l’inconnu; <strong>le</strong> philosophe de l’avenir sera expérimentateur, dit Nietzsche; libre de partirdans différentes directions qui peuvent, à la rigueur, s’opposer.Si je suis partisan d’une forte présence du penser dans un roman cela ne veutpas dire que j’aime ce qu’on appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> « roman philosophique », cet asservissement duroman à une philosophie, cette « mise en récit » des idées mora<strong>le</strong>s ou politiques. Lapensée authentiquement romanesque (tel<strong>le</strong> que <strong>le</strong> roman la connaît depuis Rabelais)est toujours asystématique; indisciplinée; el<strong>le</strong> est proche de cel<strong>le</strong> de Nietzsche; el<strong>le</strong> estexpérimenta<strong>le</strong>; el<strong>le</strong> force des brèches dans tous <strong>le</strong>s systèmes d’idées qui nousentourent; el<strong>le</strong> examine (notamment par l’intermédiaire des personnages) tous <strong>le</strong>schemins de réf<strong>le</strong>xion en essayant d’al<strong>le</strong>r jusqu’au bout de chacun d’eux.Sur la pensée systématique, encore ceci : celui qui pense est automatiquementporté à systématiser; c’est son éternel<strong>le</strong> tentation (même la mienne, et même enécrivant ce <strong>livre</strong>) : tentation de décrire toutes <strong>le</strong>s conséquences de ses idées; deprévenir toutes <strong>le</strong>s objections et de <strong>le</strong>s réfuter d’avance; de barricader ainsi ses idées.Or, il faut que celui qui pense ne s’efforce pas de persuader <strong>le</strong>s autres de sa vérité; il setrouverait ainsi sur <strong>le</strong> chemin d’un système; sur <strong>le</strong> lamentab<strong>le</strong> chemin de l’« homme deconviction »; des hommes politiques aiment se qualifier ainsi; mais qu’est-ce qu’uneconviction ? C’est une pensée qui s’est arrêtée, qui s’est figée, et l’« homme deconviction » est un homme borné; la pensée expérimenta<strong>le</strong> ne désire pas persuadermais inspirer; inspirer une autre pensée, mettre en bran<strong>le</strong> <strong>le</strong> penser; c’est pourquoi unromancier doit systématiquement désystématiser sa pensée, donner des coups de pieddans la barricade qu’il a lui-même érigée autour de ses idées.Le refus nietzschéen de la pensée systématique a une autre conséquence : unimmense élargissement thématique; <strong>le</strong>s cloisons entre <strong>le</strong>s différentes disciplinesphilosophiques qui ont empêché de voir <strong>le</strong> monde réel dans toute son étendue sonttombées et dès lors toute chose humaine peut devenir objet de la pensée d’unphilosophe. Cela aussi rapproche la philosophie du roman : pour la première fois laphilosophie réfléchit non pas sur l’épistémologie, sur l’esthétique, sur l’éthique, sur laphénoménologie de l’esprit, sur la critique de la raison, etc., mais sur tout ce qui esthumain.Les historiens ou <strong>le</strong>s professeurs en exposant la philosophie nietzschéenne nonseu<strong>le</strong>ment la réduisent, ce qui va de soi, mais la défigurent en la retournant en l’opposéde ce qu’el<strong>le</strong> est, à savoir en un système. Dans <strong>le</strong>ur Nietzsche systématisé y a-t-i<strong>le</strong>ncore place pour ses réf<strong>le</strong>xions sur <strong>le</strong>s femmes, sur <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands, sur l’Europe, surBizet, sur Goethe, sur <strong>le</strong> kitsch hugolien, sur Aristophane, sur la légèreté de sty<strong>le</strong>, surl’ennui, sur <strong>le</strong> jeu, sur <strong>le</strong>s traductions, sur l’esprit d’obéissance, sur la possession del’autre et sur tous <strong>le</strong>s cas de figure psychologiques de cette possession, sur <strong>le</strong>s savantset <strong>le</strong>s limites de <strong>le</strong>ur esprit, sur <strong>le</strong>s Schauspie<strong>le</strong>r, comédiens qui s’exhibent sur la scènede l’Histoire, y a-t-il encore place pour mil<strong>le</strong> observations psychologiques, qu’on netrouve nul<strong>le</strong> part ail<strong>le</strong>urs, sauf peut-être chez quelques rares romanciers ?Comme Nietzsche a rapproché la philosophie du roman, Musil a rapproché <strong>le</strong>roman de la philosophie. Ce rapprochement ne veut pas dire que Musil soit moinsromancier que d’autres romanciers. De même que Nietzsche n’est pas moinsphilosophe que d’autres philosophes.
Le roman pensé de Musil accomplit lui aussi un élargissement thématique jamaisvu; rien de ce qui peut être pensé n’est exclu désormais de l’art du roman.Quand j’avais treize, quatorze ans, j’allais prendre des <strong>le</strong>çons de compositionmusica<strong>le</strong>. Non pas que je fusse un enfant prodige mais en raison de la délicatessepudique de mon père. C’était la guerre et son ami, un compositeur juif, a dû porterl’étoi<strong>le</strong> jaune; <strong>le</strong>s gens ont commencé à l’éviter. Mon père, ne sachant comment lui diresa solidarité, a eu l’idée de lui demander, à ce moment précis, de me donner des<strong>le</strong>çons. On confisquait alors aux juifs <strong>le</strong>ur appartement, et <strong>le</strong> compositeur devaitdéménager sans cesse vers un nouvel endroit, de plus en plus petit, pour finir, avantson départ pour Terezin, dans un petit logement où dans chaque pièce campaient,entassées, plusieurs personnes. Il avait chaque fois gardé son petit piano sur <strong>le</strong>quel jejouais mes exercices d’harmonie ou de polyphonie tandis que des inconnus autour denous s’adonnaient à <strong>le</strong>urs occupations.Il ne me reste de tout cela que mon admiration pour lui et trois ou quatre images.Surtout cel<strong>le</strong>-ci : en m’accompagnant après la <strong>le</strong>çon, il s’arrête près de la porte et me ditsoudain : « Il y a beaucoup de passages étonnamment faib<strong>le</strong>s chez Beethoven. Mais cesont ces passages faib<strong>le</strong>s qui mettent en va<strong>le</strong>ur <strong>le</strong>s passages forts. C’est comme unepelouse sans laquel<strong>le</strong> nous ne pourrions pas prendre plaisir au bel arbre qui pousse surel<strong>le</strong>. »Idée curieuse. Qu’el<strong>le</strong> me soit restée en mémoire, c’est encore plus curieux.Peut-être me suis-je senti honoré de pouvoir entendre un aveu confidentiel du maître,un secret, une grande ruse que seuls <strong>le</strong>s initiés avaient <strong>le</strong> droit de connaître.Quoi qu’il en soit, cette courte réf<strong>le</strong>xion de mon maître d’alors m’a poursuivi toutema vie (je l’ai défendue, j’ai fini par la combattre, mais je n’ai jamais douté de sonimportance); sans el<strong>le</strong>, ce texte, très certainement, n’aurait pas été écrit.Mais plus chère que cette réf<strong>le</strong>xion en el<strong>le</strong>-même m’est chère l’image d’unhomme qui, quelque temps avant son atroce voyage, réfléchit, à haute voix, devant unenfant, sur <strong>le</strong> problème de la composition de l’œuvre d’art.
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