« <strong>le</strong>s quarante ans perdus ». Je regarde mes interlocuteurs : ils n’ont été ni forcés àl’émigration, ni emprisonnés, ni chassés de <strong>le</strong>ur emploi, ni même mal vus; tous, ils ontvécu <strong>le</strong>ur vie dans <strong>le</strong>ur pays, dans <strong>le</strong>ur appartement, dans <strong>le</strong>ur travail, ont eu <strong>le</strong>ursvacances, <strong>le</strong>urs amitiés, <strong>le</strong>urs amours; par l’expression « quarante horrib<strong>le</strong>s années »,ils réduisent <strong>le</strong>ur vie à son seul aspect politique. Mais même l’histoire politique desquarante ans passés, l’ont-ils vraiment vécue comme un seul bloc indifférenciéd’horreurs ? Ont-ils oublié <strong>le</strong>s années où ils regardaient <strong>le</strong>s films de Forman, lisaient <strong>le</strong>s<strong>livre</strong>s de Hrabal, fréquentaient <strong>le</strong>s petits théâtres non conformistes, racontaient descentaines de blagues et, dans la gaieté, se moquaient du pouvoir ? S’ils par<strong>le</strong>nt, tous,de quarante années horrib<strong>le</strong>s, c’est qu’ils ont orwellisé <strong>le</strong> souvenir de <strong>le</strong>ur propre viequi, ainsi, a posteriori, dans <strong>le</strong>ur mémoire et dans <strong>le</strong>ur tête, est devenue dévalorisée oumême carrément annulée (quarante ans perdus).K., même dans la situation de l’extrême privation de liberté, est capab<strong>le</strong> de voirune jeune fil<strong>le</strong> frê<strong>le</strong> dont la cruche <strong>le</strong>ntement se remplit. J’ai dit que ces moments sontcomme des fenêtres qui fugitivement s’ouvrent sur un paysage situé loin du procès deK. Sur quel paysage ? Je développerai la métaphore : <strong>le</strong>s fenêtres ouvertes dans <strong>le</strong>roman de Kafka donnent sur <strong>le</strong> paysage de Tolstoï; sur <strong>le</strong> monde où des personnages,même dans <strong>le</strong>s moments <strong>le</strong>s plus cruels, gardent une liberté de décision qui donne à lavie cette heureuse incalculabilité qui est la source de la poésie. Le monde extrêmementpoétique de Tolstoï est à l’opposé du monde de Kafka. Mais pourtant grâce à la fenêtreentrouverte, tel un souff<strong>le</strong> de nostalgie, tel<strong>le</strong> une brise à peine sensib<strong>le</strong>, il entre dansl’histoire de K. et y reste présent.Tribunal et procèsLes philosophes de l’existence aimaient insuff<strong>le</strong>r une signification philosophiqueaux mots du langage quotidien. Il m’est diffici<strong>le</strong> de prononcer <strong>le</strong>s mots angoisse oubavardage sans penser au sens que <strong>le</strong>ur a donné Heidegger. Les romanciers, sur cepoint, ont précédé <strong>le</strong>s philosophes. En examinant <strong>le</strong>s situations de <strong>le</strong>urs personnages,ils élaborent <strong>le</strong>ur propre vocabulaire avec, souvent, des mots-clés qui ont <strong>le</strong> caractèred’un concept et dépassent la signification définie par <strong>le</strong>s dictionnaires. Ainsi Crébillonfils emploie <strong>le</strong> mot moment comme mot-concept du jeu libertin (l’occasion momentanéeoù une femme peut être séduite) et <strong>le</strong> lègue à son époque et à d’autres écrivains. AinsiDostoïevski par<strong>le</strong> d’humiliation, Stendhal de vanité. Kafka grâce au Procès nous lègueau moins deux mots-concepts devenus indispensab<strong>le</strong>s pour la compréhension dumonde moderne : tribunal et procès. Il nous <strong>le</strong>s lègue : cela veut dire, il <strong>le</strong>s met à notredisposition, pour que nous <strong>le</strong>s utilisions, <strong>le</strong>s pensions et repensions en fonction de nosexpériences propres.Le tribunal; il ne s’agit pas de l’institution juridique destinée à punir ceux qui onttransgressé <strong>le</strong>s lois d’un État; <strong>le</strong> tribunal dans <strong>le</strong> sens que lui a donné Kafka est uneforce qui juge, et qui juge parce qu’el<strong>le</strong> est force; c’est sa force et rien d’autre quiconfère au tribunal sa légitimité; quand il voit <strong>le</strong>s deux intrus entrer dans sa chambre, K.reconnaît cette force dès <strong>le</strong> premier moment et il se soumet.Le procès intenté par <strong>le</strong> tribunal est toujours absolu; cela veut dire : il concernenon pas un acte isolé, un crime déterminé (un vol, une fraude, un viol) mais lapersonnalité de l’accusé dans son ensemb<strong>le</strong> : K. cherche sa faute dans « <strong>le</strong>s
événements <strong>le</strong>s plus infimes » de toute sa vie; Bézoukhov, dans notre sièc<strong>le</strong>, seraitdonc accusé à la fois pour son amour et pour sa haine de Napoléon. Et aussi pour sonivrognerie, car, étant absolu, <strong>le</strong> procès concerne la vie publique ainsi que privée; Brodcondamne K. à mort parce qu’il ne voit chez <strong>le</strong>s femmes que la « sexualité la plusbasse »; je me rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s procès politiques à Prague en 1951; dans des tiragesénormes, on a distribué <strong>le</strong>s biographies des accusés; c’est alors que pour la premièrefois j’ai lu un texte pornographique : <strong>le</strong> récit d’une orgie pendant laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> corps nud’une accusée couvert de chocolat (en p<strong>le</strong>ine époque de pénurie !) a été léché par <strong>le</strong>slangues d’autres accusés, futurs pendus; au commencement de l’effondrement graduelde l’idéologie communiste, <strong>le</strong> procès contre Karl Marx (procès qui culmine aujourd’huiavec <strong>le</strong> déboulonnement de ses statues en Russie et ail<strong>le</strong>urs) fut entamé par l’attaquede sa vie privée (<strong>le</strong> premier <strong>livre</strong> anti-Marx que j’ai lu : <strong>le</strong> récit de ses rapports sexuelsavec sa bonne); dans La Plaisanterie, un tribunal de trois étudiants juge Ludvik pourune phrase qu’il avait envoyée à sa petite amie; il se défend en disant l’avoir écrite àtoute vitesse, sans réfléchir; on lui répond : « ainsi au moins nous savons ce qui secache en toi »; car tout ce que l’accusé dit, murmure, pense, tout ce qu’il cache en luisera livré à la disposition du tribunal.Le procès est absolu en ceci encore qu’il ne reste pas dans <strong>le</strong>s limites de la viede l’accusé; si tu perds <strong>le</strong> procès, dit l’onc<strong>le</strong> à K., « tu seras rayé de la société, et touteta parenté avec »; la culpabilité d’un juif contient cel<strong>le</strong> des juifs de tous <strong>le</strong>s temps; ladoctrine communiste sur l’influence de l’origine de classe englobe dans la faute del’accusé la faute de ses parents et grands-parents; dans <strong>le</strong> procès qu’il fait à l’Europepour <strong>le</strong> crime de colonisation, Sartre n’accuse pas <strong>le</strong>s colons, mais l’Europe, toutel’Europe, l’Europe de tous <strong>le</strong>s temps; car « <strong>le</strong> colon est dans chacun de nous », car « unhomme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité del’exploitation colonia<strong>le</strong> ». L’esprit du procès ne reconnaît aucune prescriptibilité; <strong>le</strong>passé lointain est aussi vivant qu’un événement d’aujourd’hui; et même une fois mort,tu n’échapperas pas : il y a des mouchards au cimetière.La mémoire du procès est colossa<strong>le</strong>, mais c’est une mémoire toute particulièrequ’on peut définir comme l’oubli de tout ce qui n’est pas crime. Le procès réduit donc labiographie de l’accusé en criminographie; Victor Farias (dont <strong>le</strong> <strong>livre</strong> Heidegger et <strong>le</strong>nazisme est un exemp<strong>le</strong> classique de criminographie) trouve dans la première jeunessedu philosophe <strong>le</strong>s racines de son nazisme sans se préoccuper <strong>le</strong> moins du monde oùse trouvent <strong>le</strong>s racines de son génie; <strong>le</strong>s tribunaux communistes, pour punir unedéviation idéologique de l’accusé, mettaient à l’index toute son œuvre (ainsi étaientinterdits dans <strong>le</strong>s pays communistes Lukács et Sartre, par exemp<strong>le</strong>, même avec <strong>le</strong>urstextes procommunistes); « pourquoi nos rues portent-el<strong>le</strong>s encore <strong>le</strong>s noms de Picasso,Aragon, Eluard, Sartre ? » se demande en 1991, dans une ivresse post-communiste, unjournal parisien; on est tenté de répondre : pour la va<strong>le</strong>ur de <strong>le</strong>urs œuvres ! Mais dansson procès contre l’Europe, Sartre a bien dit ce que cela représente, <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs : « noschères va<strong>le</strong>urs perdent <strong>le</strong>urs ai<strong>le</strong>s; à <strong>le</strong>s regarder de près, on n’en trouvera pas une quine soit tachée de sang »; <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs tachées ne sont plus va<strong>le</strong>urs; l’esprit du procèsc’est la réduction de tout à la mora<strong>le</strong>; c’est <strong>le</strong> nihilisme absolu à l’égard de tout ce quiest travail, art, œuvre.Avant même que <strong>le</strong>s intrus ne viennent l’arrêter, K. aperçoit un vieux coup<strong>le</strong> qui,de la maison en face, <strong>le</strong> regarde « avec une curiosité tout à fait insolite »; ainsi, dès <strong>le</strong>
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de ne pas parler de ses souffrances
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loin de là… »Un autre exemple :
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