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les liaisons

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91 1670 5811 UB AMSTERDAM


LES LIAISONS<br />

DANGEREUSES.<br />

TROISIEME<br />

PART1E.,


LES LIAISONS<br />

DANGEREUSES,<br />

o u<br />

L E T T R E S<br />

Recueillies dans urn Société, & publiiespour<br />

Üinjlruclion de quelques autres,<br />

PAR M. C. .... DE L...,<br />

1 a !<br />

Lettr e es m 0 e U r S<br />

^<br />

U m p $<br />

'<br />

&<br />

j<br />

' a i p u b l i é «*<br />

J. J. ROUSSEAU, Préf. dc la Nouvtlh Hiloïfa<br />

TR 01 SI E ME PART IE,<br />

A A M S T E R D A M ;<br />

Et fe trouve d PARIS,<br />

Chez DÜRAND, Neveu , Libralre, a h<br />

Sageffe, rue Galande.<br />

M. DCC. L X XXIV,


LES<br />

LIAISONS<br />

DANGEREUSES.<br />

L E T T R E<br />

LXXXVIII.<br />

CÉCILEVOLANGES au VicomteDE<br />

VALMON T.<br />

MAL GRÉ tout Ie plaiGr que j'ai, Monfieur,<br />

a recevoir <strong>les</strong> Lettres de M. Ie Che.<br />

valier Danceny, & quoique je ne defire<br />

pas moins que lui, que nous puiffions nous<br />

voir encore, fans qu'on puiflè nous en empêcher,<br />

je n'ai pas ofé cependant faire ce<br />

que vous me propofez. Premiérement, c'eft<br />

trop dangereux; cette clef que vous voulez<br />

que je mette h h place de 1'autre lui<br />

reuemble bien aflez a la vérité : maïs pourlanc,<br />

il ne laifiè pas d'y avoir encore de<br />

la difFérence, & Maman regarde a tout, &<br />

s'appercoit de tour. De plus, quoiqu'on<br />

Partie III.<br />

A


2 Les Liaifons dangereufes.<br />

ne s'en foit pas encore fervi, depuis que<br />

nous fommes ici , il ne faut qu'un malheur<br />

; & fi on s'en appercevoic, je ferois<br />

perdue pour toujours. Et puis, il me femble<br />

aulïï que ce feroit bien mal; faire comme<br />

cela une doublé clef, c'efi: bien fort!<br />

II eft vrai que c'efi: vous qui auriez la bonté<br />

de vous en charger : mais malgré cela,<br />

li on le favoit, je n'en porterois pas moins<br />

le blame & la faute, puifqne ce feroit pour<br />

moi que vous 1'auriez faite. Enfin, j'aivoulu<br />

efiayer deux fois de la prendre, & certainement<br />

cela feroit bien facile, fi c'étoit toute<br />

autre chofe : mais je ne fais pas pourquoi<br />

je me fuis toujours mife a trembler, & n'en<br />

ai jamais eu le courage. Je crois donc qu'il<br />

vaut mieux refter comme nous fommes.<br />

Si vous avez toujours la bonté d'être aufli<br />

compiaifant que jufqu'ici, vous trouverez<br />

toujours bien le moyen de me remettre une<br />

Lettre. Même pour la derniere, fans Ie malheur<br />

qui a voulu que vous vous retourniez<br />

tout de fuite dans un certain moment, nous<br />

aurions eu bien aifé. Je fens bien que vous<br />

ne pouvez pas, comme moi, ne fonger<br />

qu'a 9a; mais j'aime mieux avoir plus de<br />

patience , & ne pas tant rifquer. Je fuis<br />

füre que M. Danceny diroit comme moi:<br />

car toutes <strong>les</strong> fois qu'il vouloit quelque<br />

chofe qui me faifoit trop de peine, il confentoic<br />

toujours que cela ne fut pas,,


Les Liaifons dangereufes. 3<br />

Je vous remettrai, Monfieur, en mêmetemps<br />

que cette Lettre , la vötre , celle<br />

de M. Danceny & votre clef. Je n'en fuis<br />

pas moins reconnoiflante de touces vos bontés,<br />

& je vous prie bien de me <strong>les</strong> continuer.<br />

II eft bien vrai que je fuis bien malheureufe<br />

, & que fans vous je le ferois encore<br />

bien davantage : mais , après tout,<br />

c'eft ma mere; il faut bien prendre patience.<br />

Et pourvu que M. Danceny m'aime<br />

toujours, & que vous ne m'abandonniez<br />

pas , il viendra peut - être un temps plus<br />

heureux.<br />

J'ai 1'honneur d'être , Monfieur, avec<br />

bien de Ia reconnoiflance, votre très-humble<br />

& très-obéiftante fervante.<br />

De... ce 26 Septembre 1?...<br />

L E T T R E LXXXIX.<br />

Lt Vicomte DE VALMONT au Chevalier<br />

DANCENY.<br />

S 1 vos affaires ne vont pas toujours aufll<br />

vïte que vous Je voudriez, mon ami, ce<br />

n'eft pas tout-a-fait a moi qu'il faut vous<br />

en prendre. J'ai ici plus d'un obftacle k<br />

vaiHcre. La vigilance & Ia févérité de Ma-<br />

A ij


A Les Lialfons (langereufes.<br />

dame de Volanges ne font pas <strong>les</strong> feuls i<br />

votre jeune amie m'en oppofe auffï quelques-uns.<br />

Soit froideur, ou timidicé, elle<br />

ne fait pas toujours ce que je lui confeille;<br />

& je crois cependant favoir mieux qu'elle<br />

ce qu'il faut faire.<br />

J'avois trouvé un moyen fimple, commode<br />

& für, de lui remettre vos Lettres,<br />

& même de faciliter, par la fuite, <strong>les</strong> entrevues<br />

que vous delirez : mais je n'ai pu<br />

la décider a s'en fervir. J'en fuis d'autanc<br />

plus affligé, que je n'en vois pas d'amre<br />

pour vous rapprocher d'elle; & que même<br />

pour votre correfpondance , je crains fans<br />

cefie de nous compromettre tous trois. Or,<br />

vous jugez que je ne veux ni courir ce rifque-la<br />

, ni vous y expofer 1'un & 1'autre.<br />

- Je ferois pourtant vraiment peiné que le<br />

peu de confiance de votre petite amie ,<br />

m'empêchat de vous être utile; peut-être<br />

feriez-vous bien de lui en écrire. Voyez<br />

ce que vous voulez faire, c'eft a vous feul<br />

a décider; car ce n'eft pas aflez de fervir<br />

fes amis, il faut encore <strong>les</strong> fervir a leur<br />

maniere. Ce pourroit être aufïï une facon<br />

de plus, de vous aflurer de fes fentiments<br />

pour vous ; car la femme qui garde uné<br />

volonté a elle, n'aime pas aucant qu'elle<br />

le dit.<br />

Ce n'eft pas que je foupconne votre Maitrellè<br />

d'inconftance : mais elle eft bien jeu-


Les Liaifons dangereufes. §<br />

ne ; elle a grand'peur de fa Maman, qui,<br />

comme vous le favez, ne cherche qu'k<br />

vous nuire; & peut-être feroit-il dangereux<br />

de refter trop long-temps fans 1'occuper<br />

de vous. N'allez pas cependanc vous<br />

inquiécer a un certain poinc, de ce "que je<br />

vous dis la. Je n'ai dans le fond nulle raifon<br />

de méfiance; c'eft uniquemenc la follicitude<br />

de 1'amicié.<br />

Je ne vous écris pas plus longuement,<br />

paree que j'ai bien auflï quelques affaires<br />

pour mon compce. Je ne fuis pas auffï avancé<br />

que vous : mais j'airae autant, & cela<br />

confole; & quand je ne réuffirois pas pour<br />

moi, fi je parviens a vous être udle, je<br />

trouverai que j'ai bien employé mon temps.<br />

Adieu, mon ami.<br />

Au chdteau de...^ce iSSeptembre if..;<br />

L E T T R E X C.<br />

La Préfidente DETOURVELÖ« Vkomtt<br />

DE VALMONT.<br />

J"E defire beaucoup , Monfieur, que cette<br />

Lettre ne vous faffè aucune peine ; ou, fi<br />

elle doit vous en caufer, qu'au moins elle<br />

puiffè être adoucie par celle que j'éprouve<br />

A iii


6 Les Liaifons dangereufes.<br />

en vous 1'écrivanc. Vous devez me connoïtre<br />

affèz a préfent, pour être bien für que<br />

ma volonté n'eft pas de vous afïïiger; mais<br />

vous , fans doute , vous ne voudriez pas<br />

non plus me plonger dans un défefpoir éternel.<br />

Je vous conjure donc, au nom de 1'amitié<br />

tendre que je vous ai promife, au<br />

nom même des fentiments peut-être plus<br />

vifs, mais a coup für pas plus finceres,que<br />

vous avez pour moi, ne nous voyons plus;<br />

partez; & jufques-la, fuyons fur-tout ces<br />

entretiens dangereux, oü, par une inconcevable<br />

puiffance<br />

%<br />

fans jamais parvenir a<br />

vousdire ce que je veux, je paffe mon temps<br />

a écouter ce que je ne devrois pas entendre.<br />

Hier encore, quand vous vïntes me joindre<br />

dans le pare, j'avois bien pour unique<br />

objet de vous dire ce que je vous écris aujourd'hui;<br />

& cependant qu'ai-je fait ? que<br />

m'occuper de votre amour;.... de votre<br />

amour, auquel jamais je ne dois répondre 2<br />

Ah! de grace, éloignez-vous de moi.<br />

Ne craignez pas que mon abfence altere<br />

jamais mes fentiments pour vous : comment<br />

parviendrois-je a <strong>les</strong> vaincre, quand<br />

je n'ai plus le courage de <strong>les</strong> combattre?<br />

Vous le voyez, je vous dis tout; je crains<br />

moins d'avouer ma foiblelTe que d'y fuccomber<br />

: mais eet empire que j'ai perdu<br />

fur mes fentiments, je le conferverai fur<br />

mes attions \ oui, je le conferverai, j'y


Les Liaifons dangereufes. ?<br />

fuis réfolue; füt-ce aux dépens de ma vie.<br />

Hélas! le temps n'eft pas loin oü je me<br />

croyois bien füre de n'avoir jamais de pareils<br />

combats a foutenir. Je m'en félicitois ;<br />

je m'en glorifiois peut-être trop. Le Ciel<br />

a puni, cruellemenc puni eet orgueil: mais<br />

plein de miféricorde au moment même qu'il<br />

nous frappe, il m'avertit encore avant ma<br />

chute; & je ferois doublement coupable,<br />

fi je continuois a manquer de prudence ,<br />

déja prévenue que je n'ai plus de force.<br />

Vous m'avez dit cent fois que vous ne<br />

voudriez pas d'un bonheur acheté par mes<br />

larmes. Ah! ne parions plus de bonheur,<br />

mais laifiez-moi reprendre quelque tranquillité.<br />

En accordant ma demande, quels nouveaux<br />

droits n'acquerrez-vous pas fur mon<br />

coeur ? & ceux-la, fondés fur la vertu, je<br />

n'aurai point a m'en défendre. Combien je<br />

me plairai dans ma reconnoiflance! Je vous<br />

devrai la douceur de goucer fans remords<br />

un fentiment délicieux. A préfent, au contraire<br />

, eftrayée de mes fentiments, de mes<br />

penfées, je crains également de m'occuper<br />

de vous Sc de moi; votre idéé même m'épouvante<br />

: quand je ne peux la fuir, je<br />

la combats; je ne 1'éloigne pas, mais je<br />

la repouffè.<br />

Ne vaut-il pas mieux pour tous deux faire<br />

ceiTer eet état de trouble & d'anxiété? O<br />

A iv


8 Les Liaifons dangereufes.<br />

vous, dont Pame toujours fenfible, même<br />

au milieu de fes erreurs, eft reftée amie de<br />

Ja vertu, vous aurez égard a ma ficuation<br />

douloureufe, vous ne rejetterez pas ma priexe!<br />

Un intérêt plus doux, mais non moins<br />

lendre, fuccédera a ces agitations violentes:<br />

alors, refpirant par vos bienfaits, je chérirai<br />

mon exiftence, & je dirai dans la joie<br />

de mon coeur : ce calme que je reiïèns, je<br />

le dois a mon ami.<br />

En vous foumettant a quelques privations<br />

légeres, que je ne vous impofe point, mais<br />

que je vous demande, croirez-vous donc<br />

acheter trop cher la fin de mes tourments?<br />

Ah! fi, pour vous rendre heureux, il ne<br />

falloit que confentir a être malheureufe ,<br />

vous pouvez m'en croire, je n'héfiterois<br />

pas un moment.... Mais devenir coupable!...<br />

non, mon ami, non, plutöt mourir<br />

mille fois.<br />

Déja aflaillie par la honte, a la veille des<br />

remords, je redoute & <strong>les</strong> autres & moimême;<br />

je rougis dans le cercle, & frémis<br />

dans la folitude; je n'ai plus qu'une vie de<br />

douleurs; je n'aurai de tranquillité que par<br />

votre confentement. Mes réfolutions <strong>les</strong><br />

plus louab<strong>les</strong> ne fuffifent pas pour me raffurer;<br />

j'ai formé celle-ci dès hier, & cependant<br />

j'ai pafle cette nuit dans <strong>les</strong> larmes.<br />

Voyez votre amie , celle que vous aimez,<br />

confufe & fuppliante, vous demander


Les Liaifons dangereufes. 9<br />

le repos & 1'innocence. Ah, Dieu ! fans<br />

vous, eüt-elle jamais été réduite a cecte humiliante<br />

demande ? Je ne vous reproche<br />

rien; je fens trop par moi-même combien<br />

il eft difficile de réfifter a un fentiment impérieux.<br />

Une plainte n'eft pas un murmure.<br />

Faites par générofité ce que je fais par devoir;<br />

& a tous <strong>les</strong> fentiments que vous m'avez<br />

infpirés, jejoindrai celui d'uneéternelle<br />

reconnoiflance. Adieu, adieu, Monfieur.<br />

De... ce 27 Septembre 17...<br />

L E T T R E XCI.<br />

Préfi-<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la<br />

dente DE TOURVEL.<br />

OJ ONSTERNÉ par votreLettre,j'ignore<br />

encore, Madame, comment je pourrai y<br />

répondre. Sans doute s'il faut choifir entre<br />

votre malheur & le mien, c'eft a moi h me<br />

facrifier, & je ne balance pas : mais de fi<br />

grands intéréts méritent bien, ce me femble,<br />

d'être avant tout difcutés & éclairés;<br />

& comment y parvenir, fi nous ne devons<br />

plus nous parler ni nous voir.<br />

Quoi! tandis que <strong>les</strong> fentiments <strong>les</strong> plus<br />

doux nous unillent, une vaine terreur fuf-<br />

A v


io Les Liaifons dangereufes.<br />

fira pour nous féparer, peut-être fans retour<br />

! En vain 1'amitié tendre , 1'ardenc<br />

amour, réclameront leursdroits; leurs voix<br />

ne feront point entendues : & pourquoi?<br />

quel eft donc ce danger preflant qui vous<br />

menace ? Ah! croyez-moi, de pareil<strong>les</strong> craintes,<br />

& fi légérement congues, font déja,<br />

ce me femble, d'aiïèz puiffants motifs de<br />

fécurité.<br />

Permettez-moi de vous le dire, je retrouve<br />

ici la tracé des impreffions défavorab<strong>les</strong><br />

qu'on vous a données fur moi. On<br />

ne tremble point auprès de 1'homme qu'on<br />

eftime; on n'éloigne pas , fur-tout celui<br />

qu'on a jugédigne de quelque amitié:c'eft<br />

1'homme dangereux qu'on redoute & qu'on<br />

fuir.<br />

Cependant, qui fut jamais plus refpectueux<br />

& plus foumis que moi? Déja , vous<br />

le voyez , je m'obferve dans mon langage;<br />

je ne me permets plus ces noms fi doux,<br />

fi chers a mon cceur, & qu'il ne ceffè de<br />

vous donner en fecret. Ce n'eft plus 1'amant<br />

fidele & malheureux , recevant <strong>les</strong><br />

confeils & <strong>les</strong> confolations d'une amie tendre<br />

& fenfible, c'eft 1'accufé devant fon<br />

juge, 1'efclave devant fon maitre. Ces nouveaux<br />

titres impofent fans doute de nouveaux<br />

devoirs; je m'engage a <strong>les</strong> remplir<br />

tous. Ecoutez-moi, & fi vous me condammz<br />

.) j'y foufcris, & je pars. Je promets


Les Liaifons dangereufes. n<br />

davantage; préférez-vous ce defpotifine qui<br />

juge fans entendre? vous fentez-vous le<br />

courage d'être injufte? ordonnez & j'obéis<br />

encore.<br />

Mais ce jugetnent, ou eet ordre, que<br />

je Tentende de votre bouche. Et pourquoi?<br />

m'allez-vous dire a votre tour. Ah! que<br />

fi vous faites cette quefiion, vous connoiffez<br />

peu 1'amour & mon coeur! N'eft-ce donc<br />

rien que de vous voir encore une fois ? Eh!<br />

quand vous porterez le défefpoir dans mon<br />

ame, peut-être un regard confolateur 1'empêchera<br />

d'y fuccomber. Enfin, s'il me fauc<br />

renoncer h 1'amour, a 1'amidé, pour qui<br />

feuls j'exifte, au moins vous verrez votre<br />

ouvrage, & votre pitié me reftera : cette<br />

faveur légere, quand même je ne la mériterois<br />

pas, je me foumets, ce me femble,<br />

a la payer aflèz cher, pour efpérer<br />

de 1'obtenir.<br />

Quoi! vous allez m'éloigner de vous !<br />

Vous cönfentez donc a ce que nous devenions<br />

étrangers 1'un a 1'autre! que dis-je?<br />

vous le defirez; & tandis que vous m'afiiirez<br />

que mon abfence n'altérera point vos fentiments,<br />

vous ne preflez mon départ que<br />

pour travailler plus facilement a <strong>les</strong> détruire.<br />

Déja , vous me parlez de <strong>les</strong> remplacer<br />

par de la reconnoifiance. Ainfi le fentiment<br />

qu'obtiendroit de vous un inconnu<br />

pour le plus léger fervice, votre ennemi<br />

A vj


it Les Liaifons dangereufes.<br />

même en ceffanc de vous nuire, voila ce<br />

que vous m'offrcz ! & vous voulezquemon<br />

coeur s'en contente ! Interrogez le vö:re :<br />

fi votre amant, fi votre ami, venoiem un<br />

jour vous parler de leur reconnoifiance ,<br />

ne leur diriez-vous pas avec indignation :<br />

Retirez-vous, vous êces des ingrats?<br />

Je m'arrête & réclame votre indulgence.<br />

Pardonnez 1'expreffion d'une douleur<br />

que vous faites naicre; elle ne nuira point<br />

a ma foumiffion parfaice. Mais je vous en<br />

conjure a mon tour, au nom de ces fentiments<br />

fi doux, que vous-même vous réclamez,<br />

ne refufez pas de m'entendre; &<br />

par pitié du moins pour le trouble mortel<br />

oü vous m'avez plongé, n'en éloignez pas<br />

le moment. Adieu, Madame.<br />

De... ce 27 Septembre 17**, au foir.<br />

L E T T R E<br />

.XCII.<br />

Le Chevalier DANCENY au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

O MON ami! votre Lettre m'a glacé<br />

d'efiroi.Cécile.... O Dieu ! eft-il poflible?<br />

Cécile ne m'aime plus. Oui, je vois cette<br />

affreufe véricé a travers le voile donc votre


Les Liaifons dangereufes. 13<br />

amitié 1'encoure. Vousavez voulu me préparer<br />

a recevoir ce coup mortel; je vous remercie<br />

de vos foins, mais peuc-on en impofera<br />

1'amour? II court au-devant de ce qui 1'intéreflè;<br />

il n'apprend pas fon fort, il le devine.<br />

Je ne douce plus du mien : parlezmoi<br />

fans décour, vous le pouvez , & je<br />

vous en prie. Mandez-moi tout; ce qui a<br />

fait naitre vos foupgons, ce qui <strong>les</strong> a confirmés.<br />

Les moindres détails font précieux.<br />

TMiez, fur-tout, de vous rappeller fes paro<strong>les</strong>.<br />

Un mot pour 1'autre peut changer<br />

toute une phrafe, le même a quelquefois<br />

deux fens... Vous pouvez être trompé :<br />

hélas! je cherche a me flatter encore. Que<br />

vous a-t-elle die? me fait-elle quelque reproche<br />

? au moins ne fe défend-elle pas de<br />

fes torts ? j'aurois dü prévoir ce changement<br />

, par <strong>les</strong> difficultés que, depuis un<br />

temps, elle trouve a tout. L'amour ne<br />

connoic pas tant d'obftac<strong>les</strong>.<br />

Quel parti dois-je prendre ? que me<br />

confeillez-vous ? Si je tentois de la voir?<br />

cela eft-il donc impoflible? L'abfence eft<br />

fi cruelle, fi funefte.... & elle a reful'é un<br />

moyen de me voir! Vous ne me dites pas<br />

quel il étoic; s'il y avoit en efFet trop de<br />

danger,elle fait biVn que je ne veux pas qu'elle<br />

fe rifqüe trop. Mais auflï je connois votre<br />

prudecce, &, pour mon malheur, je ne<br />

peux pas ne pas y croire.


14 Les Liaifons dangereufes.<br />

Que vais-je faire a préfent ? comment<br />

lui écrire ? fi je lui laiffë voir mes foup-<br />

^ons, ils la chagrineronc peut-être; & s'ils<br />

font injuftes, me pardonnerois-je de I'avoir<br />

affligée ? Si je <strong>les</strong> lui cache, c'efi; la<br />

tromper, & je ne fais point diflimuler avec<br />

elle.<br />

Oh! fi elle pouvoit favoir ce que je fouffre<br />

, ma peine la toucheroit. Je la connois<br />

fenfible; elle a le cceur excellent, & j'ai<br />

mille preuves de fon amour. Trop de timidité<br />

, quelqu'embarras , elle eft fi jeune!<br />

& fa mere la traite avec tant de févérité!<br />

Je vais lui écrire; je me contiendrai; je lui<br />

demanderai feulement de s'en remettre entiérement<br />

a vous. Quand même elle refuferoit<br />

encore, elle ne pourra pas au moins<br />

fe facher de ma priere; & peut-être elle<br />

' confentira.<br />

Vous, mon ami, je vous fait mille excufes,<br />

& pour elle & pour moi. Je vous<br />

aflure qu'elle fenc le prix de vos foins,<br />

qu'elle en eft reconnoiffante. Ce n'eft pas<br />

méfiance, c'eft timidité. Ayez de 1'indulgence;<br />

c'eft le plus beau caraclere de 1'amitié.<br />

La votre m'eft bien précieufe , &<br />

je ne fais comment reconnoitre tout ce que<br />

vous fakes pour moi. Adieu, je vais écrire<br />

tout de fuite.<br />

Je fens toutes mes craintes revenir; qui<br />

m'eüt die que jamais il m'en coüteroit de


Les Liaifons dangereufes.. 15<br />

lui écrire! Hélas, hier encore, c'étoic mon<br />

plaifir le plus doux.<br />

Adieu , mon ami; conrinuez-moi vos<br />

foins, & plaignez-moi beaucoup.<br />

Paris, ce 27 Septembre 17...<br />

L E T T R E XCIIL<br />

Le Chevalier DANCENY a CECILE<br />

VOLANGES.<br />

( Joint'e a laprècidente").<br />

«J E ne puis vous diflimuler combien j'ai<br />

été affligé en apprenanc de Valmonc le peu<br />

de confiance que vous continuez a avoir en<br />

lui. Vous n'ignorez pas qu'il eft mon ami,<br />

qu'il eft la feule perfonne qui puifle nous<br />

rapprocher 1'un de 1'autre : j'avois cru que<br />

ces ticres feroient fuffifants auprès de vous:<br />

je vois avec peine que je me fuis trompé.<br />

Puis-je efpérer qu'au moins vous m'inftruirez<br />

de vos raifons ? Ne trouverez vous pas<br />

encore quelques diffkultés qui vous enempêcheronc?<br />

Je ne puis cependanc deviner,<br />

fans vous, le myftere de cette conduite. Je<br />

n'ofe (bupconner votre amour, fans doute<br />

aufli vous n'oferiez trahir le mien. Ah! Cécile!...


16" Les Liaifons dangereufes.<br />

II eft donc vrai que vous avez refufé un<br />

moyen de me voir? un moyen/ïmple, commode<br />

& für Et c'eft ainfi que vous<br />

m'aimez ! Une fi courte abfence a bien<br />

changé vos fentiments. Mais pourquoi me<br />

tromper? pourquoi me dire que vous m'aimez<br />

toujours, que vous m'aimez davantage<br />

? Votre Maman , en détruifant votre<br />

amour, a-t-elle auffi détruit votre candeur?<br />

Si au moins elle vousa laiffe quelquepitié,<br />

vous n'apprendrez pas fans peine <strong>les</strong> tourments<br />

afFreux que vous me eau fez. Ah! je<br />

foufFrirois moins pour mourir.<br />

Dites-moi donc, votre cceur m'eft-il fermé<br />

fans retour? m'avez-vous entiéremenc<br />

oublié ? Grace a vos refus, je ne fais, ni<br />

quand vous entendrez mes plaintes, ni quand<br />

vousy répondrez. L'amitié de Valmont avoit<br />

afiuré notre correfpondance : mais vous,<br />

vous n'avez pas voulu, vous la trouviez<br />

pénible, vous avez préféré qu'elle fut rare.<br />

Non, jenecroiraiplus a 1'amour, a labonne<br />

foi. Eh! qui peut-on croire, fi Cécile m'a<br />

trompé?<br />

Répondez-moi donc? eft-il vrai que vous<br />

ne m'aimez plus? Non, cela n'eft paspoffible;<br />

vous vous faites illufion; vous calomniez<br />

votre coeur. Une crainte paiïagere, un<br />

(i) Danceny ne fait pas ^uel étoit ce moyen;<br />

il répew feulement 1'exprelTion d.> Yalmoat.


Les Liaifons dangereufes. \~><br />

moment de découragement, mais que 1'amour<br />

a bientöt fait difparoïtre, n'eft-il pas<br />

vrai, ma Cécile, ah! fans douce, & j'ai tort<br />

de vous accufer. Que je ferois heureux d'avoir<br />

tort! que j'aimerois a vous faire de<br />

tendres excufes, a réparer ce moment d'injuftice<br />

par une éternité d'amour!<br />

Cécile, Cécile, ayez pitiéde moüConfentez<br />

a me voir; prenez-en tous <strong>les</strong> moyens!<br />

Voyez ce que produit 1'abfence! des craintes,<br />

des foupcons, peut-être de lafroideur!<br />

un feul regard, un feul mot, & nousferons<br />

heureux. Mais quoi!- puis-je encore parler<br />

de bonheur ? peut-être eft-il perdu pour<br />

moi, perdu pour jamais. Tourmenté par la<br />

crainte, cruellement preffe entre <strong>les</strong> foupgons<br />

injuftes & la vérité plus cruelle, je<br />

ne puis m'arrêter h aucune penfée; je ne<br />

conferve d'exiftence que pour fouftrir &<br />

vous aimer. Ah Cécile! vous feule avez Ie<br />

droit de me larendre chere; & j'attends du<br />

premier mot que vous prononcerez, Ie retour<br />

du bonheur ou la certitude d'un défefpoir<br />

éternel.<br />

Paris, ce 0.7 Septembre 17...


i3<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E<br />

XCIV.<br />

CÉCILE VOLANGES au Chevalier<br />

D A N c E N v.<br />

JE ne concois rien a votre Lettre, finon<br />

la peine qu'elle me caufe. Qu'eft-ce que<br />

M. de Valmonc vous a donc mandé, &<br />

qu'eft-ce qui a pu vous faire croire que<br />

je ne vous aimois plus? Cela feroit peutêtre<br />

bien heureux pour moi, car fürement<br />

jen ferois moins tourmentée; & il eft bien<br />

dur, quand je vous aime comme je fais,<br />

de voir que vous croyez toujours que j'ai<br />

tort, & qu'au-lieu de me confoler, ce foit<br />

de vous que me viennent toujours <strong>les</strong> peines<br />

qui me font le plus de chagrin. Vous<br />

croyez que je vous trompe, & que je vous<br />

dis ce qui n'eft pas! vous avez-la une jolie<br />

idéé de moi! Mais quand je ferois menteufe<br />

comme vous me Ie reprochez, quel<br />

intérêt y aurois-je ? Aflurément, fi je ne<br />

vous aimois plus, je n'aurois qu'a le dire,<br />

& tout le monde m'en loueroit: mais, par<br />

malheur, c'eft plus fort que moi; & il faut<br />

que ce foit pour quelqu'un qui ne m'en a<br />

pas d'obligation du tout!<br />

Qu'eft-ce que j'ai donc fait, pour vous


Les Liaifons dangereufes. jo.<br />

tanc facher? Je n'ai pas ofé prendre une<br />

clef, paree que je craignois que Maman<br />

ne s'en appereüt, & que cela ne me caufat<br />

encore du chagrin, & a vous aufli a<br />

caufe de moi; & puis encore, paree qu'il<br />

me femble que c'eft mal fait. Mais ce n'étoit<br />

que M. de Valmonc qui m'en avoic<br />

parlé; je ne pouvois pas favoir fi vous le<br />

vouliez ou non, puifque vous n'en faviez<br />

rien. A préfent que je fais que vous le defirez,<br />

eft-ce que je refufe de la prendre,<br />

cecte clef? je la prendrai dès demain; &<br />

puis nous verrons ce que vous aurez encore<br />

k dire.<br />

M. de Valmont a beau être votre ami;<br />

je crois que je vous aime bien autant qu'il<br />

peut vous aimer, pour le moins; & cependant<br />

c'eft toujours lui qui a raifon, & moi<br />

j'ai toujours rort. Je vous allure que je fuis<br />

bien fachée. Ca vous eft bien égal, paree<br />

que vous favez que je m'appaife tout de<br />

fuite : mais a préfent que j'aurai la clef,<br />

je pourrai vous voir quand je voudrai; &<br />

vous allure que je ne voudrai pas, quand<br />

vous agirez comme 9a. J'aime mieux avoir<br />

du chagrin qui me vienne de moi, que s'il<br />

me venoit de vous : voyez ce que vous<br />

voulez faire.<br />

Si vous vouliez , nous nous aimerions<br />

tant! & au moins n'aurions-nous de peines<br />

que cel<strong>les</strong> qu'on nous fait! Je vous


£o Les Liaifons dangereufes.<br />

aflbre bien que fi j'ét'ois maitreflè , vous<br />

n'auriez jamais a vous plaindre de moi :<br />

mais fi vous ne me croyez pas, nous ferons<br />

toujours bien malheureux, & ce ne fera<br />

pas ma faute. J'efpere que bientöt nous<br />

pourrons nous voir, & qu'alors nous n'aurons<br />

plus d'occafions de nous chagriner comme<br />

a préfenr.<br />

Si j'avois pu prévoir ca , j'aurois pris<br />

cette clef tout de fuite : mais en vérité,<br />

je croyois bien faire. Ne m'en voulez donc<br />

pas, je vous en prie. Ne foyez plus trifte,<br />

& aimez-moi toujours autant que je vous<br />

aime : alors je ferai bien contente. Adieu,<br />

mon cher ami.<br />

Du chdteau de...cez% Septembre 17...<br />

L E T T R E X C V .<br />

CÉCILE VOLANGES auVicomte DE<br />

VA LM O NT.<br />

JE vous prie, Monfieur, de vouloir bien<br />

avoir la bonté de me remettre cette clef<br />

que vous m'aviez donnée pour mettre a la<br />

place de 1'autre; puifque tout le monde le<br />

veut, il faut bien que j'y confente aufli.<br />

Je ne fais pas pourquoi vous avez mandé


Les Liaifons dangereufes. 21<br />

h M. Danceny que je ne 1'aimois plus : je<br />

ne crois vous avoir jamais donné lieu de le<br />

penfer; & cela lui a fait bien de la peine,<br />

& a moi aufli. Je fais bien que vous êtes<br />

fon ami; mais ce n'eft pas une raifon pour<br />

le chagriner, ni moi non plus. Vous me<br />

feriez bien plaifir de lui mander le contraire,<br />

Ia première fois que vous lui écrirez,<br />

& que vous en êtes für : car c'eft en vous<br />

qu'il a le plus de confiance, & moi, quand<br />

j'ai dit une chofe & qu'on ne la croit pas,<br />

je ne fais plus comment faire.<br />

Pour ce qui eft de la clef, vous pouvez<br />

être tranquille; j'ai bien retenu tout ce que<br />

vous me recommandiez dans votre Lettre.<br />

Cependant, fi vous 1'avez encore, & que<br />

vous vouliez me Ia donner en même-temps,<br />

je vous promets que j'y ferai bien attention.<br />

Si ce pouvoit être demain en allant diner,<br />

je vous donnerois 1'autre clef après demain<br />

a déjeuner, & vous me Ia remettriez de Ia<br />

même facon que la première. Je voudrois<br />

bien que cela ne füt pas plus long, paree<br />

qu'il y auroit moins de temps a rifquer que<br />

Maman ne s'en appereüt.<br />

Et puis, quand une fois vous aurez cette<br />

clef-la, vous aurez bien la bonté de vous<br />

en fervir aufli pour prendre mes Lettres-;<br />

& comme cela, M. Danceny aura plus fouvent<br />

de mes nouvel<strong>les</strong>. II eft vrai que ce<br />

fera bien plus commode qu'a préfent; mais


aa Les Liaifons dangereufes.<br />

c'eft que d'abord, cela m'a fait trop peur;<br />

je vous prie de m'excufer, & j'efpere que<br />

vous n'en continuerez pas moins d'être aufli<br />

complaifant que par le paffë. J'en ferai aufli<br />

toujours bien reconnoiflante.<br />

J'ai 1'honneur d'être, Monfieur, votre<br />

très-humble & très-obéifiante fervante.<br />

De...ce 28 Septembre 17...<br />

L E T T R E XC VI.<br />

Du Ficomte DE VALMONT itó Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

JE parie bien que, depuis votre aventure,<br />

vous attendez chaque jour mes compliments<br />

& mes éloges; je ne doute même pas que<br />

vous n'ayiez pris un peu d'humeur de mon<br />

long filence : mais que voulez-vous? j'ai<br />

toujours penfé que quand il n'y avoit plus<br />

que des louanges a donner a une femme,<br />

on pouvoit s'en repofer fur elle, & s'occuper<br />

d'autre chofe. Cependant je vous<br />

remercie pour mon compte, & vous félicite<br />

pour le vötre. Je veux bien même ,<br />

pour vous rendre parfaitement heureufe,<br />

convenir que, pour cette fois, vous avez<br />

furpaffë mon attente. Après cela, voyons


Les Liaifons dangereufes. 23<br />

fi de mon cöté j'aurai du moins rempli la<br />

votre en partie.<br />

Ce n'eft pas de Madame de Tourvel dont<br />

jeveux vous parler; fa marche trop lente<br />

vous déplait. Vous n'aimez que <strong>les</strong> affaires<br />

faites. Les fcenes filées vous ennuyent; &<br />

moi, jamais je n'avois goüté le plaifir que<br />

j'éprouve dans ces lenteurs prétendues.<br />

Oui, j'aime a voir, a confidérer cette<br />

femme prudente, engagée, fans s'en être<br />

appercue, dans un fentier qui ne permec<br />

plus de retour, & dont la pente rapide<br />

& dangereufe 1'entraine malgré elle, &<br />

la force a me fuivre. La, effrayée du péril<br />

qu'elle court, elle voudroit s'arrêter & ne<br />

peut fe retenir. Ses foins & fon adreflè peuvent<br />

bien rendre fes pas moins grands; mais<br />

il faut qu'ils fe fuccedent. Quelquefois ,<br />

n'ofant fixer le danger, elle ferme <strong>les</strong> yeux,<br />

& fe laiffant aller, s'abandonne a mes foins.<br />

Plus fouvent, une nouvelle crainte ranime<br />

fes efförts: dans fon effroi mortel, elle veut<br />

tenter encore de retourner en-arriere; elle<br />

épuife fes forces pour gravir péniblement<br />

un court efpace; & bientöt un magique<br />

pouvoir la replace plus prés de ce danger,<br />

que vainement elle avoit voulu fuir. Alors<br />

n'ayant plus que moi pour guide & pour<br />

appui, fans fonger a me reprocher davantage<br />

une chute inévitable, elle m'implore<br />

pour la retarder. Les ferventes prieres, <strong>les</strong>


«4 Les Liaifons dangereufes.<br />

humb<strong>les</strong> fupplications, tout ce que <strong>les</strong> mortels,<br />

dans leur crainte, offrent h la Divinité,<br />

c'eft moi qui le recois d'elle; & vous<br />

voulez que, fourd a fes voeux, & détruifant<br />

moi-même le culte qu'elle me rend, j'employe<br />

a la précipiter, la puiffance qu'elle<br />

invoque pour la 'foutenir! Ah! laiffèz-moi<br />

du moins le cerops d'obferver ces touchants<br />

combats entre 1'amour & la vertu.<br />

Eh quoi! ce même fpeéiacle qui vous fait<br />

courir au Théatre avec empreflèment, que<br />

vous y applaudiiïèz avec fureur, le croyezvous<br />

moins attachanc dans la réalité? Ces<br />

fentiments d'une ame pure & tendre, qui<br />

redoute le bonheur qu'elle defire, & ne<br />

ceflê pas de fe défendre même alors qu'elle<br />

ceffe de réfifter, vous <strong>les</strong> écoutez avec enthoufiafme<br />

: ne feroient-ils fans prix que<br />

pour celui qui <strong>les</strong> fait naitre? Voila pourtant,<br />

voila <strong>les</strong> délicieufes jouiffances que<br />

cette femme célefte m'offre chaque jour;<br />

& vous me reprochez d'en favourer <strong>les</strong><br />

douceurs! Ah! le temps ne viendra que<br />

trop tot, oü, dégradée par fa chüte, elle<br />

ne fera plus pour moi qu'une femme ordinaire.<br />

Mais j'oublie, en vous parlant d'elle, que<br />

je ne voulois pas vous en parler. Je ne fais<br />

quelle puiffance m'y attaché, m'y ramene<br />

fans ceffè, même alors que je 1'outrage.<br />

Ecarcons fa dangereufe idéé; que ie redevienne


Les Liaifons dangereufes. 25<br />

vienne moi-même pour traiter un fujet plus<br />

gai. II s'agit de votre pupille, a préfent devenue<br />

la mienne, & j efpere qu'ici vous allez<br />

me reconnoitre.<br />

Depuis quelques jours, mieux traité par<br />

ma tendre dévote, & par conféquent moins<br />

occupé d'elle, j'avois remarqué que la petite<br />

Volanges étoit en effet fort jolie; &<br />

que , s'il y avoit de la fottife a en être<br />

amoureux comme Danceny, peut-être n'y<br />

en avoit-il pas moins de ma part, a ne pas<br />

chercher auprès d'elle une diflxadtion que<br />

ma folitude me rendroit néeeffaire. II me<br />

parut jufte aufli de me payer des foins que<br />

je me donnois pour elle : je me rappellois<br />

en outre que vous me 1'aviez offerte,<br />

avant que Danceny eüt rien a y prétendre;<br />

& je me trouvois fondé a réclamer<br />

quelques droits, fur un bien qu'il ne poffèdoit<br />

qu'a mon refus & par mon abandon.<br />

La jolie mine de la petite perfonne, fa bouche<br />

fi fraiche, fon air enfantin, fa gaucherie<br />

même, fortifioient ces fages réflexions;<br />

je réfolus d'agir en conféquence, & le fuccès<br />

a couronné 1'entreprife.<br />

Déja vous cherchez par quel moyen j'ai<br />

fupplanté fi-töt 1'amant chéri, quelle féduction<br />

convient a eet age, a cette inexpérience.<br />

Epargnez - vous tant de peine, je<br />

n'en ai employé aucune. Tandis que maniant<br />

avec adreflè <strong>les</strong> armes de votre fexe,<br />

Partie III.<br />

B


26 Les Liaifons dangereufes.<br />

vous triomphiez par la finefle; moi, rendanc<br />

a 1'homme fes droits iroprefcriptib<strong>les</strong>,<br />

je fubjuguois par 1'autorké. Sur de^faifir<br />

ma proie fi je pouvois lajoindre, je n'avois<br />

befoin de rufe que pour m'en approcher,<br />

& même celle donc je me fuis fervi ne mérite<br />

prefque pas ce nom.<br />

Je profirai de la première Lettre que<br />

je recus de Danceny pour fa Belle ; & après<br />

1'en avoir averti par le fignal convenu entre<br />

nous , au-lieu de mettre mon adreiïe<br />

a la lui rendre, je la mis a n'en pas ^reuver<br />

le moyen : cette impatience que je faifois<br />

naitre, je feignois de la partngtr; &<br />

après avoir caufé le mal, j'indiquai le remede.<br />

La jeune perfonne habite une chambre<br />

dont une porte donne fur le corridor ;<br />

mais, comme de raifon, la mere en avoir.<br />

pris la clef. II ne s'agifibit que de s'en<br />

rendre maitre. Rien de plus facile dans<br />

1'exécution; je ne demandois que d'en difpofer<br />

deux heures, & je répondois d'en<br />

avoir une femblable. Alors correfpondance,<br />

entrevues, rendez-vous noéturnes, touc<br />

devenoit commode ék für : cependant, le<br />

croiriez-vous ? L'enfant timide prie peur &<br />

refufa. Un autre s'en feroit défolé; moi je<br />

n'y vis que 1'occation d'un plaifir plus piquant.<br />

J'écrivis a Danceny pour me plaindre<br />

de ce refus, & je fis fi bien, que notre écourdi


Les Liaifons dangereufes. 27<br />

n'eiu de cefle qu'il n'eüt obcenu, exigé même<br />

de fa craintive Maitrefiè, qu'elle accordat<br />

ma demande & fe livrat toute a ma difcrétion.<br />

J'étois bien-aife, je 1'avoue, d'avoirainlï<br />

changé de röle, & que le jeune homme<br />

fit pour moi ce qu'il comptoit que je ferois<br />

pour lui. Cecce idéé doubloic, a mes.<br />

yeux , le prix de 1'avencure : aufli dès<br />

que j'ai eu la précieufe clef, me fuis-je<br />

haté d'en faire ufage, c'étoic Ia nuic derniere.<br />

Après m'être alïuré que tout étoit tranquille<br />

dans Ie Chaceau; armé de ma lanterne<br />

fourde, & dans la toüette que comportoit<br />

1'heure & qu'exigeoit Ia circonftance,<br />

j'ai rendu ma première vifite a votre<br />

pupille. J'avois tout fait préparer( & cela<br />

par elle-même}, pour pouvoir entrer fans<br />

bruit. Elle étoit dans fon premier fommeil,<br />

& dans celui de fon age; de facon que je<br />

fuis arrivé jufqu'a fonlit, fans qu'elle fefoic<br />

réveillée. J'ai d'abord été tenté d'aller plus<br />

avant, & d'eflayer de pafler pour un fonge<br />

: mais craignant 1'effet de la furprife &<br />

le bruit qu'elle entraïne, j'ai préféré d'éveiller<br />

avec précaution la jolie dormeufe, & fuis en<br />

effet parvenu a prévenir le cri que je redoutois.<br />

Après avoir calmé fes premières craintes,<br />

comme je n'écois pas venu la pour caufer,<br />

D ij


«8 Les Liaifons dangereufes.<br />

j'ai rifqué quelques libertés. Sans doute on<br />

ne lui a pas bien appris dans fon Couvent,<br />

a combien de périls divers eft expofée 1*<br />

timide innocence, & tout ce qu'elle a a<br />

garder pour n'être pas furprife : car, portant<br />

toute fon attention, toutes fes forces,<br />

h fe défendre d'un baifer, qui n'étoit qu'une<br />

faulTe attaque, tout le refte étoit lailté fans<br />

défenfe; le moyen de n'en pas profiter! J'ai<br />

donc changé ma marche, & fur-le-champ<br />

j'ai pris pofte. Ici nous avons penfé être<br />

perdus tous deux : la petite fille, toute effarouchée<br />

, a voulu crier de bonne foi;<br />

heureufement fa voix s'eft éteinte dans <strong>les</strong><br />

pleurs. Elle s'étoit jettée aufli au cordon<br />

de fa fonnette; mais mon adrefle a retenu<br />

fon bras a temps.<br />

„ Que voulez-vous faire, lui ai-je dit<br />

„ alors , vous perdre pour toujours? Qu'on<br />

„ vienne, & que m'importe? a qui per-<br />

„ fuaderez-vous que je ne fois pas ici de<br />

„ votre aveu ? Quel autre que vous m'aura<br />

„ fourni le moyen de m'y introduire? &<br />

„ cette clef que je tiens de vous, que je<br />

„ n'ai pu avoir que par vous, vous char-<br />

„ gerez-vous d'en indiquer 1'ufage "? Cette<br />

courte harangue n'a calmé ni la douleur,<br />

ni la colere,- mais elle a amené la foumiffion.<br />

Je ne fais fi j'avois le ton de 1'éloquence;<br />

au moins eft-il vrai que je n'en<br />

avois pas le gefte. Une inain occupée pour


Les Liaifons dangereufes. 29<br />

Ia force, Pautre pourl'ainour, quelOrateur<br />

pourroit précendre a lagrace en pareille fituation?<br />

Si vous vous la peignez bien, vous<br />

conviendrez qu'au moins elle étoit favorable<br />

a Pattaque : mais moi, je n'entends rien<br />

a rien, & comme vous dices, la femme la<br />

plus fimple, une penfionnaire, me mene<br />

comme un enfant.<br />

Celle-ci, tout en fe défolant,*fentok<br />

qu'il falloit prendre un parti, & entrer en<br />

compofition. Les prieres me trouvant inexorable<br />

, il a fallu paffer aux ofFres. Vous<br />

croyez que j'ai vendu biencher ce pofte important<br />

: non, j'ai tout promis pour unbaifer.<br />

II efl vrai que, le baifer pris, je n'ai<br />

pas tenu ma promeffè : mais j'avoisde bonnes<br />

raifons. Etions-nous convenus qu'il feroit<br />

pris ou donné? A force de marchander,<br />

nous fommes tombés d'accord pour<br />

un fecond; & celui-la, il étoit dit qu'il<br />

feroit recu. Alors ayant guidé fes bras timides<br />

autour de mon corps, & la preffant de 1'un<br />

des miens plus amoureufement, le doux<br />

baifer a été recu en effet; mais bien, mais<br />

parfaitement recu : tellement enfin que 1'amour<br />

n'auroit pas pu mieux faire.<br />

Tant de bonne foi méritoit récompenfe;<br />

aufli ai-je aufïï-röt accordé la demande. La<br />

main s'eft retirée; mais je ne fais par quel<br />

hafard je me fuis trouvé moi-même a fa<br />

place. Vous me fuppofez la bien emprelTé,<br />

B iij


30 Les Liaifons dangereufes.<br />

bien acTtif, n'eft-il pas vrai ? point du tout.<br />

J'ai pris goüt aux lenreurs, vous dis-je.<br />

Une fois für d'arriver, pourquoi tant preffer<br />

le voyage?<br />

Sérieufement , j'étois bien-aife d'obferver<br />

une fois la puiffance de 1'occafion, &<br />

je la trouvois ici dénuée de tout fecours<br />

étranger. Elle avoit pourtant a combattre<br />

1'amour ; & 1'amour foutenu par la pudeur<br />

ou la honte, & fortifié fur-tout par 1'humeur<br />

que j'avois donnée, & dont on avoit<br />

beaucoup pris. L'occafion étoit feirle; mais<br />

elle étoit la, toujours offerte, toujours préfente,<br />

& 1'amour étoit abfent.<br />

Pour aflurer mes obfervations, j'avois la<br />

malice de n'employer de force que ce qu'on<br />

en pouvoit combattre. Seulement fi ma charmante<br />

ennemie, abufant de ma facilité, fe<br />

trouvoit prête a m'échapper, je la contenois<br />

par cette même crainte, dont j'avois<br />

déja éprouvé <strong>les</strong> heureux effets. Hé bien,<br />

fans autre foin, la tendre amoureufe, oubliant<br />

fes ferments, a cédé d'abord & fini<br />

par confentir : non pas qu'après ce premier<br />

moment <strong>les</strong> reproches & <strong>les</strong> larmes<br />

ne foient revenus de concert; j'ignore s'ils<br />

étoient vrais ou feints: mais, comme il arrivé<br />

toujours, ils ont ceflè, dès que je me<br />

fuis occupé h y donner lieu de nouveau.<br />

Enfin, de foibleflè en reproche, & de reproche<br />

en foibleffe, nous ne nous fommes


Les Liaifons dangereufes. 31<br />

féparés que fatisfaits 1'un del'autre, & également<br />

d'accord pour le rendez-vous de<br />

ce Ibir.<br />

Je neme fuis retiré chez moi qu'au point<br />

du jour, & j'étois rendu de fatigue & de<br />

fommeil : cependanc j'ai facrifié 1'un & 1'autre<br />

au defir de me trouver ce matin au déjeuner<br />

•, j'aime, de paffion, <strong>les</strong> mines de<br />

lendemain. Vous n'avez pas 1'idée de celleci.<br />

Cétoit un embarras dans le maintien!<br />

une diffkulté dans la marche! desyeux toujours<br />

baiflès, & fi gros, & fi battus! Cette<br />

figure fi ronde s'écoit tant alongées! rien<br />

n'étoit fi plaifaot. Et pour la première fois,<br />

fa mere, allarmée de ce changement extreme,<br />

lui témoignoit un intérêt aflèz tendre!<br />

& la Préfidente aufli, qui s'empreflbit autour<br />

d'elle! Oh! pour ces foins-la, ils ne<br />

font que prêtés; un jour viendra oü on<br />

pourra <strong>les</strong> lui rendre, & ce jour n'elt pas<br />

loin. Adieu, ma belle amie.<br />

DuChdteau de... ce V. Qftobre Ifrïi<br />

B iv


32 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E XC VII.<br />

CÉCILE VOLANGES, ci la Marquife-<br />

DE MEKTEUIL.<br />

.A.H! mon Dieu, Madame, que je fuis<br />

affligée! que je fuis malheureufe! Qui me<br />

confolera dans mes peines? qui me confeillera<br />

dans 1'embarras oü je me trouve?<br />

Ce M. de Valmonc... & Danceny! non,<br />

1'idée de Danceny me met au défefpoir...<br />

Cdmment vous raconcer ? comment vous<br />

dire?... Je ne fais comment faire. Cependant<br />

mon cceur eft plein... II faut que je<br />

parle a quelqu'un, & vous êtes la feule a<br />

qui je puiiïè, a qui j'ofe me confier. Vous<br />

avez tant de bonté pour moi! Mais n'en<br />

ayez pas dans ce moment-ci; je n'en fuis<br />

pas digne : que vous dirai-je? je ne ie<br />

defire point. Tout le monde ici m'a témoigné<br />

de 1'intérêt aujourd'hui...; ils ont<br />

tous augmenté ma peine. Je fentois tant<br />

que je ne le méritois pas! Grondez-moi<br />

au contraire; grondez-moi bien, car je fuis<br />

bien coupable : mais après, fauvcz-moi; fi<br />

vous n'avez pas la bonté de me confeiller,<br />

je mourrai de chagrin.<br />

Apprenez donc.... ma main tremble,


Les Liaifons dangereufes. 35<br />

«omme vous voyez, je ne peux prelque<br />

pas écrire , je me fens le vifage tout en<br />

feu... Ah! c'eft bien le rouge de la honte.<br />

Hé bien, je la fouffrirai; ce fera la première<br />

punicion de ma faute. Oui, je vous<br />

dirai tout.<br />

Vous faurez donc que M. de Valmonc,<br />

qui m'a remis jufqu'ici <strong>les</strong> Lettres de M.<br />

Danceny, a trouvé tout-d'un-coup que<br />

c'étoit trop difficile; il a voulu avoir une<br />

clef de ma chambre. Je puis bien vous alïürer<br />

que je ne voulois pas : mais il a été<br />

en écrire a Danceny, & Danceny 1'a voulu<br />

aufli ; & moi , 9a me fait tant de peine<br />

quand je lui refufe quelque chofe , furtout<br />

depuis mon abfence qui le rend (i<br />

malheureux, que j'ai fini par y confentir. Je<br />

ne prévoyois pas le malheur qui en arriveroit.<br />

Hier, M. de Valmont s'eft fervi de cette<br />

clef pour venir dans ma chambre, comme<br />

j'étois endormie ; je m'y attendois fi peu ,<br />

qu'il m'a fait bien peur en me réveillant:<br />

mais comme il m'a parlé tout de fuke, je<br />

1'ai reconnu, & je n'ai pas crié; & puis 1'idée<br />

m'eft venue d'abord, qu'il venoit peutêtre<br />

m'apporter une Lettre de Danceny.<br />

C'en étoit bien loin. Un petit moment après,<br />

il a voulu m'embrafler; & pendant que je<br />

me défendois, comme c'eft naturel, il a li<br />

bien fait, que je n'aurois pas voulu pour<br />

B v


34 Les Liaifons dangereufes.<br />

toute chofe au monde.... mais lui vouJoie<br />

un baifer auparavant. II a bien fallu; car<br />

comment faire? d'autant que j'avois efTayé<br />

d'appeller; mais outre que je n'ai pas pu ,<br />

il a bien fu me dire que s'il venoit quelqu'un,<br />

il fauroit bien rejetter toute la faute<br />

fur moi; & en effet, c'étoit bien faciie, a<br />

caufe de cette clef. Enfuite il ne s'eft pas<br />

retiré davantage. II en a voulu un fecond;<br />

& celui-la, je ne favois pas ce qui en étoit,<br />

mais il m'a toute troublée; & après, c'étoit<br />

encore pis qu'auparavant. Oh 1 par<br />

exemple, c'eft bien mal 9a. Enfin, après...<br />

vous m'exempterez bien de dire le refte;<br />

mais je fuis malheureufe autant qu'on peut<br />

ï'être.<br />

Ce que je me reproche le plus, & dont<br />

pourtant il faut que je vous parle, c'eft<br />

que j'ai peur de ne pas m'être défendue autant<br />

que je le pouvois. Je ne fais pas comment<br />

cela fe faifoit : fürement, je n'aime<br />

pas M. de Valmont, bien au contraire; &<br />

il y avoit des moments oü j'étois comme fi<br />

je Paimois... Vous jugez bien que 9a ne<br />

in'empêchoit pas de lui dire toujours que<br />

non : mais je fentois bien que jenefaifoispas<br />

comme je difois ; & 9a , c'étoit comme<br />

malgré moi; 65c puis aufli, j'étois bien troublée<br />

! S'il eft toujours aufli difficile que 9a<br />

de fe défendre, il faut y être bien accoutumée<br />

! II eft vrai que M. de Valmont a


Les Liaifons dangereufes. 35<br />

des facons de dire, qu'on ne fait pas comment<br />

faire pour lui répondre : enfin, croiriez-vous<br />

que quand il s'en eft allé, j'en<br />

étois comme fachée; & que j'ai eu la foibleflê<br />

de confentir qu'il revint ce foir : ca<br />

me défole encore plus que tout le refte.<br />

Oh! malgré ca, je vous promets bien<br />

que je Fempêcherai d'y venir. 11 n'a pas<br />

été forti, que j'ai bien fenti que j'avois eu<br />

bien tort de lui promettre. Aufli j'ai pleuré<br />

tout le refte du temps. C'eft fur tout Danceny<br />

qui me faifoit de la peine! toutes <strong>les</strong><br />

fois que je fongeois a lui, mes pleurs redoubloient<br />

que j'en étois fuffoquée, & j'y<br />

fongeois toujours,... & a préfent encore,<br />

vous en voyez 1'effet ; voila mon papier<br />

tout trempé. Non , je ne me confolerai jamais,<br />

ne füt-ce qu'a caufe de lui... Enfin,<br />

je n'en pouvois plus, & pourtant je n'ai<br />

pas pu dormir une minute. Et ce matin en<br />

me levant, quand je me fuis regardée au<br />

miroir, je faifois peur, tant j'étois changée.<br />

Maman s'en eft appercue dès qu'elle m'a<br />

vue, & elle m'a demandé ce que j'avois.<br />

Moi , je me fuis mife a pleurer tout de<br />

fuite. Je croyois qu'elle m'alloit gronder,<br />

& peut-être ca m'auroit fait moins de peine<br />

: mais au contraire, elle m'a parlé avec<br />

douceur! Je ne le méritois guere. Elle m'a<br />

dit de ne pas m'affiiger comme ca ! Elle<br />

ne favoit pas le fujetde mon affl ftion. Que<br />

B vj


36 Les Liaifons dangereufes.<br />

je me rendrois malade! II y a des momenrs<br />

oü je voudrois être morte. Je n'ai pas pu<br />

y tenir. Je me fuis jettée dans fes bras en<br />

langlottant, & en lui difant : „ Ah, Ma-<br />

„ man! votre fille eft bien malheureufe!<br />

Maman n'a pas pu s'empêcher de pleurer<br />

un peu; & tout cela n'a fait qu'augmenter<br />

mon chagrin : heureufement elle ne m'a<br />

pas demandé pourquoi j'étois fi malheureufe,<br />

car je n'aurois fu que lui dire.<br />

Je vous en fupplie, Madame, écrivezmoi<br />

le plutöt que vous pourrez, & ditesmoi<br />

ce que je dois faire : car je n'ai Ie courage<br />

de fonger a rien, & je ne fais que<br />

m'affliger. Vous voudrez bien m'adrefier<br />

votre Lettre par M. de Valmont; mais je<br />

vous en prie, fi vous lui écrivez en même-temps,<br />

ne lui parlez pas que je vous<br />

aie rien dit.<br />

J'ai 1'honneur d'être, Madame, avec toujours<br />

bien de Pamitié, votre très-humble &<br />

très-obéifiante fervante...<br />

Je n'ofe pas figner cette Lettre.<br />

Du Chat eau 4s.,. ce 1". Qclobre 17...


Les Liaifons dangereufes. 37<br />

L E T T R E XCVIII.<br />

Madame DEVOLANGES a la Mar qui fe<br />

DE MERTF.UIL.<br />

I L y a bien peu de jours, ma charmante<br />

amie , que c'étoit vous qui me demandiez<br />

des confolations & des confeils : aujourd'hui<br />

c'efi: mon tour; & je vous fais pour<br />

moi, la même demande que vous me faifiez<br />

pour vous. Je fuis bien réellement affligée,<br />

& je crains de n'avoir pas pris <strong>les</strong><br />

meilleurs moyens pour éviter <strong>les</strong> chagrins<br />

que j'éprouve.<br />

C'eft m'a fille qui caufe mon inquiétude.<br />

Depuis mon départ, je 1'avois bien vue<br />

toujours trifte & chagrine, mais je m'y attendois,<br />

& j'avois armé mon cceur d'une<br />

févérité que je jugeois néceflaire. J'efpérois<br />

que 1'abfence , <strong>les</strong> diftraétions détruiroienc<br />

bientöt un amour que je regardois<br />

plutöt comme une erreur de 1'enfance, que<br />

comme une véritable paffion. Cependant,<br />

loin d'avoir rien gagné depuis mon féjour,<br />

je m'appercois que cette enfant fe livre de<br />

plus en plus a une mélancolie dangereufe;<br />

& je crains, tout de bon, que fa fanté ne<br />

s'altere. Particuliérement depuis quelques


38 Les Liaifons dangereufes.<br />

jours, elle change a vue d'oeil. Hier, furtout,<br />

elle me frappa, & cour Ie monde ici<br />

en fut vraiment allarmé.<br />

Ce qui me prouve encore combien elle<br />

eft affectée vivement, c'eft que je la vois<br />

prête a furmonter la timidité qu'elle a toujours<br />

eue avec moi. Hier le matin, fur la<br />

fimple demande que je lui fis fi elle étoit<br />

malade, elle fe précipita dans mes bras en<br />

me difant qu'elle étoic bien malheureufe;<br />

& elle pleura aux fanglots. Je ne puis vous<br />

rendre la peine qu'elle m'a faite; <strong>les</strong> larmes<br />

me font venues aux yeux tout de fuite; &<br />

je n'ai eu que le temps de me détourner,<br />

pour empêcher qu'elle ne me vit. Heureufement<br />

j'ai eu la prudence de ne lui faire<br />

aucune quefiion , & elle n'a pas ofé m'en<br />

dire davantage : mais il n'en eft pas moins<br />

clair que c'eft cette malheureufe paffion<br />

qui la tourmente.<br />

Quel parti prendre pourtant, fi cela dure?<br />

ferai-je le malheur de ma fille ? tourneraije<br />

contre elle <strong>les</strong> qualités <strong>les</strong> plus précieufes<br />

de 1'ame, la fenfibilité & la conftance?<br />

Eft-ce pour cela que je fuis fa mere ? &<br />

quand j'écoufferois ce fenciment fi naturel<br />

qui nous fait vouloir le bonheur de nos enfants;<br />

quand je regarderois comme une foibleffe,<br />

ce que je crois , au contraire, le<br />

premier, le plus facré de nos devoirs; fi<br />

je force fon choix, n'aurai-je pas a répon-


Les Liaifons dangereufes. 39<br />

are des fuices funeftes qu'il peuc avoir ?<br />

Quel ufage a faire de 1'autorité maternelle,<br />

que de placer fa fille entre le crime & le<br />

malheur!<br />

Mon amie , je n'imiterai pas ce que j'ai<br />

blamé fi fouvent. J'ai pu, fans douce, tenter<br />

de faire un choix pour ma fille; je ne<br />

faifois en cela que 1'aider de mon expérience<br />

: ce n'étoit pas un droit que j'exercois,<br />

je remplifibis un devoir. J'en trahirois un<br />

au contraire, en difpofant d'elle au mépris<br />

d'un penchant que je n'ai pas fu empêcher<br />

de naitre, & dont ni elle ni moi ne<br />

pouvons connoïtre ni 1'étendue, ni la durée.<br />

Non , je ne fouffrirai point qu'elle<br />

époufe celui ci pour aimer celui-la, & j'aime<br />

mieux compromettre mon autorité que<br />

fa vertu.<br />

Je crois donc que je vais prendre Je parti<br />

plus fage, de retirer la parole que j'ai donnée<br />

a M. de Gercourt. Vous venez d'en<br />

voir <strong>les</strong> raifons; el<strong>les</strong> me paroifiènr. devoir<br />

1'emporter fur mes promefies. Je dis plus;<br />

dans 1'état oü font <strong>les</strong> chofes, remplir mon<br />

engagement, ce feroit véritablement le violer.<br />

Car enfin, fi je dois a ma fille de ne<br />

pas livrer fon fecret a M. de Gercourt, je<br />

dois au moins a celui-ci de ne pas abufer<br />

de 1'ignorance oü je le laiffe, & de faire<br />

pour lui tout ce que je crois qu'il feroit<br />

lui-même, s'il étoit inftruit. Irai-je, au con-


40 Les Liaifons dangereufes.<br />

traire, Ie trahir indignemenc, quand il fe<br />

livre a ma foi, & tandis qu'il m'honore<br />

en me choififlcmt pour fa feconde mere, le<br />

tromper dans le choix qu'il veut faire de la<br />

mere de fes enfants? Ces réflexions fi vraies<br />

& auxquel<strong>les</strong> je ne peux me refufer, m'allarmenc<br />

plus que je ne puis vous dire.<br />

Aux malheurs qu'el<strong>les</strong> me font redouter,<br />

je compare ma fille, heureufe avec<br />

1'époux que fon cceur a choifi, ne connoiffant<br />

fes devoirs que par la douceur qu'elle<br />

trouve a <strong>les</strong> remplir; mon gendre, également<br />

fatisfaic & fe félicitant, chaque jour,<br />

de fon choix, chacun d'eux ne trouvant<br />

de bonheur que dans le bonheur de 1'autre,<br />

& celui de tous deux fe réuniiïant pour<br />

augmenter Ie mien. L'efpoir d'un avenir fi<br />

doux, doit-il être facrifié a de vaines confidérations<br />

? Et quel<strong>les</strong> font cel<strong>les</strong> qui me<br />

retiennent? uniquement des vues d'intérêr.<br />

De quel avantage fera-t-il donc pour ma<br />

fille d'être née riche, fi elle n'en doit pas<br />

moins être efclave de la fortune?<br />

Je conviens que M. de Gercourt eft un<br />

parti meilleur, peut-être, que je ne devois<br />

1'efpérer pour ma fille; j'avoue même que<br />

j'ai été excrêmement flattée du choix qu'il<br />

a fait d'elle. Mais enfin, Danceny eft d'une<br />

aufli bonne maifon que lui; il ne lui cede<br />

en rien pour <strong>les</strong> qualités perfonnel<strong>les</strong>; il a<br />

fur M. de Gercourt 1'avantage d'aimer &


Les Liaifons dangereufes. 41<br />

de ere airaé : il n'eft pas riche a la vérité;<br />

mais ma fille ne 1'eft-elle pas aflez pour eux<br />

deux? Ah .'pourquoi lui ravir la fatisfaction<br />

fi douce d'enricbir ce qu'elle aime!<br />

Ces mariages qu'on calcule au-lieu de <strong>les</strong><br />

aiïbrtir, qu'on appelle de convenance, &<br />

oü tout fe convient en effet, hors <strong>les</strong> goüts<br />

& <strong>les</strong> caraéteres, ne fonc-ils pas la fource<br />

la plus féconde de ces éclats fcandaleux qui<br />

deviennent tous <strong>les</strong> jours plus fréquents ?<br />

J'aime mieux différer; au moins j'aurai le<br />

temps d'étudier ma fille que je ne connois<br />

pas. Je me fens bien le courage de lui eaufer<br />

un chagrin pafTager, fi elle en dok recueillir<br />

un bonheur plus folide : mais de<br />

iifquer de la livrer a un défefpoir éternel,<br />

cela n'eft. pas dans mon cceur.<br />

Voila, ma chere amie , <strong>les</strong> idéés qui me<br />

tourmentent, & fur quoi je réclame vos confeils.<br />

Ces objets féveres contraftent beaucoup<br />

avec votre aimable gaieté, & ne paroiiïènt<br />

guere de votre age : mais votre raifon<br />

Fa tant devancé! Votre amitié d'ailleurs<br />

aidera votre prudence; & je ne crains point<br />

que Fune ou Fautre fe refufent h la follicitude<br />

maternelle qui <strong>les</strong> implore.<br />

Adieu, ma charmante amie; ne doutcz<br />

jamais de la fincérité de mes fentiments.<br />

Du Chdteau de... cc 2 Qiïobre 17...


42 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E XCIX.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la<br />

Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

E NCORE de petics événemencs, ma belle<br />

amie ; mais des fcenes feulemenr., point<br />

d'actions. Ainfi armez-vous de patience;<br />

prenez-en même beaucoup : car tandis que<br />

ma Préfidente marche a 11 petits pas, votre<br />

pupille recule, & c'eft bien pis encore.<br />

Hé bien, j'ai le bon efprit de m'amufer de<br />

ces miferes-la. Véritablement je m'accoutume<br />

fort bien a mon féjour ici; & je puis<br />

dire que dans le trifte Chateau demavieüle<br />

tante, je n'ai pas éprouvé un moment d'ennui.<br />

Au fait, n'y ai-je pas jouiflances, privations,<br />

efpoir, incertitude? Qu'a-t-on de<br />

plus fur un plus grand théatre? des fpectareurs?^<br />

Hé ! laitfèz faire , ils ne manqueronc<br />

pas. S'üs ne me voyent pas a 1'ouvrage, je<br />

leur montrerai ma befogne faite; ils'n'auront<br />

plus qu'a admirer & applaudir. Oui,<br />

ils applaudiront; car je puis enfin prédire,<br />

avec certitude, le moment de la chüce de<br />

mon auftere Dévote. J'ai affifté ce foir a<br />

1'agonie de la vertu. La douce foibleflè va<br />

régner a fa place. Je n'en fixe pas 1'épo-


Les Liaifons dangereufes. 45<br />

que plus tard qu'a notre première emrevue:<br />

mais déja je vous entends crier a 1'orgueil.<br />

Annoncer fa viétoire , fe vanrer a 1'avance!<br />

Hé, la, la, calmez-vous! Pour vous prouver<br />

ma modeftie, je vais commencer par<br />

Fhiftaire de ma défaite.<br />

Envérité, votre pupiüe eft une petite<br />

perfonne bien ridicule! C'eft bien une enfant<br />

qu'il faudroit traiter comme telle, & a<br />

qui on feroit grace en ne la mettant qu'en<br />

pénitence! Croiriez-vous qu'après ce qui<br />

s'eft pafTé avant-hier entr'elle & moi, après<br />

la facon amicale dont nous nous fommes<br />

quittés hier le matin, lorfque j'ai voulu y<br />

retournerle foir, comme elle en étoit convenue,<br />

j'ai trouvé fa porte fermée en -dedans?<br />

Qu'en dites-vous? on éprouve quelquefois<br />

de ces enfantillages-la Ia veille: mais le lendemain!<br />

cela n'eft-il pas plaifant?<br />

Je n'en ai pourtant pas ri d'abord; jamais<br />

je n'avois autant fenti Fempire de mon caraclere.<br />

Aflurément j'allois a ce rendez vous<br />

fans plaifir , & uniquement par procédé.<br />

Mon lit, dont j'avois grand befoin , me<br />

fembloit, pour le moment, préférable a-<br />

celui de tout autie , & je ne m'en étois<br />

éloigné qu'a regret. Cependanc je nai pas<br />

eu plutot trouvé un obftacle, que je brulois<br />

de le franchir; j'étois humilié , furtout,<br />

qu'une enfant m'eut joué. Je me retirai<br />

donc avec beaucoup d'humeur : &


44 Les Liaifons dangereufes.<br />

dans Ie projet de ne plus me mêler de<br />

cette fotte enfant ni de fes affaires, je lui avois<br />

écrit,fur-le-champ, un billet que je comptois<br />

lui remettre aujourd'hui, & oü je 1'évaluois<br />

a fon jufle prrx. Mais, comme on<br />

dit, la nuit porte confeil; j'ai trouvé ce<br />

matin que , n'ayant pas ici le choix des<br />

diftraélions, il falloit garder celle-la : j'ai<br />

donc fupprimé le févere billet. Depuis que<br />

j'y ai réfléchi, je ne reviens pas d'avoir<br />

eu 1'idée de finir une aventure , avant<br />

d'avoir en main de quoi en perdre 1'héroïne.<br />

Oü nous mene pourtant un premier<br />

mouvement! Heureux, ma belle amie, qui<br />

a fu , comme vous, s'accoutumer a n'y<br />

jamais céder! Enfin, j'ai différé ma vengeance;<br />

j'ai faic ce facrifice a vos vues fur<br />

Gercourt.<br />

A préfent que je ne fuis plus en colere,<br />

je ne vois plus que du. ridicule dans la<br />

conduite de votre pupille. En effec, je<br />

voudrois bien favoir ce qu'elle efpere gagner<br />

par-!a ! pour mei je m'y perds : fi<br />

ce n'eft que pour fe défendre, il faut convenir<br />

qu'elle s'y pre:id un peu tard. II faudra<br />

bien qu'un jour elle me dife le mot de<br />

cette énigme! j'ai grande envie de le favoir.<br />

C'efi peut-être feulemenc qu'elle fe trouvoit<br />

fatiguée ! franchement cela fe pourroit<br />

: car fans douce elle ignore encore que<br />

<strong>les</strong> fleches de 1'amour, comme la lance


Les Liaifons dangereufes. 45<br />

d'Achille, portent avec elle le remede aux<br />

bleflures qu'el<strong>les</strong> font. Mais non, a fa petite<br />

grimace de toute la journée, je parierois<br />

qu'il entre la-dedans du repentir... la...<br />

quelque chofe... comme de la vertu... De<br />

la vertu !... c'eft bien a elle qu'il convienc<br />

d'en avoir! Ah! qu'elle la laiflè a la femme<br />

véritablement née pour elle, la feule qui<br />

fache Fembellir, qui la feroit aimer!... Pardon<br />

, ma belle amie : mais c'eft ce foir<br />

même que s'eft pafTée, entre Madame de<br />

Tourvel & moi, la fcene dont j'ai h vous<br />

rendre compte, & j'en conferve encore<br />

quelque émotion. J'ai befoin de me faire<br />

violence pour me diftraire de 1'impreffion<br />

qu'elle m'a faite; c'eft même pour m'y aider,<br />

que je me fuis mis a vous écrire. II<br />

faut pardonner quelque chofe a ce premier<br />

moment.<br />

I! y a déja quelques jours que nous fommes<br />

d'accord, Madame de Tourvel & moi,<br />

fur nos fentiments; nous ne difputons plus<br />

que fur <strong>les</strong> mots. C'étoit toujours, a la<br />

vérité, fon amitiè qui répondoit a mon<br />

amour : mais ce langage de convention ne<br />

changeoit pas le fond des chofes; & quand<br />

nous ferions reftés ainfi, j'en aurois peutêtre<br />

été moins vite, mais non pas moins<br />

fürement. Déja même il n'étoit plus queftion<br />

de m'é'.oigner, comme elle le vouloit<br />

d'abord& pour <strong>les</strong> entretiens que nous


LS Les Liaifons dangereufes.<br />

avons journellemenc, fi je mets mes foins<br />

a lui en offrir 1'occafion, elle met <strong>les</strong> fiens<br />

a la faifir.<br />

Comme c'eft ordinairement a la promenade<br />

que fe paffènt nos petits rendez-vous,<br />

le temps affreux qu'il a faic tout aujourd'hui<br />

ne me laiftbit rien efpérer; j'en étois même<br />

vraiment contrarié ; je ne prévoyois pas<br />

combien je devois gagner a ce contretemps.<br />

Ne pouvant fe promener, on s'eft mis<br />

a jouer en fortant de table; & comme je<br />

joue peil, & que je ne fuis plus néceflaire,<br />

j'ai pris ce temps pour monter cbez moi,<br />

fans autre projet que d'y attendre, a-peuprès,<br />

la fin de la partie.<br />

Je retournois joindre le cercle, quand<br />

j'ai trouvé la charmante femme qui entroit<br />

dans fon appartement, & qui, foit imprudence<br />

ou foibleflè, m'a dit de fa douce voix:<br />

„ Oü allez-vous donc? il n'y a perfonne au<br />

„ fallon ". II ne m'en a pas fallu davantage,<br />

comme vous pouvez croire , pour<br />

efiayer d'entrer chez elle ; j'y ai trouvé<br />

moins de réfiftance que je ne m'y attendois.<br />

11 eft vrai que j'avois eu laprécaution<br />

de commencer la converlation a la porte,<br />

& de la commencer indifférente ; mais a<br />

peine avoris-nous été établis, que j'ai ramené<br />

la véritable , & que j'ai parlé ds<br />

mon amour a mon amie, Sa première ré-


Les Liaifons dangereufes. 42<br />

ponfe, quoique fimple, m'a paru aflèz expreflive<br />

: „ Oh! tenez, m'a-t-elle die, ne<br />

„ par'ons pas de cela ici "; & elle tremblon.<br />

'La pauvre femme! elle fe voic mourir.<br />

Pourtanc elle avoit tort de craindre. Depuis<br />

quelque temps, afluré du fuccès un<br />

jour ou l'autre, & la voyant ufer tant de<br />

force dans d'inuti<strong>les</strong> combats, j'avois réfolu<br />

de ménager <strong>les</strong> miennes, & d'attendre<br />

fans effort qu'elle fe rendit de laffitude.<br />

Vous fentez bien qu'ici il faut un criomphe<br />

complet, & que je ne veux rien devoir a<br />

1'occafion. C'étoit même d'après ce plan<br />

formé, & pour pouvoir être preffant, fans<br />

m'engager trop, que je fuis revenu a ce<br />

mot d'amour, fi obftinément refufé : für<br />

qu'on me croyoit affez d'ardeur, j'ai eflayé<br />

un ton plus tendre. Ce refus ne me fachoit<br />

plus, il m'affligeoit; ma fenfible amie<br />

ne me devoit-elle pas quelques confolations<br />

?<br />

Tout en me confolant, une main étoit<br />

reftée dans la mienne; le joli corps étoit<br />

appuyé fur mon bras, & nous étions extrêmement<br />

rapprochés. Vous avez fürement<br />

remarqué combien, dans cette fituation, a<br />

mefure que la défenfe mollit, <strong>les</strong> demandes<br />

& <strong>les</strong> refus fe paflènt de plus prés; comment<br />

la tête fe détourne & <strong>les</strong> regards fe<br />

baiflent, tandis que <strong>les</strong> difcours, toujours<br />

prononcés d'une voix foible , deviennent


48 Les Liaifons dangereufes.<br />

rares & entrecoupés. Ces fymptömes précieux<br />

annoncent, d'ane maniere non équivoque,<br />

le confentement de 1'ame : mais rarement<br />

a-t-il encore pafle jufqu'aux fens;<br />

je crois même qu'il eft toujours dangereux<br />

de tenter alors quelque entreprife trop marquée;<br />

paree que eet état d'abandon n'étanc<br />

jamais fans un plaifir très-doux, on ne fauroit<br />

forcer d'en fortir, fans caufer une humeur<br />

qui tourne infailliblement au profic<br />

de la défenfe.<br />

Mais, dans le cas préfent, la prudence<br />

m'étoit d'autant plus néceffaire, que j'avois<br />

fur-tout a redouter 1'effroi que eet oubli<br />

d'elle-même ne manqueroit pas de caufer<br />

k ma tendre rêveufe. Aufli eet aveu que<br />

je demandois, je n'exigeois pas même qu'il<br />

fut prononcé; un regard pouvoit fuffire: un<br />

feul regard, & j'étois heureux.<br />

Ma belle amie, <strong>les</strong> beaux yeux fe font<br />

en effet levés fur moi; la bouche célefte a<br />

même prononcé : „ Eh bien, oui, je... "<br />

Mais tout-a-coup le regard s'eft éteint, Ia<br />

voix a manqué, & cette femme adorable<br />

eft tombée dans mes bras. A peine avois-je<br />

eu le temps de 1'y recevoir, que fe dégageant<br />

avec une force convulfive, la vue<br />

égarée, & <strong>les</strong> mains élevées vers le ciel...<br />

„ Dieu... ö mon Dieu, fauvez-moi ", s'eftelle<br />

écriée; & fur-le-champ, plus prompte<br />

que 1'éclair, elle étoit a genoux a dix pas<br />

de


Les Liaifons dangereufes. . 49<br />

de moi. Je 1'entendois prête a fuffoquer. Je<br />

me fuis avancé pour la fecourir; mais elle,<br />

prenant mes mains qu'elle baignoit de pleurs,<br />

quelquefois même enibraffant mes genoux:<br />

„ Oui, ce fera vous, difoic-elle, ce fera<br />

„ vous qui me fauverez! Vous ne voulez<br />

„ pas ma mort, laiflèz-moi; fauvez-moi;<br />

„ laiflèz - moi, au nom de Dieu, laiffëz-<br />

„ moi "! Et ces difcours pëu fuivis, s'échappoient<br />

a peine, a travers des fanglots<br />

redoublés. Cependant elle me tenoit avec<br />

une force qui ne m'auroit pas permis de<br />

m'éloigner; alors raflèmblant <strong>les</strong> miennes,<br />

je 1'ai foulevée dans mes bras. Au même<br />

inftant, <strong>les</strong> pleurs ont ceffé; elle ne parloit<br />

plus; tous fes membres fe font roidis, &<br />

de violentes convulfions ont fuccédé a eet<br />

orage.<br />

J'étois, je 1'avoue, vivement ému, & je<br />

crois que j'aurois confenti a fa demande,<br />

quand <strong>les</strong> circonftances ne m'y auroient<br />

pas forcé. Ce qu'il y a de vrai, c'eft qu'après<br />

lui avoir donné quelques fecours, je<br />

1'ai lailTée comme elle m'en prioit, & que<br />

je m'en félicite. Déja j'en ai prefque recu<br />

le prix.<br />

Je m'attendois qu'ainfi que le jour de ma<br />

première déclaration, elle ne fe montreroit<br />

pas de la foirée. Mais vers <strong>les</strong> huit heures<br />

, elle eft defcendue au fallon , & a<br />

feulement annoncé au cercle qu'elle s'écoit<br />

Partie UI.<br />

C


5


Les Liaifons dangereufes. 51<br />

pour 1'accorder; mais bon! le premier pas<br />

franchi, ces Prudes aufteresfavent-el<strong>les</strong>s'arrêter?<br />

leur amour eft une véricable explofion;<br />

la réfiftance y donne plus de force. Ma<br />

farouche Dévote courrok après moi, fi je<br />

cefïöis de courir après elle.<br />

Enfin, ma belle amie, incefiammenc<br />

j'arriverai chez vous , pour vous fommer<br />

de votre pajole. Vous n'avez pas oublié<br />

fans doute ce que vous m'avez promïs après<br />

lefuccès; cette infidélké a votre Chevaüer?<br />

êtes - vous prête ? pour moi je le defire<br />

comme fi nous ne nous étions jamais cónnus.<br />

Au refte, vous connoitre, eft peut-être<br />

pour le defirer davantage :<br />

Je fuis jufte & ne fuis point galant (i).<br />

Aufli ce fera la première infidélké que je<br />

ferai a ma grave conquêce ; & je vous promets<br />

de profiter du premier prétexte, pour<br />

m'abfenter vingt-quatre heures d'auprès<br />

d'elle. Ce fera fapunition, de m'avoir tenu<br />

fi long-cemps éloigné de vous. Savez-vous<br />

que voila plus de deux mois que cette aventure<br />

m'occupe ? oui, deux mois & trois<br />

jours ; il eft vrai que je compte demain,<br />

puifqu'elle ne fera véritablement confommée<br />

qu'alors. Cela me rappelle que Ma-<br />

(1) VOLTAIRE, CemidU de Nanine.<br />

c ij


52 Les Liaifons dangereufes.<br />

dame de B* * * a réfifté <strong>les</strong> crois mois complets.<br />

Je fuis bien-3ife de voir que la franche<br />

coqueccerie a plus de défenfe que 1'auftere<br />

vertu.<br />

Adieu, ma belle amie; il faut vous quitter;<br />

car il eft fort tard. Cette Lettre m'a<br />

mené plus loin que je ne comptois : mais<br />

comme j'envoye demain matin a Paris, j'ai<br />

voulu en profiter, pour vous faire partager<br />

un jour plutöt la joie de votre ami.<br />

Du Chdteau de... ce 2 Oclob. 17**, au foir.<br />

L E T T R E C.<br />

Mar-<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la<br />

quife DE MERTEUIL.<br />

M ON amie, je fuis joué, trahi, perdu;<br />

je fuis au défefpoir : Madame de Tourvel<br />

eft partie. Elle eft partie, & je ne 1'ai pas<br />

fu! & je n'étois pas la pour m'oppofer a fon<br />

départ, pour lui reprocher fon indigne trahilbn!<br />

Ah! ne croyez pas que je l'eufte>iiTée<br />

partir; elle feroit reftée ; oui, elle'fercitreftée,<br />

euflè-je dü employer la violence.<br />

Mais quoi! dans ma crédule fécurité, je<br />

dormois tranquillement; je dormois , &<br />

la foudre eft tombée fur moi. Non, je ne


Les Liaifons dangereufes. 53<br />

concois rien a ce déparc; il faut renoncer<br />

a cónnoitre <strong>les</strong> femmes.<br />

Quand je me rappelle la journée d'hier !<br />

que dis-je, la foirée même! Ce regard fi<br />

doux, cette voix fi tendre! & cette main<br />

ferrée! & pendant ce temps, elle projettoit<br />

de me fuir! O femmes, femmes! plaignezvous<br />

donc, fi 1'on vous trompe! Mais oui,<br />

touteperfidie qu'on emploie eft un vol qu'on<br />

vous fait.<br />

• Quel plaifir j'aurai a me venger! je la<br />

retrouverai, cette femme perfide; je reprendrai<br />

mon empire fur elle. Si 1'amour m'a<br />

furfi pour en trouver <strong>les</strong> moyens, que ne<br />

fera-t-il pas, aidé de la vengeance? Je la<br />

verrai encore a mes genoux, tremblante &<br />

baignée de pleurs, me criant merci de fa<br />

trompeufe voix; & moi je ferai fans pitié.<br />

Que fait-ellea préfent? que penfe-t-elle?<br />

Peut-être elle s'applaudit de m'avoir trompé;<br />

& fidelle aux goücs de fon fexe , ce<br />

plaifir lui paroit le plus doux. Ce que n'a<br />

pu la vertu tant vantée, 1'efprit de rufe Fa<br />

produic fans effort. Infenfé ! je redoutois fa<br />

fagefle; c'étoit fa mauvaife foi que je devois<br />

craindre.<br />

Et être obligé de dévorer mon reffëntiment!<br />

n'ofer montrer qu'une tendre douleur,<br />

quand j'ai le coeur rempli de rage !<br />

me voir réduit a fupplier encore une femme<br />

rebelle, qui s'eft fouftraite a mon empire!<br />

C iij


54 Les Liaifons dangereufes.<br />

Devois-je donc être humilié a ce point ? &<br />

par qui? par une femme timide, & qui jamais<br />

ne s'eft exercée a combattre. A quoi<br />

me fert de m'être établi dans fon cceur, de<br />

1'avoir embrafé de tous <strong>les</strong> feuxde 1'amour,<br />

d'avoir porté jufqu'au délire le trouble di<br />

fes fensf, fi tranquille dans fa retraite, elle<br />

peut aujourd'hui s'enorgueillir de fa fuite<br />

plus que moi de mes vicloires ? Et je le<br />

foufTrirois? mon amie, vous ne le croyez<br />

pas; vous n'avez pas de moi cette humiliante<br />

idéé!<br />

Mais quelle fatalité m'attache a cette femme?<br />

cent autres ne defirent-el<strong>les</strong> pas mes<br />

foins ?ne s'empreflèront-el<strong>les</strong> pas d'y répondre<br />

? Quand même aucune ne vaudroitcelleci,<br />

1'attrait de la variété, le charme des nouvel<strong>les</strong><br />

conquêtes, 1'éclat de leur nombre ,<br />

n'offrent-ils pas des plaifirs afiez doux? Pourquoi<br />

courir après celui qui fuit, & négiiger<br />

ceux qui fe préfentent ? Ah! pourquoi ?...<br />

Je 1'ignore, mais je 1'éprouve fortement.<br />

II n'eft plus pour moi de bonheur, de<br />

repos, que paria pofièffion de cette femme<br />

que je hais que j'aime avec une égale<br />

fureur. Je ne fupporterai mon fort que du<br />

moment oü je difpoferai du fien. Alors tranquille<br />

& fatisfaic, je la verrai, a fon tour,<br />

livrée aux orages que j'éprouve en ce moment;<br />

j'en exciterai mille autres encore.<br />

L'efpoir & la crainte , la méfiance & la


Les Liaifons dangereufes. 55<br />

fécurité , tous <strong>les</strong> maux invencés par la<br />

haine, tous <strong>les</strong> biens accordéspar 1'amour,<br />

je veux qu'ils rempliflènt fon cceur, qu'ils<br />

s'y fuccedent a ma volonté. Ce temps viendra....<br />

Mais que de travaux encore! que<br />

j'en étois prés hier! & qu'aujourd'hui, je<br />

m'en vois éloigné! Comment m'en rapprocher<br />

? Je n'ofe tenter aucune démarche<br />

; je fens que pour prendre un parti<br />

il faudroit être plus calme, & mon fang<br />

bout dans mes veines.<br />

Ce qui redouble montourment, c'eft le<br />

fang-froid avec lequel chacun répond ici<br />

a mes queftions fur eet événement, fur fa<br />

caufe, fur tout ce qu'il offre d'extraordinaire,...<br />

Perfonne ne fait rien , perfonne ne<br />

defire de rien favoir : h peine en auroit-on<br />

parlé , fi j'avois confenti qu'on parlat d'autre<br />

chofe. Madame de Rofemonde, chez<br />

qui j'ai couru ce matin quand j'ai appris<br />

cette nouvelle, m'a répondu avec le froid<br />

de fon age, que c'étoit la fuite naturelle<br />

de 1'indiipofition que Madame de Tourvel<br />

avoit eue hier; qu'elle avoit craint une maladie,<br />

& qu'elle avoit préféré d'être chez<br />

elle : elle trouve cela tout fimple; elle en<br />

auroit fait autant, m'a-t-elle dit: comme<br />

s'il pouvoic y avoir quelque chofe de commun<br />

entr'el<strong>les</strong> deux ! entr'elle, qui n'a plus<br />

qu'a mourir; & 1'aucre, qui fait le charme<br />

& le tourment de ma vie!<br />

C iv


56 Les Liaifons dangereufes.<br />

Madame de Volanges, que d'abord j'avois<br />

foupconnée detre complice, ne paroit<br />

affeétée que de n'avoir pas écé confultée<br />

fur cette démarche. Je fuis bien-aife,<br />

je 1'avoue , qu'elle n'ait pas eu le plaifir de<br />

me nuire. Cela me prouve encore qu'elle<br />

n'a pas, autant que je lecraignois, la confiance<br />

de cette femme; c'eft toujours une<br />

ennemie de moins. Comme elle fe féüciteroit,<br />

fi elle favoic que c'efi: moi qu'on a<br />

fui! comme elle fe feroit gonflée d'orgueil,<br />

fi c'eut été par fes confeils! comme fonimportance<br />

en auroit redoublé ! Mon Dieu !<br />

que je la hais! Oh! je renouerai avec fa<br />

fille, je veux la travailler a ma fantaifie :<br />

aufli-bien je crois que je refterai ici quelque<br />

temps; au moins, le peu de réflexions<br />

que j'ai pu faire, me porte a ce parti.<br />

Ne croyez-vous pas, en effèt, qu'après<br />

une démarche aufli marquée, mon ingrate<br />

doit redouter ma préfence? Si donc 1'idée<br />

lui eft venue que je pourrois la fuivre, elle<br />

n'aura pas manqué de me fermer fa porte;<br />

& je ne veux pas plus 1'accoutumer a ce<br />

moyen, qu'en fouftnr 1'humiliation. J'aime<br />

mieux lui annoncer au contraire que je refte<br />

ici; je lui ferai même des inftances pour<br />

qu'elle y revienne; & quand elle fera bien<br />

perfuadée de mon abfence, j'arriverai chez<br />

elle : nous verrons comment elle fupportera<br />

cette entrevue. Mais il faut la différer


Les Liaifons dangereufes. 57<br />

pour en augmenter 1'effet, & je ne fais encore<br />

fi j'en aurai la patience : j'ai eu, vingt<br />

fois dans lajournée,la bouche ouvertepour<br />

demander mes chevaux. Cependant je prendrai<br />

fur moi; je m'engage a recevoir votre<br />

réponfe ici; je vous demande feulement,<br />

ma belle amie, de ne pas me la faire attendre.<br />

Ce qui me contrarieroit le plus, feroit<br />

de ne pas favoir ce qui fe pafie : mais mon<br />

ChafTeur, qui eft a Paris, a des droits a<br />

quelque accès auprès de la Femme - de •<br />

chambre; il pourra me fervir. Je lui envoie<br />

une inftruétion & de 1'argent. Je vous prie<br />

de trouver bon que je joigne 1'un & 1'autre<br />

a cette Lettre, & aufli d'avoir foin de<br />

<strong>les</strong> lui envoyerpar un de vos gens ,avec ordre<br />

de <strong>les</strong> lui remetcre hlui-même. Je prends cette<br />

précaution, paree que le dröle a 1'habitude<br />

de n'avoir jamais recu <strong>les</strong> Lettres que je lui<br />

écris , quand el<strong>les</strong> lui prefcrivent quelque<br />

chofe qui le gêne; & que pour le moment,<br />

il ne me paroit pas aufli épris de faconquête,<br />

que je voudrois qu'il le füt.<br />

Adieu, ma belle amie; s'il vous vient<br />

quelque idéé heureufe, quelque moyen de<br />

hater ma marche , faites-m'en part. J'ai<br />

éprouvé plus d'une fois combien votre amitié<br />

pouvoit être utile; je 1'éprouve encore<br />

en ce moment : car je me fens plus calme<br />

depuis que je vous écris; au moins,<br />

je parle a quelqu'un qui m'entend, & non<br />

C v


58 Les Liaifons dangereufes.<br />

aux automates prés de qui je végete depuis<br />

ce matin. En vérité, plus je vais, &<br />

plus je fuis tenté de croire qu'il n'y a que<br />

vous & moi dans le monde qui valions<br />

quelque chofe.<br />

Du chdteau de... ce 3 OStobre 17...<br />

L E T T R E Cl.<br />

Le VkomteDE VALMONT d AZOLAN,<br />

fon Chajfeur.<br />

( Jointe h Ja précêdente ).<br />

IL faut que vous foyez bien imbécille,<br />

vous qui êtes parti d'ici ce matin, de n'avoir<br />

pas fu que Madame de Tourvel en<br />

partoic aufli; ou, fi vous 1'avez fu, de n'être<br />

pas venu m'en avertir. A quoi fert-il<br />

donc que vous dépenfiez mon argent a<br />

vous enivrer avec <strong>les</strong> valets; que le temps<br />

que vous devriez employer a me fervir,<br />

vous le pafliez a faire 1'agréable auprès des<br />

Femtnes-de-chambre, fijen'en fuis pas mieux<br />

informé de ce qui fe paflè ? Voila pourtant<br />

de vos négligences f Mais je vous préviens<br />

que s'il vous en arrivé une feule dans cette<br />

affaire-ci, ce fera la derniere que vous aufez<br />

a mon fervice.


Les Liaifons dangereufes. 59<br />

II faut que vous m'inftruiliez de tout ce<br />

qui fe paffe chez Madame de Tourvel : de<br />

fa fanté; fi elle dort; fi elle eft trifte ou<br />

gaie; fi elle fort fouvent, & chez qui elle<br />

va; fi elle recoit du monde chez elle, &<br />

qui y vient; a quoi elle paffe fon temps;<br />

fi elle a de 1'humeur avec fes femmes, particuliérement<br />

avec celle qu'elle avoit amenée<br />

ici; ce qu'elle fait quand elle eft feule;<br />

fi quand elle lit, elle lit de fuite, ou<br />

fi elle interrompc fa lefture pour rêver; de<br />

même quand elle écrit. Songez aufli a vous<br />

rendre 1 ami de celui qui porte fes lettres<br />

a la Pofte. Offrez-vous fouvent a lui pour<br />

faire cette commiflion a fa place; & quand<br />

il acceptera, ne faites partir que cel<strong>les</strong> qui<br />

vous parcitront indifférentes , & envoyezmoi<br />

<strong>les</strong> autres, fur-tout cel<strong>les</strong> a Madame<br />

de Volanges, fi vous en rencontrez.<br />

Arrangez-vous pour être encore quelque<br />

temps 1'Amant heureux de votre Julie.<br />

Si elle en a un autre, comme vous 1'avez<br />

cru , faites-la confentir a fe partager; &<br />

n'allez pas vous piquer d'une ridicule délicateflè<br />

:vous ferez dans le cas de bien d'autres,<br />

qui valent mieux que vou?. Si pourtant<br />

votre fecond fe rendoit trop importun,<br />

fi vous vous apperceviez, par exemple,<br />

qu'il occupat trop Julie pendant la journée,<br />

qu'elle en fut moins fouvent auprès<br />

de fa Maureflè, écartez-le par quelques<br />

C vj


60 Les Liaifons dangereufes.<br />

moyens : ou cherchez-lui querelle ; n'en<br />

craignez pas <strong>les</strong> fuices, je vous foutiendrai,<br />

Sur-tout ne quittez pas cette maifon. C'eft<br />

pari'affiduité qu'on voittout, & qu'on voit<br />

bien. Si même le hafard faifoit renvoyer<br />

quelqu'un des gens, préfentez-vous pour<br />

le remplacer, comme n'étant plus a moi.<br />

Dites dans ce cas que vous m'avez quitté<br />

pour chercher une maifon plus tranquille<br />

& plus réglée. Tachez enfin de vous faire<br />

accepter. Je ne vous en garderai pas moins<br />

a mon fervice pendant ce temps : ce fera<br />

comme chez la Ducheffe de***; & par<br />

la fuite , Madame de Tourvel vous en récompenïera<br />

de même.<br />

Si vous aviez aflèz d'adreffè & de zele ,<br />

cette inftruclion devroit fuffire; mais pour<br />

fuppléer a 1'un & h 1'autre , je vous envoie<br />

de 1'argent. Le billet ci-joint vous autorife,<br />

comme vous verrez, a toucher vingtcinq<br />

louis chez mon homme d'affaires; car<br />

je ne doute pas que vous ne foyez fans le<br />

fol. Vous employerez de cette fomme ce<br />

qui fera nécefiaire pour décider Julie a établir<br />

une correfpondance avec moi. Le refle<br />

fervira a faire boire <strong>les</strong> gens. Ayez foin,<br />

autant que cela fe pourra, que ce foit chez<br />

Ie Suiflè de la maifon, afin qu'il aime a<br />

vous y voir venir. Mais n'oubliez pas que<br />

ce ne font pas vosplaifirs que je veuxpayer,<br />

mais vos fervices.


Les Liaifons dangereufes. 61<br />

Accoucumez Julie a obferver tout & a<br />

tout rapporcer, même ce qui lui paroitroit<br />

minutieux. II vauc mieux qu'elle écrive dix<br />

phrafes inuti<strong>les</strong>, que d'en omettre une intérefiante;<br />

& fouvent ce qui paroic indifférent<br />

ne 1'eft pas. Comme il faut que je<br />

puiüeêtre inftruit fur-le-champ, s'ilarrivoit<br />

quelque chofe qui vous parut mériter attention,<br />

aufli-töt cette Lettre regue, vous enverrez<br />

Philippe, fur le cheval de commiflion,<br />

s'établir a **** (i); il y reftera jufqu'a<br />

nouvel ordre; ce fera un relais en cas<br />

de befoin. Pour la correfpondance courante,<br />

la Pofte fuffira.<br />

Prenez garde de perdre cette Lettre.<br />

Relifez-la tous <strong>les</strong> jours, tant pour vous<br />

afTurer de ne rien oublier, que pour être<br />

für de 1'avoir encore. Faites enfin tout ce<br />

qu'il faut faire, quand on eft honoré de ma<br />

confiance. Vous favez que je fuis content<br />

de vous, vous le ferez de moi.<br />

Du Chdteau de.... ce 3 Octobre 17...<br />

(1) Village a moitié chemin de Paris au Chatcau<br />

de Madame de Rofemonde.


6i<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CII. v<br />

La Préfidente<br />

DE<br />

DE TOURVEL d Madame<br />

ROSEMONDE.<br />

"Vous ferez bien étonnée, Madame, en<br />

apprenant que je pars de chez vous aufli<br />

précipitamment. Cette démarche va vous<br />

paroitre bien extraordinaire : mais que votre<br />

furprife va redoubler encore , quand<br />

vous en Taurez <strong>les</strong>raifbns! Peut-être trouverez-vous<br />

qu'en vous <strong>les</strong> confiant, je ne<br />

refpeéte pas afiez la tranquillité nécefTaire<br />

a votre age; que je m'écarte même des<br />

fentiments de vénération qui vous font dus<br />

a tant de titres? Ah! Madame, pardon :<br />

mais mon coeur eft opprefTé; il a befoin<br />

d'épancher fa douleur dans le fein d'une<br />

amie également douce & prudente : quelle<br />

autre que vous pouvoit-il choifir ? Regardez-moi<br />

comme votre enfant. Ayez pour<br />

moi <strong>les</strong> bontés maternel<strong>les</strong>; je <strong>les</strong>implore.<br />

J'y ai peut-être quelques droits par mes<br />

fentiments pour vous.<br />

Oü eft le temps oü , toute entiere a<br />

ces fentiments louab<strong>les</strong>, je ne connoiflbis<br />

point ceux , qui, portant dans 1'ame le<br />

trouble mortel que j'éprouve , 6:ent la


Les Liaifons dangereufes. 6$<br />

force de <strong>les</strong> combattre en même-temps<br />

qu'ils en impofent le devoir ? Ah! ce fatal<br />

voyage m'a perdue....<br />

Que vous dirai-je enfin? j'aime, oui,<br />

j'aime éperdument. Hélas! ce mot que j'écris<br />

pour la première fois, ce mot fi fouvent<br />

demandé fans être obtenu, je payerois<br />

de ma vie la douceur de pouvoir une fois<br />

feulement le faire en tendre a celui qui 1'jnfpire;<br />

& pourtant il faut le refufer fans<br />

ceflê! II va douter encore de mes fentiments<br />

; il croira avoir a s'en plaindre. Je<br />

fuis bien malheureufe! Que ne lui eft - il<br />

aufli facile de lire dans mon coeur que<br />

d'y régner? Oui, je fouffrirois moins, s'il<br />

favoic tout ce que je fouffre; mais vousmême,<br />

a qui je le dis, vous n'en aurez<br />

encore qu'une foible idée.<br />

Dans peu de moments, je vais le fuir<br />

& 1'affliger. Tandis qu'il fe croira encore<br />

prés de moi, je ferai déja loin de lui : a<br />

1'heure oü j'avois coutume de le voir chaque<br />

jour, je ferai dans des lieux oü il n'eft<br />

jamais venu, oü je ne dois pas permettre<br />

qu'il vienne. Déja tous mes préparatifs font<br />

faits; tout eft la; fous mes yeux; je ne<br />

puis <strong>les</strong> repofer fur rien qui ne m'annonce<br />

ce cruel départ. Tout eft pret, excepté<br />

moi!.... & plus mon cceur s'y refufe ,<br />

plus il me prouve la néceflité de m'y foumettre.


6*4 Les Liaifons dangereufes.<br />

Je m'y foumettrai fans doute ; il vauc<br />

mieux mourir que de vivre coupable. Déja<br />

, je le fens, je ne le fuis que trop; je<br />

n'ai fauvé que ma fageffe , la vertu s'elt<br />

évanouie. Faut-il vous 1'avouer, ce qui me<br />

refte encore, je le dois a fa générofité.<br />

Enivrée du plaifir de le voir, de 1'entendre,<br />

de la douceur de le fentir auprès de moi,<br />

du bonheur plus grand de pouvoir faire le<br />

fien, j'étois fans puiffance & fans force; a<br />

peine m'en reftoit-il pour combacrre, je<br />

n'en avois plus pour réfifter; je frémiffbis<br />

de mon danger fans pouvoir Ie fuir. Hé<br />

bien, il a vu ma peine, & il a eu pitié da<br />

moi. Comment ne le chérirois-je pas? je<br />

lui dois bien plus que la vie.<br />

Ah! fi en reftant auprès de lui je n'avois<br />

a trembler que pour elle, ne croyez pas<br />

que jamais je confentifle a m'éloigner ? Que<br />

m'eft-elle fans lui, ne ferois-je pas trop heureufe<br />

de la perdre? Condamnée a faire éternellement<br />

fon malheur & le mien; a n'ofer<br />

ni me plaindre, ni le confoler; a me défendre<br />

chaque jour contre lui, contre moimême;<br />

a mettre mes foins a caufer fa peine<br />

, quand je voudrois <strong>les</strong> confacrer tous a<br />

fon bonheur : vivre ainfi, n'eft-ce pas mourir<br />

mille fois? voila pourquoi quel va être<br />

mon fort. Je le fupporterai cependant, j'en<br />

aurai le courage. O vous! que je choifis<br />

pour ma mere, recevez-en le ferment.


Les Liaifons dangereufes. 65<br />

Recevez aufli celui que je fais de ne vous<br />

dérober aucune de mes actions; recevezle,<br />

je vous en conjure; je vous le demande<br />

comme un fecours dont j'ai befoin : ainlT<br />

engagée a vous dire tout, je m'accoutumerai<br />

a me croire toujours en votre préfence.<br />

Votre vertu remplacera la mienne.<br />

Jamais fans douteje ne confentirai a rougir<br />

a vos yeux; & retenue par ce frein puiffünr,<br />

tandis que je chérirai en vous 1'indulgente<br />

amie confidente de ma foibleflê, j'y honorerai<br />

encore 1'Ange tutélaire qui me fauvera<br />

de la honte.<br />

C'eft bien en éprouver aflez que d'avoir<br />

a faire cette demande. Fatal effet d'une<br />

préfomptueufe confiance ! pourquoi n'ai-je<br />

pas redouté plutöt ce penchant que j'ai<br />

fenti naitre ? Pourquoi me fuis-je fhttée de<br />

pouvoir a mon gré le maitrifer ou le vainere?<br />

Infenfée! je connoiflbis bien peu 1'amour<br />

! Ah! fi je 1'avois combattu avec plus<br />

de foin, peut-être eüc-il pris moins d'empire!<br />

peut-être alors ce départ n'eüt pas été<br />

néceffaire; ou même, en me foumettant a<br />

ce parti douloureux , j'aurois pu ne pas<br />

rompre entiérement une liaifon qu'il eüc<br />

fuffi de rendre moins fréquente! Mais tout<br />

perdre a la fois! & pour jamais! O mon<br />

amie!... Mais quoi! même en vous écrivant<br />

, je m'égare encore dans des vceux<br />

cviminels? Ah! parcons, partons, & que


é6 , Les Liaifons dangereufes.<br />

du moins ces torts in volontaires foyent expiés<br />

par mes facrifiees.<br />

Adieu, npa refpedtable amie; aimez-moi<br />

comme votre fille, adoptez-moi pour telle;<br />

& foyez füre que, malgré ma foibleflê,<br />

j aimerois mieux mourir que de me rendre<br />

indigne de votre choix.<br />

De... ce 3 O&obre 17..., d une heure<br />

du matin.<br />

L E T T R E Cl II.<br />

Madame DE ROSEMONDE d la Préftdente<br />

DE TOURVEL.<br />

J'AI été, ma chere Belle, plus affligée de<br />

votre départ que furprife de fa caufe; une<br />

longue expérience, & 1'intérët que vous<br />

ïnfpirez, avoient fuffi pour m'éciairer fur<br />

I etat de votre cceur; & s'il faut tont dire,<br />

vous ne m'avez rien ou prefque rien appris<br />

par votre Lettre. Si je n'avois é-é inftririte<br />

que par elle, j'ignorerois encore quel eft<br />

celui que vous aimez; car en me parlanc<br />

de lui tout le temps, vous n'avez pas écrit<br />

Ion norn une feule fois. Je n'en avois pas<br />

beloin; je fais bien qui c'eft. Mais je Ie<br />

remarque, paree que je me fuis rappellé


Les Liaifons dangereufes. 67<br />

que c'eft toujours la le ftyle de 1'amour.<br />

Je vois bien qu'il eft comme au temps<br />

paffe.<br />

Je ne croyois guere être jamais dans le<br />

cas de revenir fur des fouvenirs fi éloignéi<br />

de moi, & fi étrangers a mon age. Pourtant,<br />

depuis hier, je m'en fuis vraimenc<br />

beaucoup occupée, par le defir que j'avois<br />

d'y trouver quelque chofe qui put vous être<br />

utile. Mais que puis-je faire, que vous<br />

admirer & vous plaindre? Je loue le parti<br />

fage que vous avez pris : mais il m'effraye,<br />

paree que j'en conclus que vous 1'avez<br />

jugé néceffaire; & quand on en eft la, il<br />

eft bien difficile de fe tenir toujours éloignée<br />

de celui dont notre ceeur nousrappro»<br />

che fans ceffè.<br />

Cependantne vous découragez pas. Rien<br />

ne doit être impoffible a votre belle ame;<br />

& quand vous devriez un jour avoir le malheur<br />

de fuccomber, (ce qu'a Dieu ne plaife f)<br />

croyez - moi, ma chere Belle , réfervezvous<br />

au moins la confolation d'avoir combattu<br />

de toute votre puiffance. Et puis, ce<br />

que ne peut Ia fageffè humaine, la grace<br />

divine 1'opere quand il lui plait? Peut-être<br />

êtes-vous a la veille de fes fecours; & votre<br />

vertu, éprouvée dans ces combats pénib<strong>les</strong>,<br />

en fortira plus pure & plus brillante. La<br />

force que vous n'avez pas aujourd'hui, efpérez<br />

que vcus la recevrez demain. N'y


68 Les Liaifons dangereufes.<br />

comptez pas pour vous en repofer fur elle,<br />

mais pour vous encourager a ufer de toutes<br />

<strong>les</strong> vótres.<br />

En laifiant \ la Providence le foin de vous<br />

fecourir dans un danger contre lequel je ne<br />

peux rien, je me réferve de vous foutenir<br />

& vous confoler autant qu'il fera en moi.<br />

Je ne foulagerai pas vos peines, mais je <strong>les</strong><br />

partagerai. C'efi: a ce titre que je recevrai<br />

volontiers vos confidences. Je fens que votre<br />

cceur doit avoir befoin de s'épancher.<br />

Je vous ouvre le mien; lage ne 1'a pas encore<br />

refroidi au point d'être infenfible a<br />

1'amitié. Vous Je trouverez toujours pret a<br />

vous recevoir. Ce fera un foible foulagement<br />

a vos douleurs, mais au moins vous<br />

ne pleurerez pas feule; & quand ce malheureux<br />

amour, prenant trop d'empire fur<br />

vous, vous forcera d'en parler, il vaut<br />

mieux que ce foit avec moi qu'avec lui.<br />

Voila que je parle comme vous ; & je<br />

crois qu'a nous deux nous ne parviendrons<br />

pas ale nommer : au refte, nous nous entendons.<br />

Je ne fais fi je fais bien de vous dire qu'il<br />

m'a paru vivement affeété de votre départ;<br />

il feroit peut-être plus fage de ne vous en<br />

pas parler : mais je n'aime pas cette fageffè<br />

qui afflige fes amis. Je fuis pourtant forcée<br />

den en pas parler plus long-temps. Mavue<br />

débile, & ma main tremblante, ne me per-


Les Liaifons dangereufes. 69<br />

mettenc pas de longues Lettres, quand il<br />

faut <strong>les</strong> écrire moi-même.<br />

Adieu donc, ma chere Belle; adieu, mon<br />

aimable enfant: oui, je vous adopte volontiers<br />

pour ma fille, vous avez bien tout ce<br />

qu'il faut pour faire 1'orgueil & le plaifir<br />

d'une mere.<br />

Du chdteau de... ce 3 Octobre 17...<br />

L E T T R E CIV.<br />

La Marquife DE MERTEUIL è Madame<br />

DE VOLANGES.<br />

E N vérité, ma chere & bonne amie ,<br />

j'ai eu peine a me défendre d'un mouvement<br />

d'orgueil, en lifant votre Lettre. Quoi!<br />

vous m'honorez de votre entiere confiance!<br />

vous ailez même jufqu'a me demander des<br />

confeils! Ah ! je fuis bien heureufe, fi je<br />

mérite cette opinion favorable de votre part;<br />

fi je ne la dois pas feulement a la prévention<br />

de 1'amitié. Au refte, quel qu'en foit<br />

le motif, elle n'en eft pas moins précieufe<br />

h mon cceur; & favoir obtenue, n'eft a<br />

mes yeux qu'une raifon de plus, pour travailler<br />

davantage a la mériter. Je vais donc<br />

(mais fans prétendre vous donnerun avis)


jo Les Liaifons dangereufes.<br />

vous dire libremenc ma fagon de pen!êr.<br />

Je m'en méfie, paree qu'elle différe de Ia<br />

vötre : mais quand je vous aurai expofé<br />

mes raifons, vous <strong>les</strong> jugerez; & fi vous<br />

<strong>les</strong> condamnez, je foufcris d'avance a votre<br />

jugement. J'aurois au moins cette fageffè<br />

, de ne pas me croire plus fage que<br />

vous.<br />

Si pourtant, & pour cette feule fois,<br />

mon avis fe trouvoit préférable, il faudroit<br />

en chercher la caufe dans <strong>les</strong> illufions de<br />

1'amour maternel. Puifque ce fentiment eft<br />

louable, il doit fe trouver en vous. Qu'il<br />

fe reconnoït bien en effet dans le parti que<br />

vous êtes de prendre! C'eft ainfi que, s'il<br />

vous arrivé d'errer quelquefois, ce n'eft<br />

jamais que dans le choix des vertus.<br />

La prudence eft, a ce qu'il me femble^<br />

celle qu'il faut préférer, quand on difpof»<br />

du fort des autres; & fur-tout quand il<br />

s'agic de le fixer par un lien indiflbluble &<br />

facré, tel que celui du mariage. C'eft alors<br />

qu'une mere, également fage & tendre,<br />

doit, comme vous le dites fi bien, aiderfa<br />

fille de fon expérience. Or, je vous le demande,<br />

qu'a-t-elle a faire pour yparvenir?<br />

finon de diftinguer, pour elle, entre ce qui<br />

plaic & ce qui convient.<br />

Ne feroit-ce donc pas avilir 1'autorité maternelle,<br />

ne feroit-ce pas Panéantir, que de<br />

la fubordonner a un goüt frivole, dont la


Les Liaifons dangereufes. 71<br />

puiffance illufoire ne fe fait fentir qu'a ceux<br />

qui la redoutent, & difparoit fi-töt qu'on<br />

la méprife? Pour moi, je 1'avoue, je n'ai<br />

jamais cru a ces paffions entrainantes & irréiiftib<strong>les</strong>,<br />

dont il femble qu'on foit convenu<br />

de faire 1'excufe générale de nos déréglements.<br />

Je ne concois point comment<br />

un goüc, qu'un moment voit naitre , &<br />

qu'un autre voit mourir, peut avoir plus<br />

de forces que <strong>les</strong> principes inaltérab<strong>les</strong> de<br />

pudeur, d'honnêteté & de modeffie; & je<br />

n'entends pas plus qu'une femme qui <strong>les</strong><br />

trahit puiffè être juftifiée par fa paffion prétendue,<br />

qu'un voleur ne le feroit par la paffion<br />

de Pargent, ou un affaffin par celle de<br />

la vengeance.<br />

Eh! qui peut dire n'avoir jamais eu a<br />

combattre? Mais j'ai toujours cherché a me<br />

perfuader que, pour réfifter, il fuffiToit de<br />

le vouloir; & jufqu'alors, au moins, mon<br />

expérience a confirmé mon opinion. Que<br />

feroit Ia vertu, fans <strong>les</strong> devoirs qu'elle impofe?<br />

fon culte eft dans nos facrifices, fa<br />

récompenfe dans nos cceurs. Ces vérités<br />

ne peuvent être niées que par ceux qui<br />

ont intérêt de <strong>les</strong> méconnoitre; & qui ,<br />

déja dépravés, efperent faire un moment<br />

d'illufion , en effayant de juftifier leur<br />

mauvaife conduite par de mauvaifes raifons.<br />

Mais pourroit-on le craindre d'un eu-


Les Liaifons dangereufes.<br />

fant iimple & timide; d'un enfant né de<br />

vous, & dont 1'éducation modefte & pure<br />

n'a pu que fortifier 1'heureux naturel? C'eft,<br />

pourtant a cette crainte, que j'ofe dire<br />

humiliante pour votre fille, que vous voulez<br />

facrifier Ie mariage avantageux que<br />

votre prudence avoit ménagé pour elle!<br />

J'aime beaucoup Danceny; 6c depuis longtemps,<br />

comme vous favez, je vois peu<br />

M. de Gercourt : mais mon amitié pour<br />

1'un, mon indifFérence pour 1'autre , ne<br />

m'empêchent point de fentir 1'énorme différence<br />

qui fe trouve entre ces deux partis.<br />

Leur naifTance eft égale, j'en conviens;<br />

mais 1'un eft fans fortune, & celle de 1'autre<br />

eft telle, que, même fans naifTance, elle<br />

auroit fufH pour le mener a tout. J'avoue<br />

bien que 1'argent ne fait pas le bonheur;<br />

mais il faut avouer aufli qu'il le facilite<br />

beaucoup. Mlle. de Volanges eft, comme<br />

vous dites, affèz riche pour deux : cependanc,<br />

foixante mille livres de rente dont<br />

elle va jouir, ne font pas déja tant quand<br />

on porte Ie nom de Danceny , quand il<br />

faut monter & foutenir une maifon qui y<br />

réponde. Nous ne fommes plus au temps<br />

de Madame de Sévigné. Le luxe abforbe<br />

tout : on Ie btème, mais il faut 1'imiter;<br />

& Ie fuperflu finic par priver du néceffaire.<br />

Quant aux qualités perfonnel<strong>les</strong> que vous<br />

compt«z


Les Liaifons dangereufes. 73<br />

comptez pour beaucoup, & avec beaucoup<br />

de raiföns, affurément M. de Gercourt eft<br />

fans reproche de ce cöcé; & a lui, fes<br />

preuves font faices. J'aime a croire, & je<br />

crois qu'en effet Danceny ne lui cede en<br />

rien; mais en fommes-nous auffi füres? II<br />

eft vrai qu'il a paru jufqu'ici exempt des<br />

défauts de fon age, & que malgré le ton<br />

du jour, il montre un goüt pour la bonne<br />

compagnie qui fait augurer favorablement<br />

de lui: mais qui fait fi cette fageffè apparente,<br />

il ne la doit pas a la médiocrité de<br />

fa fortune? Pour peu qu'on craigne d'être<br />

frippon ou crapuleux, il faut de 1'argent<br />

pour être joueur ou libertin, & Pon peut<br />

encore aimer <strong>les</strong> défauts dont on redoute<br />

<strong>les</strong> excès. Enfin, il ne feroit pas le rnillieme<br />

, qui auroic vu la bonne compagnie,<br />

uniquement fauce de pouvoir mieux<br />

faire.<br />

Je ne dis pas (a Dieu ne plaife!) que<br />

je croye tout cela de lui : mais ce feroit<br />

toujours un rifque a courir; & quels reproches<br />

n'auriez-vous pas a vous faire, ft<br />

Pévénement n'étoit pas heureux! Que répondriez-vous<br />

a votre fille, qui vous diroit:<br />

„ Ma mere , j'étois jeune & fans ex-<br />

„ périence; j'étois même féduite par une<br />

„ erreur pardonnable a mon age : mais le<br />

„ ciel, qui avoit prévu ma foibleflê, m'a-<br />

„ voit accordé une mere fage , pour y<br />

Partie III.<br />

D


74 Les Liaifons dangereufes.<br />

,, remëdier , & m'en garantir. Pourquoi<br />

„ donc , oubliant votre prudtnce , avez-<br />

„ vous confenti a mon malheur? étoit-ce<br />

„ a moi a me choifir un époux, quand<br />

„ je ne connoifiois rien de Pétat du ma-<br />

„ riage ? Quand je 1'aurois voulu, n'étoit-<br />

„ ce pas a vous a vous y oppofer? Mais<br />

„ je n'ai jamais eu cette folie volonté. Dé-<br />

„ cidée a vous obéir , j'ai attendu votre<br />

„ choix avec une refpeétueufe réfignation;<br />

„ jamais je ne me fuis écartée de la fou-<br />

,, miflion que je vous devois, & cepen-<br />

„ danc je porte aujourd'hui la peine qui<br />

„ n'eft due qu'aux enfants rebel<strong>les</strong>. Ah !<br />

„ votre foibleflê m'a perdue ".... Peutêtre<br />

fon refpeót étoufferoit-il ces plaintes :<br />

mais Pamour maternel <strong>les</strong> devineroit; &<br />

<strong>les</strong> larmes de votre fille , pour être dérobées,<br />

n'en couleroient pas moins fur votre<br />

cceur. Oü chercherez-vous alors vos<br />

confolations? fera-ce dans ce fol amour,<br />

contre lequel vous auriez dü Farmer, &<br />

par qui au contraire vous vous ferez laiflèe<br />

fëduire?<br />

j'ignore, ma chere amie, fi j'ai contre<br />

cetre paflion une prévention trop forte :<br />

ma's je la crois redoutable, même dans le<br />

mariage. Ce n'eft pas que je défapprouve<br />

qu'un fentiment honnête & doux vienne<br />

embellir le lien conjugal, & adoucir en<br />

quelquefone <strong>les</strong> devoirs qu'il impofe; mais


Les Liaifons dangereufes. 75<br />

se n'eft pas a lui qu'il appartient de le farmer;<br />

ce n'eft pas a 1'illufion d'un momenc<br />

a régler le choix de notre vie. En effec,<br />

pour choifir, il faut comparer;& comment<br />

le pouvoir, quand un feul objet nous occupe<br />

; quand celui-la même on ne peut le<br />

connoitre, pi ongé que 1'on eft dansHvrefTe<br />

& 1'aveuglement?<br />

J'ai rencontré, comme vous pouvez croire,<br />

plufieurs femmes atteintes de ce mal<br />

dangereux; j'ai recu <strong>les</strong> confidences de quelques-unes.<br />

A <strong>les</strong> entendre, il n'en eft point<br />

dont 1'Amant ne foit un être parfait: mais<br />

ces perfeclions chimériques n'exiftent que<br />

dans leur imagination. Leur tête exaltée ne<br />

rêve qu'agréments & vertus; el<strong>les</strong> en parent<br />

a plaifir celui qu'el<strong>les</strong> préferent : c'eft<br />

la draperie d'un Dieu, portée fouvent par<br />

un modele abjeét: mais que! qu'il foit, a<br />

peine 1'en onc-el<strong>les</strong> revêtu, que, dupes'de<br />

leurpropre ouvrage, el<strong>les</strong> fe profternenc<br />

pour 1'adorer.<br />

Ou votre fille n'aime pas Danceny, ou<br />

elle eprouve cette même illufion; elle eft<br />

commune a tous deux, fi leur amour eft<br />

reciproque. Ainfi votre raifon pour <strong>les</strong> unir<br />

h jamais, fe réduit a la certitude qu'ils ne<br />

fe connoiffènt pas, qu'ils ne peuvent fe<br />

connoitre. Mais, me direz-vous, M. de<br />

Gercourt & ma fille fe connoifTent-ils davantage?<br />

non, fans doute; mais au moins<br />

D ij


j6' Les Liaifons dangereufes.<br />

ne s'abufent-ils pas, ils s'ignorent feulement.<br />

Qu'arrive-c-il dans ce cas entre deux<br />

époux, que je fuppofe honnêtes? c'eft que<br />

chacun d'eux écudie 1'autre, s'obferve visa-vis<br />

de lui, cherche & reconnoit bientöt<br />

ce qu'il faut qu'il cede de fes goüts & de<br />

fes volontés, pour la tranquillité commune.<br />

Ces légers facrifïces fe font fans peine, paree<br />

qu'ils font réciproques, & qu'on <strong>les</strong> a prévus<br />

: bientöt ils font naïtre une bienveillance<br />

mutuelle; & 1'habitude, qui fortifie<br />

tous <strong>les</strong> penchants qu'elle ne détruit pas,<br />

amenene peu - a - peu cette douce amitié,<br />

cette tendre confiance, qui, jointes a 1'eftime,<br />

forment, ce me femble,le véritable,<br />

le folide bonheur des mariages.<br />

Les illufions de 1'amour peuvent être plus<br />

douces; mais qui ne fait aufli qu'el<strong>les</strong> font<br />

moins durab<strong>les</strong>, & quels dangers n'amene<br />

pas le momenc qui <strong>les</strong> détruit! c'eft alors<br />

que <strong>les</strong> moindres défauts paroiffènt choquants<br />

& infupportab<strong>les</strong>, par ls contrafte<br />

qu'ils forment avec 1'idée de perfech'on qui<br />

nous avoit féduits. Chacun des deux époux<br />

croit cependanc que 1'autre feul a changé,<br />

& que lui vauc toujours ce qu'un moment<br />

d'erreur 1'avoit fait apprécier. Le charme<br />

qu'il n'éprouve plus, il s'éconne de ne le<br />

plus faire naitre; il en eft humilié : la vanité<br />

blefTée aigrit <strong>les</strong> efprits, augmente <strong>les</strong><br />

torts, produic 1'humeur, enfance la haine;


Les Liaifons dangereufes. 77<br />

& de frivol.es plaifirs font payés enfin par<br />

de longues inforcunes.<br />

Voila, ma chere amie, ma fagon de penfer<br />

fur 1'objet qui nous occupe; je ne la<br />

défends pas, je 1'expofe feulemenc, c'efi: a<br />

voüs a décider. Mais fi vous perfiftez dans<br />

votre avis, je vous demande de me faire<br />

connoitre <strong>les</strong> raifons qui auront combattu<br />

<strong>les</strong> miemies : je ferai bien-aife de m'éclairer<br />

auprès de vous, & fur-tout d'être raflurée<br />

fur le fort de votre aimable enfant, dont<br />

je defire bien ardemment le bonheur, &<br />

par mon amitié pour elle, & par celle qui<br />

m'unit a vous pour la vie.<br />

Paris, ce 4 OBobre 17...<br />

L E T T R E CV.<br />

La Marquife DE MERTEUIL a<br />

VOLANGES.<br />

CÉCILE<br />

ÏÏ É bien, Petite, vous voila donc bien -<br />

fdchée, bien honteufe! & ce M. de Valmont<br />

eft un méchanthomme, n'eft-ce pas?<br />

Comment ! il ofe vous traiter comme la<br />

femme qu'il aimeroit le mieux! II vous apprend<br />

ce que vous mourriez d'envie de favoir<br />

! En vérké, ces procédés-la font im-<br />

D iij


7 8 Les Liaifons dangereufes.<br />

pardonnab<strong>les</strong>; Et vous, de votre cóté, vous<br />

voulez garder votre fagelTe pour votre Amanc<br />

(qui n'en abufe pasj; vous ne chériflèz<br />

de 1'amour que <strong>les</strong> peines, & non <strong>les</strong> plaifirs!<br />

Rien de mieux, & vous figurerez a<br />

merveille dans un Roman. De la paffion,<br />

de 1'infortune, de la vertu par-defTus tout,<br />

que de bel<strong>les</strong> cbofes! Au milieu de ce brillant<br />

cortege, on s'ennuie quelquefois a la<br />

vérité, mais on le rend bien.<br />

Voyez donc, Ia pauvre enfant, comme<br />

elle eft a plaindre! Elle avoit <strong>les</strong> yeux battus<br />

le lendemain ! Et que direz-vous donc,<br />

quand ce feront ceux de votre Amant? Allez,<br />

mon bel Ange, vous ne <strong>les</strong> aurez pas<br />

toujours ainfi; tous <strong>les</strong> hommes ne font pas<br />

des Valmont. Et puis, ne plus ofer lever<br />

ces yeux-la! oh ! par esemple, vous avez<br />

eu bien raifon; tout le monde y auroit lu<br />

totre aventure. Croyez-moi cependant, s'il<br />

en écoit ainfi, nos Femmes & même nos<br />

Demoifel<strong>les</strong> auroient Ie regard plus modefte.<br />

Malgré <strong>les</strong> louanges que je fuis forcée<br />

de vous donner, comme vous voyez , il<br />

faut convenir pourtant que vous avez manqué<br />

votre chef - d'oeuvre; c'étoit de tout<br />

dire a votre Maman. Vous aviez fi bien<br />

commencé! déja vous vous étiez jettée dans<br />

fes bras , vous fanglottiez , elle pleuroit<br />

aufli: quelle fcene pathétique! & quel donv


Les Liaifons dangereufes. 79<br />

rnage de ne l'avoir pas achevée! Votre tendre<br />

mere, toute ravie d'aife, & pour aider<br />

a votre vertu , vous auroit cloïtrée pour<br />

toute votre vie ; & la vous auriez aimé<br />

Danceny tant que vous auriez voulu, fans<br />

rivaux & fans pêché : vous vous feriez défolée<br />

tout a votre aife; & Valmont, a coup<br />

für, n'auroit pas été troubler votre douleur<br />

par de contrariants plaifirs.<br />

Sérieufement peut-on, a quinze ans paffés,<br />

être enfant comme vous 1'êtes? Vous<br />

avez bien raifon de dire que vous ne méritez<br />

pas mes bontés. Je voulois pourtant<br />

être votre amie : vous en avez befoin peutêtre<br />

avec la mere que vous avez , & le mari<br />

qu'elle veut vous donner! Mais fi vous ne<br />

vous formez pas davantage, que voulezvous<br />

qu'on faffè de vous? Que peut-on efpérer,<br />

fi ce qui fait venir 1'efprit aux fil<strong>les</strong>,<br />

femble au contraire vous 1'öter?<br />

Si vous pouviez prendre fur vous de raifonner<br />

un moment, vous trouveriez bientöt<br />

que vous devez vous féliciter au-lieu de<br />

vous plaindre. Mais vous êtes honteufe,<br />

& cela vous gêne! Hé! tranquillifez-vous,<br />

la honte que caufe 1'amour, eft comme fa<br />

douleur : on ne 1'éprouve qu'une fois. On<br />

peut encore la feindre après, mais on ne Ia<br />

fent plus. Cependant le plaifir refte, &<br />

c'eft bien quelque chofe. Je crois même<br />

avoir démêlé, i travers votre petic bavar-<br />

D iv


80 Les Liaifons dangereufes.<br />

dage, que vous pourriez le compcer pour<br />

beaucoup. Allons, un peu de bonne foi.<br />

La, ce trouble qui vous empêehoit de faire<br />

comme vous difiez, qui vous faifoic trouver<br />

fi difficile de fe défendre, qui vous rendoic<br />

comme fdchée quand Valmont s'en eft allé,<br />

étoit-ce bien la honte qui le caufoit, ou<br />

li c'étoit le plaifir ? & fes fagons de dire<br />

auxquelks on ne fait comment répondre,<br />

cela ne viehdroic-il*pas de fes fagons de<br />

faire? Ah! petite fiile, vous mentez, &<br />

vous mentez a votre amie! Cela n'eft pas<br />

bien. Mais brifons la.<br />

Ce qui pour tout le monde feroit un<br />

plaifir , & pourroit n'être que cela , devient<br />

dans votre fituation un véritable bonheur.<br />

En effet, placée entre une mere dont<br />

il vous importe d'être aimée, & un Amant<br />

dont vous defirez de letre toujours, comment<br />

ne voyez-vous pas que le feul moyen<br />

d'obtenir ces fuccès oppofés, eft de vous<br />

occuper d'un tiers ? Diftraite par cette nouvelle<br />

aventure, tandis que vis-a-vis de votre<br />

Maman vous aurez 1'air de facrifier a<br />

votre^ foumiffion pour elle un goüt qui lui<br />

déplait, vous acquerrez vis-a-vis de votre<br />

Amant 1'honneur d'une belle défenfe. En<br />

rafiurant fans ceffè de votre amour, vous<br />

ne lui en accorderez pas <strong>les</strong> dernieres preuves.<br />

Ces refus, fi peu pénib<strong>les</strong> dans le cas<br />

oü vous ferez, il ne manquera pas de <strong>les</strong>


Les Liaifons dangereufes. 81<br />

mettre fur le compte de votre vertu; il<br />

s'en plaindra peut-être, mais il vous en aimera<br />

davantage; & pour avoir le doublé<br />

mérite, aux yeux de 1'un de facrifier 1'amour,<br />

a ceux de 1'autre dy réfifter, il ne<br />

vous en coutera que d'en goüter <strong>les</strong> plaifirs.<br />

O! combien de femmes onc perdu leur réputation<br />

, qui 1'eufïènt confervé avec foin,<br />

li el<strong>les</strong> avoient pu la foutenir par de pareils<br />

moyens!<br />

Ce parti que je vous propofe, ne vous<br />

paroit-il pas le plus raifonnable , comme<br />

le plus doux? Savez-vous ce que vous avez<br />

gagné h celui que vous avez pris? c'eft que<br />

votre Maman a attribué votre redoublemenc<br />

de trifteflê a un redoublement d'amour,<br />

qu'elle en eft outrée, & que pour<br />

vous en punir, elle n'attend que d'en être<br />

plus fure. Elle vient de m'en écrire; elle<br />

tentera tout pour obtenir eet aveu de vousmême.<br />

Elle ira peut-être, me dit-elle, jufqu'a<br />

vous propofer Danceny pour époux;<br />

cela, pour vous engager a parler. Et fi,<br />

vous laiffant féduire par cette trompeufe<br />

tendrefiè, vous répondiez felon votre cceur,<br />

bientöt renfermée pour long-temps, peutêtre<br />

pour toujours, vous pleureriez a loifir<br />

votre aveugle crédulité.<br />

Cette rufe qu'elle veut employer contre<br />

vous, il faut la combattre par une autre.<br />

Comtnencez donc, en lui montrant moins<br />

D v


SÜ Les Liaifons dangereufes.<br />

de trifteffè, a lui faire croire que vous ion»<br />

gez moins a Danceny. Elle fe le perfuadera<br />

d'autant plus facilement, que c'eft 1'effec<br />

ordinaire de 1'abfence; & elle vous ea<br />

faura d'autant plus de gré, qu'elle y trouvera<br />

une occafion de s'applaudir de fa prudence,<br />

qui lui a fuggéré ce moyen. Mais<br />

fi, confervant quelque doute, elle perGftoit<br />

pourtant h vous éprouver, & qu'elle<br />

vinc a vous parler de mariage, renfermezvous,<br />

en fille bien née, dans une parfaite<br />

foumiffion. Au fait, qu'y rifquez-vous?<br />

Pour ce qu'on fait d'un mari, 1'un vaut toujours<br />

bien 1'autre; & le plus ineommodeeft<br />

encore moins gênant qu'une mere.<br />

Une fois plus contente de vous, votre<br />

Maman vous mariera enfin; & alors, plus<br />

libre dans vos démarches, vous pourrez,<br />

a votre choix, quitter Valmont pour prendre<br />

Danceny , ou même <strong>les</strong> garder tous<br />

deux. Car , prenez-y garde, votre Danceny<br />

eft gentil : mais c'eft un de ces hommes<br />

qu'on a quand on veut, & tant qu'on<br />

x'eut; on peut donc fe rnettre a 1'aife avec<br />

lui. II n'en eft pas de même de Valmont:<br />

on le garde diffkilement; & il eft dangereux<br />

de le quitter. II faut avec lui beaucoup<br />

d'adrefiè, ou, quand on n'en a pas,<br />

beaucoup de docilité. Mais aufli, fi vous<br />

pouviez parvenir a vous 1'attacher comme<br />

ami, ce feroit la un boabeuri il vous met-


Les Liaifons dangereufes. 83<br />

trok tout de fuite au premier rang de nos<br />

femmes a la mode. C'eil comme cela qu'on<br />

acquiert une confifhnce dans le monde, &<br />

non pas a rougir & a pleurer comme quand<br />

vos Religieufes vous faifoient diner a genoux.<br />

Vous tacherez donc, fi vous êtes fage,<br />

de vous raccommoder avec Valmont, qui<br />

doit être trés-en colere contre vous; &<br />

comme il faut favoir réparer fes fottifes, ne<br />

craignez pas de lui faire quelques avances;<br />

aufli-bien apprendrez-vous bientöt, que fi<br />

<strong>les</strong> hommes nous font <strong>les</strong> premières, nous<br />

fommes prefque toujours obligées de faire<br />

<strong>les</strong> fecondes. Vous avez un prétexce pour<br />

cel<strong>les</strong>-ci: car il ne faut pas que vous gardiez<br />

cette Lettre ; & j'exige de vous de la<br />

remettre a Valmont aufiï-töt que vous 1'aurez<br />

lue. N'oubliez pas pourtant de la recacheter<br />

auparavant. D'abord, c'efi: qu'il faut<br />

vous laiffèr le mérite de la démarche que<br />

vous ferez vis-a-vis de lui, & qu'elle n'ait<br />

pas 1'air de vous avoir été confeillée; &<br />

puis, c'eft qu'il n'y a que vous au monde,<br />

dont je fois affez 1'amie, pour vous parler<br />

comme je fais.<br />

Adieu, bel Ange; fuivez mes confeils,<br />

& vous me manderez fi vous vous en trouvez<br />

bien.<br />

P. S. A propos , j'oubliois... un mot<br />

encore. Voyez donc a foigner davantage<br />

D vj


84 Les Liaifons dangereufes.<br />

votre ftyle. Vous écrivez toujours comme<br />

un enfant. Je vois bien d'oü cela vient;<br />

c'eft que vous dites tout ce que vous penfez,<br />

& rien de ce que vous ne penfez pas.<br />

Cela peut paffer ainfi de vous a moi, qui<br />

devons n'avoir rien de caché 1'une pour<br />

1'autre : mais avec tout le monde ! avec<br />

votre Amant fur - tout! vous auriez toujours<br />

1'air d'une petite fotte. Vous voyez<br />

bien que, quand vous écrivez a quelqu'un,<br />

c'eft pour lui & non pas pour vous : vous<br />

devez donc moins chercher a lui dire ce que<br />

vous penfez, que ce qui lui plaic davantage.<br />

Adieu, mon cceur: je vous embraftè aulieu<br />

de vousgronder; dans 1'efpérance que<br />

vous ferez plus raifonnable.<br />

Paris, ce 4 Oëïobre 17...<br />

L E T T R E CVI.<br />

La Marquife DE MERTEUIL,<br />

au Vicomte<br />

DE<br />

VALMONT.<br />

A MERVEILLE, Vicomte, & pour le<br />

coup, je vous aime a la fureur! Au refte,<br />

après la première de vos deux Lettres, on<br />

pouvoit s'attendre a la feconde : aufli ne<br />

m'a-t-elle point étonnée; & tandis que déja<br />

fier de vos fuccès a venir, vous en follici-


Les Liaifons dangereufes. 85<br />

tiez la récompenfe, & que vous me demandiez<br />

fi j'écois prête, je voyois bien que<br />

je n'avois pas tant befoin de me prefier. Oui,<br />

d'honneur; en lifant le beau récit de cette<br />

fcene tendre, & qui vous avoit fi vivement<br />

ému; en voyant votre retenue, digne des<br />

plus beaux temps de nocre Chevalerie, j'ai<br />

dit vingt fois: Voila une affaire manquée!<br />

Mais c'eft que cela ne pouvoit pas être<br />

autrement. Que voulez-vous que faffe une<br />

pauvre femme qui fe rend , & qu'on ne<br />

prend pas ? Ma foi, dans ce cas-la, il faut<br />

au moins fauver 1'honneur; & c'efi: ce qu'a<br />

fait votre Préfidente. Je fais bien que pour<br />

moi, qui ai fenti que la marche qu'eile a<br />

prife n'eft vraiment pas fans quelqu'effet,<br />

je me propofe d'en faire ufage, pour mon<br />

compte , a la première occafion un peu<br />

férieufe qui fe prcfentera : mais je promets<br />

bien que fi celui pour qui j'en ferai <strong>les</strong> fraix<br />

n'en profite pas mieux que vous, il peut<br />

affurément renoncer a moi pour toujours.<br />

Vous voila donc abfolument réduit a rien!<br />

& cela entre deux femmes, dont 1'une étoit<br />

déja au lendemain, & 1'autre ne demandoit<br />

pas mieux que d'y être! Hé bien, vous<br />

allez croire que je me vante, & dire qu'il<br />

eft facile de prophétifer après 1'événement:<br />

mais je peux vous jurer que je m'y attendois.<br />

C'eft que réellement vous n'avez pas<br />

le génie de votre étai; vous n'en favez que


86 Les Liaifons dangereufes.<br />

ce que vous en avez appris, & vous n'inventez<br />

rien. Auffi dès que <strong>les</strong> circonftances<br />

ne fe prêtent plus a vos formu<strong>les</strong> d'ufage,<br />

& qu'il vous faut fortir de Ia route ordinaire<br />

, vous reftez court comme un écolier.<br />

Enfin, un enfantillage d'une part, de 1'autre<br />

un retour de pruderie, paree qu'on ne <strong>les</strong><br />

éprouve pas tous <strong>les</strong> jours, fuffifent pour<br />

vous déconcerter; & vous ne favez ni <strong>les</strong><br />

prévenir, ni y remédier. Ah, Vicomte ! Vicomte!<br />

vous m'apprenez a ne pas juger <strong>les</strong><br />

hommes par leurs fuccès ; & bientöt il<br />

faudradire de vous : II fut brave un tel jour.<br />

Et quand vous avez fait fotcifes fur fottifes,<br />

vous recourez a moi! II femble que je n'aie<br />

rien autre chofe a faire que de <strong>les</strong> réparer.<br />

II eft vrai que ce feroit bien aflèz d'ouvrage.<br />

Quoi qu'il en foit, de ces deux aventures,<br />

1'une eft entreprife contre mon gré,<br />

& je ne m'en mêle point; pour 1'autre,<br />

comme vous y avez mis quelque complaifance<br />

pour moi, j'en fais mon affaire. La<br />

Let;re que je joins ici, que vous lirez d'abord,<br />

& que vous remettrez enfuite a la<br />

petite Volanges, eft plus que fufBfante pour<br />

vous la ramener : mais, je vous en prie,<br />

donnez quelques foins a cette enfant, ckfaifons-en,<br />

de concert, le défefpoir de fa mere<br />

& de Gercourt. II n'y a pas a craindre de<br />

forcer <strong>les</strong> dofes. Je vois clairement que la<br />

petite perfonne n'en fera point effrayée; &


Les Liaifons dangereufes. 8?<br />

nos vues fur elle une fois remplies, elle deviendra<br />

ce qu'elle pourra.<br />

Je me défintéreflè entiérement fur fon<br />

compce. J'avois eu quelqu'envie d'en faire<br />

au moins une intrigante l'ubalterne, & de<br />

la prendre pour jouer <strong>les</strong> feconds (bus moi:<br />

mais je vois qu'il n'y a pas d'étoffe; elle a<br />

une fotte ingénuité qui n'a pas cédé même<br />

au fpécifique que vous avez employé, lequelpourtant<br />

n'en manque guere; & c'eft,<br />

felon moi, la maladie la plus dangereufe<br />

que femme puiffe avoir. Elle dénote, furtout,<br />

une foibleflê de caractere prefque toujours<br />

incurable, & qui s'oppofe a tout; de<br />

forte que, tandis que nous nous occupe*<br />

rions a former cette petite fille pour 1'intrigue,<br />

nous n'en ferions qu'une femme facile.<br />

Or, je ne connois rien de fi plat que<br />

cette facilité de bêtife, qui fe rend fans favoir<br />

ni comment ni pourquoi, uniquement<br />

paree qu'on 1'attaque & qu'elle ne fait pas<br />

réfifter. Ces fortes de femmes ne font abfoment<br />

que des machinés a plaifir.<br />

Vous me direz qu'il n'y a qu'a n'en faire<br />

que cela, & que c'eft affèz pour nos projets.<br />

A la bonne heure; mais n'oublions pas<br />

que de ces machines-la tout le monde parvient<br />

bientöt a en connoitre <strong>les</strong> refforts &<br />

<strong>les</strong> moteurs; ainfi, que pour fe fervir de<br />

celle-ci fans danger, il faut fe dépêcher,<br />

s'arrêter de bonne heure, & la brifer en-


88 Les Liaifons dangereufes.<br />

fuice. A Ia vérité <strong>les</strong> moyens ne nous manqueront<br />

pas pour nous en défaire, & Gercourt<br />

la fera toujours bien enfermer quand<br />

nous voudrons. Au fait, quand il nepourra<br />

plus douter de fa déconvenue, quand elle<br />

fera bien publique & bien notoire , que<br />

nous importe qu'il fe venge, pourvu qu'il<br />

ne fe confole pas ? Ce que je dis du mari,<br />

vous Ie penfez fans doute de la mere; ainfi<br />

cela vaut fait.<br />

Ce parti que je crois le meilleur , &<br />

auquel je me fuis arrêtée , m'a décidée a<br />

mener la jeune perfonne un peu vite, comme<br />

vous verrez par ma Lettre; cela rend<br />

aufli important de ne rien laiffer entre fes<br />

mains qui puiffè nous compromettre, & je<br />

vous prie d'y avoir attention. Cette précaution<br />

une foisprife, je me charge dumoral;<br />

le refte vous regarde. Si pourtant nous<br />

voyons par la fuite que 1'ingénuité fe corrige,<br />

nous ferons toujours a temps de changer<br />

de projet. II n'en auroit pas moins fa!-<br />

lu, un jour ou 1'autre, nous occuper de<br />

ce que nous allons faire : dans aucun cas<br />

nos foins ne feront perdus.<br />

Savez-vous que <strong>les</strong> miens ont rifqué de<br />

Pêtre, & que 1'étoile de Gercourt a penfé<br />

1'emporter fur ma prudence? Madame de<br />

Volanges n'a-t-elle pas eu un moment de<br />

foibleflê maternelle? ne vouloit-elle pas donner<br />

fa fille a Danceny ? C'étoit-la ce qu'an-


Les Liaifons dangereufes. 89<br />

noncok eet intérêt plus tendre que vous<br />

aviez remarqué le lendemain. C'eft encore<br />

vous qui auriez été caufe de ce beau chefd'ceuvre.'Heureufement,<br />

la tendre mere m'en<br />

a écrit, & j'efpere que ma réponfe Fen<br />

dégoütera. J'y parle tant vertu, & fur-tout<br />

je la cajole tant, qu'elle doit trouver que<br />

j'ai raifon.<br />

Je fuis fachée de n'avoir pas eu le temps<br />

de prendre copie de ma Lettre, pour vous<br />

édifier fur Faufrérité de ma moraie. Vous<br />

verriez comme je méprife <strong>les</strong> femmes affez<br />

dépravées pour avoir un Amant! II eft fi<br />

commode d'être rigorifte dans fes difcours!<br />

cela ne nuit jamais qu'aux autres, & ne<br />

nous gêne aucunement. Et puis je n'ignore<br />

pas que la bonne Dame a eu fes petites foibleffes<br />

comme une autre, dans fon jeune<br />

temps, & je n'étois pas fachée de 1'humilier<br />

au moins dans fa confeience; cela me<br />

confoloit un peu des louanges que je lui<br />

donnois contre la mienne. C'eft ainfi que<br />

dans la même Lettre, 1'idée de nuire a.<br />

Gercourt m'a donné le courage d'en dire<br />

du bien.<br />

Adieu, Vicomte; j'approuve beaucoup<br />

le parti que vous prenez de refter quelque<br />

temps oü vous êtes. Je n'ai point de moyens<br />

pour hater votre marche; mais je vous invite<br />

a vous défennuyer avecnotre commune<br />

Pupille. Pour ce qui eft de moi, malgré


$o Les Liaifons dangereufes.<br />

votre citation polie, vous voyez bien qu'il<br />

faut encore attendre; & vous conviendrez,<br />

fans doute, que ce n'eft pas ma faute.<br />

Paris, ce 4 O&obre 17.,.<br />

L E T T R E CVII.<br />

AZOLAN<br />

MONSIEUR,<br />

au Vicomte DE VALMONT.<br />

Conformément a vos ordres, j'ai été,<br />

aufli-rót la réception de votre Lettre, chez<br />

M. Bertrand qui m'a remis <strong>les</strong> vingt-cinq<br />

louis, coiume vous lui aviez ordonné. Je<br />

lui en avois demandé deux de plus pour<br />

Philippe, a qui j'avois dit de partir fur-lechamp,<br />

comme Monfieur me 1'avoit mandé,<br />

& qui n'avoit pas d'argent; mais M.<br />

votre homme d'affaires n'a pas voulu, en<br />

difant qu'il n'avoit pas d'ordre de 9a de vous.<br />

J'ai donc été obligé de <strong>les</strong> donner de moi,<br />

& Monfieur m'en tiendra compte, fi c'eft<br />

fa bonté.<br />

Philippe eft parti hier au foir. Je lui ai<br />

bien recommandé de ne pas quitter le cabaret,<br />

enfin qu'on puiflè être für de le trouver<br />

fi on en a befoin.


Les Liaifons dangereufes. $i<br />

J'ai été cour. de fuite après chez Madame<br />

la Préfidente pour voir Mlle. Julie : mais<br />

elle étoic fortie, & je n'ai parlé qu'a La<br />

Fleur, de qui je n'ai pu rien favoir, paree<br />

que depuis fon arrivée il n'avoic été h Fhöcel<br />

qu'a 1'heure des repas. C'eft le fecond<br />

qui a fait couc le fervice, & Monfieur fait<br />

bien que je ne connoiffois pas celui-la. Mais<br />

j'ai commencé aujourd'hui.<br />

Je fuis recourné ce matin chez Mlle. Julie<br />

, & elle a paru bien-aife de me voir.<br />

Je 1'ai interrogée fur la caufe du recour de<br />

fa maitreffe; mais elle m'a dit n'en rien favoir<br />

, & je crois qu'elle a dit vrai. Je lui<br />

ai reproché de ne pas m'avoir averti de fon<br />

départ, & elle m'a alTuré qu'elle ne 1'avoic<br />

fu que le foir même en allant coucher Madame;<br />

fi bien qu'elle a paffe toute la nuk a<br />

ranger, & que la pauvre fille n'a pas dormi<br />

deux heures. Elle n'eft fortie ce foir-lh de<br />

la chambre de fa Makreflè qu'a une heure<br />

paffee, & elle Fa laiffee qui fe mettoic feulement<br />

a écrire.<br />

Le matin Madame de Tourvel, en partanc,<br />

a remis une Lettre au Conciërge du<br />

Chateau. Mlle. Julie ne fait pas pour qui :<br />

elle dit que c'étoit peut-être pour Monfieur;<br />

mais Monfieur ne m'en parle pas.<br />

Pendant tout le voyage, Madame a eu<br />

un grand capuchon fur fa figure ; ce qui<br />

faifoit qu'on ne pouvoit la voir: mais Mlle.


92 Les Liaifons dangereufes.<br />

Julie croic être füre qu'elle a pleuré fouvent.<br />

Elle n'a pas dit une parole pendant la route,<br />

ik elle n'a pas voulu s'arrêter a * ** (i),<br />

comme elle avoit fait en allant; ce qui n'a<br />

pas fait trop de plaifir a Mlle. Julie, qui n'avoit<br />

pas déjeüné. Mais, comme je lui ai<br />

dit, <strong>les</strong> maïtres font <strong>les</strong> maicres.<br />

En arrivant, Madame s'eft couchée: mais<br />

elle n'eft reftée au lit que deux heures. En<br />

fe levant, elle a fait venir fon Suiflè, & lui<br />

a donné ordre de ne laiflèr en trer perfonne.<br />

Elle n'a point fait de toilette du tout. Elle<br />

s'eft mife a table pour diner; mais elle n'a<br />

mangé qu'un peu de potage, & elle en eft<br />

fortie tout de fuite. On lui a porté fon café<br />

chez elle, &Mlle. Julie eftentrée en même<br />

temps. Elle a rjcouvé fa Maitreffe qui rangeoit<br />

des papiers dans fon fecretaire , &<br />

elle a vu que c'étoit des Lettres. Je parierois<br />

bien que ce font cel<strong>les</strong> de Monfieur;<br />

(k des trois qui lui font arrivées dans 1'après-midi,<br />

il y ena une qu'elle avoit encore<br />

devant elle tout au foir! Je fuis bien für<br />

que c'eft encore une de Monfieur. Mais<br />

pourquoi donc eft-ce qu'elle s'en eft allee<br />

comme ca ? ca m'éconne , moi! au refte, f ü •<br />

rement que Monfieur le fait bien ? & ce ne<br />

font pas mes affaires.<br />

(i) Toujours le même Village a moitié chemin<br />

'de la route.


Les Liaifons dangereufes. 93<br />

Madame la Préfidente eft allée 1'aprèsmidi<br />

dans la bibliocheque, & elle y a pris<br />

deux livres qu'elle a emportés dans fon boudoir<br />

: mais Mlle. Julie allure qu'elle n'a pas<br />

Ju dedans un quart-d'heure dans toute la<br />

journée, & qu'elle n'a fait que lire cette<br />

Lettre, rêver & être appuyée fur fa main.<br />

Comme j ai imaginé que Monfieur feroit<br />

bien-aife de favoir quels font ces livres-la<br />

& que Mlle. Julie ne Ie favoit pas, je me<br />

luis fait mener aujourd'hui dans Ia Bibliotheque<br />

fous prétexte de Ia voir. II n'y<br />

a<br />

de vuide que pour deux livres : 1'un eft Ie<br />

fecond volume des Penfées Chrétiennes :<br />

& 1 autre le premier d'un livre qui a pour<br />

titre Clariffe. J'écris bien comme il y a :<br />

IVJonfieur faura peut-être ce que c'eft.<br />

' Hier au foir, Madame n'a pas foupé :'elle<br />

n a pas pris que du thé.<br />

Elle a fonné de bonne heure ce matinelle<br />

a demandé fes chevaux tout de fime'<br />

& elle a été, avant neufheures, auxFeuil'<br />

Iants, 011 elle a entendu Ia MefTe. Elle a<br />

Vur<br />

fe5 onfefrer l u 5 mai 's Ion ConfefTeur étoit<br />

abfent, & il ne reviendra pas de huit a dix<br />

jours. J'ai cru qu'il étoit bon de mander<br />

cela a Monfieur.<br />

Elle eft rentree enfuice, elle a déjeüné<br />

« puis s'eft mife a écrire, & elle y eft<br />

reftée jufqu'h prés d'une heure. J'ai trouvé<br />

occafion de faire bientót ce que Monfieur


94 Les Liaifons dangereufes.<br />

dfcfiroit le plus : car c'eft moi qui ai porté<br />

<strong>les</strong> Lettres a la pofte. II n'y en avoit pas<br />

pour Madame de Volanges : mais j'en envoie<br />

une a Monfieur, qui étoit pour M. le<br />

Préfident; il m'a paru que 9a devoic être la<br />

plus intéreffante. II y en avoit une aufli<br />

pour Madame de Rofemonde ; mais j'ai<br />

imaginé que Monfieur la verroit toujours<br />

bien quand il voudroit, & je 1'ai laiflee partir.<br />

Au refte , Monfieur faura bien tout,<br />

puifque Madame la Préfidente lui écrit aufli.<br />

J'aurai par la fuite toutes cel<strong>les</strong> qu'il voudra;<br />

car c'eft prefque toujours Mlle. Julie<br />

qui <strong>les</strong> remet aux gens, & elle m'a affuré<br />

que, par amitié pour moi, & puis aufli pour<br />

Monfieur, elle feroit volontiers ce que je<br />

voudrois.<br />

Elle n'a pas même voulu de Pargent que<br />

je lui ai offert: mais je penfe bien que Monfieur<br />

voudra lui faire quelquepetit préfent;<br />

& fi c'eft fa volonté, & qu'il veuille m'en<br />

charger, je faurai aifément ce qu'il lui fera<br />

plaifir.<br />

J'efpere que Monfieur ne trouvera pas<br />

que j'ai mis de la négligence a le fervir,<br />

& j'ai bien a coeur de me juftifier des reproches<br />

qu'il me fait. Si je n'ai pas fu le<br />

départ de Madame la Préfidente, c'eft au<br />

contraire monzele pour le fervice de Monfieur,<br />

qui en eft caufe, puifque c'eft lui<br />

qui m'a fait partir a crois heures du matin;


Les Liaifons dangereufes. 95<br />

ce qui fait que je n'ai pas vu Mlle. Julie<br />

la veille, au foir, comme de coutume,<br />

ayanc été coucher au Tournebride, pour<br />

ne pas réveiller dans ie CMteau.<br />

Quant a ce que Monfieur me reproche<br />

d'être fouvent fans argent, d'abord c'eft<br />

que j'aime a me tenir proprement, comme<br />

Monfi ur peut voir; & puis il faut bien<br />

foutenir 1'honneur de 1'habit qu'on porte :<br />

je fais bien que je devrois peut-être un peu<br />

épargner pour la fuite; mais je me confie<br />

entiérement dans la générofité de Monfieur,<br />

qui eft fi bon Maicre.<br />

Pour ce qui eft d'entrer au fervice de<br />

Madame de Tourvel , en reftant h celui<br />

de Monfieur, j'efpere que Monfieur nel'exigera<br />

pas de moi. C'étoit bien différent chez<br />

Madame la Duchefle; mais afiurément je<br />

n'irai pas porter ia livrée , & encore une<br />

Jivrée de Robe, après avoir eu 1'honneur<br />

d'être ChafTeur de Monfieur. Pour tout<br />

ce qui eft du refte, Monfieur peut difpofer<br />

de celui qui a 1'honneur d'être, avec<br />

autant de refpecl que d'affeétion, fon treshu<br />

mble ferviteur.<br />

Rovx AZOLAN, Chapur.<br />

Paris, ce 5 OB, i7..,,a onze heures du foir.


j6<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CVI1I.<br />

La Préfidente DETOURVELÓ Madame<br />

DE ROSEMO NDE.<br />

O MON indulgente mere , que j'ai de<br />

grace a vous rendre, & que j'avois befoin de<br />

votre Lettre! Je 1'ai lue & relue fans cefTe;<br />

je ne pouvois pas m'en détacher. Je lui dois<br />

<strong>les</strong> feuls moments moins pénib<strong>les</strong> que j'aie<br />

paffes depuis mon départ. Comme vous<br />

êtes bonne ! la fagefïe , la vertu, favent<br />

donc compatir a la foibleflê; vous avez pitié<br />

de mes maux! ah! fi vous <strong>les</strong> connoiffiez!...<br />

ils font affreux. Je croyois avoir<br />

éprouvé <strong>les</strong> peines de 1'amour; mais le tourment<br />

inexprimable, celui qu'il faut avoir<br />

fenti pour en avoir 1'idée, c'eft de fe féparer<br />

de ce qu'on aime, de s'en féparer pour<br />

toujours!... Oui, la peine qui m'accable<br />

aujourd'hui reviendra demain , après demain<br />

, toute ma vie! Mon Dieu, que je<br />

fuis jeune encore, qu'il me refte de temps<br />

\ fouftrir!<br />

Etre foi-même Fartifan de fon malheur;<br />

fe déchirer le coeur de fes propres mains;<br />

& tandis qu'on fouffre ces douleurs infupportab<strong>les</strong>,<br />

fentir a chaqne inflant qu'on<br />

peut


Les Liaifons dangereufes. 07<br />

peut <strong>les</strong> faire ceflèr d'un mot, & que ce<br />

mot foit un crime! ah, mon amie.'...<br />

Quand j'ai pris ce parti fi pénible de m'éloigner<br />

de lui, j'efpérois que 1'abfence augmenteroit<br />

mon courage & mes forces; combien<br />

je me fuis trompée.' il femble au contraire<br />

qu'elle ait achevé de <strong>les</strong> décruire. J'avois<br />

plus a combattre , il eft vrai : mais<br />

même en réfiflant, tout n'étoit pas privation;<br />

au moins je fe voyois quelquefois;<br />

fouvent même fans ofer porter mes regards<br />

fur lui, je fentois <strong>les</strong> fiens fixés fur moi:<br />

oui, mon,amie, je <strong>les</strong> fentois; il fembloit<br />

qu'ils réchauffaffent mon ame; & fans paffér<br />

par mes yeux , ils n'en arrivoient pas<br />

moins a mon cceur. A préfent, dans ma<br />

pénible^folitude, ifolée de tout ce qui m'eft<br />

cher, tête-a-tête avec mon infortune, tous<br />

<strong>les</strong>moments de ma trifte exiftence font marqués<br />

par mes larmes, & rien n'en adoucit<br />

1'amertume; nulle confolation ne fe mêle h<br />

mes facrifices; & ceux que j'ai faits jufqu'a<br />

préfent, n'ont fervi qu'a me rendre plus<br />

douloureux ceux qui me reftent a faire.<br />

_ Hier, encore, je 1'ai bien vivement fenti.<br />

Dans <strong>les</strong> Lettres qu'on m'a remifes, il<br />

y en avoit une de lui; on étoit encore a<br />

deux pas de moi, que je 1'avois reconnue<br />

entre <strong>les</strong> autres. Je me fuis levée involontairement;<br />

je tremblois, j'avois peine a<br />

cacher mon émodon; & eet étac n'écoic<br />

Partie UI.<br />

E


o8 Les Liaifons dangereufes.<br />

pas fans plaifir. Reftée feule le moment d'après,<br />

cette trompeufe douceur s'eft bientöt<br />

éranouie, & ne m'a laiffé qu'un facrifice<br />

de plus a faire. En effet, pouvois-je ouvrir<br />

cette Lettre, que pourtant je brülois<br />

de lire? Par la fatalité qui me pourfuit, <strong>les</strong><br />

confolations qui paroifient fe préfenter a<br />

moi, ne font au contraire que m'impofer<br />

dj nouvel<strong>les</strong> privations; & cel<strong>les</strong>-ci deviennent<br />

plus cruel<strong>les</strong> encore , par 1'idée que<br />

M. de Valmont <strong>les</strong>partage.<br />

Le voila enfin, ce nom qui m'occupe<br />

fans cefiè, ék que j'ai eu tant de peine a<br />

écrire; 1'efpece de reproche que vous m'en<br />

foites, m'a véritablement allarmée. Je vous<br />

fupplie de croire qu'une faufie honre n'a<br />

point altéré m'a confiance en vous; & pourquoi<br />

craindrois-je de le nommer ? ah! je<br />

rougis de mes fentiments, & non de 1'objet<br />

qui <strong>les</strong> caufe. Quel autre que lui eft<br />

plus digne de <strong>les</strong> infpirer! Cependant, je<br />

r,e fais pourquoi ce nom ne fe préfente<br />

point naturellement fous ma plume; & cette<br />

fois encore, j'ai eu befoin de réflexion pour<br />

le placer. Je reviens a lui.<br />

Vous me mandez qu'il vous a paru vivement<br />

affeclé de mon départ. Qu'a-t-il<br />

donc fait? qu'a-t-il dit? a-t-il parlé de revenir<br />

a Paris ? Je vous prie de Pen détourner<br />

autanc que vous pourrez. S'il m'a bien<br />

jugé, il ne doit pas m'en vouioir de cette


Les Liaifons dangereufes. 99<br />

démarche : mais il doit fentir auffi que c'eft<br />

un parti pris fans retour. Un de mes plus<br />

grands tourments, eft de ne pas favoir ce<br />

qu'il penfe. j'ai bien encore Ia fa Lettre...;<br />

mais vous êtes fürement de mon avis ,'ie<br />

ne dois pas 1'ouvrir.<br />

Ce n'eft que par vous, mon indulgente<br />

amie, que je puis ne pas être entiéremenc<br />

leparée de lui. Je ne veux pas abufer de<br />

vos bontés ; je fens a merveille que vos<br />

Lettres ne peu vent pas être longues; mais<br />

vous ne refuferez pas deux mots a votre<br />

enfant; un pour fouremï fon courage, &<br />

1 autre pour 1'en confoler. Adieu, ma refpeclable<br />

amie.<br />

Paris , ce 5 O&obre if. ..<br />

L E T T R E C I X .<br />

CÉCILE VOLANGES, d la Marquife<br />

DE<br />

MEKTEUIL.<br />

v-«E neft que d'aujourd'hui, Madame,<br />

que j ai remis a M . de Valmont la Lettre<br />

que vous ^m'avez fait 1'honneur de m'écnre.<br />

Je 1'ai gardée quatre jours, malgré<br />

es frayeurs que j'avois fouvent qu'on ne<br />

la trouvat, mais je la cachois avec bien<br />

E ij


ioo<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

du foin; & quand le chagrin me reprenoit,<br />

je m'enfermois pour la relire.<br />

Je vois bien que ce que je croyois un li<br />

grand malheur, n'en eft prefque pas un;<br />

& il faut avouer qu'il y a bien du plaifir:<br />

de facon que je ne m'afflige prefque plus.<br />

II n'y a que 1'idée de Danceny qui me tourmente<br />

toujours quelquefois. Mais il y a déja<br />

tout plein de moments oü je n'y fonge pas<br />

du tout! aufii c'eft que M. de Valmont eft<br />

bien aimable!<br />

Je me fuis raccommodée avec lui depuis<br />

deux jours : ca m'a été bien facile ;<br />

car je ne lui avois encore dit que deux<br />

paro<strong>les</strong>, qu'il m'a dit que fi j'avois quelque<br />

chofe a lui dire, il viendroit le foir<br />

dans ma chambre, & je n'ai eu qu'a répondre<br />

que je le voulois bien. Et puis,<br />

dès qu'il y a été, il n'a pas paru plus<br />

faché que fi je ne lui avois jamais rien<br />

fait. 11 ne m'a grondée qu'après , & encore<br />

bien doucement; & c'étoit d'une maniere....<br />

Tout comme vous; ce qui m'a<br />

prouvé qu'il avoit aufli bien de 1'amitié<br />

pour moi. ,<br />

Je ne faurois vous dire combien il m a<br />

raconté de drö<strong>les</strong> de chofes, & que je n'aurois<br />

jamais crues; particuuérement fur Maman.<br />

Vous me feriez bien plaifir de me<br />

'mander fi tout ea eft vrai,. Ce qui eft bien<br />

für, c'eft que je ne. pouvois pas me re-


Les Liaifons dangereufes. 101<br />

tenir de rire; fi bien qu'une fois j'ai ri aux<br />

éclats, ce qui nous a faic bien peur : car<br />

Maman auroic pu entendre; & fi elle étoit<br />

venue voir, qu'eft-ce que je ferois devenue<br />

? C'eft bien pour le coup qu'elle m'auroit<br />

remife au Couvent!<br />

Comme il faut être prudent, & que ,<br />

comme M. de Valmont m'a dit lui-même,<br />

pour rien au monde il ne voudroit rifquer<br />

de me compromectre, nous fommes convenus<br />

que dorénavant il viendroit feulement<br />

ouvrir la porte, & que nous irions<br />

dans fa chambre. Pour la, il n'y a rien a<br />

craindre; j'y ai déja été hier, & aéhiellement<br />

que je vous écris, j'attênds encore<br />

qu'il vienne. A préfent, Madame, j'efpere<br />

que vous ne me gronderez plus.<br />

II y a pourtant une chofe qui m'a bien<br />

furprife dans votre Lettre ; c'eft ce que<br />

vous me mandez pour quand je ferai mariée<br />

, au fujet de Danceny & de M. de<br />

Valmont. II me femble qu'un jour h i'Opéra,<br />

vous me difiez au contraire qu'une<br />

fois mariée , je ne pourrois plus aimer que<br />

mon mari, & qu'il me faudroit même oublier<br />

Danceny : au refte , peut-être que<br />

j'avois ma! entendu , & j'aime bien mieux<br />

que cela foit autrement, paree qu'a préfent,<br />

je ne craindrai plus tant le moment<br />

de mon mariage. Je le defire même, puifque<br />

j'aurai plus de liberté ; &; j'efpere<br />

E iij


102 Les Liaifons dangereufes.<br />

qu'alors je pourrai m'arranger de faeon a<br />

ne plus fonger qu'a Danceny. Je fens bien<br />

que je ne ferai véritablement heureufe qu'avec<br />

lui : car a préfent fon idéé me tourmente<br />

toujours, & je n'ai de bonheur que<br />

quand je peux ne pas penfer a lui; ce qui<br />

eft bien difficile; & dès que j'y penfe, je<br />

redeviens chagrine tout de fuite.<br />

Ce qui me confole un peu, c'eft que<br />

vous m'affurez que» Danceny m'en aimera<br />

davantage : mais en êtes-vous bien füre?..;<br />

Oh! oui, vous ne voudriez pas me tromper.<br />

C'eft pourtant plaifant que ce foit Danceny<br />

que j'aime, & que M. de Valmont...<br />

Mais, comme vous dites, c'eft peut-être<br />

un bonheur! Enfin, nous verrons.<br />

Je n'ai pas trop entendu ce que vous<br />

me marquez au fujet de ma facon d'écrire.<br />

II me femble que Danceny trouve mes<br />

Lettres bien comme el<strong>les</strong> font. Je fens<br />

pourtant bien que je ne dois rien lui dire<br />

de tout ce qui fe paffe avec M. de Valmont<br />

; ainfi vous n'avez que faire de<br />

craindre.<br />

Maman ne m'a point encore parlé de<br />

mon mariage : mais hiffez faire; quand elle<br />

m'en pariera , puifque c'eft pour m'attraper,<br />

je vous promets que je faurai mentir.<br />

Adieu, ma bien bonne amie; je vous<br />

remercie s<br />

bien, & je vous promets que je<br />

n'oublierai jamais toutes vos bontés pour


Les Liaifons dangereufes. 103<br />

mol. II faut que je finiftè, car il eft prés<br />

d'une heure; ainfi M. de Valmont ne doit<br />

pas tarder.<br />

Du CAd't'eau de... ce 10 QBobre 17...<br />

L E T T R E CX.<br />

Le Ficomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE<br />

MERTEUIL.<br />

I^VISSANCRS du Ciel, favois une<br />

ame pour la douleur, donnez-m'en une<br />

pour la félicité Qiy! C'eft, je crois, le tendre<br />

Saint-Preux qui s'exprime ainfi. Mieux<br />

parcagé que lui, je pofiede a-la-fois <strong>les</strong> deux<br />

exiftences. Oui, mon amie, je fuis en même-temps,<br />

très-heureux & trés-malheureux<br />

; & puifque vous avez mon entiere<br />

confiance, je vous dois le doublé récit de<br />

mes peines & de mes plaifirs.<br />

Sachez donc que mon ingrate Dévote<br />

me tient toujours rigueur. J'en fuis h ma<br />

quatrieme Lettre renvoyée. J'ai peut-être<br />

tort de dire la quatrieme; car ayant bien<br />

deviné dès le premier renvoi, qu'il feroit<br />

(0 Nouvelle Héloïfe,<br />

E ir


io4 Les Liaifons dangereufes.<br />

fuivi de beaucoup d'autres, & ne voulant<br />

pas perdre ainfi mon temps , j'ai pris le parti<br />

de mettre mes doléances en lieux communs,<br />

& de ne point dater : & depuis ie<br />

fecond Courier , c'efi: toujours la même<br />

Lettre qui va & vient; je ne fais que changer<br />

1'enveloppe. Si ma Belle finit comme<br />

finiffent ordinairement <strong>les</strong> Bel<strong>les</strong>, & s'atrendrit<br />

un jour au moins de laffitude, elle<br />

gardera enfin Ia miflive, & il fera temps<br />

alors de me remettre au courant. Vous<br />

voyez qu'avec ce nouveau genre de correfpondance<br />

, je ne peux pas être parfai*<br />

tement inftruit.<br />

J'ai découvert pourtant que la légere perfonne<br />

a changé de confidente : au moins<br />

me fuis-je affuré que, depuis fon départ du<br />

Chateau , il n'eft venu aucune Lettre d'elle<br />

pour Madame de Volanges, tandis qu'il en<br />

eft venu deux pour la vieille Rofemonde; &<br />

comme celle-ci ne nous en a rien dit, comme<br />

elle n'ouvre plus la bouche de fa chere<br />

Belle, dont auparavant elle parloit fans ceffe,<br />

j'en ai conclu que c'étoit elle qui avoit<br />

la confidence. Je préfume que, d'une part,<br />

le befoin de parler de moi, & de 1'autre,<br />

la petite honte de revenir vis-a-vis de Madame<br />

de Volanges fur un fentiment fi longtemps<br />

défavoué, ont produit cette grande<br />

révolution. Je crains encore d'avoir perdu<br />

au change : car plus <strong>les</strong> femmes vieiliiflènt,


Les Liaifons dangereufes. 105<br />

& plus el<strong>les</strong> deviennent rêches & féveres.<br />

La première lui auroit bien die plus de mal<br />

de moi: mais celle-ci lui en dira plus de<br />

1'amour; & la fenfible Prude a bien plus de<br />

frayeur du fentiment que de la perfonne.<br />

Le feul moyen de memettreau fait, eft,<br />

comme vous voyez, d'intereepter le commerce<br />

clandeftin. J'en ai déja envoyé Pordre<br />

a mon Chaflèur; & j'en attends 1'exécution<br />

de jour en jour. Jufques-la, je ne<br />

puis rien faire qu'au bafard : aufli, depuis<br />

huit jours, je repafle inutüement tous <strong>les</strong><br />

moyens connus, tous ceux des Romans &<br />

de mes Mémoires fecrets; je n'en trouve<br />

aucun qui convienne, ni aux circonftances<br />

de Paventure, ni au caraétere de 1'héroïne.<br />

La difficulcé ne feroit pas de m'introduire<br />

chez elle, même la nuit; même encore<br />

de 1'endormir, & d'en faire une nouvelle<br />

Clariflè :mais après plus de deux mois<br />

de foins &depeines, recourir a des moyens<br />

qui mefoient étrangers! me trainer fervilement<br />

fur la tracé'des autres, & triompher<br />

fans gloire!... Non, elle n'aura pas<br />

<strong>les</strong> plaifirs du vice & <strong>les</strong> honneurs de<br />

la vertu (1). Ce n'eft pas afiez pour moi<br />

de la pofféder, je veux qu'elle fè livre.Or,<br />

il faut pour cela non-feulement pénétrer<br />

(1) Nouvelle Héloïf*.<br />

E v


106 Les Liaifons dangereufes.<br />

jufqu'aelle, mais y arriver de fon aveu; Ia<br />

trouver feu!e& dans 1'intention de m'écouter;<br />

fur-tout lui fermer <strong>les</strong>yeux furie danger;<br />

car fi elle le voit, elle laura le furmoncer<br />

ou mourir. Mais mieux je fais ce<br />

qu'il faut faire, plus j'en trouve 1'exécution<br />

difficile; & duflïez-vous encore vous moquer<br />

de moi, je vous avouerai que mon<br />

embarras redouble a mefure que je m'en occupe<br />

davantage.<br />

La tête m'en tourneroit, je crois, fans<br />

<strong>les</strong> heureufes diftractions que me donnenotre<br />

commune pupille, c'eft a elle que je dois<br />

d'avoir encore a faire aucre chofe que des<br />

Elégies.<br />

Croiriez-vous que cette petite fille étoit<br />

telk-ment effarouchée, qu'il s'eft paffé trois<br />

grands jours avant que votre Lettre ait produit<br />

tout fon effet? voila comme une feule<br />

idéé füufiè peut gacer Ie plus heureux naturel<br />

!<br />

Enfin , ce n'eft que Samedi qu'on eft<br />

venu toumer autour de moi, & me balbutier<br />

quelques mots, encore prononcés fi<br />

bas & tellement étouffes par la honte, qu'il<br />

étoit impotfible de <strong>les</strong> entendre. Mais la<br />

rougeur qu'ils cauferent m'en fit deviner<br />

le fens. Jufques - la je m'étois tenu fier :<br />

mais fléchi par un fi plaifant repentir, je<br />

voulusbien promettr% d'aller trouver le foir<br />

même la jolie Pénitente; & cette grace de


Les Liaifons dangereufes. 107<br />

rna pare , fut recue avec toute Ia recon-<br />

«oiffance due a UIT fi grand bienfait.<br />

Comme je ne perds jamais de vue ni vos<br />

projets ni <strong>les</strong> rfiiéns, j'ai réfolu de profirer<br />

de cectc occafion pour connoitre au jufte<br />

ia valeur de cette enfant, & aufli pour accélérer<br />

fon éducation. Mais pour fuivre ce<br />

travail avec plus de liberté, j'avois befoin<br />

de changer le lieu de nos rendez vous;<br />

car un fimple cabinet qui fépare la chambre<br />

de votre pupiile de celle de fa mere,<br />

pe pouvoit fui infpirer aflèz de fécurité, pour<br />

la tóffer fe déployer a 1'aife. Jem'étoisdonc<br />

promis de faire innocemment quelque bruit,<br />

qui püt lui caufer aflèz de crainte pour la<br />

décider a prendre, a 1'avenir, un afyie plus<br />

lur; elle m'a encore épargné ce foin.<br />

La petite perfonne efi: rieufe; & pour<br />

favorifer fa gaieté, je m'avifai, dans nos<br />

entr'aétes, de lui raconter toutes <strong>les</strong>. aventures<br />

fcandaleufes qui me paflbient par la<br />

tête; & pour <strong>les</strong> rendre plys piquantes &<br />

fixer davantage fon attention, je <strong>les</strong> mettois<br />

toutes fur le compte de fa Maman , que<br />

je me plaifois a chamarrer ainfi de vices &<br />

de ridicu<strong>les</strong>.<br />

Ce ti'étoit pas fans motif que j'avois fait<br />

ce choix; il encourageoit mieux que tout<br />

«iTtre ma timide écoliere, & je lui infpirois<br />

en mème-temps Ie plus profond mépris pour<br />

fa mere, J'ai remarqué depuis long-temps,<br />

E vj


•oS Les Liaifons dangereufes.<br />

que fi ce moyen n'eft. pas toujours néceflaire<br />

a employer pour féduire une j'eune fille,<br />

il eft indifpenfable , & fouvent même le<br />

plus efrkace, quand on veut la dépraver;<br />

car celle qui ne refpecte pas fa mere, ne<br />

fe refpeftera pas elle-même : vérité morale,<br />

que je crois fi utile , que j'ai été bienaife<br />

de fournir un exemple a 1'appui du<br />

piécepte.<br />

Cependant votre pupille, qui ne fongeoit<br />

pas a la morale, étouflbit de rire a chaque<br />

inftant; & enfin, une fois, elle penfaéchter.<br />

Je n'eus pas de peine a lui faire croire<br />

qu'elle avoit fait un bruit affreux. Je ftignis<br />

une grande frayeur, qu'elle partagea<br />

facilement. Pour qu'elle s'en reiïbuvint<br />

mieux, je ne permis plus au plaifir de reparoïtre,<br />

& la laiflai feule trois heures, plutot<br />

que de coucume : aufli convinmes-nous,<br />

en nous féparant, que dés le lendemain ce<br />

feroit dans ma chambre que nous nous raffemblerions.<br />

Je 1'y ai déja recue deux fois; & dans<br />

ce court intervalle, 1'écoliere eft devenue<br />

prefqu'aufli favante que le maitre. Oui, en<br />

vérité, je lui ai toutappris, jufqu'aux complaifances<br />

! je n'ai excepté que <strong>les</strong> précautions.<br />

Ainfi occupé toute la nuit, j'y gagne de<br />

dormir une grande partie du jour; & com-<br />

TCA la fociécé cctuelle du Chlceau n'a rien


Les Liaifons dangereufes. 109<br />

qui m'atcire, a peine parois-je une heure<br />

au fallon dans la journée. J'ai même d'aujourd'hui<br />

pris le parti de manger dans ma<br />

chambre, & je ne compce plus la quitter<br />

que pour de courtes promenades. Ces bizarreries<br />

pafïènt fur le compte de ma fanté.<br />

j'ai déclaré que j'étois perdu de vapeurs;<br />

j'ai annoncé aufli un peu de fievre. II ne<br />

m'en coüte que de parler d'une voix lente<br />

& éteinte. Quant au changement de ma<br />

figure, fiez-vous-en a votre pupille. Lamour<br />

y pour voir a (1).<br />

J'occupe mon loifir, en rêvant aux moyens<br />

de reprendre fur mon ingrate, <strong>les</strong> avantages<br />

que j'ai perdus, & aufli a compol'er<br />

une efpece de catéchifme de débauche, a<br />

1'ufage de mon écoliere. Je m'amufe a n'y<br />

rien nommer que par le mot technique; &<br />

je ris d'avance de 1'intérefïante converfation<br />

que cela doit fournir entr'elle & Gercourt<br />

la première nuit de leur mariage. Rien n'eft<br />

plus plaifant que 1'ingénuité avec laquelle<br />

elle fe fert déja du peu qu'elle fait de cette<br />

langue! elle n'imagine pas qu'on puiffe parler<br />

autrement. Cette enfant eft réellemenc<br />

féduifante ! Ce contrafte de la candeur<br />

naïve avec le langage de Feffronterie, ne<br />

laiflè pas de faire de l'effec; &, je ne fais<br />

(1) REGJJARD , Folks woureuftst


t io Les Liaifons dangereufes.<br />

pourquoi, il n'y a plus que <strong>les</strong> chofes bh<br />

zarres qui me plaifent.<br />

Peut-être je me Iivre trop a celle-ci,<br />

puifque j'y compromets mon temps & ma<br />

fanté : mais j'efpere que ma feinte maladie,<br />

outre qu'elle me fauvera Pennui du fallon ,<br />

pourra m'être encore de quelqu'utilité auprès<br />

de^ Fsuffere Dévote, dont la vertu tigreffe<br />

s'allie pourtant avec Ia douce fenftbilité!<br />

Je ne doute pas qu'elle ne foit déja<br />

inffruite de ce grand événement, & fai<br />

beaucoup d'envie de favoir ce qu'elle en<br />

penfe ; d'autant plus que je parierois bien<br />

qu'elle ne manquera pas de s'en attribuer<br />

Phonneuf. Je réglerai 1'état de ma fanté<br />

fur 1'impreffion qu'il fera fur elle.<br />

Vous voila > ma belle amie, au courant<br />

de mes affaires comme moi-mSme. Je defire<br />

avoir bientöt des nouvel<strong>les</strong> plus intéreffantes<br />

a vous apprendre; & je vous prie<br />

de croire que, dans le plaifir que je m'en<br />

promets, je compte pour beaucoup la récompenfe<br />

que j'attends de vous.<br />

Du chdteau de..., ce 11 Ö&obre \j..,


Les Liaifons dangereufes.<br />

1 i t<br />

L E T T R E CXI.<br />

Le Comte DE<br />

DE<br />

G E R C O U R T d Madams<br />

VoLANGESi<br />

TL o u T paroit, Madame, devoir être tfan«<br />

quille dans ce pays ; & nous atcendons*<br />

de jour en jour, ia permiflion de rentrer<br />

en France. J'efpere que vous ne douterez<br />

pas que je n'aie toujours le même empreffèment<br />

a m'y rendre , & h y former<br />

<strong>les</strong> noeuds qui doivent m'unir a vous &<br />

a Mlle. de Volanges. Cependant M. le Duc<br />

de... moncoufin, & a qui vous favez que<br />

j'ai tant d'obligations, vient de me faire<br />

part de fon rappel de Nap<strong>les</strong>. H me mande<br />

qu'il compte pafier par Rome, & voir,<br />

dans fa route, la partie d'Italie qui lui refie<br />

a connoitre. II ni'engage a 1'accompagner<br />

dans ce voyage, qui fera environ de fix Cemarnes<br />

ou deux mois. Je ne vous cachepas<br />

qu'il me feroit agréable de profker de cette<br />

occafion; fentant bien qu'une fois marié,<br />

je prendrai difficilement le temps de faire<br />

d'autres abfences que cel<strong>les</strong> que mon fervice<br />

exigera. Peut-êcre aufli feroit-il plus<br />

convenable d'attendre 1'hyver pour ce mariage;<br />

puifque ce ne peut être qu'alors,


li* Les Liaifons dangereufes.<br />

que tous mes parents feront raffemblés ft<br />

Paris, St nommément M. le Marquis de<br />

J qui je dois 1'efpoir de vous appartenir.'<br />

Malgré ces confidérations, mes projet* a<br />

eet égard feront abfolument fubordonnés<br />

aux votres; & pour peu que vous préfériez<br />

vos premiers arrangements, je fuisprêc<br />

a renoncer aux miens. Je vous prie feulement<br />

de me faire favoir le plutót poffible<br />

vos intentions a ce fujet. J'attendrai votre<br />

réponfe ici, & elle feule réglera ma<br />

ö<br />

conduite.<br />

Je fuis avec refpeét, Madame, & avec<br />

tous <strong>les</strong> fentiments qui conviennent a un<br />

lils, votre tres-humble, & c.<br />

Le Comte DE GERCOURT.<br />

Boft ia, ce 10 O&obre 17...<br />

L E T T R E CXII.<br />

Madame DE ROSEMONDE^ la Préfidente<br />

DE TOURVEL.<br />

(Dicïée feukweut).<br />

u E , r e ? o i s r i n f t a n t<br />

^<br />

"Kêrne , ma<br />

chere Belle, votre Lettre du 11 (1), & ] e s<br />

(0 Cette Lettre ne s'eft point reuouvée.


Les Liaifons dangereufes. ng<br />

doux reproches qu'elle contient. Convenez<br />

que vous aviez bien envie de m'en faire<br />

davantage; & que fi vous ne vous étiez pas<br />

refibuvenue que vous étiez ma fille, vous<br />

m'auriez réellement grondée. Vous auriez<br />

été pourtant bien injufte! C'étoit le defir<br />

& 1'efpoir de pouvoir vous répondre moimême,<br />

qui me faifoit différer chaquejour.,<br />

& vous voyez qu'encore aujourd'hui, je<br />

fuis obligée d'emprunter Ia main de ma<br />

Femme-de-chambre. Mon malheureux rhumatifme<br />

m'a pris: il s'eft niché, cette fois,<br />

fur Ie bras droit, & je fuis abfolument manchotte.<br />

Voila ce que c'elt, jeune & fraiche<br />

comme vous êtes, d'avoir une fi vieille amie!<br />

on fouffre de fes incommodités.<br />

Auffi-töt que mes douleurs me donneront<br />

un peu de relache , je me promets<br />

bien de caufer longuement avec vous. En<br />

attendant, fachez feulemenc que j'ai recu<br />

vos deux Lettres; qu'el<strong>les</strong> auroient redoublé,<br />

s'il étoit poflible, ma tendre amitié<br />

pour vous, & que je ne ceflèrai jamais de<br />

prendre part, bien vivement , a tout ce<br />

qui vous intéreiïê.<br />

Mon neveu efl aufli un peu indifpofé,<br />

mais fans aucun danger, & lans qu'il faille<br />

en prendre aucune inquiétude; c'eft une<br />

incommodité légere, qui, a ce qu'il me<br />

femble, aflette plus fon humeur que fa<br />

fanté. Nous ne le voyons prefque plus.


114 Les Liaifons dangereufes.<br />

Sa retraite & votre déparc ne rendenc<br />

pas nptre petit cercle plus gai. La petite<br />

Volanges, fur-tout, vous trouve furieufement<br />

a dire, & Mille, tant que la journée<br />

dure, a avaler fes poings. Particuliérement<br />

uepms quelques jours, elle nous fait 1'honneur<br />

de s'endormir profondément toutes <strong>les</strong><br />

après-dinées.<br />

Adieu , ma chere Belle ; je fuis pour<br />

toujours votre bien bonne amie , votre<br />

Maman, votre feur même, fi mon grand<br />

age me permettoit ce titre. Enfin, je vous<br />

fuis attachée par tous <strong>les</strong> plus tendres fentiments.<br />

Signé ADÉLAÏDE, pour<br />

DE RoSEMONDE.<br />

Madame<br />

Du Chat eau de... ce 14 QStobre 17...<br />

L E T T R E CXIII.<br />

La Marquife DE MERTEUIL au ffcomte<br />

DE VALMONT.<br />

-JE crois devoir vous prévenir, Vicomte,<br />

qu'on commence a s'occuper de vous a<br />

Paris; qu'on y remarque votre abfence,<br />

& que déja on en devine la caufe. J'étois


Les Liaifons dangereufes. 115<br />

hier a un fouper forc nombreux; il y fut<br />

dit pofitivement, que vous étiez retenu au<br />

Village par un amour romanefque & maiheureux<br />

: auffi-tör la joie fe peignit fur ie<br />

vifage de tous <strong>les</strong> envieux de vos fuccès,<br />

& toutes <strong>les</strong> femmes que vous avez négügées.<br />

Si vous m'en croyez, vous ne laiffèrez<br />

pas prendre confiftance a ces bruits dangereux,<br />

& vous viendrez fur-le-champ <strong>les</strong><br />

détruire par votre préfence.<br />

Songez que fi une fois vous laifièz perdre<br />

Fidée qu'on ne vous rélifte pas, vous<br />

éprouverez bientöt qu'on vous réfiftera en<br />

effet plus facilement; que vos rivaux vont<br />

aufli perdre leur refpeét pour vous, & ofer<br />

vous combattre : car lequel d'entr'eux ne<br />

fe croit pas plus fort que la vertu? Songez<br />

fur-tout que dans la multitude des femmes<br />

que vous avez affichées, toutes cel<strong>les</strong> que<br />

vous n'avez pas eues vont tenter de détromper<br />

le public, tandis que <strong>les</strong> autres s'effbrceront<br />

de s'abufer. Enfin , il faut vous actendre<br />

a être apprécié peut-être autant audeflbus<br />

de votre valeur, que vous 1'avez été<br />

au-deflus jufqu'a préfent.<br />

Revenez donc, Vicomte , & ne facrifiez<br />

pas votre réputation h un caprice puéril.<br />

.Vous avez fait tout ce que nous vouüons<br />

de la petite Volanges; & pour votre Préfidente<br />

, ce ne fera pas apparemment en<br />

reftant a dix lieues d'elle, que vous vous


ii 6" Les Liaifons dangereufes.<br />

en paflèrez la fantaifie. Croyez-vous qu'elle<br />

ira vous chercher ? Peut-être ne fönge-c-elle<br />

déja plus a vous, ou ne s'en occupe-t-elle<br />

encore que pour Te féliciter de vous avoir<br />

humilié. Au moins ici pourrez-vous trouver<br />

quelque occafion de reparoirre avec<br />

éclat, & vous en avez befoin; & quand<br />

vous vous obftineriez a votre ridicule aventure,<br />

je ne vois pas que votre retour y<br />

puifle nuire... au contraire.<br />

En effet, fi votre Préfidente vous adore,<br />

comme vous me 1'avez tant dit & fi peu<br />

prouvé, fon unique confolation, fon feul<br />

plaifir, doivent être a préfent de parler de<br />

vous, & -de favoir ce que vous faites, ce<br />

que vous dites, ce que vous penfez, &<br />

jufqu'h la moindre des chofes qui vous intéreflenr.<br />

Ces miferes-la prennent du prix,<br />

en raifon des privations qu'on éprouve. Ce<br />

font <strong>les</strong> miettes de pain tombantes de la<br />

table du r'che : celui-pi <strong>les</strong> dédaigne; mais<br />

le pauvre <strong>les</strong> recueille avidement & s'en<br />

nourrir. Or, la pauvre Préfidente recoit a<br />

préfent toutes ces miferes-la; & plus elle<br />

en aura, moins elle fera prefiee de fe livrer<br />

a 1'appétit du refte.<br />

De plus, depuis que vous connoifTez fa<br />

confidente, vous ne doutez pas quechaque<br />

Lettre d'elle ne contienne au moins un petit<br />

fermon, & tout ce qu'elle croit propre<br />

a Qorroborer fa fageffè, & fortifïer fa


Les Liaifons dangereufes. 117<br />

vertu (1). Pourquoi donc laiflèr a 1'une<br />

des reflburces pour fe défendre, & a 1'autre<br />

pour vous nuire?<br />

Ce n'eft pas que Je fois du tout de votre<br />

avis fur la perte que vous croyez avoir<br />

faite au changement de confidente. D'abord,<br />

Madame de Volanges vous hait, &<br />

la haine eft toujours plus clairvoyante &<br />

plus ingénieufe que 1'amitié. Toute la vertu<br />

de votre vieille tante ne i'engagera pas a<br />

médire un feul inftant de fon cher neveu ;<br />

car la vertu a aufli fes foibleflès. Enfuite<br />

vos craintes portent fur une remarque abfolument<br />

faufle.<br />

II n'eft pas vrai que plus <strong>les</strong> femmes<br />

vieilliffent, & plus el<strong>les</strong> deviennent rêches<br />

& féveres. C'eft de quarante a cinquante<br />

ans que le défefpoir de voir leur<br />

figure fe flétrir, ia rage de fe fentir obligées<br />

d'abandonner des prétentions & des<br />

plaifirs auxquels el<strong>les</strong> tiennent encore, rendent<br />

prefque toutes <strong>les</strong> femmes bégueu<strong>les</strong><br />

& acariatres. II leur faut ce long intervalle<br />

pour faire en entier ce grand facrifice: mais<br />

dès qu'il eftconfommé, toutes fe partagent<br />

en deux claflès.<br />

La plus nombreufe, celle des femmes<br />

qui n'onc eu pour el<strong>les</strong> que leur figure &<br />

(1) On ne s'nvi/i jurjitit ie tout! Comédie,


118 Les Liaifons dangereufes.<br />

leur jeuneffe, tombe dans une imbécille<br />

apathie, & n'en fort plus que pour le jeu<br />

& pour quelques pradques de dévotion;<br />

celle-la eft toujours ennuyeufe , fouvent<br />

grondeufe, quelquefois un peu tracafliere,<br />

mais rarement méchante. On ne peut pas<br />

dire non plus que ces femmes foyent ou ne<br />

foyent pas féveres : fans idéés & fans exiftences,<br />

el<strong>les</strong> répetent, fans le comprendre<br />

& indifféremment, tout ce qu'el<strong>les</strong> entendent<br />

dire, & reftent par el<strong>les</strong>-mêmes abfolument<br />

nul<strong>les</strong>.<br />

L'autre claffe beaucoup plus rare, mais<br />

véritablement précieufe, eft celie des femmes,<br />

qui, ayant eu un caraélere, & n'ayant<br />

pas négligé de nourrir leur raifon, favent<br />

fe créer une exiftence, quand celle de la<br />

nature leur manque; & prennent le parti<br />

de mettre a leur efprit, <strong>les</strong> parures qu'el<strong>les</strong><br />

employoient avant pour leur figure. Cel<strong>les</strong>ci<br />

ont pour 1'ordinaire le jugement trèsfain,<br />

& 1'efprit a-Ia-fois folide, gai & gracieux.<br />

El<strong>les</strong> remplncent <strong>les</strong> charmes féduifants<br />

par 1'attachante bonté, & encore par<br />

1'enjouement dont le charme augmente en<br />

proportion de lage : c'eft ainfi qu'el<strong>les</strong><br />

parviennent en quelque forte a fe rapprocher<br />

de la jeuneffe en s'en faifant aimer,<br />

Mais alors, loin d'être comme vous le<br />

dites, rêches & féveres, 1'habitude de 1'indulgence,<br />

leurs longues réflexions fur la


Les Liaifons dangereufes.. ny<br />

foibleflê humaine, & fur-touc <strong>les</strong> fouvenirs<br />

de leur jeuneflè , par lefquels feuls<br />

el<strong>les</strong> ciennent encore a la vie, <strong>les</strong> placeroienc<br />

plutöt, peut-être, trop prés de la<br />

facilicé.<br />

Ce que je veux vous dire enfin, c'efi:<br />

qu'ayanc toujours recherché <strong>les</strong> vieil<strong>les</strong> femmes,<br />

dont j'ai reconnu de bonne heure i'utilité<br />

des fuffrages, j'ai rencontré plufieurs<br />

dentr'el<strong>les</strong> auprès de qui 1'inclination me<br />

ramenoic autanc que 1'intérêt. Je m'arrêtelh<br />

: car a préfent que vous vous ènfiammes<br />

fi vïte & fi moralement, j'aurois peur que<br />

vous ne devinffiez fubitement amoureux de<br />

votre vieille tante, & que vous ne vous<br />

enterraffiez avec elle dans le tombeau oü<br />

vous vivez déja depuis fi long-temps. Je reviens<br />

donc.<br />

Maigré 1'enchantement oü vous me paroiffez<br />

être de votre petite écoliere, je ne'<br />

peux pas croire qu'elle entre pour quelque<br />

chofe dans vos projets. Vous 1'avez trouvée<br />

fous la main, & vous 1'avez prife : a la<br />

bonne^ heure! mais ce ne peut pas être-la<br />

un goür. Ce n'eft même pas, a vrai dire,<br />

une entiere jouiflance : vous ne poffèdez<br />

abfolument que fa perfonne ! je ne parie<br />

pas de fon coeur, dont je me doute bien<br />

que vous ne vous fouciez guere : mais<br />

vous n'occupez feulement pas fa tête. Je<br />

ne fais pas fi vous vous en êtes appcrcu,


iuo Les Liaifons dangereufes.<br />

mais moi j'en ai la preuve dans la derniere<br />

Lettre qu'elle m'a écrite (i); je<br />

vous lenvoye pour que vous en jugiez.<br />

Voyez donc que quand elle y parle de<br />

vous, c'eft toujours M. de Valmont; que<br />

toutes fes idéés, même cel<strong>les</strong> que vous<br />

lui faites naitre, n'aboutiflent jamais qu'a<br />

Danceny; & lui, elle ne 1'appelle pas Monfieur,<br />

c'eft bien toujours Danceny feulement.<br />

Par-la, elle le diftingue de tous <strong>les</strong><br />

autres; & même en fe livrant a vous, elle<br />

ne fe familiarife qu'avec lui. Si une telle<br />

conquête vous paroït féduifante , fi <strong>les</strong><br />

plaifirs qu'elle donne vous attachent, aflurément<br />

vous êtes modefte & peu difficile!<br />

Que vous la gardiez, j'y confens; cela entre<br />

même dans mes projets. Mais il me<br />

femble que cela ne vaut pas de fe déranger<br />

un quart-d'heure; qu'il faudroit aufli<br />

avoir quelqu'empire, & ne lui permettre,<br />

par exemple, de fe rapprocher de Danceny,<br />

qu'après le lui avoir fait un peu plus<br />

oublier.<br />

Avant de ceffer de m'occuper de vous,<br />

pour venir a moi, je veux encore vous<br />

dire que ce moyen de maladie que vous<br />

m'annoncez vouloir prendre, eft bien connu<br />

& bien ufé. En vérité, Vicomte, vous<br />

n'êtes<br />

(i) Voye^ U Lettre CIX,


Les Liaifons dangereufes.<br />

n'êtes pas inventif! Moi, je me tépete<br />

aufli quelquefois, comme vous allez voir;<br />

mais je tache de me fauver par <strong>les</strong> détails,<br />

& fur-cout le fliccès me juftine. Je vais<br />

encore en tenter un, & courir une nouvelle<br />

aventure. Je conviens qu'elle n'aura<br />

pas le mérite de la difficuhé; mais au moins<br />

fera-ce une diftraétion, & je m'ennuye a<br />

périr.<br />

Je ne fais pourquoi, depuis 1'aventure<br />

de Prévan , Belleroche m'eft devenu infupportable.<br />

II a tellement redoublé d'attention,<br />

de tendrefle, de vénération, que<br />

je n'y peux plus tenir. Sa colere , dans<br />

le premier moment, m'avoit paru plaifance;^<br />

il a pourtant bien fallu la calmer, car<br />

ceut été me compromettre que de le laiffer<br />

faire : & il n'y avoit pas moyen de lui<br />

faire entendre raifon. J'ai donc pris le partï<br />

de lui moncrer plus d'amour, pour en venir<br />

a bout plus facilement : mais lui a<br />

pris cela au férieux; & depuis ce temps<br />

il m'excede par fon enchantement éternel.<br />

Je^remarque fur-tout 1'infultante confiance<br />

qu'il prend en moi, & la fécurité avec<br />

laquelle il me regarde comme a lui pour<br />

toujours. J'en fuis vraiment humiliée. II<br />

me prife donc bien peu, s'il croit valoir<br />

affez pour me fixer! Ne me difoit-il pas<br />

derniérement que je n'aurois jamais aimé<br />

un autre que lui? Oh! pour le coup, j'ai<br />

Partie UI.<br />

F<br />

x%i


122 Les Liaifons dangereufes.<br />

eu beföiti de toute ma prudence, pour ne<br />

pas le détromper fur-le-champ, en lui difant<br />

ce qui en étoit. Voila, cerr.es, un<br />

plaifant Monfieur, pour avoir un droic exclufif!<br />

Je conviensqu'il eftbien fait Scd'une<br />

affez belle figure : mais, a tout prendre,<br />

ce n'eft, au fait, qu'un manoeuvre d'amour.<br />

Enfin, le moment eft venu, il faut nous<br />

féparer.<br />

J'eflaye déja depuis quinze jours, & j'ai<br />

employé, tour-a-tour, la froideur, le caprice,<br />

1'humeur, <strong>les</strong> querel<strong>les</strong>; maisle tenace<br />

perfonnage ne quitte pas prife ainfi:<br />

il faut donc prendre un parti plus violent;<br />

en conféquence, je 1'emmene a ma campagne.<br />

Nous partons après demain. II n'y aura<br />

avec nous que quelques perfonnes défintéreffées<br />

& peu clairvoyantes, & nous y<br />

aurons prefque autant de liberté que fi<br />

nous y étions feuls. La, je le furchargerai<br />

a tel pbint d'amour & de careiTes ,<br />

nous y vivrons fibien 1'un pour 1'autre uniquement,<br />

que je parie bien qu'il defirera<br />

plus* que moi la fin de ce voyage, dont<br />

il fe fait un fi grand bonheur; & s'il n'en<br />

revient pas plus ennuyé de moi que je ne<br />

le fuis de kii , dites, j'y confens , que je<br />

n'en fais pas plus que vous.<br />

Le prétexte de cette efpece de retraite,<br />

eft de m'occuper férieulement de mon grand<br />

procés, qui, en effet, fe jugera enfin au


Les Liaifons dangereufes.<br />

commencement de 1'hyver. J'en fuis bienaife;<br />

car il eft vraiment défagréable d'avoir<br />

ainfi toute fa fortune en 1'air. Ce n'eft pas<br />

que je fois inquiete del'événement; d'abord<br />

3 ai raifon, tous mes Avocats me 1'affurenu<br />

& quand je ne 1'aurois pas, je ferois donc<br />

bien mal-adroite, fi je ne favois pas gagner<br />

un procés, oü je n'ai pour adverfaires que<br />

des mineurs encore en bas age , & leur<br />

vieux tuteur 1 Comme il ne faut pourtant<br />

rien négliger dans une affaire fi importante,<br />

j'aurai effeclivemeiit avec moi deux<br />

Avocats. Ce voyage ne vous paroit-il pas<br />

gai? Cependants'il rne fait gagner mon proces<br />

& perdre Belleroche, je ne regrertera»<br />

pas mon temps.<br />

A préfent, Vicomte , devinez le fucceffeur;<br />

je vous le donne en cent. Mais bon!<br />

ne fais-je pas que vous ne devinez jamais<br />

rien ? hé bien, c'eft Danceny. Vous êtes<br />

étonné, n'eft-ce pas? car enfin je ne fui»<br />

: pas encore réduite a 1'éducation des enfants.<br />

! Mais celui-ci mérite d'être excepté • il n'a<br />

{ que <strong>les</strong> graces de la jeuneffe , & non Ia<br />

frivohte. Sa grande réferve dans le cercle<br />

;| eft tres-propre a éloigner tous <strong>les</strong> foupcons,<br />

? ° n " e l e n cr O"ve que plus aimable, quand<br />

I il fe Iivre dans le tête-h-têce. Ce n'eft pas<br />

|que j'en aye déja eu avec lui pour mon<br />

compte, je ne fuis encore que fa couffden-<br />

,te; mais fous ce voile de 1'amicié, je crois<br />

F ij


124 Les Liaifons dangereufes.<br />

lui voir un goüc très-vif pour moi, & je fens<br />

que j'en prends beaucoup pour lui. Ce feroit<br />

bien dommage que tant d'efprit & de<br />

délicateffe allaflenc fe facrifier & s'abrutir<br />

auprès de cette petite imbécille de Volanges.<br />

J'efpere qu'il fe trompe en croyant<br />

1'aimer : elle eft li loin de le mériter! Ce<br />

n'eft pas que je fois jaloufe d'elle; mais<br />

c'eft que ce feroit un meurtre, & je veux<br />

en fauver Danceny. Je vous prie donc, Vicomte,<br />

de mettre vos foins a ce qu'il ne<br />

puiffè fe rapprocher de fa Cécile (comme<br />

il a encore la mauvaife habitude de la nommer).<br />

Un premier goüt a toujours plus d'empire<br />

qu'on ne croit, & je ne ferois füre de<br />

rien, s'il la revoyoit a préfent, fur-tout<br />

pendant mon abfence. A mon retour, je me<br />

charge de tout, & j'en réponds.<br />

J'ai bien fongé b emmener le jeune homme<br />

avec moi : mais j'en ai fait le facrifice<br />

a ma prudence ordinaire; & puis, j'aurois<br />

craint qu'il ne s'appercüt de quelque chofe<br />

entre Belleroche & moi, & je ferois au défefpoir<br />

qu'il eut la moindre idéé de ce qui<br />

fe paffe Je veux au moins m'offrir a fon<br />

imagination, pure & fans tache ; telle enfin<br />

qu'il faudroit être pour être vraiment digne<br />

de lui.<br />

Paris, ce 15 O&obre 17...


Les Liaifons dangereufes. 125<br />

L E T T R E<br />

CXIV.<br />

La Préfidente DE TOURVEL a Madame<br />

DE<br />

ROSEMONDE.<br />

M A chere amie , je cede a ma vive inquiétude;<br />

& fans favoir fi vous ferez en<br />

état de me répondre, je ne puis m'empêcher<br />

de vous incerroger. L'état de M. de<br />

Valmont , que vous me dites fans danger,<br />

ne me laiftè pas autant de fécurité que vous<br />

paroiffez en avoir. II n'eft pas rare que la<br />

mélancolie & le dégout du monde foyent<br />

des fymptömes avant-coureurs de quelque<br />

maladie grave; <strong>les</strong> fouffrances du eorp3,<br />

comme cel<strong>les</strong> de 1'elprit, font defirer la fi><br />

litude; & fouvent on reproche de Phumeur<br />

a celui dont on devroit feulement plaindre<br />

<strong>les</strong> maux.<br />

II me femble qu'il devroit au moins confulter<br />

quelqu'un. Comment, étant malade<br />

vous-même, n'avez-vous pas un Médecin<br />

auprès de vous ? Le mien que j'ai vu ce<br />

matin, & que je ne vous cache pas que j'ai<br />

confulté indirectement, eft d'avis que, dans<br />

<strong>les</strong> perfonnes naturellement aéïives, cette<br />

efpece d'apathie fubite n'eft jamais a négüger;<br />

&, comme il me difoïc encore, <strong>les</strong><br />

F iij


12 6 Les Liaifons dangereufes.<br />

maladiesne cedent plus au traitement, quand<br />

el<strong>les</strong> n'ont pas été prifes a temps. Pourquoi<br />

faire courir ce rifque a quelqu'un qui vous<br />

eft fi cher ?<br />

Ce qui redouble mon inquiétude, c'eft<br />

que , depuis quatre jours , je ne recois<br />

plus de nouvel<strong>les</strong> de lui. Mon Dieu! ne<br />

me trompez-vous point fur fon état? Pourquoi<br />

auroit-il ceffé de m'écrire tout-a-coup?<br />

Si c'étoit feulement 1'effet de mon obftination<br />

a lui renvoyer fes Lettres, je crois<br />

qu'il auroit pris ce parti plutöt. Enfin,<br />

fans croire aux preflèntiments, je fuis depuis<br />

quelques jours d'une trifteflè qui m'effraye.<br />

Ah! peut-être fuis-je a la veille du<br />

plus grand des malheurs.'<br />

Vous ne fauriez croire, & j'ai honte de<br />

vous c'ire, combien je fuis peinée de ne<br />

plus recevoir ces mêmes Lettres, que pourtant<br />

je refuferois encore de lire. J'étois<br />

füre au moins qu'il s'étoit occupé de moi l<br />

& je voyois quelque chofe qui venoit de<br />

lui. Je ne <strong>les</strong> ouvrois pas, ces Lettres,<br />

mais je pleurois en <strong>les</strong> regardant : mes<br />

larmes étoient plus douces & plus faci<strong>les</strong>;<br />

& cel<strong>les</strong> -la feu<strong>les</strong> diffipoient en partie<br />

1'oppreffion habituelle que j'éprouve depuis<br />

mon retour. Je vous en conjure,<br />

mon indulgente amie, écrivez-moi vousmême,<br />

aufli-töt que vous le pourrez; &<br />

en attendant, faites-moi donner chaque


Les Liaifons dangereufes. 127<br />

jour de vos houvel<strong>les</strong> & des Mennes.<br />

Je m'appergois qu'a peine je vous ai<br />

dit un mot pour vous : mais vous connoiflèz<br />

mes fentiments, mon attachemenc<br />

fans réferve , ma tendre reconnoiffance<br />

pour votre fenfible amitié; vous pardonnerez<br />

au trouble oü je fuis , h mes peines<br />

mortel<strong>les</strong> , au tourment affreux d'avoir<br />

a redouter des maux dont peut-être<br />

je fuis la caufe. Grand Dieu! cette idéé<br />

défefpérante me pourfuit & déchire mon<br />

coeur ; ce malheur me manquoit , & je<br />

fens que je fuis née pour <strong>les</strong> éprouver<br />

tous.<br />

Adieu, ma chere amie ; aimez - moi,<br />

plaignez-moi. Aurai-je une Lettre de vous<br />

aujourd'hui ?<br />

Paris, ce 16 O&obre 17...<br />

L E T T R E<br />

CXV.<br />

Le Ficomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

C^'EST une chofe inconcevable , ma<br />

belle amie , comme aufli - tót qu'on s'éloigne,<br />

on cefle facilement de s'entendre.<br />

Tant que j'étois auprès de vous, nous n'avions<br />

jamais qu'un même fentiment, une<br />

F iv


128 Les Liaifons dangereufes.<br />

même fagon de voir; & paree que, depuis<br />

prés de trois mois, je ne vous vois<br />

plus, nous ne fommes plus de même avis<br />

fur rien. Qui de nous deux a ton ? fürement<br />

vous n'héfiteriez pas fur la réponfe :<br />

mais moi, plus fage ou plus poli, je ne<br />

décide pas. Je vais feulement répondre a<br />

votre Lettre, & continuer de vous expofer<br />

ma conduite.<br />

D'abord, je vous remercie de 1'avis que<br />

vous me donnez des bruits qui courent fur<br />

mon compte ; mais je ne m'en inquiete<br />

pas encore : je me crois für d'avoir bientöt<br />

de quoi <strong>les</strong> faire ceflèr. Soyez tranquille;<br />

je ne reparoitrai dans le monde que<br />

plus célebre que jamais, & toujours plus<br />

digne de vous.<br />

J'efpere qu'on me comptera même pour<br />

quelque chofe, Pa venture de la petite Volanges,<br />

dont vous paroiflèz faire fi peu de<br />

cas : comme fi ce n'étoit rien, que d'enlever,<br />

en une foirée, une jeune fille a fon<br />

Amant aimé; d'en ufer enfuite tant qu'on<br />

Je veut, & abfolument comme de fon bien,<br />

& fans plus d'embarras; d'en obtenir ce<br />

qu'on n'ofe pas même exiger de toutes <strong>les</strong><br />

fil<strong>les</strong> dont c'efi: le métier; & cela, fans la<br />

déranger en rien de fon tendre amour; fans<br />

la rendre inconflante, pas même infidelle :<br />

car, en effet, je n'occupe feulement pas fa<br />

tête.' en force qu'après ma fantaifie paffee,


Les Liaifons dangereufes. 129<br />

je Ia remettrai encre <strong>les</strong> bras de fon Amant,<br />

pour ainfi dire, fans qu'elle fe foit appercue<br />

de rien. Eft-ce donc la une marche fi<br />

ordinaire? & puis, croyez-moi, une fois<br />

fortie de mes mains, <strong>les</strong> principes que je<br />

lui donnene s'en développeront pas moins,<br />

& je prédis que la timide écoliere prendra<br />

bientöt un eflbr propre a faire honneur h<br />

fon maitre.<br />

Si pourtant 011 aime mieux le genre héroïque<br />

, je montrerai la Préfidente, ce modele<br />

cité de toutes <strong>les</strong> vertus ! refpeélée<br />

même de nos plus libertins! telle enfin qu'on<br />

avoit perdu jufqu'a 1'idée de 1'attaquer! je<br />

la montrerai, dis-je, oubliant fes devoirs<br />

& fa vertu, facrifiant fa réputation & deux<br />

ans de fageffè, pour courir après le bonheur<br />

de me plaire, pour s'enivrer de celui<br />

de m'aimer; fe trouvant fuffifamment dédommagée<br />

de tant de facrifices, par un<br />

mot, par un regard, qu'encore elle n'obtiendra<br />

pas toujours. Je ferai plus, je la<br />

quitterai; & je ne connois pas cette femme,<br />

ou je rPaurai point de fucceffeur. Elle réfiftera<br />

au befoin de confolation, a 1'habitude<br />

du plaifir, au defir même de la vengeance.<br />

Enfin, elle n'aura exifté que pour moi; &<br />

que fa carrière foit plus ou moins longue,<br />

j'en aurai feul ouverc & fermé Ia barrière.<br />

Une fois parvenue a ce triomphe, je dirai<br />

atnes rivaux : „ Voyez mon ouvrage, &<br />

F v


ï3o<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

„ cherchez-en dans le fiecle un fecond<br />

„ exemple!"<br />

Vous allez me demander d'oü vient aujourd'hui<br />

eet excès de confiance ? c'efi: que<br />

depuis huit jours je fuis dans la confidence<br />

de ma Belle; elle ne me dit pas fes fecrets,<br />

mais je <strong>les</strong> furprends. Deux Lettres d'elle a<br />

Madame de Rofemonde, m'ont fufïifamment<br />

inftruit, & je ne lirai plus <strong>les</strong> autres que<br />

par curiofité. je n'ai abfolument befoin ,<br />

pour réuflir, que de me rapprocher d'elle,<br />

& mes moyens font trouvés. Je vais ineeflamment<br />

<strong>les</strong> mettre en ufage.<br />

Vous êtes curieufe, je crois ?... Mais<br />

non, pour vous punir de ne pas croire a<br />

mes inventions, vous ne <strong>les</strong> faurez pas.<br />

Tout de bon, vous mériteriez que je vous<br />

refiraflè ma confiance, au moins pour cette<br />

aventure; en efiët, fans le doux prix attaché<br />

par vous a- ce fuccès je ne vous en<br />

parleroisplus. Vous voyez que je fuis faché.<br />

Cependant, dans 1'efpoirque vous vous corrigerez,<br />

je veux bien m'en tenir a cette punition<br />

légere; & revenant a 1'indulgence,<br />

j'oublie un moment mes grands projets,<br />

pour raifonner des vótres avec vous.<br />

Vous voila donc h la campagne, ennuyeufe<br />

comme le fentiment, & trifte comme<br />

la fidélité! Et ce pauvre Belleroche!<br />

vous ne vous contentez pas de lui faire<br />

boire 1'eau d'oubli, vous lui en donnez Ia


Les Liaifons dangereufes. 131<br />

queftion! Comment s'en trouve-t-il ? fupporte-t-il<br />

bien <strong>les</strong> naufées de 1'amour ? Je<br />

voudrois pour beaucoup qu'il ne vous en<br />

devinc que plus attaché; je fuis curieux de<br />

voir quel remede plus efficace vous parviendrez<br />

a employer. Je vous plains , en<br />

venté, d'avoir été obligée de recourir a celui-la.<br />

Je n'ai fait qu'une fois, dans ma vie,<br />

1 amour par procédé. J'avois certainemenc<br />

un grand motif, puifque c'étoit a la Comtefle<br />

de...; & vingt fois, entre fes bras,<br />

j ai été tenté de lui dire : „ Madame, je re-<br />

„ nonce a la place que je follicite, & per-<br />

„ mettez-moi de quitter celle que j'oc-<br />

„ cupe". Aufli, de toutes <strong>les</strong> femmes que<br />

jai eues, c'eft la feule dont j'ai vraiment<br />

plaifir a dire du mal.<br />

Pour votre motif a vous, je Ie trouve,<br />

a vrai dire , d'un ridicule rare ; & vous<br />

aviez raifon de croire que je ne devinerois<br />

pas le fucceflèur. Quoi J c'eft pour<br />

Danceny que vous vous donnez toute cette<br />

peine-la .' Eh 1 ma chere amie , laiflèz-le<br />

adorer/^ vertueufe Cécile, & ne vous compromettez<br />

pas dans cesjeux d'enfants. Laiffez<br />

<strong>les</strong> écoliers fe former auprès des Bonnes,<br />

ou jouer avec <strong>les</strong> penfionnaires a ds<br />

pemsjeux innocents. Comment allez-vous<br />

vous charger d'un novice qui ne faura ni<br />

vous prendre ni vous quitter, & avec qui<br />

ü vous faudra jout faire ? Je vous le dis<br />

F vj


ïj2 Les Liaifons dangereufes.<br />

férieufement, je défapprouve ce choix; &<br />

quelque fecret qu'il reftit , il vous humilieroic<br />

au moins a mes yeux & dans votre<br />

confeience.<br />

Vous prenez, dites-vous, beaucoup de<br />

goüt pour lui : allons donc , vous vous<br />

trompez (ürement, & je crois même avoir<br />

trouvé la caufe de votre erreur. Ce beau<br />

dégout de Belleroche vous eft venu dans<br />

un temps de difette, & Paris ne vous offrant<br />

pas de choix , vos idéés , toujours<br />

trop vives, fe font portées fur le premier<br />

objet que vous avez rencontré. Mais fongez<br />

qu'a votre retour, vous pourrez choifir<br />

entre mille; & fi enfin vous redoutez<br />

1'inaction dans laquelle vous rifquez de tomber<br />

en différant, je m'offre a .vous pour<br />

amufer vos loifirs.<br />

D'ici a votre arrivée, mes grandes affaires<br />

feront terminées de maniere ou d'autre,<br />

& fürement, ni la petite Volanges,<br />

ni la Préfidente elle-même, ne m'occuperont<br />

pas aflez alors, pour que je ne fois<br />

pas a vous autant que vous le defirerez.<br />

Peut-être même, d'ici la, aurai-je déja<br />

remis la petite fille aux mains de fon difcret<br />

Amant. Sans convenir, quoique vous<br />

en difiez, que ce ne foit pas une jouiflance<br />

«ttachante; comme j'ai le projet qu'elle<br />

garde de moi toute fa vie une idéé fupérieure<br />

a celle de tous <strong>les</strong> autres hommes,


Les Liaifons dangereufes. 133<br />

je me fuis mis, avec elle, fur un ton que<br />

Je ne pourrois foutenir long-temps fans altérer<br />

ma fanté; & dès ce moment, je ne<br />

tient plus a elle , que par le foin qu'on<br />

doit aux affaires de familie...<br />

V o i l s<br />

"e m'entendez pas?... C'eft que<br />

j'attends une feconde époque pour confirmer<br />

mon efpoir, & m'affurer que j'ai pleinement<br />

réuffi dans mes projets. Oui, ma<br />

belle amie, j'ai déja un premier indice<br />

que le mari de mon écoliere ne courra<br />

pas <strong>les</strong> rifques de mourir fans poftérité ;<br />

& que le chef de la maifon de Gercourt<br />

ne fera.a 1'avenir qu'un cadet de celle de<br />

Valmont. Mais laifTez-moi finir, a ma fantaifie,<br />

cette aventure que je n'ai entreprife<br />

qu'a votre priere. Songez que fi vous rendez<br />

Danceny inconftant, vous ótez tout Ie<br />

piquanc de cette hiftoire. Confidérez enfin,<br />

que m'offrant pour le préfenter auprès de<br />

vous, j'ai, ce me femble, quelques droits<br />

a Ia préférence.<br />

J'y compte fi bien, que je n'ai pas craint<br />

de contrarier vos vues, en concourant moimême<br />

a augmenter la tendre paffion du<br />

difcret Amoureux, pour lejpremier & digne<br />

objet de fon choix. Ayant donc trouvé hier<br />

votre pupille occupée a lui écrire, & 1'ayant<br />

dérangée d'abord de cette douce occupation<br />

pour une autre plus douce encore, je<br />

lui ai dcmandé, après, de voir fa Lettre;


§34 Les Liaifons dangereufes.<br />

& comme je 1'ai trouvée froide & contrainte,<br />

je lui ai fait fentir que ce n'étoic pas<br />

ainfi qu'elle confoleroit fon Amant, & je<br />

1'ai décidée a en écrire une autre fous ma<br />

diétée ; oü , en imitant du mieux que je<br />

pus fon petit radotage, j'ai taché de nourrir<br />

1'amour du jeune homme par un efpoir<br />

plus certain. La petice perfonne étoit<br />

toute ravie, me difoit-elle, de fe trouver<br />

parler fi bien; & dorénavant je ferai chargé<br />

de la correfpondance. Que n'aurai-je<br />

pas fait pour ce Danceny ? J'aurai été a-lafois<br />

fon ami, fon confident, fon rival &<br />

fa maitreflè ! Encore, en ce moment, je<br />

lui rends le fervice de le fauver de vos liens<br />

dangereux. Oui, fans doute, dangereux:<br />

car vous pofleder & vous perdre , c'eft<br />

acheter un moment de bonheur par une<br />

éternité de regrets.<br />

Adieu, ma belle amie; ayez le courage<br />

de dépêcher Belleroche le plus que vous<br />

pourrez. Laiiïèz la Danceny, & préparezvous<br />

a retrouver , & ame rendre <strong>les</strong> délicieux<br />

plaifirs de notre première liaifon.<br />

P. S. Je vous fais compliment fur Ie jugement<br />

prochain du grand procés. Je ferai<br />

fort aife que eet heureux événement arrivé<br />

fous mon regne.<br />

Du chdteau de... ce 19 Qclobre 17...


Les Liaifons dangereufes. 135<br />

L E T T R E CXVI.<br />

Le Chevalier DANCENY CS CÉCILE<br />

VOLANGES.<br />

M ADAME de Merteuil eft partie ce<br />

matin pour Ia campagne; ainfi ma charmante<br />

Cécile, me voila privé du feu] plaifir<br />

qui me reftoit en votre abfence, celui<br />

de parler de vous a votre amie & a Ia mienne.<br />

Depuis quelque temps, elle m'a permis<br />

de lui donner ce titre; & j'en ai profité<br />

avec d'autant plus d'empreflèment, qu'il<br />

me fembloit, par-la, me rapprocher de<br />

vous davantage. Mon Dieu, que cette femme<br />

eft aimable .' & quel charme flatteur<br />

elle fait donner a Pamitié! II femble que<br />

ce doux fentiment s'embelliflè & fe fortifie<br />

chez elle , de tout ce qu'elle refufea<br />

1'amour. Si vous faviez comme elle vous<br />

aime , comme elle fe plak a m'entendre<br />

lui parler de vous!... C'eft la fans doute<br />

ce qui m'attache autant a elle. Quel bonbeur<br />

de pouvoir vivre uniquement pour<br />

vous deux, de pafier fans cefTe des délicesde<br />

1'amour aux douceurs de l'amitié, d'y<br />

confacrer toute mon exiftence , d'être en<br />

quelque force le point de réunion de vo


136 Les Liaifons dangereufes.<br />

tre attachement réciproque & de fentir<br />

toujours qu'en m'occupant du bonheur de<br />

1'une, je travaillerois également a celui de<br />

1'autre! Aimez, aimez beaucoup, ma charmante<br />

amie, cette femme adorable. L'attachement<br />

que j'ai pour elle, donnez-y plus<br />

de prix encore, en Ie partageant. Depuis<br />

que j'ai goüté le charme de Pamitié , je<br />

defire que vous 1'éprouviez a votre tour.<br />

Les plaifirs que je ne partage pas avec<br />

vous, il me femble n'en jouir qu'a moitié.<br />

Oui, ma Cécile, je voudrois entourer<br />

votre coeur de tous <strong>les</strong> fentiments <strong>les</strong><br />

plus doux; que chacun de fes mouvements<br />

vous fic éprouver.une fenfation de bonheur<br />

; & je croirois encore ne pouvoir jamais<br />

vous rendre qu'une partie de la félicité<br />

que je tiendrois de vous.<br />

Pourquoi faut-il que ces projets charmants<br />

ne foient qu'une chimère de mon<br />

imagination, & que la réalité ne m'offre<br />

au contraire que des privations douloureufes<br />

& indéfinies? L'efpoir que vous m'aviez<br />

donné de vous voir a cette campagne,<br />

je ra'appercois bien qu'il faut y renoncer.<br />

Je n'ai plus de confolation que<br />

celle de me perfuader qu'en effet cela ne<br />

vous eft pas poflible. Et vous négligez de<br />

me le dire, de vous en affliger avec moi!<br />

Déja, deux fois, mes plaintes a ce fujet,<br />

font reftées fans réponfe. Ah, Cécile, Cé-


Les Liaifons dangereufes. 137<br />

cile, je crois bien que vous m'aimez de<br />

toutes <strong>les</strong> facultés de votre ame, mais votre<br />

ame n'eft pas brülante comme la mienne!<br />

Que n'eft-ce a moi h lever <strong>les</strong> obftac<strong>les</strong>?<br />

pourquoi ne fonc-ce pas mes intéréts<br />

qu'il me faille ménager, au-lieu des<br />

vötres ? je faurois bientöt vous prouver<br />

que rien n'eft impoffible a 1'amour.<br />

Vous ne me mandez pas non plus quand<br />

doit finir cette abfence cruelle : au moins,<br />

ici , peut-être vous verrois-je. Vos charmants<br />

regards ranimeroienc mon ame abattue<br />

; leur touchante expreffion rafiureroit<br />

mon coeur, qui quelquefois en a befoin.<br />

Pardon, ma Cécile; cette crainte n'eft pas<br />

un foupcon. Je crois a votre amour, a<br />

votre conftance. Ah ! je ferois trop malheureux,<br />

fi j'en doutois. Mais tant d'obftac<strong>les</strong>,<br />

& toujours renouvellés! Mon amie,<br />

je fuis trifte, bien trifte. II femble que ce<br />

départ de Madame de Merteuil ait renouvellé<br />

en moi le fenciment de tous mes<br />

malheurs.<br />

Adieu, ma Cécile; adieu, ma bien aimée.<br />

Songez que votre amant s'afflige, &<br />

que vous pouvez feule lui rendre le bonheur.<br />

Paris, ce 17 O&obre 17...


138 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CXVII.<br />

CÉCILE VOLANGES au Chevalier<br />

DANCENY.<br />

c<br />

( DiSlée par Valmont.)<br />

V-IROYEZ-VOUS donc, mon bon ami,<br />

que j'aie befoin d'être grondée pour être<br />

trifte , quand je fais que vous vous affligez?<br />

& doutez-vous que je ne fouffre autant<br />

que vous de toutes vos peines ? Je<br />

partage même cel<strong>les</strong> que je vous caufe volontairement<br />

; & j'ai de plus que vous ,<br />

de voir que vous ne me rendez pas juftice.<br />

Oh ! cela n'eft pas bien. Je vois bien ce<br />

qui vous fêche; c'eft que <strong>les</strong> deux dernieres<br />

fois que vous m'avez demandé de venir<br />

ici, je ne vous ai pas répondu a cela: mais<br />

cette réponfe eft-elle donc fi aifée a faire?<br />

Croyez-vous que je ne fache pas que ce<br />

que vous voulez eft bien mal ? Et pourtant<br />

, fi j'ai déja tant de peine h vous refufer<br />

de loin, que feroit-ce donc fi vous étiezla?<br />

Et puis, pour avoir voulu vous confoler<br />

un moment, je refterois affligée toute<br />

ma vie.<br />

Tenez , je n'ai rien de caché pour vous,


Les Liaifons dangereufes. 139<br />

moi; voila mes raifons, jugez vous-même.<br />

j'aurois peut-être fait ce que vous voulez,<br />

fans ce que je vous ai mandé, que ce M.<br />

de Gercourt , qui caufe tout notre chagrin<br />

, n'arrivera pas encore de li-tot; &<br />

comme, depuis quelque temps , Maman<br />

me témoigne beaucoup plus d'amitié; comme<br />

, de mon cöté, je la careflè le plus que<br />

je peux, qui fait ce que je pourrai obtenir<br />

d'elle? Et fi nous pouvions être heureux<br />

fans quej'aie rien a me reprocher, eft-ce<br />

que cela ne vaudroit pas mieux? Si j'en<br />

crois ce qu'on m'a dit fouvent, <strong>les</strong> hommes<br />

même n'aiment plus tant leurs femmes<br />

, quand el<strong>les</strong> <strong>les</strong> ont trop aimés avant<br />

de 1'être. Cette crainte-la me retient encore<br />

plus que tout le refte. Mon ami, n'êtes-vous<br />

pas für de mon coeur, & ne fera-t-il pas<br />

toujours temps?<br />

Écoutez , je vous promets que fi je<br />

ne peux pas éviter le malheur d'épouferM.<br />

de Gercourt, que je hais déja tant avant de<br />

le connoitre, rien ne me retiendra plus<br />

pour être a vous autant que je pourrai, &<br />

même avant tout. Comme je ne me foucie<br />

d'être aimée que de vous, & que vousverrez<br />

bien que fi je fais mal, il n'y aura pas<br />

de ma faute, le refte me fera bien égal,<br />

pourvu que vous me promettiez de m'aimer<br />

toujours autant que vous faites. Mais,<br />

mon ami, jufques-la, laiffez-moi continuer


14® Les Liaifons dangereufes.<br />

comme je fais, & ne me demandez plus<br />

une chofe que j'ai de bonnes raifons pour<br />

ne pas faire, & que pourtant il me fache<br />

de vous refufer.<br />

Je voudrois bien aufli que M. de Valmont<br />

ne füt pas fi preffant pour vous; cela ne<br />

fert qu'a me rendre plus chagrine encore.<br />

Oh ! vous avez la un bien bon ami , je<br />

vous afTure! II fait tout comme vous feriez<br />

vous-même. Mais adieu, mon cher ami;<br />

j'ai commencé bien tard a vous écrire,<br />

& j'y ai paffé une partie de la nuic. Je<br />

vas me coucher & réparer le temps perdu.<br />

Je vous embraflê, mais ne me grondez<br />

plus.<br />

Du Chat eau de... ce 18 Oclobre 17...<br />

L E T T R E CXVIII.<br />

Le Chevalier DANCENY d la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

SI j'en crois mon Almanach, il n'y a,<br />

mon adorable amie, que deux jours que<br />

vous êtes abfente; mais fi j'en crois mon<br />

coeur, il y<br />

a<br />

deux fiec<strong>les</strong>. Or, je le tiens de<br />

vous-même, c'eft toujours fon cceur qu'il<br />

faut croire ;il eft donc bien temps que vous


Les Liaifons dangereufes. j^i<br />

reveniez, & toutes- vos affaires doivent être<br />

plus que finies- Comment voulez-vous que<br />

jem'intéreflè a votre procés, fi, pene ou<br />

gain, j'en dois également payer <strong>les</strong> fraixpar<br />

1'ennui de votre abfence? Oh! que j'aurois<br />

envie de quereller! & qu'il eft trifte, avec<br />

un fi beau fujet d'avoir de 1'humeur, de<br />

n'avoir pas le droic d'en montrer!<br />

N'eft-ce pas cependant une véritable infidélité,<br />

une noire trahifon, que de laifier<br />

votre ami loin de vous, après 1'avoir accoutumé<br />

a ne pouvoir plus fe paflèr de votre<br />

préfence ? Vous aurez beau confulter vos<br />

Avocats, ils ne vous trouveront pas de<br />

juftification pour ce mauvais procédé; &<br />

puis ces gens-la ne difent que des raifons ,<br />

& des raifons ne fuffifent pas pour répondre<br />

a des fentiments.<br />

Pour moi, vous m'avez tant dit que c'étoit<br />

parraifonque vous faifiez ce voyage,<br />

que vous m'avez tout-a-fait brouillé avec<br />

elle. Je ne veux plus du tout Pentendre,<br />

pas même quand elle me dit de vous oublier.<br />

Cette raifon-la eft pourtant bien raifonnable;<br />

& au fait, cela ne feroit pas fi<br />

difficile que vous pourriez le croire. II fuffiroit<br />

feulement de perdre 1'habitude de penfer<br />

toujours h vous; & rien ici, je vous<br />

aflure, ne vous rappelleroit a moi.<br />

Nos plus jolies femmes, cel<strong>les</strong> qu'on<br />

dit <strong>les</strong> plus airaab<strong>les</strong>, font encore fi loin


142 Les Liaifons dangereufes.<br />

de vous, qu'el<strong>les</strong> ne pourroienc en donner<br />

qu'une bien foible idée. Je crois même qu'a*<br />

vee des yeux exercés, plus on a cru d'abord<br />

qu'el<strong>les</strong> vous reflembloienc, plus on<br />

y rrouve après de différences : el<strong>les</strong> ont<br />

beau faire, beau y mettre tout ce qu'el<strong>les</strong><br />

favent, il leurmanque toujours d'être vous,<br />

& c'eft pofitivement la qu'eft le charme.<br />

Malheureufement, quand <strong>les</strong> journées font<br />

Ci longues, & qu'on eft défoccupé, on rêve,<br />

on fait des chateaux en Efpagne, on<br />

fe crée fa chimère; peu-a-peu 1'imagination<br />

s'exalte : on veut embellir fon ouvrage,<br />

on raflèmble tout ce qui peut plaire, on<br />

arrivé enfin h la perfeétion; & dès qu'on<br />

en eft la, le portrait ramene au modele, &<br />

on eft tout étonné de voir qu'on n'a fait<br />

que fonger a vous.<br />

Dans ce moment même, je fuis encore<br />

la dupe d'une erreur a-peu-près femblable.<br />

Vous croyez peut-être, que c'étoit pour<br />

m'occuper de vous, que je me fuis mis a<br />

vous écrire? point du tout : c'étoit pour<br />

m'en diftraire. J'avois cent chofes a vous<br />

dire , dont vous n'étiez pas 1'objet, qui,<br />

comme vous favez, m'intéreflènt bien viyement;<br />

& ce font cel<strong>les</strong>-la pourtant dont<br />

j'ai été diftrait. Et depuis, quand le charme<br />

de 1'amitié diftrait-i! donc de celui de 1'amour?<br />

Ah! fi j'y regardois de bien prés,<br />

peut-êcre aurois-je un peut reproche k me


Les Liaifons dangereufes. 143<br />

faire ! Mais chut J oublions cette légere<br />

faute., de peur d'y retomber, & que mon<br />

amie elle-même 1'ignore.<br />

Aufli pourquoi n'êtes-vous pas la pour me<br />

répondre, pour me ramener li je m'égare<br />

pour me parler de ma Cécile, pour aug!<br />

menter, s'il eft poflible, le bonheur que fe<br />

goüte a 1'aimer, parl'idée fi douce que c'eft<br />

votre amie que j'aime? Oui, je 1'avoue,<br />

I amour qu'elle m'infpire m'eft devenu plus<br />

précieux encore, depuis que vous avez bien<br />

voulu en recevoir la confidence. J'aime tant<br />

h vous ouvrir mon coeur, a occuper le votre<br />

de mes fentiments, a <strong>les</strong> y dépofer fans<br />

réferve ] il me femble que je <strong>les</strong> chéris davantage,<br />

a mefure que vous daignez <strong>les</strong> recueilür;<br />

& puis, je vous regarde, & je<br />

me dis: C'eft en elle qu'eft renfermé tout<br />

mon bonheur.<br />

Je n'ai rien de nouveau k vous apprea»<br />

dre fur ma fituation. La derniere Lettre que<br />

j'ai recu /felle augmente & aflure mon efpoir,<br />

maisle rerarde encore. Cependantfes<br />

motifs font fi tendres & fi honnêtes, que<br />

je ne^ puis 1'en blamer ni m en plaindre.<br />

Peut-être n'entendez-vous pas trop bien ce<br />

que je vous dis-la; mais pourquoi n'êtesvous<br />

pas ici? Quoiqu'on dife tout a fon<br />

amie, on n'ofe pas tout écrire. Les fecrets<br />

de 1'amour, fur-tout, font fi délicats, qu'on<br />

ae peut <strong>les</strong> laiflèr aller ainfi fur leur bonne


144 £ gs Liaifons dangereufes.<br />

foi. Si quelquefois on leur permet de foïtir,<br />

il ne faut pas au moins <strong>les</strong> perdre de<br />

vue; il faut en quelque forte <strong>les</strong> voir entrer<br />

dans leur nouvel afyle. Ah! revenez<br />

donc, mon adorable amie; vous voyez bien<br />

que votre retour eft néceffaire. Oubliez enfin<br />

<strong>les</strong> mille raifons qui vous retiennent<br />

oü vous êtes, ou apprennez-moi a vivre oü<br />

vous n'êces pas.<br />

J'ai 1'honneur d'être, &c.<br />

1\ 'aris, ce 19 Oclobre 17,<br />

L E T T R E CXIX.<br />

Madame DE ROSEMONDE d la Préfidente<br />

DE TOURVEL.<br />

u o i Q u E je fouftre encore beaucoup,<br />

ma chere Belle, j'efiaie de vous écrire moimême,<br />

afin de pouvoir vous parler de ce<br />

qui vous intérefie. Mon neveu garde toujours<br />

fa mifanthropie. II envoie fort réguliérement<br />

favoir de mes nouvel<strong>les</strong> tous <strong>les</strong><br />

jours, mais il n'eft pas venu une fois s'en<br />

informer lui-même, quoique je 1'en aie faic<br />

prier : en forte que je ne le vois pas plus<br />

que s'il étoit a Paris. Je 1'ai pourtant ren-<br />

«ontré ce matin, oü je ne 1'attendois guere.


Les Liaifons dangereufes.<br />

re. C'eft dans ma Chapelle, oü je fuisdefcendue<br />

pour la première fois depuis ma<br />

douloureufe incommodité.J'ai appris aujourd'hui<br />

que, depuis quatre jours, il y va réguliéremenc<br />

entendre la MelTe. Dieu veuiïie<br />

que cela dure!<br />

Quand je fuis entree, il eft venu a moi,<br />

& m'a félicitée fort affeéïueufement fur le<br />

meilleurétat de ma fanté. Comme la MelTe<br />

commencoit, j'ai abrégé la converfationque<br />

je comptois bien reprendre après; mais il<br />

a difparu avant que j'aie pu le joindre. Je<br />

ne vous cacherai pas que je 1'ai trouvé un<br />

peu changé. Mais, ma chere Belle, neme<br />

taitespas repentir de ma confiance en votre<br />

raifon, par des inquiétudes trop vives; &<br />

fur-tout foyez füre que j'aimerois encore<br />

mieux vous affliger que vous trompen<br />

Si mon neveucontinue a me tenirrigueur,<br />

je prendrai le parti, auffi-töt que je ferai<br />

mieux, de 1'aller voir dans fa chambre, &<br />

je rêcherai de pénétrer la caufede cette finguhere<br />

manie, dans laquelle je crois bien<br />

que vous êtes pour quelque chofe. Je vous<br />

manderai ceque j'aurai appris. Je vous quitte,<br />

ne pouvant plus remuer <strong>les</strong> doigts : &<br />

puis, fi Adélaïde favoit que j'ai écrit, elle<br />

me gronderoic toute la foirée. Adieu, ma<br />

chere Belle.<br />

Du Chdteau de... ce 20 Oclohre 17...<br />

Partie III.<br />

Q


146 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CXX.<br />

Le Vicomte DE VALMONT au Pere<br />

ANS<br />

ELME,<br />

(Feuillant du Couvent de la rue Saint-Honorê.')<br />

J E n'ai pas 1'honneur d'être connu de vous,<br />

Monfieur : mais je fais la confiance entiere<br />

qu'a en vous Madame la Préfidente de Tourvel<br />

, & je fais de plus combien cette confiance<br />

eft dignement placée. Je crois donc<br />

pouvoir fans indifcrétion m'adreflèr a vous,<br />

pour en obtenir un fervice bien effentiel,<br />

vraiment digne de votre faint miniftere, &<br />

oü 1'intérêt de Madame de Tourvel fe trouve<br />

joint au mien.<br />

J'ai entre <strong>les</strong> mains des papiers importants<br />

qui la concernent , qui ne peuvent<br />

être confiés a perfonne, & que je ne dois<br />

ni ne veux remettre qu'entre fes mains. Je<br />

n'ai aucun moyen de 1'en inftruire, paree<br />

que des raifons, que peut-être vous aurez<br />

fues d'elle, mais dont je ne crois pas qu'il<br />

me foit permis de vous inftruire, lui ont<br />

fait prendre le parti de refufer toute correfpondance<br />

avec moi : parti que j'avoue volontiers<br />

aujourd'hui ne pouvoir blamer, puifqu'elle<br />

ne pouvoic prévoir des événements


Les Liaifons dangereufes. 147<br />

auxquels j 'étois moi même bien loin dem'attendre<br />

, & qui n'écoient pofiib<strong>les</strong> qu'a la<br />

force plus qu'humaine qu'on eft forcé d'y<br />

reconnoitre.<br />

Je vous prie donc, Monfieur, de von«<br />

loir bien 1'infbrmer de mes nouvel<strong>les</strong> réfolutions,<br />

& de lui demanderpour moi une<br />

entrevue particuliere, oüje puiflè au moins<br />

reparer, en partie, mes torts par mes excufes;<br />

& pour dernier facrifice , anéantir a<br />

fes yeux <strong>les</strong> feu<strong>les</strong> traces exiftantes d'une<br />

erreurou d'une faute quim'avoitrendu coupable<br />

envers elle.<br />

Ce ne fera qu'-après cette expiation preliminaire,<br />

quej'oferai dépofer a vos pieds<br />

1'faumiliant aveu de mes longs égarementr,<br />

& implorer votre médiation pour une réconciliation<br />

bien plus importante encore,<br />

& malheureufement plus difficile. Puis-je<br />

efpérer, Monfieur, que vous ne me refuferez<br />

pas des foins fi néceilaires & fi p r<br />

é-<br />

cieux, & que vous daignerez foutenir ma<br />

foiblefiè, & guider mes pas dans un fentier<br />

nouveau, que je defire bien ardemment de<br />

fuivre, mais que j'avoue, en rougiflant, ne<br />

pas connoitre encore ?<br />

J'attends votre réponfe avec Pimpatience<br />

du repentir qui defire de réparer, & je vous<br />

prie de me croire avec autant de reconnoiffance<br />

que de vénération,<br />

Votre très-humble, &c,<br />

G ij


146 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CXX.<br />

Le Vicomte DE VALMONT au Pere<br />

ANS ELME,<br />

(Feuillant du Convent de la rue Saint-Honorê.')<br />

J E n'ai pas 1'honneur d'être connu de vous,<br />

Monfieur : mais je fais la confiance entiere<br />

qu'a en vous Madame la Préfidente de Tourvel<br />

, & je fais de plus combien cette confiance<br />

eft dignement placée. Je crois donc<br />

pouvoir fans indifcrétion m'adreftèr a vous,<br />

pour en obtenir un fervice bien effentiel,<br />

vraiment digne de votre faint miniftere, &<br />

oü 1'intérêt de Madame de Tourvel fe trouve<br />

joint au mien.<br />

J'ai entre <strong>les</strong> mains des papiers importants<br />

qui la concernent , qui ne peuverit<br />

être confiés a perfonne, & que je ne dois<br />

ni ne veux remettre qu'entre fes mains. Je<br />

n'ai aucun moyen de 1'en inftruire, paree<br />

que des raifons, que peut-être vous aurez<br />

fues d'elle, mais dont je ne crois pas qu'il<br />

me foit permis de vous inftruire, lui ont<br />

fait prendre le parti de refufer toute correfpondance<br />

avec moi : parti que j'avoue volontiers<br />

aujourd'hui ne pouvoir blamer, puifqu'elle<br />

ne pouvoit prévoir des événemencs


Les Liaifons dangereufes. 147<br />

auxquels j 'étois moi même bien loin dem'attendre<br />

, & qui n'écoient poflib<strong>les</strong> qu'a Ia<br />

force plus qu'humaine qu'on eft forcé d'y<br />

reconnoitre.<br />

Je vous prie donc, Monfieur, de vou«<br />

loir bien 1'infbrmer de mes nouvel<strong>les</strong> réfolutions,&de<br />

lui demanderpour moi une<br />

entrevue particuliere, oü je puiffè au moins<br />

réparer, en partie, mes torts par mes excufes;<br />

& pour dernier facrifice , anéantir a<br />

fes yeux <strong>les</strong> feu<strong>les</strong> traces exiftantes d'une<br />

erreurou d'une faute qui m'a voit renducoupable<br />

envers elle.<br />

Ce ne fera qu'-après cette expiation preliminaire,<br />

quej'oferai dépofer a vos pieds<br />

1'humiliant aveu de mes longs égarementf,<br />

& implorer votre médiation pour une réconciliation<br />

bien plus importante encore,<br />

& malheureufement plus difficile. Puis-je<br />

efpérer, Monfieur, que vous ne me refuferez<br />

pas des foins fi nécefïaires & fi précieux,<br />

& que vous daignerez foutenir ma<br />

foibleflê, & guider mes pas dans un fentier<br />

nouveau, que je defire bien ardemment de<br />

fuivre, mais que j'avoue, en rougiflant, ne<br />

pas connoitre encore ?<br />

J'attends votre réponfe avec Pimpatience<br />

du repentir qui defire de réparer, & je vous<br />

prie de me croire avec autant de reconnoiffance<br />

que de vénération,<br />

Votre très-humble, &c.<br />

G ij


Ï48<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

P. S. Je vous aucorife, Monfieur, ais<br />

cas que vous le jugiez convenable, a communiquer<br />

cette Lettre en entier a Madame<br />

de Tourvel, que je me ferai toute ma vie<br />

un devoir de refpecïer, & en qui je neceffèrai<br />

jamais d'honorer celle dont le Ciel s'eft<br />

fervi pour ramener mon ame a la vertu,<br />

par Ie touchant fpedtacle de la fienne.<br />

Du Chat eau de.,., ce 22 O&obre<br />

ij...<br />

L E T T R E tPXXl.<br />

La Marquife DE M ER TE UIL au Che.<br />

valier<br />

DANCENY.<br />

J'AI recu votre Lettre, mon trop jeune<br />

ami; mais avant de vous remercier, il faut<br />

que je vous gronde, & je vous préviens<br />

que11 vous ne vous corrigez pas, vous n'aurez<br />

plus de réponfe de moi. Quittez donc,<br />

fi vous m'en croyez ce ton de cajolerie, qui<br />

n'eft plus que du jargon, dès qu'il n'eft pas<br />

rexpreflion de 1'amour. Eft-ce donc la le<br />

ftyle de 1'amitié? non, mon ami: chaque<br />

fentiment a fon langage qui lui convient;<br />

& fe fervir d'un autre, c'eft déguifer la penfée<br />

qu'on exprime. Je fais bien que nos petites<br />

femmes n'entendent rien de ce qu'on


Les Liaifons dangereufes. 149<br />

peut leur dire, s'il n'eft traduit, en quelque<br />

forte , dans ce jargon d'ufage ; mais je<br />

croyois merker, je i'avoue, que vous me<br />

diftinguaffiez d'el<strong>les</strong>. Je fuis vraiment fachée ,<br />

& peut-être plus que je ne devrois 1'être,<br />

que vous m'ayez fi mal jugée,<br />

Vous ne trouverez donc dans ma Lettre<br />

que ce qui manque a Ia votre, franchife &<br />

fimplefie. Je vous dirai bien, par exemple,<br />

que j'aurois grand plaifir a vous voir, &<br />

que je fuis contrariée de n'avoir auprès de<br />

moi que des gens qui m'ennuient, au-lieiï<br />

des gens qui me plaifent; mais vous, cette<br />

même phrafe, vous Ia traduifez ainfi : Apprenez-moi<br />

d vivre ok vous n'étes pasi<br />

en forte que quand vous ferez, je fuppofe,<br />

auprès de votre Maitrefïe, vous ne fauriez<br />

pas y vivre que je n'y fois en tiers.<br />

Quelle pitié J &ces femmes , d qui il manque<br />

toujours d'être moi, vous trouvezpeutêtre,<br />

auffique cela manque a votre Cécile<br />

1 voila pourtant ou conduit un langage<br />

qui, par 1'abus qu'on en fait aujourd'hui,<br />

eft encore au-deffous du jargon des compliments,<br />

& ne devient plus qu'un fimple<br />

protocole, auquel on ne croit pas davantage<br />

qu'au très-humble ferviteur!<br />

Mon ami, quand vous m'écrivez, que<br />

ce foit pour me dire votre facon de penfes<br />

& de fentir, & non pour m'envoyer des<br />

phrafes que je trouverai, fans vous, plus<br />

G iij


i$o Les Liaifons dangereufes.<br />

ou moins bien dites dans le premier Roman<br />

du jour. J'efpere que vous ne vous f3-<br />

cherez pas de ce que je vous dis-la, quand<br />

même vous y verriez un peu d'humeur; car<br />

je ne nie pas d'en avoir: mais pour éviter jufqu'a<br />

1'air du défautqueje vous reproche »<br />

je ne vous dirai pas que cette humeur eft<br />

peut-être augmentée par 1'éloignement ou<br />

je fuis de vous. II me femble qu'a tout prendre,<br />

vous valez mieux qu'un procés & deux<br />

Avocats, & peut-être même encore que Vattentif<br />

Belleroche.<br />

Vous voyez qu'au-lieu de vous défoler<br />

de mon abfence , vous devriez vous en félicicer;<br />

car jamais je ne vous avois fait un<br />

fi beau compliment. Je crois que 1'exemple<br />

me gagne, & que je veux vous dire aulfi<br />

des cajoleries: mais non, j'aime mieux m'en<br />

tenira ma franchife; c'eft donc elle feule<br />

qui vous aflure de ma tendre amitié, & de<br />

1'intérêt qu'elle m'infpire. II eft fort doux<br />

d'avoir un jeune ami, dont le coeur efi: occupé<br />

ailleurs. Ce n'eft pas-la le fyftême de<br />

toutes <strong>les</strong> femmes; mais c'eft le mien. II<br />

me femble qu'on fe livre , avec plus de<br />

plaifir, a un fentiment dont on nepeut rien<br />

avoir a craindre : aufli j'ai paffë pour vous,<br />

d'aflez bonne heure peut-être, au röle de<br />

confidente. Mais vous choififlèz vos Maitreflès<br />

fi jeunes, que vous m'avez fait appercevoir<br />

pour fa première fois, que je com-


Les Liaifons dangereufes. 151<br />

mence a être vieille! C'eft bien fait a vous<br />

de vous préparer ainfi une longue carrière<br />

de conftance, & je vous fouhaite de tout<br />

mon coeur qu'elle foit réciproque.<br />

Vous avez raifon de vous rendre aux motifs<br />

tendres & honnêtes qui, a ce que vous<br />

me mandez, retardent votre bonheur. La<br />

longue défenfe eft le feul mérite qui refte a<br />

cel<strong>les</strong> qui ne réfiftent pas toujours; & ce<br />

que je trouverois impardonnable a toute autre<br />

qu'a une enfant comme la petite Volanges<br />

, feroit de ne pas favoir fuir un danger ,<br />

dont elle a été fuffifamment avertie par 1'aveu<br />

qu'elle a fait de fon amour. Vous autres<br />

hommes, vous n'avez pas d'idée de ce<br />

qu'eft la vertu, & de ce qu'il en coüte pour<br />

la facrifier! Mais pour peu qu'une femme<br />

raifonne, elle doit favoir qu'indépendamment,<br />

de la faute qu'elle commet, une<br />

foibleflê e&pour elle le plus grand des malheurs<br />

; & je ne concois pas qu'aucune s'y laiflè<br />

jamais prendre, quand elle peut avoir ur*<br />

moment pour y réfléchir.<br />

N'allez pas combattre cette idéé , car<br />

c'eft elle qui m'attache principalement h<br />

vous. Vous me fauverez des dangers de 1'amour<br />

; & quoique j'aie bien fu fans vous<br />

m'en défendre jufqu'a préfent, je confens<br />

a en avoir de la reconnoiflance, & je vous<br />

en aimerai mieux & davantage.<br />

G iv


15a Les Liasfins dangereufes.<br />

Sur ce , mon cher CnCttKér, je prie<br />

Dieu qu'il vous ait en fa faince & digne<br />

garde.<br />

Du Chdteau de... ce 22 Qftobre 17..»<br />

L E T T R E CXXII.<br />

Madame DE ROSEMONDE a la Préfidente<br />

DE TOURVEL.<br />

T'ESPÉROIS, mon armable fille, pouvoir<br />

enfin calmer vos inquiécudes; & je vois au<br />

contraire avec chagrin que je vais <strong>les</strong> augmenter<br />

encore. Calmez-vous cependant ;<br />

mon neveu n'eft pas en danger: on ne peuc<br />

pas même dire qu'il foit réellement malade.<br />

Mais il fe pafte fürement m lui quelque<br />

chofe d'extraordinaire. Je n'y coroprends<br />

rien; mais je fuis fortie de fa chambre<br />

avec un fentiment de trifteffè , peutêtre<br />

même d'effroi, que je me reproche de<br />

vous faire partager, & dont cependant je<br />

ne puis m'empêcher de caufer avec vous.<br />

Voici Ie récit de ce qui s'eft paffe : vous<br />

pouvez êcre füre qu'il eft fidele \ car je<br />

vivrois quatre-vingts autres années, que je<br />

n'oublierois pas 1'impreffion que m'a faite<br />

cette trifte fcene.


Les Liaifons dangereufes. 153<br />

J'ai donc été ce matin chez mon neveu;<br />

je i'ai trouvé écrivant, & entouré de différents<br />

tas de papiers, qui avoient 1'air d'être<br />

i'objet de fon travail. II s'en occupoit<br />

au point, que j'étois déja au milieu de fa<br />

chambre, qu'il n'avoit pas encore tourné la<br />

tére pour favoir qui entroit. Auffi-töt qu'il<br />

m'a appercue, j'ai trës-bien remarqué qu'en<br />

fe levant, il s'efforgoit de compofer fa figure<br />

; & peut-être même eft-ce la ce qui<br />

m'y a fait faire plus d'attention. II étoit a<br />

la vérité fans toilette & fans poudre; mais<br />

je 1'ai trouvé paMe & défait, & ayant furtout<br />

la phyfionomie altérée. Son regard,<br />

que nous avons vu fi vif & fi gai, étoit<br />

trifte & abattu ; enfin, foit dit entre nous,<br />

je n'aurois pas voulu que vous le vifiiez<br />

ainfi : car il avoic 1'air tres - touchant, &<br />

très-propre, a ce que je crois, a infpirer<br />

cette tendre pitié, qui eft un des plus dangereux<br />

pieges de 1'amour.<br />

Quoique frappée de mes remarques , j'ai<br />

pourtant commencé la converfation comme<br />

fi je ne m'étois appergue de rien. Je lui ai<br />

d'abord parlé de fa fanté; & fans me dire<br />

qu'elle foit bonne, il ne m'a point articulé<br />

pourtant qu'elle fut mauvaife. Alors je<br />

me fuis plainte de fa retraite, qui avoir<br />

un peu 1'air d'une manie, & je tÉchcis de<br />

mêler un peu de gaieté a ma petite réprimande^<br />

mais lui m'a répondu feulement,<br />

& v


154 Les Liaifons dangereufes.<br />

& d'un ton pénétré : „ C'eft un tort de<br />

„ plus, je 1'avoue; mais il fera réparé avee<br />

„ <strong>les</strong> autres ". Son air, plus encore que<br />

fes difcours, a un peu dérangé mon enjouement,<br />

& je me fuis hatée de lui dire<br />

qu'il mettoit trop d'importance a un fimple<br />

reproche de 1'amitié.<br />

Nous nous fommes donc remis a caufer<br />

tranquillement. II m'a dit, peu de temps<br />

après, que peut-être une affaire, la plus<br />

grande affaire de fa vie, le rappelleroit<br />

bientöt a Paris : comme j'avois peur de Ia<br />

deviner, ma chere Belle, & que ce début<br />

ne menat a une confidence dont je ne voulois<br />

pas, je ne lui ai fait aucune queftion,<br />

& je me fuis contentée de lui répondre que<br />

plus de diffipation feroit utile a fa fanté. J'ai<br />

ajouté que pour cette fois je ne lui ferois<br />

aucune inftance, aimant mes amis pour euxmêmes;<br />

c'eft a cette phrafe fi fimple, que<br />

ferrant mes mains, & parlant avec une véhémence<br />

que je ne puis vous rendre: „ Oui,<br />

„ ma tante, m'a-t-il dit, aimez, aimez<br />

?, beaucoup un neveu qui vous refpecle &<br />

„ vous chérit; &, comme vous dites, ai-<br />

„ mez-!e pour lui-même. Ne vous affligez<br />

„ pas de fon bonheur, & ne troublez, par<br />

„ aucun regret, 1'éternelle tranquillité dont<br />

„ il efpere jouir bientöt. Repétez-moi que<br />

„ vous m'aimez, que vous me pardonnez;<br />

„ oui, vous me pardonnerez, je connois


Les Liaifons dangereufes. 155<br />

„ votre bonté : mais comment efpérer la<br />

„ même indulgence de ceux que fai tant<br />

„ offenfés? " Alors il s'eft baiffe fur moi,<br />

pour me cacher, je crois, des marqués de<br />

douleur, que le fon de fa voix me déceloic<br />

malgré lui.<br />

Emue plus que je ne puis vous dire, je<br />

me fuis levée précipitamment; & fansdoute<br />

il a remarqué mon effroi; car fur-le-champ,<br />

fe compofant davantage : „ Pardon , a-t-il<br />

„ repris , pardon, Madame; je fens que<br />

,j je m'égare malgré moi. Je vous prie d'ou-<br />

„ blier mes difcours, & de vous fouvenrr<br />

„ feulement de mon profond refpect. Je<br />

„ ne manquerai pas, a-t-il ajouté, d'aller<br />

„ vous en renouveller 1'hommage avant<br />

„ mon déparc ". II m'a femblé que cette<br />

derniere pbrafe m'engageoit a terminer mji<br />

vifite, & je me fuis en allée en effer.<br />

Mais plus j'y réfléchis, & moins je devïne<br />

ce qu'il a voulu dire. Quelle eft cette<br />

affaire, la plus grande de fa me? a quel<br />

fujet me demande-t-il pardon ? d'oü lui eft<br />

venu eet attendriffèment involontaire en me<br />

parlant? Je me fuis déja fait ces queftions<br />

mille fois, fans pouvoir y répondre. Je ne<br />

vois même rien Ih qui ait rapport a vous:<br />

cependant, comme <strong>les</strong> yeux de 1'amour font<br />

plus clairvoyants que ceux de 1'amitié, je<br />

n'ai voulu vous laiffèr rien ignorer de ce<br />

qui s'eft paffe entre mon neveu & moi.


156" Les Liaifons dangereufes.<br />

Je me fuis repriTe a quatre fois pour<br />

écrire cette longue Let.re , que je ferois<br />

plus longue encore, fans la fatigue que je<br />

reflèns. Adieu, ma chere Belle.<br />

Du chdteau de... ce 25 Oclobre 17...<br />

L E T T R E CXXIII.<br />

Le Pere ANSELME au Vicomte BE<br />

VALMONT.<br />

J'AI recu, Monfieur le Vicomte, Ia Lettre<br />

dont vous m'avez honoré \ & dés hier,<br />

je me fuis tranfporté, fuivant vos defirs,<br />

chez la perfonne en queftion. Je lui ai expofé<br />

1'objet & <strong>les</strong> motifs de la démarche<br />

que vous demandiez de faire auprès d'elle.<br />

Quelque attachée que je 1'aie trouvée au<br />

parti fage qu'elle avoit pris d'abord, fur ce<br />

que je lui ai remontré qu'elle rifquoit peutêtre<br />

par fon refus de mettre obftacle a votre<br />

heureux retour, & de s'oppofer ainfi,<br />

en quelque forte, aux vues miféricordieufes<br />

de la Providence, elle a confenti a re-<br />

«evoir votre vifite, a condition toutefois,.<br />

«pie ce fera la derniere, & m'a chargé de<br />

vous annoncer qu'elle feroit chez elle Jeudi<br />

prochain, a8. Si ce jour ne pouvoit pas


Les Liaifons dangereufes. 157<br />

vous convenir, vous voudrez bien 1'en informer<br />

& lui en indiquer un autre. Votre<br />

Lettre fera recue.<br />

Cependant, Monfieur Ie Vicomte, permettez-moi<br />

de vous inviter a ne pas différer<br />

fans de fortes raifons, afin de pouvoir<br />

vous liyrer plutöt & plus entiérement aux<br />

difpofitions louab<strong>les</strong> que vous me témoignez.<br />

Songez que celui qui tarde a profiter<br />

du moment de la grace, s'expofe a ce<br />

qu'elle lui foit reu'rée; que fi la bonté divine<br />

eft infinie, 1'ufage en eft pourtant réglé<br />

par la juftice; & qu'il peut venir un moment<br />

oü Ie Dieu de miféricorde fe change<br />

en un Dieu de vengeance.<br />

Si vous continuez a mTionorer de votre<br />

confiance, je vous prie de croire que tous<br />

mes foins vous feront acquis, auffi-tot que<br />

vous Ie defirerez : quelque grandes que<br />

foient mes occupations, mon affaire la plus<br />

importante fera toujours de remplir <strong>les</strong> devoirsdu<br />

fainc miniftere auquel je mefuisparticuliérement<br />

dévoué; & le moment le plus<br />

beau de ma vie, fera celui oü je verrai mes<br />

efforts profpérer par Ia bénédiftion duTout-<br />

Puiflant. Foib<strong>les</strong> pécheurs que nous fommes,<br />

nous ne pouvons rien par nous-mêmes<br />

! Mais le Dieu qui vous rappelle peuc<br />

tout; & nous devrons également a fa bonté<br />

, vous, le defir conflant de vous rejoindre<br />

a lui, & moi, <strong>les</strong> moyens de vous y


158 Les Liaifons dangereufes.<br />

conduire. C'eft avec fon fecours que j'efpere<br />

vous convaincre bientöt, que la Religion<br />

fainte peut donner feule, même en<br />

ce monde , le bonheur folide & durable<br />

qu'on cherche vainemenc dans 1'aveuglement<br />

des paliions humaines.<br />

J'ai 1'honneur d'être, avec une refpectueufe<br />

confidération, &c.<br />

Paris, ce 25 O&ohre \y...<br />

L E T T R E CXXIV.<br />

La Préfidente DETOURVEL^ Madame<br />

DE ROSEMONDE.<br />

A. u milieu de 1'étonnement oü m'a jettée,<br />

Madame, la nouvelle que j'ai apprife<br />

hier, je n'oublie pas la fatisfaébon qu'elle<br />

doit vous caufer, & je me hate de vous en<br />

faire part. M. de Valmont ne s'occupe plus<br />

ni de moi, ni de fon amour, & ne veut<br />

plus que réparer, par une vie plus édifiante,<br />

<strong>les</strong> fautes, ou plutöt <strong>les</strong> erreurs de fa<br />

jeuneffe. J'ai été informée de ce grand événement<br />

par le Pere Anfelme, auquel il s'eft<br />

adreffé pour le diriger a 1'avenir, & aufli<br />

pour lui ménager une entrevue avec moi,<br />

dont je juge que 1'objet principal eft de


Les Liaifons dangereufes. 159<br />

me rendre mes Lettres qu'il avoit gardées<br />

jufqu'ici, malgré la demande contraire que<br />

je lui avois fake.<br />

Je ne puis, fans doute, qu'applaudir a<br />

cec heureux changement , & m'en féliciter,<br />

fi, comme il le dit, j'ai pu y concourir<br />

en quelque chofe. Mais pourquoi<br />

fallok-il que j'en fufle 1'inflxument, & qu'il<br />

m'en coutat le repos de ma vie ? Le bonheur<br />

de M. de Valmont ne pouvoit-il arriver<br />

jamais que par mon infortune ? Oh! mon<br />

indulgenteamie, pardonnez-moi cette plainte.<br />

Je fais qu'il ne m'appartient pas de fonder<br />

<strong>les</strong> décrets de Dieu : mais tandis que<br />

je lui demande fans ceflè, & toujours vainement,<br />

la force de vaincre mon malheureux<br />

amour, il la prodigue a celui qui ne<br />

la lui demandoit pas, & me laiffè, fans fecours,<br />

entiérement livrée a ma foibleflê.<br />

Mais ëtouffbns ce coupable murmure. Ne<br />

fais-je pas que 1'Enfant prodigue, a fon<br />

retour, obtint plus de graces de ion pere,<br />

que le fils qui ne s'étoit jamais abfenté ?<br />

Quel compte avons-nous a demander a celui<br />

qui ne nous doit rien ? Et quand il<br />

feroit poffïble que nous euffions quelques<br />

droits auprès de lui, quels pourroient être<br />

<strong>les</strong> miens ? Me vanterois-je d'une fageflè,<br />

que déja je ne dois qu'a Valmont? ïl m'a<br />

fauvée, & j'oferois me plaindre en fouffranc<br />

pour lui! Non : mes fouffrances me feront


iCo Les Liaifons dangereufes.<br />

eheres, fi fon bonheur en eft Je prix. Sans<br />

douce, il falloit qu'il revinc a fon cour au<br />

Pere commun. Le Dieu qu'il Pa formé devoic<br />

chérir fon ouvrage. II n'avoic poinc<br />

créé cec Etre charmant, pour n'en faire<br />

qu'un réprouvé. C'eft a moi de porter la<br />

peine de mon audacieufe imprudence; ne<br />

devois-je pas fencir que, puifqu'il m'étoic<br />

défendu de 1'aimer, je ne devois pas me<br />

permectre de le voir?<br />

Ma faute ou mon malheur eft de m'être<br />

refufée trop long-temps a cette vérité. Vous<br />

m'êtes témoin, ma chere & digne amie, que<br />

Je me fuis foumife a ce facrifice, aufli-töt<br />

que j'en ai reconnu la néceffité rmais, pour<br />

qu'il füt entier, il y manquoit que M. de<br />

Valmont ne le partageat point. Vous avouerai-je<br />

que cette idéé eft a préfent ce qui<br />

me tourmente le plus ? Infupportable orgueil,<br />

qui adoucit <strong>les</strong> maux que nous éprouyons<br />

par ceux que nous faifons fouffrir! Ah!<br />

je vaincrai ce coeur rebeile; je 1'accoutumerai<br />

aux humiliations.<br />

C'eft fur - tout pour y parvenir que j'ai<br />

enfin confenti a recevoir jeudi prochain, la<br />

pénible vifite de M. de Valmont. La, je<br />

1'entendrai me dire lui-même que je ne lui<br />

fuis plus rien, que 1'impreffion foible &<br />

paffagere que j'avois faite fur lui eft entiérement<br />

effacée! Je verrai fes regards fe porter<br />

fur moi, fans émotion, tandis que la


Les Liaifons dangereufes. 161<br />

crainte de déceler Ia mienne me fera baiffer<br />

<strong>les</strong> yeux. Ces mêmes Lettres qu'il refufa<br />

fi long-temps a mes demandes réitérées,<br />

je <strong>les</strong> recevrai de fon indifférence ; il me<br />

<strong>les</strong> remettra comme des objets inuti<strong>les</strong>, &<br />

qui ne 1'intéreflènt plus; & mes mains tremblantes,<br />

en recevant ce depót honteux, fentiront<br />

qu'il leur eft remis d'une main ferme<br />

& tranquille ! Enfin, je le verrai s'éloigner...<br />

s'éloigner pour jamais, & mes re-<br />

< gards qui le fuivront, ne verront pas <strong>les</strong><br />

fiens fe retourner fur moi!<br />

Et j'étois réfervée a tant d'humiliations!<br />

Ah! que du moins je me la rende utile,<br />

en me pénétrant par elle du fentiment de<br />

ma foibleflê.... Oui, ces Lettres qu'il ne<br />

fe foucie plus de garder, je <strong>les</strong> conferverai<br />

précieufement. Je m'impoferai la honte de<br />

<strong>les</strong> relire chaque jour, jufqu'a ce que mes<br />

larmes en ayent effacé <strong>les</strong> dernieres traces;<br />

& <strong>les</strong> fiennes, je <strong>les</strong> brülerai comme infeétées<br />

du poifon dangereux qui a corrompu<br />

mon ame. Oh! qu'eft-ce donc que 1'amour,<br />

s'il nous fait regretter jufqu'aux dansers<br />

auxquels il nous expofe; fi, fur-tout,<br />

ón peut craindre de le reflèncir encore,<br />

même alors qu'on ne 1'infpire plus! Fuyons<br />

cette paflion funefte, qui ne laiflê de choix<br />

qu'entre la honte & le malheur, & fouvent<br />

même <strong>les</strong> réunit tous deux; & qu'au moins<br />

la prudence remplace la vertu.


ió"2 Les Liaifons dangereufes.<br />

Que ce jeudi eft encore loin! que ne<br />

puis-je confommer a 1'inftant ce douloureux<br />

vacrifice, & en oublier a-la-fois & la caufe<br />

& 1'objet! Cette vifite m'importune; je me<br />

repens d'avoir promis. Hé! qu'a-t-il befoin<br />

de me revoir encore ? que fommes-nous a<br />

-préfent 1'un a 1'autre? S'il m'a offenfée,<br />

je le lui pardonne. Je le félicite même de<br />

vouloir réparer fes torts; je 1'en loue. Je<br />

ferai plus , je 1'imiterai; & féduite par<br />

<strong>les</strong> mêmes erreurs, fon exemple me ramenera.<br />

Mais quand fon projet eft de me<br />

fuir, pourquoi commencer par me chercher?<br />

Le plusprefie pour chacun de nous ,<br />

n'eft-ilpas d'oublier 1'autre? Ah! fans doute,<br />

& ce fera dorénavant mon unique foin.<br />

Si vous le permettez, mon aimable amie,<br />

ce fera auprès de vous que j'irai m'occuper<br />

de ce travail difHcile. Si j'ai befoin de fecours,<br />

peut-être même de confoladon, je<br />

n'en veux recevoir que de vous. Vous feule<br />

favez m'entendre & ptrler a mon cceur.<br />

Votre précieufe amitié remplira toute mon<br />

exiftence. Rien ne me paroitra difficile pour<br />

feconder <strong>les</strong> foins que vous voudrez bien<br />

vous donner. Je vous devrai ma tranquillité,<br />

mon bonheur, ma vertu, & le fruit<br />

de vos bontés pour moi fera de m'en avoir<br />

enfin rendue digne.<br />

Je me fuis, je crois, beaucoup égarée<br />

dans cetce Lettre \ je le préfume au moins


Les Liaifons dangereufes. 1Ó3<br />

par le trouble oü je n'ai pas cefle d'être<br />

en vous écrivant. S'il s'y trouvoit quelques<br />

fentiments dont j'aye a rougir, couvrez-<strong>les</strong><br />

de votre indulgente amitié. Je m'en remets<br />

entiérement a elle. Ce n'eft pas a vous que<br />

je veux dérober aucun des mouvements de<br />

mon coeur.<br />

Adieu, ma refpe&able amie. J'efpere,<br />

fous peu de jours, vous annoncer celui de<br />

mon arrivée.<br />

Paris, ce 25 Oïïobre 17...<br />

Fin de la troifieme Partie.


LES LIAISONS<br />

DANGEREUSES.<br />

QUATRIEME<br />

PARTIE.


LES LIAISONS<br />

DANGEREUSES,<br />

O u<br />

L E T T R E S<br />

Recuelllies dans une Soclétè, & publie'es<br />

pour Cinflruciion de quelques autres.<br />

PAR M. C<br />

DE L....<br />

Jai vu <strong>les</strong> moeurs de mon temps, Sc j'ai publié ces<br />

Lettres.<br />

J. J. ROÏSSÏAB, Prêf. de la Nouvelle Héloïfe.<br />

Q_UATRIE ME PARTIE.<br />

A A M S T E R D A M ;<br />

Et fe trouve d<br />

PARIS,<br />

Chez D ü R A N D , Neveu, Libraire, a la<br />

Sageffe , rue Galande.<br />

M. DCC. IX X XIV.


LES<br />

LIAISONS<br />

DANGEREUSES.<br />

L E T T R E CXXV.<br />

Le VicomteDEVALMONT d la MarquifeDE<br />

MERTEUIL.<br />

LA voila donc vaincue, cette femme fuperbe<br />

qui avoit ofé croire qu'elle pourroic<br />

me réfifter l Oui, mon amie, elle eft a moi,<br />

entiérement a moi; & depuis hier, elle n'a<br />

plus rien a m'accorder.<br />

Je fuis encore trop plein de mon bonheur,<br />

pour pouvoir 1'apprécier: mais je m'étonne<br />

du charme inconnu que j'ai rellend.<br />

Seroit-il donc vrai que la vertu augm 'ntac<br />

le prix d'une femme, jufques dans ie moment<br />

même de fa foibleflê? Mais reléguons<br />

cette idéé puérile avec <strong>les</strong> contes de bonnes<br />

femmes. Ne rencontre-t on pas prefque<br />

Partie IV. 4


a Les Liaijons dangereufes.<br />

par-tout une réfiftance plus ou moins bien<br />

feinte au premier triomphe ? & ai-je trouvé<br />

nulle part le charme dont je parle'? ce n'eft<br />

pourtant pas non plus celui de 1'amour; car<br />

enfin, fi j'ai eu quelquefois, auprès de cette<br />

femme étonnante, des moments de foibleflê<br />

qui reflèmbloient a cette paflion pufillanime,<br />

j'ai toujours fu <strong>les</strong> vaincre & revenir a<br />

mes principes. Quand même la fcene d'hier<br />

m'auroit, comme je le crois, emporté un<br />

peu plus loin que je ne comptois; quand<br />

j'aurois, un moment, partagé ie trouble &<br />

1'ivreflè que je faifois naitre, cette illufion<br />

paflagere feroit diflipée a préfent: & cependant<br />

le même charme fubfifte. J'aurois même,<br />

je favoue, un plaifir aflèz doux a m'y<br />

livrer, s'il ne me caufoit quelqu'inquiécude.<br />

Serai-je donc, a mon age, maitrifé comme<br />

un écolier, par un fentiment involontaire<br />

& inconnu? Non: il faut, avant tout, le<br />

combattre & 1'approfondir.<br />

Peut-être, au refte, en ai-je déja entrevu<br />

la caufe. Je me plais au moins dans cette<br />

idéé, & je voudrois qu'elle fut vraie.<br />

Dans la foule des femmes auprès defquel<strong>les</strong><br />

j'ai rempli jufqu'a ce jour le röle &<br />

<strong>les</strong> fonélions d'Amant, je n'en avois encore<br />

rencontré aucune qui n'eüt, au moins, autant<br />

d'envie de fe rendre, que j'en avois de<br />

i'y déterminer; je m'étois même accoutuméi<br />

appelier prudes cel<strong>les</strong> qui ne faifoient


Les Liaifons dangereufes. %<br />

que Ia moicié du chemin, par oppofition a<br />

tant d'autres, dont la défenfe provocante<br />

ne couvre jamais qu'imparfaitement <strong>les</strong> premières<br />

avances qu'el<strong>les</strong> onc faites.<br />

Ici, au contraire, j'ai trouvé une première<br />

prévention défavorable, & fondée<br />

depuis fur <strong>les</strong> confeiis & <strong>les</strong> rapports d'une<br />

femme haineufe, mais clairvoyante; une timidité<br />

naturelle & extréme, que fortifioic<br />

une pudeur éclairée; un actachemenc a la<br />

vertu, que Ia Reügion dirigeoit, & qui<br />

comptoit déja deux années de triomphe;<br />

enfin, des démarches éclatantes, infpirées<br />

par ces différents motifs, & qui toutes n'avoient<br />

pour but que de fe fouflraire a mes<br />

pourfuites.<br />

Ce n'eft donc pas, comme dans mes autres<br />

aventures, une fimple capitulation plus<br />

ou moins avantageufe , & dont il eft plus<br />

facüe de profiter que de s'enorgueillir; c'eft<br />

une vicloire complette , achetée par une<br />

campagne pénible, & décidée par de favantes<br />

manoeuvres. II n'eft donc pas furprenant<br />

que ce fuccès, dü a moi feul,<br />

m'en devienne plus précieux ; & le furcroit<br />

de plaifir que j'ai èprouvé dans mon<br />

triomphe, & que je reffens encore, n'eft<br />

que la douce impreffion du fentiment de<br />

la gloire. Je chéris cette facon de voir,<br />

qui me fauve Thumiliation de penfer que<br />

je puiflê dépendre en quelque roanierede<br />

A ij


4 Les Liaifons dangereufes.<br />

1'efclave même que je me ferois aflèrvie;<br />

que je n'ai pas en moi feul la plénitude<br />

de mon bonheur, & que Ia faculté de<br />

m'en faire jouir dans toute fon énergie,<br />

foit réfervée a telle ou telle femme, exclufivement<br />

a toute autre.<br />

Ces réflexions fenfées régleront ma conduite<br />

dans cetce importante occafion; &<br />

vous pouvez être füre que je ne me laifferai<br />

pas teilement enchainer, que je ne<br />

puiffè toujours brifer ces nouveaux liens,<br />

en me jouant & a ma volonté. Mais déja<br />

je vous parle de ma rupture, & vous ignorez<br />

encore par quels moyens j'en ai acquis<br />

le droit; lifez donc, & voyez a quoi s'expofe<br />

la^fageffe, en effayant de fecourir la<br />

folie. J'étudiois fi attentivement mes difcours,<br />

& <strong>les</strong> réponfes que j'obtenois, que<br />

j'efpere vous rendre <strong>les</strong> uns & <strong>les</strong> autres<br />

avec une exacïitude dont vous fèrez contente.<br />

Vous verrez par <strong>les</strong> deux copies des Lettres<br />

ci-jointes (i), quel médiateur j'avois<br />

choifi pour me rapprocher de ma Belle,<br />

& avec quel zele le faint perfonnage s'eft<br />

employé pour nous réunir. Ce qu'il faut<br />

dire encore, & que j'avois appris par une<br />

Lettre interceptée fuivant 1'ufage , c'eft<br />

(i) Lettres CXX & CXXIÏ,


Les Liaifons dangereufes. $<br />

que Ia crainte & la petite humiliation d'être<br />

quittée, avoient un peu dérangé la prudence<br />

de Pauftere dévote, & avoient rempli<br />

fon coeur & fa tête de fentiments &<br />

d'idées, qui, pour n'avoir pas le fens commun,<br />

n'en étoient pas moins intéreflants.<br />

C'eft après ces préliminaires, néceffaires a<br />

favoir, qu'hierJeudi 28, jour prefix & donné<br />

par 1'ingrate, je me fuis préfenté chez<br />

elle en efclave timide & repentant, pour<br />

en fortir en vainqueur couronné.<br />

II étoit fix heures du foir quand j'arrivai<br />

chez la belle Reclufe; car, deprus fon retour,<br />

fa porte étoit reftée fermée a tout le<br />

monde. Elle elTaya de fe lever quand on<br />

m'annonca; mais fes genoux tremblants ne<br />

lui permirent pas de refter dans cette fituation<br />

: elle fe raffit fur le champ, Comme<br />

le Domeftique qui m'avoit introduit eut<br />

quelque fervice a faire dans Pappartement,<br />

elle en parut impatientée. Nous remplimes<br />

cette intervalle par <strong>les</strong> compliraents d'ufage.<br />

Mais pour ne rien perdre d'un temps donc<br />

tous <strong>les</strong> moments étoient précieux, j'examinois<br />

foigneufement le local ,• & dès-lors<br />

je marquai de 1'oeil le théatre de ma vicloire.<br />

J'aurois pu en choifir un plus commode<br />

: car, dans cette même chambre, il fe<br />

trouvoic une ottomane. Mais je remarquai<br />

qu'en face d'elle étoit un portrait du mari;<br />

& j'eus peur, je 1'avoue, qu'avec une fem-<br />

A iii


€ Les Liaifons dangereufes.<br />

me fi finguliere, un feul regard que le bafard<br />

dirigeroit de ce cöté, ne détruifït en<br />

un moment 1'ouvrage de tant de foins. Enfin<br />

, nousrefiames feuls & j'entrai en matiere.<br />

Après avoir expofé , en peu de mots,<br />

que le Pere Anfelme avoit dü informer des<br />

motifs de ma vifite, je me fuis plaint du<br />

traitement rigoureux que j'avois éprouvé ;<br />

& j'ai parfaitement appuyé fur le mépris<br />

qu'on m'avoit témoigné. On s'en tft défendu,<br />

comme je m'y attendois ; &, comme<br />

vous vous y attendiez bien aufli, j'en ai<br />

fondé la preuve fur "la méfiance & l'effroi<br />

que j'avois infpirés; fur la fuite fcandaleufe<br />

qui s'en étoit fuivie, le refus de répondre a<br />

mes Lettres,celui mêmede<strong>les</strong>recevoir,&c.<br />

&c Comme on commencoit une juftification<br />

qui auroit été bien facile, j'ai cru devoir<br />

1'interrompre; & pour me faire pardonner<br />

cette maniere brufque, je 1'ai couverte<br />

aufli-töt par une cajolerie. " — Si<br />

„ tant de charmes, ai-je donc repris, ont<br />

„ fait fur mon coeur une impreflion fi pro-<br />

„ fonde, tant de vertus n'en ont pas moins<br />

„ fait fur mon ame. Séduit, fans doute,<br />

„ park defir de m'en rapprocher, j'avois<br />

„ ofé m'en croire digne. Je ne vous repro-<br />

„ che point d'en avoir jugé autrement;<br />

„ mais je me punis de mon erreur. — Com-<br />

„ me on gardoit le füence de 1'embarras,<br />

„ j'ai continué : — J'ai defiré, Madame.


Les Liaifons dangereufes. f<br />

„ ou de me juftifier a vos yeux, ou d'ob-<br />

„ tenir de vous le pardon des torts que<br />

„ vous me fuppofez; afin de pouvoir au<br />

„ moins terminer avec quelque tranquilli-<br />

„ té, des jours auxquels je n'attache plus<br />

„ de prix, depuis que vous avez refufé de<br />

„ <strong>les</strong> embellir ". —<br />

Ici on a pourtant efiayé de répondre.<br />

„ — Mon devoir ne me permettoit pas ". —<br />

Et la difficulté d'achever le menfonge que<br />

le devoir exigeoit, n'a pas permis de finir<br />

la phrafe. J'ai donc repris du ton le plus<br />

tendre : „ — II etl donc vrai que c'eft moi<br />

„ que vous avez rui? —Ce déparc étoit né-<br />

„ ceflaire. — Et que vous m'éloignez de<br />

„ vous? — II le faut. — Et pour toujours?<br />

„ — Je le dois ". — Je n'ai pas befoin de<br />

vous dire que pendant ce court dialogue,<br />

la voix de la tendre prude étoit oppreffée,<br />

& que fes yeux ne s'élevoient pasjufqu'a moi.<br />

Je jugeai devoir animer un peu cette fcene<br />

languiflante; ainfi, me levant avec 1'air du<br />

dépit : „ — Votre fermeté , dis-je alors,<br />

„ me rend toute la mienne. Hé bien, oui,<br />

„ Madame, nous ferons féparés; féparés<br />

„ même plus que vous ne penfez : & vous<br />

„ vous féliciterez a loifir de votre ouvrage ".<br />

—-Un peu furprife de ce ton de reproche,<br />

elle voulut repliquer. „ — La réfolution<br />

„ que vous avez prife, dit-elle...." — N'eft<br />

„ que l'effec de mon défefpoir, repris-je<br />

A iv


8 Les Liaifons dangereufes.<br />

„ avec emportement. Vous avez voulu que<br />

„ je fois mal heureux; je vous prouverai<br />

„ que vous avez réuffi au-dela même de<br />

„ vos fouhaits— Je deöre votre bonheur,<br />

„ répondit-elle". — Et le fon de fa voix<br />

commencoit a annoncer une émotion aflèz<br />

forte. Aufli me précipitant a fes genoux,<br />

& du ton dramatique que vous me connoifllz<br />

: „ — Ah « cruelle, me fuis-je écrié,<br />

„ peut-il exifler pour moi un bonheur que<br />

„ vous ne parcagiez pas? Oü donc le trouj,<br />

ver loin de vous ? Ah! jamais! jamais"!<br />

J avoue qu'en me livrant a ce point, j'avois<br />

beaucoup compté fur le fecours des<br />

larmes : mais foit mauvaife difpofition, foit<br />

J5<br />

heffee de 1'attention pé-<br />

l U . C ' ê i re f e u l e m e n c<br />

nible & continuelle que je mettois a tout,<br />

il me fut impoflible de pleurer.<br />

Par bonheur, je me reflbuvins que, pout<br />

fubjuguer une femme, tout moyen étoit<br />

également bon , & qu'il fuffifoic de 1'étonner<br />

par un grand mouvement, pour que<br />

li m p T e f f i o n e n I e M t P r o f o n d e & favorable.<br />

Je fuppléai donc, par la tefreur, a Ia<br />

fenfibihté qui fe trouvoit en défaut; & pour<br />

cela, changeant feulement l'ioflexion de ma<br />

voix,&gardantla même pofture :„ — Oui,<br />

„ continuai je, j'en fais le ferment a vos<br />

„ pieds, vous pofleder ou mourir ".— En<br />

prononcant ces dernieres paro<strong>les</strong>, nos regards<br />

fe rencontrerent. Je ne fais ce que Ia


Les Liaifons dangêreufes. p<br />

timide perfonne vit ou cru voir dans <strong>les</strong><br />

miens: mais elle fe leva d'un air effrayé,<br />

& s'échappa de mes bras dont je 1'avois<br />

entourée. II eft vrai que je ne fis rien pour<br />

la retenir : car j'avois remarqué plufieurs<br />

fois que <strong>les</strong> fcenes de défefpoir menées<br />

trop vivement, tomboient dans le ridicule<br />

dès qu'el<strong>les</strong> devenoient longues , ou ne<br />

laiffbient que des reflburces vraiment cragiques,<br />

& que j'étois fort éloigné de vouloir<br />

prendre. Cependant tandis qu'elle fe<br />

déroboit a moi, j'ajoutai d'un ton bas &<br />

finiftre, mais de fagon qu'elle put m'entendre<br />

: „ — Hé bien! la mort — "!<br />

Je me relevai alors; & gardant un moment<br />

le filence, je jettois fur elle, comme<br />

au hafard, des regards farouches, qui, pour<br />

avoir 1'air d'être égarés, n'en étoient pas<br />

moins clairvoyant & obfervateurs. Le maintien<br />

mal affuré, la refpiration haute, la contraétion<br />

de tous <strong>les</strong> mufc<strong>les</strong>, <strong>les</strong> bras tremblants<br />

& a demi-élevés, tout me prouvoit<br />

affèz que 1'efFet étoit tel que j'avois voulu<br />

le produire : mais comme en amour rien<br />

ne fe finit que de très-près, & que nous<br />

édons alors affez loin 1'un de 1'autre, il<br />

falloit avant tout fe rapprocher. Ce fut pour<br />

y parvenir, que je paffai le plutót pofïïble<br />

a une apparente tranquillité, propre a calmer<br />

<strong>les</strong> effets de eet état violent, fans en<br />

affoiblir l'impreffion.<br />

A v


io<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

Ma traofirion fut: „ — J e<br />

fuis bien mal-<br />

„ heureux. J'ai voulu vivre pour votre bon-<br />

„ heur, & je 1'ai troublé. Je me dévoue<br />

„ pour votre tranquillité, & je la trouble<br />

,, encore—". Enfuite d'un air compofé,<br />

mais contraint: „ — Pardon, Madame; peu<br />

„ accoutumé aux orages des paffions, je<br />

„ fais mal en réprimer <strong>les</strong> mouvements. Si<br />

„ j'ai eu tort de m'y livrer, fongez au moins<br />

„ que c'eft pour la derniere fois. Ah! cal-<br />

„ mez-vous, calmez-vous, je vous en con-<br />

„ jure — ". Et pendant ce long difcours<br />

je me rapprochois infenfiblement. „ — Si<br />

,, vous voulez que je me calme, répondic<br />

„ la belle effarouchée, vous-même foyez<br />

„ donc plus tranquille. — Hé bien! oui,<br />

„ je vous le promets lui dis-je — ". J'ajoutai<br />

d'une voix plus foible : „ Si 1'effort<br />

„ eft grand, au moins ne doit-il pas être<br />

„ long, Mais , repris-je auffi-töc d'un air<br />

„ égaré, je fuis venu, n'eft-il pas vrai, pour<br />

„ vous rendre vos Lettres? De grace, dai-<br />

„ gnez <strong>les</strong> reprendre. Ce douloureux facri-<br />

„ fice me refte a faire; ne me laiflèz rien<br />

,, qui puiffe affoiblir mon courage " Et<br />

tirant de ma poche le précieux recueil:<br />

,, — Le voila, dis-je, ce dépot trompeur<br />

„ des aflurances de votre amitié 1II m'atta-<br />

„ choit a la vie; reprenez-Ie. Donnez ainfi<br />

„ vous-même le fignal qui doit me féparer<br />

„ de vous pour jamais —


Les Liaifons dangereufes.<br />

Ici 1'Amante craintive céda entiérement<br />

a fa tendre inquiétude. „ — Mais,M. de<br />

„ Valmont, qu'avez-vous, & que voulez-<br />

„ vous dire ? la démarche que vous faites<br />

„ aujourd'hui n'eft-elle pas volontaire ?n'eft-<br />

„ ce pas Ie fruit de vos propres réflexions?<br />

„ & ne font-ce pas el<strong>les</strong> qui vous ont fait<br />

„ approuver, vous-même, le parti nécelTaire<br />

„ que j'ai fuivi par devoir? —Hé bien,aije<br />

repris, ce parti a décidé Ie mien.<br />

„ Et quel eft-il?—Le feul qui puifie, en<br />

„ me féparant de vous, mettre un terme a<br />

„ mes peines. — Mais répondez-moi, quel<br />

,, eft-il? — La, je la preftai de mes bras,<br />

„ fans qu'elle fe défendit aucunement; &<br />

„ jugeant,par eet oubli des bienféances,<br />

„ combien 1'émotion étoit forte & puiflan-<br />

„ te : — Femme adorable , lui dis-je en<br />

„ rifquant 1'enthoufiafme, vous n'avez pas<br />

„ d'idée de 1'amour que vous infpirez; vous<br />

„ ne faurez jamais jufqu'a quel point vous<br />

„ fütes adorée, & de combien ce fenti-<br />

„ ment m'étoit plus cher que mon exiften-<br />

„ ce! Puiflènt tous vos jours être fortunés<br />

„ & tranquil<strong>les</strong>! Puiflènt-i!s s'embellir de<br />

„ tout Ie bonheur donc vous m'avez privé!<br />

Payez au moins ce voeu fincere par un<br />

„ regrec, par une larme; & croyez que le<br />

„ dernier de mes facrifices ne fera pas le<br />

„ plus pénible a mon cceur. Adieu — ".<br />

Tandis que je parlois ainfi , je fentois fon<br />

A vj<br />

n


32 Les Liaifons dangereufes.<br />

coeur palpiter avec violence; j'obfervois Paltération<br />

de fa figure; je voyois, fur-touc,<br />

<strong>les</strong> larmes la fuffoquer, & ne couler cependant<br />

que rares & pénib<strong>les</strong>. Ce ne fut qu'alors<br />

que je pris le parci de feindre de m'éloigner<br />

: aufli me retenantavec force : „ —<br />

„ Non, écoucez-moi , dic-elle vivemenr.<br />

„ — Laiflèz-moi, répondis-je. — Vousm'é-<br />

„ couterez, je le veux.--II faut vousfuir,<br />

„ il le faut! — Non, s ecria-t-elle... ,<br />

A ce dernier mot, elle fe précipita , ou<br />

plutot tomba évanouie entre mes bras. Comme<br />

je doutois encore d'un li heureux fuccès,<br />

je feignis un grand effroi; mais tout<br />

en m'effrayant, je la conduifois, ou la portois<br />

verslelieujprécédemmentdéfigné pour<br />

le champ de ma gloire; & en effet elle ne<br />

revint a elle que foumife & déja livrée a fon<br />

heureux vainqueur. y<br />

Jufques-la, mabelle amie, vousmetrouverez,<br />

je crois, une pureté de méthode qui<br />

vous fera plaifir, & vous verrez que je ne<br />

me fuis écarté en rien des vrais principes de<br />

cette guerre, que nous avons remarqué fouvent<br />

être fi femblable a 1'autre. Jugez-moi<br />

donc comme Turenne ou Fréderic. J'ai<br />

forcé a combattre, 1'ennemi qui ne vouloit<br />

que temporifer; je me fuis donné, par de<br />

favantes manoeuvres, le choix du terrein &<br />

celui des difpofitions; j'ai fu infpirer la fécurité<br />

a 1'enneroi, pour le joindre plus fa-


Les Liaifons dangereufes. 13<br />

cHement dans fa retraite; j'ai fu y faire fuccéder<br />

la terreur, avant d'en venir au combat;<br />

je n'ai rien mis au hafard, que par<br />

la confidéracion d'un grand avantage en cas<br />

de fuccès, & la certitude des reffources en<br />

cas de défaite; enfin, je n'ai engagél'aétion<br />

qu'avec une retraite aflurée,par oüjepufiè<br />

couvriröc conferver toutce que j'avois conquis<br />

précédemment. C'eft, je crois, tout<br />

ce qu'on peut faire; mais je crains, a préfent<br />

, de m'être amolli comme Annibal dans<br />

<strong>les</strong> délices de Capoue. Voila ce qui s'eft<br />

pafte depuis.<br />

Je m'attendois bien qu'un fi grand événement<br />

ne fe pafferoit pas fans <strong>les</strong> larmes<br />

& le défefpoir d'ufage; & fi je remarquai<br />

d'abord un peu plus de confufion, & une<br />

forte de recueillement, j'attribuai 1'un &<br />

1'autre a 1'étac de prude : auffi, fans m'occuper<br />

de ces légeres différences, que je<br />

croyois purement loca<strong>les</strong>, je fuivois fimplement<br />

la grande route des confolations; bien<br />

perfuadé que, comme il arrivé d'ordinaire,<br />

<strong>les</strong> fenfations aideroient le fentiment, &<br />

qu'une feule adtion feroit plus que tous <strong>les</strong><br />

difcours, que pourtant je ne négligeois pas.<br />

Mais je trouvai une réfiftance vraiment effrayante,<br />

moins encore par fon excès, que<br />

par la forme fous laquelle elle fe montroit.<br />

Figurez-vous une femme afiife, d'une roiideur<br />

immobile, & d'une figure invariable;


i# Les Liaifons dangereufes!<br />

n'ayant 1'air ni de penfer, ni d'écouter, ni<br />

d encendre; donc <strong>les</strong>yeuxfixeslaifTentéchapper<br />

des larmes aflèz continues, mais qui<br />

coulenc fans effbrr. Telle étoit Madame de<br />

lourvel pendant mes difcours; mais fi j'eflayois<br />

de ramener fon attencion vers moi<br />

par une earefTe, par le gefte même le plus<br />

innocent, a cette apparente apathie fuccédoient<br />

auffi-cóc la terreur, la fuffocation,<br />

<strong>les</strong> convulfions, <strong>les</strong> fanglots, & quelques<br />

cris par intervalle, mais lans un motarticulé.<br />

_ Ces cn<strong>les</strong> revinrent plulïeurs fois, & toujours<br />

plus fortes; la derniere même fut fi<br />

violente, que j'en fus enciéremenc décourage,<br />

& craignis un moment d'avoir remporté<br />

une viétoire inutile. Je me rabattis fur<br />

<strong>les</strong> lieux communs d'ufage; & danslenombre<br />

fe trouva celui-ci: „ - Et vous êtes dans<br />

„ Je delefpoir, paree que vous avez fait<br />

,, mon bonheur-"? A ce mot, 1'adorable<br />

lemme fe tourna vers moi; & fa figure,<br />

quoique encore un peu égarée, avoit pourtant<br />

deja repris fon expreffion célefte. —<br />

„ Votre bonheur, me dit-elle! — Vous de-<br />

„ vinez ma réponfe. — Vous êtes donc heu-<br />

" reU p~T " ? J e r e d o u b l<br />

ai 'es proteftations.<br />

—Et heureux par moi — "! J'ajoutai<strong>les</strong><br />

Jouanges & <strong>les</strong> tendres propos. Tandis que<br />

je parlois, tous fes membres s'afToupirent •<br />

elle recoroba avec molleffe, appuyée fur fon<br />

rcuteuil; ot m'abandonnant une main que


Les Liaifons dangereufes. 15<br />

j'avois ofé prendre : „—-Je fens, dit-elle,<br />

„ que cetce idéé me confole & me foula-<br />

» ge — "•<br />

Vous jugez qu'ainfi remis fur Ia voie , je<br />

ne la quittai plus; c'étoic réellemenc la bonne,<br />

& peut-être la feule. Aufli quand je<br />

voulus tenter un fecond fuccès, j'éprouvai<br />

d'abord quelque réfiflance; & ce qui s'étoit<br />

paffë auparavant me rendoit circonfpeét;<br />

mais ayant appellé a mon fecours cette même<br />

idéé de mon bonheur, j'en reflèntis bientöt<br />

<strong>les</strong> favorab<strong>les</strong> effets: „—Vous avezrai-<br />

„ fon, me dit la tendre perfonne; je ne puis<br />

„ plus fupporter mon exiftence, qu'autant<br />

„ qu'elle fervira a vous rendre heureux. Je<br />

„ m'y confacre toute entiere : dés ce mo-<br />

„ ment je me donne a vous, & vous n'é-<br />

„ prouverez de ma part ni refus, ni re-<br />

„ grets — ". Ce fut avec cette candeur,<br />

naïve ou fublime, qu'elle me livra fa perfonne<br />

& fes charmes, & qu'elle augmenta<br />

mon bonheur en Ie partageant. L'ivreflè<br />

fut complette & réciproque; &, pour la<br />

première fois, la mienne furvécut au plaifir.<br />

Je ne fortis de fes bras que pour tomber<br />

a fes genoux, pour lui jurer un amour<br />

éternel; &, il faut tout avouer, je penfois<br />

ce que je difois. Enfin, même après nous<br />

être féparés, fon idéé ne me quittoit point,<br />

& j'ai eu befoin de me travailler pour m'en<br />

diftraire.


ït><br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

Ah ! pourquoi n'êtes-vous pas ici, pour<br />

balancer au moins le charme de l'aftion par<br />

celui de Ia récompenfe? Mais je ne perdra^<br />

rien pour attendre, n'eft-il pas vrai?<br />

& j'efpere pouvoir regarder, comme convenu<br />

entre nous , 1'heureux arrangement<br />

que je vous ai propofé dans ma derniere<br />

Lettre. Vous voyez que je m'exécute, &<br />

que, comme je vous ai promis, mes affaires<br />

feront aflêz avancées pour pouvoir<br />

vous donner une partie de mon temps. Dépêchez-vous<br />

donc de renvoyer votre pefant<br />

Belleroche, & laiflèz-la le doucereux Danceny<br />

, pour ne vous occuper que de moi.<br />

Mais que faites-vous donc tant a cette campagne<br />

, que vous ne me répondez feulement<br />

pas ? Savez-vous que je vous gronderois<br />

volontiers? Mais le bonheur porte<br />

a 1'indulgence. Et puis , je n'oublie pas<br />

qu'en me replacant au nombre de vos foupirants,<br />

je dois me foumettre, de nouveau,<br />

a vos petites fantaifies. Souvenez-vous cependant<br />

que le nouvel Amant ne veut rien<br />

perdre des anciens droits de 1'ami.<br />

Adieu, comme autrefois... Oui, adieu,<br />

mon Angel je fenvoie tous <strong>les</strong> baifers de<br />

f amour.<br />

P. S. Savez-vous que Prévan, au bout<br />

de fon mois de prifon, a été obïigé de quitier<br />

fon corps ? C'eft aujourd'hui la nou-


Les Liaifons dangereufes. 17<br />

veile de tout Paris. En vérité, le voila cruellement<br />

puni d'un tort qu'il n'a pas eu, &<br />

votre fuccès eft complet!<br />

Paris, ce 29 O&obre 17...<br />

L E T T R E C X X V I .<br />

Préfi­<br />

Madame DE ROSEMONDE^ la<br />

dente DE TOURVEL.<br />

JE vous aurois répondu plutót, mon aimable<br />

enfant, fi la fatigue de ma derniere<br />

Lettre ne m'avoit rendu mes douleurs; ce<br />

qui m'a encore privée tous ces jours-ci de<br />

1'ufage de mon bras. J'étois bien prelTée de<br />

vous remercier des bonnes nouvel<strong>les</strong> que<br />

vous m'avez données de mon neveu, & je<br />

ne 1'étois pas moins de vous en faire pour<br />

votre compte, de finceres félicitations. On<br />

eft forcé de reconnoitre véritablement la<br />

un coup de la Providence, qui, en touchant<br />

Pun, a aufli fauvé 1'autre. Oui, ma<br />

chere Belle, Dieu, qui ne vouloit que vous<br />

éprouver, vous a fecourue au moment oü<br />

vos forces étoient épuifées; & malgré votre<br />

petit murmure, vous avez, je crois,<br />

quelques aclions de graces a lui rendre. Ce<br />

n'eft pas que je ne fente fort bien qu'il vous


i8 Les Liaifons dangereufes.<br />

eüt été plus agréable que cette réfolution<br />

vous fut venue Ia première, &<br />

q u e<br />

celle<br />

de Valmont n'en eüt été que Ia fuite: il<br />

femble meme, humainement parlant, que<br />

<strong>les</strong> droics de notre fexe en eufTent été mieux<br />

conferves, & nous ne voulons en perdre<br />

aucun ! Mais qu'eft-ce que ces conndérations<br />

légeres, auprès des objets importants<br />

qui fe trouvent remplis? Voit-on celui qui<br />

fe fauve du naufrage, fe plaindre de n'avoir<br />

pas eu Ie choix des moyens?<br />

Vous éprouverezbientöc, ma chere fille,<br />

que <strong>les</strong> peines que vous redoutez s'allégeront<br />

d el<strong>les</strong>-mêmes; & quand el<strong>les</strong> deyroient<br />

fubfifter toujours & dans leur entier,<br />

vous n'en fentiriez pas moins qu'el<strong>les</strong><br />

leroient encore plus faci<strong>les</strong> \ fupporter<br />

que <strong>les</strong> remords du crime & le mépris de'<br />

loi-meme. Inutilement vous aurois-je parlé<br />

plutót avec cette apparente févérité : 1'amour<br />

eft un fentiment indépendant, aue<br />

la prudence peut faire éviter, mais qu'elle<br />

nefauroit vaincre; & qui, une foisné, ne<br />

meurt que de fa belle mort, ou du défaut<br />

abfolu defpoir. C'eft ce dernier cas, dans<br />

lequel vous êtes, qui me rend le courage<br />

& Ie droit de vous dire librement mon avis.<br />

11 eft^cruel d'effrayer un malade défefpéré<br />

qui neft plus fufceptible que de confolations<br />

& de palliatifs : mais il eft fage d'éclairer<br />

un convalefcent fur <strong>les</strong> dangers qu'il


Les Liaifons dangereufes. 19<br />

a courus, pour lui infpirer la prudence dont<br />

il a befoin, & la foumiflïon aux confeils<br />

qui peuvenc encore lui être nécelTaires.<br />

Puifque vous me choifitTez pour votre<br />

médecin, c'eft comme tel que je vous parle,<br />

& que je vous dis que <strong>les</strong> petites incommodités<br />

que vous relTentez a préfent,<br />

& qui peut-être exigent quelques remedes,<br />

ne font pourtant rien en comparaifon de<br />

la maladie effrayante dont voila la guérifon<br />

aflurée. Enfuite comme votre amie, comme<br />

1'amie d'une femme raifonnable & vertueufe<br />

, je me permettrai d'ajouter que<br />

cette paffion , qui vous avoit fubjuguée ,<br />

déja fi malheureufe par elle-même, le devenoit<br />

encore plus par fon objet. Si j'en<br />

crois ce qu'on m'en dit, mon neveu, que<br />

j'avoue aimer peut-être avec foibleffe, &<br />

qui réunit en effet beaucoup de qualités<br />

louab<strong>les</strong> a beaucoup d'agréments, n'eft ni<br />

fans dangers pour <strong>les</strong> femmes, ni fans torts<br />

vis-a-vis d'el<strong>les</strong>, & met prefque un prix<br />

égal a <strong>les</strong> féduire & a <strong>les</strong> perdre. Je crois<br />

bien que vous 1'auriez converti. Jamais perfonne<br />

fans doute n'en fut plus digne : mais<br />

tant d'autres s'en font flattées de même,<br />

dont 1'efpoir a été décu, que j'aime bien<br />

mieux que vous n'en foyez pas réduite a<br />

cette reflburce.<br />

Confidérez a préfent, ma chere Belle,<br />

qu'au-lieu de tant de dangers que vous au-


£0 Les Liaifons dangereufes.<br />

riez eu a courir, vous aurez, outre Ie repos<br />

de votre confcience & votre propre<br />

tranquillité , la fatisfaétion d'avoir été la<br />

principale caufe de 1'heureux retour de Valmont.<br />

Pour moi, je ne doute pas que ce<br />

ne foit, en grande partie, 1'ouvrage de votre<br />

courageufe réfiftance , & qu'un moment<br />

de foibleflê de votre part n'eüt peutetre<br />

hiflë mon neveu dans un égarement<br />

éternel. J aime a penfer ainfi, &z defire vous<br />

voir penfer de même; vous y trouverez vos<br />

premières confolations, & moi de nouvel<strong>les</strong><br />

raifons de vous aimer davantage.<br />

Je vous attends ici fous peu de jours<br />

mon aimable fille, comme vous me 1'an'<br />

noncez. Venez retrouver le calme & Ie<br />

bonheur dans <strong>les</strong> mêmes lieux oü vous 1'aviezperdu;<br />

venezfur-tout vous réjouir avec<br />

votre tendre mere, d'avoir fi heureufement<br />

tenu Ia parole que vous lui aviez donnée,<br />

de ne rien faire qui ne fut digne d'elle<br />

oc de vous!<br />

Du Chdteau de... ce 30 Ociobre 17..,


Les Liaifons dangereufes.<br />

ai<br />

L E T T R E CXXVII.<br />

La Marquife DE MERTEUIL, au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

SI je n'ai pas répondu, Vicomte, a votre<br />

Lettre du 19, ce n'eft pas que je n'en aye<br />

eu le temps; c'eft tout fimplement qu'elle<br />

m'a donné de 1'humeur, & je ne lui ai pas<br />

trouvé le fens commun. J'avois donc cru<br />

n'avoir rien de mieux a faire que de la<br />

laiffer dans 1'oubli: mais puifque vous reyenez<br />

fur elle, que vous paroiflëz tenir aux<br />

idéés qu'elle concient, & que vous prenez<br />

mon filence pour un confentement, il faut<br />

vous dire clairement mon avis.<br />

J'ai pu avoir quelquefois laprétention de<br />

remplacer a moi feule tout un ferrail; mais<br />

il ne m'a jamais convenu d'en faire partie.<br />

Je croyois que vous faviez cela. Au moins<br />

a préfent que vous ne pouvez plus 1'ignorer,<br />

vous jugerez facilement combien votre<br />

propofition a dü me paroitre ridicule. Qui,<br />

moi! je facrifierois un goüt, & encore un<br />

goüt nouveau, pour m'occuper de vous ?<br />

Et pour m'en occuper, comment? en at-<br />

«endant a mon tour, & en efclave foumife,


22 Les Liaifons dangereufes.<br />

<strong>les</strong> fublimes faveurs de votre Hauteffe.<br />

Quand, par exemple, vous voudrez vous<br />

diftraire un moment de ce charme inconiiu<br />

que Vadorable, la célefie Madame de<br />

Tourvel vous a fait feule éprouver, ou<br />

quand vous craindrez de compromettre ,<br />

auprès de Vattachante Cécile, 1'idée fupérieure<br />

que vous êtes bien-aife qu'elle<br />

conferve de vous, alors defcendant jufqu'a<br />

moi, vous y viendrez chercher desplaiiirs,<br />

moins vifs a la vérité, mais fans conféquence;<br />

& vos précieufes bontés, quoiqu'un<br />

peu rares, fuffironc de refte a mon<br />

bonheur!<br />

Certes, vous êtes riche en bonne opinion<br />

de vous-même : mais apparemment je<br />

ne le fuis pas en modeftie; car j'ai beau me<br />

regarder, je ne peux pas me trouver déchue<br />

jufques-la. C'eft peut-être un tort que j'ai,<br />

mais je vous préviens que j'en ai beaucoup<br />

d'autres encore.<br />

J'ai fur-tout celui de croire que Vécolier,<br />

le doucereux Danceny, uniquement occupé<br />

de moi, me facrifiant, fans s'en faire un<br />

r lérite, une première paflion, avant même<br />

qu'elle ait été fatisfaite, & m'aimant enfin<br />

comme on aime h fon age, pourroit, malgré<br />

fes vingt ans, travailler plus efficacement<br />

que vous a mon bonheur & a mes<br />

plaifirs. Je me permettrai même d'ajouter,<br />

que, s'il me venoic en fantailie de lui don-


Les Liaifons dangereufes. 23<br />

fier un adjoinc, ce ne feroit pas vous, au<br />

moins pour le moment.<br />

Ec par quel<strong>les</strong> raifons, m'allez-vous demander?<br />

Mais d'abord il pourroic fort bien<br />

n'y en avoir aucune : car le caprice qui<br />

vous feroit préférer, peut également vous<br />

faire exclure. Je veux pourtant bien, par<br />

policeiTe, vous motiver mon avis. 11 me<br />

femble que vous auriez trop de facrifkes<br />

a me faire; & moi, au-lieu d'en avoir la<br />

reconnoilTance que vous ne manqueriez pas<br />

d'en attendre, je ferois capable de croire<br />

que vous m'en devriez encore! Vous voyez<br />

qu'aufli ëloignés 1'un de 1'autre par notre<br />

faeon de penfer, nous ne pouvons nous<br />

rapprocher d'aucune maniere; & je crains<br />

qu'il ne me faille beaucoup de temps, mais<br />

beaucoup, avant de changer de fentiment.<br />

Quand je ferai corrigée, je vous promets de<br />

vous avertir. Jufques - la, croyez - moi ,<br />

faites d'autres arrangements , & gardez<br />

vos baifers; vous avez tant a <strong>les</strong> placer<br />

mieux!...<br />

Adieu, comme autrefois, dites-vous?<br />

Mais autrefois, ce me femble, vous faifiez<br />

un peu plus de cas de moi; vous ne m'avkz<br />

pas deftinée tout-a-fait aux troifiemes<br />

rö<strong>les</strong> ; & fur-tout vous vouliez bien attendre<br />

que j'euffe dit qu'oui, avant d'être für de<br />

mon confentement. Trouvez donc bon ,<br />

qu'au-lieu de vous dire aufli adieu comme


«4 Les Liaifons dangereufes.<br />

autrefois, je vous dife , adieu comme a<br />

préfent.<br />

Votre fervante, M. le Vicomte.<br />

Du chdteau de..., ce 31 O&obrc 17...<br />

L E T T R E<br />

CXXVIII.<br />

La Préfidente DE TOURVEL d Madame<br />

DE ROSEMONDE.<br />

JE n'ai recu qu'hier, Madame, votre tardive<br />

réponfe. Elle m'auroit tué fur-lechamp,<br />

fi j'avois eu encore mon exiftence<br />

en moi : mais un autre en eft polTeffèur;<br />

& cec autre eft M. de Valmont. Vous<br />

voyez que je ne vouscache rien. Vous devez<br />

ne me plus trouver digne de votre amitié;<br />

je crains moins encore de la perdre que<br />

de la furprendre. Tout ce que je puis vous<br />

dire, c'eft que placée par M. de Valmont<br />

entre fa mort ou fon bonheur, je me fuis<br />

décidée pour ce dernier parti. Je ne m'en<br />

vante, ni ne m'en accufe : je dis fimplenient<br />

ce qui eft.<br />

Vous fentirez aifément , d'après cela,<br />

quelle impreflion a dü me faire votre Lettre<br />

, & <strong>les</strong> vérités féveres qu'elle contient.<br />

Ne croyez pas cependanc qu'elle ait pu<br />

faire


Les Liaifons dangereufes. 25<br />

faire naitre un regret en moi, ni qu'elle<br />

puiiTe jamais me faire changer de fentimenc<br />

ni de conduice. Ce n'eft pas que je n'aie<br />

des moments cruels : mais quand mon coeur<br />

eft le plus déchiré, quand je crains de ne<br />

pouvoir plus fupporter mes tourments, je<br />

me dis : Valmont eft heureux; & tout difparoic<br />

devant cette idee , ou plutöt elle<br />

change tout en plaifirs.<br />

C'eft donc a votre neveu que je me fuis<br />

confacrée ; c'eft pour lui que je me fuis<br />

perdue. II eft devenu le centre unique de<br />

mes penfées, de mes fentiments, de mes<br />

aétions. Tant que ma vie fera néceflaire a<br />

fon bonheur , elle me fera précieufe, &<br />

je Ia trouverai fortunée. Si quelque jour<br />

il en juge autrement..., il n'entendra de<br />

ma part ni plainte ni reproche. J'ai déja<br />

ofé fixer <strong>les</strong> yeux fur ce moment fatal, &<br />

mon parti eft pris.<br />

Vous voyez a préfent combien peu doit<br />

maffeder la crainte que vous paroiftèz<br />

avoir, qu'un jour M. de Valmont ne me<br />

perde : car avant de le vouloir , il aura<br />

donc ceffé de m'aimer; & que me feront<br />

alors de vains reproches que je n'entendrai<br />

nas? Senl il te m UiJi<br />

. ' «"un jugc. ^-uiuiiie<br />

je naurai vécu que pour lui, ce fera en<br />

lui que repofera ma mémoire; & s'il eft<br />

.v.ai luuiiaiuuienc juiunee.<br />

Partie IV.<br />

B


26 Les Liaifons dangereufes.<br />

Vous venez, Madame, de lire dans mon<br />

coeur. J'ai préféré le malheur de perdre votre<br />

eftime par ma franchife, a celui de m'en<br />

rendre indigne par l'avili(Tement du menfonge.<br />

J'ai cru devoir cette entiere confiance<br />

a vos anciennes bontés pour moi.<br />

Ajouter un mot de plus , pourroit vous<br />

faire foupconner que j'ai 1'orgueil d'y compter<br />

encore , quand au contraire je me rends<br />

juftice, en ceffant d'y prétendre.<br />

Je fuis avec refpeét, Madame , votre<br />

très-humble & très-obéiffante fervante.<br />

Paris, ce i er . Novembre 17...<br />

L E T T R E CTXXIX.<br />

Le Vicomte DE VALMONT d la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

D ITE S-MOI donc, ma belle amie,<br />

d'ou peut venir ce ton d'aigreur & de perfifflage,<br />

qui regne dans votre derniere Lettre?<br />

Quel eft donc ce crime que j'ai commis,<br />

apparemment fans m'en douter, &<br />

qui vous donne tant d'humeur?J'ai eu 1'air,<br />

me reprochez-vous, de compter fur votre<br />

confentement avant de l'avoir obtenu : mais<br />

je croyois que ce qui pourroit paroicre de


Les Liaifons dangereufes. 27<br />

la préfomption pour tout Ie monde, ne<br />

pouvoit jamais être pris, de vous a moi,<br />

que pour de Ia confiance : & depuis quand<br />

ce fentiment nuit-il a i'amitié ou a 1'amour?<br />

En réuniflant 1'efpoir au defir, je n'ai fait<br />

que céder a 1'impulfion naturelle, qui nous<br />

fait nous placer toujours le plus prés poflible<br />

du bonheur que nous cherchons; &<br />

vous avez pris pour 1'effet de 1'orgueil ce<br />

qui ne 1'étoit que de mon empreffemenc.<br />

Je fais fort bien que 1'ufage a introduit,<br />

dans ce cas, un douce refpeétueux : mais<br />

vous favez aufli que ce n'eft qu'une forme,<br />

un fimple protocole ; & j'étois , ce<br />

me femble , autorifé a croire que ces précautions<br />

minutieufes n'étoient plus néceffaires<br />

entre nous.<br />

II me femble même que cette marche<br />

franche & libre, quand elle eft fondée fur<br />

une ancienne liaifon, eft bien préférable a<br />

Pinfipide cajolerie, qui affadit fi fouvent<br />

1'amour. Peut-être, au refte, le prix que<br />

je trouve a cette maniere, ne vienc-il que<br />

de celui que j'attache au bonheur qu'elle<br />

me rappelle : mais par-la même, il me feroit<br />

plus pénible encore de vous voir en<br />

juger autrement.<br />

Voilh pourtant le feul tort que je me<br />

connoiffe : car je n'imagine pas que vous<br />

ayiez pu penfer férieufement, qu'il exiftat<br />

une femme dans le monde, qui me parut<br />

B ij


23 Les Liaifons dangereufes.<br />

préférable a vous; & encore moins, que<br />

j'aie pu vous apprécier aufli mal que vous<br />

feignez de le croire. Vous vous êtes regardée,<br />

me dites-vous a ce fujet, & vous ne<br />

vous êtes pas trouvée déchue a ce point.<br />

Je le crois bien, & cela prouve feulement<br />

que votre miroir eft fidele. Mais n'auriezvous<br />

pas pu en conclure avec plus de facilité<br />

& de juftice, qüa coup für je n'avois<br />

pas jugé ainfi de vous ?<br />

Je cherche vainement une eaufe & cette<br />

étrange idée. II me femble pourtant qu'elle<br />

tient, de plus ou moins prés, aux éloges<br />

que je me fuis permis de donner a d'autres<br />

femmes. Je 1'infere au moins de votre affectation<br />

a relever <strong>les</strong> épithetes d'adorable,<br />

de célefte, d'attachante, dont je me<br />

fuis fervi en vous parlant de Madame de<br />

Tourvel, ou de la petite Volanges. Mais<br />

ne favez-vous pas que ces mots, plus fouvent<br />

pris au hafard que par réflexion, expriment<br />

moins le cas que 1'on fait de la<br />

perfonne, que la fituationdans laquelle on<br />

fe trouve quand on en parle ? Et fi, dans<br />

le moment même oü j'étois fi vivement<br />

affeété ou par 1'une ou par 1'autre, je ne<br />

vous en defirois pourtant pas moins; fi<br />

je vous donnois une préférence marquée<br />

fur toutes deux , puifqu'enfin je ne pouvois<br />

renouveller notre première liaifon qu'au<br />

préjudice des deux autres , je ne crois


Les Liaifons dangereufes. 29<br />

pas qu'il y aic la fi grand fujet de reproche.<br />

II ne me fera pas plus difficile de me<br />

juftifier fur le charme inconnu dont vous<br />

me paroiflèz aufli un peu choquée : car<br />

d'abord, de ce qu'il eft inconnu, il nes'enfuit<br />

pas qu'il foit plus fort. Hé! qui pourroit<br />

1'emporter fur <strong>les</strong> délicieux plaifirs que<br />

vous feule favez rendre toujours nouveaux,<br />

comme toujours plus vifs? J'ai donc voulu<br />

dire feulement que celui-la étoit d'un genre<br />

que je n'avois pas encore éprouvé; mais<br />

fans prétendre lui afligner de claflè; & j'avois»ajouté,<br />

ce que je répete aujourd'hui,<br />

que, quel qu'il foit, je faurai combattre &<br />

le vaincre. J'y mettrai bien plus de zele en-*<br />

core fi je peux voir dans ce léger travail<br />

un hommage a vous offrir.<br />

Pour la petite Cécile, je crois bien inutile<br />

de vous en parler. Vous n'avez pas oublié<br />

que c'eft a votre demande que je me<br />

fuis chargé de cette enfant, & je n'attends<br />

que votre congé pour m'en défaire. J'ai pu<br />

remarquer fon ingénuité & fa fraicheur ;<br />

j'ai pu même la croire un moment attacbante,<br />

paree que, plus ou moins, on fe<br />

complait toujours un peu dans fon ouvrage<br />

: mais aflurément, elle n'a affez de confiftance<br />

en aucun genre pour fixer en rien<br />

Pattention.<br />

A préfent, ma belle amie, j'en appelle<br />

B iij


go Les Liaifons dangereufes.<br />

a votre juftice, a vos premières bontés pour<br />

moi; a la longue & parfaite amitié, a I'entiere<br />

confiance qui depuis ont reflèrré nos<br />

liens : ai-je mérité le ton rigoureux que<br />

vous prenez avec moi ? Mais qu'il vous fera<br />

facile de m'en dédommager quand vous<br />

voudrez ! Dites feulement unmot, & vous<br />

verrez fi tous <strong>les</strong> charmes & tous <strong>les</strong> attachements<br />

me retiendronc ici, non pas un<br />

jour, mais une minute. Je volerai a vos<br />

pieds & dans vos bras, & je vous prouverai,<br />

mille fois & de mille manieres, que<br />

vous êtes, que vous ferez toujours la véritable<br />

fouveraine de mon coeur.<br />

Adieu, ma belle amie ; j'attends votre<br />

réponfe avec beaucoup d'emprefièment.<br />

Paris, ce 3 Novembre 17...<br />

L E T T R E CXXX.<br />

Madame DE ROSEMONDE a la Préfidente<br />

DE TOURVEL.<br />

E T pourquoi, ma chere Belle, ne voulez-vous<br />

plus être ma fille? pourquoi femblez<br />

vous m'annoncer que toute correfpondance<br />

va être rompue entre nous? Eft-ce<br />

pour me punir de n'avoir pas deviné ce


Les Liaifons dangereufes. 31<br />

qui écoit contre toute vrailemblance ? ou<br />

me foupconnez-vous de vous avoir affligée<br />

volontairement? Non, je connois trop bien<br />

votre coeur, pour croire qu'il penfe ainfi<br />

du mien. Aufli la peine que m'a Faite votre<br />

Lettre eft-elie bien moins relative h<br />

moi qu'a vous-même.<br />

O ma jeune amie ! je vous le dis avec<br />

douleur; mais vous êtes bien trop digne<br />

d'être aimée, pour que jamais 1'amour vous<br />

rende 'heureufe. Hé ! quelle femme vraiment<br />

délicate & fenfible, n'a pas trouvé'<br />

1'infortune dans ce même léntiment qui lui<br />

pfomettoit tant de bonheur! Les hommes<br />

favent-ils apprécier la femme qu'ils poffedent<br />

?<br />

Ce n'eft pas que plufieurs ne foient honnêtes<br />

dans leurs procédés, & conftants dans<br />

leur affeétion : mais, parmi ceux-ia même,<br />

combien peu favent encore fe mettre a 1'uniflbn<br />

de notre coeur! Ne croyez pas, ma<br />

chere enfant, que leur amour foit femblable<br />

au nö:re. Ils éprouventbien la même ivreflè;<br />

fouvent même ils y mettent plus d'emportement:<br />

mais ils ne connoiflent pas eet empreflèment<br />

inquiet, cette follicitude délicate<br />

, qui produit en nous ces foins tendres<br />

& continus, & dont 1'unique but eft toujours<br />

1'objet aimé. L'homme jouit du bonheur<br />

qu'il reflènt, & la femme de celui<br />

qu'elle procure. Cette différence, fi eiïen-<br />

B iv


32 Les Liaifons dangereufes.<br />

tieüe & fi peu remarquée, influe pourtant,<br />

d'une maniere bien fenfible, fur la totalité<br />

de leur conduite refpeétive. Le plaifir de<br />

1'un eft de fatisfaire des defirs, celui de 1'autre<br />

eft fur-tout de <strong>les</strong> faire naitre. Plaire,<br />

n'eft pour lui qu'un moyen de fuccès:, tandis<br />

que pour elle, c'eft le fuccès lui-même.<br />

Et la coquetterie, fi fouvent reprochée aux<br />

femmes, n'eft autre chofe que 1'abus de<br />

cette facon de fentir, & par-la même en<br />

prouve la réalité. Enfin, ce goüt exclufif,<br />

qui caraétérife particuliérement 1'amour ,<br />

n'eft dans 1'homme qu'une préférence qui<br />

fert, au plus, a augmenter un plaifir,qu'un<br />

autre objet affoibliroit peut-être, mais ne<br />

détruiroit pas; tandis que dans <strong>les</strong> femmes,<br />

c'eft un fentiment profond, qui non-feulementanéantit<br />

tout defir étranger, mais qui,<br />

plus fort que la nature, & fouftrait h fon<br />

empire, ne leur laiftè éprouver que répugnance<br />

& dégout, la même oü femble devoir<br />

naitre la volupté.<br />

Et n'aliez pas croire que des exceptions<br />

plus ou moins nombreufes, & qu'on peut<br />

citer, puilTent s'oppofer avec fuccès a ces<br />

vérités généra<strong>les</strong>! El<strong>les</strong> ont pour garant la<br />

voix publique, qui, pour <strong>les</strong> hommes feulement,<br />

a diftingué 1'infidélité de 1'inconftance<br />

: diftinétion dont ils fe prévalent ,<br />

quand ils devroient en être humiliés , &<br />

qui, pour notre fexe, n'a jamais été adop-


Les Liaifons dangereufes. 33<br />

tée que par ces femmes dépravées qui en<br />

font la honte , & a qui tout moyen paroit<br />

bon , qu'el<strong>les</strong> efperent pouvoir <strong>les</strong> fauver<br />

du fentiment pénible de leur bafleflè.<br />

J'ai cru, ma chere Belle, qu'il pourroit<br />

vous être utile d'avoir ces réflexions a oppofer<br />

aux idéés chimériques d'un bonheur<br />

parfait, dont 1'amour ne manque jamais<br />

d'abufer notre imagination : efpoir trompeur,<br />

auquel on tient encore, même alors<br />

qu'on fe voit forcé de 1'abandonner, &<br />

dont la perte irrite & multiplie <strong>les</strong> chagrins<br />

déja trop réels, inféparab<strong>les</strong> d'une paffion<br />

vive! Cet emploi d'adoucir vos peines,<br />

ou d'en diminuer le nombre, eft le feul<br />

que je veuille , que je puiffe remplir en<br />

ce moment. Dans <strong>les</strong> maux fans remedes,<br />

<strong>les</strong> confeils ne peuvent plus porter que^fur<br />

le régime. Ce que je vous demande feulement,<br />

c'eft de vous fouvenir que plaindre<br />

un malade, ce n'eft pas le blamer. Eh! qui<br />

fommes-nous, pour nous blamer <strong>les</strong> uns<br />

<strong>les</strong> autres ? Laiffons le droit de juger , a<br />

celui - la feul qui lit dans <strong>les</strong> cceurs ; &<br />

j'ofe même croire qu'a fes yeux paternels,<br />

une foule de vertus peut racheter<br />

une foibleflê.<br />

Mais, je vous en conjure, ma chere<br />

amie, défendez-vous fur-tout de ces réfclutions<br />

violentes, qui annoncent moins la<br />

force qu'un entier découragement: n'ou-<br />

B v


34 Les Liaifons dangereufes.<br />

bliez pas qu'en rendant uh autre pofTeflèur<br />

de votre exiftence, pour me fervir de votre<br />

expreffion, vous n'avez pas pu cependant<br />

fruftrer vos amis de ce qu'ils en poffédoient<br />

a 1'avance, & qu'ils ne ceflèront jamais<br />

de réclamer.<br />

Adieu, ma chere fille; fongez quelquefois<br />

a votre tendre mere, croyez que vous<br />

ferez toujours & par-defTus tout, 1'objet de<br />

fes plus cheres.<br />

Du Chdteau de... ce 4 Novembre 17..,<br />

L E T T R E CXXXI.<br />

La Marquife DE<br />

comte DE<br />

MERTEUIL<br />

VALMONT.<br />

A bonne heure , Vicomte , & je<br />

fuis plus contente de vous cette fois-ci que<br />

1'autre : mais a préfent, caufons de bonne<br />

amitié, & j'efpere vous convaincre que,<br />

pour vous comme pour moi, 1'arrangement<br />

que vous paroiflèz defirer feroit une véri»<br />

table folie.<br />

N'avez-vous pas encore remarqué que<br />

le plaifir , qui eft bien en effetl'unique mobile<br />

de la réunion des deux fcxes, ne fuffit<br />

pourtant pa ks pour former une liaifon enr


Les Liaifons dangereufes. 35<br />

tr'eux? & que s'il eft précédé du defir qui<br />

rapproche, il n'eft pas moins fuivi du dégout<br />

quirepoufïè? C'eft une loi de la nature<br />

, que 1'amour feul peut changer; &<br />

de 1'amour, en a-t-on quand on veuc? II<br />

en faut pourtant toujours ; & cela feroit<br />

vraiment embarralTant, fi on ne s'étoit pas<br />

appercu qu'heureufement il fuffifoic qu'il<br />

en exiftat d'un cöté. La difficulté eft devenuepar-la<br />

de moitié moindre, & même fans<br />

qu'il y ait eu beaucoup a perdre; eneffet,<br />

1'un jouit du bonheur d'aimer, 1'autre de<br />

celui de plaire, un peu moins vif a la vérité<br />

, mais auquel fe joint le plaifir de tromper;<br />

ce qui fait équilibre; tout s'arrange.<br />

Mais dices-moi, Vicomte, qui de nous<br />

deux fe chargera de tromper 1'autre ? Vous<br />

favez 1'hiftoire de ces deux frippons, qui fe<br />

reconnurent en jouant : Nous ne nous ferons<br />

rien, fe dirent-ils; payons <strong>les</strong> cartes<br />

par moitié; & ils quitterent la partie. Suivons,<br />

croyez-moi, ce prudent exemple, &<br />

ne perdons pasenfemble un temps que nous<br />

pouvons fi bien employer ailleurs.<br />

Pour vous prouver qu'ici votre intérêt<br />

me décide autant que le mien, & que je<br />

n'agis nipar humeur, ni par caprice, je ne<br />

vous refufe pas le prix convenu entre nous:<br />

je fens a merveille que, pour une feule foirée,<br />

nous nous fuffirons de refte; & je ne<br />

doute même pas que nousne fachionsaffëz<br />

B vj


3ö Les Liaifons dangereufes.<br />

1'embellir pour ne la voir finir qu'a regrer.<br />

Mais n'oubüons pas que ce regret eft néceffaire<br />

au bonheur; & quelque douce que<br />

foit notre illufion, n'allons pas croire qu'elle<br />

puilTe être durable.<br />

Vous voyez que je m'exécutea mon tour,<br />

& cela fans que vous vous foyez encore<br />

mis en regie avec moi: car enfin je devois<br />

avoir la première Lettre de la célefte prude;<br />

& pourtant, foit que vous y teniezencore<br />

, foit que vous ayez oublié <strong>les</strong> conditions<br />

d'un marché, qui vous intérefiè peutêtre<br />

moins que vous ne voulez me le faire<br />

croire, je n'ai rien recu, abfolument rien.<br />

Cependant, ou je me trompe, ou la tendre<br />

devote doit beaucoup écrire : car que<br />

feroit-elle quand elle eft feule ? elle n'a<br />

iurement pas le bon efprit de fe diftraire.<br />

J aiwois donc, fi je voulois, quelques petits<br />

reprochesa vous faire; mais je <strong>les</strong> paffe<br />

fous filence, en compenfation d'un peu d'humeur<br />

que j'ai eu peut-être dans ma derniere<br />

Lettre.<br />

A préfent, Vicomte, il ne me refte plus<br />

qu'a vous faire une demande; & elle eft<br />

encore autant pour vous que pour moi: c'eft<br />

de différer un moment que je defire peutêtre<br />

autant que vous; mais dont il me femb'e<br />

que 1'époque doit être retardée jufqu'a<br />

mon retour a la Ville. D'une part, nous<br />

n'aurions pas ici la liberté nécefTaire; &,


Les Liaifons dangereufes. 37<br />

de 1'autre, j'y aurois quelque rifque h courir<br />

: car il ne faudroit qu'un peu de jaloufie<br />

pour me rattacher de plus belle ce trifte<br />

Belleroche, qui pourtant ne tient plus qu'a<br />

un ril. II en eft déja a fe battre <strong>les</strong> flancs<br />

pour m'aimer; c'eft au point, qu'a préfent<br />

je mets autant de malice que de prudence<br />

dans <strong>les</strong> careffes dont je le furcharge. Mais,<br />

en même-temps, vous voyez bien que ce<br />

ne feroit pas la un facrifke a vous faire ;<br />

une infidélké réciproque rendra le charme<br />

bien plus puiflanr.<br />

Savez-vous que je regrette quelquefois<br />

que nous en foyons réduits a ces reflburces<br />

! Dans le temps oü nous nous aimions,<br />

car je crois que c'étoit de 1'amour, j'étois<br />

heureufe; & vous, Vicomte ?... Mais pourquoi<br />

s'occuper encore d'un bonheur qui ne<br />

peut revenir? Non, quoique vous en difiez,<br />

c'eft un retour impoflible. D'abord,<br />

j'exigerois des facrifices que fürement vous<br />

ne pourriez ou ne voudriez pas me faire,<br />

& qu'il fe peut bien que je ne mérite pas;<br />

& puis, comment vous fixer? Oh! non,<br />

non, je ne veux feulement pas m'occuper<br />

de cette idéé; & malgré le plaifir que je<br />

trouve en ce moment a vous écrire, j'aime<br />

bien mieux vous quitter brufquemenr.<br />

Adieu, Vicomte.<br />

Du Chat eau de... ce 6 Novembre 17..,


38 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CXXXII.<br />

La Préfidente DETOURVEL d Madame<br />

DE ROSEMONOE.<br />

PÉNÉTRÉE, Madame, de vos bontés<br />

pour moi, je m'y livrerois toute entiere,<br />

fi je n'étois retenue en quelque forte, par<br />

la crainte de <strong>les</strong> profaner en <strong>les</strong> acceptant.<br />

Pourquoi faut-il, quand je <strong>les</strong> vois fi précieufes,<br />

que je lente en même-temps que<br />

je n'en fuis plus digne ? Ah ! j'oferai du<br />

moins vous en témoigner ma reconnoiffance;<br />

j'admirerai, fur-tout, cette indulgence<br />

de la vertu , qui ne connoit nos<br />

foibleflès que pour y compatir, & dont<br />

le charme puiflant conferve fur <strong>les</strong> cceurs<br />

un empire fi doux , & fi fort, même a<br />

cöté du charme de 1'amour.<br />

Mais puis-je mériter encore une amitié<br />

qui ne fuffic plus a mon bonheur? Je dis<br />

de même de vos confeils; j'en fens le prix,<br />

& ne puis <strong>les</strong> fuivre. Et comment ne croirois-je<br />

pas a un bonheur parfait, quand je<br />

1'éprouve en ce moment? Oui, fi <strong>les</strong> hommes<br />

font tels que vous le dites, il faut <strong>les</strong><br />

fuir, ils font haïflab<strong>les</strong>; mais qu'alors Val-


Les Liaifons dangereufes. 39<br />

mont eft loin de leur reiïèmbler! S'il a<br />

comme eux cette violence de paffion, que<br />

vousnommez emportement, combien n'eftelle<br />

pas furpalTée en lui par 1'excès de fa<br />

délicateflè ! O mon amie! vous me parlez<br />

de partager mes peines, jouilTez donc de<br />

mon bonheur; je le dois i 1'amour, & de<br />

combien encore 1'objeten augmenteleprix!<br />

Vous aimez votre neveu, dites-vous , peutêtre<br />

avec foibleflê? ah! fi vous le connoif-<br />

, fiez comme moi! je 1'aime avec idolatrie,<br />

& bien moins encore qu'il ne le mérite. II<br />

a pu fans doute être entrainé dans quelques<br />

erreurs , il en convient lui même ;<br />

mais qui jamais connut comme lui le véritable<br />

amour? Que puis-je vous dire de<br />

plus? il le reflènt tel qu'il 1'infpire.<br />

Vous allez croire que c'eft la une de<br />

ces idéés chimériques dont Yamour ne<br />

manque jamais d'abufer notre imagination<br />

: mais dans ce cas, pourquoi feroit-il<br />

devenu plus tendre, plus emprefle, depuis<br />

qu'il n'a plus rien a obtenh? Je 1'avouerai,<br />

je lui trouvois auparavant un air de<br />

réflexion, de réferve , qui 1'abandonnoit<br />

rarement, & qui fouvent me ramenoit,<br />

malgré moi , aux fauflès & cruel<strong>les</strong> imprelflons<br />

qu'on m'avoit données de lui. Mais<br />

depuis qu'il peut fe livrer fans contrainte<br />

aux mouvements de fon coeur, il femble<br />

deviner tous <strong>les</strong> defirs du mien. Qui fait


40 Les Liaifons dangereufes.<br />

fi nous n'étions pas nés 1'un pour 1'autre!<br />

fi ce bonheur ne m'étoit pas réfervé, d'être<br />

nécefiaire au fien! Ah! fi c'eft une illufion,<br />

que je meure donc avant qu'elle finiffe.<br />

Mais non , je veux vivre pour le chérir,<br />

pour 1'adorer. Pourquoi ceflèroit-il de<br />

m'aimer ? Quelle autre femme rendroit-il<br />

plus heureufe que moi ? Et , je le fens<br />

par moi-même, ce bonheur qu'on fait naitre,<br />

eft le plus fort lien, le feul qui attaché<br />

véritablement. Oui, c'eft ce fentiment<br />

délicieux qui ennoblit 1'amour, qui<br />

le purifie en quelque forte , & le rend<br />

vraiment digne d'une ame tendre & généreufe,<br />

telle que celle de Valmont.<br />

Adieu, ma chere, ma refpeéhble, mon<br />

i ndulgente amie. Je voudrois en vain vous<br />

écrire plus long-temps : voici 1'heure oü<br />

il a promis de venir, & toute autre idéé<br />

m'abandonne. Pardon ! mais vous voulez<br />

mon bonheur, & il eft fi grand dans ce<br />

moment, que je fuffis a peine a le fentir.<br />

Paris, ce 7 Novembre 17...


Les Liaifons dangereufes. 41<br />

L E T T R E CXXXIII.<br />

Mar-<br />

Le Vicomte DE VALMONT ct la<br />

quife DE MERTEUIL.<br />

C^UELS font donc, ma belle amie, ces<br />

facrifices que vous jugez que je ne ferois<br />

pas, & donc pourcanc le prix feroic de<br />

vous plaire? Faices-<strong>les</strong>-moi connoitre feulement;<br />

& fi je balance a vous <strong>les</strong> offrir,<br />

je vous permets d'en refufer 1'hommage.<br />

Eh! comment me jugez-vous depuis quelque<br />

temps, fi, même dans votre indulgence,<br />

vous doutez de mes fentiments ou<br />

de mon énergie ? Des facrifices que je ne<br />

voudrois ou ne pourrois pas faire! Ainfi,<br />

vous me croyez amoureux, fubjugué? & le<br />

prix que j'ai mis au fuccès, vous me foupconnez<br />

de 1'attacher a la perfonne? Ah!<br />

graces au Ciel, je n'en fuis pas encore réduit<br />

la, & je m'offre a vous le prouver.<br />

Oui, je vous le prouverai, quand même<br />

ce devroit être envers Madame de Tourvel.<br />

AfTurément, après cela , il ne doit pas<br />

vous refter de doute.<br />

J'ai pu, je crois, fans me compromettre,<br />

donner quelque temps a une femme,<br />

qui a au moins Ie mérite d'être d'un genre


4* Les Liaifons dangereufes.<br />

qu'on rencontre raremenc. Peut-être aufli<br />

la faifon morie dans laquelle eft venue cette<br />

aventure, m'a fait m'y livrer davantage;<br />

& encore a préfent, qu'a peine Ie grand<br />

courant commence a reprendre , il n'eft<br />

pas étonnant qu'elle m'occupe prefque<br />

en entier. Mais fongez donc qu'il n'y a<br />

guere que huit jours que je jouis du fruit<br />

de trois mois de foins. Je me fuis fi fouvent<br />

arrêté davantage a ce qui valoit bien<br />

moins, & ne m'avoit pas tant coüté!...<br />

& jamais vous n'en avez rien conclu con ­<br />

tre moi.<br />

Et puis, voülez-vous favoir Ia véritable<br />

caufe de 1'empreffëment que j'y mets? la<br />

yoici. Cette femme eft natureliement timide;<br />

dans <strong>les</strong> premiers temps, elle doutoit<br />

fans cefiè de fon bonheur, & ce doute fuffifoit<br />

pour le troubler ; en forte que je<br />

commence a peine a pouvoir remarquer<br />

jufqu oü va ma puiffance en ce genre. C'eft<br />

une chofe que j'étois pourtant curieux de<br />

favoir; & Poccafion ne s'en trouve pas fi<br />

facilement qu'on Ie croit.<br />

D'abord , pour beaucoup de femmes,<br />

Ie plaifir eft toujours le plaifir, & n'eft<br />

jamais que cela ; & auprès de cel<strong>les</strong>-ia,<br />

de quelque titre qu'on nous décore, nous<br />

ne fommes jamais que des facteurs, de<br />

fimp<strong>les</strong> commiffionnaires , dont Padivité<br />

fait tout le mérite, & parmi lefquels celui


Les Liaifons dangereufes.. 43<br />

qui fait le plus, eft toujours celui qui fait<br />

, le mieux.<br />

Dans une autre claffë, peut-être la plus<br />

nombreufe aujourd'hui, la célébrité de 1'Amant,<br />

le plaifir de Pavoir enlevé a une rivale<br />

, la crainte de fe le voir enlever a fon<br />

tour, occupent <strong>les</strong> femmes prefque toutentieres:<br />

nous entrons bien, plus ou moins,<br />

pour quelque chofe dans 1'efpece de bonii<br />

heur dont el<strong>les</strong> jouiflent:, mais il tient plus<br />

aux circonftances qu'a la perfonne. II leur<br />

vient par nous, & non de nous.<br />

II falloit donc trouver, pour mon obfervation,<br />

une femme délicate & fenfible,<br />

qui fit fon unique affaire de 1'amour, &<br />

qui, dans 1'amour même, ne vit que fon<br />

Amant, dont 1'émotion, loin de fuivre la<br />

I route ordinaire, partit toujours du cceur<br />

|| pour arriver aux fens; que j'ai vue, par<br />

exemple, (& je ne parle pas du premier<br />

j jourjfortir du plaifir toute éplorée, & le<br />

1 momenc d'après retrouver la volupté dans<br />

un mot qui répondoit a fon ame. Enfin, il<br />

I falloit qu'elle réunic encore cette candeur<br />

I naturelle, devenue infurmontable par 1'habitude<br />

de s'y livrer, & qui ne lui pennec<br />

de diflimuler aucun des fentiments de fon<br />

1 coeur. Or,vous en conviendrez, de tel<strong>les</strong><br />

1 femmes font rares; & je puis croire que<br />

fans celle-ci, je n'en aurois peut-être jamais<br />

i rencontré.


44 Les Liaifons dangereufes.<br />

II ne feroit donc pas étonnanc qu'elle<br />

me fixac plus long-temps qu'une autre; &<br />

fi le travail que je veux faire fur elle, exige<br />

que je la rende heureufe, parfaitement heureufe,<br />

pourquoi m'y refu(èrois-je, fur-tout<br />

quand cela me fert, au-lieu de me contrarieer?<br />

Mais de ce que 1'efprit eft occupé,<br />

senfüit-il que Ie coeur foit efclave? Non,<br />

fins doute, Aufli le prix que je ne me<br />

défends pas de metcre a cefte aventure<br />

ne m'empêchera pas d'en courir d'autres,<br />

ou même de la facrifter a de plus aeréab<strong>les</strong>.<br />

Je fuis tellement libre, que je n'ai feulement<br />

pas négligé Ia petite Volanges, a<br />

laquelle pourtant je tiens fi peu. Sa mere<br />

la ramene a la Ville dans trois jours ; &<br />

moi, depuis hier, j'ai fu afliirer mes Communications<br />

: quelque argent au portier,<br />

& quelques fleurettes a fa femme, en ont<br />

fait 1'affaire. Concevez-vous que Danceny<br />

n'ait pas fu trouver ce moyen fi fimple ?<br />

& puis, qu'on dife que 1'amour rend ingénieux!<br />

il abrutit au contraire ceux qu'il<br />

domine. Et je ne faurois pas m'en défendre!<br />

Ah ! foyez tranquille. Déja je vais,<br />

fous peu de jours, affbiblir, en Ia partageant,<br />

1'impreflion peut-être trop vive que<br />

j'ai^ éprouvée; & fi un fimple partage ne<br />

fuffic pas, je <strong>les</strong> multiplierai.<br />

Je n'en ferai pas moins prêt a remettre,


Les Liaifons dangereufes. 45<br />

la jeune penfionnaire h fon difcret Amant.,<br />

dès que vous le jugerez a propos. II me<br />

femble que vous n'avez plus de raifon pour<br />

1'en empêcher; & moi, je confens a rendre<br />

ce fervice lignalé au pauvre Danceny»<br />

C'eft, en vérité, le moins que je lui doive<br />

pour tous ceux qu'il m'a rendus. II eft actuellement<br />

dans la grande inquiétude de<br />

favoir s'il fera recu chez Madame de Volanges;<br />

je le calme le plus que je peux,<br />

en l'aflurant que de facon ou d'autre, je<br />

ferai fon bonheur au premier jour : & en<br />

attendant, je continue a me charger de la<br />

•correfpondance qu'il veut reprendre h 1'arrivée<br />

de fa Cécile. J'ai déja des Lettres de<br />

lui, & j'en aurai bien encore une ou deux<br />

avant 1'heureux jour. II faut que ce garconla<br />

foit bien defqeuvré!<br />

Mais4aifïbns ce couple enfantin, & revenons<br />

a nous; que je puiffe m'occuper<br />

uniquement de 1'efpoir fi doux que m'a<br />

donné votre Lettre. Oui, fans doute, vous<br />

me fixerez, & je ne vous pardonnerai pas<br />

d'en douter. Ai-je donc jamais cefïë d'être<br />

conftant pour vous? Nos liens ont été dénoués,<br />

& non pas rompus; notre prétendue<br />

rupture ne fut qu'une erreur de notre<br />

imagination; nos fentiments, nos intéréts<br />

, n'en font pas moins reftés unis.<br />

Semblable au voyageur qui revient déerompé<br />

, je reconnoïtrai comme lui, que


4-6 Les Liaifons dangereufes.<br />

j'avois laifïe le bonheur pour courir après<br />

1'efpérance ; & je dirai comme d'Harcourc:<br />

Plus je vis d'étrangers, plus j'aimai ma Patrie (i).<br />

Ne combattez donc plus 1'idée ou plutöt<br />

Ie fentiment qui vous ramene a moi;<br />

& après avoir effayé de tous <strong>les</strong> plaifirs<br />

dans nos courfes différentes, jouiffons du<br />

bonheur de fentir qu'aucun d'eux n'eft<br />

comparable a celui que nous avions éprouvé,<br />

& que nous retrouverons plus délicieux<br />

encore!<br />

Adieu, ma charmante amie. Je confens<br />

a attendre votre retour : mais preiTez-le<br />

donc, & n'oubliez pas combien je le defire.<br />

Paris, ce 8 Novembre 17...<br />

(1) Du B Ï U O Ï , Tragédie du Siege de Calais.


Les Liaifons dangereufes. 47<br />

L E T T R E CXXXIV.<br />

La Marquife DE MERTEUIL au Vicomte<br />

DE VALMONT,<br />

EN vérité, Vicomte, vous êtes bien comme<br />

<strong>les</strong> enfanrs, devant qui il ne faut rien<br />

dire ! & a qui on ne peut rien montrer<br />

qu'ils ne veuillent s'en emparer aufli-tót!<br />

Une fimple idéé qui me vient, a laquelle<br />

même je vous avert.is que je ne veux pas<br />

m'arrêter, paree que je vous en parle,<br />

vous en abufez pour y ramener mon attention;<br />

pour m'y fixer., quand je cherche<br />

a m'en diftraire& me faire, en quelque<br />

forte, partager malgré moi vos defirs<br />

étourdis! Eft-il donc généreux a vous de<br />

me laiflèr fupporter feule tour le fardeau<br />

de la prudence ? Je vous le redis, & me le<br />

répete plus fouvent encore, 1'arrarigemenr,<br />

que vous me propofez eft réellement impoflible.<br />

Quand vous y mettriez toute Ia<br />

générofité que vous me montrez en ce moment,<br />

croyez-vous donc que je n'aye pas<br />

aufli ma délicatefle, & que je veuille accepter<br />

des facrifices qui nuiroient a votre<br />

bonheur?<br />

Or, eft-il vrai, Vicomte, que vous vous


4 l ó Les Liaifons dangereufes.<br />

faites illufion fur le fentiraenc qui vous<br />

attaché a Madame de Tourvel ? C'efi de<br />

1'amour, ou il n'en exifta jamais : vous Ie<br />

niez bien de cent facons; mais vous Ie<br />

prouvez de mille. Qu ? efl-ce, par exemple,<br />

que ce fubterfuge dont vous vous fervcz<br />

vis-a-vis de vous-même , (car je vous crois<br />

fincere^avec moi) qui vous fait rapporter<br />

a 1'envie d'obferver le defir que vous<br />

ne pouvez ni'cacher ni combattre, de<br />

garder cette femme? Ne diroit-on pas que<br />

jamais vous n'en avez rendu une autre heureufe,<br />

parfaitement heureufe ? Ah, fi vous<br />

en doutez , vous avez bien peu de mémoire<br />

! Mais non, ce n'eft pas cela. Tout<br />

fimplement votre coeur abufë votre efprir,<br />

& Je fait fe payer de mauvaifes raifons :<br />

mais moi, qui ait un grand intérêt a ne<br />

pas m'y tromper, je ne fuis pas fi facile<br />

h contenter.<br />

C'eft ainfi qu'en remarquant votre politeffe,<br />

qui vous a fait fupprimer foigneufement<br />

tous <strong>les</strong> mots que vous vous êtes<br />

imagmé rn'avoir déplu, j'ai vu cependant<br />

que, peut-être fans vous en appercevoir,<br />

vous n'en conferviez pas moins <strong>les</strong> mêmes<br />

idéés. En effet, ce n'eft plus 1'adorable,<br />

la célefte Madame de Tourvel : mais c'eft<br />

une femme étonnante, une femme délicate<br />

& fenfible, & cela a 1'exclufion de toutes<br />

ies autres; une femme rare enfin, & telle<br />

qiton


Les Liaifons dangereufes. 49<br />

qu'on n'en rencontreroit pas une feconde.<br />

II en eft de même de ce charme inconnu,<br />

qui n'eft pas le plus fort. Hé bien,<br />

foit: mais puifque vous ne 1'aviez jamais<br />

trouvé jufques-la, il eft bien a croire que<br />

vous ne Ie trouveriez pas davantage h 1'avenir<br />

, & la perte que vous feriez n'en<br />

feroit pas moins irréparable. Ou ce fontla<br />

, Vicomte, des fymptömes afïbrés d'amour,<br />

ou il faut renoncer a en trouver<br />

aucun.<br />

Soyez afluré que, pour cette fois, je<br />

vous parle fans humeur. Je me fuis promis<br />

de n'en plus prendre; j'ai trop bien<br />

reconnu qu'elle pouvoit devenir un piege<br />

dangereux. Croyez-moi, ne foyons qu'amis,<br />

& reftons-en la. Sachez-moi gré feulement<br />

de mon courage a me défendre :<br />

oui, de mon courage; car il en faut quelquefois<br />

, même pour ne pas prendre un<br />

parti qu'on fent être mauvais.<br />

Ce n'eft donc plus que pour vous ramener<br />

a mon avis par perfuafion, que je<br />

vais répondre a Ia demande que vous me<br />

faites fur <strong>les</strong> facrifices que j'exigerois, &<br />

que vous ne pourriez pas faire. Je me fers<br />

a deffein de ce mot exiger, paree que<br />

je fuis bien füre que, dans un moment,<br />

vous m'allez en effet trouver trop exigeante<br />

: mais tant mieux. Loin de me<br />

fScher de vos refus, je vous en remer-<br />

Partie IV.<br />

C


50 Les Liaifons dangereufes.<br />

cierai. Tenez, ce n'eft pas avec vous que<br />

je veux diffimuler, j'en ai peut - être befoin.<br />

J'exigerois donc, voyez Ia cruauté ! que<br />

cette rare, cette étonnante Madame de<br />

Tourvel ne fut plus pour vous qu'une femme<br />

ordinaire, une femme telle qu'elle eft<br />

feulement: car il ne faut pas s'y tromper;<br />

ce charme qu'on croit trouver dans <strong>les</strong><br />

autres, c'eft en nous qu'il exifte, & c'eft<br />

1'amour feul qui embellit tant 1'objet aimé.<br />

Ce que je vous demande la, tout impoffible<br />

que cela foit, vous feriez peut-être<br />

bien 1'eiTorc de me le promettre, de me<br />

le jurer même; mais, je 1'avoue, je n'en<br />

croirois pas de vains difcours. Je ne pourrois<br />

être perfuadée que par 1'enfemble de<br />

votre conduite.<br />

Ce n'eft pas tout encore, je ferois capricieufe.<br />

Ce facrifiee de la petite Cécile,<br />

que vous m'offrez de fi bonne grace, je<br />

ne m'en foucierois pas du tout. Je vous<br />

demanderois au contraire de continuer ce<br />

pénible fervice , jufqu'a nouvel ordre de<br />

ma part; foit que j'aimafie a abufer ainfi<br />

de mon empire, foit que, plus indulgente<br />

ou plus jufte, il me fiiffit de difpofer de<br />

vos fentiments fans vouloir contrarier vos<br />

plaifirs. Quoi qu'il en foit, je voudrois être<br />

obéi>, & mes ordres feroient bien rigoureux!


Les Liaifons dangereufes. 51<br />

II eft vrai qu'alors je me croirois obligée<br />

de vous remercier; que fait-on? peutêtre<br />

même de vousrécompenfer. Sürement,<br />

par exemple, j'abrégerois une abfence qui<br />

me deviendroit infupportable. Je vous reverrois<br />

enfin, Vicomte, & je vous reverrois...<br />

comment?... Mais vous vous fouvenez<br />

que ceci n'eft plus qu'une converfation<br />

, un fimple récit' d'un projet impoflible,<br />

& je ne veux pas i'oublier toute<br />

feule...<br />

Savez-vous que mon procés m'inquiete<br />

un peu? J'ai voulu enfin connoitre au jufte<br />

quels étoient mes moyens ; mes Avocats<br />

me citent bien quelques loix, & fur-tout<br />

beaucoup d''autorités, comme ils <strong>les</strong> appellent<br />

: mais je n'y vois pas autant de raifon<br />

& de juftice. J'en fuis prefque a regretter<br />

d'avoir refufé 1'accommodement. Cependant<br />

je me raffure , en fongeant que le<br />

Procureur eft adroit , 1'Avocac éloquent,<br />

& la Plaideufe jolie. Si ces trois moyens<br />

devoient ne plus valoir, il faudroit changer<br />

«out le train des affaires; & que deviendroit<br />

le refpecl pour <strong>les</strong> anciens ufages!<br />

Ce procés eft aétuellement la feule chofe<br />

qui me retienne ici. Celui de Belleroche<br />

eft fini : hors de Cour, dépens compenfés.<br />

II en eft a regretter le bal de ce foir;<br />

c'eft bien Ie regret d'un défceuvré! Je lui<br />

rendrai fa liberté entiere, a mon retour<br />

Cij


52 Les Liaifons dangereufes.<br />

a la Ville. Je lui fais ce douloureux facrlfice,<br />

& je m'en confole par la générofité<br />

qu'il y trouve.<br />

Adieu, Vicomte, écrivez-moi fouvent :<br />

le détail de vos plaifirs me dédommagera<br />

au moins en partie des ennuis que j'ér<br />

prouve.<br />

Du Chat eau de... ce 11 Novembre 17...<br />

L E T T R E C X X X V .<br />

L.a Préfidente<br />

DE<br />

DE TOURVEL CI Madams<br />

ROSEMONDE.<br />

J'ESSAVE de vous écrire, fans favoir encore<br />

fi je le pourrai. Ah! Dieu, quand je<br />

fonge qu'a ma derniere Lettre, c'étoit 1'excès<br />

de mon bonheur qui m'empêchoit de<br />

la continuer! C'eft celui de mon défefpoir<br />

qui m'accable a préfent; qui ne me laifiè<br />

de force que pour fentir mes douleurs, &<br />

m'öte celle de <strong>les</strong> exprimer.<br />

Valmont... Valmont ne m'aime plus; il<br />

ne m'a jamais aimée. L'amour ne s'en va<br />

pas ainfi. II me trompe, il me trahit, il<br />

m'cutrage. Tout ce qu'on peut réunir<br />

d'infortunes, d'humiliations, je <strong>les</strong> éprouve,<br />

& c'eft de lui qu'el<strong>les</strong> me viennent!


Les Liaifons dangereufes. 53<br />

Et ne croyez pas que ce foit un fimple<br />

foupcon : j'étois fi loin d'en avoir! Je n'ai<br />

pas le bonheur de pouvoir douter. Je 1'ai<br />

vu : que pourroit-il me dire pour fe juftifier?<br />

Mais que lui importe! il ne le<br />

tentera feulement pas... Malheureufe! que<br />

lui feront tes reproches & teslarmes? c'eft<br />

bien de toi qu'il s'occupe!...<br />

II eft donc vrai qu'il m'a facrifiée, livrée<br />

même... & a qui?... une vile créature...<br />

Mais que dis-je? Ah! j'ai perdu jufqu'au<br />

droit de la méprifer. Elle a trahi moins de<br />

devoirs, elle eft moins coupable que moi.<br />

Oh! que la peine eft douloureufe, quand<br />

elle s'appuye fur le remords! Je fens mes<br />

tourments qui redoublenr. Adieu, ma chere<br />

amie, quelque indigne que je me ibis rendue<br />

de votre pitié, vous en aurez cependant<br />

pour moi, fi vous pouvez vous former<br />

1'idée de ce que je fouffre.<br />

Je viens de relire ma Lettre, & je m'appercois<br />

qu'elle ne peut vous inftruire de<br />

rien; je vais donc tacher d'avoir le courage<br />

de vous raconter ce cruel événement. C'étoit<br />

hier; je devois, pour la première fois<br />

depuis mon retour, fouper hors de chez<br />

moi. Valmont vint me voir a cinq heures;<br />

jamais il ne m'avoit paru fi tendre. II me<br />

fit connoitre que mon projet de fortir le<br />

contrarioit, & vous jugez que j'eus bientöt<br />

celui de refter chez moi. Cependant, deux<br />

C iij


54 Les Liaifons dangereufes.<br />

heures après, & tout-a-coup, fon air & fon<br />

ton changerent fenfïblement. Je ne fais s'il<br />

me fera échappé quelque chofe qui aura pu<br />

lui déplaire; quoi qu'il en foit, peu de<br />

temps après, il prétendic fe rappeller une<br />

affaire qui 1'obligeoic de me quitter, & il<br />

s'en alla: ce ne fut pourtant pas fans m'avoir<br />

témoigné des regrecs très-vifs, qui me<br />

parurent tendres, & qu'alors je crus finceres.<br />

Rendue a moi - même , je jugeai plus<br />

convenable de ne pas me difpenfer de<br />

mes premiers engagements, puifque j'étois<br />

libre de <strong>les</strong> remplir. Je finis ma toilette,<br />

& montai en voiture. Malheureufement<br />

mon cocher me fit palier devant<br />

1'Opéra, & je me trouvai dans 1'embarras<br />

de la fortie; j'appercusa quatre pas devant<br />

moi, & dans la file a cöté de la mienne,<br />

la voiture de Valmont. Le coeur me battic<br />

aufli-töt, mais ce n'étoit pas de crainte;<br />

& la feule idéé qui m'occupoit, étoit le<br />

defir que ma voiture avancat. Au-lieu de<br />

cela , ce fut la fienne qui fut forcée de<br />

reculer , & qui fe trouva a cöté de Ia<br />

mienne. Je m'avancai fur-le-champ : quel<br />

fut mon étonnement , de trouver a fes<br />

cötés une fille, bien connue pour telle!<br />

Je me retirai, comme vous pouvez penfer,<br />

& c'en étoit déja bien affèz pour navrer<br />

mon coeur : mais ce que vous aurez


Les Liaifons dangereufes. 55<br />

peine a croire, c'eft que cette même fille,<br />

apparemment inftruite par une odieufe confidence<br />

, n'a pas quitté la portiere de la<br />

voiture , ni ceflè de me regarder avec<br />

des éclats de rire a faire fcene.<br />

Dans i'anéantiffemenc ou j'en fus, je<br />

me laiffai pourtant conduire dans la maifon<br />

oü je devois fouper : mais il me fuc<br />

impoffible d'y refter; je me fentois, a chaque<br />

inftanc, prête a m'évanouir, & furtout<br />

je ne pouvois retenir mes larmes.<br />

En rentrant, j'écrivis a M. de Valmont,<br />

& lui envoyai ma Lettre aufii-töt; il n'étoit<br />

pas chez lui. Voulant, a quelque prix<br />

que ce füt, fortir de eet état de mort,<br />

ou le confirmer a jamais, je renvoyai avec<br />

ordre de 1'attendre : mais avant minuit mon<br />

domeftique revint , en me difant que le<br />

cocherqui étoit de retour, lui avoit dit que<br />

fon maitre ne rentreroit pas de la nuit.<br />

J'ai cru ce matin n'avoir plus autre chofe<br />

a faire qu'a lui redemander mes Lettres,<br />

& le prier de ne plus venir chez moi. J'ai<br />

en effet donné des ordres en conféquence;<br />

mais, fans doute, ils étoient inuti<strong>les</strong>.<br />

II eft prés de midi; il ne s'eft point encore<br />

préfenté, & je n'ai pas même recu un mot<br />

de lui.<br />

A préfent, ma chere amie, je n'ai plus<br />

rien i ajouter : vous voila inftruite , 65c<br />

vous connoilïèz mon cceur. Mon feul ef-<br />

C iv


5 6 Les Liaifons dangereufes.<br />

poir eft de n'avoir pas long-temps encore<br />

a affliger votre fenfible amitié.<br />

Paris, ce 15 Novembre 17...<br />

L E T T R E CXXXVI.<br />

La Préfidente DETOURVEL** Vicomte<br />

I>E VALMONT.<br />

S> ANS rr/°, Ute ' ^, après ce qui<br />

M o n f i e<br />

s e pafte hier, vous ne voïs attendez<br />

plus a etre recu chez<br />

m o<br />

i , & f ans d o u t e<br />

auffi vous ie defirez peu! Ce billet a donc<br />

rooms pour objet de vous prier de n'y<br />

plus venir, que de vous redemander de'<br />

Lettres qui n auroient jamais dü exiften<br />

& qui, fi el<strong>les</strong> ont pu vous intéreflèr un<br />

moment, comme des preuves de 1'aveuglement<br />

que vous aviez fait naitre ne<br />

peuvent que vous être indifférentes a 'préfent<br />

quil eft diflipé, & qu'el<strong>les</strong> n'exprl<br />

q f e m i m e n C q U e V 0 U S a<br />

cétr'uit<br />

* e z<br />

Je reconnois & j'avoue que j'ai eu tort<br />

de prendre en vous une confiance, don<br />

tant d autres avant moi avoient été <strong>les</strong> victimes<br />

; en cela je n'accufe que moi feule :<br />

mais je croyois au moins n'avoir pas mérité


Les Liaifons dangereufes. 57<br />

d'être livrée, par vous, au mépris & h Fin»<br />

fulte. Je croyois qu'en vous facrifiant tout,<br />

& perdant pour vous feul mes droits a 1'eftime<br />

des autres & a la mienne, je pouvois<br />

m'attendre cependant a ne pas être jugée<br />

par vous plus févérement que par le public<br />

, dont 1'opinion fépare encore , par<br />

un immenfe intervalle, la femme foible de<br />

la femme dépravée. Ces torts, qui feroient<br />

ceux de tout le monde, font <strong>les</strong> feuls dont<br />

je vous parle. Je me tais fur ceux de 1'amour;<br />

votre coeur n'entendroit pas le mien.<br />

Adieu, Monfieur.<br />

Paris, ce 15 Novembre 17...<br />

L E T T R E<br />

CXXXVII.<br />

Le Vicomte DE V A L M O N T Ö la Préfidente<br />

DE TOURVEL.<br />

O N vient feulement, Madame, de me<br />

rendre votre Lettre ; j'ai frémi en Ia lifant,<br />

& elle me lailTe a peine Ia force d'y<br />

répondre. Quelle affreufe idéé avez-vous<br />

donc de moi! Ah! fans doute, j'ai des torts;<br />

& tels que je ne me <strong>les</strong> pardonnerai de<br />

ma vie, quand même vous <strong>les</strong> couvririez<br />

de votre indulgence. Mais que ceux que<br />

C v


58 Les Liaifons dangereufes.<br />

vous me reprochez, ont toujours été loin<br />

de mon ame! Qui, moi! vous humiiier!<br />

vousavilir! quand je vous refpeéte autant<br />

que je vous chéris; quand je n'ai connu<br />

1'orgueil que du moment oü vous m'avez<br />

jugé digne de vous. Les apparences<br />

vous ont dé?ue ; & je conviens qu'el<strong>les</strong><br />

ont pu être contre moi : mais n'aviez-vous<br />

donc pas dans votre coeur ce qu'il falloit<br />

pour <strong>les</strong> combattre? & ne s'eft-il pas révolté<br />

a la feule idéé qu'il pouvoit avoir a<br />

fe plaindre du mien ? Vous 1'avez cru cependant<br />

! Ainfi, non-feuiement vous m'avez<br />

jugé capable de ce délire atroce, mais<br />

vous avez même craint de vous y être expofée<br />

par vos bontés pour moi. Ah ! fi<br />

vous vous trouvez dégradée a ce point par<br />

votre amour, je fuis donc moi-même bien<br />

vil a vos yeux?<br />

Opprefle par le fentiment douloureux<br />

que cette idéé me caufe, je perds a la répoufier<br />

le temps que je devrois employer<br />

a la détruire. J'avouerai tout , une autre<br />

confidération me retient encore. Faut-il<br />

donc retracer des faits que je voudrois anéantir,<br />

& fixer votre attention & la mienne<br />

fur un moment d'erreur que je voudrois racheter<br />

du reite de ma vie, dont je fuis encore<br />

a concevoir la caufe, &dont Ie fouvenir<br />

doit faire a jamais mon humiliation &<br />

mon défefpoir ? Ah! fi en m'accufanc, je


Les Liaifons dangereufes. 59<br />

dois excicer votre colere, vous n'aurez pas<br />

au moins a chercher loin votre vengeance;<br />

il vous fuffira de me livrer a mes remords.<br />

Cependant, qui le croiroit? eet événement<br />

a pour première caufe , le charme<br />

tout-puiffant que j'éprouve auprès de vous.<br />

Ce fut lui qui me fit oublier trop longtemps<br />

une affaire importante , & qui ne<br />

pouvoit fe remettre. Je vous quittai trop<br />

tard, & ne trouvai plus la perfonne que<br />

j'allois chercher. J'efpérois la rejoindre a<br />

i'Opéra, & ma démarche fut pareillement<br />

infruélueufe. Emilie que j'y trouvai, que<br />

j'ai connue dans un temps oü j'étois bien<br />

loin de connoitre ni vous , ni 1'amour ,<br />

Emilie n'avoit pas fa voiture, & me demanda<br />

de la remettre chez elle, a quatre<br />

pas de-la. Je n'y vis aucune conféquence,<br />

& j'y conlèntis. Mais ce fut alors que je<br />

vous rencontrai, & je fentis fur-le-champ<br />

que vous feriez portée a me juger coupable.<br />

La crainte de vous déplaire ou de vous<br />

affliger, eft fi puifiante fur moi, qu'elle<br />

dut être & fut en effet bientöt remarquée.<br />

J'avoue même qu'elle me fit tenter d'engager<br />

cette fille a ne pas fe montrer; cette<br />

précaution de la délicateffe a tourné comme<br />

1'amour. Accoutumée, comme toutes<br />

cel<strong>les</strong> de fon état, a n'êcre füre d'un em-<br />

C vj


6o Les Liaifons dangereufes.<br />

pire toujours ufurpé, que p a r<br />

1'abus qu'el<strong>les</strong><br />

fe permettent d'en faire, Emilie fe\ a r<br />

-<br />

da bien den a.flèr échapper une occafion<br />

fi éclatante. P us elle voyoit mon emba ras<br />

r<br />

7;VÏ ÜS d , e a f f t ( f l 0 i c<br />

defemon?<br />

trer; & fa folie gaieté, dont ie rougi, que<br />

vous ayiez pu un moment vou's croire 1'objet,<br />

n avoit de caufe que la peine cruelle<br />

que je refientois, qui elle-même venoit encore<br />

de mon refpeél & de mon amour.<br />

Jufques-la, fans doute, je fuis pl u s m<br />

alheureux<br />

que coupable ; & Ces torts, qui<br />

Jeroient ceux de tout le monde, & <strong>les</strong> fe^<br />

dom vous me parlez, ces torts n'exiftant<br />

pas , ne peuvent m'être reprochés. Mais<br />

vous vous taifez en vain fur ceux de IV<br />

mour : je ne gorderai pas fur eux ] e m ê m e<br />

rómpre<br />

^<br />

m<br />

' o b J i S e a le<br />

ï e<br />

^/f P a S - q U e d a n s I a c<br />

' onf"»on oü<br />

Lnf ? ° e t , n c o n c e r a ble égaremenc, je<br />

puiflè./ans une extréme douleur, prendre<br />

iur moi d en rappeller Je fouvenir. Pénétré<br />

de mes torts, je confentirois a en porter la<br />

S'" e ' °i J "«^'"non pardon du temps,<br />

de mon éternelle tendrefie & de mon repen<br />

tir. Maïs comment pouvoir me taire, quand<br />

2—ebo U s f e i f f l p o n e<br />

;L e<br />

Ne croyez pas que je cherche un dérour<br />

pour excnfer ou p 3<br />

lli e r m a ftüte<br />

.<br />

j e


Les Liaifons dangereufes. 61<br />

voue coupable. Mais je n'avoue point, je<br />

n'avouerai jamais que cette erreur humiliante<br />

puiiTe être regardée comme un tort<br />

de Pamour. Eh ! que peut-il y avoir de<br />

commun entre une furprife des fens, entre<br />

un moment d'oubli de foi-même, que fuivent<br />

bientöt Ia honte & Ie regret, & un<br />

fentiment pur, qui ne peut naitre que dans<br />

une ame délicate, s'y foutenir que par 1'eftime,<br />

& dont enfin le bonheur efi le fruit!<br />

Ah! ne profanez pas ainfi Pamour. Craignez<br />

fur-tout de vous profaner vous-même<br />

, en réuniffant fous un même point de<br />

vue, ce qui jamais ne peut fe confondre.<br />

Laiffez <strong>les</strong> femmes vi<strong>les</strong> & dégradées redouter<br />

une rivalité qu'el<strong>les</strong> fentent malgré el<strong>les</strong><br />

pouvoir s'établir, & éprouver <strong>les</strong> tourments<br />

d'une jaloufie également cruelle &<br />

humiliante: mais vous, détournez vos yeux<br />

de ces objets qui fouilleroient vos regards;<br />

& pure comme la Divinité, comme elle<br />

aufli puniflez 1'oftenfe fans la reflêntir.<br />

Mais quelle peine m'impoferez-vous, qui<br />

me foit plus douloureufe que celle que je<br />

redens ? qui puifle être comparée au regret<br />

de vous avoir déplu, au défefpoir de vous<br />

avoir affligée, h 1'idée accablante de m'être<br />

rendu moins digne de vous ? Vous vous<br />

occupez de punir! & moi, je vous demande<br />

des confoladons : non que je <strong>les</strong><br />

mérite, mais paree qu'el<strong>les</strong> me font nécef-


6a Les Liaifons dangereufes.<br />

faires, & qu'el<strong>les</strong> ne peuvent me venir que<br />

de vous.<br />

Si tout-a-coup , oubliant mon amour &<br />

le votre, & ne mettant plus de prix h mon<br />

bonheur, vous voulez au contraire me livnr<br />

a une douleur éternelle, vous en avez<br />

le droit; frappez : mais fi, plus indulgente<br />

ou plus fenfible, vous vous rappellez encore<br />

ces fentiments fi tendres qui uniffoienc<br />

nos casurs; cette volupté de 1'ame, toujours<br />

renaifiante & toujours plus vivement<br />

fentie; ces jours fi doux, fi fortunés, que<br />

chacun de nous devoit a 1'autre; tous ces<br />

biens de 1'amour & que lui feul procure,<br />

peut-être préférerez-vous le pouvoir de <strong>les</strong><br />

faire renaïtre h celui de <strong>les</strong> détruire. Que<br />

vous dirois-je enfin ? j'ai tout perdu, «Sc<br />

tout perdu par ma faute; mais je puis tout<br />

recouvrer par vos bienfaits. C'efi h vous a<br />

décider maintenant. Je n'ajoute plus qu'un<br />

mot. Hier encore, vous me juriez que mon<br />

bonheur étoit bien für tant qu'il dépendroit<br />

de vous! Ah! Madame, me livrez-vousaujourd'hui<br />

a un défefpoir éternel?<br />

Paris, ce 15 Novembre 17...


Les Liaifons dangereufes. 63<br />

L E T T R E CXXXVIII.<br />

Le Vicomte DE VALMONT<br />

DE M E R T E U I L .<br />

i te Marquife<br />

JE perfifte, ma belle amie : non, je ne<br />

fuis point amoureux; & ce n'eft pas ma<br />

faute fl <strong>les</strong> circonftances me forcent d'en<br />

jouer le röle. Confentez feulement, & revenez;<br />

vous verrez bien-töt par vous-même,<br />

combien je fuis iincere. J'ai fait mes preuves<br />

hier, & el<strong>les</strong> ne peuvent être détruites<br />

par ce qui fe pafte aujourd'hui.<br />

J'étois donc chez la tendre Prude; & j'y<br />

étois bien fans aucune autre affaire : car la<br />

petite Volanges, malgré fon état, devoic<br />

palier toute la nuit au bal précoce de Madame<br />

V Le défoeuvrement m'avoit fait<br />

defirer d'abord de prolonger cette foirée ;<br />

& j'avois même, a ce fujet, exigé un petit<br />

facrifice : mais a peine fut-il accordé, que<br />

le plaifir que je me promettois fut troublé<br />

par 1'idée de eet amour que vous vous obftinez<br />

a me croire, ou au moins a me reprocher;<br />

en forte que je n'éprouverai plusd'autre<br />

defir, que celui de pouvoir a-la-fois<br />

m'affurer & vous convaincre, que c'étoit de<br />

votre part, pure calomnie.


H Les Liaifons dangereufes.<br />

Je pris donc un parti violent; & fous un<br />

prétexte aftèz léger, je laiftai la ma Belle ,<br />

toute furprife, & fans doute encore plus<br />

aimgée. Mais moi, j'allai tranquillement joindre<br />

Emilie a 1'Opéra ; & elle pourroit vous<br />

rendre compte, que jufqu'a ce matin que<br />

nous nous fommes féparés, aucun regret<br />

n a ttoublé nos plaiiirs.<br />

J'avois pourtant un affez beau fujet d'inquiétude,<br />

fi ma parfaite indiiférence ne m'en<br />

avoit fauvé : car vous faurez que j'étois a<br />

peine a quatre maifons del'Opéra, & ayant<br />

Emilie dans ma voiture, quecellede 1'auftere<br />

dévote vint exaciement ranger la mienne,<br />

& qu'un embams furvenu nous laifTa<br />

pres d un demi-quart d'heure a cöté 1'un<br />

de 1 autre. On fe voyoit comme a midi &<br />

il n y avoit pas moyen d'échapper.<br />

Mais ce n'eft pas tout; je m'avifai de<br />

confier a Emilie que c'étoit Ia femme a Ia<br />

Lettre. ( Vous vous rappellerez peut-être<br />

cette folie-la, & qu'Emilie étoit le pupïtreCO<br />

> Elle qui ne 1'avoit pas oubliée,<br />

& qui eftrieufe, n'eut de cefiè qu'ellen'eüt<br />

confidéré tout a fon aife cette vertu, difoit-elle,<br />

«5c cela, avec des éclats de rire<br />

d un fcandale a en donner de 1'humeur.<br />

Ce n'eft pas tout encore; la jaloufefem-<br />

(!) Lettres XLVI & XLVII,


Les Liaifons dangereufes. 65<br />

me n'envoya-t-elle pas chez moi des le foir<br />

même? Je n'y étois pas : mais, dans fon<br />

obftination, elle y envoya une feconde fois,<br />

avec ordre de m'attendre. Moi, dès que<br />

j'avois été décidé a refter chez Emilie,j'avois<br />

renvoyé ma voiture, fans autre ordre<br />

au Cocher que de venir me reprendre ce<br />

matin; & comme en arrivant chez moi, il<br />

y trouva 1'amoureux meiTager, il crut tout<br />

fimple de lui dire que je ne rentrerois pas<br />

de la nuit. Vous devinez bien l'effet de cette<br />

nouvelle, & qu'a mon retour j'ai trouvé<br />

mon congé fignifié avec toute la dignité que<br />

comportoit la circonftance.<br />

Ainfi cette aventure, interminable felon<br />

vous, auroit pu, comme-vous voyez, être<br />

finie de ce matin; fi même elle ne 1'eftpas,<br />

ce n'eft point, comme vous 1'allez croire,<br />

que je mette du prix a Ia continuer : c'eft<br />

que, d'une part, je n'ai pas trouvé décent<br />

de_ me laiftèr quitter; &, de 1'autre, que<br />

j'ai voulu vous réferver 1'honneur de ce facrifice.<br />

J'ai doncrépondu au févere billet par une<br />

grande épitre de fentiments ; j'ai donné de<br />

longues raifons, & je me fuis repofé fur<br />

1'amour, du foin de <strong>les</strong> faire trouver bonnes.<br />

J'ai déja réufli. Je viens de recevoir un<br />

fecond billet, toujours bien rigoureux, &<br />

qui confirme 1'éternelle rupture, comme<br />

cela devoit être; mais dont le ton n'eft pour-


66 Les Liaifons dangereufes.<br />

tant plus le même. Sur-tout, on ne veut<br />

plus me voir : ce parti pris y eft annoncé<br />

quatre fois de la maniere la plus irrévocable.<br />

J'en ai conclu qu'il n'y avoit pas un<br />

moment a perdre pour me préfenter. J'ai<br />

déja envoyé mon ChalTeur, pour s'emparer<br />

du Suiffe; & dans un moment, j'irai moimême<br />

faire figner mon pardon : car dans<br />

<strong>les</strong> torts de cette efpece, il n'y a qu'une<br />

feule formule qui porte abfolucion générale<br />

, & celle-la ne s'expédie qu'en préfence.<br />

Adieu, ma charmante amie; je cours<br />

center ce grand événement.<br />

Paris, ce 15 Novembre 17...<br />

L E T T R E CXXXIX.<br />

La Préfidente DE TOURVEL a Madame<br />

DE ROSEMONDE.<br />

C^)UE je me reproche, ma fenfible amie,<br />

de vous avoir parlé trop & trop tot, de<br />

mes peines paiTageres ! Je fuis caufe que<br />

vous vous affligez a préfent; ces chagrins<br />

qui vous viennent de moi durenc encore,<br />

& moi, je fuis heureufe. Oui , tout eft<br />

oublié, pardonné; difons mieux, tout eft<br />

réparé. A eet étac de douleur & d'angoiffè,


Les Liaifons dangereufes. 6?<br />

ont iuccédé le calme & <strong>les</strong> délices. O joie<br />

de mon coeur, comment vous exprimer!<br />

Valmont eft innocent; on n'eft point coupable<br />

avec autant d'amour. Ces torts graves,<br />

offenfants, que je lui reprochois avec<br />

tant d'amertume, il ne <strong>les</strong> avoit pas; & fi,<br />

fur un feul point, j'ai eu befoin d'indulgence,<br />

n'avois-je donc pas aufli mes injuftices<br />

a réparer?<br />

Je ne vous ferai point le détail des faits<br />

ou des raifons qui le juftifient; peut-être<br />

même 1'efprit <strong>les</strong> apprécieroic mal : c'eft<br />

au coeur feul qu'il appartient de <strong>les</strong> fentir.<br />

Si pourtant vous deviez me foupconner<br />

de foibleflê, j'appellerois votre jugement a<br />

1'appui du mien. Pour <strong>les</strong> hommes, ditesvous<br />

vous-même, 1'infidélité n'eft pas 1'inconftance.<br />

Ce n'eft pas que je ne fente que cette<br />

diftinction, qu'en vain 1'opinion autorife,<br />

n'en bleflè pas moins la délicateflè; mais<br />

de quoi fe plaindroit la mienne, quand<br />

celle de Valmont en fouffre plus encore?<br />

Ce même tort que j'oublie, ne croyez pas<br />

qu'il fe le pardonne ou s'en confole; &<br />

pourtant, combien n'a-t-il pas réparé cette<br />

légere faute par 1'excès de fon amour &<br />

celui de mon bonheur!<br />

Ou ma félicité eft plus grande, ou j'en<br />

fens mieux le prix depuis que je crains de<br />

Favoir perdu : mais ce que je puis vous


68 Les Liaifons dangereufes.<br />

dire, c'eft que, fi je me fentois Ja force de<br />

fupporter encore des chagrins aufli cruels<br />

que ceux que je viens d'éprouver, je ne<br />

croirois pas en acheter trop cher Ie furcroit<br />

de bonheur que j'ai goüté depuis. O ma<br />

tendre mere! grondez votre fille inconfidérée,<br />

de vous avoir aftligée par trop de précipitation<br />

; grondez-la d'avoir jugé témérairement<br />

& calomnié celui qu'elle ne devoit<br />

pas ceflèr d'adorer : mais en la reconnoiffant<br />

imprudenre , voyez-la heureufe , &<br />

augmentez fa joie en la partageant.<br />

Paris, ce 16 Novembre 17..., au foir.<br />

L E T T R E CXL.<br />

Le Vicomte DE VALMONT d la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

c<br />

C O M M E N T donc fe fait-il, ma belle<br />

amie, que je ne recoive point de réponfe<br />

de vous ? Ma derniere Lettre pourtant me<br />

paroiflbit en mériter une; & depuis trois<br />

jours que je devrois 1'avoir recue, je 1'attends<br />

encore! Je fuis faché au moins; aufli<br />

ne vous parlerai-je pas du tout de mes<br />

grandes affaires.<br />

Que Ie raccommodement ait eu fon plein


Les Liaifons dangereufes. 69<br />

eiTec; qu'au - lieu de reproches & de méfiance<br />

, il n'aic produit que de nouvel<strong>les</strong><br />

tendreffës ; que ce foit moi aciuellement<br />

qui recoive <strong>les</strong> excufes & <strong>les</strong> réparations<br />

dues a'ma candeur foupconnée, jene vous<br />

en dirai mot : & fans 1'événement imprévu<br />

de la nuit derniere, je ne vous écrirois pas<br />

du tout. Mais comme celui-la regarde votre<br />

pupille, & que vraifemblablement elle ne<br />

fera pas dans le cas de vous en informer<br />

elle-méme, au mofns de quelque temps,<br />

je me charge de ce foin.<br />

Par des raifons que vous devinerez, ou<br />

que vous ne devinerez pas, Madame de<br />

Tourvel ne m'occupoic plus depuis quelques<br />

jours; & comme ces raifons-tè ne<br />

pouvoient exifter chez la petite Volanges,<br />

j'en étois devenu plus affidu auprès d'elle.<br />

Grace a Pobligeant Portier, je n'avois aucun<br />

obftacle a vaincre, & nous menions,<br />

votre pupille & moi, une vie commode &<br />

réglée. Mais 1'habitude amene la négligence<br />

: <strong>les</strong> premiers jours, nous n'avions jamais<br />

pris affez de précautions pour notre<br />

füreté; nous tremblions encore derrière <strong>les</strong><br />

verrous. Hier, une incroyable diftraction a<br />

caufé 1'accident dont j'ai a vous inftruire;<br />

& fi, pour mon compte, j'en ai été quitte<br />

pour Ia peur, il en eoüte plus cher a Ia<br />

petite fille.<br />

Nous ne dormions pas, mais nous étions


70 Les Liaifons dangereufes.<br />

dans le repos & 1'abandon qui fuive-nt Ia<br />

volupté , quand nous avons entendu la<br />

porte de la chambre s'ouvrir tout-a-coup.<br />

Aufli-töt je faute a mon épée, tant pour<br />

ma défenfe que pour celle de notre commune<br />

pupille; je m'avance & ne vois perfonne<br />

: mais en effet la porte étoit ouverte.<br />

Comme nous avions de la lumiere, j'ai été<br />

a la recherche , & n'ai trouvé ame qui<br />

vive. Alors je me fuis rappellé que nous<br />

avions oublié nos précautions ordinaires,<br />

& fans doute Ia porte poulTée feulement,<br />

ou mal fermée, s'étoit rouverte d'ellemême.<br />

En allant rejoindre ma timide compagne<br />

pour Ia tranquillifer, je ne 1'ai plus<br />

trouvée dans fon lit; elle étoit tombée, ou<br />

s'étoit fauvée dans fa ruelle : enfin, elle y<br />

étoit étendue fans connoifiance, & fans autre<br />

mouvement que d'aflèz fortes convulfions.<br />

Jugez de mon embarras! Je parvins<br />

pourtant a la remettre dans fon lit, & même<br />

a la faire revenir; mais elle s'étoit blefTée<br />

dans fa chüte, & elle ne tarda pas a en reffentir<br />

<strong>les</strong> effets.<br />

Des maux de reins, de violentes coliques,<br />

des fymptömes moins équivoques encore<br />

, m'ont eu bientöt éclairé fur fon état:<br />

mais, pour le lui apprendre, il a fallu lui<br />

dire d'abord celui oü elle étoit auparavant;<br />

car elle ne s'en doutoit pas. Jamais peut-


Les Liaifons dangereufes. jx<br />

être, jufqu'a elle, on n'avoit confervé tant<br />

d'innocence, en faifanc fi bien tout ce qu'il<br />

falloit pour s'en défaire! Oh! celle-la ne<br />

perd pas fon temps a réfléchir.<br />

Mais elle en perdoit beaucoup a fe défoler,<br />

& je fentois qu'il falloit prendre un<br />

parti. Je fuis donc convenu avec elle que<br />

j'irois fur-le-champ chez le Médecin & le<br />

Chirurgien de la maifon, & qu'en <strong>les</strong> prévenant<br />

qu'on alloit venir <strong>les</strong> chercher, je<br />

leur confierois le tout , fous Ie fecret;<br />

qu'elle, de fon cöté, fonneroit fa Femmede-chambre;<br />

qu'elle lui feroic ou ne lui<br />

feroit pas fa confidence, comme elle voudroit;<br />

mais qu'elle enverroit chercher du<br />

fecours, & défendroit fur-tout qu'on réveillat<br />

Madame de Volanges : attention délicate<br />

& naturelle d'une fille qui crainc<br />

d'inquiéter fa mere.<br />

J'ai fait mes deux courfes & mes deux<br />

confeflions le plus lefiemenc que j'ai pu ,<br />

& de-la je fuis rentré chez moi, d'oü je<br />

ne fuis pas encore forti : mais le Chirurgien,<br />

que je connoiflbis d'ailleurs, efi; venu<br />

5 midi me rendre compte de 1'état de la<br />

malade. Je ne m'étois pas trompé ; mais<br />

il efpere que s'il ne furvient pas d'accident,<br />

on ne s'appercevra de rien dans la<br />

maifon. La Femme-de-chambre eft du fecret<br />

; le Médecin a donné un nom a la<br />

maladie ; & cette affaire s'arrangera comme


7a<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

mille autres , a moins que par la fuite il<br />

ne nous foit utile qu'on en parle.<br />

Mais y a-t-il encore quelque intérêt<br />

commun entre vous & moi ? Votre filence<br />

m'en feroit douter; je n'y croirois même<br />

plus du tout, fi le defir que j'en ai ne me<br />

faifoit chercher tous <strong>les</strong> moyens d'en conferver<br />

1'efpoir.<br />

Adieu, ma belle amie; je vous embraflê,<br />

rancune tenante.<br />

Paris, ce si Novembre ij...<br />

L E T T R E CXLI.<br />

La Marquife DE MERTEUL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

M ON Dieu! Vicomte, que vous me<br />

gênez par votre obftination! Que vous importe<br />

mon filence? croyez-vous, fi je Ie<br />

garde, que ce foit faute de raifons pour<br />

me défendre. Ah! p!üc a Dieu! Mais non,<br />

c'eft feulement qu'il m'en coüte de vous<br />

<strong>les</strong> dire.<br />

Parlez-moi vrai; vous faites-vous illufion<br />

a vous-même, ou cherchez-vous a me<br />

tromper? la différence entre vos difcours<br />

& vos ach'ons, ne me laifiè de choix qu'entre


Les Liaifons dangereufes. 73<br />

KQ ces deux fentiments: Jequel eft le véritable?<br />

Que voulez-vous donc que je vous<br />

dife, quand moi-même je ne fais que penfer?<br />

Vous paroiffez vous faire un grand mérite<br />

de votre derniere fcene avec la Préfidente;<br />

mais qu'eft-ce donc qu'elle prouve<br />

pour votre fyftême, ou contre le mien?<br />

Affurément je ne vous ai jamais dit que<br />

vous aimiez aflez cette femme pour ne<br />

la pas tromper, pour n'en pas faifir toutes<br />

<strong>les</strong> occafions qui vous paroïtroient agréab<strong>les</strong><br />

ou faci<strong>les</strong> : je ne doutois même pas<br />

qu'il ne vous fut a-peu-près égal de fatiffaire<br />

avec une autre, avec la première venue<br />

, jufqu'aux defirs que celle-ci feu'e<br />

auroit fait naitre; & je ne fuis pas furprife<br />

que, par un libertinage d'efprit qu'on<br />

auroic tort de vous difputer, vous ayez fait<br />

une fois par projet, ce que vous aviez fait<br />

mille autres par occnfion. Qui ne fait que<br />

c'eft la le fimple courant du monde, & votre<br />

ufage a tous tant que vous êtes, depuis<br />

le fcélérat jufqu'aux efpeces? Celui qui s'en<br />

.abftient aujourd'hui, paffe pour romanefque;<br />

& ce n'eft pas-la, je crois, le défauc<br />

que je vous reproche.<br />

Mais ce que j'ai dit, ce que j'ai penfé,<br />

ce que je penfe encore , c'eft que vous<br />

n'en avez pas moins de Pamour pour votre<br />

Préfidente; non pas, a la vérité, de<br />

Partie IF.<br />

D


74 Les Liaifons dangereufes.<br />

1'amour bien pur ni bien tendre, mais de<br />

celui que vous pouvez avoir; de celui,<br />

par exemple, qui fait trouver a une femme<br />

<strong>les</strong> agrémencs ou <strong>les</strong> qualités qu'elle n'a<br />

pas; qui la place dans une clafïè a part,<br />

& met toutes <strong>les</strong> autres en fecond ordre;<br />

qui vous tient encore attaché a elle, mê«<br />

me alors que vous 1'outragez; tel enfin<br />

que je concois qu'un Sultan peut le reffentir<br />

pour fa Sultane favorice; ce qui ne<br />

1'empêche pas de lui préférer fouvent une<br />

fimple Odalifque. Ma comparaifon me paroit<br />

d'autant plus julie, que, comme lui,<br />

jamais vous n'êtes ni 1'Amant ni 1'ami d'une<br />

femme, mais toujours fon tyran ou fon<br />

cfclave. Auffï fuis-je bien füre que vous<br />

vous êtes bien humilié, bien avili, pour<br />

rentrer en grace avec ce bel objet! &<br />

trop heureux d'y être parvenu , dés que<br />

vous croyez le moment arrivé d'obtenir<br />

votre pardon , vous me quittez pour ce<br />

grand événement.<br />

Encore dans votre derniere Lettre , fi<br />

vous ne m'y parlez pas de cette femme<br />

uniquement, c'eft que vous ne voulez m'y<br />

rien dire de vos grandes affaires ; el<strong>les</strong><br />

vous femblent fi importantes, que le filence<br />

que vous gardez a ce fujet, vous<br />

femble une punition pour moi. Et c'eft<br />

après ces mil<strong>les</strong> preuves de votre préférence<br />

décidée pour une autre, que vous


Les Liaifons dangereufes, 75<br />

ine demandez tranquillement s'il y a encore<br />

quelqu'intérêt commun entre vous &<br />

moi! Prenez-y garde, Vicomte ; fi une<br />

fois je réponds, ma réponfe fera irrévocable;<br />

& craindre de la faire en ce momenc<br />

, c'eft peuc-être déja en dire trop.<br />

Aufli je n'en veux abfolumenc plus parler.<br />

Touc ce que je peux faire, c'efi: de vous<br />

raconter une hiftoire. Peut-être n'aurezvous<br />

pas le temps de la lire, ou celui d'y<br />

faire aflèz attention pour la bien entendre?<br />

libre a vous. Ce ne fera, au pis-aller,<br />

qu'une hiftoire de perdue.<br />

Un homme de ma connoifllnce s'étoit<br />

empétré, comme vous, d'une femme qui<br />

lui faifoit peu d'honneur. II avoit bien,<br />

par intervalle, le bon efprit de fentir<br />

que, tot ou tard, cette aventure lui feroit<br />

torc : mais quoiqu'il en rougic, il n'avoit<br />

pas le courage de rompre. Son embarras<br />

étoit d'autant plus grand, qu'il s'étoit vanté<br />

a fes amis d'être entiérement libre, & qu'il<br />

n'ignoroit pas que le ridicule qu'on a,<br />

augmente toujours en proportion qu'on<br />

s'en défend. II paflbit ainfi fa vie, ne ceffanc<br />

de faire des fottifes, & ne ceflant de<br />

dire après : Ce n'eft pas ma faute. Cet<br />

homme avoit une amie qui fut tentée un<br />

moment de le livrer au Public en cet étac<br />

d'ivreflè , & de rendre ainfi fon ridicule<br />

ineffacable : mais pourtant plus généreufe<br />

D ij


6 Les Liaifons dangereufes.<br />

que maligne, ou peut-être encore par quelque<br />

autre motif, elle voulut tenter un dernier<br />

moyen, pour être a tout événement,<br />

dans le cas de dire, comme fon ami: Ce<br />

n'eft pas ma faute. Elle lui fit donc parvenir<br />

fans aucun avis, la Lettre qui füie,<br />

comme un remede dont 1'ufage pourroit<br />

être utile a fon mal.<br />

„ On s'ennuie de tout, mon Ange ,<br />

„ c'eft une loi de la Nature; ce n'eft pas<br />

„ ma faute.<br />

„ Si donc je m'ennuie aujonrd'hui d'une<br />

„ aventure qui m'a occupée entiérement<br />

„ depuis quatre mortels mois, ce n'eft pas<br />

,, ma faute.<br />

„ Si, par exemple, j'ai eu jufte autant<br />

„ d'amour que toi de vertu, & c'eft fü-<br />

„ rement beaucoup dire, il n'eft pas éton-<br />

„ nant que 1'un ait fini en même-temps<br />

„ que 1'autre. Ce n'eft pas ma faute.<br />

„ II fuit de-la que, depuis quelque temps,<br />

„ je t'ai trompée : mais aufli, ton impi-<br />

„ toyable tendrefle m'y forcoit en quelque<br />

„ forte. Ce n'eft pas ma faute.<br />

„ Aujourd'hui, une femme que j'aime<br />

„ éperduement, exige que je te facrifie.<br />

Ce n'eft pas ma faute.<br />

„ Je fens bien que voila une belle occa-<br />

„ fion de crier au parjure : mais fi la Na-


Les Liaifons dangereufes. 77<br />

ture n'a accordé aux hommes que Ia<br />

„ confiance , tandis qu'elle donnoit aux<br />

„ femmes 1'obflination , ce n'eft pas ma<br />

,, faute.<br />

„ Crois-moi, choifis un autre Amant,<br />

,, comme j'ai fait une autre Maitreflè. Ce<br />

„ confeil eft bon, très-bon; fi tu le troH-<br />

„ ves mauvais, ce n'eft pas ma faute.<br />

„ Adieu, mon Ange, je t'ai prife avec<br />

„ ^plaifir , je te quitte fans regret : je te<br />

„ reviendrai peut-être. Ainfi va le monde.<br />

„ Ce n'eft pas ma faute ".<br />

De vous dire, Vicomte 1'efFet de cette<br />

derniere tentative, & ce qui s'en eft fuivi,<br />

ce n'eft pas le moment : mais je vous promets<br />

de vous le dire dans ma première<br />

Lettre. Vous y trouverez aufli mon ultimatum<br />

fur le renouvellement du traité<br />

que vous me propofez. Jufques-la, adieu<br />

tout fimplement.. ..<br />

A propos, je vous remercie de vos détails<br />

fur la petite Volanges; c'eft un article<br />

a réferver jufqu'au lendemain du mariage,<br />

pour la gazette de médifance. En attendanc,<br />

je vous fais mon compliment de condoléance<br />

fur la perte de votre poftérité.<br />

Bon foir, Vicomte.<br />

Du chdieau de... ce 24 Novembre 17...


7 8 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CXLII.<br />

Le Vicomte DE VALMONT d Ia Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

M A foi, ma belle amie, je ne (ais fi<br />

j'ai mal lu ou mal entendu, & votre Lettre<br />

, & 1'hiftoire que vous m'y faites, & le<br />

petit modele épiftolaire qui y étoit compris.<br />

Ce que je puis vous dire, c'efi que<br />

ce dernier m'a paru original, & propre a<br />

faire de 1'effet : aufli je 1'ai copié tout fimplement,<br />

& tout fimplement encore je 1'ai<br />

envoyé a la célefle Préfidente. Je n'ai pas<br />

perdu un moment; car la tendre miflive a<br />

été expédiée dés hier au foir. Je 1'ai préféré<br />

ainfi, paree que d'abord je lui avois<br />

promis de lui écrire hier; & puis aufli,<br />

paree que j'ai penfé qu'elle n'auroic pas<br />

trop de toute la nuit, pour fe recueillir<br />

& méditer fur ce grand événement, duffiez-vous<br />

une feconde fois me reprocher<br />

Pexpreflion.<br />

t<br />

J'efpérois pouvoir vous renvoyer ce matin<br />

la réponfe de ma bien-aimée : mais il<br />

eft prés de midi, & je n'ai encore rien recu.<br />

J'attendrai jufqu'è cinq heures; & fi<br />

alors je n'ai pas eu de nouvel<strong>les</strong>, j'irai en


Les Liaifons dangereufes. 79<br />

chercher moi-même; car fur-tout en procédés<br />

, il n'y a que le premier pas qui<br />

coüte.<br />

A préfent, comme vous pouvez croire,<br />

je fuis fort emprelTé d'apprendre la fin<br />

de l'hiftoire de cet homme de votre connoiiTance<br />

, fi véhémentement foupconné<br />

de ne favoir pas, au befoin, facrifier une<br />

femme. Ne fera-t il pas corrigé ? & fa<br />

généreufe amie ne lui aura-t-elle pas fait<br />

grace ?<br />

Je ne defire pas moins de recevoir votre<br />

ultimatum : comme vous dices fi politiquement!<br />

Je fuis curieux, fur-tout, de<br />

Gwoir fi , dans cette derniere démarche,<br />

vous trouverez encore de 1'amour. Ah!<br />

fans doute, il y en a , & beaucoup! Mais<br />

pour qui? Cependant, je ne pretends rien<br />

faire valoir, & j'attends tout de vos bontés.<br />

Adieu, ma charmante amie; je ne fermerai<br />

cette Lettre qu'a deux heures, dans 1'efpoir<br />

de pouvoir y joindre la réponfe defirée.<br />

A deux heures après<br />

midi.<br />

Toujours rien, 1'heure me prefle beaucoup<br />

; je n'ai pas le temps d'ajourer un<br />

mot : mais cette fois, refuièrez - vous encore<br />

<strong>les</strong> plus tendres baifers de 1'amour ?<br />

Paris, ce 27 Novembre 17...<br />

D iv


8« Les Liaifons dangereufis.<br />

L E T T R E CXLIII.<br />

La Préfidente DETOURVEU Madame<br />

DE RoSEMONDE.<br />

LE voile eft déchiré, Madame, fur lequel<br />

étoit peinte 1'illufion de mon bonheur.<br />

La funefte vérité m'éclaire, & ne<br />

me laiffe voir qu'une mort affurée & proehaine,<br />

dont Ia route m'eft tracée entre<br />

la home & le remords. Je la fuivrai ,<br />

je chérirai mes tourments s'ils abregent mon<br />

exiftence. Je vous envoie la Lettre que j'ai<br />

recue hier; je n'y joindrai aucune réflexion,<br />

elle <strong>les</strong> porte avec elle. Ce n'eft plus le<br />

temps de fe plaindre, il n'y a plus qu'a<br />

fouilrir. Ce n'eft pas de pidé que j'ai befoin,<br />

c'eft de force.<br />

Recevez, Madame, le feul adieu que je<br />

ferai, & exaucez ma derniere priere; c'eft<br />

de me laifitr a mon fort, de m'oubüer entiérement,<br />

de ne pPus me compter fur la<br />

terre. II eft un terme dans le malheur oü<br />

1'amitié même augmente nos fouffrances &<br />

ue peut <strong>les</strong> guérir. Quand <strong>les</strong> bleffbres font<br />

mortel<strong>les</strong>, tout fecours devienc inhumain.<br />

Tout autre fentiment m'eft étranger, que<br />

celui du défefpoir. Rien ne peut plus me


Les Liaifons dangereufes. §i<br />

convenir, que la nuk profonde oü je vais<br />

enfevelir ma honte. J'y pleurerai mes'fautes,<br />

fi je puis pleurer encore! car depuis<br />

hier , je n'ai pas verfé une larme. Mon<br />

coeur flétri n'en fournic plus.<br />

Adieu, Madame. Ne me répondez point.<br />

J'ai fait le ferment fur cette Lettre cruelle<br />

de n'en plus recevoir aucune.<br />

Paris, ce 15 Novembre 17...<br />

L E T T R E C X L I V .<br />

Le Vicomte DE V A L M O N T d la Marquife<br />

DB<br />

MERTEUIL.<br />

HIER, a trois heures du foir, ma belle<br />

amie, impatienté de n'avoir pas de nouvelvel<strong>les</strong>,<br />

je me fuis préfenté chez la belle délaiflëe;<br />

on m'a dit qu'elle étoit fortie. Je n'ai<br />

vu, dans cette phrafe, qu'un refus de me<br />

recevoir, qui ne m'a ni faché ni furpris;<br />

& je me fuis retiré, dans 1'efpérance que<br />

cette démarche engageroit au moins une<br />

femme fipolie, a m'honorer d'un mot de<br />

réponfe. L'envie que j'avois de la recevoir,<br />

m'a fait paflèr exprès chez moi vers <strong>les</strong> neuf<br />

heures, & je n'y ai rien trouvé. Etonné de<br />

ee filence, auquel je ne m'atrendois pas,<br />

D v


$2 Les Liaifons dangereufes.<br />

j'ai chargé mon Chaflèur d'aller aux informations,<br />

& de favoir fi la fenfible perfonne<br />

étoit morte ou mourante. Enfin, quand je<br />

fuis rentré, il m'a appris que IVIadame de<br />

Tourvel étoit fortie en effet a onze heures<br />

du matin, avec fa Femme - de - chambre ;<br />

qu'elle s'étoit fait conduire au Couvenc<br />

de..., & qu'a fepc heures du foir, elle avoit<br />

renvoyé fa voiture & fes gens, en faifant<br />

dire qu'on ne 1'attendit pas chez elie. Afliirément,<br />

c'eft fe mettre en regie. Le Couvent<br />

eft le véritabie afyle d'une veuve; &<br />

fi elle perfifte dans une réfolution fi louable,<br />

je joindrai a toutes <strong>les</strong> obligadons que<br />

je lui ai déja, celle de la célébrité que va<br />

prendre cette aventure.<br />

Je vous le difois bien, il y a quelque<br />

temps, que, malgré vos inquiécudes, je ne<br />

reparoïtrois fur la fcene du monde que brillant<br />

d'un nouvel éclat. Qu'ils fe montrent<br />

donc, ces Critiques féveres, qui m'accufoient<br />

d'un amour romanefque & malheureux<br />

; qu'ils faflènt des ruptures plus promptes<br />

& plus brillantes : mais non , qu'ils faffent<br />

mieux; qu'ils fe préfentenc comme confolateurs,<br />

la route leur eft tracée. Hé bien,<br />

qu'ils ofent feulement tenter cette carrière<br />

que j'ai parcourue en entier; & fi 1'un d'eux<br />

obtient le moindre fuccès, je lui cede la<br />

première place. Mais ils éprouveront tous,<br />

que quand j'y mets du foin, 1'imprefiion


Les Liaifons dangereufes. 83<br />

que je laiffë eft ineffacable. Ah! fans douce,<br />

celle-ci le fera; & je compterois pour rien<br />

tous mes autres triomphes, fi jamais je devois<br />

avoir auprès de cette femme un rival<br />

préféré.<br />

Ce parti qu'elle a pris flatte mon amourpropre,<br />

j'en conviens : mais je fuis féehé<br />

qu'elle ait trouvé en elle une force fuffifante<br />

pour fe féparer autant de moi. II y aura donc<br />

entre nous deux d'autres obïtac<strong>les</strong> que<br />

ceux que j'aurois mis moi-même! Quoi!<br />

fi je voulois me rapprocher d'elle, elle pourroit<br />

ne le plus vouloir; que dis-je? ne le<br />

pas defirer, n'en plus faire fon fuprême<br />

bonheur! Elt-ce donc ainfi qu'on aime? &<br />

croyez-vous, ma belle amie, que je doive<br />

le ibuffrir? Ne pourrois-je pas, par exemple,<br />

& ne vaudroit-il pas mieux, tenter de<br />

ramener cette femme au point de prévoir la<br />

poiïibilicé d'un raccommodement, qu'on<br />

defire toujours tant qu'on l'efpere?Jepourrois<br />

effayer cette démarche fans y mettre<br />

d'importance , & par conféquenc , fans<br />

qu'elle vous donnfit d'ombrage. Au contraire<br />

, ce feroit un fimple eflai que nous ferions<br />

de concert; & quand même je réuflirois,<br />

ce ne feroit qu'un moyen de plus,<br />

de renouveller, a votre volonté, un facrifice<br />

qui a paru vous ê:re agréable. A pré<br />

fent, ma belle amie, il me refte a en recevoir<br />

le prix, & tous mes vceux font pour<br />

D vj


84 Les Liaifons dangereufes.<br />

vorre retour. Venez donc vite retrouver votre<br />

Amant, vos plaifir?, vos amis, & le courant<br />

des aventures.<br />

Celle de la petite Volanges a tourné a<br />

merveille. Hier, que moninquiétude ne me<br />

permettoit pas de refter en place, j'ai été,<br />

dans mes courfes differentes, jufques chez<br />

Madame de Volanges. J'ai trouvé votre pupille<br />

déja dans le fallon, encore dans Ie<br />

eoftume de malade, mais en pleine convalefcence,<br />

& n'en étant que plus fraïche &<br />

plus intéreffante. Vous autres femmes, en<br />

pareil cas, vous feriez reftées un mois fur<br />

votre chaife-longue : ma foi, vive <strong>les</strong> demoifel<strong>les</strong>!<br />

Celle-ci m'a en vérité donné envie<br />

de favoir fi la guérifon étoit parfaite !<br />

J'ai encore a vous dire que cet accident<br />

de la pente fiile a penfé rendre fou votre<br />

fentirnemaire Danceny. D'ahord , c'étoit<br />

de chagrin; aujourd'hui c'eft de joie. Sa<br />

Cécile étoit malade ! Vous jugez que la tête<br />

tourne dans un tel malheur. Trois fois par<br />

jour il envoyoit favoir des nouvel<strong>les</strong>, &<br />

n'en paflbit aucun fans s'y préfenter luimême;<br />

enfin, il a demandé, par une belle<br />

épkre a la Maman , ia permiffion d'aller<br />

Ia féliciter fur la conva'e'cence d'un objet<br />

fi cher; & Madame de Volanges y a confenti<br />

: fi bien que j'ai trouvé le jeune homme<br />

établi comme par le palTé, % un peu<br />

de familiarité prés qu'il n'ofoit encore fe<br />

permettre.


Les Liaifons dangereufes. 85<br />

C'eft de lui-même que j'ai fu ces détails ;<br />

car je fuis forti en même-temps que lui,<br />

& je 1'ai faic jafer. Vous n'avez pas d'idée<br />

de 1'effec que cecte vifice lui a caufé. C'eft<br />

une joie, ce font des defirs, des tranfports<br />

impoffib<strong>les</strong> a rendre. Moi quiaime<strong>les</strong>grands<br />

mouvements, j'ai achevé de lui faire perdre<br />

la tête, enl'affurant que, fous très-peu<br />

de jours, je Ie mettrois a même de voir<br />

fa belle de plus prés encore.<br />

En effet, je fuis décidé a la lui remettre,<br />

aufli 10; après mon expérience faite. Je veux<br />

me confacrer a vous tout entier; & puis,<br />

vaudroic-il la peine que votre pupille fut<br />

aufli mon éleve, 13 elle ne devoit tromper<br />

que fon mari? Le chef doeiivreeftde tromper<br />

fon Amant! & fur-tout fon premier<br />

Amant! car, pour moi, jè n'ai pas a me<br />

reprocher d'avoir prononcé le mot d'amour.<br />

Adieu, ma belle amie ; revenez donc au<br />

plutöt jouir de votre empire fur moi , en<br />

recevoir 1'hommage, & m'en payer le prix..<br />

Paris, ce 2% Novembre 17...


$6 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CXLV.<br />

La Marquife DE MERTEUIL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

c<br />

«JERIEUSEMENT, Vicomte, vous avez<br />

quitté la iPréfidente? vous lui avez envoyé<br />

la Lettre que je vous avois faite pour elle ?<br />

En vérité, vous êtes charmant; & vous<br />

avez furpafie mon attente! J'avoue de bonne<br />

foi que ce triomphe me flat re plus que tous<br />

ceux que j'ai pu obtenir julqu'a préfent.<br />

Vous allez trouver peut-être que j'évalue<br />

bien haut cette femme, que naguere j'appréciois<br />

fi peu; point du tout : mais c'efi:<br />

que ce n'eft pas fur elle que j'ai remporté<br />

cet avantage; c'eft fur vous : voila le plaifant,<br />

&.ce qui eft vraiment déiicieux!<br />

Oui, Vicomte, vous aimiez beaucoub<br />

Mada me de Tourvel, & même vous 1'aimez<br />

encore; vous 1'aimez comme un fou : mais<br />

paree que je m'amufois a vous en faire honte,<br />

vous 1'avez bravement facrifiée. Vous<br />

en auriez facrifié mille, plutöt que de fouffrir<br />

une plaifanterie. Ou nous conduit pourtant<br />

la vanité ! Le fage a bien raifon ,<br />

quand il dit qu'elle eft I'ennemie du bon-<br />

.heur.


Les Liaifons dangereufes. 87<br />

Oü en feriez-vous a préfent, fi je n'avoisvoulu<br />

que vous faire une malice? Mais<br />

je fuis incapable de tromper, vous le favez<br />

bien; dufliez-vous, h mon tour,meréduire<br />

au défefpoir & au Couvent, j'en court<br />

<strong>les</strong> rifques, & je me rends a mon vainqueur.<br />

Cependant fi je capitule, c'efi en vérité<br />

pure foibleflê : car fi je voulois, que de chicanes<br />

n'aurois-je pas encore a faire! & peutêtre<br />

le mériteriez-vous? J'admire, par exemple,<br />

avecquelle firiefiè ou quelle gaucherie<br />

vous me propofez en douceur de vous laiffer<br />

renouer avec la Préfidente. II vous conviendroit<br />

beaucoup, n'eft-ce pas, de vous<br />

donner le mérite de cette rupture fans y<br />

perdre <strong>les</strong> plaifirs de la jouiflance ? Ec comme<br />

alors cet apparent facrifice n'en feroit<br />

plus un pour vous, vous m'offrez de le renouveller<br />

a ma volonté! Par cet arrangement<br />

, la célefte dévote fe croiroit toujours<br />

1'unique choix de votre cceur, tandis<br />

que je m'en orgueillirois d'être la rivale<br />

préférée; nous ferions trompée toutes<br />

deux, mais vous feriez content, & qu'importe<br />

le refie ?<br />

C'efi dommage qu'avec tant de talent<br />

pour <strong>les</strong> projets, vous en avez fi peu pour<br />

Pexécution; & que par une feule démarche<br />

inconfidérée, vous ayez mis vous-même<br />

un obflacle invincible a ce que vous<br />

defirez le plus.


88 Les Liaifons dangereufes.<br />

Quoi! vous aviez 1'idée de renouer, &<br />

vous avez pu écrire ma Lettre! Vous m'avez<br />

donc cru bien gauche a mon tour' Ah »<br />

croyez-moi , Vicomte, quand une femme<br />

Irappe dans le coeur d'une autre, elle manque<br />

rarement de trouver 1'endroit fenfible,<br />

& la blellure eft incurable. Tandis que ie<br />

trappois celle-ci, ou plutöc que je dirigeois<br />

vos coups , je n'ai pas oublié que cette<br />

remme étoit ma rivale , que vous 1'aviez<br />

trouvé* un moment préférable a moi, &<br />

qu enfin , vous m'aviez placée au-deflbus<br />

d elle. Si je me fuis trompée dans ma vengeance<br />

, je confens a en porcer Ia faute.<br />

Amfi je trouve bon que vous tentiez tous<br />

<strong>les</strong> moyens : je vous y invite même , &<br />

vous promets de ne pas me facher de vos<br />

fuccès , 11 vous parvenez a en avoir. Je<br />

fuis 11 tranquille fur cet objet, que je ne<br />

veux plus m'en occuper. Parions d'autre<br />

chofe.<br />

Par exemple, de la fanté de la petite Volanges.<br />

Vous m'en direz des nouvel<strong>les</strong> pofinves<br />

a mon retour, n'elt-il pas vrai? Je<br />

ferai bien-aife d'en avoir. Après cela, ce<br />

fera a vous de juger s'il vous conviendra<br />

mieux de remettre la petite fille a fon<br />

Amant, ou de tenter de devenir une feconde<br />

fois le fondateur d'une nouvelle branche<br />

de Valmont, fous le nom de Gercourt.<br />

Cette idéé m'avoic paru afièz plailance; &


Les Liaifons dangereufes. 89<br />

en vous laiffant le choix, je vous demande<br />

pourtant de ne pas prendre de parti indéfinitif,<br />

fans que nous en ayons caufé enfemb!e.<br />

Ce n'eft pas vous remettre a un temps<br />

éloigoé, car je ferai a Paris inceftamment.<br />

Je ne peux pas vous dire pofitivement Ie<br />

jour; mais vous ne doutez pas que, dès<br />

que je ferai arrivée, vous n'en foyez le<br />

premier informé.<br />

Adieu, Vicomte; malgré mes querel<strong>les</strong>,<br />

mes malices & mes reproches , je vous<br />

aime toujours beaucoup, & je me prépare<br />

a vous le prouver. Au revoir, mon ami.<br />

Du Chat eau de... ce 29 Novembre 17...<br />

L E T T R E CXLVI.<br />

La Marquife DE MERTEUIL au Chevalier<br />

DANCENY.<br />

ENFIN , je pars, mon jeune ami, &<br />

demain au foir, je ferai de retour a Paris.<br />

Au milieu de tous <strong>les</strong> embarras qu'entraine<br />

un déplacement, je ne recevrai perfonne.<br />

Cependant, fi vous avez quelque confïdence<br />

bien preftee a me faire, je veux bien vous<br />

excepter de la regie générale; mais je n'excepterai<br />

que vous: ainfi, je vous demande


i)o<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

le fecret fur mon arrivée. Valmont rnernc<br />

n en fera pas inftruir.<br />

Qui m'auroit dit, il y a quelque temps,<br />

que bientöc vous auriez ma confiance exclufive,<br />

je ne 1'aurois pas cru. Mais la votre<br />

a entrainé la mienne. Je ferois tentée<br />

de croire que vous y avez mis de 1'adrefre<br />

peut-être même de la féduétion. Cela feroit<br />

bien mal au moins.' Au refte, eile ne<br />

feroit pas dangereufe a préfent; vous avez<br />

vraiment D I ' e n<br />

autre chofe a faire! Quand<br />

THéroïne eft en fcene, on ne s'occupe<br />

guere de la Confidente.<br />

Aufli n'avez-vous feulement pas eu Ie<br />

temps de me faire part de vos nouveaux<br />

fuccès. Quand votre Cécile étoit abfente',<br />

<strong>les</strong> jours n'étoient pas aflèz longs pour<br />

écouter vos tendres plaintes. Vous <strong>les</strong> auriez<br />

faites aux échos, fi je n'avois pas été<br />

la pour <strong>les</strong> entendre. Quand depuis elle a<br />

été malade, vous m'avez même encore honorée<br />

du récit de vos inquiétudes ; vous<br />

aviez befoin de quelqu'un a qui <strong>les</strong> dire.<br />

Mais h préfent, que celle que vous aimez<br />

eft a Paris, qu'elle fe porte bien, & furtout<br />

que vous Ia voyez quelquefois, elle<br />

fuffic a tout, & vos amis ne vous font plus<br />

rien.<br />

Je ne vous en bklme pas; c'eft Ia faute<br />

de vos vingt ans. Depuis Alcibiade jufqu'a<br />

vous, ne fait-on pas que <strong>les</strong> jeunes gens


Les Liaifons dangereufes. 01<br />

n'ont jamais connu 1'amitié que dans leurs<br />

chagrins ? Le bonheur <strong>les</strong> rend quelquefois<br />

indifcrets , mais jamais confiants. Je<br />

dirai bien comme Socrate: J'aime que mes<br />

amis viennent d moi quand ils font malheur<br />

eux CO : mais en fa qualicé de Philofophe,<br />

il fe paflbit bien d'eux quand ils ne<br />

venoienc pas. En cela, je ne fuis pas touts>-fait<br />

fi fage que lui j 6c j'ai fenti votre<br />

filence avec toute la foibleflê d'une femme.<br />

JN'allez pourtant pas me croire exigeante<br />

: il s'en faut bien que je le fois! Le même<br />

fentiment qui me fait remarquer ces<br />

privations, me <strong>les</strong> fait fupporter avec courage,<br />

quand el<strong>les</strong> font la preuve ou la caufe<br />

du bonheur de mes amis. Je ne compce<br />

donc fur vous pour demain au foir, qu'autant<br />

que 1'amour vous laiflèra libre & défoccupé,<br />

& je vous défends de me faire<br />

le moindre facrifice.<br />

Adieu, Chevalier; je me fais une vraie<br />

fête de vous revoir : viendrez-vous ?<br />

Du chdteau de... ce 29 Novembre 17...<br />

(1) MARMONTEL , Conté moral d'Acibiadé.


9* Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CXLVII.<br />

Madame DE VOLANGES d Madame<br />

~y,°y $ .<br />

f<br />

DE<br />

ROSEMONDE.<br />

e r e z<br />

dement aufli affligée que<br />

je le fuis ma digne amie, en apprenlnc<br />

letat ou fe trouve Madame de tourvel:<br />

elle eft malade depuis hier : fa maladie a<br />

pris fi^ vivement, & fe montre avec des<br />

lympromes figraves, que j'en fuis vraiment<br />

aliarmee.<br />

Une fievre ardente, un tranfport violent<br />

& prefque continuel, une foif qu'on<br />

ne peut appaifer, voila tout ce qu'on remarque.<br />

Les Médecins difent ne pouvoir<br />

rien pronoftiquer encore, & le traitemenc<br />

iera d autant plus difficile, que la malade<br />

retule avec obftination toute efpece de reraedes:<br />

c'eft au point qu'il a fallu la tenfr<br />

de force pour la faigner; & il<br />

a<br />

fallu depuis<br />

en ufer de même deux autres fois pour<br />

lui remettre fa bande, que, dans fon tranfport,<br />

elle veut toujours arracher.<br />

Vous qui 1'avez vue , comme moi, li<br />

peu forte, 0 timide & fi douce, concevezvous<br />

donc que quatre perfonnes puiflènt a<br />

peine Ia contenir, & que pour peu qu'on


Les Liaifons dangereufes. 93<br />

veuille lui repréfenter quelque chofe, elle<br />

entre dans des fureurs inexprimab<strong>les</strong>? Pour<br />

moi, je crains qu'il n'y ait plus que du délire<br />

, & que ce ne foic une vraie aliénacion<br />

d'efpric.<br />

; Ce qui augmente ma crainte a ce fujet,<br />

c'eft ce qui s'eft paffé avant-hier.<br />

Ce jour-la, elle arriva vers <strong>les</strong> onze heures<br />

du matin, avec fa Femme-de-chambre,<br />

au Couvent de ... Comme elle a été élevée<br />

dans cette maifon, & qu'elle a confervé<br />

1'habitude d'yentrer quelquefois, elle<br />

y fut recue comme a 1'ordinaire, & elle<br />

parut a tout le monde tranquille & bien<br />

portante. Environ deux heures après, elle<br />

s'informa fi ld chambre qu'elle occupoit<br />

étant penlionnaire, étoit vacante ;& fur ce<br />

qu'on lui répondit qu'oui , elle demanda<br />

d'aller la revoir : la Prieure 1'y accompagna<br />

avec quelques autres Religieufes. Ce<br />

fut alors qu'elle déclara qu'elle revenoic<br />

s'étabür dans cette chambre, que, difoicelle<br />

, elle n'auroit jamais dü quitter; &<br />

qu'elle ajouta qu'elle n'en fortiroit qu'd la<br />

mort: ce fut fon expreflion.<br />

D'abord on ne fut que dire : mais le<br />

premier étonnement palTé, on lui repréfenta<br />

que fa qualiré de femme mariée ne<br />

permettoit pas de la recevoir fans une pcrmiffion<br />

particuliere. Cette raifon ni mille<br />

autres n'y firent rien; & dès ce moment,


94 Les Liaifons dangereufes.<br />

elle s'obftina, non-feulement a ne pas fortir<br />

du Couvenc, mais même de fa chambre.<br />

Enfin, de guerre küTe, a fept heures<br />

du foir, on confentit qu'elle y paffat la<br />

nuit. On renvoya fa voiture & fes g^ns,<br />

& on remic au lendemain a prendre un<br />

parti.<br />

On afiure que pendant toute Ia foirée,<br />

loin que fon air ou fon maintien euffent<br />

rien d'égaré, 1'un & 1'autre étoient compotes<br />

& réfléchis ; que feulement elle tomba<br />

quatre ou cinq fois dans une rêverie<br />

fi profonde, qu'on ne parvenoic pas h 1'en<br />

tirer en lui parlant; & que, chaque fois,<br />

avant d'en fortir , elle porcoit <strong>les</strong> deux<br />

mains a fon front qu'elle avoit 1'air de ferrer<br />

avec force : fur quoi une des Religieuss<br />

qui étoient préfentes, lui ayant<br />

demandé fi elle fouffroit de la tête, elle<br />

la fixa long-temps avant de répondre, &<br />

lui dit s<br />

enfin : „ Ce n'eft pas-la qu'eft le<br />

,, mal "1 Un moment après, elle demanda<br />

qu'on la laiflat feule, & pria qu'a 1'avenir<br />

on ne lui fit plus de queftion.<br />

Tout le monde fe retira, hors Ia Femmede-chambre,<br />

qui devoit heureufement coucher<br />

dans Ia même chambre qu'elle, faute<br />

d'autre place.<br />

Suivant Ie rapport de cette fille, fa<br />

Maicreffe a été aflèz tranquille jufqu'a onze<br />

heures du foir. Elle a dit alors vouloir


Les Liaifons dangereufes. 95<br />

fe coucher : mais , avant d'être entiéremenc<br />

déshabillée, elle fe mie a marcher<br />

dans fa chambre, avec beaucoup d'actions<br />

& des geftes fréquents. Julie , qui avoit<br />

été témoin de ce qui s'étoit palTé dans la<br />

journce, n'ofa lui rien dire, & attendit en<br />

filence pendant prés d'une heure. Enfin,<br />

Madame de Tourvel 1'appella deux fois<br />

coup-fur-coup , elle n'eut que le temps<br />

d'accourir, & fa Maitrefie tomba dans fes<br />

bras, en difant: „ Je n'en peux plus". Elle<br />

fe laiffa conduire a fon lit, & ne voulue<br />

rien prendre, ni qu'on allat chercher aucun<br />

fecours. Elle fe fit mettre feulement de<br />

1'eau auprès d'elle, & elle ordonna a Julie<br />

de fe coucher.<br />

Celle-ci afiure être reftée jufqu'a deux<br />

heures du matin fans dormir, & n'avoir<br />

entendu , pendant ce temps, ni mouvement,<br />

ni plaintes. Mais elle dit avoir été<br />

réveillée i cinq heures par <strong>les</strong> difcours de<br />

fa Maitrefie, qui parloit d'une voix forte<br />

& élevée; & qu'alors lui ayant demandé<br />

fi elle n'avoit befoin de rien, & n'obtenant<br />

point de réponfe, elle prit de Ia lumiere,<br />

& alla' au lit de Madame de Tourvel,<br />

qui ne la reconnut point, mais qui,<br />

interrompant tout-a-coup <strong>les</strong> propos fans<br />

fuite qu'elle tenoit , s'écria vivement :<br />

„ Qu'on me laifle feule, qu'on me laifiè<br />

„ dans <strong>les</strong> téuebres; ce font <strong>les</strong> ténebres


5)6 Les Liaifons dangereufes.<br />

,, qui me conviennent ". J'ai remarqué hiejr<br />

par moi-même que cette phrafe lui revient<br />

fouvent.<br />

Enfin, Julie profita de cette efpece d'ordre,<br />

pour fortir & aller chercher du monde<br />

& des fecours; mais Madame de Tourvel<br />

a refufé 1'un & 1'autre, avec <strong>les</strong> fureurs &<br />

<strong>les</strong> tranfports qui font revenus fi' fouvent:<br />

depuis.<br />

L'embarras oü cela a mis tout le Couvent,<br />

a décidé la Prieure a m'envoyer<br />

chercher hier a fept heures du matin... II<br />

ne faifoit pas jour. Je fuis accourue fur-lechamp.<br />

Quand on m'a annoncée a Mada-<br />

,me de Tourvel, elle a paru reprendre fa<br />

connoiflance, & a répondu : „ Ah! oui,<br />

„ qu'elle entre ". Mais quand j'ai é:é pres<br />

de fon lit, elle m'a regardée fixement, a<br />

pris yivement ma main qu'elle a ferrée,<br />

& m'a dit d'une voix forte, mais fombre:<br />

„ Je meurs pour ne vous avoir pas crue ".<br />

Aufli-tót après fe cachant <strong>les</strong> yeux, elle eft<br />

revenue a fon difcours le plus fréquent :<br />

„ Qu'on me laiffe feule, &c. "; & toute<br />

connoiflance s'eft perdue.<br />

Ce propos qu'elle m'a tenu, & quelques<br />

autres échappés dans fon délire, me<br />

font craindre que cette cruelle maladie<br />

n'ait une caufe plus cruelle encore. Mais<br />

refpeélons <strong>les</strong> fecrets de notre amie, &<br />

contentons-nous de plaindre fon malheur.<br />

Toute


Les Liaifons dangereufes. 97'<br />

Toute la journée d'hier a été également<br />

orageufe, & partagée entre des accès de<br />

tranfports efFrayants, & des moments d'un<br />

abattement léthargique, <strong>les</strong> feuls oü elle<br />

prend & donne quelque repos. Je n'ai quitté<br />

le chevet de fon lit qu'a neuf heures<br />

du foir, & je vais y retourner ce matin<br />

pour toute la journée. Sürement je n'abandonnerai<br />

pas ma malheureufe amie : mais<br />

ce qui efi: défolant , c'eft fon obftination<br />

il refulèr tous <strong>les</strong> foins & tous <strong>les</strong><br />

fecours.<br />

Je vous envoye le bulletin de cette nuit<br />

que je viens de recevoir, & qui, comme<br />

vous le verrez, n'eft rien moins que confolant.<br />

J'aurai foin de vous <strong>les</strong> faire palier<br />

tous exactement.<br />

Adieu, ma digee amie; je vais retrouver<br />

la malade. Ma fille, qui, heureufement<br />

eft prefque rétablie, vous préfente fon refpeéL<br />

Paris, ce 29 Novembre 17.. „<br />

Partie IV.<br />

E


9 8 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CXLVIII.<br />

Le Chevalier DANCENY<br />

DE<br />

MERTEUIL.<br />

d Madame<br />

O vous que j'aime! ö toi que j'adore<br />

! ö vous qui avez commencé mon<br />

fconheur ! ó toi qui 1'as comblé! Amie<br />

fenfible, tendre Amante, pourquoi le fouvenir<br />

de ta douleur vient-il troubler le<br />

charme que j'éprouve! Ah! Madame, calmez-vous,<br />

c'eft l'amitié qui vous le demande,<br />

0 mon amie! fois heureufe, c'eft la<br />

priere de 1'amour.<br />

Hé! quels reproches avez-vous donc h<br />

vous faire ? croyez - moi, votre délicatefle<br />

vous abufe. Les regrets qu'elle vous caufe,<br />

<strong>les</strong> torts dont elle m'accufe , font également<br />

illufoires; & je fens dans mon coeur<br />

qu'il n'y a eu, entre nous deux, d'autre<br />

féduéteur que 1'amour. Ne crains donc plus<br />

de te livrer aux fentiments que tu infpires,<br />

de te laiffer pénétrer de tous <strong>les</strong> feux que<br />

tu fais naitre. Quoi! pour avoir été éclairés<br />

plus tard, nos coeurs en feroient - ils<br />

moins purs? non, fans doute. C'eft au<br />

contraire la féduétion, qui, n'agiftant jamais<br />

que par projets, peut combiner fa marche


Les Liaifons dangereufes. 99<br />

Sr fes moyens, & prévoir au loin <strong>les</strong> événements.<br />

Mais 1'amour véritable ne permec<br />

pas ainfi de méditer & de réfléchir: il nous<br />

diftrait de nos penfées par nos fentiments ;<br />

fon empire n'eft jamais plus fort que quand<br />

il eft inconnu; & c'eft dans 1'ombre & le<br />

filence, qu'il nous entoure de liens qu'il<br />

efi: égalemenc impoffible d'appercevoir &<br />

de rompre.<br />

C'eft ainfi qu'hier même, malgré la vive<br />

émotion que me caufoit 1'idée de votre retour<br />

, malgré le plaifir extréme que je fentis<br />

en vous voyant, je croyois pourtant n'être<br />

encore appellé ni conduit que par la<br />

paifible amitié : ou plutöt, entiérement livré<br />

aux doux fentiments de mon coeur,<br />

je m'occupois bien peu d'en démêler l'origirie<br />

ou la caufe. Ainfi que moi, ma<br />

tendre amie, tu éprouvois, fans le connoitre<br />

, ce charme impérieux qui livroïc<br />

nos ames aux douces impreffions de la<br />

tendrefiè; & tous deux nous n'avons reconnu<br />

1'amour, qu'en fortant de rivreffè<br />

oü ce Dieu nous avoit piongés.<br />

Mais cela même nous juftifie au-lieu de<br />

nous condamner. Non, tu n'as pas trahi<br />

1'amitié, & je n'ai pas davantage abufé de<br />

ta confiance. Tous deux, il eft vrai, nous<br />

ignorions nos fentiments; mais cette illufion<br />

, nous 1'éprouvions feulement fans<br />

chercher a la faire naitre. Ah! loin de nous<br />

E ij


ioo Les Liaifons dangereufes.<br />

en plaindre, ne fongeons qu'au bonheur<br />

qu'elle nous a procuré; & fans le troubler<br />

par d'injuftes reproches, ne nous occupons<br />

qu'a 1'augmenter encore par le charme de<br />

la confiance & de la fécurité. O mon amie!<br />

que cet efpoir eft cher a mon coeur! Oui;<br />

déformais délivrée de toute crainte , &<br />

toute entiere a 1'amour, tu partageras mes<br />

defirs, mes tranfports , le délire de mes<br />

fens, 1'ivreflè de mon ame, & cbaque inftant<br />

de nos jours fortunés fera marqué par<br />

une volupté nouvelle.<br />

Adieu, toi que j'adore ! Je te verrai ce<br />

foir, mais te trouverai-je feule? Je n'ofe<br />

i'efpérer. Ahi tu ne le defires pas autant<br />

que moi.<br />

Paris, ce i er - Décembre 17...<br />

L E T T R E CXLIX.<br />

Madame DE VOLANGES d Madame<br />

DE ROSEMONDE.<br />

J'AI efpéré hier, prefque toute Ia journée,<br />

ma digne amie, pouvoir vous donner<br />

ce matin des nouvel<strong>les</strong> plus favorab<strong>les</strong><br />

de la fanté de notre chere malade : mais,<br />

depuis hier au foir, cet efpoir eft détruit,<br />

& il ne me refte que le regret de 1'avoir


Les Liaifons dangereufes. 101<br />

perdu. Un événement, bien indifférent en<br />

apparence, mais bien eruel par <strong>les</strong> fuites<br />

qu'il a eu, a rendu 1'état de la malade<br />

au moins aufli facheux qu'il étoit auparavant,<br />

fi même il n'a pas empiré.<br />

Je n'aurois rien compris a cette révolution<br />

fubice, fi je n'avois recu hier 1'entiere<br />

confidence de notre malheureufe amie. Comme<br />

elle ne m'a pas laifle ignorer que vous<br />

étiez inftruite aufli de toutes fes infortunes,<br />

je puis vous parler fans réferve fur fa trifte<br />

fituation.<br />

Hier matin , quand je fuis arrivée au<br />

Couvent, on me dit que la malade dormoit<br />

depuis plus de trois heures; & font<br />

ïbmmeil étoit fi profond & fi tranquille,<br />

que j'eus peur un moment qu'il ne füc<br />

Iéthargique. Quelque temps après, elle fe<br />

réveilla, & ouvrit elle-même <strong>les</strong> rideaux<br />

de fon lit. Elle nous regarda tous avec<br />

1'air de la furprife; & comme je me levois<br />

pour aller a elle, elle me reconnut,<br />

me nomma, & me pria d'approcher. Elle<br />

ne me laifla le temps de lui faire aucune<br />

queftion, & me demanda oü elle étoit, ce<br />

que nous faifions la, fi elle étoit malade,<br />

& pourquoi elle n'étoit pas chez elle? Je<br />

crus d'abord que c'étoit un nouveau délire<br />

, feulement plus tranquille que le précédent<br />

: mais je m'appercus qu'elle entendoit<br />

fort bien mes réponfes. Elle avoit en<br />

E üj


ïo2<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

effet retrouvé fa tête, mais non pas fa mémoiré.<br />

r<br />

Elle me quefiionna, avec beaucoup de<br />

détail, fur tout ce qui lui étoit arrivé depuis<br />

qu elle étoit au Couvent, ou elle ne<br />

le fouvenoic pas d'être venue. Je lui répondis<br />

exaclement, en fupprimant feulement<br />

ce qui auroit pu la trop effrayer : &<br />

lorfqua mon tour je lui demandai comment<br />

elle fe trouvoit, elle me répondit<br />

qu elle ne fouffroit pas dans ce momenc;<br />

mais qu elle avoit été bien tourraentée pendant<br />

fon fommeil, & qu'elle fe fentoic fatiguee.<br />

Je 1'engageai a fe tranquillifer & a<br />

parler peu; après quoi, je refermai en partie<br />

fes noeaux, que je lailTai entr'ouverts,<br />

& je m affis auprès de fon lit. Dans le même<br />

temps on lui propofa un bouillon<br />

qu e le pnt & qu'elle trouva bon.<br />

EUe refia ainfi environ une demi-heure<br />

duranc laquelle elle ne paria que pour me<br />

remercier des foins que je lui avois donnés;<br />

& elle mie dans fes remerciments 1'agrément<br />

& la grace que vous lui connoiffez.<br />

Enfuite elle garda pendant quelque<br />

temps un filence abfolu, qu'elle ne rompic<br />

que pour dire : „ Ah! oui, je me refiou-<br />

„ viens detre venue ici; " &<br />

U n<br />

moment<br />

apres, elle s écria douloureufement: „ Mon<br />

amie, mon amie, plaignez-moi; je re-<br />

„ trouve tous mes malheurs ". Comme


Les Liaifons dangereufes. 103<br />

alors je m'avancai vers elle, elle faific ma<br />

main , & s'y appuyanc la tête : „ Grand<br />

„ Dieu, continua-t-el!e, ne puis-je donc<br />

„ mourir? " Son expreflion, plus encore<br />

que fes difcours, m'atcendric jufqu'aux larmes<br />

\ elle s'en appercut a ma voix, & me<br />

dit: „ Vous me plaignez! Ah! fi vous con-<br />

„ noiffiez " Et puis s'interrompant :<br />

„ Faites qu'on nous laifle feu<strong>les</strong>, & je vous<br />

„ dirai tout ".<br />

Ainfi que je crois vous Pavoir marqué,<br />

j'avois déja des foupcons fur ce qui devoit<br />

faire le fujet de cette confidence; &€raignant<br />

que cette converfation, que, je prévoyois<br />

devoir être longue & trifte, ne nuific<br />

peut-être h 1'état de notre malheureufe arcie,<br />

je m'y refufai d'abord, fous prétexte q[u'elle<br />

avoit befoin de repos: mais elle infilta, &c<br />

je me rendis a fes inftances. Dés que nous<br />

fümes feu<strong>les</strong>, elle m'appric tout ce que<br />

déja vous avez fu d'elle, & que par cette<br />

raifon , je ne vous répéterai point.<br />

Enfin, en me parlant de la facon cruelle<br />

dont elle avoit été facrifiée, elle ajouta:<br />

„ Je me croyois bien füre d'en mourir, &<br />

„ j'en avois le courage; mais de furvivre a<br />

„ mon malheur & a ma honte, c'eft ce qui<br />

„ m'eft impoffible ". Je tentai de combattre<br />

ce découragement, ou plutöt ce défefpoir,<br />

avec <strong>les</strong> armes de la Religion, jufqu'alors<br />

fi puifianres fur elle : mais je fen-<br />

E iv


lo/f Les Liaifons dangereufes.<br />

tis bientór que je n'avois pas alTez de force<br />

pour ces fondtions auguftes , & % S<br />

nns a lui propofer d'appeller le Pere An<br />

fe me, que je fais avoir toute fa confiance<br />

II étoit environ trois heures après-midi,<br />

Sc u L<br />

qnk anq notre amie fut affèz S'<br />

quille : en forte que<br />

n 0u S av<br />

ions tous repris<br />

de 1'efpoir. Par malheur, on<br />

a p p o<br />

ta<br />

alors une Lettre pour elle. Quand onS<br />

1i lui remettre, elle répondit d'abo?d n'en<br />

fifta. Mais des ce moment, elle parut plus<br />

flgitée. Bientöt après, elle demanda ffi<br />

venoic cette Lettre? elle n'étoit pas ümbrée<br />

: qui I'avo.t apportée? on Pignoroiide<br />

quel part on Pa voit remife? on<br />

n e<br />

fa<br />

voit pas dit aux Tourieres. Enfuite elle<br />

garda quelque temps Ie filence; aprè quo<br />

el e recommenca a parler : mah fes prVZl<br />

fans fu.te nous apprirent feulement que Ie<br />

4<br />

dehre étoit revenu.<br />

tranquille, jufqua<br />

c e<br />

qu'enfin elle deman-


Les Liaifons dangereufes. 105<br />

da qu'on lui rerait la Lettre qu'on avoit<br />

apportée pour elle. Dés qu'elle eut jet té<br />

<strong>les</strong> yeux deflus , elle s'écria : „ De lui !<br />

„ grand Dieu! " & puis d'une voix forte,<br />

mais opprelfée : „ Reprenez-Ia, reprenez-<br />

„ la ". Elle fit fur-le-champ fermer <strong>les</strong> rideaux<br />

de fon lit, & défendit que perfonne<br />

approcMc: mais prefqu'auffi-töt nous fumes<br />

bien obligés de revenir auprès d'elle. Le<br />

tranfport avoit repris plus violent que jamais<br />

, & il s'y étoit joinc des convulfions<br />

vraiment effrayantes. Ces accidents n'onc<br />

plus cefle de la foirée; & le bulletin de ce<br />

matin m'apprend que la nuic n'a pas été<br />

moins orageufe. Enfin , fon état eft tel,<br />

que je m'étonne qu'elle n'y ait pas déja<br />

fuccombé; & je ne vous cache point qu'il<br />

ne refte que bien peu d'efpoir.<br />

Je fuppofe que cette malheureufe Lettre<br />

eft de M. de Valmont: mais que peut-il encore<br />

ofer lui dire? Pardon, ma chere amie;<br />

je m'interdis toute réflexion : mais il eft<br />

bien cruel de voir périr fi malheureufement<br />

une femme , jufqu'alors fi heureufe & fi<br />

digne de 1'être.<br />

Paris, ce 2. Décembre 17...<br />

E v


ïo6<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CL.<br />

Le Chevalier DANCENY d la Marquije<br />

DE MEUTEUIL.<br />

E N attendant Ie bonheur de te voir je<br />

me livre ma tendre amie, au plaifir'da<br />

t écrire; & c eft en m'occupant de toi, que<br />

je charme le regret d'en être éloiené Te<br />

retracer mes fentiments, me rappeller <strong>les</strong><br />

tiens, eft pour mon coeur une vraie jouiffance<br />

; & c'eft par elie que Ie temps même<br />

des pr.vations m'offre encore mille biens<br />

précieux a mon amour. Cependant, s'il fauc<br />

t en croire, je n'obtiendrai point de réponfe<br />

de toi : cette Lettre même fera la derniere;<br />

& nous nous priverons d'un commerce<br />

qui , felon toi , eft dangereux , & dont<br />

nous navonspas befoin. Surement ie t'en<br />

croirai , fi<br />

t u<br />

perfides : car que peux-tu<br />

vouloir que par cette raifon même je ne<br />

le veuille aufli ? Mais avant de te décider<br />

entierement, ne permettras-tu pas que nous<br />

en caufions enfemble?<br />

Sur Partiele des dangers, tu dois juffer<br />

ieule : je ne puis rien calculer, & je m'en<br />

tiens a te prier de veiller a ca füreté • car<br />

je ne puis êcre tranquille quand tu feras ia-


Les Liafons dangereufes. 107<br />

qniete. Pour cet objec, ce n'tft pas nous<br />

deux qui ne fommes qu'un, c'efi toi qui<br />

es nous deux.<br />

II n'en eft pas de même fur le befoin:<br />

ici nous ne pouvons avoir qu'une même<br />

penfée; & fi nous différons d'avis, ce ne<br />

peut être que faute de nous expliquer ou<br />

de nous entendre. Voici donc ce que je<br />

crois fentir.<br />

Sans doute une Lettre paroit bien peu<br />

néceiTaire, quand onpeutfe voir librement.<br />

Que diroit-elle, qu'un mot, un regard,<br />

ou même Ie filence, n'exprimafiènt cenc<br />

fois mieux encore ? Cela me paroit fi vrai,<br />

que dans le moment oü tu me parlas de ne<br />

plus nous écrire, cette idéé gliflafacilemenc<br />

fur mon ame; elle la gêna peut-être, mais<br />

ne FafFecla point. Tel h- peu -prés quand<br />

voulant donner un baifer fur ton coeur, je<br />

rencontre un ruban ou une gaze, je 1'écarte<br />

feulement, & n'ai cependant pas le fentiment<br />

d'un obftacle.<br />

Mais depuis, nous nous fommes fépa-j<br />

rés; & dés que tu n'a plus été la , cette<br />

idéé de Lettre eft revenue me tourmenter.<br />

Pourquoi, me fuis-je dit, cette privation de<br />

plus? Quoi! pour être éloigné, n'a-t-on<br />

plus rien h fe dire? Je fuppofe que favorifé<br />

par <strong>les</strong> circonftances, onpafie enfembleune<br />

journée entiere; faudra-t-il prendre le temps<br />

de caufer fur celui de jouir? Oui de jouir,<br />

E vj


io8 Les Liaifons dangereufes.<br />

ma tendre amie; car auprès de toi, <strong>les</strong> momentsmemes<br />

du repos fourniflènt encore<br />

une puiflance délicieufe. Enfin, quel que<br />

foit ie temps, on finit par fe réparer: &<br />

pms on eft fi feul! C'eft alors qu'une Le7-<br />

tre eft précieufe! fi 0n ne la lit pas du<br />

moins onla regarde... AM fans doSte | on<br />

peut regarder une Lettre fans ia lire comme<br />

il me femble que la nuit j'aurois encorequelqueplaifiratoucher<br />

tonportrait....<br />

ionportrait, ai-je dit? Mais une Lettre<br />

eft le ponraitde 1'ame. Elle n'a pas, comme<br />

21 F 1 ?? I m a g e c e c t e<br />

' %nance fi éloignée<br />

del amour; elle fe prête a tous nos<br />

Z^T? : t 0 u r ; a - t o u r<br />

eliesanime, elle<br />

jou t, elle fe repofe.... Tes fentiment me<br />

fom tous f, précieux! me priveras-tu d'un<br />

moyen de <strong>les</strong> recueillir?<br />

Es-tu donc füre que Ie befoin de m'écnre<br />

ne te tourmentera jamais ? Si dans Ia<br />

fohtude ton coeur fe diJate ou s'opprefTe,<br />

fi un mouvement de joie paffè jufqu'a ton<br />

ame, fi<br />

u n e<br />

tnfteflè involontaire vient la<br />

troub er un moment, ce ne fera donc pas<br />

l e e i n d e t 0 " * que tu répandras<br />

ton bonheur ou ca peine? tu auras donc un<br />

Sentiment quil ne partagera pas? tu le laifdïmi<br />

S'<br />

r<br />

ê V 6 U r & f 0 , ,<br />

' t a i r e s<br />

' ' é g"erloin<br />

de toi?Mon amie... ma tendre amie!Mais<br />

ceft a toi quil appartient de prononcer.<br />

Jai voulu difcuter feulement, & non pas


Les Liaifons dangereufes. 109<br />

teféduire; je ne t'ai dit que des raifons,<br />

j'ofe croire que j'euffe été plus fort par des<br />

prieres. Je tacherai donc, fi tu perfides, de<br />

ne pas m'affliger; je ferai mes efforts pour<br />

me dire ce que tu m'aurois écrit : mais<br />

tiens, tu le dirois mieux que moi, & j'aurois<br />

fur-tout plus de plaifir a Pen tendre.<br />

Adieu, ma charmante amie; 1'heure approche<br />

enfin oü je pourrai te voir: je te<br />

quitte bien vïte, pour t'aller retrouver<br />

plutöt.<br />

Paris, ce 3 Décembre 17...<br />

L E T T R E CLI.<br />

Le Vicomte DE VALMONT è la<br />

Marquife<br />

DE<br />

M/ÊRTEUIL.<br />

S ANS doute, Marquife, que vous ne me<br />

croyez pas aflez peu d'ufage, pour penfer<br />

que j'aie pu prendre le change fur le tête-atête<br />

oü je vous ai trouvée ce foir, & fur<br />

fétonnant hafard qui avoic conduit Danceny<br />

chez vous. Ce n'eft pas que votre<br />

phyfionomie exercée n'ait fu prendre a merveille<br />

i'expreflion du calme & de la férénité,<br />

ni que vous vous foyez trahie par aucune<br />

de ces phrafes, qui quelquefois échappent<br />

au trouble ou au repentir. Je conviens mê«


ii o Les Liaifons dangereufes.<br />

me encore que vos regards doci<strong>les</strong> vous ont<br />

parfauement i^ f e r v & que s'ils avoient fu<br />

fe faire croire auffi-bien que fe faire enten"<br />

!nJ 0m r qUejeuire P" s 0 1 1 ^"fervé le<br />

moindre foupcon, je n'aurois pas douté un<br />

moment du chagrin extréme que vous eau<br />

foit ce tiers importun. Mais , pour ne pas<br />

déployer en vain d auffigrands talents, pour<br />

en obtemr le fuccès que vous vous en pro.<br />

Puifque vous commenceza faire des éducations<br />

apprenez a vos éleves a ne pas<br />

roug,r & (e déconcerter a la moindre pia -<br />

ZTl % " e P a s , n i e r fi v i v e m e > Pour<br />

Js fe défendent avec tant de mollefie pour<br />

toutes <strong>les</strong> autres. Apprenez-leur encore a<br />

favoir• entendre Péioge de leur Maitreflè,<br />

neurs • ST ^<br />

d' en faire <strong>les</strong> ho « !<br />

neurs, & fi vous leur permettez de vous<br />

regarder dans le cercle, qu'Hs fachenï a<br />

pofleffic-n fi facileareconnoitre, &<br />

q u'j| s<br />

confondent fi mal-adroitement avec celui<br />

vVoZ°f Alors voas pourrez ,es ««<br />

paroitre dans vos exercices publics, f an3<br />

que eur conduite fafle tort a leur fage inf.<br />

«««ce; & moi-même, trop heunfux de


Les Liaifons dangereufes. m<br />

concourir a votre célébrité, je vous promets<br />

de faire & de publier <strong>les</strong> programmes<br />

de ce nouveau college.<br />

Mais jufques-la je m'étonne, je Pavoue,<br />

que ce foit moi que vous ayiez entrepris<br />

de traiter comme un écolier. Oh ! qu'avec<br />

toute autre femme, je ferois bientöt<br />

vengé! que je m'en ferois de plaifir! &<br />

qu'il furpalferoit aifément celui qu'elle auroic<br />

cru me faire perdre! Oui, c'eft bien<br />

pour vous feule que je peux préférer la<br />

réparation a la vengeance ; & ne croyez<br />

pas que je fois retenu par le moindre<br />

doute , par la moindre incertitude ; je fais<br />

tout.<br />

Vous êtes a Paris depuis quatre jours; &<br />

chaque jour vous avez vu Danceny, & vous<br />

n'avez vu que lui feul. Aujourd'hui même<br />

votre porte étoit encore fermée, & il n'a<br />

manqué a votre Suifte, pour m'empêcher<br />

d'arriver jufqu'a vous, qu'une afturance égale<br />

a la vötre. Cependant je ne devois pas donter,<br />

me mandiez-vous, d'être le premier<br />

informé de votre arrivée; de cette arrivée<br />

dont vous ne pouviez pas encore me dire<br />

le jour, tandis que vous m'écriviez la veille<br />

de votre départ. Nierez-vous ces faits, ou<br />

tenterez-vous de vous en excufer? L'un<br />

& 1'autre font également impoffib<strong>les</strong>, &<br />

pourtant je me contiens encore ! ReconnoUTez<br />

Ik votre empire; mais croyez-moi*


Hts Les Liaifons dangereufes.<br />

contente de 1'avoir éprouvé, n'en abufez<br />

pas plus long-temps. Nous nous connoiffons<br />

tous deux, Marquife; cemot doit vous<br />

lurhre.<br />

^Vous fortez demain toute Ia journée<br />

m avez -vous dit ? A la bonne heure , fi<br />

vous fortez en effet ; & vous jugez que<br />

je Ie faurai. Mais enfin, vous rentrerez le<br />

loir; & pour notre difficile réconciliation,<br />

nous n aurons pas trop de temps jufqu'au<br />

lendemain. Faites-moi donc favoir fi ce<br />

fera chez vous, ou la-bas, que fe feront<br />

nos expiations nombreufes & réciproques.<br />

i>ur-tout, plus de Danceny. Votre mauyaife<br />

tête ^s'étoit remplie de fon idéé, &<br />

je peux n'être pas jaloux de ce délire de<br />

votre imagination ; mais fongez que de ce<br />

moment, ce qui n'étoic qu'une fantaifie,<br />

deviendroit une préférence marquée. Je nê<br />

me crois pas fait pour cette humiliation,<br />

& je ne m attends pas a Ia recevoir de<br />

vous.<br />

J'efpere méme que ce facrifice ne vous<br />

en paroitra pas un. Mais quand il vous coüteroit<br />

quelque chofe, il me femble que ie<br />

vous ai donné un afTez bel exemple: qu'une<br />

femme fenfible & belle, qui n'exilioit que<br />

pour moi, qui dans ce moment même meurt<br />

peut-etre d'amour & de regret, peut bien<br />

valoir un jeune écolier, qui, fi vous vouiez,<br />

ne manque ni de figure ni d'efpric,


Les Liaifons dangereufes. 113<br />

mais qui n'a encore ni ufage ni confiftance.<br />

Adieu, Marquife; je ne vous dis rien de<br />

mes fentiments pour vous. Tout ce que je<br />

puis faire en ce moment, c'eft de ne pas<br />

fcruter mon coeur. J'attends votre réponfe.<br />

Songez en la faifant, fongez bien que plus<br />

il vous eft facile de me faire oublier 1'offenfe<br />

que vous m'avez faite, plus un refus<br />

de votre part, un fimple délai, la graveroic<br />

dans mon coeur en traits ineffaeab<strong>les</strong>.<br />

Paris, ce 3 Décembre 17..., au foir.<br />

LETTRE<br />

CLÏt<br />

La Marquife DEMERTEUIL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

PRENEZ donc garde, Vicomte, & ménagez<br />

davantage mon extréme timidité !<br />

Comment voulez-vous que je fupporte 1'idée<br />

accablante d'encourir votre indignation,<br />

& fur-tout que je ne fuccombe pas a la<br />

crainte de votre vengeance? d'autant que,<br />

comme vous favez, fi vous me faifiez une<br />

noirceur, il me feroit impoflible de vous<br />

la rendre. J'aurois beau parler, votre exiftence<br />

n'en feroit ni moins brillante ni moins<br />

paifible. Au fait, qu'auriez-vous a redou-


H4 Les Liaifons dangereufes.<br />

ter? d'être obligé de partir, fi on vous en<br />

Jaifföit le temps. Mais ne vit-on pas chez<br />

1'étranger comme ici? & a tout prendre,<br />

pourvu que la Cour de France vous laiftac<br />

tranquille a celle oü vous vous fixeriez, ce<br />

ne feroit pour vous que changer Ie lieu de<br />

vos triomphes. Après avoir tenté de vous<br />

rendre votre fang-froid par ces confidérations<br />

mora<strong>les</strong>, revenons k nos affaires.<br />

Savez-vous, Vicomte, pourquoi je ne<br />

me fuis jamais remariée ? Ce n'eft aflürément<br />

pas faute d'avoir trouvé afïèz de partis<br />

avantageux; c'eft uniquement pour que<br />

perfonne n'ait le droit de trouver a redire<br />

a mes aclions. Ce n'eft même pas que j'aie<br />

craint de ne pouvoir plus faire mes volontés,<br />

car j'aurois bien toujours fini par-la :<br />

mais c'eft qu'il m'auroit gêné que quelqu'un<br />

eüt eu feul Je droit de s'en plaindre; c'eft<br />

qu'enfin je ne voulois tromper que pour<br />

mon plaifir, & non par néceffité. Et voila<br />

que vous m'écrivez la Lettre la plus martiale<br />

qu'il foit poffible de voir! Vous ne<br />

m'y parlez que de torts de mon cóté, &<br />

de graces du vötre! Mais comment donc<br />

peut - on manquer a celui a qui on ne doit<br />

rien ? je ne faurois le concevoir.<br />

Voyons ; de quoi s'agit-il tant? Vous<br />

avez trouvé Danceny chez moi , & cela<br />

vous a déplu? a la bonne heure : maisqu'avez-vous<br />

pu en conclure? ou que c'étoii


Les Liaifons dangereufes. 115<br />

1'effet du hafard, comme je vous Ie difois,<br />

ou celui de] ma volonté, comme je ne vous<br />

le difois pas*. Dans le premier cas, votre<br />

Lettre eft injufte ; dans le fecond , elle<br />

eft ridicule : c'étoit bien la peine d'écrire!<br />

Mais vous êtes jaloux , & Ia jaloufie ne<br />

raifonne pas. Hé bien , je vais raifonner<br />

pour vous.<br />

Ou vous avez un rival, ou vous n'en<br />

avez pas. Si vous en avez un, il faut plaire<br />

pour lui être préféré; fi vous n'en avez pas,<br />

il faut plaire encore pour éviter d'en avoir.<br />

Dans tous <strong>les</strong> cas, c'eft la même conduite<br />

a tenir : ainfi , pourquoi vous tourmenter ?<br />

pourquoi fur-tout me tourmenter moi-même!<br />

Ne favez-vous donc plus être le plus<br />

aimable, & n'êtes-vous plus für de vos fuccès?<br />

Allons donc, Vicomte, vous vous faites<br />

tort. Mais ce n'eft pas cela; c'eft qu'a<br />

vos yeux, je ne vaux pas que vous vous<br />

donniez tant de peine. Vous defirez moins<br />

mes bontés, que vous ne voulez abufer<br />

de votre empire. Allez, vous êtes un ingrat.<br />

Voila bien, je crois, du fentiment!<br />

& pour peu que je continuatie, cette Lettre<br />

pourroit devenir fort tendre : mais vous<br />

ne le mérnez pas.<br />

Vous ne méritez pas davantage que je<br />

me juftifie. Pour vous punir de vos foupcons,<br />

vous <strong>les</strong> garderez : ainfi, fur 1'époque<br />

de mon retour, comme fur <strong>les</strong> vifices<br />

'


u6 Les Liaifons dangereufes.<br />

de Danceny, je ne vous dirai rien. Vousvous<br />

etes donné bien de Ia peine pour vous<br />

en inftruire, n'eft-ii pas vrai ? Hé bien en<br />

eces-vous plus avancé ? Je fouhake 'que<br />

vous y ayiez trouvé beaucoup de plaifir:<br />

quant a moi, cela n'a pas nui au mien.<br />

i out ce que je peux donc répondre a<br />

votre menacante Lettre , c'eft qu'elle n'a<br />

eu ni le don de me plaire, ni le pouvoir<br />

de mintimider; &<br />

q u e<br />

pour le moment<br />

je luis on ne peut pas mieux difpofée a<br />

vous accorder vos demandes.<br />

Au vrai, vous accepter tel que voos<br />

vous montrez aujourdTiui, ce feroit vous<br />

faire une infidélité réelle. Ce ne feroit pasla<br />

renouer avec mon ancien Amanc; ce<br />

feroic en prendre un nouveau, & qui ne<br />

vaut pas 1'autre a beaucoup prés. Je n'ai<br />

pas afïèz oublié le premier pour m'y tromper<br />

ainfi. Le Valmont que j'aimois étoit<br />

charmanr. Je veux bien convenir même<br />

que je n'ai pas rencontré d'homme plus aimable.<br />

Ah.' je vous en prie, Vicomte,<br />

fi vous le retrouvez, amenez-le-moi; celuila<br />

fera toujours bien recu.<br />

Prévenez-le cependanc, que, dans aucun<br />

cas, ce ne feroic ni pour aujourd'hui ni<br />

pour demain. Son Menechme lui a faic un<br />

peu tort; & en me preftanc erop, je craindrois<br />

de m'y cromper. Ou bien, peuc-être<br />

ai-je donné parole a Danceny pour ces


Les Liaifons dangereufes. 117<br />

deux jours-la? Et votre Lettre m'a appris<br />

que vous ne plaifantiez pas, quand on<br />

manquoit a fa parole. Vous voyez donc<br />

qu'il faut attendre.<br />

Mais que vous importe ? vous vous vengerez<br />

toujours bien de votre rival. II ne<br />

fera pas pis a votre MaitrelTe que vous ferez<br />

a la fienne; & après tout une femme<br />

n'en vaut-elle pas une autre? ce font vos<br />

principes. Celle même qui feroit tendre &<br />

fenfible, qui nexifleroit que pour vous,<br />

qui mourroit enfin d'amour & de regret,<br />

n'en feroit pas moins facrifiée a la première<br />

fantaifie, a la crainte d'être plaifanté<br />

un moment; & vous voulez qu'on<br />

fe gêne? Ah! cela n'eft pasjufte!<br />

Adieu, Vicomte ; redevenez donc aimable.<br />

Tenez, je ne demande pas mieux<br />

que de vous trouver charmant; & dès que<br />

j'en ferai füre , je m'engage a vous le<br />

prouver. En vérité, je fuis trop bonnes<br />

Paris, ce 4 Décembre 17..,


ii8<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CLIII.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

TE réponds fur le champ a votre Lettre,<br />

& je tacherai d'être clair ; ce qui n'eft pas<br />

iacile avec vous, quand une fois vous avez<br />

pris le parti de ne pas entendre.<br />

De longs difcours n'étoient pas néceftiires<br />

pour étabür que chacun de nous ayant<br />

en main tout ce qu'il faut pour perdre 1'autre,<br />

nous avons un égal intérêt a nous ménager<br />

mutuellement : auffi, ce n'eft pas de<br />

cela dont il s'agit. Mais entre le parti violent<br />

de fe perdre , & celui, fans doute meilleur,<br />

de refter unis comme nous 1'avons<br />

été, de le devenir davantage encore en reprenant<br />

notre première liaifon; entre ces<br />

deux partis, dis-je, il y en a mille autres<br />

è prendre. II n'étoit donc pas ridicule de<br />

vous dire, & il ne 1'eft pas de vous répéter<br />

que, dès ce jour même, je ferai ou votre<br />

Amant, ou votre ennemi.<br />

Je fens a merveil<strong>les</strong> que ce choix vous<br />

gêne; qu'il vous conviendroic mieux de<br />

tergiverfer ; & je n'ignore pas que vous<br />

n avez jamais aimé a être placée ainfi en-


Les Liaifons dangereufes. 119<br />

tre le oui & le non ; mais vous devez fentir<br />

aufli que je ne puis vous laiflèr fortir<br />

de ce cercle étroic , fans rifquer d'être<br />

joué; & vous avez dü pré voir que je ne<br />

le fouffrirois pas. C'eft maintenant a vous<br />

a décider : je peux vous laiflèr le choix,<br />

mais non pas refter dans 1'incertitude.<br />

Je vous préviens feulement que vous<br />

ne m'abuferez pas par vos raifonnements,<br />

bons ou mauvais; que vous ne me féduirez<br />

pas davantage par quelques cajoleries<br />

dont vous chercheriez a parer vos refus;<br />

& qu'enfin le momenc de la franchife eft<br />

arrivé. Je ne demande pas mieux que de<br />

vous donner Fexemple ; & je vous déclare<br />

avec plaifir, que je préfere la paix & 1'union<br />

: mais s'il faut rompre 1'une ou 1'autre,<br />

je crois en avoir le droit & <strong>les</strong> moyens.<br />

J'ajoute donc que le moindre obftacle<br />

mis de votre part, fera pris de la mienne<br />

pour une véritable déclarauon de guerre :<br />

vous voyez que la réponfe que je vous<br />

demande, n'exige ni longues ni bel<strong>les</strong> phrafes.<br />

Deux mots fuffifent.<br />

Paris, ce 4 Décembre 17...<br />

Réponfe de la Marquife DE ME R T E UI 5,<br />

écrite au bas de la même Lettre.<br />

Hé bien, la guerre;


120 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E<br />

CL IV.<br />

Madame DE VOLANGES. d Madame<br />

DE ROSEMONDE.<br />

LES bulletins vous inftruifent mieux que<br />

je ne pourrois le faire, ma chere amie, du<br />

facheux état de notre malade. Toute entiere<br />

aux foins que je lui donne, je ne prends<br />

fur eux le temps de vous écrire, qu'autant<br />

qu'il y a d'autres événements que ceux de<br />

la maladie. En voici un auquel certainement<br />

je ne m'attendois pas. C'eft une Lettre<br />

que j'ai recue de M de Valmont, a qui<br />

il a plu de me choifir pour fa confidente,<br />

& même pour fa médiatrice auprès de Madame<br />

de Tourvel, pour qui il avoit aufli<br />

joint une Lettre a la mienne. J'ai renvoyé<br />

1'nne en répondant a 1'autre. Je vous fais<br />

palier cette derniere, & je crois que vous<br />

jugerez comme moi, que je ne pouvois ni<br />

devois rien faire de ce qu'il me demande.<br />

Quand je 1'aurois voulu, notre malheureufe<br />

amie n'auroit pas été en état de m'entendre.<br />

Son délire eft continuel. Mais que direz-vous<br />

de ce défefpoir de M. de Valmont?<br />

D'abord faut-il y croire, ou veucil<br />

feulement tromper tout le monde, & jufqu'a


Les Liaifons dangereufes. 121<br />

qu'a la fin (1)? Si pour cette fois il efi:<br />

fincere, il peut bien dire qu'il a lui-même<br />

fait fon malheur. Je crois qu'il fera peu<br />

content de ma réponfe : mais j'avoue que<br />

tout ce qui me fixe fur cette malheureufe<br />

aventure, me fouleve de plus en plus contre<br />

fon auteur.<br />

Adieu , ma chere amie, je retourne a<br />

mes trif<strong>les</strong> foins , qui le deviennent bien<br />

davantage encore par le peu d'efpoir que<br />

j'ai de <strong>les</strong> voir réufïïr. Vous connoiflez mes<br />

fentiments pour vous.<br />

Paris, ce 5 Décembre 17...<br />

L E T T R E<br />

CLV.<br />

Le Vicomte DE VALMONT au Chemlier<br />

DANCENY.<br />

J'AI paffë deux fois chez vous, mon cher<br />

Chevaüer; mais depuis que vous avez quitté<br />

le röle d'Amant pour celui d'homme a<br />

bonne fortunes, vous êtes, comme de raifon,<br />

devenu introuvable. Votre Valet-de-<br />

(1) C'eft paree qu'on n'a rien trouvé dans Ia fuite,<br />

4e cette Correfpondance qui püt réfoudre ce doute,<br />

qu'on a pris Ie parti de fupprimer Ia Lettre de<br />

M. de Valmont.<br />

Partie IV.<br />

F


122 Les Liaifons dangereufes.<br />

chambre m'a afluré cependant que vous<br />

rentreriez chez vous ce foir; qu'il avoic<br />

ordre de vous attendre : mais moi, qui fuis<br />

inftruit de vos projets, j'ai très-bien compns<br />

que vous ne rentreriez chez vous que<br />

pour un moment, pour prendre le coftume<br />

de la chofe , & que fur-le-champ,<br />

vous recommenceriez vos courfes viétorieufes.<br />

A la bonne heure, & je ne puis<br />

qu'y applaudir : mais peut-être, pour ce<br />

foir, allez-vous être tenté de changer leur<br />

direcbon. Vous ne favez encore que la<br />

moitié de vos affaires; il faut vous mettre<br />

au courant de 1'autre , & puis, vous<br />

vous déciderez. Prenez donc le temps de<br />

lire ma Lettre. Ce ne fera pas vous diftraire<br />

de vos piaifirs, puifqu'au contraire<br />

elle n'a d'autre objet que de vous donner<br />

le choix entr'eux.<br />

^ Si j'avois eu votre confiance entiere, fi<br />

j avois fu par vous la partie de vos fecrets<br />

que vous m'avez laiflee è deviner, j'aurois<br />

été inftruit a temps; & mon zele, moins<br />

gauche, ne gêneroit pas aujourd'hui votre<br />

marche. Mais partons du point oü nous<br />

fommes. Quel parti que vous preniez,<br />

votre pis-aller feroit toujours bien le bonheur<br />

d'un autre.<br />

Vous avez un rendez-vous pour tette<br />

nuic, n'eft-il pas vrai? avec une femme<br />

charmante & que vous adorez? car a vo-


Les Liaifons dangereufes. 123<br />

,fre age , quelle femme n'adore-r-on pas,<br />

au moins <strong>les</strong> huic premiers jours! Le lieus<br />

de la fcene doit encore ajouter a vos plaifirs.<br />

Une petite maifon délicieufe, & qu'on<br />

n'a prife que pour vous, doit embellir la<br />

volupté, des charmes de la liberté, & de<br />

ceux du myftere. Tout eft convenu, on<br />

vous attend : & vous brülez de vous y<br />

rendre ! voila ce que nous favons tous<br />

deux , quoique vous ne m'en ayez rien<br />

dit. Maintenant, voici ce que vous ne fa-,<br />

vez pas, & qu'il faut que je vous dife.<br />

Depuis mon retour a Paris, je m'oc-:<br />

cupois du moyen de vous rapprocher de<br />

Mlle. de Volanges, je vousl'avois promis;<br />

& encore la derniere fois que je vous ent<br />

parlai, j'eus ïieu de juger par vos réponfes,<br />

je pourrois dire par vos tranfports ,<br />

que c'étoit m'occuper de votre bonheur.<br />

Je ne pouvois pas réuflir a moi feul dans<br />

cette entreprife aftèz difficile : mais après<br />

avoir préparé <strong>les</strong> moyens, j'ai remis le refte<br />

au zele de votre jeune Maitrefie. Elle a<br />

trouvé , dans fon amour, des refiburces qui<br />

avoient manqué a mon expérience : enfin,<br />

votre malheur veuc qu'elle ait réuffi. Depuis<br />

deux jours, m'a-t-elle ditce foir, tous<br />

<strong>les</strong> obftac<strong>les</strong> font furmontés, & votre bonheur<br />

ne dépend plus que de vous.<br />

Depuis deux jours aufli, elle fe flattoit<br />

de vous apprendre cette nouvelle elle-mê«<br />

F ij "


126 Les Liaifons dangereufes.<br />

prudence de ne point vous faire excufer<br />

au rendez-vous manqué; Jaiffez-vous attendre<br />

touc fimplement : fi vous rifquez<br />

de donner une raifon, on fera peut-être<br />

renté de la vérifier. Les femmes font curieufes<br />

& obftinées; tout peut fe découyrir<br />

: je viens , comme vous favez, d'en<br />

etre moi-même un exemple. Mais fi vons<br />

laiflèz 1'efpoir, comme il fera foutenu par<br />

la vanké, il ne fera perdu que long-temps<br />

après 1'heure propre aux informations: alors<br />

demain vous aurez a choifir 1'obfiacle infurmontable<br />

qui vous aura retenu; vous aurez<br />

été malade, mort, s'il le faut, toute<br />

autre chofe dont vous ferez également défefpéré,<br />

& tout fe raccommodera.<br />

Au refte, pour quelque cöté que vous<br />

vous décidiez, je vous prie feulement de<br />

ïrj en inftruire ; & comme je n'y ai pas<br />

d'intérêt , je trouverai toujours que vous<br />

avez bien fait. Adieu, mon cher ami.<br />

Ce que j'ajoute encore, c'eft que ie regrette<br />

Madame de Tourvel •, c'eft que je<br />

fuis au défefpoir detre féparé d'elle; c'eft<br />

que je payerois de la moitié de ma vie,<br />

le bonheur de lui confacrer 1'autre. Ah ?<br />

croyez-moi, on n'eft heureux que par 1'amour.<br />

Paris, ce 5 Décembre 17..,<br />

tl


Les Liaifons dangereufes. \


128 Les Liaifons dangereufes.<br />

que je ne vous dife rien de tout ce que<br />

]| ai fait pour ca , & qui m'a donné tant<br />

de peine : mais je vous aime trop, & j'ai<br />

tant d envie de vous voir, que je ne peux<br />

mempêcher de vous le dire. Et puis<br />

je verrai bien après fi vous m'aimez réel-<br />

Jement!<br />

J'ai fi bien fait que le Portier eft dans<br />

nos intéréts, & qu'il m'a promis que toutes<br />

<strong>les</strong> fois que vous viendriez, il vous<br />

iaifleroit toujours entrer comme s'il ne vous<br />

voyoit pas : & nous pouvons bien nous<br />

het a lui, car c'eft un bien honnète homme.<br />

II ne s agit donc plus que d'empêcher<br />

quon ne vous voie dans la maifon; & ca,<br />

c eft bien aifé, en n'y venant que Je foir, &<br />

quand il n'y aura plus rien a craindre du<br />

tout Par exemple, depuis que Maman fort<br />

tous <strong>les</strong> jours, elle fe couche tous <strong>les</strong> jours<br />

a onze heures; ainfi nous aurions bien du<br />

temps.<br />

Le portier m'a dit que, quand vous voudnez<br />

vemr comme ca, au-lieu de Trapper<br />

a la^ porte , vous n'auriez qu'a frapper a la<br />

fenetre, & qu'il ouvriroit tout de fuite; &<br />

puis, vous trouverez bien le petit efcalier;<br />

& comme vous ne pourrez pas avoir de la<br />

lumiere ;<br />

je laifierai ia porte de ma chambre<br />

ener ou verte, ce qui vous éclairera toujours<br />

un peu. Vous prendrez bien garde de<br />

ne pas faire de bruit; fur-tout en paffant


Les Liaifons dangereufes. 119<br />

auprès de Ia petite porte de Maman. Pour<br />

celle de ma Femme-de-chambre, c'eft égal,<br />

paree qu'elle m'a promis qu'elle ne fe réveilleroit<br />

pas; c'eft aufli une bien bonne<br />

fille! & pour vous en aller, ca fera tout<br />

de même. A préfent, nous verrons fi vous<br />

viendrez.<br />

Mon Dieu, pourquoi donc le cceur me<br />

bat-il fi fort en vous écrivant ? Eft-ce qu'il<br />

doit m'arriver quelque malheur, ou fi c'eft<br />

1'efpérance de vous voir qui me trouble<br />

comme ca ? Ce que je fens bien, c'eft que<br />

je ne vous ai jamais tant aimé, & que jamais<br />

je n'ai tant defiré de vous le dire. Venez<br />

donc, mon ami, mon cher ami; que<br />

je puifle vous répéter cent fois que je vous<br />

aime, que je vous adore, que je n'airaërai<br />

jamais que vous.<br />

J'ai trouvé moyen de faire dire a M. de<br />

Valmont que j'avois quelque chofe a lui<br />

dire; & lui, comme il eft bien bon ami, il<br />

vrèndra fürement demain, & je le prierai<br />

de vous remettre ma Lettre tout de fuite.<br />

Ainfi je vous attendrai demain au foir; &<br />

vous viendrez fans faute, fi vous ne voulez<br />

pas que votre Cécile foit bien malheureufe.<br />

Adieu, mon cher ami; je vous embrafiè<br />

de tout mon coeur.<br />

Paris,<br />

ce 4 Décembre 17..., au foir.<br />

F v


-130 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E<br />

CL VII.<br />

%e Chevalier DANCENY au Vicomte<br />

DE<br />

VALMONT.<br />

N E doutez, mon cher Vicomte, ni de<br />

inon cceur, ni de mes démarches : comment<br />

réfifterois-je a un defir de ma Cécile?<br />

Ah! c'eft bien elle, elle feule que j'aime,<br />

que j'aimerai toujours ! fon ingénuité, fa<br />

tendreflè, ont un charme pour moi, donc<br />

j'ai pu avoir la foibleffe de me lailïèr diftraire,<br />

mais que rien n'effacera jamais. Engagé<br />

dans une autre aventure, pour ainfi<br />

dire fans m'en être appercu, fouventle fouvenir<br />

de Cécile efi: venu me croubler jufques<br />

dans <strong>les</strong> plus doux plaifirs; & peutêtre<br />

mon coeur ne lui a-t-il jamais rendu<br />

d'hommage plus vrai, que dans le moment<br />

même oü je lui étois infidele. Cependant,<br />

mon ami, roénageons fa délicateffë, & ca-<br />

'chons-lui mes torts, non pour la furpren-<br />

-dre, mais pour ne pas 1'affliger. Le bon-<br />

!heur de Cécile efi: le vceu le plus ardent<br />

que je forme ; jamais je ne me pardonnerois<br />

une faute qui lui auroit couté une<br />

larme.<br />

J'ai mérité, je Je fens, Ia plaifanterie que


Les Liaifons dangereufes. 131<br />

vous me faites, fur ce que vous appellez<br />

mes nouveaux principes : mais vous pouvez<br />

m'en croire, ce n'eft point par euxque<br />

je me cortduis dans ce moment; & dès demain<br />

je fuis décidé a le prouver. J'irai m'accufer<br />

a celle même qui a caufé mon égarement,<br />

& qui 1'a partagé; je lui dirai:<br />

„ Lifez dans mon coeur; il a pour vous<br />

„ 1'amitié la plus tendre; 1'amitié unie au<br />

„ defir, reffèmble tant a 1'amour !<br />

„ Tous deux nous nous fommes trompés;<br />

„ mais fufceptible d'erreur , je ne fuis point<br />

„ capable 'de mauvaife foi ". Je connois<br />

mon amie, elle eft honnête autant qu'indulgente;<br />

elle fera plus que m'approuver,<br />

elle me pardonnera. Elle-même fe reprochoit<br />

fouvent d'avoir trahi 1'amitié; fouvent<br />

fa délicateffë effrayoit fon amour: plus<br />

fage que moi, elle fortifiera dans mon ame<br />

ces craintes uti<strong>les</strong> que je cherchois témérairement<br />

a étouffer dans la fienne. Je lui<br />

devrai d'être meilleur, comme a vous d'être<br />

plus heureux. O mes amis! partagez<br />

ma reconnoifiance. L'idée de vous devoir<br />

mon bonheur en augmente le prix.<br />

Adieu, mon cher Vicomte. L'excès de<br />

ma joie ne m'empêche point de fonger a<br />

vos peines, & d'y prendre part. Que ne<br />

puis-je vous être utile! Madame de Tourvel<br />

refte donc inexorable? On la dit aufli<br />

bien malade. Mon Dieu, que je vous plains!<br />

F vj


23- Les Liaifons dangereufes.<br />

Puiftè-t-elle reprendre a-la-fois de la fowé<br />

& de 1'indulgence, & faire a jamais votre<br />

bonheur ! Ce font ies vceux de 1'amitié;<br />

j'ofe efpérer qu'ils feront exaucés par 1'amour.<br />

Je voudrois caufer plus long-temps avec<br />

vous; mais 1'heure me preffe,"& peut-être<br />

Cécile m'attend déja.<br />

Paris, ce 5 Décembre 17....<br />

L E T T R E<br />

CLVIII.<br />

Le Vicomte DE V A L M O N T ct la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

( Afon réveil).<br />

HÉ bien, Marquife, comment vous troüvez-vous<br />

des plaifirs de la nuit derniere?<br />

nen êtes-vous pas un peu fatiguée? Convenez<br />

donc que Danceny eft charmant' il<br />

fait des prodiges, ce garcon-la.' Vous n'attendjc-z<br />

pas cela de lui, n'eft-il pas vrai?<br />

Allons, je me rends juftice; un pareil rivaï<br />

méncoit bien que je lui fuffè facrifié. Sérieufement,<br />

il eft plein de bonnes qualités t<br />

Mais Oir-tout, que d amour, de conftance,<br />

de delicaceiTe! Ah! fi jamais vous êtes ai-


Les Liaifons dangereufes. 133<br />

mée de lui comme 1'efb fa Cécile, vous n'aurez<br />

point de riva<strong>les</strong> a craindre : il vous 1'a<br />

prouvé cette nuit. Peut-être a force de coquetterie,<br />

une autre femme pourra vous<br />

Penlever un moment! un jeune homme ne<br />

fait guere fe refufer a des agaceries provoquantes<br />

: mais un feul mot de 1'objet aimé<br />

fuffit, comme vous voyez , pour diffiper<br />

cette illufion; ainfi il ne vous manque plus<br />

que d'être cet objec-la pour être parfaitement<br />

heureufe.<br />

Sürement vous ne vous tromperez pas;<br />

vous avez le taét trop für pour qu'on puiflè<br />

le craindre. Cependant 1'amitié qui nous<br />

unit, aufli fincere de ma part que bien reconnue<br />

de la vócre, m'a faitdefirer, pour<br />

vous, 1'épreuve de cette nuit; c'eft 1'ouvrage<br />

de mon zele, il a réufli : mais point<br />

de remerciements; cela n'en vaut pas la peine<br />

: rien n'étoit plus facile.<br />

Au fait, que m'en a-t-il coüté? un léger<br />

facrifice, & quelque peu d'adreflè. J'ai<br />

confenti a partager avec le jeune homme<strong>les</strong><br />

faveurs de fa Maitrefle : mais enfin, il _y<br />

avoit bien autant de droit que moi; & je<br />

m'en fouciois fi peu! La Lettre que la jeune<br />

perfonne lui a écrite, c'eft bien moi qui<br />

1'ai diélée; mais c'étoit feulement pourgagner<br />

du temps, paree que nous avions a<br />

Fernployer mieux. Celle que j'y ai jointe,<br />

oh! ce n'étoit rien, prefque rien;quelques


*34 Les Liaifons dangereufes.<br />

réflexions de 1'amicié pour guider le choix<br />

du nouvel Amant: mais en honneur, el<strong>les</strong><br />

eto.ent inuti<strong>les</strong>; il f auc d i r e I a v é r i<br />

' t é<br />

"*<br />

n a pas balance un momenr<br />

Et puis, dans fa candeur, il doit aller<br />

chez vous aujourd'hui vous raconter tout • &<br />

furement ce récit-la vous fera grand plamV<br />

e demande : & vous voyez bien que a<br />

raccommode tout. J'efpere qu'en y ifant ce<br />

qud voudrn, vous y lirez^peutire auffi<br />

que <strong>les</strong> Amants fi jeunes ont leurs dangers •<br />

& encore, qu'il vaut mieux 1'avoir pour<br />

r<br />

ami que pour ennemi.<br />


Les Liaifons dangereufes. 135<br />

perfiffle pas; je fais mieux: je me venge.<br />

Quelque content de vous que vous puiüiez<br />

être ence moment, n'oubliez point que ce<br />

ne feroit pas la première fois que vous vous<br />

feriez applaudi d'avance & tout feul, dans<br />

fefpoird'un triomphe qui vous feroit échappé<br />

a l'inftant même ou vous vous en feitcitiez.<br />

Adieu.<br />

Paris, ce 6 Décembre 17...<br />

L E T T R E CLX.<br />

Madame DE VOLANGES d Madame<br />

DE ROSEMON DE.<br />

JE vous écris de la chambre de votre malheureufe<br />

amie , dont 1'état eft a-peu-près<br />

toujours le même. II doit y avoir cet apresmidi<br />

une confultation de quatre Médecms.<br />

Malheureufement c'eft, comme vous le favez<br />

, plus fouvent une preuve de danger<br />

qu'un moyen de fecours.<br />

II paroit cependant que la tête eft un<br />

peu revenue Ia nuit derniere. La Femmede-chambre<br />

m'a informée ce matin, qu'environ<br />

vers minuit, fa Maitrefie 1'a fait appelier<br />

; qu'elle a voulu être feule avec elle,<br />

& qu'elle lui a didé un aflèz longue Lettre.<br />

Julie a ajouté que, tandis qu'elle étoit


13 6 Les Liaifons dangereufes.<br />

occupée a en faire J'enveloppe, Madame<br />

de Tourvel avoit pris le tranfport : en<br />

forte que cette rille n'a pas fu a qui il f aI<br />

.<br />

d'nh^etCre 1<br />

,' ad r reflè J e m e fui<br />

' ^tonnée<br />

d abord que la Lettre elle-même n'ait<br />

p a s<br />

fuffi pour le lui apprendre : m ais<br />

f ur<br />

ce<br />

qu elle m a répondu qu'elle craignoit de fe<br />

tromper , & que cependant fa Maitrefie<br />

lui avojt bien recommandé de la faire parut<br />

'ur-le-champ, j'ai pris fur moi d'ouvrir<br />

le paquer.<br />

J'y ai trouvé 1'écrit que je vous envoie,<br />

qu. en effet ne s'adreflè a perfonne pour<br />

sadreüer a trop de monde. Je croirois cependant<br />

que c'eft a M. de Valmont que<br />

notre malheureufe amie a voulu écrire d'abord;<br />

mais qu'elle a cédé.Tans s'en appercevoir,<br />

au défordre de fes idéés. Quoi qu'il<br />

en foir, j<br />

aI<br />

j u g<br />

é<br />

q u e<br />

cette Lettre ne devoit<br />

etre rendne a perfonne. Je vous 1'envoie,<br />

paree<br />

q u e<br />

vous y<br />

verrez mieux que<br />

je ne pourrois vous le dire quel<strong>les</strong> font <strong>les</strong><br />

penfees qui occupent la tête de notre malade<br />

Tant qu'elle reftera auffi vivement<br />

atfcétée, je n aurai guere d'efpérance. Le<br />

corps fe retablit difficilement, quand 1'efpru<br />

eft fi peu tranquille.<br />

Adieu rpa chere & digne amie. Je vous<br />

féheue d'être éloignée du trifte fpeclacle<br />

que j ai continuellement fous <strong>les</strong> yeux.<br />

Paris, ce 6Décembre 17...,


Les Liaifons dangereufes. 137<br />

«•—««—aa—OT—in<br />

WllW<br />

L E T T R E CLXI.<br />

La<br />

Préfidente DETOURVEL et...<br />

( DiSlée par elle , & écrite par fa Femmede-chambre.)<br />

ETRE cruel & mal-faifant, ne te laftèras-tu<br />

point de me perfécuter? Ne te fuffitil<br />

pas de m'avoir tourmentée, dégradée,<br />

avilie? veux-tu me ravir jufqua la paix du<br />

tombeau ? Quoi! dans ce féjour de ténebres<br />

ou 1'ignominie m'a forcée de m'enfevelir<br />

, <strong>les</strong> peines font-el<strong>les</strong> fans relache,<br />

1'efpérance eft-elle méconnuc ? Je n'implore<br />

point une grace que je ne mérite point:<br />

pour fouffrir fans me plaindre, il me fuffira<br />

que mes fouffrances n'excedent pas mes forces.<br />

Mais ne rends pas mes tourments infupportab<strong>les</strong>.<br />

En me lahTant mes douleurs,<br />

öte-moi le cruel fouvenir des biens que j'ai<br />

perdus. Quand tu me <strong>les</strong> a ravis, n'en retrace"<br />

plus a mes yeux la défolante image.<br />

J'étois innocente & tranquille : c'eft pour<br />

t'avoir vu que j'ai perdu le repos; c'eft-en<br />

t'écoutant que je fuis devenue criminelle.<br />

Auteur de mes fautès, quel droit as-tu de<br />

<strong>les</strong> punir ?


138 Les Liaifons dangereufes.<br />

Ou font <strong>les</strong> amis qui me chériflbient, OH<br />

font-ils? mon infortune <strong>les</strong> épouvante. Aucun!<br />

n'ofe m'approcher. J e<br />

f u<br />

f s<br />

opprimée,<br />

« ils me laiffent fans fecour:.! Je meurs<br />

& perfonne ne pleure fur moi. Toute confolauon<br />

m'eft refufée. La pitié s'arrête fur<br />

<strong>les</strong> bords de 1'abyme oü Ie criminel fe pionge.<br />

Les remords Ie déchirent, & fes cris<br />

ne font pas entendus!<br />

_ Et toi, que j'ai outragé, toi, dont 1'eftnne<br />

ajoute a mon fupplice, toi, qui feul<br />

enfin aurois le droit de te venger, que<br />

fais-tu loin de moi ? Viens punir une femme<br />

infidelle. Que je fouffre enfin des tourments<br />

mérités. Déja je me ferois foumife<br />

a ta vengeance : mais le courage m'a manque<br />

pour t'apprendre ta honte^ Ce n'étoit<br />

point diflimulation , c'étoit refpecl. Que<br />

cette Lettre au moins t'apprenne mon repsntir.<br />

Le Ciel a pris ta caufe; il te venge<br />

d une injure que tu as ignorée. C'eft lui<br />

qui a Iié ma-langue & retenu mes paro<strong>les</strong>;<br />

il a cramt que tu ne me remiffes une faute<br />

qu il vouloit punir. II m'a fouftraite a ton<br />

mdulgence , qui auroic bleffé fa juftice.<br />

Impitoyable dans fa vengeance, il m'a Iivrée<br />

a celui-Ia même qui m'a perdue. C'eft<br />

a-Ia-fois, pour lui & par lui, que je fouffre.<br />

Je veux Ie fuir en vain ; il me fuit, il<br />

eft la, il m'obfede fans cefie. Mais qu'il eft<br />

différent de lui-même ! Ses yeux n'expri-


Les Liaifons dangereufes. 139<br />

ment plus que la haine & le mépris. Sa<br />

bouche ne profere que Pinfulte & le reproche.<br />

Ses bras ne m'entourent que pour<br />

me déchirer. Qui me fauvera de fa barbare<br />

fureur ?<br />

Mais quoi! c'eft lui... Je ne me trompe<br />

pas; c'eft lui que je revois. O mon nimable<br />

ami! recois-moi dans tes bras; cachemoi<br />

dans ton fein : oui, c'eft toi , c'eft<br />

bien toi ! Quelle illufion funefte m'avoic<br />

fait te méconnoitre ? combien j'ai fourfert<br />

dans ton abfence! Ne nous féparons plus,<br />

ne nous féparons jamais. Laiflè-moi refpirer.<br />

Sens mon coeur, comme il palpite !<br />

Ah! ce n'eft plus de crainte, c'eft la douce<br />

émotion de Pamour. Pourquoi te refufer<br />

a mes tendres careffes ? Tourne vers moi<br />

tes doux regards! Quels font ces Hens que<br />

tu cherches a rompre ? pourquoi préparestu<br />

cet appareil de mort ? qui peut altérer<br />

ainfi tes traits ? que fais-tu? LahTe-moi, je<br />

fiérnis! Dieu! c'eft ce monftre encore!<br />

Mes amies, ne m'abandonnez pas. Vous<br />

qui m'invitiez a le fuir, aidez-moi a le<br />

combattre; & vous qui, plus indulgente,<br />

me promettiez de diminuermes peines, venez<br />

donc auprès de moi. Oü êtes-vous toutes<br />

deux ? S'il ne m'eft plus permis de<br />

vous revoir, répondez au moins a cette<br />

Lettre; que je fache que vous m'aimez encore.


140 Les Liaifons dangereufes.<br />

Laifle-moi donc, cruel! quelle nouvelle<br />

fureur c'anime? Crains - tu qu'un fentiment<br />

doux ne pénecre jufqu'h mon ame? Tu redoub<strong>les</strong><br />

mes tourmems; tu me forces de<br />

te haïr. Oh! que la haine eft doulotireufe!<br />

comme elle corrode le cceur qui la dillille!<br />

Pourquoi me perfécutez-vous ? que pouvez-vous<br />

encore avoir k me dire? ne m'avez<br />

vous pas mife dans 1'impoffibilité de<br />

vous écouter comme de vous répondre ?<br />

N'actendez plus rien de moi. Adieu, Monfieur.<br />

Paris, ce 5 Décembre 17...<br />

L E T T R E CLXII.<br />

Le Chevalier DANCENY<br />

DE<br />

VALMONT.<br />

au Vicomte<br />

JE fuis inflruit, Monfieur, de vos pro*,<br />

cédés envers moi. Je fais aufli que , nort<br />

content de m'avoir indignement joué, vous<br />

ne craignez pas de vous en vanter, de<br />

vous en applaudir. J'ai vu Ia preuve de votre<br />

trahifon écrite de votre main. J'avoue<br />

que mon coeur en a été navré , &T que j'ai<br />

renend quelque honte d'avoir autaut aidé<br />

moi-même a 1'odieux abus que vous ave^


Les Liaifons dangereufes. 141<br />

fait de mon aveugle confiance : pourtant,<br />

je ne vous envie pas ce honteux avantage<br />

; je fuis feulement curieux de favoir li<br />

vous <strong>les</strong> conferverez tous également fur<br />

moi. J'en ferai inflruit, fi, comme je 1'efpere,<br />

vous voulez bien vous trouver demain<br />

, entre huit & neuf heures du matin,<br />

a la porte du bois de Vincennes, Village<br />

de Saint-Mandé. J'aurai fom d'y faire trouver<br />

tout ce qui fera nécefTaire pour <strong>les</strong> éclairciffements<br />

qui me reftent a prendre avec<br />

vous.<br />

Le Chevalier DANCENY.'<br />

Paris, ce 6 Décembre<br />

17... au foir.<br />

L E T T R E<br />

CLXIII.<br />

Monfieur BERTRAND d Madame »E<br />

R0SEMONDE1<br />

MA D A M E ,<br />

C'eft avec bien du regret que je remplis<br />

le trifte devoir de vous annoncer une<br />

nouvelle qui va vous caufer un fi cruel<br />

chagrin. Permetcez-moi de vous inviter d'abord<br />

a cette pieufe réfignation, que chacun<br />

a fi fouvent admirée en vous, & qui


Les Liaifons dangereufes.<br />

peut feule nous faire fupporter <strong>les</strong> rriaUU<br />

dont eft femée notre miférable vie.<br />

M. votre neveu... (Mon Dieu! faut-il<br />

que j'afflige tant une fi refpeéhble Dame!}<br />

M. votre neveu a eu le malheur de fuccomber<br />

dans un combat fingulier qu'il a eu<br />

ce matin avec M. le Chevalier Danceny.<br />

J'ignore entiérement le fujet de la querelle:<br />

mais il paroit, par le billet que j'ai trouvé<br />

encore dans la poche de M. le Vicomte,<br />

& que j'ai 1'honneur de vous envoyer ; il<br />

paroit, dis-je, qu'il n'étoit pas 1'agreflèur.<br />

Et il faut que ce foit lui que le Ciel ait<br />

permis qui iuccombat!<br />

J'étois chez M. le Vicomte a 1'attendre,<br />

a 1'heure même oü on 1'a ramené a 1'Hótel.<br />

Figurez-vous mon effroi, en voyant<br />

M. votre neveu porté par deux de fes gens,<br />

& tout baigné dans fon fang. II avoit deux<br />

coups d'épée dans le corps, & il étoit déja<br />

bien foible. M. Danceny étoit aufli lh, &<br />

même il pleuroit. Ah! fans doute, il doit<br />

pleurer : mais il eft bien temps de répandre<br />

des larmes, quand on a caufé un malheur<br />

irréparable!<br />

Pour moi, je ne me pofledois pas; &<br />

malgré le peu que je fuis, je ne lui en difois<br />

pas moins ma facon de penfer. Mais<br />

c'eft-la que M. le Vicomte s'eft montré véritablement<br />

grand. II m'a ordonné de me<br />

wire; & celui-la même, qui étoic fon meur-


Les Liaifons dangereufes. 145.<br />

trier, il lui a pris la main, 1'a appellé fon<br />

ami, 1'a embrafle devant nous tous, & nous<br />

a dit: „ Je vous ordonne d'avoir pour Mon-<br />

„ fieur, tous <strong>les</strong> égards qu'on doit a un<br />

„ brave & galant homme ". II lui a, de<br />

plus, fait remettre devant moi, des papiers<br />

fort volumineux, que je ne connois pas,<br />

mais auxquels je fais bien qu'il attachoic<br />

beaucoup d'importance. Enfuite, il a voulu<br />

qu'on <strong>les</strong> laifiat feuls enfemble pendant un<br />

moment. Cependant, j'avois envoyé chercher<br />

tout de fuite tous <strong>les</strong> fecours, tant<br />

fpirituels que temporels : mais, hélas! le<br />

mal étoit fans remede. Moins d'une demiheure<br />

après, M. le Vicomte étoit fans<br />

connoiffance. II n'a pu recevoir que I'Extrême<br />

- Onclion ; & la cérémonie étoit a<br />

peine achevée, qu'il a rendu fon dernier<br />

foupir.<br />

Bon Dieu ! quand j'ai recu dans mes<br />

bras a fa naiffance ce précieux appui d'une<br />

Maifon fi illuftre, aurois-je pu prévoir que<br />

ce feroit dans mes bras qu'il expireroit, &<br />

que j'aurois a pleurer fa mort ? Une mort<br />

fi précoce & fi malheureufe! Mes larmes<br />

coulent malgré moi. Je vous demande pardon<br />

, Madame, d'ofer ainfi mêler mes douleurs<br />

aux vötres: mais dans tous <strong>les</strong> états,<br />

on a un cceur & de la fenfibilité; & je<br />

ferois bien ingrat, fi je ne pleurois pas<br />

toute ma vie un Seigneur qui avoit tant d§


144 Les Liaifons dangereufes.<br />

bonté? pour moi, & qui m'honoroit de tant<br />

de confiance.<br />

Demain, après 1'enlevement du corps,<br />

je ferai mettre <strong>les</strong> fcellés par-tout, & vous<br />

pouvez vous en repofer entiérement fur<br />

mes foins. Vous n'ignorez pas, Madame,<br />

quece maiheureux événement finit la fubftitution,<br />

& rend vos difpofitions entiérement<br />

libres. Si je puis vous être de quelque<br />

urilité, je vous prie de vouloir bien<br />

me faire pafTer vos ordres : je mettrai<br />

tout mon zele a <strong>les</strong> exécuter ponctuellement.<br />

Je fuis avec le plus profond refpect,<br />

Madame, votre très-humble , &c.<br />

BEUTRAND.<br />

Paris, ce 7 Décemhre 17...<br />

L E T T R E CLXIV.<br />

JE recois votre Lettre a 1'inftant même,<br />

mon cher Bertrand, & j'apprends par elle<br />

1'affreux événement dont mon neveu a été<br />

la malheureufe viclime. Oui, fans doute,<br />

j'aurai des ordres h vous donner; & ce<br />

n'eft que pour eux que je peux m'occuper<br />

d'autre chofe que de ma morcelle af-<br />

Siction.<br />

Le


Les Liaifons dangereufes. i^g<br />

Le billen de M. Danceny, que vous<br />

m'avez envoyé, eft une preuve bien convaincante<br />

que c'efi lui qui a provoqué le<br />

duel : & mon intention efi: que vous en<br />

rendiez plainte fur-le-champ, & en mon<br />

nom. En pardonnanc a fon ennemi, a fon<br />

meurtrier, mon neveu a pu fatisfaire a fa<br />

généroficé naturelle : mais moi , je dois<br />

venger a-la-fois fa mort* l'humanité & la<br />

religion. On ne fauroit trop exciter la févérité<br />

des loix contre ce refte de barbafie,<br />

qui infeéte encore nos moeurs; & je<br />

ne crois pas que ce puifle être dans ce<br />

cas, que le pardon des injures nous foit<br />

prefcrit. J'attends donc que vous fuiviez<br />

cette affaire avec tout le zele & toute<br />

Padivité dont je vous connois capable ,<br />

& que vous devez a la mémoire de mon<br />

neveu.<br />

Vous aurez foin , avant tout, de voir<br />

M. le Préfident de de ma part, &<br />

d'en conférer avec lui. Je ne lui écris<br />

pas , preflee que je fuis de me livrer<br />

toute entiere a ma douleur. Vous lui ferez<br />

mes excufes, & lui communiquerez cette<br />

Lettre.<br />

Adieu, mon cher Bertrand; je vous loue<br />

& vous remercie de vos bons fentiments,<br />

& fuis pour la vie toute a vous.<br />

Du Chat eau de... ce 8 Décembre 17...<br />

Partie IV.<br />

G


14Ö<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E<br />

CL XV.<br />

Madame DE<br />

VOLANGES h Madame<br />

DE RoSEMONDE.<br />

JE VOUS fais déja inftruite, ma chere &<br />

digne amje, de la perte que vous venez<br />

de faire; je connoifföis votre tendreffe pour<br />

M. de Valmont, & je partage bien fincérement<br />

l'affliétion que vous devez reflèntir.<br />

Je fuis vraiment peinée d'avoir a ajouter<br />

de nouveaux regrets a ceux que vous<br />

éprouvez déja : mais, hélas! il ne vous<br />

refte non plus que des larmes a donner a<br />

notre malheureufe amie. Nous 1'avons perdue<br />

hier a onze heures du foir. Par une<br />

fatalité attachée a fon fort, & qui fembloit<br />

fe jouer de toute prudence humaine,<br />

ce court intervalle qu'elle a furvécu a M.<br />

de Valmont, lui a fuffi pour en apprendre<br />

la mort; &, comme elle a dit elle-même,<br />

pour n'avoir pu fuccomber fous le poids<br />

de fes malheurs qu'après que la mefure en<br />

a été comblée.<br />

En effet, vous avez fu que depuis plus<br />

de deux jours elle étoit abfolument fans<br />

connoiflance; & encore hier matin, quand<br />

fon médecin arriva, & que nous nous ap-


Les Liaifons dangereufes. 147-<br />

proch&mes de fon lic, elle ne nous reconnuc<br />

ni 1'un ni 1'autre, & nous ne pümes en<br />

obtenir ni une parole, ni le moindre figne.<br />

Hé bien, a peine étions-nous revenus a la<br />

cheminée,& pendant que le médecin m'apprenoit<br />

le trifte événement de la mort de<br />

M. dé Valmont, cette femme infortunée a<br />

retrouvé toute fa tête, foit que la nature<br />

feule ait produit cette révolution, foit qu'elle<br />

ait éré caufée par ces mots répétés de M.<br />

de Valmont & de mort, qui ont pu rappeller<br />

a la malade <strong>les</strong> feu<strong>les</strong> idéés dont elle<br />

s'occupoit depuis long-temps.<br />

Quoi qu'il en foit, elle ouvrit précipitamment<br />

<strong>les</strong> rideaux de fon lit, en s'écriant<br />

: „ Quoi ! que dites-vous? M. de<br />

„ Valmont eft mort! " J'efpérois lui faire<br />

croire qu'elle s'étoit trompée, & je l'afliirai<br />

d'abord qu'elle avoit mal entendu :<br />

mais loin de fe laiflèr perfuader ainfi, elle<br />

exigea du médecin qu'il recommencat ce<br />

cruel récit; & fur ce que je voulus eflayer<br />

encore de la difluader, elle m'appella & me<br />

dit a voix baflè : „ Pourquoi vouloir me<br />

„ tromper ? n'étoic-il pas déja mort pour<br />

„ moi "! II a donc fallu céder.<br />

Notre malheureufe amie a écouté d'abord<br />

d'un air affèz tranquille : mais bientöt<br />

après elle a interrompu le récit, en difant<br />

: „ Aflez, j'en fais afltz ". Elle a demandé<br />

fur-le-champ qu'on fermac fes ri-<br />

Gij


IAS Les Liaifons dangereufes.<br />

deaux; & lorfque le médecin a voulu s'occuper<br />

enfuice des foins de fon état, elle<br />

n'a jamais voulu fouffrir qu'il approchik<br />

d'elle.<br />

Dés qu'il a été forti, elle a pareillement<br />

renvoyé fa Garde & fa Femme-de-chambre;<br />

& quand nous avons été feu<strong>les</strong>, elle<br />

m'a priée de 1'aider a fe mettre a genoux<br />

fur fon lit, & de 1'y foutenir. La elle eft<br />

reftée quelque temps en filence ,& fans autre<br />

exprefiion que celle de fes larmes qui<br />

couloient abondammenr. Enfin, joignant fes<br />

mains cc <strong>les</strong> élevant versie ciel:Dieu tout-<br />

„ puifiant, a-t-elle dit d'une voix foible,<br />

„ mais fervente, je me foumets a ta jufti-<br />

„ ce : mais pardonne a Valmont. Que mes<br />

„ malheurs, que je reconnois avoir mérï-<br />

„ tés, ne lui foient pas un fujet de repro-<br />

„ che, & je bénirai ta miféricorde ". Je<br />

me fuis permis, ma chere & digne amie,<br />

d'entrer dans ces détails fur un fujet que<br />

je fens bien devoir renouveller & aggraver<br />

vosdouleurs, paree que jene doutepasque<br />

cette priere de Madame de Tourvel ne porte<br />

cependant une grande confolation dans votre<br />

ame.<br />

Après que notre amie eut proféré ce peu<br />

de mots, elle fe laifla retomber dans mes<br />

bras; & elle étoit a peine replacée dans fon<br />

lit, qu'il lui prit une foiblefie qui fut longue,<br />

mais qui céda pourtant aux fecoursor-


Les Liaifons dangereufes. 149<br />

dinaires. Auffi-töc qu'elle eut repris connoiffance<br />

, elle rne demanda d'envoyer chercher<br />

le Pere Anfelme: & elle ajouta : „ C'efi: h<br />

„ préfent le feul médecin dont j'ai^befoin ;<br />

„ je fens que mes maux vont bientöt finir".<br />

Elle fe plaignoit de beaucoup d'opprefiion,<br />

& elle parloit dirficilement.<br />

Peu de temps, après elle me fit remettre,<br />

par fa Femme-de-chambre, une cafietteque<br />

je vous envoye, qu'elle me dit contenir des<br />

papiers a elle , & qu'elle me chargea de<br />

vous faire pafier aufli-töt après fa mort (O*<br />

Enfuite elle me paria de vous, & de votre<br />

amitié pour elle, autant que fa fituation le<br />

lui permettoit, & avec beaucoup d'attei><br />

driflement.<br />

Le Pere Anfelme arriva vers <strong>les</strong> quatre<br />

heures, & refta prés d'une heure feul avec<br />

elle. Quand nousrentrdmes, la figure de la,<br />

malade étoit calme & fereine; mais il étoie<br />

facile de voir que le Pere Anfelme avoit beaucoup<br />

pleuré. II refta pour aflifter aux dernieres<br />

cérémonies de 1'Eglife. Ce fpeétecle,<br />

toujours fi impofant & fi douloureux, le<br />

devenoit encore plus par le contrafle que<br />

formoit la tranquille réfignation de la malade<br />

, avec la douleur profonde de fon vé-<br />

(1) Cette caffette contenoit toutes <strong>les</strong> Lettres<br />

telatiy&s i-forr aventure avec M. de Valmont,<br />

t - - , G iij


150 Les Liaifons dangereufes.<br />

nérable Confeflèur, qui fondoit en larmes<br />

a cöté d'elle. L'attendrifiêment devint général<br />

; & celle que tout Ie monde pleuroit,<br />

fut Ia feule qui ne fe pleura point.<br />

Le refte de Ia journée fe pafla dans <strong>les</strong><br />

prieres ufitées , qui ne furent interrompues<br />

que par <strong>les</strong> fréquentes foibleflèsde la malade.<br />

Enfin, vers <strong>les</strong> onze heures du foir, elle me<br />

parut plus opprefiee & plus fouffrante. J'avancaima<br />

main pour chercher fon bras; elle<br />

eut encore la force de la prendre, & la pofij<br />

fur fon coeur. Je n'en fentis plus Je battement;<br />

& en effet, notre malheureufe amie<br />

expira dans le moment même.<br />

Vous rappellez-vous , ma chere amie,<br />

qu'a votre dernier voyage ici, il y a moins<br />

d'un an, caufant enfemble de quelques perfonnes<br />

dont Ie bonheur nous paroiflbit plus<br />

ou moins afliiré, nous nous arrêtames avec<br />

complaifance fur le fort de cette même femme,<br />

dont anjourd'hui nous pleurons a-lafois<br />

<strong>les</strong> malheurs & la mort! Tant de verrus,<br />

de qualités louab<strong>les</strong> & d'agréments; un caraftere<br />

fi doux & fi facile; un mari qu'elle<br />

aimoic, & dont elle étoit adorée; une l'ociété<br />

ou elle fe plaifoit, & dont elle faifoit<br />

<strong>les</strong> délices; de la figure, de la jeunefie , de<br />

la fortune; tantd'avantages réunis ont donc<br />

été perdus par une feule imprudence! O'<br />

Providence! fans doute il faut adorer tes dé»<br />

crets; mais combien ils font incompréhen-


Les Liaifons dangereufes. 151<br />

fib<strong>les</strong>! Je m'arrête; je crains d'augmenter<br />

votre triftefle, en me livrant a la mienne.<br />

Je voüs quitte & vais paflèr chez ma fille<br />

qui eft un peu indifpofée. En apprenant de<br />

moi, ce matin, cette mort fi prompte de<br />

deux perfonnes de fa connoiflance, elle s'eft<br />

trouvée mal, & je 1'ai faic mettre au lit.<br />

J'efpere cependant que cette légere incommodicé<br />

n'aura pas de fuite. A cet age-la<br />

on n'a pas encore 1'habitude des chagrins,<br />

& leur iropreflion en devient plus vive &<br />

plus forte. Cette fenfibilité fi aftive eft, fans<br />

doute, une qualité louable ; mais combien<br />

tout ce qu'on voit chaque jour nous apprend<br />

a la craindre! Adieu, ma chere &<br />

digne amie.<br />

Paris, ce 9 Dêcembre 17...<br />

L E T T R E<br />

CLXVI.<br />

M.'BERTRAND h Madame DEROSE.'<br />

MONDE.<br />

M A D A SI E ,<br />

En conféquence des ordres que vous<br />

m'avez fair 1'honneur de m'adrefler, j'ai eu<br />

celui de voir M. le Préfident de..., & je<br />

lui ai communiqué votre Lettre, en le pré-<br />

Q iv


*5* Les Liaifons dangereufes.<br />

venant que, fuivant vos defirs, je ne ferois<br />

rien que par fes confeils. Ce refpeftable Magiftrat<br />

m'a chargé de vous obferver que la<br />

plamte que vous êtes dans 1'intention de<br />

rendre contre M. le Chevalier Danceny,<br />

compromettroit également Ia mémoire de<br />

M. votre neveu , & que fon honneur fe trouveroit<br />

nécefTairement entaché par 1'Arrêt<br />

de Ia Cour; ce qui feroit fans doute un<br />

grand malheur. Son avis efi: donc qu'il faut<br />

bien fegarder de faire aucune démarche;<br />

& que s'il y en avoit a faire, ce feroit au<br />

contraire pour tacher de prévenir que le<br />

Miniftere public ne prit connoiflance de<br />

cette malheureufe aventure, qui n'a déia<br />

que trop éclaté.<br />

Ces obfervations m'onc paru pleines de<br />

fagefle, & j e<br />

prends le parti d'attendrede<br />

nouveaux ordres de votre part.<br />

Permettez-moi de vous prier, Madame,<br />

de vouloir bien, en me <strong>les</strong> faifant paflêr,<br />

y joindre un mot fur 1'état de votre chere<br />

fanté, pour laquelle je redoute extremement<br />

le trifte effet de tant de chagrins. J'efpere<br />

que vous pardonnerez cette liberté a<br />

mon attachement & a mon zele.<br />

Je fuis avec refpeét, Madame, votre, &e.<br />

Paris, ce 10 Dêcembre 17...


Les Liaifons dangereufes. 153<br />

L E T T R E<br />

CLXVII.<br />

Anonyme a M. le Chevalier DANCENY.<br />

M O N S I E U R ,<br />

J'ai 1'honneur de vous prévenir que ce<br />

matin , au parquet de la Cour, il a été<br />

queftion parmi MM. <strong>les</strong> Gens du Roi de<br />

1'affaire que vous avez eue ces jours derniers<br />

avec M. le Vicomte de Valmont, &<br />

qu'il efi: a craindre que le Miniftere public<br />

n'en rende plainte. J'ai cru que cet avertiffement<br />

pourroit vous être utile; foit pour<br />

que vous faflïez agir vos proteétions, pour<br />

arrêterces fuites facheufes, foit, au cas que<br />

vous n'y puiffiez parvenir, pour vous mettre<br />

dans le cas de prendre vos füretés perfonnel<strong>les</strong>.<br />

Si même vous me permettez un ,confeil,<br />

je crois que vous feriez bien, pendant<br />

quelque temps, devoüs montrer moins<br />

que vous ne 1'avez fait depuis quelques jours.<br />

Quoiqu'ordinairement on ait de 1'indulgence<br />

pour ces fortes d'affaires , on doit néanmoins<br />

toujours ce refpect a la Loi.<br />

Cette précaution devient d'autant plus<br />

néceflaire, qu'il m'eft revenu qu'une Ma-<br />

G v


154 Les Liaifons dangereufes.<br />

dame de Rofemonde, qu'on m'a dit tante<br />

de iVJ. de Valmont, vouloit rendre plainte<br />

contre vous, & qu'alors la partie publique<br />

ne pourroit pas fe refufer h fa réquifition..<br />

II feroit peut-être a propos que vous puifiiez<br />

faire parler a cette Dame.<br />

Des raifons particulieres m'empêchent<br />

de figner cette Lettre. Mais je compte<br />

que, pour ne pas favoir de qui elle vous<br />

vient, vous n'en rendrez pas moins juftice<br />

au fentiment qui 1'a diéiée.<br />

J'ai 1'honneur d'être, &c.<br />

Paris, ce 10 Dêcembre ij...<br />

L E T T R E CLXVIII.<br />

Madame DE VOLANGES^ Madame DE<br />

ROSE MONDE.<br />

I L fe répand ici, ma chere & digne amie<br />

r<br />

fur le compte de Madame de Merteuil ,des<br />

bruits bien étonnants & bien facheux. Affurément<br />

je fuis loin d'y croire, & je parierois<br />

bien que ce n'eft qu'une affreufe calomnie<br />

: mais je fais trop combien <strong>les</strong> méchancetés,<br />

même <strong>les</strong> moins vraifemblab<strong>les</strong>,<br />

prennent aifément confiftance, & combien<br />

Hmpreffion qu'el<strong>les</strong> laiffént s'effice difficile-


Les Liaifons dangereufes. 155<br />

ment , pour ne pas être très-allarmée de<br />

cel<strong>les</strong>-ci, toutes faci<strong>les</strong> que je <strong>les</strong> crois a<br />

détruire. Je defirerois , fur-tout , qu'el<strong>les</strong><br />

puiïènt être arrêtées de bonne heure, &<br />

avant d'être plus répandues. Mais je n'ai<br />

fu qu'hier, fort tard, ces horreurs qu'on<br />

commence feulement a débiter; & quand<br />

j'ai envoyé ce matin chez Madame de Merteuil,<br />

elle venoit de partir pour la campagne<br />

oü elle doit paffer deux jours. On n'a<br />

pas pu me dire chez qui elle étoit allée.<br />

Sa feconde femme, que j'ai fait venir me<br />

parler, m'a dit que fa Maitrefie lui avoit<br />

feulement donné ordre de 1'attendre Jeudi<br />

prochain ; & aucun des gens qu'elle a<br />

laiffés ici , n'en fait davantage. Moi-même,<br />

je ne préfume pas oü elle peut être:<br />

je ne me rappelle perfonne de fa connoiffance<br />

qui refte aufli tard a la campagne.<br />

Quoi qu'il en foit, vous pourrez, a ce<br />

que j'efpere, me procurer, d'ici a fon retour,<br />

des éclairciiïèments qui peuvent lui<br />

être uti<strong>les</strong> : car on fonde ces odieufes hiftoires<br />

fur des circonftances de la mort de<br />

M. de Valmont, dont apparemment vous<br />

aurez été inftruite fi el<strong>les</strong> font vraies, ou<br />

dont au moins il vous fera facrle de vous<br />

faire informer; ce que je vous demande en<br />

grace. Voici ce qu'on publie, ou, pour<br />

mieux dire, ce qu'on murmure encore,<br />

G vj


156 Les Liaifons dangereufes.<br />

mais qui ne tardera füremtnt pas a éclater<br />

davantage.<br />

On dit donc que Ia querelle furvenue<br />

entre M. de Valmont & Ie Chevaüer Danceny,<br />

eft 1'ouvrage de Madame de Merteuil<br />

qui <strong>les</strong> trompoit également tous deux;<br />

que, comme il arrivé prefque toujours, <strong>les</strong><br />

deux rivaux ont cornmencépar fe battre, &<br />

ne fonc venus qu'après aux éclairciffements;<br />

que ceux ci ont produit une réconciliation<br />

fincere; & que pour achever de faire connoitre<br />

Madame de Merteuil au Chevalier<br />

Danceny, & aufli pour fèjuftifier entiérement,<br />

M. de Vaitnont a joint a fesdifcours<br />

une foule de Lettres, formant une correfpondance<br />

réguliere qu'il entretenoit avec<br />

elle, & oü cel!e-ci raconte fur elle-même<br />

& dans le ftyle le plus libre, <strong>les</strong> anecdotes<br />

<strong>les</strong> plus fcandaleufes.<br />

On ajoute que Danceny, dans fa première<br />

indignation, a livré ces Lettres a qui<br />

a voulu <strong>les</strong> voir, & qu'a préfent el<strong>les</strong> courent<br />

Paris. On en cite particuiiérement<br />

deux (1) : Pune oü elle fait 1'hiftoire entiére<br />

de fa vie & de fes principes, & qu'on<br />

dit Ie comble de 1'horreur ; 1'autre, qui<br />

juftifie entiérement M. de Prévan dont vous<br />

vous rappellez 1'biftoire, par la preuve qui<br />


Les Liaifons dangereufes. 157<br />

s'y trouve qu'il n'a fait au contraire que<br />

céder aux avances <strong>les</strong> plus marquées de<br />

Madame de Merteuil, & que le rendezvous<br />

étoit convenu avec elle.<br />

J'ai heureufement <strong>les</strong> plus fortes raifons<br />

de croire que ces imputations font aufli<br />

fauflès qu'odieufes. D'abord, nous favons<br />

toutes deux que M. de Valmont n'étoit fürement<br />

pas occupé de Madame de Merteuil,<br />

& j'ai tout lieu de croire que Danceny<br />

ne s'en occupoit pas davantage : ainfi,<br />

il me paroit démontré qu'elle n'a pu être<br />

ni le fujet, ni 1'auteur de la querelle. Je<br />

ne comprends pas non plus quel intérêt auroic<br />

eu Madame de Merteuil, que 1'on fuppofe<br />

d'accord avec M. de Prévan, a faire<br />

une fcene qui ne pouvoit jamais être que<br />

défagréable par fon éclat; & qui pouvoit<br />

devenir trés-dangereufe pour elle, puifqu'elle<br />

fe faifoit par-la un ennemi irréconciliable,<br />

d'un homme qui fe trouvoit maitre<br />

d'une partie de fon fecret, & qui avoit<br />

alors beaucoup de partifans. Cependant, il<br />

eft a remarquer que, depuis cette aventure,<br />

il ne s'eft pas élevé une feule voix<br />

en faveur de Prévan, & que, même de fa<br />

part, il n'y a aucune réclamation.<br />

Ces réflexions me porteroient ale foupconner<br />

1'auteur des bruits qui courent aujourd'hui,<br />

& a regarderces noirceurs comme<br />

1'ouvrage de ia haine & de la vengeance


158 Les Liaifons dangereufes.<br />

d'un homme qui, fe voyant perdu, efpere<br />

par ce moyen répandre au moins des doutes,<br />

& caufer peut-être une diveriion utile.<br />

Mais de quelque part que viennent ces<br />

méchancetés, le plus preffë eft de <strong>les</strong> détruire.<br />

El<strong>les</strong> tomberoient d'el<strong>les</strong>-mêmes,<br />

s'il fe trouvoit, comme il eft vraifemblable,<br />

que MM. de Valmonc & Danceny ne fe<br />

fufient point parlés depuis leur malheureufe<br />

affaire, & qu'il n'y eik pas eu de papiers<br />

re mis.<br />

Dans mon impatience de vérifTer ces fairs ,-<br />

j'ai envoyé ce matin chez M. Danceny; il<br />

n'eft pas non plus a Paris. Ses gens ont<br />

dit a mon Valec-de-chambre qu'il étoit parti<br />

cette nuit fur un avis qu'il avoit recu hier,<br />

& que le lieu de fon féjour étoit un fecret.<br />

Apparemment il cramt <strong>les</strong> fuites de fon affaire.<br />

Ce n'eft donc que par vous, ma<br />

chere & digne amie, que je puis avoir <strong>les</strong><br />

détails qui m'intéreffènt, & qui peuvent<br />

devenir fi nécefiaires h Madame de Merteuil.<br />

Je vous renouvelle ma priere, de me<br />

<strong>les</strong> faire parvenir le plutöt poffible.<br />

P. 5. L'indifpofition de ma fille n'a en<br />

aucune fuite; elle vous préfente fon refpeét.<br />

Paris, ce 11 Décembre 17...


Les Liaifons dangereufes. i$9<br />

L E T T R E CLXIX.<br />

Le Chevalier DANCENY h Madame<br />

DE ROSEMONDE.<br />

MADAME,<br />

PEUT-ÈTRE trouverez-vous la démarche<br />

que je fais aujourd'hui, bien étrange ?<br />

mais, je vous en fupplie, écoutez - moi<br />

avant de me juger, & ne voyez ni audace<br />

ni témérité, oü il n'y a que refpeft & confiance.<br />

Je ne me diflimule pas <strong>les</strong> torts que<br />

j'ai vis-a-vis de vous; & je ne me <strong>les</strong> pardonnerois<br />

de ma vie, fi je pouvois penfer<br />

un moment qu'il m'eüt été poflible d'éviter<br />

de <strong>les</strong> avoir. Soyez même bien perfuadée,<br />

Madame, que, pour me trouver exempt<br />

de reproches, je ne le fuis pas de regrets \<br />

& je peux ajouter encore avec fincérité,<br />

que ceux que je vous caufe entrent pour<br />

beaucoup dans ceux que je redens. Pour<br />

croire a ces fentiments dont j'ofe vous aflurer,<br />

il doit vous fuffire de vous rendre juftice,<br />

& de favoir que, fans avoir 1'honneur<br />

d'être connu de vous, j'ai pourtant celui de<br />

vous connoitre.<br />

Cependant, quand je gémis de la fatalité


ióo Let Liaifons dangereufes.<br />

qui a caufé a-Ia-fois vos chagrins & mes<br />

malheurs, on veuc me faire craindre que,<br />

toute entiere a votre vengeance, vous ne<br />

cherchiez<strong>les</strong> moyens de Ja fatisfaire jufques<br />

dans la févérité des loix.<br />

Permettez-moi d'abord de vous obferver<br />

a ce fujet, qu'ici votre douleur vous abufe,<br />

puifque mon intérêt fur ce point eft effentiellement<br />

lié a celui de M. de Valmont,<br />

& qu'il fe trouveroit enveloppé lui-même'<br />

dans la condamnation que vous auriez provoqué<br />

contre moi. Je croirois donc, Madame,<br />

pouvoir au contraire compter plutöt<br />

de votre part, fur des fecours que fur des<br />

obftac<strong>les</strong>, dans <strong>les</strong> foins que je pourrois<br />

être obligé de prendre pour que ce malheureux<br />

événement reftat enfeveli dans le<br />

filence.<br />

Mais cette refiburce de complicité, qui<br />

convient également au coupable & a 1'innocent,<br />

ne peut fuffire a ma délicateflê :<br />

en deiirant de vous écarter comme partie,<br />

je vous réclame comme mon juge. L'eftime<br />

des perfonnes qu'on refpeéte eft trop<br />

précieufe, pour que je me laiffè ravir la<br />

yocre fans la défendre, & je crois en avoir<br />

ies moyens.<br />

En effet, fi vous convenez que la vengeance<br />

eft permife, difons mieux, qu'on<br />

le la doit, quand on a été trahi dans fon<br />

amour, dans Ion amitié, & fur-tout dans


Les Liaifons dangereufes. ï6i<br />

fa confiance; fi vous en convenez, mes torts<br />

vont difparoïtre a vos yeux. N'en croyez<br />

pas mes difcours; mais lifez , fi vous en<br />

avez le courage, la correfpondance que je<br />

dépofe entre vos mains (i). La quantité<br />

óe Lettres qui s'y trouvent en original, paroit<br />

rendre authentiques cel<strong>les</strong> dont \l<br />

n'exifte que des copies. Au refte, j'ai<br />

recu ces papiers tels que j'ai 1'honneur de<br />

vous <strong>les</strong> adreffer, de M. de Valmont luimême.<br />

Je n'y ai rien ajouté , & je n en aï<br />

diftrait que deux Lettres que je me fuis<br />

permis de publier.<br />

L'une étoit néceflaire & la vengeance<br />

commune de M. de Valmont & de moi,<br />

a laquelle nous avions droit tous deux,<br />

& dont il m'avoit expreffément chargé. J'ai<br />

cru de plus, que c'étoit rendre fervice a la<br />

fociété, que de démafquer une femme aufli<br />

réellement dangereufe que 1'eft Madame de<br />

Merteuil, & qui, comme vous pouvez le<br />

voir, efi; la feule, la véritable caufe de<br />

tout ce qui s'eft paffe entre M. de Valmont<br />

& moi.<br />

(i) C'eft de cette correfpondance, de celle remife<br />

pareillement a la mort de Madame de Tourvel<br />

, & des Lettres confiées aufli a Madame de<br />

Rofèmonde par Madame de Volanges, qu'on a<br />

formé le préfent Recueil , dont <strong>les</strong> onginaux<br />

fubfiftent entre <strong>les</strong> mains des hsritiers de Madame<br />

de Rofèmonde.


IÖ2<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

Un feminiene de juftice m'a porté aüfÏÏ<br />

ö publier la feconde, pour la juftification<br />

de M. Prévan, que je connois a peine,<br />

mais qui n'avoit aucunemenc mérité le traitement<br />

rigoureux qu'il vient d'éprouver<br />

ni la féyérité des jugements du public,plus<br />

redoutable encore, & fous laquelle il gémit<br />

depuis ce temps, fans avoir rien pour<br />

sen défendre.<br />

Vous ne trouverez donc que la copie de<br />

ces deux Lettres, dont je me dois de garder<br />

<strong>les</strong> originaux. Pour tout Ie refte, je<br />

ne crois pas pouvoir remettre en de plus<br />

füres mains un dépót qu'il m'importe peutêtre<br />

qui ne foit pas détruit, mais dont je<br />

rougirois d'abufer. Je crois, Madame, en<br />

vous confiant ces papiers, fervir aufli-bien<br />

<strong>les</strong> perfonnes qu'ils intérelTent, qu'en <strong>les</strong><br />

leur remettant a el<strong>les</strong>-mêmes; & j e<br />

leur<br />

fauve Pembarras de <strong>les</strong> recevoir de moi,<br />

& de me favoir inflruit d'aventures, que<br />

fans doute el<strong>les</strong> defirent que tout Ie monde<br />

ignore.<br />

Je crois devoir vous prévenir a ce fujet,<br />

que cette correfpondance ci - jointe, n'eft<br />

qu'une partie d'une colleétion bien plus volumineufe,<br />

dont M. de Valmont 1'a tirée<br />

en ma préfence, & que vous devez retrouver<br />

frla levée des fcellés, fous le titre,<br />

que j'ai vu, de Compte ouvert entre la<br />

Marquife de Merteuil & le Vicomte de


Les Liaifons dangereufes. 163,<br />

Valmont. Vous prendrez , fur cet objet,<br />

le parti que vous fuggérera votre prudence.<br />

Je fuis avec refpect, Madame, «Sec.<br />

P. S. Quelques avis que j'ai recus, &<br />

<strong>les</strong> confeils de mes amis m'ont décidé a<br />

m'abfenter de Paris pour quelque temps;<br />

mais le lieu de ma retraite , tenu fecret<br />

pour tout le monde, ne le fera pas pour<br />

vous. Si vous m'honorez d'une réponfe, je<br />

vous prie de 1'adreffer a la Commanderie<br />

de par P..., & fous l e couvert de M.<br />

le Commandeur de.... C'eft de chez lui<br />

que j'ai 1'honneur de vous écrire.<br />

Paris, ce 12. Décemhre 17...<br />

L E T T R E<br />

CLXX.<br />

Madame D E<br />

DE<br />

VOLANGES d Madame<br />

RoSEMONDE.<br />

JE marche, ma chere amie, de furprïïe en<br />

furprife, & de chagrin en chagrin. II faut<br />

être mere pour avoir 1'idée de ce que j ai<br />

fouffert hier toute la matinée ; & fi mes<br />

plus cruelies inquiétudes ont été calmées<br />

depuis, il me refte encore une vive afflic--<br />

tion, & dont je ne prévois pas la fin-


164 Les Liaifons dangereufes.<br />

Hier, vers dix heures du matin, étoiv<br />

nee de ne pas avoir encore vu ma fille<br />

j envoyai ma Femme-de-chambre pour favoir<br />

ce qui pouvoit occafionner ce retard.<br />

Wie revint le moment d'après fort effrayée,<br />


Les Liaifons dangereufes. 165<br />

& qu'elle avoic fait 1'étourderie d'y aller<br />

feüle. Mais le temps qui s'écouloit fans<br />

qu'elle revint, me rendic toutes mes inquiétudes.<br />

Chaque moment augmentoit ma<br />

peine; & tout en biülanc de m'inflxuire, je<br />

n'ofois pourtant prendre aucune information,<br />

dans la crainte de donner de 1'éclat a<br />

une démarche, que peut-être je voudrois<br />

après pouvoir cachera tout Ie monde. Non,<br />

de ma vie, je n'ai tant fouffert!<br />

Enfin, ce ne fut qu'a deux heures paffées,<br />

que je recus a-la-fois une Lettre de<br />

ma fille, & une de la Supérieure du Couvent<br />

de... La Lettre de ma fille difoit feulement<br />

qu'elle avoit craint que je ne m'oppofafie<br />

a la vocation qu'elle avoit de fe faire<br />

Religieufe, & qu'elle n'avoit ofé m'en parler<br />

: le refte n'étoit que des excufes fur ce<br />

qu'elle avoit pris, fans ma permiffion , ce<br />

parti, que je ne défapprouverois! uremenc<br />

pas, ajoutoit-elle, fi je connoiffois fes raotifs,<br />

que pourtant elle me prioit de ne pas<br />

lui demander.<br />

La Supérieure me mandoit qu'ayant vu<br />

arriver une jeune perfonne feule, elle avoit<br />

d'abord refufé de la recevoir; mais que<br />

1'ayant interrogée, «Sc ayant appris qui elle<br />

étoit, elle avoit cru me rendre fervice, en<br />

commencant par donner afyle a ma fille,<br />

pour ne pas 1'expofer a de nouvel<strong>les</strong> courfes,<br />

auxquel<strong>les</strong> elle paroiflbit déterminée.


ï66 Les Liaifons dangereufes.<br />

La Supérieure , en m'offrant, comme de<br />

raifon, de me remettre ma filie, fi je la reïnandois,<br />

m'invite, fuivant fon état, a ne<br />

pas m'oppofer a une vocation qu'elle appelle<br />

fi décidée; elle me difoit encore n'avoir<br />

pas pu m'informer plutöt de cet événement<br />

par la peine qu'elle avoit eue a me<br />

faire écrire par ma fille, dont Ie projet étoit<br />

que tout Ie monde ignorat ou elle s'étoic<br />

retirée. C'eft une cruelle chofe que la déraifon<br />

des enfantsi<br />

j'ai été fur-Ie-champ a ce Couvent; &<br />

après avoir vu la Supérieure, je lui ai demandé<br />

de voir ma fille ;celle-ci n'eft venue<br />

qu'avec peine, & bien tremblante. Je lui<br />

ai parlé devant <strong>les</strong> Religieufes, & je lui ai<br />

parlé feule : tout ce que j'en ai pu tirer au<br />

milieu de beaucoup de Jannes, eft qu'elle<br />

ne pouvoit être heureufe qu'au Couvent;<br />

j'ai pris le parti de lui permettre d'y refter,<br />

mais fans être encore au rang des poftuïantes,<br />

comme elle le demandoit. Je crains<br />

que la mort de Madame de Tourvel & celle<br />

de M. de Valmont, n'ayent trop affecié<br />

cette jeune tête. Quelque refpeét que j'aie<br />

pour la vocation religieufe, je ne verrois<br />

pas fans peine & même fans crainte, ma<br />

ülle embraflèr cet état. II me femble que<br />

nous avons déja aflèz de devoirs a remplir,<br />

fans nous en créer de nouveaux; & encore<br />

que ce n'eft guere a cet age que nous favons<br />

ce qui nous convienc.


Les Liaifons dangereufes.<br />

Ce qui redouble mon embarras, c'efi: le<br />

retour très-prochain de M. de Gercourt;<br />

faudra-t-il rompre ce mariage fi avantageux?<br />

Comment donc faire le bonheur de fes enfants,<br />

s'il ne fuffic pas d'en avoir le defir &<br />

d'y donner tous fes foins ? Vous m'obligerez<br />

beaucoup de me dire ce que vous feriez<br />

a ma place; je ne peux m'arrêter a<br />

aucun parti : je ne trouve rien de fi effrayant<br />

que d'avoir a décider du fort des<br />

autres, & je crains également de mettre<br />

dans cette occafion-ci, la févérité d'un juge<br />

ou la foibleflê d'une mere.<br />

Je me reproche fans ceflè d'augmenter<br />

vos chagrins en vous parlant des miens;<br />

mais je connois votre coeur : la confolation<br />

que vous pourriez donner aux autres,<br />

deviendroit pour vous la plus grande que<br />

vous puifliez recevoir.<br />

Adieu, ma chere & digne amie; j'attends<br />

vos deux réponfes avec bien de 1'impatience.<br />

Paris, ce 13 Décembre 17...


l68<br />

Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E CLXXI.<br />

Madame DE ROSEMONDEÖM Chevalier<br />

DANCENY.<br />

A PRÉS ce que vous m'avez fait connoitre,<br />

Monfieur, il ne refte qu'a pleurer &<br />

qu'a fe taire. On regrette de vivre encore,<br />

quand on apprend de pareil<strong>les</strong> horreurs; on<br />

rougit d'être femme, quand on en voit une<br />

capable de femblab<strong>les</strong> excès.<br />

Je me prêterai volontiers, Monfieur, pour<br />

ce qui me concerne, a laifièr dans le filence<br />

& foubli tout ce qui pourroit avoir trait<br />

& donner fuite a ces triftes événements. Je<br />

fouhaite même qu'ils ne vous caufent jamais<br />

d'autres chagrins que ceux inféparab<strong>les</strong><br />

du malheureux avantage que vous avez<br />

remporté fur mon neveu. Malgré fes torts,<br />

que je fuis forcée de reconnoitre, je fens<br />

que je ne me confolerai jamais de fa perte:<br />

mais mon éternelle affliétion fera la feule<br />

vengeance que je me permettrai de tirer<br />

de vous; c'eft a votre coeur a en apprécier<br />

1'étendue.<br />

Si vous permettez a mon age une réflexion<br />

qu'on ne fait guere au votre, c'eft<br />

que, fi on étoit éclairé fur fon véritable<br />

bonheur,


Les Liaifons dangereufes. 169<br />

bonheur, on ne le chercheroic jamais hors<br />

des bornes prefcrites par <strong>les</strong> Loix & la Religion.<br />

Vous pouvez être fur que je garderai fïdélemenc<br />

& volontiers le dépot que vous<br />

m'avez confié; mais je vous demande de<br />

m'autorifer a ne le remettre a perfonne,<br />

pas même a vous, Monfieur, a moins qu'il<br />

ne devienne néceflaire a votre juftification.<br />

J'ofe croire que vous ne vous refuferez pas<br />

a cette priere, & que vous n'êtes plus a<br />

fentir qu'on gémit fouvent de s'être lis/ré,,<br />

même a la plus julie vengeance.<br />

Je ne m'arrête pas dans mes demandes,<br />

perfuadée que je fuis de votre générofité<br />

& de votre délicateflè, il feroit bien digne<br />

de toutes deux, de remettre aufli entre mes<br />

mains <strong>les</strong> Lettres de Mademoifelle de Volanges,<br />

qu'apparemment vous avez confervées<br />

, & qui fans doute ne vous intéreflènt<br />

plus. Je fais que cette jeune perfonne<br />

a de grands torts avec vous; mais je<br />

ne penfe pas que vous fongiez a 1'en punir<br />

: & ne füt-ce que par refpeci pour vousmême<br />

, vous n'avilirez pas 1'objet que vous<br />

avez tant aimé. Je n'ai donc pas befoin d'ajouter<br />

que <strong>les</strong> égards que la fille ne mérite<br />

pas, font au moins bien dus a la mere „,<br />

a cette femme refpeciable, vis-a-vis de qui<br />

vous n'êtes pas fans avoir beaucoup a réparer<br />

: car enfin, quelque illufion qu'on<br />

Partie IK<br />

H


!7o Les Liaifons dangereufes.<br />

cherche a fe faire par une prétendue délicateffë<br />

de fentiments, celui qui, le premier,<br />

tente de féduire un cceur encore honnête<br />

& fimple, fe rend par-la même le premier<br />

fauteur de fa torruption, & doit être, a jamais<br />

comptable des exces & égarements<br />

qui la fuivent.<br />

Ne vous étonnez pas, Monfieur, de tant<br />

de févérité de ma part; elle eft la plus<br />

grande preuve que je puiflè vous donner<br />

de ma parfaite eftime. Vous y acquerrez<br />

de nouveaux droits encore, en vous prêtant,<br />

comme je le defire, a la füreté d'un<br />

fecret, dont la publicité vous feroit torc<br />

a vous-même, & porteroit la mort dans<br />

un coeur maternel, que déja vous avez bleffé.<br />

Enfin , Monfieur, je defire de rendre ce<br />

fervice a mon amie; & fi je pouvois craindre<br />

que vous me refufaffiez cette confolation,<br />

je vous demanderois de fonger auparavant<br />

que c'eft la feule que vous m'ayez<br />

laiflee.<br />

J'ai 1'honneur, d'être, &c.<br />

Du Cbdteau de... ce 15 Dêcembre 17...


Les Liaifons dangereufes. 171<br />

L E T T R E CLXXII.<br />

Madame DE RGSEMONDE d Madame<br />

DE VOLANGES.<br />

SI j'avois été obligée, ma chere amie,<br />

de faire venir & d'attendre de Paris <strong>les</strong><br />

éclairciffements que vous me demandez concernanc<br />

Madame de Merteuil, il ne me feroit<br />

pas pofüble de vous <strong>les</strong> donner encore,<br />

& fans doute, je n'en aurois recu que de<br />

vr.gues & d'incertains: mais il m'en eft venu<br />

que je n'attendois pas, que je n'avois<br />

pas lieu d'attendre; & ceux-la n'ont que<br />

trop de certitude. O mon amie! combien<br />

cette femme vous a trompée!<br />

Je répugne a entrer dans aucun détail fur<br />

cet amas d'horreurs; mais quelque chofe<br />

qu'on en débite, aflurez-vous qu'on eft<br />

encore au- deflbus de la vérité. J'efpere,<br />

ma chere amie, que vous me connoiftez<br />

affez pour me croire fur ma parole, & que<br />

vous n'exigerez de moi aucune preuve. Qu'il<br />

vous fuffife de favoir qu'il en exifte une<br />

foule, que j'ai dans ce moment même entre<br />

<strong>les</strong> mains.<br />

Ce n'eft pas fans une peine extréme, que<br />

je vous fais la même priere de ne pas m'o-<br />

H ij


172 Les Liaijons dangereufes.<br />

bliger a mociver le confeil que vous me<br />

demandez , relativement a Mlle. de Volanges.<br />

Je vous invite a ne pas vous oppofer a<br />

la vocation qu'elie montre. Sürement nulle<br />

raifon ne peut autorifer a forcer de prendre<br />

cet état, quand Ie fujet n'y eft pas appellé<br />

: mais quelquefois c'eft un grand bonheur<br />

qu'il Ie foit; & vous voyez que votre<br />

fille elle-même vous dit que vous ne<br />

la défapprouveriez pas, fi vous connoiffiez<br />

fes motifs. Celui qui nous infpire nos<br />

fentiments, fait mieux que notre vaine fageffè<br />

, ce qui convient a chacun; & fouvent<br />

ce qui paroit un acte de fa févérité,<br />

en efi: au contraire un de fa clémence»<br />

Enfin, mon avis, que je fens bien qui<br />

vous üffligera, & que par-la même vous<br />

devez croire que je ne vous donne pas<br />

fans y avoir beaucoup réfléchi , eft que<br />

vous laiflïez Mademoifelle de Volanges au<br />

Couvent, puifque ce parti efi: de fon choix;<br />

que vous encouragiez, plutöt que de contrarier,<br />

le projet qu'elle paroit avoir formé;<br />

& que dans 1'attente de fon exécution,<br />

vous n'héfitiez pas h rompre le mariage<br />

que vous aviez arrêté.<br />

Après avoir rempli ces pénib<strong>les</strong> devoirs<br />

de 1'amitié, & dans 1'impuiffance oü je fuis<br />

d'y joindre aucune confolation, la grace<br />

qui me refte a vous demander, ma chere<br />

amie, eft de ne plus m'interroger fur tien


Les Liaifons dangereufes. 173<br />

qui ait rapport a ces triftes événemems:<br />

laiflbns-<strong>les</strong> dans 1'oubli qui leur convient;<br />

& fans chercher d'inuti<strong>les</strong> & d'affligeantes<br />

lumieres, foumettons-nous aux décrets de<br />

]a Providence, & croyons a la fageffè de<br />

fes vues, lors même qu'elle ne nous permet<br />

pas de <strong>les</strong> comprendre. Adieu , ma<br />

chere amie.<br />

Du chdteau de...ce 15 Décembre 17...<br />

L E T T R E CLXXIII,<br />

Madame DE VOLANGES d Madame<br />

DE ROSEMONDE.<br />

O MON amie! de quel voile effrayane<br />

vous enveloppez le fort de ma fille! &<br />

vous paroiffez craindre que je ne tente de<br />

le foulever! Que me cache-t-il donc qui<br />

puiffè affliger davantage le cceur d'une mere,<br />

que <strong>les</strong> affreux foupcons auxquels vous<br />

me livrez? Plus je connois votre amitié,<br />

votre indulgence, & plus mes tourments<br />

redoublent : vingt fois, depuis hier , j at<br />

voulu fortir de ces cruel<strong>les</strong> incertitudes, &<br />

vous demander de m'inftruire fans ménagement<br />

& fans détour; & chaque fois j'ai<br />

frémi de crainte, en fongeant h la priere<br />

H üj


174 Les Liaifons dangereufes.<br />

que vous me faites de ne pas vous interroger.<br />

Enfin, je m'arrête a un parti qui me<br />

laifle encore quelque efpoir ; & j'attends<br />

de votre amitié que vous ne vous refuferez<br />

pas a ce que je defire ; c'eft de me répondre<br />

fi j'ai è-peu-près compris ce que vous<br />

pouviez avoir a me dire; de ne pas craindre<br />

de m'apprendre tout ce que 1'indulgence<br />

maternelle peut couvrir, & qui n'eft<br />

pas impoffible a réparer. Si mes malheurs<br />

excedent cette mefure, alors je confens l<br />

vous laiflèr en effet ne vous' expliquer que<br />

par votre filence : voici donc ce que j'ai fu<br />

déja, & jufqu'oü mes crainces peuvent setendre.<br />

Ma rille a mortré avoir quelque goüt<br />

pour le Chevalier Danceny, & j'ai été informée<br />

qu'elle a été jufqu'a recevoir des<br />

Lettres de lui, & même jufqu'a lui répondre;<br />

mais je croyois être parvenue a empêcher<br />

que cette erreur d'un enfant n'eüc<br />

aucune fuite dangereufe : aujourd'hui que<br />

je crains tout, je corcois qu'il feroit poffible<br />

que ma furveillance eüt été trompée,<br />

&je redoute que ma fille, féduite, n'aic<br />

mis le comble a fes égarements.<br />

Je me rappelle encore plufieurs circonftances<br />

qui peuvent fortifier cette crainte.<br />

Je vous ai mandé que ma fille s'étoit trouvée<br />

mal a la nouvelle du malheur arrivé<br />

a M. de Valmont; peut-être cette fenfi*


Les Liaifons dangereufes. i?5<br />

bilité avoit-elle feulement pour objet 1'idée<br />

des rifques que M. Danceny avoit courus<br />

dans ce combat. Quand depuis elle a tant<br />

nleuré en apprenant tout ce quon diloic<br />

de Madame de Merteuil, peut-être ce que<br />

i'ai cru la douleur de 1'amitié, n etoic que<br />

'effet de la jaloufie, ou du regret de trouver<br />

fon Amant infidele. Sa derniere demarche<br />

peut encore, ce me femble, sexpliquer<br />

par le même motif. Souvent on<br />

fe croit appellée a Dieu, par cela feul<br />

qu'on fe fent révoltée contre <strong>les</strong> hommes.<br />

Enfin , en fuppofant que ces fans: foient<br />

vrais, & que vous en foyez inftruite,<br />

vous aurez pu , fans doute , <strong>les</strong> trouver<br />

fuffüants pour autorifer le confeil ngoureux<br />

que vous me donnez.<br />

Cependant, s'il étoit ainfi, en blamant<br />

ma fille , je croirois pourtant lui devoir<br />

encore de tenter tous <strong>les</strong> moyens de lui<br />

fauver <strong>les</strong> tourraents & <strong>les</strong> dangers d une<br />

vocation illufoire 6c paffagere. Si M. Danceny<br />

n'a pas perdu tout fentiment d nonnêteté,<br />

il ne fe refufera pas a réparer un<br />

tort dont lui feul eft 1'auteur; & je peux<br />

croire, enfin, que le mariage de ma falie<br />

eft aflez avantageux, pour quil puiüe en<br />

être flatté, ainfi que fa familie.<br />

Voila, ma chere & digne amie, le feul<br />

efpoir qui me refte; hatez-vous dele confinner,<br />

0 cela vous eft poffible. Vous ju-<br />

H iv


176 Les Liaifons dangereufes.<br />

,gez combien je defire que vous me répondiez,<br />

& quel coup affreux me porteroit<br />

votre filence CO.<br />

J'allois fermer ma Lettre, quand un<br />

homme de ma connoiflance eft venu me<br />

lt S & ?'l r a c o n t é l a c r u e I , e fce «e que<br />

Madame de Merteuil a efluyée avant-bier<br />

Comme je n'ai vu perfonne tous ces jours'<br />

derniers, je n'avois rien fu de cette aventure;<br />

en voila le récit, tel que je le tiens<br />

a un témoin oculaire.<br />

• Madame de Merteuil, en arrivant de<br />

Ja campagne, avant-hier jeudi, s'eft fait<br />

defcendre a la Comédie Italienne, ou elle<br />

avoit fa loge , & elle y étoit feule ; &<br />

ce qui dut lui paroitre extraordinaire, autun<br />

homme ne s'y préfenta pendant toue<br />

Je fpecïacle. A la fortie, elle entra, foivant<br />

fon ufage, au petit fallon, qui étoit<br />

déja rempli de monde; fur-le-champ il<br />

séleva une rumeur, mais dont apparemment<br />

elle ne fe crut pas 1'objet. Elle appercut<br />

une place vuide fur 1'une des banquettes,<br />

& elle alla s'y aflèoir; mais auflitot<br />

toutes <strong>les</strong> femmes qui y étoient déja,<br />

fe leverent comme de concert, & py<br />

laiflèrenc abfolument feule. Ce mouvement<br />

marqué d'indignation générale fut applaudi<br />

(i) Gette Letire eft reftée fans réponfe.


Les Liaifons dangereufes. 177<br />

de tous <strong>les</strong> hommes, & fit redoubto <strong>les</strong><br />

murmures, qui, dit-on, allerent jufqu'aux<br />

huées.<br />

Pour que rien ne manquat a fon humiliation,<br />

fon malheur voulut que M. de Prévan,<br />

qui ne s'étoit montré nulle part depuis<br />

fon aventure , entrat dans le même<br />

moment dans le petit fallon, Dès qu'on 1'appercut<br />

, tout le monde, hommes & femmes,<br />

Pentoura & 1'applaudit, & il fe trouva,<br />

pour ainfi dire, porté devant Madame<br />

de Merteuil, par le public qui faifoit eerde<br />

autour d'eux. On afiure que celle-ci a<br />

confervé Pair de ne rien voir & de ne rien<br />

entendre, & qu'elle n'a pas changé de figure<br />

; mais je crois ce fait exagéré. Quoi<br />

qu'il en foit, cette ficuation, vraiment ignominieufe<br />

pour elle , a duré jufqu'au moment<br />

oü on a annoncé fa voiture : & a fon<br />

départ, <strong>les</strong> huées fcandaleufes ont encore<br />

redoublé. II efi; affreux de fe trouver parente<br />

de cette femme. M. de Prévan a été,<br />

le même foir, fort accueilli de tous ceux<br />

des Officiers de fon Corps qui fe trouvoient<br />

lk, & on ne doute pas qu'on ne lui rende<br />

bientöt fon emploi & fon rang.<br />

La même perfonne qui m'a fait ce détail<br />

m'a dit que Madame de Merteuil avoit<br />

pris la nuit fuivante une très-forte fievre,<br />

qu'on avoit cru d'abord être 1'effet de la<br />

ficuation violente oü elle s'étoit trouvée,


i78 Les Liaifons dangereufes.<br />

mais qu'on fait depuis hier au foir, que la<br />

petite-vérole s'eft déclarée confluente &<br />

d'un très-mauvais caraciere. En vérité, ce<br />

feroit, je crois, un bonheur pour elle d'en<br />

mourir. On dit encore que toute cette aventure<br />

lui fera peut-être beaucoup de tort<br />

pour fon procés, qui eft prés d'être jugé,<br />

& dans lequel on prétend qu'elle avoit befoin<br />

de beaucoup de faveur.<br />

Adieu, ma chere & digne amie. Je vois<br />

bien dans tout cela <strong>les</strong> méchants punis ;<br />

mais je n'y trouve nulle confolation pour<br />

leurs malheureufes viclimes.<br />

Paris, ce 18 Décemhre 17...<br />

L E T T R E CLXXIV.<br />

Le Chevalier DANCENY d Madame<br />

DE<br />

ROSEMONDE.<br />

"V"ous avez raifon , Madame, & fürement<br />

je ne vous refuferai rien de ce qui<br />

dépendra de moi, & a quoi vous paroicrez<br />

attacher quelque prix. Le paquet que j'ai<br />

1'honneur de vous adreffer contient toutes<br />

<strong>les</strong> Lettres de Mlle. de Volanges. Si vous<br />

<strong>les</strong> lifez, vous ne verrez peut-être pas fans<br />

étonnemenc qu'on puiffe réunir tant d'ingénuicé<br />

& tant de perfidie. C'efi, au moins,


Les Liaifons dangereufes. 179<br />

ce qui m'a frappé le plus dans la derniere<br />

leciure que je viens d'en faire.<br />

Mais, fur-tout, peut-on fe défendre de<br />

la plus vive indignation contre Madame de<br />

Merteuil, quand on fe rappelle avec quel<br />

affreux plaifir elle a mis tous fes foins a<br />

abufer de tant d'innocence & de candeur?<br />

Non, je n'ai plus d'amour. Je ne conferve<br />

rien d'un fentiment fi indignement<br />

trahi; & ce n'eft pas lui qui me fait chercher<br />

a juftifier Mlle. de Volanges. Mais<br />

cependant, ce coeur fi fimple , ce caractere<br />

fi doux & fi facile , ne fe feroiencils<br />

pas portés au bien, plus aifément encore<br />

qu'ils ne fe font lailfés entrainer vers<br />

le mal ? Quelle jeune perfonne, fortant<br />

de même du Couvent, fans expérience &<br />

prefque fans idéés, & ne portant dans le<br />

monde, comme il arrivé prefque toujours<br />

alors, qu'une égale ignorance du bien &<br />

du mal; quelle jeune perfonne, dis-je, auroit<br />

pu rélifter davantage a de fi coupab<strong>les</strong><br />

artifices? Ah! pour être indulgent, il fuffic<br />

de réfléchir h combien de circonftances in.<br />

dépendantes de nous, tient Talternative effrayante<br />

de la délicatefle, ou de la dépravation<br />

de nos fentiments. Vous me rendiez<br />

donc juftice, Madame, en penfant que <strong>les</strong><br />

torts de Mlle. de Volanges, que j'ai fentis<br />

bien vivement, ne m'infpirent pourtant aucune<br />

idéé de vengeance. C'elt bien aflez


ï8ö Les Liaifons dangereufes.<br />

d'être obhgé de renoncer a 1'aimer ! il m'etl<br />

coüteroit trop de la haïir.<br />

Je n'ai eu befoin d'aucune réffexion pour<br />

defirer que tout ce qui la concerne, & qui<br />

pourroit lui nuire, refidc a jamais ignoré<br />

de tout le monde. Si j'ai paru différer quelque<br />

temps de remplirvos defirs a cet égard,<br />

je crois pouvoir ne pas vous en cacher le<br />

motif; j'ai voulu auparavant être für que<br />

je ne ferois point inquiété fur <strong>les</strong> fuices de<br />

ma malheureufe affaire. Dans un temps oü<br />

je^demandois votre indulgence, oü j'ofois<br />

même croire y avoir quelques droits, j'aurois<br />

craint d'avoir 1'air de 1'acheter en quelque<br />

forte par cette condefcendance de ma<br />

part; & fur de la pureté de mes motifs,<br />

j'ai eu, je 1'avoue, 1'orgueil de vouloirque<br />

vous ne puiffiez en douter. J'efpere que<br />

vous pardonnerez cette délicateffë, peutêtre<br />

trop fufceptible, a la vénération que<br />

vous m'infpirez, au cas que je fais de votre<br />

efiime.<br />

Le même fentiment me fait vous demander,<br />

pour derniere grace, de vouloir bien<br />

me faire favoir fi vous jugez que j'aie rempli<br />

tous <strong>les</strong> devoirs qu'ont pu m'impofer<br />

<strong>les</strong> malheureufes circonftances dans lefquel<strong>les</strong><br />

je me fuis trouvé. Une fois tranquille<br />

fur ce point, mon parti eft pris; je pars<br />

pour Malthe : j'irai y faire avec plaifir, &<br />

y garder religieufement, des vceux qui me


Les Liaifons dangereufes. ïSi<br />

fépareront d'un monde dont, fi jeune encore<br />

, j'ai déja eu tant a me plaindre; j'irai<br />

enfin chercher a perdre, fous un ciei étranger,<br />

1'idée de tant d'horreurs accumulées,<br />

& dont le fouvenir ne pourroit qu'attrifter<br />

& flétrir mon ame.<br />

Je fuis avec refpeft, Madame, votre trèshumble,<br />

&c.<br />

Paris, ce 16 Décembre 17...<br />

L E T T R E C L X X V .<br />

Madame VOLANGES d Madame DE<br />

ROSEMONDE.<br />

I_j E fort de Madame de Merteuil paroit<br />

enfin rempli, ma chere & digne amie; &<br />

jl efi: tel que fes plus grands ennemis font<br />

partagés entre 1'indignation qu'elle mérite,<br />

& la pitié qu'elle infpire. J'avois bien raifon<br />

de dire que ce feroic peut-être un bonheur<br />

pour elle de mourir de fa petite-vérole.<br />

Elle en eft revenue, il eft vrai, mais<br />

arfreufement défigurée ; & elle y a particuliérement<br />

perdu un oeil. Vous jugez bien<br />

que je ne 1'ai pas revue : mais on m'a dit<br />

qu'elle étoit vraiment hideufe.<br />

Le Marquis de.... qui ne perd pasl'oc»


io2 Les Liaifons dangereufes.<br />

cafion de dire une méchanceté, difoic hier,<br />

en parlanc d'elle , que la maladie 1'avoic<br />

retournée, & qu'a préfent fon ame étoit<br />

fur fa figure. Malheureufement tout le monde<br />

trouva que 1'expreffion étoit jufte.<br />

Un autre événement vient d'ajouter encore<br />

a fes difgraces & a fes torts. Son procés<br />

a été jugé avant-hier, & elle 1'a perdu<br />

tout d'une voix. Dépens, dommages & intéréts,<br />

reftitution des fruits, tout a été adjugé<br />

aux mineurs : en forte que le peu de<br />

fa fortune qui n'étoit pas compromis dans<br />

ce procés, eft abforbé , & au-dela, par<br />

<strong>les</strong> fraix.<br />

, Aufli-töt qu'elle a appris cette nouvelle,<br />

quoique malade encore, elle a fait fes arrangements,<br />

& eft partie feule dans la nuit<br />

.& en pofte. Ses Gens difent aujourd'hui,<br />

qu'aucun deux n'a voulu la fuivre. On croit<br />

qu'elle a pris la route de la Hollande.<br />

Ce départ fait plus crier encore que tout<br />

le refte , en ce qu'elle a emporté fes diamants,<br />

objet très-confidérable, & qui devoit<br />

remrer dans la fucceflion de fon mari;<br />

fon argenterie, fes bijoux enfin, tout ce<br />

qu'elle a pu , & qu'elle laiffe après elle pour<br />

prés de 50,000 liv. de dettes. C'eft une véritable<br />

banqueroute.<br />

La familie doit s'affèmbler demain pour<br />

voir a prendre des arrangements avec <strong>les</strong><br />

créanciers. Quoique parente bien éloignée,


Les Liaifons dangereufes. 183<br />

j'ai offert d'y concourir : mais je ne me<br />

trouverai pas a cette affemblée , devant affiiter<br />

a une cérémonie plus trifte encore.<br />

Ma fille prend demain 1'habit de Poftulante.<br />

J'efpere que vous n'oublierez pas, ma<br />

chere amie, que dans ce grand facrificeque<br />

je fais, je n'ai d'autre motif, pour m'y croire<br />

obligée, que le filence que vous avez gardé<br />

vis-a-vis de moi.<br />

M. Danceny a quitté Paris, il y a prés<br />

de quinze jours. On dit qu'il va paffer h<br />

Malthe, & qu'il a le projet de s'y fixer. II<br />

feroit peut-être encore temps de le retenir?...<br />

Mon amie!... ma fille efi: donc<br />

bien coupable ? ... Vous pardonnerez fans<br />

doute a une mere de ne céder que difficilement<br />

a cette sffreufe certitude.<br />

Quelle fatalité s'eft donc répandue auteur<br />

de moi depuis quelque temps, & m'a<br />

frappée dans <strong>les</strong> objets <strong>les</strong> plus chers ! Ma<br />

fille, & mon amie!<br />

Qui pourroit ne pas frémir en fongeant<br />

aux malheurs que peut caufer une feule liaifon<br />

dangereufe! & quel<strong>les</strong> peines ne s'éviteroit-on<br />

point en y réfléchiffant davantage!<br />

Quelle femme ne fuiroit pas au premier<br />

propos d'un féducïeur? Quelle mere pourroit,<br />

fanstrembler, voir une autre perfonne<br />

qu'elle parler a fa fille ? Mais ces réflexions<br />

tardives n'arrivent jamais qu'après 1'événement;<br />

& 1'une des plus importantes véri-


ïS'4 Les Liaifons dangereufes.<br />

tés, comme auffi peut être des plus généralement<br />

reconnues, refte étouffée & fans<br />

ufage dans le tourbillon de nos mceurs<br />

inconféquentes.<br />

Adieu, ma chere & digne amie ; j'éprouve<br />

en ce moment que notre raifon,<br />

déja fi infuffifante pour prévenir nos malheurs,<br />

1'eft encore davantage pour nous<br />

en confoler (i).<br />

(i) Des raifons particulieres & des confidérations<br />

que nous nous ferons toujours un devoir de<br />

refpedter, nous forcent de nous arrêter ici.<br />

Nous ne pouvons dans ce moment, ni donner<br />

au Lefteur la fuite des aventures de Mademoifelle<br />

de Volanges, ni lui faire connoitre <strong>les</strong> finiftres<br />

événements qui ont comblé <strong>les</strong> malheurs ou achevé<br />

3a punition de Madame de Merteuil,<br />

Peut-être quelque jour nous fera-t-il permis de<br />

compléter cet Ouvrage -, mais nous ne pouvons<br />

prendre aucun engagement a ce fujet : & quand<br />

nous Je pourrions , nous ctoirions encore devoir<br />

auparavant confulter le goüt du Public, qui n'a<br />

pas <strong>les</strong> mêmes raifons que nous de s'intérefler a<br />

cette lefture.<br />

Note de VEditeur.<br />

Fin de la quatrieme & derniere Partie.


A. Knoest<br />

BOCKBINDBNU

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