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SANS FAMILLE

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Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »Hector Malot<strong>SANS</strong> <strong>FAMILLE</strong>(1878)


Table des matièresÀ Lucie Malot............................................................................5PREMIÈRE PARTIE.................................................................6I Au village. ..................................................................................7II Un père nourricier. ................................................................ 19III La troupe du signor Vitalis...................................................33IV La maison maternelle. ..........................................................50V En route. .................................................................................63VI Mes débuts. ...........................................................................73VII J’apprends à lire. ................................................................ 90VIII Par monts et par vaux. .....................................................103IX Je rencontre un géant chaussé de bottes de sept lieues. ...108X Devant la justice. ..................................................................120XI En bateau. ...........................................................................138XII Mon premier ami................................................................171XIII Enfant trouvé. ..................................................................192XIV Neige et loups. ................................................................. 204XV Monsieur Joli-Cœur. ........................................................ 238XVI Entrée à Paris. ..................................................................258XVII Un padrone de la rue de Lourcine..................................270XVIII Les carrières de Gentilly................................................293– 2 –


XIX Lise. ..................................................................................307XX Jardinier. ...........................................................................325XXI La famille dispersée. ........................................................336SECONDE PARTIE...............................................................363I En avant.................................................................................364II Une ville noire......................................................................396III Rouleur. ..............................................................................413IV L’inondation........................................................................427V Dans la remontée..................................................................449VI Sauvetage. ........................................................................... 471VII Une leçon de musique. ......................................................507VIII La vache du prince. ..........................................................523IX Mère Barberin.....................................................................553X L’ancienne et la nouvelle famille. ........................................576XI Barberin. ............................................................................. 591XII Recherches.........................................................................614XIII La famille Driscoll............................................................637XIV Père et mère honoreras. ...................................................652XV Capi perverti. .................................................................... 668XVI Les beaux langes ont menti..............................................677XVII L’oncle d’Arthur : – M. James Milligan. ........................685XVIII Les nuits de Noël. ..........................................................693XIX Les peurs de Mattia.......................................................... 701XX Bob. .................................................................................... 731XXI Le Cygne. ..........................................................................746XXII Les beaux langes ont dit vrai. ......................................... 761XXIII En famille. .....................................................................778À propos de cette édition électronique................................. 797– 3 –


PREMIÈRE PARTIE– 6 –


IAu village.Je suis un enfant trouvé.Mais jusqu’à huit ans j’ai cru que, comme tous les autresenfants, j’avais une mère, car lorsque je pleurais, il y avait unefemme qui me serrait si doucement dans ses bras, en me berçant,que mes larmes s’arrêtaient de couler.Jamais je ne me couchais dans mon lit, sans qu’une femmevînt m’embrasser, et, quand le vent de décembre collait la neigecontre les vitres blanchies, elle me prenait les pieds entre sesdeux mains et elle restait à me les réchauffer en me chantantune chanson, dont je retrouve encore dans ma mémoire l’air, etquelques paroles.– 7 –


Quand je gardais notre vache le long des chemins herbusou dans les brandes, et que j’étais surpris par une pluie d’orage,elle accourait au-devant de moi et me forçait à m’abriter sousson jupon de laine relevé qu’elle me ramenait sur la tête et surles épaules.Enfin quand j’avais une querelle avec un de mes camarades,elle me faisait conter mes chagrins, et presque toujours elletrouvait de bonnes paroles pour me consoler ou me donner raison.Par tout cela et par bien d’autres choses encore, par la façondont elle me parlait, par la façon dont elle me regardait, parses caresses, par la douceur qu’elle mettait dans ses gronderies,je croyais qu’elle était ma mère.Voici comment j’appris qu’elle n’était que ma nourrice.Mon village, ou pour parler plus justement, le village où j’aiété élevé, car je n’ai pas eu de village à moi, pas de lieu de naissance,pas plus que je n’ai eu de père et de mère, le village enfinoù j’ai passé mon enfance se nomme Chavanon ; c’est l’un desplus pauvres du centre de la France.Cette pauvreté, il la doit non à l’apathie ou à la paresse deses habitants, mais à sa situation même dans une contrée peufertile. Le sol n’a pas de profondeur, et pour produire de bonnesrécoltes il lui faudrait des engrais ou des amendements quimanquent dans le pays. Aussi ne rencontre-t-on (ou tout aumoins ne rencontrait-on à l’époque dont je parle) que peu dechamps cultivés, tandis qu’on voit partout de vastes étendues debrandes dans lesquelles ne croissent que des bruyères et desgenêts. Là où les brandes cessent, les landes commencent ; etsur ces landes élevées les vents âpres rabougrissent les maigresbouquets d’arbres qui dressent çà et là leurs branches tordues ettourmentées.– 8 –


Pour trouver de beaux arbres, il faut abandonner les hauteurset descendre dans les plis du terrain, sur les bords des rivières,où dans d’étroites prairies poussent de grands châtaignierset des chênes vigoureux.C’est dans un de ces replis de terrain, sur les bords d’unruisseau qui va perdre ses eaux rapides dans un des affluents dela Loire que se dresse la maison où j’ai passé mes premières années.Jusqu’à huit ans, je n’avais jamais vu d’homme dans cettemaison ; cependant ma mère n’était pas veuve, mais son mariqui était tailleur de pierre, comme un grand nombre d’autresouvriers de la contrée, travaillait à Paris, et il n’était pas revenuau pays depuis que j’étais en âge de voir ou de comprendre cequi m’entourait. De temps en temps seulement, il envoyait deses nouvelles par un de ses camarades qui rentrait au village.– Mère Barberin, votre homme va bien ; il m’a chargé devous dire que l’ouvrage marche fort, et de vous remettre l’argentque voilà ; voulez-vous compter ?Et c’était tout. Mère Barberin se contentait de ces nouvelles: son homme était en bonne santé ; l’ouvrage donnait ; il gagnaitsa vie.De ce que Barberin était resté si longtemps à Paris, il nefaut pas croire qu’il était en mauvaise amitié avec sa femme. Laquestion de désaccord n’était pour rien dans cette absence. Ildemeurait à Paris parce que le travail l’y retenait ; voilà tout.Quand il serait vieux, il reviendrait vivre près de sa vieillefemme, et avec l’argent qu’ils auraient amassé, ils seraient àl’abri de la misère pour le temps où l’âge leur aurait enlevé laforce et la santé.– 9 –


Un jour de novembre, comme le soir tombait, un homme,que je ne connaissais pas, s’arrêta devant notre barrière. J’étaissur le seuil de la maison occupé à casser une bourrée. Sanspousser la barrière, mais en levant sa tête par-dessus en me regardant,l’homme me demanda si ce n’était pas là que demeuraitla mère Barberin.Je lui dis d’entrer.Il poussa la barrière qui cria dans sa hart, et à pas lents ils’avança vers la maison.Jamais je n’avais vu un homme aussi crotté ; des plaquesde boue, les unes encore humides, les autres déjà sèches, le couvraientdes pieds à la tête, et à le regarder l’on comprenait quedepuis longtemps il marchait dans les mauvais chemins.Au bruit de nos voix, mère Barberin accourut, et au momentoù il franchissait notre seuil, elle se trouva face à face aveclui.– J’apporte des nouvelles de Paris, dit-il.C’étaient là des paroles bien simples et qui déjà plus d’unefois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec lequel elles furentprononcées ne ressemblait en rien à celui qui autrefois accompagnaitles mots : « Votre homme va bien, l’ouvrage marche.»– Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin en joignant lesmains, un malheur est arrivé à Jérôme.– Eh bien, oui, mais il ne faut pas vous rendre malade depeur ; votre homme à été blessé voilà la vérité ; seulement iln’est pas mort. Pourtant il sera peut-être estropié. Pour le momentil est à l’hôpital. J’ai été son voisin de lit, et comme je ren-– 10 –


trais au pays il m’a demandé de vous conter la chose en passant.Je ne peux pas m’arrêter, car j’ai encore trois lieues à faire et lanuit vient vite.Mère Barberin, qui voulait en savoir plus long, prial’homme de rester à souper ; les routes étaient mauvaises ; onparlait de loups qui s’étaient montrés dans les bois ; il repartiraitle lendemain matin.Il s’assit dans le coin de la cheminée et tout en mangeant, ilnous raconta comment le malheur était arrivé : Barberin avaitété à moitié écrasé par des échafaudages qui s’étaient abattus, etcomme on avait prouvé qu’il ne devait pas se trouver à la placeoù il avait été blessé, l’entrepreneur refusait de lui payer aucuneindemnité.– Pas de chance, le pauvre Barberin, dit-il, pas de chance ;il y a des malins qui auraient trouvé là-dedans un moyen pourse faire faire des rentes, mais votre homme n’aura rien.Et tout en séchant les jambes de son pantalon qui devenaitraide sous leur enduit de boue durcie, il répétait ce mot : « pasde chance » avec une peine sincère, qui montrait que pour lui, ilse fût fait volontiers estropier dans l’espérance de gagner ainside bonnes rentes.– Pourtant, dit-il en terminant son récit, je lui ai donné leconseil de faire un procès à l’entrepreneur.– Un procès, cela coûte gros.– Oui, mais quand on le gagne !Mère Barberin aurait voulu aller à Paris, mais c’était uneterrible affaire qu’un voyage si long et si coûteux.– 11 –


Le lendemain matin nous descendîmes au village pourconsulter le curé. Celui-ci ne voulut pas la laisser partir sanssavoir avant si elle pouvait être utile à son mari. Il écrivit àl’aumônier de l’hôpital où Barberin était soigné, et quelquesjours après il reçut une réponse, disant que mère Barberin nedevait pas se mettre en route, mais qu’elle devait envoyer unecertaine somme d’argent à son mari, parce que celui-ci allaitfaire un procès à l’entrepreneur chez lequel il avait été blessé.Les journées, les semaines s’écoulèrent et de temps entemps il arriva des lettres qui toutes demandaient de nouveauxenvois d’argent ; la dernière, plus pressante que les autres, disaitque s’il n’y avait plus d’argent, il fallait vendre la vache pours’en procurer.Ceux-là seuls qui ont vécu à la campagne avec les paysanssavent ce qu’il y a de détresses et de douleurs dans ces troismots : « vendre la vache. »Pour le naturaliste, la vache est un animal ruminant ; pourle promeneur, c’est une bête qui fait bien dans le paysage lorsqu’ellelève au-dessus des herbes son mufle noir humide de rosée; pour l’enfant des villes, c’est la source du café au lait et dufromage à la crème ; mais pour le paysan, c’est bien plus et bienmieux encore. Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse quesoit sa famille, il est assuré de ne pas souffrir de la faim tantqu’il a une vache dans son étable. Avec une longe ou même avecune simple hart nouée autour des cornes, un enfant promène lavache le long des chemins herbus, là où la pâture n’appartient àpersonne, et le soir la famille entière a du beurre dans sa soupeet du lait pour mouiller ses pommes de terre : le père, la mère,les enfants, les grands comme les petits, tout le monde vit de lavache.Nous vivions si bien de la nôtre, mère Barberin et moi, quejusqu’à ce moment je n’avais presque jamais mangé de viande.– 12 –


Mais ce n’était pas seulement notre nourrice qu’elle était, c’étaitencore notre camarade, notre amie, car il ne faut pas s’imaginerque la vache est une bête stupide, c’est au contraire un animalplein d’intelligence et de qualités morales d’autant plus développéesqu’on les aura cultivées par l’éducation. Nous caressionsla nôtre, nous lui parlions, elle nous comprenait, et de soncôté, avec ses grands yeux ronds pleins de douceur, elle savaittrès-bien nous faire entendre ce qu’elle voulait ou ce qu’elle ressentait.Enfin nous l’aimions et elle nous aimait, ce qui est toutdire.Pourtant il fallut s’en séparer, car c’était seulement par « lavente de la vache » qu’on pouvait satisfaire Barberin.Il vint un marchand à la maison et après avoir bien examinéla Roussette, après l’avoir longuement palpée en secouant latête d’un air mécontent, après avoir dit et répété cent fois qu’ellene lui convenait pas du tout, que c’était une vache de pauvresgens qu’il ne pourrait pas revendre, qu’elle n’avait pas de lait,qu’elle faisait du mauvais beurre, il avait fini par dire qu’il voulaitbien la prendre, mais seulement par bonté d’âme et pourobliger mère Barberin qui était une brave femme.La pauvre Roussette, comme si elle comprenait ce qui sepassait, avait refusé de sortir de son étable et elle s’était mise àmeugler.– Passe derrière et chasse-la, m’avait dit le marchand enme tendant le fouet qu’il portait passé autour de son cou.– Pour ça non, avait dit mère Barberin.Et, prenant la vache par la longe, elle lui avait parlé doucement.– 13 –


– Allons, ma belle, viens, viens.Et Roussette n’avait plus résisté ; arrivée sur la route, lemarchand l’avait attachée derrière sa voiture, et il avait bienfallu qu’elle suivît le cheval.Nous étions rentrés dans la maison. Mais longtemps encorenous avions entendu ses beuglements.Plus de lait, plus de beurre. Le matin un morceau de pain ;le soir des pommes de terre au sel.Le mardi gras arriva justement peu de temps après la ventede Roussette ; l’année précédente, pour le mardi gras, mère Barberinm’avait fait un régal avec des crêpes et des beignets ; etj’en avais tant mangé, tant mangé qu’elle en avait été toute heureuse.Mais alors nous avions Roussette, qui nous avait donné lelait pour délayer la pâte et le beurre pour mettre dans la poêle.Plus de Roussette, plus de lait, plus de beurre, plus demardi gras ; c’était ce que je m’étais dit tristement.Mais mère Barberin m’avait fait une surprise ; bien qu’ellene fût pas emprunteuse, elle avait demandé une tasse de lait àl’une de nos voisines, un morceau de beurre à une autre etquand j’étais rentré, vers midi, je l’avais trouvée en train de verserde la farine dans un grand poêlon en terre.– Tiens ! de la farine, dis-je en m’approchant d’elle.– Mais oui, fit-elle en souriant, c’est bien de la farine, monpetit Rémi, de la belle farine de blé ; tiens, vois comme ellefleure bon.– 14 –


Si j’avais osé, j’aurais demandé à quoi devait servir cette farine; mais précisément parce que j’avais grande envie de le savoir,je n’osais pas en parler. Et puis d’un autre côté je ne voulaispas dire que je savais que nous étions au mardi gras pour nepas faire de la peine à mère Barberin.– Qu’est-ce qu’on fait avec de la farine ? dit-elle me regardant.– Du pain.– Et puis encore ?– De la bouillie.– Et puis encore ?– Dame… Je ne sais pas.– Si, tu sais bien. Mais comme tu es un bon petit garçon, tun’oses pas le dire. Tu sais que c’est aujourd’hui mardi gras, lejour des crêpes et des beignets. Mais comme tu sais aussi quenous n’avons ni beurre, ni lait, tu n’oses pas en parler. C’est vraiça ?– Oh ! mère Barberin.– Comme d’avance j’avais deviné tout cela, je me suis arrangéepour que mardi gras ne te fasse pas vilaine figure. Regardedans la huche.Le couvercle levé, et il le fut vivement, j’aperçus le lait, lebeurre, des œufs et trois pommes.– 15 –


– Donne-moi les œufs, me dit-elle, et, pendant que je lescasse, pèle les pommes.Pendant que je coupais les pommes en tranches, elle cassales œufs dans la farine et se mit à battre le tout, en versant dessus,de temps en temps, une cuillerée de lait.Quand la pâte fut délayée, mère Barberin posa la terrinesur les cendres chaudes, et il n’y eut plus qu’à attendre le soir,car c’était à notre souper que nous devions manger les crêpes etles beignets.Pour être franc, je dois avouer que la journée me parut longueet que plus d’une fois j’allai soulever le linge qui recouvraitla terrine.– Tu vas faire prendre froid à la pâte, disait mère Barberin,et elle lèvera mal.Mais elle levait bien, et de place en place se montraient desrenflements, des sortes de bouillons qui venaient crever à la surface.De toute la pâte en fermentation se dégageait une bonneodeur d’œufs et de lait.– Casse de la bourrée, me disait-elle ; il nous faut un bonfeu clair, sans fumée.Enfin, la chandelle fut allumée.– Mets du bois au feu ! me dit-elle.Il ne fut pas nécessaire de me répéter deux fois cette paroleque j’attendais avec tant d’impatience. Bientôt une grandeflamme monta dans la cheminée, et sa lueur vacillante emplit lacuisine.– 16 –


Alors mère Barberin décrocha de la muraille la poêle à frireet la posa au-dessus de la flamme.– Donne-moi le beurre.Elle en prit, au bout de son couteau, un morceau groscomme une petite noix et le mit dans la poêle, où il fondit engrésillant.Ah ! c’était vraiment une bonne odeur qui chatouillait d’autantplus agréablement notre palais que depuis longtemps nousne l’avions pas respirée.C’était aussi une joyeuse musique celle produite par lesgrésillements et les sifflements du beurre.Cependant, si attentif que je fusse à cette musique, il mesembla entendre un bruit de pas dans la cour.Qui pouvait venir nous déranger à cette heure ? Une voisinesans doute, pour nous demander du feu.Mais je ne m’arrêtai pas à cette idée, car mère Barberin quiavait plongé la cuiller à pot dans la terrine, venait de faire coulerdans la poêle une nappe de pâte blanche, et ce n’était pas lemoment de se laisser aller aux distractions.Un bâton heurta le seuil, puis aussitôt la porte s’ouvritbrusquement.– Qui est-là ? demanda mère Barberin sans se retourner.Un homme était entré, et la flamme qui l’avait éclairé enplein m’avait montré qu’il était vêtu d’une blouse blanche etqu’il tenait à la main un gros bâton.– 17 –


– On fait donc la fête ici ? Ne vous gênez pas, dit-il d’un tonrude.– Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin en posant vivementsa poêle à terre, c’est toi, Jérôme ?Puis me prenant par le bras elle me poussa vers l’hommequi s’était arrêté sur le seuil.– C’est ton père.– 18 –


IIUn père nourricier.Je m’étais approché pour l’embrasser à mon tour, mais dubout de son bâton il m’arrêta :– Qu’est-ce que c’est que celui-là ?– C’est Rémi.– Tu m’avais dit…– Eh bien oui, mais… ce n’était pas vrai, parce que…– Ah ! pas vrai, pas vrai.Il fit quelques pas vers moi son bâton levé et instinctivementje reculai.– 19 –


Qu’avais-je fait ? De quoi étais-je coupable ? Pourquoi cetaccueil lorsque j’allais à lui pour l’embrasser ?Je n’eus pas le temps d’examiner ces diverses questions quise pressaient dans mon esprit troublé.– Je vois que vous faisiez mardi gras, dit-il, ça se trouvebien, car j’ai une solide faim. Qu’est-ce que tu as pour souper ?– Je faisais des crêpes.– Je vois bien ; mais ce n’est pas des crêpes que tu vasdonner à manger à un homme qui a dix lieues dans les jambes.– C’est que je n’ai rien : nous ne t’attendions pas.– Comment rien ; rien à souper ? Il regarda autour de lui.– Voilà du beurre.Il leva les yeux au plafond à l’endroit où l’on accrochait lelard autrefois ; mais depuis longtemps le crochet était vide ; et àla poutre pendaient seulement maintenant quelques glanes d’ailet d’oignon.– Voilà de l’oignon, dit-il, en faisant tomber une glane avecson bâton ; quatre ou cinq oignons, un morceau de beurre etnous aurons une bonne soupe. Retire ta crêpe et fricasse-nousles oignons dans la poêle.Retirer la crêpe de la poêle ! mère Barberin ne répliquarien. Au contraire elle s’empressa de faire ce que son hommedemandait tandis que celui-ci s’asseyait sur le banc qui étaitdans le coin de la cheminée.– 20 –


Je n’avais pas osé quitter la place où le bâton m’avait amené,et, appuyé contre la table, je le regardais.C’était un homme d’une cinquantaine d’années environ, auvisage rude, à l’air dur ; il portait la tête inclinée sur l’épauledroite par suite de la blessure qu’il avait reçue, et cette difformitécontribuait à rendre son aspect peu rassurant.Mère Barberin avait replacé la poêle sur le feu.– Est-ce que c’est avec ce petit morceau de beurre que tuvas nous faire la soupe ? dit-il.Alors prenant lui-même l’assiette où se trouvait le beurre, ilfit tomber la motte entière dans la poêle.Plus de beurre, dès lors plus de crêpes.En tout autre moment, il est certain que j’aurais été profondémenttouché par cette catastrophe, mais je ne pensais plusaux crêpes ni aux beignets et l’idée qui occupait mon esprit,c’était que cet homme qui paraissait si dur était mon père.– Mon père, mon père ! C’était là le mot que je me répétaismachinalement.Je ne m’étais jamais demandé d’une façon bien précise ceque c’était qu’un père, et vaguement, d’instinct, j’avais cru quec’était une mère à grosse voix, mais en regardant celui qui metombait du ciel, je me sentis pris d’un effroi douloureux.J’avais voulu l’embrasser, il m’avait repoussé du bout deson bâton, pourquoi ? Mère Barberin ne me repoussait jamaislorsque j’allais l’embrasser, bien au contraire, elle me prenaitdans ses bras et me serrait contre elle.– 21 –


– Au lieu de rester immobile comme si tu étais gelé, me ditil,mets les assiettes sur la table.Je me hâtai d’obéir. La soupe était faite. Mère Barberin laservit dans les assiettes.Alors quittant le coin de la cheminée il vint s’asseoir à tableet commença à manger, s’arrêtant seulement de temps en tempspour me regarder.J’étais si troublé, si inquiet, que je ne pouvais manger, et jele regardais aussi, mais à la dérobée, baissant les yeux quand jerencontrais les siens.– Est-ce qu’il ne mange pas plus que ça d’ordinaire ? dit-iltout à coup en tendant vers moi sa cuiller.– Ah ! si, il mange bien.– Tant pis ; si encore il ne mangeait pas.Naturellement je n’avais pas envie de parler, et mère Barberinn’était pas plus que moi disposée à la conversation : elleallait et venait autour de la table, attentive à servir son mari.– Alors tu n’as pas faim ? me dit-il.– Non.– Eh bien, va te coucher, et tâche de dormir tout de suite ;sinon je me fâche.Mère Barberin me lança un coup d’œil qui me disait d’obéirsans répliquer. Mais cette recommandation était inutile, je nepensais pas à me révolter.– 22 –


Comme cela se rencontre dans un grand nombre de maisonsde paysans, notre cuisine était en même temps notrechambre à coucher. Auprès de la cheminée tout ce qui servait aumanger, la table, la huche, le buffet ; à l’autre bout les meublespropres au coucher ; dans un angle le lit de mère Barberin, dansle coin opposé le mien qui se trouvait dans une sorte d’armoireentourée d’un lambrequin en toile rouge.Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher. Maisdormir était une autre affaire.On ne dort pas par ordre ; on dort parce qu’on a sommeil etqu’on est tranquille.Or je n’avais pas sommeil et n’étais pas tranquille.Terriblement tourmenté au contraire, et de plus trèsmalheureux.Comment cet homme était mon père ! Alors pourquoi metraitait-il si durement ?Le nez collé contre la muraille je faisais effort pour chasserces idées et m’endormir comme il me l’avait ordonné ; maisc’était impossible ; le sommeil ne venait pas ; je ne m’étais jamaissenti si bien éveillé.Au bout d’un certain temps, je ne saurais dire combien,j’entendis qu’on s’approchait de mon lit.Au pas lent, traînant et lourd je reconnus tout de suite quece n’était pas mère Barberin.Un souffle chaud effleura mes cheveux.– Dors-tu ? demanda une voix étouffée.– 23 –


Je n’eus garde de répondre, car les terribles mots : « je mefâche » retentissaient encore à mon oreille.– Il dort, dit mère Barberin ; aussitôt couché, aussitôt endormi,c’est son habitude ; tu peux parler sans craindre qu’ilt’entende.Sans doute, j’aurais dû dire que je ne dormais pas, mais jen’osai point ; on m’avait commandé de dormir, je ne dormaispas, j’étais en faute.– Ton procès, où en est-il ? demanda mère Barberin.– Perdu ! Les juges ont décidé que j’étais en faute de metrouver sous les échafaudages et que l’entrepreneur ne me devaitrien.Là-dessus il donna un coup de poing sur la table et se mit àjurer sans dire aucune parole sensée.– Le procès perdu, reprit-il bientôt ; notre argent perdu,estropié, la misère ; voilà ! Et comme si ce n’était pas assez, enrentrant ici je trouve un enfant. M’expliqueras-tu pourquoi tun’as pas fait comme je t’avais dit de faire ?– Parce que je n’ai pas pu.– Tu n’as pas pu le porter aux Enfants trouvés ?– On n’abandonne pas comme ça un enfant qu’on a nourride son lait et qu’on aime.– Ce n’était pas ton enfant.– 24 –


– Enfin je voulais faire ce que tu demandais, mais voilàprécisément qu’il est tombé malade.– Malade ?– 25 –


– Oui, malade ; ce n’était pas le moment, n’est-ce pas, de leporter à l’hospice pour le tuer ?– Et quand il a été guéri ?– C’est qu’il n’a pas été guéri tout de suite. Après cette maladieen est venue une autre : il toussait, le pauvre petit, à vousfendre le cœur. C’est comme ça que notre petit Nicolas estmort ; il me semblait que si je portais celui-là à la ville, il mourraitaussi.– Mais après ?– Le temps avait marché. Puisque j’avais attendu jusque-làje pouvais bien attendre encore.– Quel âge a-t-il présentement ?– Huit ans.– Eh bien ! il ira à huit ans là où il aurait dû aller autrefois,et ça ne lui sera pas plus agréable : voilà ce qu’il y aura gagné.– Ah ! Jérôme, tu ne feras pas ça.– Je ne ferai pas ça ! Et qui m’en empêchera ? Crois-tu quenous pouvons le garder toujours ?Il y eut un moment de silence et je pus respirer ; l’émotionme serrait à la gorge au point de m’étouffer. Bientôt mère Barberinreprit :– Ah ! comme Paris t’a changé ! tu n’aurais pas parlécomme ça avant d’aller à Paris.– 26 –


– Peut-être. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que si Paris m’achangé, il m’a aussi estropié. Comment gagner sa vie maintenant,la tienne, la mienne ? nous n’avons plus d’argent. La vacheest vendue. Faut-il que quand nous n’avons pas de quoi manger,nous nourrissions un enfant qui n’est pas le nôtre ?– C’est le mien.– Ce n’est pas plus le tien que le mien. Ce n’est pas un enfantde paysan. Je le regardais pendant le souper : c’est délicat,c’est maigre, pas de bras, pas de jambes.– C’est le plus joli enfant du pays.– Joli, je ne dis pas. Mais solide ! Est-ce que c’est sa gentillessequi lui donnera à manger ? Est-ce qu’on est un travailleuravec des épaules comme les siennes ? On est un enfant de laville, et les enfants des villes, il ne nous en faut pas ici.– Je te dis que c’est un brave enfant, et il a de l’espritcomme un chat, et avec cela bon cœur. Il travaillera pour nous.– En attendant, il faudra que nous travaillions pour lui, etmoi je ne peux plus travailler.– Et si ses parents le réclament, qu’est-ce que tu diras ?– Ses parents ! Est-ce qu’il a des parents ? S’il en avait, ilsl’auraient cherché, et depuis huit ans trouvé bien sûr. Ah ! j’aifait une fameuse sottise de croire qu’il avait des parents qui leréclameraient un jour, et nous payeraient notre peine pourl’avoir élevé. Je n’ai été qu’un nigaud, qu’un imbécile. Parcequ’il était enveloppé dans de beaux langes avec des dentelles,cela ne voulait pas dire que ses parents le chercheraient. Ils sontpeut-être morts, d’ailleurs.– 27 –


– Et s’ils ne le sont pas ? Si un jour ils viennent nous ledemander ? J’ai dans l’idée qu’ils viendront.– Que les femmes sont donc obstinées !– Enfin, s’ils viennent ?– Eh bien ! nous les enverrons à l’hospice. Mais assez causé.Tout cela m’ennuie. Demain je le conduirai au maire. Ce soir,je vais aller dire bonjour à François. Dans une heure je reviendrai.La porte s’ouvrit et se referma. Il était parti.Alors me redressant vivement, je me mis à appeler mèreBarberin.– Ah ! maman.Elle accourut près de mon lit :– Est-ce que tu me laisseras aller à l’hospice ?– Non, mon petit Rémi, non.Et elle m’embrassa tendrement en me serrant dans sesbras.Cette caresse me rendit le courage, et mes larmes s’arrêtèrentde couler.– Tu ne dormais donc pas ? me demanda-t-elle doucement.– Ce n’est pas ma faute.– 28 –


– Je ne te gronde pas ; alors tu as entendu tout ce qu’a ditJérôme ?– Oui, tu n’es pas ma maman, mais lui n’est pas mon père.Je ne prononçai pas ces quelques mots sur le même ton,car si j’étais désolé d’apprendre qu’elle n’était pas ma mère,j’étais heureux, j’étais presque fier de savoir que lui n’était pasmon père. De là une contradiction dans mes sentiments qui setraduisit dans ma voix.Mais mère Barberin ne parut pas y prendre attention.– J’aurais peut-être dû, dit-elle, te faire connaître la vérité ;mais tu étais si bien mon enfant, que je ne pouvais pas te dire,sans raison, que je n’étais pas ta vraie mère ! Ta mère, pauvrepetit, tu l’as entendu, on ne la connaît pas. Est-elle vivante, nel’est-elle plus ? On n’en sait rien. Un matin, à Paris, comme Jérômeallait à son travail et qu’il passait dans une rue qu’on appellel’avenue de Breteuil, qui est large et plantée d’arbres, ilentendit les cris d’un enfant. Ils semblaient partir de l’embrasurede la porte d’un jardin. C’était au mois de février ; il faisaitpetit jour. Il s’approcha de la porte et aperçut un enfant couchésur le seuil. Comme il regardait autour de lui pour appeler quelqu’un,il vit un homme sortir de derrière un gros arbre et sesauver. Sans doute cet homme s’était caché là pour voir si l’ontrouverait l’enfant qu’il avait lui-même placé dans l’embrasurede la porte. Voilà Jérôme bien embarrassé, car l’enfant criait detoutes ses forces, comme s’il avait compris qu’un secours luiétait arrivé, et qu’il ne fallait pas le laisser échapper. Pendantque Jérôme réfléchissait à ce qu’il devait faire, il fut rejoint pard’autres ouvriers, et l’on décida qu’il fallait porter l’enfant chezle commissaire de police. Il ne cessait pas de crier. Sans doute ilsouffrait du froid. Mais comme dans le bureau du commissaireil faisait très-chaud, et que les cris continuaient, on pensa qu’ilsouffrait de la faim, et l’on alla chercher une voisine qui vou-– 29 –


drait bien lui donner le sein. Il se jeta dessus. Il était véritablementaffamé. Alors on le déshabilla devant le feu. C’était unbeau garçon de cinq ou six mois, rose, gros, gras, superbe ; leslanges et les linges dans lesquels il était enveloppé disaient clairementqu’il appartenait à des parents riches. C’était donc unenfant qu’on avait volé et ensuite abandonné. Ce fut au moins ceque le commissaire expliqua. Qu’allait-on en faire ? Après avoirécrit tout ce que Jérôme savait, et aussi la description de l’enfantavec celle de ses langes qui n’étaient pas marqués, le commissairedit qu’il allait l’envoyer à l’hospice des Enfants trouvés,si personne, parmi tous ceux qui étaient là, ne voulait s’en charger: c’était un bel enfant, sain, solide qui ne serait pas difficile àélever ; ses parents qui bien sûr allaient le chercher, récompenseraientgénéreusement ceux qui en auraient pris soin. Làdessus,Jérôme s’avança et dit qu’il voulait bien s’en charger ;on le lui donna. J’avais justement un enfant du même âge ; maisce n’était pas pour moi une affaire d’en nourrir deux. Ce fut ainsique je devins ta mère.– Oh ! maman.– Au bout de trois mois, je perdis mon enfant, et alors jem’attachai à toi davantage. J’oubliais que tu n’étais pas vraimentnotre fils. Malheureusement Jérôme ne l’oublia pas, lui,et, voyant au bout de trois ans que tes parents ne t’avaient pascherché, au moins qu’ils ne t’avaient pas trouvé, il voulut temettre à l’hospice. Tu as entendu pourquoi je ne lui ai pas obéi.– Oh ! pas à l’hospice, m’écriai-je en me cramponnant àelle ; mère Barberin, pas à l’hospice, je t’en prie !– Non, mon enfant, tu n’iras pas. J’arrangerai cela. Jérômen’est pas un méchant homme, tu verras ; c’est le chagrin, c’est lapeur du besoin qui l’ont monté. Nous travaillerons, tu travaillerasaussi.– 30 –


– Oui, tout ce que tu voudras. Mais pas l’hospice.– Tu n’iras pas ; mais à une condition, c’est que tu vas toutde suite dormir. Il ne faut pas, quand il rentrera, qu’il te trouveéveillé.Et, après m’avoir embrassé, elle me tourna le nez contre lamuraille.J’aurais voulu m’endormir ; mais j’avais été trop rudementébranlé, trop profondément ému pour trouver à volonté lecalme et le sommeil.Ainsi, mère Barberin, si bonne, si douce pour moi n’étaitpas ma vraie mère ! mais alors qu’était donc une vraie mère ?Meilleure, plus douce encore ? Oh ! non, ce n’était pas possible.Mais ce que je comprenais, ce que je sentais parfaitement,c’est qu’un père eût été moins dur que Barberin, et ne m’eût pasregardé avec ces yeux froids, le bâton levé.Il voulait m’envoyer à l’hospice ; mère Barberin pourraitellel’en empêcher ?Qu’était-ce que l’hospice ?Il y avait au village deux enfants qu’on appelait « les enfantsde l’hospice » ; ils avaient une plaque de plomb au couavec un numéro ; ils étaient mal habillés et sales ; on se moquaitd’eux ; on les battait ; les autres enfants les poursuivaient souventcomme on poursuit un chien perdu pour s’amuser, et aussiparce qu’un chien perdu n’a personne pour le défendre.Ah ! je ne voulais pas être comme ces enfants ; je ne voulaispas avoir un numéro au cou, je ne voulais pas qu’on courûtaprès moi en criant : « À l’hospice ! à l’hospice ! »– 31 –


Cette pensée seule me donnait froid et me faisait claquerles dents.Et je ne dormais pas.Et Barberin allait rentrer.Heureusement il ne revint pas aussitôt qu’il avait dit et lesommeil arriva pour moi avant lui.– 32 –


IIILa troupe du signor Vitalis.Sans doute je dormis toute la nuit sous l’impression duchagrin et de la crainte, car le lendemain matin en m’éveillant,mon premier mouvement fut de tâter mon lit et de regarder autourde moi, pour être certain qu’on ne m’avait pas emporté.Pendant toute la matinée, Barberin ne me dit rien, et jecommençai à croire que le projet de m’envoyer à l’hospice étaitabandonné. Sans doute mère Barberin avait parlé ; elle l’avaitdécidé à me garder.Mais comme midi sonnait, Barberin me dit de mettre macasquette et de le suivre.Effrayé, je tournai les yeux vers mère Barberin pour implorerson secours. Mais, à la dérobée, elle me fit un signe qui disait– 33 –


que je devais obéir ; en même temps un mouvement de sa mainme rassura : il n’y avait rien à craindre.Alors, sans répliquer, je me mis en route derrière Barberin.La distance est longue de notre maison au village : il y en abien pour une heure de marche. Cette heure s’écoula sans qu’ilm’adressât une seule fois la parole. Il marchait devant, doucement,en clopinant, sans que sa tête fît un seul mouvement, etde temps en temps il se retournait tout d’une pièce pour voir sije le suivais.Où me conduisait-il ?Cette question m’inquiétait, malgré le signe rassurant quem’avait fait mère Barberin, et pour me soustraire à un dangerque je pressentais sans le connaître, je pensais à me sauver.Dans ce but, je tâchais de rester en arrière ; quand je seraisassez loin, je me jetterais dans le fossé, et il ne pourrait pas merejoindre.Tout d’abord, il se contenta de me dire de marcher sur sestalons ; mais bientôt, il devina sans doute mon intention et meprit par le poignet.Je n’avais plus qu’à le suivre, ce que je fis.Ce fut ainsi que nous entrâmes dans le village, et tout lemonde sur notre passage se retourna pour nous voir passer, carj’avais l’air d’un chien hargneux qu’on mène en laisse.Comme nous passions devant le café, un homme qui setrouvait sur le seuil appela Barberin et l’engagea à entrer.– 34 –


Celui-ci me prenant par l’oreille me fit passer devant lui, etquand nous fumes entrés il referma la porte.Je me sentis soulagé ; le café ne me paraissait pas un endroitdangereux ; et puis d’un autre côté c’était le café, et il yavait longtemps que j’avais envie de franchir sa porte.Le café, le café de l’auberge Notre-Dame ! qu’est-ce que celapouvait bien être ?Combien de fois m’étais-je posé cette question !J’avais vu des gens sortir du café la figure enluminée et lesjambes flageolantes ; en passant devant sa porte, j’avais souvententendu des cris et des chansons qui faisaient trembler les vitres.Que faisait-on là dedans ? Que se passait-il derrière ses rideauxrouges ?J’allais donc le savoir.Tandis que Barberin se plaçait à une table avec le maître ducafé qui l’avait engagé à entrer, j’allai m’asseoir près de la cheminéeet regardai autour de moi.Dans le coin opposé à celui que j’occupais, se trouvait ungrand vieillard à barbe blanche, qui portait un costume bizarreet tel que je n’en avais jamais vu.Sur ses cheveux qui tombaient en longues mèches sur sesépaules, était posé un haut chapeau de feutre gris orné de plumesvertes et rouges. Une peau de mouton, dont la laine était endedans, le serrait à la taille. Cette peau n’avait pas de manches,et, par deux trous ouverts aux épaules, sortaient les bras vêtusd’une étoffe de velours qui autrefois avait dû être bleue. De– 35 –


grandes guêtres en laine lui montaient jusqu’aux genoux, et ellesétaient serrées par des rubans rouges qui s’entre-croisaientplusieurs fois autour des jambes.Il se tenait allongé sur sa chaise, le menton appuyé dans samain droite ; son coude reposait sur son genou ployé.Jamais je n’avais vu une personne vivante dans une attitudesi calme ; il ressemblait à l’un des saints en bois de notreéglise.Auprès de lui trois chiens tassés sous sa chaise se chauffaientsans remuer. Un caniche blanc, un barbet noir, et unepetite chienne grise à la mine futée et douce ; le caniche étaitcoiffé d’un vieux bonnet de police retenu sous son menton parune lanière de cuir.Pendant que je regardais le vieillard avec une curiositéétonnée, Barberin et le maître du café causaient à demi-voix etj’entendais qu’il était question de moi.Barberin racontait qu’il était venu au village pour meconduire au maire, afin que celui-ci demandât aux hospices delui payer une pension pour me garder.C’était donc là ce que mère Barberin avait pu obtenir deson mari, et je compris tout de suite que si Barberin trouvaitavantage à me garder près de lui, je n’avais plus rien à craindre.Le vieillard, sans en avoir l’air, écoutait aussi ce qui se disait; tout à coup il étendit la main droite vers moi, et s’adressantà Barberin :– C’est cet enfant-là qui vous gêne ? dit-il avec un accentétranger.– 36 –


– Lui-même.– Et vous croyez que l’administration des hospices de votredépartement va vous payer des mois de nourrice.– Dame, puisqu’il n’a pas de parents et qu’il est à macharge, il faut bien que quelqu’un paye pour lui ; c’est juste, ilme semble.– Je ne dis pas non, mais croyez-vous que tout ce qui estjuste se fait ?– Pour ça non.– Eh bien, je crois bien que vous n’obtiendrez jamais lapension que vous demandez.– Alors, il ira à l’hospice ; il n’y a pas de loi qui le force àrester quand même dans ma maison si je n’en veux pas.– Vous avez consenti autrefois à le recevoir, c’était prendrel’engagement de le garder.– Eh bien, je ne le garderai pas ; et quand je devrais le mettredans la rue, je m’en débarrasserai.– Il y aurait peut-être un moyen de vous en débarrassertout de suite, dit le vieillard après un moment de réflexion, etmême de gagner à cela quelque chose.– Si vous me donnez ce moyen-là, je vous paye une bouteille,et de bon cœur encore.– Commandez la bouteille, et votre affaire est faite.– Sûrement ?– 37 –


– Sûrement.Le vieillard quittant sa chaise, vint s’asseoir vis-à-vis deBarberin. Chose étrange, au moment où il se leva, sa peau demouton fut soulevée par un mouvement que je ne m’expliquaipas : c’était à croire qu’il avait un chien dans le bras gauche.Qu’allait-il dire ? Qu’allait-il se passer ?Je l’avais suivi des yeux avec une émotion cruelle.– Ce que vous voulez, n’est-ce pas, dit-il, c’est que cet enfantne mange pas plus longtemps votre pain ; ou bien s’il continueà le manger, c’est qu’on vous le paye.– Juste ; parce que…– Oh ! le motif, vous savez, ça ne me regarde pas, je n’aidonc pas besoin de le connaître ; il me suffit de savoir que vousne voulez plus de l’enfant ; s’il en est ainsi, donnez-le-moi, jem’en charge.– Vous le donner !– Dame, ne voulez-vous pas vous en débarrasser ?– Vous donner un enfant comme celui-là, un si bel enfant,car il est bel enfant, regardez-le.– Je l’ai regardé.– Rémi ! viens ici.Je m’approchai de la table en tremblant.– 38 –


– Allons, n’aie pas peur, petit, dit le vieillard.– Regardez, continua Barberin.– Je ne dis pas que c’est un vilain enfant. Si c’était un vilainenfant, je n’en voudrais pas, les monstres ce n’est pas mon affaire.– Ah ! si c’était un monstre à deux têtes, ou seulement unnain…– Vous ne parleriez pas de l’envoyer à l’hospice. Vous savezqu’un monstre a de la valeur et qu’on peut en tirer profit, soit enle louant, soit en l’exploitant soi-même. Mais celui-là n’est ninain ni monstre ; bâti comme tout le monde il n’est bon à rien.– Il est bon pour travailler.– Il est bien faible.– Lui faible, allons donc, il est fort comme un homme, etsolide, et sain ; tenez, voyez ses jambes, en avez-vous jamais vude plus droites ?Barberin releva mon pantalon.– Trop mince, dit le vieillard.– Et ses bras ? continua Barberin.– Les bras sont comme les jambes ; ça peut aller ; mais çane résisterait pas à la fatigue et à la misère.– Lui, ne pas résister ; mais tâtez donc, voyez, tâtez vousmême.– 39 –


Le vieillard passa sa main décharnée sur mes jambes en lespalpant, secouant la tête et faisant la moue.J’avais déjà assisté à une scène semblable quand le marchandétait venu pour acheter notre vache. Lui aussi l’avait tâtéeet palpée. Lui aussi avait secoué la tête et fait la moue : ce n’étaitpas une bonne vache, il lui serait impossible de la revendre, etcependant il l’avait achetée, puis emmenée.Le vieillard allait-il m’acheter et m’emmener ; ah ! mèreBarberin, mère Barberin !Malheureusement elle n’était pas là pour me défendre.Si j’avais osé j’aurais dit que la veille Barberin m’avait précisémentreproché d’être délicat et de n’avoir ni bras ni jambes ;mais je compris que cette interruption ne servirait à rien qu’àm’attirer une bourrade, et je me tus.– C’est un enfant comme il y en a beaucoup, dit le vieillard,voilà la vérité, mais un enfant des villes ; aussi est-il bien certainqu’il ne sera jamais bon à rien pour le travail de la terre ; mettez-leun peu devant la charrue à piquer les bœufs, vous verrezcombien il durera.– Dix ans.– Pas un mois.– Mais voyez-le donc.– Voyez-le vous-même.J’étais au bout de la table entre Barberin et le vieillard,poussé par l’un, repoussé par l’autre.– 40 –


– Enfin, dit le vieillard, tel qu’il est je le prends. Seulement,bien entendu, je ne vous l’achète pas, je vous le loue. Je vous endonne vingt francs par an.– Vingt francs !– C’est un bon prix et je paye d’avance : vous touchez quatrebelles pièces de cent sous et vous êtes débarrassé de l’enfant.– Mais si je le garde, l’hospice me payera plus de dix francspar mois.– Mettez-en sept, mettez-en huit, je connais les prix, et encorefaudra-t-il que vous le nourrissiez.– Il travaillera.– Si vous le sentiez capable de travailler, vous ne voudriezpas le renvoyer. Ce n’est pas pour l’argent de leur pension qu’onprend les enfants de l’hospice, c’est pour leur travail ; on en faitdes domestiques qui payent et ne sont pas payés. Encore uncoup, si celui-là était en état de vous rendre des services, vous legarderiez.– En tous cas, j’aurais toujours les dix francs.– Et si l’hospice au lieu de vous le laisser, le donne à un autre,vous n’aurez rien du tout ; tandis qu’avec moi, pas dechance à courir : toute votre peine consiste à allonger la main.Il fouilla dans sa poche et en tira une bourse de cuir danslaquelle il prit quatre pièces d’argent qu’il étala sur la table enles faisant sonner.– Pensez-donc, s’écria Barberin, que cet enfant aura desparents un jour ou l’autre ?– 41 –


– Qu’importe ?– Il y aura du profit pour ceux qui l’auront élevé ; si jen’avais pas compté là-dessus je ne m’en serais jamais chargé.Ce mot de Barberin : « Si je n’avais pas compté sur ses parents,je ne me serais jamais chargé de lui, » me fit le détesterun peu plus encore. Quel méchant homme.– Et c’est parce que vous ne comptez plus sur ses parents,dit le vieillard, que vous le mettez à la porte. Enfin à qui s’adresseront-ils,ces parents, si jamais ils paraissent ? à vous, n’est-cepas, et non à moi qu’ils ne connaissent pas ?– Et si c’est vous qui les retrouvez.– Alors convenons que s’il a des parents un jour, nous partageronsle profit, et je mets trente francs.– Mettez-en quarante.– Non pour les services qu’il me rendra, ce n’est pas possible.– Et quels services voulez-vous qu’il vous rende. Pour debonnes jambes, il a de bonnes jambes, pour de bons bras, il a debons bras, je m’en tiens à ce que j’ai dit, mais enfin à quoi letrouvez-vous propre ?Le vieillard regarda Barberin d’un air narquois et vidantson verre à petits coups :– À me tenir compagnie, dit-il ; je me fais vieux et le soirquelquefois après une journée de fatigue, quand le temps estmauvais, j’ai des idées tristes ; il me distraira.– 42 –


– Il est sûr que pour cela les jambes seront assez solides.– Mais pas trop, car il faudra danser, et puis sauter, et puismarcher, et puis après avoir marché, sauter encore ; enfin ilprendra place dans la troupe du signor Vitalis.– Et où est-elle votre troupe ?– Le signor Vitalis c’est moi, comme vous devez vous endouter ; la troupe, je vais vous la montrer, puisque vous désirezfaire sa connaissance.Disant cela il ouvrit sa peau de mouton, et prit dans samain un animal étrange qu’il tenait sous son bras gauche serrécontre sa poitrine.C’était cet animal qui plusieurs fois avait fait soulever lapeau de mouton ; mais ce n’était pas un petit chien comme jel’avais pensé.Quelle pouvait être cette bête ?Était-ce même une bête ?Je ne trouvais pas de nom à donner à cette créature bizarreque je voyais pour la première fois, et que je regardais avec stupéfaction.Elle était vêtue d’une blouse rouge bordée d’un galon doré,mais les bras et les jambes étaient nus, car c’étaient bien desbras et des jambes qu’elle avait et non des pattes ; seulement cesbras et ces jambes étaient couverts d’une peau noire, et nonblanche ou carnée.– 43 –


Noire aussi était la tête grosse à peu près comme monpoing fermé ; la face était large et courte, le nez était retrousséavec des narines écartées, les lèvres étaient jaunes ; mais ce quiplus que tout le reste me frappa, ce furent deux yeux trèsrapprochésl’un de l’autre, d’une mobilité extrême, brillantscomme des miroirs.– Ah ! le vilain singe ! s’écria Barberin.Ce mot me tira de ma stupéfaction, car si je n’avais jamaisvu des singes j’en avais au moins entendu parler ; ce n’était doncpas un enfant noir que j’avais devant moi, c’était un singe.– Voici le premier sujet de ma troupe, dit Vitalis, c’est M.Joli-Cœur. Joli-Cœur, mon ami, saluez la société.Joli-Cœur porta sa main fermée à ses lèvres et nous envoyaà tous un baiser.– Maintenant, continua Vitalis étendant sa main vers lecaniche blanc, à un autre : le signor Capi va avoir l’honneur deprésenter ses amis à l’estimable société ici présente.À ce commandement le caniche qui jusque-là n’avait pasfait le plus petit mouvement, se leva vivement et se dressant surses pattes de derrière il croisa ses deux pattes de devant sur sapoitrine, puis il salua son maître si bas que son bonnet de policetoucha le sol.Ce devoir de politesse accompli, il se tourna vers ses camarades,et d’une patte, tandis qu’il tenait toujours l’autre sur sapoitrine, il leur fit signe d’approcher.Les deux chiens, qui avaient les yeux attachés sur leur camarade,se dressèrent aussitôt, et se donnant chacun une pattede devant, comme on se donne la main dans le monde, ils firent– 44 –


gravement six pas en avant puis après trois pas en arrière, etsaluèrent la société.– Celui que j’appelle Capi, continua Vitalis, autrement ditCapitano en italien, est le chef des chiens, c’est lui qui, commele plus intelligent, transmet mes ordres. Ce jeune élégant à poilnoir est le signor Zerbino, ce qui signifie le galant, nom qu’ilmérite à tous les égards. Quant à cette jeune personne à l’airmodeste, c’est la signora Dolce, une charmante Anglaise qui n’apas volé son nom de douce. C’est avec ces sujets remarquables àdes titres différents que j’ai l’avantage de parcourir le monde engagnant ma vie plus ou moins bien, suivant les hasards de labonne ou de la mauvaise fortune. Capi !Le caniche croisa les pattes.– Capi, venez ici, mon ami et soyez assez aimable, je vousprie, – ce sont des personnages bien élevés à qui je parle toujourspoliment, – soyez assez aimable pour dire à ce jeune garçonqui vous regarde avec des yeux ronds comme des billes,quelle heure il est. Capi décroisa les pattes, s’approcha de sonmaître, écarta la peau de mouton, fouilla dans la poche du gilet,en tira une grosse montre en argent, regarda le cadran et jappadeux fois distinctement ; puis après ces deux jappements bienaccentués, d’une voix forte et nette, il en poussa trois autres plusfaibles.Il était en effet deux heures et trois quarts.– C’est bien, dit Vitalis, je vous remercie, signor Capi ; et,maintenant, je vous prie d’inviter la signora Dolce à nous fairele plaisir de danser un peu à la corde.Capi fouilla aussitôt dans la poche de la veste de son maîtreet en tira une corde. Il fit un signe à Zerbino et celui-ci alla vi-– 45 –


vement lui faire vis-à-vis. Alors Capi lui jeta un bout de la corde,et tous deux se mirent gravement à la faire tourner.Quand le mouvement fut régulier, Dolce s’élança dans lecercle et sauta légèrement en tenant ses beaux yeux tendres surles yeux de son maître.– Vous voyez, dit celui-ci, que mes élèves sont intelligents ;mais l’intelligence ne s’apprécie à toute sa valeur que par lacomparaison. Voilà pourquoi j’engage ce garçon dans matroupe ; il fera le rôle d’une bête et l’esprit de mes élèves n’ensera que mieux apprécié.– Oh ! pour faire la bête, interrompit Barberin.– Il faut avoir de l’esprit, continua Vitalis, et je crois que cegarçon n’en manquera pas quand il aura pris quelques leçons.Au reste nous verrons bien. Et pour commencer nous allons enavoir tout de suite une preuve. S’il est intelligent il comprendraqu’avec le signor Vitalis on a la chance de se promener, de parcourirla France et dix autres pays, de mener une vie libre aulieu de rester derrière des bœufs, à marcher tous les jours dansle même champ, du matin au soir. Tandis que s’il n’est pas intelligent,il pleurera, il criera, et comme le signor Vitalis n’aime pasles enfants méchants, il ne l’emmènera pas avec lui. Alors l’enfantméchant ira à l’hospice où il faut travailler dur et mangerpeu.J’étais assez intelligent pour comprendre ces paroles, maisde la compréhension à l’exécution, il y avait une terrible distanceà franchir.Assurément les élèves du signor Vitalis étaient bien drôles,bien amusants, et ce devait être bien amusant aussi de se promenertoujours ; mais pour les suivre et se promener avec eux ilfallait quitter mère Barberin.– 46 –


Il est vrai que si je refusais, je ne resterais peut-être pasavec mère Barberin, on m’enverrait à l’hospice.Comme je demeurais troublé, les larmes dans les yeux, Vitalisme frappa doucement du bout du doigt sur la joue.– Allons, dit-il, l’enfant comprend puisqu’il ne crie pas, laraison entrera dans cette petite tête, et demain…– Oh ! monsieur, m’écriai-je ; laissez-moi à maman Barberin,je vous en prie !Mais avant d’en avoir dit davantage, je fus interrompu parun formidable aboiement de Capi.En même temps le chien s’élança vers la table sur laquelleJoli-Cœur était resté assis.Celui-ci, profitant d’un moment où tout le monde étaittourné vers moi, avait doucement pris le verre de son maître,qui était plein de vin, et il était en train de le vider. Mais Capi,qui faisait bonne garde, avait vu cette friponnerie du singe, et,en fidèle serviteur qu’il était, il avait voulu l’empêcher.– Monsieur Joli-Cœur, dit Vitalis, d’une voix sévère, vousêtes un gourmand et un fripon ; allez vous mettre là-bas, dans lecoin, le nez tourné contre la muraille, et vous, Zerbino, montezla garde devant lui ; s’il bouge, donnez-lui une bonne claque.Quant à vous, monsieur Capi, vous êtes un bon chien ; tendezmoila patte que je vous la serre.Tandis que le singe obéissait en poussant des petits crisétouffés, le chien, heureux, fier, tendait la patte à son maître.– 47 –


– Maintenant, continua Vitalis, revenons à nos affaires. Jevous donne donc trente francs.– Non, quarante.Une discussion s’engagea ; mais bientôt Vitalis l’interrompit:– Cet enfant doit s’ennuyer ici, dit-il ; qu’il aille donc sepromener dans la cour de l’auberge et s’amuser.En même temps il fit un signe à Barberin.– Oui, c’est cela, dit celui-ci, va dans la cour, mais n’enbouge pas avant que je t’appelle, ou sinon je me fâche.Je n’avais qu’à obéir, ce que je fis.J’allai donc dans la cour, mais je n’avais pas le cœur àm’amuser. Je m’assis sur une pierre et restai à réfléchir.C’était mon sort qui se décidait en ce moment même.Quel allait-il être ? Le froid et l’angoisse me faisaient grelotter.La discussion entre Vitalis et Barberin dura longtemps, caril s’écoula plus d’une heure avant que celui-ci vînt dans la cour.Enfin je le vis paraître : il était seul. Venait-il me chercherpour me remettre aux mains de Vitalis ?– Allons, me dit-il, en route pour la maison.La maison ! Je ne quitterais donc pas mère Barberin ?– 48 –


J’aurais voulu l’interroger, mais je n’osai pas, car il paraissaitde fort mauvaise humeur.La route se fit silencieusement.Mais environ dix minutes avant d’arriver, Barberin quimarchait devant s’arrêta :– Tu sais, me dit-il en me prenant rudement par l’oreille,que si tu racontes un seul mot de ce que tu as entendu aujourd’hui,tu le payeras cher ; ainsi, attention !– 49 –


IVLa maison maternelle.– Eh bien ! demanda mère Barberin quand nous rentrâmes,qu’a dit le maire ?– Nous ne l’avons pas vu.– Comment, vous ne l’avez pas vu ?– Non, j’ai rencontré des amis au café Notre-Dame, etquand nous sommes sortis, il était trop tard ; nous y retourneronsdemain.Ainsi Barberin avait bien décidément renoncé à son marchéavec l’homme aux chiens.En route je m’étais plus d’une fois demandé s’il n’y avaitpas une ruse dans ce retour à la maison, mais ces derniers mots– 50 –


chassèrent les doutes qui s’agitaient confusément dans mon esprittroublé. Puisque nous devions retourner le lendemain auvillage pour voir le maire, il est certain que Barberin n’avait pasaccepté les propositions de Vitalis.Cependant malgré ses menaces j’aurais parlé de mes doutesà mère Barberin, si j’avais pu me trouver seul un instant avecelle, mais de toute la soirée Barberin ne quitta pas la maison, etje me couchai sans avoir pu trouver l’occasion que j’attendais.Je m’endormis en me disant que ce serait pour le lendemain.Mais le lendemain, quand je me levai, je n’aperçus pointmère Barberin.Comme je la cherchais en rôdant autour de la maison, Barberinme demanda ce que je voulais.– Maman.– Elle est au village, elle ne reviendra qu’après midi.Sans savoir pourquoi, cette absence m’inquiéta. Elle n’avaitpas dit la veille qu’elle irait au village. Comment n’avait elle pasattendu pour nous accompagner, puisque nous devions y alleraprès midi ? Serait-elle revenue quand nous partirions ?Une crainte vague me serra le cœur ; sans me rendrecompte du danger qui me menaçait, j’eus cependant le pressentimentd’un danger.Barberin me regardait d’un air étrange, peu fait pour merassurer.Voulant échapper à ce regard, je m’en allai dans le jardin.– 51 –


Ce jardin, qui n’était pas grand, avait pour nous une valeurconsidérable, car c’était lui qui nous nourrissait, nous fournissant,à l’exception du blé, à peu près tout ce que nous mangions: pommes de terre, fèves, choux, carottes, navets. Aussin’y trouvait-on pas de terrain perdu. Cependant mère Barberinm’en avait donné un petit coin dans lequel j’avais réuni une infinitéde plantes, d’herbes, de mousse arrachées le matin à lalisière des bois ou le long des haies pendant que je gardais notrevache, et replantées l’après-midi dans mon jardin, pêle-mêle, auhasard, les unes à côté des autres.Assurément ce n’était point un beau jardin avec des alléesbien sablées et des plates-bandes divisées au cordeau, pleines defleurs rares ; ceux qui passaient dans le chemin ne s’arrêtaientpoint pour le regarder par-dessus la haie d’épine tondue au ciseau,mais tel qu’il était, il avait ce mérite et ce charme de m’appartenir; il était ma chose, mon bien, mon ouvrage ; je l’arrangeaiscomme je voulais, selon ma fantaisie de l’heure présente,et quand j’en parlais, ce qui m’arrivait vingt fois par jour, je disais« mon jardin ».C’était pendant l’été précédent que j’avais récolté et plantéma collection, c’était donc au printemps qu’elle devait sortir deterre, les espèces précoces sans même attendre la fin de l’hiver,les autres successivement.De là ma curiosité, en ce moment vivement excitée.Déjà les jonquilles montraient leurs boutons, dont la pointejaunissait, les lilas de terre poussaient leurs petites hampespointillées de violet, et du centre des feuilles ridées des primevèressortaient des bourgeons qui semblaient prêts à s’épanouir.Comment tout cela fleurirait-il ?– 52 –


C’était ce que je venais voir tous les jours avec curiosité.Mais il y avait une autre partie de mon jardin que j’étudiaisavec un sentiment plus vif que la curiosité, c’est-à-dire avec unesorte d’anxiété.Dans cette partie de jardin j’avais planté un légume qu’onm’avait donné et qui était presque inconnu dans notre village, –des topinambours. On m’avait dit qu’il produisait des tuberculesbien meilleurs que ceux des pommes de terre, car ils avaient legoût de l’artichaut, du navet et plusieurs autres légumes encore.Ces belles promesses m’avaient inspiré l’idée d’une surprise àfaire à mère Barberin. Je ne lui disais rien de ce cadeau, je plantaismes tubercules dans mon jardin ; quand ils poussaient destiges, je lui laissais croire que c’était des fleurs ; puis un beaujour, quand le moment de la maturité était arrivé, je profitais del’absence de mère Barberin pour arracher mes topinambours, je– 53 –


les faisais cuire moi-même, comment ? je ne savais pas trop,mais mon imagination ne s’inquiétait pas d’un aussi petit détail,et quand mère Barberin rentrait pour souper, je lui servais monplat.Qui était bien étonnée ? Mère Barberin.Qui était bien contente ? Encore mère Barberin.Car nous avions un nouveau mets pour remplacer noséternelles pommes de terre, et mère Barberin n’avait plus autantà souffrir de la vente de la pauvre Roussette.Et l’inventeur de ce nouveau mets, c’était moi, moi Rémi ;j’étais donc utile dans la maison.Avec un pareil projet dans la tête, on comprend combien jedevais être attentif à la levée de mes topinambours ; tous lesjours je venais regarder le coin dans lequel je les avais plantés,et il semblait à mon impatience qu’ils ne pousseraient jamais.J’étais à deux genoux sur la terre, appuyé sur mes mains, lenez baissé dans mes topinambours, quand j’entendis crier monnom d’une voix impatiente. C’était Barberin qui m’appelait.Que me voulait-il ?Je me hâtai de rentrer à la maison.Quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir devant la cheminéeVitalis et ses chiens.Instantanément je compris ce que Barberin voulait de moi.– 54 –


Vitalis venait me chercher, et c’était pour que mère Barberinne pût pas me défendre que le matin Barberin l’avait envoyéeau village.Sentant bien que je n’avais ni secours ni pitié à attendre deBarberin, je courus à Vitalis :– Oh ! monsieur, m’écriai-je, je vous en prie, ne m’emmenezpas.Et j’éclatai en sanglots.– Allons, mon garçon, me dit-il assez doucement, tu ne seraspas malheureux avec moi, je ne bats point les enfants, etpuis tu auras la compagnie de mes élèves qui sont trèsamusants.Qu’as-tu à regretter ?– Mère Barberin ! mère Barberin !– En tous cas, tu ne resteras pas ici, dit Barberin, en meprenant rudement par l’oreille ; monsieur ou l’hospice, choisis !– Non ! mère Barberin !– Ah ! tu m’ennuies à la fin, s’écria Barberin, qui se mitdans une terrible colère ; s’il faut te chasser d’ici à coups de bâton,c’est ce que je vas faire.– Cet enfant regrette sa mère Barberin, dit Vitalis ; il nefaut pas le battre pour cela ; il a du cœur, c’est bon signe.– Si vous le plaignez, il va hurler plus fort.– Maintenant, aux affaires.– 55 –


Disant cela, Vitalis étala sur la table huit pièces de cinqfrancs, que Barberin en un tour de main, fit disparaître dans sapoche.– Où est le paquet ? demanda Vitalis.– Le voilà, répondit Barberin en montrant un mouchoir encotonnade bleue noué par les quatre coins.Vitalis défît ces nœuds et regarda ce que renfermait lemouchoir ; il s’y trouvait deux de mes chemises et un pantalonde toile.– Ce n’est pas de cela que nous étions convenus, dit Vitalis,vous deviez me donner ses affaires et je ne trouve là que desguenilles.– Il n’en a pas d’autres.– Si j’interrogeais l’enfant, je suis sûr qu’il dirait que cen’est pas vrai. Mais je ne veux pas disputer là-dessus. Je n’ai pasle temps. Il faut se mettre en route. Allons, mon petit. Commentse nomme-t-il ?– Rémi.– Allons, Rémi, prend ton paquet, et passe devant Capi, enavant, marche !Je tendis les mains vers lui, puis vers Barberin, mais tousdeux détournèrent la tête, et je sentis que Vitalis me prenait parle poignet.Il fallut marcher.– 56 –


Ah ! la pauvre maison, il me sembla, quand j’en franchis leseuil, que j’y laissais un morceau de ma peau.Vivement, je regardai autour de moi, mes yeux obscurcispar les larmes ne virent personne à qui demander secours : personnesur la route, personne dans les prés d’alentour.Je me mis à appeler :– Maman, mère Barberin !Mais personne ne répondit à ma voix, qui s’éteignit dansun sanglot.Il fallut suivre Vitalis, qui ne m’avait pas lâché le poignet.– Bon voyage ! cria Barberin. Et il rentra dans la maison.Hélas ! c’était fini.– Allons, Rémi, marchons, mon enfant, dit Vitalis. Et samain tira mon bras.Alors je me mis à marcher près de lui. Heureusement il nepressa point son pas, et même je crois bien qu’il le régla sur lemien.Le chemin que nous suivions s’élevait en lacets le long de lamontagne, et, à chaque détour, j’apercevais la maison de mèreBarberin qui diminuait, diminuait. Bien souvent j’avais parcouruce chemin et je savais que quand nous serions à son dernierdétour, j’apercevrais la maison encore une fois, puis qu’aussitôtque nous aurions fait quelques pas sur le plateau, ce serait fini ;plus rien ; devant moi l’inconnu ; derrière moi la maison oùj’avais vécu jusqu’à ce jour si heureux, et que sans doute je nereverrais jamais.– 57 –


Heureusement la montée était longue ; cependant à forcede marcher, nous arrivâmes au haut. Vitalis ne m’avait pas lâchéle poignet.– Voulez-vous me laisser reposer un peu ? lui dis-je.– Volontiers, mon garçon.Et, pour la première fois, il desserra la main.Mais, en même temps, je vis son regard se diriger vers Capi,et faire un signe que celui-ci comprit.Aussitôt, comme un chien de berger, Capi abandonna latête de la troupe et vint se placer derrière moi.Cette manœuvre acheva de me faire comprendre ce que lesigne m’avait déjà indiqué : Capi était mon gardien ; si je faisaisun mouvement pour me sauver, il devait me sauter aux jambes.J’allai m’asseoir sur le parapet gazonné, et Capi me suivitde près.Assis sur le parapet, je cherchai de mes yeux obscurcis parles larmes la maison de mère Barberin.Au-dessous de nous descendait le vallon que nous venionsde remonter, coupé de prés et de bois, puis tout au bas se dressaitisolée la maison maternelle, celle où j’avais été élevé.Elle était d’autant plus facile à trouver au milieu des arbres,qu’en ce moment même une petite colonne de fumée jaune sortaitde sa cheminée, et, montant droit dans l’air tranquille, s’élevaitjusqu’à nous.– 58 –


Soit illusion du souvenir, soit réalité, cette fumée m’apportaitl’odeur des feuilles de chêne qui avaient séché autour desbranches des bourrées avec lesquelles nous avions fait du feupendant tout l’hiver : il me sembla que j’étais encore au coin dufoyer, sur mon petit banc, les pieds dans les cendres quand levent s’engouffrant dans la cheminée nous rabattait la fumée auvisage.Malgré la distance et la hauteur à laquelle nous nous trouvions,les choses avaient conservé leurs formes nettes et distinctes,diminuées, rapetissées seulement.Sur le fumier, notre poule, la dernière qui restât, allait deçà de là, mais elle n’avait plus sa grosseur ordinaire, et si je nel’avais pas bien connue je l’aurais prise pour un petit pigeon. Aubout de la maison je voyais le poirier au tronc crochu que pendantsi longtemps j’avais transformé en cheval. Puis à côté duruisseau qui traçait une ligne blanche dans l’herbe verte, je devinaisle canal de dérivation que j’avais eu tant de peine à creuserpour qu’il allât mettre en mouvement une roue de moulin,fabriquée de mes mains ; laquelle roue, hélas ! n’avais jamais putourner malgré tout le travail qu’elle m’avait coûté.Tout était là à sa place ordinaire, et ma brouette, et macharrue faite d’une branche torse, et la niche dans laquelle j’élevaisdes lapins quand nous avions des lapins, et mon jardin,mon cher jardin.Qui les verrait fleurir, mes pauvres fleurs ? Qui les arrangerait,mes topinambours ? Barberin sans doute, le méchant Barberin.Encore un pas sur la route et à jamais tout cela disparaissait.– 59 –


Tout à coup dans le chemin qui du village monte à la maison,j’aperçus au loin une coiffe blanche. Elle disparut derrièreun groupe d’arbres ; puis elle reparut bientôt.La distance était telle que je ne distinguais que la blancheurde la coiffe, qui comme un papillon printanier aux couleurs pâles,voltigeait entre les branches.Mais il y a des moments où le cœur voit mieux et plus loinque les yeux les plus perçants : je reconnus mère Barberin ;c’était elle ; j’en étais certain ; je sentais que c’était elle.– Eh bien ? demanda Vitalis, nous mettons-nous en route ?– Oh ! monsieur, je vous en prie.– C’est donc faux ce qu’on disait, tu n’as pas de jambes ;pour si peu, déjà fatigué ; cela ne nous promet pas de bonnesjournées.Mais je ne répondis pas, je regardais.C’était mère Barberin ; c’était sa coiffe, c’était son juponbleu, c’était elle.Elle marchait à grands pas, comme si elle avait hâte de rentrerà la maison.Arrivée devant notre barrière, elle la poussa et entra dansla cour qu’elle traversa rapidement.Aussitôt je me levai debout sur le parapet, sans penser àCapi qui sauta près de moi.– 60 –


Mère Barberin ne resta pas longtemps dans la maison. Elleressortit et se mit à courir de çà de là, dans la cour, les brasétendus.Elle me cherchait.Je me penchai en avant, et de toutes mes forces, je me misà crier :– Maman ! maman !Mais ma voix ne pouvait ni descendre, ni dominer le murmuredu ruisseau, elle se perdit dans l’air.– Qu’as-tu donc, demanda Vitalis, deviens-tu fou ?Sans répondre, je restai les yeux attachés sur mère Barberin; mais elle ne me savait pas si près d’elle et elle ne pensa pasà lever la tête.Elle avait traversé la cour, et revenue sur le chemin, elle regardaitde tous côtés.Je criai plus fort, mais comme la première fois, inutilement.Alors Vitalis, soupçonnant la vérité, monta aussi sur le parapet.Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir la coiffe blanche.– Pauvre petit, dit-il à demi-voix.– Oh ! je vous en prie, m’écriai-je encouragé par ces motsde compassion, laissez-moi retourner.– 61 –


Mais il me prit par le poignet et me fit descendre sur laroute.– Puisque tu es reposé, dit-il, en marche, mon garçon.Je voulus me dégager, mais il me tenait solidement.– Capi, dit-il, Zerbino !Et les deux chiens m’entourèrent : Capi derrière, Zerbinodevant.Il fallut suivre Vitalis.Au bout de quelques pas, je tournai la tête.Nous avions dépassé la crête de la montagne, et je ne visplus ni notre vallée, ni notre maison ; tout au loin seulement descollines bleuâtres semblaient remonter jusqu’au ciel : mes yeuxse perdirent dans des espaces sans bornes.– 62 –


VEn route.Pour acheter les enfants quarante francs, il n’en résulte pasnécessairement qu’on est un ogre et qu’on fait provision dechair fraîche afin de la manger.Vitalis ne voulait pas me manger, et, par une exception rarechez les acheteurs d’enfants, ce n’était pas un méchant homme.J’en eus bientôt la preuve.C’était sur la crête même de la montagne qui sépare le bassinde la Loire de celui de la Dordogne qu’il m’avait repris lepoignet, et, presque aussitôt nous avions commencé à descendresur le versant exposé au Midi.Après avoir marché environ un quart d’heure, il m’abandonnale bras.– 63 –


– Maintenant, dit-il, chemine doucement près de moi ;mais n’oublie pas que, si tu voulais te sauver, Capi et Zerbinot’auraient bien vite rejoint ; ils ont les dents pointues.Me sauver, je sentais que c’était maintenant impossible etque par suite il était inutile de le tenter.Je poussai un soupir.– Tu as le cœur gros, continua Vitalis, je comprends cela etne t’en veux pas. Tu peux pleurer librement si tu en as envie.Seulement tâche de sentir que ce n’est pas pour ton malheurque je t’emmène. Que serais-tu devenu ? Tu aurais été trèsprobablementà l’hospice. Les gens qui t’ont élevé ne sont pastes père et mère. Ta maman, comme tu dis, a été bonne pour toiet tu l’aimes, tu es désolé de la quitter, tout cela c’est bien ; maisfais réflexion qu’elle n’aurait pas pu te garder malgré son mari.Ce mari, de son côté, n’est peut-être pas aussi dur que tu crois.Il n’a pas de quoi vivre ; il est estropié ; il ne peut plus travailler,et il calcule qu’il ne peut pas se laisser mourir de faim pour tenourrir. Comprends aujourd’hui, mon garçon, que la vie est tropsouvent une bataille dans laquelle on ne fait pas ce qu’on veut.Sans doute c’étaient là des paroles de sagesse, ou tout aumoins d’expérience. Mais il y avait un fait qui en ce moment,criait plus fort que toutes les paroles, – la séparation.Je ne verrais plus celle qui m’avait élevé, qui m’avait caressé,celle que j’aimais, – ma mère.Et cette pensée me serrait à la gorge, m’étouffait.Cependant je marchais près de Vitalis, cherchant à me répéterce qu’il venait de me dire.– 64 –


Sans doute, tout cela était vrai ; Barberin n’était pas monpère, et il n’y avait pas de raisons qui l’obligeassent à souffrir lamisère pour moi : il avait bien voulu me recueillir et m’élever ; simaintenant il me renvoyait, c’était parce qu’il ne pouvait plusme garder. Ce n’était pas de la présente journée que je devaisme souvenir en pensant à lui, mais des années passées dans samaison.– Réfléchis à ce que je t’ai dit, petit, répétait de temps entemps Vitalis, tu ne seras pas trop malheureux avec moi.Après avoir descendu une pente assez rapide, nous étionsarrivés sur une vaste lande qui s’étendait plate et monotone àperte de vue. Pas de maisons, pas d’arbres. Un plateau couvertde bruyères rousses, avec çà et là des grandes nappes de genêtsrabougris qui ondoyaient sous le souffle du vent.– Tu vois, me dit Vitalis étendant la main sur la lande, qu’ilserait inutile de chercher à te sauver, tu serais tout de suite reprispar Capi et Zerbino.Me sauver ! Je n’y pensais plus. Où aller d’ailleurs ? Chezqui ?Après tout, ce grand vieillard à barbe blanche n’était peutêtrepas aussi terrible que je l’avais cru d’abord ; et s’il était monmaître, peut-être ne serait-il pas un maître impitoyable.Longtemps nous cheminâmes au milieu de tristes solitudes,ne quittant les landes que pour trouver des champs debrandes, et n’apercevant tout autour de nous, aussi loin que leregard s’étendait, que quelques collines arrondies aux sommetsstériles.Je m’étais fait une tout autre idée des voyages, et quandparfois dans mes rêveries enfantines j’avais quitté mon village,– 65 –


ç’avait été pour de belles contrées qui ne ressemblaient en rien àcelle que la réalité me montrait.C’était la première fois que je faisais une pareille marched’une seule traite et sans me reposer.Mon maître s’avançait d’un grand pas régulier, portant JoliCœur sur son épaule ou sur son sac, et autour de lui les chienstrottinaient sans s’écarter.De temps en temps Vitalis leur disait un mot d’amitié, tantôten français, tantôt dans une langue que je ne connaissaispas.Ni lui, ni eux ne paraissaient penser à la fatigue. Mais iln’en était pas de même pour moi. J’étais épuisé. La lassitudephysique s’ajoutant au trouble moral, m’avait mis à bout de forces.Je traînais les jambes et j’avais la plus grande peine à suivremon maître. Cependant je n’osais pas demander à m’arrêter.– Ce sont tes sabots qui te fatiguent, me dit-il ; à Ussel jet’achèterai des souliers.Ce mot me rendit le courage.En effet, des souliers avaient toujours été ce que j’avais leplus ardemment désiré. Le fils du maire et aussi le fils de l’aubergisteavaient des souliers, de sorte que le dimanche, quandils arrivaient à la messe, ils glissaient sur les dalles sonores, tandisque nous autres paysans, avec nos sabots, nous faisions untapage assourdissant.– Ussel, c’est encore loin ?– 66 –


– Voilà un cri du cœur, dit Vitalis en riant ; tu as donc bienenvie d’avoir des souliers, mon garçon ? Eh bien ! je t’en prometsavec des clous dessous. Et je te promets aussi une culottede velours, une veste et un chapeau. Cela va sécher tes larmes,j’espère, et te donner des jambes pour faire les six lieues quinous restent.Des souliers avec des clous dessous ! Je fus ébloui. C’étaitdéjà une chose prodigieuse pour moi que ces souliers, maisquand j’entendis parler de clous, j’oubliai mon chagrin.Non, bien certainement, mon maître n’était pas un méchanthomme.Est-ce qu’un méchant se serait aperçu que mes sabots mefatiguaient ?Des souliers, des souliers à clous ! une culotte de velours !une veste ! un chapeau !Ah ! si mère Barberin me voyait, comme elle seraitcontente, comme elle serait fière de moi !Quel malheur qu’Ussel fut encore si loin !Malgré les souliers et la culotte de velours qui étaient aubout des six lieues qui nous restaient à faire, il me sembla que jene pourrais pas marcher si loin.Heureusement le temps vint à mon aide.Le ciel, qui avait été bleu depuis notre départ, s’emplit peuà peu de nuages gris, et bientôt il se mit à tomber une pluie finequi ne cessa plus.– 67 –


Avec sa peau de mouton, Vitalis était assez bien protégé, etil pouvait abriter Joli-Cœur qui, à la première goutte de pluie,était promptement rentré dans sa cachette. Mais les chiens etmoi, qui n’avions rien pour nous couvrir, nous n’avions pas tardéà être mouillés jusqu’à la peau ; encore les chiens pouvaientilsde temps en temps se secouer, tandis que ce moyen natureln’étant pas fait pour moi, je devais marcher sous un poids quim’écrasait et me glaçait.– T’enrhumes-tu facilement ? me demanda mon maître.– Je ne sais pas ; je ne me rappelle pas avoir été jamaisenrhumé.– Bien cela, bien ; décidément il y a du bon en toi. Mais jene veux pas t’exposer inutilement, nous n’irons pas plus loinaujourd’hui. Voilà un village là-bas, nous y coucherons.Mais il n’y avait pas d’auberge dans ce village, et personnene voulut recevoir une sorte de mendiant qui traînait avec lui unenfant et trois chiens aussi crottés les uns que les autres.– On ne loge pas ici, nous disait-on.Et l’on nous fermait la porte au nez. Nous allions d’unemaison à l’autre, sans qu’aucune s’ouvrît.Faudrait-il donc faire encore, et sans repos, les quatrelieues qui nous séparaient d’Ussel ? La nuit arrivait, la pluienous glaçait, et pour moi je sentais mes jambes raides commedes barres de bois.Ah ! la maison de mère Barberin !Enfin un paysan plus charitable que ses voisins, voulutbien nous ouvrir la porte d’une grange. Mais avant de nous lais-– 68 –


ser entrer il nous imposa la condition de ne pas avoir de lumière.– Donnez-moi vos allumettes, dit-il à Vitalis, je vous lesrendrai demain, quand vous partirez.Au moins nous avions un toit pour nous abriter et la pluiene nous tombait plus sur le corps.Vitalis était un homme de précaution qui ne se mettait pasen route sans provisions. Dans le sac de soldat qu’il portait surses épaules se trouvait une grosse miche de pain qu’il partageaen quatre morceaux.Alors je vis pour la première fois comment il maintenaitl’obéissance et la discipline dans sa troupe.Pendant que nous errions de porte en porte, cherchant notregîte, Zerbino était entré dans une maison, et il en était ressortiaussitôt rapidement, portant une croûte dans sa gueule.Vitalis n’avait dit qu’un mot :– À ce soir, Zerbino.Je ne pensais plus à ce vol, quand je vis, au moment où notremaître coupait la miche, Zerbino prendre une mine basse.Nous étions assis sur deux bottes de fougère, Vitalis et moi,à côté l’un de l’autre, Joli-Cœur entre nous deux ; les troischiens étaient alignés devant nous, Capi et Dolce les yeux attachéssur ceux de leur maître, Zerbino le nez incliné en avant, lesoreilles rasées.– Que le voleur sorte des rangs, dit Vitalis d’une voix decommandement, et qu’il aille dans un coin ; il se couchera sanssouper.– 69 –


Aussitôt Zerbino quitta sa place et marchant en rampant, ilalla se cacher dans le coin que la main de son maître lui avaitindiqué ; il se fourra tout entier sous un amas de fougère, etnous ne le vîmes plus, mais nous l’entendions souffler plaintivementavec des petits cris étouffés.Cette exécution accomplie, Vitalis me tendit mon pain, ettout en mangeant le sien, il partagea par petites bouchées entreJoli-Cœur, Capi et Dolce les morceaux qui leur étaient destinés.Pendant les derniers mois que j’avais vécu auprès de mèreBarberin, je n’avais certes pas été gâté ; cependant le changementme parut rude.Ah ! comme la soupe chaude que mère Barberin nous faisaittous les soirs, m’eût paru bonne, même sans beurre !Comme le coin du feu m’eût été agréable ; comme je me seraisglissé avec bonheur dans mes draps, en remontant les couverturesjusqu’à mon nez !Mais, hélas ! il ne pouvait être question ni de draps, ni decouverture, et nous devions nous trouver encore bien heureuxd’avoir un lit de fougère.Brisé par la fatigue, les pieds écorchés par mes sabots, jetremblais de froid dans mes vêtements mouillés.La nuit était venue tout à fait, mais je ne pensais pas à dormir.– Tes dents claquent, dit Vitalis ; tu as froid ?– Un peu.– 70 –


Je l’entendis ouvrir son sac.– Je n’ai pas une garde-robe bien montée, dit-il, mais voiciune chemise sèche et un gilet dans lesquels tu pourras t’envelopperaprès avoir défait tes vêtements mouillés ; puis tu t’enfoncerassous la fougère, tu ne tarderas pas à te réchauffer et àt’endormir.Cependant, je ne me réchauffai pas aussi vite que Vitalis lecroyait ; longtemps je me tournai et me retournai sur mon lit defougère, trop endolori, trop malheureux pour pouvoir m’endormir.Est-ce qu’il en serait maintenant tous les jours ainsi ? marchersans repos sous la pluie, coucher dans une grange, tremblerde froid, n’avoir pour souper qu’un morceau de pain sec,personne pour me plaindre, personne à aimer, plus de mèreBarberin ?Comme je réfléchissais tristement, le cœur gros et les yeuxpleins de larmes, je sentis un souffle tiède me passer sur le visage.J’étendis la main en avant et je rencontrai le poil laineux deCapi.Il s’était doucement approché de moi, s’avançant avec précautionsur la fougère, et il me sentait ; il reniflait doucement ;son haleine me courait sur la figure et dans les cheveux.Que voulait-il ?Il se coucha bientôt sur la fougère, tout près de moi, et délicatementil se mit à me lécher la main.– 71 –


Tout ému de cette caresse, je me soulevai à demi et l’embrassaisur son nez froid.Il poussa un petit cri étouffé, puis, vivement, il mit sa pattedans ma main et ne bougea plus.Alors j’oubliai fatigue et chagrins ; ma gorge contractée sedesserra ; je respirai ; je n’étais plus seul : j’avais un ami.– 72 –


VIMes débuts.Le lendemain nous nous mîmes en route de bonne heure.Plus de pluie ; un ciel bleu, et, grâce au vent sec qui avaitsoufflé pendant la nuit, peu de boue. Les oiseaux chantaientjoyeusement dans les buissons du chemin et les chiens gambadaientautour de nous. De temps en temps, Capi se dressait surses pattes de derrière et il me lançait au visage deux ou troisaboiements dont je comprenais très-bien la signification.– Du courage, du courage ! disaient-ils.Car c’était un chien fort intelligent, qui savait tout comprendreet toujours se faire comprendre. Bien souvent j’ai entendudire qu’il ne lui manquait que la parole. Mais je n’ai jamaispensé ainsi. Dans sa queue seule il y avait plus d’esprit etd’éloquence que dans la langue ou dans les yeux de bien des– 73 –


gens. En tout cas la parole n’a jamais été utile entre lui et moi ;du premier jour nous nous sommes tout de suite compris.N’étant jamais sorti de mon village, j’étais curieux de voirune ville.Mais je dois avouer qu’Ussel ne m’éblouit point. Ses vieillesmaisons à tourelles, qui font sans doute le bonheur des archéologues,me laissèrent tout à fait indifférent.Il est vrai de dire que dans ces maisons ce que je cherchaisce n’était point le pittoresque.Une idée emplissait ma tête et obscurcissait mes yeux, outout au moins ne leur permettait de voir qu’une seule chose :une boutique de cordonnier.Mes souliers, les souliers promis par Vitalis, l’heure étaitvenue de les chausser.Où était la bienheureuse boutique qui allait me les fournir ?C’était cette boutique que je cherchais : le reste, tourelles,ogives, colonnes n’avait aucun intérêt pour moi.Aussi le seul souvenir qui me reste d’Ussel est-il celui d’uneboutique sombre et enfumée située auprès des halles. Il y avaiten étalage devant sa devanture des vieux fusils, un habit galonnésur les coutures avec des épaulettes en argent, beaucoup delampes, et dans des corbeilles de la ferraille, surtout des cadenaset des clefs rouillées.Il fallait descendre trois marches pour entrer, et alors on setrouvait dans une grande salle, où la lumière du soleil n’avaitassurément jamais pénétré depuis que le toit avait été posé surla maison.– 74 –


Comment une aussi belle chose que des souliers pouvaitellese vendre dans un endroit aussi affreux !Cependant Vitalis savait ce qu’il faisait en venant danscette boutique, et bientôt j’eus le bonheur de chausser mes piedsdans des souliers ferrés qui pesaient bien dix fois le poids demes sabots.La générosité de mon maître ne s’arrêta pas là ; après lessouliers, il m’acheta une veste de velours bleu, un pantalon delaine et un chapeau de feutre ; enfin tout ce qu’il m’avait promis.Du velours pour moi, qui n’avais jamais porté que de latoile ; des souliers ; un chapeau quand je n’avais eu que mescheveux pour coiffure ; décidément c’était le meilleur hommedu monde, le plus généreux et le plus riche.Il est vrai que le velours était froissé, il est vrai que la laineétait râpée ; il est vrai aussi qu’il était fort difficile de savoirquelle avait été la couleur primitive du feutre, tant il avait reçude pluie et de poussière, mais ébloui par tant de splendeurs,j’étais insensible aux imperfections qui se cachaient sous leuréclat.J’avais hâte de revêtir ces beaux habits, mais avant de meles donner Vitalis leur fit subir une transformation qui me jetadans un étonnement douloureux.En rentrant à l’auberge, il prit des ciseaux dans son sac etcoupa les deux jambes de mon pantalon à la hauteur des genoux.Comme je le regardais avec des yeux ébahis :– 75 –


– Ceci est à seule fin, me dit-il, que tu ne ressembles pas àtout le monde. Nous sommes en France, je t’habille en Italien ;si nous allons en Italie, ce qui est possible, je t’habillerai enFrançais.Cette explication ne faisant pas cesser mon étonnement, ilcontinua :– Que sommes-nous ? Des artistes, n’est-ce pas ? des comédiensqui par leur seul aspect doivent provoquer la curiosité.Crois-tu que si nous allions tantôt sur la place publique habilléscomme des bourgeois ou des paysans, nous forcerions les gens ànous regarder et à s’arrêter autour de nous ? Non, n’est-ce pas ?Apprends donc que dans la vie le paraître est quelque-fois indispensable; cela est fâcheux, mais nous n’y pouvons rien.Voilà comment de Français que j’étais le matin, je devinsItalien avant le soir.Mon pantalon s’arrêtant au genou, Vitalis attacha mes basavec des cordons rouges croisés tout le long de la jambe ; surmon feutre il croisa aussi d’autres rubans, et il l’orna d’un bouquetde fleurs en laine.Je ne sais pas ce que d’autres auraient pu penser de moi,mais pour être sincère je dois déclarer que je me trouvai superbe; et cela devait être, car mon ami Capi, après m’avoir longuementcontemplé, me tendit la patte d’un air satisfait.L’approbation que Capi donnait à ma transformation mefut d’autant plus agréable que pendant que j’endossais mesnouveaux vêtements, Joli-Cœur s’était campé devant moi, etavait imité mes mouvements en les exagérant. Ma toilette terminée,il s’était posé les mains sur les hanches et renversant satête en arrière il s’était mis à rire en poussant des petits crismoqueurs.– 76 –


J’ai entendu dire que c’était une question scientifique intéressantede savoir si les singes riaient. Je pense que ceux qui sesont posé cette question sont des savants en chambre, qui n’ontjamais pris la peine d’étudier les singes. Pour moi qui pendantlongtemps ai vécu dans l’intimité de Joli-Cœur, je puis affirmerqu’il riait et souvent même d’une façon qui me mortifiait. Sansdoute son rire n’était pas exactement semblable à celui del’homme, Mais enfin lorsqu’un sentiment quelconque provoquaitsa gaieté, on voyait les coins de sa bouche se tirer en arrière,ses paupières se plissaient, ses mâchoires remuaient rapidement,et ses yeux noirs semblaient lancer des flammescomme des petits charbons sur lesquels on aurait soufflé.Au reste, je fus bientôt à même d’observer en lui ces signescaractéristiques du rire dans des conditions assez pénibles pourmon amour-propre.– Maintenant que voilà ta toilette terminée, me dit Vitalisquand je me fus coiffé de mon chapeau, nous allons nous mettreau travail, afin de donner demain, jour de marché, une grandereprésentation dans laquelle tu débuteras.Je demandai ce que c’était que débuter, et Vitalis m’expliquaque c’était paraître pour la première fois devant le public enjouant la comédie.– Nous donnerons demain notre première représentation,dit-il, et tu y figureras. Il faut donc que je te fasse répéter le rôleque je te destine.Mes yeux étonnés lui dirent que je ne le comprenais pas.– J’entends par rôle ce que tu auras à faire dans cette représentation.Si je t’ai emmené avec moi, ce n’est pas précisémentpour te procurer le plaisir de la promenade. Je ne suis pas– 77 –


assez riche pour cela. C’est pour que tu travailles. Et ton travailconsistera à jouer la comédie avec mes chiens et Joli-Cœur.– Mais je ne sais pas jouer la comédie ! m’écriai-je effrayé.– C’est justement pour cela que je dois te l’apprendre. Tupenses bien que ce n’est pas naturellement que Capi marche sigracieusement sur ses deux pattes de derrière, pas plus que cen’est pour son plaisir que Dolce danse à la corde. Capi a appris àse tenir debout sur ses pattes, et Dolce a appris aussi à danser àla corde ; ils ont même dû travailler beaucoup et longtempspour acquérir ces talents, ainsi que ceux qui les rendent d’habilescomédiens. Eh bien ! toi aussi, tu dois travailler pour apprendreles différents rôles que tu joueras avec eux. Mettonsnousdonc à l’ouvrage.J’avais à cette époque des idées tout à fait primitives sur letravail. Je croyais que pour travailler il fallait bêcher la terre, oufendre un arbre, ou tailler la pierre, et n’imaginais point autrechose.– La pièce que nous allons représenter, continua Vitalis, apour titre le Domestique de M. Joli-Cœur ou le Plus bête desdeux n’est pas celui qu’on pense. Voici le sujet : M. Joli-Cœur aeu jusqu’à ce jour un domestique dont il est très-content, c’estCapi. Mais Capi devient vieux ; et, d’un autre côté, M. Joli-Cœurveut un nouveau domestique. Capi se charge de lui en procurerun. Mais ce ne sera pas un chien qu’il se donnera pour successeur,ce sera un jeune garçon, un paysan nommé Rémi.– Comme moi ?– Non, comme toi ; mais toi-même. Tu arrives de ton villagepour entrer au service de Joli-Cœur.– Les singes n’ont pas de domestiques.– 78 –


– Dans les comédies ils en ont. Tu arrives donc, et M. Joli-Cœur trouve que tu as l’air d’un imbécile.– Ce n’est pas amusant, cela.– Qu’est-ce que cela te fait, puisque c’est pour rire ? D’ailleurs,figure-toi que tu arrives véritablement chez un monsieurpour être domestique et qu’on te dit, par exemple, de mettre latable. Précisément en voici une qui doit servir dans notre représentation.Avance et dispose le couvert.Sur cette table, il y avait des assiettes, un verre, un couteau,une fourchette et du linge blanc.Comment devait-on arranger tout cela ?Comme je me posais ces questions, et restais les bras tendus,penché en avant, la bouche ouverte, ne sachant par oùcommencer, mon maître battit des mains en riant aux éclats.– Bravo, dit-il, bravo, c’est parfait. Ton jeu de physionomieest excellent. Le garçon que j’avais avant toi prenait une minefutée et son air disait clairement : « Vous allez voir comme jefais bien la bête » ; tu ne dis rien, toi, tu es, ta naïveté est admirable.– Je ne sais pas ce que je dois faire.– Et c’est par là précisément que tu es excellent. Demain,dans quelques jours tu sauras à merveille ce que tu devras faire.C’est alors qu’il faudra te rappeler l’embarras que tu éprouvesprésentement, et feindre ce que tu ne sentiras plus. Si tu peuxretrouver ce jeu de physionomie et cette attitude, je te prédis leplus beau succès. Qu’est ton personnage dans ma comédie ? celuid’un jeune paysan qui n’a rien vu et qui ne sait rien ; il arrive– 79 –


chez un singe et il se trouve plus ignorant et plus maladroit quece singe ; de là mon sous-titre : « le plus bête des deux n’est pascelui qu’on pense » ; plus bête que Joli-Cœur, voilà ton rôle ;pour le jouer dans la perfection, tu n’aurais qu’à rester ce que tues en ce moment, mais comme cela est impossible, tu devras terappeler ce que tu as été et devenir artistiquement ce que tu neseras plus naturellement.Le Domestique de M. Joli-Cœur n’était pas une grande comédie,et sa représentation ne prenait pas plus de vingt minutes.Mais notre répétition dura près de trois heures ; Vitalis nousfaisant recommencer deux fois, quatre fois, dix fois la mêmechose, aux chiens comme à moi.Ceux-ci, en effet, avaient oublié certaines parties de leurrôle, et il fallait les leur apprendre de nouveau.Je fus alors bien surpris de voir la patience et la douceur denotre maître. Ce n’était point ainsi qu’on traitait les bêtes dansmon village, où les jurons et les coups étaient les seuls procédésd’éducation qu’on employât à leur égard.Pour lui, tant que se prolongea cette longue répétition, il nese fâcha pas une seule fois ; pas une seule fois il ne jura.– Allons, recommençons, disait-il sévèrement, quand cequ’il avait demandé n’était pas réussi ; c’est mal, Capi ; vous nefaites pas attention, Joli-Cœur, vous serez grondé.Et c’était tout ; mais cependant c’était assez.– Eh bien, me dit-il, quand la répétition fut terminée,crois-tu que tu t’habitueras à jouer la comédie ?– Je ne sais pas.– 80 –


– Cela t’ennuie-t-il ?– Non, cela m’amuse.– Alors tout ira bien ; tu as de l’intelligence, et ce qui estplus précieux encore peut-être, de l’attention ; avec de l’atten-– 81 –


tion et de la docilité, on arrive à tout. Vois mes chiens et compare-lesà Joli-Cœur. Joli-Cœur a peut-être plus de vivacité etd’intelligence, mais il n’a pas de docilité. Il apprend facilementce qu’on lui enseigne, mais il l’oublie aussitôt. D’ailleurs ce n’estjamais avec plaisir qu’il fait ce qu’on lui demande ; volontiers ilse révolterait, et toujours il est contrariant. Cela tient à sa nature,et voilà pourquoi je ne me fâche pas contre lui : le singe n’apas, comme le chien, la conscience du devoir, et par là il lui esttrès-inférieur. Comprends-tu cela ?– Il me semble.– Sois donc attentif, mon garçon ; sois docile ; fais de tonmieux ce que tu dois faire. Dans la vie, tout est là !Causant ainsi, je m’enhardis à lui dire que ce qui m’avait leplus étonné dans cette répétition, ç’avait été l’inaltérable patiencedont il avait fait preuve aussi bien avec Joli-Cœur et leschiens, qu’avec moi. Il se mit alors à sourire doucement :– On voit bien, me dit-il, que tu n’as vécu jusqu’à ce jourqu’avec des paysans durs aux bêtes et qui croient qu’on doitconduire celles-ci le bâton toujours levé. C’est là une erreur fâcheuse: on obtient peu de chose par la brutalité, tandis qu’onobtient beaucoup pour ne pas dire tout par la douceur. Pourmoi, c’est en ne me fâchant jamais contre mes bêtes que j’ai faitd’elles ce qu’elles sont. Si je les avais battues, elles seraientcraintives, et la crainte paralyse l’intelligence. Au reste en melaissant aller à la colère avec elles, je ne serais pas moi-même ceque je suis, et je n’aurais pas acquis cette patience à touteépreuve qui m’a gagné ta confiance. C’est que qui instruit lesautres, s’instruit soi-même. Mes chiens m’ont donné autant deleçons qu’ils en ont reçues de moi. J’ai développé leur intelligence,ils m’ont formé le caractère.– 82 –


ire.Ce que j’entendais me parut si étrange, que je me mis à– Tu trouves cela bien bizarre, n’est-ce pas, qu’un chienpuisse donner des leçons à un homme ? Et cependant rien n’estplus vrai. Réfléchis un peu. Admets-tu qu’un chien subisse l’influencede son maître.– Oh ! bien sûr.– Alors tu vas comprendre que le maître est obligé de veillersur lui-même quand il entreprend l’éducation d’un chien.Ainsi suppose un moment qu’en instruisant Capi je me soisabandonné à l’emportement et à la colère. Qu’aura fait Capi ? ilaura pris l’habitude de la colère et de l’emportement. C’est-àdirequ’en se modelant sur mon exemple, il se sera corrompu.Le chien est presque toujours le miroir de son maître ; et quivoit l’un, voit l’autre. Montre-moi ton chien ; je dirai qui tu es.Le brigand a pour chien, un gredin ; le voleur, un voleur ; lepaysan sans intelligence, un chien grossier ; l’homme poli etaffable un chien aimable.Mes camarades, les chiens et le singe, avaient sur moi legrand avantage d’être habitués à paraître en public, de sortequ’ils virent arriver le lendemain sans crainte. Pour eux il s’agissaitde faire ce qu’ils avaient déjà fait cent fois, mille fois peutêtre.Mais pour moi, je n’avais pas leur tranquille assurance.Que dirait Vitalis, si je jouais mal mon rôle ? Que diraient nosspectateurs ?Cette préoccupation troubla mon sommeil et quand jem’endormis, je vis en rêve des gens qui se tenaient les côtes àforce de rire, tant ils se moquaient de moi.– 83 –


Aussi mon émotion était-elle vive, lorsque le lendemainnous quittâmes notre auberge pour nous rendre sur la place, oùdevait avoir lieu notre représentation.Vitalis ouvrait la marche, la tête haute, la poitrine cambrée,et il marquait le pas des deux bras et des pieds en jouant unevalse sur un fifre en métal.Derrière lui venait Capi, sur le dos duquel se prélassait M.Joli-Cœur, en costume de général anglais, habit et pantalon,rouge galonné d’or, avec un chapeau à claque surmonté d’unlarge plumet.Puis, à une distance respectueuse s’avançaient sur unemême ligne Zerbino et Dolce.Enfin je formais la queue du cortège, qui, grâce à l’espacementindiqué par notre maître, tenait une certaine place dans larue.Mais ce qui mieux encore que la pompe de notre défilé provoquaitl’attention, c’étaient les sons perçants du fifre qui allaientjusqu’au fond des maisons éveiller la curiosité des habitantsd’Ussel. On accourait sur les portes pour nous voir passer,les rideaux de toutes les fenêtres se soulevaient rapidement.Quelques enfants s’étaient mis à nous suivre, des paysansébahis s’étaient joints à eux, et quand nous étions arrivés sur laplace, nous avions derrière nous et autour de nous un véritablecortège.Notre salle de spectacle fut bien vite dressée ; elle consistaiten une corde attachée à quatre arbres, de manière à former uncarré long, au milieu duquel nous nous plaçâmes.– 84 –


La première partie de la représentation consista en différentstours exécutés par les chiens ; mais ce que furent cestours, je ne saurais le dire, occupé que j’étais à me répéter monrôle et troublé par l’inquiétude.Tout ce que je me rappelle, c’est que Vitalis avait abandonnéson fifre et l’avait remplacé par un violon au moyen duquel ilaccompagnait les exercices des chiens, tantôt avec des airs dedanse, tantôt avec une musique douce et tendre.La foule s’était rapidement amassée contre nos cordes, etquand je regardais autour de moi, machinalement bien plusqu’avec une intention déterminée, je voyais une infinité de prunellesqui, toutes fixées sur nous, semblaient projeter desrayons.La première pièce terminée, Capi prit une sébile entre sesdents, et marchant sur ses pattes de derrière, commença à fairele tour « de l’honorable société ». Lorsque les sous ne tombaientpas dans la sébile, il s’arrêtait et plaçant celle-ci dans l’intérieurdu cercle hors la portée des mains, il posait ses deux pattes dedevant sur le spectateur récalcitrant, poussait deux ou troisaboiements, et frappait des petits coups sur la poche qu’il voulaitouvrir.Alors dans le public c’étaient des cris, des propos joyeux etdes railleries.– Il est malin, le caniche, il connaît ceux qui ont le goussetgarni.– Allons, la main à la poche !– Il donnera !– Il donnera pas !– 85 –


– L’héritage de votre oncle vous le rendra.Et le sou était finalement arraché des profondeurs où il secachait.Pendant ce temps, Vitalis, sans dire un mot, mais ne quittantpas la sébile des yeux, jouait des airs joyeux sur son violonqu’il levait et qu’il baissait selon la mesure.Bientôt Capi revint auprès de son maître, portant fièrementla sébile pleine.C’était à Joli-Cœur et à moi à entrer en scène.– Mesdames et messieurs, dit Vitalis en gesticulant d’unemain avec son archet et de l’autre avec son violon, nous allonscontinuer le spectacle par une charmante comédie intitulée : leDomestique de M. Joli-Cœur, ou Le plus bête des deux n’est pascelui qu’on pense. Un homme comme moi ne s’abaisse pas àfaire d’avance l’éloge de ses pièces et de ses acteurs ; je ne vousdis donc qu’une chose : écarquillez les yeux, ouvrez les oreilleset préparez vos mains pour applaudir.Ce qu’il appelait « une charmante comédie » était en réalitéune pantomime, c’est-à-dire une pièce jouée avec des gestes etnon avec des paroles. Et cela devait être ainsi, par cette bonneraison que deux des principaux acteurs, Joli-Cœur et Capi, nesavaient pas parler, et que le troisième (qui était moi-même)aurait été parfaitement incapable de dire deux mots.Cependant, pour rendre le jeu des comédiens plus facilementcompréhensible, Vitalis l’accompagnait de quelques parolesqui préparaient les situations de la pièce et les expliquaient.– 86 –


Ce fut ainsi que jouant en sourdine un air guerrier, il annonçal’entrée de M. Joli-Cœur, général anglais qui avait gagnéses grades et sa fortune dans les guerres des Indes. Jusqu’à cejour, M. Joli-Cœur n’avait eu pour domestique que le seul Capi,mais il voulait se faire servir désormais par un homme, sesmoyens lui permettant ce luxe : les bêtes avaient été assez longtempsles esclaves des hommes, il était temps que cela changeât.En attendant que ce domestique arrivât, le général Joli-Cœur se promenait en long et en large, et fumait son cigare. Ilfallait voir comme il lançait sa fumée au nez du public !Il s’impatientait, le général, et il commençait à rouler degros yeux comme quelqu’un qui va se mettre en colère ; il semordait les lèvres et frappait la terre du pied.Au troisième coup de pied, je devais entrer en scène, amenépar Capi.Si j’avais oublié mon rôle, le chien me l’aurait rappelé. Aumoment voulu, il me tendit la patte et m’introduisit auprès dugénéral.Celui-ci, en m’apercevant, leva les deux bras d’un air désolé.Eh quoi ! c’était là le domestique qu’on lui présentait ? Puis ilvint me regarder sous le nez et tourner autour de moi en haussantles épaules.Sa mine fut si drolatique que tout le monde éclata de rire :on avait compris qu’il me prenait pour un parfait imbécile ; etc’était aussi le sentiment des spectateurs.La pièce était, bien entendu, bâtie pour montrer cette imbécillitésous toutes les faces ; dans chaque scène je devais fairequelque balourdise nouvelle, tandis que Joli-Cœur, au contraire,– 87 –


devait trouver une occasion pour développer son intelligence etson adresse.Après m’avoir examiné longuement, le général, pris de pitié,me faisait servir à déjeuner.– Le général croit que quand ce garçon aura mangé il seramoins bête, disait Vitalis, nous allons voir cela.Et je m’asseyais devant une petite table sur laquelle le couvertétait mis, une serviette posée sur mon assiette.Que faire de cette serviette ?Capi m’indiquait que je devais m’en servir.Mais comment ?Après avoir bien cherché, je me mouchai dedans.Là-dessus le général se tordit de rire, et Capi tomba lesquatre pattes en l’air renversé par ma stupidité.Voyant que je me trompais, je contemplais de nouveau laserviette, me demandant comment l’employer.Enfin une idée m’arriva ; je roulai la serviette et m’en fisune cravate.Nouveaux rires du général, nouvelle chute de Capi.Et ainsi de suite jusqu’au moment où le général exaspérém’arracha de ma chaise, s’assit à ma place et mangea le déjeunerqui m’était destiné.– 88 –


Ah ! il savait se servir d’une serviette, le général. Avecquelle grâce il la passa dans une boutonnière de son uniforme etl’étala sur ses genoux. Avec quelle élégance il cassa son pain, etvida son verre !Mais où ses belles manières produisirent un effet irrésistible,ce fut lorsque, le déjeuner terminé, il demanda un cure-dentet le passa rapidement entre ses dents.Alors les applaudissements éclatèrent de tous les côtés et lareprésentation s’acheva dans un triomphe.Comme le singe était intelligent ! comme le domestiqueétait bête !En revenant à notre auberge, Vitalis me fit ce compliment,et j’étais déjà si bien comédien, que je fus fier de cet éloge.– 89 –


VIIJ’apprends à lire.C’étaient assurément des comédiens du plus grand talent,que ceux qui composaient la troupe du signor Vitalis, – je parledes chiens et du singe, – mais ce talent n’était pas très-varié.Lorsqu’ils avaient donné trois ou quatre représentations,on connaissait tout leur répertoire ; ils ne pouvaient plus que serépéter.De là résultait la nécessité de ne pas rester longtemps dansune même ville.Trois jours après notre arrivée à Ussel, il fallut donc se remettreen route.Où allions-nous ?– 90 –


Je m’étais assez enhardi avec mon maître pour me permettrecette question.– Tu connais le pays ? me répondit-il en me regardant.– Non.– Alors pourquoi me demandes-tu où nous allons ?– Pour savoir.– Savoir quoi ?Je restai interloqué regardant, sans trouver un mot, laroute blanche qui s’allongeait devant nous au fond d’un vallonboisé.– Si je te dis, continua-t-il, que nous allons à Aurillac pournous diriger ensuite sur Bordeaux et de Bordeaux sur les Pyrénées,qu’est-ce que cela t’apprendra ?– Mais vous, vous connaissez donc le pays ?– Je n’y suis jamais venu.– Et pourtant vous savez où nous allons ?Il me regarda encore longuement comme s’il cherchaitquelque chose en moi.– Tu ne sais pas lire, n’est-ce pas ? me dit-il.– Non.– Sais-tu ce que c’est qu’un livre ?– 91 –


– Oui ; on emporte les livres à la messe pour dire ses prièresquand on ne récite pas son chapelet ; j’en ai vu, des livres, etdes beaux, avec des images dedans et du cuir tout autour.– Bon ; alors tu comprends qu’on peut mettre des prièresdans un livre ?– Oui.– On peut y mettre autre chose encore. Quand tu réciteston chapelet, tu récites des mots que ta mère t’a mis dansl’oreille, et qui de ton oreille ont été s’entasser dans ton espritpour revenir ensuite sur ta langue quand tu les appelles. Ehbien, ceux qui disent leurs prières avec des livres ne tirent pointles mots dont se composent ces prières de leur mémoire ; maisils les prennent avec leurs yeux dans les livres où ils ont été mis,c’est-à-dire qu’ils lisent.– J’ai vu lire, dis-je avec un ton glorieux comme une personnequi n’est point une bête, et qui sait parfaitement ce donton lui parle.– Ce qu’on fait pour les prières, on le fait pour tout. Dansun livre que je vais te montrer quand nous nous reposerons,nous trouverons les noms et l’histoire des pays que nous traversons.Des hommes qui ont habité ou parcouru ces pays, ont misdans mon livre ce qu’ils avaient vu ou appris ; si bien que je n’aiqu’à ouvrir ce livre et à le lire pour connaître ces pays, je les voiscomme si je les regardais avec mes propres yeux ; j’apprendsleur histoire comme si on me la racontait.J’avais été élevé comme un véritable sauvage qui n’a aucuneidée de la vie civilisée. Ces paroles furent pour moi unesorte de révélation, confuse d’abord, mais qui peu à peu s’éclaircit.– 92 –


Il est vrai cependant qu’on m’avait envoyé à l’école. Mais cen’avait été que pour un mois. Et pendant ce mois on ne m’avaitpas mis un livre entre les mains, on ne m’avait parlé ni de lecture,ni d’écriture, on ne m’avait donné aucune leçon de quelquegenre que ce fût.Il ne faut pas conclure de ce qui se passe actuellement dansles écoles, que ce que je dis là est impossible. À l’époque dont jeparle, il y avait un grand nombre de communes en France quin’avaient pas d’écoles, et parmi celles qui existaient, il s’en trouvaitqui étaient dirigées par des maîtres qui, pour une raison oupour une autre, parce qu’ils ne savaient rien, ou bien parcequ’ils avaient autre chose à faire, ne donnaient aucun enseignementaux enfants qu’on leur confiait.C’était là le cas du maître d’école de notre village. Savait-ilquelque chose ? c’est possible ; et je ne veux pas porter contrelui une accusation d’ignorance. Mais la vérité est que pendant letemps que je restai chez lui, il ne nous donna pas la plus petiteleçon, ni à mes camarades, ni à moi ; il avait autre chose à faire,étant de son véritable métier, sabotier. C’était à ses sabots qu’iltravaillait, et du matin au soir, on le voyait faire voler autour delui les copeaux de hêtre et de noyer. Jamais il ne nous adressaitla parole si ce n’est pour nous parler de nos parents, ou bien dufroid, ou bien de la pluie ; mais de lecture, de calcul, jamais unmot. Pour cela il s’en remettait à sa fille, qui était chargée de leremplacer et de nous faire la classe. Mais comme celle-ci de sonvéritable métier était couturière, elle faisait comme son père, ettandis qu’il manœuvrait sa plane ou sa cuiller elle poussait vivementson aiguille.Il fallait bien vivre, et comme nous étions douze élèvespayant chacun cinquante centimes par mois, ce n’était pas sixfrancs qui pouvaient nourrir deux personnes pendant trentejours : les sabots et la couture complétaient ce que l’école nepouvait pas fournir.– 93 –


Je n’avais donc absolument rien appris à l’école, pas mêmemes lettres.– C’est difficile de lire ? demandai-je à Vitalis, après avoirmarché assez longtemps en réfléchissant.– C’est difficile pour ceux qui ont la tête dure, et plus difficileencore pour ceux qui ont mauvaise volonté. As-tu la têtedure ?– Je ne sais pas ; mais il me semble que si vous vouliezm’apprendre à lire, je n’aurais pas mauvaise volonté.– Eh bien, nous verrons ; nous avons du temps devantnous.Du temps devant nous ! Pourquoi ne pas commencer aussitôt? Je ne savais pas combien il est difficile d’apprendre à lire etje m’imaginais que tout de suite j’allais ouvrir un livre et voir cequ’il y avait dedans.Le lendemain, comme nous cheminions, je vis mon maîtrese baisser et ramasser sur la route un bout de planche à moitiérecouvert par la poussière.– Voilà le livre dans lequel tu vas apprendre à lire, me ditil.Un livre, cette planche ! Je le regardai pour voir s’il ne semoquait pas de moi. Puis comme je le trouvai sérieux, je regardaiattentivement sa trouvaille.C’était bien une planche, rien qu’une planche de bois de hêtre,longue comme le bras, large comme les deux mains, bienpolie ; il ne se trouvait dessus aucune inscription, aucun dessin.– 94 –


Comment lire sur cette planche, et quoi lire ?– Ton esprit travaille, me dit Vitalis en riant.– Vous voulez vous moquer de moi ?– Jamais, mon garçon ; la moquerie peut avoir du bon pourréformer un caractère vicieux, mais lorsqu’elle s’adresse àl’ignorance, elle est une marque de sottise chez celui qui l’emploie.Attends que nous soyons arrivés à ce bouquet d’arbres quiest là-bas ; nous nous y reposerons, et tu verras comment jepeux t’enseigner la lecture avec ce morceau de bois.Nous arrivâmes rapidement à ce bouquet d’arbres et nossacs mis à terre, nous nous assîmes sur le gazon qui commençaità reverdir et dans lequel des pâquerettes se montraient çà etlà. Joli-Cœur, débarrassé de sa chaîne, s’élança sur un des arbresen secouant les branches les unes après les autres, commepour en faire tomber des noix, tandis que les chiens, plus tranquilleset surtout plus fatigués, se couchaient en rond autour denous.Alors Vitalis tirant son couteau de sa poche, essaya de détacherde la planche une petite lame de bois aussi mince quepossible. Ayant réussi, il polit cette lame sur ses deux faces,dans toute sa longueur, puis cela fait, il la coupa en petits carrés,de sorte qu’elle lui donna une douzaine de petits morceaux platsd’égale grandeur.Je ne le quittais pas des yeux, mais j’avoue que malgré matension d’esprit je ne comprenais pas du tout comment avec cespetits morceaux de bois il voulait faire un livre ; car enfin, siignorant que je fusse, je savais qu’un livre se composait d’uncertain nombre de feuilles de papier sur lesquelles étaient tracés– 95 –


des signes noirs. Où étaient les feuilles de papier ? Où étaient lessignes noirs ?– Sur chacun de ces petits morceaux de bois, me dit-il, jecreuserai demain, avec la pointe de mon couteau, une lettre del’alphabet. Tu apprendras ainsi la forme des lettres et quand tules sauras bien sans te tromper, de manière à les reconnaîtrerapidement à première vue, tu les réuniras les unes au bout desautres de manière à former des mots. Quand tu pourras ainsiformer les mots que je te dirai, tu seras en état de lire dans unlivre.Bientôt j’eus mes poches pleines d’une collection de petitsmorceaux de bois, et je ne tardai pas à connaître les lettres del’alphabet, mais pour savoir lire ce fut une autre affaire, les chosesn’allèrent pas si vite, et il arriva même un moment où je regrettaid’avoir voulu apprendre à lire.Je dois dire cependant, pour être juste envers moi-même,que ce ne fut pas la paresse qui m’inspira ce regret, ce futl’amour-propre.En m’apprenant les lettres de l’alphabet, Vitalis avait penséqu’il pourrait les apprendre en même temps à Capi ; puisque lechien avait bien su se mettre les chiffres des heures dans la tête,pourquoi ne s’y mettrait-il pas les lettres ?Et nous avions pris nos leçons en commun ; j’étais devenule camarade de classe de Capi, ou le chien était devenu le mien,comme on voudra.Bien entendu Capi ne devait pas appeler les lettres qu’ilvoyait, puisqu’il n’avait pas la parole, mais lorsque nos morceauxde bois étaient étalés sur l’herbe, il devait avec sa pattetirer les lettres que notre maître nommait.– 96 –


Tout d’abord j’avais fait des progrès plus rapides que lui ;mais si j’avais l’intelligence plus prompte, il avait par contre lamémoire plus sûre : une chose bien apprise était pour lui unechose sue pour toujours ; il ne l’oubliait plus ; et comme il– 97 –


n’avait pas de distractions, il n’hésitait, ou ne se trompait jamais.Alors quand je me trouvais en faute, notre maître ne manquaitjamais de dire :– Capi saura lire avant Rémi.Et le chien, comprenant sans doute, remuait la queue d’unair de triomphe.– Plus bête qu’une bête, c’est bon dans la comédie, disaitencore Vitalis, mais dans la réalité c’est honteux.Cela me piqua si bien, que je m’appliquai de tout cœur, ettandis que le pauvre chien en restait à écrire son nom, en triantles quatre lettres qui le composent parmi toutes les lettres del’alphabet, j’arrivai enfin à lire dans un livre.– Maintenant que tu sais lire l’écriture, me dit Vitalis,veux-tu apprendre à lire la musique ?– Est-ce que quand je saurai lire la musique, je pourraichanter comme vous ?– Tu voudrais donc chanter comme moi ?– Oh ! pas comme vous, je sais bien que cela n’est pas possible,mais enfin chanter.– Tu as du plaisir à m’entendre chanter !– Le plus grand plaisir qu’on puisse éprouver ; le rossignolchante bien, mais il me semble que vous chantez bien mieuxencore : et puis ce n’est pas du tout la même chose ; quand vouschantez, vous faites de moi ce que vous voulez, j’ai envie de– 98 –


pleurer ou bien j’ai envie de rire, et puis je vais vous dire unechose qui va peut-être vous paraître bête : quand vous chantezun air doux ou triste, cela me ramène auprès de mère Barberin,c’est à elle que je pense, c’est elle que je vois dans notre maison ;et pourtant je ne comprends pas les paroles que vous prononcez,puisqu’elles sont italiennes.Je lui parlais en le regardant, il me sembla voir ses yeux semouiller ; alors je m’arrêtai et lui demandai si je le peinais deparler ainsi.– Non, mon enfant, me dit-il d’une voix émue, tu ne mepeines pas, bien au contraire, tu me rappelles ma jeunesse, monbeau temps ; sois tranquille, je t’apprendrai à chanter, et commetu as du cœur, toi aussi tu feras pleurer et tu seras applaudi, tuverras…Il s’arrêta tout à coup et je crus comprendre qu’il ne voulaitpoint se laisser aller sur ce sujet. Mais les raisons qui le retenaient,je ne les devinai point. Ce fut plus tard seulement que jeles ai connues, beaucoup plus tard, et dans des circonstancesdouloureuses, terribles pour moi, que je raconterai lorsqu’ellesse présenteront au cours de mon récit.Dès le lendemain, mon maître fit pour la musique, ce qu’ilavait déjà fait pour la lecture, c’est-à-dire qu’il recommença àtailler des petits carrés de bois, qu’il grava avec la pointe de soncouteau.Mais cette fois son travail fut plus considérable, car les diverssignes nécessaires à la notation de la musique offrent descombinaisons plus compliquées que l’alphabet.Afin d’alléger mes poches, il utilisa les deux faces de sescarrés de bois, et après les avoir rayés toutes deux de cinq lignes– 99 –


qui représentaient la portée, il inscrivit sur une face la clé de solet sur l’autre la clé de fa.Puis quand il eut tout préparé, les leçons commencèrent etj’avoue qu’elles ne furent pas moins dures que ne l’avaient étécelles de lecture.Plus d’une fois, si patient avec ses chiens, il s’exaspéracontre moi.– Avec une bête, s’écriait-il, on se contient parce qu’on saitque c’est une bête, mais toi tu me feras mourir.Et alors, levant les mains au ciel dans un mouvement théâtral,il les laissait tomber tout à coup sur ses cuisses où elles claquaientfortement.Joli-Cœur, qui prenait plaisir à répéter tout ce qu’il trouvaitdrôle, avait copié ce geste, et comme il assistait presque toujoursà mes leçons, j’avais le dépit, lorsque j’hésitais, de le voirlever les bras au ciel et laisser tomber ses mains sur ses cuissesen les faisant claquer.– Joli-Cœur, lui-même, se moque de toi, s’écriait Vitalis.Si j’avais osé, j’aurais répliqué qu’il se moquait autant dumaître que de l’élève, mais le respect autant qu’une certainecrainte vague, arrêtèrent toujours heureusement cette répartie ;je me contentai de me la dire tout bas, quand Joli-Cœur faisaitclaquer ses mains avec une mauvaise grimace, et cela me rendaitjusqu’à un certain point la mortification moins pénible.Enfin les premiers pas furent franchis avec plus ou moinsde peine, et j’eus la satisfaction de solfier un air écrit par Vitalissur une feuille de papier.– 100 –


Ce jour-là il ne fit pas claquer ses mains, mais il me donnadeux belles claques amicales sur chaque joue, en déclarant quesi je continuais ainsi, je deviendrais certainement un grandchanteur.Bien entendu, ces études ne se firent pas en un jour, et,pendant des semaines, pendant des mois, mes poches furentconstamment remplies de mes petits morceaux de bois.D’ailleurs, mon travail n’était pas régulier comme celuid’un enfant qui suit les classes d’une école, et c’était seulement àses moments perdus que mon maître pouvait me donner mesleçons.Il fallait chaque jour accomplir notre parcours, qui étaitplus ou moins long, selon que les villages étaient plus ou moinséloignés les uns des autres ; il fallait donner nos représentationspartout où nous avions chance de ramasser une recette ; il fallaitfaire répéter les rôles aux chiens et à M. Joli-Cœur ; il fallaitpréparer nous-mêmes notre déjeuner ou notre dîner, et c’étaitseulement après tout cela qu’il était question de lecture ou demusique, le plus souvent dans une halte, au pied d’un arbre, oubien sur un tas de cailloux, le gazon ou la route servant de tablepour étaler mes morceaux de bois.Cette éducation ne ressemblait guère à celle que reçoiventtant d’enfants, qui n’ont qu’à travailler, et qui se plaignent pourtantde n’avoir pas le temps de faire les devoirs qu’on leurdonne.Mais il faut bien dire qu’il y a quelque chose de plus importantencore que le temps qu’on emploie au travail, c’est l’applicationqu’on y apporte ; ce n’est pas l’heure que nous passonssur notre leçon qui met cette leçon dans notre mémoire, c’est lavolonté d’apprendre.– 101 –


Par bonheur, j’étais capable de tendre ma volonté sans melaisser trop souvent entraîner par les distractions qui nous entouraient.Qu’aurais-je appris, si je n’avais pu travailler quedans une chambre, les oreilles bouchées avec mes deux mains,les yeux collés sur un livre comme certains écoliers ? Rien, carnous n’avions pas de chambre pour nous enfermer, et en marchantle long des grandes routes je devais regarder au bout demes pieds sous peine de me laisser souvent choir sur le nez.Enfin j’appris quelque chose, et en même temps j’apprisaussi à faire de longues marches qui ne me furent pas moinsutiles que les leçons de Vitalis : j’étais un enfant assez chétifquand je vivais avec mère Barberin, et la façon dont on avaitparlé de moi le prouve bien ; « un enfant de la ville », avait ditBarberin, « avec des jambes et des bras trop minces », avait ditVitalis ; auprès de mon maître et vivant de sa vie en plein air, àla dure, mes jambes et mes bras se fortifièrent, mes poumons sedéveloppèrent, ma peau se cuirassa et je devins capable de supporter,sans en souffrir, le froid comme le chaud, le soleilcomme la pluie, la peine, les privations, les fatigues.Et ce me fut un grand bonheur que cet apprentissage, il memit à même de résister aux coups qui plus d’une fois devaients’abattre sur moi, durs et écrasants, pendant ma jeunesse.– 102 –


VIIIPar monts et par vaux.Nous avions parcouru une partie du midi de la France :l’Auvergne, le Velay, le Vivarais, le Quercy, le Rouergue, les Cévennes,le Languedoc.Notre façon de voyager était des plus simples ; nous allionsdroit devant nous, au hasard, et quand nous trouvions un villagequi de loin ne nous paraissait pas trop misérable, nousnous préparions pour faire une entrée triomphale. Je faisais latoilette des chiens, coiffant Dolce, habillant Zerbino, mettantune emplâtre 1 sur l’œil de Capi pour qu’il pût jouer le rôle d’unvieux grognard, enfin je forçais Joli-Cœur à endosser son habitde général. Mais c’était là la partie la plus difficile de ma tâche,car le singe qui savait très-bien que cette toilette était le préluded’un travail pour lui, se défendait tant qu’il pouvait, et inventait1Sic– 103 –


les tours les plus drôles pour m’empêcher de l’habiller. Alorsj’appelais Capi à mon aide, et par sa vigilance, par son instinctet sa finesse, il arrivait presque toujours à déjouer les malices dusinge.La troupe en grande tenue, Vitalis prenait son fifre, et nousmettant en bel ordre nous défilions par le village.Si le nombre des curieux que nous entraînions derrièrenous était suffisant, nous donnions une représentation ; si, aucontraire, il était trop faible pour faire espérer une recette, nouscontinuions notre marche.Dans les villes seulement nous restions plusieurs jours, etalors le matin j’avais la liberté d’aller me promener où je voulais.Je prenais Capi avec moi, – Capi, simple chien, bien entendu,sans son costume de théâtre, et nous flânions par les rues.Vitalis qui d’ordinaire me tenait étroitement près de lui,pour cela me mettait volontiers la bride sur le cou.– Puisque le hasard, me disait-il, te fait parcourir la Franceà un âge où les enfants sont généralement à l’école ou au collège,ouvre les yeux, regarde et apprends. Quand tu seras embarrassé,quand tu verras quelque chose que tu ne comprendraspas, si tu as des questions à me faire, adresse-les-moi sans peur.Peut-être ne pourrai-je pas toujours te répondre, car je n’ai pasla prétention de tout connaître, mais peut-être aussi me serait-ilpossible de satisfaire parfois ta curiosité. Je n’ai pas toujours étédirecteur d’une troupe d’animaux savants, et j’ai appris autrechose que ce qui m’est en ce moment utile pour « présenter Capiou M. Joli-Cœur devant l’honorable société. »– Quoi donc ?– 104 –


– Nous causerons de cela plus tard. Pour le moment sacheseulement qu’un montreur de chiens peut avoir occupé une certaineposition dans le monde. En même temps, comprends aussique si en ce moment tu es sur la marche la plus basse de l’escalierde la vie, tu peux, si tu le veux, arriver peu à peu à une plushaute. Cela dépend des circonstances pour un peu, et pourbeaucoup de toi. Écoute mes leçons, écoute mes conseils, enfant,et plus tard, quand tu seras grand, tu penseras, je l’espère,avec émotion, avec reconnaissance au pauvre musicien qui t’afait si grande peur quand il t’a enlevé à ta mère nourrice ; j’aidans l’idée que notre rencontre te sera heureuse.Quelle avait pu être cette position dont mon maître parlaitassez souvent avec une retenue qu’il s’imposait ? Cette questionexcitait ma curiosité et faisait travailler mon esprit. S’il avait étésur une marche haute de l’escalier de la vie, comme il disait,pourquoi était-il maintenant sur une marche basse ? Il prétendaitque je pouvais m’élever si je le voulais, moi qui n’étais rien,qui ne savais rien, qui étais sans famille, qui n’avais personnepour m’aider. Alors pourquoi lui-même était-il descendu ?Après avoir quitté l’Auvergne, nous étions descendus dansles causses du Quercy. On appelle ainsi de grandes plaines inégalementondulées, où l’on ne rencontre guère que des terrainsincultes et de maigres taillis. Aucun pays n’est plus triste, pluspauvre. Et ce qui accentue encore cette impression que le voyageurreçoit en le traversant, c’est que presque nulle part iln’aperçoit des eaux. Point de rivières, point de ruisseaux, pointd’étangs. Çà et là des lits pierreux de torrents, mais vides. Leseaux se sont engouffrées dans des précipices et elles ont disparusous terre, pour aller sourdre plus loin et former des rivières oudes fontaines.Au milieu de cette plaine, brûlée par la sécheresse au momentoù nous la traversâmes, se trouve un gros village qui a– 105 –


nom la Bastide-Murat ; nous y passâmes la nuit dans la granged’une auberge.– C’est ici, me dit Vitalis en causant le soir avant de nouscoucher, c’est ici, dans ce pays, et probablement dans cette auberge,qu’est né un homme qui a fait tuer des milliers de soldatset qui ayant commencé la vie par être garçon d’écurie est devenuprince et roi : il s’appelait Murat ; on en a fait un héros et l’ona donné son nom à ce village. Je l’ai connu, et bien souvent jeme suis entretenu avec lui.Malgré moi une interruption m’échappa.– Quand il était garçon d’écurie ?– Non, répondit Vitalis en riant, quand il était roi. C’est lapremière fois que je viens à la Bastide, et c’est à Naples que jel’ai connu, au milieu de sa cour.– Vous avez connu un roi !Il est à croire que le ton de mon exclamation fut fort drôle,car le rire de mon maître éclata de nouveau et se prolongealongtemps.Nous étions assis sur un banc devant l’écurie, le dos appuyécontre la muraille qui gardait la chaleur du jour. Dans un grandsycomore qui nous couvrait de son feuillage des cigales chantaientleur chanson monotone. Devant nous, par-dessus les toitsdes maisons la pleine lune qui venait de se lever, montait doucementau ciel. Cette soirée était pour nous d’autant plus douceque la journée avait été brûlante.– Veux-tu dormir ? me demanda Vitalis, ou bien veux-tuque je te conte l’histoire du roi Murat ?– 106 –


– Oh ! l’histoire du roi, je vous en prie.Alors il me raconta longuement cette histoire, et pendantplusieurs heures nous restâmes sur notre banc ; lui, parlant ;moi, les yeux attachés sur son visage, que la lune éclairait de sapâle lumière.Eh quoi, tout cela était possible ; non-seulement possible,mais encore vrai !Je n’avais eu jusqu’alors aucune idée de ce qu’était l’histoire.Qui m’en eût parlé ? Pas mère Barberin, à coup sûr ; ellene savait même pas ce que c’était. Elle était née à Chavanon, etelle devait y mourir. Son esprit n’avait jamais été plus loin queses yeux. Et pour ses yeux l’univers tenait dans le pays qu’enfermaitl’horizon qui se développait du haut du mont Audouze.Mon maître avait vu un roi ; ce roi lui avait parlé.Qu’était donc mon maître, au temps de sa jeunesse ?Et comment était-il devenu ce que je le voyais au temps desa vieillesse ?Il y avait là, on en conviendra, de quoi faire travailler uneimagination enfantine, éveillée, alerte et curieuse de merveilleux.– 107 –


IXJe rencontre un géant chaussé de bottes desept lieues.En quittant le sol desséché des causses et des garrigues, jeme trouve, par le souvenir, dans une vallée toujours fraîche etverte, celle de la Dordogne, que nous descendons à petites journées,car la richesse du pays fait celle des habitants, et nos représentationssont nombreuses, les sous tombent assez facilementdans la sébile de Capi.Un pont aérien, léger, comme s’il était soutenu dans lebrouillard par des fils de la Vierge, s’élève au-dessus d’une largerivière qui roule doucement ses eaux paresseuses ; – c’est lepont de Cubzac, et la rivière est la Dordogne.Une ville en ruines, avec des fossés, des grottes, des tours,et, au milieu des murailles croulantes d’un cloître, des cigales– 108 –


qui chantent dans les arbustes accrochés çà et là, – c’est Saint-Émilion.Mais tout cela se brouille confusément dans ma mémoire,tandis que bientôt se présente un spectacle qui la frappe assezfortement pour qu’elle garde l’empreinte qu’elle a alors reçue etse la représente aujourd’hui avec tout son relief.Nous avions couché dans un village assez misérable et nousen étions partis le matin, au jour naissant. Longtemps nousavions marché sur une route poudreuse, lorsque tout à coup nosregards, jusque-là enfermés dans un chemin que bordaient desvignes, s’étendirent librement sur un espace immense, commesi un rideau, touché par une baguette magique, s’était subitementabaissé devant nous.Une large rivière s’arrondissait doucement autour de la collinesur laquelle nous venions d’arriver ; et au-delà de cette rivièreles toits et les clochers d’une grande ville s’éparpillaientjusqu’à la courbe indécise de l’horizon. Que de maisons ! que decheminées ! Quelques-unes plus hautes et plus étroites, élancéescomme des colonnes, vomissaient des tourbillons de fuméenoire qui, s’envolant au caprice de la brise, formait, au-dessusde la ville, un nuage de vapeur sombre. Sur la rivière, au milieude son cours et le long d’une ligne de quais se tassaient de nombreuxnavires qui, comme les arbres d’une forêt, emmêlaient lesuns dans les autres leurs mâtures, leurs cordages, leurs voiles etleurs drapeaux multicolores qui flottaient au vent. On entendaitdes ronflements sourds, des bruits de ferraille et de chaudronnerie,des coups de marteaux et par-dessus tout le tapage produitpar le roulement de nombreuses voitures qu’on voyait courirçà et là sur les quais.– C’est Bordeaux, me dit Vitalis.– 109 –


Pour un enfant, élevé comme moi, qui n’avait vu jusque-làque les pauvres villages de la Creuse, ou les quelques petitesvilles que le hasard de la route nous avait fait rencontrer, c’étaitféerique.Sans que j’eusse réfléchi, mes pieds s’arrêtèrent, je restaiimmobile, regardant devant moi, au loin, auprès, tout à l’entour.Mais bientôt mes yeux se fixèrent sur un point : la rivière etles navires qui la couvraient.En effet, il se produisait là un mouvement confus qui m’intéressaitd’autant plus fortement que je n’y comprenais absolumentrien.Des navires, leurs voiles déployées, descendaient la rivièrelégèrement inclinés sur un côté, d’autres la remontaient ; il y enavait qui restaient immobiles comme des îles, et il y en avaitaussi qui tournaient sur eux-mêmes sans qu’on vît ce qui lesfaisait tourner ; enfin il y en avait encore qui, sans mâture, sansvoilure, mais avec une cheminée qui déroulait dans le ciel destourbillons de fumée, se mouvaient rapidement, allant en toussens et laissant derrière eux, sur l’eau jaunâtre, des sillonsd’écume blanche.– C’est l’heure de la marée, me dit Vitalis, répondant sansque je l’eusse interrogé, à mon étonnement ; il y a des naviresqui arrivent de la pleine mer, après de longs voyages : ce sontceux dont la peinture est salie et qui sont comme rouillés ; il yen a d’autres qui quittent le port ; ceux que tu vois au milieu dela rivière, tourner sur eux-mêmes, évitent sur leurs ancres demanière à présenter leur proue au flot montant. Ceux qui courentenveloppés dans des nuages de fumée sont des remorqueurs.Que de mots étranges pour moi ! que d’idées nouvelles !– 110 –


Lorsque nous arrivâmes au pont qui fait communiquer laBastide avec Bordeaux, Vitalis n’avait pas eu le temps de répondreà la centième partie des questions que je voulais lui adresser.Jusque-là nous n’avions jamais fait long séjour dans les villesqui s’étaient trouvées sur notre passage, car les nécessités denotre spectacle nous obligeaient à changer chaque jour le lieu denos représentations, afin d’avoir un public nouveau. Avec descomédiens tels que ceux qui composaient « la troupe de l’illustresignor Vitalis », le répertoire ne pouvait pas en effet êtrebien varié, et quand nous avions joué le Domestique de M. Joli-Cœur, la Mort du général, le Triomphe du juste, le Maladepurgé et trois ou quatre autres pièces, c’était fini, nos acteursavaient donné tout ce qu’ils pouvaient ; il fallait ailleurs recommencerle Malade purgé ou le Triomphe du juste devant desspectateurs qui n’eussent pas vu ces pièces.Mais Bordeaux est une grande ville, où le public se renouvellefacilement, et en changeant de quartier, nous pouvionsdonner jusqu’à trois et quatre représentations par jour, sansqu’on nous criât, comme cela nous était arrivé à Cahors :– C’est donc toujours la même chose ?De Bordeaux, nous devions aller à Pau. Notre itinérairenous fit traverser ce grand désert qui, des portes de Bordeaux,s’étend jusqu’aux Pyrénées et qu’on appelle les Landes.Bien que je ne fusse plus tout à fait le jeune souriceau dontparle la fable et qui trouve dans tout ce qu’il voit un sujet d’étonnement,d’admiration ou d’épouvante, je tombai, dès le commencementde ce voyage, dans une erreur qui fit bien rire monmaître et me valut ses railleries jusqu’à notre arrivée à Pau.– 111 –


Nous avions quitté Bordeaux depuis sept ou huit jours et,après avoir tout d’abord suivi les bords de la Garonne, nousavions abandonné la rivière à Langon et nous avions pris laroute de Mont-de-Marsan, qui s’enfonce à travers les terres.Plus de vignes, plus de prairies, plus de vergers, mais des boisde pins et des bruyères. Bientôt les maisons devinrent plus rares,plus misérables. Puis nous nous trouvâmes au milieu d’uneimmense plaine qui s’étendait devant nous à perte de vue, avecde légères ondulations. Pas de cultures, pas de bois, la terregrise au loin, et, tout auprès de nous, le long de la route, recouverted’une mousse veloutée, des bruyères desséchées et desgenêts rabougris.– Nous voici dans les Landes, dit Vitalis ; nous avons vingtou vingt-cinq lieues à faire au milieu de ce désert. Mets ton couragedans tes jambes.C’était non-seulement dans les jambes qu’il fallait le mettre,mais dans la tête et le cœur ; car, à marcher sur cette routequi semblait ne devoir finir jamais, on se sentait envahi par unevague tristesse, une sorte de désespérance.Depuis cette époque, j’ai fait plusieurs voyages en mer, ettoujours, lorsque j’ai été au milieu de l’Océan sans aucune voileen vue, j’ai retrouvé en moi ce sentiment de mélancolie indéfinissablequi me saisit dans ces solitudes.Comme sur l’Océan, nos yeux couraient jusqu’à l’horizonnoyé dans les vapeurs de l’automne, sans apercevoir rien que laplaine grise qui s’étendait devant nous plate et monotone.Nous marchions. Et lorsque nous regardions machinalementautour de nous, c’était à croire que nous avions piétiné surplace sans avancer, car le spectacle était toujours le même : toujoursdes bruyères, toujours des genêts, toujours des mousses ;puis des fougères, dont les feuilles souples et mobiles ondu-– 112 –


laient sous la pression du vent, se creusant, se redressant, semouvant comme des vagues.À de longs intervalles seulement nous traversions des boisde petite étendue, mais ces bois n’égayaient pas le paysagecomme cela se produit ordinairement. Ils étaient plantés de pinsdont les branches étaient coupées jusqu’à la cime. Le long deleur tronc on avait fait des entailles profondes, et par ces cicatricesrouges s’écoulait leur résine en larmes blanches cristallisées.Quand le vent passait par rafales dans leurs ramures, il produisaitune musique si plaintive qu’on croyait entendre la voixmême de ces pauvres arbres mutilés qui se plaignaient de leursblessures.Vitalis m’avait dit que nous arriverions le soir à un villageoù nous pourrions coucher.Mais le soir approchait, et nous n’apercevions rien qui noussignalât le voisinage de ce village : ni champs cultivés, ni animauxpâturant dans la lande, ni au loin une colonne de fuméequi nous aurait annoncé une maison.J’étais fatigué de la route parcourue depuis le matin, et encoreplus abattu par une sorte de lassitude générale : ce bienheureuxvillage ne surgirait-il donc jamais au bout de cetteroute interminable ?J’avais beau ouvrir les yeux et regarder au loin, je n’apercevaisrien que la lande, et toujours la lande dont les buissons sebrouillaient de plus en plus dans l’obscurité qui s’épaississait.L’espérance d’arriver bientôt nous avait fait hâter le pas, etmon maître lui-même, malgré l’habitude de ses longues marches,se sentait fatigué. Il voulut s’arrêter et se reposer un momentsur le bord de la route.– 113 –


Mais au lieu de m’asseoir près de lui, je voulus gravir unpetit monticule planté de genêts qui se trouvait à une courtedistance du chemin, pour voir si de là je n’apercevrais pas quelquelumière dans la plaine.J’appelai Capi pour qu’il vînt avec moi ; mais Capi, lui aussi,était fatigué et il avait fait la sourde oreille, ce qui était sa tactiquehabituelle avec moi lorsqu’il ne lui plaisait pas de m’obéir.– As-tu peur ? demanda Vitalis.Ce mot me décida à ne pas insister et je partis seul pourmon exploration : je voulais d’autant moins m’exposer aux plaisanteriesde mon maître que je ne me sentais pas la moindrefrayeur.Cependant la nuit était venue, sans lune, mais avec desétoiles scintillantes qui éclairaient le ciel et versaient leur lumièredans l’air chargé de légères vapeurs que le regard traversait.Tout en marchant et en jetant les yeux à droite et à gauche,je remarquai que ce crépuscule vaporeux donnait aux chosesdes formes étranges ; il fallait faire un raisonnement pour reconnaîtreles buissons, les bouquets de genêts et surtout lesquelques petits arbres qui çà et là dressaient leurs troncs torduset leurs branches contournées ; de loin ces buissons, ces genêtset ces arbres ressemblaient à des êtres vivants appartenant à unmonde fantastique.Cela était bizarre, et il semblait qu’avec l’ombre la landes’était transfigurée comme si elle s’était peuplée d’apparitionsmystérieuses.L’idée me vint, je ne sais comment, qu’un autre à ma placeaurait peut-être été effrayé par ces apparitions ; cela était possi-– 114 –


le, après tout, puisque Vitalis m’avait demandé si j’avais peur ;cependant, en m’interrogeant, je ne trouvai pas en moi cettefrayeur.À mesure que je gravissais la pente du monticule, les genêtsdevenaient plus forts, les bruyères et les fougères plus hautes,leur cime dépassait souvent ma tête, et parfois j’étais obligéde me glisser sous leur couvert.Cependant je ne tardai pas à atteindre le sommet de ce petittertre. Mais j’eus beau ouvrir les yeux, je n’aperçus pas lamoindre lumière. Mes regards se perdaient dans l’obscurité :rien que des formes indécises, des ombres étranges, des genêtsqui semblaient tendre leurs branches vers moi, comme deslongs bras flexibles, des buissons qui dansaient.Ne voyant rien qui m’annonçât le voisinage d’une maison,j’écoutai pour tâcher de percevoir un bruit quelconque, le meuglementd’une vache, l’aboiement d’un chien.Après être resté un moment l’oreille tendue, ne respirantpas pour mieux entendre, un frisson me fit tressaillir, le silencede la lande m’avait effaré ; j’avais peur. De quoi ? Je n’en savaisrien. Du silence sans doute, de la solitude et de la nuit. En touscas, je me sentais sous le coup d’un danger.À ce moment même, regardant autour de moi avec angoisse,j’aperçus au loin une grande ombre se mouvoir rapidementau-dessus des genêts, et en même temps j’entendiscomme un bruissement de branches qu’on frôlait.J’essayai de me dire que c’était la peur qui m’abusait, etque ce que je prenais pour une ombre était sans doute un arbuste,que tout d’abord je n’avais pas aperçu.Mais ce bruit, quel était-il ?– 115 –


Il ne faisait pas un souffle de vent.Les branches, si légères qu’elles soient, ne se meuvent passeules, il faut que la brise les agite, ou bien que quelqu’un lesremue.Quelqu’un ?Mais non, ce ne pouvait pas être un homme ce grand corpsnoir qui venait sur moi ; un animal que je ne connaissais pasplutôt, un oiseau de nuit gigantesque, ou bien une immensearaignée à quatre pattes dont les membres grêles se découpaientau-dessus des buissons et des fougères, sur la pâleur du ciel.Ce qu’il y avait de certain c’est que cette bête, montée surdes jambes d’une longueur démesurée, s’avançait de mon côtépar des bonds précipités.Assurément elle m’avait vu, et c’était sur moi qu’elle accourait.Cette pensée me fit retrouver mes jambes et tournant surmoi-même, je me précipitai dans la descente pour rejoindre Vitalis.Mais chose étrange, j’allai moins vite en dévalant que jen’avais été en montant ; je me jetais dans les touffes de genêts etde bruyères, me heurtant, m’accrochant, j’étais à chaque pasarrêté.En me dépêtrant d’un buisson, je glissai un regard en arrière: la bête s’était rapprochée ; elle arrivait sur moi.Heureusement la lande n’était plus embarrassée de broussailles,je pus courir plus vite à travers les herbes.– 116 –


Mais si vite que j’allasse, la bête allait encore plus vite quemoi ; je n’avais plus besoin de me retourner, je la sentais surmon dos.Je ne respirais plus, étouffé que j’étais par l’angoisse et parma course folle ; je fis cependant un dernier effort et vins tomberaux pieds de mon maître, tandis que les trois chiens, quis’étaient brusquement levés, aboyaient à pleine voix.Je ne pus dire que deux mots que je répétai machinalement:– La bête, la bête !Au milieu des vociférations des chiens, j’entendis tout àcoup un grand éclat de rire. En même temps mon maître meposant la main sur l’épaule m’obligea à me retourner.– La bête, c’est toi, disait-il en riant, regarde donc un peu situ l’oses.Son rire, plus encore que ses paroles m’avait rappelé à laraison ; j’osai ouvrir les yeux et suivre la direction de sa main.L’apparition qui m’avait affolé s’était arrêtée, elle se tenaitimmobile sur la route.J’eus encore, je l’avoue, un premier moment de répulsionet d’effroi, mais je n’étais plus au milieu de la lande, Vitalis étaitlà, les chiens m’entouraient, je ne subissais plus l’influence troublantede la solitude et du silence.Je m’enhardis et je fixai sur elle des yeux plus fermes.Était-ce une bête ?– 117 –


Était-ce un homme ?De l’homme, elle avait le corps, la tête, les bras.De la bête, une peau velue qui la couvrait entièrement, etdeux longues pattes maigres sur lesquelles elle restait posée.Bien que la nuit se fût épaissie, je distinguais ces détails,car cette grande ombre se dessinait en noir, comme une silhouette,sur le ciel, où de nombreuses étoiles versaient une pâlelumière.Je serais probablement resté longtemps indécis à tourneret retourner ma question, si mon maître n’avait adressé la paroleà mon apparition.– Pourriez-vous me dire si nous sommes éloignés d’un village? demanda-t-il.C’était donc un homme, puisqu’on lui parlait ?Mais pour toute réponse je n’entendis qu’un rire sec semblableau cri d’un oiseau.C’était donc un animal ?Cependant mon maître continua ses questions, ce qui meparut tout à fait déraisonnable, car chacun sait que si les animauxcomprennent quelquefois ce que nous leur disons, ils nepeuvent pas nous répondre.Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cet animal ditqu’il n’y avait pas de maisons aux environs, mais seulement unebergerie, où il nous proposa de nous conduire.– 118 –


Puisqu’il parlait, comment avait-il des pattes ?Si j’avais osé je me serais approché de lui, pour voir commentétaient faites ces pattes, mais bien qu’il ne parût pas méchant,je n’eus pas ce courage, et ayant ramassé mon sac, je suivismon maître sans rien dire.– Vois-tu maintenant ce qui t’a fait si grande peur ? medemanda-t-il en marchant.– Oui, mais je ne sais pas ce que c’est ; il y a donc desgéants dans ce pays-ci ?– Oui, quand ils sont montés sur des échasses.Et il m’expliqua comment les Landais, pour traverser leursterres sablonneuses ou marécageuses et ne pas enfoncer dedansjusqu’aux hanches, se servaient de deux longs bâtons garnisd’un étrier, auxquels ils attachaient leurs pieds.– Et voilà comment ils deviennent des géants avec des bottesde sept lieues pour les enfants peureux.– 119 –


XDevant la justice.De Pau il m’est resté un souvenir agréable : dans cette villele vent ne souffle presque jamais.Et, comme nous y restâmes pendant l’hiver, passant nosjournées dans les rues, sur les places publiques et sur les promenades,on comprend que je dus être sensible à un avantagede ce genre.Ce ne fut pourtant pas cette raison qui, contrairement ànos habitudes, détermina ce long séjour en un même endroit,mais une autre toute-puissante auprès de mon maître, – je veuxdire l’abondance de nos recettes.En effet, pendant tout l’hiver, nous eûmes un public d’enfantsqui ne se fatigua point de notre répertoire et ne nous criajamais : « C’est donc toujours la même chose ! »– 120 –


C’étaient, pour le plus grand nombre, des enfants anglais :de gros garçons avec des chairs roses et de jolies petites fillesavec des grands yeux doux, presque aussi beaux que ceux deDolce. Ce fut alors que j’appris à connaître les Albert, les Huntleyet autres pâtisseries sèches, dont avant de sortir ils avaientsoin de bourrer leurs poches, pour les distribuer ensuite généreusemententre Joli-Cœur, les chiens et moi.Quand le printemps s’annonça par de chaudes journées,notre public commença à devenir moins nombreux, et, après lareprésentation, plus d’une fois des enfants vinrent donner despoignées de main à Joli-Cœur et à Capi. C’étaient leurs adieuxqu’ils faisaient ; le lendemain nous ne devions plus les revoir.Bientôt nous nous trouvâmes seuls sur les places publiques,et il fallut songer à abandonner, nous aussi, les promenadesde la Basse-Plante et du Parc.Un matin nous nous mîmes en route, et nous ne tardâmespas à perdre de vue les tours de Gaston Phœbus et de Montauset.Nous avions repris notre vie errante, à l’aventure, par lesgrands chemins.Pendant longtemps, je ne sais combien de jours, combiende semaines, nous allâmes devant nous, suivant des vallées, escaladantdes collines, laissant toujours à notre droite les cimesbleuâtres des Pyrénées, semblables à des entassements de nuages.Puis, un soir, nous arrivâmes dans une grande ville, situéeau bord d’une rivière, au milieu d’une plaine fertile : les maisons,fort laides pour la plupart, étaient construites en briquesrouges ; les rues étaient pavées de petits cailloux pointus, durs– 121 –


aux pieds des voyageurs qui avaient fait une dizaine de lieuesdans leur journée.Mon maître me dit que nous étions à Toulouse et que nousy resterions longtemps.Comme à l’ordinaire, notre premier soin, le lendemain, futde chercher des endroits propices à nos représentations.Nous en trouvâmes un grand nombre, car les promenadesne manquent pas à Toulouse, surtout dans la partie de la villequi avoisine le Jardin des Plantes ; il y a là une belle pelouseombragée de grands arbres, sur laquelle viennent déboucherplusieurs boulevards qu’on appelle des allées. Ce fut dans unede ces allées que nous nous installâmes, et dès nos premièresreprésentations nous eûmes un public nombreux.Par malheur, l’homme de police qui avait la garde de cetteallée, vit cette installation avec déplaisir, et, soit qu’il n’aimâtpas les chiens, soit que nous fussions une cause de dérangementdans son service, soit toute autre raison, il voulut nous faireabandonner notre place.Peut-être, dans notre position, eût-il été sage de céder àcette tracasserie, car la lutte entre de pauvres saltimbanques telsque nous et des gens de police n’était pas à armes égales, maismon maître n’en jugea pas ainsi.Bien qu’il ne fût qu’un montreur de chiens savants pauvreet vieux, – au moins présentement et en apparence, il avait de lafierté ; de plus il avait ce qu’il appelait le sentiment de son droit,c’est-à-dire, ainsi qu’il me l’expliqua, la conviction qu’il devaitêtre protégé tant qu’il ne ferait rien de contraire aux lois ou auxrèglements de police.– 122 –


Il refusa donc d’obéir à l’agent lorsque celui-ci voulut nousexpulser de notre allée.Lorsque mon maître ne voulait pas se laisser emporter parla colère, ou bien lorsqu’il lui prenait fantaisie de se moquer desgens, – ce qui lui arrivait souvent, – il avait pour habituded’exagérer sa politesse italienne : c’était à croire alors, en entendantses façons de s’exprimer, qu’il s’adressait à des personnagesconsidérables.– L’illustrissime représentant de l’autorité, dit-il en répondantchapeau bas à l’agent de police, peut-il me montrer un règlementémanant de ladite autorité, par lequel il serait interdit àd’infimes baladins tels que nous d’exercer leur chétive industriesur cette place publique ?L’agent répondit qu’il n’y avait pas à discuter, mais à obéir.– Assurément, répliqua Vitalis, et c’est bien ainsi que jel’entends ; aussi je vous promets de me conformer à vos ordresaussitôt que vous m’aurez fait savoir en vertu de quels règlementsvous les donnez.Ce jour-là, l’agent de police nous tourna le dos, tandis quemon maître, le chapeau à la main, le bras arrondi et la taillecourbée, l’accompagnait en riant silencieusement.Mais il revint le lendemain et, franchissant les cordes quiformaient l’enceinte de notre théâtre, il se jeta au beau milieu denotre représentation.– Il faut museler vos chiens, dit-il durement à Vitalis.– Museler mes chiens !– Il y a un règlement de police ; vous devez le connaître.– 123 –


Nous étions en train de jouer le Malade purgé, et commec’était la première représentation de cette comédie à Toulouse,notre public était plein d’attention.L’intervention de l’agent provoqua des murmures et desréclamations.– N’interrompez pas !– Laissez finir la représentation.Mais d’un geste Vitalis réclama et obtint le silence.Alors ôtant son feutre dont les plumes balayèrent le sabletant son salut fut humble, il s’approcha de l’agent en faisanttrois profondes révérences.– L’illustrissime représentant de l’autorité n’a-t-il pas ditque je devais museler mes comédiens ? demanda-t-il.– Oui, muselez vos chiens et plus vite que ça.– Museler Capi, Zerbino, Dolce, s’écria Vitalis s’adressantbien plus au public qu’à l’agent, mais votre seigneurie n’y pensepas ! Comment le savant médecin Capi, connu de l’univers entier,pourra-t-il ordonner ses médicaments purgatifs pour expulserla bile de l’infortuné M. Joli-Cœur, si ledit Capi porte aubout de son nez une muselière ? encore si c’était un autre instrumentmieux approprié à sa profession de médecin, et qui celui-làne se met point au nez des gens.Sur ce mot, il y eut une explosion de rires et l’on entenditles voix cristallines des enfants se mêler aux voix gutturales desparents.– 124 –


Vitalis encouragé par ces applaudissements, continua :– Et comment la charmante Dolce, notre garde-malade,pourra-t-elle user de son éloquence et de ses charmes pour décidernotre malade à se laisser balayer et nettoyer les entrailles,si, au bout de son nez elle porte l’instrument que l’illustre représentantde l’autorité veut lui imposer ? Je le demande à l’honorablesociété et la prie respectueusement de prononcer entrenous.L’honorable société appelée ainsi à se prononcer, ne réponditpas directement, mais ses rires parlaient pour elle : onapprouvait Vitalis, on se moquait de l’agent, et surtout ons’amusait des grimaces de Joli-Cœur, qui, s’étant placé derrière« l’illustrissime représentant de l’autorité », faisait des grimacesdans le dos de celui-ci, croisant ses bras comme lui, se campantle poing sur la hanche et rejetant sa tête en arrière avec des mineset des contorsions tout à fait réjouissantes.Agacé par le discours de Vitalis, exaspéré par les rires dupublic, l’agent de police, qui n’avait pas l’air d’un homme patient,tourna brusquement sur ses talons.Mais alors il aperçut le singe qui se tenait le poing sur lahanche dans l’attitude d’un matamore ; durant quelques secondesl’homme et la bête restèrent en face l’un de l’autre, seregardant comme s’il s’agissait de savoir lequel des deux baisseraitles yeux le premier.Les rires qui éclatèrent, irrésistibles et bruyants, mirent finà cette scène.– Si demain vos chiens ne sont pas muselés, s’écria l’agenten nous menaçant du poing, je vous fais un procès ; je ne vousdis que cela.– 125 –


– À demain, signor, dit Vitalis, à demain.Et tandis que l’agent s’éloignait à grands pas, Vitalis restacourbé en deux dans une attitude respectueuse ; puis, la représentationcontinua.Je croyais que mon maître allait acheter des muselièrespour nos chiens ; mais il n’en fit rien et la soirée s’écoula mêmesans qu’il parlât de sa querelle avec l’homme de police.Alors je m’enhardis à lui en parler moi-même.– Si vous voulez que Capi ne brise pas demain sa muselièrependant la représentation, lui dis-je, il me semble qu’il seraitbon de la lui mettre un peu à l’avance. En le surveillant, onpourrait peut-être l’y habituer.– Tu crois donc que je vais leur mettre une carcasse de fer ?– Dame, il me semble que l’agent est disposé à vous tourmenter.– Tu n’es qu’un paysan, et comme tous les paysans tu perdsla tête par peur de la police et des gendarmes. Mais sois tranquille,je m’arrangerai demain pour que l’agent ne puisse pasme faire un procès, et en même temps pour que mes élèves nesoient pas trop malheureux. D’un autre côté, je m’arrangeraiaussi pour que le public s’amuse un peu. Il faut que cet agentnous procure plus d’une bonne recette, et joue un rôle comiquedans la pièce que je lui prépare, cela donnera de la variété à notrerépertoire et nous fera rire nous-mêmes un peu. Pour cela,tu te rendras tout seul demain à notre place avec Joli-Cœur ; tutendras les cordes, tu joueras quelques morceaux de harpe, etquand tu auras autour de toi un public suffisant, et quandl’agent sera arrivé je ferai mon entrée avec les chiens. C’est alorsque la comédie commencera.– 126 –


Il ne me plaisait guère de m’en aller tout seul ainsi préparernotre représentation, mais je commençais à connaître mon maîtreet à savoir quand je pouvais lui résister ; or il était évidentque dans les circonstances présentes je n’avais aucune chancede lui faire abandonner la partie de plaisir sur laquelle il comptait; je me décidai donc à obéir.Le lendemain je m’en allai à notre place ordinaire, et tendismes cordes. J’avais à peine joué quelques mesures, qu’on accourutde tous côtés, et qu’on s’entassa dans l’enceinte que je venaisde tracer.En ces derniers temps, surtout pendant notre séjour à Pau,mon maître m’avait fait travailler la harpe, et je commençais àne pas trop mal jouer quelques morceaux qu’il m’avait appris. Ily avait entre autres une canzonetta napolitaine que je chantaisen m’accompagnant de la harpe et qui me valait toujours desapplaudissements.J’étais déjà artiste par plus d’un côté, et par conséquentdisposé à croire, quand notre troupe avait du succès, que c’étaità mon talent que ce succès était dû ; cependant ce jour-là j’eus lebon sens de comprendre que ce n’était point pour entendre macanzonetta qu’on se pressait ainsi dans nos cordes.Ceux qui avaient assisté la veille à la scène de l’agent de police,étaient revenus, et ils avaient amené avec eux des amis. Onaime peu les gens de police, à Toulouse, comme à peu près partoutailleurs, et l’on était curieux de voir comment le vieil Italiense tirerait d’affaire et roulerait son ennemi. Bien que Vitalisn’eût pas prononcé d’autres mots que : « À demain, signor », ilavait été compris par tout le monde que ce rendez-vous donnéet accepté était l’annonce d’une grande représentation dans laquelleon trouverait des occasions de rire et de s’amuser au dépensde la police.– 127 –


De là l’empressement du public.– 128 –


Aussi en me voyant seul avec Joli-Cœur, plus d’un spectateurinquiet m’interrompait-il pour me demander si « l’Italien »ne viendrait pas.– Il va arriver bientôt.Et je continuai ma canzonetta.Ce ne fut pas mon maître qui arriva, ce fut l’agent de police.Joli-Cœur l’aperçut le premier, et aussitôt, se campant la mainsur la hanche et rejetant sa tête en arrière, il se mit à se promenerautour de moi en long et en large, raide, cambré, avec uneprestance ridicule.Le public partit d’un éclat de rire et applaudit à plusieursreprises.L’agent fut déconcerté et il me lança des yeux furieux.Bien entendu, cela redoubla l’hilarité du public.J’avais moi-même envie de rire, mais d’un autre côté jen’étais guère rassuré. Comment tout cela allait-il finir ? QuandVitalis était là, c’était bien, il répondait à l’agent. Mais j’étaisseul, et je l’avoue je ne savais comment je répondrais si l’agentm’interpellait.La figure de l’agent n’était pas faite pour me donner bonneespérance ; elle était vraiment furieuse, exaspérée par la colère.Il allait de long en large devant mes cordes et quand il passaitprès de moi, il avait une façon de me regarder par-dessusson épaule qui me faisait craindre une mauvaise fin.Joli-Cœur, qui ne comprenait pas la gravité de la situation,s’amusait de l’attitude de l’agent. Il se promenait, lui aussi, le– 129 –


long de ma corde, mais en dedans, tandis que l’agent se promenaiten dehors, et en passant devant moi, il me regardait pardessusson épaule avec une mine si drôle, que les rires du publicredoublaient.Ne voulant point pousser à bout l’exaspération de l’agent,j’appelai Joli-Cœur, mais celui-ci n’était point en dispositiond’obéissance, ce jeu l’amusait, et il refusa de m’obéir, continuantsa promenade en courant, et m’échappant lorsque je voulais leprendre.Je ne sais comment cela se fit, mais l’agent que la colèreaveuglait sans doute, s’imagina que j’excitais le singe, et vivement,il enjamba la corde.En deux enjambées il fut sur moi, et je me sentis à moitiérenversé par un soufflet.Quand je me remis sur mes jambes et rouvris les yeux, Vitalis,survenu je ne sais comment, était placé entre moi etl’agent qu’il tenait par le poignet.– Je vous défends de frapper cet enfant, dit-il ; ce que vousavez fait est une lâcheté.L’agent voulut dégager sa main, mais Vitalis serra lasienne.Et, pendant quelques secondes, les deux hommes se regardèrenten face, les yeux dans les yeux.L’agent était fou de colère.Mon maître était magnifique de noblesse : il tenait haute sabelle tête encadrée de cheveux blancs et son visage exprimaitl’indignation et le commandement.– 130 –


Il me sembla que, devant cette attitude, l’agent allait rentrersous terre, mais il n’en fut rien ; d’un mouvement vigoureux,il dégagea sa main, empoigna mon maître par le collet et lepoussa devant lui avec brutalité.Vitalis faillit tomber, tant la poussée avait été rude ; mais ilse redressa, et, levant son bras droit, il en frappa fortement lepoignet de l’agent.Mon maître était un vieillard vigoureux, il est vrai mais enfinun vieillard ; l’agent, un homme jeune encore et plein deforce, la lutte entre eux n’aurait pas été longue.Mais il n’y eut pas lutte.– Que voulez-vous ? demanda Vitalis.– Je vous arrête, suivez-moi au poste.– Pourquoi avez-vous frappé cet enfant ?– Pas de paroles, suivez-moi !Vitalis ne répondit pas, mais se tournant vers moi :– Rentre à l’auberge, me dit-il, restes-y avec les chiens, jete ferai parvenir des nouvelles.Il n’en put pas dire davantage, l’agent l’entraîna.Ainsi finit cette représentation, que mon maître avait voulufaire amusante et qui finit si tristement.Le premier mouvement des chiens avait été de suivre leurmaître, mais je leur ordonnai de rester près de moi, et, habitués– 131 –


à obéir, ils revinrent sur leurs pas. Je m’aperçus alors qu’ilsétaient muselés, mais au lieu d’avoir le nez pris dans une carcasseen fer ou dans un filet, ils portaient tout simplement unefaveur en soie nouée avec des bouffettes autour de leur museau ;pour Capi, qui était à poil blanc, la faveur était rouge ; pour Zerbino,qui était noir, blanche ; pour Dolce, qui était grise, bleue.C’étaient des muselières de théâtre, et Vitalis avait ainsi costuméles chiens sans doute pour la farce qu’il voulait jouer àl’agent.Le public s’était rapidement dispersé : quelques personnesseulement avaient gardé leurs places, discutant sur ce qui venaitde se passer.– Le vieux a eu raison.– Il a eu tort.– Pourquoi l’agent a-t-il frappé l’enfant, qui ne lui avaitrien dit ni rien fait ?– Mauvaise affaire ; le vieux ne s’en tirera pas sans prison,si l’agent constate la rébellion.Je rentrai à l’auberge fort affligé et très-inquiet.Je n’étais plus au temps où Vitalis m’inspirait de l’effroi. Àvrai dire, ce temps n’avait duré que quelques heures. Assez rapidement,je m’étais attaché à lui d’une affection sincère, etcette affection avait été en grandissant chaque jour. Nous vivionsde la même vie, toujours ensemble du matin au soir, etsouvent du soir au matin, quand, pour notre coucher, nous partagionsla même botte de paille. Un père n’a pas plus de soinspour son enfant qu’il en avait pour moi. Il m’avait appris à lire, àchanter, à écrire, à compter. Dans nos longues marches, il avaittoujours employé le temps à me donner des leçons tantôt sur– 132 –


une chose, tantôt sur une autre, selon que les circonstances oule hasard lui suggéraient ces leçons. Dans les journées de grandfroid, il avait partagé avec moi ses couvertures : par les forteschaleurs, il m’avait toujours aidé à porter la part de bagages etd’objets dont j’étais chargé. À table, ou plus justement, dans nosrepas, car nous ne mangions pas souvent à table, il ne me laissaitjamais le mauvais morceau, se réservant le meilleur ; aucontraire, il nous partageait également le bon et le mauvais.Quelquefois, il est vrai qu’il me tirait les oreilles ou m’allongeaitune taloche d’une main un peu plus rude que ne l’eût été celled’un père ; mais il n’y avait pas, dans ces petites corrections, dequoi me faire oublier ses soins, ses bonnes paroles et tous lestémoignages de tendresse qu’il m’avait donnés depuis que nousétions ensemble. Il m’aimait et je l’aimais.Cette séparation m’atteignit donc douloureusement.Quand nous reverrions-nous ?On avait parlé de prison. Combien de temps pouvait durercet emprisonnement ?Qu’allais-je faire pendant ce temps ? Comment vivre ? Dequoi ?Mon maître avait l’habitude de porter sa fortune sur lui, etavant de se laisser entraîner par l’agent de police, il n’avait paseu le temps de me donner de l’argent.Je n’avais que quelques sous dans ma poche ; seraient-ilssuffisants pour nous nourrir tous, Joli-Cœur, les chiens et moi ?Je passai ainsi deux journées dans l’angoisse, n’osant passortir de la cour de l’auberge, m’occupant de Joli-Cœur et deschiens, qui, tous, se montraient inquiets et chagrins.– 133 –


Enfin, le troisième jour, un homme m’apporta une lettre deVitalis.Par cette lettre, mon maître me disait qu’on le gardait enprison pour le faire passer en police correctionnelle le samedisuivant, sous la prévention de résistance à un agent de l’autorité,et de voies de fait sur la personne de celui-ci.« En me laissant emporter par la colère, ajoutait-il, j’ai faitune lourde faute qui pourra me coûter cher. Mais il est trop tardpour le reconnaître. Viens à l’audience ; tu y trouveras une leçon.»Puis il ajoutait des conseils pour ma conduite ; il terminaiten m’embrassant et me recommandant de faire pour lui unecaresse à Capi, à Joli-Cœur, à Dolce et à Zerbino.Pendant que je lisais cette lettre, Capi, entre mes jambes,tenait son nez sur le papier, flairant, reniflant, et les mouvementsde sa queue me disaient que bien certainement, il reconnaissait,par l’odorat, qu’elle avait passé par les mains de sonmaître ; depuis trois jours, c’était la première fois qu’il manifestaitde l’animation et de la joie.Ayant pris des renseignements, on me dit que l’audience dela police correctionnelle commençait à dix heures. À neuf heures,le samedi, j’allai m’adosser contre la porte et, le premier, jepénétrai dans la salle. Peu à peu, la salle s’emplit, et je reconnusplusieurs personnes qui avaient assisté à la scène avec l’agent depolice.Je ne savais pas ce que c’était que les tribunaux et la justice,mais d’instinct j’en avais une peur horrible ; il me semblaitque, bien qu’il s’agît de mon maître et non de moi, j’étais endanger ; j’allai me blottir derrière un gros poêle, et, m’enfonçantcontre la muraille, je me fis aussi petit que possible.– 134 –


Ce ne fut pas mon maître qu’on jugea le premier ; mais desgens qui avaient volé, qui s’étaient battus, qui, tous, se disaientinnocents, et qui, tous, furent condamnés.Enfin, Vitalis vint s’asseoir entre deux gendarmes sur lebanc où tous ces gens l’avaient précédé.Ce qui se dit tout d’abord, ce qu’on lui demanda, ce qu’ilrépondit, je n’en sais rien ; j’étais trop ému pour entendre, outout au moins pour comprendre. D’ailleurs, je ne pensais pas àécouter, je regardais.Je regardais mon maître qui se tenait debout, ses grandscheveux blancs rejetés en arrière, dans l’attitude d’un hommehonteux et peiné ; je regardais le juge qui l’interrogeait.– Ainsi, dit celui-ci, vous reconnaissez avoir porté descoups à l’agent qui vous arrêtait ?– Non des coups, monsieur le Président, mais un coup ;lorsque j’arrivai sur la place où devait avoir lieu notre représentation,je vis l’agent donner un soufflet à l’enfant qui m’accompagnait.– Cet enfant n’est pas à vous ?– Non, monsieur le Président, mais je l’aime comme s’ilétait mon fils. Lorsque je le vis frapper, je me laissai entraînerpar la colère, Je saisis vivement la main de l’agent et l’empêchaide frapper de nouveau.– Vous avez vous-même frappé l’agent ?– C’est-à-dire que lorsque celui-ci me mit la main au collet,j’oubliai quel était l’homme qui se jetait sur moi, ou plutôt je ne– 135 –


vis en lui qu’un homme au lieu de voir un agent, et un mouvementinstinctif, involontaire, m’a emporté.– À votre âge, on ne se laisse pas emporter.– On ne devrait pas se laisser emporter ; malheureusementon ne fait pas toujours ce qu’on doit ; je le sens aujourd’hui.– Nous allons entendre l’agent.Celui-ci raconta les faits tels qu’ils s’étaient passés, mais eninsistant plus sur la façon dont on s’était moqué de sa personne,de sa voix, de ses gestes, que sur le coup qu’il avait reçu.Pendant cette déposition, Vitalis, au lieu d’écouter avec attention,regardait de tous côtés dans la salle. Je compris qu’ilme cherchait. Alors je me décidai à quitter mon abri, et, me faufilantau milieu des curieux, j’arrivai au premier rang.Il m’aperçut, et sa figure attristée s’éclaira ; je sentis qu’ilétait heureux de me voir, et, malgré moi, mes yeux s’emplirentde larmes.– C’est tout ce que vous avez à dire pour votre défense ?demanda enfin le président.– Pour moi, je n’aurais rien à ajouter ; mais pour l’enfantque j’aime tendrement et qui va rester seul, pour lui je réclamel’indulgence du tribunal, et le prie de nous tenir séparés lemoins longtemps possible.Je croyais qu’on allait mettre mon maître en liberté. Mais iln’en fut rien.Un autre magistrat parla pendant quelques minutes, puisle président, d’une voix grave, dit que le nommé Vitalis,– 136 –


convaincu d’injures et de voies de fait envers un agent de laforce publique, était condamné à deux mois de prison et à centfrancs d’amende.Deux mois de prison !À travers mes larmes, je vis la porte par laquelle Vitalisétait entré, se rouvrir ; celui-ci suivit un gendarme, puis la portese referma.Deux mois de séparation.Où aller ?– 137 –


XIEn bateau.Quand je rentrai à l’auberge, le cœur gros, les yeux rouges,je trouvai sous la porte de la cour l’aubergiste qui me regardalonguement.J’allais passer pour rejoindre les chiens, quand il m’arrêta.– Eh bien ? me dit-il, ton maître ?– Il est condamné.– À combien ?– À deux mois de prison.– Et à combien d’amende ?– 138 –


– Cent francs.– Deux mois, cent francs, répéta-t-il à trois ou quatre reprises.Je voulus continuer mon chemin ; de nouveau il m’arrêta.– Et qu’est-ce que tu veux faire pendant ces deux mois ?– Je ne sais pas, monsieur.– Ah ! tu ne sais pas. Tu as de l’argent pour vivre et pournourrir tes bêtes, je pense ?– Non, monsieur.– Alors tu comptes sur moi pour vous loger ?– Oh ! non, monsieur, je ne compte sur personne.Rien n’était plus vrai ; je ne comptais sur personne.– Eh bien ! mon garçon, continua l’aubergiste, tu as raison,ton maître me doit déjà trop d’argent, je ne peux pas te fairecrédit pendant deux mois sans savoir si au bout du compte jeserai payé ; il faut t’en aller d’ici.– M’en aller ! mais où voulez-vous que j’aille, monsieur ?– Ça, ce n’est pas mon affaire : je ne suis pas ton père, je nesuis pas non plus ton maître. Pourquoi veux-tu que je te garde ?Je restai un moment abasourdi. Que dire ? Cet hommeavait raison. Pourquoi m’aurait-il gardé chez lui ? Je ne lui étaisrien qu’un embarras et une charge.– 139 –


– Allons, mon garçon, prends tes chiens et ton singe, puisfile ; tu me laisseras, bien entendu, le sac de ton maître. Quandil sortira de prison il viendra le chercher, et alors nous régleronsnotre compte.Ce mot me suggéra une idée, et je crus avoir trouvé lemoyen de rester dans cette auberge.– Puisque vous êtes certain de faire régler votre compte àce moment, gardez-moi jusque-là, et vous ajouterez ma dépenseà celle de mon maître.– Vraiment, mon garçon ? Ton maître pourra bien mepayer quelques journées ; mais deux mois, c’est une autre affaire.– Je mangerai aussi peu que vous voudrez.– Et tes bêtes ? Non, vois-tu, il faut t’en aller ! Tu trouverasbien à travailler et à gagner ta vie dans les villages.– Mais, monsieur, où voulez-vous que mon maître metrouve en sortant de prison ? C’est ici qu’il viendra me chercher.– Tu n’auras qu’à revenir ce jour-là ; d’ici là, va faire unepromenade de deux mois dans les environs, dans les villesd’eaux. À Bagnères, à Cauterets, à Luz, il y a de l’argent à gagner.– Et si mon maître m’écrit ?– Je te garderai sa lettre.– Mais si je ne lui réponds pas ?– 140 –


– Ah ! tu m’ennuies à la fin. Je t’ai dit de t’en aller ; il fautsortir d’ici, et plus vite que ça ! Je te donne cinq minutes pourpartir ; si je te retrouve quand je vais revenir dans la cour, tuauras affaire à moi.Je sentis bien que toute insistance était inutile. Comme ledisait l’aubergiste, « il fallait sortir d’ici. »J’entrai à l’écurie, et, après avoir détaché les chiens et JoliCœur, après avoir bouclé mon sac et passé sur mon épaule labretelle de ma harpe, je sortis de l’auberge.L’aubergiste était sur sa porte pour me surveiller.– S’il vient une lettre, me cria-t-il, je te la conserverai !J’avais hâte de sortir de la ville, car mes chiens n’étaientpas muselés. Que répondre si je rencontrais un agent de police ?Que je n’avais pas d’argent pour leur acheter des muselières ?C’était la vérité, car, tout compte fait, je n’avais que onze sousdans ma poche, et ce n’était pas suffisant pour une pareille acquisition.Ne m’arrêterait-il pas à mon tour ? Mon maître enprison, moi aussi, que deviendraient les chiens et Joli-Cœur ?J’étais devenu directeur de troupe, chef de famille, moi, l’enfantsans famille, et je sentais ma responsabilité.Tout en marchant rapidement les chiens levaient la têtevers moi, et me regardaient d’un air qui n’avait pas besoin deparoles pour être compris : ils avaient faim.Joli-Cœur, que je portais juché sur mon sac, me tirait detemps en temps l’oreille pour m’obliger à tourner la tête verslui : alors il se brossait le ventre par un geste qui n’était pasmoins expressif que le regard des chiens.– 141 –


Moi aussi j’aurais bien comme eux parlé de ma faim, car jen’avais pas déjeuné plus qu’eux tous ; mais à quoi bon ?Mes onze sous ne pouvaient pas nous donner à déjeuner età dîner, nous devions tous nous contenter d’un seul repas, qui,fait au milieu de la journée, nous tiendrait lieu des deux.L’auberge où nous avions logé et d’où nous venions d’êtrechassés, se trouvant dans le faubourg Saint-Michel sur la routede Montpellier, c’était naturellement cette route que j’avais suivie.Dans ma hâte de fuir une ville où je pouvais rencontrer desagents de police, je n’avais pas le temps de me demander où lesroutes conduisaient ; ce que je désirais c’était qu’elles m’éloignassentde Toulouse, le reste m’importait peu. Je n’avais pasintérêt à aller dans un pays plutôt que dans un autre ; partouton me demanderait de l’argent pour manger et pour nous loger.Encore la question du logement était-elle de beaucoup la moinsimportante ; nous étions dans la saison chaude et nous pouvionscoucher à la belle étoile à l’abri d’un buisson ou d’un mur.Mais manger ?Je crois bien que nous marchâmes près de deux heuressans que j’osasse m’arrêter, et cependant les chiens me faisaientdes yeux de plus en plus suppliants, tandis que Joli-Cœur metirait l’oreille et se brossait le ventre de plus en plus fort.Enfin je me crus assez loin de Toulouse pour n’avoir rien àcraindre, ou tout au moins pour dire que je musèlerais meschiens le lendemain si on me demandait de le faire, et j’entraidans la première boutique de boulanger que je trouvai.Je demandai qu’on me servît une livre et demie de pain.– 142 –


– Vous prendrez bien un pain de deux livres, me dit la boulangère; avec votre ménagerie ce n’est pas trop ; il faut bien lesnourrir, ces pauvres bêtes !Sans doute ce n’était pas trop pour ma ménagerie qu’unpain de deux livres, car sans compter Joli-Cœur, qui ne mangeaitpas de gros morceaux, cela ne nous donnait qu’une demilivrepour chacun de nous, mais c’était trop pour ma bourse.Le pain était alors à cinq sous la livre, et si j’en prenaisdeux livres elles me coûteraient dix sous, de sorte que sur mesonze sous il ne m’en resterait qu’un seul.Or je ne trouvais pas prudent de me laisser entraîner à uneaussi grande prodigalité, avant d’avoir mon lendemain assuré.En n’achetant qu’une livre et demie de pain qui me coûtait septsous et trois centimes, il me restait pour le lendemain trois souset deux centimes, c’est-à-dire assez pour ne pas mourir de faim,et attendre une occasion de gagner quelque argent.J’eus vite fait ce calcul et je dis à la boulangère d’un air queje tâchai de rendre assuré, que j’avais bien assez d’une livre etdemie de pain et que je la priais de ne pas m’en couper davantage.– C’est bon, c’est bon, répondit-elle.Et autour d’un beau pain de six livres que nous aurionsbien certainement mangé tout entier, elle me coupa la quantitéque je demandais et la mit dans la balance, à laquelle elle donnaun petit coup.– C’est un peu fort, dit-elle, cela sera pour les deux centimes.Et elle fit tomber mes huit sous dans son tiroir.– 143 –


J’ai vu des gens repousser les centimes qu’on leur rendait,disant qu’ils n’en sauraient que faire ; moi, je n’aurais pas repousséceux qui m’étaient dus ; cependant je n’osai pas les réclameret sortis sans rien dire, avec mon pain étroitement serrésous mon bras.Les chiens, joyeux, sautaient autour de moi, et Joli-Cœurme tirait les cheveux en poussant des petits cris.Nous n’allâmes pas bien loin.Au premier arbre qui se trouva sur la route, je posai maharpe contre son tronc et m’allongeai sur l’herbe ; les chienss’assirent en face de moi, Capi au milieu, Dolce d’un côté, Zerbinode l’autre ; quant à Joli-Cœur, qui n’était pas fatigué, il restadebout pour être tout prêt à voler les morceaux qui luiconviendraient.C’était une affaire délicate que le découpage de ma miche ;j’en fis cinq part aussi égales que possible, et, pour qu’il n’y eûtpas de pain gaspillé, je les distribuai en petites tranches ; chacunavait son morceau à son tour, comme si nous avions mangéà la gamelle.Joli-Cœur, qui avait besoin de moins de nourriture quenous, se trouva le mieux partagé, et il n’eut plus faim alors quenous étions encore affamés. Sur sa part je pris trois morceauxque je serrai dans mon sac pour les donner aux chiens plustard ; puis, comme il en restait encore quatre, nous en eûmeschacun un ; ce fut à la fois notre plat de supplément et notredessert.Bien que ce festin n’eût rien de ceux qui provoquent auxdiscours, le moment me parut venu d’adresser quelques parolesà mes camarades. Je me considérais naturellement comme leur– 144 –


chef, mais je ne me croyais pas assez au-dessus d’eux pour êtredispensé de leur faire part des circonstances graves dans lesquellesnous nous trouvions.Capi avait sans doute deviné mon intention, car il tenaitcollés sur les miens ses grands yeux intelligents et affectueux.– Oui, mon ami Capi, dis-je, oui, mes amis Dolce, Zerbinoet Joli-Cœur, oui, mes chers camarades, j’ai une mauvaise nouvelleà vous annoncer : notre maître est éloigné de nous pourdeux mois.– Ouah ! cria Capi.– Cela est bien triste pour lui d’abord, et aussi pour nous.C’était lui qui nous faisait vivre, et en son absence, nous allonsnous trouver dans une terrible situation. Nous n’avons pas d’argent.Sur ce mot, qu’il connaissait parfaitement, Capi se dressasur ses pattes de derrière et se mit à marcher en rond comme s’ilfaisait la quête dans les « rangs de l’honorable société. »– Tu veux que nous donnions des représentations, continuai-je,c’est assurément un bon conseil, mais ferons-nous recette? Tout est là. Si nous ne réussissons pas, je vous préviensque nous n’avons que trois sous pour toute fortune. Il faudradonc se serrer le ventre. Les choses étant ainsi, j’ose espérer quevous comprendrez la gravité des circonstances et qu’au lieu deme jouer de mauvais tours, vous mettrez votre intelligence auservice de la société. Je vous demande de l’obéissance, de la sobriétéet du courage. Serrons nos rangs, et comptez sur moicomme je compte sur vous-mêmes.Je n’ose pas affirmer que mes camarades comprirent toutesles beautés de mon discours improvisé, mais certainement ils en– 145 –


sentirent les idées générales. Ils savaient par l’absence de notremaître qu’il se passait quelque chose de grave, et ils attendaientde moi une explication. S’ils ne comprirent pas tout ce que jeleur dis, ils furent au moins satisfaits de mon procédé à leurégard, et ils me prouvaient leur contentement par leur attention.Quand je dis leur attention, je parle des chiens seulement,car pour Joli-Cœur, il lui était impossible de tenir son espritlongtemps fixé sur un même sujet. Pendant la première partiede mon discours, il m’avait écouté avec les marques du plus vifintérêt ; mais au bout d’une vingtaine de mots il s’était élancésur l’arbre qui nous couvrait de son feuillage, et il s’amusaitmaintenant à se balancer en sautant de branche en branche. SiCapi m’avait fait une pareille injure j’en aurais certes été blessé,mais, de Joli-Cœur rien ne m’étonnait ; ce n’était qu’un étourdi,une cervelle creuse ; et puis après tout il était bien naturel qu’ileût envie de s’amuser un peu.J’avoue que j’en aurais fait volontiers autant et que commelui je me serais balancé avec plaisir, mais l’importance et la dignitéde mes fonctions ne me permettaient plus de semblablesdistractions.Après quelques instants de repos, je donnai le signal dudépart : il nous fallait gagner notre coucher, en tous cas notredéjeuner du lendemain, si, comme cela était probable, nous faisionsl’économie de coucher en plein air.Au bout d’une heure de marche à peu près, nous arrivâmesen vue d’un village qui me parut propre à la réalisation de mondessein.De loin il s’annonçait comme assez misérable, et la recettene pouvait être par conséquent que bien chétive, mais il n’yavait pas là de quoi me décourager ; je n’étais pas exigeant sur le– 146 –


chiffre de la recette, et je me disais que plus le village était petit,moins nous avions de chance de rencontrer des agents de police.Je fis donc la toilette de mes comédiens, et en aussi bel ordreque possible nous entrâmes dans ce village ; malheureusementle fifre de Vitalis nous manquait et aussi sa prestance qui,comme celle d’un tambour-major, attirait toujours les regards.Je n’avais pas comme lui l’avantage d’une grande taille et d’unetête expressive ; bien petite au contraire était ma taille, bienmince, et sur mon visage devait se montrer plus d’inquiétudeque d’assurance.Tout en marchant je regardais à droite et à gauche pourvoir l’effet que nous produisions ; il était médiocre, on levait latête, puis on la rebaissait, personne ne nous suivait.Arrivés sur une petite place au milieu de laquelle se trouvaitune fontaine ombragée par des platanes, je pris ma harpe etcommençai à jouer une valse. La musique était gaie, mes doigtsétaient légers, mais mon cœur était chagrin, et il me semblaitque je portais sur mes épaules un poids bien lourd.Je dis à Zerbino et à Dolce de valser ; ils m’obéirent aussitôtet se mirent à tourner en mesure.Mais personne ne se dérangea pour venir nous regarder, etcependant sur le seuil des portes je voyais des femmes qui tricotaientou qui causaient.Je continuai de jouer ; Zerbino et Dolce continuèrent devalser.Peut-être quelqu’un se déciderait-il à s’approcher de nous ;s’il venait une personne, il en viendrait une seconde, puis dix,puis vingt autres.– 147 –


Mais j’avais beau jouer, Zerbino et Dolce avaient beautourner, les gens restaient chez eux ; ils ne regardaient mêmeplus de notre côté.C’était à désespérer.Cependant je ne désespérais pas et jouais avec plus deforce, faisant sonner les cordes de ma harpe à les casser.Tout à coup un petit enfant, si petit qu’il s’essayait je croisbien à ses premiers pas, quitta le seuil de sa maison et se dirigeavers nous.Sa mère allait le suivre sans doute, puis après la mère, arriveraitune amie, nous aurions notre public, et nous aurions ensuiteune recette.Je jouai moins fort pour ne pas effrayer l’enfant et pourl’attirer plutôt.Les mains dressées, se balançant sur ses hanches, il s’avançadoucement.Il venait ; il arrivait ; encore quelques pas et il était près denous.La mère leva la tête, surprise sans doute et inquiète de nepas le sentir près d’elle.Elle l’aperçut aussitôt. Mais alors au lieu de courir après luicomme je l’avais espéré, elle se contenta de l’appeler, et l’enfantdocile retourna près d’elle.Peut-être ces gens n’aimaient-ils pas la danse. Après toutc’était possible.– 148 –


Je commandai à Zerbino et à Dolce de se coucher et me misà chanter ma canzonetta ; et jamais bien certainement je ne m’yappliquai avec plus de zèle :Fenesta vascia e patrona crudeleQuanta sospire m’aje fato jettare.J’entamais la deuxième strophe quand je vis un homme vêtud’une veste et coiffé d’un feutre se diriger vers nous.Enfin !Je chantai avec plus d’entraînement.– Holà ! cria t-il, que fais-tu ici, mauvais garnement ?Je m’interrompis, stupéfié par cette interpellation, et restaià le regarder venir vers moi, bouche ouverte.– Eh bien, répondras-tu ? dit-il.– Vous voyez, monsieur, je chante.– As-tu une permission pour chanter sur la place de notrecommune ?– Non, monsieur.– Alors va-t’en si tu ne veux pas que je te fasse un procès.– Mais, monsieur…– Appelle-moi monsieur le garde champêtre, et tourne lestalons, mauvais mendiant.– 149 –


Un garde champêtre ! Je savais par l’exemple de mon maître,ce qu’il en coûtait de vouloir se révolter contre les sergentsde ville et les gardes champêtres.Je ne me fis pas répéter cet ordre deux fois ; je tournai surmes talons comme il m’avait été ordonné, et rapidement je reprisle chemin par lequel j’étais venu.Mendiant ! cela n’était pas juste cependant. Je n’avais pasmendié : j’avais chanté, j’avais dansé, ce qui était ma manière detravailler, quel mal avais-je fait ?En cinq minutes je sortis de cette commune peu hospitalièremais bien gardée.Mes chiens me suivaient la tête basse et la mine attristée,comprenant assurément qu’il venait de nous arriver une mauvaiseaventure.Capi de temps en temps me dépassait et, se tournant versmoi, il me regardait curieusement avec ses yeux intelligents.Tout autre à sa place m’eût interrogé, mais Capi était un chientrop bien élevé, trop bien discipliné pour se permettre une questionindiscrète, il se contentait seulement de manifester sacuriosité, et je voyais ses mâchoires trembler, agitées par l’effortqu’il faisait pour retenir ses aboiements.Lorsque nous fûmes assez éloignés pour n’avoir plus àcraindre la brutale arrivée du garde champêtre, je fis un signede la main, et immédiatement les trois chiens formaient le cercleautour de moi, Capi au milieu, immobile, les yeux sur lesmiens.Le moment était venu de leur donner l’explication qu’ils attendaient.– 150 –


– Comme nous n’avons pas de permission pour jouer, disje,on nous renvoie.– Et alors ? demanda Capi d’un coup de tête.– Alors nous allons coucher à la belle étoile, n’importe où,sans souper.Au mot souper, il y eut un grognement général. Je montraimes trois sous.– Vous savez que c’est tout ce qui nous reste ; si nous dépensonsnos trois sous ce soir, nous n’aurons rien pour déjeunerdemain ; or, comme nous avons mangé aujourd’hui, je trouvequ’il est sage de penser au lendemain.Et je remis mes trois sous dans ma poche.Capi et Dolce baissèrent la tête avec résignation. Mais Zerbino,qui n’avait pas toujours bon caractère et qui de plus étaitgourmand, continua de gronder.Après l’avoir regardé sévèrement sans pouvoir le faire taire,je me tournai vers Capi :– Explique à Zerbino, lui dis-je, ce qu’il paraît ne pas vouloircomprendre ; il faut nous priver d’un second repas aujourd’hui,si nous voulons en faire un seul demain.Aussitôt Capi donna un coup de patte à son camarade etune discussion parut s’engager entre eux.Qu’on ne trouve pas le mot « discussion » impropre parcequ’il est appliqué à deux bêtes. Il est bien certain, en effet, queles bêtes ont un langage particulier à chaque espèce. Si vousavez habité une maison aux corniches ou aux fenêtres de la-– 151 –


quelle les hirondelles suspendent leurs nids, vous êtes assurémentconvaincu que ces oiseaux ne sifflent pas simplement unpetit air de musique, alors qu’au jour naissant, elles jacassent sivivement entre elles : ce sont de vrais discours qu’elles tiennent,des affaires sérieuses qu’elles agitent, ou des paroles de tendressequ’elles échangent. Et les fourmis d’une même tribu,lorsqu’elles se rencontrent dans un sentier et se frottent antennescontre antennes, que croyez-vous qu’elles fassent si vousn’admettez pas qu’elles se communiquent ce qui les intéresse ?Quant aux chiens, non-seulement ils savent parler, mais encoreils savent lire : voyez-les le nez en l’air, ou bien la tête basse flairantle sol, sentant les cailloux et les buissons ; tout à coup ilss’arrêtent devant une touffe d’herbe ou une muraille et ils restentlà un moment ; nous ne voyons rien sur cette muraille, tandisque le chien y lit toutes sortes de choses curieuses, écritesdans un caractère mystérieux que nous ne voyons même pas.Ce que Capi dit à Zerbino je ne l’entendis pas, car si leschiens comprennent le langage des hommes, les hommes necomprennent pas le langage des chiens ; je vis seulement queZerbino refusait d’entendre raison et qu’il insistait pour dépenserimmédiatement les trois sous ; il fallut que Capi se fâchât, etce fut seulement quand il eut montré ses crocs, que Zerbino quin’était pas très-brave, se résigna au silence.La question du souper étant ainsi réglée, il ne restait plusque celle du coucher.Heureusement le temps était beau, la journée était chaude,et coucher à la belle étoile en cette saison n’était pas bien grave ;il fallait s’installer seulement de manière à échapper aux loupss’il y en avait dans le pays, et ce qui me paraissait beaucoup plusdangereux, aux gardes champêtres, les hommes étant encoreplus à craindre pour nous que les bêtes féroces.– 152 –


Il n’y avait donc qu’à marcher droit devant soi sur la routeblanche jusqu’à la rencontre d’un gîte.Ce que nous fîmes.La route s’allongea, les kilomètres succédèrent aux kilomètres,et les dernières lueurs roses du soleil couchant avaient disparudu ciel que nous n’avions pas encore trouvé ce gîte.Il fallait, tant bien que mal, se décider.Quand je me décidai à nous arrêter pour passer la nuit,nous étions dans un bois que coupaient çà et là des espaces dénudésau milieu desquels se dressaient des blocs de granit.L’endroit était bien triste, bien désert, mais nous n’avions pasmieux à choisir, et je pensai qu’au milieu de ces blocs de granitnous pourrions trouver un abri contre la fraîcheur de la nuit. Jedis nous, en parlant de Joli-Cœur et de moi, car, pour les chiens,je n’étais pas en peine d’eux ; il n’y avait pas à craindre qu’ilsgagnassent la fièvre à coucher dehors. Mais, pour moi, je devaisêtre soigneux, car j’avais conscience de ma responsabilité. Quedeviendrait ma troupe si je tombais malade ? que deviendrais-jemoi-même, si j’avais Joli-Cœur à soigner ?Quittant la route, nous nous engageâmes au milieu despierres, et bientôt j’aperçus un énorme bloc de granit planté detravers de manière à former une sorte de cavité à sa base et untoit à son sommet. Dans cette cavité les vents avaient amonceléun lit épais d’aiguilles de pin desséchées. Nous ne pouvionsmieux trouver : un matelas pour nous étendre, une toiture pournous abriter ; il ne nous manquait qu’un morceau de pain poursouper ; mais il fallait tâcher de ne pas penser à cela ; d’ailleursle proverbe n’a-t-il pas dit : « Qui dort dîne. »Avant de dormir, j’expliquai à Capi que je comptais sur luipour nous garder, et la bonne bête au lieu de venir avec nous se– 153 –


coucher sur les aiguilles de pin, resta en dehors de notre abri,posté en sentinelle. Je pouvais être tranquille, je savais que personnene nous approcherait sans que j’en fusse prévenu.Cependant, bien que rassuré sur ce point, je ne m’endormispas aussitôt que je me fus étendu sur les aiguilles de pin, Joli-Cœur enveloppé près de moi dans ma veste, Zerbino et Dolcecouchés en rond à mes pieds, mon inquiétude étant plus grandeencore que ma fatigue.La journée, cette première journée de voyage, avait étémauvaise, que serait celle du lendemain ? J’avais faim, j’avaissoif, et il ne me restait que trois sous. J’avais beau les maniermachinalement dans ma poche, ils n’augmentaient pas : un,deux, trois, je m’arrêtais toujours à ce chiffre.Comment nourrir ma troupe, comment me nourrir moimême,si je ne trouvais pas le lendemain et les jours suivants àdonner des représentations ? des muselières, une permissionpour chanter, où voulait-on que j’en eusse ? Faudrait-il donctous mourir de faim au coin d’un bois, sous un buisson ?Et tout en agitant ces tristes questions, je regardais les étoilesqui brillaient au-dessus de ma tête dans le ciel sombre. Il nefaisait pas un souffle de vent. Partout le silence, pas un bruissementde feuilles, pas un cri d’oiseau, pas un roulement de voituresur la route ; aussi loin que ma vue pouvait s’étendre dansles profondeurs bleuâtres, le vide : comme nous étions seuls,abandonnés !Je sentis mes yeux s’emplir de larmes, puis tout à coup jeme mis à pleurer : pauvre mère Barberin ! pauvre Vitalis !Je m’étais couché sur le ventre, et je pleurais dans mesdeux mains sans pouvoir m’arrêter quand je sentis un souffletiède passer dans mes cheveux ; vivement je me retournai, et– 154 –


une grande langue douce et chaude se colla sur mon visage.C’était Capi, qui m’avait entendu pleurer et qui venait me consoler,comme il était déjà venu à mon secours lors de ma premièrenuit de voyage.Je le pris par le cou à deux bras et j’embrassai son museauhumide ; alors il poussa deux ou trois gémissements étouffés etil me sembla qu’il pleurait avec moi.Quand je me réveillai il faisait grand jour et Capi, assis devantmoi, me regardait ; les oiseaux sifflaient dans le feuillage ;au loin, tout au loin, une cloche sonnait l’Angelus ; le soleil, déjàhaut dans le ciel, lançait des rayons chauds et réconfortants,aussi bien pour le cœur que pour le corps.Notre toilette matinale fut bien vite faite, et nous nous mîmesen route, nous dirigeant du côté d’où venaient les tintementsde la cloche ; là était un village, là sans doute était unboulanger ; quand on s’est couché sans dîner et sans souper, lafaim parle de bonne heure.Mon parti était pris : je dépenserais mes trois sous, et aprèsnous verrions.En arrivant dans le village, je n’eus pas besoin de demanderoù était la boulangerie ; notre nez nous guida sûrement verselle ; j’eus l’odorat presque aussi fin que celui de mes chienspour sentir de loin la bonne odeur du pain chaud.Trois sous de pain quand il coûte cinq sous la livre, ne nousdonnèrent à chacun qu’un bien petit morceau, et notre déjeunerfut rapidement terminé.Le moment était donc venu de voir, c’est-à-dire d’aviseraux moyens de faire une recette dans la journée. Pour cela je memis à parcourir le village en cherchant la place la plus favorable– 155 –


à une représentation, et aussi en examinant la physionomie desgens pour tâcher de deviner s’ils nous seraient amis ou ennemis.Mon intention n’était pas de donner immédiatement cettereprésentation, car l’heure n’était pas convenable, mais d’étudierle pays, de faire choix du meilleur emplacement, et de revenirdans le milieu de la journée, sur cet emplacement, tenter lachance.J’étais absorbé par cette idée, quand tout à coup j’entendiscrier derrière moi ; je me retournai vivement et je vis arriverZerbino poursuivi par une vieille femme. Il ne me fallut paslongtemps pour comprendre ce qui provoquait cette poursuiteet ces cris : profitant de ma distraction, Zerbino m’avait abandonné,et il était entré dans une maison où il avait volé un morceaude viande qu’il emportait dans sa gueule.– Au voleur ! criait la vieille femme, arrêtez-le, arrêtez-lestous !En entendant ces derniers mots, me sentant coupable, outout au moins responsable de la faute de mon chien, je me mis àcourir aussi. Que répondre si la vieille femme me demandait leprix du morceau de viande volé ? Comment le payer ? Une foisarrêtés, ne nous garderait-on pas ?Me voyant fuir, Capi et Dolce ne restèrent pas en arrière, etje les sentis sur mes talons, tandis que Joli-Cœur que je portaissur mon épaule, m’empoignait par le cou pour ne pas tomber.Il n’y avait guère à craindre qu’on nous attrapât en nous rejoignant,mais on pouvait nous arrêter au passage, et justementil me sembla que telle était l’intention de deux ou trois personnesqui barraient la route. Heureusement une ruelle transversalevenait déboucher sur la route avant ce groupe d’adversaires.Je me jetai dedans accompagné des chiens, et toujours cou-– 156 –


ant à toutes jambes nous fûmes bientôt en pleine campagne.Cependant je ne m’arrêtai que lorsque la respiration commençaà me manquer, c’est-à-dire après avoir fait au moins deux kilomètres.Alors je me retournai, osant regarder en arrière ; personnene nous suivait ; Capi et Dolce étaient toujours sur mestalons, Zerbino arrivait tout au loin, s’étant arrêté sans doutepour manger son morceau de viande.Je l’appelai, mais Zerbino, qui savait qu’il avait mérité unesévère correction s’arrêta, puis au lieu de venir à moi, il se sauva.C’était poussé par la faim que Zerbino avait volé ce morceaude viande. Mais je ne pouvais pas accepter cette raisoncomme une excuse. Il y avait vol. Il fallait que le coupable fûtpuni, ou bien c’en était fait de la discipline dans ma troupe : auprochain village, Dolce imiterait son camarade, et Capi luimêmefinirait par succomber à la tentation.Je devais donc administrer une correction publique à Zerbino.Mais pour cela il fallait qu’il voulût bien comparaître devantmoi, et ce n’était pas chose facile que de le décider.J’eus recours à Capi.– Va me chercher Zerbino.Et il partit aussitôt pour accomplir la mission que je luiconfiais. Cependant il me sembla qu’il acceptait ce rôle avecmoins de zèle que de coutume, et dans le regard qu’il me jetaavant de partir, je crus voir qu’il se ferait plus volontiers l’avocatde Zerbino que mon gendarme.Je n’avais plus qu’à attendre le retour de Capi et de son prisonnier,ce qui pouvait être assez long, car Zerbino, trèsprobablement,ne se laisserait pas ramener tout de suite. Mais il– 157 –


n’y avait rien de bien désagréable pour moi dans cette attente.J’étais assez loin du village pour n’avoir guère à craindre qu’onme poursuivît. Et d’un autre côté, j’étais assez fatigué de macourse pour désirer me reposer un moment. D’ailleurs à quoibon me presser, puisque je ne savais pas où aller et que jen’avais rien à faire ?– 158 –


Justement l’endroit où je m’étais arrêté était fait à souhaitpour l’attente et le repos. Sans savoir où j’allais dans ma coursefolle ; j’étais arrivé sur les bords du canal du Midi, et après avoirtraversé des campagnes poussiéreuses depuis mon départ deToulouse, je me trouvais dans un pays vert et frais : des eaux,des arbres, de l’herbe, une petite source coulant à travers lesfentes d’un rocher tapissé de plantes qui tombaient en cascadesfleuries suivant le cours de l’eau ; c’était charmant, et j’étais là àmerveille pour attendre le retour des chiens.Une heure s’écoula sans que je les visse revenir ni l’un nil’autre, et je commençais à m’inquiéter, quand Capi reparutseul, la tête basse.– Où est Zerbino ?Capi se coucha dans une attitude craintive, alors en le regardantje m’aperçus qu’une de ses oreilles était ensanglantée.Je n’eus pas besoin d’explication pour comprendre ce quis’était passé : Zerbino s’était révolté contre la gendarmerie, ilavait fait résistance et Capi, qui peut-être n’obéissait qu’à regretà un ordre qu’il considérait comme bien sévère, s’était laissébattre.Fallait-il le gronder et le corriger aussi ? Je n’en eus pas lecourage, je n’étais pas en disposition de peiner les autres, étantdéjà bien assez affligé de mon propre chagrin.L’expédition de Capi n’ayant pas réussi, il ne me restaitqu’une ressource qui était d’attendre que Zerbino voulût bienrevenir ; je le connaissais, après un premier mouvement de révolte,il se résignerait à subir sa punition, et je le verrais apparaîtrerepentant.– 159 –


Je m’étendis sous un arbre, tenant Joli-Cœur attaché depeur qu’il ne lui prît fantaisie de rejoindre Zerbino, et ayant,couchés à mes pieds, Capi et Dolce.Le temps s’écoula, Zerbino ne parut pas, insensiblement lesommeil me prit et je m’endormis.Quand je m’éveillai le soleil était au-dessus de ma tête, etles heures avaient marché. Mais je n’avais plus besoin du soleilpour me dire qu’il était tard, mon estomac me criait qu’il y avaitlongtemps que j’avais mangé mon morceau de pain. De leur côtéles deux chiens et Joli-Cœur me montraient aussi qu’ils avaientfaim. Capi et Dolce, avec des mines piteuses, Joli-Cœur avec desgrimaces.Et Zerbino n’apparaissait toujours pas.Je l’appelai, je le sifflai, mais tout fut inutile, il ne parutpas ; ayant bien déjeuné il digérait tranquillement, blotti sousun buisson.Ma situation devenait critique : si je m’en allais il pouvaittrès-bien se perdre et ne pas nous rejoindre ; si je restais, je netrouvais pas l’occasion de gagner quelques sous et de manger.Et précisément le besoin de manger devenait de plus enplus impérieux. Les yeux des chiens s’attachaient sur les miensdésespérément et Joli-Cœur se brossait le ventre en poussantdes petits cris de colère.Le temps s’écoulant et Zerbino ne venant pas, j’envoyai unefois encore Capi à la recherche de son camarade, mais au boutd’une demi-heure il revint seul et me fit comprendre qu’il nel’avait pas trouvé.Que faire ?– 160 –


Bien que Zerbino fût coupable et nous eût mis tous par safaute encore dans une terrible situation, je ne pouvais pas avoirl’idée de l’abandonner. Que dirait mon maître si je ne lui ramenaispas ses trois chiens ? Et puis, malgré tout, je l’aimais ce coquinde Zerbino.Je résolus donc d’attendre jusqu’au soir, mais il était impossiblede rester ainsi dans l’inaction à écouter notre estomaccrier la faim, car ses cris étaient d’autant plus douloureux qu’ilsétaient seuls à se faire entendre, sans aucune distraction aussibien que sans relâche.Il fallait inventer quelque chose qui pût nous occuper tousles quatre et nous distraire.Si nous pouvions oublier que nous avions faim, nous aurionsassurément moins faim pendant ces heures d’oubli.Mais à quoi nous occuper ?Comme j’examinais cette question, je me souvins que Vitalism’avait dit qu’à la guerre quand un régiment était fatigué parune longue marche, on faisait jouer la musique, si bien qu’enentendant des airs gais ou entraînants, les soldats oubliaientleurs fatigues.Si je jouais un air gai, peut-être oublierions-nous tous notrefaim ; en tous cas étant occupé à jouer et les chiens à danseravec Joli-Cœur, le temps passerait plus vite pour nous.Je pris ma harpe, qui était posée contre un arbre, et tournantle dos au canal, après avoir mis mes comédiens en position,je commençai à jouer un air de danse, puis après une valse.– 161 –


Tout d’abord mes acteurs ne semblaient pas très disposés àla danse, il était évident que le morceau de pain eût bien mieuxfait leur affaire, mais peu à peu ils s’animèrent, la musique produisitson effet obligé, nous oubliâmes tous le morceau de painque nous n’avions pas et nous ne pensâmes plus, moi qu’à jouer,eux qu’à danser.Tout à coup j’entendis une voix claire, une voix d’enfantcrier : « bravo ! » Cette voix venait de derrière moi. Je me retournaivivement.Un bateau était arrêté sur le canal, l’avant tourné vers larive sur laquelle je me trouvais ; les deux chevaux qui le traînaientavaient fait halte sur la rive opposée.C’était un singulier bateau, et tel que je n’en avais pas encorevu de pareil ; il était beaucoup plus court que les pénichesqui servent ordinairement à la navigation sur les canaux, et audessusde son pont peu élevé au dessus de l’eau était construiteune sorte de galerie vitrée ; à l’avant de cette galerie se trouvaitune verandah ombragée par des plantes grimpantes, dont lefeuillage accroché çà et là aux découpures du toit retombait parplaces en cascades vertes ; sous cette verandah j’aperçus deuxpersonnes : une dame jeune encore, à l’air noble et mélancoliquequi se tenait debout, et un enfant, un garçon à peu près demon âge qui me parut couché.C’était cet enfant sans doute qui avait crié « bravo ».Remis de ma surprise, car cette apparition n’avait rien d’effrayant,je soulevai mon chapeau pour remercier celui quim’avait applaudi.– C’est pour votre plaisir que vous jouez ? me demanda ladame, parlant avec un accent étranger.– 162 –


– C’est pour faire travailler mes comédiens et aussi… pourme distraire.L’enfant fit un signe et la dame se pencha vers lui.– Voulez-vous jouer encore ? me demanda la dame en relevantla tête.Si je voulais jouer ! Jouer pour un public qui m’arrivait si àpropos. Je ne me fis pas prier.– Voulez-vous une danse ou une comédie ? dis-je.– Oh ! une comédie ! s’écria l’enfant.Mais la dame interrompit pour dire qu’elle préférait unedanse.– La danse, c’est trop court, s’écria l’enfant.– Après la danse, nous pourrons, si l’honorable société ledésire, représenter différents tours, « tels qu’ils se font dans lescirques de Paris. »C’était une phrase de mon maître, je tâchai de la débitercomme lui avec noblesse. En réfléchissant, j’étais bien aisequ’on eût refusé la comédie, car j’aurais été assez embarrassépour organiser la représentation, d’abord parce que Zerbino memanquait et aussi parce que je n’avais pas les costumes et lesaccessoires nécessaires.Je repris donc ma harpe et je commençai à jouer unevalse ; aussitôt Capi entoura la taille de Dolce avec ses deux patteset ils se mirent à tourner en mesure. Puis Joli-Cœur dansaun pas seul. Puis successivement nous passâmes en revue toutnotre répertoire. Nous ne sentions pas la fatigue. Quant à mes– 163 –


comédiens, ils avaient assurément compris qu’un dîner serait lepaiement de leurs peines, et ils ne s’épargnaient pas plus que jem’épargnais moi-même.Tout à coup, au milieu d’un de mes exercices, je vis Zerbinosortir d’un buisson, et quand ses camarades passèrent près delui, il se plaça effrontément au milieu d’eux et prit son rôle.Tout en jouant et en surveillant mes comédiens, je regardaisde temps en temps le jeune garçon, et, chose étrange, bienqu’il parût prendre grand plaisir à nos exercices, il ne bougeaitpas : il restait couché, allongé, dans une immobilité complète,ne remuant que les deux mains pour nous applaudir.Était-il paralysé ? il semblait qu’il était attaché sur uneplanche.Insensiblement le vent avait poussé le bateau contre laberge sur laquelle je me trouvais et je voyais maintenant l’enfantcomme si j’avais été sur le bateau même près de lui : il étaitblond de cheveux, son visage était pâle, si pâle qu’on voyait lesveines bleues de son front sous sa peau transparente ; son expressionétait la douceur et la tristesse, avec quelque chose demaladif.– Combien faites-vous payer les places à votre théâtre ? medemanda la dame.– On paye selon le plaisir qu’on a éprouvé.– Alors, maman, il faut payer très-cher, dit l’enfant.Puis il ajouta quelques paroles dans une langue que je necomprenais pas.– 164 –


– Arthur voudrait voir vos acteurs de plus près, me dit ladame.Je fis un signe à Capi qui prenant son élan, sauta dans lebateau.– Et les autres ? cria Arthur.Zerbino et Dolce suivirent leur camarade.– Et le singe !Joli-Cœur aurait facilement fait le saut, mais je n’étais jamaissûr de lui ; une fois à bord, il pouvait se livrer à des plaisanteriesqui n’auraient peut-être pas été du goût de la dame.– Est-il méchant ? demanda-t-elle.– Non, madame ; mais il n’est pas toujours obéissant et j’aipeur qu’il ne se conduise pas convenablement.– Eh bien ! embarquez avec lui.Disant cela, elle fit signe à un homme qui se tenait à l’arrièreauprès du gouvernail, et aussitôt cet homme passant àl’avant jeta une planche sur la berge.C’était un pont. Il me permit d’embarquer sans risquer lesaut périlleux, et j’entrai dans le bateau gravement, ma harpesur l’épaule et Joli-Cœur dans ma main.– Le singe ! le singe ! s’écria Arthur.Je m’approchai de l’enfant, et, tandis qu’il flattait et caressaitJoli-Cœur, je pus l’examiner à loisir.– 165 –


Chose surprenante, il était bien véritablement attaché surune planche, comme je l’avais cru tout d’abord.– Vous avez un père, n’est-ce pas, mon enfant ? me demandala dame.– Oui, mais je suis seul en ce moment.– Pour longtemps ?– Pour deux mois.– Deux mois ! Oh ! mon pauvre petit ! comment seul ainsipour si longtemps à votre âge !– Il le faut bien, madame !– Votre maître vous oblige sans doute à lui rapporter unesomme d’argent au bout de ces deux mois ?– Non, madame ; il ne m’oblige à rien. Pourvu que jetrouve à vivre avec ma troupe, cela suffit.– Et vous avez trouvé à vivre jusqu’à ce jour ?J’hésitai avant de répondre : je n’avais jamais vu une damequi m’inspirât un sentiment de respect comme celle qui m’interrogeait.Cependant elle me parlait avec tant de bonté, sa voixétait si douce, son regard était si affable, si encourageant, que jeme décidai à dire la vérité. D’ailleurs, pourquoi me taire ?Je lui racontai donc comment j’avais dû me séparer de Vitalis,condamné à la prison pour m’avoir défendu, et commentdepuis que j’avais quitté Toulouse, je n’avais pas pu gagner unsou.– 166 –


Pendant que je parlais, Arthur jouait avec les chiens, maiscependant il écoutait et entendait ce que je disais.– Comme vous devez tous avoir faim ! s’écria-t-il.À ce mot, qu’ils connaissaient bien, les chiens se mirent àaboyer et Joli-Cœur se frotta le ventre avec frénésie.– Oh ! maman, dit Arthur.La dame comprit cet appel : elle dit quelques mots en langueétrangère à une femme qui montrait sa tête dans une porteentre-bâillée et presque aussitôt cette femme apporta une petitetable servie.– Asseyez-vous, mon enfant, me dit la dame.Je ne me fis pas prier, je posai ma harpe et m’assis vivementdevant la table ; les chiens se rangèrent aussitôt autour demoi et Joli-Cœur prit place sur mon genou.– Vos chiens mangent-ils du pain ? me demanda Arthur.S’ils mangeaient du pain ! Je leur en donnai à chacun unmorceau qu’ils dévorèrent.– Et le singe ? dit Arthur.Mais il n’y avait pas besoin de s’occuper de Joli-Cœur, cartandis que je servais les chiens, il s’était emparé d’un morceaude croûte de pâté avec lequel il était en train de s’étouffer sous latable.À mon tour, je pris une tranche de pain, et si je ne m’étouffaipas comme Joli-Cœur, je dévorai au moins aussi gloutonnementque lui.– 167 –


– Pauvre enfant ! disait la dame en emplissant mon verre.Quant à Arthur, il ne disait rien, mais il nous regardait lesyeux écarquillés, émerveillé assurément de notre appétit, carnous étions aussi voraces les uns que les autres, même Zerbino,qui cependant aurait dû se rassasier jusqu’à un certain pointavec la viande qu’il avait volée.– Et où auriez-vous dîné ce soir si nous ne nous étions pasrencontrés ? demanda Arthur.– Je crois bien que nous n’aurions pas dîné.– Et demain où dînerez-vous ?– Peut-être demain aurons-nous la chance de faire unebonne rencontre comme aujourd’hui.Sans continuer de s’entretenir avec moi Arthur se tournavers sa mère, et une longue conversation s’engagea entre euxdans la langue étrangère que j’avais déjà entendue : il paraissaitdemander une chose qu’elle n’était pas disposée à accorder outout au moins contre laquelle elle soulevait des objections.Tout à coup il tourna de nouveau sa tête vers moi, car soncorps ne bougeait pas.– Voulez-vous rester avec nous ? dit-il.Je le regardai sans répondre, tant cette question me prit àl’improviste.– Mon fils vous demande si vous voulez rester avec nous.– Sur ce bateau !– 168 –


– Oui, sur ce bateau : mon fils est malade, les médecins ontordonné de le tenir attaché sur une planche ainsi que vousvoyez. Pour qu’il ne s’ennuie pas, je le promène dans ce bateau.Vous demeurerez avec nous. Vos chiens et votre singe donnerontdes représentations pour Arthur qui sera leur public. Etvous, si vous le voulez bien, mon enfant, vous nous jouerez de laharpe. Ainsi vous nous rendrez service, et nous de notre côténous vous serons peut-être utiles. Vous n’aurez point chaquejour à trouver un public, ce qui pour un enfant de votre âge n’estpas toujours très-facile.En bateau ! Je n’avais jamais été en bateau, et ç’avait étémon grand désir. J’allais vivre en bateau, sur l’eau, quel bonheur!Ce fut la première pensée qui frappa mon esprit et l’éblouit.Quel rêve !Quelques secondes de réflexion me firent sentir tout cequ’il y avait d’heureux pour moi dans cette proposition, et combienétait généreuse celle qui me l’adressait.Je pris la main de la dame et la baisai.Elle parut sensible à ce témoignage de reconnaissance, etaffectueusement, presque tendrement, elle me passa à plusieursreprises la main sur le front.– Pauvre petit ! dit-elle.Puisqu’on me demandait de jouer de la harpe, il me semblaque je ne devais pas différer de me rendre au désir qu’on memontrait : l’empressement était jusqu’à un certain point unemanière de prouver ma bonne volonté en même temps que mareconnaissance.– 169 –


Je pris mon instrument et j’allai me placer tout à l’avant dubateau, puis je commençai à jouer.En même temps la dame approcha de ses lèvres un petitsifflet en argent et elle en tira un son aigu.Je cessai de jouer aussitôt, me demandant pourquoi ellesifflait ainsi : était-ce pour me dire que je jouais mal ou pour mefaire taire ?Arthur, qui voyait tout ce qui se passait autour de lui, devinamon inquiétude.– Maman a sifflé pour que les chevaux se remettent enmarche, dit-il.En effet, le bateau qui s’était éloigné de la berge commençaità filer sur les eaux tranquilles du canal, entraîné par leschevaux, l’eau clapotait contre la carène, et de chaque côté lesarbres fuyaient derrière nous éclairés par les rayons obliques dusoleil couchant.– Voulez-vous jouer ? demandaArthur.Et, d’un signe de tête, appelant samère auprès de lui, il lui prit la main etla garda dans les siennes pendant toutle temps que je jouai les divers morceauxque mon maître m’avait appris.– 170 –


XIIMon premier ami.La mère d’Arthur était Anglaise, elle se nommait madameMilligan ; elle était veuve et Arthur était son seul enfant, – aumoins son seul enfant vivant, car elle avait eu un fils aîné, quiavait disparu dans des conditions mystérieuses.À l’âge de six mois, cet enfant avait été perdu ou volé, etjamais on n’avait pu retrouver ses traces. Il est vrai qu’au momentoù cela était arrivé, madame Milligan n’avait pas pu faireles recherches nécessaires. Son mari était mourant et elle-mêmeétait très-gravement malade, n’ayant pas sa connaissance et nesachant rien de ce qui se passait autour d’elle. Quand elle étaitrevenue à la vie, son mari était mort et son fils avait disparu. Lesrecherches avaient été dirigées par M. James Milligan, sonbeau-frère. Mais il y avait cela de particulier dans ce choix, queM. James Milligan avait un intérêt opposé à celui de sa bellesœur.En effet, son frère mort sans enfants, il devenait l’héritier– 171 –


de celui-ci. Ses recherches n’aboutirent point : en Angleterre, enFrance, en Belgique, en Allemagne, en Italie, il fut impossible dedécouvrir ce qu’était devenu l’enfant disparu.Cependant M. James Milligan n’hérita point de son frère,car sept mois après la mort de son mari madame Milligan mitau monde un enfant, qui était le petit Arthur.Mais cet enfant chétif et maladif, ne pouvait pas vivre, disaientles médecins ; il devait mourir d’un moment à l’autre, etce jour-là M. James Milligan devenait enfin l’héritier du titre etde la fortune de son frère aîné, car les lois de l’héritage ne sontpas les mêmes dans tous les pays, et en Angleterre elles permettent,dans certaines circonstances, que ce soit un oncle qui hériteau détriment d’une mère.Les espérances de M. James Milligan se trouvèrent doncretardées par la naissance de son neveu, elles ne furent pas détruites; il n’avait qu’à attendre.Il attendit.Mais les prédictions des médecins ne se réalisèrent point :Arthur resta maladif ; il ne mourut pourtant pas ainsi qu’il avaitété décidé ; les soins de sa mère le firent vivre ; c’est un miraclequi, Dieu merci, se répète assez souvent.Vingt fois on le crut perdu, vingt fois il fut sauvé ; successivement,quelquefois même ensemble il avait eu toutes les maladiesqui peuvent s’abattre sur les enfants.En ces derniers temps s’était déclaré un mal terrible qu’onappelle coxalgie, et dont le siège est dans la hanche. Pour ce malon avait ordonné les eaux sulfureuses, et madame Milligan étaitvenue dans les Pyrénées. Mais après avoir essayé des eaux inuti-– 172 –


lement, on avait conseillé un autre traitement qui consistait àtenir le malade allongé, sans qu’il pût mettre le pied à terre.C’est alors que madame Milligan avait fait construire àBordeaux le bateau sur lequel je m’étais embarqué.Elle ne pouvait pas penser à laisser son fils enfermé dansune maison, il y serait mort d’ennui ou de privation d’air : Arthurne pouvant plus marcher, la maison qu’il habiterait devaitmarcher pour lui.On avait transformé un bateau en maison flottante avecchambre, cuisine, salon et verandah. C’était dans ce salon ousous cette verandah, selon les temps, qu’Arthur se tenait du matinau soir, avec sa mère à ses côtés, et les paysages défilaientdevant lui, sans qu’il eût d’autre peine que d’ouvrir les yeux.Ils étaient partis de Bordeaux depuis un mois, et aprèsavoir remonté la Garonne, ils étaient entrés dans le canal duMidi ; par ce canal, ils devaient gagner les étangs et les canauxqui longent la Méditerranée, remonter ensuite le Rhône, puis laSaône, passer de cette rivière dans la Loire jusqu’à Briare, prendrelà le canal de ce nom, arriver dans la Seine et suivre le coursde ce fleuve jusqu’à Rouen où ils s’embarqueraient sur un grandnavire pour rentrer en Angleterre.Bien entendu, ce ne fut pas dès le jour de mon arrivée quej’appris tous ces détails sur madame Milligan et sur Arthur ; jene les connus que successivement, peu à peu, et si je les ai groupésici, c’est pour l’intelligence de mon récit.Le jour de mon arrivée, je fis seulement connaissance de lachambre que je devais occuper dans le bateau qui s’appelait leCygne. Bien qu’elle fût toute petite, cette chambre, deux mètresde long sur un mètre à peu près de large, c’était la plus char-– 173 –


mante cabine, la plus étonnante que puisse rêver une imaginationenfantine.Le mobilier qui la garnissait consistait en une seule commode,mais cette commode ressemblait à la bouteille inépuisabledes physiciens qui renferme tant de choses. Au lieu d’êtrefixe, la tablette supérieure était mobile, et quand on la relevait,on trouvait sous elle un lit complet, matelas, oreiller, couverture.Bien entendu il n’était pas très-large ce lit, cependant ilétait assez grand pour qu’on y fût très-bien couché. Sous ce litétait un tiroir garni de tous les objets nécessaires à la toilette. Etsous ce tiroir s’en trouvait un autre divisé en plusieurs compartiments,dans lesquels on pouvait ranger le linge et les vêtements.Point de tables, point de sièges, au moins dans la formehabituelle, mais contre la cloison, du côté de la tête du lit, uneplanchette qui, en s’abaissant, formait table, et du côté despieds, une autre qui formait chaise.Un petit hublot percé dans le bordage et qu’on pouvait fermeravec un verre rond, servait à éclairer et à aérer cette chambre.Jamais je n’avais rien vu de si joli, ni de si propre ; toutétait revêtu de boiseries en sapin verni, et sur le plancher étaitétendue une toile cirée à carreaux noirs et blancs.Mais ce n’étaient pas seulement les yeux qui étaient charmés.Quand, après m’être déshabillé, je m’étendis dans le lit,j’éprouvai un sentiment de bien-être tout nouveau pour moi ;c’était la première fois que des draps me flattaient la peau, aulieu de me la gratter ; chez mère Barberin je couchais dans desdraps de toile de chanvres raides et rugueux ; avec Vitalis nouscouchions bien souvent sans draps sur la paille ou sur le foin, etquand on nous en donnait, dans les auberges, mieux aurait valu,– 174 –


presque toujours, une bonne litière ; comme ils étaient fins ceuxdans lesquels je m’enveloppais ; comme ils étaient doux, commeils sentaient bon ! et le matelas comme il était plus moelleux queles aiguilles de pin sur lesquelles j’avais couché la veille ! Le silencede la nuit n’était plus inquiétant, l’ombre n’était plus peuplée,et les étoiles que je regardais par le hublot ne me disaientplus que des paroles d’encouragement et d’espérance.Si bien couché que je fusse dans ce bon lit, je me levai dèsle point du jour, car j’avais l’inquiétude de savoir comment mescomédiens avaient passé la nuit.Je trouvai tout mon monde à la place où je l’avais installé laveille et dormant comme si ce bateau eût été leur habitation depuisplusieurs mois. À mon approche, les chiens s’éveillèrent etvinrent joyeusement me demander leur caresse du matin. Seul,Joli-Cœur, bien qu’il eût un œil à demi ouvert, ne bougea pas,mais il se mit à ronfler comme un trombone.Il n’y avait pas besoin d’un grand effort d’esprit pour comprendrece que cela signifiait : M. Joli-Cœur qui était la susceptibilitéen personne, se fâchait avec une extrême facilité, et unefois fâché, il boudait longtemps. Dans les circonstances présentes,il était peiné que je ne l’eusse pas emmené dans ma chambre,et il me témoignait son mécontentement par ce sommeilsimulé.Je ne pouvais pas lui expliquer les raisons qui m’avaientobligé, à mon grand regret, de le laisser sur le pont, et, commeje sentais que j’avais, du moins en apparence, des torts enverslui, je le pris dans mes bras, pour lui témoigner mes regrets parquelques caresses.Tout d’abord il persista dans sa bouderie, mais bientôt,avec sa mobilité d’humeur, il pensa à autre chose, et, par sa pan-– 175 –


tomime, il m’expliqua que, si je voulais aller me promener aveclui à terre, il me pardonnerait peut-être.Le marinier que j’avais vu la veille au gouvernail était déjàlevé et il s’occupait à nettoyer le pont : il voulut bien mettre laplanche à terre, et je pus descendre dans la prairie avec matroupe.En jouant avec les chiens et avec Joli-Cœur, en courant, ensautant les fossés, en grimpant aux arbres, le temps passa vite ;quand nous revînmes, les chevaux étaient attelés au bateau etattachés à un peuplier sur le chemin de halage : ils n’attendaientqu’un coup de fouet pour partir.J’embarquai vite ; quelques minutes après, l’amarre qui retenaitle bateau à la rive fut larguée, le marinier prit place augouvernail, le haleur enfourcha son cheval, la poulie dans laquellepassait la remorque grinça, nous étions en route.Quel plaisir que le voyage en bateau ! les chevaux trottaientsur le chemin de halage, et, sans que nous sentissions un mouvement,nous glissions légèrement sur l’eau ; les deux rives boiséesfuyaient derrière nous, et l’on n’entendait d’autre bruit quecelui du remous contre la carène dont le clapotement se mêlait àla sonnerie des grelots que les chevaux portaient à leur cou.Nous allions, et penché sur le bordage, je regardais les peupliersqui, les racines dans l’herbe fraîche, se dressaient fièrement,agitant dans l’air tranquille du matin leurs feuilles toujoursémues ; leur longue file alignée selon la rive, formait unépais rideau vert qui arrêtait les rayons obliques du soleil, et nelaissait venir à nous qu’une douce lumière tamisée par le branchage.De place en place l’eau se montrait toute noire, comme sielle recouvrait des abîmes insondables ; ailleurs au contraire,– 176 –


elle s’étalait en nappes transparentes qui laissaient voir des caillouxlustrés et des herbes veloutées.J’étais absorbé dans ma contemplation, lorsque j’entendisprononcer mon nom derrière moi.Je me retournai vivement : c’était Arthur qu’on apportaitsur sa planche ; sa mère était près de lui.– Vous avez bien dormi ? me demanda Arthur, mieux quedans les champs ?Je m’approchai et répondis en cherchant des paroles poliesque j’adressai à la mère tout autant qu’à l’enfant.– Et les chiens ? dit-il.Je les appelai, ainsi que Joli-Cœur ; ils arrivèrent en saluantet Joli-Cœur en faisant des grimaces, comme lorsqu’il prévoyaitque nous allions donner une représentation.Mais il ne fut pas question de représentation, ce matin-là.Madame Milligan avait installé son fils à l’abri des rayonsdu soleil ; et elle s’était placée près de lui.– Voulez-vous emmener les chiens et le singe, me dit-elle,nous avons à travailler.Je fis ce qui m’était demandé, et je m’en allai avec matroupe, tout à l’avant.À quel travail ce pauvre petit malade était-il donc propre ?Je vis que sa mère lui faisait répéter une leçon, dont ellesuivait le texte dans un livre ouvert.– 177 –


Étendu sur sa planche, Arthur répétait sans faire un mouvement.Ou plus justement, il essayait de répéter, car il hésitait terriblement,et ne disait pas trois mots couramment ; encore biensouvent se trompait-il.Sa mère le reprenait avec douceur, mais en même tempsavec fermeté.– Vous ne savez pas votre fable, dit-elle.Cela me parut étrange de l’entendre dire vous à son fils, carje ne savais pas alors que les Anglais ne se servent pas du tutoiement.– Oh ! maman, dit-il d’une voix désolée.– Vous faites plus de fautes aujourd’hui que vous n’en faisiezhier.– J’ai tâché d’apprendre.– Et vous n’avez pas appris.– Je n’ai pas pu.– Pourquoi ?– Je ne sais pas… parce que je n’ai pas pu… Je suis malade.– Vous n’êtes pas malade de la tête ; je ne consentirai jamaisà ce que vous n’appreniez rien, et que, sous prétexte demaladie, vous grandissiez dans l’ignorance.– 178 –


Elle me paraissait bien sévère, madame Milligan, et cependantelle parlait sans colère et d’une voix tendre.– Pourquoi me désolez-vous en n’apprenant pas vos leçons?pas.– Je ne peux pas, maman, je vous assure que je ne peuxEt Arthur se prit à pleurer.Mais madame Milligan ne se laissa pas ébranler par ses larmes,bien qu’elle parût touchée et même désolée, comme elleavait dit.– J’aurais voulu vous laisser jouer ce matin avec Rémi etavec les chiens, continua-t-elle, mais vous ne jouerez que quandvous m’aurez répété votre fable sans faute.Disant cela, elle donna le livre à Arthur et fit quelques pas,comme pour rentrer dans l’intérieur du bateau, laissant son filscouché sur sa planche.Il pleurait à sanglots et de ma place j’entendais sa voix entrecoupée.Comment madame Milligan pouvait-elle être sévère avec cepauvre petit, qu’elle paraissait aimer si tendrement ? s’il ne pouvaitpas apprendre sa leçon, ce n’était pas sa faute, c’était cellede la maladie sans doute.Elle allait donc disparaître sans lui dire une bonne parole.Mais elle ne disparut pas ; au lieu d’entrer dans le bateau,elle revint vers son fils.– 179 –


– Voulez-vous que nous essayions de l’apprendre ensemble? dit-elle.– Oh ! oui, maman, ensemble.Alors elle s’assit près de lui, et reprenant le livre, elle commençaà lire doucement la fable, qui s’appelait : Le Loup et lejeune Mouton ; après elle, Arthur répétait les mots et les phrases.Lorsqu’elle eut lu cette fable trois fois, elle donna le livre àArthur, en lui disant d’apprendre maintenant tout seul, et ellerentra dans le bateau.Aussitôt Arthur se mit à lire sa fable, et de ma place oùj’étais resté, je le vis remuer les lèvres.Il était évident qu’il travaillait et qu’il s’appliquait.Mais cette application ne dura pas longtemps ; bientôt illeva les yeux de dessus son livre, et ses lèvres remuèrent moinsvite, puis tout à coup elles s’arrêtèrent complètement.Il ne lisait plus, et ne répétait plus.Ses yeux, qui erraient çà et là, rencontrèrent les miens.De la main je lui fis un signe pour l’engager à revenir à saleçon.Il me sourit doucement comme pour me dire qu’il me remerciaitde mon avertissement, et ses yeux se fixèrent de nouveausur son livre.Mais bientôt ils se relevèrent et allèrent d’une rive à l’autredu canal.– 180 –


Comme ils ne regardaient pas de mon côté, je me levai etayant ainsi provoqué son attention, je lui montrai son livre.Il le reprit d’un air confus.Malheureusement, deux minutes après, un martinpêcheur,rapide comme une flèche, traversa le canal à l’avant dubateau, laissant derrière lui un rayon bleu.Arthur souleva la tête pour le suivre.Puis quand la vision fut évanouie, il me regarda.Alors m’adressant la parole :– Je ne peux pas, dit-il, et cependant je voudrais bien.Je m’approchai.– Cette fable n’est pourtant pas bien difficile, lui dis-je.– Oh ! si, bien difficile, au contraire.– Elle m’a paru très-facile ; et en écoutant votre maman lalire, il me semble que je l’ai retenue.Il se mit à sourire d’un air de doute.– Voulez-vous que je vous la dise ?– Pourquoi, puisque c’est impossible.– Mais non, ce n’est pas impossible ; voulez-vous que j’essaye? prenez le livre.– 181 –


Il reprit le livre et je commençai à réciter ; il n’eut à me reprendreque trois ou quatre fois.– Comment, vous la savez ! s’écria-t-il.– Pas très-bien, mais maintenant je crois que je la diraissans faute.– Comment avez-vous fait pour l’apprendre ?– J’ai écouté votre maman la lire, mais je l’ai écoutée avecattention sans regarder ce qui se passait autour de nous.Il rougit et détourna les yeux ; puis après un court momentde honte :– Je comprends comment vous avez écouté, dit-il, et je tâcheraid’écouter comme vous ; mais comment avez-vous faitpour retenir tous ces mots qui se brouillent dans ma mémoire ?Comment j’avais fait ? Je ne savais trop, car je n’avais pasréfléchi à cela ; cependant je tâchai de lui expliquer ce qu’il medemandait en m’en rendant compte moi-même.– De quoi s’agit-il dans cette fable ? dis-je. D’un mouton. Jecommence donc à penser à des moutons. Ensuite je pense à cequ’ils font : « Des moutons étaient en sûreté dans leur parc. » Jevois les moutons couchés et dormant dans leur parc puisqu’ilssont en sûreté, et les ayant vus je ne les oublie plus.– Bon, dit-il, je les vois aussi : « Des moutons étaient ensûreté dans leur parc. » J’en vois des blancs et des noirs ; je voisdes brebis et des agneaux. Je vois même le parc : il est fait declaies.– Alors vous ne l’oublierez plus ?– 182 –


– Oh ! non.– Ordinairement qui est-ce qui garde les moutons ?– Des chiens.– Quand ils n’ont pas besoin de garder les moutons, parceque ceux-ci sont en sûreté, que font les chiens ?– Ils n’ont rien à faire.– Alors ils peuvent dormir ; nous disons donc : « les chiensdormaient. »– C’est cela, c’est bien facile.– N’est-ce pas que c’est très-facile ? Maintenant, pensons àautre chose. Avec les chiens, qu’est-ce qui garde les moutons ?– Un berger.– Si les moutons sont en sûreté, le berger n’a rien à faire, àquoi peut-il employer son temps.– À jouer de la flûte.– Le voyez-vous ?– Oui.– Où est-il ?– À l’ombre d’un grand ormeau.– Il est seul ?– 183 –


– Non, il est avec d’autres bergers voisins.– Alors, si vous voyez les moutons, le parc, les chiens et leberger, est-ce que vous ne pouvez pas répéter sans faute le commencementde votre fable ?– Il me semble.– Essayez.En m’entendant parler ainsi et lui expliquer comment ilpouvait être facile d’apprendre une leçon qui tout d’abord paraissaitdifficile, Arthur me regarda avec émotion et aveccrainte, comme s’il n’était pas convaincu de la vérité de ce que jelui disais ; cependant, après quelques secondes d’hésitation, ilse décida.– « Des moutons étaient en sûreté dans leur parc, leschiens dormaient, et le berger, à l’ombre d’un grand ormeau,jouait de la flûte avec d’autres bergers voisins. »Alors frappant ses mains l’une contre l’autre :– Mais je sais, s’écria-t-il, je n’ai pas fait de faute.– Voulez-vous apprendre le reste de la fable de la mêmemanière ?– Oui, avec vous je suis sûr que je vais l’apprendre. Ah !comme maman sera contente !Et il se mit à apprendre le reste de la fable, comme il avaitappris sa première phrase.– 184 –


En moins d’un quart d’heure il la sut parfaitement et il étaiten train de la répéter sans faute lorsque sa mère survint derrièrenous.Tout d’abord elle se fâcha de nous voir réunis, car elle crutque nous n’étions ensemble que pour jouer, mais Arthur ne luilaissa pas dire deux paroles :– Je la sais, s’écria-t-il, et c’est lui qui me l’a apprise.Madame Milligan me regardait toute surprise, et elle allaitsûrement m’interroger, quand Arthur se mit, sans qu’elle le luidemandât, à répéter le Loup et le jeune Mouton. Il le fit d’un airde triomphe et de joie, sans hésitation et sans faute.Pendant ce temps, je regardais madame Milligan ; je visson beau visage s’éclairer d’un sourire, puis il me sembla queses yeux se mouillèrent ; mais comme à ce moment elle se penchasur son fils pour l’embrasser tendrement en l’entourant deses deux bras, je ne sais pas si elle pleurait.– Les mots, disait Arthur, c’est bête, ça ne signifie rien,mais les choses on les voit, et Rémi m’a fait voir le berger avecsa flûte ; quand je levais les yeux en apprenant je ne pensaisplus à ce qui m’entourait, je voyais la flûte du berger et j’entendaisl’air qu’il jouait. Voulez-vous que je vous chante l’air, maman?Et il chanta en anglais une chanson mélancolique.Cette fois madame Milligan pleurait pour tout de bon, etquand elle se releva, je vis ses larmes sur les joues de son enfant.Alors elle s’approcha de moi et, me prenant la main, elle me laserra si doucement que je me sentis tout ému :– Vous êtes un bon garçon, me dit-elle.– 185 –


Si j’ai raconté tout au long ce petit incident, c’est pour fairecomprendre le changement qui, à partir de ce jour-là, se fit dansma position : la veille on m’avait pris comme montreur de bêtespour amuser, moi, mes chiens et mon singe, un enfant malade ;mais cette leçon me sépara des chiens et du singe, je devins uncamarade, presque un ami.Il faut dire aussi, tout de suite, ce que je ne sus que plustard, c’est que madame Milligan était désolée de voir que sonfils n’apprenait, ou plus justement ne pouvait rien apprendre.Bien qu’il fût malade elle voulait qu’il travaillât, et précisémentparce que cette maladie devait être longue, elle voulait dèsmaintenant donner à son esprit, des habitudes qui lui permissentde réparer le temps perdu, le jour où la guérison serait venue.Jusque-là, elle avait fort mal réussi : si Arthur n’était pointrétif au travail, il l’était absolument à l’attention et à l’application; il prenait sans résistance le livre qu’on lui mettait auxmains, il ouvrait même assez volontiers ses mains pour le recevoir,mais son esprit il ne l’ouvrait pas, et c’était mécaniquement,comme une machine, qu’il répétait tant bien que mal, etplutôt mal que bien, les mots qu’on lui faisait entrer de forcedans la tête.De là un vif chagrin chez sa mère, qui désespérait de lui.De là aussi une vive satisfaction lorsqu’elle lui entendit répéterune fable apprise avec moi en une demi-heure, qu’ellemêmen’avait pas pu, en plusieurs jours, lui mettre dans la mémoire.Quand je pense maintenant aux jours passés sur ce bateau,auprès de madame Milligan et d’Arthur, je trouve que ce sontles meilleurs de mon enfance.– 186 –


Arthur s’était pris pour moi d’une ardente amitié, et demon côté je me laissais aller sans réfléchir et sous l’influence dela sympathie à le regarder comme un frère : pas une querelleentre nous ; chez lui pas la moindre marque de la supérioritéque lui donnait sa position, et chez moi pas le plus léger embarras; je n’avais même pas conscience que je pouvais être embarrassé.Cela tenait sans doute à mon âge et à mon ignorance deschoses de la vie ; mais assurément cela tenait beaucoup encore àla délicatesse et à la bonté de madame Milligan, qui bien souventme parlait comme si j’avais été son enfant.Et puis ce voyage en bateau était pour moi un émerveillement; pas une heure d’ennui ou de fatigue ; du matin au soir,toutes nos heures remplies.Depuis la construction des chemins de fer, on ne visiteplus, on ne connaît même plus le canal du Midi, et cependantc’est une des curiosités de la France.De Villefranche de Lauraguais nous avions été à Avignonnet,et d’Avignonnet aux pierres de Naurouse où s’élève le monumentérigé à la gloire de Riquet, le constructeur du canal, àl’endroit même où se trouve la ligne de faîte entre les rivièresqui vont se jeter dans l’Océan et celles qui descendent à la Méditerranée.Puis nous avions traversé Castelnaudary, la ville des moulins,Carcassonne, la cité du moyen âge, et par l’écluse de Fouserannes,si curieuse avec ses huit sas accolés, nous étions descendusà Béziers.– 187 –


Quand le pays était intéressant, nous ne faisions que quelqueslieues dans la journée ; quand au contraire il était monotone,nous allions plus vite.C’était la route elle-même qui décidait notre marche et notredépart. Aucune des préoccupations ordinaires aux voyageursne nous gênait ; nous n’avions pas à faire de longues étapespour gagner une auberge où nous serions certains de trouver àdîner et à coucher.À heure fixe, nos repas étaient servis sous la verandah ; ettout en mangeant nous suivions tranquillement le spectaclemouvant des deux rives.Quand le soleil s’abaissait, nous nous arrêtions où l’ombrenous surprenait ; et nous restions là jusqu’à ce que la lumièrereparût.Toujours chez nous, dans notre maison, nous ne connaissionspoint les heures désœuvrées du soir, si longues et si tristesbien souvent pour le voyageur.Ces heures du soir, tout au contraire, étaient pour noussouvent trop courtes, et le moment du coucher nous surprenaitpresque toujours alors que nous ne pensions guère à dormir.Le bateau arrêté, s’il faisait frais, on s’enfermait dans le salon,et, après avoir allumé un feu doux, pour chasser l’humiditéou le brouillard, qui étaient mauvais pour le malade, on apportaitles lampes ; on installait Arthur devant la table ; je m’asseyaisprès de lui, et madame Milligan nous montrait des livresd’images ou des vues photographiques. De même que le bateauqui nous portait avait été construit pour cette navigation spéciale,de même les livres et les vues avaient été choisis pour cevoyage. Quand nos yeux commençaient à se fatiguer, elle ouvraitun de ces livres et nous lisait les passages qui devaient– 188 –


nous intéresser et que nous pouvions comprendre ; ou bienfermant livres et albums, elle nous racontait les légendes, lesfaits historiques se rapportant aux pays que nous venions detraverser. Elle parlait les yeux attachés sur ceux de son fils, etc’était chose touchante de voir la peine qu’elle se donnait pourn’exprimer que des idées, pour n’employer que des mots quipussent être facilement compris.Pour moi, quand les soirées étaient belles, j’avais aussi unrôle actif ; alors je prenais ma harpe, et descendant à terre, j’allaisà une certaine distance me placer derrière un arbre qui mecachait dans son ombre, et là je chantais toutes les chansons, jejouais tous les airs que je savais ; pour Arthur c’était un grandplaisir que d’entendre ainsi de la musique dans le calme de lanuit, sans voir celui qui la faisait ; souvent il me criait : « encore! » et je recommençais l’air que je venais de jouer.C’était là une vie douce et heureuse pour un enfant quicomme moi n’avait quitté la chaumière de mère Barberin quepour suivre sur les grandes routes le signor Vitalis.Quelle différence entre le plat de pommes de terre au sel dema pauvre nourrice et les bonnes tartes aux fruits, les gelées, lescrèmes, les pâtisseries de la cuisinière de madame Milligan !Quel contraste entre les longues marches à pied, dans laboue, sous la pluie, par un soleil de feu, derrière mon maître, etcette promenade en bateau !Mais, pour être juste envers moi-même, je dois dire quej’étais encore plus sensible au bonheur moral que je trouvaisdans cette vie nouvelle, qu’aux jouissances matérielles qu’elleme donnait.Oui, elles étaient bien bonnes les pâtisseries de madameMilligan ; oui, il était agréable de ne plus souffrir de la faim, du– 189 –


chaud ou du froid ; mais combien plus que tout cela étaientbons et agréables pour mon cœur les sentiments qui l’emplissaient.Deux fois j’avais vu se briser ou se dénouer les liens quim’attachaient à ceux que j’aimais : la première, lorsque j’avaisété arraché d’auprès de mère Barberin ; la seconde, lorsquej’avais été séparé de Vitalis ; et ainsi deux fois je m’étais trouvéseul au monde, sans appui, sans soutien, n’ayant d’autres amisque mes bêtes.Et voilà que dans mon isolement et dans ma détressej’avais trouvé quelqu’un qui m’avait témoigné de la tendresse, etque j’avais pu aimer : une femme, une belle dame, douce, affableet tendre, un enfant de mon âge qui me traitait comme sij’avais été son frère.Quelle joie, quel bonheur pour un cœur qui, comme lemien, avait tant besoin d’aimer !Combien de fois en regardant Arthur couché sur sa planche,pâle et dolent, je me prenais à envier son bonheur, moi,plein de santé et de force !Ce n’était pas le bien-être qui l’entourait que j’enviais, cen’étaient pas ses livres, ses jouets luxueux, ce n’était pas sonbateau, c’était l’amour que sa mère lui témoignait.Comme il devait être heureux d’être ainsi aimé, d’être ainsiembrassé dix fois, vingt fois par jour, et de pouvoir lui-mêmeembrasser de tout son cœur cette belle dame, sa mère, dontj’osais à peine toucher la main lorsqu’elle me la tendait.Et alors je me disais tristement que moi je n’aurais jamaisune mère qui m’embrasserait et que j’embrasserais : peut-êtreun jour je reverrais mère Barberin, et ce me serait une grande– 190 –


joie, mais enfin je ne pourrais plus maintenant lui dire commeautrefois : « Maman », puisqu’elle n’était pas ma mère.Seul, je serais toujours seul !Aussi cette pensée me faisait-elle goûter avec plus d’intensitéla joie que j’éprouvais à me sentir traiter tendrement parmadame Milligan et Arthur.Je ne devais pas me montrer trop exigeant pour ma part debonheur en ce monde, et puisque je n’aurais jamais ni mère, nifrère, ni famille, je devais me trouver heureux d’avoir des amis.Je devais être heureux et en réalité je l’étais pleinement.Cependant si douces que me parussent ces nouvelles habitudes,il me fallut bientôt les interrompre pour revenir aux anciennes.– 191 –


XIIIEnfant trouvé.Le temps avait passé vite pendant ce voyage, et le momentapprochait où mon maître allait sortir de prison.À mesure que nous nous éloignions de Toulouse, cette penséem’avait de plus en plus vivement tourmenté.C’était charmant de s’en aller ainsi en bateau, sans peinecomme sans souci ; mais il faudrait revenir et faire à pied laroute parcourue sur l’eau.Ce serait moins charmant : plus de bon lit, plus de crèmes,plus de pâtisseries, plus de soirées autour de la table.Et ce qui me touchait encore bien plus vivement, il faudraitme séparer d’Arthur et de madame Milligan ; il faudrait renoncerà leur affection, les perdre comme déjà j’avais perdu mère– 192 –


Barberin. N’aimerais-je donc, ne serais-je donc aimé que pourêtre séparé brutalement de ceux près de qui je voudrais passerma vie !Je puis dire que cette préoccupation a été le seul nuage deces journées radieuses.Un jour enfin, je me décidai à en faire part à madame Milligan,en lui demandant combien elle croyait qu’il me faudraitde temps pour retourner à Toulouse, car je voulais me trouverdevant la porte de la prison, juste au moment où mon maître lafranchirait.En entendant parler de départ, Arthur poussa les hautscris :– Je ne veux pas que Rémi parte ! s’écria-t-il.Je répondis que je n’étais pas libre de ma personne, quej’appartenais à mon maître, à qui mes parents m’avaient loué, etque je devais reprendre mon service auprès de lui le jour où ilaurait besoin de moi.Je parlai de mes parents sans dire qu’ils n’étaient pas réellementmes père et mère, car il aurait fallu avouer en mêmetemps que je n’étais qu’un enfant trouvé ; et c’était là une honteà laquelle je ne pouvais pas me résigner tant j’avais souffert,depuis que je me rendais compte de mes sensations, du méprisque j’avais vu, dans notre village, marquer en toutes occasionsaux enfants des hospices : enfant trouvé ! il me semblait quec’était tout ce qu’il y avait de plus abject au monde. Mon maîtresavait que j’étais un enfant trouvé, mais il était mon maître,tandis que je serais mort bouche close plutôt que d’avouer àmadame Milligan et à Arthur, qui m’avaient élevé jusqu’à eux,que j’étais un enfant trouvé ; est-ce qu’ils ne m’auraient pasalors rejeté et repoussé avec dégoût !– 193 –


– Maman, il faut retenir Rémi, continua Arthur qui en dehorsdu travail, était le maître de sa mère, et faisait d’elle tout cequ’il voulait.– Je serais très-heureuse de garder Rémi, répondit madameMilligan, vous l’avez pris en amitié, et moi-même j’ai pourlui beaucoup d’affection ; mais pour le retenir près de nous, ilfaut la réunion de deux conditions que ni vous ni moi ne pouvonsdécider. La première c’est que Rémi veuille rester avecnous…– Ah ! Rémi voudra bien, interrompit Arthur, n’est-ce pas,Rémi, que vous ne voulez pas retourner à Toulouse ?– La seconde, continua madame Milligan sans attendre maréponse, c’est que son maître consente à renoncer aux droitsqu’il a sur lui.– Rémi, Rémi d’abord, interrompit Arthur poursuivant sonidée.Assurément Vitalis avait été un bon maître pour moi, et jelui étais reconnaissant de ses soins aussi bien que de ses leçons,mais il n’y avait aucune comparaison à établir entre l’existenceque j’avais menée près de lui et celle que m’offrait madame Milligan; et même il n’y avait aucune comparaison à établir entrel’affection que j’éprouvais pour Vitalis et celle que m’inspiraientmadame Milligan et Arthur. Quand je pensais à cela, je me disaisque c’était mal à moi de préférer à mon maître ces étrangersque je connaissais depuis si peu de temps ; mais enfin, cela étaitainsi ; j’aimais tendrement madame Milligan et Arthur.– Avant de répondre, continua madame Milligan, Rémidoit réfléchir que ce n’est pas seulement une vie de plaisir et depromenade que je lui propose, mais encore une vie de travail ; il– 194 –


faudra étudier, prendre de la peine, rester penché sur les livres,suivre Arthur dans ses études ; il faut mettre cela en balanceavec la liberté des grands chemins.– Il n’y a pas de balance, dis-je, et je vous assure, madame,que je sens tout le prix de votre proposition.– Là, voyez-vous, maman ! s’écria Arthur, Rémi veut bien.Et il se mit à applaudir. Il était évident que je venais de letirer d’inquiétude, car lorsque sa mère avait parlé de travail etde livres j’avais vu son visage exprimer l’anxiété. Si j’allais refuser! et cette crainte pour lui qui avait l’horreur des livres, avaitdû être des plus vives. Mais je n’avais pas heureusement cettemême crainte, et les livres, au lieu de m’épouvanter, m’attiraient.Il est vrai qu’il y avait bien peu de temps qu’on m’enavait mis entre les mains, et ceux qui y avaient passé m’avaientdonné plus de plaisir que de peine. Aussi l’offre de madame Milliganme rendait-elle très-heureux, et étais-je parfaitement sincèreen la remerciant de sa générosité. Je n’allais donc pasabandonner le Cygne ; je n’allais pas renoncer à cette douceexistence, je n’allais pas me séparer d’Arthur et de sa mère.– Maintenant, poursuivit madame Milligan, il nous reste àobtenir le consentement de son maître ; pour cela je vais luiécrire de venir nous trouver à Cette, car nous ne pouvons pasretourner à Toulouse : je lui enverrai ses frais de voyage et aprèslui avoir fait comprendre les raisons qui nous empêchent deprendre le chemin de fer j’espère qu’il voudra bien se rendre àmon invitation. S’il accepte mes propositions, il ne me resteraplus qu’à m’entendre avec les parents de Rémi ; car eux aussidoivent être consultés.Jusque-là tout dans cet entretien avait marché à souhaitpour moi, exactement comme si une bonne fée m’avait touché– 195 –


de sa baguette ; mais ces derniers mots me ramenèrent durementdu rêve où je planais dans la triste réalité.Consulter mes parents !Mais sûrement ils diraient ce que je voulais qui restât caché.La vérité éclaterait. Enfant trouvé !Alors ce serait Arthur, ce serait madame Milligan qui nevoudraient pas de moi ; alors l’amitié qu’ils me témoignaientserait anéantie ; mon souvenir même leur serait pénible ; Arthuraurait joué avec un enfant trouvé, en aurait fait son camarade,son ami, presque son frère.Je restai atterré.Madame Milligan me regarda avec surprise et voulut mefaire parler, mais je n’osai pas répondre à ses questions ; alorscroyant sans doute que c’était la pensée de la prochaine arrivéede mon maître qui me troublait ainsi, elle n’insista pas.Heureusement cela se passait le soir, peu de temps avantl’heure du coucher ; je pus échapper bientôt aux regards curieuxd’Arthur et aller m’enfermer dans ma cabine avec mes crainteset mes réflexions.Ce fut ma première mauvaise nuit à bord du Cygne, maiselle fut terriblement mauvaise, longue et fiévreuse.Que faire ? Que dire ?Je ne trouvais rien.Et après avoir tourné et retourné cent fois les mêmes idées,après avoir adopté les résolutions les plus contradictoires, jem’arrêtai enfin à ne rien faire et à ne rien dire. Je laisserais aller– 196 –


les choses et je me résignerais, si je ne pouvais mieux, à ce quiarriverait.Peut-être Vitalis ne voudrait-il pas renoncer à moi, et alorsil n’y aurait pas à faire connaître la vérité.Et tel était mon effroi de cette vérité, que je croyais si horrible,que j’en vins à souhaiter que Vitalis n’acceptât pas la propositionde madame Milligan.Sans doute, il faudrait m’éloigner d’Arthur et de sa mère,renoncer à les revoir jamais peut-être ; mais au moins, ils negarderaient pas de moi un mauvais souvenir.Trois jours après avoir écrit à mon maître, madame Milliganreçut une réponse. En quelques lignes Vitalis disait qu’ilaurait l’honneur de se rendre à l’invitation de madame Milliganet qu’il arriverait à Cette le samedi suivant par le train de deuxheures.Je demandai à madame Milligan la permission d’aller à lagare, et prenant les chiens ainsi que Joli-Cœur avec moi, nousattendîmes l’arrivée de notre maître.Les chiens étaient inquiets comme s’ils se doutaient dequelque chose, Joli-Cœur était indifférent, et pour moi j’étaisterriblement ému. C’était ma vie qui allait se décider. Ah ! sij’avais osé, comme j’aurais prié Vitalis de ne pas dire que j’étaisun enfant trouvé !Mais je n’osais pas, et je sentais que ces deux mots : « enfanttrouvé », ne pourraient jamais sortir de ma gorge.Je m’étais placé dans un coin de la cour de la gare, tenantmes trois chiens en laisse, et Joli-Cœur sous ma veste, et j’attendaissans trop voir ce qui se passait autour de moi.– 197 –


Ce furent les chiens qui m’avertirent que le train était arrivé,et qu’ils avaient flairé notre maître. Tout à coup je me sentisentraîné en avant, et comme je n’étais pas sur mes gardes, leschiens m’échappèrent. Ils couraient en aboyant joyeusement, etpresque aussitôt je les vis sauter autour de Vitalis qui dans soncostume habituel, venait d’apparaître. Plus prompt, bien quemoins souple que ses camarades, Capi s’était élancé dans lesbras de son maître, tandis que Zerbino et Dolce se cramponnaientà ses jambes.Je m’avançai à mon tour, et Vitalis posant Capi à terre, meserra dans ses bras : pour la première fois, il m’embrassa en merépétant à plusieurs reprises :– Buon di, povero caro !Mon maître n’avait jamais été dur pour moi, mais n’avaitjamais non plus été caressant, et je n’étais pas habitué à ces témoignagesd’effusion ; cela m’attendrit, et me fit venir les larmesaux yeux, car j’étais dans des dispositions où le cœur seserre vite.Je le regardai, et je trouvai qu’il avait bien vieilli en prison ;sa taille s’était voûtée ; son visage avait pâli, ses lèvres s’étaientdécolorées.– Eh bien ! tu me trouves changé, n’est-ce pas, mon garçon? me dit-il ; la prison est un mauvais séjour, et l’ennui unemauvaise maladie ; mais cela va aller mieux maintenant.Puis changeant de sujet :– Et cette dame qui m’a écrit, dit-il, comment l’as-tuconnue ?– 198 –


Alors, je lui racontai comment j’avais rencontré le Cygne,et comment depuis ce moment j’avais vécu auprès de madameMilligan et de son fils ; ce que nous avions vu, ce que nousavions fait.Mon récit fut d’autant plus long que j’avais peur d’arriver àla fin et d’aborder un sujet qui m’épouvantait ; car jamais maintenantje ne pourrais dire à mon maître que je désirais le quitterpour rester avec madame Milligan et Arthur.Mais je n’eus pas cet aveu à lui faire, car nous arrivâmes àl’hôtel où madame Milligan s’était logée avant que mon récit fûtterminé. D’ailleurs Vitalis ne me dit rien de la lettre de madameMilligan et ne me parla pas des propositions qu’elle avait dû luiadresser dans cette lettre.– Et cette dame m’attend ? dit-il, quand nous entrâmes àl’hôtel.– Oui, je vais vous conduire à son appartement.– C’est inutile, donne-moi le numéro et reste ici à m’attendre,avec les chiens et Joli-Cœur.Quand mon maître avait parlé, je n’avais pas l’habitude derépliquer ou de discuter ; je voulus cependant risquer une observation,pour lui demander de l’accompagner auprès de madameMilligan, ce qui me semblait aussi naturel que juste ; maisd’un geste il me ferma la bouche et je lui obéis, restant à la portede l’hôtel, sur un banc, avec les chiens autour de moi. Eux aussiavaient voulu le suivre, mais ils n’avaient pas plus résisté à sonordre de ne pas entrer, que je n’y avais résisté moi-même ; Vitalissavait commander.Pourquoi n’avait-il pas voulu que j’assistasse à son entretienavec madame Milligan ? Ce fut ce que je me demandai,– 199 –


tournant cette question dans tous les sens. Je ne lui avais pasencore trouvé de réponse lorsque je le vis revenir.– Va faire tes adieux à cette dame, me dit-il, je t’attendsici ; nous partons dans dix minutes.Je fus renversé.– Eh bien ! dit-il après quelques minutes d’attente, tu nem’as donc pas compris ? tu restes là stupide : dépêchons !Ce n’était pas son habitude de me parler durement, et depuisque j’étais avec lui, il ne m’en avait jamais autant dit.Je me levai pour obéir machinalement sans comprendre.Mais après avoir fait quelques pas pour monter à l’appartementde madame Milligan :– Vous avez donc dit… demandai-je.– J’ai dit que tu m’étais utile et que je t’étais moi-mêmeutile ; par conséquent, que je n’étais pas disposé à céder lesdroits que j’avais sur toi ; marche et reviens.Cela me rendit un peu de courage, car j’étais si complètementsous l’influence de mon idée fixe d’enfant trouvé, quej’imaginais que, s’il fallait partir avant dix minutes, c’était parceque mon maître avait dit ce qu’il savait de ma naissance.En entrant dans l’appartement de madame Milligan, jetrouvai Arthur en larmes et sa mère penchée sur lui pour leconsoler.– N’est-ce pas, Rémi, que vous n’allez pas partir ? s’écriaArthur.– 200 –


Ce fut madame Milligan qui répondit pour moi, en expliquantque je devais obéir.– J’ai demandé à votre maître de vous garder près de nous,me dit-elle d’une voix qui me fit monter les larmes aux yeux,mais il ne veut pas y consentir, et rien n’a pu le décider.– C’est un méchant homme ! s’écria Arthur.– Non, ce n’est point un méchant homme, poursuivit madameMilligan, vous lui êtes utile, et de plus je crois qu’il a pourvous une véritable affection. D’ailleurs, ses paroles sont cellesd’un honnête homme et de quelqu’un au-dessus de sa condition.Voilà ce qu’il m’a répondu pour expliquer son refus : « J’aimecet enfant, il m’aime ; le rude apprentissage de la vie que je luifais faire près de moi lui sera plus utile que l’état de domesticitédéguisée dans lequel vous le feriez vivre malgré vous. Vous luidonneriez de l’instruction, de l’éducation, c’est vrai ; vous formeriezson esprit, c’est vrai, mais non son caractère. Il ne peutpas être votre fils ; il sera le mien ; cela vaudra mieux que d’êtrele jouet de votre enfant malade, doux, si aimable que paraisseêtre cet enfant. Moi aussi je l’instruirai. »– Puisqu’il n’est pas le père de Rémi ! s’écria Arthur.– Il n’est pas son père, cela est vrai, mais il est son maître,et Rémi lui appartient, puisque ses parents le lui ont loué. Il fautque pour le moment Rémi lui obéisse.– Je ne veux pas que Rémi parte.– Il faut cependant qu’il suive son maître ; mais j’espèreque ce ne sera pas pour longtemps. Nous écrirons à ses parents,et je m’entendrai avec eux.– 201 –


– Oh ! non ! m’écriai-je.– Comment, non ?– Oh ! non, je vous en prie !– Il n’y a cependant que ce moyen, mon enfant.– Je vous en prie, n’est-ce pas ?Il est à peu près certain que si madame Milligan n’avait pasparlé de mes parents, j’aurais donné à nos adieux beaucoup plusque les dix minutes qui m’avaient été accordées par mon maître.– C’est à Chavanon, n’est-ce pas ? continua madame Milligan.Sans lui répondre, je m’approchai d’Arthur et le prenantdans mes bras, je l’embrassai à plusieurs reprises, mettant dansces baisers toute l’amitié fraternelle que je ressentais pour lui.Puis m’arrachant à sa faible étreinte et revenant à madame Milligan,je me mis à genoux devant elle, et lui baisai la main.– Pauvre enfant ! dit-elle en se penchant sur moi.Et elle m’embrassa au front.Alors je me relevai vivement et courant à la porte :– Arthur, je vous aimerai toujours ! dis-je d’une voix entrecoupéepar les sanglots, et vous, madame, je ne vous oublieraijamais !– Rémi, Rémi ! cria Arthur.– 202 –


Mais je n’en entendis pas davantage ; j’étais sorti et j’avaisrefermé la porte.Une minute après, j’étais auprès de mon maître.– En route ! me dit-il.Et nous sortîmes de Cette par la route de Frontignan.Ce fut ainsi que je quittai mon premier ami et me lançaidans des aventures qui m’auraient été épargnées, si victime d’unodieux préjugé, je ne m’étais pas laissé affoler par une sottecrainte.– 203 –


XIVNeige et loups.Il fallut de nouveau emboîter le pas derrière mon maître et,la bretelle de ma harpe tendue sur mon épaule endolorie, cheminerle long des grandes routes, par la pluie comme par le soleil,par la poussière comme par la boue.Il fallut faire la bête sur les places publiques et rire ou pleurerpour amuser l’honorable société.La transition fut rude, car on s’habitue vite au bien-être etau bonheur.J’eus des dégoûts, des ennuis et des fatigues que je neconnaissais pas avant d’avoir vécu pendant deux mois de ladouce vie des heureux de ce monde.– 204 –


Plus d’une fois, dans nos longues marches, je restai en arrièrepour penser librement à Arthur, à madame Milligan, auCygne, et par le souvenir, retourner et vivre dans le passé.Ah ! le bon temps ! Et quand le soir, couché dans une saleauberge de village, je pensais à ma cabine du Cygne, combienles draps de mon lit me paraissaient rugueux !Je ne jouerais donc plus avec Arthur, je n’entendrais doncplus la voix caressante de madame Milligan !Heureusement, dans mon chagrin, qui était très-vif et persistant,j’avais une consolation : mon maître était beaucoup plusdoux, – beaucoup plus tendre même, – si ce mot peut être justeappliqué à Vitalis, – qu’il ne l’avait jamais été !De ce côté il s’était fait un grand changement dans son caractèreou tout au moins dans ses manières d’être avec moi, etcela me soutenait, cela m’empêchait de pleurer quand le souvenird’Arthur me serrait le cœur ! Je sentais que je n’étais passeul au monde et que dans mon maître, il y avait plus qu’unmaître.Souvent même, si j’avais osé, je l’aurais embrassé, tantj’avais besoin d’épancher au dehors les sentiments d’affectionqui étaient en moi ; mais je n’osais pas, car Vitalis n’était pas unhomme avec lequel on risquait des familiarités.Tout d’abord, et pendant les premiers temps, ç’avait été lacrainte qui m’avait tenu à distance ; maintenant c’était quelquechose de vague qui ressemblait à un sentiment de respect.En sortant de mon village, Vitalis n’était pour moi qu’unhomme comme les autres, car j’étais alors incapable de faire desdistinctions ; mais mon séjour auprès de madame Milliganm’avait jusqu’à un certain point ouvert les yeux et l’intelligence ;– 205 –


et chose étrange, il me semblait, quand je regardais mon maîtreavec attention, que je retrouvais en lui, dans sa tenue, dans sonair, dans ses manières, des points de ressemblance avec la tenue,l’air et les manières de madame Milligan.Alors je me disais que cela était impossible, parce que monmaître n’était qu’un montreur de bêtes, tandis que madame Milliganétait une dame.Mais ce que me disait la réflexion n’imposait pas silence àce que mes yeux me répétaient ; quand Vitalis le voulait, il étaitun monsieur tout comme madame Milligan était une dame ; laseule différence qu’il y eût entre eux tenait à ce que madameMilligan était toujours dame, tandis que mon maître n’étaitmonsieur que dans certaines circonstances ; mais alors il l’étaitsi complètement, qu’il en eût imposé aux plus hardis commeaux plus insolents.Or, comme je n’étais ni hardi, ni insolent, je subissais cetteinfluence et je n’osais pas m’abandonner à mes épanchementsalors même qu’il les provoquait par quelques bonnes paroles.Après être partis de Cette, nous étions restés plusieursjours sans parler de madame Milligan et de mon séjour sur leCygne, mais peu à peu ce sujet s’était présenté dans nos entretiens,mon maître l’abordant toujours le premier, et bientôt il nes’était guère passé de jours sans que le nom de madame Milliganfût prononcé.– Tu l’aimais bien, cette dame ? me disait Vitalis, oui ; jecomprends cela ; elle a été bonne, très-bonne pour toi ; il ne fautpenser à elle qu’avec reconnaissance.Puis souvent il ajoutait :– Il le fallait !– 206 –


Qu’avait-il fallu ?Tout d’abord je n’avais pas bien compris ; mais peu à peuj’en étais venu à me dire, que ce qu’il avait fallu, ç’avait été repousserla proposition de madame Milligan, de me garder prèsd’elle.C’était à cela assurément que mon maître pensait quand ildisait : « Il le fallait » ; et il me semblait que dans ces quelquesmots, il y avait comme un regret ; il aurait voulu me laisser prèsd’Arthur, mais cela avait été impossible.Et au fond du cœur, je lui savais gré de ce regret, bien queje ne devinasse point pourquoi il n’avait pas pu accepter lespropositions de madame Milligan, les explications qui m’avaientété répétées par celle-ci ne me paraissant pas trèscompréhensibles.– Maintenant, peut-être les accepterait-il ?Et c’était là pour moi un sujet de grande espérance.– Pourquoi ne rencontrerions-nous pas le Cygne ? Il devaitremonter le Rhône, et nous, nous longions les rives de ce fleuve.Aussi tout en marchant, mes yeux se tournaient plus souventvers l’eau que vers les collines et les plaines fertiles qui labordent de chaque côté.Lorsque nous arrivions dans une ville, Arles, Tarascon, Avignon,Montélimar, Valence, Tournon, Vienne, ma première visiteétait pour les quais et pour les ponts : je cherchais le Cygne,et quand j’apercevais de loin un bateau à demi noyé dans lesbrumes confuses, j’attendais qu’il grandît pour voir si ce n’étaitpas le Cygne.– 207 –


Mais ce n’était pas lui.Quelquefois je m’enhardissais jusqu’à interroger les mariniers,et je leur décrivais le bateau que je cherchais : ils nel’avaient pas vu passer.Maintenant que mon maître était décidé à me céder à madameMilligan, au moins je me l’imaginais, il n’y avait plus àcraindre qu’on parlât de ma naissance ou qu’on écrivît à mèreBarberin ; l’affaire se traiterait entre mon maître et madameMilligan ; au moins dans mon rêve enfantin, j’arrangeais ainsiles choses : madame Milligan désirait me prendre près d’elle,mon maître consentait à renoncer à ses droits sur moi, tout étaitdit.Nous restâmes plusieurs semaines à Lyon, et tout le tempsque j’eus à moi je le passai sur les quais du Rhône et de laSaône ; je connais les ponts d’Ainay, de Tilsitt, de la Guillotièreou de l’Hôtel-Dieu, aussi bien qu’un Lyonnais de naissance.Mais j’eus beau chercher : je ne trouvai pas le Cygne.Il nous fallut quitter Lyon et nous diriger vers Dijon ; alorsl’espérance de retrouver jamais madame Milligan et Arthurcommença à m’abandonner ; car j’avais à Lyon étudié toutes lescartes de France que j’avais pu trouver aux étalages des bouquinistes,et je savais que le canal du Centre que devait prendre leCygne pour gagner la Loire, se détache de la Saône à Chalon.Nous arrivâmes à Chalon et nous en repartîmes sans avoirvu le Cygne : c’en était donc fait, il fallait renoncer à mon rêve.Ce ne fut pas sans un très-vif chagrin.– 208 –


Justement pour accroître mon désespoir, qui pourtant étaitdéjà bien assez grand, le temps devint détestable ; la saison étaitavancée, l’hiver approchait, et les marches sous la pluie, dans laboue devenaient de plus en plus pénibles. Quand nous arrivionsle soir dans une mauvaise auberge ou dans une grange, harasséspar la fatigue, mouillés jusqu’à la chemise, crottés jusqu’auxcheveux, je ne me couchais point avec des idées riantes.Lorsque, après avoir quitté Dijon, nous traversâmes les collinesde la Côte-d’Or, nous fûmes pris par un froid humide quinous glaçait jusqu’aux os, et Joli-Cœur devint plus triste et plusmaussade que moi.Le but de mon maître était de gagner Paris au plus vite, carà Paris seulement nous avions chance de pouvoir donner quelquesreprésentations pendant l’hiver ; mais, soit que l’état de sabourse ne lui permît pas de prendre le chemin de fer, soit touteautre raison, c’était à pied que nous devions faire la route quisépare Dijon de Paris.Quand le temps nous le permettait, nous donnions unecourte représentation dans les villes et dans les villages quenous traversions, puis, après avoir ramassé une maigre recette,nous nous remettions en route.Jusqu’à Châtillon, les choses allèrent à peu près, quoiquenous eussions toujours à souffrir du froid et de l’humidité ; maisaprès avoir quitté cette ville, la pluie cessa et le vent tourna aunord.Tout d’abord nous ne nous en plaignîmes pas, bien qu’ilsoit peu agréable d’avoir le vent du nord en pleine figure ; à toutprendre, mieux valait encore cette bise, si âpre qu’elle fût, quel’humidité dans laquelle nous pourrissions depuis plusieurs semaines.– 209 –


Par malheur, le vent ne resta pas au sec ; le ciel s’emplit degros nuages noirs, le soleil disparut entièrement, et tout annonçaque nous aurions bientôt de la neige.Nous pûmes cependant arriver à un gros village sans êtrepris par la neige, mais l’intention de mon maître était de gagnerTroyes au plus vite, parce que Troyes est une grande ville danslaquelle nous pourrions donner plusieurs représentations, si lemauvais temps nous obligeait à y séjourner.– Couche-toi vite, me dit-il, quand nous fûmes installésdans notre auberge ; nous partirons demain matin de bonneheure ; je crains d’être surpris par la neige.Pour lui, il ne se coucha pas aussi tôt, mais il resta au coinde l’âtre de la cheminée de la cuisine pour réchauffer Joli-Cœurqui avait beaucoup souffert du froid de la journée et qui n’avaitcessé de gémir, malgré que nous eussions pris soin de l’envelopperdans des couvertures.Le lendemain matin je me levai de bonne heure comme ilm’avait été commandé ; il ne faisait pas encore jour, le ciel étaitnoir et bas, sans une étoile ; il semblait qu’un grand couverclesombre s’était abaissé sur la terre et allait l’écraser. Quand onouvrait la porte, un vent âpre s’engouffrait dans la cheminée etravivait les tisons qui la veille au soir avaient été enfouis sous lacendre.– À votre place, dit l’aubergiste, s’adressant à mon maître,je ne partirais pas ; la neige va tomber.– Je suis pressé, répondit Vitalis, et j’espère arriver àTroyes avant la neige.– Trente kilomètres ne se font pas en une heure.– 210 –


Nous partîmes néanmoins.Vitalis tenait Joli-Cœur serré sous sa veste pour lui communiquerun peu de sa propre chaleur, et les chiens joyeux dece temps sec couraient devant nous ; mon maître m’avait achetéà Dijon une peau de mouton, dont la laine se portait en dedans,je m’enveloppai dedans et la bise qui nous soufflait au visage mela colla sur le corps.Il n’était pas agréable d’ouvrir la bouche : nous marchâmesgardant l’un et l’autre le silence, hâtant le pas, autant pour nouspresser que pour nous échauffer.Bien que l’heure fût arrivée où le jour devait paraître, il nese faisait pas d’éclaircies dans le ciel.Enfin, du côté de l’Orient, une bande blanchâtre entr’ouvritles ténèbres, mais le soleil ne se montra pas : il ne fit plus nuit,mais c’eût été une grosse exagération de dire qu’il faisait jour.Cependant, dans la campagne, les objets étaient devenusplus distincts ; la livide clarté qui rasait la terre, jaillissant dulevant comme d’un immense soupirail, nous montrait des arbresdépouillés de leurs feuilles, et çà et là des haies ou desbroussailles auxquelles les feuilles desséchées adhéraient encore,faisant entendre, sous l’impulsion du vent qui les secouaitet les tordait, un bruissement sec.Personne sur la route, personne dans les champs, pas unbruit de voiture, pas un coup de fouet ; les seuls êtres vivantsétaient les oiseaux qu’on entendait, mais qu’on ne voyait pas,car ils se tenaient abrités sous les feuilles ; seules des pies sautillaientsur la route, la queue relevée, le bec en l’air, s’envolant ànotre approche pour se poser en haut d’un arbre, d’où elles nouspoursuivaient de leurs jacassements qui ressemblaient à desinjures ou à des avertissements de mauvais augure.– 211 –


Tout à coup un point blanc se montra au ciel, dans le nord ;il grandit rapidement en venant sur nous, et nous entendîmesun étrange murmure de cris discordants ; c’étaient des oies oudes cygnes sauvages, qui du Nord émigraient dans le Midi ; ilspassèrent au-dessus de nos têtes et ils étaient déjà loin qu’onvoyait encore voltiger dans l’air quelques flocons de duvet, dontla blancheur se détachait sur le ciel noir.Le pays que nous traversions était d’une tristesse lugubrequ’augmentait encore le silence ; aussi loin que les regards pouvaients’étendre dans ce jour sombre, on ne voyait que deschamps dénudés, des collines arides et des bois roussis.Le vent soufflait toujours du nord avec une légère tendancecependant à tourner à l’ouest ; de ce côté de l’horizon arrivaientdes nuages cuivrés, lourds et bas, qui paraissaient peser sur lacime des arbres.Bientôt quelques flocons de neige, larges comme des papillons,nous passèrent devant les yeux ; ils montaient, descendaient,tourbillonnaient sans toucher la terre.Nous n’avions pas encore fait beaucoup de chemin et il meparaissait impossible d’arriver à Troyes avant la neige ; au restecela m’inquiétait peu et je me disais même que la neige en tombantarrêterait ce vent du nord et apaiserait le froid.Mais je ne savais pas ce que c’était qu’une tempête deneige.Je ne tardai pas à l’apprendre, et de façon à n’oublier jamaiscette leçon.– 212 –


Les nuages qui venaient du nord-ouest s’étaient approchés,et une sorte de lueur blanche éclairait le ciel de leur côté ; leursflancs s’étaient entr’ouverts, c’était la neige.Ce ne furent plus des papillons qui voltigèrent devant nous,ce fut une pluie de neige qui nous enveloppa.– Il était écrit que nous n’arriverions pas à Troyes, dit Vitalis; il faudra nous mettre à l’abri dans la première maison quenous rencontrerons.C’était là une bonne parole qui ne pouvait m’être que trèsagréable; mais où trouverions-nous cette maison hospitalière ?Avant que la neige nous enveloppât dans sa blanche obscurité,j’avais examiné le pays aussi loin que ma vue pouvait s’étendreet je n’avais pas aperçu de maison, ni rien qui annonçât un village.Tout au contraire nous étions sur le point d’entrer dansune forêt dont les profondeurs sombres se confondaient dansl’infini, devant nous, aussi bien que de chaque côté sur les collinesqui nous entouraient.Il ne fallait donc pas trop compter sur cette maison promise; mais après tout la neige ne continuerait peut-être pas.Elle continua, et elle augmenta.En peu d’instants elle avait couvert la route ou plus justementtout ce qui l’arrêtait sur la route : tas de pierres, herbesdes bas côtés, broussailles et buissons des fossés, car pousséepar le vent qui n’avait pas faibli, elle courait ras de terre pours’entasser contre tout ce qui lui faisait obstacle.L’ennui pour nous était d’être au nombre de ces obstacles ;lorsqu’elle nous frappait elle glissait sur les surfaces rondes,mais partout où se trouvait une fente elle entrait comme unepoussière et ne tardait pas à fondre.– 213 –


Pour moi, je la sentais me descendre en eau froide dans lecou, et mon maître, dont la peau de mouton était soulevée pourlaisser respirer Joli-Cœur, ne devait pas être mieux protégé.Cependant nous continuions de marcher contre le vent etcontre la neige sans parler ; de temps en temps nous retournionsà demi la tête pour respirer.Les chiens n’allaient plus en avant, ils marchaient sur nostalons, nous demandant un abri que nous ne pouvions leurdonner.Nous avancions lentement, avec peine, aveuglés, mouillés,glacés, et bien que nous fussions depuis assez longtemps déjà enpleine forêt, nous ne nous trouvions nullement abrités, la routeétant exposée en plein au vent.Heureusement (est-ce bien heureusement qu’il faut dire),ce vent qui soufflait en tourmente s’affaiblit peu à peu, maisalors la neige augmenta, et au lieu de s’abattre en poussière, elletomba large et compacte.En quelques minutes la route fut couverte d’une épaissecouche de neige dans laquelle nous marchâmes sans bruit.De temps en temps je voyais mon maître regarder sur lagauche comme s’il cherchait quelque chose, mais on n’apercevaitqu’une vaste clairière dans laquelle on avait fait une coupeau printemps précédent, et dont les jeunes baliveaux aux tigesflexibles se courbaient sous le poids de la neige.Qu’espérait-il trouver de ce côté ?– 214 –


Pour moi je regardais droit devant moi, sur la route, aussiloin que mes yeux pouvaient porter, cherchant si cette forêt nefinirait pas bientôt et si nous n’apercevrions pas une maison.Mais c’était folie de vouloir percer cette averse blanche ; àquelques mètres les objets se brouillaient et l’on ne voyait plusrien que la neige qui descendait en flocons de plus en plus serréset nous enveloppait comme dans les mailles d’un immensefilet.La situation n’était pas gaie, car je n’ai jamais vu tomber laneige, alors même que j’étais derrière une vitre dans une chambrebien chauffée, sans éprouver un sentiment de vague tristesse,et présentement je me disais que la chambre chauffée devaitêtre bien loin encore.Cependant il fallait marcher et ne pas se décourager, parceque nos pieds enfonçaient de plus en plus dans la couche deneige qui nous montait aux jambes, et parce que le poids quichargeait nos chapeaux devenait de plus en plus lourd.Tout à coup, je vis Vitalis étendre la main dans la directionde la gauche, comme pour attirer mon attention. Je regardai, etil me sembla apercevoir confusément dans la clairière une hutteen branchages recouverte de neige.Je ne demandai pas d’explication, comprenant que si monmaître m’avait montré cette hutte, ce n’était pas pour que j’admirassel’effet qu’elle produisait dans le paysage ; il s’agissait detrouver le chemin qui conduisait à cette hutte.C’était difficile, car la neige était déjà assez épaisse pour effacertoute trace de route ou de sentier ; cependant à l’extrémitéde la clairière, à l’endroit où recommençaient les bois de hautefutaie, il me sembla que le fossé de la grande route était com-– 215 –


lé : là sans doute débouchait le chemin qui conduisait à lahutte.C’était raisonner juste ; la neige ne céda pas sous nos piedslorsque nous descendîmes dans le fossé, et nous ne tardâmespas à arriver à cette hutte.Elle était formée de fagots et de bourrées, au-dessus desquelsavaient été disposés des branchages en forme de toit ; etce toit était assez serré pour que la neige n’eût point passé à travers.C’était un abri qui valait une maison.Plus pressés ou plus vifs que nous, les chiens étaient entrésles premiers dans la hutte et ils se roulaient sur le sol sec et dansla poussière en poussant des aboiements joyeux.Notre satisfaction n’était pas moins vive que la leur, maisnous la manifestâmes autrement qu’en nous roulant dans lapoussière ; ce qui cependant n’eut pas été mauvais pour noussécher.– Je me doutais bien, dit Vitalis, que dans cette jeune ventedevait se trouver quelque part une cabane de bûcheron ; maintenantla neige peut tomber.– Oui, qu’elle tombe ! répondis-je d’un air de défi. Et j’allaià la porte, ou plus justement à l’ouverture de la hutte, car ellen’avait ni porte ni fenêtre, pour secouer ma veste et mon chapeau,de manière à ne pas mouiller l’intérieur de notre appartement.Il était tout à fait simple, cet appartement, aussi bien danssa construction que dans son mobilier qui consistait en un bancde terre et en quelques grosses pierres servant de sièges. Mais ce– 216 –


qui, dans les circonstances où nous nous trouvions, était encored’un plus grand prix pour nous, c’étaient cinq ou six briquesposées de champ dans un coin et formant le foyer.Du feu ! nous pouvions faire du feu.Il est vrai qu’un foyer ne suffît pas pour faire du feu, il fautencore du bois à mettre dans le foyer.Dans une maison comme la nôtre, le bois n’était pas difficileà trouver, il n’y avait qu’à le prendre aux murailles et au toit,c’est-à-dire à tirer des branches des fagots et des bourrées, enayant pour tout soin de prendre ces branches çà et là, de manièreà no pas compromettre la solidité de notre maison.Cela fut vite fait, et une flamme claire ne tarda pas à brilleren pétillant joyeusement au-dessus de notre âtre.Ah ! le beau feu ! le bon feu !Il est vrai qu’il ne brûlait pas sans fumée, et que celle-ci, nemontant pas dans une cheminée, se répandait dans la hutte ;mais que nous importait ; c’était de la flamme, c’était de la chaleurque nous voulions.Pendant que, couché sur les deux mains, je soufflais le feu,les chiens s’étaient assis autour du foyer, et gravement sur leurderrière, le cou tendu, ils présentaient leur ventre mouillé etglacé au rayonnement de la flamme.Bientôt Joli-Cœur écarta la veste de son maître, et, mettantprudemment le bout du nez dehors, il regarda où il se trouvait ;rassuré par son examen, il sauta vivement à terre, et, prenant lameilleure place devant le feu, il présenta à la flamme ses deuxpetites mains tremblotantes.– 217 –


Nous étions assurés maintenant de ne pas mourir de froid,mais la question de la faim n’était pas résolue.Il n’y avait dans cette cabane hospitalière ni huche à painni fourneau avec des casseroles chantantes.Heureusement, notre maître était homme de précaution etd’expérience : le matin, avant que je fusse levé, il avait fait sesprovisions de route : une miche de pain et un petit morceau defromage ; mais ce n’était pas le moment de se montrer exigeantou difficile ; aussi, quand nous vîmes apparaître la miche, y eutilchez nous tous un vif mouvement de satisfaction.Malheureusement les parts ne furent pas grosses, et pourmon compte mon espérance fut désagréablement trompée ; aulieu de la miche entière, mon maître ne nous en donna que lamoitié.– Je ne connais pas la route, dit-il en répondant à l’interrogationde mon regard, et je ne sais pas si d’ici Troyes nous trouveronsune auberge où manger. De plus, je ne connais pas nonplus cette forêt. Je sais seulement que ce pays est très-boisé, etque d’immenses forêts se joignent les unes aux autres : les forêtsde Chaource, de Rumilly, d’Othe, d’Aumont. Peut-être sommesnousà plusieurs lieues d’une habitation ? Peut-être aussi allonsnousrester bloqués longtemps dans cette cabane ? Il faut garderdes provisions pour notre dîner.C’était là des raisons que je devais comprendre, mais ellesne touchèrent point les chiens qui voyant serrer la miche dans lesac, alors qu’ils avaient à peine mangé, tendirent la patte à leurmaître, lui grattèrent les genoux, et se livrèrent à une pantomimeexpressive pour faire ouvrir le sac sur lequel ils dardaientleurs yeux suppliants.Prières et caresses furent inutiles, le sac ne s’ouvrit point.– 218 –


Cependant, si frugal qu’eût été ce léger repas, il nous avaitréconfortés ; nous étions à l’abri, le feu nous pénétrait d’unedouce chaleur ; nous pouvions attendre que la neige cessât detomber.Rester dans cette cabane n’avait rien de bien effrayant pourmoi, d’autant mieux que je n’admettais pas que nous dussions yrester bloqués longtemps, comme Vitalis l’avait dit, pour justifierson économie ; la neige ne tomberait pas toujours.Il est vrai que rien n’annonçait qu’elle dût cesser bientôt.Par l’ouverture de notre hutte nous apercevions les floconsdescendre rapides et serrés ; comme il ne ventait plus, ils tombaientdroit, les uns par-dessus les autres, sans interruption.On ne voyait pas le ciel, et la clarté, au lieu de descendred’en haut, montait d’en bas, de la nappe éblouissante qui couvraitla terre.Les chiens avaient pris leur parti de cette halte forcée, ets’étant tous les trois installés devant le feu, celui-ci couché enrond, celui-là étalé sur le flanc, Capi le nez dans les cendres, ilsdormaient.L’idée me vint de faire comme eux ; je m’étais levé debonne heure, et il serait plus agréable de voyager dans le paysdes rêves, peut-être sur le Cygne, que de regarder cette neige.Je ne sais combien je dormis de temps ; quand je m’éveillaila neige avait cessé de tomber, je regardai au dehors ; la couchequi s’était entassée devant notre hutte avait considérablementaugmenté ; s’il fallait se remettre en route, j’en aurais plus hautque les genoux.– 219 –


Quelle heure était-il ?Je ne pouvais pas le demander au maître, car en ces derniersmois les recettes médiocres n’avaient pas remplacé l’argentque la prison et son procès lui avaient coûté, si bien qu’àDijon, pour acheter ma peau de mouton et différents objetspour lui et pour moi, il avait dû vendre sa montre, la grossemontre en argent sur laquelle j’avais vu Capi dire l’heure, quandVitalis m’avait engagé dans la troupe.C’était au jour de m’apprendre ce que je ne pouvais plusdemander à notre bonne grosse montre.Mais rien au dehors ne pouvait me répondre : en bas, sur lesol, une ligne blanche éblouissante : au-dessus et dans l’air unbrouillard sombre ; au ciel une lueur confuse, avec ça et là desteintes d’un jaune sale.Rien de tout cela n’indiquait à quelle heure de la journéenous étions.Les oreilles n’en apprenaient pas plus que les yeux, car ils’était établi un silence absolu que ne venait troubler ni un crid’oiseau, ni un coup de fouet, ni un roulement de voiture ; jamaisnuit n’avait été plus silencieuse que cette journée.Avec cela régnait autour de nous une immobilité complète ;la neige avait arrêté tout mouvement, tout pétrifié ; de temps entemps seulement, après un petit bruit étouffé, à peine perceptible,on voyait une branche de sapin se balancer lourdement ;sous le poids qui la chargeait, elle s’était peu à peu inclinée versla terre, et quand l’inclinaison avait été trop raide, la neige avaitglissé jusqu’en bas ; alors la branche s’était brusquement redressée,et son feuillage d’un vert noir tranchait sur le linceulblanc qui enveloppait les autres arbres depuis la cime jusqu’aux– 220 –


pieds, de sorte que lorsqu’on regardait de loin on croyait voir untrou sombre s’ouvrir çà et là dans ce linceul.Comme je restais dans l’embrasure de la porte, émerveillédevant ce spectacle, je m’entendis interpeller par mon maître.– As-tu donc envie de te remettre en route ? me dit-il.– Je ne sais pas ; je n’ai aucune envie ; je ferai ce que vousvoudrez que nous fassions.– Eh bien, mon avis est de rester ici, où nous avons aumoins un abri et du feu.Je pensai que nous n’avions guère de pain, mais je gardaima réflexion pour moi.– Je crois que la neige va reprendre bientôt, poursuivit Vitalis,il ne faut pas nous exposer sur la route sans savoir à quelledistance nous sommes des habitations ; la nuit ne serait pasdouce au milieu de cette neige ; mieux vaut encore la passer ici ;au moins nous aurons les pieds secs.La question de nourriture mise de côté, cet arrangementn’avait rien pour me déplaire ; et d’ailleurs en nous remettant enmarche tout de suite, il n’était nullement certain que nous pussions,avant le soir, trouver une auberge où dîner, tandis qu’iln’était que trop évident que nous trouverions sur la route unecouche de neige qui n’ayant pas encore été foulée, serait péniblepour la marche.Il faudrait se serrer le ventre dans notre hutte, voilà tout.Ce fut ce qui arriva lorsque, pour notre dîner, Vitalis nouspartagea entre six ce qui restait de la miche.– 221 –


Hélas ! qu’il en restait peu, et comme ce peu fut vite expédié,bien que nous fissions les morceaux aussi petits que possible,afin de prolonger notre repas.Lorsque notre pauvre dîner si chétif et si court fut terminé,je crus que les chiens allaient recommencer leur manége du déjeuner,car il était évident qu’ils avaient encore terriblementfaim. Mais il n’en fut rien, et je vis une fois de plus combien viveétait leur intelligence.Notre maître ayant remis son couteau dans la poche de sonpantalon, ce qui indiquait que notre festin était fini, Capi se levaet après avoir fait un signe de tête à ses deux camarades, il allaflairer le sac dans lequel on plaçait habituellement la nourriture.En même temps il posa délicatement la patte sur le sac pour lepalper. Ce double examen le convainquit qu’il n’y avait rien àmanger. Alors il revint à sa place devant le foyer, et après avoirfait un nouveau signe de tête à Dolce et à Zerbino, il s’étala toutde son long avec un soupir de résignation.– Il n’y a plus rien ; il est inutile de demander.Ce fut exprimé aussi clairement que par la parole.Ses camarades comprenant ce langage, s’étalèrent commelui devant le feu, en poussant le même soupir, mais celui deZerbino ne fut pas résigné, car à un grand appétit Zerbino joignaitune vive gourmandise, et ce sacrifice était pour lui plusdouloureux que pour tout autre.La neige avait repris depuis longtemps et elle tombait toujoursavec la même persistance ; d’heure en heure on voyait lacouche qu’elle formait sur le sol monter le long des jeunes cépées,dont les tiges seules émergeaient encore de la marée blanche,qui allait bientôt les engloutir.– 222 –


Mais lorsque notre dîner fut terminé on commença à neplus voir que confusément ce qui se passait au dehors de lahutte, car en cette sombre journée l’obscurité était vite venue.La nuit n’arrêta pas la chute de la neige, qui du ciel noir,continua à descendre en gros flocons sur la terre blanche.Puisque nous devions coucher là, le mieux était de dormirau plus vite ; je fis donc comme les chiens et après m’être roulédans ma peau de mouton qui, exposée à la flamme, avait séchédurant le jour, je m’allongeai auprès du feu, la tête sur unepierre plate qui me servait d’oreiller.– Dors, me dit Vitalis, je te réveillerai quand je voudraidormir à mon tour, car bien que nous n’ayons rien à craindredes bêtes ou des gens dans cette cabane, il faut que l’un de nousveille pour entretenir le feu ; nous devons prendre nos précautionscontre le froid qui peut devenir âpre, si la neige cesse.Je ne me fis pas répéter l’invitation deux fois, et m’endormis.Quand mon maître me réveilla la nuit devait être déjàavancée ; au moins je me l’imaginai ; la neige ne tombait plus ;notre feu brûlait toujours.– À ton tour maintenant, me dit Vitalis, tu n’auras qu’àmettre de temps en temps du bois dans le foyer ; tu vois que jet’ai fait ta provision.En effet, un amas de fagots était entassé à portée de lamain. Mon maître, qui avait le sommeil beaucoup plus léger quemoi, n’avait pas voulu que je l’éveillasse en allant tirer un morceaude bois à notre muraille chaque fois que j’en aurais besoin,et il m’avait préparé ce tas, dans lequel il n’y avait qu’à prendresans bruit.– 223 –


C’était là sans doute une sage précaution, mais elle n’eutpas, hélas ! les suites que Vitalis attendait.Me voyant éveillé et prêt à prendre ma faction, il s’était allongéà son tour devant le feu, ayant Joli-Cœur contre lui, roulédans une couverture, et bientôt sa respiration, plus haute et plusrégulière, m’avait dit qu’il venait de s’endormir.Alors je m’étais levé et doucement, sur la pointe des pieds,j’avais été jusqu’à la porte, pour voir ce qui se passait au dehors.La neige avait tout enseveli, les herbes, les buissons, les cépées,les arbres ; aussi loin que la vue pouvait s’étendre, cen’était qu’une nappe inégale, mais uniformément blanche ; leciel était parsemé d’étoiles scintillantes, mais, si vive que fûtleur clarté, c’était de la neige que montait la pâle lumière quiéclairait le paysage. Le froid avait repris et il devait geler au dehors,car l’air qui entrait dans notre cabane était glacé. Dans lesilence lugubre de la nuit, on entendait parfois des craquementsqui indiquaient que la surface de la neige se congelait.Nous avions été vraiment bien heureux de rencontrer cettecabane ; que serions-nous devenus en pleine forêt, sous la neigeet par ce froid ?Si peu de bruit que j’eusse fait en marchant, j’avais éveilléles chiens, et Zerbino s’était levé pour venir avec moi à la porte.Comme il ne regardait pas avec des yeux pareils aux miens lessplendeurs de cette nuit neigeuse, il s’ennuya bien vite et voulutsortir.De la main je lui donnai l’ordre de rentrer ; quelle idée d’allerdehors par ce froid ; n’était-il pas meilleur de rester devant lefeu que d’aller vagabonder ? Il obéit, mais il resta le nez tournévers la porte, en chien obstiné qui n’abandonne pas son idée.– 224 –


Je demeurai encore quelques instants à regarder la neige,car bien que ce spectacle me remplit le cœur d’une vague tristesse,je trouvais une sorte de plaisir à le contempler : il medonnait envie de pleurer, et quoiqu’il me fût facile de ne plus le– 225 –


voir, puisque je n’avais qu’à fermer les yeux ou à revenir à maplace, je ne bougeais pas.Enfin je me rapprochai du feu, et l’ayant chargé de trois ouquatre morceaux de bois croisés les uns par-dessus les autres, jecrus que je pouvais m’asseoir sans danger sur la pierre quim’avait servi d’oreiller.Mon maître dormait tranquillement ; les chiens et Joli-Cœur dormaient aussi, et du foyer avivé s’élevaient de bellesflammes qui montaient en tourbillons jusqu’au toit, en jetantdes étincelles pétillantes qui, seules, troublaient le silence.Pendant assez longtemps je m’amusai à regarder ces étincelles,mais peu à peu, la lassitude me prit et m’engourdit sansque j’en eusse conscience.Si j’avais eu à m’occuper de ma provision de bois, je me seraislevé, et, en marchant autour de la cabane, je me serais tenuéveillé ; mais, en restant assis, n’ayant d’autre mouvement àfaire que d’étendre la main pour mettre des branches au feu, jeme laissai aller à la somnolence qui me gagnait et, tout en mecroyant sûr de me tenir éveillé, je me rendormis.Tout à coup je fus réveillé en sursaut par un aboiement furieux.Il faisait nuit ; j’avais sans doute dormi longtemps, et le feus’était éteint, ou tout au moins il ne donnait plus de flammes quiéclairassent la hutte.Les aboiements continuaient : c’était la voix de Capi ; mais,chose étrange, Zerbino, pas plus que Dolce ne répondaient àleur camarade.– 226 –


– Eh bien, quoi ? s’écria Vitalis se réveillant aussi, que sepasse-t-il ?– Je ne sais pas.– Tu t’es endormi et le feu s’éteint.Capi s’était élancé vers la porte, mais n’était point sorti, etc’était de la porte qu’il aboyait.La question que mon maître m’avait adressée, je me la posai: que se passait-il ?Aux aboiements de Capi répondirent deux ou trois hurlementsplaintifs dans lesquels je reconnus la voix de Dolce. Ceshurlements venaient de derrière notre hutte, et à une assezcourte distance.J’allais sortir ; mon maître m’arrêta en me posant la mainsur l’épaule.– Mets d’abord du bois sur le feu, me commanda-t-il.Et pendant que j’obéissais, il prit dans le foyer un tison surlequel il souffla pour aviser la pointe carbonisée.Puis au lieu de rejeter ce tison dans le foyer, lorsqu’il futrouge, il le garda à la main.– Allons voir, dit-il, et marche derrière moi ; en avant, Capi!Au moment où nous allions sortir, un formidable hurlementéclata dans le silence, et Capi se rejeta dans nos jambes,effrayé.– 227 –


– Ce sont des loups ; où sont Zerbino et Dolce ?À cela je ne pouvais répondre. Sans doute les deux chiensétaient sortis pendant mon sommeil ; Zerbino réalisant le capricequ’il avait manifesté, et que j’avais contrarié, Dolce suivantson camarade.Les loups les avaient-ils emportés ? Il me semblait que l’accentde mon maître, lorsqu’il avait demandé où ils étaient, avaittrahi cette crainte.– Prends un tison, me dit-il, et allons à leur secours.J’avais entendu raconter dans mon village d’effrayanteshistoires de loups ; cependant je n’hésitai pas ; je m’armai d’untison et suivis mon maître.Mais lorsque nous fûmes dans la clairière nous n’aperçûmesni chiens, ni loups.On voyait seulement sur la neige les empreintes creuséespar les deux chiens.Nous suivîmes ces empreintes ; elles tournaient autour dela hutte ; puis à une certaine distance se montrait dans l’obscuritéun espace où la neige avait été foulée, comme si des animauxs’étaient roulés dedans.– Cherche, cherche, Capi, disait mon maître et en mêmetemps il sifflait pour appeler Zerbino et Dolce.Mais aucun aboiement ne lui répondait, aucun bruit netroublait le silence lugubre de la forêt, et Capi, au lieu de cherchercomme on lui commandait, restait dans nos jambes, donnantdes signes manifestes d’inquiétude et d’effroi, lui qui ordinairementétait aussi obéissant que brave.– 228 –


La réverbération de la neige ne donnait pas une clarté suffisantepour nous reconnaître dans l’obscurité et suivre les empreintes; à une courte distance, les yeux éblouis se perdaientdans l’ombre confuse.De nouveau, Vitalis siffla, et d’une voix forte il appela Zerbinoet Dolce.Nous écoutâmes ; le silence continua ; j’eus le cœur serré.Pauvre Zerbino ! Pauvre Dolce !Vitalis précisa mes craintes.– Les loups les ont emportés, dit-il ; pourquoi les as-tu laisséssortir ?Ah ! oui, pourquoi ? Je n’avais pas, hélas ! de réponse àdonner.– Il faut les chercher, dis-je.Et je passai devant ; mais Vitalis m’arrêta.– Et où veux-tu les chercher ? dit-il.– Je ne sais pas, partout.– Comment nous guider au milieu de l’obscurité, et danscette neige ?Et, de vrai, ce n’était pas chose facile ; la neige nous montaitjusqu’à mi-jambe, et ce n’étaient pas nos deux tisons quipouvaient éclairer les ténèbres.– 229 –


– S’ils n’ont pas répondu à mon appel, c’est qu’ils sont…bien loin, dit-il ; et puis, il ne faut pas nous exposer à ce que lesloups nous attaquent nous-mêmes ; nous n’avons rien pournous défendre.C’était terrible d’abandonner ainsi ces deux pauvres chiens,ces deux camarades, ces deux amis, pour moi particulièrement,puisque je me sentais responsable de leur faute ; si je n’avais pasdormi, ils ne seraient pas sortis.Mon maître s’était dirigé vers la hutte et je l’avais suivi, regardantderrière moi à chaque pas et m’arrêtant pour écouter ;mais je n’avais rien vu que la neige, je n’avais rien entendu queles craquements de la neige.Dans la hutte, une surprise nouvelle nous attendait ; en notreabsence, les branches que j’avais entassées sur le feus’étaient allumées, elles flambaient, jetant leurs lueurs dans lescoins les plus sombres.Je ne vis point Joli-Cœur.Sa couverture était restée devant le feu, mais elle était plateet le singe ne se trouvait pas dessous.pas.Je l’appelai ; Vitalis l’appela à son tour ; il ne se montraQu’était-il devenu ?Vitalis me dit qu’en s’éveillant, il l’avait senti près de lui,c’était donc depuis que nous étions sortis qu’il avait disparu ?Avait-il voulu nous suivre ?– 230 –


Nous primes une poignée de branches enflammées, et noussortîmes, penchés en avant, nos branches inclinées sur la neige,cherchant les traces de Joli-Cœur.Nous n’en trouvâmes point : il est vrai que le passage deschiens et nos piétinements avaient brouillé les empreintes, maispas assez, cependant, pour qu’on ne pût pas reconnaître lespieds du singe.Il n’était donc pas sorti.Nous rentrâmes dans la cabane pour voir s’il ne s’était pasblotti dans quelque fagot.Notre recherche dura longtemps ; dix fois nous passâmes àla même place, dans les mêmes coins ; je montai sur les épaulesde Vitalis pour explorer les branches qui formaient notre toit ;tout fut inutile.De temps en temps nous nous arrêtions pour l’appeler ;rien, toujours rien.Vitalis paraissait exaspéré, tandis que moi j’étais sincèrementdésolé.Pauvre Joli-Cœur !Comme je demandais à mon maître s’il pensait que lesloups avaient pu aussi l’emporter :– Non, me dit-il, les loups n’auraient pas osé entrer dans lacabane ; je crois qu’ils auront sauté sur Zerbino et sur Dolce quiétaient sortis, mais ils n’ont pas pénétré ici ; il est probable queJoli-Cœur épouvanté se sera caché quelque part pendant quenous étions dehors ; et c’est là ce qui m’inquiète pour lui, car par– 231 –


ce temps abominable il va gagner froid et pour lui le froid seraitmortel.– Alors cherchons encore.Et de nouveau nous recommençâmes nos recherches ; maiselles ne furent pas plus heureuses que la première fois.– Il faut attendre le jour, dit Vitalis.– Quand viendra-t-il ?– Dans deux ou trois heures, je pense.Et il s’assit devant le feu, la tête entre ses deux mains.Je n’osai pas le troubler. Je restai immobile près de lui, nefaisant un mouvement que pour mettre des branches sur le feu ;de temps en temps il se levait pour aller jusqu’à la porte, alors ilregardait le ciel et il se penchait pour écouter ; puis il revenaitprendre sa place.Il me semblait que j’aurais mieux aimé qu’il me grondât,plutôt que de le voir ainsi morne et accablé.Les trois heures dont il avait parlé s’écoulèrent avec unelenteur exaspérante ; c’était à croire que cette nuit ne finiraitjamais.Cependant les étoiles pâlirent et le ciel blanchit, c’était lematin, bientôt il ferait jour.Mais avec le jour naissant le froid augmenta, l’air qui entraitpar la porte était glacé.Si nous retrouvions Joli-Cœur, serait-il encore vivant ?– 232 –


Mais quelle espérance raisonnable de le retrouver pouvions-nousavoir ?Qui pouvait savoir si le jour n’allait pas nous ramener laneige ?Alors comment le chercher ?Heureusement il ne la ramena pas ; le ciel au lieu de secouvrir comme la veille s’emplit d’une lueur rosée qui présageaitle beau temps.Aussitôt que la clarté froide du matin eut donné aux buissonset aux arbres leurs formes réelles, nous sortîmes. Vitaliss’était armé d’un fort bâton et j’en avais pris un pareillement.Capi ne paraissait plus être sous l’impression de frayeurqui l’avait paralysé pendant la nuit ; les yeux sur ceux de sonmaître il n’attendait qu’un signe pour s’élancer en avant.Comme nous cherchions sur la terre les empreintes de Joli-Cœur, Capi leva la tête et se mit à aboyer joyeusement ; cela signifiaitque c’était en l’air qu’il fallait chercher et non à terre.En effet, nous vîmes que la neige qui couvrait notre cabaneavait été foulée çà et là, jusqu’à une grosse branche penchée surnotre toit.Nous suivîmes des yeux cette branche, qui appartenait à ungros chêne, et tout au haut de l’arbre, blottie dans une fourche,nous aperçûmes une petite forme de couleur sombre.C’était Joli-Cœur, et ce qui s’était passé n’était pas difficileà deviner : effrayé par les hurlements des chiens et des loups,Joli-Cœur au lieu de rester près du feu, s’était élancé sur le toit– 233 –


de notre hutte, quand nous étions sortis, et de là il avait grimpéau haut du chêne, où se trouvant en sûreté, il était resté blotti,sans répondre à nos appels.La pauvre petite bête si frileuse devait être glacée.Mon maître l’appela doucement, mais il ne bougea pas plusque s’il était mort.Pendant plusieurs minutes, Vitalis répéta ses appels : Joli-Cœur ne donna pas signe de vie.J’avais à racheter ma négligence de la nuit.– Si vous voulez, dis-je, je vais l’aller chercher.– Tu vas te casser le cou.– Il n’y a pas de danger.Le mot n’était pas très-juste ; il y avait danger au contraire,surtout il y avait difficulté ; l’arbre était gros, et de plus il étaitcouvert de neige dans les parties de son tronc et de ses branchesqui avaient été exposées au vent.Heureusement j’avais appris de bonne heure à grimper auxarbres et j’avais acquis dans cet art une force remarquable.Quelques petites branches avaient poussé çà et là, le long dutronc ; elles me servirent d’échelons, et bien que je fusse aveuglépar la neige que mes mains me faisaient tomber dans les yeux,je parvins bientôt à la première fourche. Arrivé là, l’ascensiondevenait facile ; je n’avais plus qu’à veiller à ne pas glisser sur laneige.Tout en montant, je parlais doucement à Joli-Cœur qui nebougeait pas, mais qui me regardait avec ses yeux brillants.– 234 –


J’allais arriver à lui et déjà j’allongeais la main pour leprendre, lorsqu’il fit un bond et s’élança sur une autre branche.Je le suivis sur cette branche, mais les hommes, hélas ! etmême les gamins sont très-inférieurs aux singes pour courirdans les arbres.Aussi est-il bien probable que je n’aurais, jamais pu atteindreJoli-Cœur si la neige n’avait pas couvert les branches ; maiscomme cette neige lui mouillait les mains et les pieds il fut bientôtfatigué de cette poursuite. Alors dégringolant de branches enbranches il sauta d’un bond sur les épaules de son maître, et secacha sous la veste de celui-ci.C’était beaucoup d’avoir retrouvé Joli-Cœur, mais ce n’étaitpas tout : il fallait maintenant chercher les chiens.Nous arrivâmes en quelques pas à l’endroit où nous étionsdéjà venus dans la nuit, et où nous avions trouvé la neige piétinée.Maintenant qu’il faisait jour, il nous fut facile de deviner cequi s’était passé : la neige gardait imprimée en creux l’histoirede la mort des chiens.En sortant de la cabane l’un derrière l’autre, ils avaientlongé les fagots et nous suivions distinctement leurs traces pendantune vingtaine de mètres ; puis ces traces disparaissaientdans la neige bouleversée ; alors on voyait d’autres empreintes ;d’un côté celles qui montraient par où les loups, en quelquesbonds allongés, avaient sauté sur les chiens ; et de l’autre cellesqui disaient par où ils les avaient emportés après les avoir boulés; de traces des chiens il n’en existait plus, à l’exception d’unetraînée de rouge qui çà et là ensanglantait la neige.– 235 –


Il n’y avait plus maintenant à poursuivre nos recherchesplus loin ; les deux pauvres chiens avaient été égorgés là et emportéspour être dévorés à loisir dans quelque hallier épineux.D’ailleurs nous devions nous occuper au plus vite de réchaufferJoli-Cœur.Nous rentrâmes dans la cabane et tandis que Vitalis luiprésentait les pieds et les mains au feu comme on fait pour lespetits enfants, je chauffai bien sa couverture et nous l’enveloppâmesdedans.Mais ce n’était pas seulement une couverture qu’il fallait,c’était encore un bon lit bassiné, c’était surtout une boissonchaude, et nous n’avions ni l’un ni l’autre ; heureux encored’avoir du feu.Nous nous étions assis, mon maître et moi, autour dufoyer, sans rien dire, et nous restions là, immobiles, regardant lefeu brûler.Mais il n’était pas besoin de paroles, il n’était pas besoin deregard pour exprimer ce que nous ressentions.– Pauvre Zerbino, pauvre Dolce, pauvres amis !C’étaient les paroles que tous deux nous murmurions chacunde notre côté, ou tout au moins les pensées de nos cœurs.Ils avaient été nos camarades, nos compagnons de bonne etmauvaise fortune, et pour moi, pendant mes jours de détresse etde solitude, mes amis, presque mes enfants.Et j’étais coupable de leur mort.– 236 –


Car je ne pouvais m’innocenter : si j’avais fait bonne gardecomme je le devais, si je ne m’étais pas endormi, ils ne seraientpas sortis, et les loups ne seraient pas venus nous attaquer dansnotre cabane, ils auraient été retenus à distance, effrayés parnotre feu.J’aurais voulu que Vitalis me grondât ; j’aurais presquedemandé qu’il me battît.Mais il ne me disait rien, il ne me regardait même pas ; ilrestait la tête penchée au-dessus du foyer : sans doute il songeaità ce que nous allions devenir sans les chiens. Commentdonner nos représentations sans eux ? Comment vivre ?– 237 –


XVMonsieur Joli-Cœur.Les pronostics du jour levant s’étaient réalisés ; le soleilbrillait dans un ciel sans nuages et ses pâles rayons étaient réfléchispar la neige immaculée ; la forêt triste et livide la veilleétait maintenant éblouissante d’un éclat qui aveuglait les yeux.De temps en temps Vitalis passait la main sous la couverturepour tâter Joli-Cœur ; mais celui-ci ne se réchauffait pas, etlorsque je me penchais sur lui je l’entendais grelotter.Il devint bientôt évident que nous ne pourrions pas réchaufferainsi son sang glacé dans ses veines.– Il faut gagner un village, dit Vitalis en se levant, ou Joli-Cœur va mourir ici ; heureux nous serons, s’il ne meurt pas enroute. Partons.– 238 –


La couverture bien chauffée, Joli-Cœur fut enveloppé dedans,et mon maître le plaça sous sa veste contre sa poitrine.Nous étions prêts à partir.– Voilà une auberge, dit Vitalis, qui nous a fait payer cherl’hospitalité qu’elle nous a vendue.En disant cela, sa voix tremblait.Il sortit le premier, et je marchai dans ses pas.Il fallut appeler Capi, qui était resté sur le seuil de la hutte,le nez tourné vers l’endroit où ses camarades avaient été surpris.Dix minutes après être arrivés sur la grande route, nouscroisâmes une voiture dont le charretier nous apprit qu’avantune heure nous trouverions un village.Cela nous donna des jambes, et cependant marcher étaitdifficile autant que pénible, au milieu de cette neige, dans laquellej’enfonçais jusqu’à mi-corps.De temps en temps, je demandais à Vitalis comment setrouvait Joli-Cœur, et il me répondait qu’il le sentait toujoursgrelotter contre lui.Enfin au bas d’une côte se montrèrent les toits blancs d’ungros village ; encore un effort et nous arrivions.Nous n’avions point pour habitude de descendre dans lesmeilleures auberges, celles qui par leur apparence cossue, promettaientbon gîte et bonne table ; tout au contraire nous nousarrêtions ordinairement à l’entrée des villages ou dans les fau-– 239 –


ourgs, choisissant quelque pauvre maison, d’où l’on ne nousrepousserait pas, et où l’on ne viderait pas notre bourse.Mais cette fois, il n’en fut pas ainsi : au lieu de s’arrêter àl’entrée du village, Vitalis continua jusqu’à une auberge devantlaquelle se balançait une belle enseigne dorée ; par la porte de lacuisine, grande ouverte, on voyait une table chargée de viande,et sur un large fourneau plusieurs casseroles en cuivre rougechantaient joyeusement, lançant au plafond des petits nuagesde vapeur ; de la rue, on respirait une bonne odeur de soupegrasse qui chatouillait agréablement nos estomacs affamés.Mon maître ayant pris ses airs « de monsieur » entra dansla cuisine, et le chapeau sur la tête, le cou tendu en arrière, ildemanda à l’aubergiste une bonne chambre avec du feu.Tout d’abord l’aubergiste, qui était un personnage de belleprestance, avait dédaigné de nous regarder, mais les grands airsde mon maître lui en imposèrent, et une fille de service reçutl’ordre de nous conduire.– Vite, couche-toi, me dit Vitalis pendant que la servanteallumait le feu.Je restai un moment étonné : pourquoi me coucher ? j’aimaisbien mieux me mettre à table qu’au lit.– Allons vite, répéta Vitalis. Et je n’eus qu’à obéir.Il y avait un édredon sur le lit, Vitalis me l’appliqua jusqu’aumenton.– Tâche d’avoir chaud, me dit-il, plus tu auras chaud mieuxcela vaudra.– 240 –


Il me semblait que Joli-Cœur avait beaucoup plus que moibesoin de chaleur, car je n’avais nullement froid.Pendant que je restais immobile sous l’édredon, pour tâcherd’avoir chaud, Vitalis au grand étonnement de la servante,tournait et retournait le pauvre petit Joli-Cœur, comme s’il voulaitle faire rôtir.– As-tu chaud ? me demanda Vitalis après quelques instants.– J’étouffe.– C’est justement ce qu’il faut.Et venant à moi vivement, il mit Joli-Cœur dans mon lit, enme recommandant de le tenir bien serré contre ma poitrine.La pauvre petite bête, qui était ordinairement si rétive lorsqu’onlui imposait quelque chose qui lui déplaisait, semblaitrésignée à tout.Elle se tenait collée contre moi, sans faire un mouvement ;elle n’avait plus froid, son corps était brûlant.Mon maître était descendu à la cuisine ; bientôt il remontaportant un bol de vin chaud et sucré.Il voulut faire boire quelques cuillerées de ce breuvage àJoli-Cœur, mais celui-ci ne put pas desserrer les dents.Avec ses yeux brillants il nous regardait tristement commepour nous prier de ne pas le tourmenter.En même temps il sortait un de ses bras du lit et nous letendait.– 241 –


Je me demandais ce que signifiait ce geste qu’il répétait àchaque instant, quand Vitalis me l’expliqua.Avant que je fusse entré dans la troupe, Joli-Cœur avait euune fluxion de poitrine et on l’avait saigné au bras ; à ce moment,se sentant de nouveau malade, il nous tendait le braspour qu’on le saignât encore et le guérît comme on l’avait guérila première fois.N’était-ce pas touchant ?Non-seulement Vitalis fut touché, mais encore il fut inquiété.Il était évident que le pauvre Joli-Cœur était malade, etmême il fallait qu’il se sentît bien malade pour refuser le vinsucré qu’il aimait tant.– Bois le vin, dit Vitalis, et reste au lit, je vais aller chercherun médecin.Il faut avouer que moi aussi j’aimais bien le vin sucré, et deplus j’avais une terrible faim ; je ne me fis donc pas donner cetordre deux fois, et après avoir vidé le bol, je me replaçai sousl’édredon, où la chaleur du vin aidant, je faillis étouffer.Notre maître ne fut pas longtemps sorti ; bientôt il revintamenant avec lui un monsieur à lunettes d’or, – le médecin.Craignant que ce puissant personnage ne voulût pas se dérangerpour un singe, Vitalis n’avait pas dit pour quel malade ill’appelait ; aussi, me voyant dans le lit rouge comme une pivoinequi va ouvrir, le médecin vint à moi, et m’ayant posé lamain sur le front :– 242 –


– Congestion, dit il.Et il secoua la tête d’un air qui n’annonçait rien de bon.Il était temps de le détromper, ou bien il allait peut-être mesaigner.– Ce n’est pas moi qui suis malade, dis-je.– Comment, pas malade ? Cet enfant délire.Sans répondre, je soulevai un peu la couverture, et montrantJoli-Cœur qui avait posé son petit bras autour de moncou :– C’est lui qui est malade, dis-je.Le médecin avait reculé de deux pas en se tournant vers Vitalis:– Un singe ! criait-il, comment, c’est pour un singe quevous m’avez dérangé et par un temps pareil !Je crus qu’il allait sortir indigné.Mais c’était un habile homme que notre maître et qui neperdait pas facilement la tête. Poliment et avec ses grands airs ilarrêta le médecin. Puis il lui expliqua la situation : commentnous avions été surpris par la neige, et comment par la peur desloups, Joli-Cœur s’était sauvé sur un chêne où le froid l’avaitglacé.– Sans doute le malade n’était qu’un singe ; mais quel singede génie ! et de plus un camarade, un ami pour nous ! Commentconfier un comédien aussi remarquable aux soins d’un simplevétérinaire ! Tout le monde sait que les vétérinaires de village ne– 243 –


sont que des ânes. Tandis que tout le monde sait aussi que lesmédecins sont tous, à des degrés divers, des hommes descience ; si bien que dans le moindre village on est certain detrouver le savoir et la générosité en allant sonner à la porte dumédecin. Enfin, bien que le singe ne soit qu’un animal, selon lesnaturalistes, il se rapproche tellement de l’homme que ses maladiessont celles de celui-ci. N’est-il pas intéressant, au point devue de la science et de l’art, d’étudier par où ces maladies se ressemblentou ne se ressemblent pas ?Ce sont d’adroits flatteurs que les Italiens ; le médecinabandonna bientôt la porte pour se rapprocher du lit.Pendant que notre maître parlait, Joli-Cœur qui avait sansdoute deviné que ce personnage à lunettes était un médecin,avait plus de dix fois sorti son petit bras, pour l’offrir à la saignée.– Voyez comme ce singe est intelligent, il sait que vous êtesmédecin, et il vous tend le bras pour que vous tâtiez son pouls.Cela acheva de décider le médecin.– Au fait, dit-il, le cas est peut-être curieux.Il était, hélas ! fort triste pour nous, et bien inquiétant : lepauvre M. Joli-Cœur était menacé d’une fluxion de poitrine.Ce petit bras qu’il avait tendu si souvent, fut pris par lemédecin, et la lancette s’enfonça dans sa veine, sans qu’il poussâtle plus petit gémissement.Il savait que cela devait le guérir.Puis après la saignée vinrent les sinapismes, les cataplasmes,les potions et les tisanes.– 244 –


Bien entendu, je n’étais pas resté dans le lit ; j’étais devenugarde-malade sous la direction de Vitalis.Le pauvre petit Joli-Cœur aimait mes soins et il me récompensaitpar un doux sourire : son regard était devenu vraimenthumain.Lui naguère si vif, si pétulant, si contrariant, toujours enmouvement pour nous jouer quelque mauvais tour, était maintenantlà, d’une tranquillité et d’une docilité exemplaires.Il semblait qu’il avait besoin qu’on lui témoignât de l’amitié,demandant même celle de Capi qui tant de fois avait été savictime.Comme un enfant gâté, il voulait nous avoir tous auprès delui, et lorsque l’un de nous sortait, il se fâchait.Sa maladie suivait la marche de toutes les fluxions de poitrine,c’est-à-dire que la toux s’était bientôt établie, le fatiguantbeaucoup par les secousses qu’elle imprimait à son pauvre petitcorps.J’avais cinq sous pour toute fortune, je les employai à acheterdu sucre d’orge pour Joli-Cœur.Malheureusement j’aggravai son mal au lieu de le soulager.Avec l’attention qu’il apportait à tout, il ne lui fallut paslongtemps pour observer que je lui donnais un morceau de sucred’orge toutes les fois qu’il toussait.Alors il s’empressa de profiter de cette observation, et il semit à tousser à chaque instant, afin d’avoir plus souvent le re-– 245 –


mède qu’il aimait tant, si bien que ce remède au lieu de le guérirle rendit plus malade.Quand je m’aperçus de sa ruse, je supprimai bien entendule sucre d’orge, mais il ne se découragea pas : il commençait parm’implorer de ses yeux suppliants ; puis quand il voyait que sesprières étaient inutiles, il s’asseyait sur son séant, et courbé endeux, une main posée sur son ventre, il toussait de toutes sesforces, sa face se colorait, les veines de son front se distendaient,les larmes coulaient de ses yeux, et il finissait par suffoquer, nonplus en jouant la comédie, mais pour tout de bon.Mon maître ne m’avait jamais fait part de ses affaires, etc’était d’une façon incidente que j’avais appris qu’il avait dûvendre sa montre pour m’acheter ma peau de mouton, maisdans les circonstances difficiles que nous traversions, il crut devoirs’écarter de cette règle.Un matin, en revenant de déjeuner, tandis que j’étais restéauprès de Joli-Cœur que nous ne laissions pas seul, il m’appritque l’aubergiste avait demandé le paiement de ce que nous devions,si bien qu’après ce paiement, il ne lui restait plus que cinquantesous.Que faire ?Naturellement je ne trouvai pas de réponse à cette question.Pour lui, il ne voyait qu’un moyen de sortir d’embarras,c’était de donner une représentation le soir même.Une représentation sans Zerbino, sans Dolce, sans Joli-Cœur ! cela me paraissait impossible.– 246 –


Mais nous n’étions pas dans une position à nous arrêterdécouragés devant une impossibilité : il fallait à tout prix soignerJoli-Cœur et le sauver : le médecin, les médicaments, lefeu, la chambre, nous obligeaient à faire une recette immédiated’au moins quarante francs pour payer l’aubergiste qui, voyantla couleur de notre argent, nous ouvrirait un nouveau crédit.Quarante francs dans ce village, par ce froid, et avec les ressourcesdont nous disposions, quel tour de force !Cependant mon maître, sans s’attarder aux réflexions, s’occupaactivement à le réaliser.Tandis que je gardais notre malade, il trouva une salle despectacle dans les halles, car une représentation en plein airétait impossible par le froid qu’il faisait ; il composa et colla desaffiches ; il arrangea un théâtre avec quelques planches, et bravementil dépensa ses cinquante sous à acheter des chandellesqu’il coupa par le milieu, afin de doubler son éclairage.Par la fenêtre de la chambre, je le voyais aller et venir dansla neige, passer et repasser devant notre auberge, et ce n’étaitpas sans angoisse que je me demandais quel serait le programmede cette représentation.Je fus bientôt fixé à ce sujet, car le tambour du village, coifféd’un képi rouge, s’arrêta devant l’auberge, et après un magnifiqueroulement, donna lecture de ce programme.Ce qu’il était, on l’imaginera facilement lorsqu’on saura queVitalis avait prodigué les promesses les plus extravagantes : ilétait question « d’un artiste célèbre dans l’univers entier », –c’était Capi, – et « d’un jeune chanteur qui était un prodige », –le prodige, c’était moi.– 247 –


Mais la partie la plus intéressante de ce boniment étaitcelle qui disait qu’on ne fixait pas le prix des places et qu’on s’enrapportait à la générosité des spectateurs, qui ne payeraientqu’après avoir vu, entendu et applaudi.Cela me parut bien hardi, car nous applaudirait-on ? Capiméritait vraiment d’être célèbre. Mais moi je n’avais nullementla conviction d’être un prodige.En entendant le tambour, Capi avait aboyé joyeusement, etJoli-cœur s’était à demi soulevé, quoiqu’il fût très-mal en cemoment : tous deux, je le crois bien, avaient deviné qu’il s’agissaitde notre représentation.Cette idée, qui s’était présentée à mon esprit, me fut bientôtconfirmée par la pantomime de Joli-Cœur : il voulut se leveret je dus le retenir de force ; alors il me demanda son costumede général anglais, l’habit et le pantalon rouge galonnés d’or, lechapeau à claque avec son plumet.Il joignait les mains, il se mettait à genoux pour mieux mesupplier.Quand il vit qu’il n’obtenait rien de moi par la prière, il essayade la colère, puis enfin des larmes. Il était certain que nousaurions bien de la peine à le décider à renoncer à son idée dereprendre son rôle le soir, et je pensai que dans ces conditions lemieux était de lui cacher notre départ.Malheureusement quand Vitalis, qui ignorait ce qui s’étaitpassé en son absence, rentra, sa première parole fut pour medire de préparer ma harpe et tous les accessoires nécessaires ànotre représentation.À ces mots bien connus de lui, Joli-Cœur recommença sessupplications, les adressant cette fois à son maître ; il eut pu– 248 –


parler qu’il n’eût assurément pas mieux exprimé par le langagearticulé ses désirs qu’il ne le faisait par les sons différents qu’ilpoussait, par les contractions de sa figure et par la mimique detout son corps ; c’étaient de vraies larmes qui mouillaient sesjoues, et c’étaient de vrais baisers ceux qu’il appliquait sur lesmains de Vitalis.– Tu veux jouer ? dit celui-ci.– Oui, oui, cria toute la personne de Joli-Cœur.– Mais tu es malade, pauvre petit Joli-Cœur !– Plus malade ! cria-t-il non moins expressivement.C’était vraiment chose touchante de voir l’ardeur que cepauvre petit malade, qui n’avait plus que le souffle, mettait dansses supplications, et les mines ainsi que les poses qu’il prenaitpour nous décider ; mais lui accorder ce qu’il demandait, c’eûtété le condamner à une mort certaine.L’heure était venue de nous rendre aux halles ; j’arrangeaiun bon feu dans la cheminée avec de grosses bûches qui devaientdurer longtemps ; j’enveloppai bien dans sa couverture lepauvre petit Joli-Cœur qui pleurait à chaudes larmes, et quim’embrassait tant qu’il pouvait, puis nous partîmes.En cheminant dans la neige, mon maître m’expliqua cequ’il attendait de moi.Il ne pouvait pas être question de nos pièces ordinaires,puisque nos principaux comédiens manquaient, mais nous devions,Capi et moi, donner tout ce que nous avions de zèle et detalent. Il s’agissait de faire une recette de quarante francs.Quarante francs ! c’était bien là le terrible.– 249 –


Tout avait été préparé par Vitalis, et il ne s’agissait plus qued’allumer les chandelles ; mais c’était un luxe que nous ne devionsnous permettre que quand la salle serait à peu près garnie,car il fallait que notre illumination ne finît pas avant la représentation.Pendant que nous prenions possession de notre théâtre, letambour parcourait une dernière fois les rues du village, et nousentendions les roulements de sa caisse qui s’éloignaient ou serapprochaient selon le caprice des rues.Après avoir terminé la toilette de Capi et la mienne, j’allaime poster derrière un pilier pour voir l’arrivée de la compagnie.Bientôt les roulements du tambour se rapprochèrent etj’entendis dans la rue une vague rumeur.Elle était produite par les voix d’une vingtaine de gaminsqui suivaient le tambour en marquant le pas.Sans suspendre sa batterie, le tambour vint se placer entredeux lampions allumés à l’entrée de notre théâtre, et le publicn’eut plus qu’à occuper ses places en attendant que le spectaclecommençât.Hélas ! qu’il était lent à venir, et cependant à la porte, letambour continuait ses ra et ses fla avec une joyeuse énergie ;tous les gamins du village étaient, je pense, installés ; mais cen’étaient pas les gamins qui nous feraient une recette de quarantefrancs ; il nous fallait des gens importants à la bourse biengarnie et à la main facile à s’ouvrir. Enfin mon maître décidaque nous devions commencer, bien que la salle fût loin d’êtreremplie ; mais nous ne pouvions attendre davantage, poussésque nous étions par la terrible question des chandelles.– 250 –


Ce fut à moi de paraître le premier sur le théâtre, et enm’accompagnant de ma harpe je chantai deux chansonnettes.Pour être sincère je dois déclarer que les applaudissements queje recueillis furent assez rares.– 251 –


Je n’ai jamais eu un bien grand amour-propre du comédien,mais dans cette circonstance, la froideur du public me désola.Assurément si je ne lui plaisais pas, il n’ouvrirait pas sabourse. Ce n’était pas pour la gloire que je chantais, c’était pourle pauvre Joli-Cœur. Ah ! comme j’aurais voulu le toucher, cepublic, l’enthousiasmer, lui faire perdre la tête ; mais autant queje pouvais voir dans cette halle pleine d’ombres bizarres, il mesemblait que je l’intéressais fort peu et qu’il ne m’acceptait pascomme un prodige.Capi fut plus heureux ; on l’applaudit à plusieurs reprises,et à pleines mains.La représentation continua ; grâce à Capi elle se termina aumilieu des bravos, non-seulement on claquait des mains, maisencore on trépignait des pieds.Le moment décisif était arrivé. Pendant que sur la scène,accompagné par Vitalis, je dansais un pas espagnol, Capi, la sébileà la gueule, parcourait tous les rangs de l’assemblée.Ramasserait-il les quarante francs ? c’était la question quime serrait le cœur, tandis que je souriais au public avec mesmines les plus agréables.J’étais à bout de souffle et je dansais toujours, car je ne devaism’arrêter que lorsque Capi serait revenu : il ne se pressaitpoint, et quand on ne lui donnait pas, il frappait des petitscoups de patte sur la poche qui ne voulait pas s’ouvrir.Enfin je le vis apparaître, et j’allais m’arrêter, quand Vitalisme fit signe de continuer.Je continuai et me rapprochant de Capi, je vis que la sébilen’était pas pleine, il s’en fallait de beaucoup.– 252 –


À ce moment Vitalis qui, lui aussi, avait jugé la recette, seleva :– Je crois pouvoir dire, sans nous flatter, que nous avonsexécuté notre programme ; cependant, comme nos chandellesvivent encore, je vais, si la société le désire, lui chanter quelquesairs ; Capi fera une nouvelle tournée, et les personnes quin’avaient pas pu trouver l’ouverture de leur poche, à son premierpassage, seront peut-être plus souples et plus adroitescette fois ; je les avertis de se préparer à l’avance.Bien que Vitalis eût été mon professeur je ne l’avais jamaisentendu vraiment chanter, ou tout au moins comme il chanta cesoir-là.Il choisit deux airs que tout le monde connaît, mais quemoi je ne connaissais pas alors, la romance de Joseph : « Àpeine au sortir de l’enfance », et celle de Richard Cœur-de-Lion : « Ô Richard, ô mon roi ! »Je n’étais pas à cette époque en état de juger si l’on chantaitbien ou mal, avec art ou sans art, mais ce que je puis dire c’est lesentiment que sa façon de chanter provoqua en moi ; dans lecoin de la scène où je m’étais retiré, je fondis en larmes.À travers le brouillard qui obscurcissait mes yeux, je visune jeune dame qui occupait le premier banc, applaudir de toutesses forces. Je l’avais déjà remarquée, car ce n’était point unepaysanne, comme celles qui composaient le public : c’était unevraie dame, jeune, belle et que, à son manteau de fourrure,j’avais jugée être la plus riche du village ; elle avait près d’elle unenfant qui, lui aussi, avait beaucoup applaudi Capi ; son fils sansdoute, car il avait une grande ressemblance avec elle.– 253 –


Après la première romance, Capi avait recommencé saquête, et j’avais vu avec surprise que la belle dame n’avait rienmis dans la sébile.Quand mon maître eut achevé l’air de Richard, elle me fitun signe de main, et je m’approchai d’elle.– Je voudrais parler à votre maître, me dit-elle. Celam’étonna un peu que cette belle dame voulût parler à mon maître.Elle aurait mieux fait, selon moi, de mettre son offrandedans la sébile ; cependant j’allai transmettre ce désir ainsi expriméà Vitalis, et pendant ce temps Capi revint près de nous.La seconde quête avait été encore moins productive que lapremière.– Que me veut cette dame ? demanda Vitalis.– Vous parler.– Je n’ai rien à lui dire.– Elle n’a rien donné à Capi ; elle veut peut-être lui donnermaintenant.– Alors, c’est à Capi d’aller à elle et non à moi.Cependant il se décida, mais en prenant Capi avec lui.Je les suivis.Pendant ce temps un domestique portant une lanterne etune couverture, était venu se placer près de la dame et de l’enfant.Vitalis s’était approché et avait salué, mais froidement.– 254 –


– Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, dit la dame, maisj’ai voulu vous féliciter.Vitalis s’inclina sans répliquer un seul mot.– Je suis musicienne, continua la dame, c’est vous direcombien je suis sensible à un grand talent comme le vôtre.Un grand talent chez mon maître, chez Vitalis, le chanteurdes rues, le montreur de bêtes : je restai stupéfait.– Il n’y a pas de talent chez un vieux bonhomme tel quemoi, dit Vitalis.– Ne croyez pas que je sois poussée par une curiosité indiscrète,dit la dame.– Mais je serais tout prêt à satisfaire cette curiosité ; vousavez été surprise, n’est-ce pas, d’entendre chanter à peu près unmontreur de chiens ?– Émerveillée.– C’est bien simple cependant ; je n’ai pas toujours été ceque je suis en ce moment ; autrefois, dans ma jeunesse, il y alongtemps, j’ai été… oui, j’ai été le domestique d’un grand chanteur,et par imitation, comme un perroquet, je me suis mis àrépéter quelques airs que mon maître étudiait devant moi ; voilàtout.La dame ne répondit pas, mais elle regarda assez longuementVitalis, qui se tenait devant elle dans une attitude embarrassée.– 255 –


– Au revoir, monsieur, dit-elle en appuyant sur le motmonsieur, qu’elle prononça avec une étrange intonation ; aurevoir, et encore une fois laissez-moi vous remercier de l’émotionque je viens de ressentir.Puis, se baissant vers Capi, elle mit dans la sébile une pièced’or.Je croyais que Vitalis allait reconduire cette dame, mais iln’en fit rien, et quand elle se fut éloignée de quelques pas, jel’entendis murmurer à mi-voix deux ou trois jurons italiens.– Mais elle a donné un louis à Capi, dis-je.Je crus qu’il allait m’allonger une taloche ; cependant il arrêtasa main levée.– Un louis, dit-il, comme s’il sortait d’un rêve, ah ! oui, c’estvrai, pauvre Joli-Cœur, je l’oubliais, allons le rejoindre.Notre ménage fut vite fait, et nous ne tardâmes point à rentrerà l’auberge.Je montai l’escalier le premier et j’entrai dans la chambreen courant ; le feu n’était pas éteint, mais il ne donnait plus deflamme.J’allumai vivement une chandelle et je cherchai Joli-Cœur,surpris de ne pas l’entendre.Il était couché sur sa couverture, tout de son long, il avaitrevêtu son uniforme de général, et il paraissait dormir.Je me penchai sur lui pour lui prendre doucement la mainsans le réveiller.– 256 –


Cette main était froide.À ce moment, Vitalis entrait dans la chambre.Je me tournai vers lui.– Joli-Cœur est froid !Vitalis se pencha près de moi.– Hélas ! dit-il, il est mort. Cela devait arriver. Vois-tu,Rémi, j’ai été coupable de t’enlever à madame Milligan, Je suispuni. Zerbino, Dolce. Aujourd’hui Joli-Cœur. Ce n’est pas la fin.– 257 –


XVIEntrée à Paris.Nous étions encore bien éloignés de Paris.Il fallut nous mettre en route par les chemins couverts deneige et marcher du matin au soir, contre le vent du nord quinous soufflait au visage.Comme elles furent tristes ces longues étapes ! Vitalis marchaiten tête, je venais derrière lui, et Capi marchait sur mestalons.Nous avancions ainsi à la file sans échanger un seul motdurant des heures, le visage bleui par la bise, les pieds mouillés,l’estomac vide ; et les gens que nous croisions s’arrêtaient pournous regarder défiler.Évidemment des idées bizarres leur passaient par l’esprit :où donc ce grand vieillard conduisait-il cet enfant et ce chien ?– 258 –


Le silence m’était extrêmement douloureux : j’aurais eu besoinde parler, de m’étourdir ; mais Vitalis ne me répondait quepar quelques mots brefs, lorsque je lui adressais la parole, etencore sans se retourner.Heureusement Capi était plus expansif, et souvent en marchantje sentais une langue humide et chaude se poser sur mamain ; c’était Capi qui me léchait pour me dire :– Tu sais, je suis là, moi Capi, moi ton ami.Et alors, je le caressais doucement sans m’arrêter.Il paraissait aussi heureux de mon témoignage d’affectionque je l’étais moi-même du sien ; nous nous comprenions, nousnous aimions.Pour moi, c’était un soutien, et pour lui, j’en suis sûr, c’enétait un aussi : le cœur d’un chien n’est pas moins sensible quecelui d’un enfant.Ces caresses consolaient si bien Capi, qu’elles lui faisaient,je crois, oublier quelquefois la mort de ses camarades ; la forcede l’habitude reprenait le dessus, et tout à coup il s’arrêtait surla route pour voir venir sa troupe, comme au temps où il en étaitle caporal, et où il devait fréquemment la passer en revue. Maiscela ne durait que quelques secondes ; la mémoire se réveillaiten lui, et se rappelant brusquement pourquoi cette troupe nevenait pas, il nous dépassait rapidement, et regardait Vitalis enle prenant à témoin qu’il n’était pas en faute ; si Dolce, si Zerbinone venaient pas, c’était qu’ils ne devaient plus venir. Il faisaitcela avec des yeux si expressifs, si parlants, si pleins d’intelligence,que nous en avions le cœur serré.– 259 –


Cela n’était pas de nature à égayer notre route, et cependantnous aurions eu bien besoin de distraction, moi au moins.Partout sur la campagne s’étalait le blanc linceul de laneige ; point de soleil au ciel, mais un jour fauve et pâle ; pointde mouvement dans les champs, point de paysans au travail ;point de hennissements de chevaux, point de beuglements debœufs ; mais seulement le croassement des corneilles qui, perchéesau plus haut des branches dénudées criaient la faim sanstrouver sur la terre une place où descendre pour chercher quelquesvers ; dans les villages point de maisons ouvertes, mais lesilence et la solitude ; le froid est âpre, on reste au coin de l’âtre,ou bien l’on travaille dans les étables et les granges fermées.Et nous sur la route raboteuse ou glissante nous allonsdroit devant nous, sans nous arrêter, et sans autre repos que lesommeil de la nuit dans une écurie ou dans une bergerie ; avecun morceau de pain bien mince, hélas ! pour notre repas du soirqui est à la fois notre dîner et notre souper : quand nous avonsla bonne chance d’être envoyés à la bergerie nous nous trouvonsheureux, la chaleur des moutons nous défendra contre le froid ;et puis c’est la saison où les brebis allaitent leurs agneaux et lesbergers me permettent quelquefois de téter une brebis qui abeaucoup de lait : nous ne disons pas que nous mourons presquede faim, mais Vitalis, avec son adresse ordinaire, sait insinuer« que le petit aime beaucoup le lait de brebis, parce quedans son enfance il a été habitué à en boire, de sorte que ça luirappelle son pays. » Cette fable ne réussit pas toujours. Maisc’est une bonne soirée quand elle est bien accueillie. Assurémentoui, j’aime beaucoup le lait de brebis, et quand j’en ai bu jeme sens le lendemain plus dispos et plus fort.Les kilomètres s’ajoutèrent aux kilomètres, les étapes auxétapes ; nous approchâmes de Paris et quand même les bornesplantées le long de la route ne m’en auraient pas averti, je m’enserais aperçu à la circulation qui était devenue plus active, et– 260 –


aussi à la couleur de la neige couvrant le chemin qui était beaucoupplus sale que dans les plaines de la Champagne.Chose étonnante, au moins pour moi, la campagne ne meparut pas plus belle, les villages ne furent pas autres que ceuxque nous avions traversés quelques jours auparavant. J’avaistant de fois entendu parler des merveilles de Paris, que jem’étais naïvement figuré que ces merveilles devaient s’annoncerau loin par quelque chose d’extraordinaire. Je ne savais pas aujuste ce que je devais attendre, et n’osais pas le demander, maisenfin j’attendais des prodiges : des arbres d’or, des rues bordéesde palais de marbre, et dans ces rues des habitants vêtus d’habitsde soie : cela m’eût paru tout naturel.Si attentif que je fusse à chercher les arbres d’or, je remarquainéanmoins que les gens qui nous rencontraient ne nousregardaient plus : sans doute ils étaient trop pressés pour cela,ou bien ils étaient peut-être habitués à des spectacles autrementdouloureux que celui que nous pouvions offrir.Cela n’était guère rassurant.Qu’allions-nous faire à Paris ? et surtout dans l’état de misèreoù nous nous trouvions ?C’était la question que je me posais avec anxiété et qui biensouvent occupait mon esprit pendant ces longues marches.J’aurais bien voulu interroger Vitalis, mais je n’osais pas,tant il se montrait sombre, et, dans ses communications, bref.Un jour enfin il daigna prendre place à côté de moi, et, à lafaçon dont il me regarda, je sentis que j’allais apprendre ce quej’avais tant de fois désiré connaître.– 261 –


C’était un matin, nous avions couché dans une ferme, à peude distance d’un gros village, qui, disaient les plaques bleues dela route, se nommait Boissy-Saint-Léger. Nous étions partis debonne heure, c’est-à-dire à l’aube, et après avoir longé les mursd’un parc, et traversé dans sa longueur ce village de Boissy-Saint-Léger, nous avions, du haut d’une côte, aperçu devantnous un grand nuage de vapeurs noires qui planaient au-dessusd’une ville immense, dont on ne distinguait que quelques monumentsélevés.J’ouvrais les yeux pour tâcher de me reconnaître au milieude cette confusion de toits, de clochers, de tours, qui se perdaientdans des brumes et dans des fumées, quand Vitalis, ralentissantle pas, vint se placer près de moi.– Voilà donc notre vie changée, me dit-il, comme s’il continuaitune conversation entamée depuis longtemps déjà, dansquatre heures nous serons à Paris.– Ah ! c’est Paris qui s’étend là-bas ?– Mais sans doute.Au moment même où Vitalis me disait que c’était Paris quenous avions devant nous, un rayon de lumière se dégagea duciel, et j’aperçus rapide comme un éclair, un miroitement doré.Décidément je ne m’étais pas trompé ; j’allais trouver desarbres d’or. Vitalis continua :– À Paris nous allons nous séparer.Instantanément la nuit se fit, je ne vis plus les arbres d’or.– 262 –


Je tournai les yeux vers Vitalis. Lui-même me regarda, et lapâleur de mon visage, le tremblement de mes lèvres, lui direntce qui se passait en moi.– Te voilà inquiet, dit-il, peiné aussi je crois bien.– Nous séparer ! dis-je enfin après que le premier momentdu saisissement fut passé.– Pauvre petit !Ce mot et surtout le ton dont il fut prononcé me firentmonter les larmes aux yeux : il y avait si longtemps que jen’avais entendu une parole de sympathie.– Ah ! vous êtes bon, m’écriai-je.– C’est toi qui es bon, un bon garçon, un brave petit cœur.Vois-tu, il y a des moments dans la vie où l’on est disposé à reconnaîtreces choses-là et à se laisser attendrir. Quand tout vabien, on suit son chemin sans trop penser à ceux qui vous accompagnent,mais quand tout va mal, quand on se sent dansune mauvaise voie, surtout quand on est vieux, c’est-à-dire sansfoi dans le lendemain, on a besoin de s’appuyer sur ceux quivous entourent et on est heureux de les trouver près de soi. Quemoi je m’appuie sur toi, cela te paraît étonnant, n’est-ce pasvrai ? Et pourtant cela est ainsi. Et rien que par cela que tu as lesyeux humides en m’écoutant, je me sens soulagé.Car moi aussi, mon petit Rémi, j’ai de la peine. C’est seulementplus tard, quand j’ai eu quelqu’un à aimer, que j’ai sentiet éprouvé la justesse de ces paroles.– Le malheur est, continua Vitalis, qu’il faille toujours seséparer précisément à l’heure où l’on voudrait au contraire serapprocher.– 263 –


– Mais, dis-je timidement, vous ne voulez pas m’abandonnerdans Paris ?– Non, certes ; je ne veux pas t’abandonner, crois-le bien.Que ferais-tu à Paris, tout seul, pauvre garçon ? Et puis, je n’aipas le droit de t’abandonner, dis-toi bien cela. Le jour où je n’aipas voulu te remettre aux soins de cette brave dame qui voulaitse charger de toi et t’élever comme son fils, j’ai contracté l’obligationde t’élever moi-même de mon mieux. Par malheur, lescirconstances me sont contraires. Je ne puis rien pour toi en cemoment, et voilà pourquoi je pense à nous séparer, non pourtoujours, mais pour quelques mois, afin que nous puissions vivrechacun de notre côté pendant les derniers mois de la mauvaisesaison. Nous allons arriver à Paris dans quelques heures.Que veux-tu que nous y fassions avec une troupe réduite au seulCapi ?En entendant prononcer son nom, le chien vint se camperdevant nous, et, ayant porté la main à son oreille pour faire lesalut militaire, il la posa sur son cœur comme s’il voulait nousdire que nous pouvions compter sur son dévouement.Dans la situation où nous nous trouvions, cela ne calma pasnotre émotion.Vitalis s’arrêta un moment pour lui passer la main sur latête.– Toi aussi, dit-il, tu es un brave chien ; mais, hélas ! on nevit pas de bonté dans le monde ; il en faut pour le bonheur deceux qui nous entourent, mais il faut aussi autre chose, et celanous ne l’avons point. Que veux-tu que nous fassions avec leseul Capi ? Tu comprends bien, n’est-ce pas, que nous ne pouvonspas maintenant donner des représentations.– 264 –


– Il est vrai.– Les gamins se moqueraient de nous, nous jetteraient destrognons de pommes et nous ne ferions pas vingt sous de recettepar jour ; veux-tu que nous vivions tous les trois avec vingtsous qui par les journées de pluie, de neige ou de grand froid seréduiront à rien ?– Mais ma harpe ?– Si j’avais deux enfants comme toi, cela irait peut-être,mais un vieux comme moi avec un enfant de ton âge, c’est unemauvaise affaire. Je ne suis pas encore assez vieux. Si j’étaisplus cassé, ou bien si j’étais aveugle… Mais par malheur je suisce que je suis, c’est-à-dire non en état d’inspirer la pitié, et à Parispour émouvoir la compassion des gens pressés qui vont àleurs affaires, il faut être dans un état bien lamentable. Encorefaut-il n’avoir pas honte de faire appel à la charité publique, etcela je ne le pourrais jamais. Il nous faut autre chose. Voici doncà quoi j’ai pensé, et ce que j’ai décidé. Je te donnerai jusqu’à lafin de l’hiver à un padrone qui t’enrôlera avec d’autres enfantspour jouer de la harpe.En parlant de ma harpe, ce n’était pas à une pareilleconclusion que j’avais songée.Vitalis ne me laissa pas le temps d’interrompre.– Pour moi, dit-il en poursuivant, je donnerai des leçons deharpe, de piva, de violon aux enfants italiens qui travaillentdans les rues de Paris. Je suis connu dans Paris, où je suis restéplusieurs fois, et d’où je venais quand je suis arrivé dans tonvillage ; je n’ai qu’à demander des leçons pour en trouver plusque je n’en puis donner. Nous vivrons, mais chacun de notrecôté. Puis en même temps que je donnerai mes leçons, je m’occuperaià instruire deux chiens pour remplacer Zerbino et– 265 –


Dolce. Je pousserai leur éducation, et au printemps nous pourronsnous remettre en route tous les deux, mon petit Rémi, pourne plus nous quitter car la fortune n’est pas toujours mauvaise àceux qui ont le courage de lutter. C’est justement du courageque je te demande en ce moment, et aussi de la résignation. Plustard, les choses iront mieux : ce n’est qu’un moment à passer.Au printemps nous reprendrons notre existence libre. Je teconduirai en Allemagne, en Angleterre. Voilà que tu deviensplus grand et que ton esprit s’ouvre. Je t’apprendrai bien deschoses et je ferai de toi un homme. J’ai pris cet engagement devantmadame Milligan. Je le tiendrai. C’est en vue de ces voyagesque j’ai déjà commencé à t’apprendre l’anglais ; le français,l’italien, c’est déjà quelque chose pour un enfant de ton âge ;sans compter que te voilà vigoureux. Tu verras, mon petit Rémi,tu verras, tout n’est pas perdu.Cette combinaison était peut-être ce qui convenait le mieuxà notre condition présente. Et quand maintenant j’y songe, jereconnais que mon maître avait fait le possible pour sortir denotre fâcheuse situation. Mais les pensées de la réflexion nesont pas les mêmes que celles du premier mouvement.Dans ce qu’il me disait je ne voyais que deux choses :Notre séparation.Et le padrone.Dans nos courses à travers les villages et les villes j’en avaisrencontré plusieurs, de ces padrones qui mènent les enfantsqu’ils ont engagés de ci, de là, à coups de bâton.Ils ne ressemblaient en rien à Vitalis, durs, injustes, exigeants,ivrognes, l’injure et la grossièreté à la bouche, la maintoujours levée.– 266 –


Je pouvais tomber sur un de ces terribles patrons.Et puis, quand même le hasard m’en donnerait un bon,c’était encore un changement.Après ma nourrice, Vitalis.Après Vitalis, un autre.Est-ce que ce serait toujours ainsi ?Est-ce que je ne trouverais jamais personne à aimer pourtoujours ?Peu à peu j’en étais venu à m’attacher à Vitalis comme à unpère.Je n’aurai donc jamais de père.Jamais de famille.Toujours seul au monde.Toujours perdu sur cette vaste terre, où je ne pouvais mefixer nulle part.J’aurais eu bien des choses à répondre, et les paroles memontaient du cœur aux lèvres, mais, je les refoulai.Mon maître m’avait demandé du courage et de la résignation,je voulais lui obéir et ne pas augmenter son chagrin.Déjà, d’ailleurs, il n’était plus à mes côtés, et comme s’ilavait peur d’entendre ce qu’il prévoyait que j’allais répondre, ilavait repris sa marche à quelques pas en avant.– 267 –


Je le suivis, et nous ne tardâmes pas à arriver à une rivièreque nous traversâmes sur un pont boueux, comme je n’en avaisjamais vu ; la neige, noire comme du charbon pilé, recouvrait lachaussée d’une couche mouvante dans laquelle on enfonçaitjusqu’à la cheville.Au bout de ce pont se trouvait un village aux rues étroites,puis, après ce village, la campagne recommençait, mais non lacampagne encombrée de maisons à l’aspect misérable.Sur la route les voitures se suivaient et se croisaient maintenantsans interruption. Je me rapprochai de Vitalis et marchaià sa droite, tandis que Capi se tenait le nez sur nos talons.Bientôt la campagne cessa et nous nous trouvâmes dansune rue dont on ne voyait pas le bout ; de chaque côté, au loin,des maisons, mais pauvres, sales, et bien moins belles que cellesde Bordeaux, de Toulouse et de Lyon.La neige avait été mise en tas de place en place, et sur cestas noirs et durs on avait jeté des cendres, des légumes pourris,des ordures de toute sorte, l’air était chargé d’odeurs fétides, lesenfants qui jouaient devant les portes avaient la mine pâle ; àchaque instant passaient de lourdes voitures qu’ils évitaientavec beaucoup d’adresse et sans paraître en prendre souci.– Où donc sommes-nous ? demandai-je à Vitalis.– À Paris, mon garçon.– À Paris !…Était-ce possible, c’était là Paris.Où donc étaient mes maisons de marbre ?– 268 –


Où donc étaient mes passants vêtus d’habits de soie ?Comme la réalité était laide et misérable !C’était là ce Paris que j’avais si vivement souhaité voir.C’était là que j’allais passer l’hiver, séparé de Vitalis… et deCapi.– 269 –


XVIIUn padrone de la rue de Lourcine.Bien que tout ce qui nous entourait me parût horrible, j’ouvrisles yeux et j’oubliai presque la gravité de ma situation pourregarder autour de moi.Plus nous avancions dans Paris, moins ce que j’apercevaisrépondait à mes rêveries enfantines et à mes espérances imaginatives: les ruisseaux gelés exhalaient une odeur de plus enplus infecte ; la boue, mêlée de neige et de glaçons, était de plusen plus noire, et là où elle était liquide, elle sautait sous lesroues des voitures en plaques épaisses qui allaient se collercontre les devantures et les vitres des maisons occupées par desboutiques pauvres et malpropres.Décidément, Paris ne valait pas Bordeaux.– 270 –


Après avoir marché assez longtemps dans une large ruemoins misérable que celles que nous venions de traverser, et oùles boutiques devenaient plus grandes et plus belles à mesureque nous descendions, Vitalis tourna à droite, et bientôt nousnous trouvâmes dans un quartier tout à fait misérable : les maisonshautes et noires semblaient se rejoindre par le haut, leruisseau non gelé coulait au milieu de la rue, et sans souci deseaux puantes qu’il roulait, une foule compacte piétinait sur lepavé gras. Jamais je n’avais vu des figures aussi pâles que cellesdes gens qui composaient cette foule ; jamais non plus je n’avaisvu hardiesse pareille à celle des enfants qui allaient et venaientau milieu des passants ; dans des cabarets, qui étaient nombreux,il y avait des hommes et des femmes qui buvaient deboutdevant des comptoirs d’étain en criant très-fort.Au coin d’une maison je lus le nom de la rue de Lourcine.Vitalis, qui paraissait savoir où il allait, écartait doucementles groupes qui gênaient son passage, et je le suivais de près.– Prends garde de me perdre, m’avait-il dit.Mais la recommandation était inutile, je marchais sur sestalons, et pour plus de sûreté, je tenais dans ma main un descoins de sa veste.Après avoir traversé une grande cour et un passage, nousarrivâmes dans une sorte de puits sombre et verdâtre où assurémentle soleil n’avait jamais pénétré. Cela était encore pluslaid et plus effrayant que tout ce que j’avais vu jusqu’alors.– Garofoli est-il chez lui ? demanda Vitalis à un homme quiaccrochait des chiffons contre la muraille, en s’éclairant d’unelanterne.– 271 –


– Je ne sais pas, montez voir vous-même : vous savez où,au haut de l’escalier, la porte en face.– Garofoli est le padrone dont je t’ai parlé, me dit-il enmontant l’escalier dont les marches couvertes d’une croûte deterre étaient glissantes comme si elles eussent été creusées dansune glaise humide : c’est ici qu’il demeure.La rue, la maison, l’escalier, n’étaient pas de nature à meremonter le cœur. Que serait le maître ?L’escalier avait quatre étages ; Vitalis, sans frapper, poussala porte qui faisait face au palier, et nous nous trouvâmes dansune large pièce, une sorte de vaste grenier. Au milieu un grandespace vide, et tout autour une douzaine de lits. Les murs et leplafond étaient d’une couleur indéfinissable ; autrefois ilsavaient été blancs, mais la fumée, la poussière, les saletés detoute sorte avaient noirci le plâtre qui, par places, était creuséou troué ; à côté d’une tête dessinée au charbon, on avait sculptédes fleurs et des oiseaux.– Garofoli, dit Vitalis en entrant, êtes-vous dans quelquecoin ? je ne vois personne ; répondez-moi, je vous prie ; c’estVitalis qui vous parle.En effet, la chambre paraissait déserte autant qu’on enpouvait juger par la clarté d’un quinquet accroché à la muraille,mais à la voix de mon maître une voix faible et dolente, une voixd’enfant répondit :– Le signor Garofoli est sorti ; il ne rentrera que dans deuxheures.En même temps celui qui nous avait répondu se montra :c’était un enfant d’une dizaine d’années ; il s’avança vers nousen se traînant, et je fus si vivement frappé de son aspect étrange– 272 –


que je le vois encore devant moi ; il n’avait pour ainsi dire pasde corps et sa tête grosse et disproportionnée semblait immédiatementposée sur ses jambes, comme dans ces dessins comiquesqui ont été à la mode il y a quelques années ; cette têteavait une expression profonde de douleur et de douceur, avec larésignation dans les yeux et la désespérance dans sa physionomiegénérale. Ainsi bâti, il ne pouvait pas être beau, cependantil attirait le regard et le retenait par la sympathie et un certaincharme qui se dégageait de ses grands yeux mouillés et tendrescomme ceux d’un chien, et de ses lèvres parlantes.– Es-tu bien certain qu’il reviendra dans deux heures ?demanda Vitalis.– Bien certain, signor ; c’est le moment du dîner et jamaispersonne autre que lui ne sert le dîner.– Eh bien, s’il rentre avant, tu lui diras que Vitalis reviendradans deux heures.– Dans deux heures, oui, signor.Je me disposais à suivre mon maître lorsque celui-ci m’arrêta.– Reste ici, dit-il, tu te reposeras ; je reviendrai. Et commej’avais fait un mouvement d’effroi.– Je t’assure que je reviendrai.J’aurais mieux aimé, malgré ma fatigue, suivre Vitalis, maisquand il avait commandé j’avais l’habitude d’obéir ; je restaidonc.– 273 –


Lorsqu’on n’entendit plus le bruit des pas lourds de monmaître dans l’escalier, l’enfant qui avait écouté, l’oreille penchéevers la porte, se retourna vers moi.– Vous êtes du pays ? me dit-il en italien.Depuis que j’étais avec Vitalis j’avais appris assez d’italienpour comprendre à peu près tout ce qui se disait en cette langue,mais je ne la parlais pas encore assez bien pour m’en servirvolontiers.– Non, répondis-je en français.– Ah ! fit-il tristement en fixant sur moi ses grands yeux,tant pis, j’aurais aimé que vous fussiez du pays.– De quel pays ?– De Lucca ; vous m’auriez peut-être donné des nouvelles.– Je suis Français.– Ah ! tant mieux.– Vous aimez mieux les Français que les Italiens ?– Non, et ce n’est pas pour moi que je dis tant mieux, c’estpour vous ; parce que si vous étiez Italien, vous viendriez iciprobablement pour être au service du signor Garofoli ; et l’on nedit pas tant mieux à ceux qui entrent au service du signor padrone.Ces paroles n’étaient pas de nature à me rassurer.– Il est méchant ?– 274 –


L’enfant ne répondit pas à cette interrogation directe, maisle regard qu’il fixa sur moi fut d’une effrayante éloquence. Puis,comme s’il ne voulait pas continuer une conversation sur ce sujet,il me tourna le dos et se dirigea vers une grande cheminéequi occupait l’extrémité de la pièce.Un bon feu de bois de démolition brûlait dans cette cheminée,et devant ce feu bouillait une grande marmite en fonte.Je m’approchai alors de la cheminée pour me chauffer, et jeremarquai que cette marmite avait quelque chose de particulierque tout d’abord je n’avais pas vu. Le couvercle, surmonté d’untube étroit par lequel s’échappait la vapeur, était fixé à la marmite,d’un côté par une charnière, et d’un autre par un cadenas.J’avais compris que je ne devais pas faire de questions indiscrètessur Garofoli, mais sur la marmite ?…– Pourquoi donc est-elle fermée au cadenas ?– Pour que je ne puisse pas prendre une tasse de bouillon.C’est moi qui suis chargé de faire la soupe, mais le maître n’apas confiance en moi.Je ne pus m’empêcher de sourire.– Vous riez, continua-t-il tristement, parce que vous croyezque je suis gourmand. À ma place vous le seriez peut-être toutautant. Il est vrai que ce n’est pas gourmand que je suis, maisaffamé, et l’odeur de la soupe qui s’échappe par ce tube me rendma faim plus cruelle encore.– Le signor Garofoli vous laisse donc mourir de faim ?– 275 –


– Si vous entrez ici, à son service, vous saurez qu’on nemeurt pas de faim, seulement on en souffre. Moi surtout, parceque c’est une punition.– Une punition ! mourir de faim.– Oui ; au surplus, je peux vous conter ça ; si Garofoli devientvotre maître, mon exemple pourra vous servir. Le signorGarofoli est mon oncle et il m’a pris avec lui par charité. Il fautvous dire que ma mère est veuve, et, comme vous pensez bien,elle n’est pas riche. Quand Garofoli vint au pays l’année dernièrepour prendre des enfants, il proposa à ma mère de m’emmener.Ça lui coûtait à ma mère, de me laisser aller ; mais vous savez,quand il le faut ; et il le fallait, parce que nous étions six enfantsà la maison et que j’étais l’aîné. Garofoli aurait mieux aiméprendre avec lui mon frère Leonardo qui vient après moi, parceque Leonardo est beau, tandis que moi je suis laid. Et pour gagnerde l’argent, il ne faut pas être laid ; ceux qui sont laids negagnent que des coups ou des mauvaises paroles. Mais ma mèrene voulut pas donner Leonardo : « C’est Mattia qui est l’aîné,dit-elle, c’est à Mattia de partir, puisqu’il faut qu’il en parte un ;c’est le bon Dieu qui l’a désigné, je n’ose pas changer la règle dubon Dieu. » Me voilà donc parti avec mon oncle Garofoli ; vouspensez que ç’a été dur de quitter la maison, ma mère qui pleurait,ma petite sœur Christina, qui m’aimait bien parce qu’elleétait la dernière et que je la portais toujours dans mes bras ; etpuis aussi mes frères, mes camarades et le pays.Je savais ce qu’il y avait de dur dans ces séparations, et jen’avais pas oublié le serrement de cœur qui m’avait étoufféquand pour la dernière fois j’avais aperçu la coiffe blanche demère Barberin.Le petit Mattia continua son récit :– 276 –


– J’étais tout seul avec Garofoli, continua Mattia, en quittantla maison, mais au bout de huit jours nous étions une douzaine,et l’on se mit en route pour la France. Ah ! elle a été bienlongue la route pour moi et pour les camarades, qui eux aussiétaient tristes. Enfin, on arriva à Paris ; nous n’étions plus queonze parce qu’il y en avait un qui était resté à l’hôpital de Dijon.À Paris on fit un choix parmi nous ; ceux qui étaient forts furentplacés chez des fumistes ou des maîtres ramoneurs ; ceux quin’étaient pas assez solides pour un métier allèrent chanter oujouer de la vielle dans les rues. Bien entendu, je n’étais pas assezfort pour travailler, et il paraît que j’étais trop laid pour faire debonnes journées en jouant de la vielle. Alors Garofoli me donnadeux petites souris blanches que je devais montrer sous les portes,dans les passages, et il taxa ma journée à trente sous. « Autantde sous qui te manqueront le soir, me dit-il, autant decoups de bâton pour toi. » Trente sous, c’est dur à ramasser ;mais les coups de bâton, c’est dur aussi à recevoir, surtoutquand c’est Garofoli qui les administre. Je faisais donc tout ceque je pouvais pour ramasser ma somme ; mais, malgré mapeine, je n’y parvenais pas souvent. Presque toujours mes camaradesavaient leurs sous en rentrant ; moi, je ne les avais presquejamais. Cela redoublait la colère de Garofoli. « Commentdonc s’y prend cet imbécile de Mattia ? » disait-il. Il y avait unautre enfant qui, comme moi, montrait des souris blanches etqui avait été taxé à quarante sous, que tous les soirs il rapportait.Plusieurs fois, je sortis avec lui pour voir comment il s’yprenait et par où il était plus adroit que moi. Alors je comprispourquoi il obtenait si facilement les quarante sous et moi sidifficilement mes trente. Quand un monsieur et une dame nousdonnaient, la dame disait toujours : « À celui qui est gentil, pasà celui qui est si laid. » Celui qui était laid, c’était moi. Je ne sortisplus avec mon camarade, parce que si c’est triste de recevoirdes coups de bâton à la maison, c’est encore plus triste de recevoirdes mauvaises paroles dans la rue, devant tout le monde.Vous ne savez pas cela, vous, parce qu’on ne vous a jamais ditque vous étiez laid ; mais moi… Enfin, Garofoli voyant que les– 277 –


coups n’y faisaient rien, employa un autre moyen. « Pour chaquesou qui te manquera, je te retiendrai une pomme de terre àton souper, me dit-il. Puisque ta peau est dure aux coups, tonestomac sera peut-être tendre à la faim. » Est-ce que les menacesvous ont jamais fait faire quelque chose, vous ?– Dame, c’est selon.– Moi, jamais ; d’ailleurs je ne pouvais faire plus que ce quej’avais fait jusque-là ; et je ne pouvais pas dire à ceux à qui jetendais la main : « Si vous ne me donnez pas un sou, je n’auraipas de pommes de terre ce soir ». Les gens qui donnent aux enfantsne se décident pas par ces raisons-là.– Et par quelles raisons se décident-ils ? on donne pourfaire plaisir.– Ah bien ! vous êtes encore jeune, vous ; on donne pour sefaire plaisir à soi-même et non aux autres ; on donne à un enfantparce qu’il est gentil, et ça c’est la meilleure des raisons ; onlui donne pour l’enfant qu’on a perdu ou bien pour l’enfantqu’on désire ; on lui donne parce qu’on a bien chaud, tandis quelui tremble de froid sous une porte cochère. Oh ! je connais toutesces manières-là ; j’ai eu le temps de les étudier ; tenez, il faitfroid aujourd’hui, n’est-ce pas ?– Très-froid.– Eh bien ! allez vous mettre sous une porte et tendez lamain à un monsieur que vous verrez venir rapidement tassédans un petit paletot, vous me direz ce qu’il vous donnera ; tendez-la,au contraire, à un monsieur qui marchera doucement,enveloppé dans un gros pardessus ou dans des fourrures, etvous aurez peut-être une pièce blanche. Après un mois ou sixsemaines de ce régime-là, je n’avais pas engraissé ; j’étais devenupâle, si pâle, que souvent j’entendais dire autour de moi :– 278 –


« Voilà un enfant qui va mourir de faim. » Alors la souffrance fitce que la beauté n’avait pas voulu faire : elle me rendit intéressantet me donna des yeux ; les gens du quartier me prirent enpitié, et si je ne ramassais pas beaucoup plus de sous, je ramassaitantôt un morceau de pain, tantôt une soupe. Ce fut monbon temps ; je n’avais plus de coups de bâton, et si j’étais privéde pommes de terre au souper, cela m’importait peu quandj’avais eu quelque chose pour mon dîner. Mais un jour Garofolime vit chez une fruitière mangeant une assiettée de soupe, et ilcomprit pourquoi je supportais sans me plaindre la privationdes pommes de terre. Alors il décida que je ne sortirais plus etque je resterais à la chambrée pour préparer la soupe et faire leménage. Mais comme en préparant la soupe je pouvais en manger,il inventa cette marmite : tous les matins, avant de sortir, ilmet dans la marmite la viande et des légumes, il ferme le couvercleau cadenas, et je n’ai plus qu’à faire bouillir le pot ; je sensl’odeur du bouillon, et c’est tout ; quant à en prendre, vous comprenezque par ce petit tube si étroit c’est impossible. C’est depuisque je suis à la cuisine que je suis devenu si pâle ; l’odeurdu bouillon, ça ne nourrit pas, ça augmente la faim, voilà tout.Est-ce que je suis bien pâle ? Comme je ne sors plus, je ne l’entendspas dire, et il n’y a pas de miroir ici.Je n’étais pas alors un esprit très-expérimenté, cependantje savais qu’il ne faut pas effrayer ceux qui sont malades en leurdisant qu’on les trouve malades.– Vous ne me paraissez pas plus pâle qu’un autre, répondis-je.– Je vois bien que vous me dites ça pour me rassurer, maiscela me ferait plaisir d’être très-pâle, parce que cela signifieraitque je suis très-malade et je voudrais être tout à fait malade.Je le regardai avec stupéfaction.– 279 –


– Vous ne me comprenez pas, dit-il, avec un sourire, c’estpourtant bien simple. Quand on est très-malade on vous soigneou on vous laisse mourir. Si on me laisse mourir ça sera fini, jen’aurai plus faim, je n’aurai plus de coups ; et puis l’on dit queceux qui sont morts vivent dans le ciel ; alors de dedans le ciel jeverrais maman là-bas, au pays, et en parlant au bon Dieu jepourrais peut-être empêcher ma sœur Christina d’être malheureuse: en le priant bien. Si au contraire on me soigne, on m’enverraà l’hôpital et je serais content d’aller à l’hôpital.J’avais l’effroi instinctif de l’hôpital et bien souvent enchemin, quand accablé de fatigue je m’étais senti malaise, jen’avais eu qu’à penser à l’hôpital pour me retrouver aussitôtdisposé à marcher ; je fus étonné d’entendre Mattia parler ainsi:– Si vous saviez comme on est bien à l’hôpital, dit-il, encontinuant ; j’y ai déjà été, à Sainte-Eugénie ; il y a là un médecin,un grand blond, qui a toujours du sucre d’orge dans sa poche,c’est du cassé parce que le cassé coûte moins cher, mais iln’en est pas moins bon pour cela : et puis les sœurs vous parlentdoucement : « Fais cela, mon petit ; tire la langue, pauvre petit.» Moi j’aime qu’on me parle doucement, ça me donne enviede pleurer ; et quand j’ai envie de pleurer ça me rend tout heureux.C’est bête, n’est-ce pas ? Mais maman me parlait toujoursdoucement. Les sœurs parlent comme parlait maman, et si cen’est pas les mêmes paroles, c’est la même musique. Et puis,quand on commence à être mieux, du bon bouillon, du vin.Quand j’ai commencé à me sentir sans forces ici, parce que je nemangeais pas, j’ai été content ; je me suis dit : « Je vais être maladeet Garofoli m’enverra à l’hôpital. » Ah ! bien oui, malade ;assez malade pour souffrir moi-même, mais pas assez pour gênerGarofoli ; alors il m’a gardé. C’est étonnant comme les malheureuxont la vie dure. Par bonheur, Garofoli n’a pas perdul’habitude de m’administrer des corrections, à moi comme auxautres il faut dire, si bien qu’il y a huit jours il m’a donné un bon– 280 –


coup de bâton sur la tête. Pour cette fois j’espère que l’affaire estdans le sac ; j’ai la tête enflée ; vous voyez bien là cette grossebosse blanche, il disait hier que c’était peut-être une tumeur ; jene sais pas ce que c’est qu’une tumeur, mais à la façon dont il enparlait, je crois que c’est grave ; toujours est-il que je souffrebeaucoup ; j’ai des élancements sous les cheveux plus douloureuxque dans des crises de dents ; ma tête est lourde comme sielle pesait cent livres ; j’ai des éblouissements, des étourdissements,et la nuit, en dormant, je ne peux m’empêcher de gémiret de crier. Alors je crois que d’ici deux ou trois jours cela va ledécider à m’envoyer à l’hôpital ; parce que, vous comprenez, unmoutard qui crie la nuit, ça gêne les autres, et Garofoli n’aimepas à être gêné. Quel bonheur qu’il m’ait donné ce coup de bâton! Voyons, la, franchement, est-ce que je suis bien pâle ?Disant cela il vint se placer en face de moi et me regarda lesyeux dans les yeux. Je n’avais plus les mêmes raisons pour metaire, cependant je n’osais pas répondre sincèrement et lui direquelle sensation effrayante me produisaient ses grands yeuxbrûlants, ses joues caves et ses lèvres décolorées.– Je crois que vous êtes assez malade pour entrer à l’hôpital.– Enfin !– Et de sa jambe traînante, il essaya une révérence. Maispresque aussitôt, se dirigeant vers la table il commença à l’essuyer.– Assez causé, dit-il, Garofoli va rentrer et rien ne seraitprêt ; puisque vous trouvez que j’ai ce qu’il me faut de coupspour entrer à l’hospice, ce n’est plus la peine d’en récolter denouveaux : ceux-là seraient perdus ; et maintenant ceux que jereçois me paraissent plus durs que ceux que je recevais il y a– 281 –


quelques mois. Ils sont bons, n’est-ce pas, ceux qui disent qu’ons’habitue à tout.Tout en parlant il allait clopin-clopant, autour de la table,mettant les assiettes et les couverts en place. Je comptai vingtassiettes, c’était donc vingt enfants que Garofoli avait sous sadirection ; comme je ne voyais que douze lits on devait coucherdeux ensemble. Quels lits ! pas de draps, mais des couverturesrousses qui devaient avoir été achetées dans une écurie, alorsqu’elles n’étaient plus assez chaudes pour les chevaux.– Est-ce que c’est partout comme ici ? dis-je épouvanté.– Où, partout ?– Partout chez ceux qui ont des enfants.– Je ne sais pas, je ne suis jamais allé ailleurs ; seulement,vous, tâchez d’aller ailleurs.– Où cela ?– Je ne sais pas ; n’importe où, vous serez mieux qu’ici.N’importe où ; c’était vague ; et dans tous les cas commentm’y prendre pour changer la décision de Vitalis ?Comme je réfléchissais sans rien trouver bien entendu, laporte s’ouvrit et un enfant entra ; il tenait un violon sous sonbras, et dans sa main libre, il portait un gros morceau de bois dedémolition. Ce morceau, pareil à ceux que j’avais vu mettre dansla cheminée, me fit comprendre où Garofoli prenait sa provision,et le prix qu’elle lui coûtait.– Donne-moi ton morceau de bois, dit Mattia en allant audevantdu nouveau venu.– 282 –


Mais celui-ci, au lieu de donner ce morceau de bois à soncamarade, le passa derrière son dos.– Ah ! mais non, dit-il.– Donne, la soupe sera meilleure.– Si tu crois que je l’ai apporté pour la soupe : je n’ai quetrente six sous, je compte sur lui pour que Garofoli ne me fassepas payer trop cher les quatre sous qui me manquent.– Il n’y a pas de morceau qui tienne ; tu les payeras, va ;chacun son tour.Mattia dit cela méchamment, comme s’il était heureux dela correction qui attendait son camarade. Je fus surpris de cetéclair de dureté dans une figure si douce ; c’est plus tard seulementque j’ai compris qu’à vivre avec les méchants on peut devenirméchant soi-même.C’était l’heure de la rentrée de tous les élèves de Garofoli ;après l’enfant au morceau de bois il en arriva un autre, puisaprès celui-là dix autres encore. Chacun en entrant allait accrocherson instrument à un clou au-dessus de son lit ; celui-ci unviolon, celui-là une harpe, un autre une flûte, ou une piva ; ceuxqui n’étaient pas musiciens mais simplement montreurs de bêtesfourraient dans une cage leurs marmottes ou leurs cochonsde Barbarie.Un pas plus lourd résonna dans l’escalier, je sentis quec’était Garofoli ; et je vis entrer un petit homme à figure fiévreuse,à démarche hésitante ; il ne portait point le costume italien,mais il était habillé d’un paletot gris.– 283 –


Son premier coup d’œil fut pour moi, un coup d’œil qui mefit froid au cœur.– Qu’est-ce que c’est que ce garçon ? dit-il. Mattia lui réponditvivement et poliment en lui donnant les explicationsdont Vitalis l’avait chargé.– Ah ! Vitalis est à Paris, dit-il, que me veut-il ?– Je ne sais pas, répondit Mattia.– Ce n’est pas à toi que je parle, c’est à ce garçon.– Le padrone va venir, dis-je, sans oser répondre franchement,il vous expliquera lui-même ce qu’il désire.– Voilà un petit qui connaît le prix des paroles ; tu n’es pasItalien ?– Non, je suis Français.Deux enfants s’étaient approchés de Garofoli aussitôt qu’ilétait entré, et tous deux se tenaient près de lui attendant qu’ileût fini de parler. Que lui voulaient-ils ? J’eus bientôt réponse àcette question que je me posais avec curiosité.L’un lui prit son feutre et alla le placer délicatement sur unlit, l’autre lui approcha aussitôt une chaise ; à la gravité, au respectavec lesquels ils accomplissaient ces actes si simples de lavie, on eût dit deux enfants de chœur s’empressant religieusementautour de l’officiant ; par là je vis à quel point Garofoliétait craint, car assurément ce n’était pas la tendresse qui lesfaisait agir ainsi et s’empresser.– 284 –


Lorsque Garofoli fut assis, un autre enfant lui apporta vivementune pipe bourrée de tabac et en même temps un quatrièmelui présenta une allumette allumée.– 285 –


– Elle sent le soufre, animal ! cria-t-il lorsqu’il l’eut approchéede sa pipe ; et il la jeta dans la cheminée.Le coupable s’empressa de réparer sa faute en allumantune nouvelle allumette qu’il laissa brûler assez longtemps avantde l’offrir à son maître.Mais celui-ci ne l’accepta pas.– Pas toi, imbécile, dit-il en le repoussant durement, – puisse tournant vers un autre enfant avec un sourire qui certainementétait une insigne faveur :– Riccardo, une allumette, mon mignon ?Et le mignon s’empressa d’obéir.– Maintenant, dit Garofoli lorsqu’il fut installé et que sapipe commença à brûler, à nos comptes, mes petits anges ; Mattia,le livre ?C’était vraiment grande bonté à Garofoli de daigner parler,car ses élèves épiaient si attentivement ses désirs ou ses intentions,qu’ils les devinaient avant que celui-ci les exprimât.Il n’avait pas demandé son livre de comptes que Mattia posaitdevant lui un petit registre crasseux.Garofoli fit un signe et l’enfant qui lui avait présenté l’allumettenon désoufrée s’approcha.– Tu me dois un sou d’hier, tu m’as promis de me le rendreaujourd’hui, combien m’apportes-tu ?L’enfant hésita longtemps avant de répondre ; il était pourpre.– 286 –


– Il me manque un sou.– Ah ! il te manque ton sou, et tu me dis cela tranquillement.– Ce n’est pas le sou d’hier, c’est un sou pour aujourd’hui.– Alors c’est deux sous ? tu sais que je n’ai jamais vu tonpareil.– Ce n’est pas ma faute.– Pas de niaiseries, tu connais la règle : défais ta veste,deux coups pour hier, deux coups pour aujourd’hui ; et en pluspas de pommes de terre pour ton audace ; Riccardo, mon mignon,tu as bien gagné cette récréation par ta gentillesse ;prends les lanières.Riccardo était l’enfant qui avait apporté la bonne allumetteavec tant d’empressement ; il décrocha de la muraille un fouet àmanche court se terminant par deux lanières en cuir avec degros nœuds. Pendant ce temps, celui auquel il manquait un soudéfaisait sa veste et laissait tomber sa chemise de manière à êtrenu jusqu’à la ceinture.– Attends un peu, dit Garofoli avec un mauvais sourire, tune seras peut-être pas seul, et c’est toujours un plaisir d’avoir dela compagnie, et puis Riccardo n’aura pas besoin de s’y reprendreà plusieurs reprises.Debout devant leur maître, les enfants se tenaient immobiles; à cette plaisanterie cruelle, ils se mirent tous ensemble àrire d’un rire forcé.– 287 –


– Celui qui a ri le plus fort, dit Garofoli, est, j’en suis certain,celui auquel il manque le plus. Qui a ri fort ?Tous désignèrent celui qui était arrivé le premier apportantun morceau de bois.– Allons, toi, combien te manque-t-il ? demanda Garofoli.– Ce n’est pas ma faute.– Désormais, celui qui répondra : « ce n’est pas ma faute, »recevra un coup de lanière en plus de ce qui lui est dû ; combiente manque-t-il ?– J’ai apporté un morceau de bois, ce beau morceau-là ?– Ça c’est quelque chose ; mais va chez le boulanger et demande-luidu pain en échange de ton morceau de bois, t’endonnera-t-il ? Combien te manque-t-il de sous ; voyons, parledonc.– J’ai fait trente-six sous.– Il te manque quatre sous, misérable gredin, quatre sous !et tu reparais devant moi ! Riccardo, tu es un heureux coquin,mon mignon, tu vas bien t’amuser : bas la veste !– Mais, le morceau de bois ?– Je te le donne pour dîner.Cette stupide plaisanterie fit rire tous les enfants quin’étaient pas condamnés.Pendant cet interrogatoire il était survenu une dizained’enfants. Tous vinrent, à tour de rôle, rendre leurs comptes ;– 288 –


avec deux déjà condamnés aux lanières, il s’en trouva trois autresqui n’avaient point leur chiffre.– Ils sont donc cinq brigands qui me volent et me pillent !s’écria Garofoli d’une voix gémissante ; voilà ce que c’est d’êtretrop généreux ; comment voulez-vous que je paye la bonneviande et les bonnes pommes de terre que je vous donne, si vousne voulez pas travailler ? Vous aimez mieux jouer ; il faudraitpleurer avec les jobards, et vous aimez mieux rire entre vous ;croyez-vous donc qu’il ne vaut pas mieux faire semblant depleurer en tendant la main, que de pleurer pour de bon en tendantle dos. Allons, à bas les vestes !Riccardo se tenait le fouet à la main et les cinq patientsétaient rangés à côté de lui.– Tu sais, Riccardo, dit Garofoli, que je ne te regarde pasparce que ces corrections me font mal, mais je t’entends, et aubruit je jugerai bien la force des coups : vas-y de tout cœur, monmignon, c’est pour ton pain que tu travailles.Et il se tourna le nez vers le feu, comme s’il lui était impossiblede voir cette exécution. Pour moi, oublié dans un coin, jefrémissais d’indignation et aussi de peur. C’était l’homme quiallait devenir mon maître ; si je ne rapportais pas les trente oules quarante sous qu’il lui plairait d’exiger de moi, il me faudraittendre le dos à Riccardo. Ah ! je comprenais maintenant commentMattia pouvait parler de la mort si tranquillement et avecun sentiment d’espérance.Le premier claquement du fouet frappant sur la peau me fitjaillir les larmes des yeux. Comme je me croyais oublié, je ne mecontraignis point, mais, je me trompais. Garofoli m’observait àla dérobée ; j’en eus bientôt la preuve.– 289 –


– Voilà un enfant qui a bon cœur, dit-il en me désignant dudoigt ; il n’est pas comme vous, brigands, qui riez du malheur devos camarades et de mon chagrin ; que n’est-il de vos camarades; il vous servirait d’exemple !Ce mot me fit trembler de la tête aux pieds : leur camarade!Au deuxième coup de fouet le patient poussa un gémissementlamentable, au troisième un cri déchirant.Garofoli leva la main, Riccardo resta le fouet suspendu.Je crus qu’il voulait faire grâce ; mais ce n’était pas de grâcequ’il s’agissait.– Tu sais combien les cris me font mal, dit doucement Garofolien s’adressant à sa victime, tu sais que si le fouet te déchirela peau, tes cris me déchirent le cœur ; je te préviens doncque pour chaque cri, tu auras un nouveau coup de fouet : et cesera ta faute ; pense à ne pas me rendre malade de chagrin ; situ avais un peu de tendresse pour moi, un peu de reconnaissance,tu te tairais : Allons, Riccardo !Celui-ci leva le bras et les lanières cinglèrent le dos du malheureux.– Mamma ! mamma ! cria celui-ci. Heureusement je n’envis point davantage, la porte de l’escalier s’ouvrit et Vitalis entra.Un coup d’œil lui fit comprendre ce que les cris qu’il avaitentendus en montant l’escalier lui avaient déjà dénoncé, il courutsur Riccardo et lui arracha le fouet de la main ; puis se retournantvivement vers Garofoli, il se posa devant lui les brascroisés.– 290 –


Tout cela s’était passé si rapidement, que Garofoli resta unmoment stupéfait, mais bientôt se remettant et reprenant sonsourire doucereux :– N’est-ce pas, dit-il, que c’est terrible ; cet enfant n’a pasde cœur.– C’est une bonté ! s’écria Vitalis.– Voilà justement ce que je dis, interrompit Garofoli.– Pas de grimaces, continua mon maître avec force, voussavez bien que ce n’est pas à cet enfant que je parle, mais àvous ; oui, c’est une honte, une lâcheté de martyriser ainsi desenfants qui ne peuvent pas se défendre.– De quoi vous mêlez-vous, vieux fou ? dit Garofoli changeantde ton.– De ce qui regarde la police.– La police, s’écria Garofoli en se levant, vous me menacezde la police, vous ?– Oui, moi, répondit mon maître sans se laisser intimiderpar la fureur du padrone.– Écoutez, Vitalis, dit celui-ci en se calmant et en prenantun ton moqueur, il ne faut pas faire le méchant, et me menacerde causer, parie que, de mon côté, je pourrais bien causer aussi.Et alors qui est-ce qui ne serait pas content ? Bien sûr je n’irairien dire à la police, vos affaires ne la regardent pas. Mais il y ena d’autres qu’elles intéressent, et si j’allais répéter à ceux-là ceque je sais, si je disais seulement un nom, un seul nom, qui estcequi serait obligé d’aller cacher sa honte ?– 291 –


Mon maître resta un moment sans répondre. Sa honte ?J’étais stupéfait. Avant que je fusse revenu de la surprise danslaquelle m’avaient jeté ces étranges paroles, il m’avait pris par lamain.– Suis-moi.Et il m’entraîna vers la porte.– Eh bien ! dit Garofoli en riant, sans rancune mon vieux ;vous vouliez me parler ?– Je n’ai plus rien à vous dire.Et sans une seule parole, sans se retourner, il descenditl’escalier me tenant toujours par la main. Avec quel soulagementje le suivais ! j’échappais donc à Garofoli ; si j’avais osé,j’aurais embrassé Vitalis.– 292 –


XVIIILes carrières de Gentilly.Tant que nous fûmes dans la rue où il y avait du monde, Vitalismarcha sans rien dire, mais bientôt nous nous trouvâmesdans une ruelle déserte ; alors il s’assit sur une borne et passa àplusieurs reprises sa main sur son front, ce qui chez lui était unsigne d’embarras.– C’est peut-être beau d’écouter la générosité, dit-il,comme s’il se parlait à lui-même, mais avec cela nous voilà surle pavé de Paris, sans un sou dans la poche et sans un morceaude pain dans l’estomac. As-tu faim ?– Je n’ai rien mangé depuis le petit croûton que vousm’avez donné ce matin.– Eh bien ! mon pauvre enfant, tu es exposé à te coucher cesoir sans dîner ; encore si nous savions où coucher !– 293 –


– Vous comptiez donc coucher chez Garofoli ?– Je comptais que toi tu y coucherais, et comme pour tonhiver il m’eût donné une vingtaine de francs, j’étais tiré d’affairepour le moment. Mais en voyant comment il traite les enfants,je n’ai pas été maître de moi. Tu n’avais pas envie de rester aveclui, n’est-ce pas ?– Oh ! vous êtes bon.– Peut-être le cœur du jeune homme n’est-il pas tout à faitmort dans le vieux vagabond. Par malheur, le vagabond avaitbien calculé, et le jeune homme a tout dérangé. Maintenant oùaller ?Il était tard déjà, et le froid, qui s’était amolli durant lajournée, était redevenu âpre et glacial ; le vent soufflait du nord,la nuit serait dure.Vitalis resta longtemps assis sur la borne, tandis que nousnous tenions immobiles devant lui, Capi et moi, attendant qu’ileût pris une décision. Enfin, il se leva.– Où allons-nous ?– À Gentilly, tâcher de trouver une carrière où j’ai couchéautrefois. Es-tu fatigué ?– Je me suis reposé chez Garofoli.– Le malheur est que je ne me suis pas reposé, moi, et queje n’en peux plus. Enfin, il faut aller. En avant, mes enfants !C’était son mot de bonne humeur pour les chiens et pourmoi ; mais ce soir-là il le dit tristement.– 294 –


Nous voilà donc en route dans les rues de Paris ; la nuit estnoire et le gaz, dont le vent fait vaciller la flamme dans les lanternes,éclaire mal la chaussée ; nous glissons à chaque pas surun ruisseau gelé ou sur une nappe de glace qui a envahi les trottoirs; Vitalis me tient par la main et Capi est sur nos talons.De temps en temps seulement il reste en arrière pour chercherdans un tas d’ordures s’il ne trouvera pas un os ou unecroûte, car la faim lui tenaille aussi l’estomac ; mais les orduressont prises en un bloc de glace et sa recherche est vaine ;l’oreille basse, il nous rejoint.Après les grandes rues, des ruelles ; après ces ruelles, d’autresgrandes rues ; nous marchons toujours, et les rares passantsque nous rencontrons semblent nous regarder avec étonnement: est-ce notre costume, est-ce notre démarche fatiguéequi frappent l’attention ? Les sergents de ville que nous croisonstournent autour de nous et s’arrêtent pour nous suivre de l’œil.Cependant, sans prononcer une seule parole, Vitaliss’avance courbé en deux ; malgré le froid, sa main brûle lamienne ; il me semble qu’il tremble. Parfois, quand il s’arrêtepour s’appuyer une minute sur mon épaule, je sens tout soncorps agité d’une secousse convulsive.D’ordinaire je n’osais pas trop l’interroger, mais cette foisje manquai à ma règle ; j’avais d’ailleurs comme un besoin de luidire que je l’aimais ou tout au moins que je voulais faire quelquechose pour lui.– Vous êtes malade ! dis-je dans un moment d’arrêt.– Je le crains ; en tous cas, je suis fatigué ; ces jours demarche ont été trop longs pour mon âge, et le froid de cette nuitest trop rude pour mon vieux sang ; il m’aurait fallu un bon lit,– 295 –


un souper dans une chambre close et devant un bon feu. Maistout ça c’est un rêve : en avant, les enfants !En avant ! nous étions sortis de la ville ou tout au moinsdes maisons ; et nous marchions tantôt entre une double rangéede murs, tantôt en pleine campagne, nous marchions toujours.Plus de passants, plus de sergents de ville, plus de lanternes oude becs de gaz ; seulement de temps en temps une fenêtre éclairéeçà et là et au-dessus de nos têtes, le ciel d’un bleu sombreavec de rares étoiles. Le vent qui soufflait plus âpre et plus rudenous collait nos vêtements sur le corps : il nous frappait heureusementdans le dos, mais comme l’emmanchure de ma vesteétait décousue, il entrait par ce trou et me glissait le long dubras, ce qui était loin de me réchauffer.Bien qu’il fit sombre et que des chemins se croisassent àchaque pas, Vitalis marchait comme un homme qui sait où il vaet qui est parfaitement sûr de sa route ; aussi je le suivais sanscrainte de nous perdre, n’ayant d’autre inquiétude que celle desavoir si nous n’allions pas arriver enfin à cette carrière.Mais tout à coup il s’arrêta.– Vois-tu un bouquet d’arbres ? me dit-il.– Je ne vois rien.– Tu ne vois pas une masse noire ?Je regardai de tous les côtés avant de répondre ; nous devionsêtre au milieu d’une plaine, car mes yeux se perdirentdans des profondeurs sombres sans que rien les arrêtât, ni arbresni maisons ; le vide autour de nous ; pas d’autre bruit quecelui du vent sifflant ras de terre dans les broussailles invisibles.– 296 –


– Ah ! si j’avais tes yeux ! dit Vitalis, mais je vois trouble,regarde là-bas.Il étendit la main droit devant lui, puis comme je ne répondaispas, car je n’osais pas dire que je ne voyais rien, il se remiten marche.Quelques minutes se passèrent en silence, puis il s’arrêtade nouveau et me demanda encore si je ne voyais pas de bouquetd’arbres. Je n’avais plus la même sécurité que quelquesinstants auparavant, et un vague effroi fit trembler ma voixquand je répondis que je ne voyais rien.– C’est ta peur qui te fait danser les yeux, dit Vitalis.– Je vous assure que je ne vois pas d’arbres.– Pas de grande roue ?– On ne voit rien.– Nous sommes-nous trompés !Je n’avais pas à répondre, je ne savais ni où nous étions, nioù nous allions.– Marchons encore cinq minutes, et si nous ne voyons pasles arbres nous reviendrons en arrière ; je me serai trompé dechemin.Maintenant que je comprenais que nous pouvions être égarés,je ne me sentais plus de forces. Vitalis me tira par le bras.– Eh bien !– Je ne peux plus marcher.– 297 –


– Et moi, crois-tu que je peux te porter ? si je me tiens encoredebout c’est soutenu par la pensée que si nous nous asseyonsnous ne nous relèverons pas et mourrons là de froid. Allons!Je le suivis.– Le chemin a-t-il des ornières profondes ?– Il n’en a pas du tout.– Il faut retourner sur nos pas.Le vent qui nous soufflait dans le dos, nous frappa à la faceet si rudement, qu’il me suffoqua : j’eus la sensation d’une brûlure.Nous n’avancions pas bien rapidement en venant, mais enretournant nous marchâmes plus lentement encore.– Quand tu verras des ornières, préviens-moi, dit Vitalis ;le bon chemin doit être à gauche, avec une tête d’épine au carrefour.Pendant un quart d’heure, nous avançâmes ainsi luttantcontre le vent ; dans le silence morne de la nuit, le bruit de nospas résonnait sur la terre durcie : bien que pouvant à peine mettreune jambe devant l’autre, c’était moi maintenant qui traînaisVitalis. Avec quelle anxiété je sondais le côté gauche de la route !Une petite étoile rouge brilla tout à coup dans l’ombre.– Une lumière, dis-je en étendant la main.– Où cela ?– 298 –


Vitalis regarda, mais bien que la lumière scintillât à unedistance qui ne devait pas être très-grande, il ne vit rien. Par làje compris que sa vue était affaiblie, car d’ordinaire elle étaitlongue et perçante la nuit.– Que nous importe cette lumière, dit-il, c’est une lampequi brûle sur la table d’un travailleur ou bien près du lit d’unmourant, nous ne pouvons pas aller frapper à cette porte. Dansla campagne, pendant la nuit, nous pourrions demander l’hospitalité,mais aux environs de Paris on ne donne pas l’hospitalité.Il n’y a pas de maisons pour nous. Allons !Pendant quelques minutes encore nous marchâmes, puis ilme sembla apercevoir un chemin qui coupait le nôtre, et au coinde ce chemin un corps noir qui devait être la tête d’épine. Jelâchai la main de Vitalis pour avancer plus vite. Ce chemin étaitcreusé par de profondes ornières.– Voilà l’épine ; il y a des ornières.– Donne-moi la main, nous sommes sauvés, la carrière està cinq minutes d’ici ; regarde bien, tu dois voir le bouquet d’arbres.Il me sembla voir une masse sombre, et je dis que je reconnaissaisles arbres.L’espérance nous rendit l’énergie, mes jambes furent moinslourdes, la terre fut moins dure à mes pieds.Cependant les cinq minutes annoncées par Vitalis me parurentéternelles.– Il y a plus de cinq minutes que nous sommes dans le bonchemin, dit-il en s’arrêtant.– 299 –


– C’est ce qui me semble.– Où vont les ornières ?– Elles continuent droit.– L’entrée de la carrière doit être à gauche, nous auronspassé devant sans la voir ; dans cette nuit épaisse rien n’est plusfacile ; pourtant nous aurions dû comprendre aux ornières quenous allions trop loin.– Je vous assure que les ornières n’ont pas tourné à gauche.– Enfin, rebroussons toujours sur nos pas. Une fois encorenous revînmes en arrière.– Vois-tu le bouquet d’arbres ?– Oui, là, à gauche.– Et les ornières ?– Il n’y en a pas.– Est-ce que je suis aveugle ? dit Vitalis en passant la mainsur ses yeux, marchons droit sur les arbres et donne-moi lamain.– Il y a une muraille.– C’est un amas de pierres.– Non, je vous assure que c’est une muraille.– 300 –


Ce que je disais était facile à vérifier, nous n’étions qu’àquelques pas de la muraille. Vitalis franchit ces quelques pas, etcomme s’il ne s’en rapportait pas à ses yeux, il appliqua les deuxmains contre l’obstacle que j’appelais une muraille et qu’il appelait,lui, un amas de pierres.– C’est bien un mur ; les pierres sont régulièrement rangéeset je sens le mortier : où donc est l’entrée ? cherche les ornières.Je me baissai sur le sol et suivis la muraille jusqu’à son extrémitésans rencontrer la moindre ornière : puis revenant versVitalis je continuai ma recherche du côté opposé. Le résultat futle même : partout un mur : nulle part une ouverture dans cemur, ou sur la terre un chemin, un sillon, une trace quelconqueindiquant une entrée.– Je ne trouve rien que la neige.La situation était terrible ; sans doute mon maître s’étaitégaré et ce n’était pas là que se trouvait la carrière qu’il cherchait.Quand je lui eus dit que je ne trouvais pas les ornières,mais seulement la neige, il resta un moment sans répondre, puisappliquant de nouveau ses mains contre le mur, il le parcourutd’un bout à l’autre. Capi qui ne comprenait rien à cette manœuvre,aboyait avec impatience.Je marchais derrière Vitalis.– Faut-il chercher plus loin ?– Non, la carrière est murée.– Murée ?– 301 –


– On a fermé l’ouverture, et il est impossible d’entrer.– Mais alors ?– Que faire, n’est-ce pas ? je n’en sais rien ; mourir ici.– Oh ! maître.– Oui, tu ne veux pas mourir toi, tu es jeune, la vie te tient :eh bien ! marchons, peux-tu marcher ?– Mais vous ?– Quand je ne pourrai plus, je tomberai comme un vieuxcheval.– Où aller ?– Rentrer dans Paris ; quand nous rencontrerons des sergentsde ville nous nous ferons conduire au poste de police ;j’aurais voulu éviter cela ; mais je ne veux pas te laisser mourirde froid ; allons, mon petit Rémi, allons, mon enfant, du courage!Et nous reprîmes en sens contraire la route que nousavions déjà parcourue. Quelle heure était-il ? Je n’en avais aucuneidée. Nous avions marché longtemps, bien longtemps etlentement. Minuit, une heure du matin peut-être. Le ciel étaittoujours du même bleu sombre, sans lune, avec de rares étoilesqui paraissaient plus petites qu’à l’ordinaire. Le vent, loin de secalmer, avait redoublé de force ; il soulevait des tourbillons depoussière neigeuse sur le bord de la route et nous la fouettait auvisage. Les maisons devant lesquelles nous passions étaient closeset sans lumière : il me semblait que si les gens qui dormaient– 302 –


là chaudement dans leurs draps avaient su combien nous avionsfroid, ils nous auraient ouvert leur porte.En marchant vite nous aurions pu réagir contre le froid,mais Vitalis n’avançait plus qu’à grand’peine en soufflant ; sarespiration était haute et haletante comme s’il avait couru.Quand je l’interrogeais, il ne me répondait pas, et de la main,lentement, il me faisait signe qu’il ne pouvait pas parler.De la campagne nous étions revenus en ville, c’est-à-direque nous marchions entre des murs au haut desquels çà et là sebalançait un réverbère avec un bruit de ferraille.Vitalis s’arrêta : je compris qu’il était à bout.– Voulez-vous que je frappe à l’une de ces portes ? dis-je.– Non, on ne nous ouvrirait pas ; ce sont des jardiniers, desmaraîchers qui demeurent là ; ils ne se lèvent pas la nuit. Marchonstoujours.Mais il avait plus de volonté que de forces. Après quelquespas il s’arrêta encore.– Il faut que je me repose un peu, dit-il, je n’en puis plus.Une porte s’ouvrait dans une palissade, et au-dessus decette palissade se dressait un grand tas de fumier monté droit,comme on en voit si souvent dans les jardins des maraîchers ; levent, en soufflant sur le tas, avait desséché le premier lit depaille et il en avait éparpillé une assez grande épaisseur dans larue, au pied même de la palissade.– Je vais m’asseoir là, dit Vitalis.– 303 –


– Vous disiez que si nous nous asseyions, nous serions prispar le froid et ne pourrions plus nous relever.Sans me répondre, il me fit signe de ramasser la paillecontre la porte, et il se laissa tomber sur cette litière plutôt qu’ilne s’y assit ; ses dents claquaient et tout son corps tremblait.– Apporte encore de la paille, me dit-il, le tas de fumiernous met à l’abri du vent.À l’abri du vent, cela était vrai, mais non à l’abri du froid.Lorsque j’eus amoncelé tout ce que je pus ramasser de paille, jevins m’asseoir près de Vitalis.– Tout contre moi, dit-il, et mets Capi sur toi, il te passeraun peu de sa chaleur.Vitalis était un homme d’expérience, qui savait que le froid,dans les conditions où nous étions, pouvait devenir mortel. Pourqu’il s’exposât à ce danger, il fallait qu’il fût anéanti.Il l’était réellement. Depuis quinze jours, il s’était couchéchaque soir ayant fait plus que force, et cette dernière fatiguearrivant après toutes les autres, le trouvait trop faible pour lasupporter, épuisé par une longue suite d’efforts, par les privationset par l’âge.Eut-il conscience de son état ? Je ne l’ai jamais su. Mais aumoment où ayant ramené la paille sur moi, je me serrais contrelui, je sentis qu’il se penchait sur mon visage et qu’il m’embrassait.C’était la seconde fois ; ce fut, hélas ! la dernière.Un petit froid empêche le sommeil chez les gens qui semettent au lit en tremblant, un grand froid prolongé frapped’engourdissement et de stupeur ceux qu’il saisit en plein air. Cefut là notre cas.– 304 –


À peine m’étais-je blotti contre Vitalis que je fus anéanti etque mes yeux se fermèrent. Je fis effort pour les ouvrir, et,comme je n’y parvenais pas, je me pinçai le bras fortement ;mais ma peau était insensible, et ce fut à peine si, malgré toutela bonne volonté que j’y mettais, je pus me faire un peu de mal.Cependant la secousse me rendit jusqu’à un certain point laconscience de la vie. Vitalis, le dos appuyé contre la porte, haletaitpéniblement, par des saccades courtes et rapides. Dans mesjambes, appuyé contre ma poitrine, Capi dormait déjà. Audessusde notre tête, le vent soufflait toujours et nous couvraitde brins de paille qui tombaient sur nous comme des feuillessèches qui se seraient détachées d’un arbre. Dans la rue, personne,près de nous, au loin, tout autour de nous, un silence demort.Ce silence me fit peur ; peur de quoi ? je ne m’en rendis pascompte ; mais une peur vague, mêlée d’une tristesse qui m’emplitles yeux de larmes. Il me sembla que j’allais mourir là.Et la pensée de la mort me reporta à Chavanon. Pauvremaman Barberin ! mourir sans la revoir, sans revoir notre maison,mon jardinet. Et, par je ne sais quelle extravagance d’imagination,je me retrouvai dans ce jardinet : le soleil brillait, gai etchaud ; les jonquilles ouvraient leurs fleurs d’or, les merleschantaient dans les buissons, et, sur la haie d’épine, mère Barberinétendait le linge qu’elle venait de laver au ruisseau quichantait sur les cailloux.Brusquement mon esprit quitta Chavanon, pour rejoindrele Cygne : Arthur dormait dans son lit ; madame Milligan étaitéveillée et comme elle entendait le vent souffler elle se demandaitoù j’étais par ce grand froid.Puis mes yeux se fermèrent de nouveau, mon cœur s’engourdit,il me sembla que je m’évanouissais.– 305 –


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XIXLise.Quand je me réveillai j’étais dans un lit ; la flamme d’ungrand feu éclairait la chambre où j’étais couché.Je regardai autour de moi.Je ne connaissais pas cette chambre.Je ne connaissais pas non plus les figures qui m’entouraient: un homme en veste grise et en sabots jaunes ; trois ouquatre enfants dont une petite fille de cinq ou six ans qui fixaitsur moi des yeux étonnés ; ces yeux étaient étranges, ils parlaient.Je me soulevai.– 307 –


On s’empressa autour de moi.– Vitalis ? dis-je.– Il demande son père, dit une jeune fille qui paraissaitl’aînée des enfants.– Ce n’est pas mon père, c’est mon maître ; où est-il ? Oùest Capi ?Vitalis eût été mon père, on eût pris sans doute des ménagementspour me parler de lui ; mais comme il n’était que monmaître, on jugea qu’il n’y avait qu’à me dire simplement la vérité,et voici ce qu’on m’apprit.La porte dans l’embrasure de laquelle nous nous étionsblottis était celle d’un jardinier. Vers deux heures du matin, cejardinier avait ouvert cette porte pour aller au marché, et il nousavait trouvés couchés sous notre couverture de paille. On avaitcommencé par nous dire de nous lever, afin de laisser passer lavoiture ; puis, comme nous ne bougions ni l’un ni l’autre, et queCapi seul répondait en aboyant pour nous défendre, on nousavait pris par le bras pour nous secouer. Nous n’avions pas bougédavantage Alors on avait pensé qu’il se passait quelque chosede grave. On avait apporté une lanterne : le résultat de l’examenavait été que Vitalis était mort, mort de froid, et que je ne valaispas beaucoup mieux que lui. Cependant, comme grâce à Capicouché sur ma poitrine, j’avais conservé un peu de chaleur aucœur, j’avais résisté et je respirais encore. On m’avait alors portédans la maison du jardinier et l’on m’avait couché dans le litd’un des enfants qu’on avait fait lever. J’étais resté là six heures,à peu près mort ; puis la circulation du sang s’était rétablie, larespiration avait repris de la force, et je venais de m’éveiller.Si engourdi, si paralysé que je fusse de corps et d’intelligence,je me trouvai cependant assez éveillé pour comprendre– 308 –


dans toute leur étendue les paroles que je venais d’entendre.Vitalis mort !C’était l’homme à la veste grise, c’est-à-dire le jardinier quime faisait ce récit, et pendant qu’il parlait, la petite fille au regardétonné ne me quittait pas des yeux. Quand son père eut ditque Vitalis était mort, elle comprit sans doute, elle sentit parune intuition rapide le coup que cette nouvelle me portait, carquittant vivement son coin elle s’avança vers son père, lui posaune main sur le bras et me désigna de l’autre main en faisantentendre un son étrange qui n’était point la parole humainemais quelque chose comme un soupir doux et compatissant.D’ailleurs le geste était si éloquent qu’il n’avait pas besoind’être appuyé par des mots ; je sentis dans ce geste et dans leregard qui l’accompagnait une sympathie instinctive, et pour lapremière fois depuis ma séparation d’avec Arthur j’éprouvai unsentiment indéfinissable de confiance et de tendresse, commeau temps où mère Barberin me regardait avant de m’embrasser.Vitalis était mort, j’étais abandonné, et cependant il me semblaque je n’étais point seul, comme s’il eût été encore là près demoi.– Eh bien, oui, ma petite Lise, dit le père en se penchantvers sa fille, ça lui fait de la peine, mais il faut bien lui dire lavérité, si ce n’est pas nous, ce seront les gens de la police.Et il continua à me raconter comment on avait été prévenirles sergents de ville, et comment Vitalis avait été emporté pareux tandis qu’on m’installait, moi, dans le lit d’Alexis, son filsaîné.– Et Capi ? dis-je, lorsqu’il eut cessé de parler.– Capi !– 309 –


– Oui, le chien ?– Je ne sais pas, il a disparu.– Il a suivi le brancard, dit l’un des enfants.– Tu l’as vu, Benjamin ?– Je crois bien, il marchait sur les talons des porteurs, latête basse, et de temps en temps il sautait sur le brancard, puisquand on le faisait descendre, il poussait un cri plaintif, commeun hurlement étouffé.Pauvre Capi ! lui qui tant de fois avait suivi, en bon comédien,l’enterrement pour rire de Zerbino, en prenant une minede pleureur, en poussant des soupirs qui faisaient se pâmer lesenfants les plus sombres…Le jardinier et ses enfants me laissèrent seul, et sans tropsavoir ce que je faisais, et surtout ce que j’allais faire, je me levai.Ma harpe avait été déposée aux pieds du lit sur lequel onm’avait couché, je passai la bandoulière autour de mon épaule,et j’entrai dans la pièce où le jardinier était entré avec ses enfants.Il fallait bien partir, pour aller où ?… je n’en avais pasconscience, mais je sentais que je devais partir… et je partais.Dans le lit, en me réveillant, je ne m’étais pas trouvé tropmal à mon aise, courbaturé seulement, avec une insupportablechaleur à la tête ; mais, quand je fus sur mes jambes, il me semblaque j’allais tomber, et je fus obligé de me retenir à unechaise. Cependant, après un moment de repos, je poussai laporte et me retrouvai en présence du jardinier et de ses enfants.– 310 –


Ils étaient assis devant une table, auprès d’un feu qui flambaitdans une haute cheminée, et en train de manger une bonnesoupe aux choux.L’odeur de la soupe me porta au cœur et me rappela brutalementque je n’avais pas dîné la veille ; j’eus une sorte de défaillanceet je chancelai. Mon malaise se traduisit sur mon visage.– Est-ce que tu te trouves mal, mon garçon ! demanda lejardinier d’une voix compatissante.Je répondis qu’en effet je ne me sentais pas bien, et que sion voulait le permettre je resterais assis un moment auprès dufeu.Mais ce n’était plus de chaleur que j’avais besoin, c’était denourriture ; le feu ne me remit pas, et le fumet de la soupe, lebruit des cuillers dans les assiettes, le clappement de langue deceux qui mangeaient, augmentèrent encore ma faiblesse.Si j’avais osé, comme j’aurais demandé une assiettée desoupe, mais Vitalis ne m’avait pas appris à tendre la main, et lanature ne m’avait pas créé mendiant ; je serais plutôt mort defaim que de dire « j’ai faim ». Pourquoi, je n’en sais trop rien ?si ce n’est parce que je n’ai jamais voulu demander que ce que jepouvais rendre.La petite fille au regard étrange, celle qui ne parlait pas etque son père avait appelée Lise, était en face de moi, et au lieude manger elle me regardait sans baisser ou détourner les yeux.Tout à coup elle se leva de table, et prenant son assiette qui étaitpleine de soupe, elle me l’apporta et me la mit sur les genoux.Faiblement, car je n’avais plus de voix pour parler, je fis ungeste de la main pour la remercier, mais son père ne m’en laissapas le temps.– 311 –


– Accepte, mon garçon, dit-il, ce que Lise donne est biendonné ; et si le cœur t’en dit, après celle-là une autre.Si le cœur m’en disait ! L’assiette de soupe fut engloutie enquelques secondes. Quand je reposai ma cuiller, Lise, qui étaitrestée devant moi me regardant fixement, poussa un petit criqui n’était plus un soupir cette fois, mais une exclamation decontentement. Puis, me prenant l’assiette, elle la tendit à sonpère pour qu’il la remplît, et quand elle fut pleine, elle me larapporta avec un sourire si doux, si encourageant que, malgréma faim, je restai un moment sans penser à prendre l’assiette.Comme la première fois, la soupe disparut promptement ;ce n’était plus un sourire qui plissait les lèvres des enfants meregardant, mais un vrai rire qui leur épanouissait la bouche etles lèvres.– Eh bien ! mon garçon, dit le jardinier, tu es une jolie cuiller.Je me sentis rougir jusqu’aux cheveux ; mais après un momentje crus qu’il valait mieux avouer la vérité que de me laisseraccuser de gloutonnerie, et je répondis que je n’avais pas dîné laveille.– Et déjeuné ?– Pas déjeuné non plus.– Et ton maître ?– Il n’avait pas mangé plus que moi.– Alors il est mort autant de faim que de froid. La soupem’avait rendu la force ; je me levai pour partir.– 312 –


– Où veux-tu aller ? dit le père.– Partir.– Où vas-tu ?– Je ne sais pas.– Tu as des amis à Paris ?– Non.– Des gens de ton pays ?– Personne.– Où est ton garni ?– Nous n’avions pas de logement ; nous sommes arrivéshier.– Qu’est-ce que tu veux faire ?vie.– Jouer de la harpe, chanter mes chansons et gagner ma– Où cela ?– À Paris.– Tu ferais mieux de retourner dans ton pays, chez tes parents; où demeurent tes parents ?– Je n’ai pas de parents.– 313 –


– Tu disais que le vieux à barbe blanche n’était pas tonpère ?– Je n’ai pas de père.– Et ta mère ?– Je n’ai pas de mère.– Tu as bien un oncle, une tante, des cousins, des cousines,quelqu’un.– Non, personne.– D’où viens-tu ?– Mon maître m’avait acheté au mari de ma nourrice. Vousavez été bon pour moi, je vous en remercie bien de tout cœur,et, si vous voulez, je reviendrai dimanche pour vous faire danseren jouant de la harpe, si cela vous amuse.En parlant, je m’étais dirigé vers la porte ; mais j’avais faità peine quelques pas que Lise, qui me suivait, me prit par lamain et me montra ma harpe en souriant.Il n’y avait pas à se tromper.– Vous voulez que je joue ?Elle fit un signe de tête, et frappa joyeusement des mains.– Eh bien, oui, dit le père, joue-lui quelque chose.Je pris ma harpe et, bien que je n’eusse pas le cœur à ladanse ni à la gaîté, je me mis à jouer une valse, ma bonne, celleque j’avais bien dans les doigts ; ah ! comme j’aurais voulu jouer– 314 –


aussi bien que Vitalis et faire plaisir à cette petite fille qui meremuait si doucement le cœur avec ses yeux !Tout d’abord elle m’écouta en me regardant fixement, puiselle marqua la mesure avec ses pieds ; puis bientôt, comme sielle était entraînée par la musique, elle se mit à tourner dans lacuisine, tandis que ses deux frères et sa sœur aînée restaienttranquillement assis : elle ne valsait pas, bien entendu, et elle nefaisait pas les pas ordinaires, mais elle tournoyait gracieusementavec un visage épanoui.Assis près de la cheminée, son père ne la quittait pas desyeux, il paraissait tout ému et il battait des mains. Quand lavalse fut finie et que je m’arrêtai, elle vint se camper gentimenten face de moi et me fit une belle révérence. Puis, tout de suitefrappant ma harpe d’un doigt, elle fît un signe qui voulait dire« encore ».J’aurais joué pour elle toute la journée avec plaisir ; maisson père dit que c’était assez parce qu’il ne voulait pas qu’elle sefatiguât à tourner.Alors au lieu de jouer un air de valse ou de danse, je chantaima chanson napolitaine que Vitalis m’avait apprise :Fenesta vascia e patrona crudeleQuanta sospire m’aje fatto jettare.M’arde stocore comm’a na cannelaBella quanno te sento anno menarre.Cette chanson était pour moi ce qu’a été le « Des chevaliersde ma patrie » de Robert le Diable pour Nourrit, et le « Suivezmoi» de Guillaume Tell pour Duprez, c’est-à-dire mon morceaupar excellence, celui dans lequel j’étais habitué à produire monplus grand effet : l’air en est doux et mélancolique, avec quelquechose de tendre qui remue le cœur.– 315 –


Aux premières mesures, Lise vint se placer en face de moi,ses yeux fixés sur les miens, remuant les lèvres comme si mentalementelle répétait mes paroles, puis quand l’accent de lachanson devint plus triste, elle recula doucement de quelquespas, si bien qu’à la dernière strophe elle se jeta en pleurant surles genoux de son père.– Assez, dit celui-ci.– Est-elle bête ! dit un de ses frères, celui qui s’appelaitBenjamin, elle danse et puis tout de suite elle pleure.– Pas si bête que toi ! elle comprend, dit la sœur aînée, ense penchant sur elle pour l’embrasser.Pendant que Lise se jetait sur les genoux de son père,j’avais mis ma harpe sur mon épaule et je m’étais dirigé du côtéde la porte.– Où vas-tu ? me dit-il.– Je pars.– Tu tiens donc bien à ton métier de musicien ?– Je n’en ai pas d’autre.– Les grands chemins ne te font pas peur 7– Je n’ai pas de maison.– Cependant la nuit que tu viens de passer a dû te donner àréfléchir ?– 316 –


– Bien certainement, j’aimerais mieux un bon lit et le coindu feu.– Le veux-tu, le coin du feu et le bon lit, avec le travail bienentendu ? Si tu veux rester, tu travailleras, tu vivras avec nous.Tu comprends, n’est-ce pas, que ce n’est pas la fortune que je tepropose, ni la fainéantise. Si tu acceptes, il y aura pour toi de lapeine à prendre, du mal à te donner, il faudra se lever matin,piocher dur dans la journée, mouiller de sueur le pain que tugagneras. Mais le pain sera assuré, tu ne seras plus exposé àcoucher à la belle étoile comme la nuit dernière, et peut-être àmourir abandonné au coin d’une borne ou au fond d’un fossé ;le soir tu trouveras ton lit prêt et, en mangeant ta soupe, tu aurasla satisfaction de l’avoir gagnée, ce qui la rend bonne, je t’assure.Et puis enfin si tu es un bon garçon, et j’ai dans l’idéequelque chose qui me dit que tu en es un, tu auras en nous unefamille.Lise s’était retournée, et à travers ses larmes elle me regardaiten souriant.Surpris par cette proposition, je restai un moment indécis,ne me rendant pas bien compte de ce que j’entendais.Alors Lise, quittant son père, vint à moi, et, me prenant parla main, me conduisit devant une gravure enluminée qui étaitaccrochée à la muraille ; cette gravure représentait un petitSaint-Jean vêtu d’une peau de mouton.Du geste elle fit signe à son père et à ses frères de regarderla gravure, et en même temps, ramenant la main vers moi, ellelissa ma peau de mouton et montra mes cheveux qui, commeceux de Saint-Jean, étaient séparés au milieu du front et tombaientsur mes épaules en frisant.– 317 –


Je compris qu’elle trouvait que je ressemblais au Saint-Jean et sans trop savoir pourquoi cela me fit plaisir et en mêmetemps me toucha doucement.– C’est vrai, dit le père, qu’il ressemble au Saint-Jean.Lise frappa des mains en riant.– Eh bien, dit le père en revenant à sa proposition, cela teva-t-il mon garçon ?Une famille !J’aurais donc une famille ! Ah ! combien de fois déjà cerêve tant caressé s’était-il évanoui : mère Barberin, madameMilligan, Vitalis, tous, les uns après les autres m’avaient manqué.Je ne serais plus seul.Ma position était affreuse : je venais de voir mourir unhomme avec lequel je vivais depuis plusieurs années et qui avaitété pour moi presque un père ; en même temps j’avais perdumon compagnon, mon camarade, mon ami, mon bon et cherCapi que j’aimais tant et qui, lui aussi, m’avait pris en si grandeamitié, et cependant quand le jardinier me proposa de resterchez lui un sentiment de confiance me raffermit le cœur.Tout n’était donc pas fini pour moi : la vie pouvait recommencer.Et ce qui me touchait, bien plus que le pain assuré dont onme parlait, c’était cet intérieur que je voyais si uni, cette vie defamille qu’on me promettait.Ces garçons seraient mes frères.– 318 –


Cette jolie petite Lise serait ma sœur.Dans mes rêves enfantins j’avais plus d’une fois imaginéque je retrouverais mon père et ma mère, mais je n’avais jamaispensé à des frères et à des sœurs.Et voilà qu’ils s’offraient à moi.Ils ne l’étaient pas réellement, cela était vrai, de par la nature,mais ils pourraient le devenir de par l’amitié : pour cela iln’y avait qu’à les aimer (ce à quoi j’étais tout disposé), et à mefaire aimer d’eux, ce qui ne devait pas être difficile, car ils paraissaienttous remplis de bonté.Vivement je dépassai la bandoulière de ma harpe de dessusmon épaule.– Voilà une réponse, dit le père en riant, et une bonne, onvoit qu’elle est agréable pour toi. Accroche ton instrument à ceclou, mon garçon, et le jour où tu ne te trouveras pas bien avecnous, tu le reprendras pour t’envoler ; seulement tu auras soinde faire comme les hirondelles et les rossignols, tu choisiras tasaison pour te mettre en route.La maison à la porte de laquelle nous étions venus nousabattre dépendait de la Glacière ; et le jardinier qui l’occupait senommait Acquin. Au moment où l’on me reçut dans cette maison,la famille se composait de cinq personnes : le père qu’onappelait père Pierre ; deux garçons, Alexis et Benjamin, et deuxfilles, Étiennette, l’aînée, et Lise, la plus jeune des enfants.Lise était muette, mais non muette de naissance ; c’est-àdireque le mutisme n’était point chez elle la conséquence de lasurdité. Pendant deux ans elle avait parlé, puis tout à coup, unpeu avant d’atteindre sa quatrième année, elle avait perdu– 319 –


l’usage de la parole. Cet accident, survenu à la suite de convulsions,n’avait heureusement pas atteint son intelligence, quis’était au contraire développée avec une précocité extraordinaire; non-seulement elle comprenait tout, mais encore elledisait, elle exprimait tout. Dans les familles pauvres et mêmedans beaucoup d’autres familles, il arrive trop souvent que l’infirmitéd’un enfant est pour lui une cause d’abandon ou de répulsion.Mais cela ne s’était pas produit pour Lise, qui, par sagentillesse et sa vivacité, son humeur douce et sa bonté expansive,avait échappé à cette fatalité. Ses frères la supportaientsans lui faire payer son malheur ; son père ne voyait que parelle ; sa sœur aînée Étiennette l’adorait.Autrefois le droit d’aînesse était un avantage dans les famillesnobles ; aujourd’hui, dans les familles d’ouvriers, c’estquelquefois hériter d’une lourde responsabilité que naître lapremière. Madame Acquin était morte un an après la naissancede Lise, et depuis ce jour Étiennette, qui avait alors deux annéesseulement de plus que son frère aîné, était devenue la mère defamille. Au lieu d’aller à l’école, elle avait dû rester à la maison,préparer la nourriture, coudre un bouton ou une pièce aux vêtementsde son père ou de ses frères, et porter Lise dans sesbras ; on avait oublié qu’elle était fille, qu’elle était sœur, et l’onavait vite pris l’habitude de ne voir en elle qu’une servante, etune servante avec laquelle on ne se gênait guère, car on savaitbien qu’elle ne quitterait pas la maison et ne se fâcherait jamais.À porter Lise sur ses bras, à traîner Benjamin par la main,à travailler toute la journée, se levant tôt pour faire la soupe dupère avant son départ pour la halle, se couchant tard pour remettretout en ordre après le souper, à laver le linge des enfantsau lavoir, à arroser l’été quand elle avait un instant de répit, àquitter son lit la nuit pour étendre les paillassons pendant l’hiver,quand la gelée prenait tout à coup, Étiennette n’avait pas eule temps d’être une enfant, de jouer, de rire. À quatorze ans, safigure était triste et mélancolique comme celle d’une vieille fille– 320 –


de trente-cinq ans, cependant avec un rayon de douceur et derésignation.Il n’y avait pas cinq minutes que j’avais accroché ma harpeau clou qui m’avait été désigné, et que j’étais en train de racontercomment nous avions été surpris par le froid et la fatigueen revenant de Gentilly, où nous avions espéré coucher dansune carrière, quand j’entendis un grattement à la porte qui ouvraitsur le jardin, et en même temps un aboiement plaintif.– C’est Capi ! dis-je en me levant vivement.Mais Lise me prévint ; elle courut à la porte et l’ouvrit.Le pauvre Capi s’élança d’un bond contre moi, et, quand jel’eus pris dans mes bras, il se mit à me lécher la figure en poussantdes petits cris de joie : tout son corps tremblait.– Et Capi ? dis-je.Ma question fut comprise.– Eh bien, Capi restera avec toi.Comme s’il comprenait, le chien sauta à terre et, mettant lapatte droite sur son cœur, il salua. Cela fît beaucoup rire les enfants,surtout Lise, et pour les amuser je voulus que Capi leurjouât une pièce de son répertoire, mais lui ne voulut pas m’obéiret sautant sur mes genoux, il recommença à m’embrasser ; puis,descendant, il se mit à me tirer par la manche de ma veste.– Il veut que je sorte.– Pour te mener auprès de ton maître.– 321 –


Les hommes de police qui avaient emporté Vitalis avaientdit qu’ils avaient besoin de m’interroger et qu’ils viendraientdans la journée, quand je serais réchauffé et réveillé. C’était bienlong, bien incertain de les attendre. J’étais anxieux d’avoir desnouvelles de Vitalis. Peut-être n’était-il pas mort comme onl’avait cru ? Je n’étais pas mort, moi. Il pouvait comme moi, êtrerevenu à la vie.Voyant mon inquiétude et devinant sa cause, le pèrem’emmena au bureau du commissaire, où l’on m’adressa questionssur questions, auxquelles je ne répondis que quand onm’eut assuré que Vitalis était mort. Ce que je savais était biensimple, je le racontai. Mais le commissaire voulut en apprendredavantage, et il m’interrogea longuement sur Vitalis et sur moi.Sur moi je répondis que je n’avais plus de parents et queVitalis m’avait loué moyennant une somme d’argent qu’il avaitpayée d’avance au mari de ma nourrice.– Et maintenant ? me dit le commissaire. À ce mot, le pèreintervint.– Nous nous chargerons de lui, si vous voulez bien nous leconfier.Non-seulement le commissaire voulut bien me confier aujardinier, mais encore il le félicita pour sa bonne action.Il fallait maintenant répondre au sujet de Vitalis, et celam’était assez difficile, car je ne savais rien ou presque rien.Il y avait cependant un point mystérieux dont j’aurais puparler : c’était ce qui c’était passé lors de notre dernière représentation,quand Vitalis avait chanté de façon à provoquer l’admirationet l’étonnement de la dame ; il y avait aussi les mena-– 322 –


ces de Garofoli, mais je me demandais si je ne devais pas garderle silence à ce sujet.Ce que mon maître avait si soigneusement caché durant savie, devait-il être révélé après sa mort ?Mais il n’est pas facile à un enfant de cacher quelque choseà un commissaire de police qui connaît son métier, car ces genslàont une manière de vous interroger qui vous perd bien vitequand vous essayez de vous échapper.Ce fut ce qui m’arriva.En moins de cinq minutes le commissaire m’eut fait dire ceque je voulais cacher et ce que lui tenait à savoir.– Il n’y a qu’à le conduire chez ce Garofoli, dit-il à unagent ; une fois dans la rue de Lourcine, il reconnaîtra la maison; vous monterez avec lui et vous interrogerez ce Garofoli.Nous nous mîmes tous les trois en route : l’agent, le père etmoi.Comme l’avait dit le commissaire, il me fut facile de reconnaîtrela maison, et nous montâmes au quatrième étage. Je nevis pas Mattia qui sans doute était entré à l’hôpital. En apercevantun agent de police et en me reconnaissant, Garofoli pâlit ;certainement il avait peur.Mais il se rassura bien vite quand il apprit de la bouche del’agent ce qui nous amenait chez lui.– Ah ! le pauvre vieux est mort, dit-il.– Vous le connaissiez ?– 323 –


– Parfaitement.– Eh bien ! dites-moi ce que vous savez.– C’est bien simple. Son nom n’était point Vitalis ; il s’appelaitCarlo Balzani, et si vous aviez vécu, il y a trente-cinq ouquarante ans, en Italie, ce nom suffirait seul pour vous dire cequ’était l’homme dont vous vous inquiétez. Carlo Balzani était àcette époque le chanteur le plus fameux de toute l’Italie, et sessuccès sur nos grandes scènes ont été célèbres : il a chanté partout,à Naples, à Rome, à Milan, à Venise, à Florence, à Londres,à Paris. Mais il est venu un jour où la voix s’est perdue ; alors,ne pouvant plus être le roi des artistes, il n’a pas voulu que sagloire fût amoindrie en la compromettant sur des théâtres indignesde sa réputation. Il a abdiqué son nom de Carlo Balzani etil est devenu Vitalis, se cachant de tous ceux qui l’avaient connudans son beau temps. Cependant il fallait vivre ; il a essayé deplusieurs métiers et n’a pas réussi, si bien que de chute enchute, il s’est fait montreur de chiens savants. Mais dans sa misère,la fierté lui était restée, et il serait mort de honte si le publicavait pu apprendre que le brillant Carlo Balzani était devenule pauvre Vitalis. Un hasard m’avait rendu maître de ce secret.C’était donc là l’explication du mystèrequi m’avait tant intrigué.Pauvre Carlo Balzani. Cher Vitalis !On m’aurait dit qu’il avait été roi que celane m’aurait pas étonné.– 324 –


XXJardinier.On devait enterrer mon maître le lendemain, et le pèrem’avait promis de me conduire à l’enterrement.Mais le lendemain je ne pus me lever, car je fus pris dans lanuit d’une grande fièvre qui débuta par un frisson suivi d’unebouffée de chaleur ; il me semblait que j’avais le feu dans la poitrineet que j’étais malade comme Joli-Cœur, après sa nuit passéesur l’arbre, dans la neige.En réalité, j’avais une violente inflammation, c’est-à-direune fluxion de poitrine causée par le refroidissement que j’avaiséprouvé dans la nuit où mon pauvre maître avait péri.– 325 –


Ce fut cette fluxion de poitrine qui me mit à même d’apprécierla bonté de la famille Acquin, et surtout les qualités de dévouementd’Étiennette.Bien que chez les pauvres gens on soit ordinairement peudisposé à appeler les médecins, je fus pris d’une façon si violenteet si effrayante, qu’on fit pour moi une exception à cetterègle, qui est de nature autant que d’habitude. Le médecin, appelé,n’eut pas besoin d’un long examen et d’un récit détaillépour voir quelle était ma maladie ; tout de suite il déclara qu’ondevait me porter à l’hospice.C’était, en effet, le plus simple et le plus facile. Cependantcet avis ne fut pas adopté par le père.– Puisqu’il est venu tomber à notre porte, dit-il, et non àcelle de l’hospice, c’est que nous devons le garder.Le médecin avait combattu avec toutes sortes de bonnesparoles ce raisonnement fataliste, mais sans l’ébranler. On devaitme garder, on m’avait gardé.Et à toutes ses occupations, Étiennette avait ajouté celle degarde-malade, me soignant doucement, méthodiquement,comme l’eût fait une sœur de Saint-Vincent de Paul, sans jamaisune impatience ou un oubli. Quand elle était obligée de m’abandonnerpour les travaux de la maison, Lise la remplaçait, et biendes fois, dans ma fièvre, j’ai vu celle-ci aux pieds de mon lit,fixant sur moi ses grands yeux inquiets. L’esprit troublé par ledélire, je croyais qu’elle était mon ange gardien, et je lui parlaiscomme j’aurais parlé à un ange, en lui disant mes espérances etmes désirs. C’est depuis ce moment que je me suis habitué à laconsidérer, malgré moi, comme un être idéal, entouré d’unesorte d’auréole, que j’étais tout surpris de voir vivre de notre viequand je m’attendais au contraire à la voir s’envoler avec degrandes ailes blanches.– 326 –


Ma maladie fut longue et douloureuse, avec plusieurs rechutesqui eussent découragé peut-être des parents, mais qui nelassèrent ni la patience ni le dévouement d’Étiennette. Pendantplusieurs nuits, il fallut me veiller, car j’avais la poitrine prise demanière à croire que j’allais étouffer d’un moment à l’autre, etce furent Alexis et Benjamin qui, alternativement, se remplacèrentauprès de mon lit. Enfin, la convalescence arriva ; mais,comme la maladie fut longue, capricieuse, et il me fallut attendreque le printemps commençât à reverdir les prairies de laGlacière pour sortir de la maison.Alors Lise, qui ne travaillait point, prit la place d’Étiennetteet ce fut elle qui me promena sur les bords de la Bièvre. Versmidi, quand le soleil était dans son plein, nous partions, et noustenant par la main nous nous en allions doucement suivis deCapi. Le printemps fut doux et beau cette année-là, ou tout aumoins il m’en est resté un doux et beau souvenir, ce qui est lamême chose.C’est un quartier peu connu des Parisiens que celui qui setrouve entre la Maison-Blanche et la Glacière ; on sait vaguementqu’il y a quelque part par là une petite vallée, mais commela rivière qui l’arrose est la Bièvre, on dit et l’on croit que cettevallée est un des endroits les plus sales et les plus tristes de labanlieue de Paris. Il n’en est rien cependant, et l’endroit vautmieux que sa réputation. La Bièvre, que l’on juge trop souventpar ce qu’elle est devenue industriellement dans le faubourgSaint-Marcel, et non par ce qu’elle était naturellement à Verrièresou à Rungis, coule là, ou tout au moins coulait là au tempsdont je parle, sous un épais couvert de saules et de peupliers, etsur ses bords s’étendent de vertes prairies qui montent doucementjusqu’à des petits coteaux couronnés de maisons et de jardins; l’herbe est fraîche et drue au printemps, les pâquerettesémaillent d’étoiles blanches son tapis d’émeraude, et dans lessaules qui feuillissent, dans les peupliers dont les bourgeons– 327 –


sont enduits d’une résine visqueuse, les oiseaux, le merle, lafauvette, le pinson voltigent en disant par leurs chants qu’on estencore à la campagne et non déjà à la ville.Ce fut ainsi que je vis cette petite vallée, – qui depuis a bienchangé, – et l’impression qu’elle m’a laissée est vivace dans monsouvenir comme au jour où je la reçus. Si j’étais peintre je vousdessinerais le rideau de peupliers sans oublier un seul arbre, –et les gros saules avec les groseilliers épineux qui verdissaientsur leurs têtes, les racines implantées dans leur tronc pourri, –et les glacis des fortifications sur lesquels nous faisions de si– 328 –


elles glissades en nous lançant sur un seul pied, – et la Butteaux-Caillesavec son moulin à vent ; – et la cour Sainte-Hélèneavec sa population de blanchisseuses ; et les tanneries qui salissentet infectent les eaux de la rivière, – et la ferme Sainte-Anne, où de pauvres fous qui cultivent la terre passent à côté devous souriant d’un sourire idiot, les membres ballants, la bouchemi-ouverte montrant un bout de langue, avec une vilainegrimace.Dans nos promenades, Lise naturellement ne parlait pas,mais chose étonnante, nous n’avions pas besoin de paroles,nous nous regardions et nous nous comprenions si bien avecnos yeux que j’en venais à ne plus lui parler moi-même.À la longue les forces me revinrent et je pus m’employeraux travaux du jardin : j’attendais ce moment avec impatience,car j’avais hâte de faire pour les autres ce que les autres faisaientpour moi, de travailler pour eux et de leur rendre, dans la mesurede mes forces, ce qu’ils m’avaient donné. Je n’avais jamaistravaillé, car si pénibles que soient les longues marches, elles nesont pas un travail continu qui demande la volonté et l’application,mais il me semblait que je travaillerais bien, au moins courageusement,à l’exemple de ceux que je voyais autour de moi.C’était la saison où les giroflées commencent à arriver surles marchés de Paris, et la culture du père Acquin était à cemoment celle des giroflées ; notre jardin en était rempli ; il y enavait des rouges, des blanches, des violettes disposées par couleurs,séparées sous les châssis, de sorte qu’il y avait des lignestoutes blanches et d’autres à côté toutes rouges, ce qui était trèsjoli; et le soir, avant que les châssis fussent refermés, l’air étaitembaumé par le parfum de toutes ces fleurs.La tâche qu’on me donna, la proportionnant à mes forcesencore bien faibles, consista à lever les panneaux vitrés le matin,quand la gelée était passée, et à les refermer le soir avant– 329 –


qu’elle arrivât ; dans la journée je devais les ombrer avec dupaillis que je jetais dessus pour préserver les plantes d’un coupde soleil. Cela n’était ni bien difficile, ni bien pénible, mais celaétait assez long, car j’avais plusieurs centaines de panneaux àremuer deux fois par jour et à surveiller pour les ombrer ou lesdécouvrir selon l’ardeur du soleil.Pendant ce temps, Lise restait auprès du manège qui servaità élever l’eau nécessaire aux arrosages, et quand la vieilleCocotte, fatiguée de tourner, les yeux encapuchonnés dans sonmasque de cuir, ralentissait le pas, elle l’excitait en faisant claquerun petit fouet ; un des frères renversait les seaux que faisaitmonter ce manège, et l’autre aidait son père ; ainsi chacunavait son poste, et personne ne perdait son temps.J’avais vu les paysans travailler dans mon village, mais jen’avais aucune idée de l’application, du courage et de l’intensitéavec lesquels travaillent les jardiniers des environs de Paris, qui,debout bien avant que le soleil paraisse, au lit bien tard aprèsqu’il est couché, se dépensent tout entiers et peinent tant qu’ilsont de forces durant cette longue journée ; j’avais vu aussi cultiverla terre, mais je n’avais aucune idée de ce qu’on peut lui faireproduire par le travail, en ne lui laissant pas de repos : je fus àbonne école chez le père Acquin.On ne m’employa pas toujours aux châssis ; les forces mevinrent, et j’eus aussi la satisfaction de pouvoir mettre quelquechose dans la terre, et la satisfaction beaucoup plus grande encorede le voir pousser : c’était mon ouvrage à moi, ma chose,ma création, et cela me donnait comme un sentiment de fierté ;j’étais donc propre à quelque chose, je le prouvais, et, ce quim’était plus doux encore, je le sentais : cela, je vous assure, payede bien des peines.Malgré les fatigues que cette vie nouvelle m’imposa, jem’habituai bien vite à cette existence laborieuse qui ressemblait– 330 –


si peu à mon existence vagabonde de bohémien. Au lieu de couriren liberté comme autrefois, n’ayant d’autre peine que d’allerdroit devant moi sur les grandes routes, il fallait maintenantrester enfermé entre les quatre murs d’un jardin, et du matin ausoir travailler rudement, la chemise mouillée sur le dos, les arrosoirsau bout des bras et les pieds nus dans les sentiersboueux ; mais autour de moi chacun travaillait tout aussi rudement; les arrosoirs du père étaient plus lourds que les miens, etsa chemise était plus mouillée de sueur que les nôtres. C’est ungrand soulagement dans la peine que l’égalité. Et puis je rencontraislà ce que je croyais avoir perdu à jamais : la vie de lafamille. Je n’étais plus seul, je n’étais plus l’enfant abandonné ;j’avais mon lit à moi, j’avais ma place à moi à la table qui nousréunissait tous. Si durant la journée quelquefois Alexis ou Benjaminm’envoyaient une taloche, la main retombée je n’y pensaisplus, pas plus qu’ils ne pensaient à celles que je leur rendais; et le soir, tous autour de la soupe, nous nous retrouvionsamis et frères.Pour être vrai, il faut dire que tout ne nous était pas travailet fatigue ; nous avions aussi nos heures de repos et de plaisir,courtes, bien entendu, mais précisément par cela même plusdélicieuses.Le dimanche, dans l’après-midi, on se réunissait sous unpetit berceau de vignes qui touchait la maison ; j’allais prendrema harpe au clou où elle restait accrochée pendant toute la semaine,et je faisais danser les deux frères et les deux sœurs. Niles uns ni les autres n’avaient appris à danser, mais Alexis etBenjamin avaient été une fois à un bal de noces aux Mille-Colonnes, et ils en avaient rapporté des souvenirs plus ou moinsexacts de ce qu’est la contredanse ; c’étaient ces souvenirs quiles guidaient. Quand ils étaient las de danser, ils me faisaientchanter mon répertoire, et ma chanson napolitaine produisaittoujours son irrésistible effet sur Lise.– 331 –


Fenesta vascia e patrona crudele.Jamais je n’ai chanté la dernière strophe sans voir ses yeuxmouillés.Alors, pour la distraire, je jouais une pièce bouffonne avecCapi. Pour lui aussi ces dimanches étaient des jours de fête ; ilslui rappelaient le passé, et quand il avait fini son rôle, il l’eûtvolontiers recommencé.Deux années s’écoulèrent ainsi, et comme le père m’emmenaitsouvent avec lui au marché, au quai aux Fleurs, à la Madeleine,au Château-d’Eau, ou bien chez les fleuristes à qui nousportions nos plantes, j’en arrivai petit à petit à connaître Paris età comprendre que si ce n’était pas une ville de marbre et d’orcomme je l’avais imaginé, ce n’était point davantage une ville deboue comme mon entrée par Charenton et le quartier Mouffetardme l’avait fait croire un peu trop-vite.Je vis les monuments, j’entrai dans quelques-uns, je mepromenai le long des quais, sur les boulevards, dans le jardin duLuxembourg, dans celui des Tuileries, aux Champs-Élysées. Jevis des statues. Je restai en admiration devant le mouvementdes foules. Je me fis une sorte d’idée de ce qu’était l’existenced’une grande capitale.Heureusement mon éducation ne se fit point seulement parles yeux et selon les hasards de mes promenades ou de mescourses à travers Paris. Avant de s’établir jardinier à son compte« le père » avait travaillé aux pépinières du Jardin des Plantes,et là il s’était trouvé en contact avec des gens de science etd’étude dont le frottement lui avait donné la curiosité de lire etd’apprendre. Pendant plusieurs années il avait employé ses économiesà acheter des livres et ses quelques heures de loisir à lireces livres. Mais lorsqu’il s’était marié et que les enfants étaientarrivés, les heures de loisir avaient été rares ; il avait fallu avant– 332 –


tout gagner le pain de chaque jour ; les livres avaient été abandonnés,mais ils n’avaient été ni perdus, ni vendus ; et on lesavait gardés dans une armoire. Le premier hiver que je passaidans la famille Acquin fut très-long, et les travaux de jardinagese trouvèrent sinon suspendus, au moins ralentis pendant plusieursmois. Alors pour occuper les soirées que nous passions aucoin du feu, les vieux livres furent tirés de l’armoire et distribuésentre nous. C’étaient pour la plupart des ouvrages sur la botaniqueet l’histoire des plantes avec quelques récits de voyages.Alexis et Benjamin n’avaient point hérité des goûts de leur pèrepour l’étude, et régulièrement tous les soirs, après avoir ouvertleur volume, ils s’endormaient sur la troisième ou la quatrièmepage. Pour moi, moins disposé au sommeil ou plus curieux, jelisais jusqu’au moment où nous devions nous coucher : les premièresleçons de Vitalis n’avaient point été perdues ; et en medisant cela, en me couchant je pensais à lui avec attendrissement.Mon désir d’apprendre rappela au père le temps où il prenaitdeux sous sur son déjeuner pour acheter des livres, et àceux qui étaient dans l’armoire il en ajouta quelques autres qu’ilme rapporta de Paris. Les choix étaient faits par le hasard ou lespromesses du titre, mais enfin c’étaient toujours des livres, et,s’ils mirent alors un peu de désordre dans mon esprit sans direction,ce désordre s’effaça plus tard et ce qu’il y avait de bonen eux me resta et m’est resté ; tant il est vrai que toute lectureprofite.Lise ne savait pas lire, mais en me voyant plongé dans leslivres aussitôt que j’avais une heure de liberté, elle eut la curiositéde savoir ce qui m’intéressait si vivement. Tout d’abord ellevoulut me prendre ces livres qui m’empêchaient de jouer avecelle ; puis, voyant que malgré tout je revenais à eux, elle me demandade les lui lire. Ce fut un nouveau lien entre nous. Repliéesur elle-même, l’intelligence toujours aux aguets, n’étant pointoccupée par les frivolités ou les niaiseries de la conversation,– 333 –


elle devait trouver dans la lecture ce qu’elle trouva en effet : unedistraction et une nourriture.Combien d’heures nous avons passées ainsi : elle assise devantmoi, ne me quittant pas des yeux, moi lisant. Souvent jem’arrêtais en rencontrant des mots ou des passages que je necomprenais pas et je la regardais. Alors nous restions quelquefoislongtemps à chercher ; puis quand nous ne trouvions pas,elle me faisait signe de continuer avec un geste qui voulait dire« plus tard ». Je lui appris aussi à dessiner, c’est-à-dire à ce quej’appelais dessiner. Cela fut long, difficile, mais enfin j’en vins àpeu près à bout. Sans doute j’étais un assez pauvre maître. Maisnous nous entendions, et le bon accord du maître et de l’élèvevaut souvent mieux que le talent. Quelle joie quand elle traçaquelques traits où l’on pouvait reconnaître ce qu’elle avait voulufaire ! Le père Acquin m’embrassa :– Allons, dit-il en riant, j’aurais pu faire une plus grandebêtise que de te prendre. Lise te payera cela plus tard.Plus tard, c’est-à-dire quand elle parlerait, car on n’avaitpoint renoncé à lui rendre la parole, seulement les médecinsavaient dit que pour le moment il n’y avait rien à faire et qu’ilfallait attendre une crise.Plus tard était aussi le geste triste qu’elle me faisait quandje lui chantais des chansons. Elle avait voulu que je lui apprisseà jouer de la harpe et très-vite ses doigts s’étaient habitués àimiter les miens. Mais naturellement elle n’avait pas pu apprendreà chanter, et cela la dépitait. Bien des fois j’ai vu des larmesdans ses yeux qui me disaient son chagrin. Mais dans sa bonneet douce nature le chagrin ne persistait pas : elle s’essuyait lesyeux et avec un sourire résigné, elle me faisait son geste : plustard.– 334 –


Adopté par le père Acquin et traité en frère par les enfants,je serais probablement resté à jamais à la Glacière sans une catastrophequi tout à coup vint une fois encore changer ma vie ;car il était dit que je ne pourrais pas rester longtemps heureux,et que quand je me croirais le mieux assuré du repos, ce seraitjustement l’heure où je serais rejeté de nouveau, par des événementsindépendants de ma volonté, dans ma vie aventureuse.– 335 –


XXILa famille dispersée.Il y avait des jours où me trouvant seul et réfléchissant, jeme disais :– Tu es trop heureux mon garçon, ça ne durera pas.Comment me viendrait le malheur, je ne le prévoyais pas,mais j’étais à peu près certain que, d’un côté ou de l’autre, il meviendrait.Cela me rendait assez souvent triste, mais d’un autre côtécela avait de bon que pour éviter ce malheur, je m’appliquais àfaire de mon mieux ce que je faisais, me figurant que ce seraitpar ma faute, que je serais frappé.– 336 –


Ce ne fut point par ma faute, mais si je me trompai sur cepoint, je ne devinai que trop juste quant au malheur.J’ai dit que le père cultivait les giroflées : c’est une cultureassez facile et que les jardiniers des environs de Paris réussissentà merveille, témoin les grosses plantes trapues garnies defleurs du haut en bas qu’ils apportent sur les marchés aux moisd’avril et de mai. La seule habileté nécessaire au jardinier quicultive les giroflées, est celle qui consiste à choisir des plantes àfleurs doubles, car le monde repousse les fleurs simples. Or,comme les graines qu’on sème donnent dans une proportion àpeu près égale des plantes simples et des plantes doubles, il y aun intérêt important à ne garder que les plantes doubles ; sanscela on serait exposé à soigner chèrement cinquante pour centde plantes qu’il faudrait jeter au moment de les voir fleurir,c’est-à-dire après un an de culture. Ce choix se nomme l’essimplageet il se fait à l’inspection de certains caractères qui semontrent dans les feuilles et dans le port de la plante. Peu dejardiniers savent pratiquer cette opération de l’essimplage etmême c’est un secret qui s’est conservé dans quelques familles.Quand les cultivateurs de giroflées ont besoin de faire leur choixde plantes doubles, ils s’adressent à ceux de leurs confrères quipossèdent ce secret, et ceux-ci « vont en ville », ni plus ni moinsque des médecins ou des experts, donner leur consultation.Le père était un des plus habiles essimpleurs de Paris ; aussiau moment où doit se faire cette opération, toutes ses journéesétaient-elles prises. C’était alors pour nous et particulièrementpour Étiennette notre mauvais temps, car entre confrèreson ne se visite pas sans boire un litre, quelquefois deux, quelquefoistrois, et quand il avait ainsi visité deux ou trois jardiniers,il rentrait à la maison la figure rouge, la parole embarrasséeet les mains tremblantes.Jamais Étiennette ne se couchait sans qu’il fût rentré,même quand il rentrait tard, très-tard.– 337 –


Alors quand j’étais éveillé, ou quand le bruit qu’il faisait meréveillait, j’entendais de ma chambre leur conversation.– Pourquoi n’es-tu pas couchée ? disait le père.– Parce que j’ai voulu voir si tu n’avais besoin de rien.– Ainsi mademoiselle Gendarme me surveille !– Si je ne veillais pas, à qui parlerais-tu ?– Tu veux voir si je marche droit ; eh bien ! regarde, je parieque je vais à la porte des enfants sans quitter ce rang de pavés.Un bruit de pas inégaux retentissait dans la cuisine, puis ilse faisait un silence.– Lise va bien ? disait-il.– Oui, elle dort, si tu voulais ne pas faire de bruit.– Je ne fais pas de bruit, je marche droit, il faut bien que jemarche droit puisque les filles accusent leur père. Qu’est-cequ’elle a dit en ne me voyant pas rentrer pour souper ?– Rien ; elle a regardé ta place.– Ah ! elle a regardé ma place.– Oui.– Plusieurs fois ? Est-ce qu’elle a regardé plusieurs fois ?– Souvent.– 338 –


– Et qu’est-ce qu’elle disait ?– Ses yeux disaient que tu n’étais pas là.– Alors elle te demandait pourquoi je n’étais pas là, et tu luidisais que j’étais avec les amis.– Non, elle ne me demandait rien, et je ne lui disais rien :elle savait bien où tu étais.– Elle le savait, elle savait que… Elle s’est bien endormie ?– Non ; il y a un quart d’heure seulement que le sommeill’a prise, elle voulait t’attendre.– Et toi, qu’est-ce que tu voulais ?– Je voulais qu’elle ne te vît pas rentrer.Puis après un moment de silence :– Tiennette, tu es une bonne fille ; écoute, demain je vaischez Louisot, eh bien ! je te jure, tu entends bien, je te jure derentrer pour souper ; je ne veux plus que tu m’attendes, et je neveux pas que Lise s’endorme tourmentée.Mais les promesses, les serments ne servaient pas toujourset il n’en rentrait pas moins tard, une fois qu’il acceptait unverre de vin. À la maison, Lise était toute-puissante, dehors elleétait oubliée.– Vois-tu, disait-il, on boit un coup sans y penser, parcequ’on ne peut pas refuser les amis ; on boit le second parcequ’on a bu le premier, et l’on est bien décidé à ne pas boire letroisième ; mais boire donne soif. Et puis, le vin vous monte à la– 339 –


tête ; on sait que quand on est lancé on oublie les chagrins ; onne pense plus aux créanciers ; on voit tout éclairé par le soleil ;on sort de sa peau pour se promener dans un autre monde, lemonde où l’on désirait aller. Et l’on boit. Voilà.Il faut dire que cela n’arrivait pas souvent. D’ailleurs la saisonde l’essimplage n’était pas longue, et quand cette saisonétait passée le père n’ayant plus de motifs pour sortir, ne sortaitplus. Il n’était pas homme à aller au cabaret tout seul, ni parparesse à perdre son temps.La saison des giroflées terminée, nous préparions d’autresplantes, car il est de règle qu’un jardinier ne doit pas avoir uneseule place de son jardin vide : aussitôt que des plantes sontvendues d’autres doivent les remplacer.L’art pour un jardinier qui travaille en vue du marché estd’apporter ses fleurs sur le marché au moment où il a chanced’en tirer le plus haut prix. Or, ce moment est celui des grandesfêtes de l’année : la Saint-Pierre, la Sainte-Marie, la Saint-Louis,car le nombre est considérable de ceux qui s’appellent Pierre,Marie, Louis ou Louise et par conséquent le nombre est considérableaussi des pots de fleurs ou des bouquets qu’on vend cesjours-là et qui sont destinés à souhaiter la fête à un parent ou àun ami. Tout le monde a vu la veille de ces fêtes les rues de Parispleines de fleurs, non-seulement dans les boutiques ou sur lesmarchés, mais encore sur les trottoirs, au coin des rues, sur lesmarches des maisons, partout où l’on peut disposer un étalage.Le père Acquin, après sa saison de giroflées, travaillait envue des grandes fêtes du mois de juillet et du mois d’août, surtoutdu mois d’août, dans lequel se trouve la Sainte-Marie et laSaint-Louis, et pour cela nous préparions des milliers de reinesmarguerites,des fuchsias, des lauriers-roses tout autant que noschâssis et nos serres pouvaient en contenir : il fallait que toutesces plantes arrivassent à floraison au jour dit, ni trop tôt, elles– 340 –


auraient été passées au moment de la vente, ni trop tard, ellesn’auraient pas encore été en fleurs. On comprend que cela exigeun certain talent, car on n’est pas maître du soleil, ni du temps,qui est plus ou moins beau. Le père Acquin était passé maîtredans cet art, et jamais ses plantes n’arrivaient trop tôt ni troptard. Mais aussi que de soins, que de travail !Au moment où j’en suis arrivé de mon récit, notre saisons’annonçait comme devant être excellente ; nous étions au 5août et toutes nos plantes étaient à point : dans le jardin, enplein air, les reines-marguerites montraient leurs corolles prêtesà s’épanouir, et dans les serres ou sous les châssis dont le verreétait soigneusement blanchi au lait de chaux pour tamiser lalumière, fuchsias et lauriers-roses commençaient à fleurir : ilsformaient de gros buissons ou des pyramides garnies de boutonsdu haut en bas, le coup d’œil était superbe ; et, de temps entemps, je voyais le père se frotter les mains avec contentement.– La saison sera bonne, disait-il à ses fils.Et en riant tout bas, il faisait le compte de ce que la ventede toutes ces fleurs lui rapporterait.On avait rudement travaillé pour en arriver là et sansprendre une heure de congé, même le dimanche ; cependanttout étant à point et en ordre, il fut décidé que pour notre récompensenous irions tous dîner ce dimanche 5 août à Arcueilchez un des amis du père, jardinier comme lui ; Capi lui-mêmeserait de la partie. On travaillerait jusqu’à trois ou quatre heures,puis quand tout serait fini, on fermerait la porte à clef, etl’on s’en irait gaiement, on arriverait à Arcueil, vers cinq ou sixheures, puis après dîner on reviendrait tout de suite pour ne passe coucher trop tard et être au travail le lundi de bonne heure,frais et dispos.Quelle joie !– 341 –


Il fut fait ainsi qu’il avait été décidé, et quelques minutesavant quatre heures, le père tournait la clef dans la serrure de lagrande porte.– En route tout le monde ! dit-il joyeusement.– En avant, Capi !Et prenant Lise par la main, je me mis à courir avec elle accompagnépar les aboiements joyeux de Capi qui sautait autourde nous. Peut-être croyait-il que nous nous en allions pour longtempssur les grands chemins, ce qui lui aurait mieux plu que derester à la maison, où il s’ennuyait, car il ne m’était pas toujourspossible de m’occuper de lui, – ce qu’il aimait par dessus tout.Nous étions tous endimanchés et superbes avec nos beauxhabits à manger du rôti. Il y avait des gens qui se retournaientpour nous voir passer. Je ne sais pas ce que j’étais moi-même,mais Lise, avec son chapeau de paille, sa robe bleue et ses bottinesde toile grise était bien la plus jolie petite fille qu’on puissevoir, la plus vivante ; c’était la grâce dans la vivacité ; ses yeux,ses narines frémissantes, ses épaules, ses bras, ses mains, touten elle parlait et disait son plaisir.Le temps passa si vite que je n’en eus pas conscience ; toutce que je sais, c’est que comme nous arrivions à la fin du dîner,l’un de nous remarqua que le ciel s’emplissait de nuages noirsdu côté du couchant, et comme notre table était servie en pleinair sous un gros sureau, il nous fut facile de constater qu’unorage se préparait.– Les enfants, il faut se dépêcher de rentrer à la Glacière.À ce mot, il y eut une exclamation générale :– 342 –


– Déjà !Lise ne dit rien, mais elle fît des gestes de dénégation et deprotestation.– Si le vent s’élève, dit le père, il peut chavirer les panneaux: en route !Il n’y avait pas à répliquer davantage ; nous savions tousque les panneaux vitrés sont la fortune des jardiniers, et que sile vent casse les verres, c’est la ruine pour eux.– Je pars en avant, dit le père ; viens avec moi, Benjamin,et toi aussi Alexis, nous prendrons le pas accéléré. Rémi viendraen arrière avec Étiennette et Lise.Et sans en dire davantage ils partirent à grands pas, tandisque nous les suivions moins vite, réglant notre marche, Étiennetteet moi, sur celle de Lise.Il ne s’agissait plus de rire, et nous ne courions plus, nousne gambadions plus.Le ciel devenait de plus en plus noir et l’orage arrivait rapidementprécédé par des nuages de poussière que le vent, quis’était élevé, entraînait en gros tourbillons. Quand on se trouvaitpris dans un de ces tourbillons il fallait s’arrêter, tourner le dosau vent, et se boucher les yeux avec les deux mains car on étaitaveuglé ; si l’on respirait on sentait dans sa bouche un goût decailloux.Le tonnerre roulait dans le lointain et ses grondements serapprochaient rapidement se mêlant à des éclats stridents.– 343 –


Étiennette et moi nous avions pris Lise par la main, et nousla tirions après nous, mais elle avait peine à nous suivre, et nousne marchions pas aussi vite que nous aurions voulu.Arriverions-nous avant l’orage ?Le père, Benjamin et Alexis, arriveraient-ils ?Pour eux, la question était de toute autre importance ; pournous, il s’agissait simplement de n’être pas mouillés, pour euxde mettre les châssis à l’abri de la destruction, c’est-à-dire de lesfermer pour que le vent ne pût pas les prendre en dessous et lesculbuter pêle-mêle.Les fracas du tonnerre étaient de plus en plus répétés, etles nuages s’étaient tellement épaissis qu’il faisait presque nuit ;quand le vent les entrouvrait, on apercevait çà et là dans leurstourbillons noirs des profondeurs cuivrées. Évidemment cesnuages allaient crever d’un instant à l’autre.Chose étrange, au milieu des éclats du tonnerre nous entendîmesun bruit formidable qui arrivait sur nous, et qui étaitinexplicable : il semblait que c’était un régiment de cavaliers quise précipitaient pour fuir l’orage : mais cela était absurde ;comment des cavaliers seraient-ils venus dans ce quartier ?Tout à coup la grêle se mit à tomber ; quelques grêlonsd’abord qui nous frappèrent au visage, puis presque instantanément,une vraie avalanche ; il fallut nous jeter sous unegrande porte.Et alors nous vîmes tomber l’averse de grêle la plus terriblequ’on puisse imaginer ; en un instant la rue fut couverte d’unecouche blanche comme en plein hiver ; les grêlons étaient groscomme des œufs de pigeon et en tombant ils produisaient untapage assourdissant au milieu duquel éclataient de temps en– 344 –


temps des bruits de vitres cassées ; avec les grêlons qui glissaientdes toits dans la rue tombaient toutes sortes de choses,des morceaux de tuiles, des plâtras, des ardoises broyées, surtoutdes ardoises qui faisaient des tas noirs au milieu de la blancheurde la grêle.– Hélas ! les panneaux ! s’écria Étiennette. C’était aussi lapensée qui m’était venue à l’esprit.– Peut-être le père sera-t-il arrivé à temps ?– Quand même ils seraient arrivés avant la grêle, jamais ilsn’auront eu le temps de couvrir les panneaux avec les paillassons; tout va être perdu.– On dit que la grêle ne tombe que par places.– Nous sommes trop près de la maison pour qu’elle nousait épargnés ; si elle tombe sur le jardin comme ici, le pauvrepère va être ruiné ; oh ! mon Dieu, il comptait tant sur la vente,et il avait tant besoin de cet argent !Sans bien connaître le prix des choses j’avais bien souvententendu dire que les panneaux vitrés coûtaient 15 ou 1,800francs le cent, et je compris tout de suite quel désastre ce pouvaitêtre pour nous, si la grêle avait brisé nos cinq ou six centspanneaux, sans parler des serres ni des plantes.J’aurais voulu interroger Étiennette, mais c’était à peine sinous pouvions nous entendre tant le tapage produit par les grêlonsétait assourdissant ; et puis, à vrai dire, Étiennette ne paraissaitpas disposée à parler ; elle regardait tomber la grêleavec une figure désolée, comme doit l’être celle des gens quivoient brûler leur maison.– 345 –


Cette terrible averse ne dura pas longtemps, cinq ou sixminutes peut-être, et elle cessa tout à coup comme tout à coupelle avait commencé : le nuage fila sur Paris et nous pûmes sortirde dessous notre grande porte. Dans la rue, les grêlons durset ronds roulaient sous les pieds comme les galets de la mer, etil y en avait une telle épaisseur que les pieds enfonçaient dedansjusqu’à la cheville.Lise, ne pouvant marcher dans cette grêle glacée, avec sesbottines de toile, je la pris sur mon dos ; son visage si gai en venant,était maintenant navré, des larmes roulaient dans sesyeux.Nous ne tardâmes pas à arriver à la maison dont la grandeporte était restée ouverte ; nous entrâmes vivement dans le jardin.Quel spectacle ! tout était brisé, haché : panneaux, fleurs,morceaux de verre, grêlons formaient un mélange, un fouillissans forme ; de ce jardin si beau, si riche le matin, rien ne restaitque ces débris sans nom.Où était le père ?Nous le cherchâmes, ne le voyant nulle part, et nous arrivâmesainsi à la grande serre dont pas une vitre n’était restéeintacte : il était assis, affaissé pour mieux dire, sur un escabeauau milieu des débris qui couvraient le sol, Alexis et Benjaminprès de lui immobiles.– Oh ! mes pauvres enfants ! s’écria-t-il en levant la tête ànotre approche, qui lui avait été signalée par le bruit du verreque nous écrasions sous nos pas, oh ! mes pauvres enfants !Et, prenant Lise dans ses bras, il se mit à pleurer sans ajouterun mot.– 346 –


Qu’aurait-il dit ?C’était un désastre ; mais, si grand qu’il fût aux yeux, il étaitplus terrible encore par ses conséquences.Bientôt j’appris par Étiennette et par les garçons combienle désespoir du père était justifié. Il y avait dix ans que le pèreavait acheté ce jardin et avait bâti lui-même cette maison. Celuiqui lui avait vendu le terrain lui avait aussi prêté de l’argentpour acheter le matériel nécessaire à son métier de fleuriste. Letout était payable ou remboursable, en quinze ans, par annuités.Jusqu’à cette époque, le père avait pu payer régulièrement cesannuités, à force de travail et de privations. Ces payements réguliersétaient d’autant plus indispensables, que son créanciern’attendait qu’une occasion, c’est-à-dire qu’un retard, pour reprendreterrain, maison, matériel, en gardant, bien entendu, lesdix annuités qu’il avait déjà reçues : c’était même là, paraît-il, saspéculation, et c’était parce qu’il espérait bien qu’en quinze ans,il arriverait un jour où le père ne pourrait pas payer, qu’il avaitrisqué cette spéculation, pour lui sans danger, – tandis qu’elleen était pleine, au contraire, pour son débiteur.Ce jour était enfin venu, grâce à la grêle.Maintenant qu’allait-il se passer ?Nous ne restâmes pas longtemps dans l’incertitude, et lelendemain du jour où le père devait payer son annuité avec leproduit de la vente des plantes, nous vîmes entrer à la maisonun monsieur en noir, qui n’avait pas l’air trop poli et qui nousdonna un papier timbré sur lequel il écrivit quelques mots dansune ligne restée en blanc.C’était un huissier.– 347 –


Et depuis ce jour il revint à chaque instant, si bien qu’il finitpar connaître nos noms.– Bonjour Rémi, disait-il ; bonjour Alexis, cela va bien,mademoiselle Étiennette ?Et il nous donnait son papier timbré, en souriant, comme àdes amis.– Au revoir, les enfants !– Au diable ?Le père ne restait plus à la maison, il courait la ville. Où allait-il? je n’en sais rien, car lui qui autrefois était si communicatif,il ne disait plus un mot. Il allait chez les gens d’affaires, sansdoute devant les tribunaux.Et à cette pensée je me sentais effrayé ; Vitalis aussi avaitparu devant les tribunaux et je savais ce qui en était résulté.Pour le père, le résultat se fit beaucoup plus attendre et unepartie de l’hiver s’écoula ainsi ; comme nous n’avions pas pu,bien entendu, réparer nos serres et faire vitrer nos panneaux,nous cultivions le jardin en légumes et en fleurs qui ne demandaientpas d’abri ; cela ne serait pas d’un grand produit, maisenfin cela serait toujours quelque chose, et puis c’était du travail.Un soir le père rentra plus accablé encore que de coutume.– Les enfants, dit-il, c’est fini.Je voulus sortir, car je compris qu’il allait se passer quelquechose de grave, et, comme il s’adressait à ses enfants, il mesemblait que je ne devais pas écouter.– 348 –


Mais d’un geste il me retint :– N’es-tu pas de la famille, dit-il, et quoique tu ne sois pasbien âgé pour entendre ce que j’ai à te dire, tu as déjà été assezéprouvé par le malheur pour le comprendre : les enfants, je vasvous quitter.Il n’y eut qu’une exclamation, qu’un cri de douleur. Lisesauta dans ses bras et l’embrassa en pleurant.– Oh ! vous pensez bien que ce n’est pas volontairementqu’on abandonne des bons enfants comme vous, une chère petitecomme Lise.Et il la serra sur son cœur.– Mais j’ai été condamné à payer et comme je n’ai pas l’argent,on va tout vendre ici, puis comme ce ne sera pas assez, onme mettra en prison, où je resterai cinq ans ; ne pouvant paspayer avec mon argent je payerai avec mon corps, avec ma liberté.Nous nous mîmes tous à pleurer.– Oui, c’est bien triste, dit-il, mais il n’y a pas à aller contrela loi, et c’est la loi ; il paraît qu’autrefois elle était encore plusdure, m’a dit mon avocat, et que quand un débiteur ne pouvaitpas payer ses créanciers, ceux-ci avaient le droit de mettre soncorps en morceaux et de se le partager en autant de partiesqu’ils le voulaient ; moi on me met simplement en prison, et j’yserai sans doute dans quelques jours, j’y serai pour cinq ans.Que deviendrez-vous pendant ce temps-là ? Voilà le terrible.Il se fit un silence ; je ne sais ce qu’il fut pour les autres enfants,mais pour moi il fut affreux.– 349 –


– Vous pensez bien que je n’ai pas été sans réfléchir à cela ;et voilà ce que j’ai décidé pour ne pas vous laisser seuls et abandonnésaprès que j’aurai été arrêté.Un peu d’espérance me revint.– Rémi va écrire à ma sœur Catherine Suriol, à Dreuzy,dans la Nièvre ; il va lui expliquer la position et la prier de venir; avec Catherine qui ne perd pas facilement la tête, et quiconnaît les affaires, nous déciderons le meilleur.C’était la première fois que j’écrivais une lettre, ce fut unpénible, un cruel début.Bien que les paroles du père fussent vagues, elles contenaientpourtant une espérance, et dans la position où nousétions, c’était déjà beaucoup que d’espérer.Quoi ?Nous ne le voyions pas ; mais nous espérions ; Catherineallait arriver et c’était une femme qui connaissait les affaires ;cela suffisait à des enfants simples et ignorants tels que nous.Pour ceux qui connaissent les affaires, il n’y a plus de difficultésen ce monde.Cependant elle n’arriva pas aussi tôt que nous l’avions imaginéet les gardes du commerce, c’est-à-dire les gens qui arrêtentles débiteurs, arrivèrent avant elle.Le père allait justement s’en aller chez un de ses amis, lorsqu’ensortant dans la rue, il les trouva devant lui ; je l’accompagnais,en une seconde nous fûmes entourés. Mais le père ne– 350 –


voulait pas se sauver, il pâlit comme s’il allait se trouver mal etdemanda aux gardes d’une voix faible à embrasser ses enfants.– Il ne faut pas vous désoler, mon brave, dit l’un d’eux, laprison pour dettes n’est pas si terrible que ça et on y trouve debons garçons.Nous rentrâmes à la maison, entourés des gardes du commerce.J’allai chercher les garçons dans le jardin.Quand nous revînmes, le père tenait dans ses bras Lise, quipleurait à chaudes larmes.Alors un des gardes lui parla à l’oreille, mais je n’entendispas ce qu’il lui dit.– Oui, répondit le père, vous avez raison, il le faut. Et se levantbrusquement, il posa Lise à terre, mais elle se cramponna àlui, et ne voulut pas lâcher sa main.Alors il embrassa Étiennette, Alexis et Benjamin.Je me tenais dans un coin, les yeux obscurcis par les larmes,il m’appela :– Et toi, Rémi, ne viens-tu pas m’embrasser, n’es-tu pasmon enfant ?Nous étions éperdus.– Restez là, dit le père d’un ton de commandement, je vousl’ordonne.– 351 –


Et vivement il sortit après avoir mis la main de Lise danscelle d’Étiennette.J’aurais voulu le suivre, et je me dirigeai vers la porte, maisÉtiennette me fit signe de m’arrêter.Où aurais-je été ? Qu’aurais-je fait ?Nous restâmes anéantis au milieu de notre cuisine ; nouspleurions tous et personne d’entre nous ne trouvait un mot àdire.Quel mot ?Nous savions bien que cette arrestation devait se faire unjour ou l’autre, mais nous avions cru qu’alors Catherine seraitlà, et Catherine c’était la défense.Mais Catherine n’était pas là.Elle arriva cependant une heure environ après le départ dupère, et elle nous trouva tous dans la cuisine sans que nous eussionséchangé une parole. Celle qui jusqu’à ce moment nousavait soutenus était à son tour écrasée ; Étiennette si forte, sivaillante pour lutter, était maintenant aussi faible que nous ;elle ne nous encourageait plus, sans volonté, sans direction,toute à sa douleur qu’elle ne refoulait que pour tâcher de consolercelle de Lise. Le pilote était tombé à la mer, et nous enfants,désormais sans personne au gouvernail, sans phare pour nousguider, sans rien pour nous conduire au port, sans même savoirs’il y avait un port pour nous, nous restions perdus au milieu del’océan de la vie, ballottés au caprice du vent, incapables d’unmouvement ou d’une idée, l’effroi dans l’esprit, la désespérancedans le cœur.– 352 –


C’était une maîtresse femme que la tante Catherine, femmed’initiative et de volonté ; elle avait été nourrice à Paris, pendantdix ans, à cinq reprises différentes ; elle connaissait les difficultésde ce monde, et comme elle le disait elle-même, elle savaitse retourner.Ce fut un soulagement pour nous de l’entendre nous commanderet de lui obéir, nous avions retrouvé une indication,nous étions replacés debout sur nos jambes.Pour une paysanne sans éducation, comme sans fortune,c’était une lourde responsabilité qui lui tombait sur les bras, etbien faite pour inquiéter les plus braves ; une famille d’orphelinsdont l’aîné n’avait pas seize ans et dont la plus jeune étaitmuette. Que faire de ces enfants ? Comment s’en charger quandon avait bien du mal à vivre soi-même ?Le père d’un des enfants qu’elle avait nourris était notaire ;elle l’alla consulter, et ce fut avec lui, d’après ses conseils et sessoins, que notre sort fut arrêté. Puis ensuite elle alla s’entendreavec le père à la prison, et huit jours après son arrivée à Paris,sans nous avoir une seule fois parlé de ses démarches et de sesintentions, elle nous fît part de la décision qui avait été prise.Comme nous étions trop jeunes pour continuer à travaillerseuls, chacun des enfants s’en irait chez des oncles et des tantesqui voulaient bien les prendre :Lise chez tante Catherine dans le Morvan.Alexis chez un oncle qui était mineur à Varses, dans les Cévennes.Benjamin chez un autre oncle qui était jardinier à Saint-Quentin.– 353 –


Et Étiennette chez une tante qui était mariée dans la Charenteau bord de la mer, à Esnandes.J’écoutais ces dispositions, attendant qu’on en vînt à moi.Mais comme la tante Catherine avait cessé de parler, je m’avançai:– Et moi ? dis-je.– Toi, mais tu n’es pas de la famille.– Je travaillerai pour vous.– Tu n’es pas de la famille.– Demandez à Alexis, à Benjamin si je n’ai pas du courageà l’ouvrage…– Et à la soupe aussi, n’est-il pas vrai ?– Si, si, il est de la famille, dirent-ils tous.Lise s’avança et joignit les mains devant sa tante avec ungeste qui en disait plus que de longs discours.– Ma pauvre petite, dit la tante Catherine, je te comprendsbien, tu veux qu’il vienne avec toi ; mais vois-tu dans la vie, onne fait pas ce qu’on veut. Toi tu es ma nièce, et quand nous allonsarriver à la maison, si l’homme dit une parole de travers, oufait la mine pour se tasser à table, je n’aurai qu’un mot à répondre: « Elle est de la famille, qui donc en aura pitié si ce n’estnous ? » Et ce que je te dis là pour nous, est tout aussi vrai pourl’oncle de Saint-Quentin, pour celui de Varses, pour la tanted’Esnandes. On accepte ses parents, on n’accueille pas lesétrangers ; le pain est mince rien que pour la seule famille, il n’yen a pas pour tout le monde.– 354 –


Je sentis bien qu’il n’y avait rien à faire, rien à ajouter. Cequ’elle disait n’était que trop vrai. « Je n’étais pas de la famille.» Je n’avais rien à réclamer, demander, c’était mendier.Et cependant, est-ce que je les aurais mieux aimés si j’avais étéde leur famille ? Alexis, Benjamin n’étaient-ils pas mes frères,Étiennette, Lise n’étaient-elles pas mes sœurs ? Je ne les aimaisdonc pas assez ? Et Lise ne m’aimait donc pas autant qu’elleaimait Benjamin ou Alexis ?La tante Catherine ne différait jamais l’exécution de ses résolutions: elle nous prévint que notre séparation aurait lieu lelendemain, et là-dessus elle nous envoya coucher.À peine étions-nous dans notre chambre que tout le mondem’entoura, et que Lise se jeta sur moi en pleurant. Alors je comprisque malgré le chagrin de se séparer c’était à moi qu’ils pensaient,c’était moi qu’ils plaignaient, et je sentis que j’étais bienleur frère. Alors une idée se fit jour dans mon esprit troublé, ouplus justement, car il faut dire le bien comme le mal, une inspirationdu cœur me monta du cœur dans l’esprit.– Écoutez, leur dis-je, je vois bien que si vos parents neveulent pas de moi, vous me faites de votre famille, vous.– Oui, dirent-ils tous les trois, tu seras toujours notre frère.Lise, qui ne pouvait pas parler, ratifia ces mots en me serrantla main et en me regardant si profondément que les larmesme montèrent aux yeux.– Eh bien ! oui, je le serai, et je vous le prouverai.– Où veux-tu te placer ? dit Benjamin.– 355 –


– Il y a une place chez Pernuit : veux-tu que j’aille la demanderdemain matin pour toi ? dit Étiennette.– Je ne veux pas me placer ; en me plaçant, je resterais àParis ; je ne vous verrais plus. Je vais reprendre ma peau demouton, je vais décrocher ma harpe du clou où le père l’avaitmise, et j’irai de Saint-Quentin à Varses, de Varses à Esnandes,d’Esnandes à Dreuzy ; je vous verrai tous, les uns après les autres,et ainsi, par moi, vous serez toujours ensemble. Je n’ai pasoublié mes chansons et mes airs de danse ; je gagnerai ma vie.À la satisfaction qui parut sur toutes les figures, je vis quemon idée réalisait leurs propres inspirations, et, dans mon chagrin,je me sentis tout heureux. Longtemps on parla de notreprojet, de notre séparation, de notre réunion, du passé, de l’avenir.Puis Étiennette voulut que chacun s’allât mettre au lit ; maispersonne ne dormit bien cette nuit-là et moi moins bien encoreque les autres peut-être.Le lendemain, dès le petit matin, Lise m’emmena dans lejardin, et je compris qu’elle avait quelque chose à me dire.– Tu veux me parler ?Elle fit un signe affirmatif.– Tu as du chagrin de nous séparer ; tu n’as pas besoin deme le dire, je le vois dans tes yeux et le sens dans mon cœur.Elle fît signe que ce n’était pas de cela qu’il était question.– Dans quinze jours, je serai à Dreuzy.Elle secoua la tête.– Tu ne veux pas que j’aille à Dreuzy ?– 356 –


Pour nous comprendre, c’était généralement par interrogationsque je procédais, et elle répondait par un signe négatif ouaffirmatif.Elle me dit qu’elle voulait que je vienne à Dreuzy ; mais,étendant la main dans trois directions différentes, elle me fîtcomprendre que je devais, avant, aller voir ses deux frères et sasœur.– Tu veux que j’aille avant à Varses, à Esnandes et à Saint-Quentin ?Elle sourit, heureuse d’avoir été comprise.– Pourquoi ? Moi je voudrais te voir la première. Alors deses mains, de ses lèvres et surtout de ses yeux parlants elle mefit comprendre pourquoi elle me faisait cette demande ; je voustraduis ce qu’elle m’expliqua :– Pour que j’aie des nouvelles d’Étiennette, d’Alexis et deBenjamin, il faut que tu commences par les voir : tu viendrasalors à Dreuzy et tu me répéteras ce que tu as vu, ce qu’ils t’ontdit.Chère Lise !Ils devaient partir à huit heures du matin, et la tante Catherineavait demandé un grand fiacre pour les conduire tousd’abord à la prison embrasser le père, puis ensuite chacun avecleur paquet au chemin de fer où ils devaient s’embarquer.À sept heures, Étiennette à son tour m’emmena dans lejardin.– 357 –


– Nous allons nous séparer, dit-elle ; je voudrais te laisserun souvenir, prends cela ; c’est une ménagère ; tu trouveras làdedans du fil, des aiguilles, et aussi mes ciseaux, que mon parrainm’a donnés ; en chemin, tu auras besoin de tout cela, car jene serai pas là pour te remettre une pièce ou te coudre un bouton.En te servant de mes ciseaux, tu penseras à nous.Pendant qu’Étiennette me parlait, Alexis rôdait autour denous ; lorsqu’elle fut rentrée dans la maison, tandis que je restaistout ému dans le jardin, il s’approcha de moi :– J’ai deux pièces de cent sous, dit-il ; si tu veux en accepterune, ça me fera plaisir.De nous cinq, Alexis était le seul qui eût le sentiment del’argent, et nous nous moquions toujours de son avarice ; ilamassait sou à sou et prenait un véritable bonheur à avoir despièces de dix sous et de vingt sous neuves, qu’il comptait sanscesse dans sa main en les faisant reluire au soleil et en les écoutantchanter.Son offre me remua le cœur : je voulus refuser, mais il insistaet me glissa dans la main une belle pièce brillante ; par làje sentis que son amitié pour moi devait être bien forte puisqu’ellel’emportait sur son amitié pour son petit trésor.Benjamin ne m’oublia pas davantage, et il voulut aussi mefaire un cadeau ; il me donna son couteau et en échange il exigeaun sou « parce que les couteaux coupent l’amitié. »L’heure marchait vite ; encore un quart d’heure, encorecinq minutes et nous allions être séparés : Lise ne penserait-ellepas à moi ?– 358 –


Au moment où le roulement de la voiture se fit entendre,elle sortit de la chambre de tante Catherine et me fit signe de lasuivre dans le jardin.– Lise ! appela tante Catherine.Mais Lise, sans répondre, continua son chemin en se hâtant.Dans les jardins des fleuristes et des maraîchers, tout estsacrifié à l’utilité, et la place n’est point donnée aux plantes defantaisie ou d’agrément. Cependant dans notre jardin, il y avaitun gros rosier de Bengale qu’on n’avait point arraché parce qu’ilétait dans un coin perdu.Lise se dirigea vers ce rosier auquel elle coupa une branche,puis se tournant vers moi, elle divisa en deux ce rameau quiportait deux petits boutons près d’éclore et m’en donna un.Ah ! que le langage des lèvres est peu de chose comparé àcelui des yeux ! que les mots sont froids et vides comparés auxregards !– Lise ! Lise ! cria la tante.Déjà les paquets étaient sur le fiacre.Je pris ma harpe et j’appelai Capi, qui, à la vue de l’instrumentet de mon ancien costume, qui n’avait rien d’effrayantpour lui, sautait de joie, comprenant sans doute que nous allionsnous remettre en route et qu’il pourrait sauter, courir enliberté, ce qui, pour lui, était plus amusant que de rester enfermé.– 359 –


Le moment des adieux était venu. La tante Catherinel’abrégea ; elle fît monter Étiennette, Alexis et Benjamin, et medit de lui donner Lise sur ses genoux.Puis, comme je restais abasourdi, elle me repoussa doucementet ferma la portière.– En route, dit-elle. Et la voiture partit.À travers mes larmes, je vis la tête de Lise se pencher par laglace baissée et sa main m’envoyer un baiser. Puis la voituretourna rapidement le coin de la rue, et je ne vis plus qu’un tourbillonde poussière.C’était fini.Appuyé sur ma harpe, Capi à mes pieds, je restai assezlongtemps à regarder machinalement la poussière qui retombaitdoucement dans la rue.Un voisin avait été chargé de fermer la maison et d’en garderles clefs pour le propriétaire ; il me tira de mon anéantissementet me rappela à la réalité.– Vas-tu rester là ? me dit-il.– Non, je pars.– Où vas-tu ?– Droit devant moi.Sans doute, il eut un mouvement de pitié, car me tendantla main :– 360 –


– Si tu veux rester, dit-il, je te garderai, mais sans gagesparce que tu n’es pas assez fort ; plus tard, je ne dis pas.Je le remerciai.– À ton goût, ce que j’en disais c’était pour toi ; bonvoyage !Et il s’en alla.La voiture était partie ; la maison était fermée.Je passai la bandoulière de ma harpe sur mon épaule : cemouvement que j’avais fait si souvent autrefois provoqua l’attentionde Capi ; il se leva, attachant sur mon visage ses yeuxbrillants.– Allons, Capi !Il avait compris ; il sauta devant moi en aboyant.Je détournai les yeux de cette maison, où j’avais vécu deuxans, où j’avais cru vivre toujours et je les portai devant moi.Le soleil était haut à l’horizon, le ciel pur, le temps chaud ;cela ne ressemblait guère à la nuit glaciale dans laquelle j’étaistombé de fatigue et d’épuisement au pied de ce mur.Ces deux années n’avaient donc été qu’une halte ; il me fallaitreprendre ma route.Mais cette halte avait été bienfaisante.Elle m’avait donné la force.– 361 –


Et ce qui valait mieux encore que la force que je sentaisdans mes membres, c’était l’amitié que je me sentais dans lecœur.Je n’étais plus seul au monde.Dans la vie j’avais un but : être utile et faire plaisir à ceuxque j’aimais et qui m’aimaient.Une existence nouvelle s’ouvrait devant moi.En avant !FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.– 362 –


SECONDE PARTIE– 363 –


IEn avant.En avant !Le monde était ouvert devant moi, et je pouvais tournermes pas du côté du nord ou du sud, de l’ouest ou de l’est, selonmon caprice.Bien que n’étant qu’un enfant, j’étais mon maître.Hélas ! c’était là ce qu’il y avait de triste dans ma position.Il y a bien des enfants, n’est-ce pas, qui se disent tout bas :« Ah ! si je pouvais faire ce qui me plaît ; si j’étais libre ; si j’étaismon maître ! » et qui aspirent avec impatience au jour bienheureuxoù ils auront cette liberté… de faire des sottises.– 364 –


Moi je me disais : « Ah ! si j’avais quelqu’un pour meconseiller, pour me diriger. »C’est qu’entre ces enfants et moi il y avait une différence…terrible.Si ces enfants font des sottises, ils ont derrière eux quelqu’unpour leur tendre la main quand ils tombent, ou pour lesramasser quand ils sont à terre ; tandis que moi, je n’avais personne; si je tombais, je devais aller jusqu’au bas ; et une fois làme ramasser tout seul, si je n’étais pas cassé.Et j’avais assez d’expérience pour comprendre que je pouvaistrès-bien me casser ; – ce qui me faisait peur, j’en conviens.Malgré ma jeunesse, j’avais été assez éprouvé par le malheurpour être plus circonspect et plus prudent que ne le sontordinairement les enfants de mon âge ; c’était un avantage quej’avais payé cher.Aussi avant de me lancer sur la route qui m’était ouverte, jevoulus aller voir celui qui, en ces dernières années, avait été unpère pour moi : si la tante Catherine ne m’avait pas pris avec lesenfants pour aller lui dire adieu, je pouvais bien, je devais bientout seul aller l’embrasser.Sans avoir jamais été à la prison pour dettes, j’en avais assezentendu parler en ces derniers temps, pour être certain de latrouver. Je suivrais le chemin de la Madeleine que je connaissaisbien, et là je demanderais ma route. Puisque tante Catherineet les enfants avaient pu voir leur père, on me permettraitbien de le voir aussi sans doute. Moi aussi, j’étais ou plutôtj’avais été son enfant, il m’avait aimé !Je n’osai pas traverser tout Paris avec Capi sur mes talons.Qu’aurais-je répondu aux sergents de ville s’ils m’avaient parlé ?– 365 –


De toutes les peurs qui m’avaient été inspirées par l’expérience,celle de la police était la plus grande : je n’avais pas oublié Toulouse.J’attachai Capi avec une corde, ce qui parut le blessertrès-vivement dans son amour-propre de chien instruit et bienélevé ; puis, le tenant en laisse, nous nous mîmes tous deux enroute pour la prison de Clichy.Il y a des choses tristes en ce monde et dont la vue porte àdes réflexions lugubres ; je n’en connais pas de plus laide et deplus triste qu’une porte de prison : cela donne froid au cœurplus qu’une porte de tombeau ; les morts sur lesquels une pierreest scellée ne sentent plus ; les prisonniers, eux, sont enterrésvivants.Je m’arrêtai un moment avant d’oser entrer dans la prisonde Clichy, comme si j’avais peur qu’on m’y gardât et que laporte, cette affreuse porte, refermée sur moi, ne se rouvrît plus.Je m’imaginais qu’il était difficile de sortir d’une prison ;mais je ne savais pas qu’il était difficile aussi d’y entrer. Je l’apprisà mes dépens.Enfin, comme je ne me laissai ni rebuter ni renvoyer, je finispar arriver auprès de celui que je venais voir.On me fit entrer dans un parloir où il n’y avait ni grilles nibarreaux, comme je croyais, et bientôt après le père arriva, sansêtre chargé de chaînes.– Je t’attendais, mon petit Rémi, me dit-il, et j’ai grondéCatherine de ne pas t’avoir amené avec les enfants.Depuis le matin, j’étais triste et accablé ; cette parole mereleva.– Dame Catherine n’a pas voulu me prendre avec elle.– 366 –


– Cela n’était pas possible, mon pauvre garçon, on ne faitpas ce qu’on veut en ce monde ; je suis sûr que tu aurais bientravaillé pour gagner ta vie ; mais Suriot, mon beau-frère, n’auraitpas pu te donner du travail ; il est éclusier au canal du Nivernais,et les éclusiers, tu le sais, n’embauchent pas des ouvriersjardiniers. Les enfants m’ont dit que tu voulais reprendreton métier de chanteur. Tu as donc oublié que tu as failli mourirde froid et de faim à notre porte ?– Non, je ne l’ai pas oublié.– Et alors tu n’étais pas tout seul, tu avais un maître pourte guider ; c’est bien grave, mon garçon, ce que tu veux entreprendre,à ton âge, seul, par les grands chemins.– J’ai Capi.Comme toujours, en entendant son nom, Capi répondit parun aboiement qui voulait dire : « Présent ! si vous avez besoinde moi, me voici. »– Oui ! Capi est un bon chien ; mais ce n’est qu’un chien.Comment gagneras-tu ta vie ?– En chantant et en faisant jouer la comédie à Capi.– Capi ne peut pas jouer la comédie tout seul.– Je lui apprendrai des tours d’adresse ; n’est-ce pas, Capi :que tu apprendras tout ce que je voudrai ?Il mit sa patte sur sa poitrine.– 367 –


– Enfin, mon garçon, si tu étais sage, tu te placerais ; tu esdéjà bon ouvrier, cela vaudrait mieux que de courir les chemins,ce qui est un métier de paresseux.– Je ne suis pas paresseux, vous le savez bien, et vous nem’avez jamais entendu me plaindre que j’avais trop d’ouvrage.Chez vous j’aurais travaillé tant que j’aurais pu et je serais restétoujours avec vous ; mais je ne veux pas me placer chez les autres.Je dis sans doute ces derniers mots d’une façon particulière,car le père me regarda un moment sans répondre.– Tu nous as raconté, dit-il enfin, que Vitalis, alors que tune savais pas qui il était, t’étonnait bien souvent par la façondont il regardait les gens, et par ses airs de monsieur qui semblaientdire qu’il était lui-même un monsieur ; sais-tu que toiaussi, tu as de ces façons-là et de ces airs qui semblent dire quetu n’es pas un pauvre diable. Tu ne veux pas servir chez les autres? Enfin, mon garçon, tu as peut-être raison, et ce que je t’endisais, c’était seulement pour ton bien, pas pour autre chose,crois-le. Il me semble que je devais te parler comme je l’ai fait.Mais tu es ton maître puisque tu n’as pas de parents et puisqueje ne puis pas te servir de père plus longtemps. Un pauvre malheureuxcomme moi n’a pas le droit de parler haut.Tout ce que le père venait de me dire m’avait terriblementtroublé, et d’autant plus que je me l’étais déjà dit moi-même,sinon dans les mêmes termes, au moins à peu près.Oui, cela était grave de m’en aller tout seul par les grandschemins, je le sentais, je le voyais, et quand on avait, commemoi, pratiqué la vie errante, quand on avait passé des nuitscomme celle où nos chiens avaient été dévorés par les loups, oubien encore comme celle des carrières de Gentilly ; quand onavait souffert du froid et de la faim comme j’en avais souffert ;– 368 –


quand on s’était vu chassé de village en village, sans pouvoirgagner un sou, comme cela m’était arrivé pendant que Vitalisétait en prison, on savait quels étaient les dangers et quellesétaient les misères de cette existence vagabonde, où ce n’est passeulement le lendemain qui n’est jamais assuré, mais où c’estmême l’heure présente qui est incertaine et précaire.Mais si je renonçais à, cette existence, je n’avais qu’une ressourceet le père lui-même venait de me l’indiquer, – me placer ;et je ne voulais pas me placer. Cela était peut-être d’une fiertébien mal entendue dans ma position ; mais j’avais eu un maîtreà qui j’avais été vendu, et bien que celui-là eût été bon pour moi,je n’en voulais pas d’autre ; cela était chez moi une idée fixe.Et puis ce qui était tout aussi décisif pour ma résolution, jene pouvais renoncer à cette existence de liberté et de voyagessans manquer à ma promesse envers Étiennette, Alexis, Benjaminet Lise ; c’est-à-dire sans les abandonner. En réalité, Étiennette,Alexis et Benjamin pouvaient se passer de moi, ils s’écriraient; mais Lise ! Lise ne savait pas écrire, la tante Catherinen’écrivait pas non plus. Lise resterait donc perdue si je l’abandonnais.Que penserait-elle de moi ? Une seule chose : que je nel’aimais plus, elle qui m’avait témoigné tant d’amitié, elle parqui j’avais été si heureux. Cela n’était pas possible.– Vous ne voulez donc pas que je vous donne des nouvellesdes enfants ? dis-je.– Ils m’ont parlé de cela ; mais ce n’est pas à nous que jepense en t’engageant à renoncer à ta vie de musicien des rues ; ilne faut jamais penser à soi avant de penser aux autres.– Justement, père ; et vous voyez bien que c’est vous quim’indiquez ce que je dois faire : si je renonçais à l’engagementque j’ai pris, par peur des dangers dont vous parlez, je penseraisà moi, je ne penserais pas à vous, je ne penserais pas à Lise.– 369 –


Il me regarda encore, mais plus longuement ; puis tout àcoup me prenant les deux mains :– Tiens, garçon, il faut que je t’embrasse pour cette parolelà,tu as du cœur, et c’est bien vrai que ce n’est pas l’âge qui ledonne.Nous étions seuls dans le parloir, assis sur un banc à côtél’un de l’autre, je me jetai dans ses bras, ému, fier aussi d’entendredire que j’avais du cœur.– Je ne te dirai plus qu’un mot, reprit le père : à la garde deDieu, mon cher garçon !Et tous deux nous restâmes pendant quelques instants silencieux; mais le temps avait marché et le moment de nous séparerétait venu.Tout à coup le père fouilla dans la poche de son gilet et enretira une grosse montre en argent, qui était retenue dans uneboutonnière par une petite lanière en cuir.– Il ne sera pas dit que nous nous serons séparés sans quetu emportes un souvenir de moi. Voici ma montre, je te ladonne. Elle n’a pas grande valeur, car tu comprends que si elleen avait, je l’aurais vendue. Elle ne marche pas non plus trèsbien,et elle a besoin de temps en temps d’un bon coup depouce. Mais enfin, c’est tout ce que je possède présentement, etc’est pour cela que je te la donne.Disant cela, il me la mit dans la main ; puis, comme je voulaisme défendre d’accepter un si beau cadeau, il ajouta tristement:– 370 –


– Tu comprends que je n’ai pas besoin de savoir l’heure ici ;le temps n’est que trop long ; je mourrais à le compter. Adieu,mon petit Rémi ; embrasse-moi encore un coup ; tu es un bravegarçon : souviens-toi qu’il faut l’être toujours.Et je crois qu’il me prit par la main pour me conduire à laporte de sortie : mais ce qui se passa alors, ce qui se dit entrenous, je n’en ai pas gardé souvenir, j’étais trop troublé, tropému.Quand je pense à cette séparation, ce que je retrouve dansma mémoire, c’est le sentiment de stupidité et d’anéantissementqui me prit tout entier quand je fus dans la rue.Je crois que je restai longtemps, très-longtemps dans, larue devant la porte de la prison, sans pouvoir me décider àtourner mes pas à droite ou à gauche, et j’y serais peut-être demeuréjusqu’à la nuit, si ma main n’avait tout à coup, par hasard,rencontré dans ma poche un objet rond et dur.Machinalement et sans trop savoir ce que je faisais, je lepalpai : ma montre !Instantanément chagrins, inquiétudes, angoisses, tout futoublié, je ne pensai plus qu’à ma montre. J’avais une montre,une montre à moi, dans ma poche, à laquelle je pouvais regarderl’heure ! Et je la tirai de ma poche pour voir quelle heure ilétait : midi. Cela n’avait aucune importance pour moi qu’il fûtmidi ou dix heures, ou deux heures, mais je fus très-heureuxpourtant qu’il fût midi. Pourquoi ? J’aurais été bien embarrasséde le dire ; mais cela était. Ah ! midi, déjà midi. Je savais qu’ilétait midi, ma montre me l’avait dit ; quelle affaire ! Et il mesembla qu’une montre c’était une sorte de confident à qui l’ondemandait conseil et avec qui l’on pouvait s’entretenir.– 371 –


– Quelle heure est-il, mon amie la montre ? – Midi, moncher Rémi. – Ah ! midi, alors je dois faire ceci et cela, n’est-cepas ? – Mais certainement. – Tu as bien fait de me le rappeler,sans toi je l’oubliais. – Je suis là pour que tu n’oublies pas.Avec Capi et ma montre j’avais maintenant à qui parler.Ma montre ! Voilà deux mots agréables à prononcer.J’avais eu si grande envie d’avoir une montre, et je m’étais toujourssi bien convaincu moi-même que je n’en pourrais jamaisavoir une ! Et cependant voilà que dans ma poche il y en avaitune qui faisait tic-tac. Elle ne marchait pas très-bien, disait lepère. Cela n’avait pas d’importance. Elle marchait, cela suffisait.Elle avait besoin d’un bon coup de pouce. Je lui en donnerais etde vigoureux encore, sans les lui épargner, et si les coups depouce ne suffisaient pas, je la démonterais moi-même. Voilà quiserait intéressant : je verrais ce qu’il y avait dedans et ce qui lafaisait marcher. Elle n’avait qu’à se bien tenir : je la conduiraissévèrement.Je m’étais si bien laissé emporter par la joie que je nem’apercevais pas que Capi était presque aussi joyeux que moi ;il me tirait par la jambe de mon pantalon et il jappait de tempsen temps. Enfin ses jappements, de plus en plus forts, m’arrachèrentà mon rêve.– Que veux-tu, Capi ?Il me regarda, et, comme j’étais trop troublé pour le comprendre,après quelques secondes d’attente, il se dressa contremoi et posa sa patte contre ma poche, celle où était ma montre.Il voulait savoir l’heure « pour la dire à l’honorable société», comme au temps où il travaillait avec Vitalis.– 372 –


Je la lui montrai ; il la regarda assez longtemps, comme s’ilcherchait à se rappeler, puis, se mettant à frétiller de la queue, ilaboya douze fois ; il n’avait pas oublié. Ah ! comme nous allionsgagner de l’argent avec notre montre ! C’était un tour de plussur lequel je n’avais pas compté.Comme tout cela se passait dans la rue vis-à-vis la porte dela prison, il y avait des gens qui nous regardaient curieusementet même qui s’arrêtaient.Si j’avais osé j’aurais donné une représentation tout desuite, mais la peur des sergents de ville m’en empêcha.D’ailleurs il était midi, c’était le moment de me mettre enroute.– En avant !Je donnai un dernier regard, un dernier adieu à la prison,derrière les murs de laquelle le pauvre père allait rester enfermé,tandis que moi j’irais librement où je voudrais, et nous partîmes.L’objet qui m’était le plus utile pour mon métier c’était unecarte de France ; je savais qu’on en vendait sur les quais, etj’avais décidé que j’en achèterais une : je me dirigeai donc versles quais.En passant sur la place du Carrousel mes yeux se portèrentmachinalement sur l’horloge du château des Tuileries, et l’idéeme vint de voir si ma montre et le château marchaient ensemble,ainsi que cela devait être. Ma montre marquait midi etdemi, et l’horloge du château une heure. Qui des deux allait troplentement ? J’eus envie de donner un coup de pouce à ma montre,mais la réflexion me retint : rien ne prouvait que c’était mamontre qui était dans son tort, ma belle et chère montre ; et il se– 373 –


pouvait très-bien que ce fût l’horloge du château des rois quibattît la breloque. Là-dessus je remis ma montre dans ma pocheen me disant que pour ce que j’avais à faire, mon heure était labonne heure !Il me fallut longtemps pour trouver une carte, au moinscomme j’en voulais une, c’est-à-dire collée sur toile, se pliant etne coûtant pas plus de vingt sous, ce qui pour moi était unegrosse somme ; enfin j’en trouvai une si jaunie que le marchandne me la fit payer que soixante-quinze centimes.Maintenant je pouvais sortir de Paris, – ce que je me décidaià faire au plus vite.J’avais deux routes à prendre ; celle de Fontainebleau parla barrière d’Italie, ou bien celle d’Orléans par Montrouge : ensomme, l’une m’était tout aussi indifférente que l’autre, et lehasard fit que je choisis celle de Fontainebleau.Comme je montais la rue Mouffetard dont le nom que jevenais de lire sur une plaque bleue m’avait rappelé tout unmonde de souvenirs : Garofoli, Mattia, Ricardo, la marmite avecson couvercle fermé au cadenas, le fouet aux lanières de cuir etenfin Vitalis, mon pauvre et bon maître, qui était mort pour nepas m’avoir loué au padrone de la rue de Lourcine, il me sembla,en arrivant à l’église Saint-Médard, reconnaître dans unenfant appuyé contre le mur de l’église le petit Mattia : c’étaitbien la même grosse tête, les mêmes yeux mouillés, les mêmeslèvres parlantes, le même air doux et résigné, la même tournurecomique ; mais chose étrange, si c’était lui, il n’avait pas grandi.Je m’approchai pour le mieux examiner ; il n’y avait pas àen douter, c’était lui ; il me reconnut aussi, car son pâle visages’éclaira d’un sourire.– 374 –


– C’est vous, dit-il, qui êtes venu chez Garofoli avec le vieuxà barbe blanche avant que j’entre à l’hôpital ? Ah ! commej’avais mal dans la tête, ce jour-là.– Et Garofoli est toujours votre maître ?Il regarda autour de lui avant de répondre ; alors baissantla voix :– Garofoli est en prison ; on l’a arrêté parce qu’il a faitmourir Orlando pour l’avoir trop battu.Cela me fit plaisir de savoir Garofoli en prison, et pour lapremière fois j’eus la pensée que les prisons, qui m’inspiraienttant d’horreur, pouvaient être utiles.– Et les enfants ? dis-je.– Ah ! je ne sais pas, je n’étais pas là quand Garofoli a étéarrêté. Quand je suis sorti de l’hôpital, Garofoli, voyant que jen’étais pas bon à battre sans que ça me rende malade, a voulu sedébarrasser de moi, et il m’a loué pour deux ans, payésd’avance, au cirque Gassot. Vous connaissez le cirque Gassot ?Non. Eh bien ! ce n’est pas un grand, grand cirque, mais c’estpourtant un cirque. Ils avaient besoin d’un enfant pour la dislocationet Garofoli me loua au père Gassot. Je suis resté avec luijusqu’à lundi dernier, et puis on m’a renvoyé parce que j’ai latête trop grosse maintenant pour entrer dans la boîte, et aussitrop sensible. Alors je suis venu de Gisors où est le cirque pourrejoindre Garofoli, mais je n’ai trouvé personne, la maison étaitfermée, et un voisin m’a raconté ce que je viens de vous dire :Garofoli est en prison. Alors je suis venu là, ne sachant où aller,et ne sachant que faire.– Pourquoi n’êtes-vous pas retourné à Gisors ?– 375 –


– Parce que le jour où je partais de Gisors pour venir à Parisà pied, le cirque partait pour Rouen ; et comment voulezvousque j’aille à Rouen ? c’est trop loin, et je n’ai pas d’argent ;je n’ai pas mangé depuis hier midi.Je n’étais pas riche, mais je l’étais assez pour ne pas laisserce pauvre enfant mourir de faim ; comme j’aurais béni celui quim’aurait tendu un morceau de pain quand j’errais aux environsde Toulouse, affamé comme Mattia l’était en ce moment !– Restez là, lui dis-je.Et je courus chez un boulanger dont la boutique faisait lecoin de la rue ; bientôt je revins avec une miche de pain que jelui offris ; il se jeta dessus et la dévora.– Et maintenant, lui dis-je, que voulez-vous faire ?– Je ne sais pas.– Il faut faire quelque chose.– J’allais tâcher de vendre mon violon quand vous m’avezparlé, et je l’aurais déjà vendu si cela ne me faisait pas chagrinde m’en séparer : mon violon, c’est ma joie et ma consolation ;quand je suis trop triste, je cherche un endroit où je serai seul,et je joue pour moi ; alors je vois toutes sortes de belles chosesdans le ciel, c’est bien plus beau que dans les rêves, ça se suit.– Alors pourquoi ne jouez-vous pas du violon dans lesrues ?– J’en ai joué, personne ne m’a donné.Je savais ce que c’était que de jouer sans que personne mîtla main à la poche.– 376 –


– Et vous ? demanda Mattia, que faites-vous maintenant ?Je ne sais quel sentiment de vantardise enfantine m’inspira:– Mais je suis chef de troupe, dis-je.En réalité cela était vrai puisque j’avais une troupe composéede Capi, mais cette vérité frisait de près la fausseté.– Oh ! si vous vouliez ? dit Mattia.– Quoi ?– M’enrôler dans votre troupe. Alors la sincérité me revint.– Mais voilà toute ma troupe, dis-je en montrant Capi.– Eh bien ? qu’importe, nous serons deux. Ah ! je vous enprie, ne m’abandonnez pas ; que voulez-vous que je devienne ?il ne me reste qu’à mourir de faim.Mourir de faim ! Tous ceux qui entendent ce cri ne le comprennentpas de la même manière et ne le perçoivent pas à lamême place. Moi ce fut au cœur qu’il me résonna : je savais ceque c’était que de mourir de faim.– Je sais travailler, continua Mattia ; d’abord je joue duviolon, et puis je me disloque, je danse à la corde, je passe dansles cerceaux, je chante ; vous verrez, je ferai ce que vous voudrez,je serai votre domestique, je vous obéirai, je ne vous demandepas d’argent, la nourriture seulement ; si je fais mal vousme battrez, ça sera convenu ; tout ce que je vous demande c’estque vous ne me battiez pas sur la tête, ça aussi sera convenu,– 377 –


parce que j’ai la tête trop sensible depuis que Garofoli m’a tantfrappé dessus.En entendant le pauvre Mattia parler ainsi j’avais envie depleurer. Comment lui dire que je ne pouvais pas le prendre dansma troupe ? Mourir de faim ! Mais avec moi n’avait-il pas autantde chances de mourir faim que tout seul ?Ce fut ce que je lui expliquai ; mais il ne voulut pas m’entendre.– Non, dit-il, à deux on ne meurt pas de faim, on se soutient,on s’aide, celui qui a donne à celui qui n’a pas.Ce mot trancha mes hésitations : puisque j’avais, je devaisl’aider.– Alors, c’est entendu ! lui dis-je. Instantanément il me pritla main et me la baisa, et cela me remua le cœur si doucement,que des larmes me montèrent aux yeux.– Venez avec moi, lui dis-je, mais pas comme domestique,comme camarade.Et remontant la bretelle de ma harpe sur mon épaule :– En avant ! lui dis-je.Au bout d’un quart d’heure, nous sortions de Paris.Les haies du mois de mars avaient séché la route, et sur laterre durcie on marchait facilement.L’air était doux, le soleil d’avril brillait dans un ciel bleusans nuages.– 378 –


Quelle différence avec la journée de neige où j’étais entrédans ce Paris, après lequel j’avais si longtemps aspiré commeaprès la terre promise !Le long des fossés de la route l’herbe commençait à pousser,et çà et là elle était émaillée de fleurs de pâquerettes et defraisiers qui tournaient leurs corolles du côté du soleil.Quand nous longions des jardins, nous voyions les thyrsesdes lilas rougir au milieu de la verdure tendre du feuillage, et siune brise agitait l’air calme, il nous tombait sur la tête, de dessusle chaperon des vieux murs, des pétales de ravenelles jaunes.Dans les jardins, dans les buissons de la route, dans lesgrands arbres, partout, on entendait des oiseaux qui chantaientjoyeusement, et devant nous des hirondelles rasaient la terre, àla poursuite de moucherons invisibles.Notre voyage commençait bien, et c’était avec confianceque j’allongeais le pas sur la route sonore : Capi, délivré de salaisse, courait autour de nous, aboyant après les voitures,aboyant après les tas de cailloux, aboyant partout et pour rien,si ce n’est pour le plaisir d’aboyer, ce qui, pour les chiens, doitêtre analogue au plaisir de chanter pour les hommes.Près de moi, Mattia marchait sans rien dire, réfléchissantsans doute, et moi je ne disais rien non plus pour ne pas le dérangeret aussi parce que j’avais moi-même à réfléchir.Où allions-nous ainsi de ce pas délibéré ?À vrai dire, je ne le savais pas trop, et même je ne le savaispas du tout.Devant nous.– 379 –


Mais après ?J’avais promis à Lise de voir ses frères et Étiennette avantelle, mais je n’avais pas pris d’engagement à propos de celui queje devais voir le premier ; Benjamin, Alexis ou Étiennette ? Jepouvais commencer par l’un ou par l’autre, à mon choix, c’est-àdirepar les Cévennes, la Charente ou la Picardie.De ce que j’étais sorti par le sud de Paris il résultait nécessairementque ce ne serait pas Benjamin qui aurait ma premièrevisite, mais il me restait le choix entre Alexis et Étiennette.J’avais eu une raison qui m’avait décidé à me diriger toutd’abord vers le sud et non vers le nord : c’était le désir de voirmère Barberin.Si depuis longtemps je n’ai pas parlé d’elle, il ne faut pas enconclure que je l’avais oubliée, comme un ingrat.De même il ne faut pas conclure non plus que j’étais un ingrat,de ce que je ne lui avais pas écrit depuis que j’étais séparéd’elle.Combien de fois j’avais eu cette pensée de lui écrire pourlui dire : « Je pense à toi et je t’aime toujours de tout moncœur » ; mais la peur de Barberin, et une peur horrible, m’avaitretenu. Si Barberin me retrouvait au moyen de ma lettre, s’il mereprenait ; si de nouveau il me vendait à un autre Vitalis, qui neserait pas Vitalis ? Sans doute il avait le droit de faire tout cela.Et à cette pensée j’aimais mieux m’exposer à être accuséd’ingratitude par mère Barberin, plutôt que de courir la chancede retomber sous l’autorité de Barberin, soit qu’il usât de cetteautorité pour me vendre, soit qu’il voulût me faire travaillersous ses ordres. J’aurais mieux aimé mourir, – mourir de faim,– 380 –


– plutôt que d’affronter un pareil danger, dont l’idée seule merendait lâche.Mais si je n’avais pas osé écrire à mère Barberin, il mesemblait qu’étant libre d’aller où je voulais, je pouvais tenter dela voir. Et même depuis que j’avais engagé Mattia « dans matroupe » je me disais que cela pouvait être assez facile. J’envoyaisMattia en avant, tandis que je restais prudemment enarrière ; il entrait chez mère Barberin et la faisait causer sous unprétexte quelconque ; si elle était seule il lui racontait la vérité,venait m’avertir, et je rentrais dans la maison où s’était passéemon enfance pour me jeter dans les bras de ma mère nourrice ;si au contraire Barberin était au pays, il demandait à mère Barberinde se rendre à un endroit désigné et là, je l’embrassais.C’était ce plan que je bâtissais tout en marchant, et cela merendait silencieux, car ce n’était pas trop de toute mon attention,de toute mon application pour examiner une questiond’une telle importance.En effet, je n’avais pas seulement à voir si je pouvais allerembrasser mère Barberin, mais j’avais encore à chercher si surnotre route nous trouverions des villes ou des villages dans lesquelsnous aurions chance de faire des recettes.Pour cela le mieux était de consulter ma carte.Justement, nous étions en ce moment en pleine campagneet nous pouvions très-bien faire une halte sur un tas de cailloux,sans craindre d’être dérangés.– Si vous voulez, dis-je à Mattia, nous allons nous reposerun peu.– Voulez-vous que nous parlions ?– 381 –


– Vous avez quelque chose à me dire ?– Je voudrais vous prier de me dire tu.– Je veux bien, nous nous dirons tu.– Vous oui, mais moi non.– Toi comme moi, je te l’ordonne et si tu ne m’obéis pas, jetape.– Bon, tape, mais pas sur la tête.Et il se mit à rire d’un bon rire franc et doux en montranttoutes ses dents, dont la blancheur éclatait au milieu de son visagehâlé.Nous nous étions assis, et dans mon sac j’avais pris macarte, que j’étalai sur l’herbe. Je fus assez longtemps à m’orienter; mais enfin je finis par tracer mon itinéraire : Corbeil, Fontainebleau,Montargis, Gien, Bourges, Saint-Amand, Montluçon.Il était donc possible d’aller à Chavanon, et si nous avionsun peu de chance, il était possible aussi de ne pas mourir defaim en route.– Qu’est-ce que c’est que cette chose-là ? demanda Mattiaen montrant ma carte.Je lui expliquai ce que c’était qu’une carte et à quoi elle servait,en employant à peu près les mêmes termes que Vitalis,lorsqu’il m’avait donné ma première leçon de géographie.Il m’écouta avec attention, les yeux sur les miens.– Mais alors, dit-il, il faut savoir lire ?– 382 –


– Sans doute : tu ne sais donc pas lire ?– Non.– Veux-tu apprendre ?– Oh ! oui, je voudrais bien.– Eh bien, je t’apprendrai.– Est-ce que sur la carte on peut trouver la route de Gisorsà Paris ?– Certainement, cela est très-facile. Et je la lui montrai.Mais tout d’abord il ne voulut pas croire ce que je lui disaisquand d’un mouvement du doigt je vins de Gisors à Paris.– J’ai fait la route à pied, dit-il, il y a bien plus loin que cela.Alors je lui expliquai de mon mieux, ce qui ne veut pas diretrès-clairement, comment on marque les distances sur les cartes; il m’écouta, mais il ne parut pas convaincu de la sûreté dema science.Comme j’avais débouclé mon sac, l’idée me vint de passerl’inspection de ce qu’il contenait, étant bien aise d’ailleurs demontrer mes richesses à Mattia, et j’étalai tout sur l’herbe.J’avais trois chemises en toile, trois paires de bas, cinqmouchoirs, le tout en très-bon état, et une paire de souliers unpeu usés.Mattia fut ébloui.– 383 –


– Et toi, qu’as-tu ? lui demandai-je.– J’ai mon violon, et ce que je porte sur moi.– Eh bien ! lui dis-je, nous partagerons comme cela se doitpuisque nous sommes camarades : tu auras deux chemises,deux paires de bas et trois mouchoirs ; seulement comme il estjuste que nous partagions tout, tu porteras mon sac pendantune heure et moi pendant une autre.Mattia voulut refuser, mais j’avais déjà pris l’habitude ducommandement, qui, je dois le dire, me paraissait très-agréable,et je lui défendis de répliquer.J’avais étalé sur mes chemises la ménagère d’Étiennette, etaussi une petite boîte dans laquelle était placée la rose de Lise ;il voulut ouvrir cette boîte, mais je ne lui permis pas, je la remisdans mon sac sans même l’ouvrir.– Si tu veux me faire un plaisir, lui dis-je, tu ne toucherasjamais à cette boîte, c’est un cadeau.– Bien, dit-il, je te promets de n’y toucher jamais.Depuis que j’avais repris ma peau de mouton et ma harpe,il y avait une chose qui me gênait beaucoup, – c’était mon pantalon.Il me semblait qu’un artiste ne devait pas porter un pantalonlong ; pour paraître en public il fallait des culottes courtesavec des bas sur lesquels s’entre-croisaient des rubans de couleur.Des pantalons, c’était bon pour un jardinier, mais maintenantj’étais un artiste !…Lorsqu’on a une idée et qu’on est maître de sa volonté, onne tarde pas à la réaliser. J’ouvris la ménagère d’Étiennette et jepris ses ciseaux.– 384 –


– Pendant que je vais arranger mon pantalon, dis-je à Mattia,tu devrais bien me montrer comment tu joues du violon.– Oh ! je veux bien.Et prenant son violon il se mit à jouer.Pendant ce temps j’enfonçai bravement la pointe de mesciseaux dans mon pantalon un peu au dessous du genou et jeme mis à couper le drap.C’était cependant un beau pantalon en drap gris commemon gilet et ma veste, et que j’avais été bien joyeux de recevoirquand le père me l’avait donnée mais je ne croyais pas l’abîmeren le taillant ainsi, bien au contraire.Tout d’abord, j’avais écouté Mattia en coupant mon pantalon,mais bientôt je cessai de faire fonctionner mes ciseaux et jefus tout oreilles : Mattia jouait presque aussi bien que Vitalis.– Et qui donc t’a appris le violon ? lui dis-je en l’applaudissant.– Personne, un peu tout le monde, et surtout moi seul entravaillant.– Et qui t’a enseigné la musique ?– Je ne la sais pas ; je joue ce que j’ai entendu jouer.– Je te l’enseignerai, moi.– Tu sais donc tout ?– Il faut bien puisque je suis chef de troupe.– 385 –


On n’est pas artiste sans avoir un peu d’amour-propre ; jevoulus montrer à Mattia que moi aussi j’étais musicien.Je pris ma harpe et tout de suite pour frapper un grandcoup, je lui chantai ma fameuse chanson :– 386 –


Fenesta vascia e patrona crudele…Et alors, comme cela se devait entre artistes, Mattia mepaya les compliments que je venais de lui adresser, par ses applaudissements: il avait un grand talent, j’avais un grand talent,nous étions dignes l’un de l’autre.Mais nous ne pouvions pas rester ainsi à nous féliciter l’unl’autre, il fallait après avoir fait de la musique pour nous, pournotre plaisir, en faire pour notre souper et pour notre coucher.Je bouclai mon sac, et Mattia à son tour le mit sur sesépaules.En avant sur la route poudreuse : maintenant il fallait s’arrêterau premier village qui se trouverait sur notre route et donnerune représentation : « Débuts de la troupe Rémi ».– Apprends-moi ta chanson, dit Mattia, nous la chanteronsensemble, et je pense que je pourrai bientôt t’accompagner surmon violon ; cela sera très-joli.Certainement cela serait très-joli et il faudrait véritablement« que l’honorable société » eût un cœur de pierre pour nepas nous combler de gros sous.Ce malheur nous fut épargné. Comme nous arrivions à unvillage qui se trouve après Villejuif, nous préparant à chercherune place convenable pour notre représentation, nous passâmesdevant la grande porte d’une ferme, dont la cour était pleine degens endimanchés, qui portaient tous des bouquets noués avecdes flots de rubans et attachés, pour les hommes, à la boutonnièrede leur habit, pour les femmes à leur corsage : il ne fallaitpas être bien habile pour deviner que c’était une noce.– 387 –


L’idée me vint que ces gens seraient peut-être satisfaitsd’avoir des musiciens pour les faire danser, et aussitôt j’entraidans la cour suivi de Mattia et de Capi, puis, mon feutre à lamain, et avec un grand salut (le salut noble de Vitalis), je fis maproposition à la première personne que je trouvai sur mon passage.C’était un gros garçon, dont la figure rouge comme briqueétait encadrée dans un grand col raide qui lui sciait les oreilles ;il avait l’air bon enfant et placide.Il ne me répondit pas ; mais, se tournant tout d’une piècevers les gens de la noce, car sa redingote en beau drap luisant legênait évidemment aux entournures, il fourra deux de ses doigtsdans sa bouche et tira de cet instrument un si formidable coupde sifflet, que Capi en fut effrayé.– Ohé ! les autres, cria-t-il, qui que vous pensez d’une petiteair de musique ? v’là des artistes qui nous arrivent.– Oui, oui, la musique ! la musique ! crièrent des voixd’hommes et de femmes.– En place pour le quadrille !Et, en quelques minutes, les groupes de danseurs se formèrentau milieu de la cour ; ce qui fit fuir les volailles épouvantées.– As-tu joué des quadrilles ? demandai-je à Mattia en italienet à voix basse, car j’étais assez inquiet.– Oui.Et il m’en indiqua un sur son violon ; le hasard permit queje le connusse. Nous étions sauvés.– 388 –


On avait sorti une charrette de dessous un hangar ; on laposa sur ses chambrières, et on nous fît monter dedans.Bien que nous n’eussions jamais joué ensemble, Mattia etmoi, nous ne nous tirâmes pas trop mal de notre quadrille. Il estvrai que nous jouions pour des oreilles qui n’étaient heureusementni délicates, ni difficiles.– Un de vous sait-il jouer du cornet à piston ? nous demandale gros rougeaud.– Oui, moi, dit Mattia, mais je n’en ai pas.– Je vas aller vous en chercher un, parce que le violon c’estjoli, mais c’est fadasse.– Tu joues donc aussi du cornet à piston ? demandai-je àMattia en parlant toujours italien.– Et de la trompette à coulisse et de la flûte, et de tout cequi se joue.Décidément il était précieux, Mattia.Bientôt le cornet à piston fut apporté, et nous recommençâmesà jouer des quadrilles, des polkas, des valses, surtout desquadrilles.Nous jouâmes ainsi jusqu’à la nuit sans que les danseursnous laissassent respirer : cela n’était pas bien grave pour moi,mais cela l’était beaucoup plus pour Mattia, chargé de la partiepénible, et fatigué d’ailleurs par son voyage et les privations. Jele voyais de temps en temps pâlir comme s’il allait se trouvermal, cependant il jouait toujours, soufflant tant qu’il pouvaitdans son embouchure.– 389 –


Heureusement je ne fus pas seul à m’apercevoir de sa pâleur,la mariée la remarqua aussi.– Assez, dit-elle, le petit n’en peut plus ; maintenant lamain à la bourse pour les musiciens.– Si vous vouliez, dis-je en sautant à bas de la voiture, je feraisfaire la quête par notre caissier.Et je jetai mon chapeau à Capi qui le prit dans sa gueule.On applaudit beaucoup la grâce avec la quelle il savait saluerlorsqu’on lui avait donné, mais ce qui valait mieux pournous, on lui donna beaucoup ; comme je le suivais, je voyais lespièces blanches tomber dans le chapeau ; le marié mit la dernièreet ce fut une pièce de cinq francs.Quelle fortune ! Ce ne fut pas tout. On nous invita à mangerà la cuisine, et on nous donna à coucher dans une grange. Lelendemain quand nous quittâmes cette maison hospitalière,nous avions un capital de vingt-huit francs.– C’est à toi que nous les devons, mon petit Mattia, dis-je àmon camarade, tout seul je n’aurais pas formé un orchestre.Et alors le souvenir d’une parole qui m’avait été dite par lepère Acquin quand j’avais commencé à donner des leçons à Liseme revient à la mémoire, me prouvant qu’on est toujours récompenséde ce qu’on fait de bien.– J’aurais pu faire une plus grande bêtise que de te prendredans ma troupe.Avec vingt-huit francs dans notre poche, nous étions desgrands seigneurs, et lorsque nous arrivâmes à Corbeil, je pus,– 390 –


sans trop d’imprudence, me livrer à quelques acquisitions que jejugeais indispensables : d’abord un cornet à piston qui me coûtatrois francs chez un marchand de ferraille ; pour cette somme, iln’était ni neuf ni beau, mais enfin récuré et soigné il ferait notreaffaire ; puis ensuite des rubans rouges pour nos bas ; et enfinun vieux sac de soldat pour Mattia, car il était moins fatigantd’avoir toujours sur les épaules un sac léger, que d’en avoir detemps en temps un lourd ; nous nous partagerions également ceque nous portions avec nous, et nous serions plus alertes.Quand nous quittâmes Corbeil, nous étions vraiment enbon état ; nous avions, toutes nos acquisitions payées, trentefrancs dans notre bourse, car nos représentations avaient étéfructueuses ; notre répertoire était réglé de telle sorte que nouspouvions rester plusieurs jours dans le même pays sans tropnous répéter ; enfin nous nous entendions si bien, Mattia etmoi, que nous étions déjà ensemble comme deux frères.– Tu sais, disait-il quelquefois en riant, un chef de troupecomme toi qui ne cogne pas, c’est trop beau.– Alors, tu es content ?– Si je suis content ! c’est-à-dire que voilà le premier tempsde ma vie, depuis que j’ai quitté le pays, que je ne regrette pasl’hôpital.Cette situation prospère m’inspira des idées ambitieuses.Après avoir quitté Corbeil, nous nous étions dirigés surMontargis, en route pour aller chez mère Barberin.Aller chez mère Barberin pour l’embrasser c’était m’acquitterde ma dette de reconnaissance envers elle, mais c’était m’enacquitter bien petitement et à trop bon marché.– 391 –


Si je lui portais quelque chose.Maintenant que j’étais riche, je lui devais un cadeau.Quel cadeau lui faire ?Je ne cherchai pas longtemps.Il y en avait un qui plus que tout la rendrait heureuse, nonseulementdans l’heure présente, mais pour toute sa vieillesse, –une vache, qui remplaçât la pauvre Roussette.Quelle joie pour mère Barberin, si je pouvais lui donnerune vache, et aussi quelle joie pour moi !Avant d’arriver à Chavanon j’achetais une vache et Mattia,la conduisant par la longe, la faisait entrer dans la cour de mèreBarberin. Bien entendu, Barberin n’était pas là. – Madame Barberin,disait Mattia, voici une vache que je vous amène. – Unevache ! vous vous trompez, mon garçon. – Et elle soupirait. –Non, madame, vous êtes bien madame Barberin, de Chavanon ?Eh bien ! c’est chez madame Barberin que le prince (commedans les contes de fées) m’a dit de conduire cette vache qu’ilvous offre. – Quel prince ? – Alors je paraissais, je me jetaisdans les bras de mère Barberin, et après nous être bien embrassés,nous faisions des crêpes et des beignets, qui étaient mangéspar nous trois et non par Barberin, comme en ce jour de mardigrasoù il était revenu pour renverser notre poêle et mettre notrebeurre dans sa soupe à l’oignon.Quel beau rêve ! Seulement, pour le réaliser, il fallait pouvoiracheter une vache.Combien cela coûtait-il, une vache ? Je n’en avais aucuneidée ; cher, sans doute, très-cher, mais encore ?– 392 –


Ce que je voulais, ce n’était pas une trop grande, une tropgrosse vache. D’abord parce que plus les vaches sont grosses,plus leur prix est élevé ; puis ensuite, plus les vaches sont grandes,plus il leur faut de nourriture, et je ne voulais pas que moncadeau devînt une cause d’embarras pour mère Barberin.L’essentiel pour le moment c’était donc de connaître le prixdes vaches, ou plutôt d’une vache telle que j’en voulais une.Heureusement, cela n’était pas difficile pour moi, et dansnotre vie sur les grands chemins, dans nos soirées à l’auberge,nous nous trouvions en relations avec des conducteurs et desmarchands de bestiaux ; il était donc bien simple de leur demanderle prix des vaches.Mais la première fois que j’adressai ma question à un bouvier,dont l’air brave homme m’avait tout d’abord attiré, on merépondit en me riant au nez.Le bouvier se renversa ensuite sur sa chaise en donnant detemps en temps de formidables coups de poing sur la table ;puis il appela l’aubergiste.– Savez-vous ce que me demande ce petit musicien ? Combiencoûte une vache, pas trop grande, pas trop grosse, enfinune bonne vache. Faut-il qu’elle soit savante ?Et les rires recommencèrent ; mais je ne me laissai pas démonter.– Il faut qu’elle donne du bon lait et qu’elle ne mange pastrop.– Faut-il qu’elle se laisse conduire à la corde sur les grandschemins comme votre chien ?– 393 –


Après avoir épuisé toutes ses plaisanteries, déployé suffisammentson esprit, il voulut bien me répondre sérieusement etmême entrer en discussion avec moi.– Il avait justement mon affaire, une vache douce, donnantbeaucoup de lait, un lait qui était une crème, et ne mangeantpresque pas ; si je voulais lui allonger quinze pistoles sur la table,autrement dit cinquante écus, la vache était à moi.Autant j’avais eu de mal à le faire parler tout d’abord, autantj’eus de mal à le faire taire quand il fut en train.Enfin nous pûmes aller nous coucher et je rêvai à ce quecette conversation venait de m’apprendre.Quinze pistoles ou cinquante écus, cela faisait cent cinquantefrancs ; et j’étais loin d’avoir une si grosse somme.Était-il impossible de la gagner ? Il me sembla que non, etque si la chance de nos premiers jours nous accompagnait jepourrais, sou à sou, réunir ces cent cinquante francs. Seulementil faudrait du temps.Alors une nouvelle idée germa dans mon cerveau : si aulieu d’aller tout de suite à Chavanon, nous allions d’abord à Varses,cela nous donnerait ce temps qui nous manquerait en suivantla route directe.Il fallait donc aller à Varses tout d’abord et ne voir mèreBarberin qu’au retour : assurément alors j’aurais mes cent cinquantefrancs et nous pourrions jouer ma féerie : la Vache duprince.Le matin, je fis part de mon idée à Mattia, qui ne manifestaaucune opposition.– 394 –


– Allons à Varses, dit-il, les mines, c’est peut-être curieux,je serai bien aise d’en voir une.– 395 –


IIUne ville noire.La route est longue de Montargis à Varses, qui se trouve aumilieu des Cévennes, sur le versant de la montagne incliné versla Méditerranée : cinq ou six cents kilomètres en ligne droite ;plus de mille pour nous à cause des détours qui nous étaientimposés par notre genre de vie. Il fallait bien chercher des villeset des grosses bourgades pour donner des représentations fructueuses.Nous mîmes près de trois mois à faire ces mille kilomètres,mais quand nous arrivâmes aux environs de Varses, j’eus la joie,comptant mon argent, de constater que nous avions bien employénotre temps : dans ma bourse en cuir j’avais cent vingthuitfrancs d’économies ; il ne me manquait plus que vingt-deuxfrancs pour acheter la vache de mère Barberin.– 396 –


Mattia était presque aussi content que moi, et il n’était pasmédiocrement fier d’avoir contribué pour sa part à gagner unepareille somme : il est vrai que cette part était considérable etque sans lui, surtout sans son cornet à piston, nous n’aurionsjamais amassé 128 francs, Capi et moi.De Varses à Chavanon nous gagnerions bien certainementles 22 francs qui nous manquaient.Varses où nous arrivions était, il y a une centaine d’années,un pauvre village perdu dans les montagnes et connu seulementpar cela qu’il avait souvent servi de refuge aux Enfants de Dieu,commandés par Jean Cavalier. Sa situation au milieu des montagnesen avait fait un point important dans la guerre des Camisards; mais cette situation même avait par contre fait sa pauvreté.Vers 1750, un vieux gentilhomme qui avait la passion desfouilles, découvrit à Varses des mines de charbon de terre, etdepuis ce temps, Varses est devenu un des bassins houillers qui,avec Alais, Saint-Gervais, Bessèges approvisionnent le Midi ettendent à disputer le marché de la Méditerranée aux charbonsanglais. Lorsqu’il avait commencé ses recherches, tout le mondes’était moqué de lui, et lorsqu’il était parvenu à une profondeurde 150 mètres sans avoir rien trouvé, on avait fait des démarchesactives pour qu’il fût enfermé comme fou, sa fortune devants’engloutir dans ces fouilles insensées : Varses renfermaitdans son territoire des mines de fer ; on n’y trouvait pas, on n’ytrouverait jamais du charbon de terre. Sans répondre, et pour sesoustraire aux criailleries, le vieux gentilhomme s’était établidans son puits et n’en était plus sorti ; il y mangeait, il y couchait,et il n’avait à subir ainsi que les doutes des ouvriers qu’ilemployait avec lui ; à chaque coup de pioche ceux-ci haussaientles épaules, mais excités par la foi de leur maître, ils donnaientun nouveau coup de pioche et le puits descendait. À 200 mètres,on trouva une couche de houille : le vieux gentilhomme ne futplus un fou, ce fut un homme de génie ; du jour au lendemain,la métamorphose fut complète.– 397 –


Aujourd’hui Varses est une ville de 12,000 habitants qui adevant elle un grand avenir industriel et qui pour le moment estavec Alais et Bessèges l’espérance du Midi.Ce qui fait et ce qui fera la fortune de Varses est ce qui setrouve sous la terre et non ce qui est au-dessus. À la surface, eneffet, l’aspect est triste et désolé ; des causses, des garrigues,c’est-à-dire la stérilité, pas d’arbres, si ce n’est çà et là des châtaigniers,des mûriers et quelques oliviers chétifs, pas de terrevégétale, mais partout des pierres grises ou blanches ; là seulementoù la terre ayant un peu de profondeur se laisse pénétrerpar l’humidité, surgit une végétation active qui tranche agréablementavec la désolation des montagnes.De cette dénudation résultent de terribles inondations, carlorsqu’il pleut l’eau court sur les pentes dépouillées comme ellecourrait sur une rue pavée, et les ruisseaux ordinairement à secroulent alors des torrents qui gonflent instantanément les rivièresdes vallons et les font déborder : en quelques minutes onvoit le niveau de l’eau monter dans le lit des rivières de trois,quatre, cinq mètres et même plus.Varses est bâti à cheval sur une de ces rivières nommée laDivonne, qui reçoit elle-même dans l’intérieur de la ville deuxpetits torrents : le ravin de la Truyère et celui de Saint-Andéol.Ce n’est point une belle ville, ni propre, ni régulière ; les wagonschargés de minerai de fer ou de houille qui circulent du matinau soir sur des rails au milieu des rues sèment continuellementune poussière rouge et noire qui, par les jours de pluie, formeune boue liquide et profonde comme la fange d’un marais ; parles jours de soleil et de vent, ce sont au contraire des tourbillonsaveuglants qui roulent dans la rue et s’élèvent au-dessus de laville. Du haut en bas, les maisons sont noires, noires par la boueet la poussière, qui de la rue monte jusqu’à leurs toits ; noirespar la fumée des fours et des fourneaux qui de leurs toits des-– 398 –


cend jusqu’à la rue : tout est noir, le sol, le ciel et jusqu’aux eauxque roule la Divonne. Et cependant les gens qui circulent dansles rues sont encore plus noirs que ce qui les entoure : les chevauxnoirs, les voitures noires, les feuilles des arbres noires ;c’est à croire qu’un nuage de suie s’est abattu pendant une journéesur la ville ou qu’une inondation de bitume l’a recouvertejusqu’au sommet des toits. Les rues n’ont point été faites pourles voitures ni pour les passants, mais pour les chemins de fer etles wagons des mines : partout sur le sol des rails et des plaquestournantes au-dessus de la tête des ponts volants, des courroies,des arbres de transmission qui tournent avec des ronflementsassourdissants ; les vastes bâtiments près desquels on passe,tremblent jusque dans leurs fondations, et, si l’on regarde parles portes ou les fenêtres, on voit des masses de fonte en fusionqui circulent comme d’immenses bolides, des marteaux-pilonsqui lancent autour d’eux des pluies d’étincelles, et partout, toujoursdes pistons de machines à vapeur qui s’élèvent et s abaissentrégulièrement. Pas de monuments, pas de jardins, pas destatues sur les places ; tout se ressemble et a été bâti sur lemême modèle, le cube : les églises, le tribunal, les écoles, descubes percés de plus ou moins de fenêtres, selon les besoins.Quand nous arrivâmes aux environs de Varses, il était deuxou trois heures de l’après-midi, et un soleil radieux brillait dansun ciel pur ; mais à mesure que nous avancions le jour s’obscurcit; entre le ciel et la terre s’était interposé un épais nuage defumée qui se traînait lourdement en se déchirant aux hautescheminées ; depuis plus d’une heure, nous entendions de puissantsronflements, un mugissement semblable à celui de la meravec des coups sourds, – les ronflements étaient produits par lesventilateurs, les coups sourds par les martinets et les pilons.Je savais que l’oncle d’Alexis était ouvrier mineur à Varses,qu’il travaillait à la mine de la Truyère, mais c’était tout ; demeurait-ilà Varses même ou aux environs ? Je l’ignorais.– 399 –


En entrant dans Varses, je demandai où se trouvait la minede la Truyère, et l’on m’envoya sur la rive gauche de la Divonne,dans un petit vallon traversé par le ravin qui a donné son nom àla mine.Si l’aspect de la ville est peu séduisant, l’aspect de ce vallonest tout à fait lugubre ; un cirque de collines dénudées, sans arbres,sans herbes, avec de longues traînées de pierres grises quecoupent seulement çà et là quelques rayons de terre rouge ; àl’entrée de ce vallon, les bâtiments servant à l’exploitation de lamine, des hangars, des écuries, des magasins, des bureaux, etles cheminées de la machine à vapeur ; puis tout autour desamas de charbon et de pierres.Comme nous approchions des bâtiments, une jeune femmeà l’air égaré, aux cheveux flottants sur les épaules et traînant parla main un petit enfant, vint au-devant de nous, et m’arrêta.– Voulez-vous m’indiquer un chemin frais ? dit-elle.Je la regardai stupéfait.– Un chemin avec des arbres, de l’ombrage, puis à côté unpetit ruisseau qui fasse clac, clac, clac sur les cailloux, et dans lefeuillage des oiseaux qui chantent.Et elle se mit à siffler un air gai.– Vous n’avez pas rencontré ce chemin, continua-t-elle, envoyant que je ne répondais pas, mais sans paraître remarquermon étonnement, c’est dommage. Alors c’est qu’il est loin encore.Est-ce à droite, est-ce à gauche ? Dis-moi cela, mon garçon.Je cherche et ne trouve pas.– 400 –


Elle parlait avec une volubilité extraordinaire en gesticulantd’une main, tandis que de l’autre elle flattait doucement latête de son enfant.– Je te demande ce chemin parce que je suis sûre d’y rencontrerMarius. Tu as connu Marius ? Non. Eh bien, c’est le pèrede mon enfant. Alors quand il a été brûlé dans la mine par legrisou, il s’est retiré dans ce chemin frais ; il ne se promène plusmaintenant que dans des chemins frais, c’est bon pour ses brûlures.Lui il sait trouver ces chemins, moi je ne sais pas ; voilàpourquoi je ne l’ai pas rencontré depuis six mois. Six mois, c’estlong quand on s’aime. Six mois, six mois !Elle se tourna vers les bâtiments de la mine et montrantavec une énergie sauvage les cheminées de la machine qui vomissaientdes torrents de fumée :– Travail sous terre, s’écria-t-elle, travail du diable ! enfer,rends-moi mon père, mon frère Jean, rends-moi Marius ; malédiction,malédiction !Puis revenant à moi :– Tu n’es pas du pays, n’est-ce pas ? ta peau de mouton,ton chapeau disent que tu viens de loin : va dans le cimetière,compte une, deux, trois, une, deux trois, tous morts dans lamine.Alors saisissant son enfant et le pressant dans ses bras :– Tu n’auras pas mon petit Pierre, jamais !… l’eau estdouce, l’eau est fraîche. Où est le chemin ? Puisque tu ne saispas, tu es donc aussi bête que les autres qui me rient au nez.Alors pourquoi me retiens-tu ? Marius m’attend.– 401 –


Elle me tourna le dos et se mit à marcher à grands pas ensifflant son air gai.Je compris que c’était une folle qui avait perdu son maritué par une explosion de feu grisou, ce terrible danger, et à l’entréede cette mine, dans ce paysage désolé, sous ce ciel noir, larencontre de cette pauvre femme, folle de douleur ; nous rendittout tristes.On nous indiqua l’adresse de l’oncle Gaspard ; il demeuraità une petite distance de la mine, dans une rue tortueuse et escarpéequi descendait de la colline à la rivière.Quand je le demandai, une femme, qui était adossée à làporte, causant avec une de ses voisines, adossée à une autreporte, me répondit qu’il ne rentrerait qu’à six heures, après letravail.– Qu’est-ce que vous lui voulez ? dit-elle.– Je veux voir Alexis.Alors elle me regarda de la tête aux pieds, et elle regardaCapi.– Vous êtes Rémi ? dit-elle. Alexis nous a parlé de vous ; ilvous attendait. Quel est celui-ci ?Elle montra Mattia.– C’est mon camarade.C’était la tante d’Alexis. Je crus qu’elle allait nous engager àentrer et à nous reposer, car nos jambes poudreuses et nos figureshâlées par le soleil, criaient haut notre fatigue ; mais elle– 402 –


n’en fit rien et me répéta simplement que si je voulais revenir àsix heures, je trouverais Alexis, qui était à la mine.Je n’avais pas le cœur à demander ce qu’on ne m’offraitpas ; je la remerciai de sa réponse, et nous allâmes par la ville, àla recherche d’un boulanger, car nous avions grand’faim,n’ayant pas mangé depuis le petit matin, et encore une simplecroûte qui nous était restée sur notre dîner de la veille. J’étaishonteux aussi de cette réception, car je sentais que Mattia sedemandait ce qu’elle signifiait. À quoi bon faire tant de lieues ?Il me sembla que Mattia allait avoir une mauvaise idée demes amis, et que quand je lui parlerais de Lise, il ne m’écouteraitplus avec la même sympathie. Et je tenais beaucoup à cequ’il eut d’avance de la sympathie et de l’amitié pour Lise.La façon dont nous avions été accueillis ne m’engageait pasà revenir à la maison, nous allâmes un peu avant six heures attendreAlexis à la sortie de la mine.L’exploitation des mines de la Truyère se fait par trois puitsqu’on nomme puits Saint-Julien, puits Sainte-Alphonsine etpuits Saint-Pancrace ; car c’est un usage dans les houillères dedonner assez généralement un nom de saint aux puits d’extraction,d’aérage ou d’exhaure, c’est-à-dire d’épuisement ; ce saintétant choisi sur le calendrier le jour où l’on commence le fonçage,sert non-seulement à baptiser les puits, mais encore àrappeler les dates. Ces trois puits ne servent point à la descenteet au remontage des ouvriers dans les travaux. Cette descente etce remontage se font par une galerie qui débouche à côté de lalampisterie et qui aboutit au premier niveau de l’exploitation,d’où il communique avec toutes les parties de la mine. Par là ona voulu parer aux accidents qui arrivent trop souvent dans lespuits lorsqu’un câble casse ou qu’une tonne accroche un obstacleet précipite les hommes dans un trou d’une profondeur dedeux ou trois cents mètres ; en même temps on a cherché aussi– 403 –


à éviter les brusques transitions auxquelles sont exposés les ouvriersqui, d’une profondeur de deux cents mètres où la températureest égale et chaude, passent brusquement, lorsqu’ils sontremontés par la machine, à une température inégale et gagnentainsi des pleurésies et des fluxions de poitrine.Prévenu que c’était par cette galerie que devaient sortir lesouvriers, je me postai avec Mattia et Capi devant son ouverture,et, quelques minutes après que six heures eurent sonné je commençaià apercevoir vaciller, dans les profondeurs sombres dela galerie, des petits points lumineux qui grandirent rapidement.C’étaient les mineurs qui, la lampe à la main, remontaientau jour, leur travail fini.Ils s’avançaient lentement, avec une démarche pesante,comme s’ils souffraient dans les genoux, ce que je m’expliquaiplus tard, lorsque j’eus moi-même parcouru les escaliers et leséchelles qui conduisent au dernier niveau ; leur figure étaitnoire comme celles des ramoneurs, leurs habits et leurs chapeauxétaient couverts de poussière de charbon et de plaques deboue mouillée. En passant devant la lampisterie chacun entraitet accrochait sa lampe à un clou.Bien qu’attentif, je ne vis point Alexis sortir et s’il nem’avait pas sauté au cou, je l’aurais laissé passer sans le reconnaître,tant il ressemblait peu maintenant, noir des pieds à latête, au camarade qui autrefois courait dans les sentiers de notrejardin, sa chemise propre retroussée jusqu’aux coudes et soncol entr’ouvert laissant voir sa peau blanche.– C’est Rémi, dit-il, en se tournant vers un homme d’unequarantaine d’années qui marchait près de lui et qui avait unebonne figure franche comme celle du père Acquin ; ce quin’avait rien d’étonnant puisqu’ils étaient frères.Je compris que c’était l’oncle Gaspard.– 404 –


– Nous t’attendions depuis longtemps déjà, me dit-il avecbonhomie.– Le chemin est long de Paris à Varses.– Et tes jambes sont courtes, dit-il en riant.Capi, heureux de retrouver Alexis, lui témoignait sa joie entirant sur la manche de sa veste à pleines dents.Pendant ce temps, j’expliquai à l’oncle Gaspard que Mattiaétait mon camarade et mon associé, un bon garçon que j’avaisconnu autrefois, que j’avais retrouvé et qui jouait du cornet àpiston comme personne.– Et voilà M. Capi, dit l’oncle Gaspard ; c’est demain dimanche,quand vous serez reposés, vous nous donnerez unereprésentation ; Alexis dit que c’est un chien plus savant qu’unmaître d’école ou qu’un comédien.Autant je m’étais senti gêné devant la tante Gaspard, autantje me trouvai à mon aise avec l’oncle : décidément c’étaitbien le digne frère « du père ».– Causez ensemble, garçons, vous devez en avoir long àvous dire ; pour moi, je vais causer avec ce jeune homme quijoue si bien du cornet à piston.Pour une semaine entière ; encore eût-elle été trop courte.Alexis voulait savoir comment s’était fait mon voyage, et moi, demon côté, j’étais pressé d’apprendre comment il s’habituait à sanouvelle vie, si bien qu’occupés tous les deux à nous interroger,nous ne pensions pas à nous répondre.– 405 –


Nous marchions doucement, et les ouvriers qui regagnaientleur maison nous dépassaient ; ils allaient en une longue file quitenait la rue entière, tous noirs de cette même poussière qui recouvraitle sol d’une couche épaisse.Lorsque nous fûmes près d’arriver, l’oncle Gaspard se rapprochade nous :– Garçons, dit-il, vous allez souper avec nous. Jamais invitationne me fit plus grand plaisir, car tout en marchant, je medemandais si, arrivés à la porte, il ne faudrait pas nous séparer,l’accueil de la tante ne m’ayant pas donné bonne espérance.– Voilà Rémi, dit-il, en entrant dans la maison, et son ami.– Je les ai déjà vus tantôt.– Eh bien, tant mieux, la connaissance est faite ; ils vontsouper avec nous.J’étais certes bien heureux de souper avec Alexis, c’est-àdirede passer la soirée auprès de lui, mais pour être sincère, jedois dire que j’étais heureux aussi de souper. Depuis notre départde Paris, nous avions mangé à l’aventure, une croûte ici,une miche là, mais rarement un vrai repas, assis sur une chaise,avec de la soupe dans une assiette. Avec ce que nous gagnions,nous étions, il est vrai, assez riches pour nous payer des festinsdans de bonnes auberges, mais il fallait bien faire des économiespour la vache du prince, et Mattia était si bon garçon qu’ilétait presque aussi heureux que moi à la pensée d’acheter notrevache.Ce bonheur d’un festin ne nous fut pas donné ce soir-là ; jem’assis devant une table, sur une chaise, mais on ne nous servitpas de soupe. Les compagnies de mines ont pour le plus grandnombre établi des magasins d’approvisionnement dans lesquels– 406 –


leurs ouvriers trouvent à prix de revient tout ce qui leur est nécessairepour les besoins de la vie. Les avantages de ces magasinssautent aux yeux : l’ouvrier y trouve des produits de bonnequalité et à bas prix, qu’on lui fait payer en retenant le montantde sa dépense sur sa paye de quinzaine, et par ce moyen il estpréservé des crédits des petits marchands de détail qui le mineraient,il ne fait pas de dettes. Seulement, comme toutes lesbonnes choses, celle-là a son mauvais côté ; à Varses, les femmesdes ouvriers n’ont pas l’habitude de travailler pendant queleurs maris sont descendus dans la mine ; elles font leur ménage,elles vont les unes chez les autres, boire le café ou le chocolatqu’on a pris au magasin d’approvisionnement, elles causent,elles bavardent, et quand le soir arrive, c’est-à-dire le momentoù l’homme sort de la mine pour rentrer souper, ellesn’ont point eu le temps de préparer ce souper ; alors elles courentau magasin et en rapportent de la charcuterie. Cela n’estpas général, bien entendu, mais cela se produit fréquemment.Et ce fut pour cette raison que nous n’eûmes pas de soupe : latante Gaspard avait bavardé. Du reste, c’était chez elle une habitude,et j’ai vu plus tard que son compte au magasin se composaitsurtout de deux produits : d’une part, café et chocolat ;d’autre part, charcuterie. L’oncle était un homme facile, qui aimaitsurtout la tranquillité ; il mangeait sa charcuterie et ne seplaignait pas, ou bien s’il faisait une observation, c’était toutdoucement.– Si je ne deviens pas biberon, disait-il en tendant sonverre, c’est que j’ai de la vertu ; tâche donc de nous faire unesoupe pour demain.– Et le temps ?– Il est donc plus court sur la terre que dessous ?– Et qui est-ce qui vous raccommodera ? vous dévasteztout.– 407 –


Alors regardant ses vêtements souillés de charbon et déchirésçà et là :– Le fait est que nous sommes mis comme des princes.Notre souper ne dura pas longtemps.– Garçon, me dit-il l’oncle Gaspard, tu coucheras avecAlexis.Puis, s’adressant à Mattia :– Et toi, si tu veux venir dans le fournil, nous allons voir àte faire un bon lit de paille et de foin.La soirée et une bonne partie de la nuit ne furent pointemployées par Alexis et par moi à dormir.L’oncle Gaspard était piqueur, c’est-à-dire qu’au moyend’un pic, il abattait le charbon dans la mine ; Alexis était sonrouleur, c’est-à-dire qu’il poussait, qu’il roulait sur des railsdans l’intérieur de la mine, depuis le point d’extraction jusqu’àun puits, un wagon nommé benne, dans lequel on entassait lecharbon abattu ; arrivée à ce puits, la benne était accrochée à uncâble qui, tiré par la machine, la montait jusqu’en haut.Bien qu’il ne fût que depuis peu de temps mineur, Alexisavait déjà cependant l’amour et la vanité de sa mine : c’était laplus belle, la plus curieuse du pays ; il mettait dans son récitl’importance d’un voyageur qui arrive d’une contrée inconnue etqui trouve des oreilles attentives pour l’écouter.D’abord on suivait une galerie creusée dans le roc, et, aprèsavoir marché pendant dix minutes, on trouvait un escalier droitet rapide ; puis, au bas de cet escalier une échelle en bois, puis– 408 –


un autre escalier, puis une autre échelle, et alors on arrivait aupremier niveau, à une profondeur de cinquante mètres. Pouratteindre le second niveau, à quatre-vingt-dix mètres, et le troisièmeà deux cents mètres, c’était le même système d’échelles etd’escaliers. C’était à ce troisième niveau qu’Alexis travaillait, et,pour atteindre à la profondeur de son chantier, il avait à fairetrois fois plus de chemin que n’en font ceux qui montent auxtours de Notre-Dame de Paris.Mais si la montée et la descente sont faciles dans les toursde Notre-Dame, où l’escalier est régulier et éclairé, il n’en étaitpas de même dans la mine, où les marches, creusées suivant lesaccidents du roc, sont tantôt hautes, tantôt basses, tantôt larges,tantôt étroites. Point d’autre lumière que celle de la lampe qu’onporte à la main, et sur le sol, une boue glissante que mouillesans cesse l’eau qui filtre goutte à goutte, et parfois vous tombefroide sur le visage.Deux cents mètres à descendre, c’est long, mais ce n’étaitpas tout, il fallait, par les galeries, gagner les différents paliers etse rendre au lieu du travail ; or le développement complet desgaleries de la Truyère, était de 35 à 40 kilomètres. Naturellementon ne devait pas parcourir ces 40 kilomètres, mais quelquefoiscependant la course était fatigante, car on marchaitdans l’eau qui, filtrant par les fentes du roc, se réunit en ruisseauau milieu du chemin et coule ainsi jusqu’à des puisards, oùdes machines d’épuisement la prennent pour la verser au dehors.Quand ces galeries traversaient des roches solides, ellesétaient tout simplement des souterrains ; mais quand elles traversaientdes terrains ébouleux ou mouvants, elles étaient boiséesau plafond et des deux côtés avec des troncs de sapin travaillésà la hache, parce que les entailles faites à la scie amènentune prompte pourriture. Bien que ces troncs d’arbres fussentdisposés de manière à résister aux poussées du terrain, souvent– 409 –


cette poussée était tellement forte que les bois se courbaient etque les galeries se rétrécissaient ou s’affaissaient au point qu’onne pouvait plus y passer qu’en rampant. Sur ces bois croissaientdes champignons et des flocons légers et cotonneux, dont lablancheur de neige tranchait avec le noir du terrain ; la fermentationdes arbres dégageait une odeur d’essence ; et sur leschampignons, sur les plantes inconnues, sur la mousse blanche,on voyait des mouches, des araignées, des papillons, qui ne ressemblentpas aux individus de même espèce qu’on rencontre àl’air. Il y avait aussi des rats qui couraient partout et des chauves-souriscramponnées aux boisages par leurs pieds, la tête enbas.Ces galeries se croisaient, et çà et là, comme à Paris, il yavait des places et des carrefours ; il y en avait de belles et delarges comme les boulevards, d’étroites et de basses comme lesrues du quartier Saint-Marcel ; seulement toute cette ville souterraineétait beaucoup moins bien éclairée que les villes durantla nuit, car il n’y avait point de lanternes ou de becs de gaz, maissimplement les lampes que les mineurs portent avec eux. Si lalumière manquait souvent, le bruit disait toujours qu’on n’étaitpas dans le pays des morts ; dans les chantiers d’abatage, onentendait les détonations de la poudre dont le courant d’airvous apportait l’odeur et la fumée ; dans les galeries on entendaitle roulement des wagons ; dans les puits, le frottement descages d’extraction contre les guides, et par-dessus tout le grondementde la machine à vapeur installée au second niveau.Mais où le spectacle était tout à fait curieux, c’était dans lesremontées, c’est-à-dire dans les galeries tracées dans la pentedu filon ; c’était là qu’il fallait voir les piqueurs travailler à moitiénus à abattre le charbon, couchés sur le flanc ou accroupissur les genoux. De ces remontées la houille descendait dans lesniveaux d’où on la roulait jusqu’aux puits d’extraction.– 410 –


C’était là l’aspect de la mine aux jours de travail, mais il yavait aussi les jours d’accidents. Deux semaines après son arrivéeà Varses, Alexis avait été témoin d’un de ces accidents et enavait failli être victime ; une explosion de grisou. Le grisou estun gaz qui se forme naturellement dans les houillères et quiéclate aussitôt qu’il est en contact avec une flamme.Rien n’est plus terrible que cette explosion qui brûle et renversetout sur son passage ; on ne peut lui comparer que l’explosiond’une poudrière pleine de poudre ; aussitôt que la flammed’une lampe ou d’une allumette est en contact avec le gaz, l’inflammationéclate instantanément dans toutes les galeries, elledétruit tout dans la mine, même dans les puits d’extraction oud’aérage dont elle enlève les toitures ; la température est quelquefoisportée si haut que le charbon dans la mine se transformeen coke.Une explosion de grisou avait ainsi tué six semaines auparavantune dizaine d’ouvriers ; et la veuve de l’un de ces ouvriersétait devenue folle ; je compris que c’était celle qu’en arrivantj’avais rencontrée avec son enfant cherchant « un cheminfrais ».Contre ces explosions on employait toutes les précautions :il était défendu de fumer, et souvent les ingénieurs en faisantleur ronde forçaient les ouvriers à leur souffler dans le nez pourvoir ceux qui avaient manqué à la défense. C’était aussi pourprévenir ces terribles accidents qu’on employait des lampes Davy,du nom d’un grand savant anglais qui les a inventées : ceslampes étaient entourées d’une toile métallique d’un tissu assezfin pour ne pas laisser passer la flamme à travers ses mailles, desorte que la lampe portée dans une atmosphère explosive, le gazbrûle à l’intérieur de la lampe, mais l’explosion ne se propagepoint au dehors.– 411 –


Tout ce qu’Alexis me raconta surexcita vivement ma curiosité,qui était déjà grande en arrivant à Varses, de descendredans la mine, mais quand j’en parlai le lendemain à l’oncle Gaspard,il me répondit que c’était impossible, parce qu’on ne laissaitpénétrer dans la mine que ceux qui y travaillent.– Si tu veux te faire mineur, ajouta-t-il en riant, c’est facile,et alors tu pourras te satisfaire. Au reste, le métier n’est pas plusmauvais qu’un autre, et si tu as peur de la pluie et du tonnerre,c’est celui qui te convient ; en tous cas il vaut mieux que celui dechanteur de chansons sur les grands chemins. Tu resteras avecAlexis. Est-ce dit, garçon ? On trouvera aussi à employer Mattia,mais pas à jouer du cornet à piston par exemple !Ce n’était pas pour rester à Varses que j’y étais venu, et jem’étais imposé une autre tâche, un autre but, que de poussertoute la journée une benne dans le deuxième ou le troisièmeniveau de la Truyère.Il fallut donc renoncer à satisfaire ma curiosité, et jecroyais que je partirais sans en savoir plus long que ne m’enavaient appris les récits d’Alexis ou les réponses arrachées tantbien que mal à l’oncle Gaspard, quand par suite de circonstancesdues au hasard, je fus à même d’apprendre dans toutes leurshorreurs, de sentir dans toutes leurs épouvantes les dangersauxquels sont exposés les mineurs.– 412 –


IIIRouleur.Le métier de mineur n’est point insalubre, et à part quelquesmaladies causées par la privation de l’air et de la lumière,qui à la longue appauvrit le sang, le mineur est aussi bien portantque le paysan qui habite un pays sain ; encore a-t-il sur celui-cil’avantage d’être à l’abri des intempéries des saisons, de lapluie, du froid ou de l’excès de chaleur.Pour lui le grand danger se trouve dans les éboulements,les explosions et les inondations ; puis aussi dans les accidentsrésultant de son travail, de son imprudence ou de sa maladresse.La veille du jour fixé pour mon départ, Alexis rentra avec lamain droite fortement contusionnée par un gros bloc de char-– 413 –


on sous lequel il avait eu la maladresse de la laisser prendre :un doigt était à moitié écrasé ; la main entière était meurtrie.Le médecin de la compagnie vint le visiter et le panser : sonétat n’était pas grave, la main guérirait, le doigt aussi ; mais ilfallait du repos.L’oncle Gaspard avait pour caractère de prendre la viecomme elle venait, sans chagrin comme sans colère, il n’y avaitqu’une chose qui pouvait le faire se départir de sa bonhomieordinaire : – un empêchement à son travail.Quand il entendit dire qu’Alexis était condamné au repospour plusieurs jours, il poussa les hauts cris : qui roulerait sabenne pendant ces jours de repos ? il n’avait personne pourremplacer Alexis ; s’il s’agissait de le remplacer tout à fait iltrouverait bien quelqu’un, mais pendant quelques jours seulementcela était en ce moment impossible ; on manquait d’hommes,ou tout au moins d’enfants.Il se mit cependant en course pour chercher un rouleur,mais il rentra sans en avoir trouvé un.Alors il recommença ses plaintes : il était véritablement désolé,car il se voyait, lui aussi, condamné au repos, et sa boursene lui permettait pas sans doute de se reposer.Voyant cela et comprenant les raisons de sa désolation ;d’autre part, sentant que c’était presque un devoir en pareillecirconstance de payer à ma manière l’hospitalité qui nous avaitété donnée, je lui demandai si le métier de rouleur était difficile.– Rien n’est plus facile ; il n’y a qu’à pousser un wagon quiroule sur des rails.– Il est lourd, ce wagon ?– 414 –


– Pas trop lourd, puisqu’Alexis le poussait bien.– C’est juste ! Alors si Alexis le poussait bien, je pourrais lepousser aussi.– Toi, garçon ?Et il se mit à rire aux éclats ; mais bientôt reprenant son sérieux:– Bien sûr que tu le pourrais si tu le voulais.– Je le veux, puisque cela peut vous servir.– Tu es un bon garçon et c’est dit : demain tu descendrasavec moi dans la mine ; c’est vrai que tu me rendras service ;mais cela te sera peut-être utile à toi-même ; si tu prenais goûtau métier, cela vaudrait mieux que de courir les grands chemins; il n’y a pas de loups à craindre dans la mine.Que ferait Mattia pendant que je serais dans la mine ? je nepouvais pas le laisser à la charge de l’oncle Gaspard.Je lui demandai s’il ne voulait pas s’en aller tout seul avecCapi donner des représentations dans les environs, et il acceptatout de suite.– Je serai très-content de te gagner tout seul de l’argentpour la vache, dit-il en riant.Depuis trois mois, depuis que nous étions ensemble et qu’ilvivait en plein air, Mattia ne ressemblait plus au pauvre enfantchétif et chagrin que j’avais retrouvé appuyé contre l’égliseSaint-Médard, mourant de faim, et encore moins à l’avorton quej’avais vu pour la première fois dans le grenier de Garofoli, soi-– 415 –


gnant le pot-au-feu et prenant de temps en temps sa tête endoloriedans ses deux mains.Il n’avait plus mal à la tête, Mattia ; il n’était plus chagrin, iln’était même plus chétif : c’était le grenier de la rue de Lourcinequi l’avait rendu triste, le soleil et le plein air, en lui donnant lasanté, lui avaient donné la gaîté.Pendant notre voyage il avait été la bonne humeur et lerire, prenant tout par le bon côté, s’amusant de tout, heureuxd’un rien, tournant au bon ce qui était mauvais. Que serais-jedevenu sans lui ? Combien de fois la fatigue et la mélancolie nem’eussent-elles pas accablé ?Cette différence entre nous deux tenait sans doute à notrecaractère et à notre nature, mais aussi à notre origine, à notrerace.Il était Italien et il avait une insouciance, une amabilité,une facilité pour se plier aux difficultés sans se fâcher ou se révolter,que n’ont pas les gens de mon pays, plus disposés à larésistance et à la lutte.– Quel est donc ton pays ? me direz-vous, tu as donc unpays ?Il sera répondu à cela plus tard ; pour le moment j’ai vouludire seulement que Mattia et moi nous ne nous ressemblionsguère, ce qui fait que nous nous accordions si bien ; mêmequand je le faisais travailler pour apprendre ses notes et pourapprendre à lire. La leçon de musique, il est vrai, avait toujoursmarché facilement, mais pour la lecture il n’en avait pas été demême, et des difficultés auraient très-bien pu s’élever entrenous, car je n’avais ni la patience ni l’indulgence de ceux qui ontl’habitude de l’enseignement. Cependant ces difficultés ne sur-– 416 –


girent jamais, et même quand je fus injuste, ce qui m’arriva plusd’une fois, Mattia ne se fâcha point.Il fut donc entendu que pendant que je descendrais le lendemaindans la mine, Mattia s’en irait donner des représentationsmusicales et dramatiques, de manière à augmenter notrefortune ; et Capi à qui j’expliquai cet arrangement, parut lecomprendre.Le lendemain matin on me donna les vêtements de travaild’Alexis.Après avoir une dernière fois recommandé à Mattia et àCapi d’être bien sages dans leur expédition, je suivis l’oncleGaspard.– Attention, dit-il, en me remettant ma lampe, marchedans mes pas, et en descendant les échelles, ne lâche jamais unéchelon sans auparavant en bien tenir un autre.Nous nous enfonçâmes dans la galerie ; lui marchant lepremier, moi sur ses talons.– Si tu glisses dans les escaliers, continua-t-il, ne te laissepas aller, retiens-toi, le fond est loin et dur.Je n’avais pas besoin de ces recommandations pour êtreému, car ce n’est pas sans un certain trouble qu’on quitte la lumièrepour entrer dans la nuit, la surface de la terre pour sesprofondeurs. Je me retournai instinctivement en arrière, maisdéjà nous avions pénétré assez avant dans la galerie, et le jourau bout de ce long tube noir n’était plus qu’un globe blanccomme la lune dans un ciel sombre et sans étoiles. J’eus hontede ce mouvement machinal, qui n’eut que la durée d’un éclair,et je me remis bien vite à emboîter le pas.– 417 –


– L’escalier, dit-il bientôt.Nous étions devant un trou noir, et dans sa profondeur insondablepour mes yeux, je voyais des lumières se balancer,grandes à l’entrée, plus petites jusqu’à n’être plus que despoints, à mesure qu’elles s’éloignaient. C’étaient les lampes desouvriers qui étaient entrés avant nous dans la mine : le bruit deleur conversation, comme un sourd murmure, arrivait jusqu’ànous porté par un air tiède qui nous soufflait au visage : cet airavait une odeur que je respirais pour la première fois, c’étaitquelque chose comme un mélange d’éther et d’essence.Après l’escalier, les échelles, après les échelles un autre escalier.– Nous voilà au premier niveau, dit-il.Nous étions dans une galerie en plein cintre, avec des mursdroits ; ces murs étaient en maçonnerie. La voûte était un peuplus élevée que la hauteur d’un homme ; cependant il y avait desendroits où il fallait se courber pour passer, soit que la voûtesupérieure se fût abaissée, soit que le sol se fût soulevé.– C’est la poussée du terrain, me dit-il. Comme la montagnea été partout creusée et qu’il y a des vides, les terres veulentdescendre, et, quand elles pèsent trop, elles écrasent les galeries.Sur le sol étaient des rails de chemins de fer et sur le côtéde la galerie coulait un petit ruisseau.– Ce ruisseau se réunit à d’autres qui, comme lui, reçoiventles eaux des infiltrations ; ils vont tous tomber dans un puisard.Cela fait mille ou douze cents mètres d’eau que la machine doitjeter tous les jours dans la Divonne. Si elle s’arrêtait, la mine ne– 418 –


tarderait pas à être inondée. Au reste en ce moment, noussommes précisément sous la Divonne.Et, comme j’avais fait un mouvement involontaire, il se mità rire aux éclats.– À cinquante mètres de profondeur, il n’y a pas de dangerqu’elle te tombe dans le cou.– S’il se faisait un trou ?– Ah bien ! oui, un trou. Les galeries passent et repassentdix fois sous la rivière ; il y a des mines où les inondations sont àcraindre, mais ce n’est pas ici ; c’est bien assez du grisou et deséboulements, des coups de mine.Lorsque nous fûmes arrivés sur le lieu de notre travail,l’oncle Gaspard me montra ce que je devais faire, et lorsque notrebenne fut pleine de charbon, il la poussa avec moi pourm’apprendre à la conduire jusqu’au puits et à me garer sur lesvoies de garage lorsque je rencontrerais d’autres rouleurs venantà ma rencontre.Il avait eu raison de le dire, ce n’était pas là un métier biendifficile, et en quelques heures, si je n’y devins pas habile, j’ydevins au moins suffisant. Il me manquait l’adresse et l’habitude,sans lesquelles on ne réussit jamais dans aucun métier, etj’étais obligé de les remplacer, tant bien que mal, par plus d’efforts,ce qui donnait pour résultat moins de travail utile et plusde fatigue.Heureusement j’étais aguerri contre la fatigue par la vieque j’avais menée depuis plusieurs années et surtout par monvoyage de trois mois ; je ne me plaignis donc pas, et l’oncle Gasparddéclara que j’étais un bon garçon qui ferait un jour un bonmineur.– 419 –


Mais si j’avais eu grande envie de descendre dans la mine,je n’avais aucune envie d’y rester ; j’avais eu la curiosité, jen’avais pas de vocation.Il faut pour vivre de la vie souterraine, des qualités particulièresque je n’avais pas ; il faut aimer le silence, la solitude, lerecueillement. Il faut rester de longues heures, de longs joursl’esprit replié sur lui-même sans échanger une parole ou recevoirune distraction. Or j’étais très-mal doué de ce côté-là, ayantvécu de la vie vagabonde, toujours chantant et marchant ; jetrouvais tristes et mélancoliques les heures pendant lesquellesje poussais mon wagon dans les galeries sombres, n’ayant d’autreslumière que celle de ma lampe, n’entendant d’autre bruitque le roulement lointain des bennes, le clapotement de l’eaudans les ruisseaux, et çà et là les coups de mine, qui en éclatantdans ce silence de mort, le rendaient plus lourd et plus lugubreencore.Comme c’est déjà un travail de descendre dans la mine etd’en sortir, on y reste toute la journée de douze heures et l’on neremonte pas pour prendre ses repas à la maison ; on mange surle chantier.À côté du chantier de l’oncle Gaspard j’avais pour voisin unrouleur qui, au lieu d’être un enfant comme moi et comme lesautres rouleurs, était au contraire un vieux bonhomme à barbeblanche ; quand je parle de barbe blanche il faut entendrequ’elle l’était le dimanche, le jour du grand lavage, car pendantla semaine elle commençait par être grise le lundi pour devenirtout à fait noire le samedi. Enfin il avait près de soixante ans.Autrefois, au temps de sa jeunesse, il avait été boiseur, c’est-àdirecharpentier, chargé de poser et d’entretenir les bois quiforment les galeries ; mais dans un éboulement il avait eu troisdoigts écrasés ce qui l’avait forcé de renoncer à son métier. Lacompagnie au service de laquelle il travaillait lui avait fait une– 420 –


petite pension, car cet accident lui était arrivé en sauvant troisde ses camarades. Pendant quelques années il avait vécu decette pension. Puis la compagnie ayant fait faillite, il s’étaittrouvé sans ressources, sans état, et il était alors entré à laTruyère comme rouleur. On le nommait le magister, autrementdit le maître d’école, parce qu’il savait beaucoup de choses queles piqueurs et même les maîtres mineurs ne savent pas, etparce qu’il en parlait volontiers, tout fier de sa science.Pendant les heures des repas nous fîmes connaissance, etbien vite, il me prit en amitié ; j’étais questionneur enragé, ilétait causeur ; nous devînmes inséparables. Dans la mine, oùgénéralement on parle peu, on nous appela les bavards.Les récits d’Alexis ne m’avaient pas appris tout ce que jevoulais savoir, et les réponses de l’oncle Gaspard ne m’avaientpas non plus satisfait, car lorsque je lui demandais :– Qu’est-ce que le charbon de terre ?Il me répondait toujours :– C’est du charbon qu’on trouve dans la terre.Cette réponse de l’oncle Gaspard sur le charbon de terre etcelles du même genre qu’il m’avait faite ? n’étaient point suffisantespour moi, Vitalis m’ayant appris à me contenter moinsfacilement. Quand je posai la même question au magister il merépondit tout autrement.– Le charbon de terre, me dit-il, n’est rien autre chose quedu charbon de bois : au lieu de mettre dans nos cheminées desarbres de notre époque que des hommes comme toi et moi onttransformés en charbon, nous y mettons des arbres poussésdans des forêts très-anciennes et qui ont été transformés en– 421 –


charbon par les forces de la nature, je veux dire par des incendies,des volcans, des tremblements de terre naturels.Et comme je le regardais avec étonnement.– Nous n’avons pas le temps de causer de cela aujourd’hui,dit-il, il faut pousser la benne, mais c’est demain dimanche,viens me voir ; je t’expliquerai ça à la maison ; j’ai là des morceauxde charbon et de roche que j’ai ramassés depuis trenteans et qui te feront comprendre par les yeux ce que tu entendraspar les oreilles. Ils m’appellent en riant le magister, mais le magister,tu le verras, est bon à quelque chose ; la vie de l’hommen’est pas toute entière dans ses mains, elle est aussi dans sa tête.Comme toi et à ton âge j’étais curieux ; je vivais dans la mine,j’ai voulu connaître ce que je voyais tous les jours ; j’ai fait causerles ingénieurs quand ils voulaient bien me répondre, et j’ailu. Après mon accident j’avais du temps à moi, je l’ai employé àapprendre : quand on a des yeux pour regarder et que sur cesyeux on pose des lunettes que vous donnent les livres, on finitpar voir bien des choses. Maintenant je n’ai pas grand tempspour lire et je n’ai pas d’argent pour acheter des livres, mais j’aiencore des yeux et je les tiens ouverts. Viens demain, je seraiscontent de t’apprendre à regarder autour de toi. On ne sait pasce qu’une parole qui tombe dans une oreille fertile peut fairegermer. C’est pour avoir conduit dans les mines de Bessèges ungrand savant nommé Brongniart et l’avoir entendu parler pendantses recherches, que l’idée m’est venue d’apprendre etqu’aujourd’hui j’en sais un peu plus long que nos camarades. Àdemain.Le lendemain j’annonçai à l’oncle Gaspard que j’allais voirle magister.– Ah ! ah ! dit-il en riant, il a trouvé à qui causer ; vas-y,mon garçon, puisque le cœur t’en dit ; après tout, tu croiras ceque tu voudras ; seulement, si tu apprends quelque chose avec– 422 –


lui, n’en sois pas plus fier pour ça ; s’il n’était pas fier, le magisterserait un bon homme.Le magister ne demeurait point, comme la plupart des mineurs,dans l’intérieur de la ville, mais à une petite distance, àun endroit triste et pauvre qu’on appelle les Espétagues, parcequ’aux environs se trouvent de nombreuses excavations creuséespar la nature dans le flanc de la montagne. Il habitait làchez une vieille femme, veuve d’un mineur tué dans un éboulement.Elle lui sous-louait une espèce de cave dans laquelle ilavait établi son lit à la place la plus sèche, ce qui ne veut pas direqu’elle le fût beaucoup, car sur les pieds du bois de lit poussaientdes champignons ; mais pour un mineur habitué à vivreles pieds dans l’humidité et à recevoir toute la journée sur lecorps des gouttes d’eau, c’était là un détail sans importance.Pour lui, la grande affaire, en prenant ce logement, avait étéd’être près des cavernes de la montagne dans lesquelles il allaitfaire des recherches, et surtout de pouvoir disposer à son gré sacollection de morceaux de houille, de pierres marquées d’empreintes,et de fossiles.Il vint au-devant de moi quand j’entrai, et d’une voix heureuse:– Je t’ai commandé une biroulade, dit-il, parce que si lajeunesse a des oreilles et des yeux, elle a aussi un gosier, desorte que le meilleur moyen d’être de ses amis, c’est de satisfairele tout en même temps.La biroulade est un festin de châtaignes rôties qu’onmouille de vin blanc, et qui est en grand honneur dans les Cévennes.– Après la biroulade continua le magister, nous causeronset tout en causant je te montrerai ma collection.– 423 –


Il dit ce mot ma collection d’un ton qui justifiait le reprocheque lui faisaient ses camarades, et jamais assurémentconservateur d’un muséum n’y mit plus de fierté. Au reste cettecollection paraissait très-riche, au moins autant que j’en pouvaisjuger, et elle occupait tout le logement, rangée sur des plancheset des tables pour les petits échantillons, posée sur le sol pourles gros. Depuis vingt ans, il avait réuni tout ce qu’il avait trouvéde curieux dans ses travaux, et comme les mines du bassin de laCère et de la Divonne sont riches en végétaux fossiles, il avait làdes exemplaires rares qui eussent fait le bonheur d’un géologueet d’un naturaliste.Il avait au moins autant de hâte à parler que moi j’en avaisà l’écouter ; aussi la biroulade fut-elle promptement expédiée.– Puisque tu as voulu savoir, me dit-il, ce que c’était que lecharbon de terre, écoute, je vais te l’expliquer à peu près et enpeu de mots, pour que tu sois en état de regarder ma collection,qui te l’expliquera mieux que moi, car bien qu’on m’appelle lemagister, je ne suis pas un savant, hélas ! il s’en faut de tout. Laterre que nous habitons n’a pas toujours été ce qu’elle est maintenant; elle a passé par plusieurs états qui ont été modifiés parce qu’on nomme les révolutions du globe. Il y a eu des époquesoù notre pays a été couvert de plantes qui ne croissent maintenantque dans les pays chauds : ainsi les fougères en arbres.Puis il est venu une révolution, et cette végétation a été remplacéepar une autre tout à fait différente, laquelle à son tour a étéremplacée par une nouvelle ; et ainsi de suite toujours pendantdes milliers, des millions d’années peut-être. C’est cette accumulationde plantes et d’arbres, qui en se décomposant et en sesuperposant a produit les couches de houille. Ne sois pas incrédule,je vais te montrer tout à l’heure dans ma collection quelquesmorceaux de charbon, et surtout une grande quantité demorceaux de pierre pris aux bancs que nous nommons le murou le toit, et qui portent tous les empreintes de ces plantes, quise sont conservées là comme les plantes se conservent entre les– 424 –


feuilles de papier d’un herbier. La houille est donc formée, ainsique je te le disais, par une accumulation de plantes et d’arbres ;ce n’est donc que du bois décomposé et comprimé. Comments’est formée cette accumulation, vas tu me demander ? Cela,c’est plus difficile à expliquer, et je crois même que les savantsne sont pas encore arrivés à l’expliquer très-bien, puisqu’ils nesont pas d’accord entre eux. Les uns croient que toutes ces plantescharriées par les eaux ont formé d’immenses radeaux sur lesmers qui sont venus s’échouer çà et là poussés par les courants.D’autres disent que les bancs de charbon sont dus à l’accumulationpaisible de végétaux qui, se succédant les uns aux autres,ont été enfouis au lieu même où ils avaient poussé. Et là-dessus,les savants ont fait des calculs qui donnent le vertige à l’esprit :ils ont trouvé qu’un hectare de bois en forêt étant coupé et étantétendu sur la terre ne donnait qu’une couche de bois ayant àpeine huit millimètres d’épaisseur ; transformée en houille,cette couche de bois ne donnerait que 2 millimètres. Or il y a,enfouies dans la terre, des couches de houille qui ont 20 et 30mètres d’épaisseur. Combien a-t-il fallu de temps pour que cescouches se forment ? Tu comprends bien, n’est-ce pas, qu’unefutaie ne pousse pas en un jour ; il lui faut environ une centained’années pour se développer. Pour former une couche de houillede 30 mètres d’épaisseur, il faut donc une succession de 5,000futaies poussant à la même place, c’est-à-dire 500,000 ans.C’est déjà un chiffre bien étonnant, n’est-ce pas ? cependant iln’est pas exact, car les arbres ne se succèdent pas avec cette régularité,ils mettent plus de cent ans à pousser et à mourir, etquand une espèce remplace une autre il faut une série de transformationset de révolutions pour que cette couche de plantesdécomposées soit en état d’en nourrir une nouvelle. Tu voisdonc que 500,000 années ne sont rien et qu’il en faut sansdoute beaucoup plus encore. Combien ? Je n’en sais rien, et cen’est pas à un homme comme moi de le chercher. Tout ce quej’ai voulu, c’était te donner une idée de ce qu’est le charbon deterre afin que tu sois en état de regarder ma collection. Maintenant,allons la voir.– 425 –


La visite dura jusqu’à la nuit, car à chaque morceau depierre, à chaque empreinte de plante, le magister recommençases explications, si bien qu’à la fin je commençai à comprendreà peu près ce qui, tout d’abord, m’avait si fort étonné.– 426 –


IVL’inondation.Le lendemain matin, nous nous retrouvâmes dans la mine.– Eh bien ! dit l’oncle Gaspard, as-tu été content du garçon,magister ?– Mais oui, il a des oreilles, et j’espère que bientôt il aurades yeux.– En attendant, qu’il ait aujourd’hui des bras ! dit l’oncleGaspard.Et il me remit un coin pour l’aider à détacher un morceaude houille qu’il avait entamé par dessous ; car les piqueurs sefont aider par les rouleurs.– 427 –


Comme je venais de rouler ma benne au puits Sainte-Alphonsine pour la troisième fois, j’entendis du côté du puits unbruit formidable, un grondement épouvantable et tel que jen’avais jamais rien entendu de pareil depuis que je travaillaisdans la mine. Était-ce un éboulement, un effondrement général? J’écoutai ; le tapage continuait en se répercutant de touscôtés. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Mon premier sentimentfut l’épouvante, et je pensai à me sauver en gagnant les échelles; mais on s’était déjà moqué de moi si souvent pour mesfrayeurs, que la honte me fit rester. C’était une explosion demine ; une benne qui tombait dans le puits ; peut-être tout simplementdes remblais qui descendaient par les couloirs.Tout à coup un peloton de rats me passa entre les jambesen courant comme un escadron de cavalerie qui se sauve ; puisil me sembla entendre un frôlement étrange contre le sol et lesparois de la galerie avec un clapotement d’eau. L’endroit où jem’étais arrêté étant parfaitement sec, ce bruit d’eau était inexplicable.Je pris ma lampe pour regarder, et la baissai sur le sol.C’était bien l’eau ; elle venait du côté du puits, remontant lagalerie. Ce bruit formidable, ce grondement, étaient donc produitspar une chute d’eau qui se précipitait dans la mine.Abandonnant ma benne sur les rails, je courus au chantier.– Oncle Gaspard, l’eau est dans la mine !– Encore des bêtises !– Il s’est fait un trou sous la Divonne ; sauvons-nous !– Laisse-moi tranquille !– 428 –


– Écoutez donc.Mon accent était tellement ému que l’oncle Gaspard restale pic suspendu pour écouter ; le même bruit continuait toujoursplus fort, plus sinistre. Il n’y avait pas à s’y tromper, c’étaitl’eau qui se précipitait.– Cours vite, me cria-t-il, l’eau est dans la mine. Tout encriant : « l’eau est dans la mine », l’oncle Gaspard avait saisi salampe, car c’est toujours là le premier geste d’un mineur, il selaissa glisser dans la galerie.Je n’avais pas fait dix pas que j’aperçus le magister quidescendait aussi dans la galerie pour se rendre compte du bruitqui l’avait frappé.– L’eau dans la mine ! cria l’oncle Gaspard.– La Divonne a fait un trou, dis-je.– Es-tu bête.– Sauve-toi ! cria le magister.Le niveau de l’eau s’était rapidement élevé dans la galerie ;elle montait maintenant jusqu’à nos genoux, ce qui ralentissaitnotre course.Le magister se mit à courir avec nous et tous trois nouscriions en passant devant les chantiers :– Sauvez-vous ! l’eau est dans la mine !Le niveau de l’eau s’élevait avec une rapidité furieuse ; heureusementnous n’étions pas très-éloignés des échelles, sans– 429 –


quoi nous n’aurions jamais pu les atteindre. Le magister y arrivale premier, mais il s’arrêta :– Montez d’abord, dit-il, moi je suis le plus vieux, et puisj’ai la conscience tranquille.Nous n’étions pas dans les conditions à nous faire des politesses; l’oncle Gaspard passa le premier, je le suivis, et le magistervint derrière, puis après lui, mais à un assez long intervalle,quelques ouvriers qui nous avaient rejoints.Jamais les quarante mètres qui séparent le deuxième niveaudu premier, ne furent franchis avec pareille rapidité. Maisavant d’arriver au dernier échelon un flot d’eau nous tomba surla tête et noya nos lampes. C’était une cascade.– Tenez bon ! cria l’oncle Gaspard.Lui, le magister et moi nous nous cramponnâmes assez solidementaux échelons pour résister, mais ceux qui venaientderrière nous furent entraînés, et bien certainement si nousavions eu plus d’une dizaine d’échelons à monter encore nousaurions, comme eux, été précipités, car instantanément la cascadeétait devenue une avalanche.Arrivés au premier niveau nous n’étions pas sauvés, carnous avions encore cinquante mètres à franchir avant de sortir,et l’eau était aussi dans cette galerie ; nous étions sans lumière,nos lampes éteintes.– Nous sommes perdus, dit le magister d’une voix presquecalme, fais ta prière, Rémi.Mais au même instant, dans la galerie, parurent sept ouhuit lampes qui accouraient vers nous ; l’eau nous arrivait déjàaux genoux, sans nous baisser nous la touchions de la main. Ce– 430 –


n’était pas une eau tranquille, mais un torrent, un tourbillon quientraînait tout sur son passage et faisait tournoyer des pièces debois comme des plumes.Les hommes qui accouraient sur nous, et dont nous avionsaperçu les lampes, voulaient suivre la galerie et gagner ainsi leséchelles et les escaliers qui se trouvaient près de là ; mais devantpareil torrent c’était impossible : comment le refouler, commentmême résister à son impulsion et aux pièces de boisage qu’ilcharriait.Le même mot qui avait échappé au magister, leur échappaaussi :– Nous sommes perdus !Ils étaient arrivés jusqu’à nous.– Par là, oui, cria le magister qui seul entre nous paraissaitavoir gardé quelque raison, notre seul refuge est aux vieux travaux.Les vieux travaux étaient une partie de la mine abandonnéedepuis longtemps et où personne n’allait, mais que le magister,lui, avait souvent visitée lorsqu’il était à la recherche de quelquecuriosité.– Retournez sur vos pas, cria-t-il, et donnez-moi unelampe, que je vous conduise.D’ordinaire quand il parlait on lui riait au nez ou bien onlui tournait le dos en haussant les épaules, mais les plus fortsavaient perdu leur force, dont ils étaient si fiers, et à la voix dece vieux bonhomme dont ils se moquaient cinq minutes auparavant,tous obéirent ; instinctivement toutes les lampes lui furenttendues.– 431 –


Vivement il en saisit une d’une main, et m’entraînant del’autre, il prit la tête de notre troupe. Comme nous allions dansle même sens que le courant nous marchions assez vite.Je ne savais où nous allions, mais l’espérance m’était revenue.Après avoir suivi la galerie pendant quelques instants, je nesais si ce fut durant quelques minutes ou quelque secondes, carnous n’avions plus la notion du temps, il s’arrêta.– Nous n’aurons pas le temps, cria-t-il, l’eau monte tropvite.En effet, elle nous gagnait à grands pas : des genoux ellem’était arrivée aux hanches, des hanches à la poitrine.– Il faut nous jeter dans une remontée, dit le magister.– Et après ?– La remontée ne conduit nulle part.Se jeter dans la remontée, c’était prendre en effet un culde-sac; mais nous n’étions pas en position d’attendre et dechoisir ; il fallait ou prendre la remontée et avoir ainsi quelquesminutes devant soi, c’est-à-dire l’espérance de se sauver, oucontinuer la galerie avec la certitude d’être engloutis, submergésavant quelques secondes.Le magister à notre tête nous nous engageâmes donc dansla remontée. Deux de nos camarades voulurent pousser dans lagalerie et ceux-là, nous ne les revîmes jamais.– 432 –


Alors reprenant conscience de la vie, nous entendîmes unbruit qui assourdissait nos oreilles depuis que nous avionscommencé à fuir et que cependant nous n’avions pas encoreentendu : des éboulements, des tourbillonnements et des chutesd’eau, des éclats des boisages, des explosions d’air comprimé ;c’était dans toute la mine un vacarme épouvantable qui nousanéantit.– C’est le déluge.– La fin du monde.– Mon Dieu ! ayez pitié de nous !Depuis que nous étions dans la remontée, le magistern’avait pas parlé, car son âme était au-dessus des plaintes inutiles.– Les enfants, dit-il, il ne faut pas nous fatiguer ; si nousrestons ainsi cramponnés des pieds et des mains nous ne tarderonspas à nous épuiser ; il faut nous creuser des points d’appuidans le schiste.Le conseil était juste, mais difficile à exécuter, car personnen’avait emporté un pic ; tous nous avions nos lampes, aucun denous n’avait un outil.– Avec les crochets de nos lampes, continua le magister.Et chacun se mit à entamer le sol avec le crochet de salampe ; la besogne était malaisée, la remontée étant trèsinclinéeet glissante. Mais quand on sait que si l’on glisse ontrouvera la mort au bas de la glissade, cela donne des forces etde l’adresse. En moins de quelques minutes nous eûmes touscreusé un trou de manière à y poser notre pied.– 433 –


Cela fait, on respira un peu et l’on se reconnut. Nous étionssept : le magister, moi près de lui, l’oncle Gaspard, trois piqueursnommés Pagès, Compayrou et Bergounhoux, et un rouleur,Carrory ; les autres ouvriers avaient disparu dans la galerie.Les bruits dans la mine continuaient avec la même violence: il n’y a pas de mots pour rendre l’intensité de cet horribletapage, et les détonations du canon se mêlant au tonnerre et àdes éboulements n’en eussent pas produit un plus formidable.Effarés, affolés d’épouvante, nous nous regardions, cherchantdans les yeux de notre voisin des explications que notreesprit ne nous donnait pas.– C’est le déluge, disait l’un.– La fin du monde.– Un tremblement de terre.– Le génie de la mine, qui se fâche et veut se venger.– Une inondation par l’eau amoncelée dans les vieux travaux.– Un trou que s’est creusé la Divonne.Cette dernière hypothèse était de moi. Je tenais à montrou.Le magister n’avait rien dit ; et il nous regardait les unsaprès les autres, haussant les épaules, comme s’il eût discuté laquestion en plein jour, sous l’ombrage d’un mûrier en mangeantun oignon.– 434 –


– Pour sûr c’est une inondation, dit-il enfin et le dernier,alors que chacun eut émis son avis.– Causée par un tremblement de terre.– Envoyée par le génie de la mine.– Venue des vieux travaux.– Tombée de la Divonne par un trou. Chacun allait répéterce qu’il avait déjà dit.– C’est une inondation, continua le magister.– Eh bien, après ? d’où vient-elle, dirent en même tempsplusieurs voix.– Je n’en sais rien, mais quant au génie de la mine, c’estdes bêtises ; quant aux vieux travaux, ça ne serait possible que sile troisième niveau seul avait été inondé, mais le second l’est etle premier aussi : vous savez bien que l’eau ne remonte pas etqu’elle descend toujours.– Le trou.– Il ne se fait pas de trous comme ça, naturellement.– Le tremblement de terre.– Je ne sais pas.– Alors si vous ne savez pas, ne parlez pas.– Je sais que c’est une inondation et c’est déjà quelquechose, une inondation qui vient d’en haut.– 435 –


– Pardi ! ça se voit, l’eau nous a suivis.Et comme une sorte de sécurité nous était venue depuisque nous étions à sec et que l’eau ne montait plus, on ne voulutplus écouter le magister.– Ne fais donc pas le savant, puisque tu n’en sais pas plusque nous.L’autorité que lui avait donnée sa fermeté dans le dangerétait déjà perdue. Il se tut sans insister.Pour dominer le vacarme, nous parlions à pleine voix etcependant notre voix était sourde.– Parle un peu, me dit le magister.– Que voulez-vous que je dise ?– Ce que tu voudras, parle seulement, dis les premiersmots venus.Je prononçai quelques paroles.– Bon, plus doucement maintenant. C’est cela. Bien.– Perds-tu la tête, eh magister ! dit Pagès.– Deviens-tu fou de peur ?– Crois-tu que tu es mort ?– Je crois que l’eau ne nous gagnera pas ici, et que si nousmourons, au moins nous ne serons pas noyés.– Ça veut dire, magister ?– 436 –


– Regarde ta lampe.– Eh bien, elle brûle.– Comme d’habitude ?– Non ; la flamme est plus vive, mais courte.– Est-ce qu’il y a du grisou ?– Non, dit le magister, cela non plus n’est pas à craindre ;pas plus de danger par le grisou que par l’eau qui maintenant nemontera pas d’un pied.– Ne fais donc pas le sorcier.– Je ne fais pas le sorcier : nous sommes dans une cloched’air et c’est l’air comprimé qui empêche l’eau de monter ; laremontée fermée à son extrémité fait pour nous ce que fait lacloche à plongeur : l’air refoulé par les eaux s’est amoncelé danscette galerie et maintenant il résiste à l’eau et la refoule.En entendant le magister nous expliquer que nous étionsdans une sorte de cloche à plongeur où l’eau ne pouvait pasmonter jusqu’à nous, parce que l’air l’arrêtait, il y eut des murmuresd’incrédulité.– En voilà une bêtise ! est-ce que l’eau n’est pas plus forteque tout ?– Oui, dehors, librement ; mais quand tu jettes ton verre, lagueule en bas, dans un seau plein, est-ce que l’eau va jusqu’aufond de ton verre ? Non, n’est-ce pas, il reste un vide. Eh bien !ce vide est maintenu par l’air. Ici, c’est la même chose ; noussommes au fond du verre, l’eau ne viendra pas jusqu’à nous.– 437 –


– Ça, je le comprends, dit l’oncle Gaspard, et j’ai dansl’idée, maintenant, que vous aviez tort, vous autres, de vousmoquer si souvent du magister ; il sait des choses que nous nesavons pas.– Nous sommes donc sauvés ! dit Carrory.– Sauvés ? je n’ai pas dit ça. Nous ne serons pas noyés, voilàce que je vous promets. Ce qui nous sauve, c’est que la remontéeétant fermée, l’air ne peut pas s’échapper ; mais c’est précisémentce qui nous sauve qui nous perd en même temps ; l’airne peut pas sortir : il est emprisonné. Mais nous aussi noussommes emprisonnés, nous ne pouvons pas sortir.– Quand l’eau va baisser…– Va-t-elle baisser ? je n’en sais rien : pour savoir ça il faudraitsavoir comment elle est venue, et qui est-ce qui peut ledire ?– Puisque tu dis que c’est une inondation ?– Eh bien ! après ? c’est une inondation, ça c’est sûr ; maisd’où vient-elle ? est-ce la Divonne qui a débordé jusqu’aux puits,est-ce un orage, est-ce une source qui a crevé, est-ce un tremblementde terre ? Il faudrait être dehors, pour dire ça, et parmalheur nous sommes dedans.– Peut-être que la ville est emportée ?– Peut-être…Il y eut un moment de silence et d’effroi.– 438 –


Le bruit de l’eau avait cessé, seulement, de temps en temps,on entendait à travers la terre des détonations sourdes et l’onressentait comme des secousses.– La mine doit être pleine, dit le magister, l’eau ne s’y engouffreplus.– Et Marius ! s’écria Pagès avec désespoir.Marius, c’était son fils, piqueur comme lui, qui travaillait àla mine, dans le troisième niveau. Jusqu’à ce moment, le sentimentde la conservation personnelle, toujours si tyrannique,l’avait empêché de penser à son fils ; mais le mot du magister :« la mine est pleine » l’avait arraché à lui-même.– Marius ! Marius ! cria-t-il avec un accent déchirant ; Marius!Rien ne répondit, pas même l’écho ; la voix assourdie nesortit pas de notre cloche.– Il aura trouvé une remontée, dit le magister ; cent cinquantehommes noyés, ce serait trop horrible ; le bon Dieu ne levoudra pas.Il me sembla qu’il ne disait pas cela d’une voix convaincue.Cent cinquante hommes au moins étaient descendus le matindans la mine : combien avaient pu remonter par les puits outrouver un refuge, comme nous ! Tous nos camarades perdus,noyés, morts. Personne n’osa plus dire un mot.Mais dans une situation comme la nôtre, ce n’est pas lasympathie et la pitié qui dominent les cœurs ou dirigent les esprits.– 439 –


– Eh bien ! et nous, dit Bergounhoux, après un moment desilence, qu’est-ce que nous allons faire ?– Que veux-tu faire ?– 440 –


– Il n’y a qu’à attendre, dit le magister.– Attendre quoi ?– Attendre ; veux-tu percer les quarante ou cinquante mètresqui nous séparent du jour avec ton crochet de lampe ?– Mais nous allons mourir de faim.– Ce n’est pas là qu’est le plus grand danger.– Voyons, magister, parle, tu nous fais peur ; où est le danger,le grand danger ?– La faim, on peut lui résister ; j’ai lu que des ouvriers, surpriscomme nous par les eaux, dans une mine, étaient restésvingt-quatre jours sans manger : il y a bien des années de cela,c’était du temps des guerres de religion ; mais ce serait hier, ceserait la même chose. Non, ce n’est pas la faim qui me fait peur.– Qu’est-ce qui te tourmente, puisque tu dis que les eauxne peuvent pas monter ?– Vous sentez-vous des lourdeurs dans la tête, des bourdonnements; respirez-vous facilement ? moi, non.– Moi, j’ai mal à la tête.– Moi, le cœur me tourne.– Moi, les tempes me battent.– Moi, je suis tout bête.– Eh bien ! c’est là qu’est le danger présentement Combiende temps pouvons-nous vivre dans cet air ? Je n’en sais rien. Si– 441 –


j’étais un savant au lieu d’être un ignorant, je vous le dirais.Tandis que je ne le sais pas. Nous sommes à une quarantaine demètres sous terre, et, probablement, nous avons trente-cinq ouquarante mètres d’eau au-dessus de nous : cela veut dire quel’air subit une pression de quatre ou cinq atmosphères. Commentvit-on dans cet air comprimé ? voilà ce qu’il faudrait savoiret ce que nous allons apprendre à nos dépens, peut-être.Je n’avais aucune idée de ce que c’était que l’air comprimé,et précisément pour cela, peut-être, je fus très-effrayé des parolesdu magister ; mes compagnons me parurent aussi trèsaffectésde ces paroles ; ils n’en savaient pas plus que moi, et,sur eux comme sur moi, l’inconnu produisit son effet inquiétant.Pour le magister, il ne perdait pas la conscience de notre situationdésespérée, et quoiqu’il la vît nettement dans toute sonhorreur, il ne pensait qu’aux moyens à prendre pour organisernôtre défense.– Maintenant, dit-il, il s’agit de nous arranger pour resterici sans danger de rouler à l’eau.– Nous avons des trous.– Croyez-vous que vous n’allez pas vous fatiguer de resterdans la même position ?– Tu crois donc que nous allons rester ici longtemps ?– Est-ce que je sais !– On va venir à notre secours.– C’est certain, mais pour venir à notre secours, il fautpouvoir. Combien de temps s’écoulera, avant qu’on commence– 442 –


notre sauvetage ? Ceux-là seuls qui sont sur la terre, peuvent ledire. Nous qui sommes dessous, il faut nous arranger pour yêtre le moins mal possible, car si l’un de nous glisse, il est perdu.– Il faut nous attacher tous ensemble.– Et des cordes ?– Il faut nous tenir par la main.– M’est avis que le mieux est de nous creuser des palierscomme dans un escalier ; nous sommes sept, sur deux paliersnous pourrons tenir tous ; quatre se placeront sur le premier,trois sur le second.– Avec quoi creuser ?– Nous n’avons pas de pics.– Avec nos crochets de lampes dans le poussier, avec noscouteaux dans les parties dures.– Jamais nous ne pourrons.– Ne dis donc pas cela, Pagès ; dans notre situation on peuttout pour, sauver sa vie ; si le sommeil prenait l’un de nouscomme nous sommes en ce moment, celui-là serait perdu.Par son sang-froid et sa décision, le magister avait pris surnous une autorité qui, d’instant en instant, devenait plus puissante; c’est là ce qu’il y a de grand et de beau dans le courage, ils’impose ; d’instinct nous sentions que sa force morale luttaitcontre la catastrophe qui avait anéanti la nôtre, et nous attendionsnotre secours de cette force.– 443 –


On se mit au travail, car il était évident que le creusementde ces deux paliers était la première chose à faire ; il fallait nousétablir, sinon commodément, du moins de manière à ne pasrouler dans le gouffre qui était à nos pieds. Quatre lampesétaient allumées, elles donnaient assez de clarté pour nous guider.– Choisissons des endroits où le creusement ne soit pastrop difficile, dit le magister.– Écoutez, dit l’oncle Gaspard, j’ai une proposition à vousfaire : si quelqu’un a la tête à lui, c’est le magister ; quand nousperdions la raison il a conservé la sienne ; c’est un homme, il adu cœur aussi. Il a été piqueur comme nous, et sur bien des chosesil en sait plus que nous. Je demande qu’il soit chef de posteet qu’il dirige le travail.– Le magister ! interrompit Carrory qui était une espèce debrute, une bête de trait, sans autre intelligence que celle qui luiétait nécessaire pour rouler sa benne, pourquoi pas moi ? si onprend un rouleur, je suis rouleur comme lui.– Ce n’est pas un rouleur qu’on prend, animal ; c’est unhomme ; et, de nous tous, c’est lui qui est le plus homme.– Vous ne disiez pas cela hier.– Hier, j’étais aussi bête que toi et je me moquais du magistercomme les autres, pour ne pas reconnaître qu’il en savaitplus que nous. Aujourd’hui je lui demande de nous commander.Voyons, magister, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? J’ai debons bras, tu sais bien. Et vous, les autres ?– Voyons, magister, on t’obéit.– Et on t’obéira.– 444 –


– Écoutez, dit le magister, puisque vous voulez que je soischef de poste, je veux bien ; mais c’est à condition qu’on fera ceque je dirai. Nous pouvons rester ici longtemps, plusieurs jours ;je ne sais pas ce qui se passera : nous serons là comme des naufragéssur un radeau, dans une situation plus terrible même, carsur un radeau, au moins, on a l’air et le jour : on respire et l’onvoit ; quoi qu’il arrive il faut, si je suis chef de poste, que vousm’obéissiez.– On obéira, dirent toutes les voix.– Si vous croyez que ce que je demande est juste, oui, onobéira ; mais si vous ne le croyez pas ?– On le croira.– On sait bien que tu es un honnête homme, magister.– Et un homme de courage.– Et un homme qui en sait long.– Il ne faut pas te souvenir des moqueries, magister.Je n’avais pas alors l’expérience que j’ai acquise plus tard,et j’étais dans un grand étonnement de voir combien ceux-làmême qui, quelques heures auparavant, n’avaient pas assez deplaisanteries pour accabler le magister, lui reconnaissaientmaintenant des qualités : je ne savais pas comme les circonstancespeuvent tourner les opinions et les sentiments de certainshommes.– C’est juré ? dit le magister.– Juré, répondîmes-nous tous ensemble.– 445 –


Alors on se mit au travail : tous, nous avions des couteauxdans nos poches, de bons couteaux, le manche solide, la lamerésistante.– Trois entameront la remontée, dit le magister, les troisplus forts ; et les plus faibles : Rémi, Carrory, Pagès et moi, nousrangerons les déblais.– Non, pas toi, interrompit Compayrou qui était un colosse,il ne faut pas que tu travailles, magister, tu n’es pas assezsolide ; tu es l’ingénieur : les ingénieurs ne travaillent pas desbras.Tout le monde appuya l’avis de Compayrou, disant quepuisque le magister était notre ingénieur, il ne devait pas travailler; on avait si bien senti l’utilité de la direction du magisterque volontiers on l’eût mis dans du coton pour le préserver desdangers et des accidents : c’était notre pilote.Le travail que nous avions à faire eut été des plus simples sinous avions eu des outils, mais avec des couteaux il était long etdifficile. Il fallait en effet établir deux paliers en les creusantdans le schiste, et afin de n’être pas exposés à dévaler sur lapente de la remontée, il fallait que ces paliers fussent assez largespour donner de la place à quatre d’entre nous sur l’un, et àtrois sur l’autre. Ce fut pour obtenir ce résultat que ces travauxfurent entrepris.Deux hommes creusaient le sol dans chaque chantier et letroisième faisait descendre les morceaux de schiste. Le magister,une lampe à la main, allait de l’un à l’autre chantier.En creusant, on trouva dans la poussière quelques morceauxde boisage qui avaient été ensevelis là et qui furent très-– 446 –


utiles pour retenir nos déblais et les empêcher de rouler jusqu’enbas.Après trois heures de travail sans repos, nous avions creuséune planche sur laquelle nous pouvions nous asseoir.– Assez pour le moment, commanda le magister, plus tardnous élargirons la planche de manière à pouvoir nous coucher ;il ne faut pas user inutilement nos forces, nous en aurons besoin.On s’installa, le magister, l’oncle Gaspard, Carrory et moisur le palier inférieur, les trois piqueurs sur le plus élevé.– Il faut ménager nos lampes, dit le magister, qu’on leséteigne donc et qu’on n’en laisse brûler qu’une.Les ordres étaient exécutés au moment même où ils étaienttransmis. On allait donc éteindre les lampes inutiles lorsque lemagister fit un signe pour qu’on s’arrêtât.– Une minute, dit-il, un courant d’air peut éteindre notrelampe ; ce n’est guère probable, cependant il faut compter surl’impossible, qu’est-ce qui a des allumettes pour la rallumer ?Bien qu’il soit sévèrement défendu d’allumer du feu dans lamine, presque tous les ouvriers ont des allumettes dans leurspoches ; aussi comme il n’y avait pas là d’ingénieur pour constaterl’infraction au règlement, à la demande : « qui a des allumettes? » quatre voix répondirent : Moi.– Moi aussi j’en ai, continua le magister, mais elles sontmouillées.– 447 –


C’était le cas des autres, car chacun avait ses allumettesdans son pantalon et nous avions trempé dans l’eau jusqu’à lapoitrine ou jusqu’aux épaules.Carrory qui avait la compréhension lente et la parole pluslente encore répondit enfin :– Moi aussi j’ai des allumettes.– Mouillées ?– Je ne sais pas, elles sont dans mon bonnet.– Alors, passe ton bonnet.– Au lieu de passer son bonnet, comme on le lui demandait,un bonnet de loutre qui était gros comme un turban deturc de foire, Carrory nous passa une boîte d’allumettes ; grâce àla position qu’elles avaient occupée pendant notre immersionelles avaient échappé à la noyade.– Maintenant, soufflez les lampes, commanda le magister.Une seule lampe resta allumée, qui éclaira à peine notrecage.– 448 –


VDans la remontée.Le silence s’était fait dans la mine ; aucun bruit ne parvenaitplus jusqu’à nous ; à nos pieds l’eau était immobile, sansune ride ou un murmure ; la mine était pleine comme l’avait ditle magister, et l’eau, après avoir envahi toutes les galeries depuisle plancher jusqu’au toit, nous murait dans notre prison plussolidement, plus hermétiquement qu’un mur de pierre. Ce silencelourd, impénétrable, ce silence de mort était plus effrayant,plus stupéfiant que ne l’avait été l’effroyable vacarmeque nous avions entendu au moment de l’irruption des eaux ;nous étions au tombeau, enterrés vifs, et trente ou quarante mètresde terre pesaient sur nos cœurs.Le travail occupe et distrait : le repos nous donna la sensationde notre situation, et chez tous, même chez le magister, il yeut un moment d’anéantissement.– 449 –


Tout à coup je sentis sur ma main tomber des goutteschaudes. C’était Carrory qui pleurait silencieusement.Au même instant des soupirs éclatèrent sur le palier supérieuret une voix murmura à plusieurs reprises :– Marius, Marius !C’était Pagès qui pensait à son fils…L’air était lourd à respirer ; j’étais oppressé et j’avais desbourdonnements dans les oreilles.Soit que le magister sentît moins péniblement que nous cetanéantissement, soit qu’il voulût réagir contre et nous empêcherde nous y abandonner, il rompit le silence :– Maintenant, dit-il, il faut voir un peu ce que nous avonsde provisions.– Tu crois donc que nous devons rester longtemps emprisonnés? interrompit l’oncle Gaspard.– Non, mais il faut prendre ses précautions ; qui est-ce quia du pain ? Personne ne répondit.– Moi, dis-je, j’ai une croûte dans ma poche.– Quelle poche ?– La poche de mon pantalon.– Alors ta croûte est de la bouillie. Montre cependant.– 450 –


Je fouillai dans ma poche où j’avais mis le matin une bellecroûte cassante et dorée ; j’en tirai une espèce de panade quej’allais jeter avec désappointement quand le magister arrêta mamain.– Garde ta soupe, dit-il, si mauvaise qu’elle soit, tu la trouverasbientôt bonne.Ce n’était pas là un pronostic très-rassurant ; mais nous n’yfîmes pas attention ; c’est plus tard que ces paroles me sont revenueset m’ont prouvé que dès ce moment le magister avaitpleine conscience de notre position, et que s’il ne prévoyait pas,par le menu, les horribles souffrances que nous aurions à supporter,au moins il ne se faisait pas illusion sur les facilités denotre sauvetage.– Personne n’a plus de pain ? dit-il. On ne répondit pas.– Cela est fâcheux, continua-t-il.– Tu as donc faim ? interrompit Compayrou.– Je ne parle pas pour moi, mais pour Rémi et Carrory : lepain aurait été pour eux.– Et pourquoi ne pas le partager entre nous tous dit Bergounhoux,ce n’est pas juste : nous sommes tous égaux devant lafaim.– Pour lors s’il y avait eu du pain nous nous serions fâchés.Vous aviez promis pourtant de m’obéir ; mais je vois que vousne m’obéirez qu’après discussion, que si vous jugez que j’ai raison.– Il aurait obéi !– 451 –


– C’est-à-dire qu’il y aurait peut-être eu bataille. Eh bien !il ne faut pas qu’il y ait bataille, et pour cela je vais vous expliquerpourquoi le pain aurait été pour Rémi et pour Carrory. Cen’est pas moi qui ai fait cette règle, c’est la loi : la loi qui a ditque quand plusieurs personnes mouraient dans un accident,c’était jusqu’à soixante ans la plus âgée qui serait présuméeavoir survécu, ce qui revient à dire que Rémi et Carrory, par leurjeunesse, doivent opposer moins de résistance à la mort quePagès et Compayrou.– Toi, magister, tu as plus de soixante ans.– Oh ! moi je ne compte pas, d’ailleurs je suis habitué à nepas me gaver de nourriture.– Par ainsi, dit Carrory après un moment de réflexion, lepain aurait donc été pour moi si j’en avais eu ?– Pour toi et pour Rémi.– Si je n’avais pas voulu le donner ?– On te l’aurait pris, n’as-tu pas juré d’obéir ?Il resta assez longtemps silencieux, puis tout à coup sortantune miche de son bonnet :– Tenez, en voilà un morceau.– C’est donc le bonnet inépuisable que le bonnet de Carrory?– Passez le bonnet, dit le magister.Carrory voulut défendre sa coiffure ; on la lui enleva deforce et on la passa au magister.– 452 –


Celui-ci demanda la lampe et regarda ce qui se trouvaitdans le retroussis du bonnet. Alors, quoique nous ne fussionsassurément pas dans une situation gaie, nous eûmes une secondede détente.Il y avait dans ce bonnet : une pipe, du tabac, une clef, unmorceau de saucisson, un noyau de pêche percé en sifflet, desosselets en os de mouton, trois noix fraîches, un oignon : c’està-direque c’était un garde-manger et un garde-meuble.– Le pain et le saucisson seront partagés entre toi et Rémi,ce soir.– Mais j’ai faim, répliqua Carrory d’une voix dolente ; j’aifaim tout de suite.– Tu auras encore plus faim ce soir.– Quel malheur que ce garçon n’ait pas eu de montre dansson garde-meuble ! Nous saurions l’heure ; la mienne est arrêtée.– La mienne aussi, pour avoir trempé dans l’eau.Cette idée de montre nous rappela à la réalité. Quelle heureétait-il ? Depuis combien de temps étions-nous dans la remontée? On se consulta, mais sans tomber d’accord. Pour les uns, ilétait midi ; pour les autres six heures du soir, c’est-à-dire quepour ceux-ci nous étions enfermés depuis plus de dix heures etpour ceux-là depuis moins de cinq. Ce fut là que commença notredifférence d’appréciation, différence qui se renouvela souventet arriva à des écarts considérables.– 453 –


Nous n’étions pas en disposition de parler pour ne riendire. Lorsque la discussion sur le temps fut épuisée, chacun setut et parut se plonger dans ses réflexions.Quelles étaient celles de mes camarades ? Je n’en sais rien ;mais si j’en juge par les miennes elles ne devaient pas être gaies.Malgré l’esprit de décision du magister, je n’étais pas dutout rassuré sur notre délivrance. J’avais peur de l’eau, peur del’ombre, peur de la mort ; le silence m’anéantissait ; les paroisincertaines de la remontée m’écrasaient comme si de tout leurpoids elles m’eussent pesé sur le corps. Je ne reverrais donc plusLise, ni Étiennette, ni Alexis, ni Benjamin ? qui les rattacheraitles uns aux autres après moi ? Je ne verrais donc plus Arthur, nimadame Milligan, ni Mattia ? Pourrait-on jamais faire comprendreà Lise que j’étais mort pour elle ? Et mère Barberin,pauvre mère Barberin ! Mes pensées s’enchaînaient ainsi toutesplus lugubres les unes que les autres ; et quand je regardais mescamarades pour me distraire et que je les voyais tout aussi accablés,tout aussi anéantis que moi, je revenais à mes réflexionsplus triste et plus sombre encore. Eux cependant ils étaient habituésà la vie de la mine, et par là, ils ne souffraient pas dumanque d’air, de soleil, de liberté ; la terre ne pesait pas sur eux.Tout à coup, au milieu du silence, la voix de l’oncle Gaspards’éleva :– M’est avis, dit-il, qu’on ne travaille pas à notre sauvetage.– Pourquoi penses-tu ça ?– Nous n’entendons rien.– Toute la ville est détruite, c’était un tremblement deterre.– 454 –


– Ou bien dans la ville on croit que nous sommes tous perduset qu’il n’y a rien à faire pour nous.– Alors nous sommes donc abandonnés ?– Pourquoi pensez-vous cela de vos camarades ? interrompitle magister, ce n’est pas juste de les accuser. Vous savez bienque quand il y a des accidents les mineurs ne s’abandonnent pasles uns les autres ; et que vingt hommes, cent hommes se feraientplutôt tuer que de laisser un camarade sans secours. Voussavez cela, hein ?– C’est vrai.– Si c’est vrai, pourquoi voulez-vous qu’on nous abandonne?– Nous n’entendons rien.– Il est vrai que nous n’entendons rien. Mais ici pouvonsnousentendre ? Qui sait cela ? pas moi. Et puis encore quandnous pourrions entendre, et qu’il serait prouvé qu’on ne travaillepas, cela prouverait-il en même temps qu’on nous abandonne? Est-ce que nous savons comment la catastrophe est arrivée? Si c’est un tremblement de terre, il y a du travail dans laville pour ceux qui ont échappé. Si c’est seulement une inondation,comme j’en ai l’idée, il faut savoir dans quel état sont lespuits. Peut-être se sont-ils effondrés ? la galerie de la lampisteriea pu s’écrouler. Il faut le temps d’organiser le sauvetage. Jene dis pas que nous serons sauvés, mais je suis sûr qu’on travailleà nous sauver.Il dit cela d’un ton énergique qui devait convaincre les plusincrédules et les plus effrayés. Cependant Bergounhoux répliqua:– 455 –


– Et si l’on nous croit tous morts ?– On travaille tout de même, mais si tu as peur de cela,prouvons-leur que nous sommes vivants ; frappons contre laparoi aussi fort que nous pourrons ; vous savez comme le son setransmet à travers la terre ; si l’on nous entend, on saura qu’ilfaut se hâter, et notre bruit servira à diriger les recherches.Sans attendre davantage, Bergounhoux, qui était chausséde grosses bottes, se mit à frapper avec force comme pour lerappel des mineurs, et ce bruit, l’idée surtout qu’il éveillait ennous, nous tira de notre engourdissement. Allait-on nous entendre? Allait-on nous répondre ?– Voyons, magister, dit l’oncle Gaspard, si l’on nous entend,qu’est-ce qu’on va faire pour venir à notre secours ?– Il n’y a que deux moyens, et je suis sûr que les ingénieursvont les employer tous deux : percer des descentes pour venir àla rencontre de notre remontée, et épuiser l’eau.– Oh ! percer des descentes !– Ah ! épuiser l’eau !Ces deux interruptions ne déroutèrent pas le magister.– Nous sommes à quarante mètres de profondeur, n’est-cepas ? en perçant six ou huit mètres par jour, c’est sept ou huitjours pour arriver jusqu’à nous.– On ne peut pas percer six mètres par jour.– En travail ordinaire non, mais pour sauver des camaradeson peut bien des choses.– 456 –


– Jamais nous ne pourrions vivre huit jours : pensez donc,magister, huit jours !– Eh bien, et l’eau ? Comment l’épuiser ?– L’eau, je ne sais pas ; il faudrait savoir ce qu’il en esttombé dans la mine, 200,000 mètres cubes, 300,000 mètres, jen’en sais rien. Mais pour venir jusqu’à nous, il n’est pas nécessaired’épuiser tout ce qui est tombé, nous sommes au premierniveau. Et comme on va organiser les trois puits à la fois avecdeux bennes, cela fera six bennes de 25 hectolitres chaque, quipuiseront l’eau ; c’est-à-dire que 150 hectolitres d’un mêmecoup seront versés dehors. Vous voyez que cela peut aller encoreassez vite.Une discussion confuse s’engagea sur les moyens les meilleursà employer ; mais ce qui pour moi résulta de cette discussion,c’est qu’en supposant une réunion extraordinaire de circonstancesfavorables, nous devions rester au moins huit joursdans notre sépulcre.Huit jours ! le magister nous avait parlé d’ouvriers quiétaient restés engloutis vingt-quatre jours. Mais c’était un récit,et nous c’était la réalité. Lorsque cette idée se fut emparée demon esprit, je n’entendis plus un seul mot de la conversation.Huit jours !Je ne sais depuis combien de temps j’étais accablé souscette idée, lorsque la discussion s’arrêta.– Écoutez donc, dit Carrory, qui précisément par cela qu’ilétait assez près de la brute avait les facultés de l’animal plus développéesque nous tous.– Quoi donc ?– 457 –


– On entend quelque chose dans l’eau.– Tu auras fait rouler une pierre.– Non, c’est un bruit sourd. Nous écoutâmes.J’avais l’oreille fine, mais pour les bruits de la vie et de laterre ; je n’entendis rien. Mes camarades qui, eux, avaient l’habitudedes bruits de la mine furent plus heureux que moi.– Oui, dit le magister, il se passe quelque chose dans l’eau.– Quoi, magister ?– Je ne sais pas.– L’eau qui tombe.– Non, le bruit n’est pas continuel, il est par secousses etrégulier.– Par secousses et régulier, nous sommes sauvés, enfants !c’est le bruit des bennes d’épuisement dans les puits.– Les bennes d’épuisement…Tous en même temps, d’une même voix, nous répétâmesces deux mots, et comme si nous avions été touchés par unecommotion électrique, nous nous levâmes.Nous n’étions plus à quarante mètres sous terre, l’airn’était plus comprimé, les parois de la remontée ne nous pressaientplus, nos bourdonnements d’oreilles avaient cessé, nousrespirions librement, nos cœurs battaient dans nos poitrines.Carrory me prit la main, et me la serrant fortement :– 458 –


– Tu es un bon garçon, dit-il.– Mais, non, c’est toi.– Je te dis que c’est toi.– Tu as le premier entendu les bennes.Mais il voulut à toute force que je fusse un bon garçon ; il yavait en lui quelque chose comme l’ivresse du buveur. Et de faitn’étions-nous pas ivres d’espérance.Hélas ! cette espérance ne devait pas se réaliser de sitôt, nipour nous tous.Avant de revoir la chaude lumière du soleil, avant d’entendrele bruit du vent dans les feuilles, nous devions rester là pendantde longues et cruelles journées, souffrant toutes les souffrances,nous demandant avec angoisse si jamais nous verrionscette lumière et si jamais il nous serait donné d’entendre cettedouce musique.Mais pour vous raconter cette effroyable catastrophe desmines de la Truyère, telle qu’elle a eu lieu, je dois vous diremaintenant comment elle s’était produite, et quels moyens lesingénieurs employaient pour nous sauver.Lorsque nous étions descendus dans la mine, le lundi matin,le ciel était couvert de nuages sombres et tout annonçait unorage. Vers sept heures cet orage avait éclaté accompagné d’unvéritable déluge : les nuages qui traînaient bas s’étaient engagésdans la vallée tortueuse de la Divonne et, pris dans ce cirque decollines, ils n’avaient pas pu s’élever au-dessus ; tout ce qu’ilsrenfermaient de pluie, ils l’avaient versé sur la vallée ; ce n’étaitpas une averse, c’était une cataracte, un déluge. En quelques– 459 –


minutes les eaux de la Divonne et des affluents avaient gonflé,ce qui se comprend facilement, car sur un sol de pierre, l’eaun’est pas absorbée, mais suivant la pente du terrain, elle roulejusqu’à la rivière. Subitement les eaux de la Divonne coulèrent àpleins bords dans son lit escarpé, et celles des torrents de Saint-Andéol et de la Truyère débordèrent. Refoulées par la crue de laDivonne, les eaux du ravin de la Truyère ne trouvèrent pas às’écouler, et alors elles s’épanchèrent sur le terrain qui recouvreles mines. Ce débordement s’était fait d’une façon presque instantanée,mais les ouvriers du dehors occupés au lavage du minerai,forcés par l’orage de se mettre à l’abri, n’avaient couruaucun danger. Ce n’était pas la première fois qu’une inondationarrivait à la Truyère, et comme les ouvertures des trois puitsétaient à des hauteurs où les eaux ne pouvaient pas monter, onn’avait d’autre inquiétude que de préserver les amas de bois quise trouvaient préparés pour servir au boisage des galeries.C’était à ce soin que s’occupait l’ingénieur de la mine, lorsquetout à coup il vit les eaux tourbillonner et se précipiter dansun gouffre qu’elles venaient de se creuser. Ce gouffre se trouvaitsur l’affleurement d’une couche de charbon.Il n’a pas besoin de longues réflexions pour comprendre cequi vient de se passer : les eaux se sont précipitées dans la mineet le plan de la couche leur sert de lit ; elles baissent au dehors :la mine va être inondée, elle va se remplir ; les ouvriers vontêtre noyés.Il court au puits Saint-Julien et donne des ordres pourqu’on le descende. Mais prêt à mettre le pied dans la benne, ils’arrête. On entend dans l’intérieur de la mine un tapage épouvantable: c’est le torrent des eaux.– Ne descendez pas, disent les hommes qui l’entourent envoulant le retenir.– 460 –


Mais il se dégage de leur étreinte, et prenant sa montredans son gilet :– Tiens, dit-il en la remettant à l’un de ces hommes, tudonneras ma montre à ma fille, si je ne reviens pas.– 461 –


Puis, s’adressant à ceux qui dirigent la manœuvre des bennes:– Descendez, dit-il.La benne descend ; alors, levant la tête vers celui auquel ila remis sa montre :– Tu lui diras que son père l’embrasse.La benne est descendue. L’ingénieur appelle. Cinq mineursarrivent. Il les fait monter dans la benne. Pendant qu’ils sontenlevés, il pousse de nouveaux cris, mais inutilement : ses crissont couverts par le bruit des eaux et des effondrements.Cependant les eaux arrivent dans la galerie et à ce momentl’ingénieur aperçoit des lampes. Il court vers elles ayant de l’eaujusqu’aux genoux et ramène trois hommes encore. La benne estredescendue, il les fait placer dedans et veux retourner audevantdes lumières qu’il aperçoit. Mais les hommes qu’il a sauvésl’enlèvent de force et le tirent avec eux dans la benne en faisantle signal de remonter. Il est temps, les eaux ont tout envahi.Ce moyen de sauvetage est impossible. Il faut recourir à unautre. Mais lequel ? Autour de lui il n’a presque personne. Centcinquante ouvriers sont descendus, puisque cent cinquantelampes ont été distribuées le matin ; trente lampes seulementont été rapportées à la lampisterie, c’est cent vingt hommes quisont restés dans la mine. Sont-ils morts, sont-ils vivants, ont-ilspu trouver un refuge ? Ces questions se posent avec une horribleangoisse dans son esprit épouvanté.Au moment où l’ingénieur constate que cent-vingt hommessont enfermés dans la mine, des explosions ont lieu au dehors àdifférents endroits ; des terres, des pierres sont lancées à unegrande hauteur ; les maisons tremblent comme si elles étaient– 462 –


secouées par un tremblement de terre. Ce phénomène s’expliquepour l’ingénieur : les gaz et l’air refoulés par les eaux se sontcomprimés dans les remontées sans issues, et là où la charge deterre est trop faible, au-dessus des affleurements, ils font éclaterl’écorce de la terre comme les parois d’une chaudière. La mineest pleine : la catastrophe est consommée.Cependant la nouvelle s’est répandue dans Varses ; de touscôtés la foule arrive à la Truyère, des travailleurs, des curieux,les femmes, les enfants des ouvriers engloutis. Ceux-ci interrogent,cherchent, demandent. Et comme on ne peut rien leur répondre,la colère se mêle à la douleur. On cache la vérité. C’estla faute de l’ingénieur. À mort l’ingénieur, à mort ! Et l’on seprépare à envahir les bureaux où l’ingénieur penché sur le plan,sourd aux clameurs ; cherche dans quels endroits les ouvriersont pu se réfugier et par où il faut commencer le sauvetage.Heureusement les ingénieurs des mines voisines sont accourusà la tête de leurs ouvriers, et avec eux les ouvriers de laville. On peut contenir la foule, on lui parle. Mais que peut-onlui dire ? Cent-vingt hommes manquent. Où sont-ils ?– Mon père ?– Où est mon mari ?– Rendez-moi mon fils ?Les voix sont brisées, les questions sont étranglées par lessanglots. Que répondre à ces enfants, à ces femmes, à ces mères?Un seul mot ; celui des ingénieurs réunis en conseil :« Nous allons chercher, nous allons faire l’impossible. »– 463 –


Et le travail de sauvetage commence. Trouvera-t-on un seulsurvivant parmi ces cent vingt hommes ? Le doute est puissant,l’espérance est faible. Mais peu importe. En avant !Les travaux de sauvetage sont organisés comme le magisterl’avait prévu. Des bennes d’épuisement sont installées dans lestrois puits, et elles ne s’arrêteront plus ni jour ni nuit, jusqu’aumoment où la dernière goutte d’eau sera versée dans la Divonne.En même temps on commence à creuser des galeries. Oùva-t-on ? on ne sait trop, un peu au hasard ; mais on va. Il y a eudivergence dans le conseil des ingénieurs sur l’utilité de ces galeriesqu’on doit diriger à l’aventure, dans l’incertitude où l’onest sur la position des ouvriers encore vivants ; mais l’ingénieurde la mine espère que des hommes auront pu se réfugier dansles vieux travaux, où l’inondation n’aura pas pu les atteindre, etil veut qu’un percement direct, à partir du jour, soit conduit versces vieux travaux, ne dût-on sauver personne.Ce percement est mené sur une largeur aussi étroite quepossible, afin de perdre moins de temps, et un seul piqueur est àl’avancement ; le charbon qu’il abat est enlevé au fur et à mesure,dans des corbeilles qu’on se passe en faisant la chaîne ;aussitôt que le piqueur est fatigué il est remplacé par un autre.Ainsi sans repos et sans relâche, le jour comme la nuit, sepoursuivent simultanément ces doubles travaux : l’épuisementet le percement.Si le temps est long pour ceux qui du dehors travaillent ànotre délivrance, combien plus long encore l’est-il pour nous,impuissants et prisonniers, qui n’avons qu’à attendre sans savoirsi l’on arrivera à nous assez tôt pour nous sauver !– 464 –


Le bruit des bennes d’épuisement ne nous maintint paslongtemps dans la fièvre de joie qu’il nous avait tout d’aborddonnée. La réaction se fit avec la réflexion. Nous n’étions pasabandonnés, on s’occupait de notre sauvetage, c’était là l’espérance; l’épuisement se ferait-il assez vite ? c’était là l’angoisse.Aux tourments de l’esprit se joignaient d’ailleurs maintenantles tourments du corps. La position dans laquelle nousétions obligés de nous tenir sur notre palier était des plus fatigantes; nous ne pouvions plus faire de mouvements pour nousdégourdir, et nos douleurs de tête étaient devenues vives et gênantes.De nous tous Carrory était le moins affecté.– J’ai faim, disait-il de temps en temps, magister, je voudraisbien le pain.À la fin le magister se décida à nous passer un morceau dela miche sortie du bonnet de loutre.– Ce n’est pas assez, dit Carrory.– Il faut que la miche dure longtemps.Les autres auraient partagé notre repas avec plaisir, maisils avaient juré d’obéir, et ils tenaient leur serment.– S’il nous est défendu de manger, il nous est permis deboire, dit Compayrou.– Pour ça, tout ce que tu voudras, nous avons l’eau à discrétion.– Épuise la galerie.– 465 –


Pagès voulut descendre, mais le magister ne le permit pas.– Tu ferais ébouler un déblai ; Rémi est plus léger et plusadroit, il descendra et nous passera l’eau.– Dans quoi ?– Dans ma botte.On me donna une botte et je me préparai à me laisser glisserjusqu’à l’eau.– Attends un peu, dit le magister, que je te donne la main.– N’ayez pas peur, quand je tomberais, cela ne ferait rien,je sais nager.– Je veux te donner la main.Au moment où le magister se penchait, il partit en avant, etsoit qu’il eût mal calculé son mouvement, soit que son corps fûtengourdi par l’inaction, soit enfin que le charbon eût manquésous son poids, il glissa sur la pente de la remontée et s’engouffradans l’eau sombre la tête la première. La lampe qu’il tenaitpour m’éclairer roula après lui et disparut aussi instantanémentnous fûmes plongés dans la nuit noire, et un cri s’échappa detoutes nos poitrines en même temps.Par bonheur j’étais déjà en position de descendre, je melaissai aller sur le dos et j’arrivai dans l’eau une seconde à peineaprès le magister.Dans mes voyages avec Vitalis j’avais appris assez à nageret à plonger pour me trouver aussi bien à mon aise dans l’eauque sur la terre ferme ; mais comment se diriger dans ce trousombre ?– 466 –


Je n’avais pas pensé à cela quand je m’étais laissé glisser, jen’avais pensé qu’au magister qui allait se noyer, et avec l’instinctdu terre-neuve je m’étais jeté à l’eau.Où chercher ? De quel côté étendre le bras ? Commentplonger ?C’était ce que je me demandais quand je me sentis saisir àl’épaule par une main crispée et je fus entraîné sous l’eau. Unbon coup de pied me fit remonter à la surface : la main nem’avait pas lâché.– Tenez-moi bien, magister, et appuyez en levant la tête,vous êtes sauvé.Sauvés ! nous ne l’étions ni l’un ni l’autre, car je ne savaisde quel côté nager : une idée me vint.– Parlez donc, vous autres, m’écriai-je.– Où es-tu, Rémi ?C’était la voix de l’oncle Gaspard ; elle m’indiqua ma direction.Il fallait se diriger sur la gauche.– Allumez une lampe.Presque aussitôt une flamme parut ; je n’avais que le bras àallonger pour toucher le bord, je me cramponnai d’une main àun morceau de charbon, et j’attirai le magister.Pour lui il était grand temps, car il avait bu et la suffocationcommençait déjà : je lui maintins la tête hors de l’eau et il revintbien vite à lui.– 467 –


L’oncle Gaspard et Carrory, penchés en avant, tendaientvers nous leurs bras, tandis que Pagès, descendu de son paliersur le nôtre, nous éclairait. Le magister pris d’une main parl’oncle Gaspard, de l’autre par Carrory fut hissé jusqu’au palier,pendant que je le poussais par derrière. Puis quand il fut arrivé,je remontai à mon tour. Déjà il avait retrouvé sa pleine connaissance.vie.– Viens ici, me dit-il, que je t’embrasse, tu m’as sauvé la– Vous avez déjà sauvé la nôtre.– Avec tout ça, dit Carrory, qui n’était point de nature à selaisser prendre par les émotions pas plus qu’à oublier ses petitesaffaires, ma botte est perdue, et je n’ai pas bu.– Je vais te la chercher, ta botte. Mais on m’arrêta.– Je te le défends, dit le magister.– Eh bien ! qu’on m’en donne une autre, que je rapporte àboire, au moins.– Je n’ai plus soif, dit Compayrou.– Pour boire à la santé du magister.Et je me laissai glisser une seconde fois, mais moins viteque la première et avec plus de précaution.Échappés à la noyade, nous eûmes le désagrément, le magisteret moi, d’être mouillés des pieds à la tête. Tout d’abordnous n’avions pas pensé à cet ennui, mais le froid de nos vêtementstrempés nous le rappela bientôt.– 468 –


– Il faut passer une veste à Rémi, dit le magister. Mais personnene répondit à cet appel, qui, s’adressant à tous, n’obligeaitni celui-ci, ni celui-là.– Personne ne parle ?– Moi, j’ai froid, dit Carrory.– Eh bien, et nous qui sommes mouillés, nous avonschaud !– Il ne fallait pas tomber à l’eau, vous autres.– Puisqu’il en est ainsi, dit le magister, on va tirer au sortqui donnera une partie de ses vêtements. Je voulais bien m’enpasser. Mais maintenant je demande l’égalité.Comme nous avions déjà été tous mouillés, moi jusqu’aucou et les plus grands jusqu’aux hanches, changer de vêtementsn’était pas une grande faveur ; cependant le magister tint à ceque ce changement s’exécutât, et favorisé par le sort, j’eus laveste de Compayrou ; or, Compayrou ayant des jambes aussilongues que tout mon corps, sa veste était sèche. Enveloppé dedans,je ne tardai pas à me réchauffer.Après cet incident désagréable qui nous avait un momentsecoués, l’anéantissement nous reprit bientôt, et avec lui lesidées de mort.Sans doute ces idées pesaient plus lourdement sur mes camaradesque sur moi, car tandis qu’ils restaient éveillés, dansun anéantissement stupide, je finis par m’endormir.Mais la place n’était pas favorable et j’étais exposé à roulerdans l’eau. Alors le magister voyant le danger que je courais, meprit la tête sous son bras. Il ne me tenait pas serré bien fort,– 469 –


mais assez pour m’empêcher de tomber, et j’étais là comme unenfant sur les genoux de sa mère. C’était non-seulement unhomme à la tête solide, mais encore un bon cœur.Quand je m’éveillais à moitié, il changeait seulement de positionson bras engourdi, puis aussitôt il reprenait son immobilité,et à mi-voix il me disait :– Dors, garçon, n’aie pas peur, je te tiens ; dors, petit.Et je me rendormais sans avoir peur, car je sentais bienqu’il ne me lâcherait pas. Le temps s’écoulait et toujours régulièrementnous entendions les bennes plonger dans l’eau.– 470 –


VISauvetage.Notre position était devenue insupportable sur notre paliertrop étroit ; il fut décidé qu’on élargirait ce palier, et chacun semit à la besogne. À coups de couteau on recommença à fouillerdans le charbon et à faire descendre les déblais.Comme nous avions maintenant un point d’appui solidesous les pieds, ce travail fut plus facile, et l’on arriva à entamerassez la veine pour agrandir notre prison.Ce fut un grand soulagement quand nous pûmes nousétendre de tout notre long sans rester assis, les jambes ballantes.Bien que la miche de Carrory nous eût été étroitement mesurée,nous en avions vu le bout. Au reste, le dernier morceau– 471 –


nous avait été distribué à temps pour venir jusqu’à nous. Car,lorsque le magister nous l’avait donné, il avait été facile de comprendre,aux regards des piqueurs, qu’ils ne souffriraient pasune nouvelle distribution sans demander, et, si on ne la leurdonnait pas, sans prendre leur part.On en vint à ne plus parler pour ainsi dire, et autant nousavions été loquaces au commencement de notre captivité, autantnous fûmes silencieux quand elle se prolongea.Les deux seuls sujets de nos conversations roulaient éternellementsur les deux mêmes questions : quels moyens on employaitpour venir à nous, et depuis combien de temps nousétions emprisonnés.Mais ces conversations n’avaient plus l’ardeur des premiersmoments ; si l’un de nous disait un mot, souvent ce mot n’étaitpas relevé, ou alors qu’il l’était, c’était simplement en quelquesparoles brèves ; on pouvait varier du jour à la nuit, du blanc aunoir, sans pour cela susciter la colère ou la simple contradiction.– C’est bon, on verra.Étions-nous ensevelis depuis deux jours ou depuis six ? Onverrait quand le moment de la délivrance serait venu. Mais cemoment viendrait-il ? Pour moi, je commençais à en douter fortement.Au reste je n’étais pas le seul, et parfois, il échappait desobservations à mes camarades, qui prouvaient que le doute lesenvahissait aussi.– Ce qui me console, si je reste ici, dit Bergounhoux, c’estque la compagnie fera une rente à ma femme et à mes enfants ;au moins ils ne seront pas à la charité.– 472 –


Assurément, le magister s’était dit qu’il entrait dans sesfonctions de chef non-seulement de nous défendre contre lesaccidents de la catastrophe, mais encore de nous protégercontre nous-mêmes. Aussi, quand l’un de nous paraissaits’abandonner, intervenait-il aussitôt par une parole réconfortante.– Tu ne resteras pas plus que nous ici : les bennes fonctionnent,l’eau baisse.– Où baisse-t-elle ?– Dans les puits.– Et dans la galerie ?– Ça viendra ; il faut attendre.– Dites donc, Bergounhoux, interrompit Carrory avec l’àproposet la promptitude qui caractérisaient toutes ses observations,si la compagnie fait faillite comme celle du magister, c’estvotre femme qui sera volée !– Veux-tu te taire, imbécile, la compagnie est riche.– Elle était riche quand elle avait la mine, mais maintenantque la mine est sous l’eau. Tout de même si j’étais dehors, aulieu d’être ici, je serais content.– Parce que ?– Pourquoi donc qu’ils étaient fiers, les directeurs et les ingénieurs? ça leur apprendra. Si l’ingénieur était descendu, çaserait drôle, pas vrai ? monsieur l’ingénieur, faut-il porter votreboussole ?– 473 –


– Si l’ingénieur était descendu, tu resterais ici, grande bête,et nous aussi.– Ah ! vous autres, vous savez, il ne faut pas vous gêner,mais moi, j’ai autre chose à faire ; mes châtaignons, qui est-cequi les sécherait ? Je demande que l’ingénieur remonte alors ;c’était pour rire. Salut, monsieur l’ingénieur !À l’exception du magister qui cachait ses sentiments et deCarrory qui ne sentait pas grand’chose, nous ne parlions plus dedélivrance, et c’étaient toujours les mots de mort et d’abandonqui du cœur nous montaient aux lèvres.– Tu as beau dire, magister, les bennes ne tireront jamaisassez d’eau.– Je vous ai pourtant déjà fait le calcul plus de vingt fois ;un peu de patience.– Ce n’est pas le calcul qui nous tirera d’ici. Cette réflexionétait de Pagès.– Qui alors ?– Le bon Dieu.– Possible ; puisque c’est lui qui nous y a mis, répliqua lemagister, il peut bien nous en tirer.– Lui et la sainte Vierge ; c’est sur eux que je compte et passur les ingénieurs. Tout à l’heure en priant la sainte Vierge, j’aisenti comme un souffle à l’oreille et une voix qui me disait : « Situ veux vivre en bon chrétien à l’avenir, tu seras sauvé. » Et j’aipromis.– 474 –


– Est-il bête avec sa sainte Vierge, s’écria Bergounhoux ense soulevant.Pagès était catholique, Bergounhoux était calviniste ; si lasainte Vierge a toute puissance pour des catholiques elle n’estrien pour les calvinistes, qui ne la reconnaissent point, pas plusqu’ils ne reconnaissent les autres intermédiaires qui se placententre Dieu et l’homme, le pape, les saints et les anges.Dans tout autre pays l’observation de Pagès n’eût pas soulevéde discussion, mais en pleines Cévennes, dans une ville oùles querelles religieuses ont toutes les violences qu’elles avaientau dix-septième siècle, alors que la moitié des habitants se battaitcontre l’autre moitié, – cette observation, pas plus que laréponse de Bergounhoux, ne pouvaient passer sans querelles.Tous deux en même temps s’étaient levés, et sur leur étroitpalier, ils se défiaient, prêts à en venir aux mains.Mettant son pied sur l’épaule de l’oncle Gaspard, le magisterescalada la remontée et se jeta entre eux.– Si vous voulez vous battre, dit-il, attendez que vous soyezsortis.– Et si nous ne sortons pas ? répliqua Bergounhoux.– Alors il sera prouvé que tu avais raison et que Pagès avaittort, puisque à sa prière il a été répondu qu’il sortirait.Cette réponse avait le mérite de satisfaire les deux adversaires.– Je sortirai, dit Pagès.– Tu ne sortiras pas, répondit Bergounhoux.– 475 –


– Ce n’est pas la peine de vous quereller, puisque bientôtvous saurez à quoi vous en tenir.– Je sortirai.– Tu ne sortiras pas.La dispute heureusement apaisée par l’adresse du magisterse calma, mais nos idées avaient pris une teinte sombre que rienne pouvait éclaircir.– Je crois que je sortirai, dit Pagès, après un moment de silence,mais si nous sommes ici c’est bien sûr parce qu’il y aparmi nous des méchants que Dieu veut punir.Disant cela il lança un regard significatif à Bergounhoux,mais celui-ci au lieu de se fâcher confirma les paroles de sonadversaire.– Cela c’est certain, dit-il, Dieu veut donner à l’un de nousl’occasion d’expier et de racheter une faute. Est-ce Pagès, est-cemoi ? je ne sais pas. Pour moi tout ce que je peux dire, c’est queje paraîtrais devant Dieu la conscience plus tranquille si jem’étais conduit en meilleur chrétien en ces derniers temps ; jelui demande pardon de mes fautes de tout mon cœur.Et se mettant à genoux il se frappa la poitrine.– Pour moi, s’écria Pagès, je ne dis pas que je n’ai pas despéchés sur la conscience et je m’en confesse à vous tous ; maismon bon ange et saint Jean, mon patron, savent bien que je n’aijamais péché volontairement, je n’ai jamais fait de tort à personne.– 476 –


Je ne sais si c’était l’influence de cette prison sombre, lapeur de la mort, la faiblesse du jeûne, la clarté mystérieuse de lalampe qui éclairait à peine cette scène étrange, mais j’éprouvaisune émotion profonde en écoutant cette confession publique, etcomme Pagès et Bergounhoux j’étais prêt à me mettre à genouxpour me confesser avec eux.Tout à coup derrière moi un sanglot éclata et m’étant retourné,je vis l’immense Compayrou qui se jetait à deux genouxsur la terre. Depuis quelques heures il avait abandonné le paliersupérieur pour prendre sur le nôtre, la place de Carrory, et ilétait mon voisin.– Le coupable, s’écria-t-il, n’est ni Pagès ni Bergounhoux ;c’est moi. C’est moi que le bon Dieu punit, mais je me repens, jeme repens. Voilà la vérité, écoutez-la : si je sors, je jure de réparerle mal, si je ne sors pas, vous le réparerez, vous autres. Il y aun an, Rouquette a été condamné à cinq ans de prison pouravoir volé une montre dans la chambre de la mère Vidal. Il estinnocent. C’est moi qui ai fait le coup. La montre est cachée sousmon lit, en levant le troisième carreau à gauche on la trouvera.– À l’eau ! à l’eau ! s’écrièrent en même temps Pagès etBergounhoux.Assurément s’ils avaient été sur notre palier ils auraientpoussé Compayrou dans le gouffre ; mais avant qu’il leur fûtpossible de descendre le magister eut le temps d’intervenir encore.– Voulez-vous donc qu’il paraisse devant Dieu avec cecrime sur la conscience ? s’écria-t-il, laissez-le se repentir.– Je me repens, je me repens, répéta Compayrou, plus faiblequ’un enfant malgré sa force d’hercule.– 477 –


– À l’eau ! répétèrent Bergounhoux et Pagès.– Non ! s’écria le magister.Et alors il se mit à leur parler, en leur disant des paroles dejustice et de modération. Mais eux, sans vouloir rien entendre,menaçaient toujours de descendre.– Donne-moi ta main, dit le magister en s’approchant deCompayrou.– Ne le défends pas, magister.– Je le défendrai ; et si vous voulez le jeter à l’eau, vous m’yjetterez avec lui.– Eh bien, non ! dirent-ils enfin, nous ne le pousserons pasà l’eau ; mais c’est à une condition : tu vas le laisser dans lecoin ; personne ne lui parlera, personne ne fera attention à lui.– Ça, c’est juste, dit le magister, il n’a que ce qu’il mérite.Après ces paroles du magister qui étaient pour ainsi dire unjugement condamnant Compayrou, nous nous tassâmes tous lestrois les uns contre les autres, l’oncle Gaspard, le magister etmoi, laissant un vide entre nous et le malheureux affaissé sur lecharbon.Pendant plusieurs heures, je pense, il resta là accablé, sansfaire un mouvement, répétant seulement de temps en temps :– Je me repens.Et alors Pagès ou Bergounhoux lui criaient :– 478 –


– Il est trop tard : tu te repens parce que tu as peur, lâche.C’était il y a six mois, il y a un an que tu devais te repentir.Il haletait péniblement, et sans leur répondre d’une façondirecte, il répétait :– Je me repens, je me repens.La fièvre l’avait pris, car tout son corps tressautait et l’onentendait ses dents claquer.– J’ai soif, dit-il, donnez-moi la botte.Il n’y avait plus d’eau dans la botte ; je me levai pour en allerchercher ; mais Pagès qui m’avait vu, me cria d’arrêter, et aumême instant l’oncle Gaspard me retint par le bras.– On a juré de ne pas s’occuper de lui.Pendant quelques instants, il répéta encore qu’il avait soif ;puis, voyant que nous ne voulions pas lui donner à boire, il seleva pour descendre lui-même.– Il va entraîner les déblais, cria Pagès.– Laissez-lui au moins sa liberté, dit le magister. Il m’avaitvu descendre en me laissant glisser sur le dos ; il voulut en faireautant ; mais j’étais léger, tandis qu’il était lourd ; souple, tandisqu’il était une masse inerte. À peine se fut-il mis sur le dos quele charbon s’effondra sous lui, et sans qu’il pût se retenir de sesjambes écartées et de ses bras qui battaient le vide, il glissa dansle trou noir. L’eau jaillit jusqu’à nous, puis elle se referma et nese rouvrit plus.Je me penchai en avant, mais l’oncle Gaspard et le magisterme retinrent chacun par un bras.– 479 –


– Nous sommes sauvés, s’écrièrent Bergounhoux et Pagès,nous sortirons d’ici.Tremblant d’épouvante, je me rejetai en arrière ; j’étais glacéd’horreur, à moitié mort.– Ce n’était pas un honnête homme, dit l’oncle Gaspard.Le magister ne parlait pas, mais bientôt il murmura entreses dents :– Après tout il nous diminuait notre portion d’oxygène.Ce mot que j’entendais pour la première fois me frappa, etaprès un moment de réflexion, je demandai au magister ce qu’ilavait voulu dire :– Une chose injuste et égoïste, garçon, et que je regrette.– Mais quoi ?– Nous vivons de pain et d’air ; le pain, nous n’en avonspas ; l’air, nous n’en sommes guère plus riches, car celui quenous consommons ne se renouvelle pas ; j’ai dit en le voyantdisparaître qu’il ne nous mangerait plus une partie de notre airrespirable ; et cette parole, je me la reprocherai toute ma vie.– Allons donc, dit l’oncle Gaspard, il n’avait pas volé sonsort.– Maintenant, tout va bien marcher, dit Pagès en frappantavec ses deux pieds contre la paroi de la remontée.– 480 –


Si tout ne marcha pas bien et vite comme l’espérait Pagès,ce ne fut pas la faute des ingénieurs et des ouvriers qui travaillaientà notre sauvetage.La descente qu’on avait commencé à creuser avait étécontinuée sans une minute de repos. Mais le travail était difficile.Le charbon à travers lequel on se frayait un passage était ceque les mineurs appellent nerveux, c’est-à-dire très-dur, etcomme un seul piqueur pouvait travailler à cause de l’étroitessede la galerie, on était obligé de relayer souvent ceux qui prenaientce poste, tant ils mettaient d’ardeur à la besogne les unset les autres.En même temps l’aérage de cette galerie se faisait mal : onavait, à mesure qu’on avançait, placé des tuyaux en fer-blancdont les joints étaient lutés avec de la terre glaise, mais bienqu’un puissant ventilateur à bras envoyât de l’air dans cestuyaux, les lampes ne brûlaient que devant l’orifice du tuyau.Tout cela retardait le percement, et le septième jour depuisnotre engloutissement on n’était encore arrivé qu’à une profondeurde vingt mètres. Dans les conditions ordinaires, cette percéeeût demandé plus d’un mois, mais avec les moyens dont ondisposait et l’ardeur déployée, c’était peu.Il fallait d’ailleurs tout le noble entêtement de l’ingénieurpour continuer ce travail, car de l’avis unanime il était malheureusementinutile. Tous les mineurs engloutis avaient péri. Il n’yavait désormais qu’à continuer l’épuisement au moyen des bennes,et un jour ou l’autre on retrouverait tous les cadavres. Alorsde quelle importance était-il d’arriver quelques heures plus tôtou quelques heures plus tard ?– 481 –


C’était là l’opinion des gens compétents aussi bien que dupublic ; les parents eux-mêmes, les femmes, les mères avaientpris le deuil. Personne ne sortirait plus vivant de la Truyère.Sans ralentir les travaux d’épuisement qui marchaient sansautres interruptions que celles qui résultaient des avaries dansles appareils, l’ingénieur, en dépit des critiques universelles etdes observations de ses confrères ou de ses amis, faisait continuerla descente.Il y avait en lui l’obstination qui fit trouver un nouveaumonde à Colomb.– Encore un jour, mes amis, disait-il aux ouvriers, et, sidemain nous n’avons rien de nouveau, nous renoncerons ; jevous demande pour vos camarades ce que je demanderais pourvous, si vous étiez à leur place.La foi qui l’animait passait dans le cœur de ses ouvriers,qui arrivaient ébranlés par les bruits de la ville et qui partaientpartageant ses convictions.Et avec un ensemble, une activité admirables la descente secreusait.D’un autre côté, il fallait boiser le passage de la lampisteriequi s’était éboulé dans plusieurs endroits, et ainsi, par tous lesmoyens possibles, il s’efforçait d’arracher à la mine son terriblesecret et ses victimes, si elle en renfermait encore de vivantes.Le septième jour, dans un changement de poste, le piqueurqui arrivait pour entamer le charbon crut entendre un légerbruit, comme des coups frappés faiblement ; au lieu d’abaisserson pic il le tint levé et colla son oreille au charbon. Puis croyantse tromper, il appela un de ses camarades pour écouter avec lui.– 482 –


Tous deux restèrent silencieux et après un moment, un son faible,répété à intervalles réguliers, parvint jusqu’à eux.Aussitôt la nouvelle courut de bouche en bouche, rencontrantplus d’incrédulité que de foi, et parvint à l’ingénieur,qui se précipita dans la galerie.Enfin, il avait donc eu raison ! il y avait là des hommes vivantsque sa foi allait sauver.Plusieurs personnes l’avaient suivi, il écarta les mineurs etil écouta, mais il était si ému, si tremblant qu’il n’entendit rien.– Je n’entends pas, dit-il, désespérément.– C’est l’esprit de la mine, dit un ouvrier, il veut nous jouerun mauvais tour et il frappe pour nous tromper.Mais les deux piqueurs qui avaient entendu les premierssoutinrent qu’ils ne s’étaient pas trompés et que des coupsavaient répondu à leurs coups. C’étaient des hommes d’expériencevieillis dans le travail des mines et dont la parole avait del’autorité.L’ingénieur fit sortir ceux qui l’avaient suivi et même tousles ouvriers qui faisaient la chaîne pour porter les déblais, negardant auprès de lui que les deux piqueurs.Alors ils frappèrent un appel à coups de pic fortement assénéset également espacés, puis retenant leur respiration ils secollèrent contre le charbon.– 483 –


Après un moment d’attente, ils reçurent dans le cœur unecommotion profonde : des coups faibles, précipités, rhythmés 2avaient répondu aux leurs.– Frappez encore à coups espacés pour être bien certainsque ce n’est point la répercussion de vos coups.Les piqueurs frappèrent, et aussitôt les mêmes coupsrhythmés qu’ils avaient entendus, c’est-à-dire le rappel des mineurs,répondirent aux leurs.Le doute n’était plus possible : des hommes étaient vivants,et l’on pouvait les sauver.La nouvelle traversa la ville comme une traînée de poudreet la foule accourut à la Truyère, plus grande encore peut-être,plus émue que le jour de la catastrophe. Les femmes, les enfants,les mères, les parents des victimes arrivèrent tremblants,rayonnants d’espérance dans leurs habits de deuil.Combien étaient vivants ? Beaucoup peut-être. Le vôtresans doute, le mien assurément.On voulait embrasser l’ingénieur.Mais lui impassible contre la joie comme il l’avait étécontre le doute et la raillerie, ne pensait qu’au sauvetage ; etpour écarter les curieux aussi bien que les parents, il demandaitdes soldats à la garnison pour défendre les abords de la galerieet garder la liberté du travail.Les sons perçus étaient si faibles qu’il était impossible dedéterminer la place précise d’où ils venaient. Mais l’indicationcependant était suffisante pour dire que des ouvriers échappés à2Sic– 484 –


l’inondation se trouvaient dans une des trois remontées de lagalerie plate des vieux travaux. Ce n’est plus une descente quiira au devant des prisonniers, mais trois, de manière à arriveraux trois remontées. Lorsqu’on sera plus avancé et qu’on entendramieux, on abandonnera les descentes inutiles pour concentrertous les efforts sur la bonne.Le travail reprend avec plus d’ardeur que jamais, et c’est àqui des compagnies voisines enverra à la Truyère ses meilleurspiqueurs.À l’espérance résultant du creusement des descentes sejoint celle d’arriver par la galerie, car l’eau baisse dans le puits.Lorsque dans notre remontée nous entendîmes l’appelfrappé par l’ingénieur, l’effet fut le même que lorsque nousavions entendu les bennes d’épuisement tomber dans les puits.– Sauvés !Ce fut un cri de joie qui s’échappa de nos bouches, et sansréfléchir nous crûmes qu’on allait nous donner la main.Puis, comme pour les bennes d’épuisement, après l’espérancerevint le désespoir.Le bruit des pics annonçait que les travailleurs étaient bienloin encore. Vingt mètres, trente mètres peut-être. Combienfaudrait-il pour percer ce massif ? Nos évaluations variaient : unmois, une semaine, six jours. Comment attendre un mois, unesemaine, six jours ? Lequel d’entre nous vivrait encore dans sixjours ? Combien de jours déjà avions-nous vécu sans manger ?Seul, le magister parlait encore avec courage, mais à la longuenotre abattement le gagnait, et à la longue aussi la faiblesseabattait sa fermeté.– 485 –


Si nous pouvions boire à satiété, nous ne pouvions pasmanger, et la faim était devenue si tyrannique, que nous avionsessayé de manger du bois pourri émietté dans l’eau.Carrory, qui était le plus affamé d’entre nous, avait coupéla botte qui lui restait, et continuellement il mâchait des morceauxde cuir.En voyant jusqu’où la faim pouvait entraîner mes camarades,j’avoue que je me laissai aller à un sentiment de peur, qui,s’ajoutant à mes autres frayeurs, me mettait mal à l’aise. J’avaisentendu Vitalis raconter souvent des histoires de naufrage, car ilavait beaucoup voyagé sur mer, au moins autant que sur terre,et parmi ces histoires, il y en avait une qui, depuis que la faimnous tourmentait, me revenait sans cesse pour s’imposer à monesprit : dans cette histoire, des matelots avaient été jetés sur unîlot de sable où ne se trouvait pas la moindre nourriture, et ilsavaient tué le mousse pour le manger. Je me demandais, en entendantmes compagnons crier la faim, si pareil sort ne m’étaitpas réservé, et si, sur notre îlot de charbon, je ne serais pas tuéaussi pour être mangé. Dans le magister et l’oncle Gaspard,j’étais sûr de trouver des défenseurs ; mais Pagès, Bergounhouxet Carrory, Carrory surtout, avec ses grandes dents blanchesqu’il aiguisait sur ses morceaux de bottes, ne m’inspiraient aucuneconfiance.Sans doute, ces craintes étaient folles ; mais dans la situationoù nous étions, ce n’était pas la sage et froide raison quidirigeait notre esprit ou notre imagination.Ce qui augmentait encore nos terreurs, c’était l’absence delumière. Successivement, nos lampes étaient arrivées à la fin deleur huile. Et lorsqu’il n’en était plus resté que deux, le magisteravait décidé qu’elles ne seraient allumées que dans les circons-– 486 –


tances où la lumière serait indispensable. Nous passions doncmaintenant tout notre temps dans l’obscurité.Non-seulement cela était lugubre, mais encore cela étaitdangereux, car si nous faisions un mouvement maladroit, nouspouvions rouler dans l’eau.Depuis la mort de Compayrou nous n’étions plus que troissur chaque palier et cela nous donnait un peu plus de place :l’oncle Gaspard était à un coin, le magister à un autre et moi aumilieu d’eux.À un certain moment, comme je sommeillais à moitié, jefus tout surpris d’entendre le magister parler à mi-voix commes’il rêvait haut.Je m’éveillai et j’écoutai.– Il y des nuages, disait-il, c’est une belle chose que lesnuages. Il y a des gens qui ne les aiment pas ; moi je les aime.Ah ! ah ! nous aurons du vent, tant mieux, j’aime aussi le vent.Rêvait-il ? Je le secouai par le bras, mais il continua :– Si vous voulez me donner une omelette de six œufs, nonde huit ; mettez-en douze, je la mangerai bien en rentrant.– L’entendez-vous, oncle Gaspard ?– Oui, il rêve.– Mais non, il est éveillé.– Il dit des bêtises.– Je vous assure qu’il est éveillé.– 487 –


– Hé ! magister ?– Tu veux venir souper avec moi, Gaspard ? Viens, seulementje t’annonce un grand vent.– Il perd la tête, dit l’oncle Gaspard ; c’est la faim et la fièvre.– Non, il est mort, dit Bergounhoux, c’est son âme quiparle ; vous voyez bien qu’il est ailleurs. Où est le vent, magister,est-ce le mistral ?– Il n’y a pas de mistral dans les enfers, s’écria Pagès, et lemagister est aux enfers ; tu ne voulais pas me croire quand je tedisais que tu irais.Qui les prenait donc, avaient-ils tous perdu la raison ? Devenaient-ilsfous ? Mais alors ils allaient se battre, se tuer. Quefaire ?– Voulez-vous boire, magister ?– Non, merci, je boirai en mangeant mon omelette.Pendant assez longtemps ils parlèrent tous les trois ensemblesans se répondre, et, au milieu de leurs paroles incohérentes,revenaient toujours les mots « manger, sortir, ciel, vent. »Tout à coup l’idée me vint d’allumer la lampe. Elle était poséeà côté du magister avec les allumettes, je la pris.À peine eut-elle jeté sa flamme qu’ils se turent.Puis après un moment de silence ils demandèrent ce qui sepassait exactement, comme s’ils sortaient d’un rêve.– 488 –


– Vous aviez le délire, dit l’oncle Gaspard.– Qui ça ?– Toi, magister, Pagès et Bergounhoux ; vous disiez quevous étiez dehors et qu’il faisait du vent.De temps en temps nous frappions contre la paroi pourdire à nos sauveurs que nous étions vivants, et nous entendionsleurs pics saper sans repos le charbon. Mais c’était bien lentementque leurs coups augmentaient de puissance, ce qui disaitqu’ils étaient encore loin.Quand la lampe fut allumée je descendis chercher de l’eaudans la botte, et il me sembla que les eaux avaient baissé dans letrou de quelques centimètres.– Les eaux baissent.– Mon Dieu !Et une fois encore nous eûmes un transport d’espérance.On voulait laisser la lampe allumée pour voir la marche del’abaissement, mais le magister s’y opposa.Alors je crus qu’une révolte allait éclater. Mais le magisterne demandait jamais rien sans nous donner de bonnes raisons.– Nous aurons besoin des lampes plus tard ; si nous lesusons tout de suite pour rien, comment ferons-nous quand ellesnous seront nécessaires ? Et puis croyez-vous que vous nemourrez pas d’impatience à voir l’eau baisser insensiblement ?Car il ne faut pas vous attendre à ce qu’elle va baisser tout d’uncoup. Nous serons sauvés, prenez donc courage. Nous avons– 489 –


encore treize allumettes. On s’en servira toutes les fois que vousle demanderez.La lampe fut éteinte. Nous avions tous bu abondamment ;le délire ne nous reprit pas. Et pendant de longues heures, desjournées peut-être, nous restâmes immobiles, n’ayant pour soutenirnotre vie que le bruit des pics qui creusaient la descente etcelui des bennes dans les puits.Insensiblement ces bruits devenaient de plus en plus forts ;l’eau baissait, et l’on se rapprochait de nous. Mais arriverait-onà temps ? Si le travail de nos sauveurs augmentait utilementd’instant en instant, notre faiblesse d’instant en instant aussidevenait plus grande, plus douloureuse : faiblesse de corps, faiblessed’esprit. Depuis le jour de l’inondation, mes camaradesn’avaient pas mangé. Et ce qu’il y avait de plus terrible encore,nous n’avions respiré qu’un air qui ne se renouvelant pas devenaitde jour en jour moins respirable et plus malsain. Heureusement,à mesure que les eaux avaient baissé, la pression atmosphériqueavait diminué, car si elle était restée celle despremières heures, nous serions morts assurément asphyxiés.Aussi de toutes les manières si nous avons été sauvés, l’avonsnousdû à la promptitude avec laquelle le sauvetage a été commandéet organisé.Le bruit des pics et des bennes était d’une régularité absoluecomme celle d’un balancier d’horloge ; et chaque interruptionde poste nous donnait de fiévreuses émotions. Allait-onnous abandonner, ou rencontrait-on des difficultés insurmontables? Pendant une de ces interruptions un bruit formidables’éleva, un ronflement, un soufflement puissant.– Les eaux tombent dans la mine, s’écria Carrory.– Ce n’est pas l’eau, dit le magister.– 490 –


– Qu’est-ce ?– Je ne sais pas ; mais ce n’est pas l’eau.Bien que le magister nous eût donné de nombreuses preuvesde sa sagacité et de sa sûreté d’intuition, on ne le croyait ques’il appuyait ses paroles de raisons démonstratives. Avouantqu’il ne connaissait pas la cause de ce bruit (qui, nous l’avons suplus tard, était celui d’un ventilateur à engrenages, monté pourenvoyer de l’air aux travailleurs), on revint avec une épouvantefolle à l’idée de l’inondation.– Allume la lampe.– C’est inutile.– Allume, allume !Il fallut qu’il obéît, car toutes les voix s’étaient réunies danscet ordre.La clarté de la lampe nous fit voir que l’eau n’avait pasmonté et qu’elle descendait plutôt.– Vous voyez bien, dit le magister.– Elle va monter ; cette fois il faut mourir.– Eh bien, autant en finir tout de suite, je n’en peux plus.– Donne la lampe, magister, je veux écrire un papier pourma femme et les enfants.– Écris pour moi.– Pour moi aussi.– 491 –


C’était Bergounhoux qui avait demandé la lampe pourécrire avant de mourir à sa femme et à ses enfants ; il avait danssa poche un morceau de papier et un bout crayon ; il se préparaà écrire.– Voilà ce que je veux dire :« Nous Gaspard, Pagès, le magister, Carrory et Rémi, enfermésdans la remontée, nous allons mourir.» Moi, Bergounhoux, je demande à Dieu qu’il serve d’épouxà la veuve et de père aux orphelins : je leur donne ma bénédiction.»– Toi, Gaspard ?« Gaspard donne ce qu’il a à son neveu Alexis. »« Pagès recommande sa femme et ses enfants au bon Dieu,à la sainte Vierge et à la compagnie. »– Toi, magister ?– Je n’ai personne, dit le magister tristement, personne neme pleurera.– Toi, Carrory ?– Moi, s’écria Carrory, je recommande qu’on vende meschâtaignes avant de les roussir.– Notre papier n’est pas pour ces bêtises-là.– Ce n’est pas une bêtise.– 492 –


– N’as-tu personne à embrasser ? ta mère ?– Ma mère, elle héritera de moi.– Et toi, Rémi ?« Rémi donne Capi et sa harpe à Mattia ; il embrasse Alexiset lui demande d’aller trouver Lise, et, en l’embrassant, de luirendre une rose séchée qui est dans sa veste. »– Nous allons tous signer.– Moi, je vais faire une croix, dit Pagès.– Maintenant, dit Bergounhoux, quand le papier eût été signépar tous, je demande qu’on me laisse mourir tranquille,sans me parler. Adieu, les camarades.Et quittant son palier, il vint sur le nôtre nous embrassertous les trois, remonta sur le sien, embrassa Pagès et Carrory,puis, ayant fait un amas de poussier, il posa sa tête dessus,s’étendit tout de son long et ne bougea plus.Les émotions de la lettre et cet abandon de Bergounhouxne nous mirent pas le courage au cœur.Cependant les coups de pic étaient devenus plus distincts,et bien certainement on s’était approché de nous de manière ànous atteindre bientôt peut-être.Ce fut ce que le magister nous expliqua pour nous rendreun peu de force.– S’ils étaient si près que tu crois, on les entendrait crier, eton ne les entend pas, pas plus qu’ils ne nous entendent nousmêmes.– 493 –


– Ils peuvent être à quelques mètres à peine et ne pas entendrenos voix ; cela dépend de la nature du massif qu’elles ontà traverser.– Ou de la distance.Cependant les eaux baissaient toujours, et nous eûmesbientôt une preuve qu’elles n’atteignaient plus le toit des galeries.Nous entendîmes un grattement sur le schiste de la remontéeet l’eau clapota comme si des petits morceaux de charbonavaient tombé dedans.On alluma la lampe, et nous vîmes des rats qui couraientau bas de la remontée. Comme nous ils avaient trouvé un refugedans une cloche d’air, et lorsque les eaux avaient baissé, ilsavaient abandonné leur abri pour chercher de la nourriture.S’ils avaient pu venir jusqu’à nous c’est que l’eau n’emplissaitplus les galeries dans toute leur hauteur.Ces rats furent pour notre prison ce qu’a été la colombepour l’arche de Noé : la fin du déluge.– Bergounhoux, dit le magister en se haussant jusqu’au paliersupérieur, reprends courage.Et il lui expliqua comment les rats annonçaient notre prochainedélivrance. Mais Bergounhoux ne se laissa pas entraîner.– S’il faut passer encore de l’espérance au désespoir, j’aimemieux ne pas espérer ; j’attends la mort, si c’est le salut quivient, béni soit Dieu.– 494 –


Je voulus descendre au bas de notre remontée pour bienvoir les progrès de la baisse des eaux. Ces progrès étaient sensibleset maintenant il y avait un grand vide entre l’eau et le toitde la galerie.– Attrape-nous des rats, me cria Carrory, que nous lesmangions.Mais pour attraper les rats il eût fallu plus agile que moi.Pourtant l’espérance m’avait ranimé et le vide dans la galeriem’inspirait une idée qui me tourmentait. Je remontai à notrepalier.– Magister, j’ai une idée : puisque les rats circulent dans lagalerie, c’est qu’on peut passer ; je vais aller en nageant jusqu’auxéchelles et appeler : on viendra nous chercher ; ce seraplus vite fait que par la descente.– Je te le défends !– Mais, magister, je nage comme vous marchez et suis dansl’eau comme une anguille.– Et le mauvais air ?– Puisque les rats passent, l’air ne sera pas plus mauvaispour moi qu’il n’est pour eux.– Vas-y, Rémi, cria Pagès, je te donnerai ma montre.– Gaspard, qu’est-ce que vous en dites ? demanda le magister.– Rien ; s’il croit pouvoir aller aux échelles qu’il y aille, jen’ai pas le droit de l’en empêcher.– 495 –


– Et s’il se noie ?– Et s’il se sauve au lieu de mourir ici en attendant ?Un moment le magister resta à réfléchir, puis me prenantla main :– Tu as du cœur, petit, fais comme tu veux ; je crois quec’est l’impossible que tu essayes, mais ce n’est pas la premièrefois que l’impossible réussit. Embrasse-nous.Je l’embrassai ainsi que l’oncle Gaspard, puis ayant quittémes vêtements, je descendis dans l’eau.– Vous crierez toujours, dis-je avant de me mettre à nager,votre voix me guidera.Quel était le vide sous le toit de la galerie ? Était-il assezgrand pour me mouvoir librement ? C’était là la question.Après quelques brasses, je trouvai que je pouvais nager enallant doucement de peur de me cogner la tête : l’aventure queje tentais était donc possible. Au bout, était-ce la délivrance,était-ce la mort ?Je me retournai et j’aperçus la lueur de la lampe que reflétaientles eaux noires : là j’avais un phare.– Vas-tu bien ? criait le magister.– Oui.Et j’avançais avec précaution.– 496 –


De notre remontée aux échelles la difficulté était dans la directionà suivre, car je savais qu’à un endroit, qui n’était pasbien éloigné, il y avait une rencontre de galeries. Il ne fallait passe tromper dans l’obscurité, sous peine de se perdre. Pour mediriger, le toit et les parois de la galerie n’étaient pas suffisants,mais j’avais sur le sol un guide plus sûr, c’étaient les rails. En lessuivant, j’étais certain de trouver les échelles.De temps en temps, je laissais descendre mes pieds, etaprès avoir rencontré les tiges de fer, je me redressais doucement.Les rails sous mes pieds, les voix de mes camarades derrièremoi, je n’étais pas perdu.L’affaiblissement des voix d’un côté, le bruit plus fort desbennes d’épuisement d’un autre me disaient que j’avançais. Enfinje reverrais donc la lumière du jour, et par moi mes camaradesallaient être sauvés ! Cela soutenait mes forces.Avançant droit au milieu de la galerie, je n’avais qu’à memettre droit pour rencontrer le rail, et le plus souvent je mecontentais de le toucher du pied. Dans un de ces mouvementsne l’ayant pas trouvé avec le pied, je plongeai pour le chercheravec les mains, mais inutilement ; j’allai d’une paroi à l’autre dela galerie, je ne trouvai rien.Je m’étais trompé.Je restai immobile pour me reconnaître et réfléchir ; lesvoix de mes camarades ne m’arrivaient plus que comme un trèsfaiblemurmure à peine perceptible. Lorsque j’eus respiré et prisune bonne provision d’air, je plongeai de nouveau, mais sansêtre plus heureux que la première fois. Pas de rails.J’avais pris la mauvaise galerie sans m’en apercevoir, il fallaitrevenir en arrière.– 497 –


Mais comment ? mes camarades ne criaient plus, ou ce quiétait la même chose, je ne les entendais pas.Je restai un moment paralysé par une poignante angoisse,ne sachant de quel côté me diriger. J’étais donc perdu, danscette nuit noire, sous cette lourde voûte, dans cette eau glacée.Mais tout à coup le bruit des voix reprit et je sus par où jedevais me tourner.Après être revenu d’une douzaine de brasses en arrière, jeplongeai et retrouvai le rail. C’était donc là qu’était la bifurcation.Je cherchai la plaque, je ne la trouvai pas ; je cherchai lesouvertures qui devaient être dans la galerie ; à droite comme àgauche je rencontrai la paroi. Où était le rail ?Je le suivis jusqu’au bout ; il s’interrompait brusquement.Alors je compris que le chemin de fer avait été arraché,bouleversé par le tourbillon des eaux et que je n’avais plus deguide.Dans ces conditions, mon projet devenait impossible, et jen’avais plus qu’à revenir sur mes pas.J’avais déjà parcouru la route, je savais qu’elle était sansdanger, je nageai rapidement pour regagner la remontée : lesvoix me guidaient.À mesure que je me rapprochais il me semblait que ces voixétaient plus assurées, comme si mes camarades avaient pris denouvelles forces.Je fus bientôt à l’entrée de la remontée et je criai à montour.– 498 –


– Arrive, arrive, me dit le magister.– Je n’ai pas trouvé le passage.– Cela ne fait rien ; la descente avance, ils entendent noscris, nous entendons les leurs ; nous allons nous parler bientôt.Rapidement j’escaladai la remontée et j’écoutai. En effet lescoups de pic étaient beaucoup plus forts ; et les cris de ceux quitravaillaient à notre délivrance nous arrivaient faibles encore,mais cependant déjà bien distincts.Après le premier mouvement de joie, je m’aperçus quej’étais glacé, mais, comme il n’y avait pas de vêtements chauds àme donner pour me sécher on m’enterra jusqu’au cou dans lecharbon menu, qui conserve toujours une certaine chaleur, etl’oncle Gaspard avec le magister se serrèrent contre moi. Alorsje leur racontai mon exploration et comment j’avais perdu lesrails.– Tu as osé plonger ?– Pourquoi pas ? malheureusement, je n’ai rien trouvé.Mais, ainsi que l’avait dit le magister cela importait peumaintenant ; car, si nous n’étions pas sauvés par la galerie nousallions l’être par la descente.Les cris devinrent assez distincts pour espérer qu’on allaitentendre les paroles.En effet, nous entendîmes bientôt ces trois mots prononcéslentement :– Combien êtes-vous ?– 499 –


De nous tous c’était l’oncle Gaspard qui avait la parole laplus forte et la plus claire. On le chargea de répondre.– Six !Il y eut un moment de silence. Sans doute au dehors ilsavaient espéré un plus grand nombre.– Dépêchez-vous, cria l’oncle Gaspard, nous sommes àbout.– Vos noms ? Il dit nos noms :– Bergounhoux, Pagès, le magister, Carrory, Rémi, Gaspard.Dans notre sauvetage, ce fut là, pour ceux qui étaient audehors, le moment le plus poignant. Quand ils avaient su qu’onallait bientôt communiquer avec nous, tous les parents, tous lesamis des mineurs engloutis étaient accourus, et les soldatsavaient grand’peine à les contenir au bout de la galerie.Quand l’ingénieur annonça que nous n’étions que six, il yeut un douloureux désappointement, mais avec une espéranceencore pour chacun, car parmi ces six pouvait, devait se trouvercelui qu’on attendait.Il répéta nos noms.Hélas ! sur cent vingt mères ou femmes, il y en eut quatreseulement qui virent leurs espérances réalisées. Que de douleurs,que de larmes !Nous de notre côté nous pensions aussi à ceux qui avaientdu être sauves.– 500 –


– Combien ont été sauvés ? demanda l’oncle Gaspard. Onne répondit pas.– Demande où est Marius, dit Pagès.La demande fut faite ; comme la première, elle resta sansréponse.– Ils n’ont pas entendu.– Dis plutôt qu’ils ne veulent pas répondre. Il y avait unequestion qui me tourmentait.là.– Demandez donc depuis combien de temps nous sommes– Depuis quatorze jours.Quatorze jours ! Celui de nous qui dans ses évaluationsavait été le plus haut avait parlé de cinq ou six jours.– Vous ne resterez pas longtemps maintenant. Prenez courage.Ne parlons plus, cela retarde le travail. Encore quelquesheures.Ce furent, je crois, les plus longues de notre captivité, entous cas de beaucoup les plus douloureuses. Chaque coup de picnous semblait devoir être le dernier ; puis, après ce coup, il envenait un autre, et après cet autre un autre encore.De temps en temps les questions reprenaient.– Avez-vous faim ?– Oui, très-faim.– 501 –


– Pouvez-vous attendre ? si vous êtes trop faibles, on vafaire un trou de sonde et vous envoyer du bouillon, mais cela varetarder votre délivrance ; si vous pouvez attendre vous serezplus promptement en liberté.– Nous attendrons, dépêchez-vous.Le fonctionnement des bennes ne s’était pas arrêté une minute,et l’eau baissait, toujours régulièrement.– Annonce que l’eau baisse, dit le magister.– Nous le savons ; soit par la descente, soit par la galerie ;on va venir à vous… bientôt.Les coups de pic devinrent moins forts. Évidemment ons’attendait d’un moment à l’autre à faire une percée, et commenous avions expliqué notre position, on craignait de causer unéboulement qui, nous tombant sur la tête, pourrait nous blesser,nous tuer, ou nous précipiter dans l’eau, pêle-mêle avec les déblais.Le magister nous explique qu’il y a aussi à craindre l’expansionde l’air, qui, aussitôt qu’un trou sera percé, va se précipitercomme un boulet de canon et tout renverser. Il faut doncnous tenir sur nos gardes et veiller sur nous comme les piqueursveillent sur eux.L’ébranlement causé au massif par les coups de pic détachaitdans le haut de la remontée des petits morceaux de charbonqui roulaient sur la pente et allaient tomber dans l’eau.Chose bizarre, plus le moment de notre délivrance approchait,plus nous étions faibles : pour moi je ne pouvais pas mesoutenir, et couché dans mon charbon menu, il m’était impossi-– 502 –


le de me soulever sur le bras ; je tremblais et cependant jen’avais plus froid.Enfin, quelques morceaux plus gros se détachèrent et roulèrententre nous : l’ouverture était faite au haut de la remontée: nous fûmes aveuglés par la clarté des lampes.Mais instantanément, nous retombâmes dans l’obscurité ;le courant d’air, un courant d’air terrible, une trombe entraînantavec elle des morceaux de charbon et des débris de toutes sortes,les avait soufflées.– C’est le courant d’air, n’ayez pas peur, on va les rallumerau dehors. Attendez un peu.Attendre ! Encore attendre !Mais au même instant un grand bruit se fit dans l’eau de lagalerie, et m’étant retourné, j’aperçus une forte clarté qui marchaitsur l’eau clapoteuse.– Courage ! courage ! criait-on.Et pendant que par la descente on arrivait à donner la mainaux hommes du palier supérieur, on venait à nous par la galerie.L’ingénieur était en tête ; ce fut lui qui le premier escaladala remontée, et je fus dans ses bras avant d’avoir pu dire un mot.Il était temps, le cœur me manqua.Cependant j’eus conscience qu’on m’emportait ; puis,quand nous fûmes sortis de la galerie plate, qu’on m’enveloppaitdans des couvertures.– 503 –


Je fermai les yeux, mais bientôt j’éprouvai comme unéblouissement qui me força à les ouvrir.C’était le jour. Nous étions en plein air.En même temps, un corps blanc se jeta sur moi : c’était Capi,qui, d’un bond, s’était élancé dans les bras de l’ingénieur etme léchait la figure. En même temps, je sentis qu’on me prenaitla main droite et qu’on m’embrassait. – Rémi ! dit une voix faible(c’était celle de Mattia). Je regardai autour de moi, et alorsj’aperçus une foule immense qui s’était tassée sur deux rangs,laissant un passage au milieu de la masse. Toute cette foule étaitsilencieuse, car on avait recommandé de ne pas nous émouvoirpar des cris ; mais son attitude, ses regards parlaient pour seslèvres.Au premier rang, il me sembla apercevoir des surplisblancs et des ornements dorés qui brillaient au soleil. C’était leclergé de Varses qui était venu à l’entrée de la mine prier pournotre délivrance.Quand nous parûmes, il se mit à genoux sur la poussière,car pendant ces quatorze jours, la terre mouillée par l’orageavait eu le temps de sécher.Vingt bras se tendirent pour me prendre, mais l’ingénieurne voulut pas me céder et, fier de son triomphe, heureux et superbe,il me porta jusqu’aux bureaux où des lits avaient été préparéspour nous recevoir.Deux jours après je me promenais dans les rues de Varsessuivi de Mattia, d’Alexis, de Capi, et tout le monde sur mon passages’arrêtait pour me regarder.Il y en avait qui venaient à moi et me serraient la main avecdes larmes dans les yeux.– 504 –


Et il y en avait d’autres qui détournaient la tête. Ceux-làétaient en deuil et se demandaient amèrement pourquoi c’étaitl’enfant orphelin qui avait été sauvé, tandis que le père de famille,le fils étaient encore dans la mine, misérables cadavrescharriés, ballottés par les eaux.Mais parmi ceux qui m’arrêtaient ainsi il y en avait quiétaient tout à fait gênants, ils m’invitaient à dîner ou bien à entrerau café.– Tu nous raconteras ce que tu as éprouvé, disaient-ils.Et je remerciais sans accepter, car il ne me convenait pointd’aller ainsi raconter mon histoire à des indifférents, quicroyaient me payer avec un dîner ou un verre de bière.D’ailleurs j’aimais mieux écouter que raconter, et j’écoutaisAlexis, j’écoutais Mattia qui me disaient ce qui s’était passé surterre pendant que nous étions sous terre.– Quand je pensais que c’était pour moi que tu étais mort,disait Alexis, ça me cassait bras et jambes, car je te croyais bienmort.– Moi, je n’ai jamais cru que tu étais mort, disait Mattia, jene savais pas si tu sortirais vivant de la mine et si l’on arriveraità temps pour te sauver, mais je croyais que tu ne t’étais pas laissénoyer, de sorte que si les travaux de sauvetage marchaientassez vite on te trouverait quelque part. Alors, tandis qu’Alexisse désolait et te pleurait, moi je me donnais la fièvre en me disant: « Il n’était pas mort, mais il va peut-être mourir. » Et j’interrogeaistout le monde : « Combien peut-on vivre de tempssans manger ? Quand aura-t-on épuisé l’eau ? Quand la galeriesera-t-elle percée ? » Mais personne ne me répondait comme jevoulais. Quand on vous a demandé vos noms et que l’ingénieur– 505 –


après Carrory, a crié Rémi, je me suis laissé aller sur la terre enpleurant, et alors on m’a un peu marché sur le corps, mais je nel’ai pas senti tant j’étais heureux.Je fus très-fier de voir que Mattia avait une telle confianceen moi qu’il ne voulait pas croire que je pouvais mourir.– 506 –


VIIUne leçon de musique.Je m’étais fait des amis dans la mine : de pareilles angoissessupportées en commun unissent les cœurs ; on souffre, onespère ensemble, on ne fait qu’un.L’oncle Gaspard ainsi que le magister particulièrementm’avaient pris en grande affection ; et bien que l’ingénieur n’eûtpoint partagé notre emprisonnement, il s’était attaché à moicomme à un enfant qu’on a arraché à la mort ; il m’avait invitéchez lui et, pour sa fille, j’avais dû faire le récit de tout ce quinous était arrivé pendant notre long ensevelissement dans laremontée.Tout le monde voulait me garder à Varses.– 507 –


– Je te trouverai un piqueur, me disait l’oncle Gaspard, etnous ne nous quitterons plus.– Si tu veux un emploi dans les bureaux, me disait l’ingénieur,je t’en donnerai un.L’oncle Gaspard trouvait tout naturel que je retournassedans la mine, où il allait bientôt redescendre lui-même avec l’insouciancede ceux qui sont habitués à braver chaque jour ledanger, mais moi qui n’avais pas son insouciance ou son courage,je n’étais nullement disposé à reprendre le métier de rouleur.C’était très-beau une mine, très-curieux, j’étais heureuxd’en avoir vu une, mais je l’avais assez vue, et je ne me sentaispas la moindre envie de retourner dans une remontée.À cette pensée seule, j’étouffais. Je n’étais décidément pasfait pour le travail sous terre ; la vie en plein air, avec le ciel surla tête, même un ciel neigeux, me convenait mieux. Ce fut ce quej’expliquai à l’oncle Gaspard et au magister, qui furent, celui-cisurpris, celui-là peiné de mes mauvaises dispositions à l’égarddu travail des mines ; Carrory, que je rencontrai, me dit quej’étais un capon.Avec l’ingénieur, je ne pouvais pas répondre que je ne voulaisplus travailler sous terre, puisqu’il m’offrait de m’employerdans ses bureaux et de m’instruire si je voulais être attentif à sesleçons ; j’aimai mieux lui raconter la vérité entière, ce que je fis.– Et puis, tu aimes la vie en plein air, dit-il, l’aventure et laliberté ; je n’ai pas le droit de te contrarier, mon garçon, suis tonchemin.Cela était vrai que j’aimais la vie en plein air, je ne l’avaisjamais mieux senti que pendant mon emprisonnement dans laremontée ; ce n’est pas impunément qu’on s’habitue à aller oùl’on veut, à faire ce que l’on veut, à être son maître.– 508 –


Pendant qu’on essayait de me retenir à Varses, Mattia avaitparu sombre et préoccupé ; je l’avais questionné ; il m’avait toujoursrépondu qu’il était comme à son ordinaire ; et ce ne futque quand je lui dis que nous partirions dans trois jours qu’ilm’avoua la cause de cette tristesse en me sautant au cou.– Alors tu ne m’abandonneras pas ? s’écria-t-il.Sur ce mot je lui allongeai une bonne bourrade, pour luiapprendre à douter de moi, et aussi un peu pour cacher l’émotionqui m’avait étreint le cœur en entendant ce cri d’amitié.Car c’était l’amitié seule qui avait provoqué ce cri et nonl’intérêt. Mattia n’avait pas besoin de moi pour gagner sa vie, ilétait parfaitement capable de la gagner tout seul.À vrai dire même, il avait pour cela des qualités natives queje ne possédais pas au même degré que lui, il s’en fallait debeaucoup. D’abord il était bien plus apte que moi à jouer de tousles instruments, à chanter, à danser, à remplir tous les rôles. Etpuis il savait encore bien mieux que moi engager « l’honorablesociété », comme disait Vitalis, à mettre la main à la poche. Rienque par son sourire, ses yeux doux, ses dents blanches, son airouvert, il touchait les cœurs les moins sensibles à la générosité,et sans rien demander il inspirait aux gens l’envie de donner ;on avait plaisir à lui faire plaisir. Cela était si vrai que, pendantsa courte expédition avec Capi, tandis que je me faisais rouleur,il avait trouvé le moyen d’amasser dix-huit francs, ce qui étaitune somme considérable.Cent vingt-huit francs que nous avions en caisse et dix-huitfrancs gagnés par Mattia, cela faisait un total de cent quarantesixfrancs ; il ne manquait donc plus que quatre francs pouracheter la vache du prince.– 509 –


Bien que je ne voulusse pas travailler aux mines, ce ne futpas sans chagrin que je quittai Varses, car il fallut me séparerd’Alexis, de l’oncle Gaspard et du magister ; mais c’était ma destinéede me séparer de ceux que j’aimais et qui me témoignaientde l’affection.En avant !La harpe sur l’épaule et le sac au dos, nous voilà de nouveausur les grands chemins avec Capi joyeux qui se roule dansla poussière.J’avoue que ce ne fut pas sans un sentiment de satisfaction,lorsque nous fûmes sortis de Varses, que je frappai du pied laroute sonore, qui retentissait autrement que le sol boueux de lamine : le bon soleil, les beaux arbres !Avant notre départ, nous avions, Mattia et moi, longuementdiscuté notre itinéraire, car je lui avais appris à lire sur lescartes et il ne s’imaginait plus que les distances n’étaient pasplus longues pour les jambes qui font une route, que pour ledoigt qui sur une carte va d’une ville à une autre. Après avoirbien pesé le pour et le contre, nous avions décidé qu’au lieu denous diriger directement sur Ussel et de là sur Chavanon, nouspasserions par Clermont, ce qui n’allongerait pas beaucoup notreroute et ce qui nous donnerait l’avantage d’exploiter les villesd’eaux, à ce moment pleines de malades, Saint-Nectaire, leMont-Dore, Royat, la Bourboule. Pendant que je faisais le métierde rouleur, Mattia dans son excursion avait rencontré unmontreur d’ours qui se rendait à ces villes d’eaux, où, avait-ildit, on pouvait gagner de l’argent. Or Mattia voulait gagner del’argent, trouvant que cent cinquante francs pour acheter unevache, ce n’était pas assez. Plus nous aurions d’argent, plus lavache serait belle, plus la vache serait belle, plus mère Barberinserait contente, et plus mère Barberin serait contente, plus nousserions heureux de notre côté.– 510 –


Il fallait donc nous diriger vers Clermont.En venant de Paris à Varses, j’avais commencé l’instructionde Mattia, lui apprenant à lire et lui enseignant aussi les premierséléments de la musique, de Varses à Clermont, je continuaimes leçons.Soit que je ne fusse pas un très-bon professeur, – ce qui estbien possible, – soit que Mattia ne fût pas un bon élève, – ce quiest possible aussi, – toujours est-il qu’en lecture les progrès furentlents et difficiles, ainsi que je l’ai déjà dit.Mattia avait beau s’appliquer et coller ses yeux sur le livre,il lisait toutes sortes de choses fantaisistes qui faisaient plusd’honneur à son imagination qu’à son attention.Alors quelquefois l’impatience me prenait et, frappant surle livre, je m’écriais avec colère que décidément il avait la têtetrop dure.Sans se fâcher, il me regardait avec ses grands yeux doux,et souriant :– C’est vrai, disait-il, je ne l’ai tendre que quand on cognedessus : Garofoli, qui n’était pas bête, avait tout de suite trouvécela.Comment rester on colère devant une pareille réponse ? Jeriais et nous reprenions la leçon.Mais en musique les mêmes difficultés ne s’étaient pas présentées,et dès le début Mattia avait fait des progrès étonnants,et si remarquables, que bien vite il en était arrivé à m’étonnerpar ses questions ; puis après m’avoir étonné, il m’avait embar-– 511 –


assé, et enfin il m’avait plus d’une fois interloqué au point quej’étais resté court.Et j’avoue que cela m’avait vexé et mortifié ; je prenais ausérieux mon rôle de professeur, et je trouvais humiliant quemon élève m’adressât des questions auxquelles je ne savais querépondre ; il me semblait que c’était jusqu’à un certain pointtricher.Et il ne me les épargnait pas les questions, mon élève :– Pourquoi n’écrit-on pas la musique sur la même clef ?– Pourquoi emploie-t-on les dièzes en montant et les bémolsen descendant ?– Pourquoi la première et la dernière mesure d’un morceaune contiennent-elles pas toujours le nombre de temps régulier ?– Pourquoi accorde-t-on un violon sur certaines notes plutôtque sur d’autres ?À cette dernière question j’avais dignement répondu que leviolon n’étant pas mon instrument, je ne m’étais jamais occupéde savoir comment on devait ou l’on ne devait pas l’accorder, etMattia n’avait eu rien à répliquer.Mais cette manière de me tirer d’affaire n’avait pas été demise avec des questions comme celles qui se rapportaient auxclefs ou aux bémols : cela s’appliquait tout simplement à la musique,à la théorie de la musique ; j’étais professeur de musique,professeur de solfège, je devais répondre ou je perdais, je le sentaisbien, mon autorité et mon prestige ; or, j’y tenais beaucoupà mon autorité et à mon prestige.– 512 –


Alors, quand je ne savais pas ce qu’il y avait à répondre, jeme tirais d’embarras comme l’oncle Gaspard, quand lui demandantce que c’était que le charbon de terre, il me disait avec assurance: c’est du charbon qu’on trouve dans la terre.Avec non moins d’assurance, je répondais à Mattia, lorsqueje n’avais rien à lui répondre :– Cela est ainsi, parce que cela doit être ainsi ; c’est une loi.Mattia n’était pas d’un caractère à s’insurger contre une loi,seulement il avait une façon de me regarder en ouvrant la boucheet en écarquillant les yeux, qui ne me rendait pas du toutfier de moi.Il y avait trois jours que nous avions quitté Varses, lorsqu’ilme posa précisément une question de ce genre : au lieu de répondreà son pourquoi : « Je ne sais pas », je répondis noblement: « Parce que cela est ».Alors il parut préoccupé, et de toute la journée je ne puspas lui tirer une parole, ce qui avec lui était bien extraordinaire,car il était toujours disposé à bavarder et à rire :Je le pressai si bien qu’il finit par parler.– Certainement, dit-il, tu es un bon professeur, et je croisbien que personne ne m’aurait enseigné comme toi ce que j’aiappris ; cependant… Il s’arrêta.– Quoi cependant ?– Cependant, il y a peut-être des choses que tu ne sais pas ;cela arrive aux plus savants, n’est-ce pas ? Ainsi, quand tu meréponds : « Cela est, parce que cela est », il y aurait peut-êtred’autres raisons à donner que tu ne donnes pas parce qu’on ne– 513 –


te les a pas données à toi-même. Alors, raisonnant de cette façon,je me suis dit que si tu voulais, nous pourrions peut-êtreacheter, oh ! pas cher, un livre où se trouveraient les principesde la musique.– Cela est juste.– N’est-ce pas ? Je pensais bien que cela te paraîtrait juste,car enfin tu ne peux pas savoir tout ce qu’il y a dans les livres,puisque tu n’as pas appris dans les livres.– Un bon maître vaut mieux que le meilleur livre.– Ce que tu dis là m’amène à te parler de quelque chose encore: si tu voulais, j’irais demander une leçon à un vrai maître,une seule, et alors il faudrait bien qu’il me dise tout ce que je nesais pas.– Pourquoi n’as-tu pas pris cette leçon auprès d’un vraimaître pendant que tu étais seul ?– Parce que les vrais maîtres se font payer et je n’aurais pasvoulu prendre le prix de cette leçon sur ton argent.J’étais blessé que Mattia me parlât ainsi d’un vrai maître,mais ma sotte vanité ne tint pas contre ces derniers mots.– Tu es un trop bon garçon, lui dis-je, mon argent est tonargent, puisque tu le gagnes comme moi, mieux que moi, biensouvent ; tu prendras autant de leçons que tu voudras, et je lesprendrai avec toi.Puis j’ajoutai bravement cet aveu de mon ignorance :– Comme cela je pourrai, moi aussi, apprendre ce que je nesais pas.– 514 –


Le maître, le vrai maître qu’il nous fallait, ce n’était pas unménétrier de village, mais un artiste, un grand artiste, commeon en trouve seulement dans les villes importantes. La carte medisait qu’avant d’arriver à Clermont, la ville la plus importantequi se trouvait sur notre route était Mende. Mende était-ellevraiment une ville importante, c’était ce que je ne savais pas,mais comme le caractère dans lequel son nom était écrit sur lacarte lui donnait cette importance, je ne pouvais que croire macarte.Il fut donc décidé que ce serait à Mende que nous ferions lagrosse dépense d’une leçon de musique ; car bien que nos recettesfussent plus que médiocres dans ces tristes montagnes de laLozère, où les villages sont rares et pauvres, je ne voulais pasretarder davantage la joie de Mattia.Après avoir traversé dans toute son étendue le causse Méjean,qui est bien le pays le plus désolé et le plus misérable dumonde, sans bois, sans eaux, sans cultures, sans villages, sanshabitants, sans rien de ce qui est la vie, mais avec d’immenses etmornes solitudes qui ne peuvent avoir de charmes que pourceux qui les parcourent rapidement en voiture, nous arrivâmesenfin à Mende.Comme il était nuit depuis quelques heures déjà, nous nepouvions aller ce soir-là même prendre notre leçon ; d’ailleursnous étions morts de fatigue.Cependant Mattia était si pressé de savoir si Mende, qui nelui avait nullement paru la ville importante dont je lui avais parlé,possédait un maître de musique, que tout en soupant je demandaià la maîtresse de l’auberge où nous étions descendus,s’il y avait dans la ville un bon musicien qui donnât des leçonsde musique.– 515 –


Elle nous répondit qu’elle était bien surprise de notre question; nous ne connaissions donc pas M. Espinassous ?– Nous venons de loin, dis-je.– De bien loin, alors ?– De l’Italie, répondit Mattia.Alors son étonnement se dissipa, et elle parut admettreque, venant de si loin, nous pussions ne pas connaître M. Espinassous,mais bien certainement si nous étions venus seulementde Lyon ou de Marseille, elle n’aurait pas continué de répondreà des gens assez mal éduqués pour n’avoir pas entendu parler deM. Espinassous.– J’espère que nous sommes bien tombés, dis-je à Mattiaen italien.Et les yeux de mon associé s’allumèrent. Assurément, M.Espinassous allait répondre le pied levé à toutes ses questions ;ce ne serait pas lui qui resterait embarrassé pour expliquer lesraisons qui voulaient qu’on employât les bémols en descendantet les dièzes en montant.Une crainte me vint : un artiste aussi célèbre consentirait-ilà donner une leçon à de pauvres misérables tels que nous ?– Et il est très-occupé, M. Espinassous ? dis-je.– Oh ! oui ! je le crois bien qu’il est occupé ; comment ne leserait-il pas ?– Croyez-vous qu’il voudra nous recevoir demain matin ?– 516 –


– Bien sûr ; il reçoit tout le monde, quand on a de l’argentdans la poche, s’entend.Comme c’était ainsi que nous l’entendions nous aussi, nousfûmes rassurés, et avant de nous endormir nous discutâmeslonguement, malgré la fatigue, toutes les questions que nousposerions le lendemain à cet illustre professeur.– Après avoir fait une toilette soignée, c’est-à-dire une toilettede propreté, la seule que nous pussions nous permettrepuisque nous n’avions pas d’autres vêtements que ceux quenous portions sur notre dos, nous prîmes nos instruments, Mattiason violon, moi ma harpe, et nous nous mîmes en route pournous rendre chez M. Espinassous.Capi avait, comme de coutume, voulu venir avec nous, maisnous l’avions attaché dans l’écurie de l’aubergiste, ne croyantpas qu’il était convenable de se présenter avec un chien chez lecélèbre musicien de Mende.Quand nous fûmes arrivés devant la maison qui nous avaitété indiquée comme étant celle du professeur, nous crûmes quenous nous étions trompés, car à la devanture de cette maison sebalançaient deux petits plats à barbe en cuivre, ce qui n’a jamaisété l’enseigne d’un maître de musique.Comme nous restions à regarder cette devanture qui avaittout l’air d’être celle d’un barbier, une personne vint à passer, etnous l’arrêtâmes pour lui demander où demeurait M. Espinassous.– Là, dit-elle, en nous indiquant la boutique du barbier.Après tout, pourquoi un professeur de musique n’aurait-ilpas demeuré chez un barbier ?– 517 –


Nous entrâmes : la boutique était divisée en deux partieségales ; dans celle de droite, sur des planches, se trouvaient desbrosses, des peignes, des pots de pommade, des savons ; danscelle de gauche, sur un établi et contre le mur étaient posés ouaccrochés des instruments de musique, des violons, des cornetsà piston, des trompettes à coulisse.– Monsieur Espinassous ? demanda Mattia.Un petit homme vif et frétillant comme un oiseau, qui étaiten train de raser un paysan assis dans un fauteuil, réponditd’une voix de basse-taille :– C’est moi.Je lançai un coup d’œil à Mattia pour lui dire que le barbier-musicienn’était pas l’homme qu’il nous fallait pour nousdonner notre leçon, et que ce serait jeter notre argent par la fenêtreque de s’adresser à lui ; mais au lieu de me comprendre etde m’obéir, Mattia alla s’asseoir sur une chaise, et d’un air délibéré:– Est-ce que vous voudrez bien me couper les cheveuxquand vous aurez rasé monsieur ? dit-il.– Certainement, jeune homme, et je vous raserai aussi sivous voulez.– Je vous remercie, dit Mattia, pas aujourd’hui, quand jerepasserai.J’étais ébahi de l’assurance de Mattia ; il me lança un coupd’œil à la dérobée pour me dire d’attendre un moment avant deme fâcher.– 518 –


Bientôt Espinassous eut fini de raser son paysan, et, la servietteà la main, il vint pour couper les cheveux de Mattia.– Monsieur, dit Mattia pendant qu’on lui nouait la servietteautour du cou, nous avons une discussion, mon camarade etmoi, et comme nous savons que vous êtes un célèbre musicien,nous pensons que vous voudrez bien nous donner votre avis surce qui nous embarrasse.– Dites un peu ce qui vous embarrasse, jeunes gens.Je compris où Mattia tendait à arriver : d’abord il voulaitvoir si ce perruquier-musicien était capable de répondre à sesquestions, puis au cas où ses réponses seraient satisfaisantes, ilvoulait se faire donner sa leçon de musique pour le prix d’unecoupe de cheveux ; décidément il était malin, Mattia.– Pourquoi, demanda Mattia, accorde-t on un violon surcertaines notes et pas sur d’autres ?Je crus que ce perruquier, qui précisément à ce momentmême était en train de passer le peigne dans la longue chevelurede Mattia, allait faire une réponse dans le genre des miennes ; etje riais déjà tout bas quand il prit la parole :– La seconde corde à gauche de l’instrument devant donnerle la au diapason normal, les autres cordes doivent être accordéesde façon à ce qu’elles donnent les notes de quinte enquinte, c’est-à-dire sol, quatrième corde ; ré, troisième corde ;la, deuxième corde ; mi, première corde ou chanterelle.Ce ne fut pas moi qui ris, ce fut Mattia ; se moquait-il dema mine ébahie ? était-il simplement joyeux de savoir ce qu’ilavait voulu apprendre ? toujours est-il qu’il riait aux éclats.– 519 –


Pour moi je restais bouche ouverte à regarder ce perruquierqui tout en tournant autour de Mattia et faisant claquer ses ciseaux,débitait ce petit discours, qui me paraissait prodigieux.– Eh bien, dit-il en s’arrêtant tout à coup devant moi, jecrois bien que ce n’était pas mon petit client qui avait tort.Tant que dura la coupe de ses cheveux Mattia ne tarit pasen questions, et à tout ce qu’on lui demanda le barbier réponditavec la même facilité et la même sûreté que pour le violon.Mais après avoir ainsi répondu, il en vint à interroger luimêmeet bientôt il sut à quelle intention nous étions venus chezlui.Alors il se mit à rire aux éclats :– Voilà de bons petits gamins, disait-il, sont-ils drôles.Puis il voulut que Mattia, qui évidemment était bien plusdrôle que moi, lui jouât un morceau ; et Mattia prenant bravementson violon se mit à exécuter une valse.– Et tu ne sais pas une note de musique ! s’écriait le perruquieren claquant des mains et en tutoyant Mattia comme s’il leconnaissait depuis longtemps.J’ai dit qu’il y avait des instruments posés sur un établi etd’autres qui étaient accrochés contre le mur. Mattia ayant terminéson morceau de violon prit une clarinette.– Je joue aussi de la clarinette, dit-il, et du cornet à piston.– Allons, joue, s’écria Espinassous.– 520 –


Et Mattia joua ainsi un morceau sur chacun de ces instruments.– Ce gamin est un prodige, criait Espinassous ; si tu veuxrester avec moi, je ferai de toi un grand musicien ; tu entends,un grand musicien ! le matin, tu raseras la pratique avec moi, ettout le reste de la journée je te ferai travailler ; et ne crois pasque je ne sois pas un maître capable de t’instruire parce que jesuis perruquier ; il faut vivre, manger, boire, dormir, et voilà àquoi le rasoir est bon ; pour faire la barbe aux gens, Jasmin n’enest pas moins le plus grand poëte de France ; Agen a Jasmin,Mende a Espinassous.En entendant la fin de ce discours, je regardai Mattia.Qu’allait-il répondre ? Est-ce que j’allais perdre mon ami, moncamarade, mon frère, comme j’avais perdu successivement tousceux que j’avais aimés ? Mon cœur se serra. Cependant je nem’abandonnai pas à ce sentiment. La situation ressemblait jusqu’àun certain point à celle où je m’étais trouvé avec Vitalisquand madame Milligan avait demandé à me garder près d’elle :je ne voulus pas avoir à m’adresser les mêmes reproches queVitalis.– Ne pense qu’à toi, Mattia, dis-je d’une voix émue.Mais il vint vivement à moi et me prenant la main :– Quitter mon ami ! je ne pourrais jamais. Je vous remercie,monsieur.Espinassous insista en disant que quand Mattia aurait faitsa première éducation, on trouverait le moyen de l’envoyer àToulouse, puis à Paris au Conservatoire ; mais Mattia répondittoujours :– Quitter Rémi, jamais !– 521 –


– Eh bien, gamin, je veux faire quelque chose pour toi, ditEspinassous, je veux te donner un livre où tu apprendras ce quetu ignores.Et il se mit à chercher dans des tiroirs : après un temps assezlong, il trouva ce livre qui avait pour titre : Théorie de lamusique ; il était bien vieux, bien usé, bien fripé, mais qu’importait.Alors, prenant une plume, il écrivit sur la première page :« Offert à l’enfant qui, devenu un artiste, se souviendra du perruquierde Mende. »Je ne sais s’il y avait alors à Mende d’autres professeurs demusique que le barbier Espinassous, mais voilà celui que j’aiconnu et que nous n’avons jamais oublié, Mattia ni moi.– 522 –


VIIILa vache du prince.J’aimais bien Mattia quand nous arrivâmes à Mende ; maisquand nous sortîmes de cette ville, je l’aimais encore plus. Est-ilrien de meilleur, rien de plus doux pour l’amitié que de sentiravec certitude que l’on est aimé de ceux qu’on aime ?Et quelle plus grande preuve Mattia pouvait-il me donnerde son affection que de refuser, comme il l’avait fait, la propositiond’Espinassous, c’est-à-dire la tranquillité, la sécurité, lebien-être, l’instruction dans le présent et la fortune dans l’avenir,pour partager mon existence aventureuse et précaire, sansavenir et peut-être même sans lendemain.Je n’avais pas pu lui dire devant Espinassous l’émotion queson cri : « Quitter mon ami ! » avait provoquée en moi ; maisquand nous fûmes sortis, je lui pris la main et, la lui serrant :– 523 –


– Tu sais, lui dis-je, que c’est entre nous à la vie et à lamort ?Il se mit à sourire en me regardant avec ses grands yeux.– Je savais ça avant aujourd’hui, dit-il.Mattia, qui jusqu’alors avait très-peu mordu à la lecture, fitdes progrès surprenants le jour où il lut dans la Théorie de lamusique de Kuhn. Malheureusement je ne pus pas le faire travaillerautant que j’aurais voulu et qu’il le désirait lui-même, carnous étions obligés de marcher du matin au soir, faisant de longuesétapes pour traverser au plus vite ces pays de la Lozère etde l’Auvergne, qui sont peu hospitaliers pour des chanteurs etdes musiciens. Sur ces pauvres terres, le paysan qui gagne peun’est pas disposé à mettre la main à la poche ; il écoute avec unair placide tant qu’on veut bien jouer ; mais quand il prévoit quela quête va commencer, il s’en va ou il ferme sa porte.Enfin, par Saint-Flour et Issoire, nous arrivâmes aux villagesd’eaux qui étaient le but de notre expédition, et il se trouvapar bonheur que les renseignements du montreur d’ours étaientvrais : à la Bourboule, au Mont-Dore surtout, nous fîmes de bellesrecettes.Pour être juste, je dois dire que ce fut surtout à Mattia quenous les dûmes, à son adresse, à son tact. Pour moi, quand jevoyais des gens assemblés, je prenais ma harpe et me mettais àjouer de mon mieux, il est vrai, mais avec une certaine indifférence.Mattia ne procédait pas de cette façon primitive ; quant àlui, il ne suffisait pas que des gens fussent rassemblés pour qu’ilse mît tout de suite à jouer. Avant de prendre son violon ou soncornet à piston, il étudiait son public et il ne lui fallait pas longtempspour voir s’il jouerait ou s’il ne jouerait pas, et surtout cequ’il devait jouer.– 524 –


À l’école de Garofoli, qui exploitait en grand la charité publique,il avait appris dans toutes ses finesses l’art si difficile deforcer la générosité ou la sympathie des gens ; et la premièrefois que je l’avais rencontré dans son grenier de la rue de Lourcine,il m’avait bien étonné en m’expliquant les raisons pourlesquelles les passants se décident à mettre la main à la poche ;mais il m’étonna bien plus encore quand je le vis à l’œuvre.Ce fut dans les villes d’eaux qu’il déploya toute son adresse,et pour le public parisien, son ancien public qu’il avait appris àconnaître et qu’il retrouvait là.– Attention, me disait-il, quand nous voyions venir à nousune jeune dame en deuil dans les allées du Capucin, c’est dutriste qu’il faut jouer, tâchons de l’attendrir et de la faire penserà celui qu’elle a perdu : si elle pleure, notre fortune est faite.Et nous nous mettions à jouer avec des mouvements si ralentis,que c’était à fendre le cœur.Il y a dans les promenades aux environs du Mont-Dore desendroits qu’on appelle des salons, ce sont des groupes d’arbres,des quinconces sous l’ombrage desquels les baigneurs vont passerquelques heures en plein air ; Mattia étudiait le public de cessalons, et c’était d’après ses observations que nous arrangionsnotre répertoire.Quand nous apercevions un malade assis mélancoliquementsur une chaise, pâle, les yeux vitreux, les joues caves, nousnous gardions bien d’aller nous camper brutalement devant lui,pour l’arracher à ses tristes pensées. Nous nous mettions à jouerloin de lui, comme si nous jouions pour nous seuls et en nousappliquant consciencieusement ; du coin de l’œil nous l’observions; s’il nous regardait avec colère, nous nous en allions ; s’ilparaissait nous écouter avec plaisir, nous nous rapprochions, et– 525 –


Capi pouvait présenter hardiment sa sébile, il n’avait pas àcraindre d’être renvoyé à coup de pied.Mais c’était surtout près des enfants que Mattia obtenaitses succès les plus fructueux ; avec son archet il leur donnait desjambes pour danser et avec son sourire il les faisait rire mêmequand ils étaient de mauvaise humeur. Comment s’y prenait-il ?Je n’eu sais rien. Mais les choses étaient ainsi : il plaisait, onl’aimait.Le résultat de notre campagne fut vraiment merveilleux ;toutes nos dépenses payées, nous eûmes assez vite gagnésoixante-huit francs.Soixante-huit francs et cent-quarante-six que nous avionsen caisse cela faisait deux cent quatorze francs ; l’heure étaitvenue de nous diriger sans plus tarder vers Chavanon en passantpar Ussel où, nous avait-on dit, devait se tenir une foireimportante pour les bestiaux.Une foire, c’était notre affaire ; nous allions pouvoir acheterenfin cette fameuse vache dont nous parlions si souvent etpour laquelle nous avions fait de si rudes économies.Jusqu’à ce moment, nous n’avions eu que le plaisir de caressernotre rêve et de le faire aussi beau que notre imaginationnous le permettait : notre vache serait blanche, c’était le souhaitde Mattia ; elle serait rousse, c’était le mien en souvenir de notrepauvre Roussette ; elle serait douce, elle aurait plusieurs seauxde lait ; tout cela était superbe et charmant.Mais maintenant, il fallait de la rêverie passer à l’exécutionet c’était là que l’embarras commençait.Comment choisir notre vache avec la certitude qu’elle auraitréellement toutes les qualités dont nous nous plaisions à la– 526 –


parer ? Cela était grave. Quelle responsabilité ! Je ne savais pasà quels signes on reconnaît une bonne vache, et Mattia étaitaussi ignorant que moi.Ce qui redoublait notre inquiétude c’étaient les histoiresétonnantes dont nous avions entendu le récit dans les auberges,depuis que nous nous étions mis en tête la belle idée d’acheterune vache. Qui dit maquignon de chevaux ou de vaches, dit artisande ruses et de tromperies. Combien de ces histoires nousétaient restées dans la mémoire pour nous effrayer : un paysanachète à la foire une vache qui a la plus belle queue que jamaisvache ait eue, avec une pareille queue elle pourra s’émoucherjusqu’au bout du nez, ce qui, tout le monde le sait, est un grandavantage ; il rentre chez lui triomphant, car il n’a pas payé chercette vache extraordinaire ; le lendemain matin il va la voir, ellen’a plus de queue du tout ; celle qui pendait derrière elle si noblementavait été collée à un moignon ; c’était un chignon, unequeue postiche. Un autre en achète une qui a des cornes fausses; un autre quand il veut traire sa vache s’aperçoit qu’elle a eula mamelle soufflée et qu’elle ne donnera pas deux verres de laiten vingt-quatre heures. Il ne faut pas que pareilles mésaventuresnous arrivent.Pour la fausse queue, Mattia ne craint rien ; il se suspendrade tout son poids à la queue de toutes les vaches dont nous auronsenvie, et il tirera si fort sur ces queues que si elles sont colléeselles se détacheront. Pour les mamelles soufflées, il a aussiun moyen tout aussi sûr, qui est de les piquer avec une grosse etlongue épingle.Sans doute cela serait infaillible, surtout si la queue étaitfausse et si la mamelle était soufflée ; mais si sa queue étaitvraie, ne serait-il pas à craindre qu’elle envoyât un bon coup depied dans le ventre ou dans la tête de celui qui tirerait dessus ;et n’agirait-elle pas encore de même sous une piqûre s’enfonçantdans sa chair ?– 527 –


L’idée de recevoir un coup de pied calme l’imagination deMattia, et nous restons livrés à nos incertitudes : ce serait vraimentterrible d’offrir à mère Barberin une vache qui ne donneraitpas de lait ou qui n’aurait pas de cornes.Dans les histoires qui nous avaient été contées, il y en avaitune dans laquelle un vétérinaire jouait un rôle terrible, aumoins à l’égard du marchand de vaches. Si nous prenions unvétérinaire pour nous aider, sans doute cela nous serait une dépense,mais combien elle nous rassurerait.Au milieu de notre embarras, nous nous arrêtâmes à ceparti, qui, sous tous les rapports, paraissait le plus sage, et nouscontinuâmes alors gaiement notre route.La distance n’est pas longue du Mont-Dore à Ussel ; nousmîmes deux jours à faire la route, encore arrivâmes-nous debonne heure à Ussel.J’étais là dans mon pays pour ainsi dire : c’était à Ussel quej’avais paru pour la première fois en public dans le Domestiquede M. Joli-Cœur, ou le Plus bête des deux n’est pas celui qu’onpense, et c’était à Ussel aussi que Vitalis m’avait acheté ma premièrepaire de souliers, ces souliers à clous qui m’avaient rendusi heureux.Pauvre Joli-Cœur, il n’était plus là avec son bel habit rougede général anglais, et Zerbino avec la gentille Dolce manquaientaussi.Pauvre Vitalis, je l’avais perdu et je ne le reverrais plusmarchant la tête haute, la poitrine cambrée, marquant le pasdes deux bras et des deux pieds en jouant une valse sur son fifreperçant.– 528 –


Sur six que nous étions alors deux seulement restaient debout: Capi et moi ; cela rendit mon entrée à Ussel toute mélancolique; malgré moi je m’imaginais que j’allais apercevoir lefeutre de Vitalis au coin de chaque rue et que j’allais entendrel’appel qui tant de fois avait retenti à mes oreilles : « Enavant ! »La boutique du fripier où Vitalis m’avait conduit pourm’habiller en artiste vint heureusement chasser ces tristes pensées: je la retrouvai telle que je l’avais vue lorsque j’avais descenduses trois marches glissantes. À la porte se balançait lemême habit galonné sur les coutures, qui m’avait ravi d’admiration,et dans la montre je retrouvai les mêmes vieux fusils avecles mêmes vieilles lampes.Je voulus aussi montrer la place où j’avais débuté, enjouant le rôle du domestique de M. Joli-Cœur, c’est-à-dire leplus bête des deux : Capi se reconnut et frétilla de la queue.Après avoir déposé nos sacs et nos instruments à l’aubergeoù j’avais logé avec Vitalis, nous nous mîmes à la recherche d’unvétérinaire.Quand celui-ci eut entendu notre demande il commençapar nous rire au nez.– Mais il n’y a pas de vaches savantes dans le pays, dit-il.– Ce n’est pas une vache qui sache faire des tours qu’il nousfaut, c’en est une qui donne du bon lait.– Et qui ait une vraie queue, ajouta Mattia, que l’idée d’unequeue collée tourmentait beaucoup.– 529 –


– Enfin, monsieur le vétérinaire, nous venons vous demanderde nous aider de votre science pour nous empêcherd’être volés par les marchands de vaches.Je dis cela en tâchant d’imiter les airs nobles que Vitalisprenait si bien lorsqu’il voulait faire la conquête des gens.– Et pourquoi diable voulez-vous une vache ? demanda levétérinaire.En quelques mots, j’expliquai ce que je voulais faire decette vache.– Vous êtes de bons garçons, dit-il, je vous accompagneraidemain matin sur le champ de foire, et je vous promets que lavache que je vous choisirai n’aura pas une queue postiche.– Ni des cornes fausses ? dit Mattia.– Ni des cornes fausses.– Ni la mamelle soufflée ?– Ce sera une belle et bonne vache ; mais pour acheter ilfaut être en état de payer ?Sans répondre, je dénouai un mouchoir dans lequel étaitenfermé notre trésor.– C’est parfait, venez me prendre demain matin à sept heures.– Et combien vous devrons-nous, monsieur le vétérinaire ?– Rien du tout ; est-ce que je veux prendre de l’argent à debons enfants comme vous !– 530 –


Je ne savais comment remercier ce brave homme, maisMattia eut une idée.– Monsieur, est-ce que vous aimez la musique ? demandat-il.– Beaucoup, mon garçon.– Et vous vous couchez de bonne heure ?Cela était assez incohérent, cependant le vétérinaire voulutbien répondre :– Quand neuf heures sonnent.– Merci, monsieur, à demain matin sept heures. J’avaiscompris l’idée de Mattia.– Tu veux donner un concert au vétérinaire ? dis-je.– Justement : une sérénade quand il va se coucher ; ça sefait pour ceux qu’on aime.– Tu as eu là une bonne idée, rentrons à l’auberge et travaillonsles morceaux de notre concert ; on peut ne pas se gêneravec le public qui paye, mais quand on paye soi-même il fautfaire de son mieux.À neuf heures moins deux ou trois minutes nous étions devantla maison du vétérinaire, Mattia avec son violon, moi avecma harpe : la rue était sombre, car la lune devant se lever versneuf heures on avait jugé bon de ne pas allumer les réverbères,les boutiques étaient déjà fermées, et les passants étaient rares.– 531 –


Au premier coup de neuf heures nous partîmes en mesure :et dans cette rue étroite, silencieuse, nos instruments résonnèrentcomme dans la salle la plus sonore : les fenêtres s’ouvrirentet nous vîmes apparaître des têtes encapuchonnées de bonnets,de mouchoirs et de foulards : d’une fenêtre à l’autre on s’interpellaitavec surprise.Notre ami le vétérinaire demeurait dans une maison qui, àl’un de ses angles, avait une gracieuse tourelle : une des fenêtresde cette tourelle s’ouvrit et il se pencha pour voir qui jouait ainsi.Sans doute il nous reconnut et il comprit notre intention,car de sa main il nous fit signe de nous taire :– Je vais vous ouvrir la porte, dit-il, vous jouerez dans lejardin.Et presque aussitôt cette porte nous fut ouverte.– Vous êtes de braves garçons, dit-il en nous donnant àchacun une bonne poignée de main, mais vous êtes aussi desétourdis ; vous n’avez donc point pensé que le sergent de villepouvait vous arrêter pour tapage nocturne sur la voie publique !Notre concert recommença dans le jardin qui n’était pasbien grand, mais très-coquet avec un berceau couvert de plantesgrimpantes.Comme le vétérinaire était marié et qu’il avait plusieurs enfants,nous eûmes bientôt un public autour de nous ; on allumades chandelles sous le berceau et nous jouâmes jusqu’après dixheures ; quand un morceau était fini, on nous applaudissait, eton nous en demandait un autre.– 532 –


Si le vétérinaire ne nous avait pas mis à la porte, je croisbien, que sur la demande des enfants, nous aurions joué unebonne partie de la nuit.– Laissez-les aller au lit, dit-il, il faut qu’ils soient ici demainmatin à sept heures.Mais il ne nous laissa pas aller sans nous offrir une collationqui nous fut très-agréable ; alors, pour remerciements, Capijoua quelques-uns de ses tours les plus drôles, ce qui fit la joiedes enfants ; il était près de minuit quand nous partîmes.La ville d’Ussel si tranquille le soir était le lendemain matinpleine de tapage et de mouvement ; avant le lever du jour nousavions entendu dans notre chambre un bruit incessant de charrettesroulant sur le pavé et se mêlant aux hennissements deschevaux, aux meuglements des vaches, aux bêlements des moutons,aux cris des paysans qui arrivaient pour la foire.Quand nous descendîmes, la cour de notre auberge étaitdéjà encombrée de charrettes enchevêtrées les unes dans lesautres, et des voitures qui arrivaient descendaient des paysansendimanchés qui prenaient leurs femmes dans leurs bras pourles mettre à terre ; alors tout le monde se secouait, les femmesdéfripaient leurs jupes.Dans la rue tout un flot mouvant se dirigeait vers le champde foire ; comme il n’était encore que six heures, nous eûmesenvie d’aller passer en revue les vaches qui étaient déjà arrivéeset de faire notre choix à l’avance.Ah ! les belles vaches ! Il y en avait de toutes les couleurs etde toutes les tailles, les unes grasses, les autres maigres, celles-ciavec leurs veaux, celles-là traînant à terre leur mamelle pleinede lait ; sur le champ de foire se trouvaient aussi des chevauxqui hennissaient, des juments qui léchaient leurs poulains, des– 533 –


porcs gras qui se creusaient des trous dans la terre, des cochonsde lait qui hurlaient comme si on les écorchait vifs, des moutons,des poules, des oies ; mais que nous importait ! nousn’avions d’yeux que pour les vaches qui subissaient notre examenen clignant les paupières et en remuant lentement la mâchoire,ruminant placidement leur repas de la nuit, sans se douterqu’elles ne mangeraient plus l’herbe des pâturages où ellesavaient été élevées.Après une demi-heure de promenade, nous en avions trouvédix-sept qui nous convenaient tout à fait, celle-ci pour tellequalité, celle-là pour telle autre, trois parce qu’elles étaientrousses, deux parce qu’elles étaient blanches ; ce qui bien entendusouleva une discussion entre Mattia et moi.À sept heures nous trouvâmes le vétérinaire qui nous attendaitet nous revînmes avec lui au champ do foire en lui expliquantde nouveau quelles qualités nous exigions dans la vacheque nous allions acheter.Elles se résumaient en deux mots : donner beaucoup de laitet manger peu.– En voici une qui doit être bonne, dit Mattia en désignantune vache blanchâtre.– Je crois que celle-là est meilleure, dis-je en montrant unerousse.Le vétérinaire nous mit d’accord en ne s’arrêtant ni à l’uneni à l’autre, mais en allant à une troisième : c’était une petitevache aux jambes grêles, rouge de poil, avec les oreilles et lesjoues brunes, les yeux bordés de noir et un cercle blanchâtreautour du mufle.– 534 –


– Voilà une vache du Rouergue qui est justement ce qu’ilvous faut, dit-il.Un paysan à l’air chétif la tenait par la longe ; ce fut à luique le vétérinaire s’adressa pour savoir combien il voulait vendresa vache.– Trois cents francs.Déjà cette petite vache alerte et fine, maligne de physionomieavait fait notre conquête, les bras nous tombèrent du corps.Trois cents francs : ce n’était pas du tout notre affaire ; jefis un signe au vétérinaire pour lui dire que nous devions passerà une autre ; il m’en fit un pour me dire au contraire que nousdevions persévérer.Alors une discussion s’engagea entre lui et le paysan : il offrit150 francs ; le paysan diminua 10 francs. Le vétérinairemonta à 170 ; le paysan descendit à 280.Mais arrivées à ce point, les choses ne continuèrent pasainsi, ce qui nous avait donné bonne espérance : au lieu d’offrir,le vétérinaire commença à examiner la vache en détail : elleavait les jambes faibles, le cou trop court, les cornes trop longues; elle manquait de poumons, la mamelle n’était pas bienconformée.Le paysan répondit que, puisque nous nous y connaissionssi bien, il nous donnerait sa vache pour deux cent cinquantefrancs, afin quelle fût en bonnes mains.Là-dessus la peur nous prit, nous imaginant tous deux quec’était une mauvaise vache.– Allons-en voir d’autres, dis-je.– 535 –


Sur ce mot le paysan faisant un effort, diminua de nouveaudix francs.Enfin, de diminution en diminution il arriva à deux centdix francs, mais il y resta.– 536 –


D’un coup de coude le vétérinaire nous avait fait comprendreque tout ce qu’il disait n’était pas sérieux et que la vache,loin d’être mauvaise, était excellente ; mais deux cent dix francs,c’était une grosse somme pour nous.Pendant ce temps Mattia tournant par derrière la vache luiavait arraché un long poil à la queue et la vache lui avait détachéun coup de pied.Cela me décida.– Va pour deux cent dix francs, dis-je, croyant tout fini.Et j’étendis la main pour prendre la longe, mais le paysanne me la céda pas.– Et les épingles de la bourgeoise ? dit-il.Une nouvelle discussion s’engagea et finalement nous tombâmesd’accord sur vingt sous d’épingles. Il nous restait donctrois francs.De nouveau j’avançai la main, le paysan me la prit et me laserra fortement en ami.Justement parce que j’étais un ami, je n’oublierais pas levin de la fille.Le vin de la fille nous coûta dix sous.Pour la troisième fois je voulus prendre la longe, mais monami le paysan m’arrêta :– Vous avez apporté un licou ? me dit-il, je vends la vache,je ne vends pas son licou.– 537 –


Cependant comme nous étions amis il voulait bien me céderce licou pour trente sous, ce n’était pas cher.Il nous fallait un licou pour conduire notre vache, j’abandonnailes trente sous, calculant qu’il nous en resterait encorevingt.Je comptai donc les deux cent treize francs et pour la quatrièmefois j’étendis la main.– Où donc est votre longe ? demanda le paysan, je vous aivendu le licou, je vous ai pas vendu la longe.La longe nous coûta vingt sous, nos vingt derniers sous.Et lorsqu’ils furent payés la vache nous fut enfin livrée avecson licou et sa longe.Nous avions une vache, mais nous n’avions plus un sou,pas un seul pour la nourrir et nous nourrir nous-mêmes.– Nous allons travailler, dit Mattia, les cafés sont pleins demonde, en nous divisant nous pouvons jouer dans tous, nousaurons une bonne recette ce soir.Et après avoir conduit notre vache dans l’écurie de notreauberge où nous l’attachâmes avec plusieurs nœuds, nous nousmîmes à travailler chacun de notre côté, et le soir quand nousfîmes le compte de notre recette, je trouvai que celle de Mattiaétait de quatre francs cinquante centimes et la mienne de troisfrancs.Avec sept francs cinquante centimes nous étions riches.– 538 –


Mais la joie d’avoir gagné ces sept francs cinquante étaitbien petite comparée à la joie que nous éprouvions d’en avoirdépensé deux cent quatorze.Nous décidâmes la fille de cuisine à traire notre vache, etnous soupâmes avec son lait : jamais nous n’en avions bu d’aussibon, Mattia déclara qu’il était sucré et qu’il sentait la fleurd’oranger, comme celui qu’il avait bu à l’hôpital, mais bien meilleur.Et dans notre enthousiasme nous allâmes embrasser notrevache sur son mufle noir ; sans doute elle fut sensible à cettecaresse, car elle nous lécha la figure de sa langue rude.– Tu sais qu’elle embrasse, s’écria Mattia ravi.Pour comprendre le bonheur que nous éprouvions à embrassernotre vache et à être embrassés par elle, il faut se rappelerque ni Mattia ni moi, nous n’étions gâtés par les embrassades: notre sort n’était pas celui des enfants choyés, qui ont à sedéfendre contre les caresses de leurs mères ; et tous deux cependantnous aurions bien aimé à nous faire caresser.Le lendemain matin nous étions levés avec le soleil, et toutde suite nous nous mettions en route pour Chavanon.Comme j’étais reconnaissant à Mattia du concours qu’ilm’avait prêté, car sans lui je n’aurais jamais amassé cette grossesomme de deux cent quatorze francs, j’avais voulu lui donner leplaisir de conduire notre vache, et il n’avait pas été médiocrementheureux de la tirer par la longe, tandis que je marchaisderrière elle. Ce fut seulement quand nous fûmes sortis de laville que je vins prendre place à côté de lui, pour causer commeà l’ordinaire et surtout pour regarder ma vache : jamais je n’enavais vu une aussi belle.– 539 –


Et de vrai elle avait fort bon air, marchant lentement en sebalançant, en se prélassant comme une bête qui a conscience desa valeur.Maintenant je n’avais plus besoin de regarder ma carte àchaque instant comme je le faisais depuis notre départ de Paris :je savais où j’allais, et bien que plusieurs années se fussent écouléesdepuis que j’avais passé là avec Vitalis, je retrouvais tous lesaccidents de la route.Mon intention, pour ne pas fatiguer notre vache, et aussipour ne pas arriver trop tard à Chavanon, était d’aller coucherdans le village où j’avais passé ma première nuit de voyage avecVitalis, dans ce lit de fougère, où le bon Capi voyant mon chagrinétait venu s’allonger près de moi et avait mis sa patte dansma main pour me dire qu’il serait mon ami. De là nous partirionsle lendemain matin pour arriver de bonne heure chezmère Barberin.Mais le sort qui, jusque-là nous avait été si favorable, se mitcontre nous et changea nos dispositions.Nous avions décidé de partager notre journée de marche endeux parts, et de la couper par notre déjeuner, surtout par ledéjeuner de notre vache qui consisterait en herbe des fossés dela route qu’elle paîtrait.Vers dix heures, ayant trouvé un endroit où l’herbe étaitverte et épaisse, nous mîmes les sacs à bas, et nous fîmes descendrenotre vache dans le fossé.Tout d’abord je voulus la tenir par la longe, mais elle semontra si tranquille, et surtout si appliquée à paître, que bientôtje lui entortillai la longe autour des cornes, et m’assis près d’ellepour manger mon pain.– 540 –


Naturellement nous eûmes fini de manger bien avant elle ;alors après l’avoir admirée pendant assez longtemps, ne sachantplus que faire, nous nous mîmes à jouer aux billes Mattia etmoi, car il ne faut pas croire que nous étions deux petits bonshommesgraves et sérieux, ne pensant qu’à gagner de l’argent :si nous menions une vie qui n’est point ordinairement celle desenfants de notre âge, nous n’en avions pas moins les goûts et lesidées de notre jeunesse, c’est-à-dire que nous aimions à joueraux jeux des enfants, et que nous ne laissions point passer unejournée sans faire une partie de billes, de balle ou de saut demouton. Tout à coup, sans raison bien souvent, Mattia me disait: « Jouons-nous ? » Alors, en un tour de main, nous nousdébarrassions de nos sacs, de nos instruments, et sur la routenous nous mettions à jouer ; et plus d’une fois, si je n’avais paseu ma montre pour me rappeler l’heure, nous aurions joué jusqu’àla nuit ; mais elle me disait que j’étais chef de troupe, qu’ilfallait travailler, gagner de l’argent pour vivre ; et alors je repassaissur mon épaule endolorie la bretelle de ma harpe : enavant !Nous eûmes fini de jouer avant que la vache eût fini de paître,et quand elle nous vit venir à elle, elle se mit à tondrel’herbe à grands coups de langue, comme pour nous dire qu’elleavait encore faim.– Attendons un peu, dit Mattia.– Tu ne sais donc pas qu’une vache mange toute la journée?– Un tout petit peu.Tout en attendant, nous reprîmes nos sacs et nos instruments.– 541 –


– Si je lui jouais un petit air de cornet à piston ? dit Mattiaqui restait difficilement en repos ; nous avions une vache dansle cirque Gassot, et elle aimait la musique.Et sans en demander davantage, Mattia se mit à jouer unefanfare de parade.Aux premières notes, notre vache leva la tête ; puis tout àcoup, avant que j’eusse pu me jeter à ses cornes pour prendre salonge, elle partit au galop.Et aussitôt nous partîmes après elle, galopant aussi de toutesnos forces en l’appelant.Je criai à Capi de l’arrêter, mais on ne peut pas avoir tousles talents : un chien de conducteur de bestiaux eût sauté au nezde notre vache ; Capi, qui était un savant, lui sauta aux jambes.Bien entendu cela ne l’arrêta pas, tout au contraire, et nouscontinuâmes notre course, elle en avant, nous en arrière.Tout en courant j’appelais Mattia : « Stupide bête » ; et lui,sans s’arrêter, me criait d’une voix haletante : « Tu cogneras, jel’ai mérité. »C’était deux kilomètres environ avant d’arriver à un grosvillage que nous nous étions arrêtés pour manger, et c’était versce village que notre vache galopait. Elle entra dans ce villagenaturellement avant nous, et comme la route était droite, nouspûmes voir, malgré la distance, que des gens lui barraient lepassage et s’emparaient d’elle.Alors nous ralentîmes un peu notre course : notre vache neserait pas perdue ; nous n’aurions qu’à la réclamer aux bravesgens qui l’avaient arrêtée, et ils nous la rendraient.– 542 –


À mesure que nous avancions, le nombre des gens augmentaitautour de notre vache, et quand nous arrivâmes enfin prèsd’elle, il y avait là une vingtaine d’hommes, de femmes ou d’enfantsqui discutaient en nous regardant venir.Je m’étais imaginé que je n’avais qu’à réclamer ma vache,mais au lieu de me la donner, on nous entoura et l’on nous posaquestion sur question : « D’où venions-nous, où avions-nous eucette vache ? »Nos réponses étaient aussi simples que faciles ; cependantelles ne persuadèrent pas ces gens, et deux ou trois voix s’élevèrentpour dire que nous avions volé cette vache qui nous avaitéchappé, et qu’il fallait nous mettre en prison en attendant quel’affaire s’éclaircît.L’horrible frayeur que le mot de prison m’inspirait metroubla et nous perdit : je pâlis, je balbutiai, et comme notrecourse avait rendu ma respiration haletante, je fus incapable deme défendre.Sur ces entrefaites, un gendarme arriva ; en quelques motson lui conta notre affaire, et comme elle ne lui parut pas nette, ildéclara qu’il allait mettre notre vache en fourrière et nous enprison : on verrait plus tard.Je voulus protester, Mattia voulut parler, le gendarme nousimposa durement silence ; et me rappelant la scène de Vitalisavec l’agent de police de Toulouse, je dis à Mattia de se taire etde suivre monsieur le gendarme.Tout le village nous fit cortège jusqu’à la mairie où se trouvaitla prison : on nous entourait, on nous pressait, on nouspoussait, on nous bourrait, on nous injuriait, et je crois bien quesans le gendarme, qui nous protégeait, on nous aurait lapidéscomme si nous étions de grands coupables, des assassins ou des– 543 –


incendiaires. Et cependant nous n’avions commis aucun crime.Mais les foules sont souvent ainsi, elles ont un plaisir sauvage àse ruer sur les malheureux, sans savoir ce qu’ils ont fait, s’ilssont coupables ou innocents.En arrivant à la prison, j’eus un moment d’espérance : legardien de la mairie qui était aussi geôlier et garde champêtre,ne voulut pas tout d’abord nous recevoir. Je me dis que c’était làun brave homme. Mais le gendarme insista, et le geôlier céda ;passant devant nous, il ouvrit une porte qui fermait en dehorsavec une grosse serrure et deux verrous : je vis alors pourquoi ilavait fait difficulté pour nous recevoir tout d’abord : c’étaitparce qu’il avait mis sa provision d’oignons sécher dans la prison,en les étalant sur le plancher. On nous fouilla ; on nous pritnotre argent, nos couteaux, nos allumettes, et pendant ce temps,le geôlier amassa vivement tous ses oignons dans un coin. Alorson nous laissa et la porte se referma sur nous avec un bruit deferraille vraiment tragique.Nous étions en prison. Pour combien de temps ?Comme je me posais cette question, Mattia vint se mettredevant moi et baissant la tête :– Cogne, dit-il, cogne sur la tête, tu ne frapperas jamais assezfort pour ma bêtise.– Tu as fait la bêtise, et j’ai laissé la faire, j’ai été aussi bêteque toi.– J’aimerais mieux que tu cognes, j’aurais moins de chagrin: notre pauvre vache, la vache du prince !Et il se mit à pleurer.– 544 –


Alors ce fut à moi de le consoler en lui expliquant que notreposition n’était pas bien grave, nous n’avions rien fait, et il nenous serait pas difficile de prouver que nous avions acheté notrevache, le bon vétérinaire d’Ussel serait notre témoin.– Et si l’on nous accuse d’avoir volé l’argent avec lequelnous avons payé notre vache, comment prouverons-nous quenous l’avons gagné ? tu vois bien que quand on est malheureux,on est coupable de tout.Mattia avait raison, je ne savais que trop bien qu’on est duraux malheureux ; les cris qui venaient de nous accompagnerjusqu’à la prison ne le prouvaient-ils pas encore ?– Et puis, dit Mattia en continuant de pleurer, quand noussortirons de cette prison, quand on nous rendrait notre vache,est-il certain que nous trouverons mère Barberin ?– Pourquoi ne la trouverions-nous pas ?– Depuis le temps que tu l’as quittée, elle a pu mourir.Je fus frappé au cœur par cette crainte : c’était vrai quemère Barberin avait pu mourir, car bien que n’étant pas d’unâge où l’on admet facilement l’idée de la mort, je savais par expériencequ’on peut perdre ceux qu’on aime ; n’avais-je pas perduVitalis ? Comment cette idée ne m’était-elle pas venue déjà.– Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ? demandai-je.– Parce que, quand je suis heureux, je n’ai que des idéesgaies dans ma tête stupide, tandis que quand je suis malheureuxje n’ai que des idées tristes. Et j’étais si heureux à la pensée d’offrirta vache à ta mère Barberin que je ne voyais que le contentementde mère Barberin, je ne voyais que le nôtre et j’étaisébloui, comme grisé.– 545 –


– Ta tête n’est pas plus stupide que la mienne, mon pauvreMattia, car je n’ai pas eu d’autres idées que les tiennes ; commetoi aussi j’ai été ébloui et grisé.– Ah ! ah ! la vache du prince ! s’écria Mattia en pleurant, ilest beau le prince !Puis tout à coup se levant brusquement en gesticulant :– Si mère Barberin était morte, et si l’affreux Barberin étaitvivant, s’il nous prenait notre vache, s’il te prenait toi-même ?Assurément c’était l’influence de la prison qui nous inspiraitces tristes pensées, c’étaient les cris de la foule, c’était legendarme, c’était le bruit de la serrure et des verrous quand onavait fermé, la porte sur nous.Mais ce n’était pas seulement à nous que Mattia pensait,c’était aussi à notre vache.– Qui va lui donner à manger ? qui va la traire ?Plusieurs heures se passèrent dans ces tristes pensées, etplus le temps marchait, plus nous nous désolions.J’essayai cependant de réconforter Mattia en lui expliquantqu’on allait venir nous interroger.– Eh bien ; que dirons-nous ?– La vérité.– Alors on va te remettre entre les mains de Barberin, oubien si mère Barberin est seule chez elle, on va l’interroger aussi– 546 –


pour savoir si nous ne mentons pas, nous ne pourrons donc pluslui faire notre surprise.Enfin notre porte s’ouvrit avec un terrible bruit de ferrailleet nous vîmes entrer un vieux monsieur à cheveux blancs dontl’air ouvert et bon nous rendit tout de suite l’espérance.– Allons, coquins, levez-vous, dit le geôlier, et répondez àM. le juge de paix.– C’est bien, c’est bien, dit le juge de paix en faisant signeau geôlier de le laisser seul, je me charge d’interroger celui-là, –il me désigna du doigt, – emmenez l’autre et gardez-le ; je l’interrogeraiensuite.Je crus que dans ces conditions je devais avertir Mattia dece qu’il avait à répondre.– Comme moi, monsieur le juge de paix, dis-je, il vous raconterala vérité, toute la vérité.– C’est bien, c’est bien, interrompit vivement le juge depaix comme s’il voulait me couper la parole.Mattia sortit, mais avant il eut le temps de me lancer unrapide coup d’œil pour me dire qu’il m’avait compris.– On vous accuse d’avoir volé une vache, me dit le juge depaix en me regardant dans les deux yeux.Je répondis que nous avions acheté cette vache à la foired’Ussel, et je nommai le vétérinaire qui nous avait assistés danscet achat.– Cela sera vérifié.– 547 –


– Je l’espère, car ce sera cette vérification qui prouvera notreinnocence.– Et dans quelle intention avez-vous acheté une vache ?– Pour la conduire à Chavanon et l’offrir à la femme qui aété ma mère nourrice, en reconnaissance de ses soins et en souvenirde mon affection pour elle.– Et comment se nomme cette femme ?– Mère Barberin.– Est-ce la femme d’un ouvrier maçon qui, il y a quelquesannées, a été estropié à Paris ?– Oui, monsieur le juge de paix.– Cela aussi sera vérifié.Mais je ne répondis pas à cette parole comme je l’avais faitpour le vétérinaire d’Ussel.Voyant mon embarras, le juge de paix me pressa de questionset je dus répondre que s’il interrogeait mère Barberin lebut que nous nous étions proposé se trouvait manqué : il n’yavait plus de surprise.Cependant au milieu de mon embarras j’éprouvais une vivesatisfaction : puisque le juge de paix connaissait mère Barberinet qu’il s’informerait auprès d’elle de la vérité ou de la faussetéde mon récit, cela prouvait que mère Barberin était toujoursvivante.– 548 –


J’en éprouvai bientôt une plus grande encore ; au milieu deces questions le juge de paix me dit que Barberin était retournéà Paris depuis quelque temps.Cela me rendit si joyeux que je trouvai des paroles persuasivespour le convaincre que la déposition du vétérinaire devaitsuffire pour prouver que nous n’avions pas volé notre vache.– Et où avez-vous eu l’argent nécessaire pour acheter cettevache ?C’était là la question qui avait si fort effrayé Mattia quand ilavait prévu qu’elle nous serait adressée.– Nous l’avons gagné.– Où ? Comment ?J’expliquai comment, depuis Paris jusqu’à Varses et depuisVarses jusqu’au Mont-Dore, nous l’avions gagné et amassé sou àsou.– Et qu’alliez-vous faire à Varses ?Cette question m’obligea à un nouveau récit ; quand le jugede paix entendit que j’avais été enseveli dans la mine de laTruyère, il m’arrêta et d’une voix toute adoucie, presque amicale:– Lequel de vous deux est Rémi ? dit-il.– Moi, monsieur le juge de paix.– Qui le prouve ? Tu n’as pas de papiers, m’a dit le gendarme.– 549 –


– Non, monsieur le juge de paix.– Allons, raconte-moi comment est arrivée la catastrophede Varses ; j’en ai lu le récit dans les journaux, si tu n’es pasvraiment Rémi, tu ne me tromperas pas ; je t’écoute, fais doncattention.Le tutoiement du juge de paix m’avait donné du courage :je voyais bien qu’il ne nous était pas hostile.Quand j’eus achevé mon récit, le juge de paix me regardalonguement avec des yeux doux et attendris. Je m’imaginaisqu’il allait me dire qu’il nous rendait la liberté, mais il n’en futrien : sans m’adresser la parole, il me laissa seul. Sans doute ilallait interroger Mattia pour voir si nos deux récits s’accorderaient.Je restai assez longtemps livré à mes réflexions, mais à lafin le juge de paix revint avec Mattia.– Je vais faire prendre des renseignements à Ussel, dit-il,et si comme je l’espère ils confirment vos récits, demain on vousmettra en liberté.– Et notre vache ? demanda Mattia.– On vous la rendra.– Ce n’est pas cela que je voulais dire, répliqua Mattia, quiva lui donner à manger, qui va la traire ?– Sois tranquille, gamin. Mattia aussi était rassuré.– Si on trait notre vache, dit-il en souriant, est-ce qu’on nepourrait pas nous donner le lait ? cela serait bien bon pour notresouper.– 550 –


Aussitôt que le juge de paix fut parti, j’annonçai à Mattiales deux grandes nouvelles qui m’avaient fait oublier que nousétions en prison : mère Barberin vivante, et Barberin à Paris.– La vache du prince fera son entrée triomphale, dit Mattia.Et dans sa joie il se mit à danser en chantant ; je lui pris lesmains, entraîné par sa gaîté, et Capi qui jusqu’alors était restédans un coin triste et inquiet, vint se placer au milieu de nousdebout sur ses deux pattes de derrière ; alors nous nous livrâmesà une si belle danse que le concierge effrayé, – pour ses oignonsprobablement, – vint voir si nous ne nous révoltions pas.Il nous engagea à nous taire, mais il ne nous adressa pas laparole brutalement comme lorsqu’il était entré avec le juge depaix.Par là nous comprîmes que notre position n’était pas mauvaise,et bientôt nous eûmes la preuve que nous ne nous étionspas trompés, car il ne tarda pas à rentrer, nous apportant unegrande terrine toute pleine de lait, – le lait de notre vache, –mais ce n’était pas tout, avec la terrine, il nous donna un grospain blanc et un morceau de veau froid qui, nous dit-il, nousétait envoyé par M. le juge de paix.Jamais prisonniers n’avaient été si bien traités ; alors enmangeant le veau et en buvant le lait je revins de mes idées surles prisons ; décidément elles valaient mieux que je ne me l’étaisimaginé.Ce fut aussi le sentiment de Mattia :– Dîner et coucher sans payer, dit-il en riant, en voilà unechance !– 551 –


Je voulus lui faire une peur.– Et si le vétérinaire était mort tout à coup, lui dis-je, quitémoignerait pour nous ?– On n’a de ces idées là que quand on est malheureux, dit-ilsans se fâcher, et ce n’est vraiment pas le moment.– 552 –


IXMère Barberin.Notre nuit sur le lit de camp ne fut pas mauvaise, nous enavions passé de moins agréables à la belle étoile.– J’ai rêvé de l’entrée de la vache, me dit Mattia.– Et moi aussi.À huit heures du matin notre porte s’ouvrit, et nous vîmesentrer le juge de paix, suivi de notre ami le vétérinaire qui avaitvoulu venir lui-même nous mettre en liberté.Quant au juge de paix, sa sollicitude pour deux prisonniersinnocents ne se borna pas seulement au dîner qu’il nous avaitoffert la veille ; il me remit un beau papier timbré :– 553 –


– Vous avez été des fous, me dit-il amicalement, de vousembarquer ainsi sur les grands chemins ; voici un passe-portque je vous ai fait délivrer par le maire, ce sera votre sauvegardedésormais. Bon voyage, les enfants.Et il nous donna une poignée de main ; quant au vétérinaireil nous embrassa.Nous étions entrés misérablement dans ce village, nous ensortîmes triomphalement, menant notre vache par la longe etmarchant la tête haute, en regardant par-dessus nos épaules lespaysans qui se tenaient sur leurs portes.– Je ne regrette qu’une chose, dit Mattia, c’est que le gendarmequi a jugé bon de nous arrêter ne soit pas là pour nousvoir passer.– Le gendarme a eu tort, mais nous aussi nous avons eutort de croire que ceux qui étaient malheureux n’avaient rien àattendre de bon.– C’est parce que nous n’étions pas tout à fait malheureuxque nous avons eu du bon ; quand on a cinq francs dans sa poche,on n’est pas tout à fait malheureux.– Tu pouvais dire cela hier, aujourd’hui cela ne t’est paspermis ; tu vois qu’il y a de braves gens en ce monde.Nous avions reçu une trop belle leçon pour avoir l’idéed’abandonner la longe de notre vache ; elle était douce, notrevache, cela était vrai, mais aussi peureuse.Nous ne tardâmes pas à atteindre le village où j’avais couchéavec Vitalis ; de là nous n’avions plus qu’une grande lande àtraverser pour arriver à la côte qui descend à Chavanon.– 554 –


En passant par la rue de ce village et justement devant lamaison où Zerbino avait volé une croûte, une idée me vint queje m’empressai de communiquer à Mattia.– Tu sais que je t’ai promis des crêpes chez mère Barberin ;mais, pour faire des crêpes, il faut du beurre, de la farine et desœufs.– Cela doit être joliment bon.– Je crois bien que c’est bon, tu verras ; ça se roule et ons’en met plein la bouche ; mais il n’y a peut-être pas de beurre,ni de farine chez mère Barberin, car elle n’est pas riche ; si nouslui en portions ?– C’est une fameuse idée.– Alors, tiens la vache, surtout ne la lâche pas ; je vais entrerchez cet épicier et acheter du beurre et de la farine. Quantaux œufs, si la mère Barberin n’en a pas, elle en empruntera ;car nous pourrions les casser en route.J’entrai dans l’épicerie où Zerbino avait volé sa croûte etj’achetai une livre de beurre, ainsi que deux livres de farine ;puis nous reprîmes notre marche.J’aurais voulu ne pas presser notre vache, mais j’avais sigrande hâte d’arriver que malgré moi j’allongeais le pas.Encore dix kilomètres, encore huit, encore six : chosecurieuse, la route me paraissait plus longue en me rapprochantde mère Barberin, que le jour où je m’étais éloigné d’elle, et cependant,ce jour-là, il tombait une pluie froide dont j’avais gardéle souvenir.– 555 –


Mais j’étais tout ému, tout fiévreux, et à chaque instant jeregardais l’heure à ma montre.– N’est-ce pas un beau pays ? disais-je à Mattia.– Ce ne sont pas les arbres qui gênent la vue.– Quand nous descendrons la côte vers Chavanon, tu enverras des arbres, et des beaux, des chênes, des châtaigniers.– Avec des châtaignes ?– Parbleu ! Et puis, dans la cour de mère Barberin il y a unpoirier crochu sur lequel on joue au cheval, qui donne des poiresgrosses comme ça ; et bonnes : tu verras.Et pour chaque chose que je lui décrivais, c’était là mon refrain: Tu verras. De bonne foi je m’imaginais que je conduisaisMattia dans un pays de merveilles. Après tout, n’en était-ce pasun pour moi ? C’était là que mes yeux s’étaient ouverts à la lumière.C’était là que j’avais eu le sentiment de la vie, là quej’avais été si heureux ; là que j’avais été aimé. Et toutes ces impressionsde mes premières joies, rendues plus vives par le souvenirdes souffrances de mon existence aventureuse, me revenaient,se pressant tumultueusement dans mon cœur et dansma tête à mesure que nous approchions de mon village. Il semblaitque l’air natal avait un parfum qui me grisait : je voyaistout en beau.Et, gagné par cette griserie, Mattia retournait aussi, maisen imagination seulement, hélas ! dans le pays où il était né.– Si tu venais à Lucca, disait-il, je t’en montrerais aussi desbelles choses ; tu verrais.– 556 –


– Mais nous irons à Lucca quand nous aurons vu Étiennette,Lise et Benjamin.– Tu veux bien venir à Lucca ?– Tu es venu avec moi chez mère Barberin, j’irai avec toivoir ta mère et ta petite sœur Cristina, que je porterai dans mesbras si elle n’est pas trop grande ; elle sera ma sœur aussi.– Oh ! Rémi !Et il n’en put pas dire davantage tant il était ému.En parlant ainsi et en marchant toujours à grands pas,nous étions arrivés au haut de la colline où commence la côtequi par plusieurs lacets conduit à Chavanon, en passant devantla maison de mère Barberin.Encore quelques pas, et nous touchions à l’endroit oùj’avais demandé à Vitalis la permission de m’asseoir sur le parapetpour regarder la maison de mère Barberin, que je pensais nejamais revoir.– Prends la longe, dis-je à Mattia.Et d’un bond je sautai sur le parapet ; rien n’avait changédans notre vallée ; elle avait toujours le même aspect ; entre sesdeux bouquets d’arbres, j’aperçus le toit de la maison de mèreBarberin.– Qu’as-tu donc ? demanda Mattia.– Là, là.Il vint près de moi, mais sans monter sur le parapet dontnotre vache se mit à brouter l’herbe.– 557 –


– Suis ma main, lui dis-je ; voilà la maison de mère Barberin,voilà mon poirier, là était mon jardin.Mattia, qui ne regardait pas avec ses souvenirs comme moi,ne voyait pas grand’chose, mais il n’en disait rien.– 558 –


À ce moment, un petit flocon de fumée jaune s’éleva audessusde la cheminée, et, comme le vent ne soufflait pas, ellemonta droit dans l’air le long du flanc de la colline.– Mère Barberin est chez elle, dis-je.Une légère brise passa dans les arbres, et, abattant la colonnede fumée, elle nous la jeta dans le visage : cette fuméesentait les feuilles de chêne.Alors tout à coup je sentis les larmes m’emplir les yeux et,sautant à bas du parapet, j’embrassai Mattia. Capi se jeta surmoi, et, le prenant dans mes bras, je l’embrassai aussi.– Descendons vite, dis-je.– Si mère Barberin est chez elle, comment allons-nous arrangernotre surprise ? demanda Mattia.– Tu vas entrer seul, tu diras que tu lui amènes une vachede la part du prince, et quand elle te demandera de quel princeil s’agit, je paraîtrai.– Quel malheur que nous ne puissions pas faire une entréeen musique : voilà qui serait joli !– Mattia, pas de bêtises.– Sois tranquille, je n’ai pas envie de recommencer, maisc’est égal, si cette sauvage-là aimait la musique, une fanfare auraitété joliment en situation.Comme nous arrivions à l’un des coudes de la route qui setrouvait juste au-dessus de la maison de mère Barberin, nousvîmes une coiffe blanche apparaître dans la cour : c’était mère– 559 –


Barberin, elle ouvrit la barrière et sortant sur la route, elle sedirigea du côté du village.Nous étions arrêtés et je l’avais montrée à Mattia.– Elle s’en va, dit-il, et notre surprise ?– Nous allons en inventer une autre.– Laquelle ?– Je ne sais pas.– Si tu l’appelais ?La tentation fut vive, cependant j’y résistai ; je m’étais pendantplusieurs mois fait la fête d’une surprise, je ne pouvais pasy renoncer ainsi tout à coup.Nous ne tardâmes pas à arriver devant la barrière de monancienne maison, et nous entrâmes comme j’entrais autrefois.Connaissant bien les habitudes de mère Barberin, je savaisque la porte ne serait fermée qu’à la clenche et que nous pourrionsentrer dans la maison ; mais avant tout il fallait mettrenotre vache à l’étable. J’allai donc voir dans quel état était cetteétable, et je la trouvai telle qu’elle était autrefois, encombréeseulement de fagots. J’appelai Mattia et après avoir attaché notrevache devant l’auge, nous nous occupâmes à entasser vivementces fagots dans un coin, ce qui ne fut pas long, car ellen’était pas bien abondante la provision de bois de mère Barberin.– Maintenant, dis-je à Mattia, nous allons entrer dans lamaison, je m’installerai au coin du feu pour que mère Barberinme trouve là ; comme la barrière grincera lorsqu’elle la poussera– 560 –


pour rentrer, tu auras le temps de te cacher derrière le lit avecCapi, et elle ne verra que moi ; crois-tu qu’elle sera surprise !Les choses s’arrangèrent ainsi. Nous entrâmes dans la maison,et j’allai m’asseoir dans la cheminée, à la place où j’avaispassé tant de soirées d’hiver. Comme je ne pouvais pas coupermes longs cheveux, je les cachai sous le col de ma veste, et, mepelotonnant je me fis tout petit pour ressembler autant que possibleau Rémi, au petit Rémi de mère Barberin.De ma place je voyais la barrière, et il n’y avait pas à craindreque mère Barberin nous arrivât sur le dos à l’improviste.Ainsi installé, je pus regarder autour de moi. Il me semblaque j’avais quitté la maison la veille seulement : rien n’étaitchangé, tout était à la même place, et le papier avec lequel uncarreau cassé par moi avait été raccommodé n’avait pas étéremplacé, bien que terriblement enfumé et jauni.Si j’avais osé quitter ma place j’aurais eu plaisir à voir deprès chaque objet, mais comme mère Barberin pouvait survenird’un moment à l’autre, il me fallait rester en observation.Tout à coup j’aperçus une coiffe blanche, en même temps lahart qui soutenait la barrière craqua.– Cache-toi vite, dis-je à Mattia.Je me fis de plus en plus petit.La porte s’ouvrit : du seuil mère Barberin m’a perçut.– Qui est-là ? dit-elle.Je la regardai sans répondre, et de son côté elle me regardaaussi.– 561 –


Tout à coup ses mains furent agitées par un tremblement :– Mon Dieu, murmura-t-elle, mon Dieu, est-ce possible,Rémi !Je me levai et courant à elle, je la pris dans mes bras.– Maman !– Mon garçon, c’est mon garçon !Il nous fallut plusieurs minutes pour nous remettre et pournous essuyer les yeux.– Bien sûr, dit-elle, que si je n’avais pas toujours pensé àtoi je ne t’aurais pas reconnu ; es-tu changé, grandi, forci !Un reniflement étouffé me rappela que Mattia était cachéderrière le lit, je l’appelai ; il se releva.– Celui-là c’est Mattia, dis-je, mon frère.– Ah ! tu as donc retrouvé tes parents ? s’écria mère Barberin.– Non, je veux dire que c’est mon camarade, mon ami, etvoilà Capi, mon camarade aussi et mon ami ; salue la mère deton maître, Capi !Capi se dressa sur ses deux pattes de derrière et ayant misune de ses pattes de devant sur son cœur il s’inclina gravement,ce qui fit beaucoup rire mère Barberin et sécha ses larmes.Mattia, qui n’avait pas les mêmes raisons que moi pours’oublier, me fit un signe pour me rappeler notre surprise.– 562 –


– Si tu voulais, dis-je à mère Barberin, nous irions un peudans la cour ; c’est pour voir le poirier crochu dont j’ai souventparlé à Mattia.– Nous pouvons aussi aller voir ton jardin, car je l’ai gardétel que tu l’avais arrangé, pour que tu le retrouves quand tu reviendrais,car j’ai toujours cru et contre tous que tu reviendrais.– Et les topinambours que j’avais plantés, les as-tu trouvésbons ?– C’était donc toi qui m’avait fait cette surprise, je m’ensuis doutée : tu as toujours aimé à faire des surprises.Le moment était venu.– Et l’étable à vache, dis-je, a-t-elle changé depuis le départde la pauvre Roussette, qui était comme moi et qui ne voulaitpas s’en aller ?– Non, bien sûr, j’y mets mes fagots.Comme nous étions justement devant l’étable mère Barberinen poussa la porte, et instantanément notre vache, qui avaitfaim, et qui croyait sans doute qu’on lui apportait à manger, semit à meugler.– Une vache, une vache dans l’étable ! s’écria mère Barberin.Alors n’y tenant plus, Mattia et moi, nous éclatâmes derire.– 563 –


Mère Barberin nous regarda bien étonnée, mais c’était unechose si invraisemblable que l’installation de cette vache dansl’étable, que malgré nos rires, elle ne comprit pas.– C’est une surprise, dis-je, une surprise que nous te faisons,et elle vaut bien celle des topinambours, n’est-ce pas ?– Une surprise, répéta-t-elle, une surprise !– Je n’ai pas voulu revenir les mains vides chez mère Barberin,qui a été si bonne pour son petit Rémi, l’enfant abandonné; alors, en cherchant ce qui pourrait être le plus utile, j’aipensé que ce serait une vache pour remplacer la Roussette, et àla foire d’Ussel nous avons acheté celle-là avec l’argent que nousavons gagné, Mattia et moi.– Oh ! le bon enfant, le cher garçon ! s’écria mère Barberinen m’embrassant.Puis nous entrâmes dans l’étable pour que mère Barberinpût examiner notre vache, qui maintenant était sa vache. À chaquedécouverte que mère Barberin faisait, elle poussait des exclamationsde contentement et d’admiration :– Quelle belle vache !Tout à coup elle s’arrêta et me regardant :– Ah çà ! tu es donc devenu riche ?– Je crois bien, dit Mattia en riant, il nous reste cinquantehuitsous.Et mère Barberin répéta son refrain, mais avec une variante:– 564 –


– Les bons garçons !Cela me fut une douce joie de voir qu’elle pensait à Mattia,et qu’elle nous réunissait dans son cœur.Pendant ce temps, notre vache continuait de meugler.– Elle demande qu’on veuille bien la traire, dit Mattia.Sans en écouter davantage je courus à la maison chercherle seau de fer-blanc bien récuré, dans lequel on trayait autrefoisla Roussette et que j’avais vu accroché à sa place ordinaire, bienque depuis longtemps il n’y eût plus de vache à l’étable chezmère Barberin. En revenant je l’emplis d’eau, afin qu’on pût laverla mamelle de notre vache, qui était pleine de poussière.Quelle satisfaction pour mère Barberin quand elle vit sonseau aux trois quarts rempli d’un beau lait mousseux.– Je crois qu’elle donnera plus de lait que la Roussette, ditelle.– Et quel bon lait, dit Mattia, il sent la fleur d’oranger.Mère Barberin regarda Mattia avec curiosité, se demandantbien manifestement ce que c’était que la fleur d’oranger.– C’est une bonne chose qu’on boit à l’hôpital quand on estmalade, dit Mattia qui aimait à ne pas garder ses connaissancespour lui tout seul.La vache traite, on la lâcha dans la cour pour qu’elle pûtpaître, et nous rentrâmes à la maison où, en venant chercher leseau, j’avais préparé sur la table, en belle place, notre beurre etnotre farine.– 565 –


Quand mère Barberin aperçut cette nouvelle surprise ellerecommença ses exclamations, mais je crus que la franchisem’obligeait à les interrompre :– Celle-là, dis-je, est pour nous au moins autant que pourtoi ; nous mourons de faim et nous avons envie de manger descrêpes ; te rappelles-tu comment nous avons été interrompus ledernier mardi-gras que j’ai passé ici, et comment le beurre quetu avais emprunté pour me faire des crêpes a servi à fricasserdes oignons dans la poêle : cette fois, nous ne serons pas dérangés.– Tu sais donc que Barberin est à Paris ? demanda mèreBarberin.– Oui.– Et sais-tu aussi ce qu’il est allé faire à Paris ?– Non.– Cela a de l’intérêt pour toi.– Pour moi ? dis-je effrayé.Mais avant de répondre, mère Barberin regarda Mattiacomme si elle n’osait parler devant lui.– Oh ! tu peux parler devant Mattia, dis-je, je t’ai expliquéqu’il était un frère pour moi, tout ce qui m’intéresse l’intéresseaussi.– C’est que cela est assez long à expliquer, dit-elle.Je vis qu’elle avait de la répugnance à parler, et ne voulantpas la presser devant Mattia de peur qu’elle refusât, ce qui, me– 566 –


semblait-il, devait peiner celui-ci, je décidai d’attendre pour savoirce que Barberin était allé faire à Paris.– Barberin doit-il revenir bientôt ? demandai-je.– Oh ! non, bien sûr.– Alors rien ne presse, occupons-nous des crêpes, tu me dirasplus tard ce qu’il y a d’intéressant pour moi dans ce voyagede Barberin à Paris ; puisqu’il n’y a pas à craindre qu’il reviennefricasser ses oignons dans notre poêle, nous avons tout le tempsà nous. As-tu des œufs ?– Non, je n’ai plus de poules.– Nous ne t’avons pas apporté d’œufs parce que nousavions peur de les casser. Ne peux-tu pas aller en emprunter ?Elle parut embarrassée et je compris qu’elle avait peut-êtreemprunté trop souvent pour emprunter encore.– Il vaut mieux que j’aille en acheter moi-même, dis-je,pendant ce temps tu prépareras la pâte avec le lait ; j’en trouveraichez Soquet, n’est-ce pas ? J’y cours. Dis à Mattia de casserta bourrée, il casse très-bien le bois, Mattia.Chez Soquet j’achetai non-seulement une douzaine d’œufs,mais encore un petit morceau de lard.Quand je revins, la farine était délayée avec le lait, et il n’yavait plus qu’à mêler les œufs à la pâte ; il est vrai qu’elle n’auraitpas le temps de lever, mais nous avions trop grande faimpour attendre ; si elle était un peu lourde, nos estomacs étaientassez solides pour ne pas se plaindre.– 567 –


– Ah ça ! dit mère Barberin tout en battant vigoureusementla pâte, puisque tu es si bon garçon, comment se fait-il que tu nem’aies jamais donné de tes nouvelles ? Sais-tu que je t’ai crumort bien souvent, car je me disais, si Rémi était encore de cemonde, il écrirait bien sûr à sa mère Barberin.– Elle n’était pas toute seule, mère Barberin, il y avait avecelle un père Barberin qui était le maître de la maison, et quil’avait bien prouvé en me vendant un jour quarante francs à unvieux musicien.– Il ne faut pas parler de ça, mon petit Rémi.– Ce n’est pas pour me plaindre, c’est pour t’expliquercomment je n’ai pas osé t’écrire ; j’avais peur, si on me découvrait,qu’on me vendît de nouveau, et je ne voulais pas être vendu.Voilà pourquoi quand j’ai perdu mon pauvre vieux maître,qui était un brave homme, je ne t’ai pas écrit.– Ah ! il est mort, le vieux musicien ?– Oui, et je l’ai bien pleuré, car si je sais quelque chose aujourd’hui,si je suis en état de gagner ma vie, c’est à lui que je ledois. Après lui j’ai trouvé des braves gens aussi pour me recueilliret j’ai travaillé chez eux ; mais si je t’avais écrit : « Je suis jardinierà la Glacière », ne serait-on pas venu m’y chercher, oubien n’aurait-on pas demandé de l’argent à ces braves gens ? jene voulais ni l’un ni l’autre.– Oui, je comprends cela.– Mais cela ne m’empêchait pas de penser à toi, et quandj’étais malheureux, cela m’est arrivé quelquefois, c’était mèreBarberin que j’appelais à mon secours. Le jour où j’ai été librede faire ce que je voulais, je suis venu l’embrasser, pas tout desuite, cela est vrai, mais on ne fait pas ce qu’on veut, et, j’avais– 568 –


une idée qu’il n’était pas facile de mettre à exécution. Il fallait lagagner, notre vache, avant de te l’offrir et l’argent ne tombaitpas dans notre poche en belles pièces de cent sous. Il a fallu enjouer des airs tout le long du chemin, des gais, des tristes, il afallu marcher, suer, peiner, se priver ! mais plus on avait depeine, plus on était content, n’est-il pas vrai, Mattia ?– On comptait l’argent tous les soirs, non-seulement celuiqu’on avait gagné dans la journée, mais celui qu’on avait déjàpour voir s’il n’avait pas doublé.– Ah ! les bons enfants, les bons garçons !Tout en parlant, tandis que mère Barberin battait la pâtepour nos crêpes et que Mattia cassait la bourrée, je mettais lesassiettes, les fourchettes, les verres sur la table, et j’allais à lafontaine emplir la cruche d’eau.Quand je revins la terrine était pleine d’une belle bouilliejaunâtre, et mère Barberin frottait avec un bouchon de foin vigoureusementla poêle à frire ; dans la cheminée flambait unbeau feu clair que Mattia entretenait en y mettant des branchesbrin à brin ; assis sur son séant dans un coin de l’âtre, Capi regardaitces préparatifs d’un œil attendri, et comme il se brûlait,de temps en temps il levait une patte, tantôt l’une, tantôt l’autre,avec un petit cri ; la violente clarté de la flamme pénétrait jusquedans les coins les plus sombres et je voyais danser les personnagespeints sur les rideaux d’indienne du lit, qui si souventdans mon enfance m’avaient fait peur la nuit, lorsque je m’éveillaispar un beau clair de lune.Mère Barberin mit la poêle au feu, et ayant pris un morceaude beurre au bout de son couteau elle le fit glisser dans lapoêle, où il fondit aussitôt.– 569 –


– Ça sent bon, s’écria Mattia qui se tenait le nez au-dessusdu feu sans peur de se brûler.Le beurre commença à grésiller :– Il chante, cria Mattia, oh ! il faut que je l’accompagne.Pour Mattia tout devait se faire en musique ; il prit son violonet doucement en sourdine il se mit à plaquer des accords surla chanson de la poêle, ce qui fit rire mère Barberin aux éclats.Mais le moment était trop solennel pour s’abandonner àune gaieté intempestive, avec la cuiller à pot mère Barberin aplongé dans la terrine d’où elle retire la pâte qui coule en longsfils blancs ; elle verse la pâte dans la poêle, et le beurre qui seretire devant cette blanche inondation la frange d’un cercleroux.À mon tour, je me penche en avant : mère Barberin donneune tape sur la queue de la poêle, puis d’un coup de main ellefait sauter la crêpe au grand effroi de Mattia ; mais il n’y a rien àcraindre ; après avoir été faire une courte promenade dans lacheminée, la crêpe retombe dans la poêle sens dessus dessous,montrant sa face rissolée.Je n’ai que le temps de prendre une assiette et la crêpeglisse dedans.Elle est pour Mattia qui se brûle les doigts, les lèvres, lalangue et le gosier ; mais qu’importe, il ne pense pas à sa brûlure.– Ah ! que c’est bon ! dit-il la bouche pleine.C’est à mon tour de tendre mon assiette et de me brûler ;mais, pas plus que Mattia je ne pense à la brûlure.– 570 –


La troisième crêpe est rissolée, et Mattia avance la main,mais Capi pousse un formidable jappement ; il réclame sontour, et comme c’est justice, Mattia lui offre la crêpe au grandscandale de mère Barberin, qui a pour les bêtes l’indifférencedes gens de la campagne, et qui ne comprend pas qu’on donne àun chien « un manger de chrétien ». Pour la calmer, je lui expliqueque Capi est un savant, et que d’ailleurs il a gagné une partde la vache ; et puis, c’est notre camarade, il doit donc mangercomme nous, avec nous, puisqu’elle a déclaré qu’elle ne toucheraitpas aux crêpes avant que notre terrible faim ne soit calmée.Il fallut longtemps avant que cette faim et surtout notregourmandise fussent satisfaites ; cependant il arriva un momentoù nous déclarâmes, d’un commun accord, que nous ne mangerionsplus une seule crêpe avant que mère Barberin en eût mangéquelques-unes.Et alors, ce fut à notre tour de vouloir faire les crêpes nousmêmes: au mien d’abord, à celui de Mattia ensuite ; mettre lebeurre, verser la pâte était assez facile, mais ce que nousn’avions pas c’était le coup de main pour faire sauter la crêpe ;j’en mis une dans les cendres, et Mattia en reçut une autre toutebrûlante sur la main.Quand la terrine fut enfin vidée, Mattia qui s’était très-bienaperçu que mère Barberin ne voulait point parler devant lui,« de ce qui avait de l’intérêt pour moi », déclara qu’il avait enviede voir un peu comment se conduisait la vache dans la cour, etsans rien écouter, il nous laissa en tête-à-tête, mère Barberin etmoi.Si j’avais attendu jusqu’à ce moment, ce n’était cependantpas sans une assez vive impatience, et il avait vraiment fallu toutl’intérêt que je portais à la confection des crêpes pour ne pas melaisser absorber par ma préoccupation.– 571 –


Si Barberin était à Paris c’était, me semblait-il, pour retrouverVitalis et se faire payer par celui-ci les années échuespour mon loyer. Je n’avais donc rien à voir là dedans. Vitalisétant mort, il ne pouvait pas payer, et ce n’était pas à moi qu’onpouvait réclamer quelque chose. Mais si Barberin ne pouvaitpas me réclamer d’argent, il pouvait me réclamer moi-même, etayant mis la main sur moi, il pouvait aussi me placer n’importeoù, chez n’importe qui, à condition qu’on lui payerait une certainesomme. Or, cela m’intéressait, et même m’intéressaitbeaucoup, car j’étais bien décidé à tout faire avant de me résignerà subir l’autorité de l’affreux Barberin ; s’il le fallait, je quitteraisla France, je m’en irais en Italie avec Mattia, en Amérique,au bout du monde.Raisonnant ainsi, je me promis d’être circonspect avecmère Barberin, non pas que j’imaginasse avoir à me défierd’elle, la chère femme, je savais combien elle m’aimait, combienelle m’était dévouée ; mais elle tremblait devant son mari, jel’avais bien vu, et, sans le vouloir, si je causais trop, elle pouvaitrépéter ce que j’avais dit, et fournir ainsi à Barberin le moyen deme rejoindre, c’est-à-dire de me reprendre. Cela ne serait pas aumoins par ma faute, je me tiendrais sur mes gardes.Quand Mattia fut sorti, j’interrogeai mère Barberin.– Maintenant que nous sommes seuls, me diras-tu en quoile voyage de Barberin à Paris est intéressant pour moi ?– Bien sûr, mon enfant, et avec plaisir encore. Avec plaisir !je fus stupéfait.Avant de continuer, mère Barberin regarda du côté de laporte.– 572 –


Rassurée elle revint vers moi et à mi-voix, avec le souriresur le visage :– Il paraît que ta famille te cherche.– Ma famille !– Oui, ta famille, mon Rémi.– J’ai une famille, moi ? J’ai une famille, mère Barberin,moi l’enfant abandonné !– Il faut croire que ce n’a pas été volontairement qu’on t’aabandonné, puisque maintenant on te cherche.– Qui me cherche ? Oh ! mère Barberin, parle, parle vite, jet’en prie.Puis tout à coup, il me sembla que j’étais fou, et jem’écriai :– Mais non, c’est impossible, c’est Barberin qui me cherche.– Oui, sûrement, mais pour ta famille.– Non, pour lui, pour me reprendre, pour me revendre,mais il ne me reprendra pas.– Oh ! mon Rémi, comment peux-tu penser que je me prêteraisà cela ?– Il veut te tromper, mère Barberin.– Voyons, mon enfant, sois raisonnable, écoute ce que j’ai àte dire et ne te fais point ainsi des frayeurs.– 573 –


– Je me souviens.– Écoute ce que j’ai entendu moi-même : cela tu le croiras,n’est-ce pas ? Il y aura lundi prochain un mois, j’étais à travaillerdans le fournil quand un homme ou pour mieux dire unmonsieur entra dans la maison, où se trouvait Barberin à cemoment. – C’est vous qui vous nommez Barberin ? dit le monsieurqui parlait avec l’accent de quelqu’un qui ne serait pas denotre pays. – Oui, répondit Jérôme, c’est moi. – C’est vous quiavez trouvé un enfant à Paris, avenue de Breteuil, et qui vousêtes chargé de l’élever ? – Oui. – Où est cet enfant présentement,je vous prie ? – Qu’est-ce que ça vous fait, je vous prie,répondit Jérôme.Si j’avais douté de la sincérité de mère Barberin, j’auraisreconnu à l’amabilité de cette réponse de Barberin, qu’elle merapportait bien ce qu’elle avait entendu.– Tu sais, continua-t-elle, que de dedans le fournil on entendce qui se dit ici, et puis il était question de toi, ça me donnaitenvie d’écouter. Alors comme pour mieux entendre jem’approchais, je marchai sur une branche qui se cassa. – Nousne sommes donc pas seuls ? dit le monsieur. – C’est ma femme,répondit Jérôme. – Il fait bien chaud ici, dit le monsieur, si vousvouliez nous sortirions pour causer. Ils s’en allèrent tous deux,et ce fut seulement trois ou quatre heures après que Jérôme revinttout seul. Tu t’imagines combien j’étais curieuse de savoirce qui s’était dit entre Jérôme et ce monsieur qui était peut-êtreton père, mais Jérôme ne répondit pas à tout ce que je lui demandai.Il me dit seulement que ce monsieur n’était pas tonpère, mais qu’il faisait des recherches pour te retrouver de lapart de ta famille.– Et où est ma famille ! Quelle est-elle ? Ai-je un père ? unemère ?– 574 –


– Ce fut ce que je demandai comme toi, à Jérôme. Il me ditqu’il n’en savait rien. Puis il ajouta qu’il allait partir pour Parisafin de retrouver le musicien auquel il t’avait loué, et qui luiavait donné son adresse à Paris rue de Lourcine chez un autremusicien appelé Garofoli. J’ai bien retenu tous les noms, retiens-lestoi-même.– Je les connais, sois tranquille : et depuis son départ, Barberinne t’a rien fait savoir ?– Non, sans doute il cherche toujours : le monsieur luiavait donné cent francs en cinq louis d’or et depuis il lui auradonné sans doute d’autre argent. Tout cela et aussi les beauxlanges dans lesquels tu étais enveloppé lorsqu’on t’a trouvé, estla preuve que tes parents sont riches ; quand je t’ai vu là au coinde la cheminée j’ai cru que tu les avais retrouvés, et c’est pourcela que j’ai cru que ton camarade était ton vrai frère.À ce moment, Mattia passa devantla porte, je l’appelai :– Mattia ; mes parents me cherchent,j’ai une famille, une vraie famille.Mais, chose étrange, Mattia ne parutpas partager ma joie et mon enthousiasme.Alors je lui fis le récit de ce quemère Barberin venait de me rapporter.– 575 –


XL’ancienne et la nouvelle famille.Je dormis peu cette nuit-là ; et cependant combien de fois,en ces derniers temps, m’étais-je fait fête de coucher dans monlit d’enfant où j’avais passé tant de bonnes nuits, autrefois, sansm’éveiller, blotti dans mon coin, les couvertures tirées jusqu’aumenton ; combien de fois aussi lorsque j’avais été obligé de coucherà la belle étoile (qui n’avait pas toujours été belle, hélas !),avais-je regretté cette bonne couverture, glacé par le froid de lanuit, ou transpercé jusqu’aux os par la rosée du matin.Aussitôt que je fus couché, je m’endormis, car j’étais fatiguéde ma journée et aussi de la nuit passée dans la prison, maisje ne tardai pas à me réveiller en sursaut, et alors il me fut impossiblede retrouver le sommeil : j’étais trop agité, trop enfiévré.– 576 –


Ma famille !Quand le sommeil m’avait gagné, c’était à cette famille quej’avais pensé, et pendant le court espace de temps que j’avaisdormi, j’avais rêvé famille, père, mère, frères, sœurs ; en quelquesminutes, j’avais vécu avec ceux que je ne connaissais pasencore et que j’avais vus en ce moment pour la première fois ;chose curieuse, Mattia, Lise, mère Barberin, madame Milligan,Arthur, étaient de ma famille, et mon père était Vitalis, il étaitressuscité, et il était très-riche ; pendant que nous avions étéséparés, il avait eu le temps de retrouver Zerbino et Dolce, quin’avaient pas été mangés par les loups, comme nous l’avionscru.Il n’est personne, je crois qui n’ait eu de ces hallucinationsoù, dans un court espace de temps, on vit des années entières etoù l’on parcourt bien souvent d’incommensurables distances ;tout le monde sait comme, au réveil, subsistent fortes et vivacesles sensations qu’on a éprouvées.Je revis en m’éveillant tous ceux dont je venais de rêver,comme si j’avais passé la soirée avec eux, et tout naturellementil me fut bien impossible de me rendormir.Peu à peu cependant les sensations de l’hallucination perdirentde leur intensité, mais la réalité s’imposa à mon espritpour me tenir encore bien mieux éveillé.Ma famille me cherchait, mais pour la retrouver c’était àBarberin que je devais m’adresser.Cette pensée seule suffisait pour assombrir ma joie ; j’auraisvoulu que Barberin ne fût pas mêlé à mon bonheur. Jen’avais pas oublié ses paroles à Vitalis lorsqu’il m’avait vendu àcelui-ci, et bien souvent je me les étais répétées : « Il y aura duprofit pour ceux qui auront élevé cet enfant : si je n’avais pas– 577 –


compté là-dessus, je ne m’en serais jamais chargé. » Cela avait,depuis cette époque, entretenu mes mauvais sentiments àl’égard de Barberin.Ce n’était pas par pitié que Barberin m’avait ramassé dansla rue, ce n’était pas par pitié non plus qu’il s’était chargé demoi, c’était tout simplement parce que j’étais enveloppé dans debeaux langes, c’était parce qu’il y aurait profit un jour à me rendreà mes parents ; ce jour n’étant pas venu assez vite au gré deson désir, il m’avait vendu à Vitalis ; maintenant il allait mevendre à mon père.Quelle différence entre le mari et la femme ; ce n’était paspour l’argent qu’elle m’avait aimée, mère Barberin. Ah ! commej’aurais voulu trouver un moyen pour que ce fût elle qui eût leprofit et non Barberin !Mais j’avais beau chercher, me tourner et me retournerdans mon lit, je ne trouvais rien et toujours je revenais à cetteidée désespérante que ce serait Barberin qui me ramènerait àmes parents, que ce serait lui qui serait remercié, récompensé.Enfin il fallait bien en passer par là, puisqu’il était impossiblede faire autrement, ce serait à moi plus tard, quand je seraisriche, de bien marquer la différence que j’établissais dans moncœur entre la femme et le mari, ce serait à moi de remercier etde récompenser mère Barberin.Pour le moment je n’avais qu’à m’occuper de Barberin,c’est-à-dire que je devais le chercher et le trouver, car il n’étaitpas de ces maris qui ne font point un pas sans dire à leur femmeoù ils vont et où l’on pourra s’adresser si l’on a besoin d’eux ;tout ce que mère Barberin savait, c’était que son homme était àParis ; depuis son départ il n’avait point écrit, pas plus qu’iln’avait envoyé de ses nouvelles par quelque compatriote, quel-– 578 –


que maçon revenant au pays : ces attentions amicales n’étaientpoint dans ses habitudes.Où était-il, où logeait-il ? elle ne le savait pas précisémentet de façon à pouvoir lui adresser une lettre, mais il n’y avaitqu’à le chercher chez deux ou trois logeurs du quartier Mouffetarddont elle connaissait les noms, et on le trouverait certainementchez l’un ou chez l’autre.Je devais donc partir pour Paris et chercher moi-même celuiqui me cherchait.Assurément c’était pour moi une joie bien grande, bieninespérée d’avoir une famille ; cependant cette joie dans lesconditions où elle m’arrivait, n’était pas sans un mélange d’ennuiset même de chagrin.J’avais espéré que nous pourrions passer plusieurs jourstranquilles, heureux, auprès de mère Barberin jouer à mes anciensjeux avec Mattia, et voilà que le lendemain même, nousdevions nous remettre en route.En partant de chez mère Barberin, je devais aller au bordde la mer, à Esnandes, voir Étiennette, – il me fallait doncmaintenant renoncer à ce voyage et ne point embrasser cettepauvre Étiennette qui avait été si bonne et si affectueuse pourmoi.Après avoir vu Étiennette je devais aller à Dreuzy, dans laNièvre, pour donner à Lise des nouvelles de son frère et de sasœur, – il me fallait donc aussi renoncer à Lise comme j’auraisrenoncé à Étiennette.Ce fut à agiter ces pensées que je passai ma nuit presquetout entière, me disant tantôt que je ne devais abandonner ni– 579 –


Étiennette ni Lise, tantôt au contraire que je devais courir à Parisaussi vite que possible pour retrouver ma famille.Enfin je m’endormis sans m’être arrêté à aucune résolution,et cette nuit, qui, m’avait-il semblé, devait être la meilleuredes nuits, fut la plus agitée et la plus mauvaise dont j’aie gardéle souvenir.Le matin, lorsque nous fûmes tous les trois réunis, mèreBarberin, Mattia et moi, autour de l’âtre où sur un feu clairchauffait le lait de notre vache, nous tînmes conseil.Que devais-je faire ?Et je racontai mes angoisses, mes irrésolutions de la nuit.– Il faut aller tout de suite à Paris, dit mère Barberin, tesparents te cherchent, ne retarde pas leur joie.Et elle développa cette idée en l’appuyant de bien des raisons,qui à mesure qu’elle les expliquait me paraissaient toutesmeilleures les unes que les autres.– Alors nous allons partir pour Paris, dis-je, c’est entendu.Mais Mattia ne montra aucune approbation pour cette résolution,tout au contraire.– Tu trouves que nous ne devons pas aller à Paris, lui disje,pourquoi ne donnes-tu pas tes raisons comme mère Barberina donné les siennes ?Il secoua la tête.– Tu me vois assez tourmenté pour ne pas hésiter à m’aider.– 580 –


– Je trouve, dit-il enfin, que les nouveaux ne doivent pasfaire oublier les anciens : jusqu’à ce jour ta famille c’était Lise,Étiennette, Alexis et Benjamin, qui avaient été des sœurs et desfrères pour toi, qui t’avaient aimé ; mais voilà une nouvelle famillequi se présente, que tu ne connais pas, qui n’a rien faitpour toi que te déposer dans la rue, et tout à coup tu abandonnesceux qui ont été bons pour ceux qui ont été mauvais ; jetrouve que cela n’est pas juste.– Il ne faut pas dire que les parents de Rémi l’ont abandonné,interrompit mère Barberin ; on leur a peut-être pris leurenfant qu’ils pleurent et qu’ils attendent, qu’ils cherchent depuisce jour.– Je ne sais pas cela, mais je sais que le père Acquin a ramasséRémi mourant au coin de sa porte, qu’il l’a soigné commeson enfant, et que Alexis, Benjamin, Étiennette et Lise l’ont aimécomme leur frère, et je dis que ceux qui l’ont accueilli ontbien au moins autant de droits à son amitié que ceux qui, volontairementou involontairement, l’ont perdu. Chez le père Acquinet chez ses enfants, l’amitié a été volontaire ; ils ne devaient rienà Rémi.Mattia prononça ces paroles comme s’il était fâché contremoi, sans me regarder, sans regarder mère Barberin. Cela mepeina, mais cependant sans que le chagrin de me voir ainsi blâmém’empêchât de sentir toute la force de ce raisonnement.D’ailleurs j’étais dans la situation de ces gens irrésolus qui serangent bien souvent du côté de celui qui a parlé le dernier.– Mattia a raison, dis-je, et ce n’était pas le cœur léger queje me décidais à aller à Paris sans avoir vu Étiennette et Lise.– Mais tes parents ! insista mère Barberin.– 581 –


Il fallait se prononcer ; j’essayai de tout concilier.– Nous n’irons pas voir Étiennette, dis-je, parce que ce seraitun trop long détour ; d’ailleurs Étiennette sait lire et écrire,nous pouvons donc nous entendre avec elle par lettre ; maisavant d’aller à Paris nous passerons par Dreuzy pour voir Lise ;si cela nous retarde, le retard ne sera pas considérable ; et puisLise ne sait pas écrire, elle ne sait pas lire et c’est pour elle surtoutque j’ai entrepris ce voyage ; je lui parlerai d’Alexis et endemandant à Étiennette de m’écrire à Dreuzy je lui lirai cettelettre.– Bon, dit Mattia en souriant.Il fut convenu que nous partirions le lendemain, et je passaiune partie de la journée à écrire une longue lettre à Étiennette,en lui expliquant pourquoi je n’allais pas la voir commej’en avais eu l’intention.Et le lendemain, une fois encore, j’eus à supporter la tristessedes adieux ; mais au moins je ne quittai pas Chavanoncomme je l’avais fait avec Vitalis ; je pus embrasser mère Barberinet lui promettre de revenir la voir bientôt avec mes parents ;toute notre soirée, la veille du départ, fut employée à discuter ceque je lui donnerais : rien ne serait trop beau pour elle ; n’allaisjepas être riche ?– Rien ne vaudra pour moi ta vache, mon petit Rémi, medit-elle, et avec toutes tes richesses tu ne pourras me rendreplus heureuse que tu ne l’as fait avec ta pauvreté.Notre pauvre petite vache, il fallut aussi nous séparerd’elle ; Mattia l’embrassa plus de dix fois sur le mufle, ce quiparut lui être agréable, car à chaque baiser elle allongeait sagrande langue.– 582 –


Nous voilà de nouveau sur les grands chemins, le sac audos, Capi en avant de nous ; nous marchons à grands pas ou,plus justement, de temps en temps sans trop savoir ce que jefais, poussé à mon insu par la hâte d’arriver à Paris, j’allonge lepas.Mais Mattia, après m’avoir suivi un moment, me dit que, sinous allons ainsi, nous ne tarderons pas à être à bout de forces,et alors je ralentis ma marche, puis bientôt de nouveau je l’accélère.– Comme tu es pressé ! me dit Mattia d’un air chagrin.– C’est vrai, et il me semble que tu devrais l’être aussi, carma famille sera ta famille.Il secoua la tête.Je fus dépité et peiné de voir ce geste que j’avais déjà remarquéplusieurs fois depuis qu’il était question de ma famille.– Ne sommes-nous pas frères ?– Oh ! entre nous bien sûr, et je ne doute pas de toi, je suiston frère aujourd’hui, je le serai demain, cela je le crois, je lesens.– Eh bien ?– Eh bien ! pourquoi veux-tu que je sois le frère de tes frèressi tu en as, le fils de ton père et de ta mère ?– Est-ce que si nous avions été à Lucca je n’aurais pas été lefrère de ta sœur Cristina ?– Oh ! oui, bien sûr.– 583 –


– Alors pourquoi ne serais-tu pas le frère de mes frères etde mes sœurs si j’en ai ?– Parce que ce n’est pas la même chose, pas du tout, pas dutout.– En quoi donc ?– Je n’ai pas été emmailloté dans des beaux langes, moi, ditMattia.– Qu’est-ce que cela fait ?– Cela fait beaucoup, cela fait tout, tu le sais comme moi.Tu serais venu à Lucca, et je vois bien maintenant que tu n’yviendras jamais ; tu aurais été reçu par des pauvres gens, mesparents, qui n’auraient eu rien à te reprocher, puisqu’ils auraientété plus pauvres que toi. Mais si les beaux langes disentvrai, comme le pense mère Barberin et comme cela doit être, tesparents sont riches ; ils sont peut-être des personnages ! Alorscomment veux-tu qu’ils accueillent un pauvre petit misérablecomme moi ?– Que suis-je donc moi-même, si ce n’est un misérable ?– Présentement, mais demain tu seras leur fils, et moi jeserai toujours le misérable que je suis aujourd’hui ; on t’enverraau collège : on te donnera des maîtres, et moi je n’aurai qu’àcontinuer ma route tout seul, en me souvenant de toi, comme, jel’espère, tu te souviendras de moi aussi.– Oh ! mon cher Mattia, comment peux-tu parler ainsi ?– Je parle comme je pense, o mio caro, et voilà pourquoi jene peux pas être joyeux de ta joie : pour cela, pour cela seule-– 584 –


ment, parce que nous allons être séparés, et que j’avais cru, jem’étais imaginé, bien des fois même j’avais rêvé que nous serionstoujours ensemble, comme nous sommes. Oh ! pas commenous sommes en ce moment, de pauvres musiciens des rues ;nous aurions travaillé tous des deux ; nous serions devenus devrais musiciens, jouant devant un vrai public, sans nous quitterjamais.– Mais cela sera, mon petit Mattia ; si mes parents sont riches,ils le seront pour toi comme pour moi, s’ils m’envoient aucollège, tu y viendras avec moi ; nous ne nous quitterons pas,nous travaillerons ensemble, nous serons toujours ensemble,nous grandirons, nous vivrons ensemble comme tu le désires etcomme je le désire aussi, tout aussi vivement que toi, je t’assure.– Je sais bien que tu le désires, mais tu ne seras plus tonmaître comme tu l’es maintenant.– Voyons, écoute-moi : si mes parents me cherchent, celaprouve, n’est-ce pas, qu’ils s’intéressent à moi, alors ils m’aimentou ils m’aimeront ; s’ils m’aiment ils ne me refuseront parce que je leur demanderai. Et ce que je leur demanderai ce serade rendre heureux ceux qui ont été bons pour moi, qui m’ontaimé quand j’étais seul au monde, mère Barberin, le père Acquinqu’on fera sortir de prison, Étiennette, Alexis, Benjamin,Lise et toi ; Lise qu’il prendront avec eux, qu’on instruira, qu’onguérira, et toi qu’on mettra au collège avec moi, si je dois allerau collège. Voilà comment les choses se passeront, – si mes parentssont riches, et tu sais bien que je serais très-content qu’ilsfussent riches.– Et moi, je serais très-content qu’ils fussent pauvres.– Tu es bête !– Peut-être bien.– 585 –


Et sans en dire davantage, Mattia appela Capi ; l’heure étaitarrivée de nous arrêter pour déjeuner ; il prit le chien dans sesbras, et s’adressant à lui comme s’il avait parlé à une personnequi pouvait le comprendre et lui répondre :– N’est-ce pas, vieux Capi, que toi aussi tu aimerais mieuxque les parents de Rémi fussent pauvres ?En entendant mon nom, Capi comme toujours poussa unaboiement de satisfaction, et il mit sa patte droite sur sa poitrine.– Avec des parents pauvres, nous continuons notre existencelibre, tous les trois ; nous allons où nous voulons, et nousn’avons d’autres soucis que de satisfaire « l’honorable société ».– Ouah, ouah.– Avec des parents riches, au contraire, Capi est mis à lacour, dans une niche, et probablement à la chaîne, une bellechaîne en acier, mais enfin une chaîne, parce que les chiens nedoivent pas entrer dans la maison des riches.J’étais jusqu’à un certain point fâché que Mattia me souhaitâtdes parents pauvres, au lieu de partager le rêve quim’avait été inspiré par mère Barberin et que j’avais si promptementet si pleinement adopté ; mais d’un autre côté j’étais heureuxde voir enfin et de comprendre le sentiment qui avait provoquésa tristesse, – c’était l’amitié, c’était la peur de la séparation,et ce n’était que cela ; je ne pouvais donc pas lui tenir rigueurde ce qui, en réalité, était un témoignage d’attachement etde tendresse. Il m’aimait, Mattia, et, ne pensant qu’à notre affection,il ne voulait pas qu’on nous séparât.– 586 –


Si nous n’avions pas été obligés de gagner notre pain quotidien,j’aurais, malgré Mattia, continué de forcer le pas, mais ilfallait jouer dans les gros villages qui se trouvaient sur notreroute, et en attendant que mes riches parents eussent partagéavec nous leurs richesses, nous devions nous contenter des petitssous que nous ramassions difficilement çà et là, au hasard.Nous mîmes donc plus de temps que je n’aurais voulu ànous rendre de la Creuse dans la Nièvre, c’est-à-dire de Chavanonà Dreuzy, en passant par Aubusson, Montluçon, Moulins etDecize.D’ailleurs, en plus du pain quotidien, nous avions encoreune autre raison qui nous obligeait à faire des recettes aussigrosses que possible. Je n’avais pas oublié ce que mère Barberinm’avait dit quand elle m’avait assuré qu’avec toutes mes richessesje ne pourrais jamais la rendre plus heureuse que je nel’avais fait avec ma pauvreté, et je voulais que ma petite Lise fûtheureuse comme l’avait été mère Barberin. Assurément je partageraisma richesse avec Lise, cela ne faisait pas de doute, aumoins pour moi, mais en attendant, mais avant que je fusse riche,je voulais porter à Lise un cadeau acheté avec l’argent quej’aurais gagné, – le cadeau de la pauvreté.Ce fut une poupée que nous achetâmes à Decize et qui, parbonheur, coûtait moins cher qu’une vache.De Decize à Dreuzy nous n’avions plus qu’à nous hâter, ceque nous fîmes, car à l’exception de Châtillon-en-Bazois nous netrouvions sur notre route que de pauvres villages, où les paysansn’étaient pas disposés à prendre sur leur nécessaire, pour êtregénéreux avec des musiciens dont ils n’avaient pas souci.À partir de Châtillon nous suivîmes les bords du canal, etces rives boisées, cette eau tranquille, ces péniches qui s’en allaientdoucement traînées par des chevaux me reportèrent au– 587 –


temps heureux où, sur le Cygne avec madame Milligan et Arthur,j’avais ainsi navigué sur un canal. Où était-il maintenant leCygne ? Combien de fois lorsque nous avions traversé ou longéun canal avais-je demandé si l’on avait vu passer un bateau deplaisance qui, par sa verandah, par son luxe d’aménagement, nepouvait être confondu avec aucun autre. Sans doute madameMilligan était retournée en Angleterre, avec son Arthur guéri.C’était là le probable, c’était là ce qu’il était sensé de croire, etcependant plus d’une fois, côtoyant les bords de ce canal du Nivernais,je me demandai en apercevant de loin un bateau traînépar des chevaux, si ce n’était pas le Cygne qui venait vers nous.Comme nous étions à l’automne, nos journées de marcheétaient moins longues que dans l’été, et nous prenions nos dispositionspour arriver autant que possible dans les villages oùnous devions coucher, avant que la nuit fût tout à fait tombée.Cependant bien que nous eussions forcé le pas, surtout dans lafin de notre étape, nous n’entrâmes à Dreuzy qu’à la nuit noire.Pour arriver chez la tante de Lise, nous n’avions qu’à suivrele canal, puisque le mari de tante Catherine, qui était éclusier,demeurait dans une maison bâtie à côté même de l’écluse dontil avait la garde ; cela nous épargna du temps, et nous ne tardâmespas à trouver cette maison, située à l’extrémité du village,dans une prairie plantée de hauts arbres qui de loin paraissaientflotter dans le brouillard.Mon cœur battait fort en approchant de cette maison dontla fenêtre était éclairée par la réverbération d’un grand feu quibrûlait dans la cheminée, en jetant de temps en temps des nappesde lumière rouge, qui illuminaient notre chemin.Lorsque nous fûmes tout près de la maison, je vis que laporte et la fenêtre étaient fermées, mais par cette fenêtre quin’avait ni volets ni rideaux, j’aperçus Lise à table, à côté de sa– 588 –


tante, tandis qu’un homme, son oncle sans doute, placé devantelle, nous tournait le dos.– On soupe, dit Mattia, c’est le bon moment. Mais je l’arrêtaide la main sans parler, tandis que de l’autre je faisais signe àCapi de rester derrière moi silencieux.Puis dépassant la bretelle de ma harpe, je me préparai àjouer.– Ah ! oui, dit Mattia à voix basse, une sérénade, c’est unebonne idée.– Non pas toi, moi tout seul.Et je jouai les premières notes de ma chanson napolitaine,mais sans chanter, pour que ma voix ne me trahît pas.En jouant, je regardais Lise : elle leva vivement la tête, et jevis ses yeux lancer comme un éclair.Je chantai.Alors, elle sauta à bas de sa chaise, et courut vers la porte ;je n’eus que le temps de donner ma harpe à Mattia, Lise étaitdans mes bras.On nous fit entrer dans la maison, puis après que tante Catherinem’eut embrassé, elle mit deux couverts sur la table.Mais alors, je la priai d’en mettre un troisième.– Si vous voulez bien, dis-je, nous avons une petite camaradeavec nous.– 589 –


Et de mon sac, je tirai notre poupée, que j’assis sur lachaise qui était à côté de celle de Lise.Le regard que Lise me jeta, je ne l’ai jamais oublié, et je levois encore.– 590 –


XIBarberin.Si je n’avais pas eu hâte d’arriver à Paris, je serais restélongtemps, très-longtemps avec Lise ; nous avions tant de chosesà nous dire, et nous pouvions nous en dire si peu avec le langageque nous employions.Lise avait à me raconter son installation à Dreuzy, commentelle avait été prise en grande amitié par son oncle et satante, qui, des cinq enfants qu’ils avaient eus, n’en avaient plusun seul, malheur trop commun dans les familles de la Nièvre, oùles femmes abandonnent leurs propres enfants pour être nourricesà Paris ; – comment ils la traitaient comme leur vraie fille ;comment elle vivait dans leur maison, quelles étaient ses occupations,quels étaient ses jeux et ses plaisirs : la pêche, lespromenades en bateau, les courses dans les grands bois, qui– 591 –


prenaient presque tout son temps, puisqu’elle ne pouvait pasaller à l’école.Et moi, de mon côté, j’avais à lui dire tout ce qui m’était arrivédepuis notre séparation, comment j’avais failli périr dans lamine où Alexis travaillait, et comment, en arrivant chez manourrice, j’avais appris que ma famille me cherchait, ce quim’avait empêché d’aller voir Étiennette comme je le désirais.Bien entendu, ce fut ma famille qui tint la grande placedans mon récit, ma famille riche, et je répétai à Lise ce quej’avais déjà dit à Mattia, insistant surtout sur mes espérances defortune qui, se réalisant, nous permettraient à tous d’être heureux: son père, ses frères, elle, surtout elle.Lise, qui n’avait point acquis la précoce expérience de Mattia,et qui, heureusement pour elle, n’avait point été à l’école desélèves de Garofoli, était toute disposée à admettre que ceux quiétaient riches n’avaient qu’à être heureux en ce monde, et que lafortune était un talisman qui, comme dans les contes de fées,donnait instantanément tout ce qu’on pouvait désirer. – N’étaitcepoint parce que son père était pauvre, qu’il avait été mis enprison, et que la famille avait été dispersée ! Que ce fût moi quifusse riche, que ce fût elle, peu importait ; c’était même chose,au moins quant au résultat ; nous étions tous heureux, et ellen’avait souci que de cela : tous réunis, tous heureux.Ce n’était pas seulement à nous entretenir devant l’écluse,au bruit de l’eau qui se précipitait par les vannes, que nous passionsnotre temps, c’était encore à nous promener tous les trois,Lise, Mattia et moi ; ou plus justement tous les cinq, car M. Capiet mademoiselle la poupée étaient de toutes nos promenades.Mes courses à travers la France avec Vitalis pendant plusieursannées et avec Mattia en ces derniers mois m’avaient faitparcourir bien des pays : je n’en avais vu aucun d’aussi curieux– 592 –


que celui au milieu duquel nous nous trouvions en ce moment ;des bois immenses, de belles prairies, des rochers, des collines,des cavernes, des cascades écumantes, des étangs tranquilles, etdans la vallée étroite, aux coteaux escarpés de chaque côté, lecanal, qui se glissait en serpentant. C’était superbe : on n’entendaitque le murmure des eaux, le chant des oiseaux ou la plaintedu vent dans les grands arbres. Il est vrai que j’avais trouvé aussiquelques années auparavant que la vallée de la Bièvre étaitjolie. Je ne voudrais donc pas qu’on me crût trop facilement surparole. Ce que je veux dire, c’est que partout où je me suis promenéavec Lise, où nous avons joué ensemble, le pays m’a paruposséder des beautés et un charme, que d’autres plus favoriséspeut-être n’avaient pas à mes yeux : j’ai vu ce pays avec Lise et ilest resté dans mon souvenir éclairé par ma joie.Le soir nous nous asseyions devant la maison quand il nefaisait pas trop humide, devant la cheminée quand le brouillardétait épais, et pour le plus grand plaisir de Lise, je lui jouais dela harpe. Mattia aussi jouait du violon ou du cornet à piston,mais Lise préférait la harpe, ce qui ne me rendait pas peu fier ;au moment de nous séparer pour aller nous coucher, Lise medemandait ma chanson napolitaine, et je la lui chantais.Cependant, malgré tout, il fallut quitter Lise et ce pays pourse remettre en route.Mais pour moi ce fut sans trop de chagrin ; j’avais si souventcaressé mes rêves de richesses, que j’en étais arrivé àcroire, non pas que je serais riche un jour, mais que j’étais richedéjà, et que je n’avais qu’à former un souhait pour pouvoir leréaliser dans un avenir prochain, très-prochain, presque immédiat.Mon dernier mot à Lise (mot non parlé bien entendu maisexprimé) fera mieux que de longues explications comprendrecombien sincère j’étais dans mon illusion.– 593 –


– Je viendrai te chercher dans une voiture à quatre chevaux,lui dis-je.Et elle me crut, si bien que de la main elle fit signe de claquerles chevaux : elle voyait assurément la voiture, tout commeje la voyais moi-même.Cependant avant de faire en voiture la route de Paris àDreuzy, il fallut faire à pied celle de Dreuzy à Paris ; et sansMattia je n’aurais eu d’autre souci que d’allonger les étapes, mecontentant de gagner le strict nécessaire pour notre vie de chaquejour ; à quoi bon prendre de la peine maintenant, nousn’avions plus ni vache, ni poupée à acheter, et pourvu que nouseussions notre pain quotidien, ce n’était pas à moi à porter del’argent à mes parents.Mais Mattia ne se laissait pas toucher par les raisons que jelui donnais pour justifier mon opinion.– Gagnons ce que nous pouvons gagner, disait-il en m’obligeantà prendre ma harpe. Qui sait si nous trouverons Barberintout de suite ?– Si nous ne le trouvons pas à midi, nous le trouverons àdeux heures ; la rue Mouffetard n’est pas si longue.– Et s’il ne demeure plus rue Mouffetard ?– Nous irons là où il demeure.– Et s’il est retourné à Chavanon ; il faudra lui écrire, attendresa réponse ; pendant ce temps-là, de quoi vivrons-nous,si nous n’avons rien dans nos poches ? On dirait vraiment quetu ne connais point Paris. Tu as donc oublié les carrières deGentilly ?– 594 –


– Non.– Eh bien, moi, je n’ai pas non plus oublié le mur de l’égliseSaint-Médard, contre lequel je me suis appuyé pour ne pastomber quand je mourais de faim. Je ne veux pas avoir faim àParis.– Nous dînerons mieux en arrivant chez mes parents.– Ce n’est pas parce que j’ai bien déjeuné que je ne dînepas ; mais quand je n’ai ni déjeuné ni dîné je ne suis pas à monaise et je n’aime pas ça ; travaillons donc comme si nous avionsune vache à acheter pour tes parents.C’était là un conseil plein de sagesse ; j’avoue cependantque je ne chantai plus comme lorsqu’il s’agissait de gagner dessous pour la vache de la mère Barberin, ou pour la poupée deLise.– Comme tu seras paresseux quand tu seras riche ! disaitMattia.À partir de Corbeil, nous retrouvâmes la route que nousavions suivie six mois auparavant quand nous avions quitté Parispour aller à Chavanon, et avant d’arriver à Villejuif, nous entrâmesdans la ferme où nous avions donné le premier concertde notre association en faisant danser une noce. Le marié et lamariée nous reconnurent et ils voulurent que nous les fissionsdanser encore. On nous donna à souper et à coucher.Ce fut de là que nous partîmes le lendemain matin pourfaire notre rentrée dans Paris : il y avait juste six mois et quatorzejours que nous en étions sortis.– 595 –


Mais la journée du retour ne ressemblait guère à celle dudépart : le temps était gris et froid ; plus de soleil au ciel, plus defleurs, plus de verdure sur les bas-côtés de la route ; le soleild’été avait accompli son œuvre, puis étaient venus les premiersbrouillards de l’automne ; ce n’était plus des fleurs de girofléesqui du haut des murs nous tombaient maintenant sur la tête,c’étaient des feuilles desséchées qui se détachaient des arbresjaunis.Mais qu’importait la tristesse du temps ! nous avions ennous une joie intérieure qui n’avait pas besoin d’excitationétrangère.Quand je dis nous, cela n’est pas exact, c’était en moi qu’il yavait de la joie et en moi seul.Pour Mattia, à mesure que nous approchions de Paris, ilétait de plus en plus mélancolique, et souvent il marchait durantdes heures entières sans m’adresser la parole.Jamais il ne m’avait dit la cause de cette tristesse, et moi,m’imaginant qu’elle tenait uniquement à ses craintes de séparation,je n’avais pas voulu lui répéter ce que je lui avais expliquéplusieurs fois : c’est-à-dire que mes parents ne pouvaient pasavoir la pensée de nous séparer.Ce fut seulement quand nous nous arrêtâmes pour déjeuner,avant d’arriver aux fortifications, que, tout en mangeantson pain, assis sur une pierre, il me dit ce qui le préoccupait sifort.– Sais-tu à qui je pense au moment d’entrer à Paris ?– À qui ?– 596 –


– Oui à qui ; c’est à Garofoli. S’il était sorti de prison ?Quand on m’a dit qu’il était en prison, je n’ai pas eu l’idée dedemander pour combien de temps ; il peut donc être en liberté,maintenant, et revenu dans son logement de la rue de Lourcine.C’est rue Mouffetard que nous devons chercher Barberin, c’està-diredans le quartier même de Garofoli, à sa porte. Que sepassera-t-il si par hasard il nous rencontre ? il est mon maître, ilest mon oncle. Il peut donc me reprendre avec lui, sans qu’il mesoit possible de lui échapper. Tu avais peur de retomber sous lamain de Barberin, tu sens combien j’ai peur de retomber souscelle de Garofoli. Oh ! ma pauvre tête ! Et puis la tête ce ne seraitrien encore à côté de la séparation, nous ne pourrions plusnous voir ; et cette séparation par ma famille, serait autrementterrible que par la tienne. Certainement Garofoli voudrait teprendre avec lui et te donner l’instruction qu’il offre à ses élèvesavec accompagnement de fouet ; mais toi, tu ne voudrais pasvenir, et moi je ne voudrais pas de ta compagnie. Tu n’as jamaisété battu, toi !L’esprit emporté par mon espérance, je n’avais pas pensé àGarofoli ; mais tout ce que Mattia venait de me dire était possibleet je n’avais pas besoin d’explication pour comprendre àquel danger nous étions exposés.– Que veux-tu ? lui demandai-je, veux-tu ne pas entrerdans Paris ?– Je crois que si je n’allais pas dans la rue Mouffetard, ceserait assez pour échapper à la mauvaise chance de rencontrerGarofoli.– Eh bien, ne viens pas rue Mouffetard, j’irai seul ; et nousnous retrouverons quelque part ce soir, à 7 heures.L’endroit convenu entre Mattia et moi pour nous retrouverfut le bout du pont de l’Archevêché, du côté du chevet de Notre-– 597 –


Dame ; et les choses ainsi arrangées nous nous remîmes enroute pour entrer dans Paris.Arrivés à la place d’Italie nous nous séparâmes, émus tousdeux comme si nous ne devions plus nous revoir, et tandis queMattia et Capi descendaient vers le Jardin des Plantes, je medirigeai vers la rue Mouffetard, qui n’était qu’à une courte distance.C’était la première fois depuis six mois que je me trouvaisseul sans Mattia, sans Capi près de moi, et, dans ce grand Paris,cela me produisait une pénible sensation.Mais je ne devais pas me laisser abattre par ce sentiment :n’allais-je pas retrouver Barberin, et par lui ma famille ?J’avais écrit sur un papier les noms et les adresses des logeurschez lesquels je devais trouver Barberin ; mais cela avaitété une précaution superflue, je n’avais oublié ni ces noms ni cesadresses, et je n’eus pas besoin de consulter mon papier : Pajot,Barrabaud et Chopinet.Ce fut Pajot que je rencontrai le premier sur mon cheminen descendant la rue Mouffetard. J’entrai assez bravement dansune gargote qui occupait le rez-de-chaussée d’une maison meublée; mais ce fut d’une voix tremblante que je demandai Barberin.– Qu’est-ce que c’est que Barberin ?– Barberin de Chavanon.Et je fis le portrait de Barberin, ou tout au moins du Barberinque j’avais vu quand il était revenu de Paris : visage rude, airdur, la tête inclinée sur l’épaule droite.– 598 –


– Nous n’avons pas ça ! connais pas !Je remerciai et j’allai un peu plus loin chez Barrabaud ; celui-là,à la profession de logeur en garni, joignait celle de fruitier.Je posai de nouveau ma question.Tout d’abord j’eus du mal à me faire écouter ; le mari et lafemme étaient occupés, l’un à servir une pâtée verte, qu’il coupaitavec une sorte de truelle et qui, disait-il, était des épinards ;l’autre était en discussion avec une pratique pour un sou renduen moins. Enfin ayant répété trois fois ma demande, j’obtinsune réponse.– Ah ! oui, Barberin… Nous avons eu ça dans les temps ; ily a au moins quatre ans.– Cinq, dit la femme, même qu’il nous doit une semaine ;où est-il, ce coquin-là ?C’était justement ce que je demandais.Je sortis désappointé et jusqu’à un certain point inquiet : jen’avais plus que Chopinet, à qui m’adresser ; si celui-là ne savaitrien ! où chercher Barberin ?Comme Pajot, Chopinet était restaurateur, et lorsque j’entraidans la salle où il faisait la cuisine et où il donnait à manger,plusieurs personnes étaient attablées.J’adressai mes questions à Chopinet lui-même qui, unecuiller à la main, était en train de tremper des soupes à ses pratiques.– Barberin, me répondit-il, il n’est plus ici.– 599 –


– Et où est-il ? demandai-je en tremblant.– Ah ! je ne sais pas.J’eus un éblouissement ; il me sembla que les casserolesdansaient sur le fourneau.– Où puis-je le chercher ? dis-je.– Il n’a pas laissé son adresse.Ma figure trahit sans doute ma déception d’une façon éloquenteet touchante, car l’un des hommes qui mangeaient à unetable placée près du fourneau, m’interpella.– Qu’est-ce que tu lui veux, à Barberin ? me demanda-t-il.Il m’était impossible de répondre franchement et de racontermon histoire.– Je viens du pays, son pays, Chavanon, et je viens lui donnerdes nouvelles de sa femme ; elle m’avait dit que je le trouveraisici.– Si vous savez où est Barberin, dit le maître d’hôtel ens’adressant à celui qui m’avait interrogé, vous pouvez le dire à cegarçon qui ne lui veut pas de mal, bien sûr, n’est-ce pas, garçon?– Oh ! non, monsieur !L’espoir me revint.– Barberin doit loger maintenant à l’hôtel du Cantal, passaged’Austerlitz : il y était il y a trois semaines.– 600 –


Je remerciai et sortis, mais avant d’aller au passage d’Austerlitzqui, je le pensais, était au bout du pont d’Austerlitz, jevoulus savoir des nouvelles de Garofoli pour les porter à Mattia.J’étais précisément tout près de la rue de Lourcine ; jen’eus que quelques pas à faire pour trouver la maison où j’étaisvenu avec Vitalis : comme le jour où nous nous y étions présentéspour la première fois, un vieux bonhomme, le même vieuxbonhomme, accrochait des chiffons contre la muraille verdâtrede la cour ; c’était à croire qu’il n’avait fait que cela depuis que jel’avais vu.– Est-ce que M. Garofoli est revenu ? demandai-je.Le vieux bonhomme me regarda et se mit à tousser sans merépondre : il me sembla que je devais laisser comprendre que jesavais où était Garofoli, sans quoi je n’obtiendrais rien de cevieux chiffonnier.– Il est toujours là-bas ? dis-je en prenant un air fin, il doits’ennuyer.– Possible, mais le temps passe tout de même.– Peut-être pas aussi vite pour lui que pour nous.Le bonhomme voulut bien rire de cette plaisanterie, ce quilui donna une terrible quinte.– Est-ce que vous savez quand il doit revenir ? dis-je lorsquela toux fut apaisée.– Trois mois.– 601 –


Garofoli en prison pour trois mois encore, Mattia pouvaitrespirer. ; car avant trois mois mes parents auraient bien trouvéle moyen de mettre le terrible padrone dans l’impossibilité derien entreprendre contre son neveu.Si j’avais eu un moment d’émotion cruelle chez Chopinet,l’espérance maintenant m’était revenue ; j’allais trouver Barberinà l’hôtel du Cantal.Sans plus tarder je me dirigeai vers le passage d’Austerlitz,plein d’espérance et de joie et par suite de ces sentiments sansdoute, tout disposé à l’indulgence pour Barberin.Après tout, il n’était peut-être pas aussi méchant qu’il enavait l’air : sans lui je serais très-probablement mort de froid etde faim dans l’avenue de Breteuil ; il est vrai qu’il m’avait enlevéà mère Barberin pour me vendre à Vitalis, mais il ne meconnaissait pas, et dès lors il ne pouvait pas avoir de l’amitiépour un enfant qu’il n’avait pas vu, et puis il était poussé par lamisère, qui fait faire tant de mauvaises choses. Présentement ilme cherchait, il s’occupait de moi, et si je retrouvais mes parents,c’était à lui que je le devais : cela méritait mieux que larépulsion que je nourrissais contre lui depuis le jour où j’avaisquitté Chavanon, le poignet pris dans la main de Vitalis. Enverslui aussi je devrais me montrer reconnaissant : si ce n’était pointun devoir d’affection et de tendresse comme pour mère Barberin,en tout cas c’en était un de conscience.En traversant le Jardin des Plantes, la distance n’est paslongue de la rue de Lourcine au passage d’Austerlitz, je ne tardaipas à arriver devant l’hôtel du Cantal, qui n’avait d’un hôtel quele nom, étant en réalité un misérable garni. Il était tenu par unevieille femme à la tête tremblante et à moitié sourde.– 602 –


Lorsque je lui eus adressé ma question ordinaire, elle mitsa main en cornet derrière son oreille et elle me pria de répéterce que je venais de lui demander.– J’ai l’ouïe un peu dure, dit-elle à voix basse.– Je voudrais voir Barberin, Barberin de Chavanon, il logechez vous, n’est-ce pas ?Sans me répondre elle leva ses deux bras en l’air par unmouvement si brusque que son chat endormi sur elle sauta àterre épouvanté.– Hélas ! hélas ! dit-elle.Puis me regardant avec un tremblement de tête plus fort :– Seriez-vous le garçon ? demanda-t-elle.– Quel garçon ?– Celui qu’il cherchait.Qu’il cherchait. En entendant ce mot, j’eus le cœur serré.– Barberin ! m’écriai-je.– Défunt, c’est défunt Barberin qu’il faut dire.Je m’appuyai sur ma harpe.– Il est donc mort ? dis-je en criant assez haut pour mefaire entendre, mais d’une voix que l’émotion rendait rauque.– Il y a huit jours, à l’hôpital Saint-Antoine.– 603 –


Je restai anéanti ; mort Barberin ! et ma famille, commentla trouver maintenant, où la chercher ?– Alors vous êtes le garçon ? continua la vieille femme, celuiqu’il cherchait pour le rendre à sa riche famille ?L’espérance me revint, je me cramponnai à cette parole :– Vous savez ?… dis-je.– Je sais ce qu’il racontait, ce pauvre homme : qu’il avaittrouvé et élevé un enfant, que maintenant la famille qui avaitperdu cet enfant, dans le temps, voulait le reprendre, et que luiil était à Paris pour le chercher.– Mais la famille ? demandai-je d’une voix haletante, mafamille ?– Pour lors, c’est donc bien vous le garçon ? ah ! c’est vous,c’est bien vous !Et tout en branlant la tête, elle me regarda en me dévisageant.Mais je l’arrachai à son examen.– Je vous en prie, madame, dites-moi ce que vous savez.– Mais je ne sais pas autre chose que ce que je viens devous raconter, mon garçon, je veux dire mon jeune monsieur.– Ce que Barberin vous a dit, qui se rapporte à ma famille ?Vous voyez mon émotion, madame, mon trouble, mes angoisses.Sans me répondre elle leva de nouveau les bras au ciel :– 604 –


– En vlà une histoire !En ce moment une femme qui avait la tournure d’une servanteentra dans la pièce où nous nous trouvions ; alors la maîtressede l’hôtel du Cantal m’abandonnant s’adressa à cettefemme :– En v’là une histoire ! Ce jeune garçon, ce jeune monsieurque tu vois, c’est celui de qui Barberin parlait, il arrive, et Barberinn’est plus là, en v’là… une histoire !– Barberin ne vous a donc jamais parlé de ma famille ? disje.– Plus de vingt fois, plus de cent fois, une famille riche.– Où demeure cette famille, comment se nomme-t-elle ?– Ah ! voilà. Barberin ne m’a jamais parlé de ça. Vous comprenez,il en faisait mystère ; il voulait que la récompense fûtpour lui tout seul, comme de juste, et puis c’était un malin.Hélas ! oui, je comprenais ; je ne comprenais que trop ceque la vieille femme venait de me dire : Barberin en mourantavait emporté le secret de ma naissance.Je n’étais donc arrivé si près du but que pour le manquer.Ah ! mes beaux rêves ! mes espérances !– Et vous ne connaissez personne à qui Barberin en auraitdit plus qu’à vous ? demandai-je à la vieille femme.– Pas si bête, Barberin, de se confier à personne ; il étaitbien trop méfiant pour ça.– 605 –


– Et vous n’avez jamais vu quelqu’un de ma famille venir letrouver ?– Jamais.– Des amis à lui, à qui il aurait parlé de ma famille ?– Il n’avait pas d’amis.Je me pris la tête à deux mains ; mais j’eus beau chercher,je ne trouvai rien pour me guider ; d’ailleurs j’étais si ému, sitroublé, que j’étais incapable de suivre mes idées.– Il a reçu une lettre une fois, dit la vieille femme aprèsavoir longuement réfléchi, une lettre chargée.– D’où venait-elle ?– Je ne sais pas ; le facteur la lui a donnée à lui-même, jen’ai pas vu le timbre.– On peut sans doute retrouver cette lettre ?– Quand il a été mort, nous avons cherché dans ce qu’ilavait laissé ici ; ah ! ce n’était pas par curiosité bien sûr, maisseulement pour avertir sa femme ; nous n’avons rien trouvé ; àl’hôpital non plus, on n’a trouvé dans ses vêtements aucun papier,et, s’il n’avait pas dit qu’il était de Chavanon, on n’auraitpas pu avertir sa femme.– Mère Barberin est donc avertie ?– Pardi !Je restai assez longtemps sans trouver une parole. Quedire ? Que demander ? Ces gens m’avaient dit ce qu’ils savaient.– 606 –


Ils ne savaient rien. Et bien évidemment ils avaient tout faitpour apprendre ce que Barberin avait tenu à leur cacher.Je remerciai et me dirigeai vers la porte.– Et où allez-vous comme ça ? me demanda la vieillefemme.– Rejoindre mon ami.– Ah ! vous avez un ami ?– Mais oui.– Il demeure à Paris ?– Nous sommes arrivés à Paris ce matin.– Eh bien, vous savez, si vous n’avez pas un hôtel, vouspouvez loger ici ; vous y serez bien, je peux m’en vanter, et dansune maison honnête ; faites attention que si votre famille vouscherche, fatiguée de ne pas avoir des nouvelles de Barberin,c’est ici qu’elle s’adressera et non ailleurs ; alors vous serez làpour la recevoir ; c’est un avantage, ça ; où vous trouverait-ellesi vous n’étiez pas ici ? ce que j’en dis c’est dans votre intérêt :quel âge a-t-il votre ami ?– Il est un peu plus jeune que moi.– Pensez-donc ! deux jeunesses sur le pavé de Paris ; onpeut faire de mauvaises connaissances ; il y a des hôtels qui sontmal fréquentés ; ce n’est pas comme ici, où l’on est tranquille ;mais c’est le quartier qui veut ça.Je n’étais pas bien convaincu que le quartier fût favorable àla tranquillité ; en tous cas, l’hôtel du Cantal était une des plus– 607 –


sales et des plus misérables maisons qu’il fût possible de voir, etdans ma vie de voyages et d’aventures, j’en avais vu cependantde bien misérables ; mais la proposition de cette vieille femmeétait à considérer. D’ailleurs ce n’était pas le moment de memontrer difficile, et je n’avais pas ma famille, ma riche famille,pour aller loger avec elle dans les beaux hôtels du boulevard, oudans sa belle maison, si elle habitait Paris. À l’hôtel du Cantalnotre dépense ne serait pas trop grosse, et maintenant nous devionspenser à la dépense. Ah ! comme Mattia avait eu raison devouloir gagner de l’argent, dans notre voyage de Dreuzy à Paris !que ferions-nous si nous n’avions pas dix-sept francs dans notrepoche ?– Combien nous louerez-vous une chambre pour mon amiet pour moi, demandai-je ?– Dix sous par jour ; est-ce trop cher ?– Eh bien, nous reviendrons ce soir, mon ami et moi.– Rentrez de bonne heure, Paris est mauvais la nuit.Avant de rentrer il fallait rejoindre Mattia et j’avais encoreplusieurs heures devant moi, avant le moment fixé pour notrerendez-vous. Ne sachant que faire, je m’en allai tristement auJardin des Plantes m’asseoir sur un banc, dans un coin isolé.J’avais les jambes brisées et l’esprit perdu.Ma chute avait été si brusque, si inattendue, si rude !J’épuiserais donc tous les malheurs les uns après les autres, etchaque fois que j’étendrais la main pour m’établir solidementdans une bonne position, la branche que j’espérais saisir casseraitsous mes doigts pour me laisser tomber ; – et toujours ainsi.N’était-ce point une fatalité que Barberin fut mort au momentoù j’avais besoin de lui, et, que dans un esprit de gain il– 608 –


eût caché à tous le nom et l’adresse de la personne, – mon pèresans doute, – qui lui avait donné mission de faire des recherchespour me retrouver.Comme j’étais à réfléchir ainsi tristement, les yeux gonflésde larmes, dans mon coin, sous l’abri d’un arbre vert qui m’enveloppaitde son ombre, un monsieur et une dame suivis d’unenfant qui traînait une petite voiture, vinrent s’asseoir sur unbanc, en face de moi : alors ils appelèrent l’enfant, qui lâchantsa petite voiture, courut à eux, les bras ouverts ; le père le reçut,puis l’ayant embrassé dans les cheveux, avec de gros baisers quisonnèrent, il le passa à la mère qui à son tour l’embrassa à plusieursreprises, à la même place et de la même manière, pendantque l’enfant riait aux éclats, en tapotant les joues de sesparents avec ses petites mains grasses à fossettes.Alors, voyant cela, ce bonheur des parents et cette joie del’enfant, malgré moi, je laissai couler mes larmes ; je n’avais pasété embrassé ainsi ; maintenant m’était-il permis d’espérer queje le serais jamais ?Une idée me vint ; je pris ma harpe et me mis à jouer toutdoucement une valse pour l’enfant qui marqua la mesure avecses petits pieds. Le monsieur s’approcha de moi, et me tenditune petite pièce blanche ; mais poliment je la repoussai.– Non, monsieur, je vous en prie, donnez-moi la joied’avoir fait plaisir à votre enfant, qui est si joli.Il me regarda alors avec attention ; mais à ce moment survintun gardien, qui malgré les protestations du monsieur,m’enjoignit de sortir au plus vite, si je ne voulais pas être mis enprison pour avoir joué dans le jardin.– 609 –


Je repassai la bretelle de ma harpe sur mon épaule, et jem’en allai en tournant souvent la tête pour regarder le monsieuret la dame, qui fixaient sur moi leurs yeux attendris.Comme il n’était pas encore l’heure de me rendre sur lepont de l’Archevêché pour retrouver Mattia, j’errai sur les quaisen regardant la rivière couler.La nuit vint ; on alluma les becs de gaz ; alors je me dirigeaivers l’église Notre-Dame dont les deux tours se détachaient ennoir sur le couchant empourpré. Au chevet de l’église je trouvaiun banc pour m’asseoir, ce qui me fut doux, car j’avais les jambesbrisées, comme si j’avais fait une très-longue marche, et là jerepris mes tristes réflexions. Jamais je ne m’étais senti si accablé,si las. En moi, autour de moi, tout était lugubre ; dans cegrand Paris plein de lumière, de bruit et de mouvement, je mesentais plus perdu que je ne l’aurais été au milieu des champsou des bois.Les gens qui passaient devant moi se retournaient quelquefoispour me regarder ; mais que m’importait leur curiosité ouleur sympathie ; ce n’était pas l’intérêt des indifférents quej’avais espéré.Je n’avais qu’une distraction, c’était de compter les heuresqui sonnaient tout autour de moi : alors je calculais combien detemps à attendre encore avant de pouvoir reprendre force etcourage dans l’amitié de Mattia : quelle consolation c’était pourmoi de penser que j’allais bientôt voir ses bons yeux si doux et sigais.Un peu avant sept heures j’entendis un aboiement joyeux ;presque aussitôt dans l’ombre j’aperçus un corps blanc arriversur moi ; avant que j’eusse pu réfléchir, Capi avait sauté sur mesgenoux et il me léchait les mains à grands coups de langue ; je leserrai dans mes bras et l’embrassai sur le nez.– 610 –


Mattia ne tarda pas à paraître :– Eh bien ? cria-t-il de loin.– Barberin est mort.Il se mit à courir pour arriver plus vite près de moi ; enquelques paroles pressées je lui racontai ce que j’avais fait, et ceque j’avais appris.Alors il montra un chagrin qui me fut bien doux au cœur etje sentis que s’il craignait tout de ma famille pour lui, il n’en désiraitpas moins, sincèrement, pour moi, que je trouvasse mesparents.Par de bonnes paroles affectueuses il tâcha de me consoleret surtout de me convaincre qu’il ne fallait pas désespérer.– Si tes parents ont bien trouvé Barberin, ils s’inquiéterontde ne pas entendre parler de lui ; ils chercheront ce qu’il est devenuet tout naturellement ils arriveront à l’hôtel du Cantal ;allons donc à l’hôtel du Cantal, c’est quelques jours de retard,voilà tout.C’était déjà ce que m’avait dit la vieille femme à la têtebranlante, cependant dans la bouche de Mattia ces paroles prirentpour moi une tout autre importance : évidemment il nes’agissait que d’un retard ; comme j’avais été enfant de me désoleret de désespérer !Alors, me sentant un peu plus calme, je racontai à Mattiace que j’avais appris sur Garofoli.– Encore trois mois ! s’écria-t-il.– 611 –


Et il se mit à danser un pas au milieu de la rue, en chantant.Puis, tout à coup s’arrêtant et venant à moi :– Comme la famille de celui-ci n’est pas la même-chose quela famille de celui-là ! voilà que tu te désolais parce que tu avaisperdu la tienne, et moi voilà que je chante parce que la mienneest perdue.– Un oncle, ce n’est pas la famille, c’est-à-dire un onclecomme Garofoli ; si tu avais perdu ta sœur Cristina, danseraistu?– Oh ! ne dis pas cela.– Tu vois bien.Par les quais nous gagnâmes le passage d’Austerlitz, etcomme mes yeux n’étaient plus aveuglés par l’émotion, je pusvoir combien est belle la Seine, le soir, lorsqu’elle est éclairéepar la pleine lune qui met çà et là des paillettes d’argent sur seseaux éblouissantes comme un immense miroir mouvant.– 612 –


Si l’hôtel du Cantal était une maison honnête, ce n’était pasune belle maison, et quand nous nous trouvâmes avec une petitechandelle fumeuse, dans un cabinet sous les toits, et si étroitque l’un de nous était obligé de s’asseoir sur le lit quand l’autrevoulait se tenir debout, je ne pus m’empêcher de penser que cen’était pas dans une chambre de ce genre que j’avais espéré coucher.Et les draps en coton jaunâtre, combien peu ils ressemblaientaux beaux langes dont mère Barberin m’avait tant parlé.La miche de pain graissée de fromage d’Italie que nouseûmes pour notre souper, ne ressembla pas non plus au beaufestin que je m’étais imaginé pouvoir offrir à Mattia.Mais enfin, tout n’était pas perdu ; il n’y avait qu’à attendre.Et ce fut avec cette pensée que je m’endormis.– 613 –


XIIRecherches.Le lendemain matin, je commençai ma journée par écrire àmère Barberin pour lui faire part de ce que j’avais appris, et cene fut pas pour moi un petit travail.Comment lui dire tout sèchement que son mari était mort ?Elle avait de l’affection pour son Jérôme ; ils avaient vécu durantde longues années ensemble, et elle serait peinée si je neprenais pas part à son chagrin.Enfin, tant bien que mal, et avec des assurances d’affectionsans cesse répétées, j’arrivai au bout de mon papier. Bien entendu,je lui parlai de ma déception et de mes espérances présentes.À vrai dire, ce fut surtout de cela que je parlai. Au cas oùma famille lui écrirait pour avoir des nouvelles de Barberin, je lapriais de m’avertir aussitôt, et surtout de me transmettre– 614 –


l’adresse qu’on lui donnerait en me l’envoyant à Paris, à l’hôteldu Cantal.Ce devoir accompli, j’en avais un autre à remplir envers lepère de Lise, et celui-là aussi m’était pénible, – au moins sousun certain rapport. Lorsqu’à Dreuzy j’avais dit à Lise que mapremière sortie à Paris serait pour aller voir son père en prison,je lui avais expliqué que si mes parents étaient riches comme jel’espérais, je leur demanderais de payer ce que le père devait, desorte que je n’irais à la prison que pour le faire sortir et l’emmeneravec moi. Cela entrait dans le programme des joies que jem’étais tracé. Le père Acquin d’abord, mère Barberin ensuite,puis Lise, puis Étiennette, puis Alexis, puis Benjamin. Quant àMattia, on ne faisait pour lui que ce qu’on faisait pour moimême,et il était heureux de ce qui me rendait heureux. Quelledéception d’aller à la prison les mains vides et de revoir le père,en étant tout aussi incapable de lui rendre service que lorsque jel’avais quitté et de lui payer ma dette de reconnaissance !Heureusement j’avais de bonnes paroles à lui apporter,ainsi que les baisers de Lise et d’Alexis, et sa joie paternelleadoucirait mes regrets ; j’aurais toujours la satisfaction d’avoirfait quelque chose pour lui, en attendant plus.Mattia, qui avait une envie folle de voir une prison, m’accompagna; d’ailleurs, je tenais à ce qu’il connût celui qui, pendantplus de deux ans, avait été un père pour moi.Comme je savais maintenant le moyen à employer pour entrerdans la prison de Clichy, nous ne restâmes pas longtempsdevant sa grosse porte, comme j’y étais resté la première foisque j’étais venu.On nous fit entrer dans un parloir et bientôt le père arriva ;de la porte, il me tendit les bras.– 615 –


mi !– Ah ! le bon garçon, dit-il en m’embrassant, le brave Ré-Tout de suite je lui parlai de Lise et d’Alexis, puis comme jevoulais lui expliquer pourquoi je n’avais pas pu aller chez Étiennette,il m’interrompit :– Et tes parents ? dit-il.– Vous savez donc ?Alors il me raconta qu’il avait eu la visite de Barberinquinze jours auparavant.– Il est mort, dis-je.– En voilà un malheur !Il m’expliqua comment Barberin s’était adressé à lui poursavoir ce que j’étais devenu : en arrivant à Paris, Barberin s’étaitrendu chez Garofoli, mais bien entendu il ne l’avait pas trouvé ;alors il avait été le chercher très loin, en province, dans la prisonoù Garofoli était enfermé, et celui-ci lui avait appris qu’après lamort de Vitalis, j’avais été recueilli par un jardinier nommé Acquin; Barberin était revenu à Paris, à la Glacière, et là il avait suque ce jardinier était détenu à Clichy. Il était venu à la prison, etle père lui avait dit comment je parcourais la France, de sorteque si l’on ne pouvait pas savoir au juste où je me trouvais en cemoment, il était certain qu’à une époque quelconque je passeraischez l’un de ses enfants. Alors il m’avait écrit lui-même àDreuzy, à Varses, à Esnandes et à Saint-Quentin ; si je n’avaispas trouvé sa lettre à Dreuzy, c’est que j’en étais déjà parti sansdoute lorsqu’elle y était arrivée.– Et Barberin, que vous a-t-il dit de ma famille ? demandai-je.– 616 –


– Rien, ou tout au moins peu de chose : tes parents avaientdécouvert chez le commissaire de police du quartier des Invalidesque l’enfant abandonné avenue de Breteuil avait été recueillipar un maçon de Chavanon, nommé Barberin, et ils étaient venuste chercher chez lui ; ne te trouvant pas, ils lui avaient demandéde les aider dans leurs recherches.– Il ne vous a pas dit leur nom, il ne vous a pas parlé deleur pays ?– Quand je lui ai posé ces questions, il m’a dit qu’il m’expliqueraitcela plus tard ; alors je n’ai pas insisté, comprenantbien qu’il faisait mystère du nom de tes parents de peur qu’ondiminuât le gain qu’il espérait tirer d’eux ; comme j’ai été unpeu ton père, il s’imaginait, ton Barberin, que je voulais me fairepayer ; aussi je l’ai envoyé promener, et depuis je ne l’ai pas revu; je ne me doutais guère qu’il était mort. De sorte que tu saisque tu as des parents, mais par suite des calculs de ce vieux grigou,tu ne sais ni qui ils sont, ni où ils sont.Je lui expliquai quelle était notre espérance, et il la confirmapar toutes sortes de bonnes raisons :– Puisque tes parents ont bien su découvrir Barberin àChavanon, puisque Barberin a bien su découvrir Garofoli et medécouvrir moi-même ici, on te trouvera bien à l’hôtel du Cantal ;restes-y donc.Ces paroles me furent douces, et elles me rendirent toutema gaieté : le reste de notre temps se passa à parler de Lise,d’Alexis et de mon ensevelissement dans la mine.– Quel terrible métier ! dit-il, quand je fus arrivé au boutde mon récit, et c’est celui de mon pauvre Alexis ; ah ! comme ilétait plus heureux à cultiver les giroflées.– 617 –


– Cela reviendra, dis-je.– Dieu t’entende, mon petit Rémi !La langue me démangea pour lui dire que mes parents leferaient bientôt sortir de prison, mais je pensai à temps qu’il neconvenait point de se vanter à l’avance des joies que l’on se proposaitde faire, et je me contentai de l’assurer que bientôt il seraiten liberté avec tous ses enfants autour de lui.– En attendant ce beau moment, me dit Mattia lorsquenous fûmes dans la rue, mon avis est que nous ne perdions pasnotre temps et que nous gagnions de l’argent.– Si nous avions employé moins de temps à gagner de l’argenten venant de Chavanon à Dreuzy et de Dreuzy à Paris, nousserions arrivés assez tôt à Paris pour voir Barberin.– Cela c’est vrai, et je me reproche assez moi-même det’avoir retardé, pour que tu ne me le reproches pas, toi.– Ce n’est pas un reproche, mon petit Mattia, je t’assure ;sans toi je n’aurais pas pu donner à Lise sa poupée, et sans toinous serions en ce moment sur le pavé de Paris, sans un soupour manger.– Eh bien alors, puisque j’ai eu raison de vouloir gagner del’argent, faisons comme si j’avais encore raison dans ce moment: d’ailleurs nous n’avons rien de mieux à faire qu’à chanteret à jouer notre répertoire ; attendons pour nous promener quenous ayons ta voiture, cela sera moins fatigant ; à Paris je suischez moi et je connais les bons endroits.– 618 –


Il les connaissait si bien, les bons endroits, places publiques,cours particulières, cafés, que le soir nous comptâmesavant de nous coucher une recette de quatorze francs.Alors, en m’endormant, je me répétai un mot que j’avaisentendu dire souvent à Vitalis, que la fortune n’arrive qu’à ceuxqui n’en ont pas besoin. Assurément une si belle recette était unsigne certain que d’un instant à l’autre, mes parents allaient arriver.J’étais si bien convaincu de la sûreté de mes pressentiments,que le lendemain je serais volontiers resté toute la journéeà l’hôtel ; mais Mattia me força à sortir ; il me força aussi àjouer, à chanter, et ce jour-là nous fîmes encore une recette deonze francs.– Si nous ne devions pas devenir riches bientôt par tes parents,disait Mattia, en riant, nous nous enrichirions nousmêmeset seuls, ce qui serait joliment beau.Trois jours se passèrent ainsi sans que rien de nouveau seproduisît et sans que la femme de l’hôtel répondît autre chose àmes questions toujours les mêmes que son éternel refrain :« Personne n’est venu demander Barberin et je n’ai pas reçu delettre pour vous ou pour Barberin » ; mais le quatrième jourenfin elle me tendit une lettre.C’était la réponse de mère Barberin, ou plus justement laréponse que mère Barberin m’avait fait écrire, puisqu’elle nesavait elle-même ni lire ni écrire.Elle me disait qu’elle avait été prévenue de la mort de sonhomme, et que peu de temps auparavant elle avait reçu de celuiciune lettre qu’elle m’envoyait, pensant qu’elle pouvait m’êtreutile, puisqu’elle contenait des renseignements sur ma famille.– 619 –


– Vite, vite, s’écria Mattia, lisons la lettre de Barberin.Ce fut la main tremblante et leur cœur serré que j’ouvriscette lettre :« Ma chère femme,« Je suis à l’hôpital, si malade que je crois que je ne me relèveraipas. Si j’en avais la force, je te dirais comment le malm’est arrivé ; mais ça ne servirait à rien ; il vaut mieux aller auplus pressé. C’est donc pour te dire que si je n’en réchappe pas,tu devras écrire à Greth and Galley, Green-square, Lincoln’s-Inn, à Londres ; ce sont des gens de loi chargés de retrouverRémi. Tu leur diras que seule tu peux leur donner des nouvellesde l’enfant, et tu auras soin de te faire bien payer ces nouvelles ;il faut que cet argent te fasse vivre heureuse dans ta vieillesse.Tu sauras ce que Rémi est devenu en écrivant à un nommé Acquin,ancien jardinier, maintenant détenu à la prison de Clichyà Paris. Fais écrire toutes tes lettres par M. le curé, car danscette affaire il ne faut se fier à personne. N’entreprends rienavant de savoir si je suis mort.« Je t’embrasse une dernière fois.« BARBERIN. »Je n’avais pas lu le dernier mot de cette lettre que Mattia seleva en faisant un saut.– En avant pour Londres ! cria-t-il.J’étais tellement surpris de ce que je venais de lire, que jeregardai Mattia sans bien comprendre ce qu’il disait.– 620 –


– Puisque la lettre de Barberin dit que ce sont des gens deloi anglais qui sont chargés de te retrouver, continua-t-il, celasignifie, n’est-ce pas, que tes parents sont Anglais.– Mais…– Cela t’ennuie, d’être Anglais ?– J’aurais voulu être du même pays que Lise et les enfants.– Moi j’aurais voulu que tu fusses Italien.– Si je suis Anglais, je serai du même pays qu’Arthur etmadame Milligan.– Comment, si tu es Anglais ? mais cela est certain ; si tesparents étaient Français ils ne chargeraient point, n’est-ce pas,des gens de loi anglais de rechercher en France l’enfant qu’ilsont perdu. Puisque tu es Anglais, il faut aller en Angleterre.C’est le meilleur moyen de te rapprocher de tes parents.– Si j’écrivais à ces gens de loi ?– Pourquoi faire ? On s’entend bien mieux en parlant qu’enécrivant. Quand nous sommes arrivés à Paris, nous avions 17francs ; nous avons fait un jour 14 francs de recette, puis 11, puis9, cela donne 51 francs, sur quoi nous avons dépensé 8 francs ; ilnous reste donc 43 francs, c’est plus qu’il ne faut pour aller àLondres ; on s’embarque à Boulogne sur des bateaux qui vousportent à Londres, et cela ne coûte pas cher.– Tu n’as pas été à Londres ?– Tu sais bien que non ; seulement nous avions au cirqueGassot deux clowns qui étaient Anglais, ils m’ont souvent parléde Londres et ils m’ont aussi appris bien des mots anglais pour– 621 –


que nous puissions parler ensemble sans que la mère Gassot,qui était curieuse comme une chouette, entendît ce que nousdisions ; lui en avons-nous baragouiné des sottises anglaises enpleine figure sans qu’elle pût se fâcher. Je te conduirai à Londres.– Moi aussi, j’ai appris l’anglais avec Vitalis.– Oui, mais depuis trois ans tu as dû l’oublier, tandis quemoi je le sais encore : tu verras. Et puis ce n’est pas seulementparce que je pourrais te servir que j’ai envie d’aller avec toi àLondres, et pour être franc, il faut que je te dise que j’ai encoreune autre raison.– Laquelle ?– Si tes parents venaient te chercher à Paris, ils pourraienttrès-bien ne pas vouloir m’emmener avec toi, tandis que quandje serai en Angleterre ils ne pourront pas me renvoyer.Une pareille supposition me paraissait blessante pour mesparents, mais enfin il était possible, à la rigueur, qu’elle fût raisonnable; n’eût-elle qu’une chance de se réaliser, c’était assezde cette chance unique pour que je dusse accepter l’idée de partirtout de suite pour Londres avec Mattia.– Partons, lui dis-je.– Tu veux bien ?En deux minutes nos sacs furent bouclés et nous descendîmesprêts à partir.Quand elle nous vit ainsi équipés, la maîtresse d’hôtelpoussa les hauts cris :– 622 –


– Le jeune monsieur, – c’était moi le monsieur, – n’attendaitdonc pas ses parents ? cela serait bien plus sage ; et puis lesparents verraient comme le jeune monsieur avait été bien soigné.– 623 –


Mais ce n’était pas cette éloquence qui pouvait me retenir :après avoir payé notre nuit, je me dirigeai vers la rue où Mattiaet Capi m’attendaient.– Mais votre adresse ? dit la vieille.Au fait il était peut-être sage de laisser mon adresse, jel’écrivis sur son livre.– À Londres ! s’écria-t-elle, deux jeunesses à Londres ! parles grands chemins ! sur la mer !Avant de nous mettre en route pour Boulogne, il fallait allerfaire nos adieux au père.Mais ils ne furent pas tristes ; le père fut heureux d’apprendreque j’allais bientôt retrouver ma famille, et moi j’eusplaisir à lui dire et à lui répéter que je ne tarderais pas à reveniravec mes parents pour le remercier.– À bientôt, mon garçon, et bonne chance ! si tu ne revienspas aussitôt que tu le voudrais, écris-moi.– Je reviendrai.Ce jour-là nous allâmes sans nous arrêter jusqu’à Moissellesoù nous couchâmes dans une ferme, car il importait de ménagernotre argent pour la traversée ; Mattia avait dit qu’elle necoûtait pas cher ; mais encore à combien montait ce pas cher ?Tout en marchant, Mattia m’apprenait des mots anglais,car j’étais fortement préoccupé par une question qui m’empêchaitde me livrer à la joie : mes parents comprendraient-ils lefrançais ou l’italien ? Comment nous entendre s’ils ne parlaientque l’anglais ? Comme cela nous gênerait ! Que dirais-je à mesfrères et à mes sœurs, si j’en avais ? Ne resterais-je point un– 624 –


étranger à leurs yeux tant que je ne pourrais m’entretenir aveceux ? Quand j’avais pensé à mon retour dans la maison paternelle,et bien souvent depuis mon départ de Chavanon, jem’étais tracé ce tableau, je n’avais jamais imaginé que je pourraisêtre ainsi paralysé dans mon élan. Il me faudrait longtempssans doute avant de savoir l’anglais, qui me paraissait une languedifficile.Nous mîmes huit jours pour faire le trajet de Paris à Boulogne,car nous nous arrêtâmes un peu dans les principales villesqui se trouvèrent sur notre passage : Beauvais, Abbeville, Montreuil-sur-Mer,afin de donner quelques représentations et dereconstituer notre capital.Quand nous arrivâmes à Boulogne nous avions encoretrente-deux francs dans notre bourse, c’est-à-dire beaucoupplus qu’il ne fallait pour payer notre passage.Comme Mattia n’avait jamais vu la mer, notre premièrepromenade fut pour la jetée : pendant quelques minutes il restales yeux perdus dans les profondeurs vaporeuses de l’horizon,puis, faisant claquer sa langue, il déclara que c’était laid, tristeet sale.Une discussion s’engage alors entre nous, car nous avionsbien souvent parlé de la mer et je lui avais toujours dit quec’était la plus belle chose qu’on pût voir ; je soutins mon opinion.– Tu as peut-être raison quand la mer est bleue comme turacontes que tu l’as vue à Cette, dit Mattia, mais quand elle estcomme cette mer, toute jaune et verte avec un ciel gris, et, degros nuages sombres, c’est laid, très-laid, et ça ne donne pasenvie d’aller dessus.– 625 –


Nous étions le plus souvent d’accord, Mattia et moi, oubien il acceptait mon sentiment, ou bien je partageais le sien,mais cette fois je persistai dans mon idée, et je déclarai mêmeque cette mer verte, avec ses profondeurs vaporeuses et ses grosnuages que le vent poussait confusément, était bien plus bellequ’une mer bleue sous un ciel bleu.– C’est parce que tu es Anglais que tu dis cela, répliquaMattia, et tu aimes cette vilaine mer parce qu’elle est celle deton pays.Le bateau de Londres partait le lendemain à quatre-heuresdu matin ; à trois heures et demie nous étions à bord et nousnous installions de notre mieux, à l’abri d’un amas de caissesqui nous protégeaient un peu contre une bise du nord humide etfroide.À la lueur de quelques lanternes fumeuses, nous vîmescharger le navire : les poulies grinçaient, les caisses qu’on descendaitdans la cale craquaient et les matelots, de temps entemps, lançaient quelques mots avec un accent rauque ; mais cequi dominait le tapage, c’était le bruissement de la vapeur quis’échappait de la machine en petits flocons blancs. Une clochetinta, des amarres tombèrent dans l’eau ; nous étions en route ;en route pour mon pays.J’avais souvent dit à Mattia qu’il n’y avait rien de si agréablequ’une promenade en bateau : on glissait doucement surl’eau sans avoir conscience de la route qu’on faisait, c’était vraimentcharmant, – un rêve.En parlant ainsi je songeais au Cygne et à notre voyage surle canal du Midi ; mais la mer ne ressemble pas à un canal. Àpeine étions-nous sortis de la jetée que le bateau sembla s’enfoncerdans la mer, puis il se releva, s’enfonça encore au plusprofond des eaux, et ainsi quatre ou cinq fois, de suite par de– 626 –


grands mouvements comme ceux d’une immense balançoire ;alors, dans ces secousses, la vapeur s’échappait de la cheminéeavec un bruit strident, puis tout à coup une sorte de silence sefaisait, et l’on n’entendait plus que les roues qui frappaientl’eau, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, selon l’inclinaison dunavire.– Elle est jolie, ta glissade ! me dit Mattia.Et je n’eus rien à lui répondre, ne sachant pas alors ce quec’était qu’une barre.Mais ce ne fut pas seulement la barre qui imprima cesmouvements de roulis et de tangage au navire, ce fut aussi lamer qui, au large, se trouva être assez grosse.Tout à coup Mattia, qui depuis assez longtemps ne parlaitplus, se souleva brusquement.– Qu’as-tu donc ? lui dis-je.– J’ai que ça danse trop et que j’ai mal au cœur.– C’est le mal de mer.– Pardi, je le sens bien !Et après quelques minutes il courut s’appuyer sur le borddu navire.Ah ! le pauvre Mattia, comme il fut malade ; j’eus beau leprendre dans mes bras et appuyer sa tête contre ma poitrine,cela ne le guérit point ; il gémissait, puis de temps en temps selevant vivement, il courait s’accouder sur le bord du navire, et cen’était qu’après quelques minutes qu’il revenait se blottir contremoi.– 627 –


Alors, chaque fois qu’il revenait ainsi, il me montrait lepoing, et, moitié riant, moitié colère, il disait :– Oh ! ces Anglais, ça n’a pas de cœur.– Heureusement.Quand le jour se leva, un jour pâle, vaporeux et sans soleil,nous étions en vue de hautes falaises blanches, et çà et là onapercevait des navires immobiles et sans voiles. Peu à peu leroulis diminua et notre navire glissa sur l’eau tranquille presqueaussi doucement que sur un canal. Nous n’étions plus en mer, etde chaque côté, tout au loin, on apercevait des rives boisées, ouplus justement on les devinait à travers les brumes du matin :nous étions entrés dans la Tamise.– Nous voici en Angleterre, dis-je à Mattia. Mais il reçutmal cette bonne nouvelle, et s’étalant de tout son long sur lepont :– Laisse-moi dormir, répondit-il.Comme je n’avais pas été malade pendant la traversée, jene me sentais pas envie de dormir ; j’arrangeai Mattia pour qu’ilfût le moins mal possible, et montant sur les caisses, je m’assissur les plus élevées avec Capi entre mes jambes.De là, je dominais la rivière et je voyais tout son cours dechaque côté, en amont, en arrière ; à droite s’étalait un grandbanc de sable que l’écume frangeait d’un cordon blanc, et à gaucheil semblait qu’on allait entrer de nouveau dans la mer.Mais ce n’était là qu’une illusion, les rives bleuâtre ne tardèrentpas à se rapprocher, puis à se montrer plus distinctementjaunes et vaseuses.– 628 –


Au milieu du fleuve se tenait toute une flotte de navires àl’ancre au milieu desquels couraient des vapeurs, des remorqueursqui déroulaient derrière eux de longs rubans de fuméenoire.Que de navires ! que de voiles ! Je n’avais jamais imaginéqu’une rivière pût être aussi peuplée, et si la Garonne m’avaitsurpris la Tamise m’émerveilla. Plusieurs de ces navires étaienten train d’appareiller et dans leur mâture on voyait des matelotscourir çà et là sur des échelles de corde qui, de loin, paraissaientfines comme des fils d’araignée.Derrière lui, notre bateau laissait un sillage écumeux aumilieu de l’eau jaune, sur laquelle flottaient des débris de toutessortes, des planches, des bouts de bois, des cadavres d’animauxtout ballonnés, des bouchons, des herbes ; de temps en tempsun oiseau aux grandes ailes s’abattait sur ces épaves, puis aussitôtil se relevait, pour s’envoler avec un cri perçant, sa pâturedans le bec.Pourquoi Mattia voulait-il dormir ? Il ferait bien mieux dese réveiller : c’était là un spectacle curieux qui méritait d’être vu.À mesure que notre vapeur remonta le fleuve, ce spectacledevint de plus en plus curieux, de plus en plus beau : ce n’étaitplus seulement les navires à voiles ou à vapeur qu’il était intéressantde suivre des yeux, les grands trois-mâts, les énormessteamers revenant des pays lointains, les charbonniers toutnoirs, les barques chargées de paille ou de foin qui ressemblaientà des meules de fourrages emportées par le courant, lesgrosses tonnes rouges, blanches, noires, que le flot faisait tournoyer; c’était encore ce qui se passait, ce qu’on apercevait surles deux rives, qui maintenant se montraient distinctement avectous leurs détails, leurs maisons coquettement peintes, leursvertes prairies, leurs arbres que la serpe n’a jamais ébranchés, et– 629 –


çà et là des ponts d’embarquement s’avançant au-dessus de lavase noire, des signaux de marée, des pieux verdâtres et gluants.Je restai ainsi longtemps, les yeux grands ouverts, ne pensantqu’à regarder, qu’à admirer.Mais voilà que sur les deux rives de la Tamise les maisonsse tassent les unes à côté des autres, en longues files rouges, l’airs’obscurcit ; la fumée et le brouillard se mêlent sans qu’on sachequi l’emporte en épaisseur du brouillard ou de la fumée, puis,au lieu d’arbres ou de bestiaux dans les prairies, c’est une forêtde mâts qui surgit tout à coup : les navires sont dans les prairies.N’y tenant plus, je dégringole de mon observatoire et jevais chercher Mattia : il est réveillé et le mal de mer étant guéri,il n’est plus de méchante humeur, de sorte qu’il veut bien monteravec moi sur mes caisses ; lui aussi est ébloui et il se frotteles yeux : çà et là des canaux viennent de prairies déboucherdans le fleuve, et ils sont pleins aussi de navires.Malheureusement le brouillard et la fumée s’épaississentencore. ; on ne voit plus autour de soi que par échappées ; etplus on avance, moins on voit clair.Enfin le navire ralentit sa marche, la machine s’arrête, descâbles sont jetés à terre ; nous sommes à Londres et nous débarquonsau milieu de gens qui nous regardent, mais qui nenous parlent pas.– Voilà le moment de te servir de ton anglais, mon petitMattia.Et Mattia, qui ne doute de rien, s’approche d’un groshomme à barbe rousse pour lui demander poliment, le chapeauà la main, le chemin de Green square.– 630 –


Il me semble que Mattia est bien longtemps à s’expliqueravec son homme qui, plusieurs fois, lui fait répéter les mêmesmots, mais je ne veux pas paraître douter du savoir de mon ami.Enfin il revient :– C’est très-facile, dit-il, il n’y a qu’à longer la Tamise ;nous allons suivre les quais.Mais il n’y a pas de quais à Londres, ou plutôt il n’y en avaitpas à cette époque, les maisons s’avançaient jusque dans la rivière; nous sommes donc obligés de suivre des rues qui nousparaissent longer la rivière.Elles sont bien sombres, ces rues, bien boueuses, bien encombréesde voitures, de caisses, de ballots, de paquets de touteespèce, et c’est difficilement que nous parvenons à nous faufilerau milieu de ces embarras sans cesse renaissants. J’ai attachéCapi avec une corde et je le tiens sur mes talons ; il n’est qu’uneheure et pourtant le gaz est allumé dans les magasins, il pleut dela suie.Vu sous cet aspect, Londres ne produit pas sur nous lemême sentiment que la Tamise.Nous avançons et de temps en temps Mattia demande sinous sommes loin encore de Lincoln’s Inn : il me rapporte quenous devons passer sous une grande porte qui barrera la rueque nous suivons. Cela me paraît bizarre, mais je n’ose pas luidire que je crois qu’il se trompe.Cependant il ne s’est point trompé et nous arrivons enfin àune arcade qui enjambe par-dessus la rue avec deux petites porteslatérales : c’est Temple-Bar. De nouveau nous demandonsnotre chemin et l’on nous répond de tourner à droite.– 631 –


Alors nous ne sommes plus dans une grande rue pleine demouvement et de bruit ; nous nous trouvons au contraire, dansdes petites ruelles silencieuses qui s’enchevêtrent les unes dansles autres, et il nous semble que nous tournons sur nous-mêmessans avancer comme dans un labyrinthe.Tout à coup au moment où nous nous croyons perdus,nous nous trouvons devant un petit cimetière plein de tombes,dont les pierres sont noires comme si on les avait peintes avecde la suie ou du cirage : c’est Green square.Pendant que Mattia interroge une ombre qui passe, jem’arrête pour tâcher d’empêcher mon cœur de battre, je ne respireplus et je tremble.Puis je suis Mattia et nous nous arrêtons devant une plaqueen cuivre sur laquelle nous lisons : Greth and Galley.Mattia s’avance pour tirer la sonnette, mais j’arrête sonbras.– Qu’as-tu ? me dit-il, comme tu es pâle.– Attends un peu que je reprenne courage. Il sonne et nousentrons.Je suis tellement troublé, que je ne vois pas très distinctementautour de moi ; il me semble que nous sommes dans unbureau et que deux ou trois personnes penchées sur des tablesécrivent à la lueur de plusieurs becs de gaz qui brûlent en chantant.C’est à l’une de ces personnes que Mattia s’adresse, carbien entendu je l’ai chargé de porter la parole. Dans ce qu’il ditreviennent plusieurs fois les mots de boy, family et Barberin ; je– 632 –


comprends qu’il explique que je suis le garçon que ma famille achargé Barberin de retrouver. Le nom de Barberin produit del’effet : on nous regarde, et celui à qui Mattia parlait se lève pournous ouvrir une porte.Nous entrons dans une pièce pleine de livres et de papiers :un monsieur est assis devant un bureau, et un autre en robe eten perruque, tenant à la main plusieurs sacs bleus, s’entretientavec lui.En peu de mots, celui qui nous précède explique qui noussommes, et alors les deux messieurs nous regardent de la têteaux pieds.– Lequel de vous est l’enfant élevé par Barberin ? dit enfrançais le monsieur assis devant le bureau.En entendant parler français, je me sens rassuré et j’avanced’un pas :– Moi, monsieur.– Où est Barberin ?– Il est mort.Les deux messieurs se regardent un moment, puis celui quia une perruque sur la tête sort en emportant ses sacs.– Alors, comment êtes-vous venus ? demande le monsieurqui avait commencé à m’interroger.– À pied jusqu’à Boulogne et de Boulogne à Londres en bateau; nous venons de débarquer.– Barberin vous avait donné de l’argent ?– 633 –


– Nous n’avons pas vu Barberin.– Alors comment avez-vous su que vous deviez venir ici ?Je fis aussi court que possible le récit qu’on me demandait.J’avais hâte de poser à mon tour quelques questions, unesurtout qui me brûlait les lèvres, mais je n’en eus pas le temps.Il fallut que je racontasse comment j’avais été élevé parBarberin, comment j’avais été vendu par celui-ci à Vitalis, commentà la mort de mon maître j’avais été recueilli par la familleAcquin, enfin comment le père ayant été mis en prison pourdettes, j’avais repris mon ancienne existence de musicien ambulant.À mesure que je parlais, le monsieur prenait des notes et ilme regardait d’une façon qui me gênait : il faut dire que son visageétait dur, avec quelque chose de fourbe dans le sourire.– Et quel est ce garçon, dit-il, en désignant Mattia du boutde sa plume de fer, comme s’il voulait lui darder une flèche.– Un ami, un camarade, un frère.– Très-bien ; simple connaissance faite sur les grands chemins,n’est-ce pas ?– Le plus tendre, le plus affectueux des frères.– Oh ! Je n’en doute pas.Le moment me parut venu de poser enfin la question quidepuis le commencement de notre entretien m’oppressait.– 634 –


– Ma famille, monsieur, habite l’Angleterre ?– Certainement elle habite Londres ; au moins en ce moment.– Alors je vais la voir ?– Dans quelques instants vous serez près d’elle. Je vaisvous faire conduire.Il sonna.– Encore un mot, monsieur, je vous prie : J’ai un père ?Ce fut à peine si je pus prononcer ce mot.– Non-seulement un père, mais une mère, des frères, dessœurs.– Ah ! monsieur.Mais la porte en s’ouvrant coupa mon effusion : je ne pusque regarder Mattia les yeux pleins de larmes.Le monsieur s’adressa en anglais à celui qui entrait et jecrus comprendre qu’il lui disait de nous conduire.Je m’étais levé.– Ah ! j’oubliais, dit le monsieur, votre nom est Driscoll,c’est le nom de votre père.Malgré sa mauvaise figure je crois que je lui aurais sauté aucou s’il m’en avait donné le temps ; mais de la main il nousmontra la porte et nous sortîmes.– 635 –


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XIIILa famille Driscoll.Le clerc qui devait me conduire chez mes parents était unvieux petit bonhomme ratatiné, parcheminé, ridé, vêtu d’un habitnoir râpé et lustré, cravaté de blanc ; lorsque nous fûmesdehors il se frotta les mains frénétiquement en faisant craquerles articulations de ses doigts et de ses poignets, secoua sesjambes comme s’il voulait envoyer au loin ses bottes éculées etlevant le nez en l’air, il aspira fortement le brouillard à plusieursreprises, avec la béatitude d’un homme qui a été enfermé.– Il trouve que ça sent bon, me dit Mattia en italien.Le vieux bonhomme nous regarda, et sans nous parler, ilnous fît « psit, psit », comme s’il s’était adressé à des chiens, cequi voulait dire que nous devions marcher sur ses talons et nepas le perdre.– 637 –


Nous ne tardâmes pas à nous trouver dans une grande rueencombrée de voitures ; il en arrêta au passage une dont le cocherau lieu d’être assis sur son siège derrière son cheval, étaitperché en l’air derrière et tout au haut d’une sorte de capote decabriolet ; je sus plus tard que cette voiture s’appelait un cab.Il nous fit monter dans cette voiture qui n’était pas closepar devant, et au moyen d’un petit judas ouvert dans la capote ilengagea un dialogue avec le cocher ; plusieurs fois le nom deBethnal-Green fut prononcé et je pensai que c’était le nom duquartier dans lequel demeuraient mes parents ; je savais quegreen en anglais veut dire vert et cela me donna l’idée que cequartier devait être planté de beaux arbres, ce qui tout naturellementme fut très-agréable ; cela ne ressemblerait point auxvilaines rues de Londres si sombres et si tristes que nous avionstraversées en arrivant ; c’était très-joli une maison dans unegrande ville, entourée d’arbres.La discussion fut assez longue entre notre conducteur et lecocher ; tantôt c’était l’un qui se haussait au judas pour donnerdes explications, tantôt c’était l’autre qui semblait vouloir seprécipiter de son siège par cette étroite ouverture pour dire qu’ilne comprenait absolument rien à ce qu’on lui demandait.Mattia et moi nous étions tassés dans un coin avec Capi entremes jambes, et, en écoutant cette discussion, je me disaisqu’il était vraiment bien étonnant qu’un cocher ne parût pasconnaître un endroit aussi joli que devait l’être Bethnal-Green ;il y avait donc bien des quartiers verts à Londres ? Cela étaitassez étonnant, car d’après ce que nous avions déjà vu, j’auraisplutôt cru à de la suie.Nous roulons assez vite dans des rues larges, puis dans desrues étroites, puis dans d’autres rues larges, mais sans presquerien voir autour de nous, tant le brouillard qui nous enveloppe– 638 –


est opaque ; il commence à faire froid, et cependant nouséprouvons un sentiment de gêne dans la respiration comme sinous étouffions. Quand je dis nous, il s’agit de Mattia et de moi,car notre guide paraît au contraire se trouver à son aise ; en toutcas, il respire l’air fortement, la bouche ouverte, en reniflant,comme s’il était pressé d’emmagasiner une grosse provisiond’air dans ses poumons, puis, de temps en temps, il continue àfaire craquer ses mains et à détirer ses jambes. Est-ce qu’il estresté pendant plusieurs années sans remuer et sans respirer ?Malgré l’émotion qui m’enfièvre à la pensée que dans quelquesinstants, dans quelques secondes peut-être, je vais embrassermes parents, mon père, ma mère, mes frères, messœurs, j’ai grande envie de voir la ville que nous traversons :n’est-ce pas ma ville, ma patrie ?Mais, j’ai beau ouvrir les yeux, je ne vois rien ou presquerien, si ce n’est les lumières rouges du gaz qui brûlent dans lebrouillard, comme dans un épais nuage de fumée ; c’est à peinesi on aperçoit les lanternes des voitures que nous croisons, et,de temps en temps nous nous arrêtons court, pour ne pas accrocherou pour ne pas écraser des gens qui encombrent les rues.Nous roulons toujours ; il y a déjà bien longtemps que noussommes sortis de chez Greth and Galley ; cela me confirme dansl’idée que mes parents demeurent à la campagne ; bientôt sansdoute nous allons quitter les rues étroites pour courir dans leschamps.Comme nous nous tenons la main, Mattia et moi, cettepensée que je vais retrouver mes parents me fait serrer lasienne ; il me semble qu’il est nécessaire de lui exprimer que jesuis son ami, en ce moment même, plus que jamais et pour toujours.– 639 –


Mais au lieu d’arriver dans la campagne, nous entrons dansdes rues plus étroites, et nous entendons le sifflet des locomotives.Alors je prie Mattia de demander à notre guide si nous n’allonspas enfin arriver chez mes parents ; la réponse de Mattiaest désespérante : il prétend que le clerc de Greth and Galley adit qu’il n’était jamais venu dans ce quartier de voleurs. Sansdoute Mattia se trompe, il ne comprend pas ce qu’on lui a répondu.Mais il soutient que thieves, le mot anglais dont le clercs’est servi, signifie bien voleurs en français, et qu’il en est sûr. Jereste un moment déconcerté, puis je me dis que si le clerc a peurdes voleurs, c’est que justement nous allons entrer dans la campagne,et que le mot green qui se trouve après Bethnal, s’appliquebien à des arbres et à des prairies. Je communique cetteidée à Mattia, et la peur du clerc nous fait beaucoup rire :comme les gens qui ne sont pas sortis des villes sont bêtes !Mais rien n’annonce la campagne : l’Angleterre n’est doncqu’une ville de pierre et de boue qui s’appelle Londres ? Cetteboue nous inonde dans notre voiture, elle jaillit jusque sur nousen plaques noires ; une odeur infecte nous enveloppe depuisassez longtemps déjà ; tout cela indique que nous sommes dansun vilain quartier, le dernier sans doute, avant d’arriver dans lesprairies de Bethnal-Green. Il me semble que nous tournons surnous-mêmes, et de temps en temps notre cocher ralentit samarche, comme s’il ne savait plus où il est. Tout à coup, il s’arrêteenfin brusquement, et notre judas s’ouvre.Alors une conversation ou plus justement une discussion,s’engage : Mattia me dit qu’il croit comprendre que notre cocherne veut pas aller plus loin, parce qu’il ne connaît pas son chemin; il demande des indications au clerc de Greth and Galley,et celui-ci continue à répondre qu’il n’est jamais venu dans cequartier de voleurs : j’entends le mot thieves.– 640 –


Assurément, ce n’est pas là Bethnal-Green.Que va-t-il se passer ?La discussion continue par le judas, et c’est avec une égalecolère que le cocher et le clerc s’envoient leurs répliques par cetrou.Enfin, le clerc après avoir donné de l’argent au cocher quimurmure, descend du cab, et de nouveau, il nous fait « psit,psit » ; il est clair que nous devons descendre à notre tour.Nous voilà dans une rue fangeuse, au milieu du brouillard ;une boutique est brillamment illuminée, et le gaz reflété par desglaces, par des dorures et par des bouteilles taillées à facettes, serépand dans la rue, où il perce le brouillard jusqu’au ruisseau :c’est une taverne, ou mieux ce que les Anglais nomment un ginpalace, un palais dans lequel on vend de l’eau-de-vie de genièvreet aussi des eaux-de-vie de toutes sortes, qui, les unescomme les autres, ont pour même origine l’alcool de grain ou debetterave.– Psit ! psit ! fait notre guide.Et nous entrons avec lui dans ce gin palace. Décidément,nous avons eu tort de croire que nous étions dans un misérablequartier ; je n’ai jamais vu rien de plus luxueux ; partout desglaces et des dorures, le comptoir est en argent. Cependant, lesgens qui se tiennent debout devant ce comptoir ou appuyés del’épaule contre les murailles ou contre les tonneaux sont déguenillés,quelques-uns n’ont pas de souliers, et leurs pieds nus quiont pataugé dans la boue des cloaques, sont aussi noirs que s’ilsavaient été cirés avec un cirage qui n’aurait pas encore eu letemps de sécher.– 641 –


Sur ce beau comptoir en argent, notre guide se fait servirun verre d’une liqueur blanche qui sent bon, et, après l’avoirvidé d’un trait avec l’avidité qu’il mettait, quelques instants auparavant,à avaler le brouillard, il engage une conversation avecl’homme aux bras nus jusqu’au coude qui l’a servi.– 642 –


Il n’est pas bien difficile de deviner qu’il demande sonchemin, et je n’ai pas besoin d’interroger Mattia.De nouveau nous cheminons sur les talons de notre guide ;maintenant la rue est si étroite que malgré le brouillard nousvoyons les maisons qui la bordent de chaque côté ; des cordessont tendues en l’air de l’une à l’autre de ces maisons, et çà et làdes linges et des haillons pendent à ces cordes. Assurément cen’est pas pour sécher qu’ils sont là.Où allons-nous ? Je commence à être inquiet, et de tempsen temps Mattia me regarde ; cependant il ne m’interroge pas.De la rue nous sommes passés dans une ruelle, puis dansune cour, puis dans une ruelle encore ; les maisons sont plusmisérables que dans le plus misérable village de France ; beaucoupsont en planches comme des hangars ou des étables, etcependant ce sont bien des maisons ; des femmes tête nue, etdes enfants grouillent sur les seuils.Quand une faible lueur nous permet de voir un peu distinctementautour de nous, je remarque que ces femmes sont pâles,leurs cheveux d’un blond de lin pendent sur leurs épaules ; lesenfants sont presque nus et les quelques vêtements qu’ils ontsur le dos sont en guenilles : dans une ruelle, nous trouvons desporcs qui farfouillent dans le ruisseau stagnant, d’où se dégageune odeur fétide.Notre guide ne tarde pas à s’arrêter ; assurément il est perdu; mais à ce moment vient à nous un homme vêtu d’une longueredingote bleue et coiffé d’un chapeau garni de cuir verni ;autour de son poignet, est passé un galon noir et blanc ; un étuiest suspendu à sa ceinture ; c’est un homme de police, un policeman.– 643 –


Une conversation s’engage, et bientôt nous nous remettonsen route, précédés du policeman ; nous traversons des ruelles,des cours, des rues tortueuses ; il me semble que çà et là desmaisons sont effondrées.Enfin nous nous arrêtons dans une cour dont le milieu estoccupé par une petite mare.– Red lion court, dit le policeman.Ces mots que j’ai entendu prononcer plusieurs fois déjà signifient: « Cour du Lion-Rouge », m’a dit Mattia.Pourquoi nous arrêtons-nous ? Il est impossible que noussoyons à Bethnal-Green ; est-ce que c’est dans cette cour quedemeurent mes parents ? Mais alors ?…Je n’ai pas le temps d’examiner ces questions qui passentdevant mon esprit inquiet ; le policeman a frappé à la ported’une sorte de hangar en planches et notre guide le remercie ;nous sommes donc arrivés.Mattia, qui ne m’a pas lâché la main, me la serre, et je serrela sienne.Nous nous sommes compris : l’angoisse qui étreint moncœur étreint le sien aussi.J’étais tellement troublé que je ne sais trop comment laporte à laquelle le policeman avait frappé nous fut ouverte, maisà partir du moment où nous fûmes entrés dans une vaste piècequ’éclairaient une lampe et un feu de charbon de terre brûlantdans une grille, mes souvenirs me reviennent.Devant ce feu, dans un fauteuil en paille qui avait la formed’une niche de saint, se tenait immobile comme une statue un– 644 –


vieillard à barbe blanche, la tête couverte d’un bonnet noir ; enface l’un de l’autre, mais séparés par une table, étaient assis unhomme et une femme ; l’homme avait quarante ans environ, ilétait vêtu d’un costume de velours gris, sa physionomie étaitintelligente mais dure ; la femme, plus jeune de cinq ou six ans,avait des cheveux blonds qui pendaient sur un châle à carreauxblancs et noirs croisé autour de sa poitrine ; ses yeux n’avaientpas de regard et l’indifférence ou l’apathie était empreinte surson visage qui avait dû être beau, comme dans ses gestes indolents; dans la pièce se trouvaient quatre enfants, deux garçonset deux filles, tous blonds, d’un blond de lin comme leur mère ;l’aîné des garçons paraissait être âgé de onze ou douze ans ; laplus jeune des petites filles avait trois ans à peine, elle marchaiten se traînant à terre.Je vis tout cela d’un coup d’œil et avant que notre guide, leclerc de Greth and Galley, eût achevé de parler.Que dit-il ? Je l’entendis à peine et je ne le compris pas dutout ; le nom de Driscoll, mon nom m’avait dit l’homme d’affaires,frappa seulement mon oreille.Tous les yeux s’étaient tournés vers Mattia et vers moi,même ceux du vieillard immobile ; seule la petite fille prêtaitattention à Capi.– Lequel de vous deux est Rémi ? demanda en françaisl’homme au costume de velours gris.Je m’avançai d’un pas.– Moi, dis-je.– Alors, embrasse ton père, mon garçon.– 645 –


Quand j’avais pensé à ce moment, je m’étais imaginé quej’éprouverais un élan qui me pousserait dans les bras de monpère ; je ne trouvai pas cet élan en moi. Cependant je m’avançaiet j’embrassai mon père.– Maintenant, me dit-il, voilà ton grand-père, ta mère, tesfrères et tes sœurs.J’allai à ma mère tout d’abord et la pris dans mes bras ; elleme laissa l’embrasser, mais elle-même elle ne m’embrassapoint, elle me dit seulement deux ou trois paroles que je necompris pas.– Donne une poignée de main à ton grand-père, me ditmon père, et vas-y doucement : il est paralysé.Je donnai aussi la main à mes deux frères et à ma sœur aînée; je voulus prendre la petite dans mes bras, mais comme elleétait occupée à flatter Capi, elle me repoussa.Tout en allant ainsi de l’un à l’autre, j’étais indigné contremoi-même : eh quoi ! je ne ressentais pas plus de joie à me retrouverenfin dans ma famille ; j’avais un père, une mère, desfrères, des sœurs, j’avais un grand-père, j’étais réuni à eux et jerestais froid ; j’avais attendu ce moment avec une impatiencefiévreuse, j’avais été fou de joie en pensant que moi aussi j’allaisavoir une famille, des parents à aimer, qui m’aimeraient, et jerestais embarrassé, les examinant tous curieusement, et netrouvant rien en mon cœur à leur dire, pas une parole de tendresse.J’étais donc un monstre ? Je n’étais donc pas digned’avoir une famille ?Si j’avais trouvé mes parents dans un palais au lieu de lestrouver dans un hangar, n’aurais-je pas éprouvé pour eux cessentiments de tendresse que quelques heures auparavant je ressentaisen mon cœur pour un père et une mère que je ne– 646 –


connaissais pas, et que je ne pouvais pas exprimer à un père et àune mère que je voyais ?Cette idée m’étouffa de honte : revenant devant ma mère,je la pris de nouveau dans mes bras et je l’embrassai à pleineslèvres : sans doute elle ne comprit pas ce qui provoquait cetélan, car au lieu de me rendre mes baisers, elle me regarda deson air indolent, puis s’adressant à son mari, mon père, enhaussant doucement les épaules, elle lui dit quelques mots queje ne compris pas, mais qui firent rire celui-ci : cette indifférenced’une part et d’autre part ce rire, me serrèrent le cœur à lebriser, il me semblait que cette effusion de tendresse ne méritaitpas qu’on la reçût ainsi.Mais on ne me laissa pas le temps de me livrer à mes impressions.– Et celui-là, demanda mon père en désignant Mattia, quelest-il ?J’expliquai quels liens m’attachaient à Mattia, et je le fis enm’efforçant de mettre dans mes paroles un peu de l’amitié quej’éprouvais, et aussi en tâchant d’expliquer la reconnaissanceque je lui devais.– Bon, dit mon père, il a voulu voir du pays. J’allais répondre; Mattia me coupa la parole :– Justement, dit-il.– Et Barberin ? demanda mon père. Pourquoi donc n’est-ilpas venu ?J’expliquai que Barberin était mort, ce qui avait été unegrande déception pour moi lorsque nous étions arrivés à Paris,– 647 –


après avoir appris à Chavanon par mère Barberin que mes parentsme cherchaient.Alors mon père traduisit à ma mère ce que je venais de direet je crus comprendre que celle-ci répondit que c’était très-bonou très-bien ; en tous cas elle prononça à plusieurs reprises lesmots well et good que je connaissais. Pourquoi était-il bon etbien que Barberin fût mort ? ce fut ce que je me demandai sanstrouver de réponse à cette question.– Tu ne sais pas l’anglais ? me demanda mon père.– Non ; je sais seulement le français et aussi l’italien pourl’avoir appris avec un maître à qui Barberin m’avait loué.– Vitalis ?– Vous avec su…– C’est Barberin qui m’a dit son nom, lorsqu’il y a quelquetemps je me suis rendu en France pour te chercher. Mais tu doisêtre curieux de savoir comment nous ne t’avons pas cherchépendant treize ans, et comment tout à coup nous avons eu l’idéed’aller trouver Barberin.– Oh ! oui, très-curieux, je vous assure, bien curieux.– Alors viens là auprès du feu, je vais te conter cela.En entrant j’avais déposé ma harpe contre la muraille, jedébouclai mon sac et pris la place qui m’était indiquée.Mais comme j’étendais mes jambes crottées et mouilléesdevant le feu, mon grand-père cracha de mon côté sans riendire, à peu près comme un vieux chat en colère ; je n’eus pas– 648 –


esoin d’autre explication pour comprendre que je le gênais, etje retirai mes jambes.– Ne fais pas attention, dit mon père, le vieux n’aime pasqu’on se mette devant son feu, mais si tu as froid chauffe-toi ; iln’y a pas besoin de se gêner avec lui.Je fus abasourdi d’entendre parler ainsi de ce vieillard àcheveux blancs ; il me semblait que si l’on devait se gêner avecquelqu’un, c’était précisément avec lui ; je tins donc mes jambessous ma chaise.– Tu es notre fils aîné, me dit mon père, et tu es né un anaprès mon mariage avec ta mère. Quand j’épousai ta mère, il yavait une jeune fille qui croyait que je la prendrais pour femme,et à qui ce mariage inspira une haine féroce contre celle qu’elleconsidérait comme sa rivale. Ce fut pour se venger que le jourjuste où tu atteignais tes six mois, elle te vola et t’emporta enFrance, à Paris, où elle t’abandonna dans la rue. Nous fîmestoutes les recherches possibles, mais cependant sans aller jusqu’àParis, car nous ne pouvions pas supposer qu’on t’avait portési loin. Nous ne te retrouvâmes point, et nous te croyionsmort et perdu à jamais, lorsqu’il y a trois mois, cette femme,atteinte d’une maladie mortelle, révéla, avant de mourir, la vérité.Je partis aussitôt pour la France et j’allai chez le commissairede police du quartier dans lequel tu avais été abandonné. Là onm’apprit que tu avais été adopté par un maçon de la Creuse, celui-làmême qui t’avait trouvé, et aussitôt je me rendis à Chavanon.Barberin me dit qu’il t’avait loué à Vitalis, un musicienambulant et que tu parcourais la France avec celui-ci. Comme jene pouvais pas rester en France et me mettre à la poursuite deVitalis, je chargeai Barberin de ce soin et lui donnai de l’argentpour venir à Paris. En même temps je lui recommandais d’avertirles gens de loi qui s’occupent de mes affaires, MM. Greth etGalley, quand il t’aurait retrouvé. Si je ne lui donnai point monadresse ici, c’est que nous n’habitons Londres que dans l’hiver ;– 649 –


pendant la belle saison nous parcourons l’Angleterre et l’Écossepour notre commerce de marchands ambulants avec nos voitureset notre famille. Voilà, mon garçon, comment tu as été retrouvé,et comment après treize ans, tu reprends ici ta place,dans la famille. Je comprends que tu sois un peu effarouché cartu ne nous connais pas, et tu n’entends pas ce que nous disonsde même que tu ne peux pas te faire entendre ; mais j’espèreque tu t’habitueras vite.Oui sans doute, je m’habituerais vite ; n’était-ce pas toutnaturel puisque j’étais dans ma famille, et que ceux avec qui j’allaisvivre étaient mes père et mère, mes frères et sœurs ?Les beaux langes n’avaient pas dit vrai ; pour mère Barberin,pour Lise, pour le père Acquin, pour ceux qui m’avaient secouru,c’était un malheur ; je ne pourrais pas faire pour eux ceque j’avais rêvé, car des marchands ambulants, alors surtoutqu’ils demeurent dans un hangar, ne doivent pas être bien riches; mais pour moi qu’importait après tout : j’avais une familleet c’était un rêve d’enfant de s’imaginer que la fortune seraitma mère : tendresse vaut mieux que richesse : ce n’était pasd’argent que j’avais besoin, c’était d’affection.Pendant que j’écoutais le récit de mon père, n’ayant desyeux et des oreilles que pour lui, on avait dressé le couvert sur latable : des assiettes à fleurs bleues, et dans un plat en métal ungros morceau de bœuf cuit au four avec des pommes de terretout autour.– Avez-vous faim, les garçons ? nous demanda mon pèreen s’adressant à Mattia et à moi.Pour toute réponse, Mattia montra ses dents blanches.– Eh bien, mettons-nous à table, dit mon père.– 650 –


Mais avant de s’asseoir, il poussa le fauteuil de mon grandpèrejusqu’à la table. Puis prenant place lui-même le dos au feu,il commença à couper le roast-beef et il nous en servit à chacunune belle tranche accompagnée de pommes de terre.Quoique je n’eusse pas été élevé dans des principes de civilité,ou plutôt pour dire vrai, bien que je n’eusse pas été élevé dutout, je remarquai que mes frères et ma sœur aînée mangeaientle plus souvent avec leurs doigts, qu’ils trempaient dans la sauceet qu’ils léchaient sans que mon père ni ma mère parussent s’enapercevoir ; quant à mon grand-père, il n’avait d’attention quepour son assiette, et la seule main dont il pût se servir allaitcontinuellement de cette assiette à sa bouche ; quand il laissaitéchapper un morceau de ses doigts tremblants mes frères semoquaient de lui.Le souper achevé, je crus que nous allions passer la soiréedevant le feu ; mais mon père me dit qu’il attendait des amis, etque nous devions nous coucher ; puis, prenant une chandelle, ilnous conduisit dans une remise qui tenait à la pièce où nousavions mangé : là se trouvaient deux de ces grandes voitures quiservent ordinairement aux marchands ambulants. Il ouvrit laporte de l’une et nous vîmes qu’il s’y trouvait deux lits superbes.– Voilà vos lits, dit-il ; dormezbien.Telle fut ma réception dans mafamille, – la famille Driscoll.– 651 –


XIVPère et mère honoreras.Mon père en se retirant, nous avait laissé la chandelle, maisil avait fermé en dehors la porte de notre voiture : nous n’avionsdonc qu’à nous coucher ; ce que nous fîmes au plus vite, sansbavarder comme nous en avions l’habitude tous les soirs, etsans nous raconter nos impressions de cette journée si remplie.– Bonsoir, Rémi, me dit Mattia.– Bonsoir, Mattia.Mattia n’avait pas plus envie de parler que je n’en avais enviemoi-même, et je fus heureux de son silence.Mais n’avoir pas envie de parler n’est pas avoir envie dedormir ; la chandelle éteinte, il me fut impossible de fermer les– 652 –


yeux, et je me mis à réfléchir à tout ce qui venait de se passer, enme tournant et me retournant dans mon étroite couchette.Tout en réfléchissant, j’entendais Mattia, qui occupait lacouchette placée au-dessus de la mienne, s’agiter et se tourneraussi, ce qui prouvait qu’il ne dormait pas mieux que moi.– Tu ne dors pas ? lui dis-je à voix basse.– Non, pas encore.– Es-tu mal ?– Non, je te remercie, je suis très-bien, au contraire, seulementtout tourne autour de moi, comme si j’étais encore sur lamer, et la voiture s’élève et s’enfonce, en roulant de tous côtés.Était-ce seulement le mal de mer qui empêchait Mattia des’endormir ? les pensées qui le tenaient éveillé n’étaient-ellespas les mêmes que les miennes ? Il m’aimait assez, et nousétions assez étroitement unis de cœur comme d’esprit pour qu’ilsentît ce que je sentais moi-même.Le sommeil ne vint pas, et le temps en s’écoulant, augmental’effroi vague qui m’oppressait : tout d’abord je n’avais pasbien compris l’impression qui dominait en moi parmi toutescelles qui se choquaient dans ma tête en une confusion tumultueuse,mais maintenant je voyais que c’était la peur. Peur dequoi ? Je n’en savais rien, mais enfin j’avais peur. Et ce n’étaitpas d’être couché dans cette voiture, au milieu de ce quartiermisérable de Bethnal-Green que j’étais effrayé. Combien de foisdans mon existence vagabonde avais-je passé des nuits n’étantpas protégé comme je l’étais en ce moment. J’avais conscienced’être à l’abri de tout danger, et cependant j’étais épouvanté ;plus je me raidissais contre cette épouvante, moins je parvenaisà me rassurer.– 653 –


Les heures s’écoulèrent les unes après les autres sans que jepusse me rendre compte de l’avancement de la nuit, car il n’yavait pas aux environs d’horloges qui sonnassent : tout à coupj’entendis un bruit assez fort à la porte de la remise, qui ouvraitsur une autre rue que la cour du Lion-Rouge ; puis après plusieursappels frappés à intervalles réguliers, une lueur pénétradans notre voiture.Surpris, je regardai vivement autour de moi, tandis queCapi, qui dormait contre ma couchette, se réveillait pour gronder; je vis alors que cette lueur nous arrivait par une petite fenêtrepratiquée dans la paroi de notre voiture, contre laquellenos lits étaient appliqués et que je n’avais pas remarquée en mecouchant parce qu’elle était recouverte à l’intérieur par un rideau; une moitié de cette fenêtre se trouvait dans le lit de Mattia,l’autre moitié dans le mien. Ne voulant pas que Capi réveillâttoute la maison, je lui posai une main sur la gueule, puis jeregardai au dehors.Mon père, entré sous la remise, avait vivement et sans bruitouvert la porte de la rue, puis il l’avait refermée de la même manièreaprès l’entrée de deux hommes lourdement chargés deballots qu’ils portaient sur leurs épaules.Alors il posa un doigt sur ses lèvres et de son autre mainqui tenait une lanterne sourde à volets, il montra la voiture danslaquelle nous étions couchés ; cela voulait dire qu’il ne fallaitpas faire de bruit de peur de nous réveiller.Cette attention me toucha et j’eus l’idée de lui crier qu’iln’avait pas besoin de se gêner pour moi, attendu que je ne dormaispas, mais comme c’aurait été réveiller Mattia, qui lui dormaittranquillement sans doute, je me tus.– 654 –


Mon père aida les deux hommes à se décharger de leursballots, puis il disparut un moment et revint bientôt avec mamère. Pendant son absence, les hommes avaient ouvert leurspaquets ; l’un était plein de pièces d’étoffes ; dans l’autre setrouvaient des objets de bonneterie, des tricots, des caleçons,des bas, des gants.Alors je compris ce qui tout d’abord m’avait étonné : cesgens étaient des marchands qui venaient vendre leurs marchandisesà mes parents.Mon père prenait chaque objet, l’examinait à la lumière desa lanterne, et le passait à ma mère qui avec des petits ciseauxcoupait les étiquettes, qu’elle mettait dans sa poche.Cela me parut bizarre, de même que l’heure choisie pourcette vente me paraissait étrange.Tout en procédant à cet examen, mon père adressait quelquesparoles à voix basse aux hommes qui avaient apporté cesballots : si j’avais su l’anglais, j’aurais peut-être entendu ces paroles,mais on entend mal ce qu’on ne comprend pas ; il n’y eutguère que le mot policemen, plusieurs fois répété, qui frappamon oreille.Lorsque le contenu des ballots eut été soigneusement visité,mes parents et les deux hommes sortirent de la remise pourentrer dans la maison, et de nouveau l’obscurité se fit autour denous ; il était évident qu’ils allaient régler leur compte.Je voulus me dire qu’il n’y avait rien de plus naturel que ceque je venais de voir, cependant je ne pus pas me convaincremoi-même, si grande que fût ma bonne volonté : pourquoi cesgens venant chez mes parents n’étaient-ils pas entrés par la courdu Lion-Rouge ? Pourquoi avait-on parlé de la police à voixbasse comme si l’on craignait d’être entendu du dehors ? Pour-– 655 –


quoi ma mère avait-elle coupé les étiquettes qui pendaient aprèsles effets qu’elle achetait ?Ces questions n’étaient pas faites pour m’endormir, etcomme je ne leur trouvais pas de réponse, je tâchais de les chasserde mon esprit, mais c’était en vain. Après un certain temps,je vis de nouveau la lumière emplir notre voiture, et de nouveauje regardai par la fente de mon rideau ; mais cette fois ce futmalgré moi et contre ma volonté, tandis que la première j’avaisété tout naturellement pour voir et savoir. Maintenant je medisais que je ne devrais pas regarder, et cependant je regardai.Je me disais qu’il vaudrait mieux sans doute ne pas savoir, etcependant je voulus voir.Mon père et ma mère étaient seuls ; tandis que ma mèrefaisait rapidement deux paquets des objets apportés, mon pèrebalayait un coin de la remise ; sous le sable sec qu’il enlevait àgrands coups de balai apparut bientôt une trappe : il la leva ;puis comme ma mère avait achevé de ficeler les deux ballots illes descendit par cette trappe dans une cave dont je ne vis pas laprofondeur, tandis que ma mère l’éclairait avec la lanterne ; lesdeux ballots descendus, il remonta, ferma la trappe et avec sonbalai replaça dessus le sable qu’il avait enlevé ; quand il eutachevé sa besogne il fut impossible de voir où se trouvait l’ouverturede cette trappe ; sur le sable ils avaient tous les deuxsemé des brins de paille comme il y en avait partout sur le sol dela remise.Ils sortirent.Au moment où ils fermaient doucement la porte de la maison,il me sembla que Mattia remuait dans sa couchette, commes’il reposait sa tête sur l’oreiller.Avait-il vu ce qui venait de se passer ?– 656 –


Je n’osai le lui demander : ce n’était plus une épouvantevague qui m’étouffait ; je savais maintenant pourquoi j’avaispeur : des pieds à la tête j’étais baigné dans une sueur froide.Je restai ainsi pendant toute la nuit ; un coq, qui chantadans le voisinage, m’annonça l’approche du matin ; alors seulementje m’endormis, mais d’un sommeil lourd et fiévreux,plein de cauchemars anxieux qui m’étouffaient.Un bruit de serrure me réveilla, et la porte de notre voiturefut ouverte ; mais, m’imaginant que c’était mon père qui venaitnous prévenir qu’il était temps de nous lever, je fermai les yeuxpour ne pas le voir.– C’est ton frère, me dit Mattia, qui nous donne la liberté ;il est déjà parti.Nous nous levâmes alors ; Mattia ne me demanda pas sij’avais bien dormi, et je ne lui adressai aucune question ; commeil me regardait à un certain moment, je détournai les yeux.Il fallut entrer dans la cuisine, mais mon père ni ma mèrene s’y trouvaient point ; mon grand-père était devant le feu, assisdans son fauteuil, comme s’il n’avait pas bougé depuis laveille, et ma sœur aînée, qui s’appelait Annie, essuyait la table,tandis que mon plus grand frère Allen balayait la pièce.J’allai à eux pour leur donner la main, mais ils continuèrentleur besogne sans me répondre.J’arrivai alors à mon grand-père, mais il ne me laissa pointapprocher, et comme la veille, il cracha de mon côté, ce quim’arrêta court.– Demande donc, dis-je à Mattia, à quelle heure je verraimon père et ma mère ce matin.– 657 –


Mattia fit ce que je lui disais, et mon grand-père en entendantparler anglais se radoucit ; sa physionomie perdit un peude son effrayante fixité et il voulut bien répondre.– Que dit-il ? demandai-je.– Que ton père est sorti pour toute la journée, que ta mèredort et que nous pouvons aller nous promener.– Il n’a dit que cela ? demandai-je, trouvant cette traductionbien courte.Mattia parut embarrassé.– Je ne sais pas si j’ai bien compris le reste, dit-il.– Dis ce que tu as compris.– Il me semble qu’il a dit que si nous trouvions une bonneoccasion en ville il ne fallait pas la manquer, et puis il a ajouté,cela j’en suis sûr : « Retiens ma leçon : il faut vivre aux dépensdes imbéciles. »Sans doute mon grand-père devinait ce que Mattia m’expliquait,car à ces derniers mots il fit de sa main qui n’était pasparalysée le geste de mettre quelque chose dans sa poche et enmême temps il cligna de l’œil.– Sortons, dis-je à Mattia.Pendant deux ou trois heures, nous nous promenâmes auxenvirons de la cour du Lion-Rouge, n’osant pas nous éloigner depeur de nous égarer ; et le jour Bethnal-Green me parut encoreplus affreux qu’il ne s’était montré la veille dans la nuit : partout– 658 –


dans les maisons aussi bien que dans les gens, la misère avec cequ’elle a de plus attristant.Nous regardions, Mattia et moi, mais nous ne disions rien.Tournant sur nous-mêmes, nous nous trouvâmes à l’un desbouts de notre cour et nous rentrâmes.Ma mère avait quitté sa chambre ; de la porte je l’aperçus latête appuyée sur la table : m’imaginant qu’elle était malade, jecourus à elle pour l’embrasser, puisque je ne pouvais pas luiparler.Je la pris dans mes bras, elle releva la tête en la balançant,puis elle me regarda, mais assurément sans me voir ; alors jerespirai une odeur de genièvre qu’exhalait son haleine chaude.Je reculai. Elle laissa retomber sa tête sur ses deux bras étaléssur la table.– Gin, dit mon grand-père.Et il me regarda en ricanant, disant quelques mots que jene compris pas.Tout d’abord je restai immobile comme si j’étais privé desentiment, puis après quelques secondes je regardai Mattia, quilui-même me regardait avec des larmes dans les yeux.Je lui fis un signe et de nouveau nous sortîmes.Pendant assez longtemps nous marchâmes côte à côte,nous tenant par la main, ne disant rien et allant droit devantnous sans savoir où nous nous dirigions.– Où donc veux-tu aller ainsi ? demanda Mattia avec unecertaine inquiétude.– 659 –


– Je ne sais pas ; quelque part où nous pourrons causer ;j’ai à te parler, et ici, dans cette foule, je ne pourrais pas.En effet, dans ma vie errante, par les champs et par lesbois, je m’étais habitué, à l’école de Vitalis, à ne jamais rien dired’important quand nous nous trouvions au milieu d’une rue deville ou de village, et lorsque j’étais dérangé par les passants jeperdais tout de suite mes idées : or, je voulais parler à Mattiasérieusement en sachant bien ce que je dirais.Au moment où Mattia me posait cette question, nous arrivionsdans une rue plus large que les ruelles d’où nous sortions,et il me sembla apercevoir des arbres au bout de cette rue :c’était peut-être la campagne : nous nous dirigeâmes de ce côté.Ce n’était point la campagne, mais c’était un parc immense avecde vastes pelouses vertes et des bouquets de jeunes arbres çà etlà. Nous étions là à souhait pour causer.Ma résolution était bien prise, et je savais ce que je voulaisdire :– Tu sais que je t’aime, mon petit Mattia, dis-je à mon camaradeaussitôt que nous fûmes assis dans un endroit écarté etabrité, et tu sais bien, n’est-ce pas, que c’est par amitié que jet’ai demandé de m’accompagner chez mes parents. Tu ne douterasdonc pas de mon amitié, n’est-ce pas, quoi que je te demande.– Que tu es bête ! répondit-il en s’efforçant de sourire.– Tu voudrais rire pour que je ne m’attendrisse pas, maiscela ne fait rien, si je m’attendris ; avec qui puis-je pleurer si cen’est avec toi ?– 660 –


Et me jetant dans les bras de Mattia, je fondis en larmes ;jamais je ne m’étais senti si malheureux quand j’étais seul, perduau milieu du vaste monde.Après une crise de sanglots, je m’efforçai de me calmer ; cen’était pas pour me faire plaindre par Mattia que je l’avais amenédans ce parc, ce n’était pas pour moi, c’était pour lui.– Mattia, lui dis-je, il faut partir, il faut retourner enFrance.– Te quitter, jamais !– Je savais bien à l’avance que ce serait là ce que tu me répondrais,et je suis heureux, bien heureux, je t’assure, que tum’aies dit que tu ne me quitterais jamais, cependant il faut mequitter, il faut retourner en France, en Italie, où tu voudras, peuimporte, pourvu que tu ne restes pas en Angleterre.– Et toi, où veux-tu aller ? où veux-tu que nous allions ?– Moi ! Mais il faut que je reste ici, à Londres, avec ma famille; n’est-ce pas mon devoir d’habiter près de mes parents ?Prends ce qui nous reste d’argent et pars.– Ne dis pas cela, Rémi, s’il faut que quelqu’un parte, c’esttoi, au contraire.– Pourquoi ?– Parce que…. Il n’acheva pas et détourna les yeux devant mon regard interrogateur.– 661 –


– Mattia, réponds-moi en toute sincérité, franchement,sans ménagement pour moi, sans peur ; tu ne dormais pas cettenuit ? tu as vu ?Il tint ses yeux baissés, et d’une voix étouffée :– Je ne dormais pas, dit-il.– Qu’as-tu vu ?– Tout.– Et as-tu compris ?– Que ceux qui vendaient ces marchandises ne les avaientpas achetées. Ton père les a grondés d’avoir frappé à la porte dela remise et non à celle de la maison ; ils ont répondu qu’ilsétaient guettés par les policemen.– Tu vois donc bien qu’il faut que tu partes, lui dis-je.– S’il faut que je parte, il faut que tu partes aussi, cela n’estpas plus utile pour l’un que pour l’autre.– Quand je t’ai demandé de m’accompagner, je croyais,d’après ce que m’avait dit mère Barberin, et aussi d’après mesrêves, que ma famille pourrait nous faire instruire tous les deux,et que nous ne nous séparerions pas ; mais les choses ne sontpas ainsi ; le rêve était… un rêve ; il faut donc que nous nousséparions.– Jamais !– Écoute-moi bien, comprends-moi, et n’ajoute pas à monchagrin. Si à Paris nous avions rencontré Garofoli, et si celui-cit’avait repris, tu n’aurais pas voulu, n’est-ce pas, que je restasse– 662 –


avec toi, et ce que je te dis en ce moment, tu me l’aurais dit. Il nerépondit pas.– Est-ce vrai ? dis-moi si c’est vrai. Après un moment deréflexion il parla :– À ton tour écoute-moi, dit-il, écoute-moi bien : quand, àChavanon, tu m’as parlé de ta famille qui te cherchait, cela m’afait un grand chagrin ; j’aurais dû être heureux de savoir que tuallais retrouver tes parents, j’ai été au contraire fâché. Au lieu depenser à ta joie et à ton bonheur, je n’ai pensé qu’à moi : je mesuis dit que tu aurais des frères et des sœurs que tu aimeraiscomme tu m’aimais, plus que moi peut-être, des frères et dessœurs riches, bien élevés, instruits, des beaux messieurs, desbelles demoiselles, et j’ai été jaloux. Voilà ce qu’il faut que tusaches, voilà la vérité qu’il faut que je te confesse pour que tume pardonnes, si tu peux me pardonner d’aussi mauvais sentiments.– Oh ! Mattia !– Dis, dis-moi que tu me pardonnes.– De tout mon cœur ; j’avais bien vu ton chagrin, je ne t’enai jamais voulu.– Parce que tu es bête ; tu es une trop bonne bête ; il fauten vouloir à ceux qui sont méchants, et j’ai été méchant. Mais situ me pardonnes, parce que tu es bon, moi, je ne me pardonnepas, parce que moi, je ne suis pas bon. Tu ne sais pas tout encore: je me disais : je vais avec lui en Angleterre parce qu’il fautvoir ; mais quand il sera heureux, bien heureux, quand il n’auraplus le temps de penser à moi, je me sauverai, et, sansm’arrêter, je m’en irai jusqu’à Lucca pour embrasser Cristina.Mais voilà qu’au lieu d’être riche et heureux, comme nousavions cru que tu le serais, tu n’es pas riche et tu es… c’est-à-– 663 –


dire tu n’es pas ce que nous avions cru ; alors je ne dois pas partir,et ce n’est pas Cristina, ce n’est pas ma petite sœur que jedois embrasser, c’est mon camarade, c’est mon ami, c’est monfrère, c’est Rémi.Disant cela, il me prit la main et me l’embrassa ; alors leslarmes emplirent mes yeux, mais elles ne furent plus amères etbrûlantes comme celles que je venais de verser.Cependant, si grande que fût mon émotion, elle ne me fitpas abandonner mon idée :– Il faut que tu partes, il faut que tu retournes en France,que tu voies Lise, le père Acquin, mère Barberin, tous mes amis,et que tu leur dises pourquoi je ne fais pas pour eux ce que jevoulais, ce que j’avais rêvé, ce que j’avais promis. Tu expliquerasque mes parents ne sont pas riches comme nous avions cru, etce sera assez pour qu’on m’excuse. Tu comprends, n’est-ce pas ?Ils ne sont pas riches, cela explique tout : ce n’est pas une hontede n’être pas riche.– Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas riches que tu veuxque je parte ; aussi je ne partirai pas.– Mattia, je t’en prie, n’augmente pas ma peine, tu voiscomme elle est grande.– Oh ! je ne veux pas te forcer à me dire ce que tu as hontede m’expliquer. Je ne suis pas malin, je ne suis pas fin, mais si jene comprends pas tout ce qui devait m’entrer là, – il frappa satête, je sens ce qui m’atteint là, – il mit sa main sur son cœur. Cen’est pas parce que tes parents sont pauvres que tu veux que jeparte, ce n’est pas parce qu’ils ne peuvent pas me nourrir, car jene leur serais pas à charge et je travaillerais pour eux, c’est…c’est parce que, – après ce que tu as vu cette nuit, – tu as peurpour moi.– 664 –


– Mattia, ne dis pas cela.– Tu as peur que je n’en arrive à couper les étiquettes desmarchandises qui n’ont pas été achetées.– Oh ! tais-toi, Mattia, mon petit Mattia, tais-toi !Et je cachai entre mes mains mon visage rouge de honte.– Eh bien ! si tu as peur pour moi, continua Mattia, moi j’aipeur pour toi, et c’est pour cela que je te dis : « Partons ensemble,retournons en France pour revoir mère Barberin, Lise et tesamis. »– C’est impossible ! Mes parents ne te sont rien, tu ne leurdois rien ; moi, ils sont mes parents, je dois rester avec eux.– Tes parents ! Ce vieux paralysé, ton grand-père ! cettefemme, couchée sur la table, ta mère !Je me levai vivement, et, sur le ton du commandement,non plus sur celui de la prière, je m’écriai :– Tais-toi, Mattia, ne parle pas ainsi, je te le défends ! C’estde mon grand-père, c’est de ma mère que tu parles : je dois leshonorer, les aimer.– Tu le devrais s’ils étaient réellement tes parents ; maiss’ils ne sont ni ton grand-père, ni ton père, ni ta mère, dois-tuquand même les honorer et les aimer ?– Tu n’as donc pas écouté le récit de mon père ?– 665 –


– Qu’est-ce qu’il prouve ce récit ? Ils ont perdu un enfantdu même âge que toi ; ils l’ont fait chercher et ils en ont retrouvéun du même âge que celui qu’ils avaient perdu ; voilà tout.– Tu oublies que l’enfant qu’on leur avait volé a été abandonnéavenue de Breteuil, et que c’est avenue de Breteuil quej’ai été trouvé le jour même où le leur avait été perdu.– Pourquoi deux enfants n’auraient-ils pas été abandonnésavenue de Breteuil le même jour ? Pourquoi le commissaire depolice ne se serait-il pas trompé en envoyant M. Driscoll à Chavanon? Cela est possible.– Cela est absurde.– Peut-être bien ; ce que je dis, ce que j’explique, peut êtreabsurde, mais c’est parce que je le dis et l’explique mal, parceque j’ai une pauvre tête ; un autre que moi l’expliquerait mieux,et cela deviendrait raisonnable ; c’est moi qui suis absurde, voilàtout.– Hélas ! non, ce n’est pas tout.– Enfin tu dois faire attention que tu ne ressembles ni à tonpère ni à ta mère, et que tu n’as pas les cheveux blonds, commetes frères et sœurs qui tous, tu entends bien, tous, sont dumême blond ; pourquoi ne serais-tu pas comme eux ? D’un autrecôté, il y a une chose bien étonnante : comment des gens quine sont pas riches ont-ils dépensé tant d’argent pour retrouverun enfant ? Pour toutes ces raisons, selon moi, tu n’es pas unDriscoll ; je sais bien que je ne suis qu’une bête, on me l’a toujoursdit, c’est la faute de ma tête. Mais tu n’es pas un Driscoll,et tu ne dois pas rester avec les Driscoll. Si tu veux, malgré tout,y rester, je reste avec toi ; mais tu voudras bien écrire à mèreBarberin pour lui demander de nous dire au juste commentétaient tes langes ; quand nous aurons sa lettre, tu interrogeras– 666 –


celui que tu appelles ton père, et alors nous commenceronspeut-être à voir un peu plus clair ; jusque-là je ne bouge pas, etmalgré tout je reste avec toi ; s’il faut travailler, nous travailleronsensemble.– Mais si un jour on cognait sur la tête de Mattia ? Il se mità sourire tristement :– Ce ne serait pas là le plus dur : est-ce que les coups fontdu mal quand on les reçoit pour son ami ?– 667 –


XVCapi perverti.Ce fut seulement à la nuit tombante que nous rentrâmescour du Lion-Rouge : nous passâmes toute notre journée à nouspromener dans ce beau parc, en causant, après avoir déjeunéd’un morceau de pain que nous achetâmes.Mon père était de retour à la maison et ma mère était debout: ni lui, ni elle, ne nous firent d’observations sur notre longuepromenade ; ce fut seulement après le souper que mon pèrenous dit qu’il avait à nous parler à tous deux, à Mattia et à moi,et pour cela il nous fit venir devant la cheminée, ce qui nous valutun grognement du grand-père qui décidément était férocepour garder sa part de feu.– Dites-moi donc un peu comment vous gagniez votre vieen France ? demanda mon père.– 668 –


Je fis le récit qu’il nous demandait.– Ainsi vous n’avez jamais eu peur de mourir de faim ?– Jamais ; non-seulement nous avons gagné notre vie,mais encore nous avons gagné de quoi acheter une vache, ditMattia avec assurance.Et à son tour il raconta l’acquisition de notre vache.– Vous avez donc bien du talent ? demanda mon père ;montrez-moi un peu de quoi vous êtes capables.Je pris ma harpe et jouai un air, mais ce ne fut pas machanson napolitaine.– Bien, bien, dit mon père, et Mattia que sait-il ? Mattiaaussi joua un morceau de violon et un autre de cornet à piston.Ce fut ce dernier qui provoqua les applaudissements desenfants, qui nous écoutaient rangés en cercle autour de nous.– Et Capi ? demanda mon père, de quoi joue-t-il ? Je nepense pas que c’est pour votre seul agrément que vous traînezun chien avec vous ; il doit être en état de gagner au moins sanourriture.J’étais fier des talents de Capi, non-seulement pour lui,mais encore pour Vitalis ; je voulus qu’il jouât quelques-uns destours de son répertoire, et il obtint auprès des enfants son succèsaccoutumé.– Mais c’est une fortune, ce chien-là, dit mon père.– 669 –


Je répondis à ce compliment en faisant l’éloge de Capi et enassurant qu’il était capable d’apprendre en peu de temps tout cequ’on voulait bien lui montrer, même ce que les chiens ne savaientpas faire ordinairement.– 670 –


Mon père traduisit mes paroles en anglais, et il me semblaqu’il y ajoutait quelques mots que je ne compris pas, mais quifirent rire tout le monde, ma mère, les enfants, et mon grandpèreaussi, qui cligna de l’œil à plusieurs reprises en criant :« fin dog », ce qui veut dire beau chien ; mais Capi n’en fut pasplus fier.– Puisqu’il en est ainsi, continua mon père, voici ce que jevous propose ; mais avant tout, il faut que Mattia dise s’il luiconvient de rester en Angleterre, et s’il veut demeurer avecnous.– Je désire rester avec Rémi, répondit Mattia, qui étaitbeaucoup plus fin qu’il ne disait et même qu’il ne croyait, etj’irai partout où ira Rémi.Mon père, qui ne pouvait pas deviner ce qu’il y avait desous-entendu dans cette réponse, s’en montra satisfait.– Puisqu’il en est ainsi, dit-il, je reviens à ma proposition :Nous ne sommes pas riches, et nous travaillons tous pour vivre ;l’été nous parcourons l’Angleterre, et les enfants vont offrir mesmarchandises à ceux qui ne veulent pas se déranger pour venirjusqu’à nous ; mais l’hiver nous n’avons pas grand’chose à faire ;tant que nous serons à Londres, Rémi et Mattia pourront allerjouer de la musique dans les rues, et je ne doute pas qu’ils negagnent bientôt de bonnes journées, surtout quand nous approcheronsdes fêtes de Noël, de ce que nous appelons les waits ouveillées. Mais comme il ne faut pas faire du gaspillage en cemonde, Capi ira donner des représentations avec Allen et Ned.– Capi ne travaille bien qu’avec moi, dis-je vivement ; car ilne pouvait pas me convenir de me séparer de lui.– Il apprendra à travailler avec Allen et Ned, sois tranquille,et en vous divisant ainsi vous gagnerez beaucoup plus.– 671 –


– Mais je vous assure qu’il ne fera rien de bon ; et d’autrepart nos recettes à Mattia et à moi seront moins fortes ; nousgagnerions davantage avec Capi.– Assez causé, me dit mon père, quand j’ai dit une chose,j’entends qu’on la fasse et tout de suite, c’est la règle de la maison,j’entends que tu t’y conformes, comme tout le monde.Il n’y avait pas à répliquer, et je ne dis rien, mais tout bas jepensai que mes beaux rêves pour Capi se réalisaient aussi tristementque pour moi : nous allions donc être séparés ! quel chagrinpour lui et pour moi !Nous gagnâmes notre voiture pour nous coucher, mais cesoir-là, mon père ne nous enferma point.Comme je me couchais, Mattia, qui avait été plus de tempsque moi à se déshabiller, s’approcha de mon oreille, et me parlantd’une voix étouffée :– Tu vois, dit-il, que celui que tu appelles ton père ne tientpas seulement à avoir des enfants qui travaillent pour lui, il luifaut encore des chiens ; cela ne t’ouvre-t-il pas les yeux enfin ?demain nous écrirons à mère Barberin.Mais le lendemain il fallut faire la leçon à Capi ; je le prisdans mes bras, et doucement, en l’embrassant souvent sur lenez, je lui expliquai ce que j’attendais de lui : pauvre chien,comme il me regardait, comme il m’écoutait.Quand je remis sa laisse dans la main d’Allen, je recommençaimes explications, et il était si intelligent, si docile, qu’ilsuivit mes deux frères d’un air triste mais enfin sans résistance.– 672 –


Pour Mattia et pour moi, mon père voulut nous conduirelui-même dans un quartier où nous avions chance de faire debonnes recettes, et nous traversâmes tout Londres pour arriverdans une partie de la ville où il n’y avait que de belles maisonsavec des portiques, dans des rues monumentales bordées dejardins : dans ces splendides rues aux larges trottoirs, plus depauvres gens en guenilles et à mine famélique, mais de bellesdames aux toilettes voyantes, des voitures dont les panneauxbrillaient comme des glaces, des chevaux magnifiques queconduisaient de gros et gras cochers aux cheveux poudrés.Nous ne rentrâmes que tard à la cour du Lion-Rouge, car ladistance est longue du West-End à Bethnal-Green, et j’eus lajoie de retrouver Capi, bien crotté mais de bonne humeur.Je fus si content de le revoir qu’après l’avoir bien frottéavec de la paille sèche, je l’enveloppai dans ma peau de moutonet le couchai dans mon lit ; qui fut le plus heureux de lui ou demoi ? cela serait difficile à dire.Les choses continuèrent ainsi pendant plusieurs jours ;nous partions le matin et nous ne revenions que le soir aprèsavoir joué notre répertoire tantôt dans un quartier, tantôt dansun autre, tandis que de son côté, Capi allait donner des représentationssous la direction d’Allen et de Ned ; mais un soir,mon père me dit que le lendemain je pourrais prendre Capi avecmoi, attendu qu’il garderait Allen et Ned à la maison.Cela nous fît grand plaisir et nous nous promîmes bien,Mattia et moi, de faire une assez belle recette avec Capi, pourque désormais on nous le donnât toujours ; il s’agissait de reconquérirCapi, et nous ne nous épargnerions ni l’un ni l’autre.Nous lui fîmes donc subir une sévère toilette le matin et,après déjeuner, nous nous mîmes en route pour le quartier oùl’expérience nous avait appris « que l’honorable société mettait– 673 –


le plus facilement la main à la poche ». Pour cela il nous fallaittraverser tout Londres de l’est à l’ouest par Old street, Holbornet Oxford street.Par malheur pour le succès de notre entreprise depuis deuxjours le brouillard ne s’était pas éclairci ; le ciel, ou ce qui tientlieu de ciel à Londres, était un nuage de vapeurs orangées, etdans les rues flottait une sorte de fumée grisâtre qui ne permettaità la vue de s’étendre qu’à quelques pas : on sortirait peu, etdes fenêtres derrière lesquelles on nous écouterait, on ne verraitguère Capi ; c’était là une fâcheuse condition pour notre recette; aussi Mattia injuriait-il le brouillard, ce maudit fog, sansse douter du service qu’il devait nous rendre à tous les troisquelques instants plus tard.Cheminant rapidement, en tenant Capi sur nos talons parun mot que je lui disais de temps en temps, ce qui avec lui valaitmieux que la plus solide chaîne, nous étions arrivés dans Holbornqui, on le sait, est une des rues les plus fréquentées et lesplus commerçantes de Londres. Tout à coup je m’aperçus queCapi ne nous suivait plus. Qu’était-il devenu ? cela était extraordinaire.Je m’arrêtai pour l’attendre en me jetant dans l’enfoncementd’une allée, et je sifflai doucement, car nous ne pouvionspas voir au loin. J’étais déjà anxieux, craignant qu’il ne nous eûtété volé, quand il arriva au galop, tenant dans sa gueule unepaire de bas de laine et frétillant de la queue : posant ses pattesde devant contre moi il me présenta ces bas en me disant de lesprendre ; il paraissait tout fier, comme lorsqu’il avait bien réussiun de ses tours les plus difficiles, et venait demander mon approbation.Cela s’était fait en quelques secondes et je restais ébahi,quand brusquement Mattia prit les bas d’une main et de l’autrem’entraîna dans l’allée.– Marchons vite, me dit-il, mais sans courir.– 674 –


Ce fut seulement au bout de plusieurs minutes qu’il medonna l’explication de cette fuite.– Je restais comme toi à me demander d’où venait cettepaire de bas, quand j’ai entendu un homme dire : Où est-il levoleur ? le voleur c’était Capi, tu le comprends ; sans le brouillardnous étions arrêtés comme voleurs.Je ne comprenais que trop, je restai un moment suffoqué :ils avaient fait un voleur de Capi, du bon, de l’honnête Capi !– Rentrons à la maison, dis-je à Mattia, et tiens Capi enlaisse.Mattia ne me dit pas un mot et nous rentrâmes cour duLion-Rouge en marchant rapidement. Le père, la mère et lesenfants étaient autour de la table occupés à plier des étoffes : jejetai la paire de bas sur la table, ce qui fit rire Allen et Ned.– Voici une paire de bas, dis-je, que Capi vient de voler, caron a fait de Capi un voleur : je pense que ç’a été pour jouer.Je tremblais en parlant ainsi, et cependant je ne m’étaisjamais senti aussi résolu.– Et si ce n’était pas un jeu, demanda mon père, que feraistu,je te prie ?– J’attacherais une corde au cou de Capi, et quoique jel’aime bien, j’irais le noyer dans la Tamise : je ne veux pas queCapi devienne un voleur, pas plus que j’en deviendrai un moimême; si je pensais que cela doive arriver jamais, j’irais menoyer avec lui tout de suite.– 675 –


Mon père me regarda en face et il fit un geste de colèrecomme pour m’assommer ; ses yeux me brûlèrent ; cependant jene baissai pas les miens ; peu à peu son visage contracté se détendit.– Tu as eu raison de croire que c’était un jeu, dit-il ; aussipour que cela ne se reproduise plus, Capi désormais ne sortiraqu’avec toi.– 676 –


XVILes beaux langes ont menti.À toutes mes avances, mes frères Allen et Ned n’avaientjamais répondu que par une antipathie hargneuse, et tout ceque j’avais voulu faire pour eux, ils l’avaient mal accueilli : évidemmentje n’étais pas un frère à leurs yeux.Après l’aventure de Capi, la situation se dessina nettemententre nous, et je leur signifiai, non en paroles, puisque je ne savaispas m’exprimer facilement en anglais, mais par une pantomimevive et expressive, où mes deux poings jouèrent le principalrôle, que s’ils tentaient jamais la moindre chose contre Capi,ils me trouveraient là pour le défendre ou le venger.N’ayant pas de frères, j’aurais voulu avoir des sœurs ; maisAnnie, l’aînée des filles, ne me témoignait pas de meilleurs sentimentsque ses frères ; comme eux, elle avait mal reçu mes– 677 –


avances, et elle ne laissait point passer de jour sans me jouerquelque mauvais tour de sa façon, ce à quoi, je dois le dire, elleétait fort ingénieuse.Repoussé par Allen et par Ned, repoussé par Annie, il nem’était resté que la petite Kate, qui avec ses trois ans était tropjeune pour entrer dans l’association de ses frères et de sa sœur ;elle avait donc bien voulu se laisser caresser par moi, d’abordparce que je lui faisais faire des tours par Capi, et plus tard,lorsque Capi me fut rendu, parce que je lui apportais les bonbons,les gâteaux, les oranges que dans nos représentations lesenfants nous donnaient d’un air majestueux en nous disant :« Pour le chien ». Donner des oranges au chien, cela n’étaitpeut-être pas très-sensé, mais je les acceptais avec reconnaissance,car elles me permettaient de gagner ainsi les bonnes grâcesde miss Kate.Ainsi de toute ma famille, cette famille pour laquelle je mesentais tant de tendresse dans le cœur lorsque j’étais débarquéen Angleterre, il n’y avait que la petite Kate qui me permettaitde l’aimer ; mon grand-père continuait à cracher furieusementde mon côté toutes les fois que je l’approchais ; mon père nes’occupait de moi que pour me demander chaque soir le comptede notre recette ; ma mère, le plus souvent n’était pas de cemonde ; Allen, Ned et Annie me détestaient, seule Kate se laissaitcaresser, encore n’était-ce que parce que mes poches étaientpleines.Quelle chute !Aussi dans mon chagrin, et bien que tout d’abord j’eusserepoussé les suppositions de Mattia, en venais-je à me dire quesi vraiment j’étais l’enfant de cette famille on aurait pour moid’autres sentiments que ceux qu’on me témoignait avec si peude ménagement, alors que je n’avais rien fait pour mériter cetteindifférence ou cette dureté.– 678 –


Quand Mattia me voyait sous l’influence de ces tristes pensées,il devinait très-bien ce qui les provoquait, et alors il medisait, comme s’il se parlait à lui-même :– Je suis curieux de voir ce que mère Barberin va te répondre.Pour avoir cette lettre qui devait m’être adressée « posterestante », nous avions changé notre itinéraire de chaque jour,et au lieu de gagner Holborn par West-Smith-Field, nous descendionsjusqu’à la poste. Pendant assez longtemps, nous fîmescette course inutilement, mais à la fin, cette lettre si impatiemmentattendue nous fut remise.L’hôtel général des postes n’est point un endroit favorableà la lecture ; nous gagnâmes une allée dans une ruelle voisine,ce qui me donna le temps de calmer un peu mon émotion, et làenfin, je pus ouvrir la lettre de mère Barberin, c’est-à-dire lalettre qu’elle avait fait écrire par le curé de Chavanon :« Mon petit Rémi,« Je suis bien surprise et bien fâchée de ce que ta lettrem’apprend, car selon ce que mon pauvre Barberin m’avait toujoursdit aussi bien après t’avoir trouvé avenue de Breteuil,qu’après avoir causé avec la personne qui te cherchait, je pensaisque tes parents étaient dans une bonne et même dans unegrande position de fortune.« Cette idée m’était confirmée par la façon dont tu étaishabillé lorsque Barberin t’a apporté à Chavanon, et qui disaitbien clairement que les objets que tu portais appartenaient à lalayette d’un enfant riche. Tu me demandes de t’expliquer commentétaient les langes dans lesquels tu étais emmailloté ; jepeux le faire facilement car j’ai conservé tous ces objets en vue– 679 –


de servir à ta reconnaissance le jour où l’on te réclamerait, cequi selon moi devait arriver certainement.« Mais, d’abord, il faut te dire que tu n’avais pas de langes ;si je t’ai parlé quelquefois de langes, c’est par habitude et parceque les enfants de chez nous sont emmaillotés. Toi, tu n’étaispas emmailloté ; au contraire tu étais habillé ; et voici quelsétaient les objets qui ont été trouvés sur toi : un bonnet en dentelle,qui n’a de particulier que sa beauté et sa richesse ; unebrassière en toile fine garnie d’une petite dentelle à l’encolure etaux bras ; une couche en flanelle, des bas en laine blanche ; deschaussons en tricot blanc, avec des bouffettes de soie ; une longuerobe aussi en flanelle blanche, et enfin une grande pelisse àcapuchon en cachemire blanc, doublée de soie, et en dessus ornéede belles broderies.« Tu n’avais pas de couche en toile appartenant à la mêmelayette, parce qu’on t’avait changé chez le commissaire de policeoù l’on avait remplacé la couche par une serviette ordinaire.« Enfin, il faut ajouter aussi qu’aucun de ces objets n’étaitmarqué, mais la couche en flanelle et la brassière avait dû l’être,car les coins où se met ordinairement la marque avaient étécoupés, ce qui indiquait qu’on avait pris toutes les précautionspour dérouter les recherches.« Voilà, mon cher Rémi, tout ce que je peux te dire. Si tucrois avoir besoin de ces objets, tu n’as qu’à me l’écrire ; je te lesenverrai.« Ne te désole pas, mon cher enfant, de ne pouvoir pas medonner tous les beaux cadeaux que tu m’avais promis ; ta vacheachetée sur ton pain de chaque jour vaut pour moi tous les cadeauxdu monde. J’ai du plaisir de te dire qu’elle est toujours enbonne santé ; son lait ne diminue pas, et, grâce à elle, je suis– 680 –


maintenant à mon aise ; je ne la vois pas sans penser à toi et àton bon petit camarade Mattia.« Tu me feras plaisir quand tu pourras me donner de tesnouvelles, et j’espère qu’elles seront toujours bonnes : toi si tendreet si affectueux, comment ne serais-tu pas heureux dans tafamille, avec un père, une mère, des frères et des sœurs qui vontt’aimer comme tu mérites de l’être ?« Adieu, mon cher enfant, je t’embrasse affectueusement.« Ta mère nourrice,« V e BARBERIN. »La fin de cette lettre m’avait serré le cœur : pauvre mèreBarberin, comme elle était bonne pour moi ! parce qu’elle m’aimait,elle s’imaginait que tout le monde devait m’aimer commeelle.– C’est une brave femme, dit Mattia, elle a pensé à moi ;mais quand elle m’aurait oublié, cela n’empêcherait pas que je laremercierais pour sa lettre ; avec une description aussi complète,il ne faudra pas que master Driscoll se trompe dansl’énumération des objets que tu portais lorsqu’on t’a volé.– Il peut avoir oublié.– Ne dis donc pas cela : est-ce qu’on oublie les vêtementsqui habillaient l’enfant qu’on a perdu, le jour où on l’a perdu,puisque ce sont ces vêtements qui doivent le faire retrouver ?– Jusqu’à ce que mon père ait répondu, ne fais pas de suppositions,je te prie.– Ce n’est pas moi qui en fais, c’est toi qui dis qu’il peutavoir oublié.– 681 –


– Enfin, nous verrons.Ce n’était pas chose facile que de demander à mon père deme dire comment j’étais vêtu lorsque je lui avais été volé. Si jelui avais posé cette question tout naïvement, sans arrièrepensée,rien n’aurait été plus simple ; mais il n’en était pas ainsi,et c’était justement cette arrière-pensée, qui me rendait timideet hésitant.Enfin un jour qu’une pluie glaciale nous avait fait rentrerde meilleure heure que de coutume, je pris mon courage, et jemis la conversation sur le sujet qui me causait de si poignantesangoisses.Au premier mot de ma question, mon père me regarda enface, en me fouillant des yeux, comme il en avait l’habitudelorsqu’il était blessé par ce que je lui disais, mais je soutins sonregard plus bravement que je ne l’avais espéré lorsque j’avaispensé à ce moment.Je crus qu’il allait se fâcher et je jetai un coup d’œil inquietdu côté de Mattia, qui nous écoutait sans en avoir l’air, pour leprendre à témoin de la maladresse qu’il m’avait fait risquer ;mais il n’en fut rien ; le premier mouvement de colère passé, ilse mit à sourire ; il est vrai qu’il y avait quelque chose de dur etde cruel dans ce sourire, mais enfin c’était bien un sourire.– Ce qui m’a le mieux servi pour te retrouver, dit-il, ç’a étéla description des vêtements que tu portais au moment où tunous a été volé : un bonnet en dentelle, une brassière en toilegarnie de dentelles, une couche et une robe en flanelle, des basde laine, des chaussons en tricot, une pelisse à capuchon en cachemireblanc brodé : j’avais beaucoup compté sur la marque deton linge F. D., c’est-à-dire Francis Driscoll qui est ton nom,mais cette marque avait été coupée par celle qui t’avait volé et– 682 –


qui par cette précaution espérait bien empêcher qu’on te découvrîtjamais ; j’eus à produire aussi ton acte de baptême quej’avais relevé à ta paroisse, qu’on m’a rendu, et que je dois avoirencore.Disant cela, et avec une complaisance qui était assez extraordinairechez lui, il alla fouiller dans un tiroir et bientôt il enrapporta un grand papier marqué de plusieurs cachets qu’il medonna.Je fis un dernier effort :– Si vous voulez, dis-je, Mattia va me le traduire.– Volontiers.De cette traduction, que Mattia fit tant bien que mal, il résultaitque j’étais né un jeudi deux août et que j’étais fils de PatrickDriscoll et de Margaret Grange, sa femme.Que demander de plus ?Cependant Mattia ne se montra pas satisfait, et le soir,quand nous fûmes retirés dans notre voiture, il se pencha encoreà mon oreille comme lorsqu’il avait quelque chose de secretà me confier.– Tout cela c’est superbe, me dit-il, mais enfin cela n’expliquepas comment Patrick Driscoll, marchand ambulant, et MargaretGrange, sa femme, étaient assez riches pour donner à leurenfant des bonnets en dentelle, des brassières garnies de dentelles,et des pelisses brodées ; les marchands ambulants ne sontpas si riches que ça.– C’est précisément parce qu’ils étaient marchands que cesvêtements pouvaient leur coûter moins cher.– 683 –


Mattia secoua la tête en sifflant, puis de nouveau me parlantà l’oreille :– Veux-tu que je te fasse part d’une idée qui ne peut pas mesortir de la tête : c’est que tu n’es pas l’enfant de master Driscoll,mais bien l’enfant volé par master Driscoll.lit.Je voulus répliquer, mais déjà Mattia était monté dans son– 684 –


XVIIL’oncle d’Arthur : – M. James Milligan.Si j’avais été à la place de Mattia, j’aurais peut-être eu autantd’imagination que lui, mais dans ma position les libertés depensée qu’il se permettait m’étaient interdites.C’était de mon père qu’il s’agissait.Pour Mattia, c’était de master Driscoll, comme il disait.Et quand mon esprit voulait s’élancer à la suite de Mattia,je le retenais aussitôt d’une main que je m’efforçais d’affermir.De master Driscoll Mattia pouvait penser tout ce qui luipassait par la tête ; pour lui, master Driscoll était un étranger àqui il ne devait rien.À mon père, au contraire, je devais le respect.Assurément il y avait des choses étranges dans ma situation,mais je n’avais pas la liberté de les examiner au mêmepoint de vue que Mattia.Le doute était permis à Mattia.À moi, il était défendu.Et quand Mattia voulait me faire part de ses doutes, il étaitde mon devoir de lui imposer silence.– 685 –


C’était ce que j’essayais, mais Mattia avait sa tête, et je neparvenais pas toujours à triompher de son obstination.– Cogne si tu veux, disait-il en se fâchant, mais écoute.Et alors il me fallait quand même écouter ses questions :– Pourquoi Allen, Ned, Annie et Kate avaient-ils les cheveuxblonds, tandis que les miens n’étaient pas blonds ?– Pourquoi tout le monde, dans la famille Driscoll, à l’exceptionde Kate, qui ne savait pas ce qu’elle faisait, me témoignait-ilde mauvais sentiments, comme si j’avais été un chiengaleux ?– Comment, des gens qui n’étaient pas riches habillaientilsleurs enfants avec des dentelles ?À tous ces pourquoi, à tous ces comment, je n’avais qu’unebonne réponse qui était elle-même une interrogation.– Pourquoi la famille Driscoll m’aurait-elle cherché si jen’étais pas son enfant ? Pourquoi aurait-elle donné de l’argent àBarberin et à Greth and Galley ?À cela Mattia était obligé de répondre qu’il ne pouvait pasrépondre. Mais cependant il ne se déclarait pas vaincu.– Parce que je ne peux pas répondre à ta question, disait-il,cela ne prouve pas que j’aie tort dans toutes celles que je te posesans que tu y répondes toi-même. Un autre à ma place trouveraittrès-bien pourquoi master Driscoll t’a fait chercher et dansquel but il a dépensé de l’argent. Moi je ne le trouve pas parceque je ne suis pas malin, et parce que je ne connais rien à rien.– 686 –


– Ne dis donc pas cela : tu es plein de malice au contraire.– Si je l’étais, je t’expliquerais tout de suite ce que je nepeux pas t’expliquer, mais ce que je sens : non, tu n’es pas l’enfantde la famille Driscoll, tu ne l’es pas, tu ne peux pas l’être ;cela sera reconnu plus tard, certainement ; seulement par tonobstination à ne pas vouloir ouvrir les yeux tu retardes ce moment.Je comprends que ce que tu appelles le respect envers tafamille te retienne, mais il ne devrait pas te paralyser complètement.– Mais que veux-tu que je fasse ?– Je veux que nous retournions en France.– C’est impossible.– Parce que le devoir te retient auprès de ta famille ; maissi cette famille n’est pas la tienne, qui te retient ?Des discussions de cette nature ne pouvaient aboutir qu’àun résultat, qui était de me rendre plus malheureux que je nel’avais jamais été.Quoi de plus de terrible que le doute !Et malgré que je ne voulusse pas douter, je doutais.Ce père était-il mon père ? cette mère était-elle ma mère ?cette famille était-elle la mienne ?Cela était horrible à avouer, j’étais moins tourmenté, moinsmalheureux, lorsque j’étais seul.– 687 –


Qui m’eût dit, lorsque je pleurais tristement, parce que jen’avais pas de famille, que je pleurerais désespérément parceque j’en aurais une ?D’où me viendrait la lumière ? qui m’éclairerait ? Commentsaurais-je jamais la vérité ?Je restais devant ces questions, accablé de mon impuissance,et je me disais que je me frapperais inutilement et à jamais,en pleine nuit noire, la tête contre un mur dans lequel iln’y avait pas d’issue.Et cependant il fallait chanter, jouer des airs de danse, etrire en faisant des grimaces, quand j’avais le cœur si profondémenttriste.Les dimanches étaient mes meilleurs jours, parce que ledimanche on ne fait pas de musique dans les rues de Londres, etje pouvais alors librement m’abandonner à ma tristesse, en mepromenant avec Mattia et Capi ; comme je ressemblais peualors à l’enfant que j’étais quelques mois auparavant !Un de ces dimanches, comme je me préparais à sortir avecMattia, mon père me retint à la maison, en me disant qu’il auraitbesoin de moi dans la journée, et il envoya Mattia se promenertout seul : mon grand-père n’était pas descendu ; mamère était sortie avec Kate et Annie, et mes frères étaient à courirles rues ; il ne restait donc à la maison que mon père et moi.Il y avait à peu près une heure que nous étions seuls, lorsqu’onfrappa à la porte ; mon père alla ouvrir et il rentra accompagnéd’un monsieur qui ne ressemblait pas aux amis qu’il recevaitordinairement : celui-là était bien réellement ce qu’en Angleterreon appelle un gentleman, c’est-à-dire un vrai monsieur,élégamment habillé et de physionomie hautaine, mais avecquelque chose de fatigué ; il avait environ cinquante ans ; ce qui– 688 –


me frappa le plus en lui, ce fut son sourire qui, par le mouvementdes deux lèvres, découvrait toutes ses dents blanches etpointues comme celles d’un jeune chien : cela était tout à faitcaractéristique, et, en le regardant, on se demandait si c’étaitbien un sourire qui contractait ainsi ses lèvres, ou si ce n’étaitpas plutôt une envie de mordre.Tout en parlant avec mon père en anglais, il tournait à chaqueinstant les yeux de mon côté ; mais quand il rencontrait lesmiens il cessait aussitôt de m’examiner.Après quelques minutes d’entretien, il abandonna l’anglaispour le français, qu’il parlait avec facilité et presque sans accent.– C’est là le jeune garçon dont vous m’avez entretenu ? ditilà mon père en me désignant du doigt ; il paraît bien portant.– Réponds-donc, me dit mon père.– Vous vous portez bien ? me demanda le gentleman.– Oui, monsieur.– Vous n’avez jamais été malade ?– J’ai eu une fluxion de poitrine.– Ah ! ah ! et comment cela ?– Pour avoir couché une nuit dans la neige par un froid terrible; mon maître, qui était avec moi, est mort de froid ; moi j’aigagné cette fluxion de poitrine.– Il y a longtemps ?– Trois ans.– 689 –


– Et depuis, vous ne vous êtes pas ressenti de cette maladie?– Non.– Pas de fatigues, pas de lassitudes, pas de sueurs dans lanuit ?– Non, jamais ; quand je suis fatigué, c’est que j’ai beaucoupmarché, mais cela ne me rend pas malade.– Et vous supportez la fatigue facilement ?– Il le faut bien.Il se leva, et vint à moi ; alors il me tâta le bras, puis il posala main sur mon cœur, enfin il appuya sa tête dans mon dos etsur ma poitrine en me disant de respirer fort, comme si j’avaiscouru ; il me dit aussi de tousser.Cela fait, il me regarda en face attentivement assez longtemps,et ce fut à ce moment que j’eus l’idée qu’il devait aimer àmordre, tant son sourire était effrayant.Sans rien me dire, il reprit sa conversation en anglais avecmon père, puis après quelques minutes ils sortirent tous lesdeux, non par la porte de la rue, mais par celle de la remise.Resté seul je me demandai ce que signifiaient les questionsde ce gentleman ; voulait-il me prendre à son service ? maisalors il faudrait me séparer de Mattia et de Capi ! et puis j’étaisbien décidé à n’être le domestique de personne, pas plus de cegentleman qui me déplaisait, que d’un autre qui me plairait.– 690 –


Au bout d’un certain temps, mon père rentra ; il me ditqu’ayant à sortir, il ne m’emploierait pas comme il en avait eul’intention, et que j’étais libre d’aller me promener si j’en avaisenvie.Je n’en avais aucune envie ; mais que faire dans cette tristemaison ? Autant se promener que de rester à s’ennuyer.Comme il pleuvait, j’entrai dans notre voiture pour y prendrema peau de mouton : quelle fut ma surprise de trouver làMattia ; j’allais lui adresser la parole ; il mit sa main sur mabouche, puis à voix basse :– Va ouvrir la porte de la remise, je sortirai doucementderrière toi, il ne faut pas qu’on sache que j’étais dans la voiture.Ce fut seulement quand nous fûmes dans la rue que Mattiase décida à parler :– Sais-tu quel est le monsieur qui était avec ton père tout àl’heure ? me dit-il. M. James Milligan, l’oncle de ton ami Arthur.Comme je restais immobile au milieu de la rue, il me pritpar le bras, et tout en marchant il continua :– Comme je m’ennuyais à me promener tout seul dans cestristes rues, par ce triste dimanche, je suis rentré pour dormir etje me suis couché sur mon lit, mais je n’ai pas dormi ; ton père,accompagné d’un gentleman, est entré dans la remise et j’ai entenduleur conversation sans l’écouter : « Solide comme un roc,a dit le gentleman, dix autres seraient morts, il en est quittepour une fluxion de poitrine ! » – Alors croyant qu’il s’agissaitde toi, j’ai écouté, mais la conversation a changé tout de suite desujet. – « Comment va votre neveu ? demanda ton père. –Mieux, il en échappera encore cette fois, il y a trois mois, tousles médecins le condamnaient ; sa chère mère l’a encore sauvé– 691 –


par ses soins : ah ! c’est une bonne mère que madame Milligan.» – Tu penses si à ce nom j’ai prêté l’oreille. – « Alors sivotre neveu va mieux, continua ton père, toutes vos précautionssont inutiles ? – Pour le moment peut-être, répondit le monsieur,mais je ne veux pas admettre qu’Arthur vive, ce serait unmiracle, et les miracles ne sont plus de ce monde ; il faut qu’aujour de sa mort, je sois à l’abri de tout retour et que l’unique héritiersoit moi, James Milligan. – Soyez tranquille, dit ton père,cela sera ainsi, je vous en réponds. – Je compte sur vous, » dit legentleman. Et il ajouta quelques mots que je n’ai pas bien compriset que je te traduis à peu près, bien qu’ils paraissent ne pasavoir de sens : « À ce moment nous verrons ce que nous auronsà en faire. » Et il est sorti.Ma première idée en écoutant ce récit fut de rentrer pourdemander à mon père l’adresse de M. Milligan, afin d’avoir desnouvelles d’Arthur et de sa mère, mais je compris presque aussitôtque c’était folie : ce n’était point à un homme qui attendaitavec impatience la mort de son neveu qu’il fallait demander desnouvelles de ce neveu. Et puis, d’un autre côté, n’était-il pas imprudentd’avertir M. Milligan qu’on l’avait entendu ?Arthur était vivant, il allait mieux. Pour le moment il yavait assez de joie pour moi dans cette bonne nouvelle.– 692 –


XVIIILes nuits de Noël.Nous ne parlions plus que d’Arthur, de madame Milligan etde M. James Milligan.Où étaient Arthur et sa mère ? Où pourrions-nous bien leschercher, les retrouver ?Les visites de M. J. Milligan nous avaient inspiré une idéeet suggéré un plan dont le succès nous paraissait assuré : puisqueM. J. Milligan était venu une fois cour du Lion-Rouge ilétait à peu près certain qu’il y reviendrait une seconde, une troisièmefois ; n’avait-il pas des affaires avec mon père ? Alorsquand il partirait, Mattia, qu’il ne connaissait point, le suivrait ;on saurait sa demeure ; on ferait causer ses domestiques ; etpeut-être même nous conduiraient-ils auprès d’Arthur ?– 693 –


Pourquoi pas ? cela ne paraissait nullement impossible ànos imaginations.Ce beau plan n’avait pas seulement l’avantage de devoir mefaire retrouver Arthur à un moment donné, il en avait encore unautre qui, présentement, me tirait d’angoisse.Depuis l’aventure de Capi et depuis la réponse de mèreBarberin, Mattia ne cessait de me répéter sur tous les tons :« Retournons en France » ; c’était un refrain sur lequel il brodaitchaque jour des variations nouvelles. À ce refrain, j’en opposaisun autre, qui était toujours le même aussi : « Je ne doispas quitter ma famille » ; mais sur cette question de devoir nousne nous entendions pas, et c’étaient des discussions sans résultat,car nous persistions chacun dans notre sentiment : « Il fautpartir. » – « Je dois rester. »Quand à mon éternel « Je dois rester », j’ajoutai : « pourretrouver Arthur », Mattia n’eut plus rien à répliquer : il nepouvait pas prendre parti contre Arthur : ne fallait-il pas quemadame Milligan connût les dispositions de son beau-frère ?Si nous avions dû attendre M. James Milligan, en sortantdu matin au soir comme nous le faisions depuis notre arrivée àLondres, cela n’eut pas été bien intelligent, mais le moment approchaitoù au lieu d’aller jouer dans les rues pendant la journée,nous irions pendant la nuit, car c’est aux heures du milieude la nuit qu’ont lieu les waits, c’est-à-dire les concerts de Noël.Alors restant à la maison pendant le jour, l’un de nous feraitbonne garde et nous arriverions bien sans doute à surprendrel’oncle d’Arthur.– Si tu savais comme j’ai envie que tu retrouves madameMilligan, me dit un jour Mattia.– Et pourquoi donc ?– 694 –


Il hésita assez longtemps :– Parce qu’elle a été très-bonne pour toi.Puis il ajouta encore :– Et aussi parce qu’elle te ferait peut-être retrouver tes parents.– Mattia !– Tu ne veux pas que je dise cela : je t’assure que ce n’estpas ma faute, mais il m’est impossible d’admettre une seule minuteque tu es de la famille Driscoll ; regarde tous les membresde cette famille et regarde-toi un peu ; ce n’est pas seulementdes cheveux filasse que je parle ; est-ce que tu as le mouvementde main du grand-père et son sourire ? as-tu eu jamais l’idée deregarder les étoffes à la lumière de la lampe comme masterDriscoll ? est-ce qu’il t’est jamais arrivé de te coucher les brasétendus sur une table ? et comme Allen ou Ned, as-tu jamaisappris à Capi l’art de rapporter des bas de laine qui ne sont pasperdus ? Non, mille fois non ; on est de sa famille ; et si tu avaisété un Driscoll, tu n’aurais pas hésité à t’offrir des bas de lainequand tu en avais besoin et que ta poche était vide, ce qui s’estproduit plus d’une fois pour toi : qu’est-ce que tu t’es offertquand Vitalis était en prison ? crois-tu qu’un Driscoll se seraitcouché sans souper ? Est-ce que si je n’étais pas le fils de monpère je jouerais du cornet à piston, de la clarinette, du tromboneou de n’importe quel instrument, sans jamais avoir appris : monpère était musicien, je le suis. C’est tout naturel : toi, il sembletout naturel que tu sois un gentleman, et tu en seras un quandnous aurons retrouvé madame Milligan.– Et comment cela ?– 695 –


– J’ai mon idée.– Veux-tu la dire, ton idée ?– Oh ! non.– Parce que ?– Parce que si elle est bête…– Eh bien ?– Elle serait trop bête si elle était fausse ; et il ne faut pas sefaire des joies qui ne se réalisent pas ; il faut que l’expérience dugreen de ce joli Bethnal nous serve à quelque chose ; en avonsnousvu des belles prairies vertes, qui dans la réalité n’ont étéque des mares fangeuses.Je n’insistai pas, car moi aussi j’avais une idée.Il est vrai qu’elle était bien vague, bien confuse, bien timide,bien plus bête, me disais-je, que ne pouvait l’être celle deMattia, mais précisément par cela même je n’osais insister pourque mon camarade me dît la sienne : qu’aurais-je répondu sielle avait été la même que celle qui flottait indécise comme unrêve dans mon esprit ? Ce n’était pas alors que je n’osais pas mela formuler, que j’aurais eu le courage de la discuter avec lui.Il n’y avait qu’à attendre, et nous attendîmes.Tout en attendant, nous continuâmes nos courses dansLondres, car nous n’étions pas de ces musiciens privilégiés quiprennent possession d’un quartier où ils ont un public à euxappartenant : nous étions trop enfants, trop nouveaux-venuspour nous établir ainsi en maîtres, et nous devions céder laplace à ceux qui savaient faire valoir leurs droits de propriété– 696 –


par des arguments auxquels nous n’étions pas de force à résister.Combien de fois, au moment de faire notre recette et aprèsavoir joué de notre mieux nos meilleurs morceaux, avions-nousété obligés de déguerpir au plus vite devant quelque formidablesÉcossais aux jambes nues, au jupon plissé, au plaid, au bonnetorné de plumes qui, par le son seul de sa cornemuse, nous mettaiten fuite : avec son cornet à piston Mattia aurait bien couvertle bagpipe, mais nous n’étions pas de force contre le piper.De même nous n’étions pas de force contre les bandes demusiciens nègres qui courent les rues et que les Anglais appellentdes nigger-melodits ; ces faux nègres qui s’accoutrent grotesquementavec des habits à queue de morue et d’immensescols dans lesquels leur tête est enveloppée comme un bouquetdans une feuille de papier, étaient notre terreur plus encore queles bardes écossais : aussitôt que nous les voyions arriver, ousimplement quand nous entendions leurs banjo, nous nous taisionsrespectueusement et nous nous en allions loin de là dansun quartier où nous espérions ne pas rencontrer une autre deleurs bandes ; ou bien nous attendions, en les regardant, qu’ilseussent fini leur charivari.Un jour que nous étions ainsi leurs spectateurs, je vis und’entre eux et le plus extravagant, faire des signes à Mattia ; jecrus tout d’abord que c’était pour se moquer de nous et amuserle public par quelque scène grotesque dont nous serions les victimes,lorsqu’à ma grande surprise Mattia lui répondit amicalement.– Tu le connais donc ? lui demandai-je.– C’est Bob.– Qui ça, Bob ?– 697 –


– Mon ami Bob du cirque Gassot, un des deux clowns dontje t’ai parlé, et celui surtout à qui je dois d’avoir appris ce que jesais d’anglais.– Tu ne l’avais pas reconnu ?– Parbleu ! chez Gassot il se mettait la tête dans la farine etici il se la met dans le cirage.Lorsque la représentation des nigger-melodits fut terminée,Bob vint à nous, et à la façon dont il aborda Mattia je viscombien mon camarade savait se faire aimer : un frère n’eût paseu plus de joie dans les yeux ni dans l’accent que cet ancienclown, « qui par suite de la dureté des temps, nous dit-il, avaitété obligé de se faire itinerant-musician ». Mais il fallut bienvite se séparer ; lui poursuivre sa bande ; nous pour aller dansun quartier où il n’irait pas ; et les deux amis remirent au dimanchesuivant le plaisir de se raconter ce que chacun avait fait,depuis qu’ils s’étaient séparés. Par amitié pour Mattia sansdoute, Bob voulut bien me témoigner de la sympathie, et bientôtnous eûmes un ami qui, par son expérience et ses conseils, nousrendit la vie de Londres beaucoup plus facile qu’elle ne l’avaitété pour nous jusqu’à ce moment. Il prit aussi Capi en grandeamitié, et souvent il nous disait avec envie que s’il avait un chiencomme celui-là sa fortune serait bien vite faite. Plus d’une foisaussi il nous proposa de nous associer tous les trois, c’est-à-diretous les quatre, lui, Mattia, Capi et moi ; mais si je ne voulaispas quitter ma famille pour retourner en France voir Lise et mesanciens amis, je le voulais bien moins encore pour suivre Bob àtravers l’Angleterre.Ce fut ainsi que nous gagnâmes les approches de Noël ;alors au lieu de partir de la cour du Lion-Rouge, le matin, nousnous mettions en route tous les soirs vers huit ou neuf heures etnous gagnions les quartiers que nous avions choisis.– 698 –


D’abord nous commençons par les squares et par les ruesoù la circulation des voitures a déjà cessé : il nous faut un certainsilence pour que notre concert pénètre à travers les portescloses, pour aller réveiller les enfants dans leur lit et leur annoncerl’approche de Noël, cette fête chère à tous les cœurs anglais; puis à mesure que s’écoulent les heures de la nuit nousdescendons dans les grandes rues ; les dernières voitures portantles spectateurs des théâtres passent, et une sorte de tranquillités’établit, succédant peu à peu au tapage assourdissant dela journée ; alors nous jouons nos airs les plus tendres, les plusdoux, ceux qui ont un caractère mélancolique ou religieux, leviolon de Mattia pleure, ma harpe gémit et quand nous noustaisons pendant un moment de repos, le vent nous apportequelque fragment de musique que d’autres bandes jouent plusloin : notre concert est fini : « Messieurs et mesdames, bonnenuit et gai Noël ! »Puis nous allons plus loin recommencer un autre concert.Cela doit être charmant d’entendre ainsi de la musique, lanuit dans son lit, quand on est bien enveloppé dans une bonnecouverture, sous un chaud édredon ; mais pour nous dans lesrues il n’y a ni couverture, ni édredon : il faut jouer cependant,bien que les doigts s’engourdissent, à moitié gelés ; s’il y a desciels de coton, où le brouillard nous pénètre de son humidité, ily a aussi des ciels d’azur et d’or où la bise du Nord nous glacejusqu’aux os ; il n’y en a pas de doux et de cléments ; ce tempsde Noël nous fut cruel, et cependant pas une seule nuit pendanttrois semaines nous ne manquâmes de sortir.Combien de fois avant que les boutiques fussent tout à faitfermées, nous sommes-nous arrêtés devant les marchands devolailles, les fruitiers, les épiciers, les confiseurs : oh ! les bellesoies grasses ! les grosses dindes de France ! les blancs poulets !Voici des montagnes d’oranges et de pommes, des amas de mar-– 699 –


ons et de pruneaux ! Comme ces fruits glacés vous font venirl’eau à la bouche !Il y aura des enfants bien joyeux, et qui tout émus degourmandises se jetteront dans les bras de leurs parents.Et en imagination tout en courant les rues, pauvres misérablesque nous sommes, nous voyions ces douces fêtes de famille,aussi bien dans le manoir aristocratique que dans lachaumière du pauvre.Gai Noël pour ceux qui sont aimés.– 700 –


XIXLes peurs de Mattia.M. James Milligan ne parut pas cour du Lion-Rouge, outout au moins, malgré notre surveillance, nous ne le vîmespoint.Après les fêtes de Noël, il fallut sortir dans la journée, etnos chances diminuèrent ; nous n’avions guère plus d’espéranceque dans le dimanche ; aussi restâmes-nous bien souvent à lamaison, au lieu d’aller nous promener en cette journée de liberté,qui aurait pu être une journée de récréation.Nous attendions.Sans dire tout ce qui nous préoccupait, Mattia s’était ouvertà son ami Bob et lui avait demandé s’il n’y avait pas des moyenspour trouver l’adresse d’une dame Milligan, qui avait un fils paralysé,ou même tout simplement celle de M. James Milligan.Mais Bob avait répondu qu’il faudrait savoir quelle était cettedame Milligan et aussi quelle était la profession ou la positionsociale de M. James Milligan, attendu que ce nom de Milliganétait porté par un certain nombre de personnes à Londres et unplus grand nombre encore en Angleterre.Nous n’avions pas pensé à cela. Pour nous il n’y avaitqu’une madame Milligan, qui était la mère d’Arthur, et qu’unmonsieur James Milligan, qui était l’oncle d’Arthur.Alors Mattia recommença à me dire que nous devions retourneren France, et nos discussions reprirent de plus belle.– 701 –


– Tu veux donc renoncer à trouver madame Milligan ? luidisais-je.– Non, assurément, mais il n’est pas prouvé que madameMilligan soit encore en Angleterre.– Il ne l’est pas davantage qu’elle soit en France.– Cela me paraît probable ; puisque Arthur a été malade, samère a dû le conduire dans un pays où le climat est bon pourson rétablissement.– Ce n’est pas en France seulement qu’on trouve un bonclimat pour la santé.– C’est en France qu’Arthur a guéri déjà une fois, c’est enFrance que sa mère a dû le conduire de nouveau, et puis je voudraiste voir partir d’ici.Telle était ma situation, que je n’osais demander à Mattiapourquoi il voudrait me voir partir d’ici : j’avais peur qu’il merépondît ce que précisément je ne voulais pas entendre.– J’ai peur, continuait Mattia, allons-nous-en ; tu verrasqu’il nous arrivera quelque catastrophe, allons-nous-en.Mais bien que les dispositions de ma famille n’eussent paschangé à mon égard, bien que mon grand-père continuât à cracherfurieusement de mon côté, bien que mon père ne m’adressâtque quelques mots de commandement, bien que ma mèren’eût jamais eu un regard pour moi, bien que mes frères fussentinépuisables à inventer de mauvais tours pour me nuire, bienqu’Annie me témoignât son aversion dans toutes les occasions,bien que Kate n’eût d’affection que pour les sucreries que je luirapportais, je ne pouvais me décider à suivre le conseil de Mat-– 702 –


tia, pas plus que je ne pouvais le croire lorsqu’il affirmait que jen’étais pas le « fils de master Driscoll » : douter, oui je le pouvais,je ne le pouvais que trop ; mais croire fermement quej’étais ou n’étais pas un Driscoll, je ne le pouvais point.Le temps s’écoula lentement, bien lentement, mais enfinles jours s’ajoutèrent aux jours, les semaines aux semaines, et lemoment arriva où la famille devait quitter Londres pour parcourirl’Angleterre.Les deux voitures avaient été repeintes, et on les avait chargéesde toutes les marchandises qu’elles pouvaient contenir, etqu’on vendrait pendant la belle saison.Que de choses et comme il était merveilleux qu’on pût lesentasser dans ces voitures : des étoffes, des tricots, des bonnets,des fichus, des mouchoirs, des bas, des caleçons, des gilets, desboutons, du fil, du coton, de la laine à coudre, de la laine à tricoter,des aiguilles, des ciseaux, des rasoirs, des boucles d’oreilles,des bagues, des savons, des pommades, du cirage, des pierres àrepasser, des poudres pour les maladies des chevaux et deschiens, des essences pour détacher, des eaux contre le mal desdents, des drogues pour faire pousser les cheveux, d’autres pourles teindre.Et quand nous étions là nous voyions sortir de la cave desballots qui étaient arrivés cour du Lion-Rouge, en ne venant pasdirectement des magasins dans lesquels on vendait ordinairementces marchandises.Enfin les voitures furent remplies, des chevaux furent achetés: où et comment ? je n’en sais rien, mais nous les vîmes arriver,et tout fut prêt pour le départ.Et nous, qu’allions-nous faire ? Resterions-nous à Londresavec le grand-père qui ne quittait pas la cour du Lion-Rouge ?– 703 –


Serions-nous marchands comme Allen et Ned ? Ou bien accompagnerions-nousles voitures de la famille, en continuant notremétier de musiciens, et en jouant notre répertoire dans les villages,dans les villes qui se trouveraient sur notre chemin ?Mon père ayant trouvé que nous gagnions de bonnes journéesavec notre violon et notre harpe, décida que nous resterionsmusiciens et il nous signifia sa volonté la veille de notredépart.– Retournons en France, me dit Mattia, et profitons de lapremière occasion qui se présentera pour nous sauver.– Pourquoi ne pas faire un voyage en Angleterre ?– Parce que je te dis qu’il nous arrivera une catastrophe.– Nous avons chance de trouver madame Milligan en Angleterre.– Moi je crois que nous avons beaucoup plus de chancespour cela en France.– Enfin essayons toujours en Angleterre ; nous verrons ensuite.– Sais-tu ce que tu mérites ?– Non.– Que je t’abandonne, et que je retourne tout seul enFrance.– Tu as raison ; aussi je t’engage à le faire ; je sais bien queje n’ai pas le droit de te retenir ; et je sais bien que tu es tropbon de rester avec moi ; pars donc, tu verras Lise, tu lui diras…– 704 –


– Si je la voyais je lui dirais que tu es bête et méchant depouvoir penser que je me séparerai de toi quand tu es malheureux; car tu es malheureux, très-malheureux ; qu’est-ce que jet’ai fait pour que tu aies de pareilles idées ; dis-moi ce que je t’aifait ; rien n’est-ce pas ? eh bien, en route alors.Nous voilà de nouveau sur les grands chemins ; mais cettefois, je ne suis plus libre d’aller où je veux, et de faire ce que bonme semble ; cependant c’est avec un sentiment de délivranceque je quitte Londres : je ne verrai plus la cour du Lion-Rouge,et cette trappe qui, malgré ma volonté, attirait mes yeux irrésistiblement.Combien de fois me suis-je réveillé la nuit en sursaut,ayant vu dans mon rêve, dans mon cauchemar une lumièrerouge entrer par ma petite fenêtre ; c’est une vision, une hallucination,mais qu’importe ; j’ai vu une fois cette lumière, et c’estassez pour que je la sente toujours sur mes yeux comme uneflamme brûlante.Nous marchions derrière les voitures, et au lieu des exhalaisonspuantes et malfaisantes de Bethnal-Green, nous respironsl’air pur des belles campagnes que nous traversons, et quin’ont peut-être pas du green dans leur nom, mais qui ont duvert pour les yeux et des chants d’oiseaux pour les oreilles.Le jour même de notre départ, je vis comment se faisait lavente de ces marchandises qui avaient coûté si peu cher : nousétions arrivés dans un gros village, et les voitures avaient étérangées sur la grande place, on avait abaissé un des côtés, forméde plusieurs panneaux, et tout l’étalage s’était présenté à lacuriosité des acheteurs.– Voyez les prix ! voyez les prix ! criait mon père ; vousn’en trouverez nulle part de pareils ; comme je ne paye jamaismes marchandises, cela me permet de les vendre bon marché ;je ne les vends pas, je les donne ; voyez les prix ! voyez les prix !– 705 –


Et j’entendais des gens qui avaient regardé ces prix, dire ens’en allant :– Il faut que ce soient là des marchandises volées.– Il le dit lui-même.S’ils avaient jeté les yeux de mon côté, la rougeur de monfront leur aurait appris combien étaient fondées leurs suppositions.S’ils ne virent point cette rougeur, Mattia la remarqua, lui,et le soir il m’en parla, bien que d’ordinaire il évitât d’aborderfranchement ce sujet.– Pourras-tu toujours supporter cette honte ? me dit-il.– Ne me parles pas de cela, si tu ne veux pas me rendrecette honte plus cruelle encore.– Ce n’est pas cela que je veux. Je veux que nous retournionsen France. Je t’ai toujours dit qu’il arriverait une catastrophe; je te le dis encore, et je sens qu’elle ne tardera pas.Comprends donc qu’il y aura des gens de police qui, un jour oul’autre, voudront savoir comment master Driscoll vend ses marchandisesà si bas prix ; alors qu’arrivera-t-il ?– Mattia, je t’en prie…– Puisque tu ne veux pas voir, il faut bien que je voie pourtoi ; il arrivera qu’on nous arrêtera tous, même toi, même moi,qui n’avons rien fait. Comment prouver que nous n’avons rienfait ? Comment nous défendre ? N’est-il pas vrai que nous mangeonsle pain payé avec l’argent de ces marchandises ?– 706 –


Cette idée ne s’était jamais présentée à mon esprit, elle mefrappa comme un coup de marteau qu’on m’aurait asséné sur latête.– Mais nous gagnons notre pain, dis-je, en essayant de medéfendre, non contre Mattia, mais contre cette idée.– Cela est vrai, répondit Mattia, mais il est vrai aussi quenous sommes associés avec des gens qui ne gagnent pas le leur.C’est là ce qu’on verra, et l’on ne verra que cela. Nous seronscondamnés comme ils le seront eux-mêmes. Cela me feraitgrande peine d’être condamné comme voleur, mais combienplus encore cela m’en ferait-il que tu le fusses. Moi, je ne suisqu’un pauvre misérable, et je ne serai jamais que cela ; mais toi,quand tu auras retrouvé la famille, ta vraie famille, quel chagrinpour elle, quelle honte pour toi, si tu as été condamné. Et puisce n’est pas quand nous serons en prison que nous pourronschercher ta famille et la découvrir. Ce n’est pas quand nous seronsen prison que nous pourrons avertir madame Milligan dece que M. James Milligan prépare contre Arthur. Sauvons-nousdonc pendant qu’il en est temps encore.– Sauve-toi.– Tu dis toujours la même bêtise ; nous nous sauverons ensembleou nous serons pris ensemble ; et quand nous le serons,ce qui ne tardera pas, tu auras la responsabilité de m’avoir entraînéavec toi, et tu verras si elle te sera légère. Si tu étais utile àceux auprès de qui tu t’obstines à rester, je comprendrais tonobstination ; cela serait beau ; mais tu ne leur es pas du toutindispensable ; ils vivaient bien, ils vivront bien sans toi. Partonsau plus vite.– Eh bien ! laisse-moi encore quelques jours de réflexion,et puis nous verrons.– 707 –


– Dépêche-toi. L’ogre sentait la chair fraîche, moi je sens ledanger.Jamais les paroles, les raisonnements, les prières de Mattiane m’avaient si profondément troublé, et quand je me les rappelais,je me disais que l’irrésolution dans laquelle je me débattaisétait lâche et que je devais prendre un parti en me décidant enfinà savoir ce que je voulais.Les circonstances firent ce que de moi-même je n’osaisfaire.Il y avait plusieurs semaines déjà que nous avions quittéLondres, et nous étions arrivés dans une ville aux environs delaquelle devaient avoir lieu des courses. En Angleterre les coursesde chevaux ne sont pas ce qu’elles sont en France, un simpleamusement pour les gens riches qui viennent voir lutter trois ouquatre chevaux, se montrer eux-mêmes, et risquer en parisquelques louis ; elles sont une fête populaire pour la contrée, etce ne sont point les chevaux seuls qui donnent le spectacle, surla lande ou sur les dunes qui servent d’hippodrome, arriventquelquefois plusieurs jours à l’avance des saltimbanques, desbohémiens, des marchands ambulants qui tiennent là une sortede foire : nous nous étions hâtés pour prendre notre place danscette foire, nous comme musiciens, la famille Driscoll, commemarchands.Mais au lieu de venir sur le champ de course, mon pères’était établi dans la ville même où sans doute il pensait faire demeilleures affaires.Arrivés de bonne heure et n’ayant pas à travailler à l’étalagedes marchandises, nous allâmes, Mattia et moi, voir le champde course qui se trouvait situé à une assez courte distance de laville, sur une bruyère : de nombreuses tentes étaient dressées, etde loin on apercevait çà et là des petites colonnes de fumée qui– 708 –


marquaient la place et les limites du champ de course : nous netardâmes point à déboucher par un chemin creux sur la landearide et nue en temps ordinaire, mais où ce soir-là on voyait deshangars en planches dans lesquels s’étaient installés des cabaretset même des hôtels, des baraques, des tentes, des voituresou simplement des bivacs autour desquels se pressaient desgens en haillons pittoresques.Comme nous passions devant un de ces feux au-dessus duquelune marmite était suspendue, nous reconnûmes notre amiBob. Il se montra enchanté de nous voir. Il était venu ; aux coursesavec deux de ses camarades, pour donner des représentationsd’exercices de force et d’adresse, mais les musiciens surqui ils comptaient leur avaient manqué de parole, de sorte queleur journée du lendemain au lieu d’être fructueuse comme ilsl’avaient espéré, serait probablement détestable. Si nous voulions,nous pouvions leur rendre un grand service : c’était deremplacer ces musiciens, la recette serait partagée entre nouscinq ; il y aurait même une part pour Capi.Au coup d’œil que Mattia me lança je compris que ce seraitfaire plaisir à mon camarade d’accepter la proposition de Bob,et comme nous étions libres de faire ce que bon nous semblait, àla seule condition de rapporter une bonne recette, je l’acceptai.Il fut donc convenu que le lendemain nous viendrions nousmettre à la disposition de Bob et de ses deux amis.Mais en rentrant dans la ville, une difficulté se présentaquand je fis part de cet arrangement à mon père.– J’ai besoin de Capi demain, dit-il, vous ne pourrez pas leprendre.– 709 –


À ce mot, je me sentis mal rassuré ; voulait-on employerCapi à quelque vilaine besogne ? mais mon père dissipa tout desuite mes appréhensions :– Capi a l’oreille fine, dit-il, il entend tout et fait bonnegarde, il nous sera utile pour les voitures, car au milieu de cetteconfusion de gens on pourrait bien nous voler. Vous irez doncseuls jouer avec Bob, et si votre travail se prolonge tard dans lanuit, ce qui est probable, vous viendrez nous rejoindre àl’Auberge du Gros-Chêne où nous coucherons, car mon intentionest de partir d’ici à la nuit tombante.Cette auberge du Gros-Chêne où nous avions passé la nuitprécédente, était située à une lieue de là en pleine campagne,dans un endroit désert et sinistre ; et elle était tenue par un coupledont la mine n’était pas faite pour inspirer confiance ; rienne nous serait plus facile que de retrouver cette auberge dans lanuit ; la route était droite ; elle n’aurait d’autre ennui pour nousque d’être un peu longue après une journée de fatigue.Mais ce n’était pas là une observation à présenter à monpère qui ne souffrait jamais la contradiction : quand il avait parlé,il fallait obéir et sans répliquer.Le lendemain matin, après avoir été promener Capi, luiavoir donné à manger et l’avoir fait boire pour être bien sûr qu’ilne manquerait de rien, je l’attachai moi-même à l’essieu de lavoiture qu’il devait garder et nous gagnâmes le champ decourse, Mattia et moi.Aussitôt arrivés nous nous mîmes à jouer et cela dura sansrepos jusqu’au soir ; j’avais le bout des doigts douloureuxcomme s’ils étaient piqués par des milliers d’épines et Mattiaavait tant soufflé dans son cornet à piston qu’il ne pouvait plusrespirer : cependant il fallait jouer toujours ; Bob et ses camaradesne se lassant point de faire leurs tours, de notre côté nous ne– 710 –


pouvions pas nous lasser plus qu’eux. Quand vint le soir je crusque nous allions nous reposer ; mais nous abandonnâmes notretente pour un grand cabaret en planches et là, exercices et musiquereprirent de plus belle. Cela dura ainsi jusqu’après minuit; je faisais encore un certain tapage avec ma harpe, mais jene savais plus trop ce que je jouais et Mattia ne le savait pasmieux que moi. Vingt fois Bob avait annoncé que c’était la dernièrereprésentation, et vingt fois nous en avions recommencéune nouvelle.Si nous étions las, nos camarades qui dépensaient beaucoupplus de forces que nous étaient exténués, aussi avaient-ilsdéjà manqué plus d’un de leurs tours ; à un moment une grandeperche qui servait à leurs exercices tomba sur le bout du pied deMattia ; la douleur fut si vive, que Mattia poussa un cri ; je crusqu’il avait le pied écrasé, et nous nous empressâmes autour delui, Bob et moi. Heureusement la blessure n’avait pas cette gravité; il y avait contusion, et les chairs étaient déchirées, mais lesos n’étaient pas brisés. Cependant Mattia ne pouvait pas marcher.Que faire ?Il fut décidé qu’il resterait à coucher dans la voiture de Bob,et que moi je gagnerais tout seul l’auberge du Gros-Chêne ; nefallait-il pas que je susse où la famille Driscoll se rendait le lendemain?– Ne t’en va pas, me répétait Mattia, nous partirons ensembledemain.– Et si nous ne trouvons personne à l’auberge du Gros-Chêne !– Alors tant mieux, nous serons libres.– 711 –


– Si je quitte la famille Driscoll, ce ne sera pas ainsi : d’ailleurscrois-tu qu’ils ne nous auraient pas bien vite rejoints ? oùveux-tu aller avec ton pied ?– Eh bien ! nous partirons, si tu le veux, demain ; mais nepars pas ce soir, j’ai peur.– De quoi ?– Je ne sais pas, j’ai peur pour toi.– Laisse-moi aller, je te promets de revenir demain.– Et si l’on te retient ?– Pour qu’on ne puisse pas me retenir, je vais te laisser maharpe ; il faudra bien que je revienne la chercher.Et malgré la peur de Mattia, je me mis en route n’ayantnullement peur moi-même.De qui, de quoi, aurais-je eu peur ? Que pouvait-on demanderà un pauvre diable comme moi ?Cependant si je ne me sentais pas dans le cœur le plus légersentiment d’effroi, je n’en étais pas moins très-ému : c’était lapremière fois que j’étais vraiment seul, sans Capi, sans Mattia,et cet isolement m’oppressait en même temps que les voix mystérieusesde la nuit me troublaient : la lune aussi qui me regardaitavec sa face blafarde m’attristait.Malgré ma fatigue, je marchai vite et j’arrivai à la fin à l’aubergedu Gros-Chêne ; mais j’eus beau chercher nos voitures, jene les trouvai point ; il y avait deux ou trois misérables carriolesà bâche de toile, une grande baraque en planche et deux chariotscouverts d’où sortirent des cris de bêtes fauves quand j’ap-– 712 –


prochai ; mais les belles voitures aux couleurs éclatantes de lafamille Driscoll, je ne les vis nulle part.En tournant autour de l’auberge, j’aperçus une lumière quiéclairait une imposte vitrée, et pensant que tout le monden’était pas couché, je frappai à la porte : l’aubergiste à mauvaisefigure que j’avais remarqué la veille, m’ouvrit lui-même, et mebraqua en plein visage la lueur de sa lanterne ; je vis qu’il mereconnaissait, mais au lieu de me livrer passage, il mit sa lanternederrière son dos, regarda autour de lui, et écouta durantquelques secondes.– Vos voitures sont parties, dit-il, votre père a recommandéque vous le rejoigniez à Lewes sans perdre de temps, et en marchanttoute la nuit. Bon voyage !Et il me ferma la porte au nez, sans m’en dire davantage.Depuis que j’étais en Angleterre j’avais appris assez d’anglaispour comprendre cette courte phrase ; pourtant il y avaitun mot et le plus important, qui n’avait pas de sens pour moi :Louisse, avait prononcé l’aubergiste ; où était ce pays ? je n’enavais aucune idée, car j’ignorais alors que Louisse était la prononciationanglaise de Lewes, nom de ville que j’avais vu écritsur la carte.D’ailleurs aurais-je su où était Lewes, que ne je pouvais pasm’y rendre tout de suite en abandonnant Mattia ; je devais doncretourner au champ de course, si fatigué que je fusse.Je me remis en marche et une heure et demie après je mecouchais sur une bonne botte de paille à côté de Mattia, dans lavoiture de Bob, et en quelques paroles je lui racontais ce quis’était passé, puis je m’endormais mort de fatigue.– 713 –


Quelques heures de sommeil me rendirent mes forces et lematin je me réveillai prêt à partir pour Lewes, si toutefois Mattia,qui dormait encore, pouvait me suivre.Sortant de la voiture, je me dirigeai vers notre ami Bob qui,levé avant moi, était occupé à allumer son feu ; je le regardais,couché à quatre pattes, et soufflant de toutes ses forces sous lamarmite, lorsqu’il me sembla reconnaître Capi conduit en laissepar un policeman.Stupéfait, je restai immobile, me demandant ce que celapouvait signifier ; mais Capi qui m’avait reconnu avait donnéune forte secousse à la laisse qui s’était échappée des mains dupoliceman ; alors en quelques bonds il était accouru à moi et ilavait sauté dans mes bras.Le policeman s’approcha :– Ce chien est à vous, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.– Oui.– Eh bien je vous arrête.Et sa main s’abattit sur mon bras qu’elle serra fortement.Les paroles et le geste de l’agent de police avaient fait releverBob ; il s’avança :– Et pourquoi arrêtez-vous ce garçon ? demanda-t-il.– Êtes-vous son frère ?– Non, son ami.– 714 –


– Un homme et un enfant ont pénétré cette nuit dansl’église Saint-Georges par une haute fenêtre et au moyen d’uneéchelle ; ils avaient avec eux ce chien pour leur donner l’éveil sion venait les déranger ; c’est ce qui est arrivé ; dans leur surprise,ils n’ont pas eu le temps de prendre le chien avec eux ense sauvant par la fenêtre, et celui-ci ne pouvant pas les suivre, aété trouvé dans l’église ; avec le chien, j’étais bien sûr de découvrirles voleurs et j’en tiens un ; où est le père, maintenant ?Je ne sais si cette question s’adressait à Bob ou à moi ; jen’y répondis pas, j’étais anéanti.Et cependant je comprenais ce qui s’était passé ; malgrémoi je le devinais : ce n’était pas pour garder les voitures queCapi m’avait été demandé, c’était parce que son oreille était fineet qu’il pourrait avertir ceux qui seraient en train de voler dansl’église ; enfin ce n’était pas pour le seul plaisir d’aller coucher àl’auberge du Gros-Chêne, que les voitures étaient parties à lanuit tombante ; si elles ne s’étaient pas arrêtées dans cette auberge,c’était parce que le vol ayant été découvert, il fallait prendrela fuite au plus vite.Mais ce n’était pas aux coupables que je devais penser,c’était à moi ; quels qu’ils fussent, je pouvais me défendre, etsans les accuser prouver mon innocence ; je n’avais qu’à donnerl’emploi de mon temps pendant cette nuit.Pendant que je raisonnais ainsi, Mattia, qui avait entendul’agent ou la clameur qui s’était élevée, était sorti de la voiture eten boitant il était accouru près de moi.– Expliquez-lui que je ne suis pas coupable, dis-je à Bob,puisque je suis resté avec vous jusqu’à une heure du matin ; ensuitej’ai été à l’auberge du Gros-Chêne où j’ai parlé à l’aubergiste,et aussitôt je suis revenu ici.– 715 –


Bob traduisit mes paroles à l’agent ; mais celui-ci ne parutpas convaincu comme je l’avais espéré, tout au contraire :– C’est à une heure un quart qu’on s’est introduit dansl’église, dit-il ; ce garçon est parti d’ici à une heure ou quelquesminutes avant une heure, comme il le prétend, il a donc pu êtredans l’église à une heure un quart, avec ceux qui volaient.– Il faut plus d’un quart d’heure pour aller d’ici à la ville,dit Bob.– Oh ! en courant, répliqua l’agent, et puis qui me prouvequ’il est parti à une heure ?– Moi qui le jure, s’écria Bob.– Oh ! vous, dit l’agent, faudra voir ce que vaut votre témoignage.Bob se fâcha.– Faites attention que je suis citoyen anglais, dit-il avec dignité.L’agent haussa les épaules.– Si vous m’insultez, dit Bob, j’écrirai au Times.– En attendant j’emmène ce garçon, il s’expliquera devantle magistrat.Mattia se jeta dans mes bras, je crus que c’était pour m’embrasser,mais Mattia faisait passer ce qui était pratique avant cequi était sentiment.– 716 –


– Bon courage, me dit-il à l’oreille, nous ne t’abandonneronspas.Et alors seulement il m’embrassa.– Retiens Capi, dis-je en français à Mattia.Mais l’agent me comprit :– Non, non, dit-il, je garde le chien, il m’a fait trouver celuici,il me fera trouver les autres.C’était la seconde fois qu’on m’arrêtait, et cependant lahonte qui m’étouffa fut plus poignante encore : c’est qu’il nes’agissait plus d’une sotte accusation comme à propos de notrevache ; si je sortais innocent de cette accusation, n’aurai-je pasla douleur de voir condamner, justement condamner, ceux donton me croyait le complice ?Il me fallut traverser, tenu par le policeman, la haie descurieux qui accouraient sur notre passage, mais on ne me poursuivitpas de huées et de menaces comme en France, car ceuxqui venaient me regarder n’étaient point des paysans, mais desgens qui tous ou à peu près vivaient en guerre avec la police, dessaltimbanques, des cabaretiers, des bohémiens, des tramps,comme disent les Anglais, c’est-à-dire des vagabonds.La prison où l’on m’enferma, n’était point une prison pourrire comme celle que nous avions trouvée encombrée d’oignons,c’était une vraie prison avec une fenêtre grillée de gros barreauxde fer dont la vue seule tuait dans son germe toute idée d’évasion.Le mobilier se composait d’un banc pour s’asseoir, et d’unhamac pour se coucher.Je me laissai tomber sur ce banc et j’y restai longtemps accablé,réfléchissant à ma triste condition, mais sans suite, car il– 717 –


m’était impossible de joindre deux idées et de passer de l’une àl’autre.Combien le présent était terrible, combien l’avenir était effrayant!« Bon courage, m’avait dit Mattia, nous ne t’abandonneronspas » ; mais que pouvait un enfant comme Mattia ? quepouvait même un homme comme Bob, si celui-ci voulait bienaider Mattia ?Quand on est en prison, on n’a qu’une idée fixe, celle d’ensortir.Comment Mattia et Bob pouvaient-ils, en ne m’abandonnantpas et en faisant tout pour me servir, m’aider à sortir de cecachot ?J’allai à la fenêtre et l’ouvris pour tâter les barreaux de ferqui, en se croisant, la fermaient au dehors : ils étaient scellésdans la pierre ; j’examinai les murailles, elles avaient près d’unmètre d’épaisseur ; le sol était dallé avec de larges pierres ; laporte était recouverte d’une plaque de tôle.Je retournai à la fenêtre ; elle donnait sur une petite courétroite et longue, fermée à son extrémité par un grand mur quiavait au moins quatre mètres de hauteur.Assurément on ne s’échappait pas de cette prison, mêmequand on était aidé par des amis dévoués. Que peut le dévouementde l’amitié contre la force des choses ? le dévouement neperce pas les murs.Pour moi, toute la question présentement était de savoircombien de temps je resterais dans cette prison, avant de paraîtredevant le magistrat qui déciderait de mon sort.– 718 –


Me serait-il possible de lui démontrer mon innocence malgréla présence de Capi dans l’église ?Et me serait-il possible de me défendre sans rejeter lecrime sur ceux que je ne voulais pas, que je ne pouvais pas accuser?– 719 –


Tout était là pour moi, et c’était en cela, en cela seulementque Mattia et son ami Bob pouvaient me servir : leur rôleconsistait à réunir des témoignages pour prouver qu’à uneheure un quart je ne pouvais pas être dans l’église Saint-Georges ; s’ils faisaient cette preuve j’étais sauvé, malgré le témoignagemuet que mon pauvre Capi porterait contre moi ; etces témoignages, il me semblait qu’il n’était pas impossible deles trouver.Ah ! si Mattia n’avait pas eu le pied meurtri, il saurait bienchercher, se mettre en peine, mais dans l’état où il était, pourrait-ilsortir de sa voiture ? et s’il ne le pouvait pas Bob, voudrait-ille remplacer ?Ces angoisses jointes à toutes celles que j’éprouvais ne mepermirent pas de m’endormir malgré ma fatigue de la veille ;elles ne me permirent même pas de toucher à la nourriturequ’on m’apporta ; mais si je laissai les aliments de côté, je meprécipitai au contraire sur l’eau, car j’étais dévoré par une soifardente, et pendant toute la journée j’allai à ma cruche de quartd’heure en quart d’heure, buvant à longs traits, mais sans medésaltérer et sans affaiblir le goût d’amertume qui m’emplissaitla bouche. Quand j’avais vu le geôlier entrer dans ma prison,j’avais éprouvé un mouvement de satisfaction et comme un éland’espérance, car depuis que j’étais enfermé j’étais tourmenté,enfiévré par une question que je me posais sans lui trouver uneréponse :– Quand le magistrat m’interrogerait-il ? Quand pourraisjeme défendre ?J’avais entendu raconter des histoires de prisonniers qu’ontenait enfermés pendant des mois sans les faire passer en jugementou sans les interroger, ce qui pour moi était tout un, etj’ignorais qu’en Angleterre il ne s’écoulait jamais plus d’un jour– 720 –


ou deux entre l’arrestation et la comparution publique devantun magistrat.Cette question que je ne pouvais résoudre fut donc la premièreque j’adressai au geôlier qui n’avait point l’air d’un méchanthomme, et il voulut bien me répondre que je comparaîtraiscertainement à l’audience du lendemain.Mais ma question lui avait suggéré l’idée de me questionnerà son tour ; puisqu’il m’avait répondu, n’était-il pas justeque je lui répondisse aussi ?– Comment donc êtes-vous entré dans l’église ? me demanda-t-il.À ces mots je répondis par les plus ardentes protestationsd’innocence ; mais il me regarda en haussant les épaules ; puiscomme je continuais de lui répéter que je n’étais pas entré dansl’église, il se dirigea vers la porte et alors me regardant :– Sont-ils vicieux ces gamins de Londres ? dit-il, à mi-voix.Et il sortit.Cela m’affecta cruellement : bien que cet homme ne fût pasmon juge, j’aurais voulu qu’il me crût innocent ; à mon accent, àmon regard, il aurait dû voir que je n’étais pas coupable.Si je ne l’avais convaincu, me serait-il possible de convaincrele juge ? heureusement j’aurais des témoins qui parleraientpour moi ; et si le juge ne m’écoutait pas, au moins serait-ilobligé d’écouter et de croire les témoignages qui m’innocenteraient.Mais il me fallait ces témoignages.– 721 –


Les aurais-je ?Parmi les histoires de prisonniers que je savais, il y en avaitune qui parlait des moyens qu’on employait pour communiqueravec ceux qui étaient enfermés : on cachait des billets dans lanourriture qu’on apportait du dehors.Peut-être Mattia et Bob s’étaient-ils servis de cette ruse, etquand cette idée m’eut traversé l’esprit, je me mis à émiettermon pain, mais je ne trouvai rien dedans. Avec ce morceau depain on m’avait apporté des pommes de terre, je les réduisis enfarine ; elles ne contenaient pas le plus petit billet.Décidément Mattia et Bob n’avaient rien à me dire, ou, cequi était plus probable, ils ne pouvaient rien me dire.Je n’avais donc qu’à attendre le lendemain, sans trop medésoler, si c’était possible ; mais par malheur cela ne me fut paspossible, et si vieux que je vive, je garderai, comme s’il dataitd’hier le souvenir de la terrible nuit que je passai. Ah ! commej’avais été fou de ne pas avoir foi dans les pressentiments deMattia et dans ses peurs !Le lendemain matin le geôlier entra dans ma prison portantune cruche et une cuvette ; il m’engagea à faire ma toilette,si le cœur m’en disait, parce que j’allais bientôt paraître devantle magistrat, et il ajouta qu’une tenue décente était quelquefoisle meilleur moyen de défense d’un accusé.Ma toilette achevée, je voulus m’asseoir sur mon banc,mais il me fut impossible de rester en place, et je me mis à tournerdans ma cellule comme les bêtes tournent dans leur cage.J’aurais voulu préparer ma défense et mes réponses, maisj’étais trop affolé, et au lieu de penser à l’heure présente, je pen-– 722 –


sais à toutes sortes de choses absurdes qui passaient devantmon esprit fatigué, comme les ombres d’une lanterne magique.Le geôlier revint et me dit de le suivre ; je marchai à côté delui et après avoir traversé plusieurs corridors nous nous trouvâmesdevant une petite porte qu’il ouvrit.– Passez, me dit-il.Un air chaud me souffla au visage et j’entendis un bourdonnementconfus : j’entrai et me trouvai dans une petite tribune; j’étais dans la salle du tribunal.Bien que je fusse en proie à une sorte d’hallucination et queje sentisse les artères de mon front battre comme si elles allaientéclater, en un coup d’œil jeté circulairement autour demoi j’eus une vision nette et complète de ce qui m’entourait, –la salle d’audience et les gens qui l’emplissaient.Elle était assez grande, cette salle, haute de plafond avec delarges fenêtres ; elle était divisée en deux enceintes ; l’une réservéeau tribunal, l’autre ouverte aux curieux.Sur une estrade élevée était assis le juge, plus bas et devantlui siégeaient trois autres gens de justice qui étaient, je le susplus tard, un greffier, un trésorier pour les amendes, et un autremagistrat qu’on nomme en France le ministère public : devantma tribune était un personnage en robe et en perruque, monavocat.Comment avais-je un avocat ? D’où me venait-il ? Qui mel’avait donné ? Était-ce Mattia et Bob ? c’étaient là des questionsqu’il n’était pas l’heure d’examiner. J’avais un avocat, cela suffisait.– 723 –


Dans une autre tribune j’aperçus Bob lui-même, ses deuxcamarades, l’aubergiste du Gros-Chêne, et des gens que je neconnaissais point, puis dans une autre qui faisait face à celle-làje reconnus le policeman qui m’avait arrêté ; plusieurs personnesétaient avec lui : je compris que ces tribunes étaient cellesdes témoins.L’enceinte réservée au public était pleine ; au-dessus d’unebalustrade j’aperçus Mattia, nos yeux se croisèrent, s’embrassèrent,et instantanément je sentis le courage me relever : je seraisdéfendu, c’était à moi de ne pas m’abandonner et de me défendremoi-même ; je ne fus plus écrasé par tous les regards quiétaient dardés sur moi.Le ministère public prit la parole, et en peu de mots, – ilavait l’air très-pressé, – il exposa l’affaire : un vol avait été commisdans l’église Saint-Georges ; les voleurs, un homme et unenfant, s’étaient introduits dans l’église au moyen d’une échelleet en brisant une fenêtre ; ils avaient avec eux un chien qu’ilavaient amené pour faire bonne garde et les prévenir du danger,s’il en survenait un ; un passant attardé, il était alors une heureun quart, avait été surpris de voir une faible lumière dansl’église, il avait écouté et il avait entendu des craquements ; aussitôtil avait été réveiller le bedeau ; on était revenu en nombre,mais alors le chien avait aboyé et pendant qu’on ouvrait la porteles voleurs effrayés s’étaient sauvés par la fenêtre, abandonnantleur chien, qui n’avait pas pu monter à l’échelle ; ce chien,conduit sur le champ de course par l’agent Jerry, dont on nesaurait trop louer l’intelligence et le zèle, avait reconnu son maîtrequi n’était autre que l’accusé présent sur ce banc ; quant ausecond voleur on était sur sa piste.Après quelques considérations qui démontraient maculpabilité, le ministère public se tut, et une voix glapissantecria : Silence !– 724 –


Le juge alors, sans se tourner de mon côté, et comme s’ilparlait pour lui-même, me demanda mon nom, mon âge et maprofession.Je répondis en anglais que je m’appelais Francis Driscoll etque je demeurais chez mes parents à Londres, cour du Lion-Rouge, dans Bethnal-Green ; puis je demandai la permission dem’expliquer en français, attendu que j’avais été élevé en Franceet que je n’étais en Angleterre que depuis quelques mois.– Ne croyez pas me tromper, me dit sévèrement le juge ; jesais le français.Je fis donc mon récit en français, et j’expliquai comment ilétait de toute impossibilité que je fusse dans l’église à uneheure, puisqu’à cette heure j’étais au champ de course et qu’àdeux heures et demie j’étais à l’auberge du Gros-Chêne.– Et où étiez-vous à une heure un quart ? demanda le juge.– En chemin.– C’est ce qu’il faut prouver. Vous dites que vous étiez surla route de l’auberge du Gros-Chêne, et l’accusation soutientque vous étiez dans l’église. Parti du champ de course à uneheure moins quelques minutes, vous seriez venu rejoindre votrecomplice sous les murs de l’église, où il vous attendait avec uneéchelle, et ce serait après votre vol manqué que vous auriez été àl’auberge du Gros-Chêne.Je m’efforçai de démontrer que cela ne se pouvait pas, maisje vis que le juge n’était pas convaincu.– Et comment expliquez-vous la présence de votre chiendans l’église ? me demanda le juge.– 725 –


– Je ne l’explique pas, je ne la comprends même pas ; monchien n’était pas avec moi, je l’avais attaché le matin sous une denos voitures.Il ne me convenait pas d’en dire davantage, car je ne voulaispas donner des armes contre mon père ; je regardai Mattia,il me fît signe de continuer, mais je ne continuai point.On appela un témoin et on lui fit prêter serment sur l’Évangile,de dire la vérité sans haine et sans passion.C’était un gros bonhomme, court, à l’air prodigieusementmajestueux, malgré sa figure rouge et son nez bleuâtre ; avantde jurer il adressa une génuflexion au tribunal et il se redressaen se rengorgeant : c’était le bedeau de la paroisse Saint-Georges.Il commença par raconter longuement combien il avait ététroublé et scandalisé lorsqu’on était venu le réveiller brusquementpour lui dire qu’il y avait des voleurs dans l’église : sa premièreidée avait été qu’on voulait lui jouer une mauvaise farce,mais comme on ne joue pas des farces à des personnes de soncaractère, il avait compris qu’il se passait quelque chose degrave ; il s’était habillé alors avec tant de hâte qu’il avait faitsauter deux boutons de son gilet ; enfin il était accouru ; il avaitouvert la porte de l’église, et il avait trouvé… qui ? ou plutôtquoi ? un chien.Je n’avais rien à répondre à cela, mais mon avocat qui, jusqu’àce moment, n’avait rien dit, se leva, secoua sa perruque,assura sa robe sur ses épaules et prit la parole.– Qui a fermé la porte de l’église hier soir ? demanda-t-il.– Moi, répondit le bedeau, comme c’était mon devoir.– 726 –


– Vous en êtes sûr ?– Quand je fais une chose, je suis sûr que je la fais.– Et quand vous ne la faites pas ?– Je suis sûr que je ne l’ai pas faite.– Très-bien : alors vous pouvez jurer que vous n’avez pasenfermé le chien dont il est question dans l’église ?– Si le chien avait été dans l’église je l’aurais vu.– Vous avez de bons yeux ?– J’ai des yeux comme tout le monde.– Il y a six mois, n’êtes-vous pas entré dans un veau quiétait pendu le ventre grand ouvert, devant la boutique d’un boucher.– Je ne vois pas l’importance d’une pareille question adresséeà un homme de mon caractère, s’écria le bedeau devenantbleu.– Voulez-vous avoir l’extrême obligeance d’y répondrecomme si elle était vraiment importante ?– Il est vrai que je me suis heurté contre un animal maladroitementexposé à la devanture d’un boucher.– Vous ne l’aviez donc pas vu ?– J’étais préoccupé.– 727 –


– Vous veniez de dîner quand vous avez fermé la porte del’église ?– Certainement.– Et quand vous êtes entré dans ce veau est-ce que vous neveniez pas de dîner ?– Mais…– Vous dites que vous n’aviez pas dîné ?– Si.– Et c’est de la petite bière ou de la bière forte que vous buvez?– De la bière forte.– Combien de pintes ?– Deux.– Jamais plus ?– Quelquefois trois.– Jamais quatre ? Jamais six ?– Cela est bien rare.– Vous ne prenez pas de grog après votre dîner ?– Quelquefois.– Vous l’aimez fort ou faible ?– 728 –


– Pas trop faible.– Combien de verres en buvez-vous ?– Cela dépend.– Est-ce que vous êtes prêt à jurer que vous n’en prenez pasquelquefois trois et même quatre verres ?Comme le bedeau de plus en plus bleu ne répondit pas,l’avocat se rassit et tout en s’asseyant il dit :– Cet interrogatoire suffit pour prouver que le chien a puêtre enfermé dans l’église par le témoin qui, après dîner, ne voitpas les veaux parce qu’il est préoccupé ; c’était tout ce que jedésirais savoir.Si j’avais osé j’aurais embrassé mon avocat, j’étais sauvé.Pourquoi Capi n’aurait-il pas été enfermé dans l’église ?Cela était possible. Et s’il avait été enfermé de cette façon, cen’était pas moi qui l’avais introduit ; je n’étais donc pas coupable,puisqu’il n’y avait que cette charge contre moi.Après le bedeau on entendit les gens qui l’accompagnaientlorsqu’il était entré dans l’église, mais ils n’avaient rien vu, si cen’est la fenêtre ouverte par laquelle les voleurs s’étaient envolés.Puis on entendit mes témoins : Bob, ses camarades, l’aubergiste,qui tous donnèrent l’emploi de mon temps ; cependantun seul point ne fut point éclairci et il était capital, puisqu’il portaitsur l’heure précise à laquelle j’avais quitté le champ decourse.– 729 –


Les interrogatoires terminés, le juge me demanda si jen’avais rien à dire, en m’avertissant que je pouvais garder le silencesi je le croyais bon.Je répondis que j’étais innocent, et que je m’en remettais àla justice du tribunal.Alors le juge fit lire le procès-verbal des dépositions que jevenais d’entendre, puis il déclara que je serais transféré dans laprison du comté pour y attendre que le grand jury décide si jeserais ou ne serais pas traduit devant les assises.Les assises !Je m’affaissai sur mon banc ; hélas ! que n’avais-je écoutéMattia !– 730 –


XXBob.Ce ne fut que longtemps après que je fus réintégré dans maprison que je trouvai une raison pour m’expliquer comment jen’avais pas été acquitté : le juge voulait attendre l’arrestation deceux qui étaient entrés dans l’église, pour voir si je n’étais pasleur complice.On était sur leur piste, avait dit le ministère public, j’auraisdonc la douleur et la honte de paraître bientôt sur le banc desassises à côté d’eux.Quand cela arriverait-il ? Quand serais-je transféré dans laprison du comté ? Qu’était cette prison ? Où se trouvait-elle ?Était-elle plus triste que celle dans laquelle j’étais ?– 731 –


Il y avait dans ces questions de quoi occuper mon esprit, etle temps passa plus vite que la veille ; je n’étais plus sous le coupde l’impatience qui donne la fièvre ; je savais qu’il fallait attendre.Et tantôt me promenant, tantôt m’asseyant sur mon banc,j’attendais.Un peu avant la nuit j’entendis une sonnerie de cornet àpiston et je reconnus la façon de jouer de Mattia : le bon garçon,il voulait me dire qu’il pensait à moi et qu’il veillait. Cette sonneriem’arrivait par-dessus le mur qui faisait face à ma fenêtre :évidemment Mattia était de l’autre côté de ce mur, dans la rue,et une courte distance nous séparait, quelques mètres à peine.Par malheur les yeux ne peuvent pas percer les pierres. Mais sile regard ne passe pas à travers les murs, le son passe pardessus.Aux sons du cornet s’étaient joints des bruits de pas, desrumeurs vagues et je compris que Mattia et Bob donnaient làsans doute une représentation.Pourquoi avaient-ils choisi cet endroit ? Était-ce parce qu’illeur était favorable pour la recette ! Ou bien voulaient-ils medonner un avertissement ?Tout à coup j’entendis une voix claire, celle de Mattia crieren français : « Demain matin au petit jour ! » Puis aussitôt repritde plus belle le tapage du cornet.Il n’y avait pas besoin d’un grand effort d’intelligence pourcomprendre que ce n’était pas à son public anglais que Mattiaadressait ces mots : « Demain matin au petit jour, » c’était àmoi ; mais par contre il n’était pas aussi facile de deviner cequ’ils signifiaient, et de nouveau je me posai toute une série dequestions auxquelles il m’était impossible de trouver des réponsesraisonnables.– 732 –


Un seul fait était clair et précis : le lendemain matin au petitjour je devais être éveillé et me tenir sur mes gardes ; jusquelàje n’avais qu’à prendre patience, si je le pouvais.Aussitôt que la nuit fut tombée Je me couchai dans monhamac et je tâchai de m’endormir ; j’entendis plusieurs heuressonner successivement aux horloges voisines, puis à la fin lesommeil me prit et m’emporta sur ses ailes.Quand je m’éveillais la nuit était épaisse, les étoiles brillaientdans le sombre azur, et l’on n’entendait aucun bruit ; sansdoute le jour était loin encore. Je revins m’asseoir sur monbanc, n’osant pas marcher de peur d’appeler l’attention si parhasard on faisait une ronde et j’attendis. Bientôt une horlogesonna trois coups : je m’étais éveillé trop tôt ; cependant jen’osai pas me rendormir, et d’ailleurs je crois bien que quandmême je l’aurais voulu, je ne l’aurais pas pu : j’étais trop fiévreux,trop angoissé.Ma seule occupation était de compter les sonneries deshorloges ; mais combien me paraissaient longues les quinze minutesqui s’écoulaient entre l’heure et le quart, entre le quart etla demie ; si longues que parfois je m’imaginais que j’avais laissél’horloge sonner sans l’entendre ou qu’elle était détraquée.Appuyé contre la muraille, je tenais mes yeux fixés sur lafenêtre ; il me sembla que l’étoile que je suivais perdait de sonéclat et que le ciel blanchissait faiblement.C’était l’approche du jour ; au loin des coqs chantèrent.Je me levai, et, marchant sur la pointe des pieds, j’allai ouvrirma fenêtre ; ce fut un travail délicat de l’empêcher de craquer,mais enfin, en m’y prenant avec douceur, et surtout aveclenteur, j’en vins à bout.– 733 –


Quel bonheur que ce cachot eût été aménagé dans une anciennesalle basse dont on avait fait une prison, et qu’on se fûtconfié aux barreaux de fer pour garder les prisonniers, car si mafenêtre ne s’était pas ouverte, je n’aurais pas pu répondre à l’appelde Mattia. Mais ouvrir la fenêtre n’était pas tout : les barreauxde fer restaient, les épaisses murailles aussi, et aussi laporte bardée de tôle. C’était donc folie d’espérer la liberté, etcependant je l’espérais.Les étoiles pâlirent de plus en plus, et la fraîcheur du matinme fit grelotter ; cependant je ne quittai pas ma fenêtre, restantlà, debout, écoutant, regardant, sans savoir ce que je devais regarderet écouter.Un grand voile blanc monta au ciel, et sur la terre les objetscommencèrent à se dessiner avec des formes à peu près distinctes; c’était bien le petit jour dont Mattia m’avait parlé. J’écoutaien retenant ma respiration, je n’entendis que les battements demon cœur dans ma poitrine.Enfin, il me sembla percevoir un grattement contre le mur,mais comme avant je n’avais entendu aucun bruit de pas, je crusm’être trompé ; cependant j’écoutai : le grattement continua :puis tout à coup j’aperçus une tête s’élever au-dessus du mur ;tout de suite je vis que ce n’était pas celle de Mattia, et, bienqu’il fît encore sombre je reconnus Bob.Il me vit collé contre mes barreaux.– Chut ! dit-il faiblement.Et de la main il me fit un signe qui me sembla signifier queje devais m’éloigner de la fenêtre. Sans comprendre, j’obéis.Alors, son autre main me parut armée d’un long tube brillantcomme s’il était en verre. Il le porta à sa bouche. Je compris quec’était une sarbacane. J’entendis un soufflement, et en même– 734 –


temps je vis une petite boule blanche passer dans l’air pour venirtomber à mes pieds. Instantanément la tête de Bob disparutderrière le mur, et je n’entendis plus rien.Je me précipitai sur la boule ; elle était en papier fin rouléet entassé autour d’un gros grain de plomb : il me sembla quedes caractères étaient tracés sur ce papier, mais il ne faisait pasencore assez clair pour que je pusse les lire ; je devais donc attendrele jour.Je refermai ma fenêtre avec précaution et vivement je mecouchai dans mon hamac, tenant la boule de papier dans mamain.Lentement, bien lentement pour mon impatience, l’aubejaunit, et à la fin une lueur rose glissa sur mes murailles ; je déroulaimon papier et je lus :« Tu seras transféré demain soir dans la prison du comté :tu voyageras en chemin de fer dans un compartiment de secondeclasse avec un policeman ; place-toi auprès de la portièrepar laquelle tu monteras ; quand vous aurez roulé pendant quarante-cinqminutes (compte-les bien) votre train ralentira samarche pour une jonction ; ouvre alors ta portière et jette-toi àbas bravement : élance-toi, étends tes mains en avant et arrange-toipour tomber sur les pieds ; aussitôt à terre, monte letalus de gauche, nous serons là avec une voiture et un bon chevalpour t’emmener ; ne crains rien ; deux jours après nous seronsen France ; bon courage et bon espoir ; surtout élance-toiau loin en sautant et tombe sur tes pieds. »Sauvé ! Je ne comparaîtrais pas aux assises ; je ne verraispas ce qui s’y passerait !Ah ! le brave Mattia, le bon Bob ! car c’était lui, j’en étaiscertain, qui aidait généreusement Mattia : « Nous serons là avec– 735 –


un bon cheval ; » ce n’était pas Mattia qui tout seul avait pucombiner cet arrangement.Et je relus le billet : « Quarante-cinq minutes après départ ;le talus de gauche ; tomber sur les pieds. »Certes oui, je m’élancerais bravement, dussé-je me tuer.Mieux valait mourir que de se faire condamner comme voleur.Ah ! comme tout cela était bien inventé :« Deux jours après nous serons en France. »Cependant, dans mon transport de joie, j’eus une pensée detristesse : et Capi ? Mais bien vite j’écartai cette idée. Il n’étaitpas possible que Mattia voulût abandonner Capi ; s’il avait trouvéun moyen pour me faire évader, il en avait trouvé un aussicertainement pour Capi.Je relus mon billet deux ou trois fois encore, puis, l’ayantmâché, je l’avalai ; maintenant je n’avais plus qu’à dormir tranquillement; et je m’y appliquai si bien, que je ne m’éveillai quequand le geôlier m’apporta à manger.Le temps s’écoula assez vite et le lendemain, dans l’aprèsmidi,un policeman que je ne connaissais pas entra dans moncachot et me dit de le suivre : je vis avec satisfaction que c’étaitun homme d’environ cinquante ans qui ne paraissait pas trèssouple.Les choses purent s’arranger selon les prescriptions deMattia, et, quand le train se mit en marche, j’étais placé près dela portière par laquelle j’étais monté ; j’allais à reculons ; le policemanétait en face de moi ; nous étions seuls dans notre compartiment.– 736 –


– Vous parlez anglais ? me dit-il.– Un peu.– Vous le comprenez ?– À peu près, quand on ne parle pas trop vite.– Eh bien, mon garçon, je veux vous donner un bonconseil : ne faites pas le malin avec la justice, avouez : vous vousconcilierez la bienveillance de tout le monde ; rien n’est plusdésagréable que d’avoir affaire à des gens qui nient contre l’évidence; tandis qu’avec ceux qui avouent on a toutes sortes decomplaisances, de bontés ; ainsi moi, vous me diriez commentles choses se sont passées, je vous donnerais bien une couronne: vous verriez comme l’argent adoucirait votre situationen prison.Je fus sur le point de répondre que je n’avais rien à avouer,mais je compris que le mieux pour moi était de me concilier labienveillance de ce policeman, selon son expression, et je nerépondis rien.– Vous réfléchirez, me dit-il, en continuant, et quand enprison vous aurez reconnu la bonté de mon conseil, vous meferez appeler, parce que, voyez-vous, il ne faut pas avouer aupremier venu, il faut choisir celui qui s’intéressera à vous, etmoi, vous voyez bien que je suis tout disposé à vous servir.Je fis un signe affirmatif.– Faites demander Dolphin ; vous retiendrez bien monnom, n’est-ce pas ?– Oui, monsieur.– 737 –


J’étais appuyé contre la portière dont la vitre était ouverte ;je lui demandai la permission de regarder le pays que nous traversions,et comme il voulait « se concilier ma bienveillance », ilme répondit que je pouvais regarder tant que je voudrais.Qu’avait-il à craindre, le train marchait à grande vitesse.Bientôt l’air qui le frappait en face l’ayant glacé, il s’éloignade la portière pour se placer au milieu du wagon.Pour moi, je n’étais pas sensible au froid ; glissant doucementma main gauche en dehors je tournai la poignée et de ladroite je retins la portière.Le temps s’écoula : la machine siffla et ralentit sa marche ;le moment était venu ; vivement je poussai la portière et sautaiaussi loin que je pus ; je fus jeté dans le fossé ; heureusementmes mains que je tenais en avant portèrent contre le talus gazonné; cependant le choc fut si violent que je roulai à terre,évanoui.Quand je revins à moi je crus que j’étais encore en cheminde fer, car je me sentis emporté par un mouvement rapide, etj’entendis un roulement : j’étais couché sur un lit de paille.Chose étrange ! ma figure était mouillée et sur mes joues,sur mon front, passait une caresse douce et chaude.J’ouvris les yeux, un chien, un vilain chien jaune, était penchésur moi et me léchait.Mes yeux rencontrèrent ceux de Mattia, qui se tenait agenouilléà côté de moi.– Tu es sauvé, me dit-il en écartant le chien et en m’embrassant.– 738 –


– Où sommes-nous ?– En voiture ; c’est Bob qui nous conduit.– Comment cela va-t-il ? me demanda Bob en se retournant.– Je ne sais pas ; bien, il me semble.– Remuez les bras, remuez les jambes, cria Bob.J’étais allongé sur de la paille, je fis ce qu’il me disait.– Bon, dit Mattia, rien de cassé.– Mais que s’est-il passé ?– Tu as sauté du train, comme je te l’avais recommandé ;mais la secousse t’a étourdi et tu es tombé dans le fossé ; alorsne te voyant pas venir, Bob a dégringolé le talus tandis que jetenais le cheval, et il t’a rapporté dans ses bras. Nous t’avons crumort Quelle peur ! quelle douleur ! mais te voilà sauvé.– Et le policeman ?– Il continue sa route avec le train, qui ne s’est pas arrêté.Je savais l’essentiel, je regardai autour de moi et j’aperçusle chien jaune qui me regardait tendrement avec des yeux quiressemblaient à ceux de Capi ; mais ce n’était pas Capi, puisqueCapi était blanc.– Et Capi ! dis-je, où est-il ?Avant que Mattia m’eût répondu, le chien jaune avait sautésur moi et il me léchait en pleurant.– 739 –


– Mais le voilà, dit Mattia, nous l’avons fait teindre.Je rendis au bon Capi ses caresses, et je l’embrassai.– Pourquoi l’as-tu teint ? dis-je.– C’est une histoire, je vais te la conter.Mais Bob ne permit pas ce récit.– Conduis le cheval, dit-il à Mattia, et tiens-le bien ; pendantce temps-là je vais arranger la voiture pour qu’on ne la reconnaissepas aux barrières.Cette voiture était une carriole recouverte d’une bâche entoile posée sur des cerceaux ; il allongea les cercles dans la voitureet ayant plié la bâche en quatre, il me dit de m’en couvrir ;puis, il renvoya Mattia en lui recommandant de se cacher sousla toile ; par ce moyen la voiture changeait entièrement d’aspect,elle n’avait plus de bâche et elle ne contenait qu’une personneau lieu de trois : si on courait après nous, le signalement, que lesgens qui voyaient passer cette carriole donneraient, dérouteraitles recherches.– Où allons-nous ? demandai-je à Mattia lorsqu’il se fut allongéà côté de moi.– À Littlehampton : c’est une petit port sur la mer, où Boba un frère qui commande un bateau faisant les voyages deFrance pour aller chercher du beurre et des œufs en Normandie,à Isigny ; si nous nous sauvons, – et nous nous sauverons, – cesera à Bob que nous le devrons : il a tout fait ; qu’est-ce que j’auraispu faire pour toi, moi, pauvre misérable ! C’est Bob qui a eul’idée de te faire sauter du train, de te souffler mon billet, et c’estlui qui a décidé ses camarades à nous prêter ce cheval ; enfin– 740 –


c’est lui qui va nous procurer un bateau pour passer en France,car tu dois bien croire que si tu voulais t’embarquer sur un vapeur,tu serais arrêté : tu vois qu’il fait bon avoir des amis.– Et Capi, qui a eu l’idée de l’emmener ?– Moi, mais c’est Bob qui a eu l’idée de le teindre en jaunepour qu’on ne le reconnaisse pas, quand nous l’avons volé àl’agent Jerry, l’intelligent Jerry comme disait le juge, qui cettefois n’a pas été trop intelligent car il s’est laissé souffler Capisans s’en apercevoir ; il est vrai que Capi m’ayant senti, a presquetout fait, et puis Bob connaît tous les tours des voleurs dechiens.– Et ton pied ?– Guéri, ou à peu près, je n’ai pas eu le temps d’y penser.Les routes d’Angleterre ne sont pas libres comme celles deFrance ; de place en place se trouvent des barrières où l’on doitpayer une certaine somme pour passer ; quand nous arrivions àl’une de ces barrières, Bob nous disait de nous taire et de ne pasbouger, et les gardiens ne voyaient qu’une carriole conduite parun seul homme : Bob leur disait des plaisanteries et passait.Avec son talent de clown pour se grimer, il s’était fait unetête de fermier, et ceux mêmes qui le connaissaient le mieux, luiaurait parlé sans savoir qui il était.Nous marchions rapidement, car le cheval était bon et Bobétait un habile cocher : cependant il fallait nous arrêter pourlaisser souffler un peu le cheval, et pour lui donner à manger ;mais pour cela nous n’entrâmes pas dans une auberge ; Bobs’arrêta en plein bois, débrida son cheval et lui passa au cou unemusette pleine d’avoine qu’il prit dans la voiture ; la nuit étaitnoire ; il n’y avait pas grand danger d’être surpris.– 741 –


Alors je pus m’entretenir avec Bob, et le remercier parquelques paroles de reconnaissance émue ; mais il ne me laissapas lui dire tout ce que j’avais dans le cœur :– Vous m’avez obligé, répondit-il en me donnant une poignéede main, aujourd’hui je vous oblige, chacun son tour ; etpuis vous êtes le frère de Mattia ; et pour un bon garçon commeMattia, on fait bien des choses.Je lui demandai si nous étions éloignés de Littlehampton ;il me répondit que nous en avions encore pour plus de deuxheures, et qu’il fallait nous hâter, parce que le bateau de sonfrère partait tous les samedis pour Isigny, et qu’il croyait que lamarée avait lieu de bonne heure ; or, nous étions le vendredi.Nous reprîmes place sur la paille, sous la bâche, et le chevalreposé partit grand train.– As-tu peur ? me demanda Mattia.– Oui et non ; j’ai très-peur d’être repris ; mais il me semblequ’on ne me reprendra pas : se sauver, n’est-ce pas avouerqu’on est coupable ? Voilà surtout ce qui me tourmente : quedire pour ma défense ?– Nous avons bien pensé à cela, mais Bob a cru qu’il fallaittout faire pour que tu ne paraisses pas sur le banc des assises ;cela est si triste d’avoir passé là, même quand on est acquitté ;moi je n’ai osé rien dire, parce qu’avec mon idée fixe de t’emmeneren France, j’ai peur que cette idée ne me conseille mal.– Tu as bien fait ; et quoi qu’il arrive je n’aurai que de la reconnaissancepour vous.– 742 –


– Il n’arrivera rien, va, sois tranquille. À l’arrêt du train tonpoliceman aura fait son rapport ; mais avant qu’on organise lesrecherches il s’est écoulé du temps, et nous, nous avons galopé ;et puis ils ne peuvent pas savoir que c’est à Littlehampton quenous allons nous embarquer.Il était certain que si on n’était pas sur notre piste, nousavions la chance de nous embarquer sans être inquiétés ; maisje n’étais pas comme Mattia, assuré qu’après l’arrêt du train lepoliceman avait perdu du temps pour nous poursuivre ; là étaitle danger, et il pouvait être grand.Cependant notre cheval, vigoureusement conduit par Bob,continuait de détaler grand train sur la route déserte ; de tempsen temps seulement nous croisions quelques voitures, aucunene nous dépassait : les villages que nous traversions étaient silencieuxet rares étaient les fenêtres où se montrait une lumièreattardée ; seuls quelques chiens faisaient attention à notrecourse rapide et nous poursuivaient de leurs aboiements ;quand après une montée un peu rapide Bob arrêtait son chevalpour le laisser souffler, nous descendions de voiture et nousnous collions la tête sur la terre pour écouter, mais Mattia luimême,qui avait l’oreille plus fine que nous, n’entendait aucunbruit suspect ; nous voyagions au milieu de l’ombre et du silencede la nuit.Ce n’était plus pour nous cacher que nous nous tenionssous la bâche, c’était pour nous défendre du froid, car depuisassez longtemps soufflait une bise froide ; quand nous passionsla langue sur nos lèvres nous trouvions un goût de sel ; nousapprochions de la mer. Bientôt nous aperçûmes une lueur qui àintervalles réguliers disparaissait, pour reparaître avec éclat,c’était un phare ; nous arrivions.Bob arrêta son cheval et le mettant au pas il le conduisitdoucement dans un chemin de traverse ; puis descendant de– 743 –


voiture il nous dit de rester là et de tenir le cheval ; pour lui, ilallait voir si son frère n’était pas parti et si nous pouvions sansdanger nous embarquer à bord du navire de celui-ci.J’avoue que le temps pendant lequel Bob resta absent meparut long, très-long : nous ne parlions pas, et nous entendionsla mer briser sur la grève à une assez courte distance avec unbruit monotone qui redoublait notre émotion ; Mattia tremblaitcomme je tremblais moi-même.– C’est le froid, me dit-il à voix basse.Était-ce bien vrai ? Le certain, c’est que quand une vacheou un mouton qui se trouvaient dans les prairies que traversaitnotre chemin choquaient une pierre ou heurtaient une clôture,nous étions plus sensibles au froid ou au tremblement.Enfin, nous entendîmes un bruit de pas dans le cheminqu’avait suivi Bob. Sans doute, c’était lui qui revenait ; c’étaitmon sort qui allait se décider.Bob n’était pas seul. Quand il s’approcha de nous, nous vîmesque quelqu’un l’accompagnait : c’était un homme vêtud’une vareuse en toile cirée et coiffé d’un bonnet de laine.– Voici mon frère, dit Bob ; il veut bien vous prendre à sonbord ; il va vous conduire, et nous allons nous séparer, car il estinutile qu’on sache que je suis venu ici.Je voulus remercier Bob, mais il me coupa la parole en medonnant une poignée de main :– Ne parlons pas de ça, dit-il, il faut s’entr’aider, chacunson tour ; nous nous reverrons un jour ; je suis heureux d’avoirobligé Mattia.– 744 –


Nous suivîmes le frère de Bob, et bientôt nous entrâmesdans les rues silencieuses de la ville, puis après quelques détoursnous nous trouvâmes sur un quai, et le vent de la mernous frappa au visage.Sans rien dire, le frère de Bob nous désigna de la main unnavire gréé en sloop ; nous comprîmes que c’était le sien ; enquelques minutes nous fûmes à bord ; alors il nous fit descendredans une petite cabine.– Je ne partirai que dans deux heures, dit-il, restez là et nefaites pas de bruit.Quand il eut refermé à clef la porte de cette cabine, ce futsans bruit que Mattia se jeta dans mes bras et m’embrassa ; il netremblait plus.– 745 –


XXILe Cygne.Après le départ du frère de Bob, le navire resta silencieuxpendant quelque temps, et nous n’entendîmes que le bruit duvent dans la mâture et le clapotement de l’eau contre la carène ;mais peu à peu il s’anima ; des pas retentirent sur le pont ; onlaissa tomber des cordages ; des poulies grincèrent, il y eut desenroulements et des déroulements de chaîne ; on vira au cabestan; une voile fut hissée ; le gouvernail gémit et tout à coup lebateau s’étant incliné sur le côté gauche, un mouvement de tangagese produisit ; nous étions en route, j’étais sauvé.Lent et doux tout d’abord, ce mouvement de tangage netarda pas à devenir rapide et dur, le navire s’abaissait en roulant,et brusquement de violents coups de mer venaient frappercontre son étrave ou contre son bordage de droite.– 746 –


– Pauvre Mattia ! dis-je à mon camarade en lui prenant lamain.– Cela ne fait rien, dit-il, tu es sauvé ; au reste je me doutaisbien que cela serait ainsi ; quand nous étions en voiture jeregardais les arbres dont le vent secouait la cime, et je me disaisque sur la mer nous allions danser : ça danse.À ce moment la porte de notre cabine fut ouverte :– Si vous voulez monter sur le pont, nous dit le frère deBob, il n’y a plus de danger.– Où est-on moins malade ? demanda Mattia.– Couché.– Je vous remercie, je reste couché.Et il s’allongea sur les planches.– Le mousse va vous apporter ce qui vous sera nécessaire,dit le capitaine.– Merci ; s’il peut n’être pas trop longtemps à venir, celasera à propos, répondit Mattia.– Déjà ?– Il y a longtemps que c’est commencé.Je voulus rester près de lui, mais il m’envoya sur le pont enme répétant :– 747 –


– Cela ne fait rien, tu es sauvé ; mais c’est égal, je ne me seraisjamais imaginé que cela me ferait plaisir d’avoir le mal demer.Arrivé sur le pont, je ne pus me tenir debout qu’en mecramponnant solidement à un cordage : aussi loin que la vuepouvait s’étendre dans les profondeurs de la nuit, on ne voyaitqu’une nappe blanche d’écume, sur laquelle notre petit navirecourait, incliné comme s’il allait chavirer, mais il ne chaviraitpoint, au contraire il s’élevait légèrement, bondissant sur lesvagues, porté, poussé par le vent d’ouest.Je me retournai vers la terre ; déjà les lumières du portn’étaient plus que des points dans l’obscurité vaporeuse, et lesregardant ainsi s’affaiblir et disparaître les unes après les autres,ce fut avec un doux sentiment de délivrance que je dis adieu àl’Angleterre.– Si le vent continue ainsi, me dit le capitaine, nous n’arriveronspas tard, ce soir, à Isigny ; c’est un bon voilier quel’Éclipse.Toute une journée de mer, et même plus d’une journée,pauvre Mattia ! et cela lui faisait plaisir d’avoir le mal de mer.Elle s’écoula cependant, et je passai mon temps à voyagerdu pont à la cabine, et de la cabine au pont ; à un certain moment,comme je causais avec le capitaine, il étendit sa maindans la direction du sud-ouest, et j’aperçus une haute colonneblanche qui se dessinait sur un fond bleuâtre.– Barfleur, me dit-il.Je dégringolai rapidement pour porter cette bonne nouvelleà Mattia : nous étions en vue de France ; mais la distance– 748 –


est longue encore de Barfleur à Isigny, car il faut longer toute lapresqu’île du Cotentin avant d’entrer dans la Vire et dans l’Aure.Comme il était tard lorsque l’Éclipse accosta le quai d’Isigny,le capitaine voulut bien nous permettre de coucher à bord,et ce fut seulement le lendemain matin que nous nous séparâmesde lui, après l’avoir remercié comme il convenait.– Quand vous voudrez revenir en Angleterre, nous dit-il, ennous donnant une rude poignée de main, l’Éclipse part d’ici tousles mardis ; à votre disposition.C’était là une gracieuse proposition, mais que nousn’avions aucune envie d’accepter, ayant chacun nos raisons,Mattia et moi, pour ne pas traverser la mer de sitôt.Nous débarquions en France, n’ayant que nos vêtements etnos instruments, – Mattia ayant eu soin de prendre ma harpe,que j’avais laissée dans la tente de Bob, la nuit où j’avais été àl’auberge du Gros-Chêne ; – quant à nos sacs, ils étaient restésavec leur contenu dans les voitures de la famille Driscoll ; celanous mettait dans un certain embarras, car nous ne pouvionspas reprendre notre vie errante sans chemises et sans bas, surtoutsans carte. Par bonheur, Mattia avait douze francs d’économieset en plus notre part de recette provenant de notre associationavec Bob et ses camarades, laquelle s’élevait à vingt-deuxshillings, ou vingt-sept francs cinquante ; cela nous constituaitune fortune de près de quarante francs, ce qui était considérablepour nous. Mattia avait voulu donner cet argent à Bob poursubvenir aux frais de mon évasion, mais Bob avait réponduqu’on ne se fait pas payer les services qu’on rend par amitié, et iln’avait voulu rien recevoir.Notre première occupation, en sortant de Éclipse, fut doncde chercher un vieux sac de soldat et d’acheter ensuite deuxchemises, deux paires de bas, un morceau de savon, un peigne,– 749 –


du fil, des boutons, des aiguilles, et enfin ce qui nous était plusindispensable encore que ces objets, si utiles cependant, – unecarte de France.En effet, où aller maintenant que nous étions en France ?Quelle route suivre ? Comment nous diriger ?Ce fut la question que nous agitâmes en sortant d’Isignypar la route de Bayeux.– Pour moi, dit Mattia, je n’ai pas de préférence, et je suisprêt à aller à droite ou à gauche ; je ne demande qu’une chose.– Laquelle ?– Suivre le cours d’un fleuve, d’une rivière ou d’un canal,parce que j’ai une idée.Comme je ne demandais pas à Mattia de me dire son idée,il continua :– Je vois qu’il faut que je te l’explique, mon idée : quandArthur était malade, madame Milligan le promenait en bateau,et c’est de cette façon que tu l’as rencontrée sur le Cygne.– Il n’est plus malade.– C’est-à-dire qu’il est mieux ; il a été très-malade, aucontraire, et il n’a été sauvé que par les soins de sa mère. Alorsmon idée est que pour le guérir tout à fait, madame Milligan lepromène encore en bateau sur les fleuves, les rivières, les canauxqui peuvent porter le Cygne ; si bien qu’en suivant le coursde ces rivières et de ces fleuves, nous avons chance de rencontrerle Cygne.– Qui dit que le Cygne est en France ?– 750 –


– Rien : cependant, comme le Cygne ne peut pas aller surla mer, il est à croire qu’il n’a pas quitté la France, nous avonsdes chances pour le trouver.Quand nous n’en aurions qu’une, est-ce que tu n’es pasd’avis qu’il faut la risquer ? Moi je veux que nous retrouvionsmadame Milligan, et mon avis est que nous ne devons rien négligerpour cela.– Mais Lise, Alexis, Benjamin, Étiennette !– Nous les verrons en cherchant madame Milligan ; il fautdonc que nous gagnions le cours d’un fleuve ou d’un canal :cherchons sur ta carte quel est le fleuve le plus près.La carte fut étalée sur l’herbe du chemin, et nous cherchâmesle fleuve le plus voisin ; nous trouvâmes que c’était la Seine.– Eh bien ! gagnons la Seine, dit Mattia.– La Seine passe à Paris.– Qu’est-ce que cela fait ?– Cela fait beaucoup ; j’ai entendu dire à Vitalis que quandon voulait trouver quelqu’un, c’était à Paris qu’il fallait le chercher; si la police anglaise me cherchait pour le vol de l’égliseSaint-Georges, je ne veux pas qu’elle me trouve : ce ne serait pasla peine d’avoir quitté l’Angleterre.– La police anglaise peut donc te poursuivre en France ?– Je ne sais pas ; mais si cela est, il ne faut pas aller à Paris.– 751 –


– Ne peut-on pas suivre la Seine jusqu’aux environs de Paris,la quitter et la reprendre plus loin ; je ne tiens pas à voir Garofoli.– Sans doute.– Eh bien, faisons ainsi : nous interrogerons les mariniers,les haleurs, le long de la rivière, et comme le Cygne avec sa verandahne ressemble pas aux autres bateaux, on l’aura remarqués’il a passé sur la Seine ; si nous ne le trouvons pas sur laSeine, nous le chercherons sur la Loire, sur la Garonne, sur toutesles rivières de France et nous finirons bien par le trouver.Je n’avais pas d’objections à présenter contre l’idée de Mattia; il fut donc décidé que nous gagnerions le cours de la Seinepour le côtoyer en le remontant.Après avoir pensé à nous, il était temps de nous occuper deCapi ; teint en jaune, Capi n’était pas pour moi Capi ; nous achetâmesdu savon mou, et à la première rivière que nous trouvâmes,nous le frottâmes vigoureusement, nous relayant quandnous étions fatigués.Mais la teinture de notre ami Bob était d’excellente qualité; il nous fallut de nombreuses baignades, de longs savonnages; il nous fallut surtout des semaines et des mois pour queCapi reprît sa couleur native. Heureusement la Normandie estle pays de l’eau, et chaque jour nous pûmes le laver.Par Bayeux, Caen, Pont-l’Évêque et Pont-Audemer, nousgagnâmes la Seine à La Bouille.Quand du haut de collines boisées et au détour d’un cheminombreux, dont nous débouchâmes après une journée demarche, Mattia aperçut tout à coup devant lui la Seine, décrivantune large courbe au centre de laquelle nous nous trou-– 752 –


vions, et promenant doucement ses eaux calmes et puissantes,couvertes de navires aux blanches voiles et de bateaux à vapeur,dont la fumée montait jusqu’à nous, il déclara que cette vue leréconciliait avec l’eau, et qu’il comprenait qu’on pouvait prendreplaisir à glisser sur cette tranquille rivière, au milieu de ces fraîchesprairies, de ces champs bien cultivés et de ces bois sombresqui l’encadraient de verdure.– Sois certain que c’est sur la Seine que madame Milligan apromené son fils malade, me dit-il.– C’est ce que nous allons bientôt savoir, en faisant causerles gens du village qui est au-dessous.Mais j’ignorais alors qu’il n’est pas facile d’interroger lesNormands, qui répondent rarement d’une façon précise et qui,au contraire, interrogent eux-mêmes ceux qui les questionnent.– C’est-y un batiau du Havre ou un batiau de Rouen quevous demandez ? – C’est-y un bachot ? – C’est y une barquette,un chaland, une péniche ?Quand nous eûmes bien répondu à toutes les questionsqu’on nous posa, il fut à peu près certain que le Cygne n’étaitjamais venu à La Bouille, ou que, s’il y avait passé, c’était la nuit,de sorte que personne ne l’avait vu.De La Bouille nous allâmes à Rouen, où nos recherches recommencèrent,mais sans meilleur résultat ; à Elbeuf, on ne putpas non plus nous parler du Cygne ; à Poses, où il y a des écluseset où par conséquent on remarque les bateaux qui passent, ilen fut de même encore.Sans nous décourager, nous avancions, questionnant toujours,mais sans grande espérance, car le Cygne n’avait pas pupartir d’un point intermédiaire ; que madame Milligan et Arthur– 753 –


se fussent embarqués à Quillebeuf ou à Caudebec, cela se comprenait,à Rouen mieux encore ; mais puisque nous ne trouvionspas trace de leur passage, nous devions aller jusqu’à Paris, ouplutôt au delà de Paris.Comme nous ne marchions pas seulement pour avancer,mais qu’il nous fallait encore gagner chaque jour notre pain, ilnous fallut cinq semaines pour aller d’Isigny à Charenton.Là une question se présentait : devions-nous suivre laSeine ou bien devions-nous suivre la Marne ? C’était ce que jem’étais demandé bien souvent en étudiant ma carte, mais sanstrouver de meilleures raisons pour une route plutôt que pourune autre.Heureusement en arrivant à Charenton, nous n’eûmes pasà balancer, car à nos demandes on répondit pour la premièrefois qu’on avait vu un bateau qui ressemblait au Cygne ; c’étaitun bateau de plaisance, il avait une verandah.Mattia fut si joyeux qu’il se mit à danser sur le quai : puistout à coup, cessant de danser, il prit son violon et joua frénétiquementune marche triomphale.Pendant ce temps, je continuais d’interroger le marinierqui avait bien voulu nous répondre : le doute n’était pas possible,c’était bien le Cygne ; il y avait environ deux mois qu’il avaitpassé à Charenton, remontant la Seine.Deux mois ! Cela lui donnait une terrible avance sur nous.Mais qu’importait ! En marchant nous finirions toujours par lerejoindre, bien que nous n’eussions que nos jambes, tandis quelui il avait celles de deux bons chevaux.La question de temps n’était rien : le fait capital, extraordinaire,merveilleux, c’était que le Cygne était retrouvé.– 754 –


– Qui a eu raison ? criait Mattia.Si j’avais osé j’aurais avoué que mon espérance était viveaussi, très-vive, mais je n’osais pas préciser, même pour moiseul, toutes les idées, toutes les folies qui faisaient s’envolermon imagination.Nous n’avons plus besoin de nous arrêter maintenant pourinterroger les gens, le Cygne est devant nous ; il n’y a qu’à suivrela Seine.Mais à Moret le Loing se jette dans la Seine, et il faut recommencernos questions.Le Cygne a remonté la Seine.À Montereau il faut les reprendre encore.Cette fois le Cygne a abandonné la Seine pour l’Yonne ; il ya un peu plus de deux mois qu’il a quitté Montereau ; il a à sonbord une dame anglaise et un jeune garçon étendu sur un lit.Nous nous rapprochons de Lise en même temps que noussuivons le Cygne, et le cœur me bat fort, quand en étudiant macarte je me demande si après Joigny madame Milligan aurachoisi le canal de Bourgogne ou celui du Nivernais.Nous arrivons au confluent de l’Yonne et de l’Armençon, leCygne a continué de remonter l’Yonne ; nous allons donc passerpar Dreuzy et voir Lise ; elle-même nous parlera de madameMilligan et d’Arthur.Depuis que nous courrions derrière le Cygne nous ne donnionsplus grand temps à nos représentations, et Capi qui étaitun artiste consciencieux ne comprenait rien à notre empresse-– 755 –


ment : pourquoi ne lui permettions-nous pas de rester gravementassis la sébile entre les dents devant « l’honorable société» qui tardait à mettre la main à la poche ? il faut savoir attendre.Mais nous n’attendions plus ; aussi les recettes baissaientelles,en même temps que ce qui nous était resté sur nos quarantefrancs diminuait chaque jour : loin de mettre de l’argentde côté, nous prenions sur notre capital.– Dépêchons-nous, disait Mattia, rejoignons le Cygne.Et je disais comme lui : dépêchons-nous.Jamais le soir nous ne nous plaignions de la fatigue, si longuequ’eût été l’étape ; et tout au contraire nous étions d’accordpour partir le lendemain de bonne heure.– Éveille-moi, disait Mattia, qui aimait à dormir.Et quand je l’avais éveillé, jamais il n’était long à sauter surses jambes.Pour faire des économies nous avions réduit nos dépenses,et comme il faisait chaud, Mattia avait déclaré qu’il ne voulaitplus manger de viande « parce qu’en été la viande est malsaine» ; nous nous contentions d’un morceau de pain avec unœuf dur que nous nous partagions, ou bien d’un peu de beurre ;et quoique nous fussions dans le pays du vin nous ne buvionsque de l’eau.Que nous importait !Cependant Mattia avait quelquefois des idées de gourmandise.– 756 –


– Je voudrais bien que madame Milligan eût encore la cuisinièrequi te faisait de si bonnes tartes aux confitures, disait-il,cela doit être joliment bon, des tartes à l’abricot.– Tu n’en as jamais mangé ?– J’ai mangé des chaussons aux pommes, mais je n’ai jamaismangé des tartes à l’abricot, seulement j’en ai vu. Qu’est-ceque c’est que ces petites choses blanches qui sont collées sur laconfiture jaune ?– Des amandes.– Oh !Et Mattia ouvrait la bouche comme pour avaler une tarteentière.Comme l’Yonne fait beaucoup de détours entre Joigny etAuxerre, nous regagnâmes, nous qui suivions la grande route,un peu de temps sur le Cygne ; mais, à partir d’Auxerre, nousen reperdîmes, car le Cygne ayant pris le canal du Nivernaisavait couru vite sur ses eaux tranquilles.À chaque écluse nous avions de ses nouvelles, car sur cecanal où la navigation n’est pas très-active, tout le monde avaitremarqué ce bateau qui ressemblait si peu à ceux qu’on voyaitordinairement.Non-seulement on nous parlait du Cygne, mais on nousparlait aussi de madame Milligan « une dame anglaise trèsbonne» et d’Arthur « un jeune garçon qui se tenait presque toujourscouché dans un lit placé sur le pont, à l’abri d’une verandahgarnie de verdure et de fleurs, mais qui se levait aussi quelquefois.»– 757 –


Arthur était donc mieux.Nous approchions de Dreuzy ; encore deux jours, encoreun, encore quelques heures seulement.Enfin nous apercevons les bois dans lesquels nous avonsjoué avec Lise à l’automne précédent, et nous apercevons aussil’écluse avec la maisonnette de dame Catherine.Sans nous rien dire, mais d’un commun accord, nous avonsforcé le pas, Mattia et moi, nous ne marchons plus, nous courons; Capi, qui se retrouve, a pris les devants au galop.Il va dire à Lise que nous arrivons : elle va venir au-devantde nous.Cependant ce n’est pas Lise que nous voyons sortir de lamaison, c’est Capi qui se sauve comme si on l’avait chassé.Nous nous arrêtons tous les deux instantanément, et nousnous demandons ce que cela peut signifier ; que s’est-il passé ?Mais cette question nous ne la formulons ni l’un ni l’autre, etnous reprenons notre marche.Capi est revenu jusqu’à nous et il s’avance, penaud, sur nostalons.Un homme est en train de manœuvrer une vanne del’écluse, ce n’est pas l’oncle de Lise.Nous allons jusqu’à la maison, une femme que nous neconnaissons pas va et vient dans la cuisine.– Madame Suriot ? demandons-nous.– 758 –


Elle nous regarde un moment avant de nous répondre,comme si nous lui posions une question absurde.– Elle n’est plus ici, nous dit-elle à la fin.– Et où est-elle ?– En Égypte.Nous nous regardons Mattia et moi interdits. En Égypte !Nous ne savons pas au juste ce que c’est que l’Égypte, et où setrouve ce pays, mais vaguement nous pensons que c’est loin,très-loin, quelque part au delà des mers.– Et Lise ? Vous connaissez Lise ?– Pardi : Lise est partie en bateau avec une dame anglaise.Lise sur le Cygne ! Rêvons-nous ?La femme se charge de nous répondre que nous sommesdans la réalité.– C’est vous Rémi ? me demande-t-elle.– Oui.– Eh bien, quand Suriot a été noyé, nous dit-elle.– Noyé !– Noyé dans l’écluse. Ah ! vous ne saviez pas que Suriotétait tombé à l’eau et qu’étant passé sous une péniche, il étaitresté accroché à un clou : c’est le métier qui veut ça trop souvent.Pour lors, quand il a été noyé, Catherine s’est trouvée bienembarrassée quoiqu’elle fût une maîtresse femme. Mais que– 759 –


voulez-vous, quand l’argent manque, on ne peut pas le fabriquerdu jour au lendemain ; et l’argent manquait. Il est vrai qu’onoffrait à Catherine d’aller en Égypte pour élever les enfantsd’une dame dont elle avait été la nourrice, mais ce qui la gênaitc’était sa nièce, la petite Lise. Comme elle était à se demander cequ’il fallait faire, voilà qu’un soir s’arrête à l’écluse une dameanglaise qui promenait son garçon malade. On cause. Et ladame anglaise qui cherchait un enfant pour jouer avec son filsqui s’ennuyait tout seul sur son bateau, demande qu’on luidonne Lise, en promettant de se charger d’elle, de la faire guérir,enfin de lui assurer un sort. C’était une brave dame, bienbonne, douce au pauvre monde. Catherine accepte, et tandisque Lise s’embarque sur le bateau de la dame anglaise, Catherinepart pour s’en aller en Égypte C’est mon mari qui remplaceSuriot. Alors avant de partir, Lise qui ne peut pas parler quoiqueles médecins disent qu’elle parlera sans doute un jour, alors Liseveut que sa tante m’explique que je dois vous raconter tout celasi vous venez pour la voir. Et voilà.J’étais tellement abasourdi, que je ne trouvai pas un mot,mais Mattia ne perdit pas la tête comme moi :– Et où la dame anglaise allait-elle ? demanda-t-il.– Dans le midi de la France ou bien en Suisse ; Lise devaitme faire écrire pour que je vous donne son adresse, mais je n’aipas reçu de lettre.– 760 –


XXIILes beaux langes ont dit vrai.Comme je restais interdit, Mattia fit ce que je ne pensaispas à faire.– Nous vous remercions bien, madame, dit-il.Et me poussant doucement, il me mit hors la cuisine.– En route, me dit-il, en ayant ! Ce n’est plus seulement Arthuret madame Milligan que nous avons à rejoindre, c’est encoreLise. Comme cela se trouve bien ! Nous aurions perdu dutemps à Dreuzy tandis que maintenant nous pouvons continuernotre chemin ; c’est ce qui s’appelle une chance. Nous en avonseu assez de mauvaises, maintenant nous en avons de bonnes ; levent a changé. Qui sait tout ce qui va nous arriver d’heureux !– 761 –


Et nous continuons notre course après le Cygne, sans perdrede temps, ne nous arrêtant juste que ce qu’il faut pour dormiret pour gagner quelques sous.À Decize, où le canal du Nivernais débouche dans la Loire,nous demandons des nouvelles du Cygne : il a pris le canal latéral; et c’est ce canal que nous suivons jusqu’à Digoin ; là nousprenons le canal du Centre jusqu’à Chalon.Ma carte me dit que si par Charolles nous nous dirigionsdirectement sur Mâcon, nous éviterions un long détour et biendes journées de marche ; mais c’est là une résolution hardiedont nous n’osons ni l’un ni l’autre nous charger après avoirdiscuté le pour et le contre, car le Cygne peut s’être arrêté enroute et alors nous le dépassons ; il faudrait donc revenir surnos pas, et pour avoir voulu gagner du temps, en perdre.Nous descendons la Saône depuis Chalon jusqu’à Lyon.C’est là qu’une difficulté vraiment sérieuse se présente : leCygne a-t-il descendu le Rhône ou bien l’a-t-il remonté ? end’autres termes madame Milligan a-t-elle été en Suisse ou dansle midi de la France ?Au milieu du mouvement des bateaux qui vont et viennentsur le Rhône et sur la Saône, le Cygne peut avoir passé inaperçu: nous questionnons les mariniers, les bateliers et tous lesgens qui vivent sur les quais, et à la fin nous obtenons la certitudeque madame Milligan a gagné la Suisse ; nous suivonsdonc le cours du Rhône.– De la Suisse on va en Italie, dit Mattia, en voilà encoreune chance ; si courant après madame Milligan, nous arrivionsà Lucca, comme Cristina serait contente.– 762 –


Pauvre cher Mattia, il m’aide à chercher ceux que j’aime, etmoi je ne fais rien pour qu’il embrasse sa petite sœur.À partir de Lyon nous gagnons sur le Cygne, car le Rhôneaux eaux rapides ne se remonte pas avec la même facilité que laSeine. À Culoz il n’a plus que six semaines d’avance sur nous ;cependant, en étudiant la carte, je doute que nous puissions lerejoindre avant la Suisse, car j’ignore que le Rhône n’est pasnavigable jusqu’au lac de Genève, et nous nous imaginons quec’est sur le Cygne que madame Milligan veut visiter la Suisse,dont nous n’avons pas la carte.Nous arrivons à Seyssel, qui est une ville divisée en deuxpar le fleuve au-dessus duquel est jeté un pont suspendu, etnous descendons au bord de la rivière ; quelle est ma surprise,quand de loin je crois reconnaître le Cygne.Nous nous mettons à courir : c’est bien sa forme, c’est bienlui, et cependant il a l’air d’un bateau abandonné : il est solidementamarré derrière une sorte d’estacade qui le protégé, et toutest fermé à bord ; il n’y a plus de fleurs sur la verandah.Que s’est-il passé ? Qu’est-il arrivé à Arthur ?Nous nous arrêtons, le cœur étouffé par l’angoisse.Mais c’est une lâcheté, de rester ainsi immobiles ; il fautavancer, il faut savoir.Un homme que nous interrogeons veut bien nous répondre; c’est lui qui justement est chargé de garder le Cygne.– La dame anglaise qui était sur le bateau avec ses deux enfants,un garçon paralysé et une petite fille muette, est enSuisse. Elle a abandonné son bateau parce qu’il ne pouvait pasremonter le Rhône plus loin. La dame et les deux enfants sont– 763 –


partis en calèche avec une femme de service ; les autres domestiquesont suivi avec les bagages ; elle reviendra à l’automnepour reprendre le Cygne, descendre le Rhône jusqu’à la mer, etpasser l’hiver dans le Midi.Nous respirons : aucune des craintes qui nous avaient assaillisn’était raisonnable ; nous aurions dû imaginer le bon, aulieu d’aller tout de suite au pire.– Et où est cette dame présentement ? demanda Mattia.– Elle est partie pour louer une maison de campagne aubord du lac de Genève, du côté de Vevey ; mais je ne sais pas aujuste où ; elle doit passer là l’été.En route pour Vevey ! À Genève nous achèterons une cartede la Suisse, et nous trouverons bien cette ville ou ce village.Maintenant le Cygne ne court plus devant nous ; et puisquemadame Milligan doit passer l’été dans sa maison de campagne,nous sommes assurés de la trouver : il n’y a qu’à chercher.Et quatre jours avoir après quitté Seyssel, nous cherchons,aux environs de Vevey, parmi les nombreuses villas, qui, à partirdu lac aux eaux bleues, s’étagent gracieusement sur les pentesvertes et boisées de la montagne, laquelle est habitée par madameMilligan, avec Arthur et Lise : enfin, nous sommes arrivés; il est temps, nous avons trois sous en poche, et nos souliersn’ont plus de semelle.Mais Vevey n’est point un petit village comme nous l’avionstout d’abord imaginé, c’est une ville, et même plus qu’une villeordinaire, puisqu’il s’y joint, jusqu’à Villeneuve, une suite devillages ou de faubourgs qui ne font qu’un avec elle : Blonay,Corsier, Tour-de-Peilz, Clarens, Chernex, Montreux, Veyteaux,Chillon. Quant à demander madame Milligan, ou tout simplementune dame anglaise accompagnée de son fils malade, et– 764 –


d’une jeune fille muette, nous reconnaissons bien vite que celan’est pas pratique : Vevey et les bords du lac, sont habités pardes Anglais et des Anglaises, comme le serait une ville de plaisancedes environs de Londres.Le mieux est donc de chercher et de visiter nous-mêmestoutes les maisons où peuvent loger les étrangers : en réalitécela n’est pas bien difficile, nous n’avons qu’à jouer notre répertoiredans toutes les rues.En une journée nous avons parcouru tout Vevey et nousavons fait une belle recette ; autrefois, quand nous voulionsamasser de l’argent pour notre vache ou la poupée de Lise, celanous eût donné une heureuse soirée, mais maintenant ce n’estpas après l’argent que nous courons. Nulle part nous n’avonstrouvé le moindre indice qui nous parlât de madame Milligan.Le lendemain c’est aux environs de Vevey que nous continuonsnos recherches, allant droit devant nous au hasard deschemins, jouant devant les fenêtres des maisons qui ont unebelle apparence, que ces fenêtres soient ouvertes ou fermées ;mais le soir nous rentrons comme déjà nous étions rentrés laveille ; et cependant nous avons été du lac à la montagne et de lamontagne au lac, regardant autour de nous, questionnant detemps en temps les gens que sur leur bonne mine nous jugeonsdisposés à nous écouter et à nous répondre.Ce jour-là, on nous donna deux fausses joies, en nous répondantque sans savoir son nom on connaissait parfaitementla dame dont nous parlions ; une fois on nous envoya à un chaletbâti en pleine montagne, une autre fois on nous assuraqu’elle demeurait au bord du lac ; c’étaient bien des dames anglaisesqui habitaient le lac et la montagne, mais ce n’était pointmadame Milligan.– 765 –


Après avoir consciencieusement visité les environs de Vevey,nous nous en éloignâmes un peu du côté de Clarens et deMontreux, fâchés du mauvais résultat de nos recherches, maisnullement découragés ; ce qui n’avait pas réussi un jour, réussiraitle lendemain sans doute.Tantôt nous marchions dans des routes bordées de murs dechaque côté, tantôt dans des sentiers tracés à travers des vigneset des vergers, tantôt dans des chemins ombragés par d’énormeschâtaigniers dont l’épais feuillage interceptant l’air et lalumière ne laissait pousser sous son couvert que des moussesveloutées ; à chaque pas dans ces routes et ces chemins s’ouvraitune grille en fer ou une barrière en bois, et alors on apercevaitdes allées de jardin bien sablées, serpentant autour de pelousesplantées çà et là de massifs d’arbustes et de fleurs ; puis cachéedans la verdure s’élevait une maison luxueuse ou une élégantemaisonnette enguirlandée de plantes grimpantes ; et presquetoutes, maisons comme maisonnettes, avaient à travers les massifsd’arbres ou d’arbustes des points de vue habilement ménagéssur le lac éblouissant et son cadre de sombres montagnes.Ces jardins faisaient souvent notre désespoir, car nous tenantà distance des maisons, ils nous empêchaient d’être entendusde ceux qui se trouvaient dans ces maisons, si nous nejouions pas et si nous ne chantions pas de toutes nos forces, cequi, à la longue, et répété du matin au soir, devenait fatigant.Une après-midi nous donnions ainsi un concert en pleinerue n’ayant devant nous qu’une grille pour laquelle nous chantions,et derrière nous qu’un mur dont nous ne prenions passouci ; j’avais chanté à tue-tête la première strophe de ma chansonnapolitaine et j’allais commencer la seconde, quand tout àcoup nous l’entendîmes chanter derrière nous au delà de cemur, mais faiblement et avec une voix étrange :Vorria arreventare no piccinotto– 766 –


Cona lancella oghi vennenno acqua.Quelle pouvait être cette voix ?– Arthur ? demanda Mattia.Mais non, ce n’était pas Arthur, je ne reconnaissais pas savoix ; et cependant Capi poussait des soupirs étouffés et donnaittous les signes d’une joie vive en sautant contre le mur.Incapable de me contenir, je m’écriai :– Qui chante ainsi ? Et la voix répondit :– Rémi !Mon nom au lieu d’une réponse. Nous nous regardâmes interdits,Mattia et moi.Comme nous restions ainsi stupides en face l’un de l’autre,j’aperçus derrière Mattia, au bout du mur et par-dessus une haiebasse, un mouchoir blanc qui voltigeait au vent ; nous courûmesde ce côté.Ce fut seulement en arrivant à cette haie que nous pûmesvoir la personne à laquelle appartenait le bras qui agitait cemouchoir, – Lise !Enfin nous l’avions retrouvée, et avec elle madame Milliganet Arthur.Mais qui avait chanté ? Ce fut la question que nous luiadressâmes en même temps, Mattia et moi, aussitôt que nouspûmes trouver une parole.– Moi, dit-elle.– 767 –


Lise chantait ! Lise parlait !Il est vrai que j’avais mille fois entendu dire que Lise recouvreraitla parole un jour, et très-probablement sous la se-– 768 –


cousse d’une violente émotion, mais je n’aurais pas cru que celafût possible.Et voilà cependant que cela s’était réalisé ; voilà qu’elle parlait; voilà que le miracle s’était accompli ; et c’était en m’entendantchanter, en me voyant revenir près d’elle, alors qu’ellepouvait me croire perdu à jamais, qu’elle avait éprouvé cetteviolente émotion.À cette pensée, je fus moi-même si fortement secoué, que jefus obligé de me retenir de la main à une branche de la haie.Mais ce n’était pas le moment de s’abandonner :– Où est madame Milligan ? dis-je, où est Arthur ?Lise remua les lèvres pour répondre, mais de sa bouche nesortirent que des sons mal articulés ; alors impatientée, elle employale langage des mains pour s’expliquer et se faire comprendreplus vite, sa langue et son esprit étant encore mal habiles àse servir de la parole.Comme je suivais des yeux son langage, que Mattia n’entendaitpas, j’aperçus au loin dans le jardin, au détour d’une alléeboisée, une petite voiture longue qu’un domestique poussait: dans cette voiture se trouvait Arthur allongé, puis derrièrelui venait sa mère et… je me penchai en avant pour mieux voir…et M. James Milligan ; instantanément je me baissai derrière lahaie en disant à Mattia, d’une voix précipitée, d’en faire autant,sans réfléchir que M. James Milligan ne connaissait pas Mattia.Le premier mouvement d’épouvante passé, je compris queLise devait être interdite de notre brusque disparition. Alors mehaussant un peu, je lui dis à mi-voix :– 769 –


– Il ne faut pas que M. James Milligan me voie, ou il peutme faire retourner en Angleterre.Elle leva ses deux bras par un geste effrayé.– Ne bouge pas, dis-je en continuant, ne parle pas de nous ;demain matin à neuf heures nous reviendrons à cette place ;tâche d’être seule ; maintenant va-t’en.Elle hésita.– Va-t’en, je t’en prie, ou tu me perds.En même temps nous nous jetâmes à l’abri du mur, et encourant nous gagnâmes les vignes qui nous cachèrent ; là, aprèsle premier moment donné à la joie, nous pûmes causer et nousentendre.– Tu sais, me dit Mattia, que je ne suis pas du tout disposéà attendre à demain pour voir madame Milligan ; pendant cetemps M. James Milligan pourrait tuer Arthur ; je vais aller voirmadame Milligan tout de suite et lui dire… tout ce que nous savons; comme M. Milligan ne m’a jamais vu, il n’y a pas de dangerqu’il pense à toi et à la famille Driscoll ; ce sera madameMilligan qui décidera ensuite ce que nous devons faire.Il était évident qu’il y avait du bon dans ce que Mattia proposait; je le laissai donc aller en lui donnant rendez-vous dansun groupe de châtaigniers qui se trouvait à une courte distance ;là, si par extraordinaire je voyais venir M. James Milligan, jepourrais me cacher.J’attendis longtemps, couché sur la mousse, le retour deMattia, et plus de dix fois déjà, je m’étais demandé si nous nenous étions pas trompés, lorsqu’enfin je le vis revenir accompagnéde madame Milligan.– 770 –


Je courus au-devant d’elle et lui saisissant la main qu’elleme tendait, je la baisai ; mais elle me prit dans ses bras et sepenchant vers moi elle m’embrassa sur le front tendrement.C’était la seconde fois qu’elle m’embrassait ; mais il mesembla que la première elle ne m’avait pas serré ainsi dans sesbras.– Pauvre cher enfant ! dit-elle.Et de ses beaux doigts blancs et doux elle écarta mes cheveuxpour me regarder longuement.– Oui… oui… murmura-t-elle.Ces paroles répondaient assurément à sa pensée intérieure,mais dans mon émotion j’étais incapable de comprendre cettepensée ; je sentais la tendresse, les caresses des yeux de madameMilligan, et j’étais trop heureux pour chercher au delà del’heure présente.– Mon enfant, dit-elle, sans me quitter des yeux, votre camaradem’a rapporté des choses bien graves ; voulez-vous devotre côté me raconter ce qui touche à votre arrivée dans la familleDriscoll et aussi à la visite de M. James Milligan.Je fis le récit qui m’était demandé, et madame Milligan nem’interrompit que pour m’obliger à préciser quelques pointsimportants : jamais on ne m’avait écouté avec pareille attention,ses yeux ne quittaient pas les miens.Lorsque je me tus, elle garda le silence pendant assez longtempsen me regardant toujours, enfin elle me dit :– 771 –


– Tout cela est d’une gravité extrême pour vous, pour noustous ; nous ne devons donc agir qu’avec prudence et après avoirconsulté des personnes capables de nous guider ; mais jusqu’àce moment vous devez vous considérer comme le camarade,comme l’ami, – elle hésita un peu, – comme le frère d’Arthur, etvous devez, dès aujourd’hui, abandonner, vous et votre jeuneami, votre misérable existence ; dans deux heures vous vousprésenterez donc à Territet, à l’hôtel des Alpes où je vais envoyerune personne sûre, vous retenir votre logement ; ce sera làque nous nous reverrons, car je suis obligée de vous quitter.De nouveau elle m’embrassa et après avoir donné la main àMattia, elle s’éloigna rapidement.– Qu’as-tu donc raconté à madame Milligan ? demandai-jeà Mattia.– Tout ce qu’elle vient de te dire et encore beaucoup d’autreschoses, ah ! la bonne dame ! la belle dame !– Et Arthur, l’as-tu vu ?– De loin seulement, mais assez pour trouver qu’il a l’aird’un bon garçon.Je continuai d’interroger Mattia, mais il évita de me répondre,ou il ne le fit que d’une façon détournée ; alors nousparlâmes de choses indifférentes jusqu’au moment où, selon larecommandation de madame Milligan, nous nous présentâmesà l’hôtel des Alpes. Quoique nous eussions notre misérable costumede musiciens des rues, nous fûmes reçus par un domestiqueen habit noir et en cravate blanche qui nous conduisit à notreappartement : comme elle nous parut belle, notre chambre ;elle avait deux lits blancs ; les fenêtres ouvraient sur une verandahsuspendue au-dessus du lac, et la vue qu’on embrassait delà était une merveille : quand nous nous décidâmes à revenir– 772 –


dans la chambre, le domestique était toujours immobile attendantnos ordres, et il demanda ce que nous voulions pour notredîner qu’il allait nous faire servir sur notre verandah.– Vous avez des tartes ? demanda Mattia.– Tarte à la rhubarbe, tarte aux fraises, tarte aux groseilles.– Eh bien ! Vous nous servirez de ces tartes.– Des trois ?– Certainement.– Et comme entrée ? comme rôti ? comme légumes ?À chaque offre, Mattia ouvrait les yeux, mais il ne se laissapas déconcerter.– Ce que vous voudrez, dit-il.Le garçon sortit gravement.– Je crois que nous allons dîner mieux ici que dans la familleDriscoll, dit Mattia.Le lendemain, madame Milligan vint nous voir ; elle étaitaccompagnée d’un tailleur et d’une lingère, qui nous prirentmesure pour des habits et des chemises.Elle nous dit que Lise continuait à s’essayer de parler, etque le médecin avait assuré qu’elle était maintenant guérie ;puis, après avoir passé une heure avec nous, elle nous quitta,m’embrassant, tendrement et donnant la main à Mattia.– 773 –


Elle vint ainsi pendant quatre jours, se montrant chaquefois plus affectueuse et plus tendre pour moi, mais avec quelquechose de contraint cependant, comme si elle ne voulait pass’abandonner à cette tendresse et la laisser paraître.Le cinquième jour, ce fut la femme de chambre que j’avaisvue autrefois sur le Cygne qui vint à sa place ; elle nous dit quemadame Milligan nous attendait chez elle, et qu’une voitureétait à la porte de l’hôtel pour nous conduire : c’était une calèchedécouverte dans laquelle Mattia s’installa sans surprise et trèsnoblement,comme si depuis son enfance il avait roulé carrosse ;Capi aussi grimpa sans gêne sur un des coussins.Le trajet fut court ; il me parut très-court, car je marchaisdans un rêve, la tête remplie d’idées folles ou tout au moins queje croyais folles : on nous fit entrer dans un salon, où se trouvaientmadame Milligan, Arthur étendu sur un divan, et Lise.Arthur me tendit les deux bras ; je courus à lui pour l’embrasser; j’embrassai aussi Lise, mais ce fut madame Milliganqui m’embrassa.– Enfin, me dit-elle, l’heure est venue où vous pouvez reprendrela place qui vous appartient.Et comme je la regardais pour lui demander l’explicationde ces paroles, elle alla ouvrir une porte, et je vis entrer mèreBarberin, portant dans ses bras des vêtements d’enfant, unepelisse en cachemire blanc, un bonnet de dentelle, des chaussonsde tricot.Elle n’eut que le temps de poser ces objets sur une table,avant que je la prisse dans mes bras ; pendant que je l’embrassais,madame Milligan donna un ordre à un domestique, et jen’entendis que le nom de M. James Milligan, ce qui me fit pâlir.– 774 –


– Vous n’avez rien à craindre, me dit-elle doucement, aucontraire, venez ici près de moi et mettez votre main dans lamienne.À ce moment la porte du salon s’ouvrit devant M. JamesMilligan, souriant et montrant ses dents pointues ; il m’aperçutet instantanément ce sourire fut remplacé par une grimace effrayante.Madame Milligan ne lui laissa pas le temps de parler :– Je vous ai fait appeler, dit-elle d’une voix lente, qui tremblaitlégèrement, pour vous présenter mon fils aîné que j’ai euenfin le bonheur de retrouver, – elle me serra la main ; – le voici; mais vous le connaissez déjà, puisque chez l’homme quil’avait volé, vous avez été le voir pour vous informer de sa santé.– Que signifie ? dit M. James Milligan, la figure décomposée.–… Cet homme, aujourd’hui en prison pour un vol commisdans une église, a fait des aveux complets ; voici une lettre qui leconstate ; il a dit comment il avait volé cet enfant, comment ill’avait abandonné à Paris, avenue de Breteuil ; enfin comment ilavait pris ses précautions en coupant les marques du linge del’enfant pour qu’on ne le découvrît pas ; voici encore ces lingesqui ont été gardés par l’excellente femme qui a généreusementélevé mon fils ; voulez-vous voir cette lettre ; voulez-vous voirces linges ?M. James Milligan resta un moment immobile, se demandantbien certainement s’il n’allait pas nous étrangler tous ; puisil se dirigea vers la porte ; mais prêt à sortir, il se retourna :– Nous verrons, dit-il, ce que les tribunaux penseront decette supposition d’enfant.– 775 –


Sans se troubler, madame Milligan, – maintenant je peuxdire ma mère, – répondit :– Vous pouvez nous appeler devant les tribunaux ; moi jen’y conduirai pas celui qui a été le frère de mon mari.La porte se referma sur mon oncle ; alors je pus me jeterdans les bras que ma mère me tendait et l’embrasser pour lapremière fois en même temps qu’elle m’embrassait elle-même.Quand notre émotion se fut un peu calmée, Mattia s’approcha:– Veux-tu répéter à ta maman que j’ai bien gardé son secret? dit-il.– Tu savais donc tout ? dis-je.Ce fut ma mère qui répondit :– Quand Mattia m’eut fait son récit, je lui recommandai lesilence, car si j’avais la conviction que le pauvre petit Rémi étaitmon fils, il me fallait des preuves certaines que l’erreur n’étaitpas possible. Quelle douleur pour vous, cher enfant, si aprèsvous avoir embrassé comme mon fils, j’étais venue vous direque nous nous étions trompés ! Ces preuves nous les avons, etc’est pour jamais maintenant que nous sommes réunis ; c’estpour jamais que vous vivrez avec votre mère, votre frère, – ellemontra Lise ainsi que Mattia, – et ceux qui vous ont aimé malheureux.– 776 –


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XXIIIEn famille.Les années se sont écoulées, – nombreuses, mais courtes,car elles n’ont été remplies que de belles et douces journées.J’habite en ce moment l’Angleterre, Milligan-Park, le manoirde mes pères.L’enfant sans famille, sans soutien, abandonné et perdudans la vie, ballotté au caprice du hasard, sans phare pour leguider au milieu de la vaste mer où il se débat, sans port de refugepour le recevoir, a non-seulement une mère, un frère qu’ilaime, et dont il est aimé, mais encore il a des ancêtres qui luiont laissé un nom honoré dans son pays et une belle fortune.Le petit misérable, qui enfant a passé tant de nuits dans lesgranges, dans les étables, ou au coin d’un bois à la belle étoile,– 778 –


est maintenant l’héritier d’un vieux château historique que visitentles curieux, et que recommandent les guides.C’est à une vingtaine de lieues à l’ouest de l’endroit où jem’embarquai, poursuivi par les gens de justice, qu’il s’élève àmi-côte dans un vallon, bien boisé malgré le voisinage de lamer. Bâti sur une sorte d’esplanade naturelle, il a la forme d’uncube, et il est flanqué d’une grosse tour ronde à chaque coin. Lesdeux façades, exposées au sud et à l’ouest, sont enguirlandéesde glycines et de rosiers grimpants ; celles du nord et de l’estsont couvertes de lierre dont les troncs, gros comme le corpsd’un homme à leur sortie de terre, attestent la vétusté, et il fauttous les soins vigilants des jardiniers pour que leur végétationenvahissante ne cache point sous son vert manteau les arabesqueset les rinceaux finement sculptés dans la pierre blanche ducadre et des meneaux des fenêtres. Un vaste parc l’entoure ; ilest planté de vieux arbres que ni la serpe ni la hache n’ont jamaistouchés, et il est arrosé de belles eaux limpides qui font sesgazons toujours verts. Dans une futaie de hêtres vénérables, descorneilles viennent percher chaque nuit, annonçant par leurscroassements le commencement et la fin du jour.C’est ce vieux manoir de Milligan-Park que nous habitonsen famille, ma mère, mon frère, ma femme et moi.Depuis six mois que nous y sommes installés, j’ai passébien des heures dans le chartrier où sont conservés les chartes,les titres de propriété, les papiers de la famille, penché sur unelarge table en chêne noircie par les ans, occupé à écrire ; ce nesont point cependant ces chartes ni ces papiers de famille que jeconsulte laborieusement, c’est le livre de mes souvenirs que jefeuillette et mets en ordre.Nous allons baptiser notre premier enfant, notre fils, le petitMattia, et à l’occasion de ce baptême, qui va réunir dans lemanoir de mes pères tous ceux qui ont été mes amis des mau-– 779 –


vais jours, je veux offrir à chacun d’eux un récit des aventuresauxquelles ils ont été mêlés, comme un témoignage de gratitudepour le secours qu’ils m’ont donné ou l’affection qu’ils ont euepour le pauvre enfant perdu. Quand j’ai achevé un chapitre, jel’envoie à Dorchester, chez le lithographe ; et ce jour même j’attendsles copies autographiées de mon manuscrit pour en donnerune à chacun de mes invités.Cette réunion est une surprise que je leur fais, et que je faisaussi à ma femme, qui va voir son père, sa sœur, ses frères, satante qu’elle n’attend pas ; seuls ma mère et mon frère sontdans le secret : si aucune complication n’entrave nos combinaisons,tous logeront ce soir sous mon toit et j’aurai la joie de lesvoir autour de ma table.Un seul manquera à cette fête, car si grande que soit lapuissance de la fortune, elle ne peut pas rendre la vie à ceux quine sont plus. Pauvre cher vieux maître, comme j’aurais été heureuxd’assurer votre repos ! Vous auriez déposé la piva, la peaude mouton et la veste de velours ; vous n’auriez plus répété :« En avant, mes enfants ! » une vieillesse honorée vous eûtpermis de relever votre belle tête blanche et de reprendre votrenom ; Vitalis, le vieux vagabond, fût redevenu Carlo Balzani lecélèbre chanteur. Mais ce que la mort impitoyable ne m’a paspermis pour vous, je l’ai fait au moins pour votre mémoire ; et àParis, dans le cimetière Montparnasse, ce nom de Carlo Balzaniest inscrit sur la tombe que ma mère, sur ma demande, vous aélevée ; et votre buste en bronze sculpté d’après les portraitspubliés au temps de votre célébrité, rappelle votre gloire à ceuxqui vous ont applaudi : une copie de ce buste a été coulée pourmoi ; elle est là devant moi, et en écrivant le récit de mes premièresannées d’épreuves, alors que la marche des événementsse déroulait, mes yeux bien souvent ont cherché les vôtres. Je nevous ai point oublié, je ne vous oublierai jamais, soyez-en sûr ;si dans cette existence périlleuse d’un enfant perdu je n’ai pastrébuché, je ne suis pas tombé, c’est à vous que je le dois, à vos– 780 –


leçons, à vos exemples, ô mon vieux maître ! et dans toute fêtevotre place sera pieusement réservée : si vous ne me voyez pas,moi je vous verrai.Mais voici ma mère qui s’avance dans la galerie des portraits: l’âge n’a point terni sa beauté ; et je la vois aujourd’huitelle qu’elle m’est apparue pour la première fois, sous la verandahdu Cygne, avec son air noble, si rempli de douceur et debonté ; seul le voile de mélancolie alors continuellement baissésur son visage s’est effacé.Elle s’appuie sur le bras d’Arthur, car maintenant ce n’estplus la mère qui soutient son fils débile et chancelant, c’est lefils devenu un beau et vigoureux jeune homme, habile à tous lesexercices du corps, élégant écuyer, solide rameur, intrépidechasseur qui avec une affectueuse sollicitude offre son bras à samère ; car contrairement au pronostic de mon oncle M. JamesMilligan, le miracle s’est accompli : Arthur a vécu, et il vivra.À quelque distance derrière eux, je vois venir une vieillefemme vêtue comme une paysanne française et portant sur sesbras un tout petit enfant enveloppé dans une pelisse blanche : lavieille paysanne c’est mère Barberin et l’enfant c’est le mien,c’est mon fils, le petit Mattia.Après avoir retrouvé ma mère, j’avais voulu que mère Barberinrestât près de nous, mais elle n’avait pas accepté :– Non, m’avait-elle dit, mon petit Rémi, ma place n’est paschez ta mère en ce moment. Tu vas avoir à travailler pour t’instruireet pour devenir un vrai monsieur par l’éducation, commetu en es un par la naissance. Que ferais-je auprès de toi ? Maplace n’est pas dans la maison de ta vraie mère. Laisse-moi retournerà Chavanon. Mais pour cela notre séparation ne serapeut-être pas éternelle. Tu vas grandir ; tu te marieras, tu aurasdes enfants. Alors, si tu le veux, et si je suis encore en vie, je re-– 781 –


viendrai près de toi pour élever tes enfants. Je ne pourrai pasêtre leur nourrice comme j’ai été la tienne, car je serai vieille,mais la vieillesse n’empêche pas de bien soigner un enfant ; on al’expérience ; on ne dort pas trop. Et puis je l’aimerai, ton enfant,et ce n’est pas moi, tu peux en être certain, qui me le laisseraivoler comme on t’a volé toi-même.Il a été fait comme mère Barberin désirait ; peu de tempsavant la naissance de notre enfant, on a été la chercher à Chavanonet elle a tout quitté, son village ses habitudes, ses amis, lavache issue de la nôtre pour venir en Angleterre près de nous ;notre petit Mattia est nourri par sa mère, mais il est soigné, porté,amusé, cajolé par mère Barberin, qui déclare que c’est le plusbel enfant qu’elle ait jamais vu.Arthur tient dans sa main un numéro du Times ; il le déposesur ma table da travail en me demandant si je l’ai lu, et, surma réponse négative, il me montre du doigt une correspondancede Vienne que je traduis :« Vous aurez prochainement à Londres la visite de Mattia ;malgré le succès prodigieux qui a accueilli la série de sesconcerts ici, il nous quitte, appelé en Angleterre par des engagementsauxquels il ne peut manquer. Je vous ai déjà parlé deces concerts ; ils ont produit la plus vive sensation autant par lapuissance et par l’originalité du virtuose, que par le talent ducompositeur ; pour tout dire, en un mot, Mattia est le Chopin duviolon. »Je n’ai pas besoin de cet article pour savoir que le petit musiciendes rues, mon camarade et mon élève, est devenu ungrand artiste ; j’ai vu Mattia se développer et grandir, et si,quand nous travaillions tous trois ensemble sous la direction denotre précepteur, lui, Arthur et moi, il faisait peu de progrès enlatin et en grec, il en faisait de tels en musique avec les maîtresque ma mère lui donnait, qu’il n’était pas difficile de deviner– 782 –


que la prédiction d’Espinassous, le perruquier-musicien deMende, se réaliserait ; cependant, cette correspondance deVienne me remplit d’une joie orgueilleuse comme si j’avais mapart des applaudissements dont elle est l’écho ; mais ne l’ai-jepasréellement ? Mattia n’est-il pas un autre moi-même, moncamarade, mon ami, mon frère ? ses triomphes sont les miens,comme mon bonheur est le sien.À ce moment, un domestique me remet une dépêche télégraphiquequ’on vient d’apporter :« C’est peut-être la traversée la plus courte, mais ce n’estpas la plus agréable ; en est-il d’agréable, d’ailleurs ? Quoi qu’ilen soit, j’ai été si malade que c’est à Red-Hill seulement que jetrouve la force de te prévenir ; j’ai pris Cristina en passant à Paris; nous arriverons à Chegford à quatre heures dix minutes,envoie une voiture au-devant de nous.« MATTIA. »En parlant de Cristina, j’avais regardé Arthur, mais il avaitdétourné les yeux ; ce fut seulement quand je fus arrivé à la finde la dépêche qu’il les releva.– J’ai envie d’aller moi-même à Chegford, dit-il, je vaisfaire atteler le landau.– C’est une excellente idée ; tu seras ainsi au retour vis-àvisde Cristina.Sans répondre, il sortit vivement ; alors je me tournai versma mère.– Vous voyez, lui dis-je, qu’Arthur ne cache pas son empressement; cela est significatif.– 783 –


– Très-significatif.Il me sembla qu’il y avait dans le ton de ces deux motscomme une nuance de mécontentement ; alors, me levant, jevins m’asseoir près de ma mère, et, lui prenant les deux mainsque je baisai :– Chère maman, lui dis-je en français, qui était la languedont je me servais toujours quand je voulais lui parler tendrement,en petit enfant ; chère maman, il ne faut pas être peinéeparce qu’Arthur aime Cristina. Cela, il est vrai, l’empêchera defaire un beau mariage, puisqu’un beau mariage, selon l’opiniondu monde, est celui qui réunit la naissance à la richesse. Maisest-ce que mon exemple ne montre pas qu’on peut être heureux,très-heureux, aussi heureux que possible, sans la naissance et larichesse dans la femme qu’on aime ? Ne veux-tu pas qu’Arthursoit heureux comme moi ? La faiblesse que tu as eue pour moi,parce que tu ne peux rien refuser à l’enfant que tu as pleurépendant treize ans, ne l’auras-tu pas pour ton autre fils ? seraistudonc plus indulgente, pour un frère que pour l’autre ?Elle me passa la main sur le front, et m’embrassant :– Oh ! le bon enfant, dit-elle, le bon frère ! quels trésorsd’affection il y a en toi !– C’est que j’ai fait des économies autrefois ; mais ce n’estpas de moi qu’il s’agit, c’est d’Arthur. Dis-moi un peu où il trouveraune femme plus charmante que Cristina ? n’est-elle pasune merveille de beauté italienne ? Et l’éducation qu’elle a reçuedepuis que nous avons été la chercher à Lucca, ne lui permetellepas de tenir sa place, et une place distinguée, dans la sociétéla plus exigeante ?– Tu vois dans Cristina la sœur de ton ami Mattia.– 784 –


– Cela est vrai, et j’avoue sans détours que je souhaite detout mon cœur un mariage qui fera entrer Mattia dans notrefamille.– Arthur t’a-t-il parlé de ses sentiments et de ses désirs ?– Oui, chère maman, dis-je en souriant, il s’est adressé àmoi comme au chef de la famille.– Et le chef de la famille ?…–… A promis de l’appuyer.Mais ma mère m’interrompit.– Voici ta femme, dit-elle ; nous parlerons d’Arthur plustard.Ma femme, vous l’avez deviné, et il n’est pas besoin que jele dise, n’est-ce pas ? ma femme, c’est la petite fille aux yeuxétonnés, au visage parlant que vous connaissez, c’est Lise, lapetite Lise, fine, légère, aérienne ; Lise n’est plus muette, maiselle a par bonheur conservé sa finesse et sa légèreté qui donnentà sa beauté quelque chose de céleste. Lise n’a point quitté mamère, qui l’a fait élever et instruire sous ses yeux, et elle est devenueune belle jeune fille, la plus belle des jeunes filles, douéepour moi de toutes les qualités, de tous les mérites, de toutes lesvertus, puisque je l’aime. J’ai demandé à ma mère de me ladonner pour femme, et, après une vive résistance, basée sur ladifférence de condition, ma mère n’a pas su me la refuser, ce quia fâché et scandalisé quelques-uns de nos parents : sur quatrequi se sont ainsi fâchés, trois sont déjà revenus, gagnés par lagrâce de Lise, et le quatrième n’attend pour revenir à son tour,qu’une visite de nous dans laquelle nous lui ferons nos excusesd’être heureux, et cette visite est fixée à demain.– 785 –


– Eh bien, dit Lise en entrant, que se passe-t-il donc ? on secache de moi ; on se parle en cachette ; Arthur vient de partirpour la station de Chegford, le break a été envoyé à celle de Ferry,quel est ce mystère, je vous prie ?Nous sourions, mais nous ne lui répondons pas.Alors elle passe un bras autour du cou de ma mère, et l’embrassanttendrement :– Puisque vous êtes du complot, chère mère, dit-elle, je nesuis pas inquiète, je suis sûre à l’avance que vous avez, commetoujours, travaillé pour notre bonheur, mais je n’en suis queplus curieuse.L’heure a marché, et le break que j’ai envoyé à Ferry audevantde la famille de Lise, doit arriver d’un instant à l’autre ;alors, voulant jouer avec cette curiosité, je prends une longuevuequi nous sert à suivre les navires passant au large, mais, aulieu de la braquer sur la mer, je la tourne sur le chemin par oùdoit arriver le break.– Regarde dans cette longue-vue, lui dis-je, et ta curiositésera satisfaite.Elle regarde, mais sans voir autre chose que la route blanche,puisqu’aucune voiture ne se montre encore.Alors, à mon tour, je mets l’œil à l’oculaire :– Comment n’as-tu rien vu dans cette lunette ? dis-je duton de Vitalis faisant son boniment ; elle est vraiment merveilleuse: avec elle je passe au-dessus de la mer et je vais jusqu’enFrance ; c’est une coquette maison aux environs de Sceaux queje vois, un homme aux cheveux blancs presse deux femmes quil’entourent : « Allons vite, dit-il, nous manquerons le train et je– 786 –


n’arriverai pas en Angleterre pour le baptême de mon petit-fils ;dame Catherine, hâte-toi un peu, je t’en prie, depuis dix ans quenous demeurons ensemble tu as toujours été en retard. Quoi ?que veux-tu dire, Étiennette ? voilà encore mademoiselle gendarme! Le reproche que j’adresse à Catherine est tout amical.Est-ce que je ne sais pas que Catherine est la meilleure dessœurs, comme toi, Tiennette, tu es la meilleure des filles ? oùtrouve-t-on une bonne fille comme toi, qui ne se marie pas poursoigner son vieux père, continuant grande le rôle d’ange gardienqu’elle a rempli enfant, avec ses frères et sa sœur ? » Puis avantde partir il donne des instructions pour qu’on soigne ses fleurspendant son absence : « N’oublie pas que j’ai été jardinier, dit-ilà son domestique, et que je connais l’ouvrage. »Je change la lunette de place comme si je voulais regarderd’un autre côté :– Maintenant, dis-je, c’est un vapeur que je vois, un grandvapeur qui revient des Antilles et qui approche du Havre : àbord est un jeune homme revenant de faire un voyaged’exploration botanique dans la région de l’Amazone ; on ditqu’il rapporte tout une flore inconnue en Europe, et la premièrepartie de son voyage, publiée par les journaux, est trèscurieuse; son nom, Benjamin Acquin, est déjà célèbre ; il n’aqu’un souci : savoir s’il arrivera en temps au Havre pour prendrale bateau de Southampton et rejoindre sa famille à Milligan-Park ; ma lunette est tellement merveilleuse qu’elle le suit ; il apris le bateau de Southampton ; il va arriver.De nouveau ma lunette est braquée dans une autre directionet je continue :– Non-seulement je vois mais j’entends : deux hommessont en wagon, un vieux et un jeune : « Comme ce voyage vaêtre intéressant pour nous, dit le vieux. – Très-intéressant, magister.– Non-seulement, mon cher Alexis, tu vas embrasser ta– 787 –


famille, non-seulement nous allons serrer la main de Rémi quine nous oublie pas, mais encore nous allons descendre dans lesmines du pays de Galles ; tu feras là de curieuses observations,et au retour tu pourras apporter des améliorations à la Truyère,ce qui donnera de l’autorité à la position que tu as su conquérirpar ton travail ; pour moi, je rapporterai des échantillons et lesjoindrai à ma collection que la ville de Varses a bien voulu accepter.Quel malheur que Gaspard n’ait pas pu venir ! »J’allais continuer, mais Lise s’était approchée de moi ; elleme prit la tête dans ses deux mains et par sa caresse, elle m’empêchade parler.– Oh la douce surprise ! dit-elle, d’une voix que l’émotionfaisait trembler.– Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est maman, qui avoulu réunir tous ceux qui ont été bons pour son fils abandonné; si tu ne m’avais pas fermé la bouche, tu aurais appris quenous attendons aussi cet excellent Bob, devenu le plus fameuxshowman de l’Angleterre, et son frère qui commande toujoursl’Éclipse.À ce moment, un roulement de voiture arrive jusqu’à nous,puis presque aussitôt un second ; nous courons à la fenêtre etnous apercevons le break dans lequel Lise reconnaît son père, satante Catherine, sa sœur Étiennette, ses frères Alexis et Benjamin; près d’Alexis est assis un vieillard tout blanc et voûté, c’estle magister. Du côté opposé, arrive aussi le landau découvertdans lequel Mattia et Cristina nous font des signes de mains.Puis, derrière le landau, vient un cabriolet conduit par Bob luimême; Bob a toute la tournure d’un gentleman, et son frère esttoujours le rude marin qui nous débarqua à Isigny.Nous descendons vivement l’escalier pour recevoir nos hôtesau bas du perron.– 788 –


Le dîner nous réunit tous à la même table, et naturellementon parle du passé.– J’ai rencontré dernièrement à Bade, dit Mattia, dans lessalles de jeu, un gentleman aux dents blanches et pointues quisouriait toujours malgré sa mauvaise fortune ; il ne m’a pas reconnu,et il m’a fait l’honneur de me demander un florin pour lejouer sur une combinaison sûre ; c’était une association ; elle n’apas été heureuse : M. James Milligan a perdu.– Pourquoi racontez-vous cela devant Rémi, mon cherMattia ? dit ma mère ; il est capable d’envoyer un secours à sononcle.– Parfaitement, chère maman.– Alors où sera l’expiation ? demanda ma mère.– Dans ce fait que mon oncle qui a tout sacrifié à la fortune,devra son pain à ceux qu’il a persécutés et dont il a voulu lamort.– J’ai eu des nouvelles de ses complices, dit Bob.– De l’horrible Driscoll ? demanda Mattia.– Non de Driscoll lui-même, qui doit être toujours au delàdes mers, mais de la famille Driscoll ; madame Driscoll estmorte brûlée un jour qu’elle s’est couchée dans le feu au lieu dese coucher sur la table, et Allen et Ned viennent de se fairecondamner à la déportation ; ils rejoindront leur père.– Et Kate ?– 789 –


– La petite Kate soigne son grand-père toujours vivant ;elle habite avec lui la cour du Lion-Rouge ; le vieux a de l’argent,ils ne sont pas malheureux.– Si elle est frileuse, dit Mattia en riant, je la plains ; levieux n’aime pas qu’on approche de sa cheminée.Et dans cette évocation du passé, chacun place son mot,tous n’avons-nous pas des souvenirs qui nous sont communs etqu’il est doux d’échanger ; c’est le lien qui nous unit.Lorsque le dîner est terminé, Mattia s’approche de moi etme prenant à part dans l’embrasure d’une fenêtre.– J’ai une idée, me dit-il ; nous avons fait si souvent de lamusique pour des indifférents, que nous devrions bien en faireun peu pour ceux que nous aimons.– Il n’y a donc pas de plaisir sans musique pour toi ; quandmême, partout et toujours de la musique ; souviens-toi de lapeur de notre vache.– Veux-tu jouer ta chanson napolitaine ?– Avec joie, car c’est elle qui a rendu la parole à Lise.Et nous prenons nos instruments : dans une belle boîtedoublée en velours, Mattia atteint un vieux violon qui vaudraitbien deux francs si nous voulions le vendre, et moi je retire deson enveloppe une harpe dont le bois lavé par les pluies a reprissa couleur naturelle.On fait cercle autour de nous, mais à ce moment un chien,un caniche, Capi se présente ; il est bien vieux, le bon Capi, il estsourd, mais il a gardé une bonne vue ; du coussin sur lequel ilhabite il a reconnu sa harpe et il arrive en clopinant « pour la– 790 –


eprésentation », il tient une soucoupe dans sa gueule ; il veutfaire le tour « de l’honorable société » en marchant sur ses pattesde derrière, mais la force lui manque, alors il s’assied et saluantgravement « la société » il met une patte sur son cœur.Notre chanson chantée, Capi se relève tant bien que mal« et fait la quête » ; chacun met son offrande dans la soucoupe,et Capi, émerveillé de la recette, me l’apporte. C’est la plus bellequ’il ait jamais faite, il n’y a que des pièces d’or et d’argent : –170 francs.Je l’embrasse sur le nez comme autrefois, quand il meconsolait, et ce souvenir des misères de mon enfance me suggèreune idée que j’explique aussitôt :– Cette somme sera la première mise destinée à fonder unemaison de secours et de refuge pour les petits musiciens desrues ; ma mère et moi nous ferons le reste.– Chère madame, dit Mattia en baisant la main de mamère, je vous demande une toute petite part dans votre œuvre :si vous le voulez bien, le produit de mon premier concert à Londress’ajoutera à la recette de Capi.Une page manque à mon manuscrit, c’est celle que doitcontenir ma chanson napolitaine ; Mattia, meilleur musicienque moi, écrit cette chanson, et la voici :– 791 –


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À propos de cette édition électroniqueTexte libre de droits.Corrections, édition, conversion informatique et publication parle groupe :Ebooks libres et gratuitshttp://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuitsAdresse du site web du groupe :http://www.ebooksgratuits.com/–Septembre 2006–– Élaboration de ce livre électronique :Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé àl’élaboration de ce livre, sont : Guy, ChristineC, Coolmicro et Fred.– Dispositions :Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libresde droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin noncommerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre siteest bienvenu…– Qualité :Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaitepar rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travaild’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir laculture littéraire avec de maigres moyens.Votre aide est la bienvenue !VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CESCLASSIQUES LITTÉRAIRES.

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