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Lire le livre - Bibliothèque

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événements <strong>le</strong>s plus infimes » de toute sa vie; Bézoukhov, dans notre sièc<strong>le</strong>, seraitdonc accusé à la fois pour son amour et pour sa haine de Napoléon. Et aussi pour sonivrognerie, car, étant absolu, <strong>le</strong> procès concerne la vie publique ainsi que privée; Brodcondamne K. à mort parce qu’il ne voit chez <strong>le</strong>s femmes que la « sexualité la plusbasse »; je me rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s procès politiques à Prague en 1951; dans des tiragesénormes, on a distribué <strong>le</strong>s biographies des accusés; c’est alors que pour la premièrefois j’ai lu un texte pornographique : <strong>le</strong> récit d’une orgie pendant laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> corps nud’une accusée couvert de chocolat (en p<strong>le</strong>ine époque de pénurie !) a été léché par <strong>le</strong>slangues d’autres accusés, futurs pendus; au commencement de l’effondrement graduelde l’idéologie communiste, <strong>le</strong> procès contre Karl Marx (procès qui culmine aujourd’huiavec <strong>le</strong> déboulonnement de ses statues en Russie et ail<strong>le</strong>urs) fut entamé par l’attaquede sa vie privée (<strong>le</strong> premier <strong>livre</strong> anti-Marx que j’ai lu : <strong>le</strong> récit de ses rapports sexuelsavec sa bonne); dans La Plaisanterie, un tribunal de trois étudiants juge Ludvik pourune phrase qu’il avait envoyée à sa petite amie; il se défend en disant l’avoir écrite àtoute vitesse, sans réfléchir; on lui répond : « ainsi au moins nous savons ce qui secache en toi »; car tout ce que l’accusé dit, murmure, pense, tout ce qu’il cache en luisera livré à la disposition du tribunal.Le procès est absolu en ceci encore qu’il ne reste pas dans <strong>le</strong>s limites de la viede l’accusé; si tu perds <strong>le</strong> procès, dit l’onc<strong>le</strong> à K., « tu seras rayé de la société, et touteta parenté avec »; la culpabilité d’un juif contient cel<strong>le</strong> des juifs de tous <strong>le</strong>s temps; ladoctrine communiste sur l’influence de l’origine de classe englobe dans la faute del’accusé la faute de ses parents et grands-parents; dans <strong>le</strong> procès qu’il fait à l’Europepour <strong>le</strong> crime de colonisation, Sartre n’accuse pas <strong>le</strong>s colons, mais l’Europe, toutel’Europe, l’Europe de tous <strong>le</strong>s temps; car « <strong>le</strong> colon est dans chacun de nous », car « unhomme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité del’exploitation colonia<strong>le</strong> ». L’esprit du procès ne reconnaît aucune prescriptibilité; <strong>le</strong>passé lointain est aussi vivant qu’un événement d’aujourd’hui; et même une fois mort,tu n’échapperas pas : il y a des mouchards au cimetière.La mémoire du procès est colossa<strong>le</strong>, mais c’est une mémoire toute particulièrequ’on peut définir comme l’oubli de tout ce qui n’est pas crime. Le procès réduit donc labiographie de l’accusé en criminographie; Victor Farias (dont <strong>le</strong> <strong>livre</strong> Heidegger et <strong>le</strong>nazisme est un exemp<strong>le</strong> classique de criminographie) trouve dans la première jeunessedu philosophe <strong>le</strong>s racines de son nazisme sans se préoccuper <strong>le</strong> moins du monde oùse trouvent <strong>le</strong>s racines de son génie; <strong>le</strong>s tribunaux communistes, pour punir unedéviation idéologique de l’accusé, mettaient à l’index toute son œuvre (ainsi étaientinterdits dans <strong>le</strong>s pays communistes Lukács et Sartre, par exemp<strong>le</strong>, même avec <strong>le</strong>urstextes procommunistes); « pourquoi nos rues portent-el<strong>le</strong>s encore <strong>le</strong>s noms de Picasso,Aragon, Eluard, Sartre ? » se demande en 1991, dans une ivresse post-communiste, unjournal parisien; on est tenté de répondre : pour la va<strong>le</strong>ur de <strong>le</strong>urs œuvres ! Mais dansson procès contre l’Europe, Sartre a bien dit ce que cela représente, <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs : « noschères va<strong>le</strong>urs perdent <strong>le</strong>urs ai<strong>le</strong>s; à <strong>le</strong>s regarder de près, on n’en trouvera pas une quine soit tachée de sang »; <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs tachées ne sont plus va<strong>le</strong>urs; l’esprit du procèsc’est la réduction de tout à la mora<strong>le</strong>; c’est <strong>le</strong> nihilisme absolu à l’égard de tout ce quiest travail, art, œuvre.Avant même que <strong>le</strong>s intrus ne viennent l’arrêter, K. aperçoit un vieux coup<strong>le</strong> qui,de la maison en face, <strong>le</strong> regarde « avec une curiosité tout à fait insolite »; ainsi, dès <strong>le</strong>

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