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Quel est l'objet de l'art ? - Art Absolument

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| forum | à propos <strong>de</strong> | rencontre | note d’atelier | <strong>est</strong>hétique | photographie | point <strong>de</strong> vue | poésie | ailleurs | domaine public |Domaine public Henri Bergson<strong>Quel</strong> <strong>est</strong> <strong>l'objet</strong> <strong>de</strong> <strong>l'art</strong> ?Extension du domaine <strong>de</strong> l’art à <strong>de</strong> nouveaux médiums – révolutionnaires pour certains, régressifs pourd’autres ; refus <strong>de</strong> toute hiérarchie <strong>de</strong>s valeurs ; anathèmes venus <strong>de</strong> tout bord, les uns rejetant la peinture etla sculpture au nom d’un nouvel art contemporain faisant table rase <strong>de</strong>s formes du passé, les autres, condamnantce même art qu’ils considèrent comme <strong>de</strong>s symptômes ou <strong>de</strong> strictes applications sociologiques ; volonté <strong>de</strong> promouvoirles artistes vivant en France sur le marché international, ou au contraire, critique généralisée <strong>de</strong> la sociétédu spectacle : bien que l’œuvre d’art suscite un renouveau d’intérêt la polémique fait rage…Soucieux <strong>de</strong> contribuer <strong>de</strong> manière réflexive à ce débat, (art absolument) entend publier dans chacun <strong>de</strong> sesnuméros, une contribution soit “historique”, soit inédite sur les enjeux <strong>de</strong> l’<strong>est</strong>hétique.Pour ce premier numéro, nous avons choisi <strong>de</strong> faire découvrir ou redécouvrir un texte du philosophe HenriBergson, dont on se souvint qu’il obtint le prix Nobel <strong>de</strong> Littérature en 1927, et qui, après un long purgatoire, semble<strong>de</strong> nouveau intéresser nombre <strong>de</strong> jeunes philosophes d’aujourd’hui.<strong>Quel</strong> <strong>est</strong> <strong>l'objet</strong> <strong>de</strong> <strong>l'art</strong> ? Si la réalité venait frapperdirectement nos sens et notre conscience, sinous pouvions entrer en communication immédiateavec les choses et avec nous-mêmes, je croisbien que <strong>l'art</strong> serait inutile, ou plutôt que nousserions tous artistes, car notre âme vibrerait alorscontinuellement à l'unisson <strong>de</strong> la nature. Nos yeux,aidés <strong>de</strong> notre mémoire, découperaient dansl'espace et fixeraient dans le temps <strong>de</strong>s tableauxinimitables. Notre regard saisirait au passage,sculptés dans le marbre vivant du corps humain,<strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> statue aussi beaux que ceux <strong>de</strong> lastatuaire antique. Nous entendrions chanter aufond <strong>de</strong> nos âmes, comme une musique quelquefoisgaie, plus souvent plaintive, toujours originale,la mélodie ininterrompue <strong>de</strong> notre vie intérieure.Tout cela <strong>est</strong> autour <strong>de</strong> nous, tout cela <strong>est</strong> en nous,et pourtant rien <strong>de</strong> tout cela n'<strong>est</strong> perçu par nousdistinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ?entre nous et notre propre conscience, un voiles'interpose, voile épais pour le commun <strong>de</strong>shommes, voile léger, presque transparent, pour<strong>l'art</strong>iste et le poète. <strong>Quel</strong>le fée a tissé ce voile ? Fûtcepar malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vieexige que nous appréhendions les choses dans lerapport qu'elles ont à nos besoins. Vivre consiste àagir. Vivre, c'<strong>est</strong> n'accepter <strong>de</strong>s objets que l'impressionutile pour y répondre par <strong>de</strong>s réactions appropriées: les autres impressions doivent s'obscurcirou ne nous arriver que confusément. Je regar<strong>de</strong> etje crois voir, j'écoute et je crois entendre, je m'étudieet je crois lire dans le fond <strong>de</strong> mon cœur. Mais ceque je vois et ce que j'entends du mon<strong>de</strong> extérieur,c'<strong>est</strong> simplement ce que mes sens en extraientpour éclairer ma conduite ; ce que je connais <strong>de</strong>moi-même, c'<strong>est</strong> ce qui affleure à la surface, ce quiprend part à l'action. Mes sens et ma conscience neme livrent donc <strong>de</strong> la réalité qu'une simplificationpratique. Dans la vision qu'ils me donnent <strong>de</strong>schoses et <strong>de</strong> moi-même, les différences inutiles àl'homme sont effacées, les ressemblances utilesà l'homme sont accentuées, <strong>de</strong>s routes me sontpage 94 (artabsolument) no 1 • printemps 2002


| forum | à propos <strong>de</strong> | rencontre | note d’atelier | <strong>est</strong>hétique | photographie | point <strong>de</strong> vue | poésie | ailleurs | domaine public |tracées à l'avance où mon action s'engagera.Ces routes sont celles où l'humanité entière apassé avant moi. Les choses ont été classées envue du parti que j'en pourrai tirer. Et c'<strong>est</strong> cetteclassification que j'aperçois, beaucoup plus que lacouleur et la forme <strong>de</strong>s choses. Sans doutel'homme <strong>est</strong> déjà très supérieur à l'animal sur cepoint. Il <strong>est</strong> peu probable que l'œil du loup fasseune différence entre le chevreau et l'agneau ; cesont là, pour le loup, <strong>de</strong>ux proies i<strong>de</strong>ntiques, étantégalement faciles à saisir, également bonnes àdévorer. Nous faisons, nous, une différence entre lachèvre et le mouton ; mais distinguons-nous unechèvre d'une chèvre, un mouton d'un mouton ?L'individualité <strong>de</strong>s choses et <strong>de</strong>s êtres nouséchappe toutes les fois qu'il ne nous <strong>est</strong> pas matériellementutile <strong>de</strong> l'apercevoir. Et là même où nousla remarquons (comme lorsque nous distinguonsun homme d'un autre homme), ce n'<strong>est</strong> pas l'individualitémême que notre œil saisit, c'<strong>est</strong>-à-dire unecertaine harmonie tout à fait originale <strong>de</strong> formes et<strong>de</strong> couleurs, mais seule. ment un ou <strong>de</strong>ux traits quifaciliteront la reconnaissance pratique.Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas leschoses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent,à lire <strong>de</strong>s étiquettes collées sur elles. Cettetendance, issue du besoin, s'<strong>est</strong> encore accentuéesous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception<strong>de</strong>s noms propres) désignent <strong>de</strong>s genres.Le mot, qui ne note <strong>de</strong> la chose que sa fonction laplus commune et son aspect banal, s'insinue entreelle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux sicette forme ne se dissimulait déjà <strong>de</strong>rrière lesbesoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sontpas seulement les objets extérieurs, ce sont aussinos propres états d'âme qui se dérobent à nousdans ce qu'ils ont d'intime, <strong>de</strong> personnel, d'originalementvécu. Quand nous éprouvons <strong>de</strong> l'amour ou<strong>de</strong> la haine, quand nous nous sentons joyeux outristes, <strong>est</strong>-ce bien notre sentiment lui-même quiarrive à notre conscience avec les mille nuancesfugitives et les mille résonances profon<strong>de</strong>s qui enfont quelque chose d'absolument nôtre ? Nousserions alors tous romanciers, tous poètes, tousmusiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons<strong>de</strong> notre état d'âme que son déploiementextérieur. Nous ne saisissons <strong>de</strong> nos sentimentsque leur aspect impersonnel, celui que le langage apu noter une fois pour toutes parce qu'il <strong>est</strong> à peuprès le même, dans les mêmes conditions, pourtous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propreindividu, l'individualité nous échappe. Nous nousmouvons parmi <strong>de</strong>s généralités et <strong>de</strong>s symboles,comme en un champ clos où notre force se mesureutilement avec d'autres forces ; et fascinés parl'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien,sur le terrain qu'elle s'<strong>est</strong> choisi, nous vivons dansune zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurementaux choses, extérieurement aussià nous-mêmes. Mais <strong>de</strong> loin en loin, par distraction,la nature suscite <strong>de</strong>s âmes plus détachées <strong>de</strong>la vie. Je ne parle pas <strong>de</strong> ce détachement voulu,raisonné, systématique, qui <strong>est</strong> œuvre <strong>de</strong> réflexionet <strong>de</strong> philosophie. Je parle d'un détachement naturel,inné à la structure du sens ou <strong>de</strong> la conscience,et qui se manif<strong>est</strong>e tout <strong>de</strong> suite par une manièrevirginale, en quelque sorte, <strong>de</strong> voir, d'entendre ou<strong>de</strong> penser. Si ce détachement était complet, sil'âme n'adhérait plus à l'action par aucune <strong>de</strong> sesperceptions, elle serait l'âme d'un artiste comme lemon<strong>de</strong> n'en a point vu encore. Elle excellerait danstous les arts à la fois, ou plutôt elle les fondrait tousen un seul. Elle apercevrait toutes choses dans leurpureté originelle, aussi bien les formes, les couleurset les sons du mon<strong>de</strong> matériel que les plussubtils mouvements <strong>de</strong> la vie intérieure. Mais c'<strong>est</strong>trop <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à la nature. Pour ceux mêmesd'entre nous qu'elle a faits artistes, c'<strong>est</strong> acci<strong>de</strong>ntellement,et d'un seul côté, qu'elle a soulevé levoile. C'<strong>est</strong> dans une direction seulement qu'elle aoublié d'attacher la perception au besoin. Etcomme chaque direction correspond à ce que nousappelons un sens, c'<strong>est</strong> par un <strong>de</strong> ses sens, et parce sens seulement, que <strong>l'art</strong>iste <strong>est</strong> ordinairementvoué à <strong>l'art</strong>. De là, à l'origine, la diversité <strong>de</strong>s arts.De là aussi la spécialité <strong>de</strong>s prédispositions. Celuilàs'attachera aux couleurs et aux formes, etcomme il aime la couleur pour la couleur, la formepour la forme, comme il les perçoit pour elles etnon pour lui, c'<strong>est</strong> la vie intérieure <strong>de</strong>s choses qu'ilverra transparaître à travers leurs formes et leurscouleurs. Il la fera entrer peu à peu dans notre perceptiond'abord déconcertée. Pour un moment aumoins, il nous détachera <strong>de</strong>s préjugés <strong>de</strong> forme et<strong>de</strong> couleur qui s'interposaient entre notre œil et laréalité. Et il réalisera ainsi la plus haute ambition<strong>de</strong> <strong>l'art</strong>, qui <strong>est</strong> ici <strong>de</strong> nous révéler la nature.D'autres se replieront plutôt sur eux-mêmes. Sousles mille actions naissantes qui <strong>de</strong>ssinent au<strong>de</strong>horsun sentiment, <strong>de</strong>rrière le mot banal etsocial qui exprime et recouvre un état d'âme individuel,c'<strong>est</strong> le sentiment, c'<strong>est</strong> l'état d'âme qu'ilsiront chercher simple et pur. Et pour nous induireà tenter le même effort sur nous-mêmes, ils >(artabsolument) no 1 • printemps 2002 page 95


| forum | à propos <strong>de</strong> | rencontre | note d’atelier | <strong>est</strong>hétique | photographie | point <strong>de</strong> vue | poésie | ailleurs | domaine public |s'ingénieront à nous faire voir quelque chose <strong>de</strong>ce qu'ils auront vu : par <strong>de</strong>s arrangements rythmés<strong>de</strong> mots, qui arrivent ainsi à s'organiser ensembleet à s'animer d'une vie originale, ils nous disent,ou plutôt ils nous suggèrent, <strong>de</strong>s choses que le langagen'était pas fait pour exprimer. D'autres creuserontplus profondément encore. Sous ces joies etces tristesses qui souvent à la rigueur se traduireen paroles, ils saisiront quelque chose qui n'a plusrien <strong>de</strong> commun avec la parole, certains rythmes<strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> respiration qui sont plus intérieurs àl'homme que ses sentiments les plus intérieurs,étant la loi vivante, variable avec chaque personne,<strong>de</strong> sa dépression et <strong>de</strong> son exaltation, <strong>de</strong> sesregrets et <strong>de</strong> ses espérances. En dégageant, enaccentuant cette musique, ils l'imposeront à notreattention ; ils feront que nous nous y inséreronsinvolontairement nous-mêmes, comme <strong>de</strong>s passantsqui entrent dans une danse. Et par là ils nousamèneront à ébranler aussi, tout au fond <strong>de</strong> nous,quelque chose qui attendait le moment <strong>de</strong> vibrer.Ainsi, qu'il soit peinture, sculpture, poésie oumusique, <strong>l'art</strong> n'a d'autre objet que d'écarter lessymboles pratiquement utiles, les généralitésconventionnellement et socialement acceptées,enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nousmettre face à face avec la réalité même. C'<strong>est</strong> d'unmalentendu sur ce point qu'<strong>est</strong> né le débat entre leréalisme et l'idéalisme dans <strong>l'art</strong>. L'art n'<strong>est</strong> sûrementqu'une vision plus directe <strong>de</strong> la réalité. Maiscette pureté <strong>de</strong> perception implique une ruptureavec la convention utile, un désintéressement innéet spécialement localisé du sens ou <strong>de</strong> laconscience, enfin une certaine immatérialité <strong>de</strong>vie, qui <strong>est</strong> ce qu'on a toujours appelé <strong>de</strong> l'idéalisme.De sorte qu'on pourrait dire, sans joueraucunement sur le sens <strong>de</strong>s mots, que le réalisme<strong>est</strong> dans l'œuvre quand l'idéalisme <strong>est</strong> dans l'âme,et que c'<strong>est</strong> à force d'idéalité seulement qu'onreprend contact avec la réalité.L'art dramatique ne fait pas exception à cetteloi. Ce que le drame va chercher et amène à lapleine lumière, c'<strong>est</strong> une réalité profon<strong>de</strong> qui nous<strong>est</strong> voilée, souvent dans notre intérêt même, parles nécessités <strong>de</strong> la vie. <strong>Quel</strong>le <strong>est</strong> cette réalité ?<strong>Quel</strong>les sont ces nécessités ? Toute poésie exprime<strong>de</strong>s états d'âme. Mais parmi ces états, il en <strong>est</strong> quinaissent surtout du contact <strong>de</strong> l'homme avec sessemblables. Ce sont les sentiments les plusintenses et aussi les plus violents. Comme les électricitéss'appellent et s'accumulent entre les <strong>de</strong>uxplaques du con<strong>de</strong>nsateur d'où l'on fera jaillir l'étincelle,ainsi, par la seule mise en présence <strong>de</strong>shommes entre eux, <strong>de</strong>s attractions et <strong>de</strong>s répulsionsprofon<strong>de</strong>s se produisent, <strong>de</strong>s ruptures complètesd'équilibre, enfin cette électrisation <strong>de</strong> l'âmequi <strong>est</strong> la passion. Si l'homme s'abandonnait aumouvement <strong>de</strong> sa nature sensible, s'il n'y avait niloi sociale ni loi morale, ces explosions <strong>de</strong> sentimentsviolents seraient l'ordinaire <strong>de</strong> la vie. Mais il<strong>est</strong> utile que ces explosions soient conjurées. Il <strong>est</strong>nécessaire que l'homme vive en société, et s'astreignepar conséquent à une règle. Et ce quel'intérêt conseille, la raison l'ordonne : il y a un<strong>de</strong>voir, et notre d<strong>est</strong>ination <strong>est</strong> d'y obéir. Sous cettedouble influence a dû se former pour le genrehumain une couche superficielle <strong>de</strong> sentiments etd'idées qui ten<strong>de</strong>nt à l'immutabilité, qui voudraientdu moins être communs à tous les hommes, et quirecouvrent, quand ils n'ont pas la force <strong>de</strong> l'étouffer,le feu intérieur <strong>de</strong>s passions individuelles. Lelent progrès <strong>de</strong> l'humanité vers une vie sociale <strong>de</strong>plus en plus pacifiée a consolidé cette couche peu àpeu, comme la vie <strong>de</strong> notre planète elle-même aété un long effort pour recouvrir d'une pelliculesoli<strong>de</strong> et froi<strong>de</strong> la masse ignée <strong>de</strong>s métaux en ébullition.Mais il y a <strong>de</strong>s éruptions volcaniques. Et si laterre était un être vivant, comme le voulait lamythologie, elle aimerait peut-être, tout en sereposant, rêver à ces explosions brusques où tout àcoup elle se ressaisit dans ce qu'elle a <strong>de</strong> plus profond.C'<strong>est</strong> un plaisir <strong>de</strong> ce genre que le drame nousprocure. Sous la vie tranquille, bourgeoise, que lasociété et la raison nous ont composée, il varemuer en nous quelque chose qui heureusementn'éclate pas, mais dont il nous fait sentir la tensionintérieure. Il donne à la nature sa revanche sur lasociété. Tantôt il ira droit au but ; il appellera, dufond à la surface, les passions qui font tout sauter.Tantôt il obliquera, comme fait souvent le dramecontemporain ; il nous révélera, avec une habiletéquelquefois sophistique, les contradictions <strong>de</strong> lasociété avec elle-même ; il exagérera ce qu'il peut yavoir d'artificiel dans la loi sociale ; et ainsi, par unmoyen détourné, en dissolvant cette fois l'enveloppe,il nous fera encore toucher le fond. Maisdans les <strong>de</strong>ux cas, soit qu'il affaiblisse la sociétésoit qu'il renforce la nature, il poursuit le mêmeobjet, qui <strong>est</strong> <strong>de</strong> nous découvrir une partie cachée<strong>de</strong> nous-mêmes, ce qu'on pourrait appeler l'élémenttragique <strong>de</strong> notre personnalité. Nous avonscette impression au sortir d'un beau drame. Ce quinous a intéressés, c'<strong>est</strong> moins ce qu'on nous araconté d'autrui que ce qu'on nous a fait entrevoirpage 96 (artabsolument) no 1 • printemps 2002


| forum | à propos <strong>de</strong> | rencontre | note d’atelier | <strong>est</strong>hétique | photographie | point <strong>de</strong> vue | poésie | ailleurs | domaine public |<strong>de</strong> nous, tout un mon<strong>de</strong> confus <strong>de</strong> choses vaguesqui auraient voulu être, et qui, par bonheur pournous, n'ont pas été. Il semble aussi qu'un appel aitété lancé on nous à <strong>de</strong>s souvenirs ataviques infinimentanciens, si profonds, si étrangers à notre vieactuelle, que cette vie nous apparaît pendantquelques instants comme quelque chose d'irréelou <strong>de</strong> convenu, dont il va falloir faire un nouvelapprentissage. C'<strong>est</strong> donc bien une réalité plus profon<strong>de</strong>que le drame <strong>est</strong> allé chercher au-<strong>de</strong>ssousd'acquisitions plus utiles, et cet art a le même objetque les autres.Il suit <strong>de</strong> là que <strong>l'art</strong> vise toujours l'individuel.Ce que le peintre fixe sur la toile, c'<strong>est</strong> ce qu'il a vuen un certain lieu, certain jour, à certaine heure,avec <strong>de</strong>s couleurs qu'on ne reverra pas. Ce que lepoète chante, c'<strong>est</strong> un état d'âme qui fut le sien, etle sien seulement, et qui ne sera jamais plus. Ceque le dramaturge nous met sous les yeux, c'<strong>est</strong> ledéroulement d'une âme, c'<strong>est</strong> une trame vivante<strong>de</strong> sentiments et d'événements, quelque choseenfin qui s'<strong>est</strong> présenté une fois pour ne plus sereproduire jamais. Nous aurons beau donner à cessentiments <strong>de</strong>s noms généraux ; dans une autreâme ils ne seront plus la même chose. Ils sontindividualisés. Par là surtout ils appartiennent à<strong>l'art</strong>, car les généralités, les symboles, les typesmême, si vous voulez, sont la monnaie courante <strong>de</strong>notre perception journalière. D'où vient donc lemalentendu sur ce point ?La raison en <strong>est</strong> qu'on a confondu <strong>de</strong>ux chos<strong>est</strong>rès différentes : la généralité <strong>de</strong>s objets et celle<strong>de</strong>s jugements que nous portons sur eux. De cequ'un sentiment <strong>est</strong> reconnu généralement pourvrai, il ne suit pas que ce soit un sentiment général.Rien <strong>de</strong> plus singulier que le personnage <strong>de</strong>Hamlet. S'il ressemble par certains côtés àd'autres hommes, ce n'<strong>est</strong> pas par là qu'il nousintéresse le plus. Mais il <strong>est</strong> universellementaccepté, universellement tenu pour vivant. C'<strong>est</strong> ence sens seulement qu'il <strong>est</strong> d'une vérité universelle.De même pour les autres produits <strong>de</strong> <strong>l'art</strong>.Chacun d'eux <strong>est</strong> singulier, mais il finira, s'il portela marque du génie, par être accepté <strong>de</strong> tout lemon<strong>de</strong>. Pourquoi l'accepte-t-on ? Et s'il <strong>est</strong> uniqueen son genre, à quel signe reconnaît-on qu'il <strong>est</strong>vrai ? Nous le reconnaissons, je crois, à l'effortmême qu'il nous amène à faire sur nous pour voirsincèrement à notre tour. La sincérité <strong>est</strong> communicative.Ce que <strong>l'art</strong>iste a vu, nous ne le reverronspas, sans doute, du moins pas tout à fait <strong>de</strong> même ;mais s'il l'a vu pour tout <strong>de</strong> bon, l'effort qu'il a faitpour écarter le voile s'impose à notre imitation.Son œuvre <strong>est</strong> un exemple qui nous sert <strong>de</strong> leçon.Et à l'efficacité <strong>de</strong> la leçon se mesure précisémentla vérité <strong>de</strong> l'œuvre. La vérité porte donc en elle unepuissance <strong>de</strong> conviction, <strong>de</strong> conversion même, qui<strong>est</strong> la marque à laquelle elle se reconnaît.Plus gran<strong>de</strong> <strong>est</strong> l'œuvre et plus profon<strong>de</strong> la véritéentrevue, plus l'effet pourra s'en faire attendre,mais plus aussi cet effet tendra à <strong>de</strong>venir universel.L'universalité <strong>est</strong> donc ici dans l'effet produit,et non pas dans la cause.❚Henri BergsonExtrait du livre Le rire, 1900(artabsolument) no 1 • printemps 2002 page 97

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