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Lire le livre - Bibliothèque

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de jeûne qui, au moment où il écrit sa <strong>le</strong>ttre, n’existe qu’en manuscrit. Plus tard, il yadjoindra encore trois autres nouvel<strong>le</strong>s (Première Souffrance, Une Petite Femme,Joséphine la cantatrice) pour en faire un <strong>livre</strong>; ce sont <strong>le</strong>s épreuves de ce <strong>livre</strong> qu’ilcorrigera au sanatorium, sur son lit de mort : preuve presque pathétique que Kafka n’arien à voir avec la légende de l’auteur voulant anéantir son œuvre.Le souhait de détruire concerne donc seu<strong>le</strong>ment deux catégories d’écrits,clairement délimitées : en premier lieu, avec une insistance particulière : <strong>le</strong>s écritsintimes : <strong>le</strong>ttres, journaux ; en deuxième lieu : <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s romans qu’il n’a pasréussi, selon son jugement, à mener à bien.Je regarde une fenêtre, en face. Vers <strong>le</strong> soir la lumière s’allume. Un hommeentre dans la pièce. Tête baissée il fait <strong>le</strong>s cent pas; de temps en temps il se passe lamain dans <strong>le</strong>s cheveux. Puis, tout à coup, il s’aperçoit que la pièce est éclairée et qu’onpeut <strong>le</strong> voir. D’un geste brusque il tire <strong>le</strong> rideau. Pourtant, il n’était pas en train defabriquer de la fausse monnaie; il n’avait rien à cacher sauf lui-même, sa façon demarcher dans la chambre, sa façon d’être négligemment habillé, sa façon de secaresser <strong>le</strong>s cheveux. Son bien-être est conditionné par sa liberté de n’être pas vu.La pudeur est l’une des notions-clés des Temps modernes, époque individualistequi, aujourd’hui, imperceptib<strong>le</strong>ment, s’éloigne de nous; pudeur : réaction épidermiquepour défendre sa vie privée; pour exiger un rideau sur une fenêtre; pour insister afinqu’une <strong>le</strong>ttre adressée à A ne soit pas lue par B. L’une des situations élémentaires dupassage à l’âge adulte, l’un des premiers conflits avec <strong>le</strong>s parents c’est la revendicationd’un tiroir pour ses <strong>le</strong>ttres et ses carnets, la revendication d’un tiroir à clé; on entre dansl’âge adulte par la révolte de la pudeur.Une vieil<strong>le</strong> utopie révolutionnaire, fasciste ou communiste : la vie sans secrets,où vie publique et vie privée ne font qu’un. Le rêve surréaliste cher à Breton : la maisonde verre, maison sans rideaux où l’homme vit sous <strong>le</strong>s yeux de tous. Ah, la beauté de latransparence ! La seu<strong>le</strong> réalisation réussie de ce rêve : une société tota<strong>le</strong>mentcontrôlée par la police.J’en par<strong>le</strong> dans L’Insoutenab<strong>le</strong> Légèreté de l’être : Jan Prochazka, grandepersonnalité du Printemps de Prague, est devenu, après l’invasion russe en 1968, unhomme sous haute surveillance. Il fréquentait alors souvent un autre grand opposant, <strong>le</strong>professeur Vaclav Cerny, avec <strong>le</strong>quel il aimait boire et causer. Toutes <strong>le</strong>ursconversations étaient secrètement enregistrées et je soupçonne <strong>le</strong>s deux amis del’avoir su et de s’en être fichus. Mais un jour, en 1970 ou 1971, voulant discréditerProchazka, la police a diffusé ces conversations en feuil<strong>le</strong>ton à la radio. De la part de lapolice c’était un acte audacieux et sans précédent. Et, fait surprenant : el<strong>le</strong> a failliréussir; sur <strong>le</strong> coup, Prochazka fut discrédité : car, dans l’intimité, on dit n’importe quoi,on par<strong>le</strong> mal des amis, on dit des gros mots, on n’est pas sérieux, on raconte desplaisanteries de mauvais goût, on se répète, on amuse son interlocuteur en <strong>le</strong> choquantpar des énormités, on a des idées hérétiques qu’on n’avoue pas publiquement, etc.Bien sûr, nous agissons tous comme Prochazka, dans l’intimité nous calomnions nosamis, disons des gros mots; agir autrement en privé qu’en public est l’expérience la plusévidente de tout un chacun, <strong>le</strong> fondement sur <strong>le</strong>quel repose la vie de l’individu;curieusement, cette évidence reste comme inconsciente, non avouée, occultée sanscesse par <strong>le</strong>s rêves lyriques sur la transparente maison de verre, el<strong>le</strong> est rarementcomprise comme la va<strong>le</strong>ur des va<strong>le</strong>urs qu’il faut défendre. Ce n’est donc que

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