L'élixir de longue vie
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HONORÉ DE BALZACLA COMÉDIE HUMAINEÉTUDES PHILOSOPHIQUESL’ÉLIXIR DELONGUE VIE
lables, les honnêtes gens qui, au dix-neuvièmesiècle, prennent <strong>de</strong> l’argent à rentes viagères, surla foi d’un catarrhe, ou ceux qui louent unemaison à une <strong>vie</strong>ille femme pour le reste <strong>de</strong> sesjours ? Ressusciteraient-ils leurs rentiers ? Je désireraisque <strong>de</strong>s peseurs-jurés <strong>de</strong> conscience examinassentquel <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> similitu<strong>de</strong> il peut existerentre don Juan et les pères qui marient leursenfants à cause <strong>de</strong>s espérances ? La société humaine,qui marche, à entendre quelques philosophes,dans une voie <strong>de</strong> progrès, considère-t-ellecomme un pas vers le bien, l’art d’attendre lestrépas ? Cette science a créé <strong>de</strong>s métiers honorables,au moyen <strong>de</strong>squels on vit <strong>de</strong> la mort. Certainespersonnes ont pour état d’espérer un décès,elles le couvent, elles s’accroupissent chaquematin sur un cadavre, et s’en font un oreiller lesoir : c’est les coadjuteurs, les cardinaux, les surnuméraires,les tontiniers, etc. Ajoutez-y beaucoup<strong>de</strong> gens délicats, empressés d’acheter unepropriété dont le prix dépasse leurs moyens, mais
qui établissent logiquement et à froid les chances<strong>de</strong> <strong>vie</strong> qui restent à leurs pères ou à leurs bellesmères,octogénaires ou septuagénaires, en disant: ― « Avant trois ans, j’hériterai nécessairement,et alors... » Un meurtrier nous dégoûtemoins qu’un espion. Le meurtrier a cédé peutêtreà un mouvement <strong>de</strong> folie, il peut se repentir,s’ennoblir. Mais l’espion est toujours espion ; ilest espion au lit, à table, en marchant, la nuit,le jour ; il est vil à toute minute. Que serait-cedonc d’être meurtrier comme un espion est vil ?Hé ! bien, ne venez-vous pas <strong>de</strong> reconnaître ausein <strong>de</strong> la société une foule d’êtres amenés parnos lois, par nos mœurs, par les usages, à pensersans cesse à la mort <strong>de</strong>s leurs, à la convoiter? Ils pèsent ce que vaut un cercueil en marchandant<strong>de</strong>s cachemires pour leurs femmes, engravissant l’escalier d’un théâtre, en désirant alleraux Bouffons, en souhaitant une voiture. Ilsassassinent au moment où <strong>de</strong> chères créatures,ravissantes d’innocence, leur apportent, le soir,
<strong>de</strong>s fronts enfantins à baiser en disant : « Bonſoir,père ! » Ils voient à toute heure <strong>de</strong>s yeux qu’ilsvoudraient fermer, et qui se rouvrent chaquematin à la lumière, comme celui <strong>de</strong> Belvidérodans cette ÉTUDE. Dieu seul sait le nombre <strong>de</strong>sparrici<strong>de</strong>s qui se commettent par la pensée ! Figurez-vousun homme ayant a servir mille écus<strong>de</strong> rentes viagères à une <strong>vie</strong>ille femme, et qui,tous <strong>de</strong>ux, vivent à la campagne, séparés par unruisseau, mais assez étrangers l’un à l’autre pourpouvoir se haïr cordialement sans manquer à cesconvenances humaines qui mettent un masquesur le visage <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux frères dont l’un aura le majorat,et l’autre une légitime. Toute la civilisationeuropéenne repose sur L’HÉRÉDITÉ commesur un pivot, ce serait folie que <strong>de</strong> le supprimer ;mais ne pourrait-on, comme dans les machinesqui font l’orgueil <strong>de</strong> notre Âge, perfectionner cerouage essentiel.Si l’auteur a conservé cette <strong>vie</strong>ille formule AULECTEUR dans un ouvrage où il tâche <strong>de</strong> repré-
senter toutes les formes littéraires, c’est pour placerune remarque relative à quelques Étu<strong>de</strong>s, etsurtout à celle-ci. Chacune <strong>de</strong> ses compositionsest basée sur <strong>de</strong>s idées plus ou moins neuves,dont l’expression lui semble utile, il peut tenir àla priorité <strong>de</strong> certaines formes, <strong>de</strong> certaines penséesqui, <strong>de</strong>puis, ont passé dans le domaine littéraire,et s’y sont parfois vulgarisées. Les dates<strong>de</strong> la publication primitive <strong>de</strong> chaque Étu<strong>de</strong> nedoivent donc pas être indifférentes à ceux <strong>de</strong>s lecteursqui voudront lui rendre justice.La lecture nous donne <strong>de</strong>s amis inconnus, etquel ami qu’un lecteur ! nous avons <strong>de</strong>s amisconnus qui ne lisent rien <strong>de</strong> nous ! l’auteur espèreavoir payé sa <strong>de</strong>tte en dédiant cette œuvre DIISIGNOTIS.
Dans un somptueux palais <strong>de</strong> Ferrare, parune soirée d’hiver, don Juan Belvidéro régalaitun prince <strong>de</strong> la maison d’Este. À cette époque,une fête était un merveilleux spectacle que <strong>de</strong>royales richesses ou la puissance d’un seigneurpouvaient seules ordonner.Assises autour d’une table éclairée par<strong>de</strong>s bougies parfumées, sept joyeusesfemmes échangeaient <strong>de</strong> doux propos, parmid’admirables chefs-d’œuvre dont les marbresblancs se détachaient sur <strong>de</strong>s parois en stucrouge et contrastaient avec <strong>de</strong> riches tapis<strong>de</strong> Turquie. Vêtues <strong>de</strong> satin, étincelantes d’oret chargées <strong>de</strong> pierreries qui brillaient moinsque leurs yeux, toutes racontaient <strong>de</strong>s passionsénergiques, mais diverses comme l’étaient leursbeautés. Elles ne différaient ni par les mots nipar les idées ; l’air, un regard, quelques gestesou l’accent servaient à leurs paroles <strong>de</strong> commentaireslibertins, lascifs, mélancoliques ougoguenards.
L’une semblait dire : ― Ma beauté sait réchaufferle cœur glacé <strong>de</strong>s <strong>vie</strong>illards.L’autre : ― J’aime à rester couchée sur <strong>de</strong>scoussins, pour penser avec ivresse à ceux quim’adorent.Une troisième, novice <strong>de</strong> ces fêtes, voulaitrougir : ― Au fond du cœur je sens un remords! disait-elle. Je suis catholique, et j’aipeur <strong>de</strong> l’enfer. Mais je vous aime tant, oh ! tantet tant, que je puis vous sacrifier l’éternité.La quatrième, vidant une coupe <strong>de</strong> vin <strong>de</strong>Chio, s’écriait : ― Vive la gaieté ! Je prends uneexistence nouvelle à chaque aurore ! Oublieusedu passé, ivre encore <strong>de</strong>s assauts <strong>de</strong> la veille,tous les soirs j’épuise une <strong>vie</strong> <strong>de</strong> bonheur, une<strong>vie</strong> pleine d’amour !La femme assise auprès <strong>de</strong> Belvidéro le regardaitd’un œil enflammé. Elle était silencieuse.― Je ne m’en remettrais pas à <strong>de</strong>s bravi pourtuer mon amant, s’il m’abandonnait ! Puis elle
avait ri ; mais sa main convulsive brisait un drageoird’or miraculeusement sculpté.― Quand seras-tu grand-duc ? <strong>de</strong>manda lasixième au prince avec une expression <strong>de</strong> joiemeurtrière dans les <strong>de</strong>nts, et du délire bachiquedans les yeux.― Et toi, quand ton père mourra-t-il ? dit laseptième en riant, en jetant son bouquet à donJuan par un geste enivrant <strong>de</strong> folâtrerie. C’étaitune innocente jeune fille accoutumée à joueravec toutes les choses sacrées.― Ah ! ne m’en parlez pas, s’écria le jeune etbeau don Juan Belvidéro, il n’y a qu’un pèreéternel dans le mon<strong>de</strong>, et le malheur veut queje l’aie !Les sept courtisanes <strong>de</strong> Ferrare, les amis <strong>de</strong>don Juan et le prince lui-même jetèrent un crid’horreur. Deux cents ans après et sous LouisXV, les gens <strong>de</strong> bon goût eussent ri <strong>de</strong> cettesaillie. Mais peut-être aussi, dans le commencementd’une orgie, les âmes avaient-elles en-
core trop <strong>de</strong> lucidité ? Malgré le feu <strong>de</strong>s bougies,le cri <strong>de</strong>s passions, l’aspect <strong>de</strong>s vases d’or etd’argent, la fumée <strong>de</strong>s vins, malgré la contemplation<strong>de</strong>s femmes les plus ravissantes, peutêtrey avait-il encore, au fond <strong>de</strong>s cœurs, unpeu <strong>de</strong> cette vergogne pour les choses humaineset divines qui lutte jusqu’à ce que l’orgie l’aitnoyée dans les <strong>de</strong>rniers flots d’un vin pétillant ?Déjà néanmoins les fleurs avaient été froissées,les yeux s’hébétaient, et l’ivresse gagnait, selonl’expression <strong>de</strong> Rabelais, jusqu’aux sandales. Ence moment <strong>de</strong> silence, une porte s’ouvrit ; et,comme au festin <strong>de</strong> Balthazar, Dieu se fit reconnaître,il apparut sous les traits d’un <strong>vie</strong>uxdomestique en cheveux blancs, à la démarchetremblante, aux sourcils contractés ; il entrad’un air triste, flétrit d’un regard les couronnes,les coupes <strong>de</strong> vermeil, les pyrami<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fruits,l’éclat <strong>de</strong> la fête, la pourpre <strong>de</strong>s visages étonnéset les couleurs <strong>de</strong>s coussins foulés par lebras blanc <strong>de</strong>s femmes ; enfin, il mit un crêpe à
cette folie en disant ces sombres paroles d’unevoix creuse : ― Monsieur, votre père se meurt.[meurt,]Don Juan se leva en faisant à ses hôtes ungeste qui peut se traduire par : « Excusez-moi,ceci n’arrive pas tous les jours. »La mort d’un père ne surprend-elle pas souventles jeunes gens au milieu <strong>de</strong>s splen<strong>de</strong>urs<strong>de</strong> la <strong>vie</strong>, au sein <strong>de</strong>s folles idées d’une orgie ?La mort est aussi soudaine dans ses capricesqu’une courtisane l’est dans ses dédains ; maisplus fidèle, elle n’a jamais trompé personne.Quand don Juan eut fermé la porte <strong>de</strong> la salleet qu’il marcha dans une <strong>longue</strong> galerie froi<strong>de</strong>autant qu’obscure, il s’efforça <strong>de</strong> prendre unecontenance <strong>de</strong> théâtre ; car, en songeant à sonrôle <strong>de</strong> fils, il avait jeté sa joie avec sa ser<strong>vie</strong>tte.La nuit était noire. Le silencieux serviteur quiconduisait le jeune homme vers une chambremortuaire éclairait assez mal son maître, ensorte que la MORT, aidée par le froid, le si-
lence, l’obscurité, par une réaction d’ivresse,peut-être, put glisser quelques réflexions dansl’âme <strong>de</strong> ce dissipateur, il interrogea sa <strong>vie</strong> et<strong>de</strong>vint pensif comme un homme en procès quis’achemine au tribunal.Bartholoméo Belvidéro, père <strong>de</strong> don Juan,était un <strong>vie</strong>illard nonagénaire qui avait passé lamajeure partie <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong> dans les combinaisonsdu commerce. Ayant traversé souvent les talismaniquescontrées <strong>de</strong> l’Orient, il y avait acquisd’immenses richesses et <strong>de</strong>s connaissances plusprécieuses, disait-il, que l’or et les diamants,<strong>de</strong>squels alors il ne se souciait plus guère. ― Jepréfère une <strong>de</strong>nt à un rubis, et le pouvoir ausavoir, s’écriait-il parfois en souriant. Ce bonpère aimait à entendre don Juan lui raconterune étour<strong>de</strong>rie <strong>de</strong> jeunesse, et disait d’un air goguenard,en lui prodiguant l’or : ― Mon cherenfant, ne fais que les sottises qui t’amuseront.C’était le seul <strong>vie</strong>illard qui éprouvât du plaisir àvoir un jeune homme, l’amour paternel trom-
pait sa caducité par la contemplation d’une sibrillante <strong>vie</strong>. À l’âge <strong>de</strong> soixante ans, Belvidéros’était épris d’un ange <strong>de</strong> paix et <strong>de</strong> beauté.Don Juan avait été le seul fruit <strong>de</strong> cette tardiveet passagère amour. Depuis quinze années, lebonhomme déplorait la perte <strong>de</strong> sa chère Juana.Ses nombreux serviteurs et son fils attribuaientà cette douleur <strong>de</strong> <strong>vie</strong>illard les habitu<strong>de</strong>s singulièresqu’il avait contractées. Réfugié dans l’ailela plus incommo<strong>de</strong> <strong>de</strong> son palais, Bartholoméon’en sortait que très-rarement, et don Juan luimêmene pouvait pénétrer dans l’appartement<strong>de</strong> son père sans en avoir obtenu la permission.Si ce volontaire anachorète allait et venait dansle palais ou par les rues <strong>de</strong> Ferrare, il semblaitchercher une chose qui lui manquait ; il marchaittout rêveur, indécis, préoccupé commeun homme en guerre avec une idée ou avec unsouvenir. Pendant que le jeune homme donnait<strong>de</strong>s fêtes somptueuses et que le palais retentissait<strong>de</strong>s éclats <strong>de</strong> sa joie, que les chevaux
piaffaient dans les cours, que les pages se disputaienten jouant aux dés sur les <strong>de</strong>grés, Bartholoméomangeait sept onces <strong>de</strong> pain par jouret buvait <strong>de</strong> l’eau. S’il lui fallait un peu <strong>de</strong> volaille,c’était pour en donner les os à un barbetnoir, son compagnon fidèle. Il ne se plaignaitjamais du bruit. Durant sa maladie, si leson du cor et les aboiements <strong>de</strong>s chiens le surprenaientdans son sommeil, il se contentait <strong>de</strong>dire : ― Ah ! c’est don Juan qui rentre ! Jamaissur cette terre un père si commo<strong>de</strong> et si indulgentne s’était rencontré ; aussi le jeune Belvidéro,accoutumé à le traiter sans cérémonie, avaitiltous les défauts <strong>de</strong>s enfants gâtés ; il vivaitavec Bartholoméo comme vit une capricieusecourtisane avec un <strong>vie</strong>il amant, faisant excuserune impertinence par un sourire, vendant sabelle humeur, et se laissant aimer. En reconstruisant,par une pensée, le tableau <strong>de</strong> ses jeunesannées, don Juan s’aperçut qu’il lui serait difficile<strong>de</strong> trouver la bonté <strong>de</strong> son père en faute. En
entendant, au fond <strong>de</strong> son cœur, naître un remords,au moment où il traversait la galerie, ilse sentit près <strong>de</strong> pardonner à Belvidéro d’avoirsi longtemps vécu. Il revenait à <strong>de</strong>s sentiments<strong>de</strong> piété filiale, comme un voleur <strong>de</strong><strong>vie</strong>nt honnêtehomme par la jouissance possible d’unmillion, bien dérobé. Bientôt le jeune hommefranchit les hautes et froi<strong>de</strong>s salles qui composaientl’appartement <strong>de</strong> son père. Après avoiréprouvé les effets d’une atmosphère humi<strong>de</strong>,respiré l’air épais, l’o<strong>de</strong>ur rance qui s’exhalaient<strong>de</strong> <strong>vie</strong>illes tapisseries et d’armoires couvertes<strong>de</strong> poussière, il se trouva dans la chambre antiquedu <strong>vie</strong>illard, <strong>de</strong>vant un lit nauséabond,auprès d’un foyer presque éteint. Une lampe,posée sur une table <strong>de</strong> forme gothique, jetait,par intervalles inégaux, <strong>de</strong>s nappes <strong>de</strong> lumièreplus ou moins forte sur le lit, et montrait ainsila figure du <strong>vie</strong>illard sous <strong>de</strong>s aspects toujoursdifférents. Le froid sifflait à travers les fenêtresmal fermées ; et la neige, en fouettant
sur les vitraux, produisait un bruit sourd. Cettescène formait un contraste si heurté avec lascène que don Juan venait d’abandonner, qu’ilne put s’empêcher <strong>de</strong> tressaillir. Puis il eut froidquand, en approchant du lit, une assez violenterafale <strong>de</strong> lueur, poussée par une bouffée<strong>de</strong> vent, illumina la tête <strong>de</strong> son père : les traitsen étaient décomposés, la peau collée fortementsur les os avait <strong>de</strong>s teintes verdâtres que la blancheur<strong>de</strong> l’oreiller, sur lequel le <strong>vie</strong>illard reposait,rendait encore plus horribles ; contractéepar la douleur, la bouche entr’ouverte et dénuée<strong>de</strong> <strong>de</strong>nts laissait passer quelques soupirs dontl’énergie lugubre était soutenue par les hurlements<strong>de</strong> la tempête. Malgré ces signes <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction,il éclatait sur cette tête un caractèreincroyable <strong>de</strong> puissance. Un esprit supérieur ycombattait la mort. Les yeux, creusés par la maladie,gardaient une fixité singulière. Il semblaitque Bartholoméo cherchât à tuer, par son regard<strong>de</strong> mourant, un ennemi assis au pied <strong>de</strong>
son lit. Ce regard, fixe et froid, était d’autantplus effrayant, que la tête restait dans une immobilitésemblable à celle <strong>de</strong>s crânes posés surune table chez les mé<strong>de</strong>cins. Le corps entièrement<strong>de</strong>ssiné par les draps du lit annonçaitque les membres du <strong>vie</strong>illard gardaient la mêmeroi<strong>de</strong>ur. Tout était mort, moins les yeux. Lessons qui sortaient <strong>de</strong> la bouche avaient enfinquelque chose <strong>de</strong> mécanique. Don Juan éprouvaune certaine honte d’arriver auprès du lit<strong>de</strong> son père mourant en gardant un bouquet<strong>de</strong> courtisane dans son sein, en y apportant lesparfums d’une fête et les senteurs du vin.― Tu t’amusais ! s’écria le <strong>vie</strong>illard en apercevantson fils.Au même moment, la voix pure et légèred’une cantatrice qui enchantait les convives,fortifiée par les accords <strong>de</strong> la viole sur laquelleelle s’accompagnait, domina le râle <strong>de</strong>l’ouragan, et retentit jusque dans cette chambre
funèbre. Don Juan voulut ne rien entendre <strong>de</strong>cette sauvage affirmation donnée à son père.Bartholoméo dit : ― Je ne t’en veux pas, monenfant.Ce mot plein <strong>de</strong> douceur fit mal à don Juan,qui ne pardonna pas à son père cette poignantebonté.― Quel remords pour moi, mou père ! luidit-il hypocritement.― Pauvre Juanino, reprit le mourant d’unevoix sour<strong>de</strong>, j’ai toujours été si doux pour toi,que tu ne saurais désirer ma mort ?― Oh ! s’écria don Juan, s’il était possible<strong>de</strong> vous rendre la <strong>vie</strong> en donnant une partie<strong>de</strong> la mienne ! (Ces choses-là peuvent toujoursse dire, pensait le dissipateur, c’est comme sij’offrais le mon<strong>de</strong> à ma maîtresse !) À peinesa pensée était-elle achevée, que le <strong>vie</strong>ux barbetaboya. Cette voix intelligente fit frémir donJuan, il crut avoir été compris par le chien.
― Je savais bien, mon fils, que je pouvaiscompter sur toi, s’écria le moribond. Je vivrai.Va, tu seras content. Je vivrai, mais sans enleverun seul <strong>de</strong>s jours qui t’appartiennent.― Il a le délire, se dit don Juan. Puis il ajoutatout haut : ― Oui, mon père chéri, vous vivrez,certes, autant que moi, car votre image serasans cesse dans mon cœur.― Il ne s’agit pas <strong>de</strong> cette <strong>vie</strong>-là, dit le <strong>vie</strong>uxseigneur en rassemblant ses forces pour se dressersur son séant, car il fut ému par un <strong>de</strong> cessoupçons qui ne naissent que sous le chevet <strong>de</strong>smourants. ― Écoute, mon fils, reprit-il d’unevoix affaiblie par ce <strong>de</strong>rnier effort, je n’ai pasplus en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> mourir, que tu ne veux te passer<strong>de</strong> maîtresses, <strong>de</strong> vin, <strong>de</strong> chevaux, <strong>de</strong> faucons,<strong>de</strong> chiens et d’or.― Je le crois bien, pensa encore le fils ens’agenouillant au chevet du lit et en baisantune <strong>de</strong>s mains cadavéreuses <strong>de</strong> Bartholoméo.― Mais, reprit-il à haute voix, mon père, mon
cher père, il faut se soumettre à la volonté <strong>de</strong>Dieu.― Dieu, c’est moi, répliqua le <strong>vie</strong>illard engrommelant.― Ne blasphémez pas, s’écria le jeunehomme en voyant l’air menaçant que prirentles traits <strong>de</strong> son père. Gar<strong>de</strong>z-vous-en bien,vous avez reçu l’extrême-onction, et je ne meconsolerais pas <strong>de</strong> vous voir mourir en état <strong>de</strong>péché.― Veux-tu m’écouter ! s’écria le mourantdont la bouche grinça.Don Juan se tut. Un horrible silence régna. Àtravers les sifflements lourds <strong>de</strong> la neige, les accords<strong>de</strong> la viole et la voix délicieuse arrivèrentencore, faibles comme un jour naissant. Le moribondsourit.― Je te remercie d’avoir invité <strong>de</strong>s cantatrices,d’avoir amené <strong>de</strong> la musique ! Une fête,<strong>de</strong>s femmes jeunes et belles, blanches, à che-
veux noirs ! tous les plaisirs <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>, fais-lesrester, je vais renaître.― Le délire est à son comble, dit don Juan.― J’ai découvert un moyen <strong>de</strong> ressusciter.Tiens ! Cherche dans le tiroir <strong>de</strong> la table, tul’ouvriras en pressant un ressort caché par legriffon.― J’y suis, mon père.― Là, bien, prends un petit flacon <strong>de</strong> cristal<strong>de</strong> roche.― Le voici.― J’ai employé vingt ans à... En ce moment,le <strong>vie</strong>illard sentit approcher sa fin, et rassemblatoute son énergie pour dire : ― Aussitôt quej’aurai rendu le <strong>de</strong>rnier soupir, tu me frotterastout entier <strong>de</strong> cette eau, je renaîtrai.― Il y en a bien peu, répliqua le jeunehomme.Si Bartholoméo ne pouvait plus parler, ilavait encore la faculté d’entendre et <strong>de</strong> voir :sur ce mot, sa tête se tourna vers don Juan
par un mouvement d’une effrayante brusquerie,son cou resta tordu comme celui d’une statue<strong>de</strong> marbre que la pensée du sculpteur acondamnée à regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> côté, ses yeux agrandiscontractèrent une hi<strong>de</strong>use immobilité. Ilétait mort, mort en perdant sa seule, sa <strong>de</strong>rnièreillusion. En cherchant un asile dans lecœur <strong>de</strong> son fils, il y trouvait une tombe pluscreuse que les hommes ne la font d’habitu<strong>de</strong> àleurs morts. Aussi, ses cheveux furent-ils éparpilléspar l’horreur, et son regard convulsé parlait-ilencore. C’était un père se levant avec rage<strong>de</strong> son sépulcre pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r vengeance àDieu !― Tiens ! le bonhomme est fini, s’écria donJuan.Empressé <strong>de</strong> présenter le mystérieux cristal àla lueur <strong>de</strong> la lampe, comme un buveur consultesa bouteille à la fin d’un repas, il n’avait pasvu blanchir l’œil <strong>de</strong> son père. Le chien béantcontemplait alternativement son maître mort
et l’élixir, <strong>de</strong> même que don Juan regardaittour à tour son père et la fiole. La lampe jetait<strong>de</strong>s flammes ondoyantes. Le silence étaitprofond, la viole muette. Belvidéro tressailliten croyant voir son père se remuer. Intimidépar l’expression roi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses yeux accusateurs,il les ferma, comme il aurait poussé unepersienne battue par le vent pendant une nuitd’automne. Il se tint <strong>de</strong>bout, immobile, perdudans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensées. Tout à coupun bruit aigre, semblable au cri d’un ressortrouillé, rompit ce silence. Don Juan, surpris,faillit laisser tomber le flacon. Une sueur, plusfroi<strong>de</strong> que ne l’est l’acier d’un poignard, sortit<strong>de</strong> ses pores. Un coq <strong>de</strong> bois peint surgitau-<strong>de</strong>ssus d’une horloge et chanta trois fois.C’était une <strong>de</strong> ces ingénieuses [ingénieuse] machinesà l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>squelles les savants <strong>de</strong> cetteépoque se faisaient éveiller à l’heure fixée pourleurs travaux. L’aube rougissait déjà les croisées.Don Juan avait passé dix heures à réflé-
chir. La <strong>vie</strong>ille horloge était plus fidèle à son servicequ’il ne l’était dans l’accomplissement <strong>de</strong>ses <strong>de</strong>voirs envers Bartholoméo. Ce mécanismese composait <strong>de</strong> bois, <strong>de</strong> poulies, <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>rouages, tandis que lui avait ce mécanisme particulierà l’homme, et nommé un cœur. Pour neplus s’exposer à perdre la mystérieuse liqueur,le sceptique don Juan la replaça dans le tiroir<strong>de</strong> la petite table gothique. En ce moment solennel,il entendit dans les galeries un tumultesourd : c’était <strong>de</strong>s voix confuses, <strong>de</strong>s rires étouffés,<strong>de</strong>s pas légers, les froissements <strong>de</strong> la soie,enfin le bruit d’une troupe joyeuse qui tâche<strong>de</strong> se recueillir. La porte s’ouvrit, et le prince,les amis <strong>de</strong> don Juan, les sept courtisanes, lescantatrices apparurent dans le désordre bizarreoù se trouvent <strong>de</strong>s danseuses surprises par leslueurs du matin, quand le soleil lutte avec lesfeux pâlissants <strong>de</strong>s bougies. Ils arrivaient touspour donner au jeune héritier les consolationsd’usage.
― Oh ! oh ! le pauvre don Juan aurait-il doncpris cette mort au sérieux, dit le prince à l’oreille<strong>de</strong> la Brambilla.― Mais son père était un bien bon homme,répondit-elle.Cependant les méditations nocturnes <strong>de</strong> donJuan avaient imprimé à ses traits une expressionsi frappante, qu’elle imposa silence à cegroupe. Les hommes restèrent immobiles. Lesfemmes, dont les lèvres étaient séchées par levin, dont les joues avaient été marbrées par <strong>de</strong>sbaisers, s’agenouillèrent et se mirent à prier.Don Juan ne put s’empêcher <strong>de</strong> tressaillir envoyant les splen<strong>de</strong>urs, les joies, les rires, leschants, la jeunesse, la beauté, le pouvoir, toutela <strong>vie</strong> personnifiée se prosternant ainsi <strong>de</strong>vantla mort. Mais, dans cette adorable Italie,la débauche et la religion s’accouplaientalors si bien, que la religion y était une débaucheet la débauche une religion ! Le princeserra affectueusement la main <strong>de</strong> don Juan ;
puis, toutes les figures ayant formulé simultanémentune même grimace mi-partie <strong>de</strong> tristesseet d’indifférence, cette fantasmagorie disparut,laissant la salle vi<strong>de</strong>. C’était bien uneimage <strong>de</strong> la <strong>vie</strong> ! En <strong>de</strong>scendant les escaliers, leprince dit à la Rivabarella : ― Hein ! qui auraitcru don Juan un fanfaron d’impiété ? Il aimeson père !― Avez-vous remarqué le chien noir ? <strong>de</strong>mandala Brambilla.― Le voilà immensément riche, repartit ensoupirant la Bianca Cavatolino.― Que m’importe ! s’écria la fière Varonèse,celle qui avait brisé le drageoir.― Comment, que t’importe ? s’écria le duc.Avec ses écus il est aussi prince que moi.D’abord don Juan, balancé par mille pensées,flotta entre plusieurs partis. Après avoir prisconseil du trésor amassé par son père, il revint,sur le soir, dans la chambre mortuaire, l’âmegrosse d’un effroyable égoïsme. Il trouva dans
l’appartement tous les gens <strong>de</strong> sa maison occupésà rassembler les ornements du lit <strong>de</strong> para<strong>de</strong>sur lequel feu monseigneur allait être exposé lelen<strong>de</strong>main, au milieu d’une superbe chambrear<strong>de</strong>nte, curieux spectacle que tout Ferrare <strong>de</strong>vaitvenir admirer. Don Juan fit un signe, et sesgens s’arrêtèrent tous, interdits, tremblants.― Laissez-moi seul ici, dit-il d’une voix altérée,vous n’y rentrerez qu’au moment où j’ensortirai.Quand les pas du <strong>vie</strong>ux serviteur qui s’enallait le <strong>de</strong>rnier ne retentirent plus que faiblementsur les dalles, don Juan ferma précipitammentla porte, et, sûr d’être seul, il s’écria : ― Essayons!Le corps <strong>de</strong> Bartholoméo était couchésur une <strong>longue</strong> table. Pour dérober à tousles yeux le hi<strong>de</strong>ux spectacle d’un cadavrequ’une extrême décrépitu<strong>de</strong> et la maigreur rendaientsemblable à un squelette, les embaumeursavaient posé sur le corps un drap qui
l’enveloppait, moins la tête. Cette espèce <strong>de</strong>momie gisait au milieu <strong>de</strong> la chambre ; et ledrap, naturellement souple, en <strong>de</strong>ssinait vaguementles formes, mais aiguës, roi<strong>de</strong>s et grêles.Le visage était déjà marqué <strong>de</strong> larges tachesviolettes qui indiquaient la nécessité d’acheverl’embaumement. Malgré le scepticisme dont ilétait armé, don Juan trembla en débouchant lamagique fiole <strong>de</strong> cristal. Quand il arriva près<strong>de</strong> la tête, il fut même contraint d’attendreun moment, tant il frissonnait. Mais ce jeunehomme avait été, <strong>de</strong> bonne heure, savammentcorrompu par les mœurs d’une cour dissolue ;une réflexion digne du duc d’Urbin vint donclui donner un courage qu’aiguillonnait un vifsentiment <strong>de</strong> curiosité, il semblait même quele démon lui eût soufflé ces mots qui résonnèrentdans son cœur : ―Imbibe un œil ! Il pritun linge, et, après l’avoir parcimonieusementmouillé dans la précieuse liqueur, il le passa
Il éclatait tant <strong>de</strong> <strong>vie</strong> dans ce fragment <strong>de</strong> <strong>vie</strong>,que don Juan épouvanté recula, il se promenapar la chambre, sans oser regar<strong>de</strong>r cet œil, qu’ilrevoyait sur les planchers, sur les tapisseries. Lachambre était parsemée <strong>de</strong> pointes pleines <strong>de</strong>feu, <strong>de</strong> <strong>vie</strong>, d’intelligence. Partout brillaient <strong>de</strong>syeux qui aboyaient après lui !― Il aurait bien revécu cent ans, s’écria-t-ilinvolontairement au moment où, ramené <strong>de</strong>vantson père par une influence diabolique, ilcontemplait cette étincelle lumineuse.Tout à coup la paupière intelligente se fermaet se rouvrit brusquement, comme celle d’unefemme qui consent. Une voix eût crié : « Oui ! »don Juan n’aurait pas été plus effrayé.― Que faire ? pensa-t-il. Il eut le couraged’essayer <strong>de</strong> clore cette paupière blanche. Sesefforts furent inutiles.― Le crever ? Ce sera peut-être un parrici<strong>de</strong> ?se <strong>de</strong>manda-t-il.
― Oui, dit l’œil par un clignotement d’uneétonnante ironie.― Ha ! ha ! s’écria don Juan, il y a <strong>de</strong> la sorcellerielà <strong>de</strong>dans. Et il s’approcha <strong>de</strong> l’œil pourl’écraser. Une grosse larme roula sur les jouescreuses du cadavre, et tomba sur la main <strong>de</strong> Belvidéro.― Elle est brûlante, s’écria-t-il en s’asseyant.Cette lutte l’avait fatigué comme s’il avaitcombattu, à l’exemple <strong>de</strong> Jacob, contre un ange.Enfin il se leva en se disant : ― Pourvu qu’iln’y ait pas <strong>de</strong> sang ! Puis, rassemblant tout cequ’il faut <strong>de</strong> courage pour être lâche, il écrasal’œil, en le foulant avec un linge, mais sans leregar<strong>de</strong>r. Un gémissement inattendu, mais terrible,se fit entendre. Le pauvre barbet expiraiten hurlant.― Serait-il dans le secret ? se <strong>de</strong>manda donJuan en regardant le fidèle animal.Don Juan Belvidéro passa pour un fils pieux.Il éleva un monument <strong>de</strong> marbre blanc sur la
tombe <strong>de</strong> son père, et en confia l’exécution <strong>de</strong>sfigures aux plus célèbres artistes du temps. Ilne fut parfaitement tranquille que le jour oùla statue paternelle, agenouillée <strong>de</strong>vant la Religion,imposa son poids énorme sur cette fosse,au fond <strong>de</strong> laquelle il enterra le seul remords quiait effleuré son cœur dans les moments <strong>de</strong> lassitu<strong>de</strong>physique. En inventoriant les immensesrichesses amassées par le <strong>vie</strong>il orientaliste, donJuan <strong>de</strong>vint avare, n’avait-il pas <strong>de</strong>ux <strong>vie</strong>s humainesà pourvoir d’argent ? Son regard profondémentscrutateur pénétra dans le principe<strong>de</strong> la <strong>vie</strong> sociale, et embrassa d’autant mieux lemon<strong>de</strong> qu’il le voyait à travers un tombeau. Ilanalysa les hommes et les choses pour en finird’une seule fois avec le Passé, représenté parl’Histoire ; avec le Présent, configuré par la Loi ;avec l’Avenir, dévoilé par les Religions. Il pritl’âme et la matière, les jeta dans un creuset, n’ytrouva rien, et dès lors il <strong>de</strong>vint DON JUAN !
Maître <strong>de</strong>s illusions <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>, il s’élança,jeune et beau, dans la <strong>vie</strong>, méprisant le mon<strong>de</strong>,mais s’emparant du mon<strong>de</strong>. Son bonheur nepouvait pas être cette félicité bourgeoise quise repaît d’un bouilli périodique, d’une doucebassinoire en hiver, d’une lampe pour la nuitet <strong>de</strong> pantoufles neuves à chaque trimestre.Non, il se saisit <strong>de</strong> l’existence comme un singequi attrape une noix, et sans s’amuser longtempsil dépouilla savamment les vulgaires enveloppesdu fruit pour en discuter la pulpe savoureuse.La poésie et les sublimes transports<strong>de</strong> la passion humaine ne lui allèrent plus aucou-<strong>de</strong>-pied. Il ne commit point la faute <strong>de</strong> ceshommes puissants qui, s’imaginant parfois queles petites âmes croient aux gran<strong>de</strong>s, s’avisentd’échanger les hautes pensées <strong>de</strong> l’avenir contrela petite monnaie <strong>de</strong> nos idées viagères. Il pouvaitbien, comme eux, marcher les pieds surterre et la tête dans les cieux ; mais il aimaitmieux s’asseoir, et sécher, sous ses baisers, plus
d’une lèvre <strong>de</strong> femme tendre, fraîche et parfumée; car, semblable à la Mort, là où il passait,il dévorait tout sans pu<strong>de</strong>ur, voulant un amour<strong>de</strong> possession, un amour oriental, aux plaisirslongs et faciles. N’aimant que la femme dans lesfemmes, il se fit <strong>de</strong> l’ironie une allure naturelleà son âme. Quand ses maîtresses se servaientd’un lit pour monter aux cieux où elles allaientse perdre au sein d’une extase enivrante, donJuan les y suivait, grave, expansif, sincère autantque sait l’être un étudiant allemand. Maisil disait JE, quand sa maîtresse, folle, éperdue,disait NOUS ! Il savait admirablement bien selaisser entraîner par une femme. Il était toujoursassez fort pour lui faire croire qu’il tremblaitcomme un jeune lycéen qui dit à sa premièredanseuse, dans un bal : « Vous aimez ladanse ? » Mais il savait aussi rugir à propos, tirerson épée puissante et briser les comman<strong>de</strong>urs.Il y avait <strong>de</strong> la raillerie dans sa simplicitéet du rire dans ses larmes, car il sut tou-
jours pleurer autant qu’une femme, quand elledit à son mari : « Donne-moi un équipage, ouje meurs <strong>de</strong> la poitrine. » Pour les négociants,le mon<strong>de</strong> est un ballot ou une masse <strong>de</strong> billetsen circulation ; pour la plupart <strong>de</strong>s jeunes gens,c’est une femme ; pour quelques femmes, c’estun homme ; pour certains esprits, c’est un salon,une coterie, un quartier, une ville ; pourdon Juan, l’univers était lui ! Modèle <strong>de</strong> grâceet <strong>de</strong> noblesse, d’un esprit séduisant, il attachasa barque à tous les rivages ; mais en se faisantconduire, il n’allait que jusqu’où il voulaitêtre mené. Plus il vit, plus il douta. Enexaminant les hommes, il <strong>de</strong>vina souvent quele courage était <strong>de</strong> la témérité ; la pru<strong>de</strong>nce,une poltronnerie ; la générosité, finesse ; la justice,un crime ; la délicatesse, une niaiserie ; laprobité, une organisation : et, par une singulièrefatalité, il s’aperçut que les gens vraimentprobes, délicats, justes, généreux, pru<strong>de</strong>nts etcourageux, n’obtenaient aucune considération
parmi les hommes. ― Quelle froi<strong>de</strong> plaisanterie! se dit-il. Elle ne <strong>vie</strong>nt pas d’un dieu. Etalors, renonçant à un mon<strong>de</strong> meilleur, il ne sedécouvrit jamais en entendant prononcer unnom, et considéra les saints <strong>de</strong> pierre dans leséglises comme <strong>de</strong>s œuvres d’art. Aussi, comprenantle mécanisme <strong>de</strong>s sociétés humaines,ne heurtait-il jamais trop les préjugés, parcequ’il n’était pas aussi puissant que le bourreau ;mais il tournait les lois sociales avec cette grâceet cet esprit si bien rendus dans sa scène avecmonsieur Dimanche. Il fut en effet le type duDon Juan <strong>de</strong> Molière, du Faust <strong>de</strong> Goethe, duManfred <strong>de</strong> Byron et du Melmoth <strong>de</strong> Maturin.Gran<strong>de</strong>s images tracées par les plus grands génies<strong>de</strong> l’Europe, et auxquelles les accords <strong>de</strong>Mozart ne manqueront pas plus que la lyre <strong>de</strong>Rossini peut-être ! Images terribles que le principedu mal, existant chez l’homme, éternise,et dont quelques copies se retrouvent <strong>de</strong> siècleen siècle : soit que ce type entre en pourpar-
ler avec les hommes en s’incarnant dans Mirabeau; soit qu’il se contente d’agir en silence,comme Bonaparte ; ou <strong>de</strong> presser l’univers dansune ironie, comme le divin Rabelais ; ou bienencore qu’il se rie <strong>de</strong>s êtres, au lieu d’insulteraux choses, comme le maréchal <strong>de</strong> Richelieu ; etmieux peut-être, soit qu’il se moque à la fois <strong>de</strong>shommes et <strong>de</strong>s choses, comme le plus célèbre<strong>de</strong> nos ambassa<strong>de</strong>urs. Mais le génie profond <strong>de</strong>don Juan Belvidéro résuma, par avance, tousces génies. Il se joua <strong>de</strong> tout. Sa <strong>vie</strong> était unemoquerie qui embrassait hommes, choses, institutions,idées. Quant à l’éternité, il avait causéfamilièrement une <strong>de</strong>mi-heure avec le papeJules II, et à la fin <strong>de</strong> la conversation, il lui diten riant : ― S’il faut absolument choisir, j’aimemieux croire en Dieu qu’au diable ; la puissanceunie à la bonté offre toujours plus <strong>de</strong> ressourceque n’en a le Génie du Mal.― Oui, mais Dieu veut qu’on fasse pénitencedans ce mon<strong>de</strong>...
― Vous pensez donc toujours à vos indulgences? répondit Belvidéro. Eh ! bien, j’ai, pourme repentir <strong>de</strong>s fautes <strong>de</strong> ma première <strong>vie</strong>,toute une existence en réserve.― Ah ! si tu comprends ainsi la <strong>vie</strong>illesse,s’écria le pape, tu risques d’être canonisé.― Après votre élévation à la papauté, l’onpeut tout croire.Et ils allèrent voir les ouvriers occupés à bâtirl’immense basilique consacrée à saint Pierre.― Saint Pierre est l’homme <strong>de</strong> génie qui nousa constitué notre double pouvoir, dit le pape àdon Juan, il mérite ce monument. Mais parfois,la nuit, je pense qu’un déluge passera l’épongesur cela, et ce sera à recommencer...Don Juan et le pape se prirent à rire, ilss’étaient entendus. Un sot serait allé, le len<strong>de</strong>main,s’amuser avec Jules II chez Raphaël oudans la délicieuse Villa-Madama ; mais Belvidéroalla le voir officier pontificalement, afin <strong>de</strong> seconvaincre <strong>de</strong> ses doutes. Dans une débauche,
La Rovère aurait pu se démentir et commenterl’Apocalypse.Toutefois cette légen<strong>de</strong> n’est pas entreprisepour fournir <strong>de</strong>s matériaux à ceux qui voudrontécrire <strong>de</strong>s mémoires sur la <strong>vie</strong> <strong>de</strong> donJuan, elle est <strong>de</strong>stinée à prouver aux honnêtesgens que Belvidéro n’est pas mort dans son duelavec une pierre, comme veulent le faire croirequelques lithographes. Lorsque don Juan Belvidéroatteignit l’âge <strong>de</strong> soixante ans, il vintse fixer en Espagne. Là, sur ses <strong>vie</strong>ux jours,il épousa une jeune et ravissante Andalouse.Mais, par calcul, il ne fut ni bon père ni bonépoux. Il avait observé que nous ne sommes jamaissi tendrement aimés que par les femmesauxquelles nous ne songeons guère. Dona Elviresaintement élevée par une <strong>vie</strong>ille tanteau fond <strong>de</strong> l’Andalousie, dans un château, àquelques lieues <strong>de</strong> San-Lucar, était tout dévouementet tout grâce. Don Juan <strong>de</strong>vina quecette jeune fille serait femme à longtemps com-
attre une passion avant d’y cé<strong>de</strong>r, il espéradonc pouvoir la conserver vertueuse jusqu’à samort. Ce fut une plaisanterie sérieuse, une partied’échecs qu’il voulut se réserver <strong>de</strong> jouerpendant ses <strong>vie</strong>ux jours. Fort <strong>de</strong> toutes les fautescommises par son père Bartholoméo, don Juanrésolut <strong>de</strong> faire servir les moindres actions <strong>de</strong>sa <strong>vie</strong>illesse à la réussite du drame qui <strong>de</strong>vaits’accomplir sur son lit <strong>de</strong> mort. Ainsi la plusgran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> ses richesses resta enfouie dansles caves <strong>de</strong> son palais à Ferrare, où il allait rarement.Quant à l’autre moitié <strong>de</strong> sa fortune, ellefut placée en viager, afin d’intéresser à la durée<strong>de</strong> sa <strong>vie</strong> et sa femme et ses enfants, espèce <strong>de</strong>rouerie que son père aurait dû pratiquer ; maiscette spéculation <strong>de</strong> machiavélisme ne lui futpas très-nécessaire. Le jeune Philippe Belvidéro,son fils, <strong>de</strong>vint un Espagnol aussi consciencieusementreligieux que son père était impie,en vertu peut-être du proverbe : à père avare,enfant prodigue. L’abbé <strong>de</strong> San-Lucar fut choi-
si par don Juan pour diriger les consciences<strong>de</strong> la duchesse <strong>de</strong> Belvidéro et <strong>de</strong> Philippe. Cetecclésiastique était un saint homme, <strong>de</strong> belletaille, admirablement bien proportionné, ayant<strong>de</strong> beaux yeux noirs, une tête à la Tibère, fatiguéepar les jeûnes, blanche <strong>de</strong> macérations,et journellement tenté comme le sont tous lessolitaires. Le <strong>vie</strong>ux seigneur espérait peut-êtrepouvoir encore tuer un moine avant <strong>de</strong> finirson premier bail <strong>de</strong> <strong>vie</strong>. Mais, soit que l’abbéfût aussi fort que don Juan pouvait l’être luimême,soit que dona Elvire eût plus <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nceou <strong>de</strong> vertu que l’Espagne n’en accor<strong>de</strong>aux femmes, don Juan fut contraint <strong>de</strong> passerses <strong>de</strong>rniers jours comme un <strong>vie</strong>ux curé <strong>de</strong>campagne, sans scandale chez lui. Parfois il prenaitplaisir à trouver son fils ou sa femme enfaute sur leurs <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> religion, et voulaitimpérieusement qu’ils exécutassent toutes lesobligations imposées aux fidèles par la cour <strong>de</strong>Rome. Enfin il n’était jamais si heureux qu’en
entendant le galant abbé <strong>de</strong> San-Lucar, donaElvire et Philippe occupés à discuter un cas <strong>de</strong>conscience. Cependant, malgré les soins prodigieuxque le seigneur don Juan Belvidéro donnaità sa personne, les jours <strong>de</strong> la décrépitu<strong>de</strong>arrivèrent ; avec cet âge <strong>de</strong> douleur, vinrent lescris <strong>de</strong> l’impuissance, cris d’autant plus déchirants,que plus riches étaient les souvenirs <strong>de</strong>sa bouillante jeunesse et <strong>de</strong> sa voluptueuse maturité.Cet homme, en qui le <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>gré <strong>de</strong>la raillerie était d’engager les autres à croireaux lois et aux principes dont il se moquait,s’endormait le soir sur un peut-être ! Ce modèledu bon ton, ce duc, vigoureux dans uneorgie, superbe dans les cours, gracieux auprès<strong>de</strong>s femmes dont les cœurs avaient été torduspar lui comme un paysan tord un lien d’osier,cet homme <strong>de</strong> génie avait une pituite opiniâtre,une sciatique importune, une goutte brutale. Ilvoyait ses <strong>de</strong>nts le quittant comme à la fin d’unesoirée, les dames les plus blanches, les mieux
parées, s’en vont, une à une, laissant le salon désertet démeublé. Enfin ses mains hardies tremblèrent,ses jambes sveltes chancelèrent, et unsoir l’apoplexie lui pressa le cou <strong>de</strong> ses mainscrochues et glaciales. Depuis ce jour fatal, il <strong>de</strong>vintmorose et dur. Il accusait le dévouement<strong>de</strong> son fils et <strong>de</strong> sa femme, en prétendant parfoisque leurs soins touchants et délicats ne luiétaient si tendrement prodigués que parce qu’ilavait placé toute sa fortune en rentes viagères.Elvire et Philippe versaient alors <strong>de</strong>s larmesamères et redoublaient <strong>de</strong> caresses auprès dumalicieux <strong>vie</strong>illard, dont la voix cassée <strong>de</strong>venaitaffectueuse pour leur dire : ― « Mes amis,ma chère femme, vous me pardonnez, n’est-cepas ? Je vous tourmente un peu. Hélas ! grandDieu ! comment te sers-tu <strong>de</strong> moi pour éprouverces <strong>de</strong>ux célestes créatures ? Moi, qui <strong>de</strong>vraisêtre leur joie, je suis leur fléau. » Ce fut ainsiqu’il les enchaîna au chevet <strong>de</strong> son lit, leur faisantoublier <strong>de</strong>s mois entiers d’impatience et <strong>de</strong>
cruauté par une heure où, pour eux, il déployaitles trésors toujours nouveaux <strong>de</strong> sa grâce etd’une fausse tendresse. Système paternel qui luiréussit infiniment mieux que celui dont avaitusé jadis son père envers lui. Enfin, il parvint àun tel <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> maladie que, pour le mettre aulit, il fallait le manœuvrer comme une felouqueentrant dans un chenal dangereux. Puis le jour<strong>de</strong> la mort arriva. Ce brillant et sceptique personnage,dont l’enten<strong>de</strong>ment survivait seul à laplus affreuse <strong>de</strong> toutes les <strong>de</strong>structions, se vitentre un mé<strong>de</strong>cin et un confesseur, ses <strong>de</strong>ux antipathies.Mais il fut jovial avec eux. N’y avait-ilpas, pour lui, une lumière scintillante <strong>de</strong>rrièrele voile <strong>de</strong> l’avenir ? Sur cette toile, <strong>de</strong> plombpour les autres et diaphane pour lui, les légères,les ravissantes délices <strong>de</strong> la jeunesse se jouaientcomme <strong>de</strong>s ombres.Ce fut par une belle soirée d’été que donJuan sentit les approches <strong>de</strong> la mort. Le ciel<strong>de</strong> l’Espagne était d’une admirable pureté, les
orangers parfumaient l’air, les étoiles distillaient<strong>de</strong> vives et fraîches lumières, la naturesemblait lui donner <strong>de</strong>s gages certains <strong>de</strong> sa résurrection,un fils pieux et obéissant le contemplaitavec amour et respect. Vers onze heures,il voulut rester seul avec cet être candi<strong>de</strong>.― Philippe, lui dit-il d’une voix si tendre etsi affectueuse que le jeune homme tressaillitet pleura <strong>de</strong> bonheur. Jamais ce père inflexiblen’avait prononcé ainsi : Philippe ! ― Écoutemoi,mon fils, reprit le moribond. Je suis ungrand pécheur. Aussi ai-je pensé, pendant toutema <strong>vie</strong>, à ma mort. Jadis je fus l’ami du grandpape Jules II. Cet illustre pontife craignit quel’excessive irritation <strong>de</strong> mes sens ne me fitcommettre quelque péché mortel entre le momentoù j’expirerais et celui où j’aurais reçu lessaintes huiles ; il me fit présent d’une fiole danslaquelle existe l’eau sainte jaillie autrefois <strong>de</strong>srochers, dans le désert. J’ai gardé le secret surcette dilapidation du trésor <strong>de</strong> l’Église, mais je
suis autorisé à révéler ce mystère à mon fils,in articulo mortis. Vous trouverez cette fioledans le tiroir <strong>de</strong> cette table gothique qui n’a jamaisquitté le chevet <strong>de</strong> mon lit... Le précieuxcristal pourra vous servir encore, mon bien-aiméPhilippe. Jurez-moi, par votre salut éternel,d’exécuter ponctuellement mes ordres ?Philippe regarda son père. Don Juan seconnaissait trop à l’expression <strong>de</strong>s sentimentshumains pour ne pas mourir en paix sur la foid’un tel regard, comme son père était mort audésespoir sur la foi du sien.― Tu méritais un autre père, reprit don Juan.J’ose t’avouer, mon enfant, qu’au moment où lerespectable abbé <strong>de</strong> San-Lucar m’administraitle viatique, je pensais à l’incompatibilité <strong>de</strong><strong>de</strong>ux puissances aussi étendues que celles dudiable et <strong>de</strong> Dieu...― Oh ! mon père !― Et je me disais que, quand Satan fera sapaix, il <strong>de</strong>vra, sous peine d’être un grand misé-
able, stipuler le pardon <strong>de</strong> ses adhérents. Cettepensée me poursuit. J’irais donc en enfer, monfils, si tu n’accomplissais pas mes volontés.― Oh ! dites-les-moi promptement, monpère !― Aussitôt que j’aurai fermé les yeux, repritdon Juan, dans quelques minutes peut-être,tu prendras mon corps, tout chaud même, ettu l’étendras sur une table au milieu <strong>de</strong> cettechambre. Puis tu éteindras cette lampe ; la lueur<strong>de</strong>s étoiles doit te suffire. Tu me dépouilleras<strong>de</strong> mes vêtements ; et pendant que tu réciteras<strong>de</strong>s Pater et <strong>de</strong>s Ave en élevant ton âmeà Dieu, tu auras soin d’humecter, avec cetteeau sainte, mes yeux, mes lèvres, toute la têted’abord, puis successivement les membres et lecorps ; mais, mon cher fils, la puissance <strong>de</strong> Dieuest si gran<strong>de</strong>, qu’il ne faudra t’étonner <strong>de</strong> rien !Ici, don Juan, qui sentit la mort venir, ajoutad’une voix terrible :
― Tiens bien le flacon. Puis il expira doucementdans les bras d’un fils dont les larmesabondantes coulèrent sur sa face ironique etblême.Il était environ minuit quand don PhilippeBelvidéro plaça le cadavre <strong>de</strong> son père sur latable. Après en avoir baisé le front menaçantet les cheveux gris, il éteignit la lampe. Lalueur douce, produite par la clarté <strong>de</strong> la lune,dont les reflets bizarres illuminaient la campagne,permit au pieux Philippe d’entrevoirindistinctement le corps <strong>de</strong> son père, commequelque chose <strong>de</strong> blanc au milieu <strong>de</strong> l’ombre.Le jeune homme imbiba un linge dans la liqueur,et, plongé dans la prière, il oignit fidèlementcette tête sacrée au milieu d’un profondsilence. Il entendait bien <strong>de</strong>s frémissements in<strong>de</strong>scriptibles,mais il les attribuait aux jeux <strong>de</strong>la brise dans les cimes <strong>de</strong>s arbres. Quand ileut mouillé le bras droit, il se sentit fortementétreindre le cou par un bras jeune et vigou-
eux, le bras <strong>de</strong> son père ! Il jeta un cri déchirant,et laissa tomber la fiole, qui se cassa. Laliqueur s’évapora. Les gens du château accoururent,armés <strong>de</strong> flambeaux. Ce cri les avaitépouvantés et surpris, comme si la trompettedu jugement <strong>de</strong>rnier eût ébranlé l’univers. Enun moment, la chambre fut pleine <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>.La foule tremblante aperçut don Philippe évanoui,mais retenu par le bras puissant <strong>de</strong> sonpère, qui lui serrait le cou. Puis, chose surnaturelle,l’assistance vit la tête <strong>de</strong> don Juan, aussijeune, aussi belle que celle <strong>de</strong> l’Antinoüs ; unetête aux cheveux noirs, aux yeux brillants, àla bouche vermeille et qui s’agitait effroyablementsans pouvoir remuer le squelette auquelelle appartenait. Un <strong>vie</strong>ux serviteur cria : ― Miracle! et tous ces Espagnols répétèrent : ― Miracle! Trop pieuse pour admettre les mystères<strong>de</strong> la magie, dona Elvire envoya chercher l’abbé<strong>de</strong> San-Lucar. Lorsque le prieur contempla <strong>de</strong>ses yeux le miracle, il résolut d’en profiter en
homme d’esprit et en abbé qui ne <strong>de</strong>mandaitpas mieux que d’augmenter ses revenus. Déclarantaussitôt que le seigneur don Juan seraitinfailliblement canonisé, il indiqua la cérémonie<strong>de</strong> l’apothéose dans son couvent, qui désormaiss’appellerait, dit-il, San-Juan-<strong>de</strong>-Lucar. Àces mots, la tête fit une grimace assez facétieuse.Le goût <strong>de</strong>s Espagnols pour ces sortes <strong>de</strong> solennitésest si connu, qu’il ne doit pas être difficile<strong>de</strong> croire aux féeries religieuses par lesquellesl’abbaye <strong>de</strong> San-Lucar célébra la translationdu bienheureux don Juan Belvidéro dansson église. Quelques jours après la mort <strong>de</strong> cetillustre seigneur, le miracle <strong>de</strong> son imparfaiterésurrection s’était si drument conté <strong>de</strong> villageen village, dans un rayon <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> cinquantelieues autour <strong>de</strong> Saint-Lucar, que ce fut déjàune comédie que <strong>de</strong> voir les curieux par les chemins; ils vinrent <strong>de</strong> tous côtés, affriandés parun Te Deum chanté aux flambeaux. L’antiquemosquée du couvent <strong>de</strong> San-Lucar, merveilleux
édifice bâti par les Maures, et dont les voûtesentendaient <strong>de</strong>puis trois siècles le nom <strong>de</strong> Jésus-Christsubstitué à celui d’Allah, ne putcontenir la foule accourue pour voir la cérémonie.Pressés comme <strong>de</strong>s fourmis, <strong>de</strong>s hidalgosen manteaux <strong>de</strong> velours, et armés <strong>de</strong> leursbonnes épées, se tenaient <strong>de</strong>bout autour <strong>de</strong>s piliers,sans trouver <strong>de</strong> place pour plier leurs genouxqui ne se pliaient que là. De ravissantespaysannes, dont les basquines <strong>de</strong>ssinaient lesformes amoureuses, donnaient le bras à <strong>de</strong>s<strong>vie</strong>illards en cheveux blancs. Des jeunes gensaux yeux <strong>de</strong> feu se trouvaient à côté <strong>de</strong> <strong>vie</strong>illesfemmes parées. Puis c’était <strong>de</strong>s couples frémissantd’aise, fiancées curieuses amenées parleurs bien-aimés ; <strong>de</strong>s mariés <strong>de</strong> la veille ; <strong>de</strong>senfants se tenant craintifs par la main. Cemon<strong>de</strong> était là riche <strong>de</strong> couleurs, brillant <strong>de</strong>contrastes, chargé <strong>de</strong> fleurs, émaillé, faisant undoux tumulte dans le silence <strong>de</strong> la nuit. Leslarges portes <strong>de</strong> l’église s’ouvrirent. Ceux qui,
venus trop tard, restèrent en <strong>de</strong>hors, voyaient<strong>de</strong> loin, par les trois portails ouverts, une scènedont les décorations vaporeuses <strong>de</strong> nos opérasmo<strong>de</strong>rnes ne sauraient donner qu’une [une]faible idée. Des dévotes et <strong>de</strong>s pécheurs, pressés<strong>de</strong> gagner les bonnes grâces d’un nouveausaint, allumèrent en son honneur <strong>de</strong>s milliers<strong>de</strong> cierges dans cette vaste église, lueurs intéresséesqui donnèrent <strong>de</strong> magiques aspects aumonument. Les noires arca<strong>de</strong>s, les colonnes etleurs chapiteaux [chapitaux], les chapelles profon<strong>de</strong>set brillantes d’or et d’argent, les galeries,les découpures sarrasines, les traits les plus délicats<strong>de</strong> cette sculpture délicate, se <strong>de</strong>ssinaientdans cette lumière surabondante, comme <strong>de</strong>sfigures capricieuses qui se forment dans unbrasier rouge. C’était un océan <strong>de</strong> feux, dominé,au fond <strong>de</strong> l’église, par le chœur doréoù s’élevait le maître-autel, dont la gloire eûtrivalisé avec celle d’un soleil levant. En effet,la splen<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s lampes d’or, <strong>de</strong>s candélabres
d’argent, <strong>de</strong>s bannières, <strong>de</strong>s glands, <strong>de</strong>s saintset <strong>de</strong>s ex-voto, pâlissait <strong>de</strong>vant la châsse où setrouvait don Juan. Le corps <strong>de</strong> l’impie étincelait<strong>de</strong> pierreries, <strong>de</strong> fleurs, <strong>de</strong> cristaux, <strong>de</strong> diamants,d’or, <strong>de</strong> plumes aussi blanches que lesailes d’un séraphin, et remplaçait sur l’autelun tableau du Christ. Autour <strong>de</strong> lui brillaient<strong>de</strong>s cierges nombreux qui élançaient dans lesairs <strong>de</strong> flamboyantes on<strong>de</strong>s. Le bon abbé <strong>de</strong>San-Lucar, paré <strong>de</strong>s habits pontificaux, ayantsa mitre enrichie <strong>de</strong> pierres précieuses, son rochet,sa crosse d’or, siégeait, roi du chœur, surun fauteuil d’un luxe impérial, au milieu <strong>de</strong> toutson clergé, composé d’impassibles <strong>vie</strong>illardsen cheveux argentés, revêtus d’aubes fines, etqui l’entouraient, semblables aux saints confesseursque les peintres groupent autour <strong>de</strong> []l’Éternel. Le grand-chantre et les dignitaires duchapitre, décorés <strong>de</strong>s brillants insignes <strong>de</strong> leursvanités ecclésiastiques, allaient et venaient ausein <strong>de</strong>s nuages formés par l’encens, pareils
aux astres qui roulent sur le firmament. Quandl’heure du triomphe fut venue, les cloches réveillèrentles échos <strong>de</strong> la campagne, et cetteimmense assemblée jeta vers Dieu le premiercri <strong>de</strong> louanges par lequel commence le TeDeum. Cri sublime ! C’était <strong>de</strong>s voix pures etlégères, <strong>de</strong>s voix <strong>de</strong> femmes en extase, mêléesaux voix graves et fortes <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong>s milliers<strong>de</strong> voix si puissantes, que l’orgue n’en dominapas l’ensemble, malgré le mugissement<strong>de</strong> ses tuyaux. Seulement les notes perçantes<strong>de</strong> la jeune voix <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong> chœur et leslarges accents <strong>de</strong> quelques basses-tailles, suscitèrent<strong>de</strong>s idées gracieuses, peignirent l’enfanceet la force, dans ce ravissant concert <strong>de</strong> voix humainesconfondues en sentiment d’amour.―Te Deum laudamus !Du sein <strong>de</strong> cette cathédrale noire <strong>de</strong> femmeset d’hommes agenouillés, ce chant partit semblableà une lumière qui scintille tout à coupdans la nuit, et le silence fut rompu comme
par un coup <strong>de</strong> tonnerre. Les voix montèrentavec les nuages d’encens qui jetaient alors <strong>de</strong>svoiles diaphanes et bleuâtres sur les fantastiquesmerveilles <strong>de</strong> l’architecture. Tout étaitrichesse, parfum, lumière et mélodie. Au momentoù cette musique d’amour et <strong>de</strong> reconnaissances’élança vers l’autel, don Juan, troppoli pour ne pas remercier, trop spirituel pourne pas entendre raillerie, répondit par un rireeffrayant, et se prélassa dans sa châsse. Mais lediable l’ayant fait penser à la chance qu’il couraitd’être pris pour un homme ordinaire, pourun saint, un Boniface, un Pantaléon, il troublacette mélodie d’amour par un hurlementauquel se joignirent les mille voix <strong>de</strong> l’enfer.La terre bénissait, le ciel maudissait. L’église entrembla sur ses fon<strong>de</strong>ments antiques.―Te Deum laudamus ! disait l’assemblée.― Allez à tous les diables, bêtes brutes quevous êtes ! Dieu, Dieu ! Carajos <strong>de</strong>monios, ani-
maux, êtes-vous stupi<strong>de</strong>s avec votre Dieu<strong>vie</strong>illard!Et un torrent d’imprécations se déroulacomme un ruisseau <strong>de</strong> laves brûlantes par uneéruption [irruption] <strong>de</strong> Vésuve.―Deus sabaoth, sabaoth ! crièrent les chrétiens.― Vous insultez la majesté <strong>de</strong> l’enfer ! réponditdon Juan dont la bouche grinçait <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts.Bientôt le bras vivant put passer par-<strong>de</strong>ssusla châsse, et menaça l’assemblée par <strong>de</strong>s gestesempreints <strong>de</strong> désespoir et d’ironie.― Le saint nous bénit, dirent les <strong>vie</strong>illesfemmes, les enfants et les fiancés, gens crédules.Voilà comment nous sommes souvent trompésdans nos adorations. L’homme supérieur semoque <strong>de</strong> ceux qui le complimentent, et complimentequelquefois ceux dont il se moque aufond du cœur.Au moment où l’abbé, prosterné <strong>de</strong>vantl’autel, chantait : ―Sancte Johannes, ora pro no-
is ! Il entendit assez distinctement : ―O coglione.― Que se passe-t-il donc là-haut ? s’écria lesous-prieur en voyant la châsse remuer.― Le saint fait le diable, répondit l’abbé.Alors cette tête vivante se détacha violemmentdu corps qui ne vivait plus et tomba surle crâne jaune <strong>de</strong> l’officiant.― Sou<strong>vie</strong>ns-toi <strong>de</strong> dona Elvire, cria la tête endévorant celle <strong>de</strong> l’abbé.Ce <strong>de</strong>rnier jeta un cri affreux qui troubla lacérémonie. Tous les prêtres accoururent et entourèrentleur souverain.― Imbécile, dis donc qu’il y a un Dieu ? criala voix au moment où l’abbé, mordu dans sacervelle, allait expirer.Paris, octobre 1830.
COLOPHONCe volume est le quatre-vingt-sixième <strong>de</strong>l’édition ÉFÉLÉ <strong>de</strong> la Comédie Humaine. Letexte <strong>de</strong> référence est l’édition Furne, volume15 (1845), disponible à http://books.google.com/books?id=qV0OAAAAQAAJ. Les erreurs orthographiqueset typographiques <strong>de</strong> cette éditionsont indiquées entre crochets : « accomplissant[accomplisant] » Toutefois, les orthographesnormales pour l’époque ou pour Balzac(« collége », « long-temps ») ne sont pas corrigées,et les capitales sont systématiquementaccentuées.Ce tirage au format PDF est composé enMinion Pro et a été fait le 28 novembre
2010. D’autres tirages sont disponibles à http://efele.net/ebooks.Cette numérisation a été obtenue en réconciliant:― l’édition critique en ligne du GroupeInternational <strong>de</strong> Recherches Balzaciennes,Groupe ARTFL (Université <strong>de</strong> Chicago), Maison<strong>de</strong> Balzac (Paris) : http://www.paris.fr/musees/balzac/furne/presentation.htm― l’ancienne édition du groupeEbooks Libres et Gratuits : http://www.ebooksgratuits.org― l’édition Furne scannée par GoogleBooks : http://books.google.comMerci à ces groupes <strong>de</strong> fournir gracieusementleur travail.Si vous trouvez <strong>de</strong>s erreurs, merci <strong>de</strong> lessignaler à eric.muller@efele.net. Merci à Fred,
Coolmicro, Patricec, Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qu’ils ont signalées.