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Lire le livre - Bibliothèque

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peine nommée, l’auteur ne daignant même pas évoquer visuel<strong>le</strong>ment ses rues, sesplaces, ses parcs (l’appareil à fabriquer l’illusion du réel est gentiment écarté). On setrouve dans l’Empire austro-hongrois mais celui-ci est systématiquement dénommé parun sobriquet ridiculisant : Kakanie. La Kakanie : l’Empire déconcrétisé, généralisé,réduit à quelques situations fondamenta<strong>le</strong>s, l’Empire transformé en modè<strong>le</strong> ironique del’Empire. Cette Kakanie n’est pas un arrière-plan du roman comme Davos chez ThomasMann, el<strong>le</strong> est un des thèmes du roman; el<strong>le</strong> n’est pas décrite, el<strong>le</strong> est analysée etpensée.Mann explique que la composition de La Montagne magique est musica<strong>le</strong>,fondée sur des thèmes qui sont développés comme dans une symphonie, quireviennent, qui se croisent, qui accompagnent <strong>le</strong> roman durant tout son cours. C’estvrai, mais il faut préciser que <strong>le</strong> thème ne signifie pas tout à fait la même chose chezMann et chez Musil. D’abord, chez Mann, <strong>le</strong>s thèmes (temps, corps, maladie, mort, etc.)sont développés devant un vaste arrière-plan a-thématique (descriptions du lieu, dutemps, des coutumes, des personnages) à peu près comme <strong>le</strong>s thèmes d’une sonatesont enveloppés d’une musique hors du thème, <strong>le</strong>s ponts et <strong>le</strong>s transitions. Puis, <strong>le</strong>sthèmes chez lui ont un fort caractère polyhistorique, ce qui veut dire : Mann se sert detout ce par quoi <strong>le</strong>s sciences - sociologie, politologie, médecine, botanique, physique,chimie - peuvent éclairer tel ou tel thème; comme si, par cette vulgarisation du savoir, ilvoulait créer pour l’analyse des thèmes un solide soc<strong>le</strong> didactique; cela, trop souvent etpendant des passages trop longs, éloigne à mes yeux son roman de l’essentiel car,rappelons-<strong>le</strong>, l’essentiel pour un roman est ce que seul un roman peut dire.L’analyse du thème, chez Musil, est différente : primo, el<strong>le</strong> n’a rien depolyhistorique; <strong>le</strong> romancier ne se déguise pas en savant, en médecin, en sociologue,en historiographe, il analyse des situations humaines qui ne font partie d’aucunediscipline scientifique, qui font tout simp<strong>le</strong>ment partie de la vie. C’est dans ce sens queBroch et Musil comprirent la tâche historique du roman après <strong>le</strong> sièc<strong>le</strong> du réalismepsychologique : si la philosophie européenne n’a pas su penser la vie de l’homme,penser sa « métaphysique concrète », c’est <strong>le</strong> roman qui est prédestiné à occuper enfince terrain vide sur <strong>le</strong>quel il serait irremplaçab<strong>le</strong> (ce que la philosophie existentiel<strong>le</strong> aconfirmé par une preuve a contrario; car l’analyse de l’existence ne peut devenirsystème; l’existence est insystématisab<strong>le</strong> et Heidegger, amateur de poésie, a eu tortd’être indifférent à l’histoire du roman où se trouve <strong>le</strong> plus grand trésor de la sagesseexistentiel<strong>le</strong>).Secundo, contrairement à Mann, tout devient thème (questionnement existentiel)chez Musil. Si tout devient thème, l’arrière-plan disparaît et, comme sur un tab<strong>le</strong>aucubiste, il n’y a que <strong>le</strong> premier plan. C’est dans cette abolition de l’arrière-plan que jevois la révolution structurel<strong>le</strong> que Musil a effectuée. Souvent de grands changementsont une apparence discrète. En effet, la longueur des réf<strong>le</strong>xions, <strong>le</strong> tempo <strong>le</strong>nt desphrases, donnent à L’Homme sans qualités l’aspect d’une prose « traditionnel<strong>le</strong> ». Pasde renversement de la chronologie. Pas de monologues intérieurs à la Joyce. Pasd’abolition de la ponctuation. Pas de destruction du personnage et de l’action. Pendantquelque deux mil<strong>le</strong> pages, on suit l’histoire modeste d’un jeune intel<strong>le</strong>ctuel, Ulrich, quifréquente quelques maîtresses, rencontre quelques amis, et qui travail<strong>le</strong> dans uneassociation aussi sérieuse que grotesque (c’est là que <strong>le</strong> roman, d’une façon à peineperceptib<strong>le</strong>, s’éloigne du vraisemblab<strong>le</strong> et devient jeu) ayant pour but de préparer la

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