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Médias et démocratie L'indépendance de l ... - Université Paris 8

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Information,médias<strong>et</strong> intern<strong>et</strong>Cahiers françaisn° 338<strong>Médias</strong><strong>et</strong> <strong>démocratie</strong>8<strong>Médias</strong><strong>et</strong> <strong>démocratie</strong>L’indépendance<strong>de</strong> l’information :quelles réalités ?Quellesévolutions ?Si la liberté <strong>de</strong> l’information constitue uneexigence première <strong>de</strong>s <strong>démocratie</strong>s <strong>et</strong> si elleimplique certaines conditions minimales, lesfonctionnements du système médiatiqueparticipent d’un temps <strong>et</strong> d’un lieu donnés. Lanotion <strong>de</strong> champ perm<strong>et</strong> d’analyser lastructure interne <strong>de</strong> l’universsocioprofessionnel du journalisme aujourd’hui<strong>et</strong> ses interactions avec les acteurs d’autressphères : politique, économique, publicitaire…La question <strong>de</strong> la liberté <strong>de</strong>s médias <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurinfluence rencontre celle <strong>de</strong> leurs relationsavec le droit <strong>et</strong> le(s) pouvoir(s). Faut-il laisseraux journalistes toute latitu<strong>de</strong> en matière <strong>de</strong>presse ou une régulation exogène peut-elleêtre parfois légitime ? Les médias constituentilsvraiment un « quatrième pouvoir » ou leurinfluence ne doit-elle pas plutôt s’apprécier aucas par cas ? La préservation <strong>de</strong>l’indépendance éditoriale peut aussi pâtir durenforcement <strong>de</strong>s concentrationséconomiques, mais l’intériorisation par lechamp médiatique <strong>de</strong> la logique commercialesuffit déjà à appauvrir l’offre informationnelle.Déontologie <strong>de</strong> la presse, pluralisme <strong>de</strong>sopinions, objectivité dans la relation <strong>de</strong>s faitssociaux…, le journalisme, explique AurélieTavernier, aime les mythes. Mais <strong>de</strong>s mythesqui renvoient aussi à c<strong>et</strong>te réalité <strong>de</strong>l'indépendance <strong>de</strong> l'information en tantqu'horizon symbolique fondateur du pactedémocratique.C. F.Selon un récent sondage, 63 % <strong>de</strong>s personnesinterrogées « croient » que les journalistes ne sontpas indépendants face « aux pressions <strong>de</strong>s partispolitiques <strong>et</strong> du pouvoir » ; pour 60 % d’entre elles,ils ne le sont pas non plus face « aux pressions <strong>de</strong>l’argent » (1). On peut douter sérieusement <strong>de</strong> lapertinence <strong>et</strong> <strong>de</strong> la fiabilité d’un outil qui prétendmesurer « la confiance <strong>de</strong>s Français dans lesmédias » (2). Mais l’exercice témoigne bien <strong>de</strong> l’enjeu,pour les commanditaires <strong>de</strong> l’enquête (reconduitechaque année) <strong>et</strong> pour ceux qui y répon<strong>de</strong>nt, <strong>de</strong>l’indépendance comme vertu cardinale du <strong>de</strong>voir <strong>de</strong>suns <strong>et</strong> du droit <strong>de</strong>s autres à l’information. Disons-led’emblée : l’information ne saurait être indépendante,ni du contexte, ni <strong>de</strong>s structures dans lesquels elle estconstruite <strong>et</strong> perçue comme légitime. Mais pourcomprendre le caractère fondateur <strong>de</strong> ce « mythe », ilimporte <strong>de</strong> replacer la notion d’indépendance dansl’évolution <strong>de</strong>s pratiques <strong>et</strong> <strong>de</strong>s institutions afin <strong>de</strong>percer à jour les logiques systémiques <strong>et</strong> symboliquesqui l’organisent. Il convient également <strong>de</strong> contournerl’écueil qui consiste à assimiler toute tentative d’analysesoit à la critique libertici<strong>de</strong>, soit à la justificationangélique <strong>de</strong>s pratiques journalistiques. Plutôt que lacritique, <strong>et</strong> contre l’angélisme, on peut substituer à lalogique <strong>de</strong> la (l’in)dépendance celle <strong>de</strong>l’interdépendance : il s’agit d’envisager les acteurs nonpas les uns par rapport aux autres, mais les uns <strong>et</strong> lesautres par rapport aux pratiques <strong>et</strong> aux valeurs qu’ilsdéfen<strong>de</strong>nt dans l’information.De l’ORTF à la blogosphère :une information <strong>de</strong>référence, ou <strong>de</strong> révérence ?L’indépendance <strong>de</strong> l’information est un enjeupolitique : les médias apparaissent comme un rouageessentiel <strong>de</strong> la <strong>démocratie</strong> en tant qu’arène <strong>de</strong> formation<strong>et</strong> d’expression libre <strong>de</strong>s opinions. Au fil <strong>de</strong> l’histoire,une constante se dégage : l’information est considéréecomme le refl<strong>et</strong> <strong>et</strong> le garant <strong>de</strong> l’équilibre démocratique,tel qu’il se définit à un moment donné <strong>de</strong> l’histoired’une société. La définition <strong>de</strong> l’information légitimen’est donc pas immuable. L’évolution <strong>de</strong> la presseécrite en France est sur ce point révélatrice : la pério<strong>de</strong><strong>de</strong> l’immédiat après-guerre signe le déclin <strong>de</strong>s journauxd’opinion, qui se présentaient <strong>de</strong>puis le XIX e sièclecomme les organes <strong>de</strong>s partis politiques. Avec laprofessionnalisation du journalisme, la notion même(1) Sondage TNS Sofres réalisé pour le quotidien La Croix les 7 <strong>et</strong>8 février 2007 auprès d’un échantillon national <strong>de</strong> 1000 personnes.La question posée était libellée comme suit : « Croyez-vousque les journalistes sont indépendants, c’est-à-dire qu’ils résistent :aux pressions <strong>de</strong>s partis politiques <strong>et</strong> du pouvoir ; aux pressions <strong>de</strong>l’argent ? ».(2) Sur ce point, lire les travaux <strong>de</strong> Patrick Champagne, Fairel’opinion. Le nouveau jeu politique, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1990 <strong>et</strong> <strong>de</strong> LoïcBlondiaux, La fabrique <strong>de</strong> l’opinion : une histoire sociale <strong>de</strong>s sondages,<strong>Paris</strong>, Seuil, 1998.


Information,médias<strong>et</strong> intern<strong>et</strong>Cahiers françaisn° 338<strong>Médias</strong><strong>et</strong> <strong>démocratie</strong>10mais aussi les rapports avec d’autres secteurs, en fonctiondu <strong>de</strong>gré d’autonomie qui caractérise l’exercice <strong>de</strong>l’activité socioprofessionnelle du champ considéré (10).L’activité d’information qui s’exerce dans le cadre duchamp journalistique nécessite ainsi la coopération avecd’autres champs (politique, économique, publicitaire,culturel, universitaire, <strong>et</strong>c.). Dans le cas particulier <strong>de</strong>sinteractions entre le champ politique <strong>et</strong> le champjournalistique, on peut parler <strong>de</strong> rapports bi-sectoriels(11), résultant <strong>de</strong> la professionnalisation <strong>et</strong> <strong>de</strong>l’autonomisation progressive <strong>et</strong> réciproque <strong>de</strong> chacun<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux pôles (12).La lutte à laquelle se livrent les acteurs pour peser sur laproduction <strong>de</strong> l’information n’est pas immuable : elledépend <strong>de</strong> la « configuration du jeu » (13). C<strong>et</strong>temétaphore perm<strong>et</strong> d’expliciter la variabilité <strong>de</strong>sinteractions dans une conjoncture donnée <strong>et</strong> les margesd’action dont disposent respectivement <strong>et</strong> réciproquementles individus. En pério<strong>de</strong> électorale, par exemple, laconfiguration dans laquelle se déploie l’informationpolitique se caractérise par une interdépendanceparticulièrement étroite : les stratégies <strong>de</strong>s journalistessont fortement dépendantes <strong>de</strong> l’état du champ politique<strong>et</strong> <strong>de</strong> la compétition électorale qui lui est propre, enmême temps que l’issue <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te compétition dépend <strong>de</strong>la capacité <strong>de</strong>s acteurs politiques à se positionner dansle champ médiatique. En l’absence d’enjeux politiquesmajeurs au contraire, l’intérêt <strong>de</strong>s acteurs à coopérerparaît moins consensuel <strong>et</strong> le rapport <strong>de</strong> force moinséquilibré (14). Jean-Baptiste Legavre a analysé lavariabilité <strong>de</strong> ce rapport à propos <strong>de</strong> la pratique du« off » (« Off the record »), qui résulte du compromisque trouvent les acteurs à coopérer, l’un pour obtenirune information, l’autre pour la donner, <strong>et</strong> l’un <strong>et</strong> l’autrepour la divulguer au moment qu’ils jugent stratégiqueselon les enjeux <strong>de</strong> leur propre champ (15). Les cas <strong>de</strong>figure sont extrêmement variables d’une configurationà l’autre, <strong>et</strong> montrent que journalistes <strong>et</strong> politiques s<strong>et</strong>rouvent en position d’« associés-rivaux » (16) dans uncontinuum allant <strong>de</strong> la coopération au conflit.Le consensus qui s’établit provisoirement entre eux peutalors être facilité par la proximité objective <strong>de</strong> leurssocialisations respectives, ainsi que par la fréquence <strong>de</strong>leurs interactions <strong>et</strong> par la familiarité qu’elles instaurent,entre les acteurs mais aussi <strong>et</strong> peut-être surtout, entreleurs manières <strong>de</strong> voir – ce que Bourdieu appelle la« doxa » (17). C<strong>et</strong>te forme <strong>de</strong> connivence concern<strong>et</strong>outefois une minorité <strong>de</strong> journalistes, parvenus au faîte<strong>de</strong> la hiérarchie professionnelle.Une information sans médias ?L’intégration croissante <strong>de</strong>s techniques <strong>et</strong> <strong>de</strong>s supports<strong>de</strong> diffusion <strong>de</strong> l’information a favorisé l’émergence <strong>de</strong>médias dits « alternatifs » (18), qui ambitionnentjustement <strong>de</strong> se situer « hors champ » pour rétablir uneinformation pluraliste indépendante <strong>de</strong>s circuits <strong>de</strong>production dominants. L’alternative proposée recouvreune gran<strong>de</strong> variété <strong>de</strong> pratiques, allant <strong>de</strong>s réseauxassociatifs au journalisme citoyen en passant par lesmédias autonomes tels que les blogs, les journaux <strong>de</strong>rue ou les radios pirates (19). Leur point commun rési<strong>de</strong>dans la subversion qu’ils tentent <strong>de</strong> réaliser en brisant lachaîne d’information traditionnelle, vue commeunilatérale, pour lui opposer une logique <strong>de</strong> circulation<strong>de</strong> l’information ouverte <strong>et</strong> participative. Le termemême d’« alternative » conduit pourtant à interroger lacapacité d’autonomie revendiquée, dans la mesure où ilimplique nécessairement une relation à l’autre. Lesmédias alternatifs se trouvent donc en situationd’interdépendance avec le champ médiatique ; ils sesituent à la périphérie <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier, mais ne sauraientfonctionner en mo<strong>de</strong> autarcique.On peut en eff<strong>et</strong> i<strong>de</strong>ntifier <strong>de</strong> nombreuses lignes <strong>de</strong>continuité entre médias alternatifs <strong>et</strong> médias traditionnels.Ainsi, le terme <strong>de</strong> « blogosphère » tend à donner unereprésentation <strong>de</strong> l’espace <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pratiques <strong>de</strong>s blogueurscomme autonomes <strong>et</strong> déconnectés <strong>de</strong> la sphèremédiatique (20), alors que les suj<strong>et</strong>s qui y sont évoquésnourrissent <strong>et</strong> se nourrissent <strong>de</strong> l’agenda <strong>de</strong>s médiasnationaux traditionnels, positivement (par exemplelorsque la participation citoyenne à la campagneélectorale nationale se prolonge sur le web) ounégativement (pour dénoncer l’unanimité <strong>de</strong>s médiasen faveur du traité <strong>de</strong> Constitution européenne). Lesinitiateurs <strong>de</strong>s premiers blogs furent d’ailleurs <strong>de</strong>sjournalistes professionnels, qui continuent d’utiliserl’Intern<strong>et</strong> comme un espace d’expression alternatif ausens propre, c’est-à-dire en parallèle <strong>de</strong> leur activité dansles médias traditionnels. Ceux-ci sont eux-mêmes trèsprésents sur le web : c’est notamment le cas pourl’ensemble <strong>de</strong>s quotidiens nationaux <strong>et</strong> la quasi-totalité(10) Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés <strong>de</strong>s champs », in Questions<strong>de</strong> sociologie, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1980, pp. 113-120. Voir égalementdu même auteur : Sur la télévision (…), op. cit., pp. 44-49 ; <strong>et</strong>Propos sur le champ politique, Lyon, PUL, 2000.(11) Jacques Le Bohec, Les rapports presse-politique. Mise au pointd’une typologie « idéale », <strong>Paris</strong>, L’Harmattan, coll. « Logiquessociales », 1997.(12) Sur la professionnalisation <strong>de</strong>s journalistes, voir Denis Ruellan,Les « pros » du journalisme. De l’état au statut, la constructiond’un espace professionnel, Rennes, PUR, coll. « Res Publica »,1997. Sur la professionnalisation du champ politique, voir DanielGaxie, La <strong>démocratie</strong> représentative, <strong>Paris</strong>, Montchrestien coll.« Clefs », 2003 (4 e éd.). Sur leur autonomisation progressive, voirenfin Thomas Ferenczi, L’invention du journalisme en France.Naissance <strong>de</strong> la presse mo<strong>de</strong>rne à la fin du XIX e siècle, <strong>Paris</strong>, Plon,1993.(13) Norbert Elias, op. cit.(14) Voir Michel Dobry, Sociologie <strong>de</strong>s crises politiques, <strong>Paris</strong>,Presses <strong>de</strong> la FNSP, 1986.(15) Jean-Baptiste Legavre, « Off the record. Mo<strong>de</strong> d’emploi d’uninstrument <strong>de</strong> coordination », in Politix n° 19, L’activité journalistique,<strong>Paris</strong>, L’Harmattan, 3 e trimestre 1992, pp. 135-157.(16) Rémy Rieffel, L’Élite <strong>de</strong>s journalistes, <strong>Paris</strong>, PUF, 1984.(17) Voir « Espace social <strong>et</strong> pouvoir symbolique », in Pierre Bourdieu,Choses dites, <strong>Paris</strong>, Minuit, coll. « Le sens commun », pp. 147-166.Également dans Propos sur le champ politique, op. cit., p. 37.(18) Dominique Cardon <strong>et</strong> Fabien Granjon, « <strong>Médias</strong> alternatifs <strong>et</strong>médiactivistes », in Éric Agrikoliansky, Olivier Fillieule <strong>et</strong> NonnaMayer (dir.), L’altermondialisme en France, <strong>Paris</strong>, Flammarion,2005, pp. 175-198.(19) Andrea Langlois <strong>et</strong> Frédéric Dubois, <strong>Médias</strong> autonomes. Nourrirla résistance <strong>et</strong> la dissi<strong>de</strong>nce, Québec, Lux Éditeurs, coll. « Futurproche », 2007.(20) Laurence Allard <strong>et</strong> Frédéric Van<strong>de</strong>berghe, « Expressif yourself.Les pages perso entre légitimation technopolitique <strong>de</strong> l’individualismeexpressif <strong>et</strong> authenticité réflexive », in Hermès n°117, Lesnouvelles formes <strong>de</strong> la consécration culturelle, <strong>Paris</strong>, CNRS Éditions,2003, pp. 191-218.


<strong>de</strong>s régionaux, qui m<strong>et</strong>tent en ligne leurs éditions papier<strong>et</strong> proposent souvent <strong>de</strong>s contenus spécifiquement conçuspour l’espace numérique (21).Le positionnement <strong>de</strong>s médias alternatifs dans l’espacejournalistique n’est donc pas à analyser en termes <strong>de</strong>rupture, mais <strong>de</strong> continuité. Derrière la logique <strong>de</strong>différenciation qui les anime, on s’aperçoit que larecherche <strong>de</strong> l’indépendance <strong>de</strong> l’information seconfond avec l’exigence <strong>de</strong> pluralisme <strong>et</strong> larevendication d’autodétermination : celle <strong>de</strong>s citoyens,au nom du droit <strong>de</strong> savoir ; celle <strong>de</strong>s médias, au nom du<strong>de</strong>voir d’informer <strong>et</strong> du droit fondamental à la liberté<strong>de</strong> la presse.Des journalistes souspression ? L’informationentre savoir <strong>et</strong> pouvoir(s)Si le droit <strong>de</strong> l’information <strong>et</strong> <strong>de</strong> la communicationconstitue un domaine juridique à part entière (22), lesrelations entre information, droit <strong>et</strong> pouvoir restentproblématiques. L’article 10 <strong>de</strong> la Conventioneuropéenne <strong>de</strong> sauvergar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme <strong>et</strong><strong>de</strong>s libertés fondamentales paraît pourtant sansambiguïté : « Toute personne a droit à la libertéd’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion<strong>et</strong> la liberté <strong>de</strong> recevoir ou <strong>de</strong> communiquer <strong>de</strong>sinformations ou <strong>de</strong>s idées sans qu’il puisse y avoiringérence d’autorités publiques <strong>et</strong> sans considération<strong>de</strong> frontières » ; mais l’article reconnaît cependant lapossibilité pour les législations nationales <strong>de</strong> restreindreces libertés dans certaines circonstances (23). Unedialectique s’établit alors entre d’un côté, la libertéd’information comme condition suprême <strong>de</strong> sonindépendance, <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’autre, le droit <strong>et</strong> le pouvoir <strong>de</strong>l’État.Du droit <strong>de</strong> savoirau contre-pouvoirC<strong>et</strong>te dialectique s’explique parce que l’information està la fois, l’expression <strong>et</strong> le garant <strong>de</strong>s droitsfondamentaux, <strong>et</strong> l’obj<strong>et</strong> du droit, c’est-à-dire d’unerégulation <strong>et</strong> d’un contrôle dont il convient dès lors <strong>de</strong>prescrire les limites (24). Juridiquement, l’intervention<strong>de</strong> l’État sera perçue comme légitime lorsqu’elle consisteà garantir <strong>et</strong> à réaffirmer les principes d’indépendance<strong>et</strong> <strong>de</strong> liberté. Ainsi <strong>de</strong>s ordonnances <strong>de</strong> 1944 qui, aulen<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la Libération, visaient à redorer le blasond’une presse largement délégitimée par la collaboration<strong>et</strong> à poser <strong>de</strong>ux exigences corollaires : la transparence(le public a le droit <strong>de</strong> savoir qui l’informe, d’où lapublication nominative <strong>de</strong>s comptes), <strong>et</strong> le pluralisme(le public a le droit <strong>de</strong> choisir librement qui l’informe,d’où les entraves à la concentration). Il s’agit <strong>de</strong>restrictions « positives » du principe <strong>de</strong> liberté <strong>de</strong> lapresse, également à l’œuvre dans les recommandationsdu Conseil <strong>de</strong> l'Europe exhortant les États membres à« prendre <strong>de</strong>s mesures visant à prévenir <strong>et</strong> à démantelerla concentration <strong>de</strong>s médias » (25). Ici, l’indépendance<strong>de</strong> l’information est posée comme consubstantielle à la<strong>démocratie</strong>, <strong>et</strong> la liberté <strong>de</strong> la presse, aux droitsfondamentaux <strong>de</strong> l’individu. C<strong>et</strong>te indistinction légitimealors <strong>de</strong> façon paradoxale les restrictions « négatives »qu’impose le législateur à la presse, en matière <strong>de</strong>diffamation ou en vertu du respect <strong>de</strong> la vie privée <strong>et</strong> dusecr<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’instruction par exemple.Expression <strong>de</strong>s droits fondamentaux, l’information enest aussi le garant. En vertu <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te conception, lesmédias peuvent revendiquer un rôle <strong>de</strong> contre-pouvoirchargé <strong>de</strong> dénoncer les abus <strong>de</strong>s pouvoirs en place <strong>et</strong><strong>de</strong> veiller au respect <strong>de</strong> la <strong>démocratie</strong>. C<strong>et</strong>te fonctionéminemment symbolique explique le statut législatifspécifique dont bénéficient les médias (ai<strong>de</strong>s directes <strong>et</strong>indirectes <strong>de</strong> l’État, exceptions pénales <strong>et</strong> fiscales(26)…). Mais elle conduit également à suspecter <strong>de</strong>libertici<strong>de</strong> toute tentative <strong>de</strong> régulation exogène nonavalisée par la profession : la logique consiste alors à seprévaloir <strong>de</strong>s garanties du droit pour adosserl’indépendance <strong>de</strong> l’information au principe <strong>de</strong>responsabilité <strong>et</strong> à l’éthique professionnelle <strong>de</strong>sjournalistes. Ici, l’indépendance <strong>de</strong> l’information seconfond avec celle du groupe professionnel lui-même,ce qui se traduit au plan institutionnel par une fort<strong>et</strong>endance à l’endorégulation. Pour n’en prendre qu’unseul exemple, citons la Charte <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs professionnels<strong>de</strong>s journalistes français qui stipule notamment qu’« Unjournaliste digne <strong>de</strong> ce nom (…) ne reconnaît que lajuridiction <strong>de</strong> ses pairs, souveraine en matière d’honneurprofessionnel » (27). On voit que l’équilibre entre droit<strong>et</strong> pouvoir relève <strong>de</strong> la seule conscience du journaliste,éclairé par sa déontologie.Un quatrième pouvoir ?La dialectique <strong>de</strong> l’indépendance entre libertéd’expression <strong>et</strong> expression du droit s’inscrit dans lalogique <strong>de</strong> séparation <strong>de</strong>s pouvoirs. Dans c<strong>et</strong>te optique,les médias apparaissent naturellement comme un« quatrième pouvoir » affranchi <strong>de</strong>s trois pouvoirstraditionnels (exécutif, législatif <strong>et</strong> judiciaire), car puisantsa légitimité dans un droit fondamental supérieur. Ànouveau, c<strong>et</strong>te définition repose sur une conceptionessentialiste du « pouvoir », dont nous avons au contraire(21) Cf. Maxime Baffert <strong>et</strong> Marc Tessier, La presse au défi dunumérique. Rapport au ministre <strong>de</strong> la Culture <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Communication,février 2007 : www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/tessier/rapport-fev2007.pdf(22) Voir Emmanuel Derieux, Droit <strong>de</strong>s médias, <strong>Paris</strong>, Dalloz, coll.« Connaissance du droit », 2005.(23) Jean-Marie Charon, Les médias en France, <strong>Paris</strong>, La Découverte,coll. « Repères », 2003, p. 27.(24) Voir Guy Haarscher <strong>et</strong> Boris Libois (éds.), Les médias entredroit <strong>et</strong> pouvoir. Redéfinir la liberté <strong>de</strong> la presse, Bruxelles, Éditions<strong>de</strong> l’<strong>Université</strong> <strong>de</strong> Bruxelles, 1995.(25) Recommandation du Conseil <strong>de</strong> l’Europe n°1791 relative àla situation <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’Homme <strong>et</strong> <strong>de</strong> la <strong>démocratie</strong> (18 avril2007, alinéa 17.1).(26) Clau<strong>de</strong>-Jean Bertrand, L’arsenal <strong>de</strong> la <strong>démocratie</strong>. <strong>Médias</strong>,déontologie <strong>et</strong> MARS, <strong>Paris</strong>, Economica, 1999.(27) Jean-Marie Charon, op. cit., p. 114.Information,médias<strong>et</strong> intern<strong>et</strong>Cahiers françaisn° 338<strong>Médias</strong><strong>et</strong> <strong>démocratie</strong>11


Information,médias<strong>et</strong> intern<strong>et</strong>Cahiers françaisn° 338<strong>Médias</strong><strong>et</strong> <strong>démocratie</strong>12signalé le caractère relationnel. De nombreux travauxen sciences sociales en soulignent également ladimension équivoque <strong>et</strong> polysémique : la notion même<strong>de</strong> « pouvoir <strong>de</strong>s médias » varie selon les contextes, lesgroupes sociaux considérés (28), les registres d’influencesusceptibles d’être concernés (comportements, opinions,valeurs), ou encore les dispositifs <strong>de</strong> diffusion <strong>et</strong> <strong>de</strong>réception <strong>de</strong>s messages médiatiques. Quant à la capacitéd’influence <strong>de</strong>s médias sur la société, il convient d’enrelativiser la toute-puissance : la notion <strong>de</strong> pouvoirrenvoie en eff<strong>et</strong> à la « capacité d’imposer à autrui unmo<strong>de</strong> d’autorité, <strong>de</strong> domination ou d’obéissance » (29)par la force ou par le calcul stratégique, ce qui ne sauraitrendre compte <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong>communication caractéristiques <strong>de</strong>s sociétésdémocratiques reposant plutôt sur <strong>de</strong>s formes d’adhésionou <strong>de</strong> persuasion (30).Il convient néanmoins <strong>de</strong> s’interroger sur la prégnanced’une telle représentation, qui témoigne sans doute d’unefaible diffusion <strong>de</strong>s acquis <strong>de</strong>s sciences sociales. Maison peut aussi penser que la croyance dans le pouvoir<strong>de</strong>s médias est le produit <strong>de</strong> l’intérêt objectif <strong>de</strong>sprofessionnels <strong>de</strong> l’information à la faire perdurer <strong>et</strong> àjustifier l’absolue nécessité <strong>de</strong> leur activité. Ainsi duterme <strong>de</strong> « médiacratie », dont l’invention revient aujournaliste-producteur <strong>de</strong> télévision François-Henri <strong>de</strong>Virieu (31) : ce néologisme désigne la passation <strong>de</strong>pouvoir qui se serait opérée <strong>de</strong> la sphère politique versla sphère médiatique, en particulier la télévision, renduemaîtresse <strong>de</strong> la fonction représentative au détriment <strong>de</strong>sinstances délibératives traditionnelles. Or le propos,d’apparence critique, est pour le moins ambigu car ilconsacre la position dominante dans le champ <strong>de</strong> celuiqui l’énonce. Des chercheurs évoquent également un« déplacement du centre <strong>de</strong> gravité <strong>de</strong> la vie politiquevers les médias » (32), imposant un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> sélection<strong>de</strong>s acteurs politiques axé sur la performance télévisuelle.La marge d’initiative <strong>de</strong>s journalistes s’avère toutefoislimitée : « les journalistes ne consacrent que ceux quisont déjà consacrés ; ils avalisent une hiérarchiepréalablement établie sans eux » (33), ce qui renvoie àl’idée d’une interdépendance <strong>de</strong>s instances <strong>de</strong>représentation du pouvoir dont les médias <strong>de</strong>meurent, àn’en point douter, une arène essentielle.Le pluralisme <strong>et</strong> l’économieAu nombre <strong>de</strong>s pressions exercées à l’encontre <strong>de</strong>l’indépendance <strong>de</strong> l’information, il faut enfin évoquercelles du « pouvoir économique », principalementimputées à la concentration <strong>de</strong>s entreprises <strong>de</strong> presse<strong>et</strong> à la marchandisation <strong>de</strong> l’information. Les médiassont <strong>de</strong>s entreprises <strong>et</strong> la presse, une industrie. Mais lafonction symbolique <strong>de</strong> leur activité interdit <strong>de</strong>considérer l’information comme un produit purementcommercial. Si la constitution <strong>de</strong> groupes <strong>de</strong> pressedisposant <strong>de</strong> moyens financiers importants répond àune logique économique <strong>de</strong> rationalisation <strong>de</strong>s coûts,celle-ci entre en contradiction avec les exigencesdémocratiques <strong>de</strong> pluralisme <strong>et</strong> d’indépendance. Lesprincipales dispositions législatives régulant le secteur<strong>de</strong> la presse visent donc d’une part, à limiter laconcentration <strong>et</strong> à rendre transparente la propriété (seuils<strong>de</strong> 20 à 30 % <strong>de</strong> la diffusion totale pour un mêmegroupe, obligation <strong>de</strong> publier dans « l’ours » le nom<strong>de</strong>s gestionnaires <strong>et</strong> la structure du capital <strong>de</strong>l’entreprise) ; <strong>et</strong> à garantir l’indépendance <strong>de</strong>spublications par rapport aux financeurs d’autre part(interdiction <strong>de</strong> monnayer la publication d’uneinformation, séparation <strong>de</strong>s activités d’information <strong>et</strong><strong>de</strong> publicité…) (34).Le constat est pourtant sans appel. Depuis ledémantèlement du groupe Vivendi Universal en 2002,le géant <strong>de</strong> la communication Lagardère <strong>Médias</strong>s’impose comme le seul groupe français d’envergureinternationale, <strong>et</strong> comme le principal acteuréconomique du « marché » <strong>de</strong> l’information nationale.Ses différentes filiales sont présentes aussi bien en presseécrite (Hach<strong>et</strong>te Filipacchi <strong>Médias</strong>, premier éditeurmondial <strong>de</strong> presse magazine) qu’en radio (LagardèreActive, actionnaire d’Europe 1) <strong>et</strong> en télévision(chaînes thématiques, participation au capitald’opérateurs satellites), sans oublier le système <strong>de</strong>distribution <strong>de</strong>s Nouvelles Messageries <strong>de</strong> la Presse<strong>Paris</strong>ienne (via la filiale Hach<strong>et</strong>te Distribution Services)<strong>et</strong> d’édition (Hach<strong>et</strong>te Livres) (35). D’autres groupes<strong>de</strong> moindre envergure concentrent également un grandnombre <strong>de</strong> journaux d’information : ainsi <strong>de</strong> laSocpresse, récemment rach<strong>et</strong>ée par l’industriel SergeDassault qui <strong>de</strong>venait du même coup l’actionnaireprincipal du Figaro <strong>et</strong> <strong>de</strong> nombreux quotidiensrégionaux <strong>et</strong> magazines nationaux d’informationgénérale. Le phénomène n’est pas nouveau dans lepaysage médiatique français, dont la particularité tientà la fois au poids traditionnel du capitalisme familial<strong>et</strong> à la transmission héréditaire <strong>de</strong> ce patrimoine (36),mais aussi à l’implication <strong>de</strong> groupes industriels dontl’activité d’origine n’a rien à voir avecl’information (37). C<strong>et</strong>te tendance lour<strong>de</strong> interdit <strong>de</strong>« succomber au mythe d’un âge d’or <strong>de</strong>s médias selonlequel, " autrefois ", les journalistes auraient exercéleur profession dans <strong>de</strong> bien meilleures conditions(28) Voir à c<strong>et</strong> égard l’enquête fondatrice du courant <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>slimités menée par Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson <strong>et</strong> HazelGaud<strong>et</strong> : The Peoples’s Choice. How the Voter Makes up his Mind ina Presi<strong>de</strong>ntial Campaign, Columbia University, 1944. L’hypothèsedu groupe social comme relais dans l’influence <strong>de</strong>s médias sur lesindividus a été approfondie par Elihu Katz <strong>et</strong> formalisée dans « Les<strong>de</strong>ux étages <strong>de</strong> la communication », (1956). In Daniel Bougnoux(dir.), Sciences <strong>de</strong> l’information <strong>et</strong> <strong>de</strong> la communication. Textesessentiels, <strong>Paris</strong>, Larousse, 1993, pp. 704-713.(29) Rémy Rieffel, Que sont les médias ? <strong>Paris</strong>, Gallimard, coll.« Folio Actuel », 2005, p. 17.(30) Voir Philippe Br<strong>et</strong>on, La parole manipulée, <strong>Paris</strong>, LaDécouverte Poche, 2000.(31) La médiacratie, <strong>Paris</strong>, Flammarion, 1990.(32) Patrick Champagne, Faire l’opinion, op. cit.(33) Jacques Le Bohec, Élections <strong>et</strong> télévision, Grenoble, PUG,2007, p. 58.(34) Voir Daniel Junqua, La presse, le citoyen <strong>et</strong> l’argent, <strong>Paris</strong>,Gallimard, coll. « Le Mon<strong>de</strong> Actuel », 1999.(35) Pour une présentation détaillée, voir Jean-Marie Charon, op.cit., <strong>et</strong> Michel Mathien, Économie générale <strong>de</strong>s médias, <strong>Paris</strong>,Ellipses, 2003.(36) On songe en particulier à l’ancien « empire » Hersant <strong>et</strong> auxactuels groupes Bouygues, LVMH, Bolloré ou Dassault : cf. SergeHalimi, op. cit., pp. 52-53.(37) Rémy Rieffel, Que sont les médias, op. cit., p. 83.


qu’aujourd’hui » (38). Toutefois, le jeu <strong>de</strong>sconcentrations s’est indéniablement accéléré dans ledouble contexte <strong>de</strong> l’internationalisation, qui favorisel’externalisation <strong>et</strong> l’intégration au sein <strong>de</strong> holdings,<strong>et</strong> <strong>de</strong> la privatisation du secteur audiovisuel françaisdans les années 80.Ce constat alimente le discours critique dénonçant pêlemêlele libéralisme <strong>de</strong> marché, la « pensée unique »<strong>de</strong>s médias d’information <strong>et</strong> le « complot » <strong>de</strong>spuissances <strong>de</strong> l’argent pour museler <strong>de</strong>s journalistesasservis à leurs intérêts. Mais il risque <strong>de</strong> passer soussilence les dynamiques plus sour<strong>de</strong>s qui accompagnentl’insinuation <strong>de</strong>s logiques économiques dans l’activitéd’information, <strong>et</strong> dont les flagrants délits <strong>de</strong> collusionentre hommes d’argent <strong>et</strong> journalistes ne sont que lessaillances. On imagine mal Serge Dassault dicter auxjournalistes du Figaro le contenu <strong>de</strong> leurs articles : <strong>de</strong>sdispositions ont d’ailleurs été prises pour lever lesoupçon, affichant la séparation formelle <strong>de</strong> larédaction <strong>et</strong> <strong>de</strong> la structure financière (39). Mais s’entenir à c<strong>et</strong>te vigilance, c’est attribuer le poids <strong>de</strong>spressions économiques sur l’information à <strong>de</strong>s forcesqui lui seraient extérieures : or l’intégration <strong>de</strong>sobjectifs <strong>de</strong> rentabilité <strong>et</strong> <strong>de</strong> profit économique dansles pratiques journalistiques pèse lour<strong>de</strong>ment surl’information. De nombreux travaux montrent que lastructure interne <strong>de</strong>s médias d’information s’estprogressivement convertie aux principes <strong>de</strong> l’économielibérale (40). Ils dénoncent la « montée du mark<strong>et</strong>ingrédactionnel », reliant la crise économique qui frappela presse écrite à celle <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> à l’objectifprioritaire <strong>de</strong> reconquête <strong>de</strong> l’audience (41). Lacontamination à l’ensemble du champ médiatique <strong>de</strong>la logique commerciale caractéristique du secteurtélévisuel est également vilipendée (42).À l’image <strong>de</strong> l’interdépendance qui configure lesrelations <strong>de</strong>s journalistes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s politiques, la dépendance<strong>de</strong> l’information aux pressions économiques résultedonc largement <strong>de</strong> l’intériorisation <strong>de</strong>s règles du jeu.Dans les <strong>de</strong>ux cas, <strong>de</strong>s formes d’autocontrainte sont àl’œuvre, jusque dans la définition par le groupe <strong>de</strong>sjournalistes <strong>de</strong>s critères <strong>de</strong> professionnalisme <strong>et</strong>d’excellence journalistique. Ainsi <strong>de</strong>s indicateursd’audience, érigés en gages <strong>de</strong> qualité <strong>de</strong> l’information,ou <strong>de</strong>s nécessités commerciales converties en vertusd’indépendance, comme dans ce propos d’unéditorialiste d’Europe 1 : « Quand une station est richeelle peut se perm<strong>et</strong>tre beaucoup <strong>de</strong> choses… » (43).L’indépendance, un mythefondateurCes différents éléments invitent à tenir compte <strong>de</strong>sreprésentations qui sont associées à la notiond’indépendance, sans les dissocier <strong>de</strong>s pratiquesprofessionnelles. C’est alors dans le décalage entrel’imaginaire entourant la profession <strong>de</strong> journaliste <strong>et</strong>la réalité <strong>de</strong>s pratiques quotidiennes que se comprendle mieux la fonction symbolique du « mythe » <strong>de</strong>l’indépendance.La fonction mythique<strong>de</strong> l’indépendanceLa notion <strong>de</strong> mythe s’entend ici comme une croyancelargement illusoire <strong>et</strong> pourtant partagée par une gran<strong>de</strong>partie <strong>de</strong>s journalistes, en raison <strong>de</strong> l’utilité qu’elleprésente pour « construire la légitimité sociale dujournalisme [<strong>et</strong>] l’inscrire dans un corps <strong>de</strong> rôles, plusou moins effectifs » (44). La typologie <strong>de</strong> cesreprésentations idéologiques montre les modèlespratiques <strong>et</strong> les registres <strong>de</strong> justification qu’ellesperm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en œuvre (45). Parmi elles <strong>et</strong> pourfaire écho aux dimensions évoquées précé<strong>de</strong>mment, onmentionnera le mythe <strong>de</strong> « la » déontologie, qui tend àocculter le flou <strong>de</strong>s critères qui l’organisent <strong>et</strong> à faireaccroire en l’efficacité <strong>de</strong> l’endorégulation morale <strong>de</strong>la profession. On peut y voir une stratégie pour durcirles frontières du groupe professionnel <strong>et</strong> entr<strong>et</strong>enir lavision idéalisée <strong>de</strong> leur fonction démocratique (46). Lemythe du pluralisme remplit la même fonctionsymbolique, alors que la définition sur laquelles’accor<strong>de</strong>nt les professionnels confond la pluralité(diversité <strong>de</strong>s publications) avec le pluralisme réel <strong>de</strong>slignes éditoriales, ce que contredisent les contraintesconcurrentielles du champ <strong>et</strong> l’uniformisation <strong>de</strong>spratiques qui en découle. L’indépendance <strong>de</strong>l’information doit alors être envisagée comme un mythefondateur, dans la mesure où elle constitue l’étendard<strong>de</strong> la fonction démocratique <strong>de</strong> la profession : elle agit<strong>de</strong> ce fait comme un argument d’autorité, un postulatnon discuté, autour duquel s’organisent aussi bien lesdiscours <strong>de</strong>s journalistes que ceux <strong>de</strong>s critiques. On voitici l’utilité sociale du mythe, qui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> produireune vision unifiée du rôle <strong>de</strong>s journalistes <strong>et</strong> <strong>de</strong> fournirun critère <strong>de</strong> jugement <strong>de</strong> leur activité.La construction <strong>de</strong> l’informationL’homogénéisation qui s’en dégage ne doit pourtantpas masquer l’extrême diversité <strong>de</strong>s pratiques <strong>et</strong> <strong>de</strong>sdéfinitions <strong>de</strong> l’information légitime selon les supports,(38) Patrick Champagne, « Le journalisme à l’économie », in Actes<strong>de</strong> la recherche en sciences sociales n° 131-132, <strong>Paris</strong>, Seuil, 2000,pp. 3-7.(39) Le cas du quotidien Le Mon<strong>de</strong> est également intéressant en lamatière, les mêmes réserves pouvant d’ailleurs être formulées quantà l’efficacité <strong>de</strong> la séparation institutionnelle <strong>de</strong>s instances <strong>de</strong> directionsur les pratiques journalistiques : voir l’ouvrage <strong>de</strong> Pierre Péan<strong>et</strong> Philippe Cohen, La face cachée du « Mon<strong>de</strong> », <strong>Paris</strong>, Mille <strong>et</strong> unenuits, 2003.(40) Voir en particulier Julien Duval, Critique <strong>de</strong> la raison journalistique.Les transformations <strong>de</strong> la presse économique en France,<strong>Paris</strong>, Seuil, coll. « Liber », 2004.(41) Patrick Champagne, « Le journalisme à l’économie », op. cit.,p. 4.(42) Pierre Bourdieu, Sur la télévision (…), op. cit.(43) Olivier Guland, « Les radios séduites par l’économie », LeMon<strong>de</strong> Télévision-Radio-Multimédia, 21-22 avril 1996,pp. 32-33. Cité par Julien Duval, op. cit., p. 317.(44) Denis Ruellan, Les « pros » du journalisme (…), op. cit,p. 127.(45) Jacques Le Bohec, Les mythes professionnels <strong>de</strong>s journalistes.L’état <strong>de</strong>s lieux en France, <strong>Paris</strong>/Montréal, L’Harmattan, 2000.(46) Voir Denis Ruellan, Le professionnalisme du flou. I<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong>savoir-faire <strong>de</strong>s journalistes français, Grenoble, PUG, 1993.Information,médias<strong>et</strong> intern<strong>et</strong>Cahiers françaisn° 338<strong>Médias</strong><strong>et</strong> <strong>démocratie</strong>13


Information,médias<strong>et</strong> intern<strong>et</strong>Cahiers françaisn° 338<strong>Médias</strong><strong>et</strong> <strong>démocratie</strong>14les genres journalistiques, mais aussi les contextes. Entemps <strong>de</strong> guerre, l’union sacrée qui se produitgénéralement entre les médias <strong>et</strong> le gouvernementnational résulte <strong>de</strong> l’inévitable implication <strong>de</strong>s médiasdans les stratégies d’action <strong>et</strong> <strong>de</strong> communication <strong>de</strong>sétats-majors. Mais elle est plus largement l’expressiond’un déplacement <strong>de</strong> la menace, incarnée par l’ennemicommun : comment le discours d’information pourraitilse construire <strong>de</strong> manière autonome, lors même quela sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> la <strong>démocratie</strong> dont il est l’instrumentest mise en péril (47) ? L’information se définit commeun rapport social <strong>et</strong> à l’intérieur d’un rapport <strong>de</strong> force,dont la configuration est variable d’une conjoncture àl’autre. Le <strong>de</strong>gré d’indépendance <strong>de</strong>s médias dépenddonc <strong>de</strong> leur position dans le processus <strong>de</strong> construction<strong>de</strong> l’information.Si l’information est une construction, c’est parcequ’elle consiste à m<strong>et</strong>tre en forme <strong>et</strong> en sens les faitssociaux qui accè<strong>de</strong>nt au statut d’événement. Dansl’absolu, la production d’une information indépendanteexigerait <strong>de</strong>s journalistes qu’ils se contentent <strong>de</strong> rendrecompte <strong>de</strong> la réalité telle qu’elle est, en touteobjectivité. Or « Les événements sociaux ne sont pas<strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s qui se trouveraient tout faits quelque partdans la réalité <strong>et</strong> dont les médias nous feraient connaîtreles propriétés <strong>et</strong> les avatars après coup avec plus oumoins <strong>de</strong> fidélité. Ils n’existent que dans la mesure oùces médias les façonnent » (48). La production <strong>de</strong>l’information résulte en eff<strong>et</strong> d’une série <strong>de</strong> choix,opérés en fonction <strong>de</strong>s « cadrages » mis en œuvre <strong>et</strong><strong>de</strong>s « routines » professionnelles dont disposent lesjournalistes pour traiter l’actualité (49). Lahiérarchisation <strong>de</strong>s faits, leur ordonnancement dans lesrubriques <strong>et</strong> les genres <strong>de</strong> l’écriture journalistique, l<strong>et</strong>on <strong>et</strong> le style adoptés, sont quelques-uns <strong>de</strong>s nombreuxmo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> séquençage <strong>et</strong> <strong>de</strong> formatage <strong>de</strong>s contenusmédiatiques. Ces opérations constituent le quotidiendu travail <strong>de</strong>s journalistes, qui les ont intérioriséescomme autant d’évi<strong>de</strong>nces ; mais elles font aussi partiedu « contrat <strong>de</strong> lecture » auquel le public souscrit parson acte d’achat ou d’audience, en reconnaissant dansces formes canoniques l’expression d’une définitionlégitime <strong>de</strong> l’information (50).** *En avril 2007, les premières Assises internationales dujournalisme ont placé au cœur <strong>de</strong>s débats la question <strong>de</strong>l’indépendance <strong>et</strong> du pluralisme <strong>de</strong>s médias (51). Lespropositions auxquelles elles ont abouti témoignent dusouci <strong>de</strong>s professionnels <strong>et</strong> <strong>de</strong>s citoyens qui y participaient<strong>de</strong> renforcer la régulation éthique <strong>et</strong> le respect du droit <strong>et</strong><strong>de</strong>s libertés <strong>de</strong> l’information. Elles montrent égalementque l’indépendance <strong>de</strong>meure un horizon symboliquefondateur du pacte démocratique : la participation <strong>de</strong>scitoyens aux débats internes à la profession <strong>et</strong> l’impulsiond’un dialogue avec le public <strong>et</strong> les chercheurs constituesans doute l’une <strong>de</strong>s clés <strong>de</strong> la réflexion.Aurélie Tavernier,<strong>Université</strong> <strong>de</strong> <strong>Paris</strong> VIII(47) Ces dimensions ont été analysées par Isabelle Garcin-Marrouà propos <strong>de</strong> la menace terroriste, dans Terrorisme, médias <strong>et</strong><strong>démocratie</strong>, Lyon, PUL coll. « Passerelles », 2001. Sur l’informationen temps <strong>de</strong> guerre, voir également Michel Mathien (dir.),L’information dans les conflits armés, <strong>Paris</strong>, L’Harmattan, 2001.(48) Eliseo Veron, Construire l’événement : les médias <strong>et</strong> l’acci<strong>de</strong>nt<strong>de</strong> Three Miles Island, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1981, p. 1.(49) On pourra lire à ce suj<strong>et</strong> : Gérard Leblanc, Scénarios du réel. 2-Information, régimes <strong>de</strong> visibilité, <strong>Paris</strong>, L’Harmattan, 1997 ; Éric Macé<strong>et</strong> Angelina Péralva, <strong>Médias</strong> <strong>et</strong> violences urbaines. Débats politiques <strong>et</strong>construction journalistique, <strong>Paris</strong>, La Documentation française, 2002.(50) Patrick Charau<strong>de</strong>au, Le discours d’information médiatique.La construction du miroir social, <strong>Paris</strong>, Nathan-Ina, coll. « <strong>Médias</strong>Recherches », 1997.(51) Assises Internationales du Journalisme, organisées à Lille <strong>et</strong>Arras du 7 au 9 mars 2007 par l’association Journalisme <strong>et</strong> citoyenn<strong>et</strong>éen partenariat avec <strong>de</strong>s organisations syndicales <strong>et</strong> <strong>de</strong>s écoles<strong>de</strong> journalisme. Programme <strong>et</strong> compte-rendu <strong>de</strong>s journées :www.assisesdujournalisme.comPour en savoir plusDelporte Christian (1995), Histoire du journalisme <strong>et</strong> <strong>de</strong>sjournalistes en France, <strong>Paris</strong>, PUF, coll. « Que sais-je ? ».Derville Grégory (1997), Le pouvoir <strong>de</strong>s médias. Mythes<strong>et</strong> réalités, Grenoble, PUG.Gerstlé Jacques (2004), La communication politique,<strong>Paris</strong>, Armand Colin.Giroux Guy (1991), « La déontologie professionnelle dansle champ du journalisme. Portée <strong>et</strong> limites »,Communication, XIII, Laval.Martin Marc (dir.) (1991), Histoire <strong>et</strong> <strong>Médias</strong>. Journalisme<strong>et</strong> journalistes français 1950-1992, <strong>Paris</strong>, BibliothèqueAlbin Michel, coll. « Bibliothèque <strong>de</strong>s Idées ».Mercier Arnaud (1996), Le journal télévisé. Politique <strong>de</strong>l’information <strong>et</strong> information politique, <strong>Paris</strong>, Presses <strong>de</strong> laFNSP.Musso Pierre (2004), Berlusconi, le nouveau prince, LaTour d’Aigues, L’Aube.« L’éthique du journalisme » (1989), <strong>Médias</strong>pouvoirs,n° 13.« Quels contre-pouvoirs au quatrième pouvoir ? » (1990),Le Débat, n° 60.« Société <strong>de</strong> l’information. Faut-il avoir peur <strong>de</strong>smédias ? » (2007), Contr<strong>et</strong>emps, n° 18.

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