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Marion POIRSON-DECHONNE Avatars d'Apocalypse ... - Ekphrasis

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<strong>Avatars</strong> d’Apocalypse, du cinéma au jeu vidéoCinema studies9<strong>Marion</strong> <strong>POIRSON</strong>-<strong>DECHONNE</strong><strong>Avatars</strong> d’Apocalypse, du cinéma au jeu vidéoAbstract: The Revelation of St Jean, founder text ofthe apocalyptic imagination, belongs to the literary type.The Apocalypse, which means revelation, leans on metaphorsand symbols inherited from Middle-East mythologies.It provoked numerous interpretations. Nowadays,the cinema and video games seized the theme, to whichthey add references borrowed from current events suchas Hiroshima, Tchernobyl, September 11 th , or Fukushima.The theme of the world’s end goes alongside to short of themystery, the revelation and the miracle. The contemporaryApocalypses are connected with traditional kinds, but alsowith new forms like the cyberpunk and the steampunk.They define themselves as an aesthetics of fragmentationand ruins, but the cinema gives the motive another meaning,by evoking the Apocalypse of images.Keywords: Mystery, revelation, eschatology, parousia,cinema, video game, kind(genre), science fiction, thriller,cyberpunk, steampunk, symbol, metaphor.<strong>Marion</strong> Poirson-DechonneUniversité Paul Valéry, MontpellierE-mail: marion.poirson@gmail.comEKPHRASIS, 2/2012APOCALYPSE IN CINEMA AND VISUAL ARTS.NEW IMAGES FOR OLD MYTHSpp. 9-24Le Septième sceau (Ingmar Bergman,1957), Dragon rouge (Brett Ratner,2002), Armageddon (Michael Bay, 1998),Apocalypse now (Francis Ford Coppola,1979)… Ces titres de films se réfèrent à unmême texte, l’Apocalypse de Saint Jean.Celui de Bergman constitue une citationtronquée. Un chevalier dispute avec laMort une partie d’échecs. La référence àl’Apocalypse entre en résonance avec lavision médiévale du thème.Le cinéma contemporain, en revanche,et avec lui le jeu vidéo, mettent le plussouvent en évidence la dimension postapocalyptique.Armageddon a déjà eulieu, les survivants se trouvent confrontésà des débris de civilisation, matérielsou spirituels. Que reste-t-il du motifde l’Apocalypse, défini et interrogépar la théologie au cours des siècles?Quelle place les récits filmiques ou vidéoludiquesaccordent-ils au sacré et aux référencesbibliques? Comment le cinéma etle jeu vidéo, qui propose des adaptationsde films éponymes, le revisitent-ils, tantsur le plan thématique qu’esthétique, etquelle signification lui donnent-ils?


10 <strong>Marion</strong> <strong>POIRSON</strong>-<strong>DECHONNE</strong>1. L’Apocalypse de Saint Jean,un texte fondateurUn texte unique?Notre idée de la fin du monde s’ancredans le texte final de la Bible, qui s’achèvesur le mot Amen et a suscité de multiplesinterprétations. Son titre même est souventcompris comme une annonce dela fin des temps. Or, en grec, apocalypsisa d’abord le sens de révélation, dévoilement,et c’est cette signification qu’ilconvient d’explorer.Loin de s’avérer unique, l’Apocalypsede Saint Jean se rattache à une séried’écrits, antérieurs ou contemporains,qui révèlent l’appartenance à un genre littéraire.Le langage apocalyptique, trèslié à l’imaginaire, s’appuie sur des métaphoreset des symboles, et se présentecodé. Il mêle histoire et mythologie, tandisque son obscurité cible un publicd’élus. L’Apocalypse johannique emprunteses références à la cosmologiebabylonienne, aux textes hellénistiqueset à la Bible. Divers écrits pseudo-épigraphiquess’y rattachent: Apocalypsed’Esdras, de Moïse, de Noé, mais ausside Pierre, Jacques ou Paul, mais aucuned’elles ne copie exactement l’original.Les exégètes attribuent aux persécutionssubies par les Juifs, au momentde l’exil à Babylone (VIème siècle avant J.-Ch.) l’origine du genre. Les écrits prophétiquesd’Ezéchiel, Zacharie ou Joël, puisceux de Daniel, ont servi de modèle auxapocalypses chrétiennes. Elles se caractérisentpar une structure narrative commune,fondée sur une révélation divine àun homme, qui joue sur deux ordres deréalités, le monde sensible et le mondespirituel, et revêt une dimension eschatologique,en annonçant l’imminence destemps derniers. Les apocalypses, qui sefondent à la fois sur la crainte du présentet l’espérance en l’avenir, revêtent une dimensioncathartique.L’Encyclopédie littéraire de la Bible la définit«comme une révélation transmisepar un messager céleste et présentée sousune forme écrite (dans les exemples juifs,toujours pseudépigraphique et attribuée àun ancien voyant) contenant une doubledimension à la fois horizontale, ou historique,et verticale, c’est-à-dire concernantle lien entre les royaumes terrestreet céleste» 1 .Construction et lecturesL’Apocalypse comporte cinq parties.La difficulté d’interprétation du textetient aux références au symbolisme mythologiquede l’Orient ancien. Le symbolismecosmogonique primitif, création dumonde résultant de la victoire d’un guerrierdivin sur le chaos aquatique, associésà d’autres types de symboles, en opacifientla signification.Ce texte d’origine suspecte, souventcontroversé, continue à susciter des lectures.Si les fondamentalistes contemporainsle lisent littéralement, comme uneprophétie, la théologie de la libération yvoit un message politique. Les interprétationshistoriques de certains biblistescôtoient des analyses littéraires. La plu-1 Alter Robert, Kermode Frank, Encyclopédielittéraire de la Bible, Bayard, 2003,pp. 645-646.


<strong>Avatars</strong> d’Apocalypse, du cinéma au jeu vidéo11part des exégètes interprètent sa structurecomme une répétition cyclique desvisions, associées à l’idée de punition desméchants et de récompense des bons.Elle se fonde sur la réitération du chiffre7, symbole de plénitude et d’achèvement,et utilise l’inclusion et l’intercalation.Cette richesse d’interprétation, due àde multiples facteurs, explique que la significationde l’Apocalypse ait pu être réduite,altérée, revisitée. Parallèlement, lesnotions de genre, de support et d’hybridationapparaissent très importantes.Émergence d’une significationLa signification prophétique, souventmise en avant, relève d’une conceptiondéterministe de l’histoire, destinée àconsoler un peuple victime de persécutions.Elle a été créée à des fins de théodicée,pour proposer une explication àl’existence du mal, en contradiction avecles attributs divins, bonté et toute-puissance.Cette forme d’eschatologie a surgidans le judaïsme au cours des sièclesqui précédaient l’apparition du Christ.Elle se manifeste par la croyance à la findu monde, associée à l’idée d’un retourimminent de Dieu, venu rendre justice àchacun selon ses mérites. L’idée de jugements’inscrit au centre de cette conceptionde l’histoire. Les événements présents,dans cette lecture, doivent être interprétéscomme un signe des temps, annonciateurd’une ère nouvelle. Au-delàdu contexte judéo-chrétien, l’historienFernando Baéz 2 a noté que toutes les ci-2 Baéz Fernando, Histoire universelle de la destructiondes livres, Fayard, 2008.vilisations avaient recours à l’apocastase,ou restauration d’une situation originelle,pour justifier la fin de l’Histoire et le débutde l’éternité, constatant que lorsquel’humanité se sentait menacée, la restaurationd’un ordre passait par la destructiontotale. La destruction présentait uncaractère sacré, que son instrument soitl’eau, purificatrice, le feu, théophanique,ou le glaive, souvent érigé en attribut divin.Modèle archétypique de la colère divine,cette destruction constituerait untémoignage de la survivance des mythesd’annihilation au sein des religions établies.L’univers n’aurait d’autre alternativeque cette alternance de périodes decréation et de destruction. Ainsi, le récitde l’Apocalypse serait un cataclysme aupouvoir révélateur et rédempteur.Cette opposition du bien et du mal aconditionné l’écriture dualiste des apocalypses,qui préfèrent le contraste à lanuance. Et si les interprétations des théologiensse sont déplacées, l’interprétationlittérale continue à susciter l’angoisse, ennourrissant la création artistique. Quellevision de l’Apocalypse s’exprime-t-elle denos jours?2. <strong>Avatars</strong> contemporainsLa récurrence du motifLe cinéma puise ses références dansl’Apocalypse de Saint Jean. Le chiffre 666,apparaît très souvent (la route éponymedans Tueurs Nés, 1994, d’Oliver Stone),ainsi que le dragon rouge, le chiffre 7.Les quatre cavaliers se retrouvent dansdes films éponymes ou des jeux vidéo,


12 <strong>Marion</strong> <strong>POIRSON</strong>-<strong>DECHONNE</strong>celui de Rolf Ingram, 1921, de VicenteMinnelli, 1962, de Jean-François Mercier,1991, de Jonas Akerlund, 2009, Pale Rider,de Clint Eastwood, 1985, ou Ghost Rider,de Mark Steven Johnson, 2007. Parfois, lethème est parodié, The Blue Brothers, JohnLandis 1980; il investit les séries télévisées,Highlander, Dexter (épisode 4, saison6), et l’univers vidéoludique (Worldof Warcraft, 1994). Dans Faust, Murnau,1926, les cavaliers sont trois, envoyés parle diable (le blanc, qui représente la parolede Dieu, est absent). Ils précèdent l’adaptationfilmée du prologue de la pièce, etsuscitent le débat entre l’ange de lumièreet le démon.Les jeux mettent en scène des universpost-apocalyptiques directement inspirésde films (Stalker, 2007, Matrix, 2007)ou l’évolution de l’écosystème: The Lastof Us, Crysis 3, Zombiu, Human Element,Survarium, Fortnite, Tokyo Jungle. MetroLast Light (suite de Métro 2033), dont lespersonnages munis de masques à gazsont réfugiés dans le métro de Moscouaprès une explosion nucléaire; à l’extérieur,la fonte des glaces a généré despluies acides. Les cinématiques et lesplages de démonstration montrent desrues envahies de mutants divers, un prophètehalluciné qui harangue la foule,une fuite effrénée dans les escaliers dumétro, ou les décombres de villes effondrées.D’Hiroshima à FukushimaLa notion de fin du monde constitueun motif récurrent de notre civilisation,alimenté par les convulsions et lesviolences du siècle précédent, famine,guerre, maladie, mais aussi du nôtre.Les médias ont propagé l’information,et conforté l’idée d’une fin du monde. Ilsont joué un rôle essentiel dans la fanatisationdes foules, la réaction immédiateà l’événement et la structuration des imaginaires.L’an 2000 a réactivé les théoriesmillénaristes, dont la diffusion, grâce auWeb, a connu une ampleur sans précédent.Les reportages de guerre, les documentairessur l’Holocauste ou les dégâtsde la bombe atomique ont créé un fondsiconographique propre à alimenter les angoisseset nourrir la fiction.Parmi ces peurs, l’une de celles quifonde les récits apocalyptiques ou postapocalyptiquesa été générée par labombe d’Hiroshima, témoignage de lafragilité de l’homme et de sa capacité àdétruire d’un geste la planète. Les survivantsont été perçus comme les rescapésd’une Apocalypse, dont la menacepesait dorénavant sur l’humanité:Docteur Folamour, Stanley Kubrick, 1964,Hiroshima mon amour, Alain Resnais,1959, Level 5, Chris Marker, 1996, LaPlanète des singes, Franklin Schaffner,1968. L’angoisse a été réactivée par la catastrophede Tchernobyl, avec le jeu vidéoStalker qui revisite le film éponymede Tarkovski, puis par la catastrophe deFukushima: présence d’un tsunami meurtrier(sujet prémonitoire de La dernière vague,1978 de Peter Jackson) associé à ladestruction d’une centrale nucléaire, avecses multiples conséquences sur l’hommeet l’environnement.


14 <strong>Marion</strong> <strong>POIRSON</strong>-<strong>DECHONNE</strong>théorie, montrant comment l’on peut passerdu visible au visuel, en particulierpour la figuration de la double hypostasedu Christ. Mais comment s’exprime-telledans les films centrés sur le thème del’Apocalypse, comme Stalker, ou Matrix?Stalker, mystère et miracleDans Stalker, de Tarkovski, les personnagess’interrogent sur l’origine d’unecatastrophe: une météorite aurait réduitun village en cendres, mais aucune traced’elle ne subsiste. Le film explore ununivers dévasté, en compagnie de troishommes, un savant, un écrivain et unpasseur, dont la fillette est atteinte d’unlourd handicap. Résulte-t-il d’une malédictiondivine ou des mutations provoquéespar une explosion nucléaire? Lesrues sont inondées, les isbas pauvres etdégradées. L’éclairage diffus des lampeset les reflets dans l’eau restituent un climatde film noir, associé à une sensationde transgression. Fumées, vapeurs, entrepôtsvides, voies ferrées préfigurentle décor des jeux vidéo qui s’inspirentdu film, ou des BD d’Enki Bilal. Dans cemonde vieillissant, la Zone constitue ununivers séparé, interdit, comme un espacesacré, marqué par la présence dunumineux. Bien qu’elle semble désertéepar la présence divine, elle suscite desrites, témoin la libation accomplie par leguide. La question du rapport à la véritéou du sens des choses est posée à diversesreprises. Les curieux continuent às’y rendre, en dépit de l’interdiction, carelle possède la réputation d’exaucer tousles désirs. Tout y semble à l’abandon, leshommes qui y pénètrent présentent desvisages tendus, aux aguets. À l’orée de laZone, le paysage change. La forêt surgit,un poteau électrique cruciforme en défendl’accès. Un calme surnaturel y règne,et les fleurs n’embaument pas. Au silencesuccède un feulement étrange, tandis queles personnages s’aventurent progressivementdans cet espace désert, gouvernépar ses propres règles. En dépit du videapparent, tout écart s’avère dangereux.«La zone demande du respect», prévientle guide, «elle châtie». L’écrivain tente detransgresser l’interdiction, mais se trouvearrêté par une voix invisible. Il échappe àla mort, ce qui constitue peut-être le signed’une énigmatique élection. Sélective, laZone laisse passer ceux qui n’ont plusd’espoir. Est-ce un écho de l’Enfer deDante, qui sommait les arrivants d’abandonnertoute espérance?Enfin, le motif apocalyptique se trouveclairement évoqué par le texte que récite,en voix off, la fille du passeur.Il y eut un violent tremblement de terre.Le soleil devint sombre comme un cilice,et la terre devint rouge comme dusang. Les étoiles du ciel tombèrent surla terre comme un figuier secoué parun vent violent, dont les figues encorevertes tombent sur la terre, et le ciel disparutcomme un parchemin qu’on roule.Les montagnes et les îles s’arrachèrent.Les rois de la terre et les grands de cemonde, et les riches et les puissants, etles gens libres se cachèrent dans les caverneset dans les granges, disant auxmontagnes et aux pierres: Tombez surnous et cachez-nous de la colère del’Agneau, car est arrivé le jour de sa colère.Qui donc pourra survivre?


<strong>Avatars</strong> d’Apocalypse, du cinéma au jeu vidéo15Il s’agit d’une citation du passage del’ouverture du sixième sceau, hypotyposedu Jugement dernier, que précède unséisme cosmique. Le texte, très imagé,n’est pas illustré par les images du film,qui s’attachent juste à montrer les tracesd’une catastrophe, à travers les restesemblématiques de la société. La camérafilme sous l’eau des objets immergés,posés sur un carrelage sale et couvertde vase, débris de civilisation, commeune longue contemplation méditativede ces restes inutiles. Des pièces d’orcôtoient une seringue hypodermique,des instruments chirurgicaux, une reproductiond’un Christ de Jean Van Eyck,une mitrailleuse rouillée, un ressort. Cesobjets, du fait de leur immersion, ontperdu toute valeur, mais ils représententdivers aspects de la civilisation moderneou contemporaine, l’économie, la science,le pouvoir militaire, l’art et la religion. Lefilm pose la question métaphysique dela condition humaine. Il évoque le sujetde la création des œuvres d’art, qui, enapparence, ne rapportent rien à l’homme.Puis le passeur raconte l’épisode despèlerins d’Emmaüs. À une plongée fortesur lui succède un travelling, glissant surles visages de ses compagnons, les yeuxouverts. Dans l’Evangile, l’épisode se situeaprès la résurrection. Les disciplescheminent, désespérés, quand Jésus leurapparaît et leur parle. Ils l’écoutent, maisne le reconnaissent qu’à l’auberge, au momentde la fraction du pain. Or, Tarkovskia tronqué ce passage, si bien que l’interrogationporte sur cette absence de reconnaissance.Lorsque le passeur a fini sonrécit, il demande «tu es réveillé?» Audelàde l’apparente banalité de la question,il faut entendre un questionnementplus profond: «es-tu réceptif?», qui peutaussi s’adresser au spectateur. Si les disciplesn’ont pu reconnaître Jésus, c’estqu’il existe deux modes de connaissance,l’un par la rationalité, l’autre, par le cœur.L’absence de Dieu qu’évoquait le passeurn’est peut-être en définitive qu’une présenceinvisible.Dans cette séquence se trouve aussi,en lien avec l’Apocalypse et la résurrection,clairement évoquée la notion de miracle:«Laissez ici votre empirisme. Lesmiracles sont en dehors de l’empirisme.»Cette notion semble confirmée par lesimages de la fin, où l’on voit la fillette maladelire. L’image se fixe un moment surelle, juste animée par les volutes de vapeurqui s’élèvent dans la pièce. Elle refermele livre. Une voix off, récitant unpoème, s’élève. Le regard de l’enfantse concentre. Puis un verre glisse sur latable, par un probable effet de télékinésie.Une musique très douce succède à lafois off. D’imperceptibles flocons volent,mouchetant délicatement l’image. Un secondverre s’avance en direction du spectateur.À cet instant, le bruit du train sefait entendre, comme au début du film,et la table se met à vibrer. Les premièresnotes de l’hymne à la joie se mêlent aufracas du train. Un travelling avant serapproche du visage de l’enfant, jusqu’aufondu au noir final. En quelques plans,avec une étonnante sobriété de moyens,Tarkovski a suggéré l’invisible. L’enfantinfirme est investie d’un don particulier.


16 <strong>Marion</strong> <strong>POIRSON</strong>-<strong>DECHONNE</strong>L’Apocalypse, en créant le handicap, l’apeut-être investie d’un don particulier, àmoins qu’il ne s’agisse d’un miracle produitpar la Zone.Si Stalker demeure relativement hermétique,Matrix, en revanche, joue sur lasignification bien précise du terme révélation,qui consiste à lever le voile.Matrix ou l’Apocalypse:catastrophe, voile et révélationL’énigme et l’éluMatrix met en scène un pirate informatique,Néo, cadre dans une entreprise, quireçoit de mystérieux messages. Son correspondant,Morpheus, lui fait une révélation,et lui confie une mission, qu’il accepte.Dans l’organisation de Morpheus,tous les noms revêtent une significationsymbolique, héritée du principe nomen/omen de l’Antiquité. Ainsi Néo, dont levrai nom est Thomas Anderson (dansl’Evangile, saint Thomas incarne le doutehumain), a revêtu un pseudonyme quiconstitue l’anagramme de The One, c’està-direl’Élu, en anglais. D’autre part, neosignifie en grec «nouveau». La polysémieattachée au nom du protagoniste renvoieau secret de sa mission. Le film opère unsyncrétisme un peu étrange, Morphéeétant, dans la mythologie grecque, celuiqui procure le sommeil aux humains enéveillant leur rêve. Le rêve, motif privilégiédes films qui traitent de la réalitévirtuelle, et métaphore de cette dernière,hante Matrix, où se produit une fréquenteconfusion entre rêve et réalité. Trinity,pour sa part, évoque la Trinité, mais aussil’importance du chiffre trois: Matrix a étéconçu comme une trilogie, et les trois personnages,Morpheus, Neo, Trinity, constituentun trio qui semble un avatar de lanotion chrétienne de Trinité.La séquence de la première révélations’articule autour du thème du regard. Elleest marquée par un constant jeu de miroirs,en particulier avec la boîte facettéeque manipule Morpheus. Ses lunettes desoleil, qui dissimulent ses yeux, reflètenten la dédoublant l’image de Néo. D’uncôté, le miroir s’associe à la révélation, del’autre, il devient l’emblème de l’illusion.Le terme de vérité se trouve réitéré dansle discours de Morpheus, d’une manièrepresque obsessionnelle. Le motif renvoieaussi à De l’autre côté du miroir, de LewisCarroll, une référence constante dans lefilm.La théorie du miroir n’a cessé de migrerdu domaine de la science à celui de lamorale. Condamnée très sévèrement parSocrate, dans le livre X de La Républiquede Platon, elle a servi d’argument au philosophepour condamner les poètes et lesartistes, qui donnent une image fausse dela réalité. Plusieurs siècles après, Philond’Alexandrie usait de la même imagepour évoquer les statues des dieux.Gombrich 5 , Einar Mar Jonsson 6 ou SabineMelchior-Bonnet 7 se sont attachés à étu-5 Gombrich Ernst, L’Art et l’illusion, Psychologiede la représentation picturale, Phaidon,2002.6 Mar Jonsson Einar, Le Miroir, Paris, LesBelles Lettres, 1995.7 Melchior-Bonnet Sabine, Histoire du miroir,Paris, Éditions Imago, 1994.


<strong>Avatars</strong> d’Apocalypse, du cinéma au jeu vidéo17dier son histoire, en mettant l’accent surson ambigüité. Et l’opprobre dont à étéparfois victime le cinéma vient en partiede là. L’écran, ce miroir trompeur, favoriseraitla falsification de la réalité et letriomphe de l’illusion.Cette vision négative du miroir possèdetoutefois son inverse: l’idée qu’ilpeut favoriser l’émergence de la vérité, dela connaissance de soi, quand il renonceà fournir un équivalent mimétique dumonde. Aristote permet de passer du miroirpassif de l’imitation à celui, actif, dela transformation, et à l’être de se trouveraprès qu’il ait fait l’expérience de la vérité.D’une certaine manière, l’écran de cinémas’apparente à un miroir. C’est une notionque Christian Metz a analysée dans LeSignifiant imaginaire 8 . L’écran fonctionnecomme un miroir dont la double valeur,positive et négative, influe sur notre perceptiondu 7 ème art. Il nous donne une viveimpression de réalité, mais peut s’avérermensonger. Dans Matrix, Morpheus utiliseun écran de télévision pour aider Néoà comprendre ce qu’il lui révèle, sa situationd’esclave, sans toutefois l’expliciter.Dans la seconde révélation, il s’attache àmontrer à Neo le monde tel qu’il est, etnon tel qu’il paraît. Cet accès à la vérités’accompagne d’une ironique formulede bienvenue. La levée du voile s’accompagned’un jeu d’antithèses, qui opposentapparence et réalité, l’une brillante et lumineuse,l’autre morte et silencieuse. Larévélation s’opère par un avatar du mi-8 Metz Christian, Le Signifiant imaginaire, Paris,Christian Bourgois, 1975.roir, l’écran; placée au centre, elle constitueun moteur de l’action, et en lui offrantla possibilité de combattre le mal, érige leprotagoniste en héros positif.La thématique de Matrix reprend destextes initiatiques en les adaptant à l’évolutiontechnologique. Le film traite del’inversion du rapport homme/machine,à travers la reprise d’un fantastique apocalyptique.L’imagerie de la catastrophequ’il donne, annoncée par une transitionde couleur, demeure conventionnelle etsobre. Le ciel en colère vire au rouge, évoquantle déluge de feu de l’Apocalypse.La figuration de l’orage, omniprésente,réapparaît, investie d’une valeur métaphorique.La dimension elliptique de ladestruction se justifie par la connaissancedu sujet par le spectateur, capable de mobiliserinstantanément tout un intertextecinématographique. À ce motif souventévoqué s’ajoute celui de la dominationde l’homme par les machines, déjà traitédans 2001, Odyssée de l’espace de StanleyKubrick, 1968. La peur de l’intelligenceartificielle se combine à celle de la réalitévirtuelle pour engendrer de nouvellesangoisses, qui annoncent la fin de l’anthropocentrisme.La prise de pouvoir setraduit par la réitération du code de couleurapocalyptique. Au ciel en furie succèdel’image d’un bébé manipulé par demonstrueuses machines, à l’aspect tentaculaire,qui évoquent les créatures fantastiquesdes tableaux de Jérôme Bosch. Lemontage joue sur l’effet de choc. À l’oppositionchromatique s’ajoute celle dumécanique et du vivant, de la force et dela faiblesse. L’association brutale des évé-


18 <strong>Marion</strong> <strong>POIRSON</strong>-<strong>DECHONNE</strong>nements rend le lien de cause à effet immédiatementperceptible par le spectateur,même s’il n’en saisit pas toutes lesimplications.La machine domine l’homme et l’exploitepour en tirer de l’énergie: cette révélationpointe la culpabilité humaineà l’origine de ce processus d’inversion.Le film revisite le mythe platonicien dela caverne pour dénoncer l’aveuglementde l’humanité, victime du jeu des apparences.Le thème des morts nourrissantles vivants est emprunté à d’autres films,comme Soleil vert, Richard Fleisher, 1973.La réalité virtuelle dissimule la réalitéde l’esclavage humain. La question de lacroyance resurgit, celle du spectateur etcelle des personnages, dont le schéma aété analysé par Octave Mannoni dans Cléspour l’imaginaire ou l’autre scène 9 . Une premièrecroyance est suivie d’une désillusion,puis d’un déni, avant que ne s’opèrela substitution d’une autre croyance, renforcéepar l’épreuve du doute, à l’originede la quête du sujet. L’imaginaire apocalyptiquemet plus l’accent sur la révélationque sur la catastrophe, et permet delancer l’intrigue du film.Apocalypse et concept de MayâLe syncrétisme religieux de Matrix,qui mêle des thèmes chrétiens et des allusionsaux dieux gréco-romains rappellecelui qui préfigure les textes apocalyptiquesde la Bible, où s’enchevêtrent mythologiebabylonnienne, éléments du ju-daïsme et, pour celle de Saint Jean, empruntshellénistiques. Ainsi, la notion devoile et de révélation pourrait aussi s’appliquerau concept de Mâya, d’autantque les frères Wachowski puisent leursinfluences dans les mangas et le cinémajaponais, potentiellement imprégné debouddhisme.Ce terme sanscrit revêt une dizaine designifications, que Jean Herbert et JeanVarenne ont recensées dans le Vocabulairede l’hindouisme 10 . Mâya constitue, seloncette religion, la divinité principale quicrée et maintient l’illusion de réalité dansl’univers des phénomènes. Les trois dernièresacceptions que revêt ce mot pourraients’appliquer aux problématiquesposées par le cinéma: puissance d’illusion,apparence et, enfin, magie. Dans laphilosophie védique, Mâya crée l’illusiond’un monde physique que nous prenonspour la réalité. La recherche spirituelledoit nous inciter à percer le voile pour accéderà la vérité. Cette philosophie s’avèretrès proche du mythe de la caverne. DansLe monde comme volonté et comme représentation,son ouvrage majeur, paru en1819, Schopenhauer s’est référé au voilede Mâya pour décrire sa conception dumonde. Mais dans le shivaïsme, qui a précédél’hindouisme, Mâya est réelle; la notiond’illusion constituerait un développementtardif du concept. Mâya, manifestationd’un pouvoir divin, serait une forcede connaissance et non un voile mis sur laréalité. Si l’on s’attache plus particulière-9 Mannoni Octave, Clés pour l’imaginaire oul’autre scène, Paris, Seuil, 1969.10 Herbert Jean et Varenne Jean, Vocabulairede l’hindouisme, Ed. Dervy, 1985, p. 687.


<strong>Avatars</strong> d’Apocalypse, du cinéma au jeu vidéo19ment au cinéma asiatique, cette influencea pu s’exercer de manière directe. Le rôlejoué par l’hindouisme dans cette cultureaurait pu alors influencer les problématiquesque développent des films commeAvalon, ou les films apocalyptiques produitspar le Japon, mais, indirectement,sur Matrix aussi.Enfin, la nature même du cinéma permetde développer cette thématique apocalyptique,en raison de ses affinités avecle miroir, dont il hérite la double nature.4. L’Apocalypse,matrice d’esthétiques postmodernes?Multiplicité des genres et des stylesFilms et jeux à thématique apocalyptiques’inspirent des genres cinématographiques:films-catastrophes ou deSF Waterworld, Kevin Reynolds, 1995,Holocauste 2000, Alberto Di Martino, 1977,films fantastiques, séries, Supernatural,policiers, survivals, films de guerre.Southland Tales (2006, de Richard Kelly),qui adapte une BD, mêle SF, thriller,fantasy et comédie. Mais de nouveauxgenres, liés à la science-fiction, émergentégalement, avec leurs particularités esthétiques.Les thématiques du cyberpunk sontempruntées à la cybernétique et aux nouvellestechnologies de l’information, associéesà de profonds bouleversements sociaux.La plupart des œuvres, au caractèredystopique, dépeignent un universsombre et pessimiste, dominé par les machines,que combattent des pirates informatiques.Leur action se déroule dans unfutur proche, à l’atmosphère des filmsnoirs. Blade Runner, Ridley Scott, 1982,Akira, Katsuhiro Otomo, 1988, et Ghost inthe Shell, Mamoru Oshii, 1995, ont contribuéà fixer les règles du cyberpunk, qui apris le relais du mouvement No future. Lehéros de ces fictions peut être un marginal,un inadapté, mais aussi parfois un visionnaireou un prophète. Une variationdu cyberpunk, le steampunk, se retrouvedans certains films et jeux, comme la sériepost-apocalyptique Conan le fils du futur,Miyazaki, 1978. Le steampunk mêle desobjets contemporains à ceux de l’époquevictorienne et revisite le design des machinescontemporaines pour leur donnerl’apparence des objets industriels duXIXème siècle.Matrix, par ses thèmes et son esthétique,constitue un parfait exemple de cyberpunk.Ce genre touche aussi les jeux vidéo,qui présentent parfois des variationsavec leur modèle d’origine. Ainsi Stalker,Shadow of Tchernobyl emprunte son titreau film de Tarkovski, mais s’en éloigne.L’action se situe dans une réalité alternative,décor de l’explosion nucléaire éponyme,en provoquant d’étranges mutations.Le jeu hérite de la terminologiedu livre et du film. L’appellation stalkersavait été reprise, au moment de la catastrophe,pour désigner les volontairesqui avaient tenté de sécuriser le site. Lejoueur incarne un passeur qui tente detraverser la Zone en en bravant les multiplesdangers.Publié en 2007, Stalker, Shadow ofTchernobyl s’accompagne d’un prequel,Stalker clear Sky, et d’un sequel, Stalker, Callof Prypiat. La Zone du jeu s’étend au sud


20 <strong>Marion</strong> <strong>POIRSON</strong>-<strong>DECHONNE</strong>de la centrale. Pour les besoins du scénario,les concepteurs ont déplacé la villede Prypiat à cet endroit. Le scénario estle suivant: après l’explosion, le gouvernementdécide de faire repeupler les régionscontaminées par des ingénieurs etdes militaires; en 2006, une seconde catastrophe,déclenchée par la ConscienceC du programme, décide de tuer les habitants;l’argument du jeu se situe des annéesplus tard, lorsque des passeurs infiltrentla Zone, pour guider des visiteursavides d’argent, de métaux précieux etd’informations scientifiques.Le jeu s’avère plus détaillé que le film,en décrivant minutieusement les diverstypes de mutants qui infestent la Zone,alors que Stalker privilégiait l’invisible,l’irreprésentable. Les joueurs équipésd’armures virtuelles affrontent le rayonnementmeurtrier, tandis qu’une icônede rayonnement indique la puissancedes radiations qu’il reçoit. Stalker, Shadowof Tchernobyl se réfère en partie à la réalité,comme l’indique la modification dutitre, alors que le film de Tarkovski s’avéraitvisionnaire. La réalisation du visuels’appuie sur des photos satellites du site.Et pourtant, le jeu décline un imaginaireaussi loin du film que de la vie. Les maladieset les malformations revêtent ici laforme de mutations génétiques spectaculaires,qui suscitent des figures monstrueuses.Un autre point commun réunit cesdiverses déclinaisons de l’Apocalypse,la prédilection pour une esthétique desruines.Une esthétique de la fragmentationet des ruinesLa Jetée, de Chris Marker, décrivait ununivers post apocalyptique dont la visionest renforcée par le choix de l’imagefixe. Le film, qui se présente ironiquementcomme un photo-roman, est constituéd’un ensemble de photographies. Lafixité apparaît comme une constante del’œuvre, écho de ce «soleil fixe». Les animauxnaturalisés, figés dans des postures,ou les visages des personnages exprimentla sidération devant l’apocalypsenucléaire. Le choix de ponctuations radicalescomme les fondus au noir exprimentla sensation de néant du film, quiexplore diverses temporalités. Le protagonistea été choisi pour sa fixation surune image du passé. On sait le rôle quejoue le temps dans les apocalypses, annoncede la fin des temps, lien du présentet du futur, réalisation d’anciennesprophéties (pour exemple la figure chrétienne,qu’analyse Erich Auerbach dansFigura 11 ).Les vues de la catastrophe sont animéespar une série de fondus enchaînés,qui associent divers plans de ruines.Clichés de la dévastation de Paris, arcde triomphe brisé, reflet de ruines dansl’eau rappellent les souvenirs de films deguerre, archives filmés, photographies,Païsa, Allemagne année zéro, Hiroshima monamour… Marker évoque la situation dessurvivants contraints de se terrer dansles souterrains d’une capitale inhabi-11 Auerbach Erich, Figura, La loi juive et la promessechrétienne, Éd. Macula, 2004.


<strong>Avatars</strong> d’Apocalypse, du cinéma au jeu vidéo21table. Les visages, avec leurs regards hallucinés,leurs orbites creusées d’ombres,les expressions ravagées accentuées par laphotographie en noir et blanc, se rapprochentde la vision des statues mutilées, àla manière de ces visages africains que lecinéaste associait à des sculptures dansLes statues meurent aussi. La musique orthodoxerusse (interprétée par le chœurAlexandre Nevski) contribue à sacraliserl’image.La fixité se trouve toutefois démentiepar le semblant d’animation qu’apportele montage, rythmant les plans immobilespar les fondus enchaînés et les surimpressionsqui suggèrent un clignotement,mais aussi les plongées, les contreplongées,les rythmes plastiques, les alternancesd’ombre et de lumière qui structurentl’image. La pétrification opéréepar la photographie renvoie au mythede Méduse, analysé par Philippe Duboisdans L’Acte photographique 12 , un thème repriset amplifié par Chris Marker dansLevel 5. La fixité suggère peut-être aussila sidération qui nous saisit devant le surgissementdu non sens.Ces constantes se retrouvent jusqu’auxjeux vidéo qui s’inspirent de cette esthétique.Dans Metro Last Light, on retrouvel’atmosphère des films apocalyptiques.Brutalité de l’image, moments de surexposition,terreur des foules, bouches ouvertesdans un cri silencieux, plans devilles effondrées appuient la thématique.Une vidéo de démonstration panoramiquesur la coupole dorée d’une église12 Dubois Philippe, L’Acte photographique, Paris,Nathan Université, 1983.russe, révèle peu à peu l’éventration quila scinde. Suivent des scènes dignes defilms catastrophes, voitures abandonnéssurvolées par d’étranges ptérodactyles,progression haletante des survivants,monstres, le tout dans des tonalitésglauques ou fuligineuses. Même leslettres du générique apparaissent salies,dégradées. Les panoramiques descriptifs,l’éclairage alternatif, la bande son, enfin,renforcent le caractère angoissant de ceclimat de fin du monde.The last of us figure également une architecturede ruines, dans lesquelles lavégétation s’insinue, manifestant un retourà la sauvagerie de la nature. Les cinématiquesmettent l’accent sur la violence:crépitement de mitraillettes, fusillades.Des militaires côtoient des créaturesfantastiques. On retrouve la plupartde ces ingrédients dans les jeuxprécités, les mêmes effets lumineux, lesmêmes thématiques, la même férocité,avec quelques variantes, et le même climatcrépusculaire. Les mégalopoles, emblèmesde notre civilisation, apparaissentdévastées, réduites à l’état de nature.Un thème revient avec insistance,plus proche du déluge que de l’Apocalypse,celui de l’inondation. Dans Metrolast Light, les pluies acides, contaminées,constituent un grave danger. L’eau apparaîtdans les films ou les jeux sous uneforme menaçante, croupie, saumâtre.Elle perd son pouvoir de régénérationet devient mortifère. L’intertextualité filmiquenous renvoie à l’œuvre d’AkiraKurosawa. Le cinéma japonais, marquépar les bombes lancées sur Hiroshima


22 <strong>Marion</strong> <strong>POIRSON</strong>-<strong>DECHONNE</strong>et Nagasaki, a exprimé très tôt cette angoissedu nucléaire. Chez Kurosawa, laverticalité de la pluie, motif plastiquerenforçant la géométrie des batailles, apparaîtcomme une métaphore de la lutte.Dans les films historiques du réalisateur,la pluie revêt une dimension cathartique;elle constitue un pivot esthétique de ladramaturgie car elle renvoie à la guerreet à la mort. Le motif se précise:Dans les films qui ont pour cadre leJapon contemporain, la pluie n’est plusune mise à distance de la guerre, elle estsouvent un raccourci implacable, mortdescendant du ciel et tragique de labombe atomique. 13Les essais nucléaires de Bikini ontprovoqué des pluies radioactives. DansChronique d’un être vivant comme dansRhapsodie en août, Kurosawa fait de lapluie l’incarnation du désastre. Le motifde l’orage se retrouve de façon insistantedans Matrix. L’eau apparaît aussichez Tarkovski, souvent dépouillée desa fonction lustrale et régénératrice. Lepasseur prononce sa prière au-dessusd’un puits, mais les canaux d’eaunoire, les mares stagnantes et troublessuggèrent une dimension létale, cellede l’empoisonnement ou de la contamination.5. Vers une Apocalypse des images?Gwen, le livre de sable, de Jean-FrançoisLaguionie, aborde une thématique écologiqueet post-nucléaire. Ce film d’anima-13 Serna Pierre, «Il pleut, c’est la guerre», inVertigo, Plans d’eau, Avancées cinématographiques,1991.tion évoque le retour des hommes à la viedu désert, après une catastrophe. Si l’esthétiques’avère très différente des traitementscontemporains du sujet (couleursdouces et lumineuses et décors d’unegrande beauté) les signes de la pertede la civilisation parsèment le paysage.Des objets épars devenus inutiles manifestentune perte de sens qui culminedans la psalmodie d’un catalogue érigéen texte sacré, dont les hommes ne comprennentplus la signification, mais quirythme leurs prières. Le sacré resurgit,en touchant des objets profanes. Jean-Luc Godard, de son côté, sacralise l’artavec Histoire(s) du cinéma. Ce film se réfèredirectement, dans sa dernière partie,en résonance avec l’ouverture qui citait laGenèse, à l’Apocalypse. La partie 4b, autitre évocateur, Les signes parmi nous, renvoieà l’eschatologie; la fin du monde yest annoncée par le récit d’un colporteur,qui constitue en fait l’allégorie du cinéma.Le motif apocalyptique du Jugementdernier revêt ici la forme du jugement del’histoire. Cette partie est illustrée, sur leplan iconographique, par une multiplicitéd’images de destruction et de massacre,en particulier des citations de tableaux.Les guerres du XXème siècle constituentla forme moderne de l’Apocalypse, évoquéepar la violence de la bande-son, dumontage et des images, qui déclinent desvisions de guerre et d’incendie. La prédominancedu crépuscule et l’écran noir renforcentcette idée de fin ultime. Témoinde cette destruction, le cinéma lui-mêmes’apparente à un ensemble de ruines.Godard utilise l’esthétique du collage et


<strong>Avatars</strong> d’Apocalypse, du cinéma au jeu vidéo23le pouvoir du montage pour associer citationsde tableaux et lambeaux de films.La cinéphilie devient une forme de religion,dont l’artiste, éveilleur ou prophète,est investi d’une mission de salut. Unephrase, répétée comme un leitmotiv, nousle rappelle: «L’image viendra au temps dela résurrection.» Le cinéaste met l’accentsur la fonction muséale, dévolue au salutéternel des images, qui les préservera del’amnésie. Il évoque, à ce sujet, la notionde parousie: «Le cinéma est ce dieu dont lasecte désire qu’il soit invisible, comme ila bien fallu que les chrétiens des originesaient ce salut que leur Dieu fût invisible,que la parousie fût lointaine à venir, inimaginable.»La promesse messianique du Christpeut s’appliquer au 7 ème art: le salut résulteradu montage, magicien salvateur.Cette dimension de destruction et de salutest inscrite au cœur des Apocalypsesbibliques. Godard lui donne tout son sensen la transférant au domaine du cinéma.En guise de conclusionLa multiplicité des déclinaisons duthème, par une partie des arts visuelscontemporains, cinéma et jeu vidéo, ladissémination des supports, atteste unedilution du sens, une perte fréquente dela notion de sacré, ou une hybridationdes motifs religieux. Quelques référencessubsistent encore, chez Tarkovski, le seulavec Godard à proposer une réflexion surla Bible, ou chez les frères Wachovski, quiadoptent une vision syncrétique. Godardreporte la notion de sacré sur le cinéma,auquel il accorde un pouvoir salvateur,Jean-François Laguionie sur des objetstriviaux du quotidien. Ce qui subsiste,en revanche, c’est l’idée de menaceet de survie. Une iconographie perdure,en lien avec la thématique, dont surnagentquelques débris, l’esthétique devientcelle des ruines, des décombres, des fragments.Notre monde est en danger; l’artet la civilisation paraissent dérisoires etfragiles. Le cinéma lui-même produit sestextes sources, comme La Jetée ou Stalker,qui servent de référence aux nouvellesapocalypses.Cette différence essentielle avec l’Apocalypsebiblique provient peut-être du caractèreiconoclaste, que les premiers chrétiensont hérité du judaïsme. La Bible refusaitl’image taillée, mais s’avérait richeen image verbales, et l’Apocalypse deJean demeure, à cet égard, très représentative.L’Apocalypse au cinéma, poursa part, fait intervenir deux régimes antagonistesde l’image. Comme le noteSébastien Fevry 14 , l’un réside dans la saturationet l’excès, l’autre dans la raréfaction.Le film de Tarkovski, qui se situedans la seconde mouvance, pose laquestion du visible au cinéma, en oppositionau jeu qui décline de façon détailléeles manifestations post apocalyptiques.Certaines Apocalypses de cinémas’interrogent sur la perte de l’image,et la manifestent, ou tentent de la sauvegarder.L’Arche russe de Sokourov, plus14 Fevry Sébastien, «Cinéma et Apocalypse,une mise en perspective», in Arnaud Join-Lambert, Serge Goriely et Sebastien Fevry(éd.), L’Imaginaire de l’Apocalypse au cinéma,Paris, L’Harmattan, 2012.


24 <strong>Marion</strong> <strong>POIRSON</strong>-<strong>DECHONNE</strong>inspirée par le déluge, célèbre le muséede l’Ermitage, nouvelle Arche de Noé,qui renferme de précieuses œuvres d’art,sauvées de la barbarie. Dans un mondesoumis à l’inflation d’images, celles-cidemeurent pourtant précaires, et Jean-Luc Godard le rappelle dans Histoire(s)du cinéma. Le cinéaste, en revisitant lesApocalypses, s’interroge sur la notionde disparition, et plus particulièrementcelle du 7 ème art, hanté par le mythe de lafemme de Loth, changée en statue de sel,qu’il rapproche des sels d’argent servantde fixateur. Le cinéma, d’une manière réflexive,évoque les mutations qu’il subit,et sa propre fragilité, usant du motif bibliquede l’Apocalypse pour le convertiren apocalypse des images.

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