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Asie du Sud-Est

RDM le magazine de Rivages du monde vous propose de partir à la découverte de l'Asie du Sud-Est et de la Patagonie pour ce premier numéro.

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L’INVITÉ<br />

« Comme toi, je suis douée de mémoire. Je connais l’oubli. » La parole d’Hiroshima mon amour entête. Dès<br />

qu’elle agit, impossible de s’en extraire. Marguerite Duras n’est jamais revenue sur les terres asiatiques<br />

de son enfance mais elle les aura hantées dans son œuvre jusqu’à l’épuisement de l’oubli.<br />

Les traces vivantes de l’écrivain, on les poursuit aujourd’hui en route ou sur voies d’eau, le long<br />

des rivières qui se jettent dans le Mékong, côté vietnamien, jusqu’aux rivages cambodgiens <strong>du</strong><br />

golfe de Siam. On y sent les paysages vaciller, les peuples encore frémir de l’insurrection, et il y aurait<br />

quelque chose comme une manière de planter. Non pas enfoncer les souvenirs, les buissons<br />

de mots ou d’images, mais les dissimuler dans la terre, à faible épaisseur de sol, de bitume ou de<br />

boue, pour les transporter ailleurs et les replanter encore. Une pratique <strong>du</strong> riz, en somme : aucun<br />

enracinement mais des piqûres.<br />

Texte Frank Smith ¬<br />

Sur les hauts plateaux himalayens, lorsqu’il ne forme encore qu’un torrent, les Tibétains l’appellent<br />

Dza Chu, « l’eau des rochers ». Au Yunnan et au Sichuan, les Chinois le baptisent<br />

Lan-Ts’ang Chiang. Au Laos, il devient Mae Nam Khong, puis Mékong au Cambodge. À<br />

plus de 4 300 km de sa source, la masse ocre et puissante <strong>du</strong> fleuve court vers l’océan<br />

pour nourrir les 18 millions d’habitants <strong>du</strong> delta. Ce sont les terres nourricières qui irriguent<br />

L’Amant et Un Barrage contre le Pacifique, les deux romans mythiques de Duras,<br />

et c’est la réalité suspen<strong>du</strong>e, une substance éthérée circulant entre les parois <strong>du</strong> réel,<br />

qui, à l’instar de la « chaîne de l’Éléphant », n’opère pas par transformations mais<br />

par sauts et zigzags. Un fragment de village flottant en désordre puis des bribes<br />

brouillées de savane luxuriante, des morceaux de lacs, tous très mobiles, les uns<br />

relancés dans les autres et tous s’enveloppant ensemble. Des chants khmers, le<br />

cri aigu d’un engoulevent enfoui dans la mangrove… Duras Song.<br />

Marguerite Duras est née le 4 avril 1914 à Gia Dinh, une ville de la banlieue nord<br />

de Saïgon, aujourd’hui Ho-Chi-Minh-ville, au Vietnam. On y trouve encore l’ancien<br />

lycée Chasseloup-Laubat où Duras étudia, il est toujours l’établissement le<br />

plus réputé de la ville. Cholon, le quartier chinois dans lequel se nichait la garçonnière<br />

aux persiennes fermées de l’amant, demeure un grouillant carrefour<br />

commercial, avec des marchandises en provenance des quatre coins <strong>du</strong> monde.<br />

Le bâtiment des Messageries maritimes, maison coloniale à façade rose, abrite<br />

désormais le musée Ho-Chi-Minh.<br />

C’est la saison des moussons. On quitte la métropole pour se fondre dans<br />

l’infini d’un ciel laiteux qui flotte jusqu’à Chau Doc, à la frontière cambodgienne,<br />

aux premières ramifications <strong>du</strong> delta <strong>du</strong> Mékong. À travers un tissu de<br />

rizières et de fougères pâles sillonné par des silhouettes au chapeau conique, le<br />

chemin file ses méandres au rythme intemporel des attelages de buffles. Au bord<br />

<strong>du</strong> grand cours d’eau, c’est un vertige exact : « (…) jamais de ma vie entière je ne reverrai<br />

des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands, aussi sauvages, le Mékong et ses bras qui descendent<br />

vers les océans », écrit Duras dès les premières pages de L’Amant. On est en 1984 :<br />

à soixante-dix ans, l’écrivain révèle sa rencontre avec un riche Chinois, alors qu’elle avait quinze<br />

ans à peine, sur un bac entre Vinh Long et Sadec.<br />

L’Amant, c’est le récit de cette relation scandaleuse mais c’est aussi la chronique d’une Indochine<br />

où la mère de Duras, Marie Donnadieu, institutrice dans une école pour « indigènes », vit en<br />

marge de la bourgeoisie locale.<br />

Le fleuve, ample, charrie maintenant des îlots verdoyants de jacinthes d’eau. « Vinh Long, c’était un<br />

poste de brousse de la Cochinchine, c’est déjà la Plaine des oiseaux, le plus grand pays d’eau <strong>du</strong> monde j’imagine.<br />

» Les débarcadères décatis pointent vers l’immense pont My Thuan, à haubans. Progressivement,<br />

on rejoint Sadec, bourgade aux accents vénitiens, où vit Marguerite dans les années 1930.<br />

Sur le quai, là où tous les matins pullule un odorant marché, la villa coloniale de l’amant prend des<br />

allures de temple bouddhiste. Mosaïques, hauts plafonds sculptés, mobilier antique, et au mur<br />

des photographies de l’amant Huynh Thuy Le.<br />

N° 1 / 2015<br />

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