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18 REVUE DE L’ASSOCIATION DES PROFESSEURS DE LETTRES N° 130Comptes r<strong>en</strong>dus ………………….……...…….........…………..……. p. 50
Juli<strong>en</strong> <strong>et</strong> la traque <strong>de</strong>s « <strong>barbares</strong> <strong><strong>en</strong>nemis</strong> »chez Ammi<strong>en</strong> Marcellin 1Julie GALLEGO(Université <strong>de</strong> Pau <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Pays <strong>de</strong> l’Adour)« Traquer les <strong>barbares</strong> jusque sur leurs terres, puisqu’il n’<strong>en</strong> avait laissé aucun surles », voilà le proj<strong>et</strong> du César Juli<strong>en</strong> — futur empereur — à l’automne 357p.C. selon Ammi<strong>en</strong> Marcellin : pour continuer à faire la guerre aux <strong>barbares</strong>, il suffit<strong>de</strong> passer d’une guerre déf<strong>en</strong>sive à une guerre off<strong>en</strong>sive.Ce cursus barbarorum vaut cursus honorum pour Juli<strong>en</strong> <strong>en</strong> c<strong>et</strong>te époqued’instabilité politique, où les armées font <strong>et</strong> défont les empereurs. Remporterd’éclatantes victoires militaires, c’est asseoir peu à peu sa légitimité face à son cousin,l’empereur Constance II, qui règne sur la partie occi<strong>de</strong>ntale <strong>de</strong> l’empire. Quel refl<strong>et</strong> <strong>de</strong>la politique <strong>de</strong> Juli<strong>en</strong> face aux <strong>barbares</strong>, conçus comme <strong>de</strong>s « étrangers <strong><strong>en</strong>nemis</strong> »,transparaît dans l’œuvre <strong>de</strong> l’histori<strong>en</strong> Ammi<strong>en</strong> Marcellin <strong>et</strong> quels li<strong>en</strong>s uniss<strong>en</strong>t Juli<strong>en</strong>,le Romain hellénisé, <strong>et</strong> Ammi<strong>en</strong>, l’Hellène romanisé ?La situation politique au IV e s. :La situation politique au IV e s. est complexe, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur <strong>de</strong>l’empire, <strong>et</strong> nécessite une mise au point préalable afin <strong>de</strong> mieux compr<strong>en</strong>dre dans quelcadre se déroul<strong>en</strong>t les événem<strong>en</strong>ts rapportés par Ammi<strong>en</strong> Marcellin.1. C<strong>et</strong> article constitue la version remaniée <strong>de</strong> la première partie (historique <strong>et</strong> littéraire) <strong>de</strong>notre confér<strong>en</strong>ce « In suis requirere barbaros… ou la chasse aux <strong>barbares</strong> <strong>de</strong> l’empereur Juli<strong>en</strong>chez Ammi<strong>en</strong> Marcellin (Histoire XVII) », donnée lors du colloque « À la r<strong>en</strong>contre <strong>de</strong> “l’Autre” :perceptions <strong>et</strong> représ<strong>en</strong>tations <strong>de</strong> l’étranger dans les littératures antiques » (Université <strong>de</strong> Pau <strong>et</strong><strong>de</strong>s Pays <strong>de</strong> l’Adour, 12-14 mars 2009). La partie plus proprem<strong>en</strong>t linguistique <strong>de</strong> notrecommunication — r<strong>en</strong>ommée pour la publication « L’hôte <strong>et</strong> l’<strong>en</strong>nemi sont-ils <strong>de</strong>s étrangerscomme les autres ? » — paraîtra dans le recueil <strong>de</strong>s Actes, aux éditions L’Harmattan. C’est uneétu<strong>de</strong> étymologique <strong>et</strong> lexicale du vocabulaire signifiant « l’étranger » <strong>et</strong> « l’<strong>en</strong>nemi »(peregrinus, hostis/hospes, perduellis), qui faisait suite à la prés<strong>en</strong>te étu<strong>de</strong> historique <strong>et</strong> littéraire.
JULIEN ET LA TRAQUE DES « BARBARES ENNEMIS » CHEZ AMMIEN MARCELLIN 23se hâtant, au prix d’imm<strong>en</strong>ses efforts, <strong>de</strong> la soum<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> nouveau à sa domination, maiscontre tout respect du droit, <strong>en</strong> alléguant le prétexte qu’après le décès <strong>de</strong> Jovi<strong>en</strong>, avec lequelil avait conclu un traité <strong>de</strong> paix, ri<strong>en</strong> ne <strong>de</strong>vrait lui interdire <strong>de</strong> r<strong>en</strong>trer <strong>en</strong> possession <strong>de</strong> ce qui,indiquait-il, avait auparavant appart<strong>en</strong>u à ses ancêtres.Les luttes internes pour le pouvoir repr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t donc <strong>et</strong> les périls extérieurs incarnéspar les Perses, les Francs, les Alamans, les Goths, les Vandales <strong>et</strong> les Sarmates necess<strong>en</strong>t <strong>de</strong> s’aggraver. À cela s’ajoute dès 370 l’invasion <strong>de</strong>s Huns 4 , à la r<strong>en</strong>ommée sieffrayante qu’elle oblige même les anci<strong>en</strong>s <strong><strong>en</strong>nemis</strong> passés sous la coupe <strong>de</strong> Rome —les Alains, les Ostrogoths <strong>et</strong> les Wisigoths — à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>en</strong> 376 l’autorisation <strong>de</strong> sem<strong>et</strong>tre à l’abri <strong>en</strong> franchissant le Danube. Ammi<strong>en</strong> achève son récit, au livre XXXI,avec la mort <strong>de</strong> l’Auguste <strong>de</strong> l’Ori<strong>en</strong>t, Val<strong>en</strong>s, <strong>en</strong> août 378, mais les conflits sont loin<strong>de</strong> pr<strong>en</strong>dre fin à ce mom<strong>en</strong>t-là.Les problèmes politiques internes ont affaibli l’Empire <strong>et</strong> les <strong>barbares</strong> <strong>en</strong> ontprofité, notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Gaule :Exoritur iam hinc rebus adflictis, haud dispari prouinciarum malo calamitatum turbonouarum, extincturus omnia simul, ni Fortuna mo<strong>de</strong>ratrix humanorum casuum motumeu<strong>en</strong>tu celeri consummauit, imp<strong>en</strong>dio formidatum. Cum diuturna incuria Galliae cae<strong>de</strong>sacerbas rapinasque <strong>et</strong> inc<strong>en</strong>dia, barbaris lic<strong>en</strong>ter grassantibus nullo iuuante perferr<strong>en</strong>t,…(AMM. 15.5.1-2.)Et voici que survi<strong>en</strong>t, dans ces circonstances critiques, pour le malheur semblable <strong>de</strong>sprovinces une tempête <strong>de</strong> calamités nouvelles qui aurait tout anéanti à la fois, si la Fortunemaîtresse <strong>de</strong>s événem<strong>en</strong>ts humains n’avait mis un terme rapi<strong>de</strong> à une <strong>en</strong>treprise fortredoutable. Par suite d’une longue incurie, les Gaules subiss<strong>en</strong>t, sans que personne leurportât secours, <strong>de</strong>s massacres cruels, <strong>de</strong>s pillages <strong>et</strong> <strong>de</strong>s inc<strong>en</strong>dies, du fait que les <strong>barbares</strong>avai<strong>en</strong>t toute liberté d’exercer leurs brigandages.Plusieurs siècles ont passé <strong>de</strong>puis la conquête <strong>de</strong> la Gaule par Jules César <strong>et</strong> lasituation a changé, la romanisation a fait son œuvre ; les Gaulois ne sont plus <strong>de</strong>s<strong>barbares</strong> 5 : la Gaule est conçue désormais comme une composante <strong>de</strong> l’Empire romain,une prouincia Romana à part <strong>en</strong>tière, qu’il faut donc protéger <strong>de</strong>s « vrais » <strong>barbares</strong>, <strong>et</strong>qui s’avère <strong>en</strong> outre un point stratégique pour la déf<strong>en</strong>se <strong>de</strong> l’<strong>en</strong>semble <strong>de</strong> l’Empire, ceque Juli<strong>en</strong> a bi<strong>en</strong> compris 6 , <strong>en</strong> conférant notamm<strong>en</strong>t un rôle-clé à Lutèce.Lutèce-Paris, plaque tournante <strong>de</strong> la guerre contre les <strong>barbares</strong> :L’alternance <strong>de</strong>s saisons rythme le texte d’Ammi<strong>en</strong> car les affrontem<strong>en</strong>ts avec les<strong>barbares</strong> ont lieu à la belle saison mais « dès qu’arrive la mauvaise saison, on se repliedans les camps bi<strong>en</strong> fortifiés sur le limes, d’où l’on peut <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre <strong>et</strong> voir les hor<strong>de</strong>s <strong>de</strong>4. AMM. 31.2 pour une <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> la physionomie <strong>et</strong> <strong>de</strong>s mœurs <strong>de</strong>s Huns.5. AMM. 15.9.8.6. AMM. 16.5.14.
24 REVUE DE L’ASSOCIATION DES PROFESSEURS DE LETTRES N° 130<strong>barbares</strong>, rev<strong>en</strong>ues occuper le terrain délaissé par les Romains 7 ». P<strong>en</strong>dant ce temps,Juli<strong>en</strong> stationne ses troupes à Paris <strong>et</strong> fait <strong>de</strong> la ville une cité stratégique dans la luttecontre les Barbares, une plaque tournante <strong>de</strong> l’Empire romain ; il lui attribue un rôlegéostratégique majeur dans la gestion <strong>de</strong>s campagnes militaires sur le long termecontre les Germains car « la m<strong>en</strong>ace barbare amène les Parisi<strong>en</strong>s à abandonner <strong>en</strong>partie la rive gauche <strong>et</strong> à se r<strong>et</strong>rancher dans l’île <strong>de</strong> la Cité qu’ils <strong>en</strong>tour<strong>en</strong>t d’unrempart. Le danger — qui vi<strong>en</strong>t aussi bi<strong>en</strong> du nord-est que du nord-ouest, où lesSaxons m<strong>en</strong>ac<strong>en</strong>t les côtes — donne à la ville un rôle <strong>et</strong> une importance qu’elle n’avaitpas jusque-là. Elle n’est plus seulem<strong>en</strong>t un carrefour routier <strong>et</strong> fluvial, elle <strong>de</strong>vi<strong>en</strong>taussi un élém<strong>en</strong>t capital dans le système déf<strong>en</strong>sif <strong>de</strong> la Gaule du nord […]. Des troupescantonn<strong>en</strong>t fréquemm<strong>en</strong>t dans la ville, disposant d’un camp, d’un terrain <strong>de</strong>manœuvres <strong>et</strong> <strong>de</strong> magasins <strong>de</strong> ravitaillem<strong>en</strong>t. Une flottille <strong>de</strong> guerre, dont lecomman<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t siège à Lutèce, croise régulièrem<strong>en</strong>t dans la région 8 ». La stratégiepayante <strong>de</strong> Juli<strong>en</strong> est opposée à l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>barbares</strong>, mal organisés, qui pass<strong>en</strong>tl’hiver sans récupérer <strong>de</strong>s forces 9 .La <strong>recherche</strong> du lexème Parisii dans l’<strong>en</strong>semble du corpus d’Ammi<strong>en</strong> 10 comparéavec les quelques occurr<strong>en</strong>ces prés<strong>en</strong>tes dans la banque <strong>de</strong> données du logiciel Phinous amène à confirmer lexicalem<strong>en</strong>t c<strong>et</strong>te remarque <strong>de</strong> l’archéologue Ph. <strong>de</strong>Carbonnières : avant Juli<strong>en</strong>, il y avait Lutèce (Lut<strong>et</strong>ia/Lutecia) ; après Juli<strong>en</strong>, il y aParis (certes, une désignation indirecte, par métonymie du peuple pour la ville). Lesquelques occurr<strong>en</strong>ces <strong>de</strong> Parisii qui apparaiss<strong>en</strong>t se trouv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> uniquem<strong>en</strong>t chezCésar 11 (sans surprise dans la Guerre <strong>de</strong>s Gaules), pour désigner exclusivem<strong>en</strong>t lepeuple <strong>de</strong>s Parisi<strong>en</strong>s <strong>et</strong> non leur lieu <strong>de</strong> vie.Analysons maint<strong>en</strong>ant la situation chez Ammi<strong>en</strong> : il est aisé <strong>de</strong> constater que lesoccurr<strong>en</strong>ces sont beaucoup plus nombreuses, ce qui démontre au minimum le rôleaccru <strong>de</strong> la région, mais ne donne pas forcém<strong>en</strong>t d’indication sur l’émerg<strong>en</strong>ce <strong>de</strong>« Paris » <strong>en</strong> tant que ville « autonome », pourrait-on dire. C’est la syntaxe qui va nousfournir une ai<strong>de</strong> :— Paris prés<strong>en</strong>tée comme un lieu stratégique pour établir <strong>de</strong>s quartiers d’hiver : apudParisios 17.8.1, 18.1.1, 20.1.1, 20.8.2 (avec <strong>de</strong>s expressions comme acturus hiemem /hiemem ag<strong>en</strong>s / hibernans / hiemem ag<strong>en</strong>s / hibernis locatis).— Paris comme <strong>de</strong>stination, avec un verbe <strong>de</strong> mouvem<strong>en</strong>t : per Parisios + transire 20.4.11,Parisios + reuerti 20.5.1, Parisios + ingredi 20.9.6, Parisios + u<strong>en</strong>ire 26.5.8 (à propos7. L. SIGAYRET, 1999, Rome <strong>et</strong> les Barbares, Paris, Ellipses, coll. « Civilisation latine par lestextes », p. 10. Signalons que le limes sur c<strong>et</strong>te partie <strong>de</strong> l’empire est constitué par <strong>de</strong>ux frontièresnaturelles, le Rhin <strong>et</strong> le Danube, <strong>et</strong> un mur r<strong>en</strong>forcé d’un fossé (qui constitue une fortification plussymbolique — comme limite <strong>en</strong>tre la civilisation <strong>et</strong> la barbarie — qu’efficace).8 . Ph. DE CARBONNIÈRES, 1997, Lutèce, Paris ville romaine, Paris, Gallimard,coll. « Découvertes Gallimard », p. 41.9. AMM. 16.12.15.10. Données tirées du site Intern<strong>et</strong> Bibliotheca Classica Selecta / Itinera Electronica.11. CAES. Gall. Parisios 7.4.6 ; Parisiis 7.75.3 ; Parisiorum 2 occ. Luteciam Parisiorum6.3.4 ; …Luteciam… . Id est oppidum Parisiorum 7.57.1.
JULIEN ET LA TRAQUE DES « BARBARES ENNEMIS » CHEZ AMMIEN MARCELLIN 25<strong>de</strong> l’empereur Val<strong>en</strong>tini<strong>en</strong> rev<strong>en</strong>ant à Paris prope Kal<strong>en</strong>das Nouembris donc avec lamême stratégie que Juli<strong>en</strong>, à savoir se servir <strong>de</strong> Paris comme quartiers d’hiver), Parisios+ redire 27.2.10 (à propos du maître <strong>de</strong> cavalerie Jovin, sous les ordres <strong>de</strong> Val<strong>en</strong>tini<strong>en</strong>).— Autres emplois : Parisios 17.2.4 ; apud Parisios 18.6.16, 21.2.1.Dans l’exemple suivant, il s’agit bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> fait pour Juli<strong>en</strong> <strong>de</strong> rev<strong>en</strong>ir à Paris, <strong>en</strong> tant quelieu, <strong>et</strong> non <strong>de</strong> rejoindre les Parisi<strong>en</strong>s, <strong>en</strong> tant que peuple :Hisque perfectis, acturus hiemem reuertit Parisios Caesar. (AMM. 17.2.4.)C<strong>et</strong>te affaire réglée, César revint à Paris pour y passer l’hiver.Après un verbe <strong>de</strong> mouvem<strong>en</strong>t, le mot à l’accusatif translocal ne désigne plus ici lepeuple mais la ville (au pluriel comme Ath<strong>en</strong>ae, arum, f. pl.) ; <strong>et</strong> lorsque le mot estemployé avec la préposition apud, comme dans l’exemple suivant, c’est bi<strong>en</strong> pourl’expression <strong>de</strong> l’intralocal :At Caesar hiemem apud Parisios ag<strong>en</strong>s, Alamannos praeu<strong>en</strong>ire studio maturabat ing<strong>en</strong>ti,nondum in unum coactos, sed insania post Arg<strong>en</strong>toratum audaces omnes <strong>et</strong> saeuos,operi<strong>en</strong>sque Iulium m<strong>en</strong>sem, un<strong>de</strong> sumunt Gallicani procinctus exordia, diutius angebatur…(AMM. 17.8.1.)De son côté César, qui passait la mauvaise saison à Paris, déployait une activité int<strong>en</strong>sepour <strong>de</strong>vancer les Alamans, qui ne s’étai<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong>core réunis <strong>en</strong> un seul corps, mais qui dansleur Folie, après Strasbourg, montrai<strong>en</strong>t tous audace <strong>et</strong> cruauté ; <strong>et</strong> <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant le mois <strong>de</strong>Juill<strong>et</strong>, qui marque le début <strong>de</strong>s campagnes <strong>en</strong> Gaule, il restait longtemps dans l’anxiété…D’un point <strong>de</strong> vue linguistique aussi bi<strong>en</strong> que stratégique, la ville <strong>de</strong> Paris est née,même si elle ne bénéficie pas d’un lexème spécifique : les choix stratégiques <strong>de</strong> Juli<strong>en</strong>ont contribué à transformer Lutèce (Lut<strong>et</strong>ia ou Lutecia, -ae, f. sg.) <strong>en</strong> Paris (Parisii, -orum, m. pl), par le biais d’une figure microstructurale <strong>de</strong> la contiguïté, la métonymie(avec un jeu sur le rapport cont<strong>en</strong>ant-cont<strong>en</strong>u).Stratégies militaires <strong>et</strong> opinions <strong>de</strong> Juli<strong>en</strong> sur les Barbares :C’est sa lutte efficace contre les Barbares (<strong>et</strong> notamm<strong>en</strong>t sa gran<strong>de</strong> victoire <strong>en</strong> 357sur les Alamans) qui perm<strong>et</strong> à Juli<strong>en</strong> <strong>de</strong> conquérir peu à peu le cœur <strong>de</strong> l’armée,autrem<strong>en</strong>t dit le pouvoir. Mais c<strong>et</strong>te lutte ne pouvait s’arrêter aux Barbares du Nord : il
26 REVUE DE L’ASSOCIATION DES PROFESSEURS DE LETTRES N° 130lui fallait affronter lui aussi les Perses, comme Alexandre le Grand 12 <strong>et</strong> Trajan, sesmodèles, quitte à aller chercher les <strong>barbares</strong> sur leurs propres territoires 13 :… <strong>et</strong> p<strong>et</strong>iturus ipse Mogontiacum, ut ponte conpacto transgressus <strong>et</strong> in suis requirer<strong>et</strong>BARBAROS, cum nullum reliquiss<strong>et</strong> in nostris, refragante u<strong>et</strong>abatur exercitu ; uerumfacundia iucunditateque sermonum allectum in uoluntatem traduxerat suam […] ; moxquead locum praedictum est u<strong>en</strong>tum, flumine pontibus constratis transmisso occupauere terrasHOSTILES. (AMM. 17.1.2.)Quant à lui, il voulait gagner May<strong>en</strong>ce, y construire un pont <strong>et</strong> franchir le fleuve, pourtraquer les <strong>barbares</strong> jusque sur leurs terres, puisqu’il n’<strong>en</strong> avait laissé aucun dans lesnôtres ; mais il se heurtait à l’opposition <strong>de</strong> l’armée. Pourtant, l’éloqu<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> le charme <strong>de</strong>ses paroles lui gagnèr<strong>en</strong>t les soldats <strong>et</strong> il eut vite fait <strong>de</strong> les convertir à sa volonté […] <strong>et</strong>bi<strong>en</strong>tôt on parvint au lieu précité ; <strong>de</strong>s ponts fur<strong>en</strong>t construits, le fleuve franchi <strong>et</strong> les nôtress’emparèr<strong>en</strong>t du territoire <strong>en</strong>nemi.Les vocables « <strong>barbares</strong> » <strong>et</strong> « <strong><strong>en</strong>nemis</strong> » <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t donc <strong>de</strong>s rapports étroits <strong>de</strong>synonymie partielle. Et le barbare n’est pas seulem<strong>en</strong>t un élém<strong>en</strong>t <strong>de</strong> politiqueextérieure mais un <strong>en</strong>jeu <strong>de</strong> la politique intérieure <strong>de</strong> l’Empire, <strong>en</strong> li<strong>en</strong> avec le caractèremême du personnage <strong>de</strong> Juli<strong>en</strong> : aller chercher les <strong>barbares</strong> sur leur propre territoire,c’est aussi aller chercher le pouvoir <strong>et</strong> restaurer la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l’Empire romain :Vrg<strong>en</strong>te g<strong>en</strong>uino uigore pugnarum fragores cae<strong>de</strong>sque BARBARICAS somniabat, colligereprouinciae fragm<strong>en</strong>ta iam parans si adfuiss<strong>et</strong> flatu tan<strong>de</strong>m secundo. (AMM. 16.1.1.)Poussé par son énergie native, il ne rêvait que <strong>de</strong> fracas <strong>de</strong> batailles <strong>et</strong> massacres <strong>de</strong><strong>barbares</strong>, <strong>et</strong> se préparait déjà à rassembler les fragm<strong>en</strong>ts <strong>de</strong> province au cas où la fortunel’assisterait d’un souffle <strong>en</strong>fin favorable.Ce qui ne l’a certes pas empêché d’intégrer <strong>de</strong>s « élém<strong>en</strong>ts extérieurs » à sa proprearmée. Mais ces soldats, même s’ils étai<strong>en</strong>t d’origine <strong>barbares</strong> — <strong>et</strong> parce qu’ils étai<strong>en</strong>tdésormais une composante <strong>de</strong> l’armée romaine — ne portai<strong>en</strong>t plus le qualificatif <strong>de</strong>« <strong>barbares</strong> » : il évoque <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> dans un <strong>de</strong> ses écrits <strong>en</strong> grec l’apostrophe <strong>de</strong> ξένοι καˆ12. AMM. 16.5.4 : Hinc contingebat ut noctes ad officia diui<strong>de</strong>r<strong>et</strong> tripertita, qui<strong>et</strong>is <strong>et</strong>publicae rei <strong>et</strong> musarum, quod factitasse Alexandrum legimus Magnum ; sed multo hic fortius.« De là v<strong>en</strong>ait aussi qu’il partageait ses nuits <strong>en</strong>tre trois obligations : celle du repos, celle <strong>de</strong>saffaires publiques, celle <strong>de</strong>s muses ; ainsi fit, lisons-nous, Alexandre le Grand, mais Juli<strong>en</strong> agitavec plus <strong>de</strong> force d’âme. »13. J. BOUFFARTIGUE, « L’empereur Juli<strong>en</strong> <strong>et</strong> les Barbares : réalisme <strong>et</strong> illusion », HautMoy<strong>en</strong> Âge, Culture, Éducation <strong>et</strong> Société, Étu<strong>de</strong>s offertes à P. Riché, Nanterre, 1990 : « CommeCésar, puis comme empereur, il a agi sous la conviction constante que le meilleur traitem<strong>en</strong>t duproblème barbare était la guerre. Son succès <strong>en</strong> Gaule <strong>et</strong> <strong>en</strong> Rhénanie l’a persuadé <strong>de</strong>s méritesd’une politique off<strong>en</strong>sive, consistant, <strong>en</strong> <strong>de</strong>çà du fleuve frontière, à n<strong>et</strong>toyer le territoire <strong>de</strong> touteprés<strong>en</strong>ce barbare, puis à affranchir le fleuve pour démanteler les forces <strong>barbares</strong> <strong>et</strong> décourager lesagressions ultérieures. C<strong>et</strong>te stratégie, payante sur le Rhin, fut rééditée sur le Tigre avec <strong>de</strong>srésultats beaucoup moins heureux. » (Pp. 54-55.)
JULIEN ET LA TRAQUE DES « BARBARES ENNEMIS » CHEZ AMMIEN MARCELLIN 27πολ‹ται que leur lance un officier, iunctura qui implique que leur statut d’« étrangers »ne les excluait pas <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> « citoy<strong>en</strong>s 14 ».Même s’il compare le chant <strong>de</strong> certains « Barbares du Rhin » à un croassem<strong>en</strong>tdisharmonieux 15 , ce n’est pas la langue qui fait le Barbare pour Juli<strong>en</strong> mais sa positionhors <strong>de</strong>s frontières « naturelles » <strong>de</strong> l’Empire (le Rhin, le Danube <strong>et</strong> le Tigre). Ainsi,« au critère linguistique <strong>et</strong> culturel <strong>de</strong> la tradition grecque classique s’est ajouté ousubstitué un critère politique <strong>et</strong> topographique 16 ». Et à travers les écrits <strong>de</strong> Juli<strong>en</strong>émerg<strong>en</strong>t <strong>de</strong>ux dénominateurs communs pour la notion <strong>de</strong> « barbarie ». Pour lui,1°) sont <strong>barbares</strong> les ressortissants <strong>de</strong>s <strong>et</strong>hnies dont le territoire naturel se trouve hors<strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> l’Empire Romain <strong>et</strong> dont le comportem<strong>en</strong>t vis-à-vis <strong>de</strong> l’Empire estgénéralem<strong>en</strong>t hostile.2°) Sont <strong>barbares</strong> les ressortissants <strong>de</strong>s <strong>et</strong>hnies qui occup<strong>en</strong>t les rangs inférieurs dans lahiérarchie <strong>de</strong>s cultures. […].Juli<strong>en</strong> a donc une réelle consci<strong>en</strong>ce du problème barbare. Il a heureusem<strong>en</strong>t réactualiséle concept <strong>de</strong> barbare tel que sa culture grecque classique le lui fournissait. Il <strong>en</strong> a gardé lesnotions qui définiss<strong>en</strong>t le barbare comme inférieur culturellem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> comme un part<strong>en</strong>airepeu sûr, dangereux <strong>et</strong> hostile. Il lui a ajouté une notion d’exclusion topographiqueimp<strong>en</strong>sable à l’époque classique quand la frontière <strong>en</strong>tre pays grec <strong>et</strong> pays barbare étaitextrêmem<strong>en</strong>t imprécise <strong>et</strong> irrégulière 17 .Les <strong>barbares</strong> sont toujours associés à la guerre ; pourtant, « la guerre n’est pas ce quifon<strong>de</strong> la Barbarie d’un peuple, mais le moy<strong>en</strong> par lequel celui-ci manifeste sa prés<strong>en</strong>ce<strong>et</strong> donc sa Barbarie 18 ».Juli<strong>en</strong> <strong>et</strong> Ammi<strong>en</strong>, <strong>de</strong>ux étrangers à Rome :Juli<strong>en</strong> <strong>et</strong> Ammi<strong>en</strong> Marcellin, tous <strong>de</strong>ux non Romains, partag<strong>en</strong>t <strong>en</strong> outre une mêmeorigine géographique, puisque tous <strong>de</strong>ux sont originaires d’Antioche, ce qui a étéreproché à Juli<strong>en</strong>, qui <strong>en</strong> a reçu <strong>de</strong>s sobriqu<strong>et</strong>s :Miles … extrema minitans Iulianum conpellationibus incessebat <strong>et</strong> probris, Asianumappellans Graeculum, <strong>et</strong> fallacem <strong>et</strong> specie sapi<strong>en</strong>tiae stolidum ; (Amm. 17.9.3.)Le soldat … recourait aux <strong>de</strong>rnières m<strong>en</strong>aces <strong>et</strong> poursuivait Juli<strong>en</strong> <strong>de</strong> sarcasmes <strong>et</strong>d’injures, l’appelant « p<strong>et</strong>it Grec d’Asie, m<strong>en</strong>teur <strong>et</strong> niais sous <strong>de</strong>s airs <strong>de</strong> compét<strong>en</strong>ces ».14 . JULIEN, Aux Athéni<strong>en</strong>s, 11, 285b. Cf. A. CHAUVOT, Opinions romaines face aux<strong>barbares</strong> au IV e s. ap. J.-C., Paris, De Boccard, 1998, p. 170.15. Comparaison prés<strong>en</strong>te dans le Misopogon, 1, 337c.16. J. BOUFFARTIGUE, op. cit., p. 50.17. J. BOUFFARTIGUE, op. cit., pp. 52 <strong>et</strong> 54.18. A. CHAUVOT, op. cit., p. 390.
28 REVUE DE L’ASSOCIATION DES PROFESSEURS DE LETTRES N° 130… omnes qui plus poterant in palatio, adulandi professores iam docti, recte consultaprospereque conpl<strong>et</strong>a uertebant in <strong>de</strong>ridiculum, talia sine modo strep<strong>en</strong>tes insulse : « inodium u<strong>en</strong>it cum uictoriis suis capella, non homo », ut hirsutum Iulianum carp<strong>en</strong>tes,appellantesque « loquacem talpam » <strong>et</strong> « purpuratam simiam » <strong>et</strong> « litterionem Graecum »,<strong>et</strong> his congru<strong>en</strong>tia plurima ; atque ut tintinnacula principi resonantes audire haec taliaquegesti<strong>en</strong>ti, uirtutes eius obruere uerbis inpu<strong>de</strong>ntibus conabantur, ut segnem incess<strong>en</strong>tes <strong>et</strong>timidum <strong>et</strong> umbratilem, gestaque secus uerbis comptioribus exornantem ; (Amm. 17.11.1.)… tous les importants du Palais, passés maîtres dans l’art <strong>de</strong> la flatterie, tournai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>ridicule <strong>de</strong>s <strong>en</strong>treprises bi<strong>en</strong> conçues <strong>et</strong> exécutées avec bonheur <strong>et</strong> grondai<strong>en</strong>t sans cesse leursinsipi<strong>de</strong>s litanies : « elle nous assomme avec ses victoires, la chèvre ; car ce n’est pas unhomme ! » disai<strong>en</strong>t-ils <strong>en</strong> brocardant Juli<strong>en</strong> à cause <strong>de</strong> sa barbe 19 ; ils l’appelai<strong>en</strong>t « taupebabillar<strong>de</strong> », « gu<strong>en</strong>on vêtue <strong>de</strong> pourpre », « cuistre <strong>de</strong> Grec » <strong>et</strong> <strong>de</strong> maints sobriqu<strong>et</strong>s dumême goût ; <strong>et</strong> comme <strong>de</strong>s grelots, ils tintai<strong>en</strong>t aux oreilles <strong>de</strong> l’empereur (qui était friand <strong>de</strong>tels propos), essayant d’étouffer les qualités <strong>de</strong> Juli<strong>en</strong> sous leurs paroles effrontées <strong>et</strong>l’accusant d’être lâche, poltron <strong>et</strong> fainéant <strong>et</strong> <strong>de</strong> donner à ses échecs la parure <strong>de</strong> phrases tropbi<strong>en</strong> arrangées. »La forme avec diminutif Graeculus montre le mépris <strong>et</strong> l’incompréh<strong>en</strong>sion qu’a pususciter le philhellénisme <strong>de</strong> Juli<strong>en</strong> 20 , qui ne se « cont<strong>en</strong>tait » pas <strong>de</strong> la culture latine, <strong>et</strong>qui, <strong>en</strong> plus, avait été éduqué par <strong>de</strong>s pédagogues grecs <strong>en</strong> Asie ! Dans la <strong>de</strong>uxièmeexpression, la connotation péjorative est portée par le substantif rare litterio,« écrivaillon, gratte-papier ». De telles attaques ne pouvai<strong>en</strong>t que r<strong>en</strong>forcer le li<strong>en</strong> <strong>en</strong>treAmmi<strong>en</strong> <strong>et</strong> Juli<strong>en</strong>, <strong>de</strong>ux soldats l<strong>et</strong>trés, dont l’un était Grec mais écrivait <strong>en</strong> latin, <strong>et</strong>19. Face aux attaques <strong>de</strong> ses <strong><strong>en</strong>nemis</strong> qui condamn<strong>en</strong>t sa barbe <strong>de</strong> philosophe grec, Juli<strong>en</strong>réagit <strong>en</strong> faisant preuve d’autodérision dans son pamphl<strong>et</strong> Misopogon ou l’Ennemi <strong>de</strong> la barbe :« Et d’abord comm<strong>en</strong>çons par le visage. La nature, j’<strong>en</strong> convi<strong>en</strong>s, ne me l’avait donné ni tropbeau, ni agréable, ni séduisant, <strong>et</strong> moi, par une humeur sauvage <strong>et</strong> quinteuse, j’y ai ajouté c<strong>et</strong>teénorme barbe, pour punir, ce semble, la nature <strong>de</strong> ne m’avoir pas fait plus beau. J’y laisse courirles poux, comme <strong>de</strong>s bêtes dans une forêt : je n’ai pas la liberté <strong>de</strong> manger avi<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t ni <strong>de</strong> boirela bouche bi<strong>en</strong> ouverte : il faut, voyez-vous, que je pr<strong>en</strong>ne gar<strong>de</strong> d’avaler, à mon insu, <strong>de</strong>s poilsavec mon pain. Quant à recevoir ou à donner <strong>de</strong>s baisers, point <strong>de</strong> nouvelles : car une telle barbejoint à d’autres inconvéni<strong>en</strong>ts celui <strong>de</strong> ne pouvoir, <strong>en</strong> appliquant une partie n<strong>et</strong>te sur une partielisse, cueillir d’une lèvre collée à une autre lèvre c<strong>et</strong>te suavité, dont parle un <strong>de</strong>s poètes, inspirés<strong>de</strong> Pan <strong>et</strong> <strong>de</strong> Calliope, un chantre <strong>de</strong> Daphnis. Vous dites qu’il <strong>en</strong> faudrait faire <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s : j’ycons<strong>en</strong>s <strong>de</strong> bon cœur, si toutefois vous pouvez l’arracher <strong>et</strong> si sa ru<strong>de</strong>sse ne donne pas trop <strong>de</strong> malà vos mains t<strong>en</strong>dres <strong>et</strong> délicates. Que personne <strong>de</strong> vous ne se figure que je suis chagriné <strong>de</strong> vosbrocards : j’y prête moi-même le flanc, avec mon m<strong>en</strong>ton <strong>de</strong> bouc, lorsque je pourrais, ce mesemble, l’avoir doux <strong>et</strong> poli comme les jolis garçons <strong>et</strong> comme toutes les femmes à qui la nature afait don <strong>de</strong> l’amabilité. » (Trad. E. Talbot, tirée du site http://remacle.org.)20. Selon Aelius Spartianus (l’un <strong>de</strong>s écrivains <strong>de</strong> l’Hist. Aug.), le même reproche a été fait àl’empereur Hadri<strong>en</strong> (Vit. Hadr. 1.5) : Imbutusque inp<strong>en</strong>sius Graecis studiis, ing<strong>en</strong>io eius sic ad ea<strong>de</strong>clinante, ut a nonnullis Graeculus dicer<strong>et</strong>ur […], « Après s’être int<strong>en</strong>sém<strong>en</strong>t imprégné <strong>de</strong>culture grecque <strong>et</strong> comme il y était si naturellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>clin que certains le surnommai<strong>en</strong>t parfois“le p<strong>et</strong>it grec” … » Cf. Br. ROCHETTE, Le latin dans le mon<strong>de</strong> grec, Bruxelles, Latomus, 1997,p. 24.
JULIEN ET LA TRAQUE DES « BARBARES ENNEMIS » CHEZ AMMIEN MARCELLIN 29l’autre Latin mais écrivait <strong>en</strong> grec 21 , <strong>et</strong> qui avai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> commun une origine ori<strong>en</strong>taledécriée, alors que, comme J. Crocis l’écrit à propos d’Ammi<strong>en</strong>, « chacune <strong>de</strong> sesparoles trahi[ssait] sa fierté d’appart<strong>en</strong>ir à une certaine communauté <strong>et</strong>hnique <strong>et</strong>linguistique dont il se s<strong>en</strong>t[ait] toujours intimem<strong>en</strong>t solidaire 22 ».Car Ammi<strong>en</strong> Marcellin se définit lui-même, dans la célèbre sphragis 23 du livreXXXI, ut miles quondam <strong>et</strong> Graecus, ce qui constitue une rev<strong>en</strong>dication forte pour ladéf<strong>en</strong>se <strong>de</strong> l’hellénisme, qui n’exclut pourtant pas l’utilisation du latin comme moy<strong>en</strong>le plus efficace pour rev<strong>en</strong>diquer l’exist<strong>en</strong>ce d’une Graecia (<strong>en</strong> tant que modèle <strong>de</strong>civilisation culturelle <strong>et</strong> religieuse <strong>et</strong> pas simplem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tant que langue). Même siAmmi<strong>en</strong> a choisi d’intégrer son œuvre à un <strong>en</strong>semble historiographique latin (<strong>en</strong>pr<strong>en</strong>ant chronologiquem<strong>en</strong>t la suite <strong>de</strong> Tacite), son amour pour le grec l’amène àcondamner son utilisation comme « arme <strong>de</strong> guerre » par le <strong>de</strong>mi-frère <strong>de</strong> Juli<strong>en</strong>,Gallus (contre ses év<strong>en</strong>tuels <strong><strong>en</strong>nemis</strong> lorsqu’il était César) :Nouo <strong>de</strong>nique perniciosoque exemplo, i<strong>de</strong>m Gallus ausus est inire flagitium graue, quodRomae cum ultimo <strong>de</strong><strong>de</strong>core temptasse aliquando dicitur Galli<strong>en</strong>us,<strong>et</strong>, adhibitis paucis clamferro succinctis, uesperi per tabernas palabatur <strong>et</strong> compita, quaeritando graeco sermone,cuius erat imp<strong>en</strong>dio gnarus, quid <strong>de</strong> Caesare quisque s<strong>en</strong>tir<strong>et</strong>. (AMM. 14.1.9.)Enfin, par un nouvel <strong>et</strong> funeste exemple, le même Gallus osa comm<strong>et</strong>tre uninsupportable scandale, auquel Galli<strong>en</strong>, dit-on, s’était risqué à Rome autrefois à sa gran<strong>de</strong>honte : <strong>en</strong>touré d’un p<strong>et</strong>it nombre <strong>de</strong> satellites qui dissimulai<strong>en</strong>t l’arme dont ils étai<strong>en</strong>t ceints,il errait le soir à travers les tavernes <strong>et</strong> les carrefours, s’informant dans la langue grecque,qu’il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait fort bi<strong>en</strong>, <strong>de</strong> ce que chacun p<strong>en</strong>sait <strong>de</strong> César.Il faut noter par ailleurs qu’Ammianus Marcellinus constitue un nom double <strong>et</strong> non lestria nomina traditionnels. Son nom <strong>de</strong> famille (Ammianus) est d’origine sémitique <strong>et</strong>son nom personnel (Marcellinus) est typiquem<strong>en</strong>t romain ; <strong>et</strong> il est a priori surpr<strong>en</strong>ant<strong>de</strong> constater que l’on ne trouve nulle part trace d’élém<strong>en</strong>t grec dans le nom <strong>de</strong> c<strong>et</strong>hellénophone (dont l’origine grecque ne fait pourtant aucun doute puisqu’il afréquemm<strong>en</strong>t recours à <strong>de</strong>s expressions comme « nous disons », « nous appelons »pour citer <strong>de</strong>s vocables grecs 24 ). La promotion sociale <strong>de</strong> la famille d’Ammi<strong>en</strong> a dû sefaire par l’armée, grâce à son parfait bilinguisme 25 . Mais il reste malgré tout — <strong>et</strong> <strong>en</strong>dépit <strong>de</strong> son glorieux passé <strong>de</strong> militaire — un étranger, susceptible d’être chassé <strong>de</strong>21. Pour peu que ses occupations politiques <strong>et</strong> militaires lui <strong>en</strong> laiss<strong>en</strong>t le loisir, cf. supra,AMM. 16.5.4.22. J. CROCIS, 1985, « Ammi<strong>en</strong> Marcellin, témoin <strong>de</strong> l’hellénisme », K<strong>en</strong>tron, 4, p. 40.23. Ce « sceau » constitue une mini-postface à l’œuvre.24 . Ce qui n’exclut cep<strong>en</strong>dant pas une utilisation <strong>de</strong> l’expression « objective » sermoGraecus (AMM. 15.9.3), ou <strong>de</strong> la première personne du pluriel pour désigner l’armée romainedès lors qu’il participe à l’expédition.25. Pour un exemple <strong>de</strong> promotion d’un « barbare » grâce à son bilinguisme, cf. AMM.15.13.1 (facundia sermonis utriusque, à propos <strong>de</strong> Musonianus, préf<strong>et</strong> du prétoire).
30 REVUE DE L’ASSOCIATION DES PROFESSEURS DE LETTRES N° 130Rome (pour peu que le pain vi<strong>en</strong>ne à manquer), révolté par le peu <strong>de</strong> cas qui est fait<strong>de</strong>s intellectuels étrangers au regard <strong>de</strong> simples danseuses 26 .La figure <strong>de</strong> Juli<strong>en</strong> est au c<strong>en</strong>tre <strong>de</strong> l’œuvre d’Ammi<strong>en</strong> ; si au livre XVII, c’est<strong>en</strong>core Constance II qui est l’empereur, tout le récit t<strong>en</strong>d vers la prise <strong>de</strong> pouvoir <strong>de</strong>Juli<strong>en</strong>. Et Constance n’<strong>en</strong> est que le faire-valoir. Devant les victoires <strong>de</strong> son chef,Ammi<strong>en</strong> se déf<strong>en</strong>d certes <strong>de</strong> tout panégyrique, mais l’on s<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> toute l’admirationqu’il porte à Juli<strong>en</strong> 27 , dont la figure littéraire se construit <strong>en</strong> filigrane dans sa luttecontre les <strong>barbares</strong>.Le barbare est un élém<strong>en</strong>t politique puisque, vaincu, il est la preuve <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>ur<strong>de</strong> l’empire romain ; mais il <strong>de</strong>vi<strong>en</strong>t aussi un élém<strong>en</strong>t <strong>de</strong> l’écriture baroque (ouromantique 28 ), épique 29 d’Ammi<strong>en</strong> : par sa seule dénotation, le barbare représ<strong>en</strong>te unfundam<strong>en</strong>tum <strong>de</strong> son écriture historique mais par les connotations qu’il véhicule, il <strong>en</strong>est aussi un élém<strong>en</strong>t pittoresque, moteur d’exaedificatio pour créer un opus ornatum,pour repr<strong>en</strong>dre les termes <strong>de</strong> Cicéron sur l’analyse <strong>de</strong> l’Histoire 30 : barbarus doc<strong>et</strong>,barbarus mou<strong>et</strong>, barbarus <strong>de</strong>lectat. En eff<strong>et</strong>, pour un histori<strong>en</strong>, le pittoresque est <strong>en</strong>principe l’accessoire, mais il est l’ess<strong>en</strong>tiel pour Ammi<strong>en</strong> : une bataille, pour lui,n’est pas un événem<strong>en</strong>t valant plus par ses conséqu<strong>en</strong>ces que par lui-même ; ellevaut pour ce qu’elle est, comme spectacle, <strong>et</strong> par l’émotion qui peut s’<strong>en</strong> dégager.26. AMM. 14.6.19. C’est Symmaque qui était alors préf<strong>et</strong> <strong>de</strong> la Ville <strong>et</strong> il « dut <strong>en</strong> c<strong>et</strong>tequalité procé<strong>de</strong>r à l’expulsion <strong>de</strong>s étrangers <strong>de</strong> passage, <strong>en</strong> 384, comme l’avait déjà fait avant luile préf<strong>et</strong> Orfitus <strong>en</strong>tre 353 <strong>et</strong> 356. Symmaque a justifié c<strong>et</strong>te mesure impopulaire par la crainte <strong>de</strong>la pénurie <strong>de</strong> vivres, dans son Epist. 2,7,3 » (p. 209 <strong>de</strong> l’édition <strong>de</strong>s Belles L<strong>et</strong>tres, n. 60).Ammi<strong>en</strong> lui-même aurait été expulsé <strong>et</strong> <strong>en</strong> aurait gardé rancœur.27. Cf. AMM. 16.1.3 <strong>et</strong> 16.1.5.28 . J. FONTAINE « Ammi<strong>en</strong> Marcellin, histori<strong>en</strong> romantique », Bull<strong>et</strong>in <strong>de</strong> l’AssociationGuillaume Budé, 1969 : « Il faut lier la vigueur, <strong>et</strong> même la viol<strong>en</strong>ce, d’une telle imagerie, à ladémesure surréelle, sinon déjà surréaliste, qui caractérise chez Ammi<strong>en</strong> l’expression exagérative,dans l’ordre du drame ou <strong>de</strong> la satire. Les bornes raisonnées <strong>et</strong> traditionnelles du comique <strong>et</strong> dutragique sont alors franchies. Dans l’expression <strong>de</strong> l’horreur ou du ridicule, on r<strong>et</strong>rouvefinalem<strong>en</strong>t la même déshumanisation volontaire que nous v<strong>en</strong>ons <strong>de</strong> déceler sous le recoursrépété à l’imagerie animale. […] L’étrang<strong>et</strong>é <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> magie, <strong>de</strong>s horreurs <strong>de</strong> l’inquisitionimpériale, <strong>de</strong>s corps à corps <strong>en</strong>tre Romains <strong>et</strong> <strong>barbares</strong>, nous av<strong>en</strong>ture alors aux confins <strong>de</strong> laveille <strong>et</strong> du rêve, ou plutôt du cauchemar maîtrisé par un art lourd, puissant, légèrem<strong>en</strong>t sadique »(pp. 430-431).29. Y. A DAUGÉ, Le Barbare, Recherches sur la conception romaine <strong>de</strong> la barbarie <strong>et</strong> <strong>de</strong> lacivilisation, Bruxelles, Latomus, 1981 : « Le terme barbarus intervi<strong>en</strong>t plusieurs fois pourdramatiser la lutte, <strong>en</strong> faire ressortir l’int<strong>en</strong>sité, lui conférer, une dim<strong>en</strong>sion à la foispsychologique, épique <strong>et</strong> cosmique, c’est-à-dire, <strong>en</strong> fait, pour <strong>en</strong> dégager l’ess<strong>en</strong>ce même. »(Pp. 403-404.)30. A. MALISSARD, « L’<strong>histoire</strong> : écriture ou vérité ? À propos <strong>de</strong> Pline (Ep., 6, 16 <strong>et</strong> 20) <strong>et</strong><strong>de</strong> Tacite (Ann., 14, 3-9). », Mélanges Pierre Lévêque, 5. Anthropologie <strong>et</strong> société, Les BellesL<strong>et</strong>tres, 1990, pp. 227-243.