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Lire le livre - Bibliothèque

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avant, était éclipsé par <strong>le</strong>s soucis du procès. Hélas, la pause est courte, l’instantsuivant, K. n’aura plus d’yeux pour la jeune fil<strong>le</strong> frê<strong>le</strong> en camiso<strong>le</strong> de nuit dont la cruchese remplissait d’eau : <strong>le</strong> torrent du procès <strong>le</strong> reprendra.Les quelques situations érotiques du roman sont aussi comme des fenêtresfugitivement entrouvertes; très fugitivement : K. ne rencontre que <strong>le</strong>s femmes liéesd’une manière ou d’une autre à son procès : Ml<strong>le</strong> Burstner, par exemp<strong>le</strong>, sa voisine,dans la chambre de laquel<strong>le</strong> l’arrestation a eu lieu; K. lui raconte, troublé, ce qui s’estpassé et il réussit, à la fin, près de la porte, à l’embrasser : « Il l’attrapa et la baisa sur labouche, puis sur <strong>le</strong> visage, comme un animal assoiffé qui se jette à coups de langue surla source qu’il a fini par découvrir. » Je souligne <strong>le</strong> mot « assoiffé », significatif pourl’homme qui a perdu sa vie norma<strong>le</strong> et qui ne peut communiquer avec el<strong>le</strong> quefurtivement, par une fenêtre.Pendant <strong>le</strong> premier interrogatoire, K. se met à tenir un discours, mais bientôt i<strong>le</strong>st dérangé par un curieux événement : dans la sal<strong>le</strong> il y a la femme de l’huissier, et unétudiant laid, maigrichon, réussit à la mettre par terre et à lui faire l’amour au milieu del’assistance. Avec cette incroyab<strong>le</strong> rencontre d’événements incompatib<strong>le</strong>s (la sublimepoésie kafkaïenne, grotesque et invraisemblab<strong>le</strong> !), voilà une nouvel<strong>le</strong> fenêtre quis’ouvre sur <strong>le</strong> paysage loin du procès, sur la joyeuse vulgarité, la joyeuse libertévulgaire, qu’on a confisquée à K.Cette poésie kafkaïenne m’évoque, par opposition, un autre roman qui lui aussiest l’histoire d’une arrestation et d’un procès : 1984 d’Orwell, <strong>le</strong> <strong>livre</strong> qui servit pendantdes décennies de référence constante aux professionnels de l’antitotalitarisme. Dans ceroman qui veut être <strong>le</strong> portrait horrifiant d’une imaginaire société totalitaire, il n’y a pasde fenêtres; là, on n’entrevoit pas la jeune fil<strong>le</strong> frê<strong>le</strong> avec une cruche se remplissantd’eau; ce roman est imperméab<strong>le</strong>ment fermé à la poésie; roman ? une pensée politiquedéguisée en roman; la pensée, certes lucide et juste mais déformée par sondéguisement romanesque qui la rend inexacte et approximative. Si la formeromanesque obscurcit la pensée d’Orwell, lui donne-t-el<strong>le</strong> quelque chose en retour ?Éclaire-t-el<strong>le</strong> <strong>le</strong> mystère des situations humaines auxquel<strong>le</strong>s n’ont accès ni la sociologieni la politologie ? Non : <strong>le</strong>s situations et <strong>le</strong>s personnages y sont d’une platitude d’affiche.Est-el<strong>le</strong> donc justifiée au moins en tant que vulgarisation de bonnes idées ? Non plus.Car <strong>le</strong>s idées mises en roman n’agissent plus comme idées mais précisément commeroman, et dans <strong>le</strong> cas de 1984 el<strong>le</strong>s agissent en tant que mauvais roman avec toutel’influence néfaste qu’un mauvais roman peut exercer.L’influence néfaste du roman d’Orwell réside dans l’implacab<strong>le</strong> réduction d’uneréalité à son aspect purement politique et dans la réduction de ce même aspect à cequ’il a d’exemplairement négatif. Je refuse de pardonner cette réduction sous prétextequ’el<strong>le</strong> était uti<strong>le</strong> comme propagande dans la lutte contre <strong>le</strong> mal totalitaire. Car ce mal,c’est précisément la réduction de la vie à la politique et de la politique à la propagande.Ainsi <strong>le</strong> roman d’Orwell, malgré ses intentions, fait lui-même partie de l’esprit totalitaire,de l’esprit de propagande. Il réduit (et apprend à réduire) la vie d’une société haïe en lasimp<strong>le</strong> énumération de ses crimes.Quand je par<strong>le</strong>, un an ou deux après la fin du communisme, avec <strong>le</strong>s Tchèques,j’entends dans <strong>le</strong> discours de tout un chacun cette tournure devenue rituel<strong>le</strong>, cepréambu<strong>le</strong> obligatoire de tous <strong>le</strong>urs souvenirs, de toutes <strong>le</strong>urs réf<strong>le</strong>xions : « après cesquarante ans d’horreur communiste », ou : « <strong>le</strong>s horrib<strong>le</strong>s quarante ans », et surtout :

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