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Andrea Mantegna, Le Martyre de Saint-Sébastien, 1480Toile, 255 x 140 cm, Musée du Louvre, Paris


Léonard de Vinci, Proportions du corps humain inspiré de Vitruve, vers 1492,Gallerie dell’Accademia de Venise.


Séquence Humanisme et <strong>Renaissance</strong>Texte 3En 1539, avec l'ordonnance de Villers-Cotterêts, François 1 er impose l'usage du françaisdans l'administration. Dix ans plus tard, le manifeste de Du Bellay défend la langue françaisedans la littérature.51015Qui oserait dire que les langues grecque et romaine ont toujours été dans laperfection qu'on leur a vue du temps d'Homère et de Démosthène, de Virgile et deCicéron 1 ? [...] Ainsi puis-je dire de notre langue, qui commence à peine à fleurir sansfructifier, ou plutôt, comme une plante et vergette 2 , n'a point encore fleuri : il s'en fautde beaucoup qu'elle ait apporté tout le fruit qu'elle pourrait bien produire. Cela,certainement, non à cause de défauts de nature, car elle est aussi apte à engendrer queles autres, mais par la faute de ceux qui l'ont eue en garde, et ne l'ont passuffisamment cultivée [...]. Si les anciens Romains avaient été aussi négligents à laculture de leur langue quand elle commença tout juste à prospérer, il est certainqu'elle ne serait pas devenue si grande en si peu de temps. Mais eux, en bonsagriculteurs, l'ont premièrement transplantée d'un lieu sauvage en un lieu familier ;puis, afin qu'elle puisse mieux fructifier et plus tôt, ils l'ont fortifiée de rameauxsolides et fertiles, magistralement tirés de la langue grecque, lesquels se sontimmédiatement si bien greffés et faits semblables au tronc de la langue romaine quedésormais ils n'apparaissent plus adoptifs, mais naturels. De là sont nées en la languelatine ces fleurs et ces fruits colorés de cette grande éloquence, avec ces nombres etcette liaison si artificielle, choses que toute langue a coutume de produire, non pastant de sa propre nature que par artifice.Joachim du Bellay, Défense et illustration de la langue française, 1549 (texte modernisé).1 Respectivement poètes et orateurs, grecs et romains.2 Petite tige.


Séquence Humanisme et <strong>Renaissance</strong>Texte 4Je veux peindre la France une mère affligée,Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux boutsDes tétins nourriciers ; puis, à force de coupsD'ongles, de poings, de pieds, il brise le partageDont nature donnait à son besson 1 l'usage ;Ce voleur acharné, cet Esaü 2 malheureux,Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,Si que 3 , pour arracher à son frère la vie,Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie.Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshuy 4 ,Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui 5 ,A la fin se défend, et sa juste colèreRend à l'autre un combat dont le champ est la mère.Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.Leur conflit se rallume et fait 6 si furieuxQue d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;Elle voit les mutins 7 , tout déchirés, sanglants,Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.Quand, pressant à son sein d'une amour maternelleCelui qui a le droit et la juste querelle,Elle veut le sauver, l'autre, qui n'est pas las,Viole en poursuivant, l'asile de ses bras.Adonc 8 se perd le lait, le suc de sa poitrine ;Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,Elle dit : " Vous avez, félons, ensanglantéLe sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;Or, vivez de venin, sanglante géniture,Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! "Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, 1616, vers 97 à 130 (orthographe modernisée).1 Frère jumeau.2 Frère ainé de Jacob mais moins aimé que son cadet. Affamé, il vend son droit d’aînesse contre un plat delentilles.3 Tant et si bien que.4 Tout le jour.5Souffrance.6 Devient.7 Révoltés.8 Puis, alors.51015202530


Séquence Humanisme et <strong>Renaissance</strong>Document complémentaire510152025303540De quel front, de quel œil, ô siècles inconstants !Pourront-ils 1 regarder l’histoire de ce temps !En lisant que l’honneur, et le sceptre de FranceQui depuis si long âge avait pris accroissance 2 ,Par une Opinion nourrice des combats,Comme une grande roche, est bronché contre bas 3 .On dit que Jupiter, fâché contre la raceDes hommes, qui voulaient par curieuse audaceEnvoyer leurs raisons jusqu’au Ciel pour savoirLes hauts secrets divins que l’homme ne doit voir,Un jour étant gaillard 4 choisit pour son amieDame Présomption 5 , la voyant endormieAu pied du mon Olympe, et la baisant soudainConçut l’Opinion, peste du genre humain.Cuider 6 en fut nourrice, et fut mise à l’écoleD’orgueil, de fantaisie, et de jeunesse folle.Elle fut si enflée, et si pleine d’erreurQue même à ses parents elle faisait horreur.Elle avait le regard d’une orgueilleuse bête.De vent et de fumée était pleine sa tête.Son cœur était couvé de vaine 7 affection,Et sous un pauvre habit cachait l’ambition.Son visage était beau comme d’une SirèneD’une parole douce avait la bouche pleine.Légère elle portait des ailes sur le dos :Ses jambes et ses pieds n’étaient de chair ni d’os,Ils étaient faits de laine, et de coton bien tendreAfin qu’à son marcher on ne la put entendre.Elle vint se loger par étranges moyensDedans le cabinet des Théologiens 8 ,De ces nouveaux Rabbins 9 , et brouilla leurs courages 10Par la diversité de cent nouveaux passages,Afin de les punir d’être trop curieuxEt d’avoir échellé 11 comme Géants les cieux. […]Ce monstre arme le fils contre son propre père,Et le frère (ô malheur) arme contre son frère,La sœur contre la sœur, et les cousins germainsAu sang de leurs cousins veulent tremper leurs mains,L’oncle fuit son neveu, le serviteur son maître,La femme ne veut plus son mari reconnaître.Les enfants sans raison disputent de la foi,Et tout à l’abandon va sans ordre et sans loi.Pierre de Ronsard, Discours des misères de ce temps, 1562, vers 155 à 196.1 Les enfants des générations futures qui liront l’histoire de France.2 Le pouvoir royal s’est affermi tout au long du XVIème siècle.3 Tombé à terre.4 Galant.5 Préjugé, qui condamne sans preuve.6 Croyance.7 Futile, superficielle.8 En particulier, Calvin et Luther.9 Prêtres de la religion juive.10 Découragea.11 Tenté de monter jusqu’aux cieux.


Séquence Humanisme et <strong>Renaissance</strong>Document complémentaireLe lundi, dix-huitième jour du mois d’août 1572, il y avait grande fête au Louvre.Les fenêtres de la vieille demeure royale, ordinairement si sombres, étaient ardemmentéclairées ; les places et les rues attenantes, habituellement si solitaires dès que neuf heuressonnaient à Saint-Germain-l’Auxerrois 1 , étaient, quoiqu’il fût minuit, encombrées depopulaire.Tout ce concours menaçant, pressé, bruyant, ressemblait, dans l’obscurité, à une mersombre et houleuse dont chaque flot faisait une vague grondante ; cette mer, épandue sur lequai, où elle se dégorgeait par la rue des Fossés-Saint-Germain et par la rue de l’Astruce,venait battre de son flux le pied des murs du Louvre et de son reflux la base de l’hôtel deBourbon qui s’élevait en face.Il y avait, malgré la fête royale, et même peut-être à cause de la fête royale, quelquechose de menaçant dans ce peuple ; car il ne se doutait pas que cette solennité, à laquelle ilassistait comme spectateur, n’était que le prélude d’une autre remise à huitaine, et à laquelle ilserait convié et s’ébattrait de tout son cœur.La cour célébrait les noces de madame Marguerite de Valois, fille du roi Henri II et sœurdu roi Charles IX, avec Henri de Bourbon, roi de Navarre. En effet, le matin même, lecardinal de Bourbon avait uni les deux époux avec le cérémonial usité pour les noces desfilles de France, sur un théâtre dressé à la porte de Notre-Dame.Ce mariage avait étonné tout le monde et avait fort donné à songer à quelques-uns quivoyaient plus clair que les autres ; on comprenait peu le rapprochement de deux partis aussihaineux que l’étaient à cette heure le parti protestant et le parti catholique.Alexandre Dumas, La Reine Margot, 1845, incipit.1 L'église est associée au tragique épisode de la Saint-Barthélemy. Dans la nuit du 23 au 24 août 1572, son tocsinest réputé avoir sonné l'alarme dans la ville et déclenché le massacre des civils protestants.


Séquence Humanisme et <strong>Renaissance</strong>Texte 5 (œuvre intégrale)Sur le démenti 15101520253035Oui, mais on me dira que ce dessein de se servir de soi pour en faire le sujet de son livre seraitexcusable pour des hommes rares et fameux qui, par leur réputation, auraient donné [aux autres]quelque désir de les connaître. Cela est certain ; je l'avoue ; et je sais bien que pour voir un homme faitcomme tout le monde, c'est à peine si un artisan lève les yeux de dessus son ouvrage, tandis que, pourvoir un grand et illustre personnage arriver dans une ville, on abandonne les ateliers et les boutiques. Ilest malséant 2 de se faire connaître pour tout autre que pour celui qui a des qualités pour se faire imiter etdont la vie et les idées peuvent servir de modèle. César et Xénophon 3 ont trouvé dans la grandeur deleurs exploits pour ainsi dire une base légitime et ferme pour établir solidement leur narration. Sont àregretter pour la même raison les relations [de ses exploits] faites au jour le jour par Alexandre 4 , lescommentaires qu'Auguste, Caton, Sylla, Brutus 5 et d'autres avaient laissés de leurs actions. On aime eton étudie les portraits de tels gens, même en bronze et en pierre.La remontrance suivante est très vraie, mais elle ne me concerne que bien peu :Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus,Non ubivis, coramve quibuslibet. In medio quiScripta foro recitent, sunt multi, quique lavantes. 6[Je ne fais de lecture qu'à mes seuls amis, et encore sur leur demande, non en tout lieu ni devantn'importe qui. Mais beaucoup d'auteurs déclament leurs écrits au forum 7 et même dans les bainspublics.]Je ne fais pas ici une statue pour qu'elle soit érigée au carrefour d'une ville ou dans une église ou surune place publique :Non equidem hoc studeo, bullatis ut mihi nugisPagina turgestat.Secreti loquintur. 8[Je ne vise pas à enfler mes pages de billevesées 9 ; je parle en tête à tête.][Tout] cela est pour le coin d'une bibliothèque et pour divertir un voisin, un parent, un ami qui auraplaisir à me fréquenter de nouveau et avoir d'autres relations avec moi sous cette image. Les autres onteu le courage d'entreprendre de parler d'eux parce qu'ils ont trouvé là un sujet noble et riche ; moi, aucontraire, parce que je l'ai trouvé si stérile et si maigre qu'on ne peut pas lui adresser un reproched'ostentation 10 .Je juge volontiers les actions d'autrui ; des miennes je donne peu à juger à cause de leur néant.Je ne trouve pas tant de bien en moi que je ne puisse pas le dire sans rougir.Quelle satisfaction ce serait pour moi d'entendre, et de la même façon, quelqu'un qui me raconterait lafaçon de vivre, le visage, le comportement, les paroles habituelles et les destinées de mes ancêtres !Comme j'y serais attentif ! Si nous avions du dédain pour les portraits mêmes de nos amis et de nosprédécesseurs, pour la forme de leurs vêtements et de leurs armes, vraiment cela viendrait d'une1 Accusation de mensonge. C’était alors une offense si grave que l’homme accusé devait se défendre par un duel.2 Choquant.3 Philosophe et historien de l’antiquité grecque.4 Alexandre le Grand, conquérant macédonien.5 Personnages historiques de la fin de la République et du début de l’Empire romain, au Ier siècle avant J.-C.6 Citation du poète romain Horace (Ier siècle après J.-C.).7 C’est-à-dire en public.8 Citation du poète latin Perse (Ier siècle après J.-C.).9 Sottises.10 Orgueil de qui cherche à se faire remarquer.


40455055606570mauvaise nature. D'eux je conserve l'écritoire, le sceau, des livres d'heures et une épée personnelle quileur a servi, et je n'ai pas chassé de mon cabinet de longues badines que mon père portait ordinairementà la main. « Paterna vestis et annulus tanto charior est posteris quarto erga parentes major affectus. 11 »[Le vêtement d'un père, son anneau, sont d'autant plus chers à ses enfants que ceux-ci avaient plusd'affection pour lui.]Si toutefois ma postérité a d'autres goûts, j'aurai bien le moyen de prendre ma revanche : elle nesaurait, en effet, faire moins de cas de moi que je n'en ferai d'elle à ce moment-là. 12Tous les rapports que j'ai avec le public en faisant ce livre, c'est que j'emprunte les outils de sonécriture 13 , plus rapide et plus facile. En échange, j'empêcherai peut-être que quelque morceau de beurrene fonde au marché 14 .Ne toga codyllis, ne penula desit olivis, 15[Que les enveloppes ne manquent pas pour les thons et les olives,]Et taxas scombris saepe dabo tunicas. 16[Et je fournirai d'amples tuniques aux maquereaux.]Et si personne ne me lit, ai-je perdu mon temps en occupant mon esprit, pendant tant d’heuresoisives 17 , de pensées aussi utiles et aussi agréables ? Moulant ce portrait sur moi-même, il a fallu sisouvent me façonner et mettre de l'ordre en moi pour extraire cette image que le modèle s'est affermi et,en quelque mesure, formé lui-même. En me peignant pour autrui, j e me suis peint intérieurement decouleurs plus nettes que ne l'étaient celles que j'avais d'abord. Je n'ai pas plus fait mon livre que monlivre ne m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, qui ne s'occupe que de moi, qui est un membre de mavie, qui ne s'occupe pas de tiers et n'a pas de fin extérieure à lui comme les autres livres. Ai-je perdumon temps en faisant pour moi l'inventaire de moi-même si continuellement, si soigneusement ? Carceux qui s'analysent en pensée seulement, et oralement, une heure en passant, ne s'examinent pas aussiessentiellement et ne se pénètrent pas comme celui qui fait de cela son étude, son ouvrage et son métier,qui s'engage à tenir un registre permanent avec toute sa foi, toute sa force.Les plaisirs les plus délicieux se digèrent, certes, au-dedans, évitent de laisser des traces d'eux-mêmeset évitent d'être vus non seulement par le public, mais par un autre individu.Combien de fois cette tâche m'a détourné de pensées ennuyeuses ! Et doivent être comptées commeennuyeuses toutes les pensées frivoles 18 . Nature nous a gratifiés d'une large faculté de nous occuper àpart [dans nos réflexions] et elle nous y convie souvent pour nous apprendre que nous nous devons enpartie à la société, mais, dans la meilleure partie, à nous-mêmes. Afin de discipliner mon imaginationmême à rêver avec quelque ordre et suivant un plan, et de la préserver de se perdre et de vagabonder auvent, il n'y a rien comme de donner forme et de noter sur un registre tant de menues pensées qui seprésentent à elle. Je prête attention à mes rêveries parce que j'ai à les enregistrer.Combien de fois, étant contrarié par quelque action que la civilité et la raison me défendaient deblâmer ouvertement, je m'en suis soulagé ici, non sans un dessein d'instruire le public ! Et certes cescoups de verges 19 ,Zon dessus feuil, zon sur le groin,Zon sur le dos du Sagoin ! 2011 Citation du philosophe et théologien latin Saint-Augustin (IVe-Ve siècle après J.-C.).12 Une fois mort, Montaigne ne pourra plus s’intéresser à quiconque.13 L’imprimerie.14 Les pages des livres invendus servaient alors à envelopper certains produits achetés sur les marchés.15 Citation du poète latin Martial (Ier siècle après J.-C.).16 Citation du poète latin Catulle(Ier siècle après J.-C.).17 Inoccupées.18 Futiles, superficielles.19 Baguettes qui servaient à des châtiments corporels.20 Citation du poète de la <strong>Renaissance</strong> Marot dans laquelle le nom de Sagon, ennemi du poète, est déformé en « sagoin », petitsinge.


7580859095100105110s'impriment encore mieux sur le papier que la chair vive.Que dire du fait que je prête un peu plus attentivement l'oreille aux livres depuis que je guette si jepourrai en dérober quelque chose qui me permette d'émailler 21 ou d'étayer 22 le mien ?Je n'ai nullement étudié pour faire un livre, mais j'ai quelque peu étudié parce que je l'avais fait, si c'estétudier un peu que d'effleurer et pincer par la tête ou par les pieds tantôt un auteur, tantôt un autre,nullement pour former mes opinions, mais bien pour les assister, formées [qu'elles sont] depuislongtemps, pour les seconder et les servir.Mais qui croirons-nous quand il parle de lui en une époque si corrompue ? vu qu'il est peu de gens, oupas du tout, que nous puissions croire quand ils parlent des autres, à propos desquels il y a pourtantmoins de raisons de mentir. Le premier fait qui montre la corruption 23 des mœurs, c'est le bannissementde la vérité, car, comme disait Pindare 24 , être véridique est le commencement d'une grande vertu et c'estle premier article que Platon demande à celui qui gouverne sa république 25 . Notre vérité de maintenant,ce n'est pas ce qui est, mais ce qui est persuadé aux autres, comme nous appelons monnaie nonseulement celle qui est légale, mais aussi la fausse monnaie qui a cours. On reproche depuis longtempsce vice à notre nation : Salvien de Marseille 26 qui vivait du temps de l'empereur Valentinien, dit quepour les Français le mensonge et le parjure 27 n'est pas un vice, mais une façon de parler. Celui quivoudrait enchérir sur ce témoignage pourrait dire que c'est à présent pour eux une vertu. On s'y forme,on s'y façonne comme dans un exercice honorable, car la dissimulation 28 est une des plus notablesmanières d'être de ce siècle.Ainsi j'ai souvent considéré d'où pouvait naître la coutume, que nous observons si scrupuleusement,de nous sentir plus vivement offensés par le reproche de ce vice, qui nous est si ordinaire, que par aucunautre, et [je me suis demandé] pourquoi l'extrême injure que l'on puisse nous faire en paroles c'est denous reprocher le mensonge. Sur ce point, j e trouve qu'il est naturel de se défendre surtout des défautsdont nous sommes le plus entachés. Il semble qu'en étant touchés par l'accusation et en nous émouvantnous nous déchargeons en quelque sorte de la faute ; si nous l'avons effectivement [sur nous], nous lacondamnons au moins en apparence.[Si nous ressentons vivement] ce reproche, ne serait-ce pas aussi parce qu'il semble impliquer lacouardise et la lâcheté de cœur ? Est-il [couardise 29 et lâcheté] plus expresses que de se dédire de saparole ? Plus encore, de nier ce que l'on sait ?C'est un vice bien laid que le mensonge, et un vice qu'un ancien 30 peint sous des couleurs honteusesquand il dit que mentir c'est donner un témoignage de mépris de Dieu et en même temps de crainte deshommes. Il n'est pas possible d'en exprimer plus pleinement l'horreur, la bassesse et la dépravation 31 .Que peut-on imaginer, en effet, de plus laid que d'être couard 32 à l'égard des hommes et brave à l'égardde Dieu 33 ? Le commerce entre les hommes étant conduit par la seule voie de la parole, celui qui lafausse trahit la société publique. C'est le seul outil par le moyen duquel se communiquent nos volontéset nos pensées, c'est l'interprète de notre âme : s'il nous manque, nous n'avons plus d'attaches entre21 Embellir.22 Consolider.23 Dégradation, perversion.24 Référence à Plutarque, historien latin (Ier-IIe siècle après J.-C.).25 Référence à Platon, philosophe grec (Ve-IVe siècle avant J.-C.) et à son modèle politique qu’il développe dans l’ouvrageintitulé La République.26 Référence à Salvien, auteur latin (Ve siècle après J.-C.).27 Faux serment ou trahison d’un serment.28 Duplicité, hypocrisie.29 Lâcheté.30 Allusion à Plutarque.31 Immoralité.32 Lâche.33 Ne pas craindre Dieu et n’avoir peur que des hommes est une preuve condamnable d’athéisme.


115120125nous, nous ne nous connaissons plus. S'il nous trompe, il rompt toutes nos relations et délie tous les liensde notre société.Certains peuples des Indes nouvelles 34 (on n'a que faire d'en connaître les noms : ils n'existent plus, carla désolation apportée par cette conquête, d'un type extraordinaire et inouï, s'est étendue jusqu'aucomplet abolissement des noms et de l'ancienne connaissance des lieux) offraient à leurs dieux du sanghumain, mais tiré uniquement de leur langue et de leurs oreilles, comme expiation du péché de leurmensonge, entendu aussi bien que proféré 35 .Tel joyeux compagnon de la Grèce [antique] disait que les enfants s'amusent avec les osselets, leshommes avec les mots. 36Quant aux différents usages de nos démentis, et aux lois de notre honneur en cette matière, et auxchangements qu'elles ont reçus, je remets à une autre fois d'en dire ce que j'en sais ; j'apprendrai pendantce temps, si je peux, en quel temps commença d'abord cette coutume qui consiste à peser et à mesurer siexactement les paroles et à y attacher notre honneur. Il est facile, en effet, de juger qu'elle n'existait pasdans l'antiquité chez les Romains et les Grecs. Et il m'a semblé souvent étrange et inouï de les voirs'infliger réciproquement des démentis et s'in j urier sans entrer pour autant en querelle. Les lois de leurdevoir prenaient quelque autre voie que les nôtres. On appelle César tantôt voleur, tantôt ivrogne à sabarbe. Nous voyons la liberté des invectives qu'ils lancent les uns contre les autres, je veux dire les plusgrands chefs de guerre de l'une et l'autre de ces deux nations, invectives où les mots sont vengésseulement par des mots et qui n'entraînent entraînent pas d'autre conséquence.Michel de Montaigne, Les Essais, Livre II, chap. 18, « Sur le démenti », 1595, traduction d'AndréLanly, Gallimard Quarto, 2009, pages 806 à 811.34 Allusion à Francisco Lopez de Gomara, historien espagnol du XVIe siècle.35 Prononcé.36 Allusion au général spartiate Lysandre, qui mit fin à la guerre du Péloponnèse entre Sparte et Athènes (Ve siècle avant J.-C.).


Séquence Humanisme et <strong>Renaissance</strong>Document complémentaireSecond PréambuleJe forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aurapoint d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute lavérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait commeaucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux quiexistent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien oumal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peutjuger qu'après m'avoir lu.Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, celivre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : "Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le malavec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'ilm'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pourremplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j'ai pu supposer vrai ceque je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montrétel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime, quandje l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Etre éternel,rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables ; qu'ils écoutentmes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mesmisères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trôneavec la même sincérité ; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : " Je fus meilleur quecet homme-là. "Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre I, 1765-1767

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