2 mai 1933, Etranger, je crois l'avoir toujours été... Etranger en terre ...
2 mai 1933, Etranger, je crois l'avoir toujours été... Etranger en terre ...
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2 <strong>mai</strong> <strong>1933</strong>,<strong>Etranger</strong>, <strong>je</strong> <strong>crois</strong> <strong>l'avoir</strong> <strong>toujours</strong> été... <strong>Etranger</strong> <strong>en</strong> <strong>terre</strong> inconnue, apatride malgré moi,<strong>mai</strong>s égalem<strong>en</strong>t aux règles établies, peut être aussi un peu étranger à moi-même ! Je m'appelleFréderic. Fréderic Carré. Un nom aussi étrange que ma destinée pas tout à fait «Carrée » d'ailleurs.Ma famille paternelle est franco-allemande, partagée <strong>en</strong>tre deux cultures : tantôt pousséevers la créativité et l'humanisme « coloré », tantôt freinée par le culte de la discipline etl'amour de la beauté organisée... Ces deux cultures m'ont <strong>en</strong>richi, ja<strong>mai</strong>s étouffé. C'est laraison pour laquelle <strong>je</strong> p<strong>en</strong>se avoir une grande liberté intérieure. Mon père, « Le grand Albert» ou bi<strong>en</strong> « Bé-Bert » semble avoir dessiné le destin artistique de la famille : il futce qu'on appelle l'un des « précurseurs » célèbres des débuts du cirque <strong>en</strong> Europe. Mes par<strong>en</strong>tstombèr<strong>en</strong>t ainsi tout naturellem<strong>en</strong>t dans le chaudron magique et bouillonnant de l'artistede cirque ! Pas de place pour la monotonie, de même pour la séd<strong>en</strong>tarité... De villes <strong>en</strong>villes, de <strong>terre</strong>s <strong>en</strong> pays variés, nous vivions notre passion au rythme des saisons et des spectacles.En ce début de vingtième siècle, le terrain de <strong>je</strong>u est <strong>en</strong> friche ! Il y a tellem<strong>en</strong>t à inv<strong>en</strong>ter...Albert, mon père , était un homme tal<strong>en</strong>tueux et av<strong>en</strong>turier. Il avait hérité cela de mongrand père, Oscar, qui fut à l'origine de la création du grand théâtre Carré, à Amsterdam,aux Pays-Bas. Ma mère, elle, rev<strong>en</strong>diquait fièrem<strong>en</strong>t sa culture germanique et s'<strong>en</strong> t<strong>en</strong>aitainsi à la gestion et l'int<strong>en</strong>dance du cirque. Sa rigueur lég<strong>en</strong>daire m'a sûrem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>seigné etconduit à la stabilité recherchée dans la vie d'un artiste nomade, artiste. Bref, <strong>en</strong> ce débutde vingtième` siècle nous nous apprêtions à la routine habituelle : une tournée europé<strong>en</strong>neavec comme point de départi la France, Paris ! A mon grand désarroi, ce ne fut pas la «Grande Dame de Fer » qui m'accueillit <strong>mai</strong>s plutôt un long chemin de fer jonché par desmontagnes de charbon, plutôt agréable, plutôt pittoresque ! Cette halte mystérieuse etinatt<strong>en</strong>due me réservait bi<strong>en</strong> des surprises...Olga. Ce parfum slave m'<strong>en</strong>sorcelait et semblait m'égarer loin de la réalité. Comm<strong>en</strong>tconcevoir ma vie sans elle ? Ce choix de vie de bohème nous séparait malgré nous etmorcelait notre vie de <strong>je</strong>unes épousés... Olga était mon port d'attache, mon havre de paix etma raison de croire que le inonde du cirque n'est pas incompatible avec celui de l'amourvrai. Nos destins se sont <strong>crois</strong>és lors d'une tournée éprouvante <strong>en</strong> Russie occid<strong>en</strong>tale.
Olga était une artiste de ballet. Elle fut embauchée lors de nos spectacles itinérants à traversce pays des tsars <strong>mai</strong>s ses prestations artistiques prir<strong>en</strong>t fin sitôt notre tournée achevée...notre passion amoureuse nous embrassa dans les li<strong>en</strong>s du mariage avec une rapidité déconcertante: amants d'un jour, unis pour <strong>toujours</strong>… <strong>mai</strong>s son corps de ballet ne pu se résoudreà la laisser quitter sa Russie natale, complications politiques signant notre inévitableséparation et nous contraignant ainsi à bâtir notre mariage sur des chimères dévorantes. Artistedéchiré <strong>en</strong>tre mes deux seules passions, le cirque et ma t<strong>en</strong>dre bi<strong>en</strong>-aimée, il mesemblait parfois cruel de devoir ciseler mon cœur <strong>en</strong> deux parties distinctes. Cette nouvelleétape allait elle mettre ma douleur <strong>en</strong> veille pour un temps de répit ?Les roues du convoi crissèr<strong>en</strong>t subitem<strong>en</strong>t sur ces rails mal <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>us et m'arrachèr<strong>en</strong>t àmes tristes p<strong>en</strong>sées. Nous étions arrivés à destination et la voix grave et forte du chef de gar<strong>en</strong>ous invita à desc<strong>en</strong>dre sur le quai. La ville de Saint-Eti<strong>en</strong>ne nous réservait sa plus bellesalle pour un spectacle particulier. Ces trois jours de dét<strong>en</strong>te et de r<strong>en</strong>contres dans laLoire me donnerai<strong>en</strong>t-ils assez de souffle pour repartir à nouveau vers d'autres horizons ?Au fond de moi-même, j'imaginais parfois pouvoir être capable de changer de vie et de comm<strong>en</strong>cerune nouvelle carrière d'artiste <strong>en</strong> solo. M'affranchir de toute cette communauté familialequi me pesait souv<strong>en</strong>t et ori<strong>en</strong>tait chacune de mes décisions personnelles. Maisl'idée seule de trahison me faisait rapidem<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>oncer à tout autre choix possible... Un« Carré » n'abandonne aucun des si<strong>en</strong>s et ne sacrifie pas sur l'autel de la passion amoureusedes générations de pro<strong>je</strong>ts familiaux qui avai<strong>en</strong>t coûté la vie à certains de mes ancêtres.Mon père m'avait tant de fois pourtant averti : « aime à la folie <strong>mai</strong>s ne te laisse ja<strong>mai</strong>smanger par ta folie ». Ma mère était donc un pro<strong>je</strong>t de raison dans un monde de déraison ?Mon grand-père, Oscar, avait définitivem<strong>en</strong>t marqué la voie à suivre : épouser une artistedu « clan » ou sortir de ce clan… la vie de cirque avait ses propres limites, p<strong>en</strong>sai-<strong>je</strong>.Mais pour l'heure, il n'était pas question de cela. Nos numéros devai<strong>en</strong>t s'<strong>en</strong>chaîner avecgrâce, rapidité et perfection artistique car pour la première fois de notre exist<strong>en</strong>ce ils serai<strong>en</strong>tjugés et mis <strong>en</strong> compétition ! Plusieurs r<strong>en</strong>contres d'artistes v<strong>en</strong>us de la France <strong>en</strong>tièreétai<strong>en</strong>t au r<strong>en</strong>dez-vous, le cirque « Carré » devait se distinguer afin de mériter ses titresde « noblesse » dans cette ville minière ou le labeur d'une population usée se conjuguaitavec joie de vivre et simplicité. Il ne fallait pas décevoir notre public !
La première représ<strong>en</strong>tation avait satisfait nos espoirs et nous nous apprêtions à vivre uneseconde journée de spectacle lorsqu’une visite impromptue et bouleversante fit basculer lecours normal de mon quotidi<strong>en</strong> bi<strong>en</strong> rôdé. Un homme imposant au costume sombre et bi<strong>en</strong>soigné demanda à me parler dans ma loge. Je p<strong>en</strong>sai avec naïveté à la vue de son élégantchapeau melon, qu'il s'agissait d'une év<strong>en</strong>tuelle proposition de contrat plus <strong>en</strong>gageant.. lasurprise fut de taille ! Cet inconnu guindé et intimidant n'était ni artiste, ni directeur artistiqueet <strong>en</strong>core moins un admirateur passionné désirant relater nos prestations dans lagazette locale. Il se prés<strong>en</strong>ta comme diplomate russe de passage dans l'hexagone pour affaires« d'état ». Laconique et discret il aborda pourtant le su<strong>je</strong>t avec une franchise déconcertanteet sans vouloir épargner ma réaction émue. Olga v<strong>en</strong>ait de donner la vie à notre fillepour y quitter la si<strong>en</strong>ne quelques instants après l'accouchem<strong>en</strong>t.Je crus d'abord à une farce préméditée. Une mauvaise farce, certes, <strong>mai</strong>s un artiste est souv<strong>en</strong>trattrapé par ses propres farces, n'est-ce pas ? Mais à ma plus grande douleur <strong>en</strong>ragée,une douleur qui arrive pour vous ronger, non pas cette douleur qui forme cette boule et quise noue <strong>en</strong>suite à l'intérieur de votre gorge, <strong>mai</strong>s celle qui né dans votre v<strong>en</strong>tre et s'emparepetit à petit de votre intestin <strong>en</strong> escaladant jusqu'au thorax, pour <strong>en</strong>suite s'accaparer de toutl'abdom<strong>en</strong> <strong>en</strong> y plantant de fines aiguilles aux <strong>en</strong>droits les plus s<strong>en</strong>sibles puis jouissantalors de son ampleur, de son emprise, l'homme me répéta et insista sur le fait. Il y ajoutamême de ne pas tarder, de façon à ce qu'on puisse se r<strong>en</strong>dre le plus rapidem<strong>en</strong>t à Saint-Pétersbourg, <strong>en</strong> Russie, afin d'espérer avoir la garde du nourrisson inconnu remis aux servicessociaux russes.Mon sang sembla se glacer dans tout mon être. J'étais paralysé par l'annonce de ces deuxnouvelles opposées. Il me semblait mourir d'un coté et revivre de l'autre. J'avais <strong>en</strong>vie dehurler <strong>mai</strong>s des larmes vinr<strong>en</strong>t étouffer les paroles qui ne pouvai<strong>en</strong>t sortir de ma bouche.Pour la première fois de mon exist<strong>en</strong>ce <strong>je</strong> compris qu'il était urg<strong>en</strong>t de libérer la parole etde pouvoir <strong>en</strong>fin exprimer mes vraies émotions.6 <strong>mai</strong> <strong>1933</strong>,Me voici de nouveau reparti, cette fois-ci <strong>en</strong> direction de la Russie dans un but tout aussiabstrait que le précéd<strong>en</strong>t, une seconde vie m’att<strong>en</strong>d.Adieu Saint-Eti<strong>en</strong>ne, adieu le cirque.