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Lire le livre - Bibliothèque

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célébration de l’Anniversaire de l’Empereur, une grande « fête de la paix » planifiée(une bombe bouffonne glissée sous <strong>le</strong>s fondements du roman) pour l’année 1918.Chaque petite situation est comme immobilisée dans sa course (c’est dans ce tempo,étrangement ra<strong>le</strong>nti, que, de temps en temps, Musil peut rappe<strong>le</strong>r Joyce) pour êtretranspercée d’un long regard qui se demande ce qu’el<strong>le</strong> signifie, comment lacomprendre et la penser.Mann, dans La Montagne magique, a transformé <strong>le</strong>s quelques années de l’avantguerrede 1914 en magnifique fête d’adieu au XIX e sièc<strong>le</strong>, parti à jamais. L’Hommesans qualités, situé dans <strong>le</strong>s mêmes années, explore <strong>le</strong>s situations humaines del’époque qui allait suivre : de cette période termina<strong>le</strong> des Temps modernes qui acommencé en 1914 et, semb<strong>le</strong>-t-il, est en train de se clore aujourd’hui sous nos yeux.En effet, tout est déjà là, dans cette Kakanie musilienne : <strong>le</strong> règne de la technique quepersonne ne domine et qui change l’homme en chiffres statistiques (<strong>le</strong> roman s’ouvredans une rue où a eu lieu un accident; un homme est couché à même <strong>le</strong> sol et uncoup<strong>le</strong> de passants commente l’événement en évoquant <strong>le</strong> nombre annuel d’accidentsde la circulation); la vitesse comme va<strong>le</strong>ur suprême du monde enivré par la technique;la bureaucratie opaque et omniprésente (<strong>le</strong>s bureaux de Musil sont un grand pendantdes bureaux de Kafka); la stérilité comique des idéologies qui ne comprennent rien, quine dirigent rien (<strong>le</strong> temps glorieux de Settembrini et de Naphta est révolu); <strong>le</strong>journalisme, héritier de ce qu’on a appelé jadis la culture; <strong>le</strong>s collabos de la modernité;la solidarité avec des criminels en tant qu’expression mystique de la religion des droitsde l’homme (Clarisse et Moosbrugger); l’infantophilie et l’infantocratie (Hans Sepp, unfasciste avant la <strong>le</strong>ttre, dont l’idéologie est fondée sur l’adoration de l’enfant en nous).Après avoir terminé La Valse aux adieux, au tout début des années 70, j’aiconsidéré ma carrière d’écrivain comme achevée. C’était sous l’occupation russe etnous avions, ma femme et moi, d’autres soucis. Ce n’est qu’un an après notre arrivéeen France (et grâce à la France) que, au bout de six ans d’une interruption tota<strong>le</strong>, je mesuis remis, sans passion, à écrire. Intimidé, et pour que je sente à nouveau <strong>le</strong> sol sousmes pieds, j’ai voulu continuer à faire ce que j’avais déjà fait : une sorte de deuxièmetome de Risib<strong>le</strong>s amours. Quel<strong>le</strong> régression ! C’est par ces nouvel<strong>le</strong>s que, vingt ansavant, j’avais commencé mon itinéraire de prosateur. Heureusement, après avoiresquissé deux ou trois de ces « risib<strong>le</strong>s amours bis », j’ai compris que j’étais en train defaire quelque chose de tout différent : non pas un recueil de nouvel<strong>le</strong>s mais un roman(intitulé ensuite Le Livre du rire et de l’oubli), un roman en sept parties indépendantesmais à tel point unies que chacune d’el<strong>le</strong>s, lue isolément, perdrait une grande partie deson sens.D’emblée, tout ce qui restait encore en moi de méfiant à l’égard de l’art du romandisparut : en donnant à chaque partie <strong>le</strong> caractère d’une nouvel<strong>le</strong> j’ai rendu inuti<strong>le</strong> toutela technique apparemment inévitab<strong>le</strong> de la grande composition romanesque. J’airencontré dans mon entreprise la vieil<strong>le</strong> stratégie de Chopin, la stratégie de la petitecomposition qui n’a pas besoin de passages a-thématiques. (Est-ce que cela veut direque la nouvel<strong>le</strong> est la petite forme du roman ? Oui. Il n’y a pas de différence ontologiqueentre nouvel<strong>le</strong> et roman, alors qu’il y en a entre roman et poésie, roman et théâtre.Victimes des contingences du vocabulaire, nous n’avons pas un terme unique pourembrasser ces deux formes, grande et petite, du même art.)

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