5. Oser dire ouiAujourd’hui, ma vérité est celle <strong>de</strong> l’ego et <strong>de</strong> l’individualisme. Tel que je suisaujourd’hui, je n’éprouve pas: « Je suis brahman » ou encore: « Cette forme, cetteapparence est brahman, seul brahman est. Je n’est pas. » J’éprouve : «Je suis moi. » Et jeperçois le mon<strong>de</strong> en fonction <strong>de</strong> ce: « Je suis moi. » Même altruiste, même m’intéressantaux autres, je <strong>de</strong>meure, pour moi, le centre du mon<strong>de</strong>. Je vis dans mes pensées, je vis dansmes émotions, je vis dans mon corps. Je suis pour moi <strong>la</strong> personne <strong>la</strong> plus importante aumon<strong>de</strong>. C’est l’aveuglement (avidya) , c’est le sommeil et le rêve (maya), c’est l’irréel(asat). Mais c’est ainsi. Et s’il y a « je », il y a obligatoirement: « Je veux » et « Je neveux pas ».Même par <strong>la</strong> concentration, <strong>la</strong> méditation, je n’arrive pas à me décharger du far<strong>de</strong>au <strong>de</strong>moimême et à réaliser le vi<strong>de</strong> et le silence, l’infini et l’éternel présent. Ou bien j’y arrive— et c’est extraordinaire, in<strong>de</strong>scriptible, mais ce<strong>la</strong> ne dure pas. Si vous y êtes arrivé etque ce<strong>la</strong> dure, l’histoire finit là et je ne vois pas pourquoi vous auriez poursuivi jusqu’ici<strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> ce livre.Donc « je » suis. Un tout petit « je », qui n’a rien, vraiment rien à voir avec le «Je suisCelui qui suis » <strong>de</strong> Dieu à Moïse. Je suis et je « pense » tout le temps, tout le temps. Laméditation consiste, par un moyen ou par un autre, à se situer au<strong>de</strong>là du fonctionnement<strong>de</strong>s pensées (manas) pour éprouver le seul véritable «Je suis », sans aucune mesure<strong>com</strong>mune avec «je suis Untel ». « Je pense donc je suis moi. » Mais « je pense donc je nesuis pas ». Je suis le centre <strong>de</strong> mon mon<strong>de</strong> et, vivant dans mon mon<strong>de</strong>, je suis le centre dumon<strong>de</strong>. J’attends que les autres soient et agissent en fonction <strong>de</strong> moi, <strong>de</strong> ce que je veux etne veux pas. Il faudrait que l’univers entier danse selon mon caprice. Comme ce<strong>la</strong> ne seproduira pas, je ne serai jamais parfaitement heureux.Je suis. Mon ego est. Je suis une individualité. Toute mon existence consiste àproc<strong>la</strong>mer « Je suis ». « Je suis sage », « je suis méchant », « je suis bon élève », «je suisnul », « je suis triste », « je suis sublime » ou « je suis <strong>la</strong>mentable », « je suis un con » ou«je suis cocu », mais je suis moi.La toute simple, tout évi<strong>de</strong>nte constatation qui contient en puissance toute <strong>la</strong>Libération, c’est qu’il y a six milliards d’êtres humains qui pensent aussi : « Je suis moi», six milliards <strong>de</strong> centres du mon<strong>de</strong> sur cette p<strong>la</strong>nète. Six milliards d’êtres humains dontchacun est le plus important pour luimême et qui proc<strong>la</strong>ment tous ensemble et tout letemps : « Je suis moi. » Et ce n’est pas seulement le cri <strong>de</strong> chaque homme, chaquefemme, chaque enfant, mais celui <strong>de</strong> tout ce qui existe. Si nous sommes capables <strong>de</strong> voiret d’entendre ce qui nous entoure, si nous ne sommes plus sourds et aveugles, nouspouvons réaliser que le moindre élément <strong>de</strong> <strong>la</strong> création, un insecte, un arbre, même unobjet inanimé proc<strong>la</strong>me : « Je suis. » Je parle là d’une expérience bien précise. Mais pource<strong>la</strong> il faut que notre propre « je suis » se taise, c’estàdire, une fois <strong>de</strong> plus, qu’il n’y aitpas <strong>de</strong> dualité. Non pas : «Je regar<strong>de</strong> l’arbre », l’arbre et moi. Mais : « L’arbre estregardé. » Ce que je décris ici est très subtil mais fondamental. Voilà <strong>la</strong> vraieconcentration, voilà <strong>la</strong> vraie méditation. De même que lorsque le maître et le disciple sont
dans <strong>la</strong> même pièce, il n’y a pas <strong>de</strong>ux dans cette pièce mais un, <strong>de</strong> même lorsque jeregar<strong>de</strong> l’arbre, il n’y a pas <strong>de</strong>ux mais un. Et l’arbre exprime : « Je suis. » Chaque arbre,chaque fourmi, chaque grain <strong>de</strong> sable manifeste : « Je suis. » Il n’y a pas <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce dans <strong>la</strong>création où ce « je suis » ne soit pas. Un unique « je suis » proc<strong>la</strong>mé par une infinité <strong>de</strong>voix. Et « moi » je ne suis qu’un « je suis » dans cette infinité d’autres. Mais un « je suis» qui implique <strong>la</strong> séparation:« Je suis quelque chose » donc je ne suis pas quelque chose d’autre.L’emploi <strong>de</strong> cette expression : « Je suis » <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une précision. Le sanscrit distingueun « Je suis » absolument non qualifié : aham et le sens <strong>de</strong> l’individualisme : ahamkar. «L’arbre est vu et non pas je vois l’arbre » signifie: l’arbre est vu par le Je non qualifié quen’ac<strong>com</strong>pagne aucune perception <strong>de</strong> « je suis quelque chose » ou « je suis moi » et quin’implique aucune séparation. Il serait possible <strong>de</strong> distinguer entre un Je avec un Jmajuscule pour le pur « Je suis » libre <strong>de</strong> l’ego et un je avec un j minuscule pour le « jesuis » limité par l’ego. Mais le sens du premier « Je suis » est si totalement inaccessible etinconcevable pour l’homme ou <strong>la</strong> femme qui n’en a pas <strong>la</strong> connaissance personnelle quel’expression est toujours entendue à travers l’expérience du « je suis » habituel et apparaît<strong>com</strong>me un « je suis » calme, un « je suis » silencieux, un « je suis » tel que l’ego rêved’être. C’est pourquoi, si les maîtres hindous par<strong>la</strong>nt ang<strong>la</strong>is utilisent parfois les mots Iam pour traduire aham, les bouddhistes tibétains s’exprimant dans <strong>la</strong> même <strong>la</strong>ngue sontformels sur <strong>la</strong> disparition du J, du je, et l’expérience <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française paraît bien lesjustifier.L’expression « je suis » est d’autant plus périlleuse à employer que le « je suis »habituel est un mensonge car il ne tient pas <strong>com</strong>pte du changement incessant quicaractérise <strong>la</strong> dimension du temps. Lorsqu’on dit « suis », le « je » qui vient d’êtreprononcé n’est déjà plus. Le changement que nous ne constatons qu’à l’échelle <strong>de</strong>plusieurs années, <strong>com</strong>me le vieillissement, ou <strong>de</strong> plusieurs heures, <strong>com</strong>me <strong>la</strong> barbe quipousse, a lieu dans l’instant. L’assimi<strong>la</strong>tion, l’élimination, le métabolisme, l’anabolismene s’arrêtent pas. Ce qui est vrai au p<strong>la</strong>n du corps, <strong>de</strong> « l’enveloppe <strong>de</strong> nourriture» (annamayakosha) ne l’est pas moins au niveau mental et émotionnel (manomayakosha)où le fonctionnement ne cesse que pendant le sommeil profond. Rien n’est permanent ensoi. Seul le processus <strong>de</strong> changement est permanent. Tout est en mouvement : bien plus,tout est mouvement et seulement mouvement, flux. Ceci n’est pas une idée formulée parle mental mais une vérité d’expérience : « je » n’est pas. Le « Je suis » (aham) qui nechange pas ne peut être ni décrit ni conçu. Il ne peut être que suggéré en termes <strong>de</strong> vi<strong>de</strong> et<strong>de</strong> silence. Mais il se manifeste ou s’exprime dans le temps (changement) et dans l’espace(multiplicité) par une indéfinité <strong>de</strong> « je suis » différents et éphémères.Ces milliers, ces milliards <strong>de</strong> « je suis » n’en font qu’un, n’en sont qu’un. Là où nousvoyons plusieurs, il n’y a qu’un. <strong>Les</strong> enfants qui assistent, <strong>de</strong> <strong>la</strong> salle, au théâtre Guignolvoient <strong>de</strong>ux personnages distincts : le voleur et le gendarme. Et ils crient « attention » augendarme ou « attention » au voleur. Le voleur s’échappe, le gendarme le retrouve. Maisle sage ayant accès aux coulisses voit qu’un unique meneur <strong>de</strong> jeu anime une poupée <strong>de</strong>sa main droite et l’autre poupée <strong>de</strong> sa main gauche. Une même vie, une seule vie dit : « Je
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peut pas envisager. Et, pourtant, c
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toutes choses. » Quel homme ? L’