13.07.2015 Views

Lire le livre - Bibliothèque

Lire le livre - Bibliothèque

Lire le livre - Bibliothèque

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

C’est Flaubert (« notre maître <strong>le</strong> plus respecté », dit de lui Hemingway dans une<strong>le</strong>ttre à Faulkner) qui fait sortir <strong>le</strong> roman de la théâtralité. Dans ses romans, <strong>le</strong>spersonnages se rencontrent dans une ambiance quotidienne, laquel<strong>le</strong> (par sonindifférence, par son indiscrétion, mais aussi par ses atmosphères et ses sortilèges quirendent une situation bel<strong>le</strong> et inoubliab<strong>le</strong>) intervient sans cesse dans <strong>le</strong>ur histoire intime.Emma est au rendez-vous avec Léon dans l’église, mais un guide se joignant à euxinterrompt <strong>le</strong>ur tête-à-tête par un long bavardage futi<strong>le</strong>. Montherlant, dans sa préface àMadame Bovary, ironise sur <strong>le</strong> caractère méthodique de cette façon d’introduire unmotif antithétique dans une scène, mais l’ironie est déplacée; car il ne s’agit pas d’unmaniérisme artistique; il s’agit d’une découverte pour ainsi dire ontologique : ladécouverte de la structure du moment présent; la découverte de la coexistenceperpétuel<strong>le</strong> du banal et du dramatique sur laquel<strong>le</strong> nos vies sont fondées.Saisir <strong>le</strong> concret du temps présent, c’est l’une des tendances constantes qui, àpartir de Flaubert, vont marquer l’évolution du roman : el<strong>le</strong> trouvera son apogée, sonvrai monument, dans l’Ulysse de James Joyce qui, sur à peu près neuf cents pages,décrit dix-huit heures de vie; Bloom s’arrête dans la rue avec M’Coy : en une seu<strong>le</strong>seconde, entre deux répliques qui se suivent, d’innombrab<strong>le</strong>s choses se passent : <strong>le</strong>monologue intérieur de Bloom; ses gestes (la main dans sa poche, il touche l’envelopped’une <strong>le</strong>ttre d’amour); tout ce qu’il voit (une dame monte dans une calèche et laisse voirses jambes, etc.); tout ce qu’il entend; tout ce qu’il sent. Une seu<strong>le</strong> seconde du tempsprésent devient, chez Joyce, un petit infini.5.Dans l’art épique et dans l’art dramatique, la passion du concret se manifesteavec une force différente; <strong>le</strong>ur rapport inégal à la prose en témoigne. L’art épiqueabandonne <strong>le</strong>s vers au XVI e , au XVII e sièc<strong>le</strong>, et devient ainsi un art nouveau : <strong>le</strong> roman.La littérature dramatique passe du vers à la prose plus tard et beaucoup plus <strong>le</strong>ntement.L’opéra encore plus tard, au tournant des XIX e et XX e sièc<strong>le</strong>s, avec Charpentier (Louise,1900), avec Debussy (Pelléas et Mélisande, 1902, qui, pourtant, est écrit sur une prosepoétique très stylisée), et avec Janacek (Jenufa, composé entre 1896 et 1902). Cedernier est <strong>le</strong> créateur de l’esthétique de l’opéra la plus importante, selon moi, del’époque de l’art moderne. Je dis « selon moi », parce que je ne veux pas cacher mapassion personnel<strong>le</strong> pour lui. Pourtant, je ne crois pas me tromper car l’exploit deJanacek fut énorme : il a découvert pour l’opéra un nouveau monde, <strong>le</strong> monde de laprose. Je ne veux pas dire qu’il était seul à <strong>le</strong> faire (<strong>le</strong> Berg de Wozzeck, 1925, qu’il ad’ail<strong>le</strong>urs passionnément défendu, et même <strong>le</strong> Pou<strong>le</strong>nc de La Voix humaine, 1959, sontproches de lui) mais il a poursuivi son but d’une façon particulièrement conséquente,pendant trente ans, en créant cinq œuvres majeures qui resteront : Jenufa; KatiaKabanova, 1921; La Renarde rusée, 1924; L’Affaire Makropoulos, 1926; De la maisondes morts, 1928.J’ai dit qu’il a découvert <strong>le</strong> monde de la prose car la prose n’est pas seu<strong>le</strong>mentune forme de discours distincte des vers mais une face de la réalité, sa facequotidienne, concrète, momentanée, et qui se trouve à l’opposé du mythe. Là, ontouche à la conviction la plus profonde de tout romancier : rien n’est plus dissimulé quela prose de la vie; tout homme tente perpétuel<strong>le</strong>ment de transformer sa vie en mythe,tente pour ainsi dire de la transcrire en vers, de la voi<strong>le</strong>r avec des vers (avec de

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!