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Lire le livre - Bibliothèque

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on s’oublie même soi-même. Par l’extase, l’émotion touche à son paroxysme, et ainsi,simultanément, à sa négation (à son oubli).L’extase signifie être « hors de soi », comme <strong>le</strong> dit l’étymologie du mot grec :action de sortir de sa position (stasis). Être « hors de soi » ne signifie pas qu’on est horsdu moment présent à la manière d’un rêveur qui s’évade vers <strong>le</strong> passé ou vers l’avenir.Exactement <strong>le</strong> contraire : l’extase est identification absolue à l’instant présent, oubli totaldu passé et de l’avenir. Si on efface l’avenir ainsi que <strong>le</strong> passé, la seconde présente setrouve dans l’espace vide, en dehors de la vie et de sa chronologie, en dehors du tempset indépendante de lui (c’est pourquoi on peut la comparer à l’éternité qui, el<strong>le</strong> aussi, estla négation du temps).On peut voir l’image acoustique de l’émotion dans la mélodie romantique d’unLied : sa longueur semb<strong>le</strong> vouloir maintenir l’émotion, la développer, la faire <strong>le</strong>ntementsavourer. Par contre, l’extase ne peut se refléter dans une mélodie, car la mémoireétranglée par l’extase n’est pas capab<strong>le</strong> de maintenir ensemb<strong>le</strong> <strong>le</strong>s notes d’une phrasemélodique tant soit peu longue; l’image acoustique de l’extase c’est <strong>le</strong> cri (ou : un trèscourt motif mélodique qui imite <strong>le</strong> cri).L’exemp<strong>le</strong> classique de l’extase, c’est <strong>le</strong> moment de l’orgasme. Transférons-nousdans <strong>le</strong> temps où <strong>le</strong>s femmes ne connaissaient pas encore <strong>le</strong> bénéfice de la pilu<strong>le</strong>. Ilarrivait souvent qu’un amant au moment de la jouissance oubliât de glisser à temps ducorps de sa maîtresse et la rendît mère, même si, quelques moments avant, il avait eula ferme intention d’être extrêmement prudent. La seconde de l’extase lui avait faitoublier et sa décision (son passé immédiat) et ses intérêts (son avenir).L’instant de l’extase posé sur la balance a donc pesé plus que l’enfant nondésiré; et puisque l’enfant non désiré remplira, probab<strong>le</strong>ment, par sa non désiréeprésence toute la vie de l’amant, on peut dire qu’un instant d’extase a pesé plus quetoute une vie. La vie de l’amant se trouvait face à l’instant de l’extase à peu près dans <strong>le</strong>même état d’infériorité que la finitude face à l’éternité. L’homme désire l’éternité mais ilne peut avoir que son ersatz : l’instant de l’extase.Je me rappel<strong>le</strong> un jour de ma jeunesse : j’étais avec un ami dans sa voiture;devant nous, <strong>le</strong>s gens traversaient la rue. J’ai reconnu quelqu’un que je n’aimais pas etje l’ai montré à mon ami : « Écrase-<strong>le</strong> ! » C’était bien sûr une blague purement verba<strong>le</strong>,mais mon ami était dans un état d’extraordinaire euphorie et il accéléra. L’hommes’effraya, glissa, tomba. Mon ami arrêta la voiture au dernier moment. L’homme n’étaitpas b<strong>le</strong>ssé, toutefois <strong>le</strong>s gens se groupèrent autour de nous et voulurent (je <strong>le</strong>scomprends) nous lyncher. Pourtant, mon ami n’avait pas un cœur d’assassin. Mes motsl’avaient poussé dans une brève extase (d’ail<strong>le</strong>urs, l’une des plus étranges : l’extased’une blague).On est habitué à lier la notion d’extase aux grands moments mystiques. Mais il ya l’extase quotidienne, bana<strong>le</strong>, vulgaire : l’extase de la colère, l’extase de la vitesse auvolant, l’extase de l’assourdissement par <strong>le</strong> bruit, l’extase dans <strong>le</strong>s stades de football.Vivre, c’est un lourd effort perpétuel pour ne pas se perdre soi-même de vue, pour êtretoujours solidement présent dans soi-même, dans sa stasis. Il suffit de sortir un petitinstant de soi-même et on touche au domaine de la mort.

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