Toutes les images du langage, Jean Genet, dir. Frieda Ekotto ...
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<strong>Toutes</strong> <strong>les</strong> <strong>images</strong> <strong>du</strong> <strong>langage</strong>, <strong>Jean</strong> <strong>Genet</strong>, <strong>dir</strong>. <strong>Frieda</strong> <strong>Ekotto</strong>, Aurélie Renaud, Agnès<br />
Vannouvong, Fasano – Paris, Schena Editore – Alain Baudry et Cie, 2008<br />
« Un millième de seconde… »<br />
Stéréotype et fulgurance dans Un Captif amoureux<br />
Sylvain Dreyer<br />
« Avoir été dangereux un millième de seconde, avoir été beau un<br />
millième de millième de seconde, être cela, cela ou heureux, ou<br />
n’importe quoi, puis se reposer, et quoi de plus […] »<br />
<strong>Jean</strong> <strong>Genet</strong> 1<br />
Dans Un Captif amoureux, <strong>Genet</strong> revient sur l’expérience <strong>du</strong> soutien qu’il a apporté<br />
depuis 1970 à la lutte des Pa<strong>les</strong>tiniens et des Black Panthers. Dans ce texte semble s’élaborer<br />
un nouvel art poétique, qui en fait un texte à part au sein de la pro<strong>du</strong>ction de l’auteur 2 . Cette<br />
œuvre labyrinthique, qui relève à la fois <strong>du</strong> récit personnel, <strong>du</strong> reportage et <strong>du</strong> roman, permet<br />
plusieurs types de lectures. Nous proposons de considérer le Captif comme un « témoignage<br />
critique » : tout en assumant la fonction politique de son texte, <strong>Genet</strong> s’efforce d’inventer un<br />
<strong>langage</strong> qui échappe aux mots d’ordre de l’enrôlement idéologique et qui refuse de céder à<br />
l’identification à l’Autre.<br />
Dans le Captif, <strong>Genet</strong> semble, à première vue, céder à une forme d’orientalisme en<br />
s’inventant une identité d’homme <strong>du</strong> Sud 3 . Celle-ci s’affirme par un retournement ironique :<br />
« Ils [la France et l’Occident] me parurent lointains, devenus pour moi l’exotisme suprême au<br />
point que j’allais en France comme un Français va en Birmanie. [...] Et je devins étranger à la<br />
France. » 4 Il ne s’agit cependant pas ici d’une survalorisation compensatoire de l’Autre : la<br />
haine de la France et le rêve de marginalité, qui courent dans toute son œuvre depuis Pompes<br />
1 Un Captif amoureux, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995 [1986], p. 384.<br />
2 La pièce Les Paravents remonte à 1961. Les artic<strong>les</strong> « L’étrange mot d’… » et « Ce qui est resté d’un<br />
Rembrandt… » ont été publiés en 1967. Pour un aperçu de l’évolution littéraire et idéologique de <strong>Genet</strong>, voir<br />
mon article : « <strong>Jean</strong> <strong>Genet</strong>, l’antisémitisme en question », Esprit, décembre 2004.<br />
3 C’est la thèse de Jérôme Neutres dans <strong>Genet</strong> sur <strong>les</strong> routes <strong>du</strong> Sud, le corps de la politique, Paris, Fayard, 2002.<br />
4 Captif, op. cit., p. 553.<br />
1
funèbres, prennent à présent la forme de l’indifférence. L’idée d’une identification de <strong>Genet</strong><br />
aux Pa<strong>les</strong>tiniens est une fausse piste : son irré<strong>du</strong>ctibilité de poète est incompatible avec un<br />
désir de fusion dans un corps politique et national. Il évoque ainsi sa « non-appartenance à<br />
une nation, à une action où [il] ne [se confondit] jamais » : « Le cœur y était ; le corps y était ;<br />
l’esprit y était. Tout y fut à tour de rôle ; la foi jamais totale et moi jamais en entier. » 5 <strong>Genet</strong><br />
occupe ainsi une position doublement marginale : en marge de l’Occident et en marge des<br />
mouvements de solidarité avec <strong>les</strong> peup<strong>les</strong> <strong>du</strong> Tiers-monde. Il propose une approche de<br />
l’Autre pa<strong>les</strong>tinien qui demeure toujours distanciée et ouverte, selon le principe d’un triple<br />
détour : détour idéologique (méfiance par rapport à la propagande propa<strong>les</strong>tinienne), détour<br />
spatio-temporel (mise en évidence des opérations de remémoration et de configuration <strong>du</strong><br />
souvenir par la manifestation de l’écart entre l’avant-ailleurs et le maintenant-ici constitutif de<br />
l’élaboration testimoniale), et détour poiétique.<br />
Le Captif s’interroge plutôt sur le processus qui transforme la représentation de<br />
l’Autre, construite par <strong>les</strong> militants ou <strong>les</strong> journalistes étrangers, <strong>du</strong> statut de témoignage à<br />
celui de stéréotype exotique ou idéologique. <strong>Genet</strong> se démarque de la fiction de proximité<br />
pro<strong>du</strong>ite par « l’assimilé » 6 , laquelle empêche de comprendre la spécificité des luttes<br />
étrangères. De même que <strong>les</strong> combattants considèrent l’étranger en tant qu’étranger, le témoin<br />
critique s’attache à défaire <strong>les</strong> stéréotypes auxquels <strong>les</strong> Occidentaux, engagés ou non,<br />
ré<strong>du</strong>isent <strong>les</strong> révolutionnaires pa<strong>les</strong>tiniens. En particulier, le Captif manifeste une attention<br />
continue aux stéréotypes pro<strong>du</strong>its par la presse occidentale, notamment aux clichés des<br />
médias visuels (<strong>les</strong> photographies des magazines) ou audiovisuels (la télévision, le cinéma).<br />
Cette dimension critique s’accompagne de l’élaboration d’un <strong>langage</strong> qui entend dissoudre en<br />
son sein <strong>les</strong> stéréotypes idéologiques, afin de restituer la fulgurance, qualité qui caractérise <strong>les</strong><br />
feddayin aux yeux de <strong>Genet</strong> et qui prend la valeur d’un principe d’ « irrécupération ».<br />
Le cliché pa<strong>les</strong>tinien.<br />
La critique de l’image chez <strong>Genet</strong> va au-delà d’une simple dénonciation des clichés<br />
visuels et <strong>du</strong> travestissement de la réalité opéré par <strong>les</strong> médias. Elle se concentre davantage<br />
sur la forme de la communication que sur son contenu, avec l’idée que c’est le médium et le<br />
5 Ibid., p. 150 (pour <strong>les</strong> deux citations).<br />
6 Selon la définition qu’en donne Tzvetan Todorov : « Il va chez <strong>les</strong> autres, non pour <strong>les</strong> rendre semblab<strong>les</strong> à soi,<br />
mais pour devenir comme eux » (Nous et <strong>les</strong> autres, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1992 [1989], p. 456).<br />
2
circuit de l’information qui créent un rapport idéologique au spectateur 7 . <strong>Genet</strong> s’intéresse de<br />
façon privilégiée au support concret de l’image, en particulier aux journaux, dont le papier<br />
glacé transforme la misère en objet esthétique. Il souligne à plusieurs reprises <strong>les</strong> qualités <strong>du</strong><br />
« papier précieux, blanc ou nacré » ou <strong>du</strong> « papier (…) luxueux » 8 des magazines ou des<br />
plaquettes favorab<strong>les</strong> à la révolution pa<strong>les</strong>tinienne. Dans l’article « Quatre heures à Chatila »,<br />
il insistait déjà sur la pauvreté <strong>du</strong> dispositif photographique qui empêche de percevoir<br />
l’essentiel d’une expérience : « Une photographie a deux dimensions, l’écran <strong>du</strong> téléviseur<br />
aussi, ni l’un ni l’autre ne peuvent être parcourus. […] La photographie ne saisit pas <strong>les</strong><br />
mouches ni l’odeur blanche et épaisse de la mort. » 9<br />
La critique de la télévision ou <strong>du</strong> cinéma se fonde, elle aussi, sur <strong>les</strong> caractéristiques<br />
<strong>du</strong> médium, c’est-à-<strong>dir</strong>e sur son mode concret de pro<strong>du</strong>ction et de consommation des <strong>images</strong> :<br />
« Les <strong>images</strong> de télé : <strong>images</strong> mobi<strong>les</strong>, mais à deux dimensions, qui relèvent plutôt de<br />
l’imaginaire donc de la rêverie que <strong>du</strong> fait brut. » 10 Un passage <strong>du</strong> Captif est révélateur de la<br />
gêne éprouvée par <strong>Genet</strong> à l’égard <strong>du</strong> dispositif audiovisuel :<br />
Entre 1970 et 1982 je ne fus qu’une fois au cinéma. […] Je fus pris en charge par un litfauteuil<br />
ou fauteuil-lit dont l’effondrement délicieux <strong>du</strong> dossier s’accompagnait d’une<br />
légère remontée <strong>du</strong> siège sous mes coudes. […] Avec <strong>les</strong> zooms, <strong>les</strong> grues, la féerie par<br />
câb<strong>les</strong> montrerait la mort des Pa<strong>les</strong>tiniens jusqu’à la béatitude des spectateurs. 11<br />
<strong>Genet</strong> insiste sur <strong>les</strong> conditions de réception des <strong>images</strong>, en repérant le contraste entre la<br />
violence qu’el<strong>les</strong> enregistrent et le confort de leur consommation. La critique passe aussi par<br />
un repérage <strong>du</strong> code fictionnel : <strong>les</strong> reportages télévisuels repro<strong>du</strong>isent inconsciemment <strong>les</strong><br />
techniques <strong>du</strong> cinéma de fiction, avec un abus des mouvements de caméra et une accélération<br />
<strong>du</strong> montage. L’esthétique visuelle défen<strong>du</strong>e par <strong>Genet</strong> repose, à l’inverse, sur des plans<br />
fixes de longue <strong>du</strong>rée, qui reconnaissent un rôle au regard <strong>du</strong> spectateur 12 . L’équivalence<br />
entre <strong>les</strong> différents codes d’<strong>images</strong> provoque une confusion au sein de la représentation : la<br />
lutte pa<strong>les</strong>tinienne n’est plus qu’une fiction immédiatement consommable. Le souci de rendre<br />
7 Cette approche rappelle le couple médium/message qu’analyse MacLuhan en 1962 dans The Gutenberg<br />
Galaxy : The Making of Typographic Man (La Galaxie de Gutenberg, tra<strong>du</strong>it de l’anglais – Etats-Unis – par <strong>Jean</strong><br />
Paré, Paris, Seuil, 1967). Cette approche est reprise par Baudrillard dans Pour une économie politique <strong>du</strong> signe<br />
(Paris, Gallimard, 1972).<br />
8 Captif, op. cit., pp. 509 et 510.<br />
9 L’Ennemi déclaré, Paris, Gallimard, 1991, p. 244. Cette idée pourrait avoir été suscitée par une des<br />
photographies de Bruno Barbey, pour <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> <strong>Genet</strong> écrit, une dizaine d’années auparavant, l’article « Les<br />
Pa<strong>les</strong>tiniens » (Zoom n°4, août 1971, repris dans L’Ennemi déclaré, op. cit., p. 89-99). L’une d’el<strong>les</strong> montre en<br />
effet un groupe de Pa<strong>les</strong>tiniens penchés sur un cadavre et se bouchant le nez.<br />
10 Captif, op. cit., p. 74.<br />
11 Ibid., pp. 252-253. L’équivalence entre la mol<strong>les</strong>se de l’assise et celle de la pensée se retrouve dans l’allusion<br />
à Marx : « Ils ignoraient que Marx l’écrivit [Le Capital] le cul posé sur des coussins d’une soie rose […] » (Ibid.,<br />
p. 172).<br />
12 <strong>Genet</strong> écrit que son œil est « heureux dans <strong>les</strong> plans fixes » (Ibid., p. 253). Cette esthétique est d’ailleurs<br />
adoptée dans son film Un chant d’amour (1952).<br />
3
le conflit intelligible disparaît, au profit d’une mise en forme dramatique qui s’avère<br />
rassurante pour le spectateur, et qui transforme tout fait en événement. Au contraire, l’écriture<br />
<strong>du</strong> Captif programme une lecture de la résistance pa<strong>les</strong>tinienne qui échappe aux codes<br />
dramatiques ou tragiques.<br />
La rage de l’expression.<br />
Un captif amoureux marque une inflexion par rapport à la tenue classique des textes<br />
antérieurs. <strong>Genet</strong> y multiplie <strong>les</strong> raccourcis (syllepses grammatica<strong>les</strong>, ellipses,<br />
amphibologies), <strong>les</strong> ruptures de construction (anacoluthes), et <strong>les</strong> ambiguïtés <strong>du</strong>es à l’absence<br />
fréquente de ponctuation. Le texte témoigne d’une indolence stylistique nouvelle et n’apparaît<br />
pas comme un objet fini : il porte la trace des retours et des repentirs de l’écriture. Dans le<br />
Captif semble se faire jour un souci inédit de fidélité au « réel » qui confine parfois à<br />
l’autocritique, et qui permet de mesurer la distance parcourue depuis le précédent livre<br />
autobiographique, le Journal <strong>du</strong> voleur, à propos <strong>du</strong>quel <strong>Genet</strong> affirmait : « Il n’est pas une<br />
recherche <strong>du</strong> temps passé, mais une œuvre d’art dont la matière-prétexte est ma vie<br />
d’autrefois. » 13<br />
En particulier, le Captif présente un nombre surprenant d’épanorthoses (figure<br />
rhétorique de l’autocorrection 14 ), qui sont d’ailleurs utilisées à l’envers de leur<br />
fonctionnement normal : la formule définitive est d’abord donnée, puis l’auteur précise ce<br />
qu’elle est venue recouvrir. Cette figure est ainsi vidée de son effet rhétorique. Le texte<br />
comporte plusieurs exemp<strong>les</strong> de ces épanorthoses renversées. <strong>Genet</strong> évoque, par exemple, la<br />
« majesté dans la tombe » des feddayin qui sont de futurs morts, puis indique : « Je dois<br />
ajouter ce détail : « la pierre tombale » fut d’abord écrite, puis raturée […] » 15 En effet, <strong>les</strong><br />
combattants tués au combat n’ont pas de sépulture. Ailleurs, l’écrivain revient sur un<br />
paragraphe précédent en précisant : « « Plus je connus <strong>les</strong> soldats… », ce fragment de phrase<br />
remplace celui-ci, que j’écrivis d’abord… « plus je m’enfonçais profondément… » » 16 Dans<br />
<strong>les</strong> deux cas, la comparaison entre <strong>les</strong> deux formu<strong>les</strong> dessine le trajet d’un renoncement à des<br />
<strong>images</strong> obscures ou imprécises. <strong>Genet</strong> tente de limiter la puissance polysémique et poétique<br />
13 Journal <strong>du</strong> voleur, Paris, Gallimard, coll. « Biblos », 1993 [1948], p. 59.<br />
14 L’expression impropre est d’abord prononcée, avant d’être remplacée par un terme plus pertinent. Par<br />
exemple : « Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi <strong>les</strong> hommes ; ou pour mieux <strong>dir</strong>e, il y a peu<br />
d’hommes dont l’esprit soit accompagné d’un goût sûr » (La Bruyère, cité dans le Lexique des termes littéraires,<br />
Michel Jarrety <strong>dir</strong>., Paris, LGF, coll. « Le Livre de poche », 2001).<br />
15 Captif, op. cit., p. 381.<br />
16 Ibid., p. 295.<br />
4
de son écriture, dans un souci d’intelligibilité qui témoigne de la prise en compte <strong>du</strong> lecteur,<br />
tout « ennemi » fût-il, et d’un recul de la fonction d’agression <strong>du</strong> texte. L’épanorthose est<br />
aussi le lieu d’une traque des stéréotypes qui émergent spontanément sous la plume de<br />
l’écrivain, dans le sens <strong>du</strong> dégonflage (première et deuxième citations) ou de la<br />
resémantisation (troisième citation) :<br />
[…] quand j’ai observé que <strong>les</strong> Noirs étaient <strong>les</strong> caractères sur la feuille blanche de<br />
l’Amérique, ce fut une image trop vite advenue […] 17<br />
Pourquoi ai-je dit « colère des chi’ites » C’est que <strong>les</strong> journaux l’écrivent, mais ne<br />
disent jamais la colère des propriétaires des grandes cultures d’agrumes et de tabac au<br />
Sud-Liban. 18<br />
[…] quand on songe à Hamza. Le mot de songer ne voulant pas se substituer à celui de<br />
réfléchir. 19<br />
Ces repentirs d’écriture peuvent prendre la valeur d’une méthode herméneutique. L’emploi de<br />
certains termes entraîne parfois un retour métatextuel sur tout un passage qui vient d’être<br />
rédigé : une séquence se termine alors par sa propre autocritique. Ainsi une séquence vientelle<br />
reprendre celle qui la précède en s’ouvrant sur ce constat : « À peine écrit, à peine relu ce<br />
passage dit en effet Baqa mais une face de la vérité […] » 20 Le souci d’une description juste<br />
<strong>du</strong> camp de réfugiés lance alors la rédaction d’une nouvelle séquence, qui vient compléter la<br />
précédente.<br />
Ces exemp<strong>les</strong> indiquent que l’écriture de <strong>Genet</strong>, à l’occasion de la rédaction <strong>du</strong> Captif,<br />
est dans une certaine mesure « sous contrôle » : l’écrivain tend à freiner l’entraînement<br />
fantasmatique et poétique pour tenter de cerner au plus près la réalité de la lutte. La traque des<br />
stéréotypes ou des expressions obscures prend dans ces exemp<strong>les</strong> la voie d’une discrète<br />
ironie. De fait, l’ironie s’avère particulièrement efficace dans le moment rhétorique de la<br />
refutatio, car elle balaie <strong>les</strong> arguments de l’ennemi sans entrer dans le détail de la contreargumentation<br />
21 . Mais si <strong>Genet</strong> la mobilise pour défaire <strong>les</strong> discours adverses, il en fait surtout<br />
un usage interne, afin de tenir à distance <strong>les</strong> stéréotypes pathétiques ou idéologiques.<br />
L’emploi ironique des stéréotypes dans le sens de l’antiphrase est une opération langagière<br />
relativement complexe qui joue sur l’implicite 22 .<br />
17 Ibid., p. 12.<br />
18 Ibid., pp. 478-479.<br />
19 Ibid., p. 276.<br />
20 Ibid., p. 270.<br />
21 Valéry dénonce l’ironie en ces termes : « La plaisanterie, l’ironie, la blague – ce sont des moyens ‘politiques’.<br />
[…] Il s’agit de détruire en bloc – c’est-à-<strong>dir</strong>e par voie d’expédients – sans égard à la vraie valeur. Ce n’est pas<br />
opposer une pensée à une pensée, mais un coup, un désordre, à une pensée » (Mélanges, Gallimard, 1939, cité<br />
par Marc Angenot, La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982, p. 250).<br />
22 Barthes la définit ainsi : « L’ironie n’est rien d’autre que la question posée par le <strong>langage</strong> au <strong>langage</strong> […], une<br />
façon de mettre le <strong>langage</strong> en question par <strong>les</strong> excès apparents, déclarés, <strong>du</strong> <strong>langage</strong> » (Critique et vérité [1966],<br />
5
Le dégonflage ironique des stéréotypes ne va pas, dans le Captif, sans une fascination<br />
pour <strong>les</strong> expressions stéréotypées qui s’accompagne d’une poétique <strong>du</strong> cliché. Cette<br />
fascination remonte aux premiers textes de <strong>Genet</strong> et peut se lire comme la permanence de<br />
certains tropismes d’écriture et de pensée. On en trouve la confirmation dans <strong>les</strong> séquences où<br />
se manifeste son goût pour le jeu de mots – ou plutôt le jeu avec <strong>les</strong> mots –, qui passe par<br />
l’aplatissement et la resémantisation des clichés. Ce goût est un trait qu’il partage avec <strong>les</strong><br />
jeunes Arabes. L’un d’eux a cette phrase : « Les flots de pétrole sont depuis longtemps<br />
transformés en billets de mille dollars ou en lingots d’or – qu’on appelle dans <strong>les</strong> deux cas<br />
liquidités […] » 23 De même, <strong>les</strong> activistes tunisiens expliquent la raison pour laquelle ils vont<br />
écouter la radio dans le désert : « C’est depuis deux ans notre plaisir d’entendre Bourguiba<br />
discourir dans le désert. » 24 En outre, <strong>Genet</strong> évoque l’interview d’un feddai qui a assassiné<br />
Wasfi Tall, le général jordanien responsable <strong>du</strong> Septembre Noir : « Sur le « J’ai bu son<br />
sang », rapporté avec un dégoût apparent par <strong>les</strong> journalistes européens, je pensai d’abord à<br />
une figure de rhétorique signifiant « je l’ai tué ». D’après son camarade, il aurait vraiment<br />
lapé le sang de Wasfi Tall. » 25 Le libre jeu avec <strong>les</strong> signifiants apparaît à plusieurs reprises, et<br />
notamment dans ce passage où l’écrivain invente une fausse étymologie à l’expression<br />
argotique « jouer des flûtes » : la fuite est associée à la peur panique et au dieu Pan 26 . La<br />
connivence entre <strong>Genet</strong> et <strong>les</strong> Arabes (et le lecteur) repose sur l’aisance <strong>du</strong> décryptage et<br />
l’idée d’une pratique commune.<br />
Poétique et politique.<br />
Dans le Captif, <strong>Genet</strong> affirme que leur liberté à l’égard <strong>du</strong> <strong>langage</strong> permet aux<br />
Pa<strong>les</strong>tiniens d’échapper aux stéréotypes de l’idéologie politique. Quelle leçon le poète peut-il<br />
en tirer Certaines de ses propositions semblent lier libération politique et liberté poétique. Il<br />
constate, par exemple, que <strong>les</strong> épisodes révolutionnaires permettent de substituer un nouveau<br />
<strong>langage</strong> à l’ancien : « Jusqu’en 1793 le roi = roi, après le 21 janvier, le roi = guillotiné,<br />
princesse de Lamballe = tête au bout d’une pique, souveraineté = tyrannie, ainsi de suite <strong>les</strong><br />
in Œuvres complètes, t. 2, Paris, Seuil, 2002, p. 798). L’idée d’une proximité constitutive entre ironie et<br />
stéréotype nous est soufflée par cette réflexion de Ruth Amossy et d’Anne Herschberg Pierrot : « Le stéréotype<br />
est mis en place à partir d’une véritable activité de déchiffrement. […] En d’autres termes, le stéréotype n’existe<br />
pas en soi ; il ne constitue ni un objet palpable ni une entité concrète : il est une construction de lecture »<br />
(Stéréotypes et clichés, Paris, Nathan, 1997, p. 73). L’ironie comme le stéréotype sont donc des phénomènes de<br />
réception.<br />
23 Ibid., p. 500.<br />
24 Ibid., p. 30.<br />
25 Ibid., p. 23.<br />
26 Ibid., p. 190.<br />
6
signes, <strong>les</strong> mots, tout un dictionnaire changeant. » 27 Cependant, <strong>Genet</strong> ne souscrit pas pour<br />
autant à l’idéal avant-gardiste, et dénonce à plusieurs reprises la notion quelque peu naïve de<br />
révolution artistique :<br />
Ce qu’on appelle révolutions poétiques ou artistiques ne sont pas exactement des révolutions.<br />
Je ne crois pas qu’el<strong>les</strong> changent l’ordre <strong>du</strong> monde. El<strong>les</strong> ne changent pas non plus la vision<br />
qu’on a <strong>du</strong> monde. El<strong>les</strong> affinent la vision, el<strong>les</strong> la complètent, el<strong>les</strong> la rendent plus complexe,<br />
mais el<strong>les</strong> ne la transforment pas <strong>du</strong> tout au tout, comme une révolution sociale ou politique. 28<br />
Prise dans un système interminable de subversion/récupération, la poésie ferait pire encore, en<br />
dissimulant un retour à l’ordre : il y a un « combat à mener contre <strong>les</strong> sollicitations […] qui<br />
semblent venir de révoltes où la poésie très visible dissimule, presque imperceptib<strong>les</strong> encore,<br />
des appels au conformisme. » 29 La révolte risque donc de devenir « prétexte à poème » :<br />
<strong>Genet</strong> évoque le « délicieux confort de métamorphoser la lutte en poème » 30 . En effet, la<br />
poésie se conçoit faussement comme acte, mais elle risque d’être un prétexte à l’inaction en<br />
réintro<strong>du</strong>isant en fraude le stéréotype : « Dire ou écrire que le monde fut arpenté et comment,<br />
n’est pas l’arpentage. » 31<br />
<strong>Genet</strong> avance donc avec prudence. L’entreprise de restitution de l’expérience<br />
révolutionnaire est d’abord placée sous le signe de l’échec. La réalité pa<strong>les</strong>tinienne semble<br />
frappée d’irréalité dans la mesure où elle excède toute tentative de représentation : en<br />
témoignent <strong>les</strong> jugements contradictoires de <strong>Genet</strong> à son sujet (la révolution est irrécupérable<br />
/ elle est dénaturée, <strong>les</strong> Pa<strong>les</strong>tiniens vont triompher / ils sont trop faib<strong>les</strong>, la propagande<br />
permet une victoire symbolique / elle irréalise la lutte). Elle apparaît comme une utopie au<br />
sens propre – la Pa<strong>les</strong>tine n’existe plus –, autrement dit une fiction :<br />
La forme que j’ai donnée dès le commencement au récit n’eut jamais pour but d’informer le<br />
lecteur réellement de ce que fut la révolution pa<strong>les</strong>tinienne. La construction même,<br />
l’organisation, la disposition <strong>du</strong> récit, sans vouloir délibérément trahir ce que furent <strong>les</strong> faits,<br />
arrangent la narration. […] Vouloir penser la révolution serait l’équivalent, au réveil de<br />
vouloir la logique dans l’incohérence des <strong>images</strong> rêvées. 32<br />
Dans ces conditions, l’écriture peut-elle échapper à sa propre aporie Y a-t-il une voie<br />
possible entre le cliché et le silence Cette question est abordée aux lieux stratégiques <strong>du</strong><br />
Captif. L’incipit et l’excipit <strong>du</strong> livre viennent mettre la totalité de son contenu entre<br />
parenthèses. À l’ouverture, <strong>Genet</strong> présente l’activité scripturale comme un ratage : « […] la<br />
réalité est-elle cette totalité des signes noirs […] » 33 Il tente ensuite de conjurer ce ratage en<br />
présentant la page comme un palimpseste : <strong>les</strong> significations ne cessent de se renouveler à sa<br />
27 Ibid., p. 353.<br />
28 « Entretien avec Hubert Fichte », décembre 1975, in L’Ennemi déclaré, op. cit., p. 152.<br />
29 Captif, op. cit., p. 478.<br />
30 Ibid., p. 510.<br />
31 Ibid., p. 511.<br />
32 Ibid., p. 504-505.<br />
33 Ibid., p. 11.<br />
7
surface, et le support a finalement plus de réalité matérielle que <strong>les</strong> signes qui viennent s’y<br />
inscrire : « […] le blanc, ici, est un artifice qui remplace la translucidité <strong>du</strong> parchemin, l’ocre<br />
griffé des tablettes de glaise et cet ocre en relief, comme la translucidité et le blanc ont peutêtre<br />
une réalité plus forte que <strong>les</strong> signes qui <strong>les</strong> défigurent » 34 . <strong>Genet</strong> se raccroche, avant<br />
d’entamer son entreprise de restitution, à la concrétude <strong>du</strong> support d’écriture : le livre comme<br />
totalité discursive se place sous le patronage <strong>du</strong> livre comme objet. Au passage, l’idée de<br />
réalité passe <strong>du</strong> statut ontologique (la réalité) à celui de qualité (la réalité de quelque chose) :<br />
Si elle demeurait en un lieu la réalité <strong>du</strong> temps passé auprès – et non avec eux – des<br />
Pa<strong>les</strong>tiniens se conserverait, et je le dis mal, entre chaque mot prétendant rendre compte de<br />
cette réalité alors qu’elle se blottit jusqu’à s’épouser elle-même, mortaisée ou plutôt si<br />
exactement prise entre <strong>les</strong> mots, sur cet espace blanc de la feuille de papier, mais non dans <strong>les</strong><br />
mots eux-mêmes qui furent écrits afin que disparaisse cette réalité. 35<br />
La complexité de cette phrase, <strong>du</strong>e à un jeu de l’auteur avec la ponctuation et la syntaxe,<br />
pro<strong>du</strong>it un effet de tournoiement (répétitions <strong>du</strong> syntagme « réalité » de préférence à l’usage<br />
de pronoms) et permet de figurer l’aller-retour entre <strong>les</strong> mots et <strong>les</strong> choses. Elle condense la<br />
problématique de l’infidélité constitutive de la littérature : l’entreprise de nomination rate son<br />
objet, mais en même temps elle emprisonne, telle quelle et sans chercher à la tra<strong>du</strong>ire, une<br />
partie de la réalité.<br />
La mise en doute de la capacité de l’écriture à restituer la réalité se poursuit tout au<br />
long <strong>du</strong> livre, en écho à l’avertissement initial, dans des formu<strong>les</strong> qui insistent sur la<br />
déperdition opérée par la mise en mots : « Sans <strong>dir</strong>e exactement le contraire de ce qui fut,<br />
l’écriture n’en donne que la face visible, acceptable pour ainsi <strong>dir</strong>e muette car elle n’a pas <strong>les</strong><br />
moyens de montrer, en vérité, ce qui la double 36 . » Le terme de doublage, ou de doublure,<br />
indique que non seulement l’écriture redouble le réel, mais qu’elle est aussi doublée par ce<br />
réel, c’est-à-<strong>dir</strong>e qu’elle est incapable d’en restituer la complexité.<br />
La fin <strong>du</strong> texte, cependant, permet de rédimer rétrospectivement l’échec de la<br />
représentation. Un Captif amoureux se termine sur cette phrase : « Cette dernière page de mon<br />
livre est transparente 37 . » Les signes trompeurs disparaissent et la page est ren<strong>du</strong>e, in fine, à sa<br />
blancheur première, qui serait capable de contenir toutes <strong>les</strong> suggestions muettes de la<br />
« réalité ». Le livre obéit donc à un double processus de noircissement (« La page qui fut<br />
d’abord blanche […] » 38 ) et d’effacement, comme s’il s’annulait in extremis afin de ne pas se<br />
figer en message/mensonge. Au moment où le texte va disparaître, <strong>les</strong> mots peuvent, pendant<br />
34 Ibid., p. 11.<br />
35 Ibid., p.11-12.<br />
36 Ibid., p. 50.<br />
37 Ibid., p. 611.<br />
38 Ibid., p.11.<br />
8
un très court instant, abolir leur incapacité à atteindre le réel, et devenir « transparents ». Il<br />
reste cependant difficile de déterminer si cet instant permet d’entrevoir la réalité pa<strong>les</strong>tinienne<br />
(à imaginer par le lecteur), ou bien simplement <strong>du</strong> vide (le texte se terminant et ne débouchant<br />
sur rien, il ne reste qu’à fermer le livre). Le Captif obéit donc à une esthétique de la fugacité,<br />
comme si la plume effaçait <strong>les</strong> mots en même temps qu’elle <strong>les</strong> traçait.<br />
Cette logique complexe se retrouve condensée dans ce passage :<br />
Personne ni rien, aucune technique <strong>du</strong> récit ne <strong>dir</strong>ont ce que furent <strong>les</strong> six mois imposés aux<br />
feddayin dans <strong>les</strong> montagnes de Jérash et d’Ajloun. […] Donner un compte ren<strong>du</strong> des<br />
événements, établir la chronologie, <strong>les</strong> réussites et <strong>les</strong> erreurs des feddayin, l’air <strong>du</strong> temps, la<br />
couleur <strong>du</strong> ciel, de la terre et des arbres, je pourrai <strong>les</strong> <strong>dir</strong>e mais jamais faire éprouver cette<br />
légère ébriété, la démarche au-dessus de la poussière et des feuil<strong>les</strong> mortes, l’éclat des yeux, la<br />
transparence non seulement entre feddayin mais entre eux et <strong>les</strong> chefs. 39<br />
La prétérition semble révéler la stratégie profonde de <strong>Genet</strong> : <strong>dir</strong>e l’échec pour suggérer ce<br />
que pourrait être une expression de la lutte pa<strong>les</strong>tinienne. Au-delà <strong>du</strong> discours relativement<br />
convenu sur <strong>les</strong> apories de la représentation, l’écrivain forme le projet secret de saisir et de<br />
transmettre l’insaisissable de cette lutte. Cette figuration poétique qui entend échapper au<br />
stéréotype prend deux voies : la fragmentation critique des unités <strong>du</strong> discours et la pro<strong>du</strong>ction<br />
d’<strong>images</strong> saisissantes et fugaces.<br />
Fragmentation et fulgurances.<br />
Le texte est travaillé en profondeur par des procédés de fragmentation qui affectent le<br />
discours dans sa globalité comme dans ses éléments discrets. D’abord, le récit est éclaté en<br />
une série de fragments qui se succèdent sans liaison thématique. Il ne s’agit pas d’un<br />
morcellement après coup : le fragment est le principe même d’une écriture qui capte des<br />
souvenirs remontant sous forme de flashs, par digressions et associations d’idées. Deux cent<br />
quatre-vingt-huit cellu<strong>les</strong> ou séquences, dont l’autonomie est renforcée par un art de la chute<br />
qui tend à clôturer chaque fragment, composent le texte. Ces séquences sont séparées par des<br />
blancs de dimensions variab<strong>les</strong> (d’une à cinq lignes), qui fonctionnent comme des ellipses à<br />
valeur paratactique : la longueur de ces écarts peut être lue comme un signe de la plus ou<br />
moins grande importance <strong>du</strong> décrochage d’une séquence à l’autre. De plus, la variété de leur<br />
régime d’énonciation pro<strong>du</strong>it un effet global d’hétérogénéité : souvenirs de choses vues ou<br />
enten<strong>du</strong>es, analyses de l’actualité, rêveries suscitées par un mot, reconstitutions de dialogues,<br />
fragments autobiographiques, journal d’écriture, etc. Le texte de <strong>Genet</strong> procède par répétitions<br />
39 Ibid., p. 365. Cet extrait est une réécriture de l’incipit de « Quatre heures à Chatila », in L’Ennemi déclaré, op.<br />
cit., p. 243.<br />
9
de motifs, leur plus ou moins grande fréquence étant l’indice d’une différence d’intensité<br />
affective ou symbolique.<br />
Cet effet de décrochage se retrouve, ensuite, à l’intérieur des séquences, lors <strong>du</strong><br />
passage d’un paragraphe à l’autre : telle séquence évoque successivement la misère des camps<br />
pa<strong>les</strong>tiniens, trois exemp<strong>les</strong> des stratégies de propagande de l’armée israélienne ou<br />
jordanienne, le massacre de Chatila, la débâcle pa<strong>les</strong>tinienne de juin 1971, deux étudiants<br />
français, l’essence ironique de la résistance et de la révolte des enfants, le propre<br />
vieillissement de <strong>Genet</strong> et, enfin, la séance de torture subie par un ami allemand 40 . Telle autre<br />
séquence a de quoi désarçonner le lecteur : autour <strong>du</strong> thème principal (cinq vieil<strong>les</strong><br />
Pa<strong>les</strong>tiniennes dans un terrain vague) se greffe une série de digressions : <strong>les</strong> manières de<br />
s’asseoir dans divers pays, l’évocation d’un Américain fabricant de chaises et la rencontre<br />
avec la présidente de l’association des femmes pa<strong>les</strong>tiniennes. Cette mobilité <strong>du</strong> propos peut<br />
s’analyser comme une façon de préserver la fraîcheur des sensations et des idées dans le<br />
moment de leur jaillissement : l’écriture restitue <strong>les</strong> caprices de la réminiscence en recourant,<br />
selon un régime paratactique, au coq-à-l’âne, aux associations d’idées et aux superpositions.<br />
Enfin, la discontinuité affecte la phrase elle-même : elle la travaille de l’intérieur, par<br />
une accumulation de figures de construction qui désarticulent le discours dans ses unités<br />
discrètes, générant une syntaxe bizarre, à la limite de l’agrammaticalité. En voici un exemple :<br />
À qui <strong>les</strong> voyait à la télévision, ou leur image dans <strong>les</strong> journaux, <strong>les</strong> Pa<strong>les</strong>tiniens<br />
semblaient tourner autour <strong>du</strong> globe, et si vite qu’ils étaient en même temps ici et là-bas,<br />
mais eux-mêmes se savaient enveloppés de tous <strong>les</strong> mondes traversés par eux, et sommesnous,<br />
eux et nous, en pleine erreur ou plutôt à la lisière d’une illusion ancienne l’aube<br />
d’une vérité nouvelle, cel<strong>les</strong> mêmes qui se heurtaient quand l’illusion ptolémaïque entra<br />
en collision avec la nouvelle et sans doute momentanée vérité copernicienne. 41<br />
Cette phrase comporte deux prolepses grammatica<strong>les</strong> (« <strong>les</strong> […] leur […] <strong>les</strong> Pa<strong>les</strong>tiniens »,<br />
« nous, eux et nous »), une amphibologie (difficulté à déterminer l’antécédent de « cel<strong>les</strong> »),<br />
un hendiadyin (« et sommes-nous » à la place de « mais »), des effets de relance de la phrase<br />
par <strong>les</strong> hyperbates (« et si vite », « mais eux-mêmes », « et somme-nous ») et la subordination<br />
(« cel<strong>les</strong> mêmes qui ») et, enfin, une absence de ponctuation (« à la lisière d’une illusion<br />
ancienne l’aube d’une vérité nouvelle » assortie de l’absence de point d’interrogation).<br />
L’écriture restitue <strong>les</strong> détours d’une pensée complexe, toujours en avance sur le discours qui<br />
l’exprime, et qui entend nuancer ou compléter tout ce qu’elle avance<br />
(« télévision »/« journaux », « tourner »/« et si vite qu’ils […] », « ici et là-bas », « à qui <strong>les</strong><br />
voyait »/« mais eux-mêmes », « enveloppés »/« traversés », « eux et nous »,<br />
40 Captif, op. cit., p. 185-193.<br />
41 Ibid., p. 38.<br />
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« erreur »/« illusion », « illusion ancienne »/« aube d’une vérité nouvelle »,<br />
« vérité »/« momentanée »). La phrase mime ainsi l’idée de mise en orbite (« tourner autour<br />
<strong>du</strong> globe », « enveloppés », « vérité copernicienne ») et joue sur <strong>les</strong> divers sens <strong>du</strong> mot<br />
révolution. Cette syntaxe particulière permet à <strong>Genet</strong> de restituer au monde sa densité, selon<br />
l’idée que <strong>les</strong> énoncés simp<strong>les</strong> véhiculent des significations stéréotypées : la prise en charge<br />
d’une réalité chaotique nécessite le recours à un discours complexe qui enchaîne <strong>les</strong><br />
précisions, <strong>les</strong> nuances et <strong>les</strong> contradictions.<br />
Cette poétique, qui repose sur le surgissement des <strong>images</strong> et des souvenirs, semble<br />
correspondre à la recherche d’un <strong>langage</strong> à même de restituer l’exception politique que<br />
constitue aux yeux de <strong>Genet</strong> la révolte pa<strong>les</strong>tinienne. Le texte doit avoir la même fulgurance<br />
que <strong>les</strong> actions des feddayin : apparition subite, économie, vitesse.<br />
<strong>Genet</strong> condense l’idée qu’il se fait de la lutte des Pa<strong>les</strong>tiniens comme brève apparition<br />
dans une expression qui assure le passage de la première à la seconde partie <strong>du</strong> Captif. La<br />
dernière séquence de « Souvenirs I » comporte cette phrase énoncée par une vieille<br />
Pa<strong>les</strong>tinienne : « Avoir été dangereux un millième de seconde, avoir été beau un millième de<br />
millième de seconde, être cela, cela ou heureux, ou n’importe quoi, puis se reposer, et quoi de<br />
plus » 42 De manière symétrique, « Souvenirs II » s’ouvre ainsi : « Il m’était déjà admis que<br />
la Révolution pa<strong>les</strong>tinienne serait résumée dans une formule apocryphe, « avoir été<br />
dangereux un millième de seconde ». » 43 Cette phrase, qui constitue une séquence à elle seule,<br />
est un exemple de fulgurance et de concentration : la concision permet d’asserter la réalité de<br />
la « Révolution pa<strong>les</strong>tinienne » – c’est d’ailleurs la seule occurrence <strong>du</strong> texte où cette<br />
expression prend une majuscule). Ce « millième de seconde » est, à l’image <strong>du</strong> big-bang que<br />
<strong>Genet</strong> évoque plusieurs fois dans le Captif, un point de concentration extrême qui entraîne un<br />
saut qualitatif : il sépare la subversion de sa presque immédiate récupération. C’est là<br />
précisément que réside la positivité <strong>du</strong> Captif : la subversion, politique et poétique, serait<br />
possible l’espace d’un instant infinitésimal. Le travail d’écriture accordé à cette réalité<br />
politique est donc moins affaire de style que de rythme. C’est pourquoi Moubarak, un chef<br />
feddai, propose à <strong>Genet</strong> un art poétique fondé sur la vitesse : « Tu as une petite chance d’être<br />
lu, mais trouve-la dans l’urgence et la rapidité de tes phrases. » 44<br />
La vitesse serait une façon d’atteindre <strong>dir</strong>ectement le réel, au lieu de le noyer dans <strong>les</strong><br />
méandres <strong>du</strong> discours. Au cours de l’écriture, <strong>Genet</strong> se livre à un travail de condensation, ce<br />
42 Ibid., p. 384.<br />
43 Ibid., p. 391.<br />
44 Ibid., p. 251.<br />
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qu’exprime un nouveau recours à l’épanorthose : « Jerash […] était en 1970 un très petit<br />
village […] près d’un site romain où quelques colonnes étaient debout, d’autres couchées,<br />
mais l’expression « site romain » suffit. » 45 À la différence de l’emploi autocritique des<br />
épanorthoses, qui barrent le cliché et donnent lieu à une expansion de <strong>langage</strong> permettant<br />
d’approfon<strong>dir</strong> <strong>les</strong> « <strong>images</strong> trop vite advenues » 46 , celle-ci indique une recherche de vitesse.<br />
Les <strong>images</strong> quasi surréalistes de <strong>Genet</strong> manifestent cette fulgurance : el<strong>les</strong> permettent des<br />
raccourcis saisissants. La révolution pa<strong>les</strong>tinienne est, par exemple, comparée à un couteau<br />
suisse toutes lames déployées, analogie qui en exprime à la fois la fragilité et la force, et<br />
<strong>Genet</strong> souligne le travail de différenciation par rapport aux expressions stéréotypées 47 . De<br />
même, <strong>les</strong> vieil<strong>les</strong> bourgeoises pa<strong>les</strong>tiniennes sont comparées à un confit d’oie : « Le<br />
cassoulet d’oie peut-il être la métaphore qui rendra compte d’une jolie vieille<br />
Pa<strong>les</strong>tinienne » 48 Dernier exemple : le geste d’adieu à ceux qui vont combattre rappelle celui<br />
de la main qui efface un tableau noir, à la fois évocation et annulation de l’autre 49 . Dans ces<br />
trois exemp<strong>les</strong>, le travail de métaphorisation est toujours ren<strong>du</strong> visible, afin que la<br />
condensation n’entraîne pas l’obscurité des <strong>images</strong>.<br />
L’invention d’une écriture fulgurante, qui est aussi une quête de la légèreté, aboutit à<br />
l’idée de l’effacement : « Je laisse sur l’eau <strong>les</strong> traces déjà brouillées que <strong>les</strong> combattants<br />
veulent dans le marbre. Le livre que j’ai décidé d’écrire au milieu de 1983, qu’il pèse moins<br />
que la rougeur furtive <strong>du</strong> feddai se sauvant d’Ajloun. » 50 Le texte est un tableau noir ou une<br />
page blanche, comme le montre le processus d’inscription/disparition pro<strong>du</strong>it par l’incipit et<br />
l’excipit <strong>du</strong> texte. L’esthétique de l’effacement renvoie au tremblement : « […] nous <strong>les</strong><br />
premiers, ici ou là, aurons toujours besoin des mots aux sens incertains, tremblés. » 51 Cette<br />
préoccupation apparaissait déjà dans Les Paravents 52 , dont la dramaturgie entendait priver<br />
personnages et discours d’une existence imposante. Le tremblé <strong>du</strong> <strong>langage</strong>, ou la voix<br />
tremblante qui révèle l’hésitation à énoncer tel mot plutôt que tel autre, permet au discours<br />
d’exister sans insister.<br />
45 Ibid., p. 258.<br />
46 Ibid., p. 12.<br />
47 Il écrit : « […] ce canif aux quarante-sept lames dangereuses évoquait assez bien la révolution pa<strong>les</strong>tinienne :<br />
miniature menaçant toutes <strong>dir</strong>ections – vos journalistes écrivent azimuts […] » (ibid., p. 340).<br />
48 Ibid., p. 148.<br />
49 Ibid., p. 375.<br />
50 Ibid., p. 543.<br />
51 Ibid., p. 257.<br />
52 Dans cette pièce, le tremblement affecte le corps des acteurs et leur diction : il est provoqué par la peur ou le<br />
rire. <strong>Genet</strong> écrit dans <strong>les</strong> commentaires : « Si l’on monte cette pièce, il est indispensable de créer une école <strong>du</strong><br />
tremblement » (Les paravents [1961], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 162). La même préoccupation<br />
réapparaît plus loin : « Le metteur en scène doit mettre au point une façon de frissonner » (Ibid., p. 234).<br />
12
Le clignotement est un autre principe d’écriture qui peut se définir comme une suite de<br />
fulgurances. L’action des feddayin – en particulier la technique de guérilla, comme apparition<br />
brève, mortelle et réitérée – fonctionne comme un modèle poétique : « D’être ainsi, spectres<br />
apparaissant, disparaissant, leur donnait cette force convaincante d’une existence plus forte<br />
que <strong>les</strong> objets dont l’image demeure, qui jamais ne s’évaporent, ou plutôt l’existence des<br />
feddayin était si forte qu’elle se permettait des évanescences immédiates […] » 53 La<br />
composition fragmentaire permet de lire le Captif comme une suite d’<strong>images</strong> fulgurantes, qui<br />
apparaissent pour aussitôt disparaître. Le travail de remémoration s’apparente à un dispositif<br />
cinématographique projetant des <strong>images</strong>-souvenirs : « […] <strong>les</strong> <strong>images</strong> lumineuses et très<br />
colorées se déplacent, l’une chassant l’autre presque méchamment. […] J’ai l’impression<br />
aujourd’hui d’être la boîte noire qui montre des diapositives non sous-titrées. » 54 Cette phrase<br />
peut être rapprochée de la phrase liminaire ajoutée par <strong>Genet</strong> en tête <strong>du</strong> dernier jeu d’épreuves<br />
<strong>du</strong> texte : « Mettre à l’abri toutes <strong>les</strong> <strong>images</strong> <strong>du</strong> <strong>langage</strong> et se servir d’el<strong>les</strong>, car el<strong>les</strong> sont dans<br />
le désert, où il faut aller <strong>les</strong> chercher. » 55 L’écriture se donne ici comme la fixation d’une<br />
pensée qui procède par <strong>images</strong> (visuel<strong>les</strong> ou métaphoriques) : le travail de mise à jour aboutit<br />
à la révélation de l’image, au sens photographique <strong>du</strong> terme. <strong>Genet</strong> propose donc un art<br />
poétique proche de l’esthétique cinématographique, capable de se passer <strong>du</strong> discours qui<br />
tra<strong>du</strong>it et trahit 56 .<br />
L’influence <strong>du</strong> dispositif cinématographique permet de revenir sur l’esthétique <strong>du</strong><br />
fragment, qui semble témoigner de la recherche d’un équivalent au montage<br />
cinématographique, mobilisé pour sa valeur de disjonction et de confrontation. Le blanc plus<br />
ou moins éten<strong>du</strong> entre <strong>les</strong> séquences correspondrait alors au noir d’où émergent et où<br />
replongent <strong>les</strong> <strong>images</strong> extraites pendant un court moment <strong>du</strong> magma confus des souvenirs.<br />
Le Captif apparaît, finalement, comme le lieu d’une ultime mue de l’écriture<br />
genétienne. Il manifeste le renoncement à une pratique transgressive au profit d’un récit<br />
« sous contrôle ». Le refus affiché de la littérature peut être interprété comme une latence<br />
nécessaire à la recherche de nouvel<strong>les</strong> formes d’expression échappant aux stéréotypes <strong>du</strong><br />
discours politique. En effet, si <strong>Genet</strong> semble récuser la fonction politique de la poésie, un<br />
53 Captif, op. cit., p. 493.<br />
54 Ibid., p. 494.<br />
55 Ibid., p. 7.<br />
56 La figure <strong>du</strong> clignotement rappelle le mode de révélation des <strong>images</strong> dans certains films militants<br />
propa<strong>les</strong>tiniens, en particulier Ici et ailleurs de Godard.<br />
13
enversement des termes lui permet de refonder le lien entre création et action : « L’entreprise<br />
révolutionnaire d’un homme ou d’un peuple a sa source dans leur génie poétique. » 57 La lutte<br />
fulgurante des Pa<strong>les</strong>tiniens peut alors servir de modèle poétique. La nouvelle rhétorique qui<br />
s’invente dans le Captif, et qui se définit aussi bien comme une anti-rhétorique, ne repose plus<br />
sur l’argumentation (le logos) mais sur l’ethos de l’orateur, sur l’actio plutôt que sur<br />
l’elocutio, de même que l’action guerrière et la proximité de la mort permettent aux<br />
Pa<strong>les</strong>tiniens un rapport libre au <strong>langage</strong> 58 . Selon le mythe pa<strong>les</strong>tinien que développe <strong>Genet</strong>, la<br />
révolte permettrait de réconcilier, de manière fugace, <strong>les</strong> mots et <strong>les</strong> choses : « […] en 1970, il<br />
fallut entendre un mot ancien qui avait disparu des vocabulaires politiques : Pa<strong>les</strong>tinien.<br />
Masculin, féminin, singulier, pluriel, ces mots ne désignaient ni des hommes ni des femmes,<br />
ces mots qui étaient armés, étaient une révolution […] » 59 . C’est donc en se plaçant au plus<br />
près de l’action que l’écriture de <strong>Genet</strong> est le plus à même de restituer quelque chose de<br />
l’expérience pa<strong>les</strong>tinienne.<br />
Les questions poiétiques que soulève <strong>Genet</strong> dans cette œuvre métatextuelle portent à<br />
leur plus haute incandescence <strong>les</strong> difficultés posées par l’engagement artistique authentique,<br />
celui qui ne renonce ni à la politique, ni à la poésie. La logique de l’approfondissement et <strong>du</strong><br />
dessillement inventée par <strong>Genet</strong> pour figurer la lutte pa<strong>les</strong>tinienne est paradoxale, à la fois<br />
échec et conquête. D’un côté, elle exhibe son impuissance et son aspect fragmentaire. De<br />
l’autre, cette impuissance est réinvestie au sein d’une poétique : seule une écriture <strong>du</strong><br />
fragment et de l’apparition semble s’accorder à la réalité pa<strong>les</strong>tinienne telle que la conçoit<br />
<strong>Genet</strong>, et permet de pro<strong>du</strong>ire des « <strong>images</strong> d’autant plus fortes qu’el<strong>les</strong> [sont] faib<strong>les</strong> » 60 .<br />
57 « Intro<strong>du</strong>ction à Les frères de Soledad de George Jackson », in L’Ennemi déclaré, op. cit., p. 69.<br />
58 C’est l’idée qui apparaît dans cet échange : « – Et l’amitié dont tu par<strong>les</strong>, tu oserais l’appeler amour – Oui.<br />
C’est de l’amour. En ce moment, à cette minute, tu crois que j’ai peur des mots » Captif, op. cit., p. 145.<br />
59 Ibid., p. 213.<br />
60 Ibid., p. 76.<br />
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