<br />

etc., tout contribue à rendre le conflit très peu lisible. Ce qu’on nous renvoie en Europe<br />

a un effet très ré<strong>du</strong>cteur par rapport à ce qui se passe sur le terrain. On voudrait nous présenter les<br />

bons d’un côté et les mauvais de l’autre.<br />

La violence peut en effet être une forme d’affirmation Jacques Sémelin<br />

identitaire, affirmation <strong>du</strong> groupe par la violence, mais aussi affirmation de l’indivi<strong>du</strong><br />

par le biais d’un processus d’allégeance. On le trouve très souvent dans les bandes<br />

de jeunes par exemple - on peut d’ailleurs faire le lien entre le social et la guerre -<br />

mais on va le trouver aussi chez les groupes de paramilitaires. On va aussi le trouver,<br />

malheureusement, dans le cas atroce des enfants soldats où l’on va forcer un<br />

enfant à faire quelque chose d’affreux pour le détruire et le contraindre ainsi à faire<br />

allégeance. Cette affirmation est un processus de destruction de l’indivi<strong>du</strong>, mais on<br />

peut le voir d’une façon plus globale comme une forme <strong>du</strong> processus politique de<br />

construction de l’Etat : la guerre, en fait, c’est une manière de faire l’Etat. Charles<br />

Tilly avait cette formule, " l’Etat fait la guerre mais la guerre fait l’Etat ". On pourrait<br />

rajouter aujourd’hui, " le crime fait l’Etat ".<br />

16


Table<br />

ronde<br />

Un lien peut sans doute être fait entre violence<br />

Fabrice Giraux<br />

et effet de la violence afin de voir quels sont les<br />

effets de cette violence sur la population d’une part, et sur celui qui commet<br />

un certain nombre d’actes violents d’autre part. C’est le cas des enfants soldats<br />

où l’on voit bien que le fait de commettre des crimes dans leur village<br />

d’origine les met en situation de non-retour. C’était la même chose chez les<br />

tortionnaires grecs au temps de la dictature des colonels : on recrutait les bourreaux<br />

chez les personnes en situation de faiblesse, non reconnues sur le plan<br />

social. Après leur avoir fait vivre une véritable initiation qui consiste d’abord à<br />

les mettre en situation d’être méprisés et ensuite de jouir d’un pouvoir énorme,<br />

ils étaient en mesure de commettre n’importe quel acte en toute impunité.<br />

Du côté des victimes, l’une des choses essentielles est la destruction <strong>du</strong><br />

lien social. Or, celle-ci apparaît dans la violence politique, mais beaucoup moins<br />

dans la violence de droit commun. Quand, au sein d’une population, on massacre<br />

un certain nombre de ses membres de façon spectaculaire, cela pro<strong>du</strong>it<br />

un effet de sidération sur la communauté qui se trouve détruite en termes de<br />

liens sociaux. Les leaders jusqu’alors incontestés le deviennent car ils n’ont pu<br />

empêcher les actes de se commettre. Ils deviennent alors remplaçables. Tous<br />

les effets de la guerre sur la population sont démultipliés. Les militaires l’ont<br />

bien compris puisqu’ils préfèrent blesser que tuer, ce qui d’abord provoque un<br />

effet de sidération beaucoup plus important chez le blessé et d’autre part<br />

mobilise toute une partie des troupes pour la récupération <strong>du</strong> soldat. Cette<br />

notion d’effet social de la violence me paraît être déterminante parce qu’elle<br />

place, là aussi, les associations humanitaires face à un autre choix que celui de<br />

voir la seule pathologie de la violence, qu’elle soit chez le bourreau ou chez la<br />

victime.<br />

Il me semble en fait que l’on utilise souvent la violence Edith Baeriswyl<br />

comme une auto-défense : la justification <strong>du</strong> recours à la violence réside dans l’imagination<br />

que l’on a de ce que l’autre pourrait nous infliger ; le meilleur moyen de<br />

s’en prémunir étant d’utiliser la violence avant lui. On agit en projetant sur l’ennemi<br />

une représentation erronée qui nous amène à commettre des actes violents, symboliques<br />

ou réels.<br />

Vous avez tout à fait raison. On retrouve deux aspects. La " peur ", que l’on<br />

retrouve toujours, peur chez les victimes bien sûr mais peur chez les bourreaux<br />

aussi. Le second aspect, c’est le sentiment<br />

de supériorité qui est là quelque fois<br />

Annette Becker<br />

pour vaincre la peur. Ce sentiment de supériorité, on le retrouve dans les<br />

termes employés <strong>du</strong>rant les deux conflits mondiaux pour désigner l’ennemi.<br />

Ils contribuent à une forme d’animalisation constante de l’ennemi qui n’a plus<br />

face humaine. Dès lors on peut être violent face à un animal, face à un nonêtre.<br />

Ce mélange de l’animalisation et de la peur, parce qu’on a peur de la violence<br />

et de l’inférieur, con<strong>du</strong>it à cette catalysation de la violence.<br />

17


Dossier<br />

Je rajouterai à la peur et à l’animalisation le processus de Jacques Sémelin<br />

victimisation: c’est parce que je me sens victime ou que je suis victime que je me<br />

donne le droit de tuer. C’est mon statut de victime qui fait que je vais prendre les<br />

devants pour empêcher d’être à nouveau victime. Je pense à la Serbie <strong>du</strong> milieu<br />

des années 80 quand un mémoran<strong>du</strong>m célèbre de l’Académie des Sciences de Belgrade<br />

dit officiellement que les Serbes <strong>du</strong> Kosovo sont menacés d’un nouveau<br />

"génocide" par les Albanais. C’est parce qu’on se sent menacé et qu’on se présente<br />

comme victime par rapport à l’histoire que l’on se met en situation de pouvoir<br />

faire n’importe quoi contre cette préten<strong>du</strong>e menace. Il n’est sans doute pas évident<br />

de décoder ce discours, lorsque l’on est humanitaire et que le discours peut être<br />

effectivement convainquant, comme la situation d’ailleurs.<br />

Nous avons beaucoup réfléchi à cette question au Kosovo<br />

en 1999 pendant et après les bombardements, notamment par rapport à ce que<br />

Edith Baeriswyl<br />

nous les humanitaires, mais aussi les médias, avions comme rôle, positif ou négatif,<br />

à jouer dans ce phénomène de victimisation. Tout renforcement <strong>du</strong> processus<br />

de victimisation est quelque chose d’extraordinairement dangereux. Or, on s’aperçoit<br />

que dans plusieurs conflits récents c’est quelque chose que l’on a souvent rencontré<br />

et qui a parfois mené à des extrêmes terribles.<br />

Plusieurs éléments me semblent devoir être pris en compte. D’abord l’Histoire : les armées peuvent<br />

recruter d’autant plus facilement des jeunes lorsque leurs parents ont été Guillaume Le Gallais<br />

eux-mêmes victimes auparavant. On voit bien là l’impact que l’impunité des<br />

auteurs de violences peut avoir sur les victimes, d’une génération sur l’autre. On construit des victimes<br />

qui ne sont pas réparées. La non-réparation d’une génération interroge sur la répétition de l’Histoire.<br />

Dans tous ces pays qui ont eu à subir des cycles de violence prolongée, les effets délétères débouchent<br />

sur l’engagement comme seule solution de réparation. D’autre part, on a souvent tendance à<br />

assimiler l’indivi<strong>du</strong> à l’événement qu’il a vécu. Or, on n’est pas forcément victime d’un événement :<br />

c’est le regard des autres qui donne à la personne cette dimension de victime alors que la personne<br />

concernée, elle, peut le vivre plus ou moins bien. C’est particulièrement vrai chez les enfants. On sait<br />

très bien qu’à un certain âge, c’est le regard des parents qui fait prendre conscience de la douleur : lors<br />

d’un attentat, c’est le cri que lâche la mère qui cause le traumatisme chez l’enfant.<br />

Ce qui me paraît dangereux, en particulier pour les organisations<br />

humanitaires, c’est de ne pas savoir ou de ne pas expliquer avec les mots<br />

Jacques Sémelin<br />

les plus simples possibles les situations de violence, de ne pas savoir les qualifier correctement.<br />

C’est souvent cette simplification qui manque : cette personne, de quoi<br />

est-elle victime, de qui est-elle victime ? De quelle nature est son problème ? De<br />

quelle violence fait-elle partie, etc. ? Souvent, effectivement, on englobe tout le<br />

monde et chacun est mis au même niveau que le groupe : on ne fait pas la différence<br />

au sein d’un groupe de réfugiés, ou alors pour souligner que se trouvent des combattants<br />

parmi eux, tandis que les autres, et en premier lieu les femmes et les<br />

enfants, seraient de vrais réfugiés. Mais les femmes combattantes, ça existe aussi !<br />

18


Table<br />

ronde<br />

La raison pour laquelle je ne voulais pas intervenir jusqu’à<br />

présent, c’est que plus vous en direz, plus cela correspondra exactement à ce<br />

Véra Albaret<br />

que nous pouvons dire de la violence dans la sphère privée, que ce soit qualitativement,<br />

quantitativement ou au regard de toutes les définitions de la violence que<br />

vous avez données, ou même lorsque vous parlez des bourreaux et de leur sentiment<br />

d’être victime… Tout ceci s’applique parfaitement dans la sphère <strong>du</strong> privé à<br />

des populations qu’on a jusqu'à présent évacuées de la problématique de la violence.<br />

Et ce pour une raison très simple, c’est que l’analyse qui a été faite des violences<br />

à l’encontre des femmes est tout à fait récente, alors que les violences qui<br />

sont faites aux personnes vulnérables correspondent en fait à la conception des<br />

Droits de l’Homme que l’on a élaborée. Je vous rappelle simplement que la déclaration<br />

des Droits de l’Homme et <strong>du</strong> Citoyen ne concernait absolument pas les<br />

femmes lorsqu’elle a été rédigée en 1789. C’est la raison pour laquelle une certaine<br />

Olympe de Gouges a rédigé la déclaration des Droits de la Femme, et qu’elle a<br />

été guillotinée en 1793. En 1848, les femmes n’avaient pas les droits réservés aux<br />

hommes, avec un petit “h”. Il a fallu attendre la fin <strong>du</strong> XX ème siècle pour qu’elles<br />

puissent enfin acquérir certains de ces droits en France. Et je ne parle même pas<br />

des pays étrangers. Annette Becker en a parlé et je voudrais la questionner là-dessus<br />

: on a décrit ces hommes sur le front comme étant devenus des barbares. Mais<br />

s’est-on posé la question de cette violence que les hommes exerçaient dans le<br />

privé ? On l’a négligée en estimant que cela n’existait pas ou qu’il ne fallait pas en<br />

parler. Le fait que les historiens aient été la plupart <strong>du</strong> temps des hommes explique<br />

peut-être qu’ils ne soient pas posé la question sous cet angle-là…<br />

Il y a dans la salle une étudiante qui est en train de faire une thèse portant<br />

exactement sur ce sujet-là. Elle ne prend pas l’avant mais elle prend l’après<br />

puisque son sujet de thèse traite “les<br />

conséquences de la brutalisation sur les<br />

hommes combattant dans la Grande Guerre et les conséquences sur la vie<br />

des femmes et des enfants dans les années 20”. J’espère que nous<br />

aurons des éléments lorsqu’elle aura terminé sa thèse…<br />

Ce que vous venez de dire me paraît très important pour l’histoire des<br />

femmes et pour l’histoire des violences. Vous avez rappelé la Révolution<br />

française et Olympe de Gouges. Cela m’a rappelé l’ouvrage de l’historienne<br />

américaine Joan Scott à propos de l’histoire des femmes 2 . Si je la résume<br />

très rapidement, la réflexion politique et éthique sur les droits, de la<br />

Révolution française jusqu’à aujourd’hui, naît des Droits de l’Homme.<br />

Autrement dit, une réflexion à tendance universaliste coexiste en même<br />

temps avec le besoin d’un certain nombre de catégories et en particulier<br />

de la catégorie femme, définie biologiquement comme non-universelle. De<br />

fait, il y a sans arrêt contradiction entre les deux et cet universel vers lequel<br />

le genre humain tend entre en contradiction avec les particularités et les<br />

désirs de ceux qui ne peuvent pas être dans cet universel. C’est vrai aussi<br />

dans les guerres. On peut les expliquer, en particulier la Première Guerre<br />

Mondiale, à partir de cette idée que chacun des camps croit représenter<br />

l’universel tandis que l’autre camp n’est pas dans l’universel. Alors il faut<br />

s’en débarrasser. On trouve des textes d’intellectuels d’une violence exterminatrice<br />

incroyable qui affirment que l’âme française, la guerre française<br />

19<br />

Annette Becker<br />

2<br />

Joan Scott, La citoyenne paradoxale, Bibliothèque Albin Michel, Paris, 1998, 286 p.


eprésentent l’universel, le Bien, le droit, et qu’à ce titre on doit se débarrasser<br />

de ces Allemands. En réalité les Français n’ont pas, <strong>du</strong> moins à ce<br />

moment-là, envahi de territoires allemands, donc on ne sait pas ce qu’ils<br />

auraient fait contre les civils. C’est le contraire qui s’est pro<strong>du</strong>it puisque les<br />

Allemands ont envahi les territoires belge et français et commis des violences<br />

extrêmes contre les civils et notamment les femmes, alors que<br />

leurs proclamations se revendiquaient moins de l’universalité que leurs<br />

ennemis français. Quelles que soient les théories que l’on élabore, on<br />

retombe sur le même problème : à un moment, le camp qui revendique sa<br />

propension à l’universel prend le dessus contre les catégories qui échappent<br />

de toute éternité à cet universel.<br />

Dossier<br />

Universel masculin bien enten<strong>du</strong>…<br />

Véra Albaret<br />

Bien enten<strong>du</strong>.<br />

Annette Becker<br />

Vous parlez beaucoup de violences physiques<br />

Fabrice Giraux<br />

mais les effets de la terreur sont davantage<br />

d’ordre psychologique que physique. Je pense en particulier à une de mes<br />

patientes d’origine turque. Il faut savoir que dans les prisons turques, on torture<br />

de façon quasi systématique, aussi bien les prisonniers de droit commun<br />

que les prisonniers politiques, même si ces derniers subissent ces tortures de<br />

façon plus systématique et plus longue. D’autre part, on fait peu de différences<br />

entre les hommes et les femmes au niveau des techniques de torture<br />

physique. Ainsi le viol est assez peu répan<strong>du</strong> comme méthode de torture lors<br />

des gardes à vue mais par contre on voit bien la manière d’élaborer des tortures<br />

psychologiques. Cette patiente donc, après m’avoir raconté les chocs<br />

électriques ou les suspensions qu’elle avait subis, me dit que l’un de ses tortionnaires<br />

l’a traitée de " carpe farcie " et qu’à ce moment-là, elle s’est effondrée.<br />

Je ne comprenais pas quel pouvait être l’effet de cette expression. L’interprète<br />

m’a alors expliqué que l’expression " carpe farcie " est en fait un compliment<br />

que l’on fait aux belles femmes en Turquie. Dans le contexte de tortures<br />

qu’elle vivait alors, ce compliment consistant à la placer dans la sphère<br />

des relations normales avait eu un effet paradoxalement beaucoup plus dévastateur<br />

que la violence physique qu’elle avait subie.<br />

On retrouve donc ce processus de déshumanisation avec l’utilisation de ressources<br />

psychologiques souvent plus efficaces que les violences physiques<br />

pour détruire les personnes. Cela m’interroge beaucoup sur cette non-reconnaissance<br />

de ce type de violence. On parle de plus en plus de la violence physique,<br />

et notamment celle qui s’exprime dans toutes les situations de conflits,<br />

mais on parle moins des conséquences psychologiques de la torture. Il existe<br />

une certaine forme de déni légal de la violence psychologique puisqu’elle est<br />

très peu reconnue, notamment quand il s’agit pour l’OFPRA d’accorder le statut<br />

de réfugié politique en France. A l’inverse, le psycho-trauma est partout.<br />

On l’a vu avec la vache folle où des dispositifs de soutien ont été mis en place<br />

auprès des éleveurs anglais ; on l’a vu dans la Somme où des débriefings ont<br />

été instaurés par des humanitaires auprès des personnes inondées ; il en va<br />

de même sur chaque catastrophe où désormais des cellules spéciales sont<br />

mises en place. Finalement, on est tous des traumatisés, des victimes, et<br />

20


Table<br />

ronde<br />

cette banalisation n’aide pas franchement à faire ressortir le caractère spécifique<br />

et extrêmement destructeur de la violence politique et de la torture dans<br />

ses aspects psychologiques.<br />

J’aimerais vous livrer quelques réflexions en bloc. Jacques Sémelin<br />

D’abord sur la violence faite aux femmes. Il est évident, par exemple concernant la<br />

Bosnie, que la notion de viol de masse a été utilisée mais elle mérite en même temps<br />

aujourd’hui d’être travaillée sur le plan historique. Cette pratique est-elle entrée dans<br />

le projet de purification ethnique comme certains ont pu le dire ? Il faut y regarder de<br />

près, même s’il est sûr que le viol a été utilisé comme arme de guerre et comme processus<br />

de terreur. C’est ce qu’a signifié un récent jugement <strong>du</strong> Tribunal pénal international.<br />

Mais je ne voudrais tout de même pas que l’on oublie les hommes car ils<br />

peuvent être aussi victimes de viols dans les conflits modernes, comme cela se<br />

passe actuellement en Tchétchénie, pour casser l’identité de l’homme, <strong>du</strong> Tchétchène,<br />

<strong>du</strong> guerrier. Mais encore une fois, si cette dimension des violences sexuelles, y<br />

compris celles infligées aux hommes, mérite d’être prise en compte dans cette<br />

réflexion, il faut être prudent avant de dire que le viol des hommes est pratiqué de<br />

manière systématique.<br />

Dernière remarque concernant cette fois-ci la notion <strong>du</strong> lien social qui a été évoquée<br />

tout à l’heure. C’est une approche effectivement très importante pour comprendre<br />

les processus de violence extrême dont le but est, comme dirait Hanna Arendt, "d’expulser<br />

une population hors <strong>du</strong> monde". C’est-à-dire qu’il n’y a plus de contrat social,<br />

donc d’obligations vis-à-vis d’un groupe particulier, comme le dirait aussi une sociologue<br />

américaine, Hélène Fein. Dans plusieurs cas, le processus même de résistance<br />

en situation de violence consiste à faire en sorte que ce lien social puisse tenir en<br />

dépit de tout, de la situation de guerre, de la dictature, etc. Il me semble qu’on trouve<br />

souvent des femmes jouant ce rôle de défense <strong>du</strong> lien social, vis-à-vis des<br />

enfants, de leurs maris, de leurs frères ou même vis-à-vis d’inconnus. Il me semble<br />

intéressant de réfléchir sur le rôle particulier que les femmes jouent dans ce type de<br />

situation. Les codes sociaux sont là pour nous dire que les hommes font de la politique<br />

tandis que les femmes s’occupent davantage de l’aspect humain. Ce rôle de<br />

résistance des femmes à un processus de violence extrême est aujourd’hui valorisé<br />

par un certain nombre d’historiens comme allant à l’encontre de l'attitude générale.<br />

Dans un livre émouvant de Marie Kahle, cette femme, Allemande vivant à Bonn,<br />

raconte comment au moment de la Nuit de Cristal, le 10 novembre 1938, elle a porté<br />

secours à une commerçante juive dont on saccageait le magasin. Je pense aussi à<br />

cette action de femmes menée en 1943 à Berlin. Alors que tous les juifs d’Allemagne<br />

sont déportés puis exterminés, seuls les hommes juifs mariés à des femmes dites<br />

"aryennes" n'ont pas encore été arrêtés. Et pourtant, ils le sont en février 1943. Leurs<br />

femmes font alors tout leur possible pour apprendre où leurs maris ont été incarcérés<br />

avant de partir pour Auschwitz. Puis elles se regroupent spontanément dans la<br />

Rosenstrasse en exigeant qu’on libère leurs maris. Elles manifestent pendant une<br />

bonne semaine pour finalement obtenir gain de cause. Cela est d’autant plus intéressant<br />

que depuis 1933, il n’y avait plus, et pour cause, de manifestation en Allemagne.<br />

Or, ce sont des femmes qui ont investi l’espace public, ont changé de statut,<br />

pour défendre ce qui leur tenait évidemment à cœur et qui relève justement <strong>du</strong> lien<br />

social 3 . Si l’on fait le rapport avec les humanitaires aujourd’hui : quel est leur rôle par<br />

rapport à ces situations de violence dans lesquelles on cherche précisément à briser<br />

ce lien social ? Leur intervention vise-t-elle à amener des ressources extérieures ou<br />

à appuyer, renforcer les ressources internes à une société, de telle sorte qu’elle puisse<br />

faire face par-elle même au traumatisme qu’elle est en train de vivre ?<br />

3<br />

A propos de cette action, voir Nathan Stoltzfus, Resistance of the Heart, Intermarriage and the Rosenstrasse<br />

Protest In Nazi Germany, New York, Norton, 1996.<br />

21


Dossier<br />

C’est une excellente question dans la mesure<br />

Fabrice Giraux<br />

où tout courant qui consiste à personnaliser la<br />

violence dans ses effets, notamment pour les indivi<strong>du</strong>s qui restent dans des<br />

situations de conflit, n’a pas que des effets positifs pour cette notion de communauté.<br />

On constate par contre que tout ce qui a contribué à renforcer les<br />

liens communautaires, et je pense notamment à tous ces processus de<br />

mémoire mis en œuvre dans les pays d’Amérique latine comme le Guatemala,<br />

a eu des effets bénéfiques sur les indivi<strong>du</strong>s eux-mêmes dans leur souffrance<br />

psychologique. L’enjeu dans ces situations de violence, présente ou<br />

passée, me semble bien de savoir si l’on se situe dans le champ de l’indivi<strong>du</strong>,<br />

et des effets qu’il a subis <strong>du</strong> fait de la violence, ou si l’on se situe sur le plan<br />

de la communauté, en sachant que les communautés inventent systématiquement<br />

des réponses face à ces violences. Il me semble important que les<br />

organismes humanitaires renforcent ces mouvements de solidarité spontanés,<br />

ces modalités d’organisation que les gens instaurent. On peut noter le rôle particulier<br />

des femmes dans ces processus. Elles sont en effet souvent recon<strong>du</strong>ites<br />

dans leur fonction, alors que les hommes perdent leur statut. On le voit<br />

particulièrement dans les populations déplacées en Colombie : les hommes,<br />

s’ils sont cultivateurs, ne peuvent plus cultiver ; les femmes, elles, restent<br />

dans une construction de la vie sociale, celle de s’occuper des enfants, de faire<br />

la cuisine. Elles se retrouvent dans une situation relativement proche de celle<br />

qu’elles vivaient avant, d’où la volonté de construire là-dessus <strong>du</strong> lien social,<br />

ou en tout cas de prolonger ce lien social à travers les femmes.<br />

Je pense exactement comme vous, mais avec le regard de l’historienne et<br />

non pas avec celui de la personne qui intervient auprès de ceux qui souffrent.<br />

Je crois que pour arriver à<br />

comprendre les situations de violence il<br />

faut travailler comme l’on fait les anthropologues depuis longtemps et les<br />

historiens depuis une dizaine d’années : dans l’idée de cercle de deuil, de<br />

cercle de violence, de cercle de souffrance, cercles familiaux, villageois. Et<br />

voir le passage <strong>du</strong> moment de la violence à celui de l’après-violence, le<br />

deuil, la transmission de la violence, la transmission par la mémoire et par<br />

l’oubli bien sûr. Il est important de comprendre ce qui s’est passé au niveau<br />

d’un lien social qui existait, qui est brisé ou transformé par la violence puis<br />

recréé dans la mémoire et dans l’oubli de la violence. C’est notre angle<br />

d’attaque en tant qu’historiens aujourd’hui mais je crois que c’est une<br />

façon aussi très importante de voir les choses pour tous les humanitaires.<br />

22<br />

Annette Becker<br />

Je suis tout à fait d’accord, mais il ne faut pas perdre de vue ce que c’est que l’urgence. Janvier<br />

1999, Sierra-Léone, on se retrouve à l’hôpital Connote, le principal de la Guillaume Le Gallais<br />

ville. On rentre dans l’hôpital, c’est extrêmement étrange, il n’y a pas de<br />

bruit, on dirait qu’il ne se passe rien <strong>du</strong> tout, et puis finalement sortent les personnes blessées. On<br />

commence à travailler dans cet hôpital au milieu de la guerre. Ce qui nous paraît le plus urgent et le<br />

plus logique, a priori, c’est la chirurgie, c’est la chose vitale à ce moment-là. Ensuite, on essaye de<br />

comprendre ce qui s’est passé. On se rend compte que pour 80 % des gens qui sont blessés dans<br />

cet hôpital, il ne s’agit pas de violences collatérales, c’est-à-dire <strong>du</strong>es aux bombardements, à des<br />

balles per<strong>du</strong>es ou au fait que les toits des maisons tombent, mais de violences délibérées contre les<br />

civils. On s’aperçoit aussi que 30 % de ces violences ont été faites à l’arme blanche, ce qui, en<br />

termes d’image pour les victimes, se révèle extrêmement fort. On se retrouve donc avec 215 blessés.<br />

Je suis tout à fait d’accord sur les soins psychologiques mais là, la premier chose, c’est quand<br />

même de les emmener au bloc, de les opérer, de les garder à l’hôpital, bref d’essayer de les tirer


Table<br />

ronde<br />

rapidement de ce mauvais pas. Ensuite, on continue de suivre dans la <strong>du</strong>rée ces gens qui n’ont plus<br />

de maison, qui ont été déplacés par le conflit, séparés de leur famille, etc. Ils sont plus ou moins<br />

regroupés dans un endroit qui s’appellera finalement "le camp des amputés", où ils commenceront<br />

à se réinstaller au fur et à mesure. Se posait donc la question <strong>du</strong> soin médical, bien évidemment,<br />

mais aussi toutes les questions matérielles : leur donner un toit, un abri, des conditions sanitaires<br />

correctes afin que ces personnes puissent reprendre un peu d’espace, que les familles puissent<br />

venir les rejoindre. Tout cela s’est d’ailleurs fait sans nous : il n’était pas possible pour nous d’aller<br />

chercher des morceaux de famille aux quatre coins <strong>du</strong> pays. Finalement, les soins psychologiques<br />

sont venus après tout cela. Non pas qu’ils n’aient pas été considérés comme essentiels mais considérant<br />

la masse de travail à laquelle nous étions confrontés, la difficulté à trouver des solutions pratiques<br />

pour la vie de tous les jours, ce n’est effectivement pas ce qui est venu dans l’immédiat. Je<br />

peux prendre un autre exemple, celui <strong>du</strong> Congo-Brazzaville, qui a été extrêmement <strong>du</strong>r pour nous<br />

avec la reprise de la guerre fin 1998. Si on en fait le bilan aujourd’hui, on a vu 1 600 femmes et jeunes<br />

filles qui ont fait état de viols. Comment fait-on, comment s’organise,t-on ? Combien de médecins,<br />

de psychologues faut-il envoyer ? Que fait-on comme traitement derrière ; est-ce qu’on propose des<br />

anti-rétroviraux pour qu’il n’y ait pas la transmission <strong>du</strong> VIH, etc. ? En même temps, <strong>du</strong>rant cette<br />

période-là, on soigne, si je me souviens bien, 13 000 enfants mal nourris. Vous imaginez bien que<br />

dans ce contexte, les priorités ne sont pas évidentes à classer. Et pourtant, cela fait plusieurs années<br />

que nous travaillons sur les soins psychologiques pour les enfants sévèrement mal nourris. Car on<br />

sait bien que cela fait partie de la thérapie, en les aidant à reprendre <strong>du</strong> poids, à se remettre physiquement.<br />

Dans la pratique, comment faire quand on est dans un centre avec en face de nous 800<br />

ou 900 enfants ?<br />

On se situe là dans des situations extrêmes, mais c’est vrai que si on prend<br />

le cas d’une population de réfugiés ou de déplacés internes, on se penche<br />

Patrick Aeberhard<br />

sur des soins indivi<strong>du</strong>els, bien plus que sur<br />

la dimension collective, sociale <strong>du</strong> problème.<br />

Mais je ne crois pas qu’il faille opposer en termes de priorité les soins<br />

psychologiques et les soins physiques. Car quand on réfléchit aux effets de<br />

la violence au-delà des effets visibles, il y a tout un impact sur la communauté.<br />

Et si on n’y réfléchit pas, si on ne fait rien, si les humanitaires, argumentant<br />

sur cette urgence et la faiblesse des moyens qu’ils ont, ne s’occupent<br />

que de ces victimes directes, extrêmement ciblées, sans prendre<br />

en compte cette dimension communautaire et collective, qu’est-ce qui va<br />

se passer demain ? La répétition. On a parlé des effets de la violence mais<br />

dans la prévention de la violence, où est la place des humanitaires ?<br />

Je crois que la notion d’intervention humanitaire doit être Jacques Sémelin<br />

approfondie. Il faut distinguer plusieurs concepts, plusieurs processus et ce dont<br />

vous parliez - les soins d’urgence, restaurer une personne dans son corps et lui trouver<br />

un toit - me semble être l’action humanitaire en tant que telle. Mais d’autres<br />

notions sont apparues, que l’on a frôlées tout à l’heure en parlant de lien social et que<br />

l’on appellerait peut-être aujourd’hui l’action civile ou l’intervention civile. C’est-à-dire<br />

un processus de médiation, de reconstruction ou de retissage, de défense <strong>du</strong> lien<br />

social. C'est autre chose que l'intervention dans l'urgence. Il y a par ailleurs une<br />

notion maintenant à la mode, qui nous vient notamment de l'ONU et des Américains,<br />

c'est la notion d'action "civilo-militaire", liée aux précédentes puisque tous les acteurs<br />

se retrouvent sur le terrain... Et pour connaître un peu l'expérience des militaires français<br />

au Kosovo, je sais qu'on leur demande des choses qui ne sont pas de leur domaine<br />

de compétences, qui relèvent <strong>du</strong> civil ou sont à l'articulation avec celui-ci. Il est<br />

23


Dossier<br />

donc important de différencier ces notions : se projeter à l'extérieur suppose de bien<br />

différencier les types d'intervention. Sans doute faut-il faire évoluer à cet égard la<br />

notion générale d'intervention humanitaire.<br />

Jacques Lebas<br />

Nous avons, je crois, fais un tour d’horizon particulièrement<br />

riche <strong>du</strong> phénomène violence, des nombreuses<br />

formes qu’il peut prendre et que les humanitaires doivent<br />

appréhender. Peut-être pourrions-nous voir maintenant, et plus précisément, le rôle que<br />

les humanitaires peuvent et sans doute doivent être amenés à jouer dans les différents<br />

contextes violents ?<br />

Le cas <strong>du</strong> Cambodge, que je connais comme historienne, me semble très<br />

intéressant à cet égard. Le génocide, ou l’auto-génocide, des Khmers<br />

rouges est totalement enfoui. Les historiens<br />

travaillent dessus mais ça ne touche<br />

Annette Becker<br />

pas la société cambodgienne. Seuls les amputés, que l’on voit absolument<br />

partout, sont le témoignage physique, vivant, permanent <strong>du</strong> génocide ou<br />

plus précisément <strong>du</strong> prolongement <strong>du</strong> génocide puisque les mines antipersonnel<br />

en sont la suite logique. Ces amputés représentent cette violence.<br />

Ce sont eux qui réactivent la violence <strong>du</strong> génocide, la vivent dans<br />

leur corps et leur psychologie. Ils symbolisent le Cambodge tel qu’il est<br />

aujourd’hui. C’est une nation totalement amputée et les humanitaires sur<br />

le terrain font un travail extraordinaire, en particulier Handicap International<br />

au niveau des prothèses. Ils font ce que Médecins sans Frontières a fait<br />

dans cet hôpital au Sierra-Léone, c’est-à-dire faire en sorte que ces enfants<br />

puissent de nouveau marcher et reprendre le chemin de l’école. Mais en<br />

même temps, ils font un travail psychologique de fond et essayent de faire<br />

renaître <strong>du</strong> lien social dans ce pays qui n’en a absolument plus. Ce qui se<br />

passe au Cambodge me paraît vraiment très intéressant. C’est aussi d’une<br />

lenteur extraordinaire de 1975 à <strong>2001</strong> cela prend plusieurs générations.<br />

Donc, d’un côté vous soignez aujourd’hui un blessé sur la table d’opération,<br />

mais en même temps, si vous ne travaillez pas sur plusieurs générations,<br />

vous aurez sans arrêt et toujours plus de blessés sur vos tables d’opérations.<br />

Donc, on est sans arrêt pris entre ces deux exigences et c’est la raison<br />

pour laquelle on peut s’épauler les uns les autres : ceux qui réfléchissent<br />

sur le passé ou le présent avec des outils d’historiens, d’anthropologues,<br />

de politistes, et puis ceux qui, comme vous, mènent concrètement<br />

une action.<br />

Pour essayer d’approcher autre chose que la réparation Edith Baeriswyl<br />

physique, les humanitaires réfléchissent depuis quelques années au moyen de<br />

dépasser ce stade et de mettre sur pied des dispositifs de prévention de la violence,<br />

ou à tout le moins de l’excès de violence. C’est ce à quoi s’attelle le C.I.C.R.<br />

L’ouverture d’espaces de parole me paraît absolument fondamentale. Encore fautil<br />

savoir sur quoi ouvrir la parole et quelle clé d’entrée on va utiliser. Au Burundi, fin<br />

1993-début 1994, notre volonté au départ était de diffuser un peu <strong>du</strong> droit international<br />

humanitaire puisque l’ensemble de la société se trouvait prise dans des<br />

24


Table<br />

ronde<br />

excès, dans des massacres. Mais ce qui a pu faire changer les choses, c’est moins<br />

les règles de droit humanitaire que nous transmettions que les instruments que<br />

nous utilisions pour le faire, à savoir notamment ce que j’appelle un petit "film<br />

miroir" tourné en octobre / novembre 1993 <strong>du</strong>rant les massacres. On a filmé ce que<br />

l’on pouvait voir dans les campagnes burundaises à ce moment-là et on a accompagné<br />

ces images d’une sorte de "code de comportement humanitaire" : l’idée était<br />

de confronter les événements vécus par les populations à un code minimal qui, s’il<br />

avait été respecté, aurait sans doute évité certaines des choses qui se sont pro<strong>du</strong>ites.<br />

Finalement je ne suis pas sûre <strong>du</strong> tout que l’on ait eu une avancée spectaculaire<br />

sur le plan <strong>du</strong> droit humanitaire. En revanche, je suis absolument persuadée<br />

qu’en montrant ce film dans les campagnes, les quartiers, en rassemblant des<br />

gens, sans être directifs, nous avons ouvert un espace de discussion et de<br />

réflexion. C’était un espace extraordinaire dans lequel le lien social trouvait à se<br />

reconstituer à partir de quelque chose qui parlait de leur conflit, de leurs actes mais<br />

ne parlait pas de politique. Quand j’ai de nouveau réfléchi à cette histoire, deux ou<br />

trois ans plus tard, alors qu'on me demandait de rédiger un article, j’ai réalisé que<br />

la grande vertu de ce film a été finalement de jouer franc-jeu en ouvrant l’espace <strong>du</strong><br />

dialogue. On leur disait finalement que tout ceci était très complexe, que l’on n’avait<br />

pas de solutions miracles, que le droit dans ces cas-là, vraisemblablement, ne<br />

donne pas toutes les solutions mais qu’en tout cas, à ce moment-là, on était là pour<br />

réfléchir avec eux sur ce qui avait été fait et sur ce que nous pouvions faire tous<br />

ensemble. Les quelques témoignages que j’ai eu des années plus tard m’ont confirmé<br />

que cette opération avait été un message d’espoir que tout n’était pas fichu,<br />

qu’au-delà <strong>du</strong> physique, de l’hôpital et de la nourriture, un processus pouvait être<br />

enclenché.<br />

Avant de se demander comment intervenir, il me semble qu’il faudrait<br />

d’abord reprendre le problème de la lisibilité <strong>du</strong> conflit. Tout le monde sait<br />

que souvent ces conflits sont extrêmement<br />

compliqués, donc on raisonne en situation<br />

d’urgence. Comment ne pas faire d’erreur ? Comment se projeter d’une<br />

société occidentale dans une société au contexte culturel complètement<br />

différent dont parfois on ne connaît strictement rien, pas même la langue.<br />

A cela s’ajoute le temps de la guerre : tous les témoignages nous disent<br />

que quand on rentre dans la période de la guerre, le temps change. Le problème<br />

demeure après, quand les choses se sont un peu stabilisées. Le rôle<br />

de la parole que vous avez soulevé est absolument central. Il y a peut-être<br />

une transmission <strong>du</strong> non-dit, c’est tellement traumatisant pour certaines<br />

personnes que la solution est le silence. Mais pour éviter le processus de<br />

répétition, pour éviter la transmission à une autre génération, la parole est,<br />

dans certaines conditions, libératrice.<br />

Maintenant le problème <strong>du</strong> lien social. Pendant longtemps j’ai pensé<br />

qu’après le conflit il fallait restaurer le lien social mais, comme cela a été<br />

dit, la guerre transforme les identités et le lien social. L’idée que l’on va<br />

faire revivre ensemble les musulmans, les Serbes et les Croates d’ex-Yougoslavie,<br />

que les Albanais et les Serbes <strong>du</strong> Kosovo vont de nouveau cohabiter<br />

me semble illusoire. Tous les processus de réconciliation qui ont été<br />

proposés aux Rwandais dès 1995 me semblent totalement indécents et<br />

irréalisables. Il faut partir de l’idée que l’on est dans une autre situation et<br />

qu’il faut travailler à partir de ces nouvelles identités, qu’on part sur<br />

d’autres bases. Il faut prendre en compte le passé, bien sûr, mais on est<br />

25<br />

Patrick Aeberhard


Dossier<br />

dans un autre monde. Enfin, toutes ces horreurs nous amènent à nous<br />

poser la question de l’avant, c’est-à-dire de la prévention. Notre réflexion<br />

sur la prévention est encore à l’état embryonnaire. Il me semble que les<br />

humanitaires devraient être les premiers à enfourcher ce thème de la prévention,<br />

de telle sorte qu’on n’arrive pas aux situations extrêmes que l’on<br />

évoque. Pourquoi ? Parce que si on réfléchit sur les logiques de la violence,<br />

elle sépare, cristallise. Elle est basée sur une forme d’antagonisme, et<br />

l’humanitaire, en fait, c’est le tiers, celui qui est témoin. L’humanitaire n’a<br />

t-il pas un rôle à jouer dans le cadre de ce qu’on appelle maintenant les systèmes<br />

d’alerte précoce les warning system afin de favoriser une mobilisation<br />

internationale et une prévention des conflits ?<br />

Je ne suis pas persuadée que dans la prévention des Edith Baeriswyl<br />

conflits les humanitaires, à l’image de Médecins sans Frontières ou <strong>du</strong> C.I.C.R.,<br />

aient un grand pouvoir. Nous avons sans doute un grand pouvoir d’alerte mais audelà<br />

de ça, je crois que d’autres instances doivent entrer en jeu.<br />

Il me semble que l’action humanitaire n’a pas seulement<br />

Véra Albaret<br />

pour vocation de porter secours aux victimes. Elle a trait aussi à la défense des Droits de<br />

l’Homme et pour les victimes, cet aspect est d'une importance capitale. Vous parliez de<br />

1 600 femmes violées au Congo-Brazzaville. Savez-vous qu'en France 48 000 femmes<br />

sont violées chaque année ; 1 femme sur 10 a été victime de violences conjuguales au<br />

cours des douze derniers mois. En Inde, le nombre s'élève à 40 %, souvent brûlées vives<br />

dans leur cuisine. Je suis d’accord avec vous, M. Sémelin, que les hommes aussi sont<br />

violés ailleurs ou sont battus par leur épouse mais le problème se pose aujourd’hui en<br />

termes de rapport de masse. Plus de 90 % des victimes d’agressions sexuelles sont des<br />

femmes. Les femmes et les enfants fuyant les conflits armés représentent 80 % des<br />

réfugiés dans le monde. Dans les conflits armés, le viol systématique des femmes<br />

constitue aujourd'hui une arme de guerre particulièrement prisée. Mais au quotidien,<br />

dans un monde dont la violence s'accroît sans cesse, ce sont encore les femmes qui<br />

sont victimes de toutes les formes de violence à caractère sexiste et qu'Amnesty International<br />

assimile aujourd'hui à des tortures : coups, blessures, viols, mutilations génitales,<br />

infanticide des petites filles, traite des femmes, prostitution forçée. Ces violences sont<br />

faites à des femmes parce qu'elles sont femmes et par des hommes parce qu'ils sont<br />

des hommes. Les humanitaires ont-ils conscience de cela ? L’ont-ils dénoncé, ont-ils<br />

pensé à faire quelque chose contre ces violences que l’on a toujours passé sous silence<br />

car considérées comme faisant partie de la sphère <strong>du</strong> privé ?<br />

L’humanitaire doit-il faire de l’humanitaire, de la prévention des conflits et faire respecter les Droits<br />

de l’Homme ? A mon sens, l’humanitaire ne peut pas tout faire. J’ai quand Guillaume Le Gallais<br />

même un problème avec la façon dont les mots sont utilisés. On a parlé<br />

des opérations "militaro-humanitaires". Si je reprens le cas <strong>du</strong> Sierra-Léone, on voit alors côte-à-côte<br />

une force internationale, une force nigérienne, une force internationale anglaise. Puis <strong>du</strong> même côté<br />

se rangeraient finalement des organisations humanitaires, les organisations de défense des Droits<br />

de l’Homme, les organisations qui font <strong>du</strong> travail sur les conflits, les organisations pour le droit des<br />

femmes. Et face à cette "coalition" se trouveraient les gens <strong>du</strong> “RUF”. C’est un premier problème.<br />

Mon deuxième problème est pratique : comment faire pour travailler dans les zones tenues par le<br />

"RUF" ? Il faut bien que les humanitaires discutent avec le chef de guerre et obtiennent l'autorisation<br />

d'y travailler. Comment se présenter à ce chef de guerre si l’on se déclare comme étant contre l'uti-<br />

26


Table<br />

ronde<br />

lisation des armes légères ? Doit-on dire aussi que l’on est contre l’économie de guerre et le fait que<br />

ces combattants pillent les mines de diamants afin de soutenir l’effort de guerre ? Les équipes sur<br />

le terrain ne peuvent pas embrasser la totalité <strong>du</strong> problème. En ce qui nous concerne, le premier projet<br />

est simple et humble : c’est une action de solidarité, en se portant au secours de personnes, en<br />

leur apportant des soins de qualité et la meilleure assistance possible. Cela me semble être la première<br />

démarche et je crois qu’elle fait sens en elle-même. Je ne suis pas sûr qu’il y ait besoin de lui<br />

rajouter en plus tout un tas d’autres valeurs, même si les humanitaires sont nés avec la démocratie<br />

et les Droits de l’Homme en toile de fond. Il ne s’agit pas <strong>du</strong> tout de nier ça, mais il me semble que<br />

l’action humanitaire se suffit à elle-même. Lui ajouter tout un tas d’autres volets ou domaines la rendra<br />

plus difficile à comprendre, fera qu’elle sera assimilée à d’autres choses, par exemple à la résolution<br />

politique des conflits. Cela va la rendre beaucoup plus vulnérable et cette évolution porte le<br />

risque de la voir se ré<strong>du</strong>ire et être de plus en plus difficile à mettre en pratique pour les personnes.<br />

Quand vous dites que l’humanitaire est fait pour Edith Baeriswyl<br />

répondre aux besoins, j’aimerais ajouter un volet pour nous extrêmement important,<br />

celui d’essayer de ré<strong>du</strong>ire le nombre de victimes lors d’un conflit. C’est ce que<br />

nous faisons par différents biais, en diffusant le Droit international humanitaire, par<br />

la représentation bilatérale diplomatique, en négociant avec ceux qui ont le pouvoir<br />

de respecter ou de faire respecter le droit. Il est un sentiment dont on n’a pas parlé<br />

jusqu’à présent qui est le sentiment d’impuissance des humanitaires. Pensons au<br />

Rwanda : 800 000, peut-être un million de victimes ! J’estime qu’avec les ONG, on<br />

a vraisemblablement sauvé la vie de quelques dizaines de milliers de personnes. Ce<br />

n’est pas suffisant et le sentiment d’impuissance est extraordinairement grand.<br />

Mais si on n’avait pas mené en parallèle les actions de prévention très directes pour<br />

convaincre tel commandant, tel rebelle, tel directeur d’hôpital, tel directeur de prison<br />

de stopper les exactions, je crois qu’on serait encore beaucoup plus déprimés<br />

qu’on peut l’être parfois face à ces conflits. Le sentiment d’impuissance fait partie<br />

intégrante <strong>du</strong> traumatisme de l’humanitaire.<br />

J’aimerais éclairer le débat en évoquant une expérience très ancienne,<br />

celle <strong>du</strong> Biafra où j’étais en tant qu’humanitaire et témoin. Aujourd’hui, je<br />

fais un peu figure d’historien de ce qui s’est<br />

passé là-bas. Maintenant, des gens qui n’y<br />

Patrick Aeberhard<br />

étaient pas viennent me voir en m’expliquant comment c’était à l’époque<br />

et en me parlant de choses assez étonnantes. Il est intéressant de voir<br />

comment cette situation de crise aiguë, dramatique, dans laquelle on a<br />

dénombré des millions de morts, a été glorifiée parce qu’elle a correspon<strong>du</strong><br />

au début d’un nouvel humanitaire. J’y suis retourné 25 ans plus tard, en<br />

1992, et l’on m’a dit de ne pas parler de cette affaire parce qu’il y avait eu,<br />

me disait-on, reconstruction <strong>du</strong> lien social. De cette époque, de ces milliers<br />

de médecins, d’infirmières et de logisticiens qui étaient allés au contact de<br />

ces populations meurtries pour les soigner, on me demandait de faire tablerase.<br />

En 1994, je me trouvais au Rwanda, et là j’ai vu bien pire qu’au Biafra.<br />

Je pense que s’il faut porter secours, il faut aussi porter un témoignage.<br />

Je pense que la démarche qui consiste à reparler <strong>du</strong> Rwanda, à juger<br />

les criminels est absolument fondamentale. On ne peut pas gommer, il faut<br />

que les responsables soient sanctionnés, que les choses vécues soient<br />

verbalisées....<br />

27


Dossier<br />

Jacques Lebas<br />

Avant de conclure, j’aimerais aborder trois choses.<br />

D’abord, les rapports que les humanitaires entretiennent<br />

eux-mêmes avec la violence. C’est quelque chose de très<br />

tabou que l’on passe très souvent sous silence. Les humanitaires ont beaucoup de mal<br />

à dire le plaisir qu’ils ont parfois rencontré dans ces contextes violents, à parler <strong>du</strong> rapport<br />

actif à la violence, <strong>du</strong> déferlement d’hormones mâles que l’on peut déclencher dans<br />

ce genre de situation. Or cela participe indiscutablement de ce rapport des humanitaires<br />

à la violence et sans doute devraient-ils, dans leurs témoignages, aborder cette dimension.<br />

La deuxième chose concerne le lien social. Et pour l’expliciter, je partirai de la violence<br />

conjugale qui ne se confond pas avec le conflit. Sans doute, dans notre approche<br />

humanitaire devrions-nous réfléchir à la différence entre conflit et violence. Quand on<br />

parle de retisser le lien social, cela ne signifie pas retisser une paix impossible mais<br />

rendre le conflit à nouveau possible. Faire en sorte que le conflit ne soit plus un conflit<br />

mortel, orienté vers l’anéantissement de l’autre mais qu’il demeure possible. C’est une<br />

démarche difficile pour les humanitaires dans la mesure où ils sont souvent dans une<br />

position qu’on pourrait qualifier d’angélique, se voulant pure, neutre, distanciée. Le troisième<br />

élément qui me semble ressortir fortement de la discussion, c’est que la réflexion<br />

que l’on peut avoir sur la violence doit nous permettre d’avancer sur toute une série de<br />

questions sur lesquelles on est bloqués. La reconstitution <strong>du</strong> lien social passe par une<br />

meilleure lisibilité des conflits, laquelle renvoie à la dimension historique de la brutalisation<br />

de la société. Il faut étudier, analyser comment les différents acteurs, y compris<br />

humanitaires, entrent dans ce processus de violence. Ainsi, pourrons-nous sans doute<br />

déterminer des pratiques très concrètes. Enfin, il me semble qu’il ne faut pas voir les<br />

humanitaires comme étant à part de la société. Avec leur fragilité, leur insatisfaction,<br />

leurs incertitudes, ils font partie de la société dite civile. Cela me paraît très important à<br />

souligner, en termes de difficultés, de limites mais aussi de possibilités.<br />

A tout moment, tout témoin, tout intervenant doit prendre la parole pour<br />

dire ce qu’il a vu, ce qu’il a fait afin que cela soit enten<strong>du</strong> et publié. En ce<br />

sens, l’existence de la revue <strong>Humanitaire</strong><br />

me semble très importante. Je prendrai un<br />

Annette Becker<br />

seul exemple, celui de l’extermination des Arméniens. Cette extermination<br />

a disparu de l'Histoire de l'humanité dans les années 20 et 30. Quand l'extermination<br />

des juifs a commencé plus tard – à une autre échelle bien sûr,<br />

je ne compare pas les deux génocides – très rapidement on a eu des<br />

témoignages extraordinaires, de juifs polonais notamment, même s’ils<br />

n’ont pas pu convaincre. Dans les années 20 ou 30, les victimes n’avaient<br />

pas pris la parole, ni les Arméniens ni les autres. Notamment parce que la<br />

Croix-Rouge elle-même n’avait pas pris la parole. C’est la raison pour<br />

laquelle on ne savait pas, et je crois que ce qui était valable dans les années<br />

30 est parfaitement valable aujourd’hui. Il faut prendre la parole tout le<br />

temps pour dénoncer ou affirmer que l’on a fait des choses positives. C’est<br />

vraiment la leçon de l’Histoire et la leçon <strong>du</strong> présent.<br />

28


Votre remarque sur les rapports ambigus entre les humanitaires<br />

et la violence me semble juste. Il faudrait peut-être que nous autres, univer-<br />

Jacques Sémelin<br />

sitaires nous posions aussi la question, car ce n’est pas un problème qui touche uniquement<br />

les humanitaires. Nous l’aborderons d’ailleurs lors <strong>du</strong> colloque que nous<br />

organisons, à travers la question <strong>du</strong> rapport des universitaires à leur objet de<br />

recherche. Je ne suis pas sûr que ce soit la même chose, en tant qu’universitaire, de<br />

travailler sur ces questions de violence ou de s’intéresser à la peinture hollandaise au<br />

XVII ème siècle ! Les travaux d’Annette Becker et de Stéphane Audouin-Rouzeau ont<br />

remis la violence au centre de l’histoire de la guerre tant il est vrai que l’on peut écrire<br />

l’Histoire en euphémisant la violence de guerre. Cette exigence est centrale mais<br />

nous devons nous poser la question de nos propres motivations pour traiter cette<br />

question. D’autre part, je vous suis reconnaissant d’avoir repris l’idée de différence<br />

entre violence et conflit. Effectivement, c’est absolument central et je m’en veux de<br />

n’avoir pas développé cela. J’enchaînerai sur ce que vient de dire Annette en disant<br />

que la violence coupe la parole et que reconstruire après la violence, c’est faire rejaillir<br />

la parole. Pas seulement la parole des médias, mais aussi celle qui est au cœur <strong>du</strong><br />

pays en question. Dans quelles conditions peut-on aider à la reconstruction d’un<br />

espace public à l’intérieur de ces cités ? C’est un problème qui se pose de façon cruciale<br />

au Rwanda aujourd’hui.<br />

Les intervenants<br />

> Edith Baeriswyl<br />

Chef de l’Unité E<strong>du</strong>cation et Comportement au C.I.C.R. (Comité International de la Croix-Rouge)<br />

depuis 1996. Travaille au C.I.C.R. depuis 1989 dont 6 ans passés sur le terrain.<br />

> Annette Becker :<br />

Professeur d’histoire à l’Université de Paris X- Nanterre. A travaillé en particulier sur les violences des<br />

deux guerres mondiales et sur la politique humanitaire <strong>du</strong> C.I.C.R. et de différentes Eglises, en particulier<br />

celle de l’Eglise catholique, pendant la Première Guerre mondiale.<br />

> Guillaume Le Gallais :<br />

Directeur des Opérations chez Médecins sans Frontières depuis 2000. Travaille pour Médecins sans<br />

Frontières depuis fin 1988.<br />

> Véra Albaret :<br />

Directrice de deux établissements s’occupant de femmes victimes de violences, notamment conjugales.<br />

Co-présidente de la Fédération National Solidarité Femmes, chargée des affaires internationales.<br />

Par ailleurs, dirige un groupe de travail sur les violences faites aux femmes dans le public et<br />

dans le privé, auprès de la première adjointe au maire de Paris.<br />

> Fabrice Giraux :<br />

Médecin généraliste, travaille à l’Association Primo Levi, centre de soins pour les victimes de violences<br />

politiques. Par ailleurs, administrateur à Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> plus particulièrement en charge<br />

de dossiers concernant l’Amérique latine, notamment la Colombie et le Guatemala.<br />

> Jacques Sémelin :<br />

Directeur de recherches au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), affecté à l’E.H.E.S.S.<br />

(Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) et associé au Centre d'Etudes et de Relations Internationales<br />

(CERI). Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Après avoir étudié les processus<br />

de résistance civile à l’intérieur des régimes autoritaires et totalitaires, travaille sur les formes de violences<br />

extrêmes et plus particulièrement sur la purification ethnique dans les Balkans.<br />

> Patrick Aeberhard :<br />

Médecin, co-fondateur de Médecins sans Frontières et Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>.<br />

29


Violences d’exil :<br />

la situation des réfugiés sierra-léonais<br />

et libériens en Guinée forestière<br />

•par Daniel Cahen et Pascal Turlan<br />

"Je suis originaire de Sierra-Léone, où j'ai<br />

vécu dans le district de Kono. Les attaques<br />

<strong>du</strong> RUF ont débuté dans ma région en 1991.<br />

Entre 1991 et 1997 nous avons vécu dans la<br />

peur, en changeant souvent de domicile. Le<br />

RUF cherchait surtout à faire main basse<br />

sur les diamants. Ils tuaient beaucoup d'innocents.<br />

En 1997, poussés par la peur, nous<br />

avons traversé la frontière et sommes<br />

entrés en Guinée à la recherche de la paix<br />

et de la sécurité. Début décembre 2000, dès<br />

l'annonce de l'attaque <strong>du</strong> RUF, nous avons<br />

tous pris la fuite à travers la brousse. Nous<br />

avons tout laissé en emportant toute la<br />

nourriture que nous pouvions porter. Au<br />

cours de la nuit, en traversant un marécage,<br />

ma mère s'est blessée à la jambe. La<br />

blessure était profonde mais nous n'avions<br />

rien pour désinfecter et nous avons continué<br />

notre route. Très vite la gangrène s'est<br />

installée et ma mère est morte quelques<br />

jours après."<br />

F.B.,<br />

réfugié sierra-léonais, entretien réalisé en<br />

février <strong>2001</strong> à Nyaedou<br />

30


1<br />

La région de la<br />

Langue de Guékédou<br />

est également<br />

connue sous les<br />

vocables de "Bec de<br />

Canard", "Bec de Perroquet",<br />

"Guékédou<br />

Rural" ou bien encore<br />

"Languette". Dans le<br />

cadre de cet article il<br />

sera fait référence à la<br />

Langue de Guékédou,<br />

désignation communément<br />

utilisée par la<br />

communauté humanitaire.<br />

2<br />

Le RUF (Revolutionary<br />

United Front)<br />

s'est depuis 1991<br />

ren<strong>du</strong> tristement<br />

célèbre par l'ampleur<br />

des violations des<br />

droits de l'Homme<br />

commises lors <strong>du</strong><br />

conflit sierra-léonais<br />

(meurtres, viols, enlèvements<br />

à des fins<br />

d'enrôlement forcé,<br />

de travail forcé ou<br />

d'esclavage sexuel,<br />

amputations…). La<br />

violence extrême<br />

subie par les civils justifie<br />

les efforts actuels<br />

de mise en place d'un<br />

Tribunal spécial en<br />

Sierra-Léone chargé,<br />

de juger les crimes<br />

les plus graves (y<br />

compris les crimes<br />

contre l'humanité)<br />

commis par l'ensemble<br />

des parties à<br />

ce conflit armé interne<br />

ayant fait plusieurs<br />

dizaines de milliers de<br />

victimes.<br />

Longtemps considérée comme une terre d'accueil<br />

exemplaire au cœur d'une sous-région déchirée par<br />

des conflits armés extrêmement violents, la Guinée a<br />

permis l'installation sur son sol au cours des années<br />

90 d'une population réfugiée estimée à plus de quatre cent<br />

mille personnes : en septembre 2000, environ 125 000 Libériens<br />

et 300 000 Sierra-Léonais avaient trouvé refuge en Guinée,<br />

et vivaient pour la plupart dans la région dite de la<br />

"Langue de Guékédou" 1 , située à proximité immédiate des<br />

frontières libérienne et sierra-léonaise.<br />

"les Sierra-Léonais<br />

ont subi l'une des<br />

situations les plus<br />

cruelles que peuvent<br />

avoir à affronter des<br />

réfugiés..."<br />

A compter de l'<strong>automne</strong> 2000 la Guinée, qui n'avait jusqu'alors<br />

déploré que de brèves incursions armées sur son<br />

territoire, s'est retrouvée à son tour directement aspirée<br />

dans la spirale de violence affectant la sous-région. Elle s'est<br />

engagée massivement dans un conflit armé mené dans un<br />

premier temps sur son territoire<br />

afin de repousser diverses factions<br />

rebelles agissant depuis le<br />

Libéria et la Sierra-Léone, puis à<br />

l'extérieur de ses frontières afin<br />

de ré<strong>du</strong>ire toute nouvelle possibilité<br />

d'incursion.<br />

Les réfugiés établis pour certains<br />

en Guinée depuis plus<br />

d'une décennie et remarquablement<br />

bien intégrés ont payé un lourd tribut au cours des<br />

mois écoulés. Considérés avec une méfiance croissante par<br />

les autorités guinéennes en raison de leur proximité ethnique<br />

avec les rebelles, les Sierra-Léonais en particulier ont en<br />

outre subi l'une des situations les plus cruelles que peuvent<br />

avoir à affronter des réfugiés : être rattrapé par la guerre, se<br />

retrouver face à face dans son pays d'asile avec ses anciens<br />

bourreaux, les combattants <strong>du</strong> RUF, dont les brutalités<br />

avaient précisément motivé leur fuite 2 .<br />

Cet article est fondé principalement sur les constatations réalisées<br />

sur le terrain par les équipes de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>.<br />

Il a pour objet de décrire la situation vécue en Guinée forestière<br />

entre septembre 2000 et juin <strong>2001</strong> par les réfugiés, principales<br />

victimes d’un conflit armé générateur de violences<br />

auxquelles les organisations humanitaires tentent, encore à<br />

l’heure actuelle, d’apporter des réponses.<br />

31


Dossier<br />

Les réfugiés, principales victimes<br />

<strong>du</strong> conflit armé<br />

Le conflit en Guinée forestière, résultat de l’extension<br />

des conflits sous-régionaux<br />

La Guinée forestière, située aux frontières de la Sierra-Léone<br />

et <strong>du</strong> Libéria, représente un intérêt majeur pour les acteurs<br />

armés de la sous-région. Outre sa pro<strong>du</strong>ction agricole (café,<br />

thé, manioc, riz, bananes) elle pro<strong>du</strong>it également <strong>du</strong> minerai<br />

de fer (mines des Monts Nimba) et recèle des mines de diamant<br />

(Kerouané, Beyla, Macenta).<br />

A partir de septembre 2000, la Guinée forestière a fait l'objet<br />

d'incursions armées menées par des troupes rebelles provenant<br />

de Sierra-Léone, et dans une moindre mesure <strong>du</strong> Libéria.<br />

Les éléments armés impliqués en Guinée comprennent<br />

le RUF sierra-léonais ainsi que des opposants au régime guinéen<br />

(rassemblés sous le sigle RFDG – Rassemblement des<br />

Forces Démocratiques de Guinée).<br />

Après Macenta, Madina Oula et Forecariah en septembre,<br />

les villes de Guékédou, Tékoulo, Yendé et Kassadou ont été<br />

attaquées en décembre 2000. Les incursions se sont poursuivies<br />

jusqu'en mars <strong>2001</strong>, sans que les rebelles parviennent<br />

à établir de manière <strong>du</strong>rable leur contrôle sur une partie<br />

<strong>du</strong> territoire guinéen. La sous-préfecture de Kassadou, les<br />

villes de Tekoulo et de Yendé ont été particulièrement touchées<br />

lors de la phase de combats. La ville de Guékédou,<br />

principal pôle commercial de Guinée forestière, a été livrée<br />

au pillage et en grande partie détruite.<br />

L'armée guinéenne est parvenue à repousser les rebelles en<br />

s'appuyant sur plusieurs forces auxiliaires : Kamajors sierraléonais<br />

(chasseurs/combattants alliés au gouvernement sierra-léonais<br />

dans sa lutte contre le RUF), rebelles libériens<br />

opposés au président Charles Taylor (en particulier ULIMO-K)<br />

et milices villageoises formées de volontaires guinéens ayant<br />

reçu une instruction militaire sommaire.<br />

La stratégie adoptée par la Guinée a consisté à porter la guerre<br />

au-delà de ses propres frontières, en Sierra-Léone et au<br />

Libéria. Si le gouvernement sierra-léonais a semblé consentir<br />

32


3<br />

Les relations ne<br />

cessent de se détériorer<br />

entre les chefs<br />

d'Etat guinéen et<br />

libérien, ces derniers<br />

s'accusant mutuellement<br />

de soutenir des<br />

mouvements armés<br />

voués à leur perte.<br />

Le Président guinéen<br />

a ainsi refusé de participer<br />

au sommet de<br />

la CEDEAO (Communauté<br />

des Etats<br />

d'Afrique de l'Ouest)<br />

organisé le 11 avril<br />

<strong>2001</strong>, dont l'objet<br />

était précisément de<br />

tenter une conciliation<br />

entre les Présidents<br />

Conte (Guinée),<br />

Taylor (Libéria)<br />

et Kabbah (Sierra-<br />

Léone). La rébellion<br />

semble gagner <strong>du</strong><br />

terrain au Libéria et<br />

en dépit <strong>du</strong> processus<br />

de démobilisation<br />

et de désarmement<br />

<strong>du</strong> RUF mené sous<br />

l'égide des Nations<br />

Unies, des combats<br />

sporadiques se poursuivent<br />

en Sierra-<br />

Léone, principalement<br />

dans les zones<br />

diamantifères de l'Est<br />

toujours contrôlées<br />

par le RUF.<br />

4<br />

En mai <strong>2001</strong>, le<br />

chiffre de déplacés<br />

s'élevait à environ<br />

170 000 (Norwegian<br />

Refugee Council,<br />

Country Profile Update<br />

on Internal Displacement<br />

in Guinea, 16<br />

mai <strong>2001</strong>).<br />

aux opérations menées par la Guinée sur son territoire contre<br />

le RUF, le Président libérien a en revanche dénoncé avec virulence<br />

les autorités guinéennes, accusées de soutenir un<br />

mouvement armé très actif depuis plusieurs mois dans le<br />

Comté <strong>du</strong> Lofa, le LURD. En avril <strong>2001</strong>, la Guinée était parvenue<br />

à mettre un terme aux activités militaires des rebelles<br />

sur son territoire. La situation de calme apparent régnant<br />

dans les régions frontalières de la Guinée depuis le printemps<br />

<strong>2001</strong> ne doit cependant pas faire illusion : les tensions<br />

régionales restent vives et rien ne permet d'affirmer que la<br />

Guinée parviendra à sanctuariser son territoire sur le long<br />

terme 3 .<br />

Les non-combattants pris pour cible<br />

Les hostilités dont la Guinée forestière a été le théâtre entre<br />

septembre 2000 et avril <strong>2001</strong> ont été émaillées de nombreuses<br />

violations <strong>du</strong> Droit international humanitaire. Les violences<br />

subies par la population civile, tant réfugiée que guinéenne,<br />

expliquent en grande partie les déplacements massifs<br />

de population qui se sont pro<strong>du</strong>its au cours de cette<br />

période 4 .<br />

Attaques d'objectifs civils<br />

"Les rebelles sont arrivés à Nyaedou. Je vivais là avec mon<br />

père et ma mère depuis presque dix ans. En janvier, je crois<br />

que c'était à la fin <strong>du</strong> mois, les rebelles sont arrivés. Ils ont<br />

pris mon père et ma mère et les ont tués. Moi, je suis partie<br />

me cacher dans la forêt. Depuis, je vis toute seule."<br />

L.T., femme réfugiée âgée de 20 ans,<br />

témoignage recueilli en avril <strong>2001</strong> à Kountaya<br />

Les civils ont été systématiquement pris pour cible lors des<br />

incursions rebelles en territoire guinéen. Les attaques<br />

menées contre les villes de Yendé (2 et 3 décembre 2000),<br />

Guékédou (5 et 6 décembre 2000), Nongoa (9 mars <strong>2001</strong>) se<br />

sont ainsi toutes soldées par des pertes civiles. L'utilisation<br />

de moyens particulièrement perfides a été rapportée concernant<br />

l'attaque de Guékédou : les rebelles <strong>du</strong> RUF, peu après<br />

avoir investi la ville, y auraient diffusé un faux appel à la prière<br />

et exécuté les croyants se rendant à la mosquée. Dans<br />

d'autres situations, comme à Nangoa, ce sont les commer-<br />

33


Dossier<br />

çants qui ont été victimes des rebelles. Le bilan communément<br />

avancé des hostilités est de l'ordre de 1 000 victimes<br />

civiles 5 .<br />

Les contre-offensives des forces armées guinéennes ont,<br />

dans certains cas, été menées sans considération de l'obligation<br />

de distinguer entre objectifs civils et objectifs à caractère<br />

militaire. L'assaut lancé dans le but de reprendre Guékédou<br />

a ainsi été appuyé par d'importants moyens d'artillerie<br />

utilisés de manière indiscriminée. L'utilisation d'hélicoptères<br />

d'attaque par l'armée guinéenne lors d'offensives menées<br />

contre plusieurs bases <strong>du</strong> RUF en territoire sierra-léonais,<br />

situées au cœur de villages, a en outre occasionné des<br />

pertes civiles 6 .<br />

5<br />

AFP, 18 décembre<br />

2000.<br />

6<br />

Human Rights<br />

Watch, "Guinean<br />

Forces Kill, Wound<br />

Civilians in Sierra<br />

Leone", 28 février<br />

<strong>2001</strong>.<br />

Les biens à caractère civil ont également fait l'objet de destructions<br />

massives. Les infrastructures publiques (postes et<br />

centres de santé, écoles) ainsi que les lieux de culte ont été<br />

endommagés en tout ou en partie dans les zones attaquées<br />

par les forces rebelles. Le pillage des denrées alimentaires et<br />

des biens de consommation courante a été pratiqué d'une<br />

manière si habituelle que le motif de prédation a été mis en<br />

avant par de nombreux observateurs pour expliquer les incursions<br />

rebelles.<br />

Enlèvements aux fins de travail forcé<br />

Les forces rebelles ont enlevé de nombreux civils lors des<br />

retraites effectuées vers leurs bases situées en Sierra-<br />

Léone, par exemple après les attaques de Kassadou en<br />

décembre 2000 et de Nongoa le 9 mars <strong>2001</strong> (où une cinquantaine<br />

de personnes, toujours retenues en août <strong>2001</strong>,<br />

auraient été enlevées). Ces enlèvements se sont accompagnés<br />

de pratiques de travail forcé, les civils capturés étant<br />

contraints de porter <strong>du</strong> matériel (biens pillés, munitions),<br />

d'assurer des tâches agricoles ou domestiques ou bien encore,<br />

s'agissant de personnes appartenant au corps de santé,<br />

de soigner les combattants blessés lors des affrontements.<br />

De nombreux témoignages font état de violences et de<br />

menaces subies par les personnes retenues contre leur gré<br />

dans les bases <strong>du</strong> RUF en Sierra-Léone.<br />

34


7<br />

Human Rights<br />

Watch, "Refugees<br />

Still at Risk, Continuing<br />

Refugee Protection<br />

Concerns in<br />

Guinea", juillet <strong>2001</strong> ;<br />

Amnesty International,<br />

"Guinea : Refugees<br />

Must Not Be<br />

Forced to Choose<br />

Between Death in<br />

Sierra Leone or<br />

Death in Guinea",<br />

29 mars <strong>2001</strong>.<br />

Exécutions sommaires de personnes suspectées<br />

d'appartenir aux forces rebelles<br />

Les forces armées guinéennes ainsi que les milices villageoises<br />

combattant à leurs côtés auraient exécuté des indivi<strong>du</strong>s<br />

sur la base de leur appartenance réelle ou supposée<br />

aux forces rebelles. Rapportées par plusieurs sources, ces<br />

exécutions concerneraient aussi bien des personnes arrêtées<br />

sur le territoire guinéen en dehors de tout affrontement<br />

sur la base de dénonciations que des combattants capturés<br />

au cours d'opérations militaires 7 .<br />

Déplacements forcés de population<br />

Les réfugiés de la Langue de Guékédou se sont généralement<br />

déplacés de manière "volontaire" au cours de la période<br />

considérée, poussés par la violence et l'anticipation de nouvelles<br />

exactions. L'évacuation des camps de réfugiés situés<br />

autour <strong>du</strong> village de Konin, survenue le 1 er mars <strong>2001</strong>, s'apparente<br />

toutefois à un déplacement forcé de population.<br />

Exigé par les autorités militaires guinéennes au lendemain<br />

d'affrontements, le départ des réfugiés a été motivé officiellement<br />

par le souci d'établir une zone militaire ne comportant<br />

aucune présence civile étrangère. La menace d'ouvrir le feu<br />

sur les réfugiés a été employée afin de les contraindre au<br />

départ. La nécessité militaire invoquée par les autorités paraît<br />

pour le moins discutable, dans la mesure où les ressortissants<br />

guinéens établis dans la région de Konin n'ont pas été<br />

visés par cette décision. Les réfugiés n'ont pu bénéficier<br />

d'aucun délai pour préparer leur départ dans des conditions<br />

satisfaisantes.<br />

Privations de liberté<br />

"J'ai été arrêté avec ma femme. Nous étions à pied et les soldats<br />

guinéens nous ont stoppés à un barrage. (…) Ils m'ont<br />

attrapé, m'ont frappé, battu, tapé à coups de pieds, et ils<br />

m'ont jeté dans une voiture. Ma femme est arrivée en<br />

demandant ce qui se passait et ils l'ont arrêtée aussi, et mise<br />

dans la voiture. Ils nous emmenés au poste de police dans<br />

une cellule sans air.(…) Nous n'avons pas reçu de nourriture,<br />

pas d'eau jusqu'au lendemain. Il n'y avait pas de toilettes, il<br />

fallait faire dans la même pièce. A 6 h <strong>du</strong> matin, ils nous ont<br />

emmenés avec ma femme à la gendarmerie. Ils nous ont mis<br />

35


Dossier<br />

dans une cellule avec d'autres réfugiés suspectés d'être des<br />

rebelles, nous y sommes restés encore deux jours"<br />

J.T., réfugié sierra-léonais,<br />

témoignage recueilli le 26 avril <strong>2001</strong><br />

La méfiance croissante des autorités envers les réfugiés,<br />

suspectés de soutenir les forces rebelles, voire de participer<br />

directement aux opérations armées menées sur le territoire<br />

guinéen, a con<strong>du</strong>it à une flambée d'arrestations à compter de<br />

janvier <strong>2001</strong>, prenant à certaines occasions la forme de véritables<br />

rafles (par exemple arrestations de 300 réfugiés dans<br />

le camp de Massakoundou fin mars <strong>2001</strong>).<br />

La <strong>du</strong>rée des détentions, subies dans des locaux pénitentiaires<br />

ou dans des cellules relevant de postes de police ou<br />

de gendarmerie, va de quelques jours à plusieurs mois. Elles<br />

ont pour but affiché de vérifier l'appartenance des réfugiés<br />

aux forces rebelles. Une méthode usuellement appliquée<br />

consiste à examiner le corps des suspects dans le but de<br />

rechercher les marques ou tatouages arborés par les<br />

membres <strong>du</strong> RUF. Toute personne porteuse de tatouages est<br />

présumée appartenir à la rébellion,<br />

sans même que les autorités<br />

cherchent à distinguer<br />

" Toute personne<br />

porteuse de<br />

tatouages est<br />

présumée appartenir<br />

à la rébellion..."<br />

tatouages à caractère rituel<br />

(très fréquents dans la région)<br />

et signes distinctifs <strong>du</strong> RUF 8 .<br />

Le risque d'erreur est d'autant<br />

plus important que les rebelles<br />

(RUF et RFDG) incisent parfois<br />

profondément la peau de civils<br />

tombés entre leurs mains en y<br />

inscrivant le sigle de leurs mouvements,<br />

pratique ayant pour but de contraindre les captifs à<br />

rester en zone rebelle de peur d'être confon<strong>du</strong>s avec des<br />

combattants s'ils revenaient dans leurs foyers.<br />

8<br />

En septembre 2000,<br />

le Président guinéen<br />

dans un discours<br />

radiodiffusé accusait<br />

en bloc les réfugiés<br />

d'appartenir à la<br />

rébellion et d'œuvrer<br />

à la déstabilisation de<br />

la Guinée. Il faisait<br />

appel au peuple et<br />

demandait aux<br />

citoyens de défendre<br />

la patrie contre l'invasion<br />

étrangère. Ce<br />

discours, qui devait<br />

immédiatement provoquer<br />

une poussée<br />

de violences antiréfugiés<br />

dans la<br />

région de Conakry,<br />

marque le passage<br />

d'une ère de relative<br />

tolérance à l'égard<br />

des réfugiés à l'amalgame<br />

aujourd'hui pratiqué<br />

entre les réfugiés<br />

et les menaces<br />

extérieures pesant<br />

sur la Guinée<br />

(v. Human Rights<br />

Watch, "Refugee<br />

women in Guinea<br />

Raped : Government<br />

Incites Attacks on<br />

Sierra Leonean and<br />

Liberian Refugees",<br />

UNHCR Must Act,<br />

13 septembre 2000).<br />

S'il ne fait aucun doute que les autorités guinéennes sont<br />

fondées à appréhender toute personne appartenant à des<br />

forces ennemies ou suspectées sur la base d'éléments<br />

objectifs d'y appartenir, le caractère arbitraire des motifs<br />

ayant con<strong>du</strong>it à l'enfermement de centaines de réfugiés<br />

prive cette mesure de tout caractère raisonnable. Les autorités<br />

qualifient ces mesures privatives de liberté de procé-<br />

36


9<br />

Ensemble de principes<br />

pour la protection<br />

de toutes les<br />

personnes soumises<br />

à une forme quelconque<br />

de détention<br />

ou d'emprisonnement,<br />

adopté par<br />

l'Assemblée Génerale<br />

des Nations Unies,<br />

résolution 43/173 <strong>du</strong><br />

9 décembre 1988.<br />

Les principes contenus<br />

dans la résolution<br />

sont applicables aussi<br />

bien en temps de<br />

paix qu'en temps de<br />

guerre ou de troubles<br />

internes.<br />

<strong>du</strong>res de "vérification", justifiées par l'état de guerre. Les pratiques<br />

de détention massive frappant les réfugiés s'apparentent<br />

davantage à des internements de sécurité mis en œuvre<br />

en dehors de tout cadre légal, sans possibilité de contrôle<br />

juridictionnel. Selon les déclarations d'anciens détenus, les<br />

conditions de détention sont en outre contraires aux principes<br />

minimaux internationalement reconnus 9 : mauvais traitements,<br />

surpopulation, nourriture insuffisante, absence de<br />

prise en charge médicale, absence de séparation entre détenus<br />

condamnés et réfugiés internés, absence de séparation<br />

entre personnes majeures et mineures.<br />

Violences envers les femmes<br />

"Une nuit, vers 1 h <strong>du</strong> matin, nous sommes tombés sur un<br />

groupe de plus de dix rebelles. Ils nous ont forcés à aller à<br />

Guekédou. Deux rebelles ont pris mon mari et sont partis<br />

avec lui. J'ai enten<strong>du</strong> des coups de feu et je n'ai plus eu de<br />

nouvelles de lui. Je suis sûre qu'ils ont tué mon mari. Les<br />

rebelles sont restés avec moi et mes enfants. Ils ont mis<br />

mes enfants un peu plus loin et ils m'ont jetée sur le sol et<br />

frappée. Ils m'ont violée, chacun à leur tour. Quand ils m'ont<br />

enfin laissée tranquille, j'ai commencè à saigner"<br />

B.T., réfugiée sierra-léonaise,<br />

témoignage recueilli en avril <strong>2001</strong> à Kountaya<br />

Les forces rebelles se sont ren<strong>du</strong>es coupables de viols commis<br />

à l'encontre de femmes tant réfugiées que guinéennes.<br />

Sans que le caractère systématique de cette pratique puisse<br />

être établi avec certitude, de très nombreux cas de viols ont<br />

été rapportés. Les forces rebelles ont également enlevé des<br />

femmes soumises à un véritable esclavage sexuel dans les<br />

bases <strong>du</strong> RUF en Sierra-Léone.<br />

Le bilan de la phase d'affrontements en Guinée forestière est<br />

accablant. Les principes humanitaires essentiels applicables<br />

dans les situations de conflit armé interne (prohibition des<br />

atteintes à la vie, à l'intégrité corporelle, notamment le<br />

meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements<br />

cruels, les tortures et supplices, les prises d'otage, les<br />

traitements inhumains et dégradants, les condamnations et<br />

exécutions perpétrées sans un jugement préalable) ont été<br />

massivement méconnus. Doublement atteints en leur quali-<br />

37


Dossier<br />

té de civils confrontés à des acteurs armés prenant volontairement<br />

pour cible les non-combattants et d'étrangers soupçonnés<br />

de collusion avec la rébellion, les réfugiés ont considérablement<br />

souffert de l'effondrement <strong>du</strong> niveau de protection<br />

auquel ils pouvaient prétendre.<br />

Les réfugiés enfin à l'abri des violences ?<br />

Le contexte d'insécurité en Guinée forestière a naturellement<br />

con<strong>du</strong>it à une dégradation importante de la situation<br />

humanitaire dans la Langue de Guékédou. Face à cette situation,<br />

les organisations humanitaires ont poursuivi concurremment<br />

une double stratégie consistant, d'une part, à assister<br />

les réfugiés dans la Langue de Guékédou afin de rétablir les<br />

équilibres nutritionnel et sanitaire et, d'autre part, à participer<br />

à une opération de transfert des réfugiés de la Langue de<br />

Guékédou vers de nouveaux camps construits à bonne distance<br />

des frontières. En dépit de l'amélioration des conditions<br />

d'existence des réfugiés et <strong>du</strong> recul marqué de l'insécurité<br />

au cours des derniers mois, la satisfaction des besoins<br />

de protection et d'assistance des réfugiés en Guinée forestière<br />

constitue un défi délicat à relever.<br />

Une situation humanitaire dégradée<br />

Les hostilités en Guinée forestière ont contraint les organisations<br />

humanitaires présentes (ONG et agences <strong>du</strong> système<br />

des Nations Unies) à suspendre leurs activités au cours<br />

de l'<strong>automne</strong> 2000. Le HCR, en particulier, fut directement et<br />

<strong>du</strong>rement frappé au cours de cette période : à l'assassinat de<br />

son chef de bureau à Macenta succéda l'enlèvement de<br />

deux employés, fort heureusement relâchés par la suite. A<br />

compter de janvier <strong>2001</strong>, plusieurs ONG faisaient néanmoins<br />

le choix de réinvestir la Langue de Guékédou et d'y rétablir<br />

l'assistance humanitaire 10 .<br />

La situation au premier trimestre <strong>2001</strong> dans et aux alentours<br />

immédiats de la Langue de Guékédou en termes nutritionnel<br />

et sanitaire était fortement dégradée, après plusieurs mois<br />

passés sans assistance. Le pillage des structures de santé<br />

lors des incursions rebelles (Tekoulo, Nangoa, Yende, Oualto,<br />

hôpital de Guékédou), les difficultés d'approvisionnement et<br />

la fuite <strong>du</strong> personnel soignant imposaient de rétablir en<br />

urgence l'accès aux soins des populations. La situation nutri-<br />

10<br />

Médecins <strong>du</strong><br />

<strong>Monde</strong> en premier<br />

lieu, rapidement<br />

rejoint par Médecins<br />

sans Frontières, Première<br />

Urgence et<br />

Action Contre la Faim.<br />

38


11<br />

Enquête réalisée<br />

par Médecins <strong>du</strong><br />

<strong>Monde</strong> dans la semaine<br />

<strong>du</strong> 26 février <strong>2001</strong><br />

selon la méthode<br />

d'estimation <strong>du</strong> périmètre<br />

brachial de la<br />

totalité des enfants<br />

présents.<br />

tionnelle était préoccupante. Dans le camp de Fangamadou,<br />

le taux de malnutrition globale des enfants de un à cinq ans<br />

était de 3,4 %, tandis que 8,8 % des enfants était exposé à<br />

un risque de malnutrition. Dans les camps de Bassedou et de<br />

Bambaya, ces chiffres s'élevaient respectivement à 11,5%<br />

et 10,2% 11 .<br />

Au printemps <strong>2001</strong>, les programmes de soins de santé primaire,<br />

de distribution de nourriture et de nutrition thérapeutique<br />

menés par les ONG permettaient globalement de rétablir<br />

les grands équilibres.<br />

L'opération de transfert des réfugiés<br />

En février <strong>2001</strong>, le HCR obtenait des autorités les autorisations<br />

nécessaires en vue de l'établissement de nouveaux<br />

camps destinés en priorité aux réfugiés de la Langue de Guékédou,<br />

situés à distance des frontières. Réclamée de longue<br />

date par de nombreuses organisations humanitaires et de<br />

défense des droits de l'homme, la construction de nouveaux<br />

camps devait permettre de tirer un trait sur une erreur majeure<br />

commise au cours des années quatre vingt dix. Compte<br />

tenu de la volatilité <strong>du</strong> contexte sous-régional, il paraissait en<br />

effet évident qu'autoriser la présence de centaines de milliers<br />

de réfugiés à proximité immédiate des frontières de<br />

leurs pays d'origine — et par conséquent des bases des<br />

forces rebelles actives en Sierra-Léone et au Libéria et des<br />

concentrations de troupes massées à la frontière guinéenne<br />

et chargées de la défense <strong>du</strong> territoire — formait le prélude<br />

à un désastre annoncé 12 .<br />

12<br />

Voir Human Rights<br />

Watch, "Sowing Terror:<br />

Atrocities Against<br />

Civilians In Sierra-<br />

Leone", Juillet 1998.<br />

Prévue pour concerner un maximum de 100 000 réfugiés,<br />

l'opération de transfert à partir de la Langue de Guékédou<br />

vers les camps nouvellement construits dans la préfecture<br />

de Dabola et la sous-préfecture d'Albadaria (connue sous le<br />

nom d'"opération de relocalisation" ou bien encore d'"opération<br />

Isabella") a démarré en février <strong>2001</strong> et s'est achevée à la<br />

fin mai <strong>2001</strong>. Elle s'est déroulée en deux phases distinctes.<br />

Au cours de la première phase (février-avril <strong>2001</strong>), les réfugiés<br />

ayant pu être informés de l'existence de l'opération ont<br />

été invités par le HCR à se déplacer par leurs propres<br />

moyens vers deux camps de transit situés au nord de la<br />

Langue de Guékédou (Nyaedou et Katkama), à partir des-<br />

39


Dossier<br />

quels leur transfert vers les nouveaux camps était effectué<br />

par camions. Deux difficultés majeures sont apparues au<br />

cours de cette première phase de l'opération.<br />

En premier lieu, les réfugiés les plus vulnérables ainsi que<br />

leurs proches – les familles ayant logiquement refusé de se<br />

séparer - n'ont pu accéder à la procé<strong>du</strong>re de transfert en raison<br />

de l'obligation qui leur était imposée de marcher vers les<br />

camps de transit. Même pour les réfugiés les plus aptes à se<br />

déplacer, la marche vers Nyaedou et Katkama s'est par<br />

ailleurs révélée extrêmement ar<strong>du</strong>e, compte tenu des distances<br />

(quatre jours de marche pour les réfugiés établis à<br />

l'extrémité sud de la Langue de Guékédou) et des difficultés<br />

d'approvisionnement en nourriture. Les enfants ont particulièrement<br />

souffert : le taux de mortalité globale des enfants<br />

de moins de cinq ans à leur arrivée à Katkama s'élevait à 3,23<br />

pour 10 000 par jour dans la semaine <strong>du</strong> 12 au 18 février<br />

<strong>2001</strong> 13 .<br />

En second lieu, les réfugiés contraints de se mouvoir dans<br />

une zone fortement militarisée ont été victimes de pratiques<br />

de harcèlement commises à grande échelle par les forces<br />

armées guinéennes et leurs auxiliaires. En sus des pratiques<br />

d'extorsion consistant à exiger une somme d'argent pour traverser<br />

les postes de contrôle érigés dans la Langue de Guékédou,<br />

les réfugiés (et surtout les femmes et les fillettes) ont<br />

subi des fouilles corporelles particulièrement dégradantes.<br />

Les mauvais traitements et arrestations arbitraires se sont<br />

multipliés 14 .<br />

Les deux écueils évoqués — caractère inéquitable des conditions<br />

d'accès à l'opération de transfert et mise en danger des<br />

réfugiés en termes de respect des libertés fondamentales —<br />

ont naturellement con<strong>du</strong>it dès février <strong>2001</strong> les ONG à solliciter<br />

<strong>du</strong> HCR l'emploi des moyens motorisés à sa disposition<br />

afin de transporter les réfugiés depuis leurs lieux d'habitation<br />

dans la Langue de Guékédou jusqu'aux nouveaux camps.<br />

Cette exigence de bon sens n'a pas été enten<strong>du</strong>e dans un<br />

premier temps.<br />

La seconde phase de l'opération s'est déroulée sur un laps<br />

de temps bref en mai <strong>2001</strong>, à la demande pressante des<br />

autorités guinéennes qui ont alors exigé <strong>du</strong> HCR que le maximum<br />

de réfugiés soient extraits de la Langue de Guékédou<br />

en quelques jours. La finalité de cette demande était clairement<br />

formulée : vider la zone de ses réfugiés pour faciliter le<br />

13<br />

Un taux de mortalité<br />

supérieur ou égal à<br />

2,5 pour 10 000 par<br />

jour chez les enfants<br />

de moins de cinq ans<br />

est considéré comme<br />

critique.<br />

14<br />

F.B., réfugiés sierraléonais<br />

de 41 ans<br />

interrogé à son arrivée<br />

à Nyaedou, relatait<br />

ainsi sa marche<br />

vers les camps de<br />

transit :" Au cours de<br />

notre marche nous<br />

avons <strong>du</strong> traverser de<br />

nombreux barrages<br />

tenus par des miliciens.<br />

Pour passer les<br />

barrages nous avons<br />

été obligés de payer<br />

les miliciens soit en<br />

leur versant de l'argent,<br />

soit en leur<br />

abandonnant une partie<br />

de la nourriture qui<br />

nous restait. Les<br />

contrôles sont très<br />

fréquents, même en<br />

période normale.<br />

Lorsqu'un réfugié est<br />

contrôlé sans sa carte<br />

de réfugié il est arrêté<br />

et parfois mis en prison,<br />

jusqu'à ce qu'il<br />

paie pour être libéré.<br />

Parfois les miliciens<br />

confisquent les documents<br />

d'identité, et<br />

ne les restituent que<br />

contre une "amende".<br />

Le prix à payer pour<br />

être libéré ou pour<br />

récupérer sa carte est<br />

généralement de<br />

5000 francs guinéens"<br />

40


contrôle des frontières et les opérations militaires. A la<br />

même période, les agences <strong>du</strong> système des Nations Unies<br />

considéraient pour la première fois depuis septembre 2000<br />

que les conditions de sécurité leur permettaient de se rendre<br />

à nouveau dans la Langue de Guékédou : l'utilisation des<br />

moyens motorisés était autorisée, et en moins de vingt jours<br />

13 400 réfugiés étaient évacués par camion.<br />

Au total, 57 000 réfugiés initialement établis dans la Langue<br />

de Guékédou ont été réinstallés dans les nouveaux camps de<br />

Kountaya, Boreah, Sembakounya et Telikoro. A l'heure des<br />

premiers bilans, il faut reconnaître que l'opération de transfert,<br />

indiscutablement nécessaire dans son principe, s'est<br />

accompagnée de violations des droits fondamentaux des<br />

réfugiés. La précipitation dans laquelle la deuxième phase de<br />

l'opération a été menée pose ainsi clairement la question de<br />

l'exercice d'un choix libre et informé de la part des réfugiés,<br />

parfois contraints de décider en quelques minutes s'ils souhaitaient<br />

partir ou rester - un choix évidemment lourd de<br />

conséquences quant à leur avenir.<br />

Les rapatriements<br />

Depuis septembre 2000, le HCR et l'OIM (Office International<br />

des Migrations) ont organisé le rapatriement de 35 000<br />

réfugiés sierra-léonais. Plusieurs centaines de réfugiés libériens<br />

ont en outre été rapatriés vers leur pays. Les rapatriements<br />

s'effectuent par bateau de Conakry vers Freetown et<br />

Monrovia. Deux difficultés retiennent l'attention.<br />

15<br />

v. UN/OCHA-Sierra<br />

Leone, Humanitarian<br />

Situation Report, 11<br />

juillet-8 août <strong>2001</strong>.<br />

Les accrochages<br />

n'ont toujours pas<br />

cessé dans la région<br />

diamantifère de Kono,<br />

où le RUF dispose<br />

d'importants moyens<br />

militaires.<br />

D’abord, la Sierra-Léone et le Libéria n'offrent pas les conditions<br />

de sécurité optimum qui devraient être réunies dans le<br />

cadre d'une opération massive de rapatriement. Si le processus<br />

de démobilisation et de désarmement des combattants<br />

<strong>du</strong> RUF et des milices pro-gouvernementales (Civil Defence<br />

Forces) mené par la mission des Nations Unies en Sierra<br />

Leone, conformément aux accords de paix de Lomé, connaît<br />

un succès certain depuis le printemps <strong>2001</strong>, les tensions restent<br />

palpables et le cessez-le-feu fragile 15 . Au Libéria, la guerre<br />

s'intensifie dans le Comté <strong>du</strong> Lofa où les rebelles <strong>du</strong><br />

LURD semblent solidement implantés. Les combats ont provoqué<br />

de nouveaux flux de réfugiés libériens vers la Guinée<br />

et la Côte d'Ivoire.<br />

De plus, les capacités d'accueil en Sierra-Léone ont atteint<br />

41


Dossier<br />

leurs limites. Le nombre de déplacés internes y est estimé à<br />

environ un million de personnes, et les efforts actuels tendent<br />

à permettre aux déplacés de se réinstaller dans leur<br />

région d'origine ou dans les zones dans lesquelles le gouvernement<br />

parvient à rétablir son autorité. L'accueil des rapatriés<br />

ne constitue pas, dans ces conditions, une priorité.<br />

" les tensions<br />

restent palpables<br />

et le cessez-le-feu<br />

fragile..."<br />

Les facteurs conjugués d'insécurité et<br />

de saturation <strong>du</strong> dispositif d'accueil<br />

expliquent que le rythme des rapatriements<br />

connaît depuis l'été <strong>2001</strong> une<br />

décrue spectaculaire : en juillet <strong>2001</strong>,<br />

seuls 365 réfugiés sierra-léonais ont fait<br />

le choix <strong>du</strong> retour 16 .<br />

Passée la phase de crise aiguë qu'ont<br />

traversée les réfugiés de la Langue de Guékédou à l'<strong>automne</strong><br />

2000, la situation s'est incontestablement améliorée. Les<br />

réfugiés craignent certes moins pour leur vie, mais les motifs<br />

de préoccupation demeurent. Tout regain de tension pourrait<br />

con<strong>du</strong>ire les autorités et la population guinéenne à rendre à<br />

nouveau les réfugiés responsables de l'insécurité.<br />

De plus, de nombreux réfugiés (entre vingt et quarante mille)<br />

n'ont pas pris part à l'opération de transfert et résident toujours<br />

dans la Langue de Guékédou. Ce choix s'explique par<br />

leur bonne intégration, une forte méfiance vis-à-vis des autorités<br />

guinéennes au vu des événements des derniers mois,<br />

et l'espoir de pouvoir retourner plus rapidement dans leurs<br />

foyers si le conflit s'éteint enfin dans la sous-région. Le HCR<br />

a clairement affirmé qu'il ne les assisterait plus, et que son<br />

mandat de protection ne trouverait à s'exercer à leur égard<br />

qu'en cas de violation sérieuse de leurs droits fondamentaux<br />

17 . Ces réfugiés vivent pourtant une situation de grande<br />

précarité : de nouvelles tensions aux frontières auraient, tout<br />

comme à l'<strong>automne</strong> dernier, un impact immédiat sur leur<br />

bien-être et leur sécurité.<br />

Enfin, entre 10 000 et 50 000 réfugiés ont décidé au plus fort<br />

de la crise de rentrer par leurs propres moyens en Sierra-<br />

Léone. Traversant les frontières terrestres, ils ont pris le<br />

risque de cheminer par les zones contrôlées par le RUF. Si<br />

certains sont apparemment parvenus à rejoindre les zones<br />

gouvernementales sans encombre, les récits des exactions<br />

16<br />

Idem.<br />

17<br />

IRIN, "Guinea Completes<br />

Refugee Relocation<br />

from Parrot's<br />

Beak", 29 mai <strong>2001</strong>.<br />

42


18<br />

v. Human Rights<br />

Watch, "No Safe Passage<br />

Through Rebel-<br />

Held Sierra Leone,<br />

New Plan Would Not<br />

Protect Refugees",<br />

3 avril <strong>2001</strong>.<br />

subies (meurtres, viols, enlèvements, travail forcé) sont trop<br />

nombreux pour laisser place au doute 18 quant au traitement<br />

qui leur a été réservé par le RUF. Mieux assistés et surtout<br />

mieux protégés en Guinée, ces réfugiés n'auraient sans<br />

doute pas été contraints d'exercer un choix aussi hasardeux.<br />

Leur sort porte la marque, cruelle, des limites de l'action<br />

humanitaire dans un contexte de passivité de la communauté<br />

internationale.<br />

Les auteurs :<br />

Daniel Cahen est juriste au sein de l’Unité Droits de l’Homme<br />

et Droit International <strong>Humanitaire</strong> à Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

Pascal Turlan est juriste et volontaire à Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

43


Deaths among humanitarian workers<br />

•Mani Sheik, Maria Isabel Guttierez, Paul Bolton,<br />

Paul Spiegel, Michel Thieren, Gilbert Burnham<br />

• Texte paru dans BMJ ; :-.<br />

Nous le repro<strong>du</strong>isons ici avec l’aimable autorisation <strong>du</strong> British Medical Journal<br />

Summary points<br />

Wars between states have been largely replaced by internal<br />

conflict and anarchy, which have put the lives of civilians and<br />

humanitarian workers at ever increasing risk<br />

• Between and nearly a half of deaths traced were<br />

in workers from UN programmes, and a quarter were in UN<br />

peacekeepers<br />

• Most deaths were <strong>du</strong>e to intentional violence (guns or other<br />

weapons), many associated with banditry<br />

• One third of deaths occurred in the first days of service,<br />

with % dying within the first days; the timing of death<br />

was unrelated to previous field experience<br />

• The number of deaths peaked with the Rwanda crisis in <br />

and has been decreasing for all groups except for non-governmental<br />

organisations, where it continues to increase<br />

1<br />

Burkle FM. Lessons<br />

learnt and future<br />

expectations of complex<br />

emergencies.<br />

BMJ 1999;319:422-6.<br />

2<br />

Aboutanos MB,<br />

Baker SP. Wartime<br />

civilian injuries, epidemiology<br />

and intervention<br />

strategies. J<br />

Trauma 1997;43:719-<br />

26.<br />

The nature of humanitarian relief has changed<br />

dramatically in the past decade as<br />

conflicts have ceased being wars between<br />

states and are now largely internal conflict<br />

taking place amid the anarchy of weakened<br />

or collapsed states 1 . Increasingly, civilians<br />

and those who try to protect and assist<br />

them are seen as legitimate targets for<br />

extortion, harassment, rape, and brutality 2 .<br />

44


3<br />

Thoughts for safety<br />

of aid workers in dangerous<br />

places. Lancet<br />

1999;354:609. Slim H.<br />

Doing the right thing:<br />

relief agencies, moral<br />

dilemmas and responsibility<br />

in political<br />

emergencies and war.<br />

Disasters<br />

1997;21:244.<br />

4<br />

Martin R. NGO field<br />

security. Forced<br />

migration Rev<br />

1999:4-7.<br />

5<br />

Schouten EJ, Borgdorff<br />

MW. Increased<br />

mortality among<br />

Dutch development<br />

workers. BMJ<br />

1995;311:1342-4<br />

Hargaten SW, Baker<br />

SP. Fatalities in the<br />

Peace Corps. JAMA<br />

1965;254:1326-9.<br />

Baker TD, Hargarten<br />

SW, Gutpill KS. The<br />

uncounted dead-American<br />

civilians dying<br />

overseas. Public Health<br />

Rep 1992;107:155-<br />

9. Frame JD, Lange<br />

WR, Frankenfield DL.<br />

Mortality trends of<br />

American missionaries<br />

in Africa, 1945-<br />

1985. Am J Trop Med<br />

Hyg 1992;46:686-90.<br />

Providing assistance while protecting the<br />

providers is the dilemma facing all international<br />

aid organisations 3 . To gain a better<br />

understanding of deaths in this group, we<br />

analysed 382 deaths in humanitarian workers<br />

between 1985 and 1998.<br />

Most humanitarian organisations believe<br />

that the number of deaths among relief<br />

workers has been increasing 4 . Although<br />

data exist for deaths among development<br />

workers, Peace Corps volunteers, and other<br />

expatriates, there have been no data on<br />

deaths among humanitarian workers 5 .<br />

Methods<br />

We collected information from the records of aid agencies<br />

and organisations. We included any death between 1985 and<br />

1998 occurring in workers in the filed or as a result of them<br />

having worked in the field <strong>du</strong>ring emergency or transitional<br />

periods. We classified organisations as non-governmental,<br />

Red Cross (the International Committee of the Red Cross,<br />

national Red Cross, or Red Crescent societies), United<br />

Nations programmes, and UN peacekeeping activities. Ethical<br />

approval for our study was given by the Committee on<br />

Human Research at the Johns Hopkins School of Hygiene<br />

and Public Health.<br />

Some organisations had no deaths or kept no<br />

records of deaths or their circumstances. Overall, 32 organisations<br />

and their affiliates provided data, with only three<br />

declining. We identified 392 deaths, of which 10 did not<br />

meet the inclusion criteria.<br />

Deaths were categorised by demography, occupational<br />

factors, and circumstances of death. We had hoped to<br />

calculate risk rates and ratios for national and expatriate<br />

humanitarian workers, but information about staffing levels<br />

that was needed to construct denominators was available<br />

from only a few organisations.<br />

Deaths were coded by cause. Deaths by intentional<br />

violence were those by means meant to inflict harm, such as<br />

45


Dossier<br />

guns, bombs, ordnance, landmines, or other weapons.<br />

Deaths by unintentional violence were those by accidental<br />

means, such as drowning and aircraft crashes. Motor vehicle<br />

deaths were deaths of occupants as a direct result of an accident.<br />

Deaths from weapon fire while riding in a vehicle were<br />

coded as intentional violence. Deaths from other causes<br />

included disease and “natural causes.” Information provided<br />

by national Red Cross societies, but not the International<br />

Committee of the Red Cross, contained data on deaths by<br />

natural causes. Not all deaths of people working for the International<br />

Committee of the Red Cross were available for inclusion<br />

in our analysis.<br />

Findings<br />

Organisation - Of 375 deaths for which organisations were<br />

identified, 58 occurred among staff of non-governmental<br />

organisations, 52 among those of the Red Cross or Red Crescent<br />

societies, 177 among UN programme workers, and 88<br />

among UN peacekeepers.<br />

Circumstances of death are shown in the table.<br />

Intentional violence was recorded as the cause of 253<br />

deaths (68%), unintentional violence for 27 (7%), motor<br />

vehicle causes for 64 (17%), and “other causes”, including<br />

disease and natural causes for 31 (8%). The International<br />

Committee of the Red Cross and Red Cross and Red Crescent<br />

societies reported 77% of deaths from intentional violence.<br />

Overall, deaths from intentional violence were most<br />

common in 1992-5, when they accounted for 75% of all<br />

deaths. Cause of death was unavailable for six workers.<br />

Causes of deaths in humanitarian workers in each organisation<br />

Organisation Intentional Violence Unintentional Violence Motor vehicle accident Other* Total<br />

Nongovernmental<br />

23 6 10 19 58<br />

UN programme 145 3 23 6 177<br />

UN peacekeepers 45 13 24 6 88<br />

Red Cross and<br />

Red Crescent<br />

societies 40 5 7 NA 52<br />

Total 253 27 64 31 375<br />

NA= not available. *Includes diseases.<br />

46


Country of origin - 217 deaths (58%) were among<br />

national or local staff and 160 (43%) among expatriates, with<br />

nationality unknown for five (1%). Those who died came<br />

from 89 countries: 20 (5%) from the Americas, 57 (15%)<br />

from Europe, 168 (45%) from Africa, 92 (25%) from Asia, and<br />

five (1%) from Oceania.<br />

Age - Mean age at death was 38.2 years for nationals<br />

and 39.9 for expatriates (range 20-78 years). Age was not<br />

associated with circumstances of death. Among non-governmental<br />

organisations and the Red Cross half of those who<br />

died had professional degrees. UN records lacked information<br />

on e<strong>du</strong>cational levels. Men accounted for 90% of<br />

deaths. Workers who were parents were significantly less<br />

likely to die from unintentional violence than from other<br />

causes.<br />

Type of occupation was available for 227 workers<br />

who died: 29 (13%) were drivers, 28 (12%) guards, 48 (21%)<br />

office staff, 49 (22%) field staff, 21 (9%) medical staff, 43<br />

(19%) peacekeepers, and nine (4%) consultative staff. Intentional<br />

violence was responsible for 76% of deaths among<br />

guards, 57% among medical staff, and 56% among field<br />

staff. Occupations with the highest proportion of deaths caused<br />

by motor vehicle accident were drivers (44%), peacekeepers<br />

(42%), and office staff (29%).<br />

Deaths each year - Deaths peaked in 1994 at the<br />

time of events in Rwanda. Since 1994, reported deaths<br />

among UN staff has decreased whereas deaths among workers<br />

in non-governmental organisations have continued to<br />

increase. No pattern was found for deaths among Red Cross<br />

workers. Deaths for 1998 are probably underreported as<br />

much as the information came from settlement of deaths<br />

benefits, which might not have been fully processed. Between<br />

1985 and 1998, deaths <strong>du</strong>e to intentional violence<br />

increased whereas those from motor vehicle accidents<br />

decreased.<br />

Location - The Great Lakes and Horn of Africa<br />

accounted for over half of all deaths (28% and 20% respectively).<br />

The largest number of deaths were in Rwanda (63<br />

deaths), Somalia (39), Cambodia (28), and Angola (17), and<br />

Afghanistan, Ethiopia, and Sudan (16 each). The proportion of<br />

expatriate deaths was highest in Africa.<br />

Length of service - Length of time in a particular assignment<br />

was noted for 163 workers who died. Of these, 17%<br />

died within the first month of service and 31% within three<br />

47


Dossier<br />

months. Median length of service at death was eight<br />

months. The median time in post at the time of death was<br />

longest in UN programme staff (18.5 months) and shortest in<br />

UN peacekeepers (5.5).<br />

Understanding the findings<br />

Incomplete records<br />

Our findings confirm the belief that deaths among humanitarian<br />

workers have increased 6 . Although some deaths were<br />

missed because of incomplete or missing records, we believe<br />

the findings to be representative. While deaths have<br />

increased so have the number of relief agencies and the<br />

number of humanitarian workers. Without denominators for<br />

field staff - which few organisations could provide- we could<br />

not calculate the risks or rates, making it difficult to ascribe<br />

the increased number of deaths to increased risks.<br />

Even with incomplete data, certain patterns emerge.<br />

The numbers of deaths among UN peacekeepers and programme<br />

staff broadly follows the changes in the number of<br />

refugees and asylum seekers worldwide, providing an indirect<br />

measure of the prevalence and violence of conflicts 7 .<br />

Deaths are clustered around conflicts such as those in Rwanda,<br />

Somalia, Burundi, and Afghanistan. The bulk of deaths<br />

<strong>du</strong>e to intentional violence (57%) occurred among workers<br />

for UN programmes, such as the High Commissioner for<br />

Refugees, Children’s Fund, World Health Organization, and<br />

the UN Development Programme. When peacekeepers<br />

were added to the analysis, UN staff accounted for 75% of<br />

intentional deaths.<br />

Although the overall numbers of deaths decreased<br />

after the return of Rwanda refugees, deaths continued to<br />

increase among workers from non-governmental organisations.<br />

These organisations may work in small but intense<br />

conflicts, with fewer UN staff. There were probably deaths in<br />

the UN system for which data were not yet available.<br />

6<br />

Nickerson C. Relief<br />

workers shoulder a<br />

world of conflict. Boston<br />

Globe 1997 Jul<br />

27. Sheeran L. Charities:<br />

right in harm’s<br />

way. Guardian 1993<br />

March 10; sect 4.<br />

7<br />

US Committee for<br />

Refugees. World refugee<br />

survey 1998.<br />

Washington, DC:<br />

Immigration and Refugee<br />

Services of America,<br />

1998.<br />

How humanitarian workers die<br />

The large numbers of deaths <strong>du</strong>e to intentional violence<br />

contrasts with deaths among Peace Corps and development<br />

workers and emphasises the violent circumstances in which<br />

humanitarian workers now operate. Descriptions of deaths<br />

included victims being robbed and killed while at an office,<br />

residence, or roadblock, or killed <strong>du</strong>ring a carjacking. This,<br />

48


taken with the large proportion of violent deaths were considered,<br />

however, most victims died in cross fire or in cold<br />

blood.<br />

Deaths <strong>du</strong>e to motor vehicle accidents were few,<br />

except among UN peacekeepers, where they accounted for<br />

a third. Peacekeepers may spend more time in vehicles<br />

patrolling. Accounts commonly cited swerving to avoid other<br />

vehicles, animals, or pedestrians, suggesting inadequate driving<br />

skills. Other organisations were more likely to have full<br />

time drivers.<br />

Unintentional violence was in some cases related to<br />

carelessness, such as running into an airplane propeller or<br />

being killed <strong>du</strong>ring borehole drilling. Providing rest and time<br />

away from job demands could improve judgement and lessen<br />

risk taking. Chronic and acute diseases were prominent<br />

among death from “other causes”. Cerebral malaria, a preventable<br />

cause of death, was noted frequently. Several alcohol<br />

related deaths and one suicide were reported. One third<br />

of deaths in workers from non-governmental organisations<br />

were from other causes compared with 5% in workers from<br />

the UN. These represented a wide range of both acute and<br />

chronic medical conditions. One reason could be that health<br />

screening is less stringent for non-governmental organisations<br />

hiring temporary staff than it is for UN organisations.<br />

Health screening for local staff is likely to be cursory in emergency<br />

situations.<br />

When and where deaths occur<br />

The mean age at death of nearly 40 contradicts perceptions<br />

that deaths are mainly among young people who are ill prepared.<br />

The ratio of deaths among nationals to those among<br />

expatriates was 4:3. Most relief organisations report usual<br />

staff ratios in field operations of 7:1 or 8:1. Deaths of nationals<br />

are probably underreported.<br />

For both expatriates and nationals the largest number<br />

of deaths occurred in Africa, accounting for 64% of<br />

deaths. A disproportionately high number of deaths in workers<br />

from non-governmental organisations and UN programmes<br />

occurred in Africa. The proportion of deaths <strong>du</strong>e to<br />

intentional violence in Africa was not different from other<br />

areas.<br />

Nearly a third of all deaths in humanitarian workers<br />

were in the first three months of <strong>du</strong>ty, with one of every six<br />

deaths occurring in the first month. This was unrelated to<br />

49


Dossier<br />

extent of previous field experience. Even allowing for the<br />

short term contracts common <strong>du</strong>ring emergencies, new arrivals<br />

may not be prepared for the dangers present, including<br />

driving risks. Adequate training in security before arrival and<br />

adequate guidelines could re<strong>du</strong>ce this risk 8 . However, existing<br />

security guidelines may be of varying usefulness 9 .<br />

Conclusions<br />

Several findings emerge from these data. Humans with weapons<br />

rather than motor vehicles pose the greatest threat. Not<br />

only do young inexperienced workers die but veterans as<br />

well. Many deaths occur early in an assignment, before risks<br />

may be fully appreciated. Robbery seems to be a common<br />

motive. Both expatriates and national staff share the risks,<br />

with deaths among the latter group probably greatly underreported.<br />

Preventing deaths<br />

Actions to lessen deaths can be taken. These include an<br />

accurate understanding of risks, better briefings and guidelines,<br />

providing helmets and protective jackets where appropriate,<br />

improving driving skills, managing stress better, and<br />

handling cash and protecting assets in other ways. Other<br />

actions include better design of refugee settlements, more<br />

open links with refugee and host communities, improved<br />

communications, and clear evacuation plans. Another action<br />

would be to limit aid in high risk situations, a decision many<br />

humanitarians find difficult to make. Continuing to provide<br />

assistance in the midst of violence will certainly mean more<br />

deaths in humanitarian workers. The ultimate preventive<br />

measure - managing conflicts before they become violent -<br />

still lacks sufficient international and regional political will 10 .<br />

To fully understand the risks of death and the potential<br />

for prevention, a comprehensive prospective approach to<br />

data collection and monitoring is needed. Much stands to be<br />

learned from such a database.<br />

We thank the many non-governmental organisations, the Red Cross<br />

and Red Crescent Movement and their various national societies,<br />

and the UN organisations for their generous assistance in the process<br />

of data collection. A list of the indivi<strong>du</strong>als and organisations<br />

assisting appears on the BMJ’s web site.<br />

8<br />

Van Brabant K. Security<br />

training: where<br />

are we now? Forced<br />

Migration Rev 1999:7-<br />

10.<br />

9<br />

Van Brabant K. Security<br />

guidelines: no<br />

guarantee for improved<br />

security. Relief<br />

Rehab Network<br />

Newsletter Feb 1997.<br />

10<br />

Woodhouse T. Preventive<br />

medicine: can<br />

conflicts be prevented?<br />

BMJ<br />

1999;319:397-8. Sommaruga<br />

C. In: Moore,<br />

J ed. Hard choices.<br />

Lanham, MD: Rowman<br />

and Littlefield,<br />

1998.<br />

50


• Contributors: All authors participated in the conceptualisation and<br />

implementation of the project. MS collected and entered data and<br />

coauthored the paper. MG directed the analysis. GB was the principal<br />

investigator and coauthored the paper, he will act as guarantor<br />

for the paper.<br />

• Funding: Financial support for this study was provided by the UK<br />

Department for International Development through the WHO<br />

Department of Emergency and Humanitarian Action.<br />

• Competing interests: None declared.<br />

Les auteurs :<br />

• Mani Sheik, research associate; Maria Isabel Gutierrez,<br />

research associate; Paul Bolton, research associate; Paul<br />

Spiegel, senior associate; Gilbert Burnham, director –<br />

Center for Refugee and Disaster Studies, Johns Hopkins<br />

School of Hygiene and Public Health, Baltimore,<br />

MD 21 205, USA.<br />

• Michel Thieren, programm officer – Department of Emergency<br />

and Humanitarian Action, World Health<br />

Organization, 1211 Geneva 27, Switzerland.<br />

Résumé en français<br />

Décès parmi les travailleurs<br />

humanitaires<br />

Au cours des dix dernières années, la nature des conflits a<br />

évolué, les conflits internes entre Etats affaiblis et au bord de<br />

l’effondrement s’étant substitués aux guerres interétatiques.<br />

Parallèlement à ce développement de crises anarchiques, la<br />

vie des populations civiles et des acteurs humanitaires est<br />

devenue de plus en plus menacée, tandis que les organisations<br />

d’aide humanitaire se sont vues confrontées à un nouveau<br />

défi : assister les populations tout en protégeant ceuxlà<br />

mêmes qui portent secours.<br />

Afin de mieux cerner les causes de ces décès et les conditions<br />

qui les entourent, une enquête a été menée, fondée sur<br />

l’analyse de 382 décès de travailleurs humanitaires survenus<br />

entre 1985 et 1998.<br />

Tout d’abord, cette étude confirme l’idée selon laquelle la vie<br />

51


Dossier<br />

des travailleurs humanitaires est de plus en plus menacée. Si<br />

le nombre de décès a augmenté, on recense également un<br />

plus grand nombre d’organisations et donc d’acteurs humanitaires.<br />

Faute de renseignements suffisants en ce qui<br />

concerne le personnel sur le terrain, il n’a pas été possible<br />

d’attribuer l’augmentation de décès à une augmentation des<br />

risques. Toutefois, la courbe des décès dans les opérations<br />

de maintien de la paix et les programmes de l’ONU, qui longe<br />

celle <strong>du</strong> nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile, met<br />

en évidence les périodes de relative violence. Culminant<br />

avec la crise <strong>du</strong> Rwanda, le nombre de décès est décroissant<br />

pour toutes les organisations, sauf pour les ONG qui se<br />

concentrent sur des conflits de petite envergure mais d’intensité<br />

accrue.<br />

Avec les travailleurs des Programmes et opérations de maintien<br />

de la paix des Nations Unies pour premières victimes<br />

(75%), la violence intentionnelle, souvent associée au banditisme,<br />

est à l’origine de la grande majorité des décès dans<br />

l’humanitaire (68%). Ceci souligne le contexte de plus en<br />

plus violent dans lequel exercent les travailleurs humanitaires.<br />

A l’exclusion des gardiens de la paix de l’ONU (1/3),<br />

souvent en patrouille, les accidents de la route ne représentent<br />

pas une cause prédominante de décès. En ce qui<br />

concerne les décès <strong>du</strong>s à la violence non-intentionnelle, certains,<br />

à mettre sur le compte de la négligence, pourraient<br />

souvent être évités en accordant plus de repos. Enfin, les<br />

maladies chroniques et aiguës sont les plus répan<strong>du</strong>es parmi<br />

les " causes autres ". Ces dernières sont responsables d’un<br />

tiers des décès des personnes des ONG (5% pour ceux de<br />

l’ONU), travailleurs temporaires soumis à un dépistage médical<br />

moins rigoureux.<br />

Principalement des hommes (90%), les personnes décédées<br />

avaient en moyenne 40 ans, ce qui vient contredire l’idée<br />

selon laquelle les jeunes gens mal préparés sont les principales<br />

victimes. Par ailleurs, nationaux ou expatriés, les travailleurs<br />

humanitaires sont exposés aux mêmes dangers,<br />

sachant cependant que les décès de nationaux sont probablement<br />

largement sous-déclarés. La majorités des décès<br />

sont advenus en Afrique. Enfin, près d’un tiers des victimes<br />

ont été tuées au cours de leurs trois premiers mois de travail,<br />

quelle que soit leur expérience antérieure sur le terrain.<br />

52


Derrière les chiffres, les maux…<br />

"Il est cruel de constater les limites de la valeur protectrice de<br />

l’emblème de la Croix-Rouge, surtout quand il s’agit de ce<br />

qu’on appelle les nouveaux conflits. Les membres <strong>du</strong> CICR<br />

savent que les risques de leur profession ont augmenté dans<br />

des conflits où les normes minimales d’un comportement<br />

humain sont bafouées. Le projet le plus urgent dans ce<br />

monde n’est pas l’amélioration de l’espèce humaine mais la<br />

défense sans compromis de ce minimum".<br />

C’est en ces termes que Jakob Kellenberger, président <strong>du</strong><br />

C.I.C.R., s’est exprimé lors de la cérémonie en hommage aux<br />

six collaborateurs de l’organisation humanitaire assassinés le<br />

26 avril <strong>2001</strong> en République Démocratique <strong>du</strong> Congo.<br />

Rita Fox, 36 ans, infirmière suisse, Véronique Saro, 33 ans,<br />

collaboratrice congolaise, Julio Delgado, 54 ans, délégué<br />

secours colombien, Unen Ufoirworth, 29 ans, employé de<br />

l’agence de recherches <strong>du</strong> C.I.C.R, A<strong>du</strong>we Boboli, 39 ans,<br />

chauffeur, et Jean Molokabonge, 56 ans, chauffeur étaient<br />

en mission dans la province d’Ituri pour distribuer de l’aide<br />

médicale.<br />

Cette tuerie est la plus grave depuis la mort, en décembre<br />

1996, de six autres employés <strong>du</strong> C.I.C.R. en Tchétchénie.<br />

Le même sort avait frappé, en janvier 1996, trois volontaires<br />

de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>-Espagne en mission au Rwanda,<br />

Manuel Madrazo Osuna, médecin, Maria Flores Sirena, infirmière<br />

et Luis Maria Voltuena, logisticien. Un volontaire américain<br />

survivra mais devra être amputé d’une jambe.<br />

53


Le lieu <strong>du</strong> juste<br />

•Par Serge Baqué<br />

Peu après le génocide de 1994 au<br />

Rwanda, une ONG avait déclaré à<br />

un journaliste que "pour soigner<br />

les milliers d’enfants traumatisés<br />

au Rwanda, il faudrait envoyer des<br />

légions de psychologues !". Cette métaphore<br />

guerrière m’avait heurté. Pas seulement<br />

parce que ma sensibilité personnelle<br />

ne m’a jamais porté vers la légion, de<br />

quelque nature qu’elle soit ! Mais parce que<br />

cette manière d’envisager un travail en solidarité<br />

avec les Rwandais de l’après-génocide,<br />

sans que je puisse vraiment dire pourquoi,<br />

ne me semblait pas juste.<br />

Or, dans toute intervention humanitaire,<br />

cette exigence <strong>du</strong> "juste", à la fois dans le<br />

sens de la justesse et dans celui de la justice,<br />

me semble devoir être une préoccupation<br />

majeure. Le "juste" travail <strong>du</strong> volontaire<br />

expatrié sera bien sûr fonction de la pertinence<br />

de ses choix techniques (renvoyant<br />

à la justesse) mais tout autant de la qualité<br />

de son interrogation éthique (renvoyant à<br />

la justice). C’est sous cet angle que je me<br />

propose de relire et de "mettre à la question"<br />

ma première expérience comme psychologue<br />

en mission humanitaire au Rwanda.<br />

Dans cette réflexion, la clinique et<br />

l’éthique se chevaucheront souvent, révélant<br />

des affinités certaines, sans qu’on puisse<br />

jamais cependant les confondre tout à<br />

fait.<br />

54


Inventer un espace pour la rencontre<br />

Je suis arrivé au Rwanda en<br />

octobre 1996, avec l’association<br />

Handicap International/Action Nord<br />

Sud. J’avais accepté de partir travailler<br />

au Rwanda parce que ce qui<br />

s’était passé <strong>du</strong>rant le génocide de<br />

1994 m’avait beaucoup touché<br />

humainement. Le traumatisme<br />

majeur, pour moi, cela avait été<br />

que l’homme puisse aussi brutalement<br />

cesser d’être un homme<br />

"Le traumatisme<br />

majeur, pour moi,<br />

cela avait été que<br />

l’homme puisse aussi<br />

brutalement cesser<br />

d’être un homme<br />

pour les autres et<br />

pour lui-même."<br />

pour les autres et pour lui-même. Et cela non pas à l’échelon<br />

indivi<strong>du</strong>el, d’une manière exceptionnelle, mais massivement,<br />

à l’échelle de tout un pays.<br />

"800 000 " mortmorts<br />

", mais combien<br />

de " mortvivants<br />

" ?"<br />

J’avais aussi pour venir au Rwanda<br />

un intérêt plus professionnel. Dans<br />

ce pays grand comme la Bretagne,<br />

entre avril et juin 1994, le nombre<br />

de morts fut évalué à 800 000 et je<br />

m’interrogeais : 800 000 "mortmorts",<br />

mais combien de "mortvivants"<br />

? Les rescapés, comment<br />

vivaient-ils aujourd’hui après une<br />

telle "traversée"?<br />

Pour ces raisons, j’ai donc accepté la proposition de travailler<br />

au Rwanda au sein d’une équipe qui, depuis juillet 1994,<br />

intervenait tout particulièrement auprès d’enfants non<br />

accompagnés (le terme d’enfants non accompagnés désigne<br />

les enfants orphelins ou les enfants que la guerre et l’exil ont<br />

séparés de leur famille). Car l’une des conséquences de ce<br />

génocide, et de l’exode massif qui suivit, ce fut, dans ce<br />

pays, le très grand nombre d’enfants en souffrance. Et j’emploie<br />

cette expression "en souffrance" dans les deux sens <strong>du</strong><br />

terme : à la fois douloureux et en attente, comme on dit d’un<br />

colis "qu’il est en souffrance" quand on en connaît ni l’origine<br />

ni le destinataire. Et telle était bien la situation de ces<br />

enfants, dont beaucoup ne savaient même pas si les<br />

membres de leur famille étaient morts ou vivants. Certains<br />

enfants ne savaient même pas qu’ils étaient au Rwanda !<br />

Le travail dans les Centres d’Enfants Non Accompagnés<br />

55


Dossier<br />

(CENA) était orienté essentiellement vers la réunification ou<br />

la réinsertion familiale selon une politique nationale que résume<br />

bien ce slogan <strong>du</strong> Ministère des Affaires Sociales : "un<br />

enfant rwandais, une famille rwandaise". Perspectives tout à<br />

fait louables, à condition de ne pas considérer les enfants<br />

comme des colis à trier, orienter et expédier : au "traumatisme<br />

de séparation" risquerait de s’ajouter un "traumatisme de<br />

retrouvailles".<br />

Ne pas passer à côté de la rencontre<br />

A propos de l’un des ces centres d’enfants non accompagnés<br />

me revient une scène à la fois banale et forte. Lors de<br />

ma toute première visite à ce centre, alors que je sortais de<br />

voiture, me voilà assailli par une nuée d’enfants. Je remarque<br />

un tout-petit se hissant désespérément sur la pointe des<br />

pieds pour avoir la chance d’apercevoir le "muzungu" (le<br />

blanc). Il agite frénétiquement ses deux bras pour attirer mon<br />

attention (au risque d’ailleurs de perdre une culotte trop grande<br />

pour lui), je demande son prénom à l’une des mamans :<br />

elle ne le connaît pas. C’est un autre enfant qui me renseigne.<br />

Alors je l’appelle "Rukundo". Entendant son prénom<br />

et ainsi distingué par le visiteur étranger, son visage s’illumine<br />

un instant, puis comme si la foudre l’avait frappé, il tombe<br />

sur les fesses et éclate en sanglots, submergé par l’émotion.<br />

Et bien des deux, ce jour-là, c’est moi qui me suis senti le<br />

plus interpellé. "Ne pas passer à côté de la rencontre", voilà<br />

comment je commençais à "envisager" mon travail … à lui<br />

donner un visage. Interpellé, et pour être franc déprimé<br />

aussi, car je n’avais aucune idée sur comment le faire.<br />

Un double écueil à éviter : la négation <strong>du</strong> traumatisme et<br />

la généralisation <strong>du</strong> traumatisme<br />

Ma situation avait quelque chose d’un peu surréaliste, j’avais<br />

fait 7 000 km pour travailler avec des enfants dont je savais<br />

qu’ils avaient traversé le génocide, la guerre et l’exil, et<br />

lorsque je disais que j’étais psychologue, les "mères" <strong>du</strong><br />

centre me répondaient :"mais pourquoi est-ce qu’on nous<br />

envoie un psychologue ? Ces enfants ne souffrent pas. Ils ne<br />

se plaignent de rien. La plupart, même, ne se souviennent<br />

pas de ce qui est arrivé". L’une des origines de notre travail,<br />

ce fut, de ma part, le refus de ce constat. C’est vrai, au CENA<br />

de Ndera 1 , les enfants avaient une apparence de santé, ils<br />

56


1<br />

Le CENA de Ndera<br />

était géré et animé<br />

par des Rwandais,<br />

sous la responsabilité<br />

de la Fondation Tumurere.<br />

En octobre<br />

1996, l’effectif était<br />

de près de 400<br />

enfants entre 3 et 20<br />

ans.<br />

mangeaient, il dormaient, ils jouaient. Mais il était impossible<br />

que ces enfants aient traversé de tels événements sans en<br />

avoir été marqués. A moins que les enfants rwandais soient<br />

les seuls êtres humains à ne pas avoir de psychisme !<br />

Mais l’écueil inverse, c’était de considérer tous ces enfants<br />

comme "traumatisés" (qualificatif devenu la "tarte à la crème"<br />

de la psychologie au Rwanda, et qui servant à tout désigner<br />

ne désignait plus rien) avec pour conséquence l’engagement<br />

dans un stakhanovisme psychothérapeutique, dans la<br />

logique que ceux qui appelaient à l’envoi de bataillons de psychologues<br />

au Rwanda.<br />

Il y avait donc d’un côté le refus de ranger tous ces enfants<br />

dans la catégorie des "malades" et de l’autre la conviction que<br />

certains de ces enfants souffraient. Qu’ils souffraient, pour<br />

reprendre la belle expression de Yann Quéfelec, "comme des<br />

astres morts sans blessures<br />

"ils souffraient, pour apparentes". Je cherchais donc<br />

reprendre la belle une porte pour rencontrer ces<br />

expression d’Yann enfants et je trouvais un mur,<br />

une masse compacte d’enfants<br />

Quéfelec, "comme<br />

qui se désintéressait de moi<br />

des astres morts sans parce que j’étais incapable de<br />

blessures<br />

communiquer avec eux dans<br />

apparentes "... " leur langue, le kinyarwanda. Et<br />

cet obstacle fut finalement une<br />

chance : je ne pouvais pas me passer des Rwandais. Nous<br />

avons organisé ensemble une réunion et après avoir beaucoup<br />

échangé, nous sommes tombés d’accord sur cet objectif<br />

: créer avec ces enfants un espace pour la rencontre. C’est<br />

ainsi que nous avons formulé notre travail à venir. Nous<br />

n’avons pas parlé de thérapie, ni de prise en charge <strong>du</strong> traumatisme<br />

parce que finalement nous ne savions pas ce dont<br />

ces enfants avaient besoin. Cet accord avec les mères et la<br />

directrice <strong>du</strong> Centre, ce fut plus qu’un accord : le début d’une<br />

alliance.<br />

Pas de tableau sans cadre<br />

Rencontrer vraiment ces enfants supposait de trouver une<br />

porte, c’est-à-dire de construire un cadre.<br />

Car de même qu’il n’y a pas de tableau sans cadre, il n’y a<br />

pas non plus de rencontre sans délimitation d’un "champ" et<br />

57


Dossier<br />

mise en place d’un minimum de règles. Nous nous sommes<br />

aperçus plus tard que l’un des épisodes traumatisants de ce<br />

génocide ce fut l’incendie des maisons : brûler votre maison,<br />

c’est vous mettre tout nu, vous exposer sans protection. Le<br />

cadre au contraire fait office d’enveloppe en assurant aux<br />

relations intimité, confidentialité et fidélité. Un cadre donc,<br />

mais lequel ? Nous avons dû faire des choix.<br />

En premier lieu, le choix de rencontrer ces enfants non pas<br />

dans une relation indivi<strong>du</strong>elle mais au sein de petits groupes.<br />

C’était une question difficile comme psychologue, car je<br />

n’avais jamais travaillé avec des groupes mais j’avais en<br />

mémoire l’expérience assez décevante des premiers entretiens<br />

indivi<strong>du</strong>els dans ce centre. Au tout début, les mères<br />

m’avaient envoyé quelques enfants en disant : "il faudrait que<br />

le psychologue les voit". Je me souviens en particulier de<br />

Nicole, qui exerçait sur tout le<br />

monde une sorte de fascination à<br />

cause de l’horreur de son histoire.<br />

Elle avait été retirée presque entièrement<br />

brûlée de dessous le corps<br />

calciné de sa mère. Pendant plusieurs<br />

mois, elle était restée entre<br />

la vie et la mort. L’investissement<br />

extraordinaire de l’infirmière et des<br />

mères lui avait permis de se rétablir.<br />

Elle avait environ 7 ans. Elle ne<br />

parlait pratiquement pas, faisait pipi<br />

et caca sur elle et avait une grande<br />

peur des a<strong>du</strong>ltes. Elle était surnommée<br />

"Mbabazi", ce qui signifie "petit<br />

oiseau blessé". Comment refuser<br />

de rencontrer Nicole, image même<br />

"Au dernier entretien,<br />

je lui ai dit que<br />

pour avoir survécu à<br />

ce qui lui était arrivé,<br />

elle ne devait pas<br />

être si fragile que<br />

cela, et même qu’elle<br />

devait avoir une grande<br />

force. Pour la première<br />

fois, elle m’a<br />

regardé et elle m’a<br />

souri. "<br />

de la détresse ? Mais Nicole, elle, n’avait rien demandé.<br />

J’avais en face de moi une petite fille tétanisée, qui ne pro<strong>du</strong>isait<br />

absolument rien (ni parole, ni dessin, ni jeux) et qui<br />

devait se demander ce que lui voulait le "muzungu". C’était si<br />

difficile à supporter que j’ai arrêté rapidement. Au dernier<br />

entretien, je lui ai dit que pour avoir survécu à ce qui lui était<br />

arrivé, elle ne devait pas être si fragile que cela, et même<br />

qu’elle devait avoir une grande force. Pour la première fois,<br />

elle m’a regardé et elle m’a souri. Lorsque les ateliers de dessin<br />

ont commencé, à notre grande surprise, Nicole a demandé<br />

à y participer et y a fait un itinéraire étonnant. Je n’avais<br />

58


donc pas envie de repro<strong>du</strong>ire cette situation gênante de "face<br />

à face" avec un enfant terrorisé ou inhibé (dans la culture<br />

rwandaise, les enfants ne sont pas habitués <strong>du</strong> tout à ce type<br />

de relation). Par contre, le groupe pouvait permettre aux<br />

enfants de s’étayer les uns les autres et de se sentir suffisamment<br />

en sécurité pour nouer une relation personnelle<br />

avec un a<strong>du</strong>lte. Il y avait aussi l’intuition que ce qui était arrivé<br />

à chacun de ces enfants ne relevait pas que de la sphère<br />

privée. C’était leur histoire et en même temps l’histoire de<br />

tout un pays : le groupe ne pouvait-il pas être un moyen de<br />

raccordement entre la sphère personnelle et l’espace<br />

public ? Nous avons donc fait le choix de travailler avec des<br />

petits groupes de huit enfants et nous n’avons pas eu à le<br />

regretter, d’autant plus que le travail en groupe a donné un<br />

caractère assez ludique à ces rencontres.<br />

Le second choix important, ce fut celui <strong>du</strong> dessin comme<br />

objet de médiation. L’invitation à dessiner à partir de certains<br />

thèmes, proposés mais jamais imposés, était un bon compromis.<br />

La vie psychique de l’enfant était sollicitée et en<br />

même temps ses défenses étaient respectées. Quelques<br />

enfants nous rendaient une feuille presque blanche avec le<br />

sentiment d’en avoir fait déjà beaucoup. Certaines petites<br />

filles commençaient par dessiner des fresques ou des fleurs<br />

jusqu’au moment où elles trouvaient assez de ressources<br />

pour se confronter à ce qu’elles portaient. Mais la plupart des<br />

enfants investirent immédiatement le dessin et l’utilisèrent<br />

exactement dans le sens où nous le proposions, non pas<br />

pour "faire joli" ou pour "faire bien" mais pour "faire lien". Car<br />

si le dessin est une activité solitaire, l’enfant ici dessinait toujours<br />

pour quelqu’un : beaucoup de paroles mais aussi<br />

d’émotion ont été échangées autour de ces dessins.<br />

Un cadre, ce n’est pas seulement une fenêtre découpant<br />

l’espace. C’est aussi une certaine scansion <strong>du</strong> temps. Nous<br />

avons donné à notre travail un rythme, celui d’une "valse à<br />

trois temps". Premier temps : la constitution <strong>du</strong> groupe en<br />

respectant les principes de liberté, d’homogénéité d’âge et<br />

de non stigmatisation (c’est-à-dire que l’atelier est proposé à<br />

tous les enfants et pas seulement à ceux jugés "en difficulté").<br />

Deuxième temps : celui de la rencontre avec le groupe,<br />

une fois par semaine, sur une période d’un mois. Troisième<br />

temps : la reprise avec les a<strong>du</strong>ltes-animateurs, toujours les<br />

mêmes, participant aux ateliers. Ce temps, de plus en plus<br />

59


Dossier<br />

investi, a con<strong>du</strong>it les "mères" <strong>du</strong> centre à demander par la<br />

suite un lieu de parole pour elles-mêmes.<br />

Ce cadre, il n’est pas question de l’ériger en modèle. Certains<br />

aspects peuvent même en être contestés. Mais il a permis<br />

aux enfants de comprendre que nous voulions nouer avec<br />

eux une relation profonde. Et ce cadre nous a permis d'inscrire<br />

nos rencontres dans une relation juste, juste à la fois<br />

dans le sens de la justesse et de la justice. La notion de justesse<br />

renvoyant plutôt à la pertinence clinique et celle de justice<br />

à l’éthique <strong>du</strong> travail.<br />

Les a<strong>du</strong>ltes ont, au départ, éprouvé de la difficulté à tenir ce<br />

cadre. La consigne était de rester jusqu’à la fin de la séance,<br />

ce qui ne posait aucun problème<br />

aux enfants alors que les<br />

a<strong>du</strong>ltes ne tenaient pas en place<br />

(plus exactement, ils ne tenaient<br />

pas à cette place). D’autre part,<br />

les réactions des Rwandais visà-vis<br />

des premiers dessins<br />

furent négatives : ils les trouvaient<br />

moches. Surtout, ils ne<br />

voyaient pas <strong>du</strong> tout "quoi en faire". Nous avons eu besoin<br />

d’un peu de temps pour faire accepter un cadre qui ne soit<br />

pas "le lieu d’un faire" mais "un espace offert". Et si nous<br />

avons continué malgré les résistances initiales, c’est grâce à<br />

la capacité étonnante de ces enfants, dès les premières<br />

séances, d’abord de nous manifester l’intérêt qu’ils portaient<br />

à ce temps mais aussi de nous donner les clés <strong>du</strong> travail à<br />

venir.<br />

Le silence des agneaux<br />

"faire accepter un<br />

cadre qui ne soit<br />

pas " le lieu d’un<br />

faire " mais " un<br />

espace offert "..."<br />

Par exemple, nous avons été frappés dès le départ, avec ces<br />

enfants, par le grand nombre de représentations humaines<br />

sans bouche. Cette absence de bouche nous a semblé renvoyer<br />

au sentiment de totale impuissance éprouvée par les<br />

victimes, surtout si elles sont des enfants face à leurs bourreaux.<br />

Tel l’agneau que l’on con<strong>du</strong>it à l’abattoir et qui n’ouvre<br />

pas la bouche… A quoi bon crier, protester, quand le rapport<br />

de forces est si disproportionné et qu’il n’y a plus de secours<br />

à attendre de personne ? Car <strong>du</strong>rant les massacres d’avril à<br />

juillet 1994, il n’y avait de secours à espérer de personne.<br />

60


"A quoi bon crier,<br />

protester, quand le<br />

rapport de forces est<br />

si disproportionné<br />

et qu’il n’y a plus de<br />

secours à attendre<br />

de personne ?"<br />

Les tueurs n’étaient pas des<br />

inconnus mais leurs voisins,<br />

des membres de leur propre<br />

famille quelquefois. Commentant<br />

son dessin, un garçon nous<br />

dit : "Quand ils sont arrivés, j’ai<br />

pleuré et j’ai supplié les militaires<br />

mais ils ont découpé mon<br />

père sans pitié avant de le jeter<br />

dans la toilette". Inutilité de<br />

toute parole devant un tel déchaînement de violences, puis<br />

souvent l’errance muette et solitaire dans la forêt.<br />

Mais lorsqu’ils se dessinaient ainsi emmurés dans le silence,<br />

ces enfants ne nous parlaient-ils que de leur expérience passée<br />

? N’était-ce pas encore souvent leur situation actuelle ?<br />

Car pour ces petits survivants, comment dire l’indicible ?<br />

Mais aussi, parler <strong>du</strong> passé, n’est-ce pas s’exposer à souffrir<br />

à nouveau ? Et encore, à qui parler ? Dans leurs dessins, l’absence<br />

de bouche "disait" tout cela. Se "dessinait" ce que<br />

devait être l’objectif essentiel de notre travail auprès de ces<br />

enfants : leur rendre une bouche, en leur prêtant une oreille.<br />

"Il y a des victimes, écrit Paul Ricœur, dont la souffrance crie<br />

moins vengeance que récit".<br />

Fils, un petit garçon de 10 ans, participant au premier atelier,<br />

nous convaincra d’emblée de son intérêt. Nous n’avions<br />

aucune idée de l’itinéraire qu’emprunteraient éventuellement<br />

ces enfants pour aller vers un “plus de santé”. Fils sera pour<br />

nous un guide extraordinaire. Nous réapprenons avec Fils<br />

que, quelle que soit la technique utilisée, ce n’est pas le thérapeute<br />

qui guérit mais l’enfant qui se fait naître.<br />

Le Fils per<strong>du</strong> et retrouvé<br />

Fils est un petit garçon de 10 ans. Après la mort de ses<br />

parents en avril 1994, il se retrouve avec sa tante maternelle<br />

dans un camp de personnes déplacées dans la commune de<br />

Ndera. Après la guerre, incertaine de son avenir, cette tante<br />

confie l’enfant au CENA. Fils est décrit par les mères <strong>du</strong><br />

Centre comme un enfant modèle : sage, calme, obéissant et<br />

serviable. Il est aussi décrit comme silencieux, un peu renfermé<br />

même, avec souvent un air triste. A l’école, Fils ne<br />

retient rien. Au cours de la première séance, il est demandé<br />

61


Dossier<br />

aux enfants de se présenter en<br />

se dessinant eux-mêmes. Fils<br />

se dessine en militaire (bien<br />

que l’allure de son personnage<br />

soit plutôt celle d’un terroriste<br />

!), le visage sans bouche, mais<br />

avec deux yeux bien détaillés lui<br />

conférant un regard fixe et<br />

inquiétant. Tout le corps est<br />

colorié en noir. Il tient une<br />

mitraillette impressionnante et<br />

celle-ci semble un vrai prolongement<br />

de son bras. Un peu en<br />

"Toute victime<br />

risque de se transformer<br />

en bourreau<br />

lorsqu’elle se tient<br />

soigneusement écartée<br />

de son traumatisme..."<br />

dessous se trouve une voiture plombée de noir. Fils n’écrit<br />

pas son prénom sur ce premier dessin. Il commente ainsi ce<br />

premier dessin : "c’est moi en militaire. Je n’ai pas peur. Je<br />

tue les autres". Toute victime risque de se transformer en<br />

bourreau lorsqu’elle se tient soigneusement écartée de son<br />

traumatisme et surtout des émotions qui lui sont liées. Chez<br />

Fils, il semble que le traumatisme soit escamoté au profit<br />

d’une complaisance fantasmatique dans des comportements<br />

héroïques et surpuissants. Mais il s’agit d’un mode de défense<br />

dans le registre de la survie plutôt que de la vie. Lors de<br />

la séance suivante, ses dessins sont encore plus violents et<br />

surtout plus déstructurés : le visage de son personnage est<br />

informe et barbouillé de rouge. De son dos s’échappe une<br />

grosse masse de sang. Le personnage semble flotter dans<br />

l’air, les jambes inachevées. Fils va dessiner cette scène une<br />

dizaine de fois sans aucune parole, totalement absorbé par<br />

ses dessins. L’enfant a commencé à abandonner ses<br />

défenses antérieures <strong>du</strong> type "identification à l’agresseur" et<br />

<strong>du</strong> coup il se retrouve submergé par l’angoisse à laquelle il<br />

tentait d’échapper. Au cours de la quatrième séance, Fils<br />

dessine l’exécution de son père par les militaires. La scène<br />

est violente par son réalisme, mais les formes sont précises,<br />

les personnages ont une apparence humaine, il n’y a pas de<br />

sang. Fils se dessine assistant à cette scène, il est dans une<br />

petite voiture bien fermée (et donc, un peu protégé). Ce<br />

détail a son importance car il indique clairement que les dessins<br />

pro<strong>du</strong>its dans cet espace ne sont pas d’abord des témoignages<br />

historiques mais les traces d’un travail psychique.<br />

Fils a pour la première fois les larmes aux yeux. Son émotion<br />

est poignante mais saine. Il ne tente plus d’échapper à cette<br />

réalité incontournable : la tragique impuissance d’un petit<br />

62


garçon qui a assisté à l’exécution de son père. Au cours de<br />

cette même séance, sur le thème de l’avenir, il se dessine<br />

allant puiser de l’eau avec sa mère. "Je vais puiser à la source<br />

avec ma mère". Comment ne pas remarquer que c’est<br />

dans "le même temps" que Fils peut affronter la mort de son<br />

père et "puiser à la source". Renouer avec sa mère est une<br />

scène heureuse de son enfance, avant le génocide. Pour la<br />

première fois, il se dessine avec une bouche, très large<br />

d’ailleurs. Il dessine une note de musique comme pour renforcer<br />

le côté heureux de cette scène. Les couleurs ne sont<br />

pas très réalistes et le rouge est encore très présent. Mais,<br />

en un mois et demi, quelle différence avec ses premiers dessins,<br />

tant <strong>du</strong> point de vue <strong>du</strong> fond que de la forme !<br />

Et Fils signe enfin de son nom, ce nom de Fils se charge<br />

symboliquement et affectivement pour un orphelin.<br />

Le dessin de famille : dans le vif <strong>du</strong> sujet<br />

Presque toujours, les enfants commençaient par éviter de<br />

dessiner "là où cela fait trop mal". Et comme une carte de<br />

géographie indique par ses "blancs" les espaces vierges restant<br />

à explorer, leurs dessins, par les blancs, nous indiquaient<br />

les zones de souffrance à aborder. Ainsi, Antoine, 10 ans, a<br />

per<strong>du</strong> une grande partie de sa famille <strong>du</strong>rant le génocide.<br />

Lorsqu’il la dessine, tous les membres sont représentés à<br />

l’exception de sa mère. Questionné sur cette absence, d’une<br />

voix quasiment inaudible, l’enfant répond : "j’ai oublié". Après<br />

un léger temps de flottement, nous demandons à Antoine s’il<br />

désire maintenant ajouter à son dessin celui de sa maman.<br />

L’enfant acquiesce puis reste un long moment devant sa<br />

feuille dans un état de sidération qui n’est pas sans nous culpabiliser<br />

un peu : notre demande n’avait-elle pas quelque<br />

chose de sadique ? Enfin, Antoine, les larmes aux yeux, dessine<br />

sa mère avec une concentration intense (elle est bien<br />

détaillée, avec les attributs de son sexe mais sans bras<br />

comme tous ses autres personnages). Nous parlons ensuite<br />

un peu avec lui de cette maman… dont il a toujours sur lui<br />

une photo. Antoine ne fera pas d’autres dessins au cours de<br />

cette séance. Il semble "épuisé et "ailleurs". Une animatrice<br />

craint que nous n’ayons fait violence à Antoine et ce sera<br />

ultérieurement l’occasion d’une réflexion intéressante entre<br />

nous. A l’évidence, la détresse de ce garçon a touché d’une<br />

manière particulière ces "mères" qui jusqu’à présent<br />

n’avaient pas osé aborder de front la question de leur famille<br />

63


Dossier<br />

avec ces enfants.<br />

La maman responsable de son groupe à qui nous confions<br />

notre inquiétude nous confirme qu’Antoine est très déprimé<br />

depuis son arrivée au Centre. L’enfant ne lui parle pas et refuse<br />

tout contact avec elle. Il est par contre toujours collé à<br />

Paul, son frère aîné. Il lui arrive aussi de refuser de manger<br />

et de rester seul de longs moments. Une première tentative<br />

de réunification a échoué pour Antoine et son frère… Une<br />

deuxième perspective est envisagée avec d’autres oncles et<br />

tantes. Mais si nous ne permettons pas à Antoine de faire le<br />

deuil de sa vraie maman, comment pourra-t-il jamais en<br />

investir une autre ?<br />

Présence massive saturée d’absence. Lui permettre de penser<br />

et panser l’impensable – la mort de celle qui était au<br />

centre de son univers – est le travail qui, suite à ce dessin,<br />

pourra s’amorcer avec Antoine. En quelques semaines,<br />

Antoine va progresser rapidement. Il parvient à nouer une<br />

relation avec les autres enfants et la mère de son groupe.<br />

Parallèlement, il s’autonomise par rapport à son frère, jusqu’à<br />

faire un choix différent de lui pour une future réunification.<br />

C’est alors Paul, son frère aîné, qui se trouve en difficulté car<br />

l’émancipation de son frère le prive de son rôle de protecteur<br />

tout puissant : sa "béquille" à lui. C’est Paul qu’il nous faudra<br />

prendre en charge alors…<br />

Ce n’est pas le lieu, ici, d’exposer ce que fut l’ensemble de<br />

l’aventure des ateliers de dessin, ateliers qui se sont poursuivis<br />

pendant deux ans à Ndera et qui aujourd’hui se diffusent<br />

dans d’autres centres. Disons simplement, pour conclure<br />

que la mise en place de tels ateliers d’expression par le<br />

dessin a permis aux enfants de Ndera d’amorcer un travail de<br />

"reconstruction psychique", le dessin servant de passerelle<br />

entre eux et les a<strong>du</strong>ltes, entre leur passé et le présent, entre<br />

le monde des morts et celui des vivants, entre cette partie de<br />

leur psychisme qui sait et ne souffre pas et cette autre partie<br />

qui souffre et ne sait pas. Dessins-passerelles devenant<br />

pour ces enfants dessins-passages <strong>du</strong> déni vers la parole.<br />

Ces espaces pour la rencontre ont permis aussi aux a<strong>du</strong>ltes<br />

d’entrer dans une meilleure compréhension de la souffrance<br />

et des ressources de ces enfants et avec eux, dans une relation<br />

plus personnelle. Bien évidemment, une proposition de<br />

ce type ne résout pas toutes les difficultés et ne remédie pas<br />

à toutes les souffrances. Elle s’inscrit dans un ensemble et<br />

n’a de sens que dans une institution qui a compris l’impor-<br />

64


tance de l’échange interpersonnel.<br />

Quand justesse<br />

et justice s’embrassent<br />

Le soin est aussi un acte éthique : à le ré<strong>du</strong>ire à une aide charitable<br />

ou à une somme d’actes purement techniques, on le<br />

perd ou on le pervertit. Et dans un contexte de traumatismes<br />

majeurs, il est encore plus important de ne pas céder sur<br />

l’éthique. Des raccourcis maladroits ont con<strong>du</strong>it quelquefois<br />

à entendre présenter notre travail comme "la guérison <strong>du</strong><br />

traumatisme par le dessin". Dans cette manière de parler se<br />

donne à voir les risques d’un mépris, d’une méprise et d’une<br />

maîtrise. Mépris pour les sujets qui disparaissent sous l’étiquette<br />

fascinante et leurrante <strong>du</strong> "traumatisme". Méprise visà-vis<br />

des enjeux qui ne sont pas tant de "guérir" que d’accompagner<br />

un sujet dont la souffrance n’a pas seulement<br />

une dimension psycho-pathologique, mais aussi humaine,<br />

sociale et éthique. Volonté de maîtrise qui tire la médiation (le<br />

dessin) <strong>du</strong> côté de la technique, où savoir et pouvoir viennent<br />

comme une défense pour échapper à notre radicale non<br />

toute-puissance.<br />

Le mépris ou la fascination <strong>du</strong> traumatisme<br />

Au Rwanda, les notions floues et ré<strong>du</strong>ctrices qui circulent le<br />

plus souvent sous ce vocable de "traumatisme" contribuent<br />

le plus souvent à occulter plutôt qu’a prendre en charge la<br />

souffrance psychique concrète des enfants.<br />

"Il est traumatisé". C’est de cette manière abrupte et laconique<br />

que nous était parfois présenté un enfant avec le sentiment<br />

que notre interlocuteur avait, par ces trois mots, épuisé<br />

le sujet. C’est pourquoi tout étiquetage nosographique en<br />

psychologie peut-être redoutable. Dans ce cas-là, la souffrance<br />

personnelle de l’enfant est escamotée par la constatation<br />

objective d’un certain nombre de "dysfonctionnements"<br />

(pipi au lit, retard scolaire, crise de panique, etc.). Le<br />

trauma, à l’instar de n’importe quelle autre maladie, devient<br />

un problème technique, qui doit trouver auprès de spécialistes<br />

des solutions techniques. Or, le "traumatisme" en soi<br />

n’existe pas. Ce qui existe ce sont des enfants-sujets réagissant<br />

d’une manière unique à des souffrances uniques.<br />

65


Dossier<br />

Au Rwanda, le traumatisme, c’est avant tout le Post Traumatic<br />

Stress Desorder (ce fameux P.T.S.D.). Si vous n’avez pas<br />

la chance de présenter les symptômes-types, vous n’avez<br />

aucune chance de faire reconnaître votre souffrance ! "Nos<br />

enfants n’ont pas de difficultés, me disaient les" mères "à<br />

Ndera, lors de mon arrivée : ils mangent, ils dorment, ils<br />

jouent, ils vont à l’école". C’est ainsi que la souffrance psychique<br />

de beaucoup d’enfants au Rwanda est déniée. Car<br />

leur souffrance est une souffrance "blanche", sans symptomatologie<br />

bruyante et leur laissant effectivement la possibilité<br />

de "fonctionner" dans leur vie quotidienne. Mais Fils, décrit<br />

comme un enfant modèle, calme, obéissant, nous a "donné<br />

à voir" dès la première séance dans quelles difficultés il se<br />

débattait en se dessinant sans bouche, une mitraillette à la<br />

main : "je n’ai pas peur, je tue les autres". Beaucoup de dessins<br />

nous ont révélé chez ces enfants, en apparence sans<br />

problèmes, une persistance <strong>du</strong> vécu traumatique : inhibition<br />

des souvenirs, violences non exorcisées, images négatives<br />

des autres et de soi, deuils non faits, impossibilité à se projeter<br />

dans l’avenir.<br />

D’un point de vue clinique, la<br />

fécondité de notre position de<br />

départ fut celle d’un non-savoir a<br />

priori sur la "santé mentale" de<br />

ces enfants et les formes que<br />

"le " traumatisme "<br />

fascine encore et<br />

toujours..."<br />

leurs souffrances pouvaient éventuellement revêtir. Et renoncer<br />

à un savoir a priori sur l’autre nous a con<strong>du</strong>it naturellement<br />

à leur donner la parole sur eux-mêmes, à créer un espace<br />

pour la rencontre qui soit ouvert à tous les enfants.<br />

C’est une évidence : le "traumatisme" fascine encore et toujours.<br />

Et c’est évidemment l’enfant traumatisé qui fait le plus<br />

recette. Combien de journalistes nous ont contactés avec la<br />

demande explicite de "voir des enfants traumatisés" ! Ah, s’il<br />

avait pu exister un label "traumatisé certifié conforme" ! Circulez<br />

messieurs les journalistes, il n’y a rien à voir, l’enfanttraumatisé<br />

n’existe pas, en tout cas pas celui qu’imaginairement<br />

vous construisez dans vos fantasmes. Mais ce risque<br />

de perversion, les humanitaires en seraient-il indemnes ?<br />

L’identification totalitaire des "bénéficiaires" de nos actions<br />

aux avatars les plus racoleurs de leur histoire (guerre, génocide,<br />

viol, torture), témoigne non seulement d’une fascina-<br />

66


"...ce risque de perversion,<br />

les humanitaires<br />

en seraient-il<br />

indemnes ?"<br />

tion trouble pour la violence,<br />

mais ré<strong>du</strong>it l’autre à n’exister<br />

que dans la plainte et l’exhibition<br />

de sa douleur. Dans une<br />

telle relation d’instrumentalisation,<br />

l’être-sujet des bénéficiaires<br />

est nié au profit des<br />

représentations imaginaires que les humanitaires se donnent<br />

des victimes. Pour demeurer dans cette image, les victimes<br />

doivent renoncer à prendre la parole.<br />

Au contraire, la relation juste, celle qui éthiquement rend justice<br />

à l’autre, est celle qui lui permet progressivement de<br />

prendre la parole en son nom propre et par là même de se<br />

décoller de toutes les représentations que nous nous en faisons<br />

(c’est un Africain, c’est un réfugié, c’est un sidéen,<br />

etc.). Non pas que ces caractéristiques soient fausses mais<br />

le sujet est irré<strong>du</strong>ctible à une quelconque de ses caractéristiques,<br />

tout autant qu’à leur ensemble. Appeler quelqu’un par<br />

son nom, n’est-ce pas d’abord cela le désigner, le décoller <strong>du</strong><br />

monde des représentations, établir avec lui une relation de<br />

reconnaissance et non de connaissance ? "Rukundo", d’où<br />

vient la force d’une telle interpellation qui est allée jusqu’à<br />

faire tomber le jeune enfant à la renverse lors de ma première<br />

visite à Ndera ? C’est qu’ainsi appelé par son nom, l’enfant<br />

est à la fois distingué et constitué par un autre comme sujet,<br />

c’est un saisissement en rapport avec un dessaisissement !<br />

Il est intéressant de réexaminer mon échec initial avec Nicole<br />

à partir de ce qui a fait obstacle à une rencontre "sur son<br />

nom propre". Rien ne pouvait se pro<strong>du</strong>ire tant que cette petite<br />

fille était pour moi "mbabazi", le petit oiseau blessé qui fascinait<br />

tout le monde à cause de l’horreur de ce qu’elle avait<br />

vécu (les cicatrices très visibles de ses brûlures contribuant<br />

encore un peu plus à l’identifier à cet épisode de son histoire<br />

dont par là même elle était désappropriée). Ce n’est pas<br />

Nicole que je rencontrais, mais l’enfant étiquetée "la plus<br />

traumatisée <strong>du</strong> centre", la souffrance faite petite fille et aussi<br />

le "cas" amené par les mères pour tester mes compétences<br />

de psychologue… "Tu dois avoir beaucoup de force pour avoir<br />

survécu à ce qui t’est arrivé". Quelque chose s’est noué<br />

lorsque j’ai pu adresser à Nicole une parole qui la concernait,<br />

elle, et qui allait à l’encontre de cet apitoiement général dans<br />

lequel je m’étais moi-même laissé engluer. Puis je lui ai fait<br />

67


Dossier<br />

part de ma décision d’arrêter et une demande a pu naître<br />

ultérieurement chez Nicole grâce à cet acte qui l’a restitué<br />

dans sa dimension de libre sujet et non d’objet traumatisé à<br />

réparer. La question <strong>du</strong> désir <strong>du</strong> psychologue-expatrié est<br />

donc au cœur de la dimension éthique de son action. Lorsque<br />

l’éthique manque là, elle ne peut pas se trouver ailleurs.<br />

L’une des raisons de la fécondité de ce travail avec les<br />

enfants de Ndera, ce fut à la fois "le refus de céder sur mon<br />

désir" (qui était d’entrer en relation avec ces enfants de<br />

l’après-génocide) et la place faite progressivement, dans ce<br />

désir, à leur liberté et leur altérité.<br />

La méprise ou une certaine idée de la guérison<br />

Le suivi de ces enfants dans un tel cadre s’est accompagné<br />

pour nous d’un grand nombre de questions cliniques. Par<br />

exemple, nous nous sommes souvent demandés quelle était<br />

la dimension thérapeutique d’un tel travail, quels objectifs<br />

précis nous poursuivions, quelle suite nous devions éventuellement<br />

donner à ces temps de dessin, etc. Ces questions<br />

restent aujourd’hui ouvertes mais notre itinéraire avec certains<br />

de ces enfants nous permet cependant d’apporter<br />

quelques éléments de réponse. Revenons par exemple à<br />

Antoine, ce petit garçon qui, au cours d’une séance de dessin<br />

autour <strong>du</strong> thème de la famille, ne dessine pas sa mère,<br />

prétendant par la suite "qu’il a oublié". Bien sûr, il ne s’agit pas<br />

d’un oubli, mais d’un évitement qui échoue d’ailleurs à épargner<br />

à l’enfant la douleur (Antoine est très déprimé). L’atelier<br />

de dessin ne "guérira" pas Antoine, mais il lui offrira un cadre<br />

adéquat lui permettant d’affronter sa douleur et de commencer<br />

un travail de deuil bloqué depuis 4 ans.<br />

Comme avec Antoine, presque toujours, notre travail a<br />

consisté à remettre ces enfants eux-mêmes au travail,<br />

recommencer à penser, s’autoriser à se souvenir, renouer<br />

avec ses sentiments, réhabiter sa propre histoire. Le mot de<br />

guérison n’est donc pas le plus approprié pour parler de la<br />

finalité de ce travail. Il s’agit moins de "guérir" (mot évoquant<br />

un état de santé totalement bon et totalement acquis) que de<br />

donner des possibilités de "rebondir" (non plus dénier le<br />

passé mais trouver des ressources pour avancer en s'appuyant<br />

sur lui). Une fois commencé, ce travail se poursuivait<br />

chez les enfants bien après la fin de leur participation à l’atelier.<br />

Et j'aime à penser que ce sera pour chacun d’eux un tra-<br />

68


vail sans fin. Parce que "rebondir", c’est le travail <strong>du</strong> vivant.<br />

Cependant, à quel moment décider que l’enfant est en<br />

mesure de continuer le travail tout seul ? Cette question ne<br />

peut pas non plus recevoir de réponses claires et surtout<br />

identiques pour chaque enfant. Mais je risquerai cependant<br />

ce déconcertant point de repère (ne valant que dans la situation<br />

qui était celle de ces enfants dont le traumatisme majeur<br />

fut la traversée d’un génocide) : il me semble que nous nous<br />

sommes sentis en responsabilité d’accompagner ces<br />

enfants jusqu’à ce qu’ils deviennent capables, d’une manière<br />

ou d’une autre, de recueillir l’héritage de leurs parents. Le<br />

génocide n’a pas seulement fait des orphelins : il a attaqué<br />

profondément les liens entre<br />

"Ce qui était visé en<br />

1994, comme dans<br />

tout génocide, ce<br />

n’était pas seulement<br />

l’élimination<br />

mais la négation de<br />

l’humanité de ceux<br />

que l’on tuait."<br />

les enfants et leurs parents. Ce<br />

qui était visé en 1994, comme<br />

dans tout génocide, ce n’était<br />

pas seulement l’élimination<br />

mais la négation de l’humanité<br />

de ceux que l’on tuait. La victime<br />

devait être humiliée, brisée,<br />

déshumanisée avant de succomber.<br />

La honte, la culpabilité et la douleur<br />

qui sont associées à la mort de leurs proches sont si<br />

grandes qu’elles ont contaminé le mot même de famille et<br />

beaucoup des signifiants qui lui sont rattachés. Beaucoup<br />

des enfants non accompagnés de l’après-génocide ne sont<br />

pas seulement orphelins, ils sont hors-génération. Or, s’il est<br />

possible à un enfant de surmonter la perte de ses parents,<br />

nous pensons qu’il lui est impossible de grandir sans se<br />

situer dans la génération et la filiation. C’est pourquoi la<br />

remémoration des événements "traumatisants" n’est pas une<br />

visée en soi (cela pourrait n’aboutir qu’à infliger une seconde<br />

blessure à l’enfant) mais c’est souvent le passage obligé<br />

pour permettre de renouer, par-delà le génocide, avec les<br />

signifiants premiers de toute vie humaine : être le fils d’un<br />

tel, se situer dans une histoire, avoir un jour compté pour<br />

quelqu’un, être enraciné dans la foi au moins supposée de<br />

ses géniteurs que la vie est bonne, puisqu’il vous l’ont donnée…<br />

Cadette, 12 ans, revenant <strong>du</strong> Zaïre, nous fait part tranquillement<br />

de son désir de mourir : "j’attends la mort. Pourquoi<br />

elle ne vient pas ?". Mais plusieurs mois plus tard, elle<br />

69


Dossier<br />

commente ainsi ce qui sera son dernier dessin : "J’ai vécu tellement<br />

de choses, je suis immortelle. Je vais retourner vivre<br />

sous l’avocatier que mon père a planté. Plus tard, je planterai<br />

des graines". C’est cela l’héritage : par-delà la mort de son<br />

père, Cadette peut à nouveau jouir de la vie bonne que son<br />

père lui a transmise et que symbolise si joliment l’avocatier.<br />

Et dans le même mouvement, Cadette peut s’inscrire à son<br />

tour dans cette logique de la dette et <strong>du</strong> don "Plus tard, je<br />

planterai des graines". Recueillir l’héritage prend pour Cadette<br />

la forme d’un arbre et l’autorisation d’en consommer les<br />

fruits.<br />

Au Rwanda, beaucoup de personnes ont été tuées, beaucoup<br />

d’autres blessées ou exilées mais la vraie catastrophe,<br />

peut-être, est encore ailleurs. C’est toute une société, et plus<br />

encore, qui a révélé sa faillite. Nous sommes mis à la question,<br />

chacun, en tant qu’appartenant à l’espèce humaine, par<br />

ce qui s’est passé au Rwanda, mais aussi en Allemagne, au<br />

Cambodge, au Kosovo. Des questions s’ouvrent là, en<br />

abîme, sur qu’est-ce que l’homme ? Et la vie, vaut-elle la<br />

peine qu’on la vive ? Peut-on entendre Cadette déclarant<br />

"j’attends la mort, elle ne vient pas" uniquement sur le<br />

registre "psychopathologique", comme une réaction dépressive<br />

post-traumatique ? Ce serait vraiment le contraire d’entendre.<br />

Freud disait que les mélancoliques étaient "malades<br />

de la vérité". C’est peut-être une bonne manière de parler de<br />

la souffrance des hommes victimes de la cruauté d’autres<br />

hommes : ils sont malades de la vérité et y a-t-il une guérison<br />

à cette maladie qui soit <strong>du</strong> registre de la psychologie ? Il<br />

semble en tout cas tout à fait<br />

"ils sont malades de<br />

la vérité et y a-t-il<br />

une guérison à cette<br />

maladie qui soit <strong>du</strong><br />

registre de la psychologie<br />

?"<br />

absurde de penser que le génocide<br />

de 1994 puisse se ré<strong>du</strong>ire,<br />

dans l’esprit des survivants, à<br />

une entité mentale - le traumatisme<br />

- qui puisse être guérie<br />

par une thérapie. Le mot de<br />

traumatisme majeur pourrait<br />

être réservé à ce qui vient attaquer<br />

cette dimension la plus profonde de la vie <strong>du</strong> sujet : non<br />

pas seulement le goût mais le sens <strong>du</strong> vivre… Nous avons<br />

bien sûr accepté d’entendre et d’accompagner la détresse<br />

de Cadette. L’écoute, au moment précisément où elle apparaît<br />

la plus dérisoire, peut éviter que la tentation de la mort ne<br />

se fige en destin. Mais le sens de la vie ne se transfuse pas.<br />

70


En dernier lieu, le choix de cette petite fille de vivre "sous<br />

l’avocatier que son père a planté" n’est pas seulement le<br />

résultat de notre prise en charge, c’est un acte de liberté, un<br />

acte éminemment éthique (et si elle avait choisi de mourir,<br />

l’acte pouvait être de la même manière qualifié d’éthique). En<br />

ce sens, l’éthique <strong>du</strong> psychologue, c’est celle de l’autre –<br />

l’accueil et le respect de l’éthique de l’autre et non je ne sais<br />

quelle idolâtrie <strong>du</strong> "bon fonctionnement mental", de l’absence<br />

de souffrance ou la conversion des autres, coûte que<br />

coûte, à l’amour de la vie. "Guérir, guérir, ils n’ont tous que ce<br />

mot à la bouche. Et si ça ne me convient pas, à moi, de guérir<br />

?" me disait une adolescente anorexique.<br />

Le choix d’un travail en groupe fut un élément déterminant<br />

dans la possibilité accordée à ces enfants de faire un tel itinéraire.<br />

La solitude qui accompagne tout trauma isole, même<br />

s’il s’agit d’expériences vécues collectivement. Et solitude et<br />

désolation vont de pair. Mais une autre dimension est en jeu,<br />

auquel le groupe rend justice. C’est la dimension <strong>du</strong> "vivre<br />

ensemble" dans laquelle s’enracine<br />

toute vie particulière, et<br />

plus encore peut-être en<br />

Afrique. Après avoir assisté en<br />

1994 à l’effondrement de tout<br />

l’éthos (étymologiquement : ce<br />

"...faire le choix<br />

profond de revivre<br />

parmi les humains."<br />

qui permet de vivre ensemble), ce ne peut-être que dans l’expérience<br />

concrète d’un nouvel éthos que les enfants rescapés<br />

peuvent faire le choix profond de revivre parmi les<br />

humains. Cette dimension dépasse évidemment largement<br />

la participation à un groupe de dessin : elle renvoie d’abord à<br />

la manière dont le Rwanda choisit de gérer les questions de<br />

la sécurité, de la justice, de la réconciliation, de la solidarité.<br />

Mais faire l’expérience qu’il est possible, au moins dans un<br />

petit groupe, de vivre des relations basées sur la liberté, la<br />

confiance et la vérité est un élément favorisant la réinscription<br />

dans la communauté humaine. D’où l’importance de ne<br />

pas céder sur l’éthique. "Après le génocide, nous ne pensions<br />

pas qu’il était à nouveau possible de faire confiance à<br />

quelqu’un, dans ce pays où c’était parfois votre meilleur ami<br />

qui vous pourchassait "nous a confié une des mères" participant<br />

à l’atelier.<br />

La maîtrise ou le leurre de l’idéologie technicienne<br />

L’accompagnement psychologique, en particulier lorsqu’il s’ap-<br />

71


Dossier<br />

puie sur une médiation (le dessin, le théâtre, la musique …) court<br />

le risque d’être totalement identifié<br />

à une technique.<br />

"...la clinique n’en<br />

devient pas pour<br />

autant seulement<br />

une technique."<br />

Une technique, c’est un processus<br />

maîtrisé, standardisé et efficace.<br />

La technique, lorsqu’elle<br />

organise le soin, répartit les<br />

rôles entre d’un côté des spécialistes<br />

qui ont le savoir et le pouvoir, et de l’autre les<br />

patients. Seulement objets-passifs. Finalement, l’idéologie<br />

technicienne tend à évacuer de la rencontre toute dimension<br />

subjective. Dans des situations où la souffrance de l’autre<br />

nous met à mal et nous renvoie à notre non-toute-puissance,<br />

la tentation est donc grande de s’accrocher à une technique<br />

pour retrouver de la maîtrise. Or, le travail relationnel est<br />

d’abord entré dans un chemin dont personne ne connaît ni le<br />

terme ni les étapes. Le recours à l’expérience et à la théorie<br />

permet bien de dégager des points de repères, mais la clinique<br />

n’en devient pas pour autant seulement une technique.<br />

Ce risque de "technicisation" est apparu particulièrement<br />

lorsqu’il a été question de proposer notre cadre de travail<br />

à d’autres centres. Nos interlocuteurs ont d’abord imaginé<br />

la livraison "clef en mains" d’ateliers où le dessin avait une<br />

action quasi-mécanique sur le traumatisme, là où l’enjeu était<br />

pour nous, à travers le dessin, de nouer avec l’enfant une<br />

relation profonde.<br />

"Alors, qu’est-ce que vous faites pour soigner les traumatismes<br />

?" nous était-ils parfois demandé naïvement. Mais le<br />

travail psychologique n’est pas le lieu d’un faire, il est un<br />

espace offert. Et que l’on y dessine, que l’on y fasse <strong>du</strong><br />

théâtre ou que l’on y parle seulement ne change rien à l’affaire.<br />

S’il faut renoncer à la technique et donc à la totale maîtrise,<br />

ce n’est pas par manque de sérieux, mais par foi : foi<br />

en la possibilité pour ces enfants de trouver en eux-mêmes<br />

des ressources pour aller mieux… Si les enfants font partie<br />

<strong>du</strong> problème, ils font aussi partie de la solution ! Ce que ne<br />

reconnaît pas implicitement, celui qui endosse un rôle de<br />

technicien. C’est en ce sens que j’ai pu dire que les enfants<br />

ont été nos collègues.<br />

La position "dépressive" qui inaugure mon arrivée au CENA<br />

de Ndera naît de cette prise de conscience de ma non-toutepuissance<br />

: je ne sais pas quoi faire pour ces enfants. Mon<br />

expérience clinique antérieure, qui n’est pas nulle pourtant,<br />

72


ne me permet pas de me mettre concrètement et immédiatement<br />

au travail. Et ceci, à la fois parce que j’affronte une<br />

situation complètement inédite et que l’environnement<br />

m’est étranger. Je ne parle même pas la langue…<br />

Je ne peux donc faire autrement que d’en passer par les<br />

Rwandais, en particulier ceux qui ne travaillent au CENA de<br />

Ndera. Et cela non pas dans une position de "savoir" mais de<br />

recherche d’alliance. Des Rwandais et <strong>du</strong> psychologue expatrié,<br />

aucun des deux n’a précédé l’autre. Nous avons été chacun<br />

dans un endettement mutuel. Ce travail, nous l’avons<br />

élaboré ensemble, et c’est pourquoi ils ont pu si facilement<br />

se l’approprier. Il y a là un début de réponse à cette question,<br />

la question éthique inaugurale : qu’est-ce qui nous autorise,<br />

nous étrangers, à être là, avec eux ? Ce n’est pas le fait qu’il<br />

y aurait des compétences d’un côté et <strong>du</strong> malheur à soulager<br />

de l’autre. Ce qui nous autorise à y être, ou en tout cas à y<br />

rester, c’est une possibilité d’alliance qui rétablit l’égalité par<br />

l’aveu partagé de nos fragilités et de nos ressources. Allusion,<br />

dans l’Evangile, à la parabole <strong>du</strong> bon berger "qui passe<br />

par la porte" c’est-à-dire qui est autorisé à rentrer. Celui-ci<br />

connaît les brebis par leurs noms, à l’inverse de ceux qui passent<br />

par-dessus la clôture et qui ne voient dans les brebis<br />

que <strong>du</strong> bétail anonyme au service de leurs intérêts propres.<br />

Le lieu nomade<br />

La motivation explicite d’une intervention humanitaire, qui<br />

est de porter aide à autrui, ne suffit pas pour qualifier cette<br />

action de bonne éthiquement, car c’est toujours au nom <strong>du</strong><br />

bien que se réalisent finalement les pires violences. La<br />

meilleure volonté en ce sens peut-être la pire ! N’est-ce pas<br />

ce que donnent à voir tous les totalitarismes, politiques, religieux<br />

ou humanitaires ? Ce dont nous devons nous méfier,<br />

c’est <strong>du</strong> bien totalitaire, celui qui rend finalement les humains<br />

superflus et fait que leurs désirs, leurs actions, leurs souffrances<br />

ne signifient plus rien. Les personnes concrètes ne<br />

servent plus qu’à alimenter notre machine à faire <strong>du</strong> bien.<br />

Même le bien qu’ils ne désirent pas ou qu’ils refusent. A l’inverse,<br />

être juste c’est essentiellement faire une place à<br />

l’autre. S’ajuster à lui dans un processus vivant, dynamique<br />

et jamais achevé. Le lieu <strong>du</strong> juste est donc tout aussi bien un<br />

non-lieu qu’un lieu nomade à revisiter sans cesse. Ce qui est<br />

juste, c’est ce qui court après le juste. L’exigence pour les<br />

73


Dossier<br />

humanitaires, en ce sens, c’est de courir, pas de prétendre<br />

être arrivés !<br />

Renoncer à occuper tout l’espace pour devenir un être sujet<br />

articulé à d’autres êtres sujets,<br />

dans un projet d’alliance. Suspendre<br />

nos représentations sur<br />

l’homme pour savoir seulement<br />

qu’il parle. Oui, reconnaître<br />

que l’homme parle, voilà<br />

peut-être finalement le (non)<br />

lieu <strong>du</strong> juste.<br />

Et il n’y a pas de dernier cri. De dernier mot.<br />

"...être juste c’est<br />

essentiellement faire<br />

une place à l’autre."<br />

L’auteur :<br />

Serge Baqué est psychologue clinicien et prêtre. En 1996, il<br />

est parti au Rwanda comme volontaire de Handicap International<br />

pour travailler avec des enfants non-accompagnés.<br />

Depuis mai 1999, c’est en Algérie qu’il poursuit son engagement<br />

auprès des enfants victimes de violences.<br />

Le texte Le lieu <strong>du</strong> juste a été présenté par Serge Baqué au<br />

congrès "Solidarités humanitaires et traumatismes majeurs"<br />

<strong>du</strong> 28 mai 1999 à Marseille et publié dans le mensuel "L’Interactif",<br />

bulletin technique de la direction des programmes<br />

Handicap International/Action Nord Sud, n° 6, novembre<br />

2000.<br />

Serge Baqué est l’auteur de Dessins et destins d’enfants,<br />

Jours après nuits, éditions Hommes et Perspectives,<br />

mars 2000.<br />

74


La première des violences<br />

•Par Jean-Patrick Deberdt<br />

Après avoir été éclipsés par la<br />

nouvelle économie, les thèmes<br />

de la violence et de l'insécurité<br />

redeviennent d'actualité. Le<br />

spectre des années quatre<br />

vingt dix, celui d'une France qui s'enfonce<br />

dans la violence sur fond de chômage<br />

généralisé refait surface. Ce qui frappe<br />

aujourd'hui, comme alors, dans un débat<br />

qui mélange violence et insécurité, c 'est le<br />

caractère spontané de la violence. Elle n'a<br />

pas de cause. L'idée d'une agressivité relativement<br />

gratuite en l'absence de facteurs<br />

déclenchants objectifs s'est installée dans<br />

l'opinion publique. La période actuelle<br />

serait violente comme d'autres furent<br />

idéalistes ou spirituelles. Certaines communautés<br />

: immigrés, jeunes, exclus, en<br />

seraient les vecteurs essentiels. En conséquence,<br />

une vigilance accentuée doublée<br />

d'un arsenal législatif <strong>du</strong>rci suffirait, sinon<br />

à en venir à bout, <strong>du</strong> moins à atténuer sensiblement<br />

le phénomène. En d'autres<br />

termes, l'origine <strong>du</strong> problème résiderait<br />

dans l'existence de poches de laxisme au<br />

sein de la société qu'il conviendrait de<br />

combler par une injection d’autoritarisme<br />

soigneusement dosée. Or, de même qu'un<br />

malade agité est un malade qui souffre,<br />

une société violente est une société en<br />

souffrance.<br />

75


Dossier<br />

Un terme générique<br />

Cette présentation d'une violence venue quasiment de nulle<br />

part, dont l'indivi<strong>du</strong> serait le dépositaire exclusif, est difficilement<br />

recevable. Non seulement la montée des tensions au<br />

sein de la société relève de mécanismes nombreux et complexes<br />

dont les tenants économiques, politiques et sociaux<br />

forment bien évidemment l'ossature, mais la thèse d'une<br />

société française relativement calme et sympathique devenue<br />

subitement agressive par la faute de quelques-uns ne<br />

tient pas. Les boucs émissaires sont là, fidèles au poste, bien<br />

campés dans leurs rôles, mais la pièce sonne faux dans l'intrigue<br />

comme dans le texte.<br />

On parle beaucoup de violence sans très bien savoir ce que<br />

l'on désigne sous ce vocable. S'agit-il de cette tension, couramment<br />

perceptible dans nos rapports quotidiens, en société<br />

ou au travail, sources d’altercations essentiellement verbales<br />

? Parle-t-on des incivilités, aisément observables ?<br />

Désigne-t-on la violence physique, connue de toutes les<br />

époques ou le harcèlement moral, récemment mis en évidence<br />

? A quel espace fait-on référence : transports, école,<br />

travail, sport, famille, quartiers ? Il existe non pas une mais<br />

des violences. Incivilités, agressivité, violence verbale, morale<br />

sont compilées sans distinction et rattachées à la composante<br />

la plus forte, la violence physique, alimentant ainsi une<br />

vision stéréotypée d’une réalité complexe. Le mot violence<br />

devient un terme générique qui recouvre des phénomènes<br />

très différents dans leur nature, perçus tout aussi différemment<br />

selon la position sociale de chacun. Les catégories<br />

aisées qualifieront peut-être de violence des attitudes qui,<br />

pour d’autres, ne seront que des manifestations d’humeur<br />

légitimes, habitués qu’ils sont à un niveau de tension ambiante<br />

plus élevé.<br />

Excès de contrainte<br />

et déni de faiblesse<br />

Sur la question de la violence, nous sommes probablement<br />

en train de commettre l'erreur de ne prendre en compte que<br />

les manifestations de violence des personnes, parce que de<br />

nature physique donc spectaculaires, délictueuses et cho-<br />

76


quantes. Dans ce cas, on passe à côté de l'épicentre <strong>du</strong> phénomène,<br />

un piège social en forme d'étau, dont les mâchoires<br />

sont l'excès de contrainte et le déni de faiblesse. Il broie<br />

impitoyablement ceux qui, hors d'attitudes échappatoires<br />

liées principalement à la culture et l'argent, se trouvent piégés,<br />

condamnés à subir sans pouvoir agir. Que ce soit dans<br />

la scolarité, au travail ou dans la vie personnelle, la contrainte<br />

qu'exerce la société sous des formes aussi multiples<br />

qu'insidieuses, la "pression" comme on dit communément,<br />

s'amplifie régulièrement. Il faut à tout instant anticiper, "percuter",<br />

"performer" selon les termes <strong>du</strong> jour. Gare à celui qui,<br />

pour une raison quelconque, manifesterait une défaillance.<br />

La sanction serait aussi immédiate que sans appel : le déclassement<br />

! La guerre, ici, n'est pas de position, elle est de positionnement.<br />

La bataille a comme enjeu la place, par définition<br />

mouvante, d'un indivi<strong>du</strong> donné dans un système donné et<br />

son adéquation en temps réel à un environnement où il n'y a<br />

tout simplement pas de place pour tout le monde.<br />

Dans un tel cadre, la contrainte ne pouvant s'atténuer et le<br />

déni de faiblesse empêchant toute échappatoire, la tension<br />

monte parallèlement à la souffrance, aux sentiments d'impuissance<br />

et d'injustice voire d'humiliation que ressentent<br />

les personnes. Si l'on veut bien considérer les effets de cette<br />

situation sur ceux qui sont parfaitement bien armés pour y<br />

faire face grâce à leurs acquis socioprofessionnels (angoisse,<br />

tension), on imagine sans peine les conséquences sur ceux<br />

qui ne disposent pas d'un arsenal comparable voire même en<br />

sont totalement dépourvus (agressivité, violence). Les injonctions<br />

que la société envoie à l'indivi<strong>du</strong> à travers ses relais que<br />

sont l'école, l'administration, l'entreprise, constituent une<br />

violence particulièrement insidieuse mais tout aussi douloureuse<br />

pour une large part de la société. Cette violence institutionnelle,<br />

parfaitement occultée, qui ne cesse de se renforcer<br />

et dont on ne parle<br />

"Cette violence<br />

institutionnelle,<br />

parfaitement<br />

occultée, qui ne<br />

cesse de se renforcer<br />

et dont on ne parle<br />

jamais est la première<br />

des violences. "<br />

jamais est la première des violences.<br />

Elle est, pour partie, le<br />

vecteur de l'autre, celle à<br />

laquelle tout le monde pense,<br />

qui enfonce tous les soirs à<br />

vingt heures le clou de l'insécurité<br />

dans la tête des Français.<br />

Schématiquement, trois types<br />

de contraintes se sont progressivement<br />

imposées dans notre<br />

77


Dossier<br />

vie quotidienne : la contrainte d'image, la contrainte de performance<br />

et la contrainte d'infaillibilité.<br />

La contrainte d'image commande l'affirmation de soi comme<br />

un principe supérieur dans la relation aux autres. Il faut véhiculer<br />

une image forte et positive, autonome et capable. Ce<br />

stéréotype fait l'objet de déclinaisons multiples au quotidien.<br />

Les médias ne cessent de célébrer l'ambition, la rage de<br />

vaincre, le dépassement de soi. Le cinéma, la télévision valorisent<br />

à un haut niveau la force physique et la détermination<br />

dans un contexte de violence extrême. En contrepoint,<br />

l'émergence de comportements procé<strong>du</strong>riers, d'autant plus<br />

virulents qu'ils viennent de communautés en quête de reconnaissance<br />

autrefois silencieuses : associations de malades,<br />

de handicapés, communautés immigrées, homosexuelles,<br />

certains groupes féministes… montre que l'image que l'on<br />

donne de soi, le respect qu’elle confère, revêt une importance<br />

telle dans notre société que nul ne peut accepter le<br />

déclassement ou la dérision.<br />

"...le déclassement,<br />

porte ouverte sur la<br />

précarité, elle-même<br />

antichambre de l'exclusion."<br />

La contrainte de performance<br />

s'articule avec la précédente.<br />

Elle débute à l’école, s’amplifie<br />

au travail, s'impose au quotidien<br />

avec la réussite à tout prix. L'enjeu<br />

est sans appel : l'intégration<br />

ou le déclassement, porte<br />

ouverte sur la précarité, ellemême<br />

antichambre de l'exclusion.<br />

Insidieusement, le vocabulaire martial sur la guerre économique,<br />

l’affrontement de la concurrence, la conquête des<br />

marchés a modelé des comportements assis sur des relations<br />

professionnelles agressives. On ne peut manquer de<br />

s’interroger sur leur prolongement dans les rapports sociaux,<br />

mélange d’angoisse et d’agressivité, libéré par le "management<br />

par le stress", prôné comme un modèle d’efficacité<br />

mais source d’altercations, de crises, de dépressions, de suicides.<br />

En dernier lieu, la contrainte d’infaillibilité qui veut que chacun<br />

d’entre nous ne se trompe jamais et soit capable de tout<br />

prévoir pour éliminer le risque que notre société n’accepte<br />

plus, s’analyse comme un déni de faiblesse. Comment la<br />

satisfaire alors que l’erreur est humaine et que la vie même<br />

est un risque ? Une autre violence apparaît en retour, procé<strong>du</strong>rière,<br />

qui pénalise la vie quotidienne, l'exercice profession-<br />

78


nel. Elle relève <strong>du</strong> psychodrame que joue notre société avec<br />

sa justice et ses thèmes "attrape-tout", mise en danger de la<br />

vie d'autrui, principe de précaution qui livre n'importe qui à la<br />

vindicte publique. Notre société devient une arène où chacun<br />

peut se retrouver soudainement seul, face aux autres, le<br />

pouce tourné vers le sol.<br />

En conséquence, on ne se laisse plus faire. On se rebiffe, on<br />

proteste, on s'associe, on porte plainte, on bouscule, on frappe.<br />

L'indivi<strong>du</strong> s'affirme et impose le respect de ses intérêts<br />

dans les relations sociales dont<br />

le niveau de conflictualité augmente<br />

sensiblement. L'affai-<br />

"La susceptibilité<br />

collective génère une blissement des modèles structurants<br />

: famille, religions,<br />

tension permanente."<br />

école, politique, le règne de l'indivi<strong>du</strong>alisme<br />

ont ouvert la voie<br />

à une remise en cause de l'autre, au développement d'une<br />

intolérance croissante. Chacun est sur le qui-vive pris entre<br />

l'angoisse de mal faire et la peur d'être victime de l'autre. On<br />

ne saurait laisser penser qu'on pourrait être <strong>du</strong>pé, dominé,<br />

marginalisé ou moqué. La susceptibilité collective génère<br />

une tension permanente. Dès lors, de l’usage <strong>du</strong> droit à celui<br />

de la force en passant par l’invective, l’affirmation de l’indivi<strong>du</strong><br />

le con<strong>du</strong>it à n’accepter aucun compromis dans la défense<br />

de sa personne, fusse au prix de la confrontation car l’enjeu<br />

n’est autre que sa place dans la société, réelle ou<br />

symbolique.<br />

Secteur public :<br />

une logique conflictuelle<br />

Lorsque la précarité est montée en puissance au milieu des<br />

années quatre-vingt puis lorsque l'exclusion a explosé au<br />

tournant des années quatre-vingt-dix, les services publics ont<br />

clairement fait le choix de ne pas épargner les plus vulnérables<br />

coupant l'eau, le gaz ou l'électricité ici, excluant des<br />

soins là, infligeant des amendes partout. Pendant que s'organisait<br />

la chasse aux fraudeurs dans les transports en commun,<br />

les hôpitaux filtraient l'accès aux soins et déviaient les<br />

démunis vers les consultations médicales associatives. Certaines<br />

mairies évitaient de chauffer les pièces où l'on recevait<br />

les personnes en difficulté, d'autres retiraient les sièges.<br />

79


Dossier<br />

Par divers artifices on dissuadait les populations vulnérables,<br />

les fâcheux, de se manifester.<br />

Là où l'on attendait l'expression d'une solidarité en écho au<br />

troisième terme de la devise nationale, fraternité, on a vu au<br />

contraire le secteur public se positionner dans une relation de<br />

défiance vis-à-vis de la nouvelle pauvreté. Alors qu'il eut été<br />

logique de communiquer sur le thème des administrations,<br />

partenaires des populations vulnérables dans la vie quotidienne,<br />

les déplacements, les soins, on a vu, au contraire,<br />

proliférer les vigiles en tous genres, se multiplier les chicanes<br />

et les exigences de la vie de papiers, apparaître des commandos<br />

en rangers et tenues de combat, matraques et gaz<br />

paralysant à la ceinture, signifiant sans ambiguïté que l'on<br />

était prêt à en découdre.Toute attitude est communication et<br />

là, on a clairement véhiculé un message de tension au détriment<br />

de l'apaisement.<br />

Les mécanismes à l'œuvre dans<br />

l'émergence de l'agressivité et<br />

de la violence sont beaucoup<br />

plus subtils que leurs manifestations<br />

spectaculaires qui aveuglent<br />

l'observateur et détournent<br />

l'attention de l'essentiel.<br />

L'enchaînement de faits et de<br />

circonstances, notamment en<br />

"...la répétition de<br />

micro violences qui<br />

in<strong>du</strong>isent autant de<br />

micro traumatismes."<br />

ce qui concerne les populations vulnérables, procède de la<br />

répétition de micro-violences qui in<strong>du</strong>isent autant de microtraumatismes.<br />

Nous sommes dans une logique qui évoque le<br />

supplice chinois de la goutte d'eau. Chaque goutte prise isolément<br />

est insignifiante mais la répétition de leur impact sur<br />

la tête <strong>du</strong> supplicié devient atrocement douloureuse. Ne<br />

considérer qu'une goutte comme on le fait communément<br />

con<strong>du</strong>it à nier la souffrance et à déconnecter la violence de<br />

ses origines, ce qui la fait paraître gratuite, odieuse et incompréhensible.<br />

Seule la prise en compte de la séquence des<br />

gouttes permet de reconnaître la douleur infligée, d'entrevoir<br />

la subtilité <strong>du</strong> mécanisme. La première goutte est celle de la<br />

frustration de ne pouvoir obtenir ce que l'on a payé ou ce à<br />

quoi on a droit, d'être obligé sans cesse de réclamer, de se<br />

plaindre, de se battre pour tout. La deuxième est la négation<br />

des préjudices subis. Il n'y a rien à dire ! La troisième tra<strong>du</strong>it<br />

l'humiliation d'être vulnérable, pauvre. Entrer dans la précari-<br />

80


"La violence n'est pas<br />

uniquement physique "<br />

té, c'est pousser la porte <strong>du</strong><br />

discrédit sans pouvoir se<br />

défendre. La quatrième a<br />

trait à l'impunité des plus<br />

forts qui reportent les conséquences<br />

de leurs incapacités,<br />

de leurs erreurs sur les plus faibles. La cinquième confirme<br />

l'impossibilité d'atteindre les responsables, de se<br />

plaindre efficacement et d'obtenir gain de cause. La sixième<br />

illustre la collusion des pouvoirs…<br />

La violence n'est pas uniquement physique, contrairement à<br />

ce que les administrations tentent de faire accroire, elle<br />

consiste aussi à exercer une capacité de nuisance. Les fonctionnaires<br />

eux-mêmes ne sont pas <strong>du</strong>pes de la nature des<br />

services qu'ils rendent. Ils ont pleinement conscience que<br />

les grèves incessantes des transports exaspèrent les Franciliens,<br />

que les retards, les dysfonctionnements en tous<br />

genres leur infligent des contraintes considérables, détruisent<br />

leur vie, leur coûtent jusqu'à leur emploi, in<strong>du</strong>isent une<br />

agressivité dangereuse. Les hospitaliers, les enseignants<br />

font de même lorsqu'on évoque ces problèmes indivi<strong>du</strong>ellement,<br />

en privé avec eux. Ils savent parfaitement qu'on est<br />

mal reçu aux urgences et vous expliquent comment ils les<br />

évitent soigneusement. Ils sont pleinement conscients de la<br />

mystification que représentent le discours sur l'égalité des<br />

chances, le pacte républicain pour des enfants de milieux<br />

défavorisés et vous donnent quelques recettes qu'ils utilisent<br />

pour les leurs. Aux fonctionnaires qui persistent à parler<br />

d'usagers, la société répond aujourd'hui clients. Le clivage<br />

sémantique n'est pas innocent, il recouvre le clivage social<br />

entre un monde protégé qui décide et un monde exposé qui<br />

subit. La notion d'usager repose fondamentalement sur une<br />

relation de subordination qui est l'essence même de la culture<br />

administrative. Un client manifeste des droits, un usager<br />

remplit des devoirs. Cette nuance nourrit le déni de faiblesse.<br />

Une part de la violence est là, dans cette déchirure béante<br />

entre la France exposée ou refoulée aux marges de la collectivité<br />

et la France protégée, barricadée dans ses privilèges,<br />

murée dans son indifférence. Elle est dans cette humiliation<br />

quotidienne d'être obligée de faire valoir des droits<br />

sans relâche, de s'excuser en permanence de contraintes<br />

infligées par d'autres, de l'impossibilité de protester, de se<br />

81


Dossier<br />

révolter, de se défendre sans être aussitôt stigmatisé<br />

comme fauteur de troubles et violent ; d'être soupçonné,<br />

surveillé, contrôlé, interpellé, fouillé sans la moindre raison,<br />

pour le principe, maintenir la pression, faire sentir la force de<br />

l'Etat, susciter un climat de crainte, montrer que l'on fait<br />

quelque chose, satisfaire les attentes d'une partie de l'électorat<br />

qui ne subit rien de tout cela. Elle se manifeste dans<br />

l'hypocrisie de responsables politiques qui s'autoproclament<br />

ministres de tous les Français et veillent jalousement sur les<br />

privilèges de quelques-uns pour des raisons aussi opportunistes<br />

qu'électorales. Elle se retrouve dans cet échafaudage<br />

de lois toujours plus vagues, toujours plus répressives, rendant<br />

le simple citoyen encore plus responsable, plus coupable<br />

alors que d'autres, infiniment mieux armés pour se<br />

défendre, s'octroient l'impunité quand ce n'est pas l'amnistie,<br />

au nom de différences qu'ils sont les seuls à proclamer.<br />

On ne se met pas en colère par hasard. Les clients des transports<br />

en commun sont-ils de dangereux malfaiteurs d'exiger<br />

des trains qui roulent, ponctuels, en nombre, avec un personnel<br />

au travail plutôt que perpétuellement en grève ? Non,<br />

les malades des urgences ne sont pas d'odieux consuméristes,<br />

qu'il faut mater parce qu'ils osent réclamer d'être<br />

accueillis, soignés, informés dans un délai raisonnable et en<br />

aucun cas parqués pendant des heures, sans soins ni dialogue,<br />

sous la surveillance d'un vigile et son chien. Non, les<br />

bénéficiaires des minimas sociaux ne sont pas des sauvages<br />

parce qu'ils réclament aux administrations ce qui leur est<br />

nécessaire pour vivre et conserver leur logement.<br />

1<br />

"Enquête sur deux<br />

France qui s'ignorent",<br />

Le <strong>Monde</strong>, mercredi<br />

30 juin 1999<br />

Les messagers de la violence<br />

Au regard des différentes<br />

manifestations de la violence,<br />

on ne peut manquer d'être<br />

frappé par un paradoxe : ce qui<br />

diverge en un point de la société<br />

se rencontre violemment<br />

ailleurs. A l'image des plaques<br />

de la surface terrestre, les secteurs<br />

exposés et protégés de<br />

notre société accusent un<br />

écart croissant mais, si le<br />

mécanisme initial se situe<br />

"...un véritable processus<br />

d'enfermement<br />

mutuel entre ceux <strong>du</strong><br />

dehors nourris de peur<br />

et ceux <strong>du</strong> dedans qui<br />

ne s'aventurent pas<br />

dans un monde qui<br />

n'est pas le leur..."<br />

82


entre ces deux groupes, ce n'est pas là que se pro<strong>du</strong>isent les<br />

manifestations conflictuelles les plus graves. De même que<br />

les catastrophes se pro<strong>du</strong>isent aux extrémités des plaques,<br />

aux points de friction que forment les failles de la croûte terrestre,<br />

c'est à distance, dans les failles sociales profondes<br />

que constituent les banlieues, que se pro<strong>du</strong>it l'affrontement.<br />

Parce qu'une part de la population qui vit ici n'a rien à perdre<br />

vu qu'elle n'a rien gagné, parce qu'elle vit dans un autre<br />

monde, forme une autre société qui subit la plus forte pression<br />

institutionnelle. Certaines zones suburbaines concentrent<br />

tous les dangers, cristallisent toutes les haines, suscitent<br />

toutes les discriminations. On estime à cinq millions le<br />

nombre d'habitants des zones urbaines sensibles dont la<br />

moitié représente une véritable exclusion, inaugurant pour<br />

certains chercheurs un processus de sécession 1 . La coupure<br />

entre ces communautés et le reste de la société est totale.<br />

C'est un véritable processus d'enfermement mutuel entre<br />

ceux <strong>du</strong> dehors nourris de peur et ceux <strong>du</strong> dedans qui ne<br />

s'aventurent pas dans un monde qui n'est pas le leur. L'incapacité<br />

de communiquer fige des univers qui ne se comprennent<br />

pas, qui raisonnent tout simplement à des niveaux<br />

logiques différents. Ces parallèles culturelles ne se rencontreront<br />

pas plus que leurs homologues géométriques.<br />

L'incompréhension est totale car liée à une grille de lecture<br />

erronée. Notre raisonnement est sous-ten<strong>du</strong> par une conception<br />

institutionnelle de la société, en termes de règles, de<br />

légalité, de justice, dépourvue de sens dans un univers où<br />

ces valeurs n'ont pas de réalité tangible, où l'économie n'est<br />

pas celle de l'entreprise, la loi sans grande signification, la<br />

justice plutôt risquée. Les réalités locales sont autres, supplantées<br />

par des pratiques informelles mais pro<strong>du</strong>ctives et<br />

structurantes. Elles relèvent de la blessure liée à l'humiliation<br />

d'une réalité sociale dont personne n'est <strong>du</strong>pe, surtout pas<br />

ceux qui la subissent, mais également de manifestations<br />

ségrégationnistes en développement.<br />

Alors que les idéologies et leurs prophéties canalisaient le<br />

ressentiment des populations défavorisées, esquissaient un<br />

avenir, restituaient une dignité, témoignaient d'une appartenance,<br />

la faillite des modèles les laisse aujourd'hui engagées<br />

dans un face-à-face avec les institutions. Les jeunes des périphéries<br />

urbaines tout particulièrement s’en prennent aux<br />

symboles de leur situation qu'ils perçoivent comme les vecteurs<br />

de l’incarcération sociale qu'ils subissent, reclus dans<br />

leurs banlieues. Pour qu'un dialogue s'établisse, on attend<br />

83


Dossier<br />

"...notre ponctuation<br />

des faits désigne la<br />

périphérie comme responsable<br />

et le centre<br />

comme victime..."<br />

d'eux qu'ils changent de culture<br />

comme on change de<br />

langue en voyage. C'est<br />

impossible. Parce que notre<br />

ponctuation des faits<br />

désigne la périphérie<br />

comme responsable et le<br />

centre comme victime, on<br />

demande au plus faible de<br />

faire l'effort de rapprochement, de rejoindre le modèle dominant<br />

sans qu'un pas soit fait dans l'autre sens. Ces discours<br />

mutuellement inintelligibles instituent leurs protagonistes<br />

comme les messagers de la violence. Chacun, institutionnel<br />

comme exclus, renvoie à l'autre son incompréhension flanquée<br />

de son cortège d'antagonismes.<br />

2<br />

"Fernand Braudel, La<br />

Méditerranée", Paris,<br />

Le Livre de Poche,<br />

1990, vol. 2, p. 367<br />

3<br />

"Daniel Cohen,<br />

Richesse <strong>du</strong> monde,<br />

pauvreté des nations",<br />

Flammarion, 1998<br />

Une créature <strong>du</strong> vide<br />

Il convient, en effet, de s'interroger sur la séquence des faits<br />

dans la montée de la violence. Empruntons à Fernand Braudel<br />

2 sa réflexion sur le monde méditerranéen citée par Daniel<br />

Cohen 3 dans un cadre économique. "Peut-être faut-il renverser<br />

la très ancienne explication, erronée mais pas disparue, à<br />

savoir que ce sont les conquêtes turques qui ont provoqué<br />

les grandes découvertes alors qu'à l'inverse ce sont bel et<br />

bien les grandes découvertes qui ont créé dans le Levant une<br />

zone de moindre intérêt où le Turc a pu, par la suite,<br />

s'étendre et s'installer sans<br />

trop de difficultés".<br />

La violence est une créature <strong>du</strong><br />

vide. Ce n'est pas son apparition<br />

dans les transports publics<br />

qui a désertifié les quais <strong>du</strong><br />

métro mais l’absence des<br />

employés qui auraient dû s'y<br />

trouver qui a favorisé l’apparition<br />

progressive de la violence.<br />

Jamais le métro ne serait devenu<br />

cette cour des miracles qu'il<br />

"... c'est l’exclusion des<br />

soins par le service public<br />

qui a con<strong>du</strong>it à l’ouverture<br />

de la Mission France<br />

de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

relayée depuis par beaucoup<br />

d'autres...."<br />

fut au milieu des années quatre-vingt, si une simple présence<br />

dissuasive avait été maintenue lorsque cela suffisait encore.<br />

Il en va de même pour la SNCF. La violence n’a pas<br />

84


4<br />

"Qualité des relations<br />

entre la police et<br />

la population", rapport<br />

<strong>du</strong> Directeur central<br />

de la police judiciaire<br />

Jacques Genthial au<br />

Ministre de l'Intérieur,<br />

1995.<br />

con<strong>du</strong>it à l'abandon <strong>du</strong> réseau banlieue et tout particulièrement<br />

sa partie Nord, mais c’est bien le sacrifice sélectif des<br />

transports de proximité au profit <strong>du</strong> T.G.V. qui a créé les<br />

conditions d'un développement de la violence en faisant des<br />

transports urbains un cauchemar de grèves et de pannes.<br />

L'hôpital est frappé par la même logique et à deux niveaux.<br />

L’ouverture de consultations médicales associatives n’a pas<br />

poussé les hôpitaux publics à refouler les démunis mais, bien<br />

au contraire, c'est l’exclusion des soins par le service public<br />

qui a con<strong>du</strong>it à l’ouverture de la Mission France de Médecins<br />

<strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, relayée depuis par beaucoup d'autres. De même,<br />

les urgences n'ont pas été abandonnées dans leur organisation<br />

et leurs effectifs en raison d’une méchanceté soudaine<br />

des malades. Ce sont les décennies d'indifférence pour la<br />

médecine d'urgence qu'on laissait à un interne isolé ou un<br />

médecin étranger qui ont hypothéqué une indispensable<br />

adaptation aujourd'hui. Ce mécanisme s'est insinué partout,<br />

la police a longtemps traité la petite délinquance, les cambriolages<br />

de faibles montants, les vols d'autoradios comme<br />

des missions de dernière catégorie. "Les enquêtes à la suite<br />

de cambriolages ne sont ni<br />

"... en contrepoint<br />

d'un discours sécuritaire,<br />

s'ouvre un nouvel<br />

espace pour l'humanitaire.<br />

"<br />

systématiques, ni diligentées<br />

avec suffisamment de<br />

rigueur. Moins de 10 %<br />

bénéficient de l'identité judiciaire<br />

4 " . Le sentiment d'insécurité<br />

puis, plus tard,<br />

l'idéologie sécuritaire et ses<br />

lieutenants, la xénophobie et le racisme, ont prospéré sur<br />

une augmentation de la délinquance pour partie liée à l'absence<br />

de traitement des plaintes.<br />

Le danger s'accroît de voir s'amplifier l'affrontement<br />

des deux France, celle de l'intérieur manipulant la violence<br />

institutionnelle, celle des marges usant de la violence de rue.<br />

Le temps nous est compté. Le vieillissement de la population<br />

ne pourra qu'accentuer un penchant sécuritaire traditionnel<br />

avec l'avancée de l'âge. Sa résonance avec les tendances<br />

lourdes observées aujourd'hui laisse augurer les pires<br />

dérives en l'absence de garde-fous. Avec la montée en puissance<br />

des thèmes de la violence et de l'insécurité, face à la<br />

stigmatisation croissante de la jeunesse et des banlieues, en<br />

contrepoint d'un discours sécuritaire, s'ouvre un nouvel<br />

85


Dossier<br />

espace pour l'humanitaire. Ce qui a constitué son originalité<br />

et fait sa force, le témoignage, devrait lui conférer un rôle<br />

modérateur entre la surenchère politique, l'intransigeance<br />

économique, l'agitation médiatique. L'expérience des populations<br />

vulnérables et le développement des structures de<br />

réflexion au sein <strong>du</strong> monde associatif ouvrent la voie à une<br />

lecture humanitaire des phénomènes de société.<br />

L’auteur<br />

Jean-Patrick Deberdt, chargé de mission dans le domaine de<br />

la santé, est l’auteur <strong>du</strong> Guide des métiers de l’humanitaire<br />

et de "Santé publique" aux éditions Vuibert.<br />

Le présent article est extrait <strong>du</strong> manuscrit La Première des<br />

violences, non encore publié.<br />

86


Violence, action humanitaire<br />

et logique politique<br />

•par Michel Wieviorka<br />

Ce que nous appelons "violence"<br />

mérite toujours qu’on s’arrête,<br />

un instant au moins, sur le sens<br />

<strong>du</strong> mot que nous utilisons. Car il<br />

est bien difficile d’en proposer<br />

une définition claire, stable, et intellectuellement<br />

satisfaisante.<br />

La polysémie de la notion de violence<br />

La violence est objective, puisqu’on croit pouvoir la mesurer<br />

et en apprécier l’évolution quantitative d’une époque à une<br />

autre. Certes. Mais les données statistiques nous informent<br />

souvent plus sur ceux qui les établissent, sur le travail de la<br />

police ou l’activité de la justice par exemple, que sur ce<br />

qu’elles prétendent mesurer. Et surtout, nous savons bien<br />

que d’une société à une autre, d’un groupe à un autre, d’une<br />

personne à une autre, la sensibilité à la violence varie, tout<br />

comme elle varie dans le temps, au point d’en faire une<br />

notion hautement relative, que chacun définirait à sa guise,<br />

subjectivement, et d’une manière qui n’est pas nécessairement<br />

stabilisée. Ainsi, au sein d’un pays comme la France, la<br />

violence n’est vraiment reconnue comme telle que lorsqu’elle<br />

entre dans l’espace public, et qu’elle est susceptible de<br />

87


Dossier<br />

justifier un traitement judiciaire.<br />

De plus, le répertoire des<br />

"... le répertoire des<br />

violences considérées violences considérées<br />

comme telles se transforme<br />

constamment..."<br />

comme telles se transforme<br />

constamment. Le viol des<br />

femmes par exemple, ou la<br />

pédophilie ont longtemps été<br />

tolérés, et il a fallu l’action des mouvements de femmes, ou<br />

de scandales, comme l’affaire Dutroux en Belgique, suivis<br />

d’importantes campagnes de sensibilisation, pour que ces<br />

violences soient perçues et considérées comme majeures.<br />

Par ailleurs, le terme de "violence" amalgame des réalités<br />

diverses et hétérogènes : quoi de commun, par exemple,<br />

entre le crime organisé, la délinquance la plus classique, les<br />

émeutes urbaines consécutives à une "bavure" policière et<br />

lourdes d’un profond sentiment d’injustice sociale, le harcèlement<br />

racial, ou encore les excès de chasseurs ou de paysans<br />

en colère, sans parler des génocides, des crimes de<br />

guerre ou des massacres de masse ? Enfin, devons-nous,<br />

lorsque nous parlons de violence, nous limiter à ses dimensions<br />

physique, matérielle, aux destructions et aux atteintes<br />

visibles qu’elle entraîne, ou ne faut-il pas inclure dans la<br />

réflexion la violence symbolique, indissociable de formes de<br />

domination et d’exclusion qui laissent les dominés et les<br />

exclus incapables de penser leur subordination, aliénés car<br />

privés des catégories leur permettant de concevoir leur situation<br />

1 ?<br />

1<br />

Pour une approche<br />

détaillée de la violence<br />

symbolique, lire le<br />

texte de Jean-Patrick<br />

Deberdt, p.72 - 83<br />

La légitimation de l’humanitaire<br />

corrélative d’une disqualification<br />

de la violence<br />

Il fut un temps, pas si lointain, où la violence, sous ses<br />

formes politiques, mais aussi, à bien des égards, comme<br />

phénomène indivi<strong>du</strong>el, bénéficiait en France d’assez larges<br />

courants de compréhension, et même de sympathie. La<br />

délinquance, le crime n’étaient-ils pas le pro<strong>du</strong>it d’une société<br />

injuste et brutale, ne pouvait-on pas les expliquer par<br />

divers facteurs dont certains – enfance malheureuse, traumatismes<br />

affectifs, etc. - exonéraient le délinquant ou le criminel<br />

de ses actes ? Et surtout, en matière collective, n’y<br />

avait-il pas une réelle légitimité à se révolter, à rompre de<br />

manière violente avec un ordre insoutenable, une domination<br />

88


insupportable, un régime particulièrement brutal ? Dans les<br />

années 60 et même encore 70, les mouvements révolutionnaires,<br />

les guérillas, les luttes de libération nationale bénéficiaient<br />

en France d’une réelle aura, et les intellectuels les<br />

plus influents témoignaient d’une grande proximité à leur<br />

encontre. Au début des années 70, Jean-Paul Sartre, par<br />

exemple, exhortait les "maos" à développer la révolte : "on a<br />

raison de se révolter", leur disait-il dans un livre paru sous ce<br />

titre. Un peu plus tard, Michel Foucault s’efforçait d’organiser<br />

la mobilisation de soutien à l’avocat de la Fraction Armée<br />

Rouge, Klaus Croissant, dont l’Allemagne réclamait l’extradition<br />

pour l’aide illégale qu’il avait apportée à cette organisation<br />

terroriste, ou bien encore saluait la révolution iranienne.<br />

Lorsque la violence collective bénéficie d’une certaine légitimité,<br />

l’action humanitaire<br />

passe après, et même<br />

"... La violence est l’accoucheuse<br />

de l’histoire, tacle à la résistance, à la<br />

semble constituer un obs-<br />

en même temps que la révolte, à la révolution. La<br />

ressource principale des violence est l’accoucheuse<br />

plus faibles ..."<br />

de l’Histoire, en même<br />

temps que la ressource<br />

principale des plus faibles.<br />

Et l’action humanitaire, pour ceux qui pensent ainsi, ne peut,<br />

au mieux, que venir panser les plaies, ré<strong>du</strong>ire les dégâts, un<br />

peu à la manière de la Croix-Rouge venant sur le champ<br />

d’une bataille s’occuper des blessés. L’action humanitaire<br />

n’est évidemment pas, dans cette perspective, à la hauteur<br />

des enjeux historiques que l’action violente vient viser ou<br />

signifier, et ceux qui entendent la promouvoir sont perçus par<br />

les sympathisants de la violence avec condescendance, ou<br />

avec le sentiment qu’ils viennent entraver la contestation de<br />

l’ordre établi.<br />

Mais un tournant considérable s’est opéré en France vers le<br />

milieu des années 70. Il s’est soldé d’une part par la disqualification<br />

généralisée de la violence, devenue un véritable<br />

tabou, et par la montée en légitimité de l’action humanitaire.<br />

Le plus significatif, ici, est certainement l’émergence des<br />

"nouveaux philosophes" de la fin des années 70 : ces intellectuels<br />

en rupture de marxisme et d’idéologies révolutionnaires<br />

ont vite incarné un certain humanisme, et une grande<br />

proximité avec l’action humanitaire, en particulier lorsqu’elle<br />

renouvelait ses méthodes et son inspiration, par exemple<br />

avec les "French Doctors ". La délégitimation de la violence<br />

89


Dossier<br />

politique en France a permis la plus grande légitimité de l’action<br />

humanitaire, y compris dans l’espace politique.<br />

L’action humanitaire exclue<br />

de l’espace de la violence<br />

Dans les années 80 et 90, la question de la violence est devenue<br />

centrale dans les débats politiques <strong>du</strong> pays, sous la<br />

forme d’inquiétudes croissantes liées à un vif sentiment d’insécurité.<br />

La France entre dans une période de changements<br />

massifs, vécus comme une crise généralisée alors qu’il s’agit<br />

d’une mutation : sortie de la société in<strong>du</strong>strielle et déstructuration<br />

<strong>du</strong> conflit central qui l’organisait, en opposant le<br />

mouvement ouvrier aux maîtres <strong>du</strong> travail ; épuisement des<br />

institutions de la République, de moins en moins capables<br />

d’en tenir les promesses d’égalité et de fraternité ; poussée<br />

de particularismes culturels innombrables, qui souvent<br />

demandent à être reconnus dans l’espace public ; renforcement<br />

de l’indivi<strong>du</strong>alisme moderne, et affirmation suraiguë de<br />

la subjectivité indivi<strong>du</strong>elle, etc. La violence semble alors<br />

envahir toute la vie sociale, qu’il s’agisse <strong>du</strong> terrorisme, lié à<br />

des courants extrémistes <strong>du</strong> mouvement palestinien, ou aux<br />

Etats qui les " sponsorisent ", puis de plus en plus à l’islamisme<br />

radical ; mais aussi de violences terroristes pro<strong>du</strong>ites par<br />

la décomposition de l’extrême-gauche (Action Directe) ou<br />

portés par des activistes nationalistes (en Corse pour l’essentiel)<br />

; des émeutes urbaines, et de diverses con<strong>du</strong>ites<br />

caractéristiques de la rage et de la haine des jeunes des banlieues<br />

dites "difficiles" ou "en difficulté" qualifications superficielles<br />

et souvent injustes ; des "incivilités", ces petites violences<br />

au quotidien, insultes, dégradations, gestes d’agressivité,<br />

etc., qui n’entrent guère dans les statistiques officielles,<br />

mais qui rendent la vie insupportable à ceux qui les subissent<br />

ou en sont les témoins ; de la délinquance classique, en<br />

hausse depuis la fin des années 40, etc.<br />

Au fil de cette période, et jusqu’au milieu des années 90, le<br />

sentiment d’insécurité qui s’étend cesse progressivement<br />

d’être interprété de manière contradictoire par la gauche et la<br />

droite, et une sorte de consensus se met en place pour affirmer<br />

l’existence d’un lien étroit entre la violence objective et<br />

la violence perçue. La société française est alors dans un<br />

moment de grand doute sur elle-même. C’est l’époque où le<br />

Front national, de groupuscule devient une force politique<br />

90


avec laquelle les autres<br />

partis doivent compter, où<br />

la nation se sent menacée<br />

<strong>du</strong> dedans (par l’immigration,<br />

par la "fracture sociale")<br />

et <strong>du</strong> dehors, par l’hégémonie<br />

économique et<br />

culturelle des Etats-Unis,<br />

par le néo-libéralisme et la<br />

globalisation, par la<br />

construction européenne,<br />

qui affaiblirait la souveraineté nationale. Dans cette conjoncture<br />

de crise et de <strong>du</strong>rcissement, l’espace de la violence, largement<br />

construit par les médias, définit des enjeux politiques<br />

et sociaux dans lesquels l’action humanitaire ne<br />

semble guère avoir sa place. Certes, celle-ci continue à mobiliser<br />

de nombreuses personnes, et les études les plus<br />

solides sur le tissu associatif français font apparaître une vitalité<br />

considérable grâce aux engagements qui s’effectuent<br />

dans quelques domaines nouveaux ou renouvelés, parmi lesquels,<br />

précisément, l’action humanitaire. Mais s’il s’agit de<br />

violence, l’action humanitaire n’est guère présente dans le<br />

débat, ou bien peu.<br />

Un nouveau climat<br />

"... l’espace de la violence,<br />

largement<br />

construit par les médias,<br />

définit des enjeux politiques<br />

et sociaux dans<br />

lesquels l’action humanitaire<br />

ne semble guère<br />

avoir sa place ..."<br />

Pourtant, ce constat mérite d’être dépassé. D’abord pour des<br />

raisons historiques : nous ne sommes plus dans les années<br />

90 et la société française a retrouvé, au moins partiellement,<br />

une certaine confiance en elle-même. Avec l’arrivée de la<br />

gauche plurielle aux affaires en 1997, le retour d’une croissance<br />

tirant l’emploi, la décomposition <strong>du</strong> Front national, les<br />

progrès dans l’institutionnalisation de l’islam, etc., le climat a<br />

changé. Et même si la gauche plurielle est une formule épuisée,<br />

si le chômage se maintient à un taux élevé, ou si le Front<br />

national n’a pas disparu, la France considère avec plus d’humanité<br />

– plus d’in<strong>du</strong>lgence diront certains – ceux qui passent<br />

ou sont passés à la violence. Est exemplaire de ce début de<br />

retournement l’impact <strong>du</strong> livre <strong>du</strong> docteur Vasseur, médecin<br />

décrivant les conditions de détention des prisonniers en<br />

France : dans les années 70, la sensibilité était grande sur ce<br />

registre, puis l’insensibilité l’avait emporté, il y a maintenant<br />

un retour de compréhension en faveur des détenus.<br />

91


Dossier<br />

"... de plus en plus,<br />

nous envisageons les<br />

problèmes de société,<br />

qui incluent la violence,<br />

à partir de la notion de<br />

sujet ..."<br />

Mais c’est pour des raisons<br />

beaucoup plus profondes<br />

qu’il est possible<br />

d’envisager un rapprochement<br />

de la thématique de<br />

la violence de celle de l’action<br />

humanitaire. Ces raisons<br />

tiennent au fait que,<br />

de plus en plus, nous envisageons<br />

les problèmes de société, qui incluent la violence, à<br />

partir de la notion de sujet. La violence, dans cette perspective,<br />

n’est pas seulement, comme dans les explications classiques,<br />

la marque d’une frustration, ou bien encore un calcul,<br />

la mobilisation d’une ressource ; elle ne se limite pas davantage<br />

à une sorte de libération naturelle, instinctuelle, d’une<br />

agressivité favorisée par la crise de l’Etat ou celle de la culture,<br />

ou par des logiques de désinstitutionnalisation. Elle est<br />

l’expression d’un sujet impossible, nié, malheureux, interdit<br />

d’existence, empêché de s’affirmer ou de construire. Elle<br />

manifeste des demandes qui n’ont pas de traitement politique<br />

possible. La violence se substitue à un conflit introuvable,<br />

ou per<strong>du</strong>, elle est lourde d’un sens qu’elle exprime en<br />

même temps qu’elle le distord, ou le perd. Cette idée d’un<br />

lien entre subjectivité personnelle et violence mériterait<br />

d’être développée, complexifiée et nuancée ; je me contente<br />

ici de la signaler, car elle ouvre la voie à une autre idée,<br />

celle d’une intervention possible, sous la forme d’une action<br />

humanitaire, dans des situations où la violence se profile <strong>du</strong><br />

fait d’un déni de subjectivité, d’une non-reconnaissance de<br />

victimes susceptibles de devenir à leur tour violentes, d’une<br />

perte de sens liée à l’impossibilité de s’engager dans un<br />

conflit institutionnalisé. Idée qui se prolonge éventuellement<br />

par celle d’un appel à l’articulation de la logique humanitaire<br />

et de la logique politique, non pas pour soumettre l’une à<br />

l’autre, ou dissoudre l’une dans l’autre, mais pour les combiner<br />

dans une dynamique où chacune, néanmoins, conserve<br />

son autonomie. Intervenir face à la grande pauvreté, par<br />

exemple, lutter sur un mode humanitaire pour que le chômage<br />

et la précarité ne soient pas redoublés par l’exclusion en<br />

matière d’accès à la santé ou au droit, ou bien encore se<br />

mobiliser contre les discriminations, notamment racistes,<br />

peut passer par une habile conjugaison de l’action humanitaire<br />

et de la pression politique, et contribuer à ré<strong>du</strong>ire l’espace<br />

de la violence sociale.<br />

92


Mais la notion de sujet ne con<strong>du</strong>it pas seulement à réinterroger<br />

la violence <strong>du</strong> point de vue de ceux qui la mettent en<br />

œuvre, ou qui sont susceptibles de le faire. Elle encourage<br />

aussi, et surtout, à se tourner <strong>du</strong> côté de ses victimes. Pendant<br />

longtemps, la violence, dans ses modalités les plus<br />

importantes, était combattue parce qu’elle mettait en cause<br />

la société, son bon fonctionnement, l’ordre ou le lien social,<br />

politique et moral, l’Etat, dont la philosophie politique considérait<br />

le plus souvent, depuis Hobbes, qu’il apporte le seul<br />

moyen d’éviter le déchaînement des instincts et de l’agressivité<br />

naturelle des hommes en se dotant de ce que Max<br />

Weber a appelé le monopole légitime de la force. Confrontée<br />

à elle, l’action humanitaire<br />

a souvent plaidé en faveur<br />

des victimes, mais alors<br />

en décalage presque<br />

constant avec l’action politique<br />

ou judiciaire qui, elle,<br />

s’intéressait plutôt à la collectivité,<br />

à la société dans<br />

son ensemble, aux torts<br />

que cause la violence aux<br />

institutions. Plus la violence<br />

est comprise comme<br />

"... à partir <strong>du</strong> moment<br />

où le point de vue des victimes<br />

pénètre l’analyse et<br />

l’action politiques, la relation<br />

entre celles-ci et l’action<br />

humanitaire se transforme<br />

..."<br />

affectant des personnes singulières, y compris sous des<br />

formes collectives, des sujets atteints ou susceptibles de<br />

l’être dans leur intégrité physique et morale, qu’elle soit relativement<br />

ponctuelle, ou qu’elle prenne l’allure de crimes de<br />

masse, et plus l’action visant à s’y opposer, et à en compenser<br />

ou à en minimiser les effets peut rapprocher des logiques<br />

humanitaires centrées sur la subjectivité de ceux qu’elle<br />

vient assister, et des logiques politiques et judiciaires, qui<br />

s’ouvrent elles aussi à ce point de vue.<br />

Cette sensibilité croissante aux victimes et à leurs souffrances<br />

est une caractéristique centrale des sociétés occidentales<br />

contemporaines, et n’est jamais aussi visible qu’en<br />

matière internationale. Elle débouche notamment sur l’idée<br />

d’une priorité absolue des droits de l’Homme, supérieure aux<br />

intérêts des Etats, elle est au cœur de l’essor de la problématique<br />

<strong>du</strong> droit d’ingérence, elle intro<strong>du</strong>it dans l’action, y<br />

compris politique, une éthique qui n’entend pas se soumettre<br />

au réalisme des Etats, ou qui attend d’eux qu’ils l’incorporent<br />

dans leur diplomatie. Il faut dire nettement qu’à<br />

partir <strong>du</strong> moment où le point de vue des victimes pénètre<br />

93


Dossier<br />

l’analyse et l’action politiques, la relation entre celles-ci et<br />

l’action humanitaire se transforme, en même temps qu’elle<br />

s’épaissit, sous diverses modalités.<br />

Dans certains cas, la conjugaison des logiques s’effectue<br />

dans une démarche radicale, hypercritique dans laquelle les<br />

dimensions politiques signifient pour les acteurs de l’humanitaire<br />

une opposition sans concessions à tout ce qui peut<br />

sembler, précisément, commandé par les intérêts des Etats<br />

et des acteurs politiques. L’éthique de la conviction, si l’on<br />

veut utiliser un vocabulaire wébérien, entre en conflit absolu<br />

avec l’éthique de la responsabilité. Dans d’autres cas, à l’inverse,<br />

l’action humanitaire accepte le primat <strong>du</strong> politique, et<br />

tend même à s’y subordonner, l’éthique de la conviction s’accommode,<br />

par réalisme, de celle de la responsabilité. Et<br />

entre ces deux possibilités extrêmes, différents cas de figure<br />

se rencontrent, en même temps que d’intenses débats se<br />

constituent précisément au sujet de la relation <strong>du</strong> politique et<br />

de l’humanitaire. Avec la reconnaissance <strong>du</strong> point de vue des<br />

victimes, non seulement nous avons cessé de penser la violence<br />

avant tout en référence à l’ordre, à l’Etat ou au système<br />

social qu’elle mettrait en cause, mais nous avons inauguré<br />

une époque où l’action humanitaire cesse d’être une<br />

sorte d’adjuvant ou de palliatif, venant à la suite de l’action<br />

politique s’efforcer à apporter un peu de justice et d’humanité,<br />

pour entrer de plain-pied dans des espaces, internationaux<br />

mais aussi nationaux, où elle cohabite sous tension<br />

avec l’action politique.<br />

L’auteur<br />

Michel Wieviorka est sociologue, directeur d’études à l’Ecole<br />

des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Au sein de<br />

l’EHESS, il dirige le CADIS (Centre d’Analyse et d’Intervention<br />

Sociologiques).<br />

94


Santé et violence conjugale :<br />

un engagement humanitaire<br />

•Par Cécile Morvant<br />

1<br />

Enveff, Enquête<br />

nationale sur les<br />

violences envers<br />

les femmes en<br />

France, Secrétariat<br />

d’Etat aux Droits<br />

des femmes, 2000.<br />

La violence conjugale, processus au<br />

cours <strong>du</strong>quel un conjoint ou un<br />

partenaire utilise la force et/ou la<br />

contrainte pour perpétuer des rapports<br />

de force, touche une femme<br />

sur dix en France chaque année 1 . Atteignant<br />

par définition la sphère familiale,<br />

elle reste encore peu visible, en tout cas<br />

souvent cachée, voire même taboue. Pourtant,<br />

force est de constater que la famille<br />

n’est pas toujours un lieu d’amour et de<br />

sécurité, mais qu’elle peut être un lieu de<br />

destruction. Face à cette violence privée,<br />

le milieu médical éprouve encore des difficultés<br />

à jouer son rôle. L’expérience des<br />

associations humanitaires peut l’aider<br />

dans cette voie.<br />

Pourquoi cette forme de violence<br />

est-elle si peu dénoncée ?<br />

Trop de gens pensent encore qu’un homme a le droit de corriger<br />

sa femme en toute impunité ou en tout cas qu’une gifle "n’a<br />

jamais fait de mal à personne". Mais la violence conjugale trouve<br />

ses racines dans les rapports inégalitaires entre hommes et<br />

femmes. En fait la violence conjugale ne se limite pas à une gifle<br />

95


Dossier<br />

mais se rapporte à de nombreux<br />

comportements et<br />

"...une volonté de maîtriser<br />

l’autre en le détruisant..."<br />

aboutir à la destruction phy-<br />

actes qui se répètent jusqu’à<br />

sique et mentale de la victime.<br />

Il ne s’agit ni d’un simple<br />

conflit conjugal, ni d’une perte de contrôle de l’agresseur mais<br />

bien d’une volonté de maîtriser l’autre en le détruisant.<br />

Les femmes victimes de violence conjugale, sous l’emprise de<br />

l’agresseur et <strong>du</strong> fait d’un mauvais état de santé mentale et physique<br />

(conséquence de la violence subie), éprouvent des difficultés<br />

à rompre cette relation violente, à demander de l’aide, et<br />

même à reconnaître et nommer cette violence. Si elles "restent<br />

à la maison", ce n’est pas parce "qu’elles aiment ça", mais parce<br />

qu’elles ne savent pas comment échapper à la violence, parce<br />

qu’elles n’ont pas d’argent ou de travail, parce que leur entourage<br />

leur dit de rester, parce que les enfants sont là et “ont besoin<br />

de leur père”, parce qu’elle ne connaissent pas leurs droits ou<br />

comment les faire valoir.<br />

Où se situe le soignant dans cette problématique<br />

?<br />

Lourde de conséquences en matière de santé, la violence conjugale<br />

est aussi un problème de santé publique. Habitués à rechercher<br />

de nombreuses pathologies rares, les professionnels de<br />

santé identifient très mal les situations de violence. Blessures,<br />

anxiété, troubles <strong>du</strong> sommeil, abus de substances, dépression,<br />

idées et/ou tentatives de suicide, stress post-traumatique, maladies<br />

sexuellement transmissibles, troubles psychosomatiques<br />

divers, fausses couches, accouchements prématurés sont<br />

autant de conséquences de la violence. Aucun de ces troubles<br />

n’est spécifique à la violence conjugale, pourtant on les retrouve<br />

fréquemment chez les victimes de violence.<br />

Celles-ci "consomment" beaucoup la médecine (consultations,<br />

traitements, examens) et surconsomment également les médicaments<br />

prescrits (antalgiques, anxiolytiques, somnifères). La<br />

femme maltraitée est une patiente que l’on peut recevoir fréquemment<br />

en consultation, que la violence soit reconnue ou non<br />

par le médecin.<br />

96


Quel rôle pour les professionnels<br />

de santé ?<br />

Repérer les femmes victimes de violence conjugale, les traiter de<br />

façon adaptée en tenant compte de la situation de violence, évaluer<br />

leur sécurité, leur proposer un suivi, les informer sur leurs<br />

droits (même succinctement), les orienter vers d’autres professionnels<br />

en fonction de leurs besoins (assistante sociale, psychologue,<br />

police, avocat, association d’aide aux femmes victimes<br />

de violence conjugale, centre d’hébergement, etc.). Le médecin,<br />

de par sa fonction et sa soumission au secret médical, peut avoir<br />

accès à l’histoire de la patiente et user de ses connaissances<br />

pour l’aider.<br />

Or, en France comme dans<br />

beaucoup de pays d’Europe,<br />

la plupart des profes-<br />

"...la plupart des professionnels<br />

de santé sont sionnels de santé sont peu<br />

peu sensibilisés à cette sensibilisés à cette problématique<br />

et se sentent<br />

problématique et se sentent<br />

impuissants..."<br />

impuissants. Certains estiment<br />

que cela n’entre pas<br />

dans leur fonction, d’autres<br />

refoulent ces histoires de violence <strong>du</strong> fait de leur propre histoire<br />

actuelle ou passée.<br />

Alors que les policiers et les travailleurs sociaux ont déjà beaucoup<br />

avancé dans leur connaissance <strong>du</strong> problème et dans sa<br />

prise en charge, les professionnels de santé ne sont pas encore<br />

suffisamment impliqués. La formation médicale en matière de<br />

violence conjugale est quasi inexistante.<br />

Quel est le lien entre l’humanitaire<br />

et la violence conjugale ?<br />

Secret médical, ingérence dans l’espace privé, non-assistance à<br />

personne en danger sont des notions qui déterminent l’action <strong>du</strong><br />

professionnel de santé ou en tout cas avec lesquelles il doit<br />

"jouer" dans le cadre de la violence conjugale. Peut-on et doit-on<br />

rester silencieux face à autant de souffrances ? Quand s’arrête le<br />

devoir de secret médical ?<br />

La défense des droits de l’Homme, un des principes de l’humanitaire,<br />

est solidaire de la défense des victimes. Il s’agit dans ce<br />

97


Dossier<br />

cas de porter secours à une femme victime des violences de son<br />

mari, de dénoncer cette situation si besoin. Les acquis de l’humanitaire<br />

sur ces thèmes pourraient être d’une grande aide pour<br />

la réflexion éthique des acteurs de santé en matière de violences<br />

familiales. Quelle place pour le professionnel et surtout quel rôle<br />

dans la lutte contre la violence conjugale ?<br />

L’Institut de l'<strong>Humanitaire</strong>, dont les travaux portent sur l’accès<br />

aux soins des personnes en situation de précarité et de vulnérabilité,<br />

collabore avec des associations de femmes et a entamé<br />

une réflexion sur ces thèmes. Persuadé que l’échange de ces<br />

expériences peut aider chacun à améliorer son intervention.<br />

L’impact de la violence sur la santé physique et morale, l’isolement,<br />

la peur et le sentiment de honte vulnérabilisent la femme<br />

et le reste de la famille. Pour sortir de la violence, les femmes doivent<br />

au moins pouvoir accéder à un état de santé relativement<br />

satisfaisant.<br />

La médecine humanitaire, c’est aussi prendre en compte les personnes<br />

de notre entourage qui font partie de notre société, mais<br />

qui en sont rejetées pour une raison ou une autre. Une femme<br />

victime de violence est totalement démunie, aussi bien sur le<br />

plan matériel que moral, et a besoin d’une aide extérieure pour<br />

débuter un processus qui<br />

mène à la fin de cette violence.<br />

Ce recours extérieur peut<br />

être un professionnel de<br />

santé. Ne serait-ce qu’interroger<br />

une femme sur une<br />

éventuelle situation de violence,<br />

c’est lui dire que<br />

d’autres s’intéressent à elle et lui proposent de l’aider.<br />

"...La médecine humanitaire,<br />

c’est aussi prendre<br />

en compte les personnes<br />

de notre entourage..."<br />

Enfin, la lutte contre la violence conjugale doit beaucoup aux<br />

associations féministes, mais elle repose aussi sur les compétences<br />

de tous les professionnels concernés. Il ne s’agit pas seulement<br />

de tenir un discours féministe ou charitable, mais de refuser<br />

l’inacceptable qui se tient à côté de nous : utiliser son savoirfaire<br />

pour aider les victimes de violence, dénoncer la violence et<br />

lutter contre sa propagation aux générations futures.<br />

C’est dans cet esprit que l’Institut de l’<strong>Humanitaire</strong> s’inscrit : sensibiliser,<br />

dénoncer, informer, former.<br />

98


L’engagement de l’Institut de l'<strong>Humanitaire</strong><br />

face aux violences conjugales<br />

2<br />

" Le médecin face<br />

aux violences conjugales<br />

: analyse à partir<br />

d’une étude effectuée<br />

auprès de médecins<br />

généralistes ", Cécile<br />

Morvant, thèse de<br />

médecine, Université<br />

Paris VI, 2000.<br />

Nous avons débuté nos travaux par une étude auprès de médecins<br />

généralistes de la région Ile-de-France : évaluer le repérage<br />

et la prise en charge de la violence conjugale par ces médecins.<br />

Cette étude qui a fait l’objet d’une thèse de médecine 2 , a permis<br />

un premier constat : nombreux sont les médecins qui ne repèrent<br />

pas les situations de violence et qui ne savent comment agir<br />

face à ces situations.<br />

Nous avons donc poursuivi notre démarche avec un projet européen<br />

financé par la Commission Européenne : créer un site Internet<br />

à l’usage de tous les professionnels de santé, leur permettant<br />

de s’informer de façon pratique et complète sur la violence<br />

conjugale et la con<strong>du</strong>ite à tenir face aux femmes victimes et à<br />

leurs enfants. Ce site “www.sivic.org” est commun à la France,<br />

l’Espagne, le Portugal, l’Italie et la Belgique et a été élaboré<br />

par une équipe de professionnels de santé et de responsables<br />

d’associations d’aide aux femmes victimes de violence conjugale<br />

de chaque pays.<br />

Dans la lignée de ce projet, et notamment dans le cadre <strong>du</strong> partenariat<br />

mis en place par l’Institut de l’<strong>Humanitaire</strong> avec la Fédération<br />

Nationale Solidarité Femmes (qui regroupe les associations<br />

françaises d’aide aux femmes victimes de violence conjugale),<br />

nous avons travaillé à une meilleure implication <strong>du</strong> monde<br />

médical sur ce thème.<br />

Le 28 février <strong>2001</strong> a été une journée importante pour la sensibilisation<br />

des acteurs de santé face à la violence conjugale. Lors <strong>du</strong><br />

colloque organisé par l’Institut de l’<strong>Humanitaire</strong> au ministère de<br />

la Santé “Violence conjugale, le rôle des professionnels de<br />

santé”, le site sivic qui venait d’être créé et le rapport <strong>du</strong> groupe<br />

de travail dirigé par le Professeur Henrion sous l’égide <strong>du</strong> secrétariat<br />

à la Santé, ont été présentés officiellement en présence de<br />

M. Kouchner et par le biais des médias. A cette occasion, ces<br />

trois événements ont permis de fortement sensibiliser les professionnels<br />

de santé. Lors <strong>du</strong> colloque, ceux-ci ont eux-mêmes<br />

particulièrement souligné leur méconnaissance <strong>du</strong> problème et<br />

surtout de sa gestion alors qu’ils y étaient régulièrement confrontés.<br />

En parallèle, les carences <strong>du</strong> secteur médical en matière de<br />

repérage de la violence conjugale ont été mises en lumière.<br />

Mais l’implication des médecins passe aussi par l’obtention de<br />

données sur les pratiques médicales en matière de violence<br />

conjugale. On sait que lorsque l’on quantifie certains comportements,<br />

ils sont davantage reconnus. La mise en place d’un<br />

réseau européen de surveillance sentinelle sur les pratiques<br />

99


Dossier<br />

médicales en matière de violence<br />

conjugale permettra à l’Institut<br />

de l’<strong>Humanitaire</strong> et à ses partenaires<br />

de faire un état des<br />

lieux et surtout de surveiller au<br />

cours <strong>du</strong> temps quel type de<br />

prise en charge est proposé aux<br />

femmes. En parallèle, les<br />

femmes accueillies dans des<br />

"La mise en place d’un<br />

réseau européen de<br />

surveillance sentinelle<br />

sur les pratiques médicales<br />

en matière de violence<br />

conjugale"<br />

associations d’aide aux victimes de violence conjugale participeront<br />

à cette enquête en donnant des informations sur les<br />

contacts qu’elles ont eu avec des professionnels de santé et la<br />

prise en charge qui leurs a été proposée. Ce réseau “vigil” est<br />

en cours d’élaboration et sera lancé en <strong>automne</strong> prochain.<br />

Enfin, l’Institut de l’<strong>Humanitaire</strong> a lancé un concours d’idées de<br />

scénarios sur les violences dans les familles “Histoires de violences”.<br />

Ainsi chacun peut parler de la violence, qu’elle soit<br />

conjugale ou qu’il s’agisse de la violence entre frères et sœurs,<br />

des enfants contre leurs parents, des parents contre leurs<br />

enfants ou la violence contre les personnes âgées. Ces scénarios,<br />

après sélection et réalisation, seront diffusés sur les chaînes<br />

de télévision 3 .<br />

Vers une meilleure implication<br />

des professionnels de santé<br />

Petit à petit, les choses avancent dans le domaine de la santé et<br />

de la violence conjugale et il nous semble même que petit à petit<br />

les réticences se débloquent. Mais l’effort doit encore être maintenu,<br />

pour qu’à l’instar de la maltraitance des enfants, la violence<br />

à l’encontre des femmes soit reconnue et que les professionnels<br />

de santé s’impliquent davantage.<br />

Agir de façon humanitaire ce n’est pas seulement aider les victimes<br />

de violence politique ou de toute autre forme de violence<br />

extérieure à la famille. La cellule familiale est une des bases de<br />

notre société : si elle ne se porte pas bien, beaucoup d’autres<br />

choses en découlent. Prendre en compte les violences familiales<br />

comme un problème humanitaire et de santé publique aidera à<br />

mieux appréhender l’indivi<strong>du</strong> sur le plan de la santé comme sur<br />

le plan social.<br />

L’auteur<br />

Cécile Morvant est médecin, responsable <strong>du</strong> programme<br />

"Violences conjugales" à l’Institut de l’<strong>Humanitaire</strong>.<br />

3<br />

Voir la présentation<br />

de ce concours de<br />

scénarii, en rubrique<br />

Actualités, p.137<br />

100


points de vue<br />

> Parce qu’elle entend se situer au plus près des<br />

préoccupations et réflexions de ses lecteurs, la<br />

revue <strong>Humanitaire</strong> inaugure, avec cette<br />

rubrique "Points de vue", un espace de débat sur<br />

l’humanitaire ouvert, polyphonique et diversifié.<br />

Les deux textes qui l’étrennent renvoient à un<br />

double débat dont les points de jonction sont<br />

nombreux. Karl Blanchet aborde ainsi la participation<br />

des populations concernées aux projets<br />

de développement. Eric Comte, pour sa part,<br />

interroge la responsabilité des organisations<br />

humanitaires et en appelle à la consolidation<br />

d’une éthique de l’action. <<br />

101


Le développement participatif,<br />

entre théorie et réalité : l’exemple <strong>du</strong> Togo<br />

points de vue<br />

•par Karl Blanchet<br />

> A l’heure où la société civile se fait entendre, remporte des victoires<br />

politiques importantes et parvient à changer le cours des<br />

événements, le travail de développement dans les pays <strong>du</strong> Sud<br />

évolue vers une écoute plus attentive des besoins des populations.<br />

Un effort constant des opérateurs de développement, associations<br />

ou bailleurs de fonds, montre une réelle volonté que les<br />

décisions soient prises de plus en plus par les personnes concernées<br />

par les projets. Mais des obstacles persistent qui rendent parfois<br />

ce processus éprouvant. Le Togo, pays qui subit une crise politique<br />

dénoncée par la communauté internationale, connaît<br />

actuellement une émergence de projets conçus et réalisés par les<br />

populations. Cette situation nous permet de mieux appréhender<br />

le travail de l’agent social de développement. <<br />

1<br />

D’après l’ouvrage de<br />

Pascal Bruckner, Les<br />

sanglots de l’homme<br />

blanc, Points, 1986<br />

> Les sanglots de l’homme blanc<br />

Nous entendons souvent des discours sur l’humanitaire et le développement<br />

qui malheureusement ne montrent qu’un seul aspect des<br />

choses. S’adressant en priorité au monde occidental dans lequel vit<br />

l’auteur, ces discours tentent de clarifier la relation aidant-aidé, sauveteur-sauvé,<br />

nous-eux. L’agent de développement devient un moralisateur<br />

pernicieux, roi de la vertu et défenseur des plus faibles.<br />

Ces discours ne sont-ils pas ceux d’un Occidental blasé des campagnes<br />

de publicité et de pétitions organisées par les organisations<br />

non gouvernementales en Europe ? Ne sont-ils pas les “ sanglots d’un<br />

homme blanc ” 1 regardant les habitants <strong>du</strong> tiers-monde comme des<br />

moitiés d’homme, des enfants incapables de s’exprimer et de se<br />

défendre ?<br />

102


Le rapport sur le développement 2000-<strong>2001</strong> édité par la<br />

Banque Mondiale, intitulé “Combattre la pauvreté”, est éloquent<br />

sur l’état des pays en voie de développement. 2,8 milliards<br />

de personnes, soit la moitié de la population mondiale,<br />

vivent avec moins de 12 francs français par jour.<br />

On peut se demander si le travail de développement a réellement<br />

son utilité dans la manière dont il a été accompli jusqu’au<br />

début des années 90. Ces dernières années ont vu l’émergence<br />

de nouvelles démarches fondées sur la participation des<br />

populations. Qu’en est-il aujourd’hui de leur impact ? Peut-on<br />

déjà en tracer un bilan et en tirer les premières leçons ?<br />

> La participation des populations, un<br />

indicateur incontournable<br />

“... il ne reste<br />

actuellement<br />

aucune trace<br />

des projets mis<br />

en place dans<br />

les années<br />

80...“<br />

A Lomé, au Togo, lors d’une table ronde organisée par le PNUD<br />

(Programme des Nations Unies pour le Développement) en<br />

1985, les bailleurs de fonds et l’Etat tracent un bilan des actions<br />

initiées depuis 10 ans dans le pays. Les résultats obtenus sont<br />

très mitigés et amènent tous ces opérateurs à repenser leur<br />

approche. Le concept de “développement local participatif”<br />

apparaît alors. Il s’agit de mettre en place des projets destinés<br />

aux populations conçus et réalisés avec les communautés.<br />

Comme l’explique Alain Pliez, coordinateur national <strong>du</strong> Projet<br />

Pluriannuel des Micro Réalisations (PPMR) <strong>du</strong> Fonds Européen<br />

de Développement (FED), “il ne reste actuellement aucune<br />

trace des projets mis en place dans les années 80 alors qu’ils<br />

ont nécessité énormément de ressources<br />

financières et de ressources<br />

humaines. Sur le terrain, c’était un<br />

déploiement d’ “experts”, de véhicules.<br />

Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Les<br />

rapports d’évaluation ont montré que<br />

les projets étaient conçus par des<br />

conseillers économiques et financiers<br />

qui ne tenaient pas compte des mentalités<br />

et <strong>du</strong> contexte local. Dans plusieurs<br />

régions, on réalisait les mêmes projets avec les mêmes<br />

méthodes et approches. On les imposait aux populations”.<br />

La reconnaissance des échecs précédents et l’évolution <strong>du</strong><br />

contexte politique togolais ont amené les différents opérateurs<br />

<strong>du</strong> développement à travailler de plus en plus avec les populations.<br />

En 2000, malgré l’arrêt de la coopération européenne<br />

103


ilatérale 2 , des actions continuent et s’intensifient, tournées<br />

vers le développement de la société civile.<br />

Actuellement, plusieurs projets de ce type sont en cours au<br />

Togo : le Programme Pluriannuel de Micro Réalisations <strong>du</strong> FED<br />

donc mais aussi le Fonds Social de Développement de la<br />

Coopération Française, le RCC (Renforcement des Capacités<br />

Communautaires) de l’UNICEF, le FENU (Fonds d’équipement<br />

des Nations Unies) <strong>du</strong> PNUD, le PPFS (Projet Pilote de Fonds<br />

Social) de la Banque Mondiale. Ces projets menés par ces organismes<br />

internationaux sont conçus globalement sur le même<br />

schéma. L’objectif est commun : satisfaire les besoins des<br />

populations en activités génératrices de revenus et en infrastructures<br />

collectives. La démarche est également similaire :<br />

un groupe de personnes, tel qu’un groupement de paysans ou<br />

d’artisans ou bien encore une association de parents d’élèves,<br />

ont une demande à formuler. Il peut s’agir de la construction<br />

d’un poulailler, d’un grenier à céréales, d’un puits pour le maraîchage,<br />

d’un pont ou bien encore d’un dispensaire ou d’une<br />

école. “Un agent d’ONG, explique Rita Agbenda, présidente <strong>du</strong><br />

groupement Handicapés Sans Frontières de Sotouboua, vient<br />

nous aider à réfléchir à tous les tenants et aboutissants <strong>du</strong> projet<br />

; avec plusieurs réunions <strong>du</strong> groupe, l’agent de développement<br />

nous aide encore à remplir le formulaire de demande de<br />

financement”. Puis des conseillers techniques des organismes<br />

internationaux vérifient sur place l’existence <strong>du</strong> groupe, son<br />

organisation et le bien-fondé <strong>du</strong> projet.<br />

Un critère essentiel est le niveau de participation <strong>du</strong> groupe à<br />

cette action. Par “participation”, ces organismes entendent<br />

notamment une “participation contributive”, c’est-à-dire financière.<br />

En effet, l’organisme financeur impose au groupe de participer<br />

à hauteur de 25% de la valeur totale <strong>du</strong> projet. La forme<br />

de cette contribution varie : de l’argent, des matériaux de<br />

construction, de la main d’œuvre. “En réalité, ajoute Alain Pliez,<br />

avec un projet réellement bien monté et une population bien<br />

mobilisée, les communautés ne peuvent fournir que 10% de la<br />

valeur globale”. Dans ce cas, les organismes s’arrangent pour<br />

ajouter la contribution de l’Etat dans le fonctionnement des projets<br />

tel que le salaire de l’instituteur.<br />

points de vue<br />

2<br />

L’Union Européenne<br />

a vivement critiqué le<br />

gouvernement togolais<br />

et son président<br />

dans le déroulement<br />

des élections présidentielles<br />

dont les<br />

résultats ont été proclamés<br />

le 24 juin<br />

1998. Un arrêt de la<br />

Coopération bilatérale<br />

a été décidé.<br />

Mais un fait est clair au sein des organismes internationaux :<br />

“couler <strong>du</strong> béton n’est pas une fin en soi. Il faut accompagner<br />

les communautés dans leurs projets et renforcer les capacités<br />

de la société civile”, fait remarquer Henri-Luc Thibault, chef <strong>du</strong><br />

104


“... Il faut accompagner<br />

les communautés<br />

dans leurs projets<br />

et renforcer les<br />

capacités de la<br />

société civile...“<br />

Service de Coopération et d’Action<br />

Culturelle (SCAC) de l’Ambassade<br />

de France.<br />

Outre les organismes internationaux,<br />

les ONG ont elles aussi développé<br />

et encouragé cette évolution<br />

vers la prise en compte des besoins<br />

et des demandes des populations dans leur propre développement.<br />

3<br />

Freire P., Creating<br />

Alternative Research<br />

Methods, Monopoly,<br />

1982<br />

4<br />

Kolb D.A., Experiential<br />

Learning, Englewood<br />

Cliffs N.J.,<br />

Prentice Hall, 1984<br />

5<br />

Cornwell A., Guyt J.,<br />

Welbourn A., Acknowledging<br />

Process :<br />

Challenges for Agricultural<br />

Research and<br />

Extension Methodology,<br />

Brighton, Institute<br />

of Development Studies,<br />

1993.<br />

Les démarches participatives sont apparues dès les années 70<br />

grâce aux travaux de Paolo Freire 3 puis de Kolb 4 qui font<br />

prendre conscience de l’importance <strong>du</strong> savoir et des expériences<br />

des populations. Des méthodes sont alors mises au<br />

point, composées d’outils de recherche qualitative ou d’enseignement<br />

qui s’adaptent à la culture de la population. Cornwell 5<br />

recense plus d’une trentaine de méthodes qui se ressemblent,<br />

se complètent et s’adaptent au contexte : la MARP (Méthode<br />

Accélérée de Recherche Participative), la RAP (Recherche<br />

Action Participation) ou encore le TPD (Théâtre Pour le Développement),<br />

pour ne citer que ces trois-là.<br />

Kamilou Wahabou, coordinateur de projet à Handicap International,<br />

décrit une séance MARP : “Nous avons entrepris une<br />

enquête qualitative sur les conditions de vie des personnes<br />

handicapées au Togo <strong>du</strong>rant l’année 1998 avec la Fédération<br />

togolaise des Associations de Personnes handicapées. Après<br />

avoir été formés à la MARP, les enquêteurs vont dans les villages<br />

prendre rendez-vous avec des groupes de personnes<br />

handicapées. Les chefs de village sont informés de notre<br />

démarche. Le jour venu, nous réunissons les personnes handicapées.<br />

Nous nous installons sous l’arbre à palabre et en<br />

langue vernaculaire leur expliquons cette enquête. Durant toute<br />

la journée, l’animateur doit traiter plusieurs questions avec le<br />

groupe : quels sont les problèmes que vous rencontrez ?, quels<br />

sont les problèmes prioritaires ?, quelles solutions voyez-vous<br />

à ces problèmes ? Toutes les réponses sont notées sur de<br />

grands papiers puis analysées à la coordination”.<br />

Ces démarches ont bouleversé le rôle de l’agent de développement.<br />

Il n’est plus ce héros aventurier, baroudeur. Il devient<br />

un travailleur social diplômé, qualifié, recruté selon des critères<br />

bien précis. S’il est européen, il est diplômé d’études spécialisées<br />

tels que des DESS en développement ou bien encore des<br />

écoles spécialisées (BIOFORCE, IFAID).<br />

105


“Les humanitaires sont ceux qui professent une confiance<br />

dans les hommes et leurs capacités à améliorer, à construire un<br />

monde plus juste” 6 . Les agents de développement sont aujourd’hui<br />

des promoteurs de l’homme pluriel. Ils ne sont pas les<br />

bâtisseurs mais les catalyseurs, les<br />

créateurs de ponts et de liens entre<br />

“... Les humanitaires<br />

différentes compétences qui<br />

sont ceux qui professent<br />

une confiance<br />

s’unissent pour “construire un<br />

monde plus juste”. Les populations<br />

dans les hommes et<br />

ne sont plus de simples bénéficiaires<br />

mais deviennent les acteurs<br />

leurs capacités à<br />

améliorer, à<br />

principaux de leurs propres projets<br />

construire un monde<br />

et non plus de l’aide importée, de<br />

plus juste...“<br />

l’assistanat parachuté 7 .<br />

Compatir est une attitude. Promouvoir est un métier 8 . Promouvoir<br />

l’homme, c’est faire entendre chaque voix, chaque homme<br />

devient un sujet.<br />

“La subtilité <strong>du</strong> travail d’agent de développement est de<br />

constamment être dans le doute”, selon Henri-Luc Thibault,<br />

“afin d’accepter ses propres erreurs et d’être sans cesse à<br />

l’écoute”.<br />

Ainsi l’agent de développement se construit en même temps<br />

que le sujet promu. Ce métier est tourné vers l’autre, dirigé<br />

vers l’homme à la fois semblable et différent. Le travailleur<br />

social donne de sa personne et de son énergie, tout comme les<br />

bénéficiaires. C’est cet échange, cette “alliance” 9 , qui permettent<br />

la construction de relations humaines, sur fond de confiance<br />

mutuelle, sur lesquelles vont reposer les fondements des<br />

projets communs.<br />

points de vue<br />

6<br />

Selon Rony Brauman,<br />

<strong>Humanitaire</strong> : le<br />

dilemme, Le Seuil,<br />

1996.<br />

7<br />

En référence aux<br />

commentaires de<br />

Xavier Emmanuelli, en<br />

mission pour Médecins<br />

Sans Frontières,<br />

qui regardait tomber<br />

les colis d’aide humanitaire<br />

parachutés par<br />

les avions américains<br />

au-dessus des camps<br />

de réfugiés kurdes à<br />

la frontière Turquie-<br />

Irak.<br />

8<br />

Lire Bernard Husson,<br />

«Le paradoxe de<br />

l’action humanitaire»,<br />

Université catholique<br />

de Lyon, 1993.<br />

9<br />

Selon Lisette Tardy,<br />

«Les difficultés de<br />

l’Alliance, CEE»<br />

PHARE/TACIS, 1993.<br />

> “Participez, c’est un ordre !”<br />

La réalité est plus complexe. La population ne joue pas toujours<br />

un rôle central dans les projets.<br />

Comme l’explique Roland Colin 10 , “le terme de participation<br />

peut recouvrir deux contenus sémantiques différents, dans une<br />

acceptation passive ou active”. En effet, “participer” peut tout<br />

simplement signifier prendre part à une initiative sans en être<br />

réellement l’instigateur et le meneur. Dans ce cas, celui qui participe<br />

n’a aucun pouvoir. Il a seulement un rôle à jouer, une<br />

tâche à mener. Ramanou Nassirou, directeur de l’ONG<br />

WAGES, qui finance 6 000 femmes de Lomé à l’aide de microcrédits,<br />

se rappelle ses années passées en ONG internationale<br />

en tant que chef de projet : “à la fin des années 80, un impor-<br />

10<br />

Colin R., «Les<br />

méthodes et techniques<br />

de la participation<br />

au développement»,<br />

CIDESSCO/UNESCO,<br />

1985.<br />

106


tant bailleur de fonds souhaite développer un projet de<br />

construction de greniers à céréales dans la région de Bassar, au<br />

nord <strong>du</strong> Togo. Il cherche un opérateur. Nous lui proposons rapidement<br />

un projet de construction de 100 greniers à grains dans<br />

la région de Bassar en n’omettant pas de préciser que le projet<br />

s’accompagne d’une sensibilisation/é<strong>du</strong>cation des villageois.<br />

Une fois le financement accordé, nous allons sur le terrain pour<br />

demander qui est intéressé par des greniers à grains. Qui serait<br />

assez fou pour refuser ? On leur demande alors une mobilisation<br />

autour <strong>du</strong> projet. Les greniers ont bel et bien été construits<br />

mais n’ont jamais servi. Avec le recul, c’était prévisible, nous<br />

avons travaillé à l’envers”. L’ONG a été prise de cours par les<br />

délais et les contraintes imposées par les bailleurs de fonds qui<br />

sont encore largement en vigueur aujourd’hui et rendent difficiles<br />

la réalisation de toutes les étapes nécessaires au bon<br />

déroulement <strong>du</strong> projet avec les populations.<br />

Dans l’exemple précédent, la première étape d’identification<br />

des besoins auprès des populations a été absente et la population<br />

ne s’est pas appropriée le projet. Aujourd’hui, si une ONG<br />

utilise des méthodes participatives pour identifier les besoins<br />

en prenant le temps qu’il faut, cela signifie qu’elle possède les<br />

ressources financières et humaines nécessaires et qu’elle a<br />

une promesse orale informelle d’un bailleur de fonds. Dans le<br />

cas contraire, initier une telle démarche et se voir refuser le<br />

financement, c’est prendre le risque que l’ONG perde toute<br />

crédibilité auprès de la population et des autorités locales.<br />

Dans le contexte actuel de crise économique et politique <strong>du</strong><br />

Togo, le risque est grand car les bailleurs de fonds hésitent à<br />

investir dans un pays à l’avenir incertain. En outre, comment<br />

construire des projets utiles aux<br />

“... comment<br />

construire des projets<br />

utiles aux populations<br />

qui ne <strong>du</strong>rent<br />

que trois ou quatre<br />

ans ! ...“<br />

populations qui ne <strong>du</strong>rent que trois<br />

ou quatre ans ! En effet, l’Union<br />

Européenne ou la Coopération<br />

Française ne peuvent pas pour le<br />

moment proposer des <strong>du</strong>rées de<br />

projets plus importantes. “Nous<br />

sommes en pleine phase d’évolution,<br />

explique Henri-Luc Thibault, où nous essayons d’assouplir<br />

nos instruments financiers aux contraintes des populations. De<br />

plus, nous multiplions les réunions de concertation entre financeurs<br />

pour une meilleure cohérence nationale. Mais nous ne<br />

sommes qu’au début de cette mutation”.<br />

Les démarches participatives ont tout de même la particularité<br />

107


de demander à l’agent de développement <strong>du</strong> temps, <strong>du</strong> temps<br />

d’écoute et d’adaptation.<br />

Ces contraintes de temps forcent les agents de développement<br />

à accélérer ou supprimer certaines étapes. On aboutit à<br />

des situations incohérentes, comme l’explique Charles Bebay,<br />

chef de mission au Togo de l’ONG française Vétérinaires Sans<br />

Frontières : “Un organisme international a financé la construction<br />

d’une étable pour un groupement de paysans de la région<br />

de la Kara pour abriter deux bœufs. Dans le cadre de mon programme,<br />

je rencontre le président <strong>du</strong> groupement et le félicite<br />

<strong>du</strong> financement obtenu. Il me confie que certes il est content<br />

mais que de toute façon, il attend que l’entreprise ait fini la<br />

construction pour tout casser et tout recommencer. Surpris, je<br />

lui demande pourquoi. Il me dit que les box prévus sur les plans<br />

des conseillers agronomes de l’organisme international sont<br />

trop petits pour accueillir deux bœufs. Mais pourquoi ne pas<br />

l’avoir signalé avant le début des travaux ? Il me répond qu’il n’a<br />

pas osé contredire les experts”. Une seule étape négligée dans<br />

le cycle <strong>du</strong> projet suffit à le faire échouer.<br />

points de vue<br />

D’un autre côté, le temps manque aussi aux populations pour<br />

s’investir dans leur projet. Ils ont également des occupations<br />

personnelles, communautaires et familiales qui leur prennent<br />

<strong>du</strong> temps : leurs champs, les cérémonies, les fêtes. “Cette difficulté<br />

s’accentue, explique Alain Pliez, lorsque dans le même<br />

village deux projets de deux organismes sont initiés. Comment<br />

demander aux gens d’être disponibles ?”. Parfois, une démotivation<br />

apparaît lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont dû donner de<br />

leur temps et de leurs finances pour construire une école pour<br />

leurs enfants alors que le village d’à côté s’est vu offrir gratuitement<br />

une école par la Banque Islamique pour le Développement<br />

ou la Coopération Japonaise, financeurs qui maintiennent<br />

des méthodes d’assistanat.<br />

Le participatif n’est pas toujours facile<br />

à mettre en place dans des sociétés<br />

telles que la société togolaise<br />

“... Il faut tenir<br />

compte de la chefferie<br />

traditionnelle,<br />

dans laquelle il existe des rapports<br />

hiérarchiques marqués. Il faut tenir<br />

des différences de<br />

compte de la chefferie traditionnelle,<br />

rapport entre âges<br />

des différences de rapport entre<br />

et sexes différents,<br />

âges et sexes différents, des rapports<br />

interethniques. Pour passer<br />

des rapports interethniques<br />

...“<br />

d’une simple collaboration à un véri-<br />

108


table engagement de la population où les décisions sont prises<br />

au niveau local, certaines conditions préalables sont à mettre<br />

en place au Togo. Comme le dit Léontine Ayayi, présidente de<br />

la coalition pour la Marche mondiale des Femmes au Togo,<br />

organisée en octobre 2000, “la participation de tous est souvent<br />

difficile car la voix de certains est prépondérante : les<br />

hommes par rapport aux femmes, les vieux par rapport aux<br />

jeunes, les intellectuels par rapport aux paysans. Pour que tous<br />

puissent avoir voix au chapitre, il faut d’abord que certains<br />

d’entre eux sachent lire et écrire. Trop souvent, nos paysans<br />

ont un complexe d’infériorité face à un homme diplômé et parlant<br />

français. Ils perdent leur confiance en eux et n’osent pas<br />

contredire cette personne. Or, les projets deviennent de plus<br />

en plus complexes à gérer. Vous pouvez imaginer le mal que<br />

peuvent avoir ces personnes à s’affirmer face à des spécialistes<br />

<strong>du</strong> développement”.<br />

> Le participatif au service de la<br />

construction de la société civile<br />

La participation des populations à tous les niveaux <strong>du</strong> cycle <strong>du</strong><br />

projet est une démarche nécessaire aujourd’hui pour un succès<br />

<strong>du</strong> travail social de développement. Les démarches participatives<br />

n’en sont encore qu’à leur début avec encore quelques<br />

obstacles. Mais un effort est notable de la part des bailleurs de<br />

fonds qui tentent d’assouplir leurs procé<strong>du</strong>res de financement.<br />

Il est indéniable que désormais, chez tous les acteurs <strong>du</strong> développement,<br />

la priorité reste le renforcement des capacités de<br />

structures locales telles que les groupements et les associations<br />

qui se créent partout dans le pays.<br />

La philosophie <strong>du</strong> participatif a également un impact réel sur la<br />

construction de la société civile. Comme le dit Roland Colin, “la<br />

participation n’est pas une recette, une technique, une méthodologie,<br />

mais un certain type de fonctionnement des institutions<br />

sociales et de la création culturelle tra<strong>du</strong>isant un projet de<br />

société et donc un choix politique”. Ce choix politique est celui<br />

de la démocratie où les voix se font entendre, où les communautés<br />

apprennent à prendre des décisions ensemble en<br />

tenant compte des intérêts de chacun.<br />

Comment ne pas rester insensible à la mobilisation de tout un<br />

village tel que celui de Lao Kope, près de Notsé, qui a creusé<br />

un puits et demande uniquement un conseil technique pour<br />

l’achat d’une pompe ? De telles initiatives montrent que la men-<br />

109


talité de la population a évolué de manière notable.<br />

Il reste encore à intro<strong>du</strong>ire une meilleure prise en compte de<br />

l’avis des usagers, des consommateurs, des populations dans<br />

la construction des politiques nationales telles que celle de<br />

l’é<strong>du</strong>cation ou la santé.<br />

points de vue<br />

> L’auteur<br />

Karl Blanchet est directeur de programme pour le Togo et le<br />

Bénin et conseiller à la direction <strong>du</strong> bureau Afrique de l’Ouest à<br />

Handicap International. L’auteur précise que les réflexions<br />

contenues dans cet article n’engagent que lui.<br />

110


points de vue<br />

L’éthique de la responsabilité<br />

humanitaire en question<br />

•par Eric Comte<br />

> Dilling, Soudan. Après avoir soutenu un dispensaire pendant<br />

deux années, fourni les médicaments, formé le personnel soignant,<br />

réhabilité les bâtiments, organisé un système de recouvrement<br />

de coûts, nous avons décidé de fermer notre programme en<br />

avril . Deux mois plus tard, nous retournons voir comment<br />

fonctionne le dispensaire : les patients ne viennent plus, les infirmiers<br />

sont désespérés, le personnel qui n’est plus payé par la<br />

municipalité a envie de tout arrêter. <<br />

Combien de volontaires ne se sont-ils pas retrouvés devant<br />

une telle situation ? Au-delà de nos bonnes intentions, quelle<br />

est la portée de nos actions ? Sommes-nous vraiment<br />

utiles, à quoi servons-nous ? Ne favorisons-nous pas parfois<br />

le pourrissement de certaines situations sous prétexte<br />

de porter assistance ?<br />

En réponse à ces questions, nous avons les regards gênés de ceux<br />

qui préfèrent ne pas se poser des questions ou les sourires moqueurs<br />

de ceux pour qui l’action se justifie à elle-même. La culpabilité occidentale<br />

évite à nos concitoyens de nous poser trop de questions.<br />

L’image d’un Dinka décharné marchant dans le désert sert de réponse<br />

à des questions trop gênantes et le statut <strong>du</strong> volontaire vient parachever<br />

notre défense : “comment osez-vous mettre en doute l’action<br />

des organisations humanitaires qui sont en train de sauver le<br />

monde, bénévolement, alors que vous, vous êtes installés confortablement<br />

en France ?” Point, la question est réglée.<br />

La question de notre utilité, de notre efficacité est pourtant au cœur<br />

de notre engagement. Parce que nous prétendons agir au nom d’une<br />

111


certaine conscience, il est nécessaire de réfléchir à l’éthique de<br />

notre mouvement.<br />

points de vue<br />

> De la conviction à la responsabilisation<br />

Ce n’est pas parce que nous sommes les seuls à intervenir, ce<br />

n’est pas parce que les situations sont dramatiques qu’on doit<br />

se dispenser <strong>du</strong> souci d’une certaine rigueur. On ne peut clore<br />

le débat sur les conséquences de notre action simplement<br />

parce que la douleur des autres est grande, parce que leur survie<br />

est en jeu, simplement parce qu’il fallait tenter de faire<br />

quelque chose. C’est, au contraire, parce qu’on prétend agir<br />

pour le bien-être des victimes que l’on doit s’assurer d’avoir un<br />

minimum d’efficacité.<br />

”... nous<br />

devons accepter<br />

d’être interrogés<br />

sur nos<br />

résultats...”<br />

Nous ne pouvons plus continuer à justifier nos actions sur le<br />

seul fait qu'elles sont justes en ellesmêmes<br />

et que l’intention qui nous pousse<br />

à agir est bonne. Nous ne pouvons<br />

pas être seulement jugés sur nos intentions,<br />

nous devons accepter d’être interrogés<br />

sur nos résultats. On ne peut se<br />

contenter de conviction, d’invocation<br />

idéaliste à des valeurs morales universelles, d’appel aux droits<br />

de l’Homme sans se tourner vers la conséquence de nos<br />

actions.<br />

Pas plus que nos actions ne sauraient se justifier sur notre<br />

seule bonne intention, elles ne sauraient se justifier sur l’importance<br />

des moyens que nous y consacrons. L’action pour<br />

elle-même ne suffit pas. Le simple fait de mettre beaucoup de<br />

moyens ne nous dédouane pas. Ce n’est pas parce que nous<br />

travaillons beaucoup et depuis longtemps que nous sommes<br />

quittes.<br />

Quelle est la conséquence de nos actions ? Face à cette interrogation,<br />

il semble nécessaire de parler de responsabilité. Nous<br />

devons nous interroger sur la question de notre responsabilité,<br />

pas seulement lorsque des erreurs sont commises mais tout<br />

au long de notre action.<br />

112


Une responsabilité médicale<br />

indivi<strong>du</strong>elle<br />

Nous sommes une organisation médicale et nous sommes<br />

soumis au respect de quelques règles déontologiques. Le serment<br />

d’Hippocrate, même sous les tropiques, devrait continuer<br />

à être notre référence. Et pourtant.<br />

Combien de fois des expatriés ne respectent pas un confrère<br />

parce qu’il est soudanais ou russe, combien de jeunes médecins<br />

remettent en cause la compétence d’un médecin local<br />

sous prétexte que la formation d’un Russe ne peut être que<br />

mauvaise ? Que penser de cette infirmière qui aboie des ordres<br />

à un médecin qui ne dit rien parce qu’il dépend de la donation<br />

en médicaments pour faire fonctionner son dispensaire ? Combien<br />

de volontaires exercent sans être inscrits à l’Ordre des<br />

médecins <strong>du</strong> pays hôte,<br />

”... Une bonne formation<br />

à Lyon ou Paris<br />

ne fait pas forcément<br />

de bons médecins<br />

dans un camp de réfugiés...<br />

”<br />

sans respecter les règles en<br />

vigueur dans le pays ?<br />

"Bureaucratie", répondront<br />

certains, alors qu’un Américain<br />

qui exercerait en France<br />

sans être inscrit à l’Ordre<br />

serait immédiatement<br />

condamné pour exercice<br />

illégal de la médecine. Combien<br />

d'infirmières se mettent à prescrire, de médecins généralistes<br />

deviennent des spécialistes ? Ce n’est pas parce que les<br />

structures sanitaires sont fragiles dans certains pays que cela<br />

nous octroie le droit d’exercer un métier pour lequel nous ne<br />

sommes pas formés. Une bonne formation à Lyon ou Paris ne<br />

fait pas forcément de bons médecins dans un camp de réfugiés,<br />

un guide line n’a jamais formé un spécialiste. Derrière la<br />

responsabilité se profile la question de la compétence. Que<br />

pensez enfin de ces relations avec les patients que l’on traite<br />

d’ignorants et que l’on culpabilise ? “Si tu ne fais pas vacciner<br />

ton enfant, tu seras responsable de sa mort.” Le colloque singulier<br />

<strong>du</strong> médecin et de son patient n’est pas encore une réalité.<br />

> Une responsabilité de santé publique<br />

Notre activité ne se limite pas au seul exercice de la médecine<br />

113


indivi<strong>du</strong>elle. Les programmes que nous implantons sont souvent<br />

à l’échelle de la santé publique. Cette dimension impose<br />

aussi le respect de certaines règles.<br />

points de vue<br />

Sommes-nous sûrs de lutter contre la malnutrition dans nos<br />

centres de nutrition thérapeutique, sommes-nous sûrs d’améliorer<br />

la santé des personnes en transformant nos dispensaires<br />

en distributeurs de pilules... Différentes évaluations que j’ai eu<br />

l’occasion de voir, montrent que nous étions parfois loin des<br />

résultats que nous prétendions avoir. Si l’acte médical ne peut<br />

être redevable que d’une exigence de moyens, la santé<br />

publique doit faire preuve de résultats.<br />

Trop de programmes sont mis en place sans que l’on en maîtrise<br />

les aspects techniques. Que penser de ces programmes<br />

de lutte contre le déficit en iode réalisés sans faire d’enquête<br />

épidémiologique sérieuse, sans se donner les moyens d’en<br />

contrôler les effets secondaires, sans suivre les patients, sans<br />

demander l’autorisation au ministère de la Santé local ? Une<br />

campagne de distribution d’iode nous donne l’illusion d’être<br />

utiles, mais le sommes-nous vraiment ? L’importation de médicaments<br />

non enregistrés, l’utilisation de stupéfiants sans y être<br />

autorisés est une pratique courante. Au Soudan, les tentatives<br />

maladroites <strong>du</strong> ministère de vouloir faire respecter la liste nationale<br />

de médicaments pour suivre les recommandations de<br />

l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé, ndlr), ont vu une<br />

levée de bouclier de la part des ONG qui voulaient continuer à<br />

importer tranquillement leurs médicaments, enregistrés ou<br />

pas.<br />

> Au-delà de la responsabilité médicale<br />

Notre responsabilité ne s’arrête pas à nos seuls programmes<br />

techniques. Quelles sont les conséquences de notre présence<br />

dans certaines régions ? Notre présence ne favoriserait-elle pas<br />

l’intransigeance de certains chefs de guerre, et ne permet-elle<br />

pas à certains extrémistes de se maintenir au pouvoir en assurant<br />

un régime minimal qui permet aux populations de supporter<br />

l’insupportable ? Quelle est la conséquence de la distribution<br />

de nourriture sur l’économie <strong>du</strong> village ? Dans un contexte<br />

fragile, notre poids, pratique ou symbolique, n’est pas négligeable<br />

et ne nous permet pas d’éluder la question de notre responsabilité.<br />

Notre activité médicale se doit d’être neutre et<br />

impartiale, c’est-à-dire que nous devons traiter les patients<br />

114


quelle que soit leur implication<br />

dans le conflit et sans chercher<br />

à favoriser l’une des parties<br />

en présence. Notre présence<br />

n’est pas neutre pour<br />

autant. Si nous ne sommes<br />

pas attentifs aux conséquences,<br />

voulues ou subies,<br />

de notre présence, les risques<br />

de manipulation sont grands.<br />

Une émission diffusée en décembre 2000 montrait l’action<br />

d’une ONG au Rwanda en 1995. L’équipe de volontaires<br />

construit des structures sanitaires et favorise ainsi le maintien<br />

de déplacés dans un camp alors que les autorités rwandaises<br />

souhaiteraient voir les réfugiés retourner dans leur village. Interrogé<br />

à propos de ce conflit par le journaliste, le médecin expatrié<br />

répond que ce n’est pas son problème, que lui est là pour<br />

soigner des blessés. Trois mois plus tard, les autorités évacuent<br />

le camp par la force en faisant plusieurs centaines de morts.<br />

Quelle est l’aide ainsi apportée à cette population qui se croyait<br />

à l’abri sous la protection d’une ONG internationale ?<br />

> Une responsabilité pour le futur<br />

Notre responsabilité ne se limite pas au temps où nous<br />

sommes présents, mais aussi à la situation que nous laissons<br />

à notre départ. Ce n’est pas parce que l’on ne reste que trois<br />

mois pour une action d’urgence qu’il faut déstabiliser le système<br />

de soins qui tente tant bien que mal d’apporter une réponse<br />

aux besoins quotidiens. Les contraintes financières locales<br />

et de l’implication <strong>du</strong> personnel local dans nos structures sont<br />

trop souvent sous-estimées pour assurer la pérennité de notre<br />

travail.<br />

> Quelques pistes<br />

”... Dans un contexte<br />

fragile, notre poids,<br />

pratique ou symbolique,<br />

n’est pas négligeable...”<br />

Ces questions ne sont pas des discussions théoriques mais<br />

des interrogations auxquelles nous sommes souvent confrontés.<br />

L’absence de prise de conscience de nos responsabilités<br />

ne nous dédouane pas de nos responsabilités. Pour tenter de<br />

répondre à ces questions, quelques démarches pourraient être<br />

proposées.<br />

115


D’abord, créer des lieux de réflexion, de discussion sur la notion<br />

de responsabilité, sur les conséquences de nos activités, sur<br />

l’impact de nos programmes. Ensuite, évaluer nos programmes<br />

sur le plan médical. L’évaluation est un processus<br />

que nous devrions mettre en place dès le début de nos programmes<br />

et pas seulement "un truc à faire quand on en a le<br />

temps". A terme, étant donné qu’il est toujours difficile de s’auto-évaluer,<br />

il serait souhaitable de se doter de moyens d’évaluation<br />

indépendants de nos programmes. Il semblerait aussi<br />

important que des regards autres que médicaux puissent se<br />

pencher sur nos programmes pour en voir l’impact sur les<br />

populations. Ne faudrait-il pas dans cette optique que nos<br />

équipes apprennent à travailler dans un sens plus interdisciplinaire<br />

et que nous nous ouvrions davantage à d’autres compétences<br />

que médicales ? Le regard d’économistes ou d’agronomes<br />

ne me semblerait pas superflu dans les programmes de<br />

nutrition, celui de sociologues ou d’assistantes sociales pas<br />

inintéressant dans les programmes d’accès au soins. Enfin, il<br />

serait temps d’écouter les bénéficiaires et la population locale.<br />

Bien sûr, cela ne s’improvise pas, au risque de tomber dans la<br />

manipulation ou la démagogie. Je ne sais pas quelle devrait être<br />

la méthodologie à employer mais il est sûr que l’on peut difficilement<br />

continuer à ne pas entendre les personnes pour lesquelles<br />

nous souhaitons travailler.<br />

points de vue<br />

> L’auteur<br />

Eric Comte est médecin. Il a effectué plusieurs missions en<br />

Tchétchénie, en Abkhasie et au Nord-Soudan pour Médecins<br />

sans Frontières et Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>. L’auteur précise que<br />

les réflexions contenues dans cet article n’engagent que lui.<br />

116


Nouveaux<br />

champs<br />

de<br />

l’humanitaire<br />

>Parce que l’humanitaire<br />

ne cesse d’investir de nouveaux<br />

espaces, nous avons<br />

souhaité faire un tour d’horizon<br />

des pratiques qui<br />

manifestent tout à la fois sa<br />

capacité à penser globalement<br />

son action tout en<br />

affinant ses analyses.<br />

Annick Hamel revient pour<br />

nous sur la naissance d’une<br />

campagne qui manifeste le<br />

professionnalisme de plus<br />

en plus pointu des humanitaires<br />

et la force de mobilisation<br />

qu’ils sont aptes à<br />

déclencher. Une campagne<br />

exemplaire qui a déjà<br />

contribué à faire plier de<br />

nombreux laboratoires<br />

pharmaceutiques et marqué<br />

l’influence de plus en<br />

plus forte des ONG au sein<br />

des instances décisionnelles<br />

internationales. <<br />

117


Depuis sa création, Médecins Sans<br />

Frontières a eu à intervenir dans un<br />

nombre important de situations épidémiques.<br />

Pour répondre à ce genre<br />

de crises, l’association dispose de<br />

moyens médicaux et logistiques permettant la<br />

prise en charge des malades. Elle participe également<br />

à des programmes de prévention et à la<br />

mise en œuvre de mesures de santé publique<br />

visant à contrôler les épidémies. Elle bénéficie<br />

par ailleurs, avec l’existence d’Epicentre, <strong>du</strong><br />

savoir-faire d’experts qui développent des activités<br />

de recherche en épidémiologie d’intervention.<br />

Malgré tous ces moyens et comme toutes les<br />

organisations médicales humanitaires, MSF est<br />

depuis quelques années le témoin d’une évolution<br />

pour le moins inquiétante avec d’une part<br />

des besoins en constante augmentation et<br />

d’autre part des moyens thérapeutiques qui se<br />

ré<strong>du</strong>isent. Alors que les maladies infectieuses<br />

transmissibles continuent de représenter la principale<br />

cause de mortalité et que les malades<br />

sont toujours plus nombreux (réapparition de<br />

certaines pathologies, épidémies plus fréquentes,<br />

etc.), les médicaments nécessaires<br />

pour traiter efficacement ces malades sont de<br />

moins en moins disponibles (disparition de certains<br />

médicaments, inefficacité croissante et<br />

prix trop élevés).<br />

En octobre 1996, à l’occasion <strong>du</strong> 25 ème anniversaire<br />

de MSF, un colloque qui s’est tenu à Paris<br />

et qui portait sur la réponse opérationnelle aux<br />

épidémies dans les pays en voie de développe-<br />

Nouveaux<br />

champs<br />

de<br />

l’humanitaire<br />

Genèse de la campagne<br />

pour l’accès aux<br />

médicaments essentiels<br />

•Par Annick Hamel<br />

118


ment a permis d’une part de faire le bilan détaillé de ce constat<br />

et d’autre part de démontrer assez clairement que cette<br />

absence de médicaments n’était ni le fruit <strong>du</strong> hasard ni celui<br />

de la fatalité mais le résultat d’intérêts – ou de désintérêts –<br />

financiers, politiques, économiques et sociaux auxquels il<br />

convenait de s’adresser si l’on voulait assurer la survie de<br />

l’écrasante majorité de l’humanité.<br />

C’est cette double conjonction qui a donné naissance, dans un<br />

premier temps au sein de la section française de MSF, à une<br />

"Cellule médicaments" (1997) puis à un "Groupe de recherche<br />

sur le médicament essentiel" (1998) pour aboutir enfin à une<br />

"Campagne d’accès aux médicaments essentiels" en 1999.<br />

> Le constat : de moins en moins de<br />

possibilités de traiter les malades<br />

Alors que des progrès considérables sont accomplis dans tous<br />

les domaines de la santé dans les pays riches, les volontaires<br />

qui partent en mission voient au contraire leurs possibilités<br />

thérapeutiques se ré<strong>du</strong>ire progressivement pour traiter des<br />

maladies curables, extrêmement répan<strong>du</strong>es et souvent mortelles<br />

en l’absence de traitement. Ainsi, l’absence de médicaments<br />

efficaces s’amplifie dans les pays en voie de développement<br />

et marginalise de plus en plus la plus grande partie de<br />

la population mondiale.<br />

> Des médicaments abandonnés pour<br />

cause de non-solvabilité<br />

La première alerte a concerné le chloramphénicol huileux, antibiotique<br />

le plus adapté au traitement des méningites épidémiques<br />

en Afrique mais dont la pro<strong>du</strong>ction a été abandonnée<br />

en 1995 par le laboratoire qui le pro<strong>du</strong>isait.<br />

L’exemple le plus frappant est celui de la trypanosomiase (ou<br />

maladie <strong>du</strong> sommeil) à laquelle 60 millions d’Africains sont<br />

exposés. Cette maladie a une létalité (rapport entre le nombre<br />

de décès et le nombre de cas) proche de 100 % en l’absence<br />

de traitement. L’arsenal thérapeutique date de plus de 40 ans.<br />

Le mélarsoprol, dérivé de l’arsenic, a été mis au point en 1932<br />

et commercialisé en 1949. Il est utilisé pour traiter le stade le<br />

plus avancé de la maladie mais aujourd’hui, environ 25 % des<br />

119


patients sont résistants au mélarsoprol. De plus, ce médicament<br />

entraîne chez environ 5% des patients traités des effets<br />

secondaires mortels. On peut donc dire qu’aujourd’hui 30%<br />

des malades soignés avec ce traitement sont condamnés à<br />

mourir.<br />

En 1990, l’eflornithine, un médicament mis au point pour le<br />

traitement de cancers, se révèle, par hasard, efficace dans la<br />

maladie <strong>du</strong> sommeil. Moins toxique que les dérivés de l’arsenic,<br />

c’est le seul recours en cas de résistance au mélarsoprol.<br />

En 1995, le laboratoire pro<strong>du</strong>isant l’eflornithine (qui n’a pas été<br />

retenu dans le traitement <strong>du</strong> cancer) cesse de le fabriquer et<br />

de le commercialiser, le considérant comme non-rentable car<br />

son marché, africain, n’est pas solvable.<br />

Nouveaux<br />

champs<br />

de<br />

l’humanitaire<br />

> Des médicaments devenus<br />

inefficaces et une recherche<br />

en voie d’abandon<br />

Chaque année, 300 à 500 millions de nouveaux cas de malaria<br />

sont enregistrés et font 1 à 2 millions de morts. La chloroquine,<br />

l’un des médicaments anti-paludiques les plus communs,<br />

a été mis au point en 1934. Il réunissait à l’époque toutes les<br />

qualités <strong>du</strong> médicament idéal : efficacité, coût de fabrication<br />

très faible et facilité d’emploi. Après 50 ans d’utilisation, son<br />

efficience a fortement diminué en raison de la résistance croissante<br />

que développe le parasite face au médicament. Aujourd’hui,<br />

seules quelques rares régions sont épargnées par la<br />

résistance à la chloroquine. Pourtant la chloroquine continue<br />

de figurer comme traitement de première intention dans la plupart<br />

des protocoles de traitement recommandés par l’OMS et<br />

appliqués par les programmes nationaux.<br />

Les formes résistantes de la malaria exigent de nouveaux traitements.<br />

Au cours des vingt dernières années, seuls quelques<br />

rares médicaments anti-paludiques<br />

ont été commercialisés.<br />

Le manque de nouveaux traitements<br />

est la conséquence directe<br />

d’une recherche insuffisante.<br />

Malgré le nombre très élevé de<br />

malades, le budget annuel, à<br />

l’échelle internationale, affecté à<br />

la recherche sur la malaria ne<br />

”...Le manque de<br />

nouveaux traitements<br />

est la conséquence<br />

directe<br />

d’une recherche<br />

insuffisante...”<br />

120


eprésente que quelques dizaines de millions de dollars contre<br />

quelques billions pour les médicaments destinés aux pays<br />

in<strong>du</strong>strialisés.<br />

> Des protocoles de traitement trop<br />

contraignants qui entraînent des résistances<br />

mortelles<br />

La tuberculose a causé la mort de 3 millions de personnes en<br />

1997. Le traitement de la forme primaire de tuberculose est un<br />

traitement de 6 à 8 mois comportant environ 15 comprimés<br />

par jour. Ce schéma en fait un traitement long, intensif et<br />

extrêmement difficile à respecter. Les abandons de traitement<br />

sont nombreux, favorisant l’apparition de formes de tuberculoses<br />

multi-résistantes. Ces dernières sont mortelles. Leur traitement<br />

nécessite des antibiothérapies lourdes, très chères<br />

(environ 10 000 dollars par traitement) et pas toujours efficaces.<br />

Pourtant le schéma thérapeutique pour la forme primaire de la<br />

tuberculose reste le même, les combinaisons de médicaments<br />

(qui ré<strong>du</strong>iraient le nombre de comprimés à ingérer quotidiennement)<br />

sont inexistantes ou inadaptées. Quant aux<br />

médicaments pour traiter les tuberculoses multi-résistantes,<br />

leur prix les rend inaccessibles à la plupart des malades.<br />

Des schémas thérapeutiques plus simples, des combinaisons<br />

de médicaments ré<strong>du</strong>isant le nombre de comprimés quotidiens<br />

pour la forme primaire de la tuberculose éviteraient des<br />

résistances liées à la difficulté de la compliance et donc des<br />

décès liés aux formes multi-résistantes de tuberculose.<br />

> Des médicaments inaccessibles<br />

financièrement<br />

Les exemples sont légion. On pense bien sûr aux anti-rétroviraux<br />

pour le Sida. Mais c’est aussi le cas <strong>du</strong> traitement de la<br />

shigellose dont les épidémies sont fréquentes et de grande<br />

ampleur en Afrique.<br />

En juillet 1994 lors de l’épidémie de dysenterie à shigelle dans<br />

les camps de réfugiés à Goma (Zaïre), un germe multi-résis-<br />

121


tant, uniquement sensible aux nouvelles quinolones comme la<br />

ciprofloxacine, était isolé. Or la ciprofloxacine est un médicament<br />

cher (20 dollars le traitement) qu’aucun pays démuni n’a<br />

les moyens d’acheter, surtout lorsqu’il s’agit de faire face à des<br />

épidémies de grande ampleur. Il n’est par ailleurs disponible<br />

qu’en petite quantité et sa posologie (5 jours de traitement)<br />

pose d’énormes difficultés : 600 nouveaux cas par jour nécessitent<br />

3000 lits d’hospitalisation, ce qui est totalement impossible<br />

à gérer.<br />

Mais c’est aujourd’hui le seul antibiotique efficace qui, en l’absence<br />

de recherche pour de nouveaux traitements, laissera le<br />

malade sans recours si des résistances se développent. Or le<br />

traitement par 5 jours d’antibiotiques favorise l’abandon en<br />

cours de traitement et l’émergence de résistances.<br />

Nouveaux<br />

champs<br />

de<br />

l’humanitaire<br />

> Des responsabilités multiples<br />

Ces exemples de situations concrètes ont été largement<br />

repris au cours d’un colloque organisé à la Faculté de Médecine<br />

de Lariboisière le 25 octobre 1996. Ayant pour titre<br />

"Réponses opérationnelles aux épidémies dans les pays en<br />

voie de développement", ce colloque a été organisé autour de<br />

3 thèmes techniques représentatifs de l’expérience de MSF<br />

dans ce domaine : les maladies diarrhéiques, les maladies<br />

parasitaires et les maladies à réponse vaccinale. Il a permis<br />

d’illustrer plusieurs aspects des problèmes rencontrés sur le<br />

terrain et d’identifier les différents niveaux de responsabilités<br />

dans cette absence de médicaments efficaces et accessibles.<br />

La responsabilité la plus générale découle de l’extension, à<br />

l’échelle mondiale, <strong>du</strong> système d’économie libérale. L’ouverture<br />

totale des marchés con<strong>du</strong>it les acteurs privés craignant la<br />

concurrence à recourir à des systèmes de protection qui ne<br />

laissent aucune chance à l’intégration dans le commerce mondial<br />

des acteurs les plus faibles. La création de l’Organisation<br />

Mondiale <strong>du</strong> Commerce et ses accords annexes, dont l’accord<br />

sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent<br />

au Commerce (accord ADPIC), sont l’expression de<br />

cette nouvelle donne. L’accord ADPIC renforce la protection<br />

assurée aux inventions et aux découvertes - y compris le médicament<br />

- qui, dans cet univers de libéralisme, devient une marchandise<br />

comme une autre. Bénéficiant à terme d’une protection<br />

totale, le médicament de marque ne laissera plus aucune<br />

122


”...médicaments<br />

génériques dont le<br />

prix, à qualité égale,<br />

peut être de 20 à 30<br />

fois inférieur à celui<br />

<strong>du</strong> médicament de<br />

marque...”<br />

chance à la pro<strong>du</strong>ction, par<br />

des laboratoires de pays de<br />

développement moyen, de<br />

médicaments génériques<br />

dont le prix, à qualité égale,<br />

peut être de 20 à 30 fois<br />

inférieur à celui <strong>du</strong> médicament<br />

de marque.<br />

La seconde responsabilité incombe aux organisations internationales.<br />

En véhiculant des slogans tels que celui de "la santé<br />

pour tous en l’an 2000" basé sur des stratégies de "soins de<br />

santé primaire" ou de "recouvrement des coûts", les Organisations<br />

internationales, notamment celles chargées de la santé -<br />

OMS, UNICEF - ont accepté, repris à leur compte et cautionné<br />

des politiques de santé au rabais pour les pays pauvres. La<br />

prévention allait, selon l’utopie<br />

en cours, permettre qu’il n’y<br />

ait plus de malades et donc<br />

ré<strong>du</strong>ire drastiquement le coût<br />

des soins. Ces coûts ré<strong>du</strong>its<br />

allaient alors pouvoir être pris<br />

en charge, au nom <strong>du</strong> libéralisme<br />

et de la décentralisation,<br />

par l’indivi<strong>du</strong> ou "la communauté",<br />

exonérant ainsi les<br />

”...les Organisations<br />

Internationales ont<br />

accepté, repris à leur<br />

compte et cautionné<br />

des politiques de<br />

santé au rabais pour<br />

les pays pauvres...”<br />

Etats de leur devoir de protection et de prise en charge de leur<br />

population.<br />

Les Etats partagent le troisième niveau de responsabilité. Le<br />

recours à la privatisation, le plus souvent sous la pression des<br />

institutions financières internationales, leur a permis de se<br />

désengager des secteurs les plus dispendieux, notamment<br />

des secteurs sociaux, déléguant ainsi une partie de leurs responsabilités<br />

– et surtout des coûts qui vont avec – au secteur<br />

marchand et privé. Dans les secteurs sociaux, les lois <strong>du</strong> marché<br />

se sont alors substituées au rôle régulateur de l’Etat. Cette<br />

tendance est très sensible – et humainement très coûteuse –<br />

dans les pays qui disposent de faibles ressources.<br />

Dans la même logique, le secteur de la recherche publique a<br />

laissé au secteur privé le loisir d’investir dans les seules<br />

recherches rentables.<br />

123


Un quatrième niveau de responsabilité doit être attribué aux<br />

entreprises pharmaceutiques. Dans un système basé sur les<br />

lois de l’offre et de la demande, l’investissement est décidé en<br />

fonction d’une prévision de rentabilité. Or les coûts croissants<br />

de la recherche et <strong>du</strong> développement ont entraîné, outre la<br />

concentration des firmes pharmaceutiques, une dépendance<br />

accrue de ces établissements vis-à-vis <strong>du</strong> secteur financier.<br />

Les grands laboratoires pharmaceutiques, soucieux de leur<br />

profit et de celui de leurs actionnaires, n’ont donc aujourd’hui<br />

aucun intérêt à rechercher, développer, pro<strong>du</strong>ire et commercialiser<br />

des médicaments destinés aux populations défavorisées<br />

dont les besoins défient les lois de l’économie de marché<br />

puisque leur demande est peu ou pas solvable.<br />

Certains Médecins Sans Frontières ont refusé cette fatalité et<br />

ont, au nom de leur responsabilité médicale indivi<strong>du</strong>elle et de<br />

la responsabilité collective de l’association, décidé de remettre<br />

le soin de qualité au cœur de la pratique médicale de MSF.<br />

Pour cela, il était indispensable de rétablir la perception <strong>du</strong><br />

devoir médical de chacun mais aussi de s’attaquer aux problèmes<br />

liés à une nouvelle organisation <strong>du</strong> monde. Car si cette<br />

tendance n’était pas inversée, elle allait déboucher inexorable-<br />

Nouveaux<br />

champs<br />

de<br />

l’humanitaire<br />

Enfin il ne faut pas exonérer les professionnels de santé. Ces<br />

derniers, y compris à Médecins Sans Frontières, ont repris à<br />

leur compte certaines des incantations des acteurs internationaux.<br />

Progressivement, des personnels de santé ont accepté<br />

que l’essentiel de leur pratique ne soit plus de traiter les<br />

malades mais d’encadrer, de superviser ou de gérer des systèmes<br />

dans lesquels la priorité était donnée à la prévention au<br />

détriment <strong>du</strong> soin curatif et <strong>du</strong> traitement. Il s’agissait d’aider<br />

des Etats plus ou moins déliquescents à mettre en place, sous<br />

la pression des grandes organisations financières internationales,<br />

les "soins de santé primaire" destinés à assurer la "santé<br />

pour tous en l’an 2000" ou d’aider à ce que "l’Initiative de<br />

Bamako" devienne une généralité. Deux grandes tendances<br />

qui avaient pour conséquence de négliger le soin indivi<strong>du</strong>el,<br />

destiné à guérir, au détriment de mesures générales de prévention<br />

destinées à éviter les maladies. Cette marginalisation<br />

<strong>du</strong> soin a permis qu’au fil des années, des médecins, des infirmières<br />

acceptent comme une fatalité que les traitements qu’il<br />

distribuaient étaient de moins en moins efficaces voire inexistants,<br />

et que leurs patients étaient de moins en moins bien<br />

traités, voire pas traités <strong>du</strong> tout.<br />

124


”...rétablir la perception<br />

<strong>du</strong> devoir médical<br />

de chacun mais<br />

aussi de s’attaquer<br />

aux problèmes liés à<br />

une nouvelle organisation<br />

<strong>du</strong> monde...”<br />

ment sur l’exclusion de la<br />

plus grande partie de la<br />

population mondiale. De<br />

cette volonté est donc née la<br />

"Campagne pour l’accès aux<br />

médicaments essentiels" qui<br />

allait prendre sa forme définitive<br />

en 1999.<br />

Cette campagne repose sur<br />

trois axes essentiels. D’abord, surmonter les obstacles à l’accès<br />

aux médicaments essentiels. Il s’agit d’une part de trouver<br />

les moyens de relancer la pro<strong>du</strong>ction de médicaments qui ne<br />

sont plus fabriqués et d’autre part de rendre financièrement<br />

accessibles les médicaments qui ont aujourd’hui des prix prohibitifs<br />

pour les malades et les systèmes de santé des pays<br />

pauvres. Ensuite, stimuler la recherche et le développement<br />

pour les maladies négligées. Il s’agit de trouver des solutions<br />

pour que de nouveaux médicaments et de nouveaux protocoles<br />

soient mis au point. Enfin, "humaniser" les accords mondiaux<br />

<strong>du</strong> commerce. Il s’agit de faciliter l’utilisation, par les<br />

pays démunis, des clauses de sauvegarde figurant dans les<br />

règles <strong>du</strong> commerce mondial qui autorisent la pro<strong>du</strong>ction ou<br />

l’importation de médicaments génériques moins chers.<br />

Quelques résultats ont d’ores et déjà été obtenus. En 1998, a<br />

été reprise la fabrication <strong>du</strong> chloramphénicol huileux par une<br />

entreprise pharmaceutique sans but lucratif. En 1999, a été<br />

obtenue la fabrication de 10 000 flacons d’eflornithine et la<br />

poursuite des négociations pour assurer une pro<strong>du</strong>ction à long<br />

terme.<br />

En 2000, 2 000 traitements à<br />

moindre coût pour la tuberculose<br />

multi-résistante ont mis à<br />

disposition des différents<br />

pays en ayant besoin ; la<br />

même année, MSF parvenait<br />

à intro<strong>du</strong>ire des traitements<br />

anti-rétroviraux et des traitements<br />

pour les maladies<br />

opportunistes basés sur des<br />

médicaments génériques<br />

dans plusieurs pays d’Afrique,<br />

d’Asie et d’Amérique latine,<br />

”...39 firmes pharmaceutiques<br />

ont retiré<br />

la plainte qu’elles<br />

avaient déposée<br />

contre une loi sudafricaine<br />

visant à faciliter<br />

l’accès à des<br />

médicaments moins<br />

coûteux...”<br />

125


En 2000 toujours, le gouvernement des Etats<br />

Unis fait savoir à plusieurs pays pro<strong>du</strong>cteurs de<br />

médicaments génériques qu’il ne s’opposera<br />

plus au recours à des licences obligatoires de<br />

leur part pour poursuivre la pro<strong>du</strong>ction de tels<br />

génériques.<br />

Cette année, le coût d’une tri-thérapie pour les<br />

malades <strong>du</strong> sida est descen<strong>du</strong> à moins de 350 $<br />

et 39 firmes pharmaceutiques ont retiré la plainte<br />

qu’elles avaient déposée contre une loi sudafricaine<br />

visant à faciliter l’accès à des médicaments<br />

moins coûteux.<br />

Si la santé pour tous en l’an 2000 s’est révélée<br />

ce qu’elle était : une utopie démagogique, il n’en<br />

reste pas moins que dans les pays les plus<br />

pauvres, la situation socio-économique empêche<br />

toujours le développement de systèmes de<br />

soins performants et accessibles à la totalité de<br />

la population.<br />

Cette situation n’est pas le fruit d’un hasard malheureux<br />

mais la conjonction d’intérêts mercantiles<br />

pour les uns, de désintérêt profond pour les<br />

autres et d’une irresponsabilité généralisée.<br />

Il est donc temps que la recherche d’une certaine<br />

équité face à la maladie redevienne une ambition<br />

première pour l’action humanitaire, pour la<br />

recherche médicale et pharmaceutique mais surtout<br />

pour les pouvoirs publics nationaux et internationaux.<br />

Nouveaux<br />

champs<br />

de<br />

l’humanitaire<br />

> L’auteur :<br />

Infirmière et ancienne élève de l’Institut d’Etudes<br />

Politiques de Paris, Annick Hamel est actuellement<br />

coordinatrice de la Campagne pour l’accès aux<br />

médicaments essentiels à Médecins sans Frontières.<br />

Elle a effectué sa première mission au Liban<br />

en 1976 avec Médecins sans Frontières avant de<br />

rejoindre pour d’autres missions – au Tchad, en<br />

Afghanistan, en Haïti, au Burundi… – Médecins <strong>du</strong><br />

<strong>Monde</strong> et Aide Médicale Internationale dont elle<br />

sera présidente. Elle est l’auteur de Les systèmes<br />

de santé au Moyen-Orient : unité géographique,<br />

unité des pratiques ?, coll. Saint-Antoine, Paris,<br />

1991 ; Les Kurdes au-delà de l’exode (ouvrage collectif),<br />

L’Harmattan, Paris, 1992 et La méthode<br />

Kangourou : une alternative pour les enfants de<br />

petit poids de naissance, ESF ed., Paris, 1996.<br />

126


Actu<br />

alités<br />

Rapport de mission<br />

> Exercice traditionnel de tout<br />

volontaire rentrant de mission, le<br />

"rapport de mission" constitue une<br />

source inépuisable d’informations<br />

sur les pays traversés et les<br />

réflexions des expatriés. Source<br />

trop souvent inexploitée, rangée<br />

dans un tiroir, nous avons eu l’idée<br />

de publier des extraits de certains<br />

d’entre eux. Premier témoignage,<br />

celui de Nelly Travassac,<br />

sage-femme à Hérat pour<br />

Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>. <<br />

127


Une saison afghane<br />

Actu<br />

alités<br />

"Il était une fois une envie. Aller au-delà <strong>du</strong> possible, dans un<br />

pays dont on ne ressort pas indemne, à en voir tous les "french<br />

doctors" passés par là. J’étais sur le chemin <strong>du</strong> retour de neuf<br />

mois de mission au Pakistan pour Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> quand<br />

je fis la connaissance de Luc à Peshawar. Coordinateur de la<br />

mission Afghanistan depuis plusieurs mois déjà, il était tombé<br />

amoureux de ce pays et venait de décider de prolonger. Ses<br />

propos me sé<strong>du</strong>isirent et je rentrais en France avec le rêve d’aller<br />

un jour en mission de l’autre côté de la frontière.<br />

Quelques mois de retrouvailles avec copains et famille,<br />

mariages des amies, gardes à l’hôpital et vacances entre<br />

Cuba et New-York, quelques mois et un verre dans un café<br />

parisien avec Luc de passage suffirent pour un nouveau<br />

départ ! Visite de routine au siège pour les formalités, entrevues<br />

avec Julien (desk) et Guy (responsable mythique de la<br />

mission Afghanistan); lecture de rapports en tous genres qui<br />

ne nous évoquent jamais rien — ou presque — jusqu’à ce<br />

que l’on soit sur place.<br />

Accueillie à l’aéroport de Peshawar par Barbara, coordinatrice<br />

de la mission Pakistan et grande amie que j’avais quittée<br />

quelques mois auparavant, je me sentais chez moi et ce fut<br />

un bonheur de revêtir mes shalwar-kamises qui ressortaient<br />

<strong>du</strong> placard. Des heures à discuter au "Khan-club", histoire de<br />

se replonger dans la culture de cette partie <strong>du</strong> monde qui fait<br />

étrangement partie de moi maintenant. Des heures dans le<br />

bazar à marcher et à saluer tous ceux qui se présentent sur<br />

mon chemin.<br />

> La joie d’être là, à nouveau<br />

Quelques jours d’attente fatidique à Peshawar, car seuls les<br />

"coups de bol" arrivent à avoir une place au chaud dans le premier<br />

avion <strong>du</strong> C.I.C.R. (seule connexion possible pour<br />

rejoindre Hérat, ville afghane proche de la frontière iranienne<br />

et bien loin d’ici). Quelques jours généralement vécus dans<br />

l’impatience dont je profitais pour d’un coup d’aile faire une<br />

visite surprise à Khanpur. Je retrouvai là mes amis pakistanais,<br />

la salle d’accouchement intacte et les filles encore nostalgiques<br />

de nos nuits de gardes et fous rires <strong>du</strong> soir.<br />

Puis enfin, départ pour Hérat, la belle ville aux minarets pen-<br />

128


Rapport de mission<br />

chés... Des montagnes et le désert à perte de vue de l’autre<br />

côté <strong>du</strong> hublot, des énormes turbans noirs et blancs dépassant<br />

des siège de devant. Ça y était, l’Afghanistan s’ouvrait<br />

devant moi.<br />

Mon cher Luc enveloppé dans son patou, la clope au bec, me<br />

cueillit sur la plate-forme de l’aéroport d’Hérat, avec un<br />

"Salam Alecum" franc qui remplacera dorénavant les embrassades<br />

amicales de chez nous.<br />

> Histoire-Géo<br />

L’Afghanistan a cette histoire un peu tragique de ces dernières<br />

décennies notamment, où les guerres se succèdent<br />

sans jamais s’arrêter : les Russes avec leurs forces armées<br />

dans les années 1980, les Américains et la communauté<br />

internationale à coups de sanctions depuis janvier <strong>2001</strong>. Les<br />

taliban qui sont devenus le quotidien de la presque totalité de<br />

ce pays depuis 1995 où chacun résiste pourtant, à sa façon,<br />

en attendant la "libération" par un Ismael Khan ou un Massoud,<br />

histoire d’avoir encore un peu d’espoir pour continuer<br />

à subir les humiliations quotidiennes sans pouvoir se<br />

défendre de quoi que ce soit.<br />

Hérat. Haut lieu de la culture et de la finesse orientales en littérature,<br />

architecture et autres arts de ce XV ème siècle dont il<br />

reste aujourd’hui des poèmes dans le cœur de chacun et la<br />

grande mosquée pour tous, merveille de mosaïques dont les<br />

couleurs aux tons bleus scintillent dans le soleil couchant.<br />

Hérat et ses minarets regardant le ciel comme pour implorer<br />

pardon aux dieux de toutes ces destructions de patrimoine<br />

faisant partie d’une sorte de plan inconscient de destruction<br />

de tout un peuple et de ses civilisations passées.<br />

1<br />

Acronyme anglais de<br />

“Internal Deplaced<br />

People ", les déplacés<br />

dans leur propre pays.<br />

L’Afghanistan. Pays de montagnes en général, parsemé de<br />

plaines comme à Hérat, ce qui permet aux hommes de se<br />

déplacer à vélo dans la ville.<br />

Pays où il fait beau, et peut-être même un peu trop puisque<br />

ce ciel bleu est la cause d'une sécheresse qui accable l’Afghanistan<br />

depuis ces dernières années, et qui fait voyager<br />

les "IDPs 1 " jusqu’aux camps, parfois pour y rester et troquer<br />

ainsi peu à peu leurs traditions contre une précarité sans<br />

retour.<br />

> Politique<br />

129


Actu<br />

alités<br />

Tragédienne. Pas d’autre mot pour décrire la politique que<br />

mène depuis ces cinq dernières<br />

années la bande de taliban<br />

attardés au pouvoir.<br />

Une histoire de fous dans<br />

laquelle tout le monde se perd<br />

tant la logique va contre toute<br />

logique. Des moyens<br />

archaïques de punition, des<br />

lois répressives sur tout<br />

comme si le but était l’anéantissement<br />

total, des discours<br />

absurdes sur une religion qu’ils ne connaissent pas, des<br />

"contrôles de population" en effectuant des tours de pick-up<br />

en ville comme des tours de manège dans une foire, des<br />

négociations infernales pour récupérer de l’argent chez les<br />

UN et les ONG, qu'ils considèrent comme des banques dans<br />

lesquelles on peut retirer de l’argent à coup de menace de<br />

sécurité ou d’expulsion, suivant l’humeur <strong>du</strong> moment <strong>du</strong><br />

mollah.<br />

Bref, l’enfer au quotidien. Et le désespoir de voir que tout<br />

cela ne s’arrange pas, que tant qu’ils iront au front, il n’y aura<br />

que la guerre comme but à toute action.<br />

> Economie<br />

"Des moyens<br />

archaïques de punition,<br />

des lois répressives<br />

sur tout<br />

comme si le but<br />

était l’anéantissement<br />

total"<br />

Basée principalement sur le trafic de drogue en tout genre, il<br />

enrichit les poches des turbans kholés mais pas celles <strong>du</strong><br />

peuple à qui l’on martèle sans cesse qu’il n’y a que la religion<br />

comme opium pour eux.<br />

> La mission - Objectifs des sage-femmes<br />

• Restructuration et organisation des consultations de sagesfemmes<br />

• Formation théorique et pratique des sages-femmes et des<br />

accoucheuses traditionnelles<br />

• Encadrement des é<strong>du</strong>catrices à la santé dans leur rôle de<br />

superviseuses d'accoucheuses traditionnelles dans les<br />

camps<br />

• Mise en place de distribution de "kits d'accouchement"<br />

pour les femmes enceintes et de "kits bébé" pour les nouveau-nés<br />

• Supplémentation alimentaire pour les femmes enceintes<br />

et celles en période de lactation<br />

A Hérat, MdM gère trois MCH situés dans trois quartiers dif-<br />

130


Rapport de mission<br />

férents de la ville. Celui de Gozargha est à l’Est, pas très loin<br />

<strong>du</strong> tombeau <strong>du</strong> maître-soufi <strong>du</strong> coin, avec des taliban qui<br />

rôdent autour, celui de Minarets lui est diamétralement opposé,<br />

celui de Baba-e-Bargh est au sud d’Hérat <strong>du</strong> côte de la<br />

vieille ville dont il ne reste plus grand-chose.<br />

Leur fonctionnement est identique. Une salle d’attente reçoit<br />

les femmes qui se trouve dans un bâtiment annexe. Puis<br />

elles passent par la salle d'é<strong>du</strong>cation à la santé. Là, elles<br />

écoutent en petits groupes différents sujets concernant la<br />

santé. Les sessions <strong>du</strong>rent en moyenne une demi-heure, à la<br />

suite de laquelle les femmes sont réparties en sous-groupes<br />

et vont se placer sur des bancs devant les salles respectives<br />

des pédiatres, des gynécologues et des sages-femmes.<br />

Elles rencontrent également des infirmières qui prennent les<br />

mesures des enfants ainsi que le poids et la taille des mères.<br />

Il y a aussi une salle des pansements et une autre destinée<br />

à la vaccination, ainsi qu’un programme de nutrition supplémentaire<br />

pour les enfants.<br />

A la fin <strong>du</strong> parcours des consultations, les femmes munies<br />

de leur "ordonnance" vont chercher à la pharmacie les médicaments<br />

que les médecins leur ont prescrits.<br />

La supervision quotidienne est assurée par le regard vif et<br />

malicieux de Feriha, jeune femme de 25 ans qui travaille<br />

depuis plus de six ans pour Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>.<br />

Le tout est chapeauté par le Docteur Atef, curieux personnage<br />

à la démarche incertaine et à la barbe blanche, reconnu<br />

compétent par tous. Et puis il y a "Docteur Ellen", qui<br />

encadre, améliore, réinvente les programmes qui n’avaient<br />

pas vu d’expatriés médicaux depuis l’été 1998 ou MDM<br />

s’était retiré.<br />

> Le fameux camps de Maslakh : des<br />

milliers de sorcières en camping<br />

Un endroit incroyable de mélange culturel et ethnique qui<br />

transparaît pour celui qui sait voir ce qui ne se montre pas.<br />

Partout des enfants qui jouent les pieds dans la boue ou la<br />

neige en fonction des caprices météorologiques, des turbans<br />

noirs aux regards impressionnants agglutinés <strong>du</strong> matin au<br />

soir aux portes <strong>du</strong> MMR (Ministère des Martyrs et des Réfugiés)<br />

en attendant les "distributions" en tout genre : bois, blé,<br />

couvertures, tentes, tapis même un jour. Et les femmes aux<br />

abords des pompes à eau, frottant linges et marmites.<br />

131


Actu<br />

alités<br />

"des turbans noirs<br />

aux regards impressionnants<br />

agglutinés<br />

<strong>du</strong> matin au soir aux<br />

portes <strong>du</strong> Ministère<br />

des Martyrs et des<br />

Réfugiés"<br />

Un endroit au pied des montagnes<br />

qui mènent en Iran et<br />

au Turkménistan, et dont la<br />

plaine s’étend à perte de vue<br />

au-delà des tentes d’IDPs. Un<br />

endroit où j’ai toujours aimé<br />

aller, malgré la fatigue des<br />

journées passées à hurler sur<br />

les femmes pour les canaliser<br />

et tenter d’organiser un semblant<br />

d’ordre dans la clinique.<br />

Maslakh 1 comme on l’appellera plus tard quand on commencera<br />

Maslakh 2, a ouvert les portes de sa clinique<br />

quelques jours après mon arrivée.<br />

Ce fut éprouvant car les "sorcières de Maslakh" sont des<br />

femmes au fort tempérament et difficiles à gérer. Comme on<br />

n'arrivait pas à voir tout le monde, on faisait une sélection à<br />

l’entrée et toutes ont vite compris quelles étaient les maladies<br />

qui faisaient passer devant les autres. Alors, les symptômes<br />

étaient devenus des "modes" que l’on voyait apparaître<br />

de jour en jour et qu’il fallait essayer de déjouer. Certaines<br />

se couchaient à même le sol pour feindre quelque<br />

chose "d’urgent" et voilà le tableau, c’était l’enfer !<br />

Le fonctionnement était le même que dans les MCH. La particularité<br />

de Maslakh était qu’il y avait également des consultations<br />

pour les hommes.<br />

Pour orchestrer toute cette cacophonie des débuts, Marie-<br />

Agnès était un véritable chef dont le "bras droit" qui ressemblait<br />

étrangement à un gauche était parfois plus handicapant<br />

qu’autre chose. "Il est capable <strong>du</strong> meilleur comme <strong>du</strong> pire"<br />

répétait notre bon docteur pour résister aux envies de warning<br />

et de coups de balais de Luc, en perte de patience sur<br />

sa mission finissante.<br />

Heureusement, Ingénieur Marboub, grand Pachtoun doté de<br />

la capacité de crier plus fort que tout le monde, gérait le flux<br />

quotidien des patients.<br />

> Impression d’avoir fait beaucoup et<br />

bien peu à la fois<br />

Trois mois de mission ne sont pas grand-chose. C’était ma<br />

première expérience dans les camps et au début, c’est assez<br />

impressionnant.<br />

En l’espace d’un mois, deux accouchements se sont pro<strong>du</strong>its<br />

à la clinique et les femmes disaient qu’elles ne connais-<br />

132


Rapport de mission<br />

saient pas d’accoucheuses dans le camp.<br />

Une femme est morte trois jours après avoir mis son enfant<br />

au monde dans une tente. Probablement une septicémie.<br />

Rapidement on s’est penché sur le cas des maternités pour<br />

savoir de quelle manière nous allions pouvoir prendre en<br />

charge les accouchements. L’UNICEF insistait péniblement<br />

pour que l’on monte une maternité et que l’on assure les<br />

accouchements. Beau projet en théorie mais complètement<br />

impraticable quand on voit le contexte dans lequel on travaillait.<br />

Cela voulait dire recruter <strong>du</strong> staff pour pouvoir assurer<br />

un service minimum 24 heures sur 24, et les faire travailler<br />

après le couvre-feu dans un camp qui est loin d’être<br />

une place enviable la nuit, à une demi heure de route d’Hérat.<br />

Donc, on a décidé qu’il valait mieux organiser un système de<br />

référence avec une é<strong>du</strong>cation à la santé qui serait délivrée<br />

sur les camps et au sein de la clinique, une formation pour<br />

les accoucheuses traditionnelles <strong>du</strong> camp en leur apprenant<br />

principalement les règles de base en matière d’hygiène et les<br />

principales causes de transfert à la clinique. Puis de là,<br />

apprendre à diagnostiquer les cas à envoyer à l’hôpital, de<br />

jour comme de nuit par ambulance, qui marcherait 24 heures<br />

sur 24 avec un staff infirmier masculin, ce qui réglait bon<br />

nombre de problèmes.<br />

> Avenir... Quel avenir ?<br />

En ce qui concerne les MCH d’Hérat, la question que l’on se<br />

pose est donc de savoir si l’on continue à avancer avec le but<br />

d’améliorer toujours la qualité des soins ou si l’on décide d’aller<br />

sur le chemin de la "continuité" chère à tous, qui permettrait<br />

à MdM de prendre peu à peu <strong>du</strong> recul par rapport aux<br />

activités.<br />

En ce qui concerne Kabul, c’est comme si nous étions arrivés<br />

à un seuil maximal de délégation. Le problème posé à l’heure<br />

actuelle, c'est la remise en question de la protection de<br />

notre staff local. Les principaux acteurs sont à l’heure actuelle<br />

confrontés à des intimidations en tout genre qui varient<br />

selon les jours mais les empêchent de travailler comme ils<br />

l’entendent. Les autres ONG et les UN se plaignent d’une<br />

voix commune <strong>du</strong> <strong>du</strong>rcissement <strong>du</strong> régime envers eux, des<br />

listes de noms des personnes travaillant pour nous, des<br />

grilles de salaires, des inventaires de nos ressources maté-<br />

133


Actu<br />

alités<br />

rielles, des visites surprises des délégués ministériels pour<br />

faire peur. Et s'ils passaient à l’acte ?<br />

C’est vrai que le travail dans de telles conditions favorise la<br />

paranoïa, mais la communauté internationale tout entière à<br />

été témoin de notre impuissance face à ces fous de Dieu. Ils<br />

sont capables <strong>du</strong> pire et pas <strong>du</strong> meilleur et on s’amuse<br />

"le travail dans de<br />

telles conditions<br />

favorise la paranoïa"<br />

même à les trouver laxistes<br />

dès qu’ils ne vérifient plus la<br />

longueur des barbes, ou que<br />

l’on voit une vieille sans burka<br />

dans la rue.<br />

Ils sont capables de fermer des missions en deux heures et<br />

les exemples dans le passé sont là pour l'attester. Après<br />

quoi, les pillages sont de mise et quand ils ont tout mangé,<br />

ils nous font revenir, et personne ne peut résister à la tentation,<br />

au nom de la population. Alors on revient et ça recommence.<br />

> Souvenirs<br />

La journée internationale de la femme, que l’on a passé à distribuer<br />

des fleurs aux patientes de nos cliniques, reste un de<br />

mes souvenirs d’espoir et un symbole de paix.<br />

• Ce rassemblement de plus de 500 femmes à la Faculté de<br />

médecine d’Hérat, autorisé officiellement par les turbans<br />

noirs <strong>du</strong> MoPH pour célébrer cette journée. Magique…<br />

• Ce dîner au resto <strong>du</strong> coin de la rue avec ces mêmes taliban<br />

avant d’aller choisir la qualité des serviettes de bain qu’on<br />

allait offrir le lendemain à toutes ces femmes. Etrange…<br />

• Cette remise de diplôme aux infirmières et aux sagesfemmes<br />

en février (et la première <strong>du</strong> genre depuis l’arrivée<br />

des autres au pouvoir), ou les lauréates se succédaient à la<br />

tribune pour réciter des poèmes d’autrefois. Emouvant…<br />

• Cette réhabilitation <strong>du</strong> jardin des femmes au pied des<br />

minarets phalliques. Amusant…<br />

Je n’oublierai pas tous ces instants de bonheur et je continuerai<br />

à rêver à de jours meilleurs pour ce pays merveilleux.<br />

> Témoignages de résistance<br />

Si l’on a des doutes sur le bien-fondé <strong>du</strong> "partir ou rester",<br />

gardons en tête que l’action humanitaire dans le contexte<br />

actuel permet aux acteurs et aux bénéficiaires d’exprimer<br />

leur résistance au pouvoir en place :<br />

• C’est le cas de Gulalai, notre tra<strong>du</strong>ctrice qui prend le risque<br />

au quotidien, en travaillant à nos côtés dans l’illégalité la plus<br />

134


totale de "sauver la face".<br />

• C’est le cas de Jabar et <strong>du</strong> docteur Atef qui se sont retrouvés<br />

la tête sans un cheveu après avoir rencontré dans des<br />

circonstances différentes des "Mister T" faisant la loi, et qui<br />

continuent pourtant d’agir à nos côtés, en souriant.<br />

• C’est le cas de Razoul, notre chauffeur Hazara, forcement<br />

cible de par son origine ethnique, qui nous con<strong>du</strong>it inlassablement<br />

sur les chemins de terre, ou de Ab<strong>du</strong>llah, autre<br />

chauffeur rebelle qui roule avec la musique afghane ou<br />

indienne à fond la caisse.<br />

• C’est encore le cas de nos sages-femmes distribuant des<br />

contraceptifs interdits par ici, et des é<strong>du</strong>catrices de santé qui<br />

vont porter de tente en tente des messages de prévention<br />

des risques aux femmes privées de toute forme d’é<strong>du</strong>cation.<br />

Voilà ce qu’il restera dans ma mémoire ; cette notion découverte<br />

ici de résistance que peut et doit avoir l’humanitaire.<br />

Et de retour en France, je m’engage à témoigner de tout<br />

cela, dans le respect que l’on doit au staff local et à nos activités<br />

courageuses."<br />

Nelly Travassac, sage-femme sur la mission Hérat,<br />

Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> – Afghanistan<br />

Avril <strong>2001</strong>, ou 1380, selon les calendriers…<br />

135


Actu<br />

alités<br />

Colloque<br />

1<br />

Salle François<br />

Goguel, 56, rue des<br />

Saints-Pères – Paris<br />

7ème<br />

> Les 29 et 30 novembre <strong>2001</strong> se<br />

tiendra à la Fondation Nationale<br />

des Sciences Politiques 1 un colloque<br />

sous la direction de Jacques<br />

Sémelin (CADIS/EHESS-CNRS),<br />

Nathalie Duclos (Rennes II) et<br />

Isabelle Sommier (Paris I, CRPS)<br />

ayant pour objet "Les violences<br />

extrêmes".<<br />

136


Colloque<br />

Depuis 1998, le séminaire transdisciplinaire "Violences et<br />

Conflits" animé par Jacques Sémelin à la Maison des<br />

Sciences de l'Homme (Paris), s'est donné pour objectif de<br />

renouveler les travaux sur la violence dans trois perspectives<br />

: violence et politique, les représentations de la violence,<br />

les sorties de la violence. Une notion a été le fil con<strong>du</strong>cteur<br />

de la plupart des interventions et échanges : celle de<br />

"violences extrêmes", que celle-ci ait été appréhendée dans<br />

le contexte <strong>du</strong> terrorisme, de la guerre civile ou de diverses<br />

formes de criminalité de masse (purification ethnique, génocides).<br />

Dans le cadre de ce colloque, deux axes de questionnement<br />

ont été retenus. D’une part, la pertinence de la notion de "violences<br />

extrêmes" ; d’autre part la position <strong>du</strong> chercheur face<br />

à un tel objet de recherche.<br />

> Que nomme-t-on "violences<br />

extrêmes" ?<br />

Le premier objectif de ce colloque est d'interroger la validité<br />

conceptuelle de cette notion. Par "violences extrêmes", on ne<br />

désigne pas en général la violence d'un système politique,<br />

qui pourrait par exemple être qualifié de "totalitaire", dans les<br />

termes proposés par Hannah Arendt. La notion de "violences<br />

extrêmes" tend plutôt à nommer une forme d'action spécifique,<br />

un phénomène social particulier, qui paraissent se<br />

situer dans un "au-delà de la violence". Le qualificatif "extrême",<br />

placé après le substantif, marque précisément l'outrance,<br />

et donc une radicalité sans bornes de la violence. Dès<br />

lors, la notion de "violences extrêmes" sous-entend-elle plutôt<br />

un phénomène qualitatif, telles ces atrocités qui peuvent<br />

être associées à l'acte de violence et un phénomène quantitatif,<br />

c'est-à-dire la destruction en masse de populations<br />

civiles, non directement impliquées dans le conflit.<br />

Mais à partir de quel seuil est-on enclin à parler d'une "violence<br />

extrême" ? Quel que soit le degré de sa démesure,<br />

celle-ci est pensée comme l'expression prototypique de la<br />

négation de toute humanité, ceux qui en sont victimes étant<br />

souvent "animalisés" ou "chosifiés" avant d'être anéantis. Pardelà<br />

le jugement moral, il convient de s'interroger sur les circonstances<br />

politiques, économiques, culturelles, qui sont de<br />

nature à pro<strong>du</strong>ire de telles con<strong>du</strong>ites collectives.<br />

En fait, la notion de "violences extrêmes" revient à ré-interro-<br />

137


Actu<br />

alités<br />

ger les rapports rationalité/irrationalité de l'action politique.<br />

Depuis Clausewitz, la guerre a principalement été analysée<br />

comme une entreprise rationnellement engagée par l'État,<br />

pour atteindre un objectif politique précis. Mais, selon certains<br />

auteurs 2 , les tendances contemporaines à la "barbarisation"<br />

des conflits remettent en cause cette conception classique<br />

de la guerre. Une telle évolution est perçue comme<br />

l'une des conséquences d'un monde post-bipolaire où s'entremêlent<br />

précisément barbares et bourgeois 3 , où les allégeances<br />

traditionnelles des indivi<strong>du</strong>s vis-à-vis d'États supposés<br />

agir rationnellement sont largement remises en cause 4 .<br />

Quoi qu'il en soit de ces analyses, faut-il considérer avec le<br />

sociologue Wolfgang Sofsky, que la violence extrême n'a<br />

d'autres buts qu'elle-même, parce qu'elle serait dépourvue<br />

de toute fonctionnalité stratégique 5 ? Ou bien, peut-on repérer<br />

malgré tout un ou plusieurs "sens" à de telles pratiques,<br />

qui demeureraient, en dépit des apparences, porteuses de<br />

certaines formes de rationalité politique et économique 6 ?<br />

> Les violences extrêmes,<br />

un sujet comme un autre ?<br />

Une seconde source d'interrogations concerne la position<br />

même <strong>du</strong> chercheur par rapport à un tel objet de recherche.<br />

La proximité de ce sujet avec la mort suscite des réactions<br />

très diverses qui peuvent aller d'une répulsion légitime à une<br />

fascination ambiguë. Il est difficile pour le chercheur de se<br />

mettre à distance et de faire preuve de "neutralité scientifique".<br />

Le thème des violences extrêmes pose le problème<br />

<strong>du</strong> rapport <strong>du</strong> chercheur aux valeurs. Peut-on séparer le jugement<br />

éthique et la démarche scientifique ? A cet égard, quels<br />

regards critiques peut-on poser, par exemple, sur les travaux<br />

de Max Weber ou de Carl Schmitt ?<br />

En fait, ce que nous nommons aujourd'hui "violences<br />

extrêmes" désignerait des phénomènes qui, pour l'essentiel,<br />

auraient toujours été présents dans la guerre. Ne serait-ce<br />

pas alors notre regard de contemporains qui est à interroger<br />

en priorité ? N'a-t-on pas tendance ainsi à nommer<br />

"extrêmes" des con<strong>du</strong>ites de violence qui hier n'auraient pas<br />

été qualifiées comme telles ? Serait-ce là une confirmation<br />

des thèses de Norbert Elias ?<br />

Autrement dit, est définie comme "extrême" une violence qui<br />

semble inacceptable à notre modernité occidentale, par rap-<br />

2<br />

Par exemple, Martin<br />

Van Creveldt, La<br />

transformation de la<br />

guerre, tra<strong>du</strong>ction,<br />

Paris, éditions <strong>du</strong><br />

Rocher, 1998.<br />

3<br />

Pierre Hassner, La<br />

violence et la paix,<br />

Paris, Le Seuil, coll.<br />

Points Politique,<br />

2000.<br />

4<br />

Bertrand Badie et<br />

Marie-Claude Smouts,<br />

Le retournement <strong>du</strong><br />

monde. Sociologie de<br />

la scène internationale,<br />

Paris, Presses de<br />

la Fondation Nationale<br />

des Sciences Politiques/Dalloz,<br />

1992.<br />

5.<br />

Wolfgang Sofsky,<br />

L'organisation de la<br />

terreur, Paris, Calmann-Lévy,<br />

1995,<br />

notamment le chapitre<br />

20 "La violence<br />

extrême".<br />

6<br />

Voir le dossier "Les<br />

rationalités de la violence<br />

extrême" coordonné<br />

par Jacques<br />

Semelin dans Critique<br />

internationale, n°6,<br />

pp.122-175.<br />

138


Colloque<br />

7<br />

Philippe Braud (dir.),<br />

La violence politique<br />

dans les démocraties<br />

européennes occidentales,<br />

Paris, l'Harmattan,<br />

1993.<br />

port à une conception universelle de "l'humanité". D'où encore<br />

cette interrogation sur les représentations culturelles et<br />

historiques de la violence, qui a été un questionnement permanent<br />

de notre séminaire.<br />

En fin de compte, il faut s'interroger sur les capacités de la<br />

science politique à faire l'analyse de tels phénomènes. Notre<br />

discipline a fait de l'étude de la violence un de ses objets<br />

importants de recherche, ce qui s'est d'ailleurs reflété en<br />

France dans un des congrès de l'A.F.S.P. au début des<br />

années 90 7 . Or, dans quelle mesure les outils et concepts<br />

déjà utilisés pour analyser la violence politique en général,<br />

sont-ils suffisants pour appréhender les "violences extrêmes"<br />

en particulier ? Ne convient-il pas de bénéficier de l'apport<br />

d'autres disciplines, telles que l'anthropologie politique ou la<br />

psychiatrie sociale, pour faire l'interprétation de certains passages<br />

à l'acte monstrueux et penser les effets à long terme<br />

des traumatismes subis par les victimes ? Une approche pluridisciplinaire<br />

n'est-elle pas également nécessaire pour analyser<br />

les processus politiques qui font suite à des épisodes<br />

de massacres ? Telle a été l'intuition de ce séminaire que les<br />

intervenants approfondiront au cours de ce colloque.<br />

> Renseignements :<br />

Association française de sciences politiques – Maison des<br />

Sciences de l’Homme, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris.<br />

Tél. : 01 49 54 21 36. Fax : 01 49 54 21 61<br />

Sie : http://afsp.msh-paris.fr<br />

Email : afsp@msh-paris.fr<br />

139


Concours d’idées de scénarios<br />

Actu<br />

alités<br />

> Pour sensibiliser et mobiliser l’opinion<br />

publique sur les violences intra-familiales,<br />

l’Institut de l’<strong>Humanitaire</strong> lance un<br />

concours d’idées de scénarios<br />

de courts-métrages. <<br />

La violence intra-familiale se révèle tout aussi destructrice que d’autres<br />

violences. Il s’agit aussi bien de la violence à l’égard des enfants que<br />

celle des enfants à l’égard des parents, voire des grands-parents. Encore<br />

largement tabou, cette violence bénéficie peu à peu d’une prise de<br />

conscience sous l’effet conjugué des ONG, des acteurs de terrain, des<br />

pouvoirs publics et des organisations internationales.<br />

Reste que l’accent a été mis jusqu’à présent davantage sur l’aide aux<br />

victimes et le traitement judiciaire des situations de violences.<br />

Convaincu que ce type de violence implique une politique de sensibilisation<br />

généralisée à tous les publics, l’Institut de l’<strong>Humanitaire</strong> a pris<br />

l’initiative d’organiser un concours d’idées de scénarios sur ce thème.<br />

Les idées de scénarios, à développer sur un maximum de trois pages<br />

dactylographiées, seront soumises à un jury à l’issue d’une pré-sélection.<br />

Vingt idées de court-métrage seront choisies. Elles seront par la<br />

suite pro<strong>du</strong>ites puis tournées par des réalisateurs de renom après écriture<br />

définitive <strong>du</strong> scénario.<br />

> Renseignements<br />

Date limite d’envoi des idées de scénarios : 31 décembre <strong>2001</strong>.<br />

Histoire de violences<br />

Institut de l’<strong>Humanitaire</strong><br />

102, rue Didot 75014 Paris<br />

Tél. : 01 58 14 29 29. Fax : 01 58 14 29 20. Email : info@humanitary.org<br />

140


L ir e<br />

Dans ce numéro :<br />

• Tzvetan Todorov, "Mémoire <strong>du</strong> Mal, Tentation <strong>du</strong> Bien,<br />

Enquête sur le siècle", Robert Laffont, Paris, 2000.<br />

• Jacky Mamou, "L’humanitaire expliqué à mes enfants",<br />

Seuil, Paris, <strong>2001</strong>, 60 pages.<br />

• Patrick Declerck, "Les Naufragés. Avec les clochards<br />

de Paris", Terre Humaine, à paraître début octobre <strong>2001</strong>,<br />

500 pages.<br />

• Jerome Karimumuryango, "Les réfugiés rwandais dans la<br />

région de Bukavu, Congo, RDC. La survie <strong>du</strong> réfugié dans<br />

les camps de secours d’urgence", Edition IUED- KARTHA-<br />

LA, 2000, 130 pages.<br />

• Eugène Ndahayo,<br />

"Rwanda, Le dessous des cartes", L’Harmattan, 2000, 279<br />

pages.<br />

• Rémy Ourdan (dir.), "Après-guerre(s)", Autrement,<br />

Coll. Mutations, n° 199/200, janvier <strong>2001</strong>, 337 pages.<br />

• Véronique Harouel, "Grands textes <strong>du</strong> droit humanitaire",<br />

P.U.F, Coll. Que sais-je ?, <strong>2001</strong>, 127 pages.<br />

• International Committee of the Red Cross, "Strengthening<br />

protection in war - A search for professional standards",<br />

Central Tracing Agency and Protection Division,<br />

<strong>2001</strong>, 127 pages.<br />

• Les Editions <strong>du</strong> Groupe de Recherche et d’Information<br />

sur la Paix et la Sécurité (GRIP)<br />

141


L ir e<br />

Interview<br />

L’humanitaire<br />

vu par un philosophe<br />

(suite)<br />

> Dans son précédent numéro, la<br />

revue <strong>Humanitaire</strong> avait présenté le<br />

dernier livre de Tzvetan Todorov 1 dans<br />

lequel l’auteur abordait la question<br />

humanitaire. Nous avons voulu en<br />

savoir un peu plus et réalisé avec lui<br />

une interview virtuelle, par e-mail<br />

interposé. L’occasion, par ailleurs, de<br />

rectifier une erreur que le philosophe<br />

avait commise quant à la soi-disant<br />

"approbation" par Médecins <strong>du</strong><br />

<strong>Monde</strong> des bombardements de<br />

l’OTAN au Kosovo. <<br />

1<br />

Tzvetan Todorov, Mémoire <strong>du</strong> Mal, Tentation <strong>du</strong> Bien, Enquête sur le siècle,<br />

Robert Laffont, Paris, 2000.<br />

142


Tzvetan Todorov, votre dernier ouvrage s'attaque à forte<br />

partie puisqu'il s'agit de démêler — question vieille<br />

comme le monde — l'écheveau <strong>du</strong> Bien et <strong>du</strong> Mal au<br />

cours <strong>du</strong> XX ème siècle. Le résultat est brillant mais dense.<br />

Et pourtant, il constitue un véritable succès de librairie.<br />

Comment l'expliquez-vous ? Rémanence de la question<br />

<strong>du</strong> Bien et <strong>du</strong> Mal ? Désir pour le lecteur de se retourner<br />

sur un siècle et de trouver un sens à une histoire qui<br />

semble parfois en manquer ?<br />

Votre question, je l'avoue, me surprend un peu. D'abord, je ne crois<br />

pas que mon livre constitue "un véritable succès de librairie" : il a<br />

suscité des échos, c'est vrai, mais il n'est pas pour autant entré<br />

dans la liste des "best-sellers". Par ailleurs, ce n'est pas à l'auteur<br />

d'"expliquer" le succès de son livre — l'auteur essaie toujours de<br />

faire pour le mieux, et il espère que, si succès il y a, il est dû à la<br />

qualité de son travail — mais, éventuellement, à un spécialiste <strong>du</strong><br />

commerce des livres. Merci pour "brillant" ; je découvre que "dense"<br />

est devenu un terme péjoratif. Je n'aurais pas qualifié mon livre de<br />

particulièrement dense ; les portraits de personnalités, notamment,<br />

reprennent les thèmes abordés dans les chapitres analytiques. De<br />

plus, mon livre ne décrit pas le combat <strong>du</strong> Bien et <strong>du</strong> Mal au cours<br />

<strong>du</strong> XX ème siècle. Il évoque, pour commencer, la "mémoire <strong>du</strong> Mal", le<br />

Mal étant ici identifié aux empires totalitaires ; il examine, ensuite,<br />

la "tentation <strong>du</strong> Bien", ce mouvement par lequel nous nous projetons<br />

comme une incarnation <strong>du</strong> Bien et cherchons à imposer ce<br />

Bien aux autres. Je ne pense pas que ce soit là des "questions<br />

vieilles comme le monde". Ceci étant, oui, mon livre s'interroge sur<br />

le sens <strong>du</strong> siècle qui vient de se terminer et, oui, les lecteurs ou<br />

simplement les êtres humains ont besoin d'identifier le sens de leur<br />

propre expérience. Je serais heureux si mon livre les aide dans<br />

cette tâche.<br />

En ce début de XXI ème siècle, voyez-vous des raisons de<br />

croire que la tendance s'inverse en faveur <strong>du</strong> Bien ?<br />

Je ne crois pas que la "tendance" puisse jamais "s'inverser". Du<br />

point de vue moral, l'humanité ne progresse ni ne régresse. En<br />

revanche, on peut juger que, sur le plan politique, les régimes totalitaires<br />

étaient particulièrement nuisibles aux hommes, leur dispari-<br />

143


tion actuelle peut donc être jugée comme un progrès. La condamnation,<br />

au moins de principe, <strong>du</strong> racisme ou d'autres discriminations<br />

va dans le même sens d'une amélioration politique.<br />

A côté <strong>du</strong> nazisme et <strong>du</strong> communisme, maux majeurs<br />

de ce XX ème siècle, quelle place, quel sens donnez-vous<br />

aux événements qui s'y sont déroulés et qu'avec maladresse<br />

ou intention contestable nous nommons souvent<br />

par référence à ces deux totalitarismes ? Je pense<br />

au conflit en ex-Yougoslavie, au génocide <strong>du</strong> Rwanda, à<br />

la guerre <strong>du</strong> Kosovo ou encore à la Tchétchénie ? Y<br />

voyez-vous des maux nouveaux ? Une banalisation <strong>du</strong><br />

Mal ?<br />

Les conflits ou massacres plus récents que vous évoquez ne<br />

dépendent pas directement des systèmes totalitaires ; ils rappellent<br />

en revanche des pratiques familières à l'histoire des peuples au<br />

cours de ces derniers siècles (alors que le totalitarisme était un phénomène<br />

inédit). Les conflits liés à l'ex-Yougoslavie sont des conflits<br />

interethniques, c'est-à-dire des combats pour le pouvoir, le territoire,<br />

les richesses, où les belligérants se définissent par leur langue,<br />

religion, coutumes, beaucoup plus que par une idéologie. La guerre<br />

en Tchétchénie s'inscrit dans la longue série de conflits militaires<br />

menés aux confins de l'empire russe. Le génocide rwandais procède<br />

de la tension entre deux groupes raciaux et culturels au sein<br />

d'un même pays. Ce genre de "maux" n'a rien de nouveau, il a,<br />

hélas, toujours été assez banal.<br />

Dans les développements que vous réservez à l'humanitaire,<br />

vous vous montrez très hostile au droit d'ingérence<br />

au nom <strong>du</strong> principe de la souveraineté nationale.<br />

Mais n'est-ce pas ce dernier principe qui, en grande partie,<br />

a permis que se perpétuent les crimes <strong>du</strong> nazisme<br />

et <strong>du</strong> communisme ?<br />

Permettez-moi de corriger un peu les termes <strong>du</strong> débat. Tout<br />

d'abord, je ne vois pas en quoi le principe de souveraineté doit être<br />

tenu pour responsable des crimes <strong>du</strong> nazisme ou <strong>du</strong> communisme.<br />

Les nazis ont développé leur système de camps — l'un de leurs<br />

144


grands crimes — dans une situation de guerre ; ce n'est pas à<br />

cause d'un respect excessif pour la souveraineté nationale qu'on<br />

n'a pas réussi à empêcher leur existence, mais parce que la machine<br />

de guerre allemande était trop puissante. Les Soviétiques ont<br />

réussi à mettre à mort 6 millions de paysans en 1932-33 sans que<br />

les autres pays de la planète ne s'en aperçoivent, encore moins ne<br />

s'en émeuvent ; il n'y a jamais eu de projet d'intervention, arrêté<br />

par respect pour la souveraineté.<br />

En deuxième lieu, mes objections au préten<strong>du</strong> "droit d'ingérence"<br />

n'ont qu'un rapport indirect et lointain avec la défense de la souveraineté<br />

nationale. Ce que je lui reproche, c'est qu'il confond le militaire<br />

et l'humanitaire. D'une part, les organisations humanitaires se<br />

mettent au service des états-majors militaires, en acceptant le rôle<br />

de "détonateur" ou de "gâchette", pour parler comme Jean-Christophe<br />

Rufin : ce sont elles qui donnent le feu vert à l'offensive.<br />

D'autre part, les armées se présentent comme comportant deux<br />

"branches", l'une militaire, l'autre humanitaire (c'était le cas de<br />

l'OTAN au Kosovo). Cette confusion me paraît néfaste et particulièrement<br />

préjudiciable pour les organisations humanitaires, qui se<br />

laissent ainsi instrumentaliser par les forces politiques. Comment<br />

ne pas être scandalisé par l'éloge des "bombes humanitaires" prononcé<br />

par Vaclav Havel, comment ne pas rester perplexe devant<br />

l'approbation des bombardements au Kosovo, proférée par certaines<br />

organisations humanitaires ? Est-ce là le rôle des intervenants<br />

humanitaires ? Voilà un bel exemple de la "tentation <strong>du</strong> Bien".<br />

Il faudrait ajouter que des mises en garde semblables avaient déjà<br />

été formulées à l'intérieur même <strong>du</strong> mouvement humanitaire. Au<br />

lendemain de l'attribution <strong>du</strong> prix Nobel de la paix à Médecins sans<br />

Frontières, en 1999, deux de ses dirigeants, Philippe Biberson et<br />

Rony Brauman, signaient une tribune dans Le <strong>Monde</strong> intitulée "Le<br />

“droit d'ingérence” est un slogan trompeur". Ils voyaient "un contresens<br />

monstrueux" dans le fait de "tuer au nom de l'humanitaire". Ils<br />

refusaient d'adhérer à la doctrine <strong>du</strong> "droit d'ingérence" qui, en<br />

"mettant les Etats et les ONG apparemment sur un même plan,<br />

jette sur celles-ci le soupçon légitime qui pèse sur ceux-là en cas<br />

d'intervention". Ils mettaient en garde contre les confusions qu'autorise<br />

cette notion, rendant l'Occident "capable tour à tour, ou<br />

simultanément, de tuer et de protéger, à sa guise et selon ses<br />

propres intérêts."<br />

145


Concernant l'humanitaire toujours, vous semblez l'intégrer<br />

comme un acteur parmi d'autres. Considérez-vous<br />

néanmoins que dans l'histoire <strong>du</strong> XX ème siècle, ce mouvement<br />

ait une place particulière ? Qu'il serait dans une<br />

certaine mesure, le miroir <strong>du</strong> Mal qui s'est particulièrement<br />

illustré dans ce siècle? En somme, considérezvous<br />

que le phénomène humanitaire soit illustratif <strong>du</strong><br />

XX ème siècle et qu'il dénote une démarche particulière<br />

des sociétés humaines ?<br />

Le devoir d'assistance, l'obligation d'aider ceux qui souffrent, me<br />

paraît en effet une caractéristique des sociétés humaines ; on trouve<br />

déjà la recommandation chez Mencius, en Chine, au V ème siècle<br />

avant notre ère, ou encore dans la Bible. Ce qui est nouveau au<br />

XX ème siècle est que ces actes ne s'accomplissent plus dans un<br />

cadre religieux ; ce qui est spécifique de l'humanitaire contemporain<br />

concerne peut-être le recours fréquent aux médias, avant tout<br />

à la télévision. De là à voir dans l'humanitaire un "miroir" privilégié<br />

<strong>du</strong> "Mal", il y a un pas que je ne franchirai pas : l'humanitaire n'a joué<br />

aucun rôle à Auschwitz ni à Kolyma.<br />

Les intellectuels se sont rangés aux côtés des humanitaires<br />

spontanément lors <strong>du</strong> Biafra, pour les Boat-People<br />

vietnamiens... Ils semblent maintenant en retrait par<br />

rapport à ce mouvement. Quelle réflexion cette alliance<br />

(en termes d'engagement notamment) et ce "désamour"<br />

vous inspirent-ils ? 2<br />

2<br />

Lire la table ronde,<br />

"Intellectuels et humanitaires,<br />

entre dévoilement<br />

et engagement",<br />

<strong>Humanitaire</strong>,<br />

n°1, novembre 2000,<br />

pp. 4-19.<br />

Pour moi, "les intellectuels" ne représentent pas une classe, ni une<br />

sous-classe, ni même une profession bien définie, je ne m'attends<br />

donc pas qu'ils aient un comportement d'ensemble. Vous devez<br />

faire allusion à la présence ou absence dans les engagements<br />

humanitaires de quelques personnalités médiatiques ; est-ce cela<br />

"les intellectuels" ? Il se peut que l'humanitaire soit aujourd'hui<br />

"passé de mode" ; pour ma part, je souhaite qu'il devienne toujours<br />

plus fort.<br />

Propos recueillis par Boris Martin<br />

146


Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> n’a pas approuvé les bombardements<br />

de l’OTAN au Kosovo<br />

"Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>-France a approuvé les bombardements<br />

et demandé l’intervention terrestre"*… C’est en ces termes<br />

que Tzvetan Todorov rapportait la position de l’association<br />

quant aux frappes de l’OTAN.<br />

Jacky Mamou, président de l’association à cette époque, a<br />

tenu à rectifier cette inexactitude dans un échange de courriers<br />

avec Tzvetan Todorov : "Dès le début des frappes<br />

aériennes, Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>-France a dénoncé les bombardements<br />

de l’OTAN en indiquant qu’ils accéléraient la<br />

purification ethnique d’une part et terrorisaient la population<br />

civile serbe, la ressoudant autour de Milosevic, d’autre part".<br />

Tzvetan Todorov a volontiers convenu de cette erreur : "je<br />

vous dois des excuses : j’ai répété cette information en la<br />

croyant juste, je m’aperçois maintenant qu’elle ne l’était pas.<br />

Ma seule consolation est de découvrir <strong>du</strong> même coup que<br />

Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> a bien assumé la position que je crois<br />

seule compatible avec un engagement humanitaire."<br />

* Tzvetan Todorov, Mémoire <strong>du</strong> Mal, Tentation <strong>du</strong> Bien, Enquête sur le<br />

siècle, Robert Laffont, Paris, 2000, p. 286.<br />

147


L ir e<br />

La vérité sort de la bouche<br />

des enfants…<br />

Reprendre cette ritournelle que les enfants entonnent à<br />

l’envi lorsqu’il s’agit de "moucher" les a<strong>du</strong>ltes. C’est la<br />

tentation à laquelle on cède immédiatement à la lecture<br />

de ce petit livre qu’a écrit Jacky Mamou, président <strong>du</strong>rant<br />

quatre années de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> et actuellement co-rédacteur<br />

en chef de la revue <strong>Humanitaire</strong>. Non pas que les questions<br />

des enfants soient naïves : bien au contraire, elles sont d’une pertinence<br />

étonnante et appuient très souvent "là où ça fait mal".<br />

Des questions qui offrent à l’auteur l’occasion d’aborder une<br />

large gamme de sujets sans jamais faire l’impasse sur ceux qui<br />

peuvent apparaître, de prime abord, comme complexes. Le rôle<br />

et l’action des ONG, leur histoire, mais aussi les dysfonctionnements<br />

des agences des Nations Unies, les effets pervers de l’aide<br />

humanitaires, le militaro-humanitaire… On avait presque<br />

oublié que l’on pouvait aborder les choses aussi simplement face<br />

à un auditoire aussi réactif.<br />

Jacky Mamou, L’humanitaire expliqué à mes enfants, Seuil, Paris, <strong>2001</strong>,<br />

60 pages.<br />

148


L ir e<br />

Un ethnologue chez<br />

les naufragés de la vie<br />

Ecrire sur un livre que l’on a lu est parfois malaisé. Ecrire<br />

sur un livre que l’on n’a pas lu est souvent périlleux. Et<br />

écrire sur un livre que l’on a envie de lire ? Pas si compliqué,<br />

à vrai dire, concernant le livre de Patrick Declerck<br />

qui sortira au début <strong>du</strong> mois d’octobre aux excellentes éditions<br />

Terre Humaine que dirige Jean Malaurie. Avant d’être un livre,<br />

ce travail est une thèse de doctorat en anthropologie soutenue<br />

par l’auteur, psychanalyste ayant ouvert la première consultation<br />

d’écoute à la mission France de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>. On<br />

ne l’a pas lu, ce livre, donc inutile de s’escrimer à trouver les<br />

éloges de rigueur. Reste que pour avoir eu accès à deux des<br />

rapports autorisant cette thèse "à venir à soutenance", selon<br />

l’expression consacrée, on en a déjà l’eau à la bouche. Indécence<br />

de saliver à la perspective de suivre ce "clochard temporaire"<br />

dans l’errance urbaine des SDF parisiens ? A voir. Le personnage<br />

désormais si familier <strong>du</strong> clochard n’avait, semble t-il,<br />

"jamais fait l’objet d’une description aussi percutante". Pourquoi<br />

se priver alors de plonger dans les interstices de notre société,<br />

suivre le parcours de ces damnés de la terre dont la réinsertion<br />

serait, aux dires mêmes de l’auteur, impossible. Gifle aux<br />

humanitaires ou implacable conclusion d’une étude qui écarterait<br />

le mythe d’une réintégration sociale au profit d’un accompagnement<br />

dans la chute ? Une phrase volée dans cette étude,<br />

"servie, nous dit-on, par une véritable écriture, qualité rarissime<br />

dans des travaux de ce type" : "A la souillure qu’ils mettent en<br />

scène, aux malaises visuels et olfactifs qu’ils in<strong>du</strong>isent, répond<br />

notre désir rédempteur de propreté". Et notre envie de voir ce<br />

que, chaque jour, nous répugnons à regarder.<br />

Patrick Declerck, Les Naufragés. Avec les clochards de Paris, Terre<br />

Humaine, à paraître début octobre <strong>2001</strong>, 500 pages, photographies,<br />

3 index (personnes, lieux, thèmes).<br />

149


L ir e<br />

Le réfugié dans<br />

toute sa dignité<br />

Bien. Ce livre est bien. L’auteur est honnête et reconnaît les<br />

"lacunes" de son étude : il manque de "données quantitatives<br />

qui auraient contribué à évaluer le degré de réussite de<br />

la mise en œuvre des initiatives et des stratégies <strong>du</strong> réfugié"<br />

; en voulant privilégier l’acteur central qu’est le réfugié, il ne dispose<br />

pas <strong>du</strong> "point de vue que portent d’autres acteurs partenaires<br />

<strong>du</strong> réfugié (HCR, ONG, population autochtone urbaine et rurale,<br />

autorités locales…) sur les stratégies de survie de ce dernier" ; il n’a<br />

commencé son étude que deux ans après l’installation des réfugiés.<br />

Et c’est vrai.<br />

Mais le descriptif des conditions de vie des réfugiés est juste et<br />

l’angle pris est intéressant. L’auteur met en lumière les stratégies<br />

développées par les réfugiés : "le réfugié est un chercheur jusqu’à<br />

ce que sa famille et sa communauté retrouvent une certaine indépendance<br />

vis-à-vis de l’assistance". Le réfugié cesse d’être la victime<br />

passive que l’on voit trop souvent pour apparaître comme "un<br />

acteur qui a ses propres logiques" qui regarde vers le passé ("le père<br />

de famille doit tout faire pour respecter et faire respecter la tradition")<br />

mais se projette aussi, tant bien que mal, dans l’avenir ("il veut<br />

retrouver ses pouvoirs d’avant l’exil") alors que l’incertitude quant à<br />

la <strong>du</strong>rée de sa situation précaire le limite "dans ses efforts et ses initiatives".<br />

Grâce à ce livre, on apprend à voir autrement, on est<br />

presque heureux de savoir que le riz donné par l’humanitaire est la<br />

matière première de tout réfugié ; on est content de se sentir le premier<br />

maillon de la longue chaîne <strong>du</strong> développement créée par les<br />

acteurs des camps que nous appelons trop souvent "destinataires".<br />

L’auteur rend dans ce livre toute sa dignité aux réfugiés en partant<br />

de leur point de vue. On se pose, on s’interroge, on réfléchit. Car ce<br />

livre invite à la prise de recul qu’il nous manque parfois sur le terrain.<br />

Donc à lire avant ou après une mission, ou par simple curiosité pour<br />

connaître un peu mieux ce que vivent des hommes dans un camp.<br />

Nelly Travassac<br />

Jerome Karimumuryango, Les réfugiés rwandais dans la région de Bukavu,<br />

Congo, RDC. La survie <strong>du</strong> réfugié dans les camps de secours d’urgence,<br />

Edition IUED- KARTHALA, 2000, 130 pages.<br />

150


L ir e<br />

Le génocide rwandais (toujours)<br />

en question<br />

Tenter de comprendre l’incompréhensible. Confrontés à l’implacable<br />

vérité des chiffres — entre 500 000 et 1 million de<br />

morts en cent jours — et à la profusion de tentatives d’explications<br />

auxquelles le génocide au Rwanda en 1994 a<br />

donné lieu, on reste confon<strong>du</strong>s face à ce qui relève de l’indicible.<br />

Comme le rappelle l’auteur, "des essais d’explication <strong>du</strong> cheminement<br />

vers cette horreur indicible ont été fournis par des universitaires,<br />

des historiens" et autres "spécialistes" de l’Afrique en général<br />

ou de la région des Grands Lacs et des "questions rwandaises<br />

en particulier". "Spécialistes" occidentaux aurait-on tendance à préciser.<br />

Non pas pour suggérer que seuls les Rwandais auraient voix<br />

au chapitre pour un drame qui les touche au premier chef mais bien<br />

pour affirmer qu’ils ont été, de fait, dépossédés de leur propre histoire.<br />

L’ouvrage d’Eugène Ndahayo rompt avec cette logique. Bien<br />

loin de prétendre à la neutralité scientifique, celui qui était directeur<br />

de cabinet <strong>du</strong> ministre de l’information à l’époque avertit qu’il a<br />

"d’importants griefs politiques et personnels contre le régime de<br />

Habyarimana" et qu’il ne porte pas dans son cœur le nouveau régime<br />

FPR en place. Reste que son analyse, puisée au cœur de son<br />

appartenance à l’appareil d’Etat, complète celles, parfois distantes,<br />

des observateurs étrangers. Pour les rejoindre parfois, notamment<br />

lorsqu’il attribue l’attentat contre le président rwandais au parti de<br />

Paul Kagamé. Pour s’en éloigner à d’autres moments lorsqu’il estime<br />

que le génocide n’a pas été programmé. Des positions toujours<br />

étayées en tout cas et qui marquent une tentative de réappropriation<br />

par les Rwandais de leur histoire.<br />

Eugène Ndahayo, Rwanda, le dessous des cartes, L’Harmattan, 2000, 279<br />

pages.<br />

151


L ir e<br />

Y a-t-il une vie<br />

après la guerre ?<br />

L’après-guerre ne signifie pas nécessairement la fin des souffrances.<br />

L’ouvrage que l’excellente collection "Mutations"<br />

consacre à cette question marque en tout cas un changement<br />

dans le traitement des crises qui, invariablement, parcourent<br />

la planète. Désormais, l’intérêt ne s’arrête plus au cessezle-feu<br />

mais accompagne le pays bien après le silence des armes.<br />

Comme un malade en convalescence, un pays qui sort de guerre<br />

exige un suivi. L’ouvrage, dirigé par Rémy Ourdan, (re)visite l’ex-<br />

Yougoslavie, le Kosovo, le Rwanda ou le Cambodge à travers les<br />

regards croisés de journalistes, de psychiatres, de diplomates,<br />

d’humanitaires. Ponctué de photos aussi belles que terribles (pourquoi<br />

les deux termes vont-ils souvent bien ensemble ? La beauté<br />

<strong>du</strong> négatif répondront sans doute certains...), ce livre très réussi<br />

marrie espoir et désespoir sur le fil d’une paix toujours fragile.<br />

Rémy Ourdan (dir.), Après-guerre(s), Autrement, Coll. Mutations,<br />

n° 199/200, janvier <strong>2001</strong>, 337 pages.<br />

152


L ir e<br />

Aux sources <strong>du</strong> droit<br />

international humanitaire<br />

Deux livres utiles viennent de sortir pour ceux qui souhaitent<br />

appuyer leur pratique ou approfondir leurs<br />

connaissances sur le droit international humanitaire.<br />

D’abord, un petit livre que la fameuse collection "Que<br />

sais-je ?", dont on salue par ailleurs le "relooking", consacre aux<br />

"Grands textes <strong>du</strong> droit humanitaire". Vous n’y trouverez aucune<br />

analyse de ce corpus mais simplement les textes qui de<br />

1863 (Instructions pour le comportement des armées des<br />

Etats-Unis d’Amérique en campagne) à 1998 (Statut de la Cour<br />

Pénale Internationale) fondent ce droit de plus en plus complet...<br />

et de plus en plus bafoué. Le second est l'œuvre <strong>du</strong><br />

C.I.C.R., gardien des Conventions de Genève. Au terme de<br />

groupes de travail ayant réuni, entre 1996 et 2000, plus de 100<br />

professionnels, l’organisation invite ici à lire, en anglais, leurs<br />

conclusions tendant à renforcer la protection des populations<br />

civiles en temps de guerre.<br />

Véronique Harouel, Grands textes <strong>du</strong> droit humanitaire, P.U.F, Coll.<br />

Que sais-je ?, <strong>2001</strong>, 127 pages.<br />

International Committee of the Red Cross, Strengthening protection in<br />

war - A search for professional standards, Central Tracing Agency and<br />

Protection Division, <strong>2001</strong>, 127 pages.<br />

153


L ir e<br />

La recherche pour un monde<br />

moins armé et plus sûr<br />

Fondé en 1979 à Bruxelles, le GRIP (Groupe de Recherche et<br />

d’Information sur la Paix et la Sécurité) est un institut de<br />

recherche indépendant qui étudie les questions de défense,<br />

de sécurité et de désarmement. Son objectif est de contribuer<br />

à une meilleure compréhension de ces problématiques dans la<br />

perspective d’une amélioration de la sécurité internationale en Europe<br />

et dans le monde. Son travail se concrétise principalement par<br />

trois séries de publications. "Les Nouvelles <strong>du</strong> GRIP" d’abord, lettre<br />

d’information trimestrielle qui porte un regard sur les dossiers <strong>du</strong><br />

moment et renseigne sur les activités <strong>du</strong> centre. "Les livres <strong>du</strong><br />

GRIP" ensuite qui abordent les questions internationales dans les<br />

domaines de la géostratégie, de la défense et de la sécurité internationale.<br />

Cette série est particulièrement intéressante en ce qu’elle<br />

aborde des sujets rarement approfondis par ailleurs (ainsi l’impact<br />

des médias sur la politique étrangère des Etats dans "Et maintenant,<br />

le monde en bref") tout en s’attachant bien souvent à prolonger le<br />

concept par la pratique (ainsi le "Mode d’emploi – Construire la paix<br />

sur le terrain", sans doute quelque peu présomptueux en l’occurrence<br />

bien que passionnant !). "Les rapports <strong>du</strong> GRIP", quant à eux,<br />

se veulent souvent plus pointus (par exemple "Marquage et traçage<br />

des armes légères") tout en demeurant accessibles au non-initié. En<br />

résumé, un centre de recherche qui pro<strong>du</strong>it de l’intelligence et qui<br />

la met à la portée de tous !<br />

Les livres <strong>du</strong> GRIP sont disponibles en librairie (Editions Complexe) tandis<br />

que les Rapports et la Lettre d’information sont disponibles uniquement<br />

auprès <strong>du</strong> GRIP. Des formules d’abonnements sont proposées.<br />

Pour tous renseignements :<br />

Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la Sécurité<br />

Rue Van Hoorde, 33<br />

B – 1030 Bruxelles<br />

Tél. : 32.(0) 2.241.84.20<br />

Fax : 32 (0) 2.245.19.33<br />

Email : admi@grip.org<br />

Site web : www.grip.org<br />

154


155


<strong>Humanitaire</strong><br />

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<strong>Humanitaire</strong><br />

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Faut-il normaliser<br />

l'aide humanitaire?<br />

<strong>Humanitaire</strong> :<br />

le mot et les concepts en jeu<br />

Intellectuels et humanitaires,<br />

entre dévoilement et engagement<br />

d é b a t<br />

novembre • 2000<br />

N°1<br />

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La marche contre l'impunité<br />

<strong>Humanitaire</strong><br />

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p r a t i q u e s<br />

La protection<br />

des populations<br />

Crises <strong>du</strong>rables, crises oubliées<br />

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avril • <strong>2001</strong><br />

N°2<br />

Retour en Afghanistan<br />

Regard d' un photographe<br />

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