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Dialogue imaginaire sur le - Site de Philippe Meirieu

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1<strong>Dialogue</strong> <strong>imaginaire</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong>« prêt-à-penser pédagogique »dans la formation <strong>de</strong>s maîtres<strong>Philippe</strong> <strong>Meirieu</strong>Toute ressemblance avec <strong>de</strong>s personnages ou situations existants ou ayantexisté n'a, évi<strong>de</strong>mment, aucun caractère fortuit... même si l'histoire et larencontre <strong>de</strong>s trois personnes réunies ici est purement <strong>imaginaire</strong>.Le hasard fait parfois mal <strong>le</strong>s choses. Pour moi en particulier. Nous avionsété ensemb<strong>le</strong> étudiants en Lettres dans <strong>le</strong>s années 70. Nous avionsensemb<strong>le</strong> milité en politique, à gauche, évi<strong>de</strong>mment ! Nous étions ensemb<strong>le</strong>abonnés au TNP et aux théâtres <strong>de</strong> banlieue. Ensemb<strong>le</strong>, nous étionspassionnés du cinéma <strong>de</strong> Bergman et <strong>de</strong> Robbe-Gril<strong>le</strong>t, a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> Tel que<strong>le</strong>t <strong>de</strong> la "déconstruction". Et puis <strong>le</strong> temps nous avait séparé, comme on dit.Pierre avait poursuivi brillamment jusqu'à l'agrégation un parcoursuniversitaire sans faute et, aujourd'hui, il enseignait en khâgne dans un <strong>de</strong>ces lycées <strong>de</strong> centre vil<strong>le</strong> qui ne connaissent ni la vio<strong>le</strong>nce ni <strong>le</strong>s états d'âme.Hélène s'était arrêtée au CAPES et avait commencé à enseigner dans uncollège <strong>de</strong> banlieue ; militante du SGEN, el<strong>le</strong> avait, en 1982, abandonné unepartie <strong>de</strong> ses classes pour <strong>de</strong>venir formatrice à la toute jeune MAFPENd'alors. Aujourd'hui, el<strong>le</strong> était formatrice à l'IUFM... IUFM que, précisément, jevenais d'intégrer, lassé du socioculturel où je traînais mes guêtres <strong>de</strong> vieilado<strong>le</strong>scent, fatigué d'être toute l'année en vacances, <strong>de</strong> bonne humeur <strong>sur</strong>comman<strong>de</strong>, organisant <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années <strong>de</strong>s "soirées cabaret" dont <strong>le</strong>programme ne changeait guère... Je m'étais souvenu, il y a quelques mois,<strong>de</strong> ma vieil<strong>le</strong> licence <strong>de</strong> Lettres et avais <strong>de</strong>mandé, alors, à entrer à l'IUFMpour <strong>de</strong>venir professeur <strong>de</strong>s éco<strong>le</strong>s. Histoire <strong>de</strong> faire une sortie honorab<strong>le</strong> et<strong>de</strong> passer <strong>de</strong> temps en temps une soirée avec mes enfants.J'avais donc retrouvé Hélène comme formatrice et, ce soir, nous <strong>de</strong>vionsnous revoir avec Pierre, dont <strong>le</strong> lycée était tout proche, et que j'avais rencontrépar hasard dans un café du quartier. Étrange rencontre entre un professeur


2toujours passionné <strong>de</strong> critique littéraire, une formatrice d'enseignantsmilitante <strong>de</strong> la "pédagogie différenciée" et un étudiant d'IUFM qui découvraittardivement un nouveau métier et s'inquiétait <strong>sur</strong>tout, pour <strong>le</strong> moment, <strong>de</strong>faire bonne figure au concours.Passées <strong>le</strong>s banalités d'usage, Pierre attaqua tout <strong>de</strong> suite Hélène avec unevio<strong>le</strong>nce qui me <strong>sur</strong>prit :- Alors, toujours dans <strong>le</strong>s bonnes oeuvres? Le SGEN n'existe plus mais il agagné <strong>sur</strong> tous <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>aux : la pédagogie mol<strong>le</strong> a remplacé <strong>le</strong>s disciplinesélitistes ; vous gérez l'hétérogénéité <strong>de</strong> tous <strong>le</strong>s côtés. D'ail<strong>le</strong>urs, cela nem'étonne pas : tu as toujours été généreuse... mais on ne fait pas d'éducation,et a fortiori d'Éducation « nationa<strong>le</strong> », avec <strong>de</strong>s bons sentiments. Regar<strong>de</strong> cepauvre Jacques que tu viens <strong>de</strong> former aujourd'hui : je suis convaincu que çan'a pas dû <strong>le</strong> changer beaucoup <strong>de</strong> l'animation socioculturel<strong>le</strong>... vous faitestoujours dans la dynamique <strong>de</strong> groupe !Je me sentis obligé d'intervenir :- Pas du tout. Rien à voir avec la dynamique <strong>de</strong> groupe... tu es en retard d'uneguerre : aujourd'hui, on est dans <strong>le</strong>s dispositifs d'apprentissage, la pédagogiedifférenciée et la didactique <strong>de</strong>s disciplines. Tout compte fait la dynamique <strong>de</strong>groupe c'était plus rigolo!- Je vois, je vois... el<strong>le</strong> a encore sorti son <strong>Meirieu</strong> : situations-problèmes,objectifs-obstac<strong>le</strong>s et stratégies d'apprentissage... c'est la <strong>de</strong>rnière mo<strong>de</strong>.Je fus obligé <strong>de</strong> reconnaître qu'il avait raison. Hélène, aujourd'hui, avait bien"sorti son <strong>Meirieu</strong>". La semaine <strong>de</strong>rnière, c'était Astolfi dont on avait étudié untexte. Aujourd'hui, nous avions fait un exercice tiré d'un artic<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>Meirieu</strong> dans<strong>le</strong>s Cahiers pédagogiques. Je n'étais pas certain d'avoir bien compris, maisj'avais compris que, pour Hélène, c'était important. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> confirma d'ail<strong>le</strong>ursel<strong>le</strong>-même immédiatement :- Pierre, tu par<strong>le</strong>s <strong>de</strong> choses que tu connais mal et tu as tort. C'est mêmeétonnant que quelqu'un comme toi qui défend, par ail<strong>le</strong>urs, l'exigenceintel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>, se permette <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>s approximations et croit être original enreprenant <strong>le</strong>s vieil<strong>le</strong>s rengaines anti-pédagogiques. Tu enseignes à <strong>de</strong>sprivilégiés qui ont trouvé <strong>le</strong> savoir dans <strong>le</strong>ur berceau et tu crois uti<strong>le</strong> <strong>de</strong>mépriser <strong>le</strong>s efforts <strong>de</strong> ceux qui se coltinent tous <strong>le</strong>s jours la gestion d'uneclasse hétérogène et d'élèves diffici<strong>le</strong>s qu'il faut porter à bout <strong>de</strong> bras.


3- Certes, certes, et mon cynisme est insupportab<strong>le</strong>. Mais pas plus que vosmo<strong>de</strong>s pédagogiques. Vous vous êtes précipités <strong>sur</strong> quelques textes qui vousont permis, à toi et aux autres formateurs, d'asseoir votre pouvoir <strong>sur</strong> <strong>le</strong>senseignants. De Peretti, Legrand, <strong>Meirieu</strong>... vous aviez là quelques centaines<strong>de</strong> pages accessib<strong>le</strong>s, un prêt-à-penser pédagogique dont vous êtes <strong>de</strong>venus<strong>le</strong>s représentants <strong>de</strong> commerce, un nouvel évangi<strong>le</strong> dont vous vous êtes faits<strong>le</strong>s c<strong>le</strong>rcs... Insupportab<strong>le</strong>s c<strong>le</strong>rcs prêchant la bonne paro<strong>le</strong> pédagogique auxpauvres enseignants égarés...- Mais, peut-être, es-tu mal placé pour par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> cléricature? Tu semb<strong>le</strong>signorer à quel point <strong>le</strong>s philosophes <strong>de</strong> l'"Eco<strong>le</strong> républicaine" d'AlainFinkielkraut à Elisabeth Badinter exercent <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s médias, et chez <strong>le</strong>sintel<strong>le</strong>ctuels en particulier, une influence infiniment plus gran<strong>de</strong> que <strong>le</strong>spédagogues à la mo<strong>de</strong> que tu cites. Ou bien regrettes-tu simp<strong>le</strong>ment quequelques trublions viennent remettre en question <strong>le</strong>ur magistère naturel?- Les intel<strong>le</strong>ctuels que tu évoques ont - et je m'en réjouis - la paro<strong>le</strong> dansquelques médias, mais tes pédagogues ont véritab<strong>le</strong>ment mis la main <strong>sur</strong> <strong>le</strong>sinstitutions <strong>de</strong> formation <strong>de</strong> l'Éducation nationa<strong>le</strong>. Et tu participes à cette prise<strong>de</strong> pouvoir. Tu imposes <strong>le</strong>ur discours sous prétexte <strong>de</strong> "professionnaliser" <strong>le</strong>senseignants... comme si <strong>le</strong>s enseignants n'avaient pas déjà, et <strong>de</strong>puislongtemps, une véritab<strong>le</strong> profession!- C'est que, sans aucun doute, une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s enseignants - <strong>de</strong> ceuxque tu ne fréquentes pas, je suppose - avait, et a encore, du mal à faire sonmétier. Beaucoup d'entre eux sont désarmés <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s classes hétérogèneset, <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce, ils ont besoin d'outils. Nous <strong>le</strong>ur avons fourni ces outilset nous <strong>le</strong>s avons pris là où nous <strong>le</strong>s avons trouvés. Nous avons aussi utilisé<strong>le</strong>s textes qui existaient et qui avaient <strong>le</strong> mérite d'être à peu près lisib<strong>le</strong>s etproches <strong>de</strong>s préoccupations du terrain.- Vous croyez donner <strong>de</strong>s outils, vous donnez <strong>de</strong>s recettes. Les livres <strong>de</strong><strong>Meirieu</strong> ou <strong>de</strong> Legrand, d'ail<strong>le</strong>urs, vos stagiaires ne <strong>le</strong>s lisent pas. Vous <strong>le</strong>s<strong>le</strong>ur découpez en tranches, vous en polycopiez <strong>de</strong>s extraits que vous faitesappliquer à la <strong>le</strong>ttre... quand vous pourriez, au moins, soumettre <strong>de</strong>s oeuvresà la discussion, vous imposez <strong>de</strong>s morceaux choisis pour exécutionimmédiate. C'est nier <strong>le</strong> principe même d'une formation qui doit permettred'accé<strong>de</strong>r au sens <strong>de</strong>s enjeux <strong>de</strong> ses pratiques et non distribuer <strong>de</strong>s recettes


4immédiatement efficaces sans distance critique. Quand vos stagiaires<strong>de</strong>vraient sortir <strong>de</strong> vos stages un peu plus inquiets, ils en sortent, en réalité,plus sûrs d'eux-mêmes et <strong>de</strong> ce qu'ils doivent faire... ou bien découragésd'avance.- Tu ne peux pas vraiment dire cela : nous ne nous contentons pas <strong>de</strong>distribuer <strong>de</strong>s recettes, nous essayons vraiment <strong>de</strong> mettre <strong>le</strong>s personnesdans une dynamique <strong>de</strong> recherche. C'est d'ail<strong>le</strong>urs la raison pour laquel<strong>le</strong>nous reprenons <strong>le</strong>s stagiaires après chaque stage pour voir ce qu'ils ont faitdans <strong>le</strong>ur classe et pour en repar<strong>le</strong>r avec eux.- Sans doute, mais vous ne développez pas systématiquement <strong>le</strong>ur penséecritique <strong>sur</strong> tous <strong>le</strong>s courants pédagogiques à la mo<strong>de</strong> dont nous sommesassaillis. Bien au contraire, qu'il s'agisse d'évaluation formative ou <strong>de</strong>nouvel<strong>le</strong> métho<strong>de</strong> d'apprentissage, vous ne cessez <strong>de</strong> présenter <strong>le</strong>strouvail<strong>le</strong>s <strong>de</strong> quelques hurluberlus vaguement prophètes comme <strong>de</strong>s coups<strong>de</strong> génie indépassab<strong>le</strong>s. C'est d'ail<strong>le</strong>urs pourquoi vous aimez tant <strong>le</strong>s ban<strong>de</strong>svidéo et jouez régulièrement <strong>le</strong>s animateurs <strong>de</strong> télévision en diffusant <strong>le</strong>senregistrements <strong>de</strong>s conférences <strong>de</strong> vos grands hommes... Une heure et<strong>de</strong>mi <strong>de</strong> Charmeux <strong>sur</strong> la <strong>le</strong>cture et un petit débat <strong>de</strong>rrière : voilà une <strong>de</strong>mijournéebien occupée. Mais vos vidéos sont insupportab<strong>le</strong>s : ce qui esttolérab<strong>le</strong> <strong>de</strong>vant un public - ces clins d'oeil complices ou ces bouta<strong>de</strong>s faci<strong>le</strong>s- <strong>de</strong>vient intolérab<strong>le</strong> une fois figé par la caméra et dégagé <strong>de</strong> son contexte.Vous ne vous ren<strong>de</strong>z même pas compte que vous manifestez là une doub<strong>le</strong>ignorance : l'ignorance <strong>de</strong> la spécificité d'une situation <strong>de</strong> communicationavec un public et l'ignorance <strong>de</strong> la spécificité <strong>de</strong> l'outil audiovisuel. A unpublic qui <strong>de</strong>vrait être formé pour être, <strong>sur</strong> ces questions, <strong>le</strong> plus exigeant quisoit, vous diffusez quelques extraits médiocres <strong>de</strong> conférences qui feraienthonte à <strong>le</strong>urs auteurs eux-mêmes.- Médiocres, sans doute, mais, bien souvent, efficaces. Si nous nousobstinons à diffuser ces extraits <strong>de</strong> conférences, c'est que <strong>le</strong>urs auteurstrouvent, bien souvent, la formulation efficace dont <strong>le</strong>s enseignants ont besoinet qui peut <strong>le</strong>s ai<strong>de</strong>r. C'est peut-être cela, après tout, "être à la mo<strong>de</strong>" : non pasavoir été génial, peut-être même n'avoir rien trouvé <strong>de</strong> vraiment original maisavoir su trouver la formulation efficace; avoir su dire <strong>le</strong>s choses <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>manière que ceux qui <strong>le</strong>s enten<strong>de</strong>nt se disent "Bon Dieu, mais c'est biensûr!"... et se mettent à comprendre <strong>de</strong>s réalités comp<strong>le</strong>xes qui <strong>le</strong>urparaissaient inaccessib<strong>le</strong>s. Et puis, <strong>le</strong>s extraits que nous utilisons - que ce soit


5<strong>de</strong>s conférences filmées ou <strong>de</strong>s écrits - sont, pour l'essentiel, <strong>de</strong>s outils. Ce nesont pas <strong>de</strong>s outils-mirac<strong>le</strong>s, mais ils donnent aux enseignants <strong>le</strong> sentimentd'avoir un peu plus prise <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur métier.- Il est triste que <strong>de</strong>s gens qui <strong>de</strong>vraient avoir prise <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur métier en ayantprise <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s savoirs qu'ils enseignent acceptent <strong>de</strong> fonctionner d'une tel<strong>le</strong>manière. Mais vous ne <strong>le</strong>ur avez pas tel<strong>le</strong>ment laissé <strong>le</strong> choix, d'ail<strong>le</strong>urs : en<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> Legrand ou <strong>Meirieu</strong> point <strong>de</strong> salut ! Et puis, ce sont <strong>de</strong>s"scientifiques" n'est-ce-pas? Des "scientifiques <strong>de</strong> l'Éducation"... je voudraisbien la voir <strong>le</strong>ur science qui <strong>le</strong>u permet <strong>de</strong> prescrire ainsi, en vérité, ce quechaque enseignant doit faire tous <strong>le</strong>s matins <strong>de</strong>vant sa classe.- On a, peut-être, c'est vrai, entretenu là <strong>de</strong>s confusions entre <strong>le</strong>s éclairagesscientifiques <strong>sur</strong> l'apprentissage et <strong>le</strong>s échafaudages pédagogiques qui sont,toujours - nous en sommes bien conscients - <strong>de</strong>s échafaudages provisoires,<strong>de</strong>s bricolages à remettre chaque jour en chantier mais, pour <strong>le</strong>squels, il fautbien instrumenter un peu <strong>le</strong>s enseignants.- Instrumenter, voilà votre mot. Comme si l'enseignement se jouait dans <strong>de</strong>sinstruments. Il se joue dans mon propre rapport au savoir et dans macapacité à communiquer cette proximité à mes élèves... Quel<strong>le</strong> illusion que<strong>de</strong> laisser croire que la moindre instrumentation puisse venir épuiser, oumême approcher, une tel<strong>le</strong> réalité!- Si <strong>le</strong>s choses étaient aussi simp<strong>le</strong>s, on ne comprend pas bien pourquoi <strong>le</strong>senseignants auraient aujourd'hui tant <strong>de</strong> difficultés. En réalité, tu oublies quecette mo<strong>de</strong> que tu dénonces n'est pas arrivée par hasard, parce que quelquesilluminés comme moi voulaient imposer <strong>le</strong>ur pouvoir et gardaient <strong>de</strong> <strong>le</strong>urpassé <strong>de</strong> soixante-huitard une méfiance presque in<strong>sur</strong>montab<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>pouvoir institutionnel...- Là <strong>de</strong>ssus, <strong>le</strong>s choses ont bien changé : toi et <strong>le</strong>s tiens, vous ne vous gênezplus pour occuper <strong>le</strong>s responsabilités institutionnel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> chefd'établissement ou même d'inspecteur...- C'est vrai et c'est, peut-être, à certains égards, plus sain. Mais la questionn'est pas là. El<strong>le</strong> est dans cette réalité scolaire qui a changé massivement,cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> socia<strong>le</strong> d'éducation qui augmente prodigieusement, cesélèves qui arrivent en classe sans savoir ce que c'est qu'"être élève", cette


6hétérogénéité à laquel<strong>le</strong> il nous faut bien faire face par d'autres moyens quel'exclusion si nous ne voulons pas risquer <strong>de</strong> terrib<strong>le</strong>s fractures socia<strong>le</strong>s. Si<strong>Meirieu</strong> et <strong>le</strong>s autres sont aujourd'hui à la mo<strong>de</strong> c'est d'abord parce que cequ'ils proposent permet <strong>de</strong> répondre aujourd'hui, même partiel<strong>le</strong>ment, mêmemaladroitement, à <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> plus en plus diffici<strong>le</strong>s.- Voilà bien ce que je redoute et ce qui est la perversion même <strong>de</strong> toutemo<strong>de</strong> : répondre aux problèmes du moment. En éducation, il ne faut jamaisrépondre aux problèmes d'aujourd'hui, il faut répondre aux problèmes d'hierou <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, s'interroger <strong>sur</strong> la culture qui fon<strong>de</strong> <strong>le</strong> lien entre <strong>le</strong>s générationsou se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à quel<strong>le</strong>s conditions <strong>le</strong>s enfants d'aujourd'hui pourrontassumer la responsabilité du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main... Au lieu <strong>de</strong> cela, vouscherchez comment gérer la classe aujourd'hui. Gérer, voilà votre hantise. Etbien, en éducation, on ne gère pas, on "élève" et on élève par la culture avantd'é<strong>le</strong>ver par <strong>le</strong>s dispositifs.- C'est peut-être vrai et, d'ail<strong>le</strong>urs, je ne suis pas sûr que <strong>Meirieu</strong> et <strong>le</strong>s autresn'aient pas dit cela quelque part... Sans doute avons-nous trop réduit <strong>le</strong>urstextes à ce qui était directement opérationnel, peut-être même n'avons-nouspas voulu voir ou lire <strong>le</strong>urs propres mises en gar<strong>de</strong> contre la tentation <strong>de</strong> toutvouloir régenter par <strong>le</strong> dispositif didactique... Peut-être même avons-nous ététentés d'évacuer une partie <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur travail, voire <strong>de</strong> <strong>le</strong>s considérer comme"traîtres" quand eux-mêmes nous rappelaient à une certaine vigilance etrelativisaient <strong>le</strong>urs propres dispositifs?- Mais, <strong>le</strong>s dispositifs, c'est cela, précisément, l'essence <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur pensée : <strong>le</strong>sdispositifs et l'opérationnalité. Ils peuvent bien consacrer ici ou là un coup<strong>le</strong>tou <strong>de</strong>ux à la culture ou à l'éthique, <strong>le</strong>urs dispositifs gangrènent l'idée mêmed'éducation... ils la réduisent immanquab<strong>le</strong>ment au dressage.- Justement, ce n'est pas certain et si tu avais regardé <strong>de</strong> près <strong>le</strong>s textes <strong>sur</strong> lapédagogie différenciée, tu aurais vu qu'une partie d'entre eux, au moins, estfondée <strong>sur</strong> <strong>le</strong> refus du dressage, l'ouverture <strong>de</strong> lieux et d'espaces <strong>de</strong>négociation entre <strong>le</strong>s élèves, <strong>le</strong> savoir et <strong>le</strong> maître. Le savoir n'y est pasévacué, pas plus que <strong>le</strong> rapport intime du maître et du savoir. C'est qu'ilfaudrait que tu comprennes qu'avant d'être un objectif, une métho<strong>de</strong> ou unsystème, la pédagogie différenciée est une réalité quotidienne : aucun maître,pas plus toi que <strong>le</strong>s autres, ne traite tous ses élèves <strong>de</strong> la même manière... Etnous proposons simp<strong>le</strong>ment que chaque maître effectue plus luci<strong>de</strong>ment


7cette différenciation pour qu'el<strong>le</strong> ne serve pas toujours <strong>le</strong>s mêmes intérêts. Cequ'a proposé <strong>Meirieu</strong> ce sont <strong>de</strong>s "prises" <strong>sur</strong> la réalité <strong>de</strong> la classe perçuesouvent, par beaucoup d'enseignants, comme une masse informe <strong>de</strong>laquel<strong>le</strong> émergent quelques élèves d'élite avec <strong>le</strong>squels on engage parfoisd'intéressants mais narcissiques dialogues.- Tu par<strong>le</strong>s <strong>de</strong> "prise"; en réalité, c'est d'"emprise" qu'il faudrait par<strong>le</strong>r. Tout cetattirail méthodologique marque un fabu<strong>le</strong>ux désir d'emprise, une volonté <strong>de</strong>circonvenir la liberté <strong>de</strong> l'élève.- Et, bien sûr, dans <strong>le</strong> cours magistral, il n'y a pas <strong>de</strong> désir <strong>de</strong> maîtrise. Tu aslà, <strong>de</strong>vant toi, tous tes élèves pendus à tes lèvres, mais ce n'est évi<strong>de</strong>mmentpas pour exercer du pouvoir <strong>sur</strong> eux : tu n'est qu'un intermédiaire... c'est laraison qui par<strong>le</strong> par ta bouche et <strong>le</strong>s libère <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs chaînes.- Tu comprendrais presque, fina<strong>le</strong>ment, ce qu'est véritab<strong>le</strong>ment enseigner. Ilte suffirait <strong>de</strong> sentir à quel point l'enseignement - et toute l'éducation sansdoute - est empoisonnée par cette générosité, ce goût du sacrifice dont vousêtes si friands dans la formation et tu pourrais presque <strong>de</strong>venir un véritab<strong>le</strong>formateur. Moi, je ne me sacrifie pas quand j'enseigne et je n'ai aucun goûtpour <strong>le</strong>s situations diffici<strong>le</strong>s; je ne veux pas sauver <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> en enseignant, jeveux d'abord y trouver mon plaisir... et c'est parce que je trouve mon plaisirque mes élèves, parfois, trouvent <strong>le</strong> <strong>le</strong>ur et accè<strong>de</strong>nt à ce que <strong>le</strong>s hommes ontfait <strong>de</strong> meil<strong>le</strong>ur. Toi et tes pédagogues à la mo<strong>de</strong> cultivez l'image sulpiciennedu pédagogue souffrant, dévoué à la cause <strong>de</strong> l'humanité sacrifiée... enréalité, vous tentez désespérément <strong>de</strong> justifier votre incompétence parl'intensité <strong>de</strong> votre dévouement et vous déployez votre arsenal technocratiquequand vous sentez que la force même <strong>de</strong> la culture que vous êtes en charge<strong>de</strong> transmettre vous échappe. Il y a chez vous une sorte d'impuissance à jouirdu savoir... et comme, seu<strong>le</strong> cette jouissance est contagieuse et nous as<strong>sur</strong>e<strong>de</strong> ne pas sombrer dans la barbarie <strong>de</strong> l'ignorance, vous êtes, en réalité, <strong>le</strong>sfossoyeurs <strong>de</strong> l'Éco<strong>le</strong> et <strong>de</strong> la culture.- Voilà qui est particulièrement grisant! Mais justement, tu vois, <strong>le</strong>senseignants que je côtoie et avec qui je travail<strong>le</strong> vivent dans <strong>de</strong>s situations qui<strong>le</strong>ur interdisent tota<strong>le</strong>ment l'accès à cette jouissance dont tu par<strong>le</strong>s. Certainsd'entre eux osent à peine entrer dans <strong>le</strong>ur classe, d'autres se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt enpermanence comment ils vont tenir jusqu'à la fin <strong>de</strong> l'heure et empêcher lavio<strong>le</strong>nce d'éclater entre <strong>le</strong>s élèves. Presque tous sont en face d'un groupe qui


8décroche au bout <strong>de</strong> quelques minutes <strong>de</strong> cours magistral, dont <strong>le</strong>s élèvessont incapab<strong>le</strong>s <strong>de</strong> faire seuls chez eux <strong>le</strong> travail d'assimilation et <strong>de</strong> reprisegrâce auquel tes élèves profitent <strong>de</strong> ton enseignement. Tous cherchent àtransmettre cette culture dont tu par<strong>le</strong>s et ont renoncé, il y a bel<strong>le</strong> lurette, à lafascination pour la non-directivité : ils n'en sont plus à expier <strong>le</strong>ur adultité dans<strong>de</strong>s gymnastiques d'ado<strong>le</strong>scent cherchant à tout prix <strong>le</strong> contact avec <strong>le</strong>ursélèves. Ce qui <strong>le</strong>s inquiète, c'est précisément <strong>de</strong> comprendre pourquoi unegran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs élèves ne comprennent pas ce qu'ils <strong>le</strong>ur enseignent,pourquoi ils butent <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s obstac<strong>le</strong>s là où eux, d'anciens bons élèves,progressaient, si ce n'est avec plaisir, au moins avec facilité. Ils cherchent àcomprendre, et c'est, précisément, parce que <strong>le</strong>s mo<strong>de</strong>s pédagogiques donttu par<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ur permettent <strong>de</strong> comprendre un peu mieux <strong>le</strong>ur classe, d'éclairerce qui se passe et <strong>de</strong> <strong>sur</strong>monter quelques obstac<strong>le</strong>s, que ces mo<strong>de</strong>s ont dusuccès. A <strong>le</strong>ur manière, ces enseignants retrouvent, grâce à ce que tudénonces, un peu du plaisir à exercer <strong>le</strong>ur métier dont toi-même avoue qu'i<strong>le</strong>st une <strong>de</strong>s conditions essentiel<strong>le</strong>s d'une éducation réussie.- Mais ce plaisir, ils <strong>le</strong> trouvent dans la manipulation et non dans l'explorationjoyeuse et contagieuse <strong>de</strong>s savoirs.- Nous n'avons jamais sacrifié <strong>le</strong>s savoirs et tu nous fait là <strong>le</strong> plus vieux procèsfait aux pédagogues.- Mais, en insistant exclusivement <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s métho<strong>de</strong>s...C'est là que je décidai d'intervenir; j'étais resté muet jusqu'à présent, àcompter <strong>le</strong>s coups... mais je sentais bien que <strong>le</strong> débat allait repartir ets'éterniser.- Je ne suis pas certain <strong>de</strong> bien comprendre, dis-je avec une faussemo<strong>de</strong>stie accordée, avec <strong>le</strong> plus <strong>de</strong> naturel possib<strong>le</strong>, à mon statut d'étudiant.Mais ce que je vois bien c'est que vous développez, l'un et l'autre, un discoursqui ressemb<strong>le</strong> plus à une chanson <strong>de</strong> geste qu'à une démonstrationrationnel<strong>le</strong> : pour l'un comme pour l'autre, il y a <strong>de</strong>s adversaires mythiques,<strong>de</strong>s enjeux tutélaires, <strong>de</strong>s traîtres cachés <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong>s rochers et <strong>de</strong>sarchanges salvateurs. Vous êtes en p<strong>le</strong>ine épopée, bien au <strong>de</strong>là <strong>de</strong>squestions <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s pédagogiques; vous êtes dans la construction d'un <strong>de</strong>ces grands récits où l'on tente d'inscrire un peu du sens <strong>de</strong> ce que l'on fait. Aufond, c'est votre vie, la portée <strong>de</strong> votre engagement professionnel, qui sejouent dans tout ce que vous dites. Et je suis <strong>sur</strong>pris <strong>de</strong> voir votre difficulté à


9accepter que l'autre inscrive l'exercice <strong>de</strong> son métier dans une histoire qui luisoit propre et dont <strong>le</strong>s héros ne sont pas ceux <strong>de</strong> l'autre. Vous avez gardé unpenchant pour <strong>le</strong> romanesque et, parce que l'éducation est certainement -c'est là un <strong>de</strong> vos rares points d'accord - un <strong>de</strong>s enjeux majeurs <strong>de</strong> notretemps, vous vous racontez <strong>de</strong>s histoires avec <strong>de</strong> grands hommes, <strong>de</strong>sbandits <strong>de</strong> grands chemins et <strong>de</strong> bel<strong>le</strong>s répliques qui sonnent haut et fort!Entendons-nous bien : je ne vous condamne pas: je voudrais simp<strong>le</strong>mentvous faire remarquer que la questions <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s en pédagogies dont vousdébattez si bien est peut-être, tout simp<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t <strong>de</strong> ce terrib<strong>le</strong> etfantastique besoin <strong>de</strong> "héros", <strong>de</strong> cette nécessité <strong>de</strong> "donner <strong>de</strong>s noms à sesidées" qui marque nos pauvres aventures individuel<strong>le</strong>s.Maintenant, si cela ne vous suffit pas et pour revenir à <strong>de</strong>s propos plus triviaux<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mo<strong>de</strong>s pédagogiques, ma conviction - bana<strong>le</strong> entre toutes - est que, si<strong>le</strong> fait d'être à la mo<strong>de</strong> ne garantit pas que l'on a raison, cela ne prouve pas,non plus, que l'on a tort. Aussi, s'il y a <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s qui méritent <strong>de</strong> <strong>sur</strong>vivre à lamo<strong>de</strong>, ce sont cel<strong>le</strong>s qui ren<strong>de</strong>nt <strong>le</strong>s gens plus intelligents <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur métier,cel<strong>le</strong>s qui <strong>le</strong>ur permettent <strong>de</strong> comprendre ce qui se joue dans ce qu'ils viventavec <strong>le</strong>ur classe et pourquoi, <strong>de</strong> temps en temps, ça marche un peu moinsmal. Je comprends bien <strong>le</strong>s dangers que <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>s mo<strong>de</strong>s peuventreprésenter... mais je crois, précisément, que ces dangers peuvent être, aumoins partiel<strong>le</strong>ment, écartés, dans la me<strong>sur</strong>e où vous n'occultez pas <strong>le</strong>sdébats que vous venez d'avoir. Ce qui serait terrib<strong>le</strong>, ce qui représenteraitune manipulation insupportab<strong>le</strong> <strong>de</strong>s enseignants, c'est que, précisément,vous <strong>le</strong>ur épargniez la contradiction. C'est là où la mo<strong>de</strong> - cel<strong>le</strong> qu'à votremanière vous représentez l'un et l'autre, dans <strong>de</strong>s registres différents -<strong>de</strong>viendrait une terrib<strong>le</strong> dérive. Du béton... et, au bout, l'échec inévitab<strong>le</strong> pourtous : pour ceux qui totémisent <strong>le</strong>s outils comme pour ceux qui nous renvoientsans cesse à notre rapport intime au savoir. L'échec parce que <strong>le</strong>s outils nesont rien sans une interlocution personnel<strong>le</strong> et permanente avec la culture auservice <strong>de</strong> laquel<strong>le</strong> ils sont mobilisés... et l'échec aussi parce que la culture,même vécue <strong>de</strong> l'intérieur avec intelligence et passion, peut se heurter à unmur et n'engendrer que la vio<strong>le</strong>nce si on ne dispose pas <strong>de</strong> cette sollicitu<strong>de</strong>qui permet <strong>de</strong> comprendre et <strong>de</strong> remédier quand on découvre que,précisément, l'élève ne comprend pas. Que ceux et cel<strong>le</strong>s qui défen<strong>de</strong>nt l'uneou l'autre <strong>de</strong> ces thèses soient à la mo<strong>de</strong> ne me gène nul<strong>le</strong>ment. Surtoutquand ils assument, par ail<strong>le</strong>urs, un rô<strong>le</strong> social essentiel : donner auxenseignants un peu <strong>de</strong> courage pour reprendre, tous <strong>le</strong>s matins, <strong>le</strong> chemin <strong>de</strong>l'éco<strong>le</strong>. Et qu'importe, alors, pourvu que la contradiction soit toujours vive, <strong>le</strong>sjalousies <strong>de</strong>s uns et <strong>de</strong>s autres... Qu'importe, aussi, pourvu que la pensée


10reste toujours en éveil, qu'il s'agisse là <strong>de</strong> "philosophie", <strong>de</strong> "sciences <strong>de</strong>l'éducation" ou, tout simp<strong>le</strong>ment, <strong>de</strong> "pédagogie".Mes <strong>de</strong>ux interlocuteurs restèrent quelques instants stupéfaits <strong>de</strong> cette"<strong>le</strong>çon". il y eut quelques secon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> si<strong>le</strong>nce... puis Pierre laissa tomber :"Tu as, peut-être, raison <strong>sur</strong> beaucoup <strong>de</strong> choses... mais fais attention auconcours : c'est là un discours qui pourrait te jouer <strong>de</strong>s tours". "C'est <strong>le</strong> moinsque l'on puisse dire", ajouta Hélène. Avant <strong>de</strong> conclure : "Mais <strong>le</strong> pire n'est pastoujours sûr."

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