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MONTAIGNE – Les Essais livre I, ch 30 « Des cannibales »

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<strong>MONTAIGNE</strong> – <strong>Les</strong> <strong>Essais</strong> <strong>livre</strong> I, <strong>ch</strong> <strong>30</strong> « <strong>Des</strong> <strong>cannibales</strong> » <br />

Traduction en français moderne par Guy de Pernon (Guy Jacquesson) <br />

Lecture analytique <br />

[…]12. Pour revenir à mon propos, et selon ce qu'on m'en a rapporté, je trouve qu'il n'y a rien de barbare <br />

et de sauvage dans ce peuple, sinon que <strong>ch</strong>acun appelle barbarie ce qui ne fait pas partie de ses usages. <br />

Car il est vrai que nous n'avons pas d'autres critères pour la vérité et la raison que les exemples que nous <br />

observons et les idées et les usages qui ont cours dans le pays où nous vivons. C'est là que se trouve, <br />

pensons-­‐nous, la religion parfaite, le gouvernement parfait, l'usage parfait et incomparable pour toutes <br />

<strong>ch</strong>oses. <br />

<strong>Les</strong> gens de ce peuple sont « sauvages » de la même façon que nous appelons « sauvages » les fruits <br />

que la nature produit d'elle-­‐même communément, alors qu'en fait ce sont plutôt ceux que nous avons <br />

altérés par nos artifices, que nous avons détournés de leur comportement ordinaire, que nous devrions <br />

appeler « sauvages ». <strong>Les</strong> premiers recèlent, vivantes et vigoureuses, les propriétés et les vertus vraies, <br />

utiles et naturelles, que nous avons abâtardies dans les autres, en les accommodant pour le plaisir de <br />

notre goût corrompu. <br />

13. Et pourtant la saveur et la délicatesse de divers fruits de ces contrées, qui ne sont pas cultivés, <br />

sont excellentes pour notre goût lui-­‐même, et soutiennent la comparaison avec ceux que nous <br />

produisons. Il n'est donc pas justifié de dire que l'art l'emporte sur notre grande et puissante mère <br />

Nature. Nous avons tellement sur<strong>ch</strong>argé la beauté et la ri<strong>ch</strong>esse de ses produits par nos inventions que <br />

nous l'avons complètement étouffée. Et partout où elle se montre dans toute sa pureté, elle fait honte, ô <br />

combien, à nos vaines et frivoles entreprises. <br />

Lecture cursive <br />

[…] 23. Ils [les « Cannibales »] font la guerre aux peuples qui habitent au-­‐delà de leurs montagnes, plus <br />

loin dans les terres, et ils y vont tout nus, sans autres armes que des arcs ou des épées de bois épointées <br />

à un bout, comme les fers de nos épieux. Il est terrifiant de voir leur a<strong>ch</strong>arnement dans les combats qui <br />

ne s'a<strong>ch</strong>èvent que par la mort et le sang, car ils ignorent la déroute et l'effroi. Chacun rapporte comme <br />

trophée la tête de l'ennemi qu'il a tué, et l'atta<strong>ch</strong>e à l'entrée de son logis. Après avoir bien traité leurs <br />

prisonniers pendant un temps assez long, et leur avoir fourni toutes les commodités possibles, celui qui <br />

en est le maître rassemble tous les gens de sa connaissance en une grande assemblée. Il atta<strong>ch</strong>e une <br />

corde au bras d'un prisonnier, par laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur qu'il ne le blesse, <br />

et donne l'autre bras à tenir de la même façon à l'un de ses plus <strong>ch</strong>ers amis. Puis ils l'assomment tous les <br />

deux à coups d'épée, et cela fait, ils le font rôtir et le mangent en commun, et en envoient des morceaux <br />

à ceux de leurs amis qui sont absents. Et ce n'est pas, comme on pourrait le penser, pour s'en nourrir, <br />

ainsi que le faisaient autrefois les Scythes, mais pour manifester une vengeance extrême. <br />

24. En voici la preuve : ayant vu que les Portugais, alliés à leurs adversaires, les mettaient à mort <br />

d'une autre manière quand ils étaient pris, en les enterrant jusqu'à la ceinture, puis en tirant sur le reste <br />

du corps force flè<strong>ch</strong>es avant de les pendre, ils pensèrent que ces gens venus de l'autre monde (qui <br />

avaient déjà répandu bien des vices aux alentours, et qui leur étaient bien supérieurs en matière de <br />

perversité) n'adoptaient pas sans raison cette sorte de vengeance, et qu'elle devait donc être plus atroce <br />

que la leur. Ils abandonnèrent alors peu à peu leur ancienne façon de faire, et adoptèrent celle des <br />

Portugais. <br />

Je ne suis certes pas fâ<strong>ch</strong>é que l'on stigmatise l'horreur et la barbarie d'un tel comportement ; mais je <br />

le suis grandement de voir que jugeant si bien de leurs fautes, nous demeurions à ce point aveugles <br />

envers les nôtres. <br />

25. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort ; à dé<strong>ch</strong>irer par <br />

des tortures et des supplices un corps encore capable de sentir, à le faire rôtir par petits morceaux, le <br />

faire mordre et dévorer par les <strong>ch</strong>iens et les porcs (comme on a pu, non seulement le lire, mais le voir <br />

faire il y a peu ; et non entre de vieux ennemis, mais entre des voisins et des concitoyens, et qui pis est, <br />

sous prétexte de piété et de religion...) Il y a plus de barbarie en cela, dis-­‐je, que de rôtir et de manger un <br />

corps après sa mort.


26. Chrysippe et Zénon, <strong>ch</strong>efs de l'école des Stoïciens, ont estimé qu'il n'y avait aucun mal à utiliser <br />

notre <strong>ch</strong>arogne à quelque fin que ce soit, en cas de besoin, et en tirer de la nourriture ; comme le firent <br />

nos ancêtres, assiégés par César dans Alésia, et qui se résolurent à lutter contre la famine causée par ce <br />

siège en utilisant les corps des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat. <br />

On dit que les Gascons, par de tels aliments, <br />

Prolongèrent leur vie. [Juvénal : Satires, XV, 93] <br />

Et les médecins ne craignent pas de s'en servir pour toutes sortes d'usages concernant notre santé, soit <br />

par voie orale, soit en applications externes410. Mais il n'y eut jamais personne d'assez déraisonnable <br />

pour excuser la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires. <br />

27. Nous pouvons donc bien appeler ces gens-­‐là des « barbares », par rapport aux règles de la raison, <br />

mais certainement pas par rapport à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. <br />

<strong>MONTAIGNE</strong> – <strong>Les</strong> <strong>Essais</strong> <strong>livre</strong> III, <strong>ch</strong> 9 «Sur la vanité» <br />

Traduction en français moderne par Guy de Pernon (Guy Jacquesson) <br />

Lecture analytique <br />

Moi qui voyage le plus souvent pour mon plaisir, je ne me guide pas si mal : s'il fait laid à <br />

droite, je prends à gau<strong>ch</strong>e ; si je ne suis pas en état de monter à <strong>ch</strong>eval, je m'arrête. Et en faisant <br />

ainsi, je ne vois en vérité rien qui ne soit aussi plaisant que mon gîte. Il est vrai que je trouve <br />

toujours la superfluité superflue, et des inconvénients même dans le raffinement et dans <br />

l'abondance. Ai-­‐je laissé quelque <strong>ch</strong>ose à voir derrière moi J'y retourne : c'est toujours mon <br />

<strong>ch</strong>emin. Je ne me trace aucune ligne précise, ni droite, ni courbe. Je ne trouve pas là où je vais <br />

ce qu'on m'avait dit Comme il arrive souvent que les jugements des autres ne correspondent <br />

pas aux miens, et que le plus souvent je les ai trouvés faux, je ne plains pas ma peine : j'ai au <br />

moins appris que ce qu'on disait n'y est pas. <br />

124. Ma constitution physique et mon goût se plient facilement à tout, autant que <strong>ch</strong>ez <br />

n'importe qui. La diversité des façons de vivre d'un peuple à un autre ne me tou<strong>ch</strong>e que par le <br />

plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison d'être. Que ce soit dans des assiettes d'étain, de <br />

bois ou de terre cuite, du bouilli ou du rôti, du beurre ou de l'huile, de noix ou d'olive, <strong>ch</strong>aud ou <br />

froid, tout me plaît. Au point que, en vieillissant, je blâme cette généreuse faculté, car il faudrait <br />

que la délicatesse et le <strong>ch</strong>oix viennent tempérer mon appétit et parfois soulager mon estomac. <br />

Quand je suis allé ailleurs qu'en France, et que, pour me faire plaisir, on m'a demandé si je <br />

voulais être servi « à la française », je m'en suis moqué, et je me suis toujours précipité vers les <br />

tables les plus remplies d'étrangers. <br />

125. J'ai honte de voir comment les gens de <strong>ch</strong>ez nous sont dominés par cette sotte <br />

manie de regimber devant les usages différents des leurs. Où qu'ils aillent, ils s'en tiennent à <br />

leurs habitudes, et détestent celles des étrangers. Retrouvent-­‐ils un compatriote en Hongrie <br />

Ils fêtent l'événement, et les voilà qui s'allient et se liguent pour condamner toutes les mœurs <br />

« barbares » qu'ils voient. Pourquoi ne seraient-­‐elles pas « barbares » puisqu'elles ne sont pas <br />

françaises Et encore : ce sont les plus malins qui les ont reconnues, pour en médire ; la plupart <br />

ne vont au loin que pour en revenir. Ils voyagent ca<strong>ch</strong>és et enfermés, avec une prudence <br />

taciturne, et peu communicative, en se défendant contre la contagion d'une atmosphère <br />

inconnue. <br />

126. Ce que je dis de ces gens-­‐là me rappelle quelque <strong>ch</strong>ose de semblable, que j'ai <br />

parfois observé <strong>ch</strong>ez certains de nos jeunes courtisans. Ils ne s'intéressent qu'à leurs <br />

semblables, et nous regardent comme des gens de l'autre monde, avec dédain ou pitié. Ôtez-­leur<br />

les histoires concernant les mystères de la cour : les voilà perdus. Ils sont aussi singuliers et <br />

maladroits pour nous que nous le sommes pour eux. On dit bien vrai, quand on dit qu'un <br />

« honnête homme » est un homme « ouvert ».


<strong>MONTAIGNE</strong> – <strong>Les</strong> <strong>Essais</strong> <strong>livre</strong> II, <strong>ch</strong> 12 «apologie de Raymond Sebond » -­‐ <br />

Traduction en français moderne par Guy de Pernon (Guy Jacquesson) <br />

Lecture analytique <br />

454. Qu'on place un philosophe dans une cage faite de fil de fer fin à larges mailles et qu'on <br />

la suspende en haut des tours de Notre Dame de Paris : notre homme sera bien obligé <br />

d'admettre qu'il ne risque pas de tomber, et pourtant il ne pourra empê<strong>ch</strong>er (sauf s'il est <br />

habitué au métier de couvreur) que la vue de la hauteur extrême à laquelle il se trouve ne <br />

l'épouvante et ne le fasse frissonner. Et nous sommes assez soucieux de nous rassurer sur les <br />

galeries de nos clo<strong>ch</strong>ers, quand elles sont ajourées, et pourtant elles sont en pierre. Il y a des <br />

gens qui ne peuvent même pas supporter d'y penser ! Qu'on jette entre ces deux tours une <br />

grosse poutre, suffisamment large pour que nous puissions nous y promener — et il n'y a <br />

aucune sagesse philosophique qui soit assez forte pour nous donner le courage d'y mar<strong>ch</strong>er, <br />

comme nous le ferions si elle était à terre. J'ai souvent fait cette expérience dans nos <br />

montagnes ; et quoiqu'étant de ceux qui ne s'effraient guère de ces <strong>ch</strong>oses-­‐là, je ne pouvais <br />

supporter la vue de ces profondeurs infinies sans horreur et ressentir des tremblements dans <br />

les cuisses et dans les jarrets. Et pourtant je me tenais à bonne distance du bord, au moins de <br />

ma propre taille, et je ne risquais pas de tomber, sauf à me porter délibérément au-­‐devant du <br />

danger. <br />

455. J'ai remarqué aussi, quelle que soit la hauteur, si sur la pente il se présente un arbre, ou <br />

une bosse de ro<strong>ch</strong>er, à quoi la vue puisse s'accro<strong>ch</strong>er, et comme se diviser, cela nous soulage et <br />

nous donne de l'assurance ; comme si c'était là quelque <strong>ch</strong>ose dont nous puissions attendre <br />

quelque secours en cas de <strong>ch</strong>ute ! Mais les précipices abrupts et sans aspérités, nous ne <br />

pouvons même pas les regarder sans que la tête nous tourne : « Si bien que l'on ne peut <br />

regarder vers le bas sans que les yeux et l'esprit soient saisis de vertige » [Tite-­‐Live Histoire <br />

romaine XLIV, 6] Et c'est pourtant là une tromperie évidente due à notre vue. C'est pourquoi <br />

d'ailleurs ce grand philosophe 1 se creva les yeux pour dé<strong>ch</strong>arger son âme de la distraction <br />

qu'elle lui procurait, et pouvoir philosopher plus librement. <br />

456. Mais à ce compte-­‐là, il aurait pu se faire aussi couper les oreilles, que Théophraste 2<br />

considère comme le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions <br />

violentes et propres à nous troubler et nous <strong>ch</strong>anger ; et pour finir, il aurait dû se priver de tous <br />

les autres sens, c'est-­‐à-­‐dire de son être et de sa vie. Car ils ont tous cette aptitude à diriger notre <br />

raisonnement et notre âme. […] J'en ai vu qui ne pouvaient supporter d'entendre ronger un os <br />

sous leur table sans perdre patience ; et il n'est quasiment personne qui ne soit troublé par ce <br />

bruit aigre et agaçant que font les limes en raclant du fer. De même lorsqu'on entend quelqu'un <br />

mâ<strong>ch</strong>er tout près de soi, ou parler avec le gosier obstrué ou le nez bou<strong>ch</strong>é : nombreux sont ceux <br />

qui en sont gênés, au point d'en ressentir de la colère ou de la haine. <br />

1 Démocrite <br />

2 écrivain grec auteur de Caractères – IVe siècle av JC


<strong>MONTAIGNE</strong> – <strong>Les</strong> <strong>Essais</strong> <strong>livre</strong> III, <strong>ch</strong> 13 «Sur l’expérience » <br />

Traduction en français moderne par Guy de Pernon (Guy Jacquesson) <br />

Lecture analytique <br />

112. Quand je danse, je danse ; et quand je dors, je dors. Et quand je me promène seul <br />

dans un beau jardin, si mes pensées se sont occupées d'autre <strong>ch</strong>ose pendant quelque temps, je <br />

les ramène à la promenade, au jardin, à la douceur de cette solitude, et à moi. La Nature nous a <br />

prouvé son affection maternelle en s'arrangeant pour que les actions auxquelles nos besoins <br />

nous contraignent nous soient aussi une source de plaisir. Et elle nous y convie, non seulement <br />

par la raison, mais aussi par le désir. C'est donc une mauvaise <strong>ch</strong>ose que d'enfreindre ses règles. <br />

113. Quand je vois César et Alexandre, si accaparés par leurs entreprises, profiter aussi <br />

pleinement des plaisirs humains et corporels, je ne dis pas que c'est laisser aller son âme, mais <br />

au contraire la roidir, et qu'il faut beaucoup de vigueur et de courage pour contraindre ces <br />

graves et laborieuses préoccupations à se soumettre aux habitudes de la vie courante. Ils <br />

eussent été sages de penser que ces dernières constituaient leur vocation normale, et que les <br />

autres relevaient de l'extraordinaire. <br />

114. Nous sommes de grands fous. Nous disons : « Il a passé sa vie dans l'oisiveté. » « Je <br />

n'ai rien fait aujourd'hui. » Comment N'avez-­‐vous donc pas vécu C'est non seulement la plus <br />

fondamentale de vos occupations, mais encore la plus illustre. « Si on m'avait mis en mains de <br />

grandes affaires, j'aurais montré ce que je pouvais faire. » Mais avez-­‐vous su, au moins, méditer <br />

sur votre vie et la prendre en mains, elle Vous auriez fait en cela la plus grande des œuvres ! <br />

115. La Nature n'a que faire d'un grand destin pour se montrer et se mettre en œuvre. <br />

Elle est présente à tous les étages de la vie sociale, derrière le rideau ou sans rideau. Avez-­‐vous <br />

su régler votre conduite Vous avez fait bien plus que celui qui a composé un <strong>livre</strong>. Avez-­‐vous <br />

su prendre du repos Vous en avez fait plus que celui qui a pris des villes et des empires. Le <br />

glorieux <strong>ch</strong>ef-­‐d'œuvre de l'homme, c'est de vivre comme il faut. Tout le reste : régner, <br />

thésauriser, bâtir, n'en sont que les ridicules appendices, des accessoires, tout au plus. <br />

<strong>MONTAIGNE</strong> – <strong>Les</strong> <strong>Essais</strong> <strong>livre</strong> II, <strong>ch</strong> 17 «Sur la présomption» -­‐ Traduction en <br />

français moderne par Guy de Pernon (Guy Jacquesson) <br />

Lecture cursive <br />

18. La beauté est un élément d'une grande importance dans les relations entre les <br />

hommes ; c'est la première cause d'entente entre eux, et il n'est pas d'homme si barbare ni si <br />

hargneux qui ne se sente frappé par sa douceur. Le corps joue un grand rôle dans ce que nous <br />

sommes, il y tient une place importante. Sa structure et son organisation méritent donc d'être <br />

prises en considération. Ceux qui veulent séparer nos deux principaux constituants, et les <br />

maintenir l'une à part l'autre ont tort ; au contraire, il faut les rassembler et les unir. Il faut <br />

ordonner à l'âme, non pas de se replier sur elle-­‐même, de vivre de son côté, de mépriser et <br />

abandonner le corps (et elle ne saurait d'ailleurs y parvenir que par quelque singerie apprêtée), <br />

mais au contraire de se rallier à lui, l'embrasser, le <strong>ch</strong>érir, l'aider, le contrôler, le remettre dans <br />

le bon <strong>ch</strong>emin et l'y ramener quand il en sort, l'épouser en quelque sorte et lui servir de mari, <br />

pour que leurs actions ne paraissent pas si différentes et si contraires, mais bien accordées et <br />

uniformes.


<strong>MONTAIGNE</strong> – <strong>Les</strong> <strong>Essais</strong> <strong>livre</strong> I, <strong>ch</strong> 19 « Que philosopher, c’est <br />

apprendre à mourir » <br />

Traduction en français moderne par Guy de Pernon (Guy Jacquesson) <br />

Lecture cursive <br />

C'est par notre naissance que toutes <strong>ch</strong>oses sont nées ; de même la mort fera mourir <br />

toutes <strong>ch</strong>oses. Il est donc aussi fou de pleurer parce que nous ne vivrons pas dans cent ans que <br />

de pleurer parce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La mort est l'origine d'une autre vie. Il <br />

nous en coûta d'entrer en celle-­‐ci et nous en avons pleuré. Car nous avons dû dépouiller notre <br />

ancien voile en y entrant. <br />

43. Rien ne peut être vraiment pénible si cela n'a lieu qu'une seule fois. Y a-­‐t-­‐il une <br />

raison de craindre si longtemps quelque <strong>ch</strong>ose qui dure aussi peu Vivre longtemps ou peu de <br />

temps, c'est tout un au regard de la mort. Car ni le long ni le court ne peuvent s'appliquer aux <br />

<strong>ch</strong>oses qui ne sont plus. Aristote dit qu'il y a sur la rivière Hypanis de petites bêtes qui ne vivent <br />

qu'un jour. Celle qui meurt à huit heures du matin, elle meurt dans sa jeunesse ; celle qui meurt <br />

à cinq heures du soir meurt en sa décrépitude. Qui ne se moquerait de voir tenir pour un <br />

bonheur ou un malheur un moment aussi court Et si nous comparons cela à l'éternité, à la <br />

durée des montagnes, des étoiles, des arbres et même de certains animaux, un peu plus ou un <br />

peu moins de vie, c'est aussi ridicule. <br />

Le discours de « Nature » <br />

44. La nature d'ailleurs nous y contraint : « Sortez, dit-­‐elle, de ce monde, comme vous y <br />

êtes entrés. Le passage qui fut le vôtre de la mort à la vie, sans souffrance et sans frayeur, <br />

refaites-­‐le de la vie à la mort. Votre mort est l'un des éléments de l'édifice de l'univers, c'est un <br />

élément de la vie du monde. <br />

<strong>Les</strong> mortels qui se sont transmis entre eux la vie, <br />

Sont pareils aux coureurs se passant un flambeau. <br />

[Lucrèce : De la Nature, II, 76-­‐79] <br />

45. Pourquoi <strong>ch</strong>angerais-­‐je pour vous ce bel agencement des <strong>ch</strong>oses La mort est la <br />

condition de votre création : elle fait partie de vous, et en la fuyant, vous vous fuyez vous-­mêmes.<br />

Cette existence dont vous jouissez, appartient également à la mort et à la vie. Le jour <br />

de votre naissance est le premier pas sur le <strong>ch</strong>emin qui vous mène à la mort aussi bien qu'à la <br />

vie. <br />

La première heure, en la donnant, entame la vie. <br />

[Sénèque : Hercule furieux, III, 874] <br />

En naissant nous mourons ; la fin vient du début. <br />

[Manilius : Astronomica, IV, 16]

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