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penser le christ aux dimensions du cosmos - Sciencelib Intersection

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PENSER LE CHRIST AUX DIMENSIONS DU COSMOSTHINKING CHRIST COMMENSURATE WITH THE COSMOSAUTEUR : JEAN-MARC MOSCHETTASCIENCELIB-INTERSECTION, EDITIONS MERSENNE : VOLUME 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-8139PUBLIÉ LE : 2013-04-05


Jean-Marc MoschettaPENSER LE CHRIST AUX DIMENSIONS DU COSMOSThinking Christ commensurate with the <strong>cosmos</strong>Jean-Marc MoschettaChercheur associé à l’IRISInstitut Catholique de Toulouse31 rue de la Fonderie31000 Toulousejm.moschetta@gmail.comPENSER LE CHRIST AUX DIMENSIONS DU COSMOSThinking Christ commensurate with the <strong>cosmos</strong>RésuméLe <strong>christ</strong>ianisme n’annonce pas seu<strong>le</strong>ment un salut pour tous <strong>le</strong>s hommes, il est porteurd’une promesse pour la totalité des réalités créées. Dieu n’est pas <strong>le</strong> Créateur de touteschoses sans être en même temps <strong>le</strong> Rédempteur de toutes choses, de l’univers visib<strong>le</strong> etinvisib<strong>le</strong>. L’universalité visée par <strong>le</strong> salut <strong>du</strong> Dieu des chrétiens ne se limite donc pas à laseu<strong>le</strong> espèce humaine. Mais comment entendre cette dimension d’universalité sur <strong>le</strong> plan<strong>christ</strong>ologique ? La notion de « Christ cosmique », inaugurée par Teilhard de Chardin, est<strong>le</strong> lieu où se rejoignent <strong>le</strong>s sources de la tradition biblique et la perspective contemporained’un monde devenu immensément grand. La <strong>christ</strong>ologie cosmique, qui s’enracine dansla littérature sapientiel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s épîtres de saint Paul et <strong>le</strong>s Pères grecs, mérite aujourd’huid’être redécouverte après une éclipse d’environ 14 sièc<strong>le</strong>s héritée de la traditionaugustinienne. L’immensité <strong>du</strong> monde observab<strong>le</strong> ne doit plus être comprise comme <strong>le</strong>décor inuti<strong>le</strong>ment grand de la seu<strong>le</strong> dramaturgie humaine mais correspond à la naturemême <strong>du</strong> Dieu de Jésus-Christ, ren<strong>du</strong> présent à l’étoffe <strong>du</strong> monde, inséparab<strong>le</strong> de sasingularité historique mais qui ne saurait s’enfermer dans <strong>le</strong> géocentrisme.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-81391


Jean-Marc Moschettaoccurrence dans son Journal à la date <strong>du</strong> 13 mars 1916. Nous reviendrons plus loin sur lamanière dont Teilhard lui a donné sens.a. Enracinement bibliqueSur <strong>le</strong> plan biblique, l’idée d’une <strong>christ</strong>ologie cosmique est présente dansplusieurs écrits de saint Paul et s’enracine dans la littérature sapientiel<strong>le</strong>. Les passages <strong>le</strong>splus directement liés à la notion de Christ cosmique sont essentiel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s suivants : 1Co 8,6 ; 1 Co 15,28 ; Rm 8, 22 ; Ph 2, 10 ; Col 1, 15-20 ; Ep 1,10 ; Ep 1,23 ; Ep 4,10 ; Ep4, 13 ; Hb 1, 2-4.On peut <strong>le</strong>s classer en 3 grandes catégories :a. Les passages qui mettent en relation <strong>le</strong> Christ et la Création, <strong>le</strong> Christ estpensé comme médiateur de la création et identifié à la figure de la Sagesseprésente à l’émergence <strong>du</strong> monde (Sg 8). Outre <strong>le</strong> fameux prologue deJean (Jn 1, 1-18) dans <strong>le</strong>quel d’emblée <strong>le</strong> Christ est désigné commel’incarnation <strong>du</strong> logos a<strong>le</strong>xandrin, nous re<strong>le</strong>vons :« Jésus Christ, par qui tout existe et par qui nous sommes » (1 Co 8,6)« Car en lui tout a été créé dans <strong>le</strong>s cieux et sur la terre (…) tout est créépar lui et pour lui et il est, lui, par devant tout [pro panton] ; tout estmaintenu en lui (ou tout subsiste en lui) » (Col 1, 16-17)« [Le Christ] <strong>le</strong> principe [e arche] de la création de Dieu » (Ap 3,14)(lit. Celui dont procède la création de Dieu)« Dieu, en ces jours qui sont <strong>le</strong>s derniers, nous a parlé par <strong>le</strong> Fils, qu’il aétabli héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait <strong>le</strong>s sièc<strong>le</strong>s [aionos, <strong>le</strong>séons, <strong>le</strong>s âges] » (He 1,2).<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-81395


Jean-Marc MoschettaDans ces passages, on note que <strong>le</strong> Christ est contemporain de la création.Le « par lui » indique donc l’existence d’un Christ « protologique » quiprécède l’homme Jésus ! De plus, <strong>le</strong> terme toutes choses [ta panta] désignela totalité des réalités créées, pas seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s êtres humains.On note éga<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> Christ ne se contente pas d’être présent auprocessus de création <strong>du</strong> monde. C’est « par lui » que <strong>le</strong>s chosesadviennent à l’existence et c’est « en lui » qu’el<strong>le</strong>s subsistent dansl’existence. Dit en termes théologiques, cela signifie que <strong>le</strong> Christ participeà la fois à la creatio originalis et à la creatio continua.b. Les passages qui manifestent la primauté <strong>du</strong> Christ dansl’accomplissement <strong>du</strong> monde.« Pour que tout, au nom de Jésus, s’agenouil<strong>le</strong> au plus haut des cieux, surla terre et <strong>aux</strong> enfers » (Ph 2, 10)Il s’agit ici des trois divisions cosmiques traditionnel<strong>le</strong>s (Ap 5, 3.13)« Tout réconcilier par lui (<strong>le</strong> Christ) et pour lui, et sur la terre et dans <strong>le</strong>scieux » (Col 1,20)« Pour mener <strong>le</strong>s temps à <strong>le</strong>ur accomplissement : réunir l’univers entiersous un seul chef [littéra<strong>le</strong>ment : récapitu<strong>le</strong>r toutes choses] : <strong>le</strong> Christ, cequi est dans <strong>le</strong>s cieux et ce qui est sur la terre » (Ep 1,10, trad. TOB).On note dans ces trois passages que <strong>le</strong> Christ est figure d’accomplissementcosmique à la fin de l’histoire. Ce Christ « eschatologique » faitconstamment écho au Christ protologique sans oublier <strong>le</strong> Christ qui estcontemporain à la vie <strong>du</strong> monde. Cette trip<strong>le</strong> perspective est cel<strong>le</strong> del’Apocalypse qui désigne <strong>le</strong> Christ comme « l’Alpha et l’Omega… et <strong>le</strong>Vivant » (Ap 1,17-18 ; 2,8 ; 22,13). Ainsi, il n’y a pas trois Christs mais un<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-81396


Jean-Marc Moschettaseul Christ, à la fois protologique, historique et eschatologique 4 . Le Christn’est pas mort seu<strong>le</strong>ment pour la réconciliation des hommes, maiséga<strong>le</strong>ment pour la réconciliation <strong>du</strong> <strong>cosmos</strong> (cf. « c’était Dieu qui, enChrist, se réconciliait <strong>le</strong> monde [kosmon] » (2 Co 5,19).c. Les passages qui expriment l’accomplissement mutuel <strong>du</strong> Christ et de lacréation.« Et quand toutes choses lui auront été soumises, alors <strong>le</strong> Fils lui-mêmesera soumis à Celui qui lui a tout soumis pour que Dieu soit tout en tous »(1 Co 15,28)« … La plénitude de celui qui est remplit, tout en tout » (Ep 1,23 ; trad.BJ)Il s’agit ici d’un sens passif [p<strong>le</strong>roumenou], reprenant <strong>le</strong> thème stoïcien oùDieu « remplit » <strong>le</strong> monde en même temps qu’il est rempli par <strong>le</strong> monde.Ici, c’est au Christ cet accomplissement mutuel s’applique. Le P. Benoîto.p. écrit à ce sujet : « [<strong>le</strong> Christ] remplit <strong>le</strong> monde nouveau en en prenantpossession par son influence recréatrice d’extension cosmique, mais aussiil est rempli par ce monde dans la mesure où il est progressivementcomplété, achevé dans sa plénitude tota<strong>le</strong> par la croissance de l’Eglise et<strong>du</strong> monde qu’el<strong>le</strong> entraîne après el<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> Christ » 5 .« Celui qui est descen<strong>du</strong> est aussi celui qui est monté plus haut que tous <strong>le</strong>scieux afin de remplir l’univers » (Ep 4,10 ; trad. TOB).« Nous devons parvenir tous ensemb<strong>le</strong> à ne faire plus qu’un dans la foi etla connaissance <strong>du</strong> Fils de Dieu, et à constituer cet homme parfait, dans laforce de l’âge, qui réalise la plénitude <strong>du</strong> Christ » (Ep 4,13 ; trad. BJ)4 Voir cette idée développée chez Raimon PANIKKAR, Une <strong>christ</strong>ophanie pour notre temps, coll. « <strong>le</strong>souff<strong>le</strong> de l’esprit », Paris, Actes Sud, 2001, p. 36.5 P. BENOIT, Exégèse et Théologie, Paris, Cerf, 1961, t. 2, p. 151<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-81397


Jean-Marc MoschettaDans ces passages, hélas peu exploités par la tradition latine, <strong>le</strong> Christn’est pas un personnage déjà accompli depuis la fondation <strong>du</strong> monde. Ilréalise son accomplissement dans l’accomplissement <strong>du</strong> monde et <strong>le</strong>monde s’accomplit dans <strong>le</strong> Christ. Ce « Christ cosmique » transfigure lacréation pour la porter à son p<strong>le</strong>in achèvement. Il « remplit l’univers » afinque « Dieu soit tout en tous ». Il s’agit bien ici <strong>du</strong> Christ eschatologiquequi récapitu<strong>le</strong> toutes choses en lui et se présente donc, comme nous <strong>le</strong>verrons dans la tradition franciscaine, comme <strong>le</strong> motif et <strong>le</strong> but de lacréation.Ces trois famil<strong>le</strong>s de textes indiquent que la <strong>christ</strong>ologie ne se résume pas àl’explicitation théologique de la vie de Jésus de Nazareth. Le concept de Christ paraît be<strong>le</strong>t bien déborder la seu<strong>le</strong> personne de Jésus même si la confession de foi chrétienne parexcel<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong> kérygme, consiste à proclamer que « Jésus est <strong>le</strong> Christ ». Nousreviendrons sur ce point fondamental.b. Une histoire récenteDans la tradition de l’Eglise, on relève <strong>le</strong> peu d’intérêt de la théologie occidenta<strong>le</strong>pour la dimension cosmique de la théologie. Dans la patristique, <strong>le</strong> thème <strong>du</strong> Christcosmique est plutôt développé par <strong>le</strong>s Pères grecs : Justin, Irénée, Clément d’A<strong>le</strong>xandrie,Origène, Athanase, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Cyril<strong>le</strong> de Jérusa<strong>le</strong>m,Maxime <strong>le</strong> Confesseur. Il est quasiment absent des Pères latins, mis à part saint Ambroisequi développe une <strong>christ</strong>ologie de la Création. Ce manque d’intérêt de la théologie latinepour la destinée <strong>du</strong> monde non humain peut s’expliquer, selon François Euvé, parl’influence forte de saint Augustin pour qui « Dieu se rencontre davantage à l’intime del’âme que dans la marche <strong>du</strong> monde » 6 . La pensée de saint Augustin est en effet sensib<strong>le</strong>à l’idée que <strong>le</strong> Christ nous a libérés de toutes <strong>le</strong>s dépendances supposées <strong>aux</strong> astres et <strong>le</strong>ssuperstitions cosmiques présentes dans la pensée païenne antique.Cette « libération » s’accentue encore chez <strong>le</strong>s médiév<strong>aux</strong> (à l’exception de DunsScot et saint Bonaventure mais aussi d’Hugues de saint Victor et maître Eckart) avant de6 François EUVE, « Découvrir la dimension cosmique <strong>du</strong> Christ », La Chair et <strong>le</strong> Souff<strong>le</strong>, Vol. 3, n. 1, 2008,p. 51-65.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-81398


Jean-Marc Moschettamarquer une rupture au début des temps modernes lorsque « <strong>le</strong> monde devient une"mécanique" soumise à l’emprise efficace de l’action humaine » 7 . Les Lumières ontaccentué encore cette idée d’un « désenchantement » <strong>du</strong> monde en recentrant l’attentionsur l’homme et reléguant la nature au décor sur fond <strong>du</strong>quel se dérou<strong>le</strong> la dramaturgiehumaine.c. L’expression au 20 ème sièc<strong>le</strong>Certains auteurs notent que la <strong>christ</strong>ologie cosmique a connu une éclipse entreMaxime <strong>le</strong> Confesseur (7 ème sièc<strong>le</strong>) et… Teilhard de Chardin. Sous l’influence del’exégète Rudolf Bultmann, qui préconise une démythologisation radica<strong>le</strong> des Ecrituresdans <strong>le</strong>s années 1950, il est admis à cette époque que « la <strong>christ</strong>ologie de Paul estfortement influencée par <strong>le</strong> mythe gnostique <strong>du</strong> rédempteur, pesamment <strong>le</strong>sté d’élémentscosmologiques » 8 . Ce point de vue a été fortement critiqué par <strong>le</strong> P. Benoît et par MarkusBarth (<strong>le</strong> propre fils de Karl Barth) dans <strong>le</strong>s années 1960 pour qui : « la <strong>christ</strong>ologiecosmique, loin d’être un ajout tardif, appartient au cœur <strong>du</strong> concept paulinien deSeigneur, pas moins que sa théologie de la croix ». Plutôt qu’une influence gnostique, ilfaut reconnaître, dans <strong>le</strong>s passages cités plus haut, l’influence chez Paul <strong>du</strong> judaïsmehellénistique préchrétien et de la littérature de sagesse.Si l’expression « Christ cosmique » réapparaît au 20 ème sièc<strong>le</strong> chez Teilhard, el<strong>le</strong>fut popularisée de manière tapageuse en 1961 par Joseph Sitt<strong>le</strong>r, un théologien luthériende Chicago, qui intervint au cours de la rencontre <strong>du</strong> Conseil œcuménique des Eglises àNew Delhi. Au cours de cette intervention, il fit remarquer qu’il existait un risque deré<strong>du</strong>ction mora<strong>le</strong> et piétiste de la <strong>christ</strong>ologie si l’on pensait pouvoir élaborer une doctrinede la rédemption sans prendre en compte la théologie de la Création. Selon Sitt<strong>le</strong>r, une« doctrine de la rédemption n’a de sens que si el<strong>le</strong> se meut à l’intérieur de l’orbite pluslarge d’une doctrine de la création ». Cette intervention fut accueillie favorab<strong>le</strong>ment par<strong>le</strong>s indiens qui y virent une possibilité de dialogue avec <strong>le</strong>s autres religions, notamment<strong>le</strong>s religions orienta<strong>le</strong>s plus attentives à la nature. El<strong>le</strong> suscita au contraire <strong>le</strong>s réserves deceux pour qui « un salut <strong>christ</strong>ologique implique seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s indivi<strong>du</strong>s, l’Eglise et lasociété ». L’ouverture <strong>du</strong> Conci<strong>le</strong> Vatican II et <strong>le</strong> Monitum de 1962 qui frappa <strong>le</strong> P.7 François EUVE, Ibid.8 J. MCCARTHY, « Le Christ cosmique à l’âge de l’écologie », Nouvel<strong>le</strong> Revue Théologique, vol. 116, 1994,p. 31.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-81399


Jean-Marc MoschettaTeilhard de Chardin ne permirent pas d’accorder à ce point de vue une postéritéthéologique significative au sein de l’Eglise avant <strong>le</strong>s années 1980.Avant d’entendre la manière dont Teilhard, puis Jürgen Moltmann et enfin lathéologie franciscaine ont essayé d’assumer cette idée d’une <strong>christ</strong>ologie cosmique, il estimportant de resituer cette notion dans <strong>le</strong> contexte d’une vision de la nature marquée parce que l’on peut appe<strong>le</strong>r la vision évolutionniste contemporaine.2. LA VISION CONTEMPORAINE DE LA NATUREL’expression « Christ cosmique » apparaît dans <strong>le</strong> contexte d’une visioncontemporaine de la nature. Il importe d’en saisir l’originalité d’abord sur <strong>le</strong> planscientifique avant d’entrer dans <strong>le</strong> débat proprement théologique. Le mot « <strong>cosmos</strong> »exprime une certaine conception de la nature fondée sur l’harmonie <strong>du</strong> tout. La notion debeauté est présente dans <strong>le</strong> terme même de <strong>cosmos</strong> qui partage la même racine que <strong>le</strong> mot« cosmétique » par exemp<strong>le</strong>. Le mot « <strong>cosmos</strong> » exprime vision ordonnée et harmonieusede la nature, héritée en particulier de la philosophie stoïcienne : régularité des orbites,cyc<strong>le</strong>s des saisons, sentiment d’équilibre <strong>du</strong> monde y compris <strong>du</strong> monde vivant. Cettevision a été profondément remise en cause avec la modernité et encore plus dans <strong>le</strong>contexte scientifique contemporain.Sur <strong>le</strong> plan épistémologique, la conception de la nature connaît ainsi trèsschématiquement trois grandes périodes : a. la période classique, dominée en Occidentpar la physique stoïcienne d’une part et la physique d’Aristote de l’autre, b. la périodemoderne marquée par la Renaissance et <strong>le</strong>s Lumières, et enfin c. la périodecontemporaine 9 marquée par la théorie de l’évolution, la génétique, la physiquequantique, la théorie de la relativité (quelques menus détails en somme !).a. Les Temps modernes : la confiscation <strong>du</strong> centreDe manière très condensée, la rupture moderne dans la vision de la nature estmarquée par la révolution copernicienne qui déclare que <strong>le</strong> monde n’a pas de centre et9 En théologie, on note que <strong>le</strong>s deux premières périodes sont bien connues mais que la troisième est encoreparfois assez peu prise en compte sur <strong>le</strong> plan théologique, ce qui intro<strong>du</strong>it parfois un décalage entre certainsaffirmations traditionnel<strong>le</strong>s de la foi et la compréhension contemporaine <strong>du</strong> monde.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813910


Jean-Marc Moschettaque <strong>le</strong> mouvement est toujours relatif. Cette affirmation bien connue est au cœur de lacontroverse qui entoure <strong>le</strong> procès Galilée. Outre <strong>le</strong> contentieux exégétique qui porte sur <strong>le</strong>caractère héliocentrique <strong>du</strong> système solaire – et la tension fondamenta<strong>le</strong> que cecontentieux intro<strong>du</strong>it entre l’autorité de l’Eglise et l’autonomie <strong>du</strong> discours scientifique,<strong>le</strong> procès Galilée est éga<strong>le</strong>ment lourd, selon moi, d’un litige théologique lié à la visiond’un Dieu immobi<strong>le</strong> mise à mal par <strong>le</strong> système copernicien. C’est parce que <strong>le</strong> monde estdevenu essentiel<strong>le</strong>ment mobi<strong>le</strong>, privé de centre et sans arrière-fond stab<strong>le</strong> et pérenne,qu’est menacée l’image rassurante <strong>du</strong> Dieu immuab<strong>le</strong> qui sous-tend la création 10 . Larévolution copernicienne nous dit que nous n’habitons pas l’« hypercentre » <strong>du</strong> mondemais que nous résidons tous en province 11 !Le stab<strong>le</strong> kosmos grec était évocateur d’un Dieu sur qui peut se fonder <strong>le</strong> monde.Mais si <strong>le</strong> monde est « mouvant », si la Terre devient un radeau branlant, jetée à la dérivedans l’immensité de l’espace, cela intro<strong>du</strong>it un élément d’inconfort et d’insécurité quiinterroge l’identité même <strong>du</strong> Créateur. Mon point de vue est que cet inconfort peut êtresource stimulante de renouveau pour la théologie de la Création et pour la <strong>christ</strong>ologie enparticulier. Nous allons voir comment.Le renversement intro<strong>du</strong>it par <strong>le</strong> système de Copernic qui déclare que la Terren’est pas au centre de l’univers (pas plus que <strong>le</strong> So<strong>le</strong>il n’est au centre de la Voie Lactée nique notre galaxie est au centre de l’amas local) n’est pas sans incidence sur <strong>le</strong> planthéologique. Car l’histoire de Jésus est géocentrée. Au sens théologique, la Terre est bienau centre de l’univers 12 . Jésus est né dans un village particulier, dans une provinceparticulière de l’empire romain. Il ne naît pas dans une capita<strong>le</strong> ou au carrefour des voiesromaines mais dans un bourg situé dans une province secondaire de l’Empire, confirmantque Dieu s’approche de l’homme à travers une histoire personnel<strong>le</strong> et singulière. C’est cequi se réalise en Jésus, <strong>le</strong>quel déclare cependant à la Samaritaine : « l’heure vient où cen’est ni sur cette montagne, ni à Jérusa<strong>le</strong>m que vous adorerez <strong>le</strong> Père (…) Mais l’heurevient, et c’est maintenant, où <strong>le</strong>s vrais adorateurs adoreront <strong>le</strong> Père en esprit et en vérité »10 Ainsi, la fameuse phrase de Galilée, sans doute apocryphe : « Eppur si muove » peut se tra<strong>du</strong>ire par « Etpourtant el<strong>le</strong> se meut » et non « Et pourtant el<strong>le</strong> tourne ». L’enjeu est la mobilité de la Terre et, à traversel<strong>le</strong>, de l’absence de tout repère absolu et la disparition de tout centre dans l’univers.11 En même temps, tout <strong>le</strong> monde vivant en province, <strong>le</strong>s lois de l’« uni-vers » sont valab<strong>le</strong>svraisemblab<strong>le</strong>ment d’un bout à l’autre <strong>du</strong> <strong>cosmos</strong>. Ceci vaut pour la physique en général et pour la biologieen particulier. Le renversement par Galilée de la distinction aristotélicienne entre physique sublunaire etphysique supralunaire a ainsi ouvert la voie à la science expérimenta<strong>le</strong> moderne.12 Nous retrouvons ici, en un certain sens, <strong>le</strong> point de vue exprimé par Husserl. Voir Edmund HUSSERL, Laterre de ne se meut pas, trad. D. Frank, coll. « Philosophies », Paris, Ed. Minuit, (ed. orig. 1934), 1989.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813911


Jean-Marc Moschetta(Jn 4, 23). Une sorte de rupture copernicienne se joue là : <strong>le</strong> <strong>christ</strong>ianisme ne consiste pasà ramener toutes choses au lieu de l’origine mais à se tourner vers l’avenir et à répandrela Bonne Nouvel<strong>le</strong> jusqu’<strong>aux</strong> extrémités <strong>du</strong> monde. Très tôt, l’Eglise s’est comprisecomme animée par un doub<strong>le</strong> mouvement de centrement et de décentrement : tout à lafois ten<strong>du</strong>e vers l’universalité <strong>du</strong> message et en même temps référée à un centre, <strong>le</strong>Christ, dont <strong>le</strong> culte est désormais délocalisé.b. La solidarité de l’homme avec la natureLa théorie synthétique de l’évolution nous informe que l’homme apparaît dans lacontinuité des autres espèces vivantes. Cette théorie permet de mieux comprendrecomment s’est élaboré la comp<strong>le</strong>xification progressive <strong>du</strong> vivant, depuis <strong>le</strong>s êtresmonocellulaires jusqu’<strong>aux</strong> primates supérieurs et l’espèce humaine. Les espèces vivantesne sortent pas toutes faites des mains de Dieu, el<strong>le</strong>s émergent <strong>le</strong>ntement de l’histoirebiologique et d’abord de l’histoire prébiotique (éléments lourds expulsés par <strong>le</strong>sexplosions de supernovas, etc.). La progressivité des mutations et des changements quiexpliquent l’apparition d’organes comp<strong>le</strong>xes comme <strong>le</strong> cerveau ou <strong>le</strong> systèmeimmunitaire par exemp<strong>le</strong>, souligne la solidarité des espèces entre el<strong>le</strong>s, solidarité queredécouvre aujourd’hui l’écologie en prenant justement la mesure de notre dépendance aumonde des bactéries, des végét<strong>aux</strong>, des anim<strong>aux</strong>, etc. L’espèce humaine, en dépit de sadifférence radica<strong>le</strong> par rapport <strong>aux</strong> autres espèces anima<strong>le</strong>s, est profondément solidaire deson environnement biologique dont el<strong>le</strong> est à la fois issue et dépendante pour sa propresurvie.Enfin, l’éthologie des grands primates, en particulier des chimpanzés et desbonobos, révè<strong>le</strong> que des caractères réputés propres à l’homme : <strong>le</strong> rire, la conscience desoi, la prévenance, mais aussi <strong>le</strong> mensonge, <strong>le</strong> sens politique, la dissimulation, etc.existent à un certain degré chez nos cousins <strong>le</strong>s plus évolués <strong>du</strong> monde animal 13 .Sur <strong>le</strong> plan théologique, cette continuité de l’espèce humaine avec <strong>le</strong> reste <strong>du</strong>vivant suggère que <strong>le</strong> salut doit être envisagé de manière inclusive vis-à-vis <strong>du</strong> reste de lacréation et non pas strictement anthropocentrique. Cette idée rejoint la tradition, présente13 Cf. Frans DE WAAL, Le Singe en nous, Paris, Fayard, 2005.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813912


Jean-Marc Moschettadans <strong>le</strong>s prophètes, selon laquel<strong>le</strong> l’attente <strong>du</strong> monde à venir concerne l’ensemb<strong>le</strong> desêtres vivants et non la seu<strong>le</strong> espèce humaine 14 .c. La nouveauté radica<strong>le</strong> dans la natureLe monde dans <strong>le</strong>quel nous vivons est autocréateur de nouveauté. Des chosesradica<strong>le</strong>ment nouvel<strong>le</strong>s émergent d’environnements plus élémentaires qui ne <strong>le</strong>scontiennent pas, même en germe. C’est à travers <strong>le</strong> concept d’émergence que laphilosophie contemporaine prend acte de ce caractère particulier <strong>du</strong> monde. La notiond’émergence s’oppose à cel<strong>le</strong> de déterminisme et conteste que ce qui apparaît commenouveau soit en réalité <strong>le</strong> déploiement de ce qui était déjà contenu en germe. Or, onconnaît maintenant plusieurs exemp<strong>le</strong>s de structures ordonnées qui peuvent spontanémentémerger <strong>du</strong> chaos. Les scénarios d’apparition des briques pré-biotiques s’appuient surl’existence de systèmes thermodynamiques hors équilibres qui permettent de pro<strong>du</strong>ire del’ordre – et donc de la comp<strong>le</strong>xité – à partir d’un désordre apparent. Cet ordre n’estnul<strong>le</strong>ment dissimulé dans <strong>le</strong> désordre, il n’est pas contenu comme tel dans la situation dedépart. Et lorsqu’il apparaît, il apporte un élément radica<strong>le</strong>ment différent et nouveau parrapport à cette situation initia<strong>le</strong>. Dans cette notion d’émergence, <strong>le</strong> hasard tient une placeimportante. La conception contemporaine <strong>du</strong> hasard reconnaît à celui-ci un statutintrinsèque. Le hasard ne tient pas son existence des limites de notre savoir. Il n’est pasré<strong>du</strong>ctib<strong>le</strong> à la mesure de notre ignorance des phénomènes car il existe une part de hasardradical dans <strong>le</strong>s phénomènes physiques, ainsi que nous l’apprend la physique quantique 15 .Cela signifie qu’en toute rigueur, l’état futur d’un système ne peut être prédit avec uneprécision arbitrairement grande, quel<strong>le</strong> que soit la puissance de calcul disponib<strong>le</strong> àl’instant présent.14 Sans doute, la réponse de l’homme, comme être libre et doué de jugement sera-t-el<strong>le</strong> différente de cel<strong>le</strong>des anim<strong>aux</strong> et il reste à imaginer une certaine forme de réponse à la Bonne Nouvel<strong>le</strong> de la part <strong>du</strong> reste dela création. La perspective évolutionniste rompt avec la conception classique <strong>du</strong> monde enten<strong>du</strong> commedécor des péripéties humaines.15 Le fameux « principe d’incertitude d’Heisenberg » énonce que l’on ne peut pas attribuer à une particu<strong>le</strong> àun instant donné, une position et une vitesse arbitrairement précises. Le pro<strong>du</strong>it de l’imprécision sur laposition par l’imprécision sur la vitesse est supérieur à une va<strong>le</strong>ur finie, proportionnel<strong>le</strong> à ce que l’onappel<strong>le</strong> la constante de Planck. Ce qui est appelé de manière incorrecte un « principe » est en réalité uneinégalité qui décou<strong>le</strong> de la description mathématique des états quantiques de la matière et non une relationd’incertitude qui qualifierait l’imperfection des mesures. Il serait donc plus juste de par<strong>le</strong>r de « relationd’indétermination » plutôt que de principe d’incertitude, dans la mesure où il ne s’agit à proprement par<strong>le</strong>rni d’un principe, ni d’une question d’incertitude expérimenta<strong>le</strong> mais de la description <strong>du</strong> caractèreindéterminé de la réalité matériel<strong>le</strong>.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813913


Jean-Marc MoschettaC’est ainsi que, <strong>du</strong> fait de cette notion d’émergence et de hasard intrinsèque à laréalité matériel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> monde qui a été voulu par Dieu n’est pas déterminé d’avance. Si l’onpouvait rejouer l’histoire de l’univers en repartant <strong>du</strong> Big Bang, on obtiendraitobligatoirement un monde différent. La création est un processus permanent dont nous nesommes pas sortis. En définitive, <strong>le</strong> caractère évolutif <strong>du</strong> monde révè<strong>le</strong> qu’en grandepartie, <strong>le</strong> monde n’est pas encore créé, <strong>le</strong> monde est, au mieux, en cours de création.d. L’homme n’est pas <strong>le</strong> « telos » <strong>du</strong> mondeL’apparition de l’homme résulte lui-même d’un processus sinueux, comp<strong>le</strong>xe etprogressif. On par<strong>le</strong> couramment <strong>du</strong> « buisson des hominidés » avec au moins plusieurshumanités qui ont cohabité : Neandertal et Homo Sapiens. Il n’y a rien dans l’histoire dela vie qui ressemb<strong>le</strong> à l’apparition d’un premier coup<strong>le</strong> humain quelque part dans l’Est del’Afrique, mais une émergence continue des attributs de l’humanité issue de plusieurssources à la fois. Du point de vue de la science, l’espèce humaine n’apparaît donc pascomme <strong>le</strong> « telos » prédéterminé de l’évolution. Le monde n’est pas <strong>le</strong> marchepied del’humanité.Sur <strong>le</strong> plan théologique, cette place de la nouveauté radica<strong>le</strong> dans la nature estsigne que <strong>le</strong> Dieu créateur est <strong>le</strong> Dieu vivant qui s’accomplit dans l’histoire <strong>du</strong> monde. I<strong>le</strong>st <strong>le</strong> Dieu inatten<strong>du</strong>, <strong>le</strong> « Grand Opportuniste » ou <strong>le</strong> « Grand Improvisateur » et non <strong>le</strong>Dieu <strong>du</strong> déterminisme laplacien 16 .Enfin, Le caractère évolutif <strong>du</strong> monde nous informe qu’il n’a jamais existéquelque chose comme un état de perfection originel<strong>le</strong> et que la comp<strong>le</strong>xité, l’émergencede formes nouvel<strong>le</strong>s continue d’arriver dans <strong>le</strong> futur. L’évolution ne s’arrête pas avecl’espèce humaine mais l’espèce humaine el<strong>le</strong>-même est en route vers une post-16 Cette conception de Dieu rejoint cel<strong>le</strong> <strong>du</strong> théologien Lewis Ford exprimée dans ce très beau passage : «La providence divine ne peut pas être comprise comme <strong>le</strong> déploiement d’une suite prédéterminéed’événements. La prophétie n’est pas une prédiction mais la proclamation de l’intention divine, laquel<strong>le</strong>dépend, pour se réaliser, des conditions mêmes qu’appel<strong>le</strong> cette intention et de l’émergence des moyens par<strong>le</strong>squels cette intention est susceptib<strong>le</strong> de se réaliser. La proclamation par Isaïe de la destruction de Judasdépendait de la nouvel<strong>le</strong> opposition persistante d’Israël <strong>aux</strong> commandements de Dieu ainsi que de lapuissance de l’Assyrie. Ainsi, pour <strong>le</strong>s prophètes, Dieu devient <strong>le</strong> grand improvisateur et l’opportunistecherchant à chaque fois à réaliser son but à partir de n’importe quel<strong>le</strong> situation : si ce n’est pas des mains deSennachérib, ce sera de cel<strong>le</strong>s de Nabuchodonosor. Si la nation d’Israël refuse d’actualiser son rô<strong>le</strong>rédempteur pour l’humanité, alors la tâche sera confiée <strong>aux</strong> restes des croyants. Si ce reste de croyantséchoue, nous pouvons alors confesser que <strong>le</strong> dessein de Dieu s’est concentré sur un simp<strong>le</strong> charpentier deNazareth. Cette histoire est parfaitement contingente et ouverte sur l’avenir en ce qui concerne saréalisation mais el<strong>le</strong> devient la manière dont Dieu réalise son projet d’une façon ou d’une autre », LewisFORD, The Lure of God, Fortress Press, chap. 2, 1978.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813914


Jean-Marc Moschettahumanité… ou sa propre disparition. L’affirmation selon laquel<strong>le</strong> l’espèce humaine est <strong>le</strong>sommet de la création ne peut être enten<strong>du</strong>e en un sens absolu mais relativement àl’environnement proche de la Terre. Une espèce plus avancée que l’humanité estsusceptib<strong>le</strong> d’avoir existé avant ou existera après l’espèce humaine 17 . L’évolution <strong>du</strong>vivant se poursuit en parallè<strong>le</strong> et au-delà de l’espèce humaine. Cette « para-humanité » etcette « post-humanité » sont-el<strong>le</strong> éligib<strong>le</strong>s au salut de Jésus-Christ ? La notion de Christcosmique répond par l’affirmative.3. TEILHARD ET « L’EUCHARISTISATION DU COSMOS »Le P. Teilhard de Chardin a longuement médité sur <strong>le</strong>s implications théologiqueset notamment <strong>christ</strong>ologiques de la théorie de l’évolution. Son œuvre a consisté à donnerun sens <strong>christ</strong>ologique au caractère évolutionniste <strong>du</strong> monde.a. L’accomplissement <strong>du</strong> <strong>cosmos</strong>Pour Teilhard, la comp<strong>le</strong>xification progressive des espèces est signe d’unecertaine « convergence » <strong>du</strong> monde. Quelque chose « évolue », même si l’évolution resteun processus ambiva<strong>le</strong>nt où se côtoient l’émergence de la pensée et <strong>le</strong>s disparitionsmassives d’espèces au cours de l’histoire 18 . Pour Teilhard, marqué par <strong>le</strong> lamarckismeplus que par <strong>le</strong> darwinisme, <strong>le</strong>s choses évoluent sous l’effet des causes extérieures maisaussi sous l’effet de causes intérieures à la « matière ». Le Christ, écrit-il « irradie dans lamatière ». Il « besogne », comme l’écrit André Gounel<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> minéral, <strong>le</strong> végétal,l’animal 19 et attire plus haut la création dans ce processus d’élévation qui s’achèverafina<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong> Christ.De même que <strong>le</strong> Christ a autrefois été assimilé au Logos a<strong>le</strong>xandrin 20 , de même ils’agit de « reprendre la même tactique, non plus cette fois avec <strong>le</strong> principe ordonnateur17 Plus probab<strong>le</strong>ment avant étant donné la relative jeunesse de notre planète.18 Cf. Jürgen MOLTMANN : « Toute histoire <strong>du</strong> progrès a son revers dans l’histoire de ses victimes », op.cit., p. 404.19 Cf. André GOUNELLE, Le dynamisme créateur de Dieu, essai sur la théologie <strong>du</strong> Process, nouvel<strong>le</strong>édition (1ère édition 1981), Paris, ed. Van Dieren, 2010, p. 127.20 Ainsi, pour <strong>le</strong> pape Benoît XVI, « la rencontre <strong>du</strong> message biblique et de la pensée grecque n’est pas unhasard». Voir <strong>le</strong> voyage apostolique <strong>du</strong> pape Benoît XVI à Munich, Altötting et Ratisbonne (9-14septembre 2006), « Rencontre avec <strong>le</strong>s représentants <strong>du</strong> monde des sciences », discours <strong>du</strong> saint Père,<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813915


Jean-Marc Moschetta<strong>du</strong> stab<strong>le</strong> kosmos grec, mais avec <strong>le</strong> néo-Logos de la philosophie moderne, <strong>le</strong> principeévoluteur d’un Univers en mouvement » 21 . Dans la théologie de Teilhard, <strong>le</strong> Christcosmique devient celui qui soutient <strong>le</strong> processus d’évolution <strong>du</strong> monde et qui, dans lamesure où ce processus converge vers lui, s’auto-accomplit dans ce processus. La notiond’ « eucharistisation » <strong>du</strong> <strong>cosmos</strong> in<strong>du</strong>it fina<strong>le</strong>ment l’idée d’un Christus Viator, d’unChrist compagnon <strong>du</strong> monde qui guide, transforme et se réalise lui-même à travers lamarche <strong>du</strong> monde.Ainsi, pour Teilhard :« La venue <strong>du</strong> Christ dans <strong>le</strong> monde des humains ne s’achève pas dans lanaissance de Jésus en Pa<strong>le</strong>stine. Au contraire, cet événement historiqueparticulier inaugure l’entrée de la totalité de l’ordre créé dans <strong>le</strong> Christ.L’Incarnation, loin d’être confinée à un événement singulier à un instantparticulier de l’histoire, est un mouvement en cours qui transforme <strong>le</strong> monde etcrée la réalité historique dans laquel<strong>le</strong> entre <strong>le</strong> monde » 22 .A sa façon, <strong>le</strong> théologien Raimon Panikkar exprime cette idée en disant quel’Incarnation ne fait que commencer 23 ! Fina<strong>le</strong>ment, comme l’écrit Moltmann, « Teilhardvoyait dans l’incarnation un processus qui ne s’épuise pas dans la personne historiqueunique de Jésus de Nazareth mais qui vise la "<strong>christ</strong>ification" <strong>du</strong> <strong>cosmos</strong> tout entier » 24 .b. Le Christ OmegaConvaincu de la nécessité d’opérer un renversement mettant en premier la fin – etnon l’origine – comme moteur de ce qui est, Teilhard de Chardin énonce une critique dela métaphysique d’Aristote sur la notion de Premier Moteur lorsque cel<strong>le</strong>-ci se rapporte àGrand Amphithéâtre de l'Université de Ratisbonne, Mardi 12 septembre 2006, « Foi, Raison et Université :souvenirs et réf<strong>le</strong>xions », Documentation Catholique 2006, n° 2366, p. 924-929.21 Pierre TEILHARD DE CHARDIN, « Christianisme et Evolution » dans Comment je crois, Œuvres, t. X, Ed.Seuil, Paris, 1969, p. 211.22 David GRUMETT, « Teilhard de Chardin’s Evolutionary Natural Theology », Zygon, vol. 42, n°2, juin2007, p. 527.23 Cf. Raimon PANIKKAR, Une <strong>christ</strong>ophanie pour notre temps, Paris, ed. Actes Sud, coll. « <strong>le</strong> souff<strong>le</strong> del’esprit », trad. Olivier Moreel, 2001.24 Jürgen MOLTMANN, Jésus, <strong>le</strong> Messie de Dieu, coll. Cogitatio Fidei, n. 171, Paris, Cerf, p. 400.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813916


Jean-Marc MoschettaDieu. Selon Teilhard, cette notion peut être considérée à la limite comme un contresenspour qualifier la relation de Dieu au monde :« Depuis Aristote, écrit-il, on n’avait guère cessé de construire <strong>le</strong>s ‘‘modè<strong>le</strong>s’’de Dieu sur <strong>le</strong> type d’un Premier Moteur extrinsèque, agissant a retro. Depuisl’émergence, en notre conscience, <strong>du</strong> ‘‘sens évolutif’’, il ne nous est plusphysiquement possib<strong>le</strong> de concevoir, ni d’adorer, autre chose qu’un DieuPremier Moteur organique ab ante. Seul un Dieu fonctionnant et tota<strong>le</strong>ment‘‘Oméga’’ peut désormais nous satisfaire » 25 .Pour <strong>le</strong> croyant attentif au caractère évolutif de la nature, <strong>le</strong> devenir <strong>du</strong> monden’est pas seu<strong>le</strong>ment un sursis accordé au monde pour permettre la conversion des âmes.Selon <strong>le</strong>s mots <strong>du</strong> théologien catholique américain John Haught, paraphrasant Teilhard,« après Darwin et la nouvel<strong>le</strong> cosmologie, nous devons dire que Dieu est moins Alphaque Omega » 26 . Cela con<strong>du</strong>it à la notion <strong>christ</strong>ologique de « Christ-Omega » qui souligne<strong>le</strong> caractère d’anticipation et d’accomplissement contenu dans la figure <strong>du</strong> Messie. Mais<strong>le</strong> Christ Omega ne se contente pas de récapitu<strong>le</strong>r l’histoire à la fin des temps par un actequ’il posera plus tard, en temps voulu. Depuis <strong>le</strong> commencement et jusqu’à l’instantprésent, il attire tout à lui, à travers l’Incarnation et la Croix et il attire encore tout à luidepuis la fin « convergente » de l’univers où il ne cesse de se tenir 27 .Cette situation de Dieu en avant de sa création 28 , précédant <strong>le</strong>s hommes dans <strong>le</strong>urhistoire, est conforme à la présentation évangélique <strong>du</strong> Royaume de Dieu qui manifeste lapuissance d’action <strong>du</strong> futur sur l’instant présent. Le Christ cosmique est « au-devant » <strong>du</strong>monde et l’attire à lui. La notion traditionnel<strong>le</strong> de promesse trouve là une dimensionnouvel<strong>le</strong> par rapport à la vision évolutive <strong>du</strong> monde.25 Pierre TEILHARD DE CHARDIN, « Le Dieu de l’Evolution » [1953], dans Comment je crois, Œuvres, vol.10, Ed. <strong>du</strong> Seuil, Paris 1969, p. 28826 John F. HAUGHT, God after Darwin, A Theology of Evolution, Westview Press, 2 nd ed., 2008, p. 9127 En vulgarisant un peu Teilhard de Chardin, on pourrait dire trivia<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> « Premier Moteur » agitdans <strong>le</strong> monde plutôt à la manière d’une « traction avant » que d’une « traction arrière ». Il nous tiredavantage qu’il ne nous pousse !28 Cf. Col 1, 17 : « et il est, lui, par devant tout [pro panta] » (trad. TOB), tra<strong>du</strong>it dans la Vulgate par anteomnes. Cela peut se comprendre en un doub<strong>le</strong> sens : <strong>le</strong> Christ est présent « avant toutes choses » (trad. BJ),ce qui fait difficulté pour distinguer <strong>le</strong> Christ <strong>du</strong> Logos, ou « au-devant de toutes choses » qui rejoint alorsla notion <strong>du</strong> Dieu ab ante proposé par Teilhard.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813917


Jean-Marc Moschettac. L’accomplissement mutuel <strong>du</strong> Christ et <strong>du</strong> mondeLa « convergence » <strong>du</strong> monde s’opère néanmoins par un processus laborieux etcoûteux. Teilhard était conscient <strong>du</strong> coût exorbitant de l’évolution. Sa vision <strong>du</strong> processusévolutif est traversée par la notion d’« eucharistisation <strong>du</strong> <strong>cosmos</strong> ». Loin de s’enfermerdans un optimisme béat, cette expression teilhardienne recouvre l’idée d’un soulèvementet d’une récapitulation des efforts et des échecs de l’histoire de la création. Ainsi, dans <strong>le</strong>Christique :« Et alors voici que, au regard émerveillé <strong>du</strong> croyant, c’est <strong>le</strong> mystèreeucharistique lui-même qui se prolonge à l’infini dans une véritab<strong>le</strong>"transsubstantiation" universel<strong>le</strong>, où ce n’est plus seu<strong>le</strong>ment sur <strong>le</strong> pain et <strong>le</strong>vin sacrificiels, mais bien sur la totalité des joies et des peines engendrées, dansses progrès, par la Convergence <strong>du</strong> Monde que tombent <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de laConsécration » 29 .Le terme de progrès ne doit donc pas être compris ici uniquement dans sonacception optimiste, mais dans <strong>le</strong> sens plus neutre de progression au sens où l’onprogresse sur un chemin d’accès diffici<strong>le</strong>. Une progression certes ten<strong>du</strong>e vers unaccomplissement, mais qui emprunte un chemin ambigu et douloureux, voire une viadolorosa. Moltmann, relisant Teilhard à ce sujet, résume très bien ici la notiond’« eucharistisation <strong>du</strong> <strong>cosmos</strong> » :« C’est de l’expérience de l’eucharistie de l’Eglise que naît sa vision [Teilhard]de l’"eucharistisation" <strong>du</strong> <strong>cosmos</strong>, c’est-à-dire <strong>du</strong> changement <strong>du</strong> <strong>cosmos</strong> dans<strong>le</strong> Corps <strong>du</strong> Christ. En fin de compte, sa <strong>christ</strong>ologie de l’évolution n’est rienmoins que la vision de l’eucharistie cosmique par laquel<strong>le</strong> Dieu est mondaniséet <strong>le</strong> monde divinisé » 30 .29 Pierre TEILHARD DE CHARDIN, « Le Christique » (1955) dans Le cœur de la matière, Œuvres, t. XIII, Ed.Seuil, Paris, 1976, p. 109.30 Jürgen MOLTMANN, Jésus, <strong>le</strong> Messie de Dieu, coll. Cogitatio Fidei, n. 171, Paris, Cerf, p. 401.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813918


Jean-Marc Moschetta4. MOLTMANN ET LA « REDEMPTION COSMIQUE »Le théologien al<strong>le</strong>mand Jürgen Moltmann a été un <strong>le</strong>cteur sévère mais attentif deTeilhard. Dans Jésus, <strong>le</strong> Messie de Dieu, il met en relation <strong>le</strong> Dieu créateur et <strong>le</strong> Dieurédempteur en reprenant <strong>le</strong> mouvement même amorcé par Teilhard à ce sujet.a. Création et RédemptionPour Moltmann, « Dieu ne serait pas <strong>le</strong> créateur de toutes choses s’il ne voulaitpas la rédemption de toutes choses » 31 . On ne peut pas dire que Dieu a créé <strong>le</strong>s mondes etqu’il se contenterait de sauver la seu<strong>le</strong> espèce humaine. Il fonde ce point de vue sur lacorporéité de l’homme. Le fait que nous sommes tout à la fois corps et âme implique unesolidarité fondamenta<strong>le</strong> avec <strong>le</strong> reste de la nature. C’est <strong>le</strong> thème de l’homme« microcosme » si populaire à la Renaissance.« La vision <strong>du</strong> salut cosmique par <strong>le</strong> Christ n’est donc pas une spéculation maisrésulte logiquement de la <strong>christ</strong>ologie et de l’anthropologie. Si ces horizonsétaient absents, <strong>le</strong> Dieu de Jésus-Christ ne serait pas <strong>le</strong> créateur <strong>du</strong> monde et larédemption se transformerait en un mythe gnostique, ennemi <strong>du</strong> corps et <strong>du</strong>monde » 32 .Cette idée d’un salut qui prend en charge la création est présente dans <strong>le</strong> NouveauTestament mais aussi dans <strong>le</strong>s écrits prophétiques. Ainsi, lorsque <strong>le</strong>s discip<strong>le</strong>s de Jean <strong>le</strong>Baptiste viennent demander à Jésus : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous enattendre un autre ? » (Mt 11,3), celui-ci répond : « <strong>le</strong>s aveug<strong>le</strong>s voient, <strong>le</strong>s boiteuxmarchent, <strong>le</strong>s lépreux sont purifiés, <strong>le</strong>s sourds entendent, <strong>le</strong>s morts ressuscitent et laBonne Nouvel<strong>le</strong> est annoncée <strong>aux</strong> pauvres » (Mt 11,5). Cette réponse est uneexplicitation des prophéties d’Isaïe (Is 26,19 ; 29,18). El<strong>le</strong> porte une annonce qui ne par<strong>le</strong>pas d’abord de conversion mora<strong>le</strong> comme dans la prédication de Jean, mais de guérisonphysique, de résurrection des morts. Jésus vient achever l’œuvre de la création et c’estcela qui l’authentifie comme Christ, comme « celui qui doit venir ». En ce sens, <strong>le</strong> Christ31 Jürgen MOLTMANN, op. cit., p. 387.32 Ibid., p. 388.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813919


Jean-Marc Moschettaest non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> Messie d’Israël annoncé par <strong>le</strong>s prophètes mais il est, à travers cela,la puissance divine de transformation créatrice de Dieu. Au demeurant, <strong>le</strong>s exégètes ontremarqué depuis longtemps que l’activité de Jésus comme thaumaturge est au moinsaussi importante dans <strong>le</strong>s évangi<strong>le</strong>s que son activité de prédicateur.b. La résurrection cosmiquePour Moltmann, comme pour Teilhard, la mort et la Résurrection <strong>du</strong> Christconcernent l’ensemb<strong>le</strong> des réalités créées.« Le Christ n’est pas mort seu<strong>le</strong>ment de façon représentative en subissant lamort des hommes qui souffrent et de la "mort <strong>du</strong> pécheur" afin d’apporter lapaix dans <strong>le</strong> monde des hommes : il est mort éga<strong>le</strong>ment de la "mort de tout cequi est vivant" afin de tout réconcilier dans <strong>le</strong> ciel et sur la terre, c’est-à-direaussi <strong>le</strong>s anges et <strong>le</strong>s anim<strong>aux</strong>, et d’apporter la paix dans toute la création » 33 .Cette espérance de réconciliation cosmique avec <strong>le</strong>s anges et <strong>le</strong>s anim<strong>aux</strong> estprésente dans <strong>le</strong>s prophètes 34 et une allusion se trouve dans <strong>le</strong> récit de la tentation audésert où Jésus, rapporte l’évangéliste Marc, « était avec <strong>le</strong>s bêtes sauvages et <strong>le</strong>s anges <strong>le</strong>servaient » (Mc 1,13).5. PERSPECTIVES FRANCISCAINESLes options théologiques de Teilhard et de Moltmann trouvent de nombreux échosdans la tradition franciscaine qui a développé plus que toute autre tradition dans l’histoirede l’Eglise, une sensibilité pour la dimension cosmique de la <strong>christ</strong>ologie 35 .33 Jürgen MOLTMANN, Jésus, <strong>le</strong> Messie de Dieu, coll. Cogitatio Fidei, n. 171, Paris, Cerf, p. 351.34 Notamment en Isaïe : « Le loup habitera avec l'agneau, <strong>le</strong> léopard se couchera près <strong>du</strong> chevreau » (Is 11,6).35 Cette tradition trouve un prolongement contemporain avec notamment: Ilia DELIO, The Emergent Christ,Exploring the Meaning of Catholic in an Evolutionary Universe, Mariknoll, Orbis Books, 2011; Ilia DELIO,Christ in Evolution, Maryknoll, Orbis Books, 2008; Zachary HAYES, “Christology and Metaphysics in theThought of Bonaventure”, Journal of Religion, vol. 58, Supplément, 1978, p. S82-S95; Zachary HAYES,“Incarnation and Creation in the Theology of St. Bonaventure”, in Studies Honoring Ignatius Brady, FriarMinor, ed. Romano Stephen Almagno and Conrad Harkins, St. Bonaventure, NY, The Franciscan Institute,1976, p. 309-329.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813920


Jean-Marc Moschettaa. Le paradigme de la crècheCe n’est pas un hasard si la tradition franciscaine a particulièrement vénérél’épisode de la crèche, mystère de pauvreté mais aussi lieu de convergence cosmique parexcel<strong>le</strong>nce ! Dans <strong>le</strong> récit de la visite des mages (Mt 2, 1-12), on trouve en effet <strong>le</strong>merveil<strong>le</strong>ux symbo<strong>le</strong> cosmique de l’étoi<strong>le</strong> qui guide <strong>le</strong>s mages. Les mages sont <strong>le</strong>s figuresarchétypa<strong>le</strong>s de l’étranger, celui qui vient de loin. Cet étranger rejoint <strong>le</strong> contenu de laRévélation, non à travers <strong>le</strong> livre des Ecritures, mais en déchiffrant ce que saint Augustinappel<strong>le</strong> <strong>le</strong> « livre de la nature ». Les païens qui ne disposaient pas de la Révélationsemb<strong>le</strong>nt même plus sûrement attirés vers <strong>le</strong> Sauveur que <strong>le</strong>s grands prêtres et <strong>le</strong>s scribesde Jérusa<strong>le</strong>m qui paraissent pris de vitesse et comme dépassés par <strong>le</strong>s événements !Même si cet élément apparaît dans la littérature apocryphe, la présence paisib<strong>le</strong>des anim<strong>aux</strong> (traditionnel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> bœuf et l’âne) soufflant sur l’enfant Jésus, exprimeaussi l’élément <strong>christ</strong>ique de réconciliation de la création.b. Le Christ et JésusNous avons vu que <strong>le</strong> concept de Christ précède la personne de Jésus même siJésus est affirmé comme Christ dans la confession de foi chrétienne la plus élémentaire.Le théologien Paul Tillich dénonce ce qu’il appel<strong>le</strong> « la fâcheuse habitude » d’utiliser <strong>le</strong>mot Christ comme un nom propre accolé à celui de Jésus. Sans distinction préalab<strong>le</strong> desprédicats « Jésus » et « Christ », l’affirmation kérygmatique « Jésus est <strong>le</strong> Christ »devient une tautologie ! Le mot « Christ » signifie <strong>le</strong> Messie, celui qui a reçu l’onction. Ils’agit donc plutôt d’un nom commun qui désigne une fonction ou un état au même titreque roi, prêtre ou berger. L’appellation « Jésus-Christ » ne désigne pas seu<strong>le</strong>ment unpersonnage singulier de l’histoire, el<strong>le</strong> affirme quelque chose de ce personnage. Leconcept de Christ dépasse <strong>le</strong> cadre de l’attente messianique d’Israël, cel<strong>le</strong>-ci n’épuise pastout <strong>le</strong> sens que l’on peut donner au mot « Christ ». L’affirmation « Jésus est <strong>le</strong> Christ »tra<strong>du</strong>it aussi la conviction que Jésus est puissance divine de transformation créatrice dans<strong>le</strong> monde. C’est dans ce sens que la théologienne franciscaine Ilia Delio peut affirmer que<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813921


Jean-Marc Moschetta« Jésus est <strong>le</strong> Christ mais <strong>le</strong> Christ est plus que Jésus » 36 . Cette affirmation demandeexplication à partir de la théologie de la Création.c. Le monde existe parce que Dieu a voulu <strong>le</strong> ChristLa Création renferme dès <strong>le</strong> début <strong>le</strong> projet d’un accomplissement dans <strong>le</strong> Christ.Comme l’affirme saint Paul, <strong>le</strong> monde est créé par et pour <strong>le</strong> Christ. Le Christ est à la fois<strong>le</strong> motif et <strong>le</strong> but de la Création. Ainsi, l’Incarnation est-el<strong>le</strong> ordonnée à la Création et laCréation ordonnée au Christ. « Le monde existe parce que Dieu a voulu <strong>le</strong> Christ » écritjoliment <strong>le</strong> jésuite Christopher Mooney 37 . Pour saint Bonaventure, cette volontéprimordia<strong>le</strong> transparaît dans la structure même <strong>du</strong> monde. Pour <strong>le</strong>s théologiensfranciscains contemporains, <strong>le</strong> monde est « <strong>christ</strong>ologiquement structuré ». Cela signifieque <strong>le</strong> monde est porteur d’une espérance d’accomplissement en Dieu. Il est même« gros » de cette espérance dans <strong>le</strong> sens où saint Paul écrit <strong>aux</strong> Romains : « la créationtout entière gémit jusqu’à ce jour en travail d’enfantement » (Rm 8,22). Le motif premierde l’Incarnation est l’achèvement de la Création, non un plan de sauvetage après <strong>le</strong>désastre d’Eden.Comme <strong>le</strong> dit Duns Scot et (déjà) Maxime <strong>le</strong> Confesseur, l’Incarnation aurait eulieu même sans la faute originel<strong>le</strong> car bien avant l’arrivée des hommes, <strong>le</strong> chemin de lanature était déjà une via dolorosa. Le Christ n’est pas <strong>le</strong> « service après-vente » d’unenature gâchée par la faute originel<strong>le</strong>. Il n’est pas <strong>le</strong> « plan B » de Dieu après la déroute <strong>du</strong>jardin d’Eden mais bien <strong>le</strong> plan « A », celui qui accomplit la promesse d’achèvement dela création annoncée par <strong>le</strong>s prophètes d’Israël.6. CONCLUSIONSDe même que la Création ne se ré<strong>du</strong>it pas à la création au commencement, lacreatio originalis, mais comporte bien deux autres vo<strong>le</strong>ts : la creatio continua (laprovidence) et la creatio nova (l’eschatologie), de même la médiation <strong>du</strong> Christ se situeau cœur de ces trois articulations :36 Ilia DELIO, The Emergent Christ, New York, Orbis Book, 2011, p. 86.37 Voir Christopher MOONEY, Teilhard de Chardin et <strong>le</strong> mystère <strong>du</strong> Christ, Paris, Aubier, 2008.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813922


Jean-Marc Moschetta« 1. Le Christ en tant que fondement de la création de toutes choses (creatiooriginalis) ; 2. Le Christ en tant que force motrice de l’évolution de la création(creatio continua) : 3. Le Christ en tant que sauveur de la totalité <strong>du</strong> processusde la création (creatio nova) » 38 .La notion de Christ cosmique ne vient pas adresser un « complimentmétaphysique » au Christ de l’histoire mais el<strong>le</strong> manifeste <strong>le</strong> caractère inclusif <strong>du</strong> salut deJésus-Christ. El<strong>le</strong> laisse ouverte la possibilité d’un salut ouvert <strong>aux</strong> <strong>dimensions</strong> <strong>du</strong><strong>cosmos</strong>. Cette <strong>christ</strong>ologie ne cherche pas à rompre avec la <strong>christ</strong>ologie de l’histoire.C’est parce qu’il épouse la corporéité de l’homme Jésus que <strong>le</strong> Christ rassemb<strong>le</strong> la totalitédes éléments <strong>du</strong> <strong>cosmos</strong>. La notion de Christ cosmique permet de ne pas rester prisonnierd’un courant théologique caractérisé par l’opposition nature-histoire.a. La vision cosmo-théologique de sainte Hildegarde de BingenPour terminer, je voudrais rendre hommage à la figure d’Hildegarde de Bingenproclamée récemment sainte et docteur de l’Eglise par Benoît XVI (<strong>le</strong> 7 octobre 2012).Cette religieuse bénédictine al<strong>le</strong>mande <strong>du</strong> 12 ème sièc<strong>le</strong> est connue pour sa vieintel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> et artistique intense et pour avoir revendiqué cette vie intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> en tantque femme. Au synode de Trèves (1148), <strong>le</strong> pape Eugène III désavoua l’évêque deMayence qui tentait de la faire taire et c’est pourquoi el<strong>le</strong> a été considérée un peu commeune figure de proue des théologiennes féministes. El<strong>le</strong> est éga<strong>le</strong>ment célèbre pour sonattention à la nature 39 et ses visions dont cel<strong>le</strong> par laquel<strong>le</strong> je voudrais conclure monpropos. Il s’agit de l’illustration représentant un homme « microcosme » (Fig. 1), brasécartés, entourés par <strong>le</strong>s éléments cosmiques représentés dans un cerc<strong>le</strong>. Ce cerc<strong>le</strong>cosmique est lui-même entouré par <strong>le</strong>s bras <strong>du</strong> Christ dont la tête surplombe <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong>.Cette représentation exprime mieux que toute autre explicitation théologique38 Jürgen MOLTMANN, Jésus, <strong>le</strong> Messie de Dieu, coll. Cogitatio Fidei, n. 171, Paris, Cerf, p. 392.39 Ainsi : « Dieu a créé <strong>le</strong> monde pour glorifier son nom (…) Il a relié <strong>le</strong> monde <strong>aux</strong> étoi<strong>le</strong>s. Il a rempli <strong>le</strong>monde avec toutes sortes de créatures. Puis il a mis <strong>le</strong>s êtres humains partout dans <strong>le</strong> monde, <strong>le</strong>ur donnantune grande puissance en tant que gardiens de toute la Création. Les êtres humains ne peuvent vivre sans <strong>le</strong>reste de la nature, ils doivent veil<strong>le</strong>r sur toutes choses naturel<strong>le</strong>s », Livres des Œuvres Divines (1174).<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813923


Jean-Marc Moschettal’affirmation d’un franciscain américain, <strong>le</strong> Fr. Richard Rohr : « Jésus est <strong>le</strong> microcosme,<strong>le</strong> Christ est <strong>le</strong> macrocosme » 40 .b. La <strong>christ</strong>ologie face à la question des extraterrestresComment enfin ne pas ouvrir <strong>le</strong> débat sur la question extraterrestre ? La questionextraterrestre (dite aussi de la pluralité des mondes habités) précède et traverse l’histoirede la pensée chrétienne. L’immensité <strong>du</strong> monde et l’universalité des lois de la biologierendent aujourd’hui cette hypothèse très vraisemblab<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> plan scientifique mais <strong>le</strong>sdistances restent tel<strong>le</strong>s entre <strong>le</strong>s différentes niches écologiques que nous ne sommes pas àla veil<strong>le</strong> d’une rencontre <strong>du</strong> troisième type. Cependant, la question reste pertinente auplan théologique car son intérêt est de réagir à l’impression que l’hypothèse donne derendre « <strong>le</strong> système chrétien de la foi immédiatement petit et ridicu<strong>le</strong> » 41 . Si l’on supposeque la vitesse de propagation de l’événement Jésus-Christ est bornée par la vitesse de lalumière, seu<strong>le</strong> une toute petite sphère de 2000 années-lumière autour de la Terre peut êtreinformée à ce jour, soit à peine 0,4% de notre seu<strong>le</strong> galaxie ! Que faire de la quasi-totalitéde l’univers et comment, dans ces conditions, tenir encore que « <strong>le</strong>s galaxies <strong>le</strong>s pluslointaines sont des poussières qui gravitent autour de la croix» 42 ?Sur cette question, et l’existence d’êtres rationnels comparab<strong>le</strong>s à l’humanité,saint Thomas nous apparaît comme diffici<strong>le</strong> à cerner. En revanche il semb<strong>le</strong> ne pasexclure d’autres incarnations ! Dans la Somme Théologique (STh IIIa, q.3, a.7) saintThomas dit que « l’incréé ne peut être renfermé dans <strong>le</strong> créé » et que « la personne divine[<strong>le</strong> Verbe] en plus de la personne humaine qu’el<strong>le</strong> s’est unie [Jésus] pourrait encore enassumer une autre ». Paul Tillich exprime cela en termes plus modernes : « Dieu n’a pasper<strong>du</strong> sa liberté de se manifester lui-même pour d’autres mondes, selon d’autresmanières » 43 . Enfin, on peut dire avec André Gounel<strong>le</strong> que : « l’universalité <strong>du</strong> Christ semanifeste dans <strong>le</strong> particulier de la vie de Jésus sans se ré<strong>du</strong>ire à el<strong>le</strong> et que particulier de40 Fr. Richard ROHR cite par Rich HEFFERN, « The Eternal Christ in the Cosmic Story », National CatholicReporter, December 11, 2009, p. 2a.41 Thomas PAINE, Representative Se<strong>le</strong>ctions, Ed. Harry Hayden Clark, New York, 1961, [ed. origina<strong>le</strong>1793-1795], p. 276.42 Olivier CLEMENT, Le Christ, Terre des vivants, Ed. Abbaye de Bel<strong>le</strong>fontaine, 1997, p. 87-88.43 Paul TILLICH, Systematic Theology, vol. 3, ed. James Nisbet, London, 1964, p. 309 (p. 290 pour l’éditionde Chicago, University of Chicago Press, 1963).<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813924


Jean-Marc Moschettala vie de Jésus renvoie à l’universalité <strong>du</strong> Christ sans se substituer à el<strong>le</strong> » 44 . Cela ouvrela possibilité d’autres manifestations <strong>du</strong> Christ ail<strong>le</strong>urs dans <strong>le</strong> <strong>cosmos</strong> pour rassemb<strong>le</strong>rnos « frères extraterrestres » (selon l’expression <strong>du</strong> Père jésuite José Gabriel Funès,actuel directeur de l’Observatoire <strong>du</strong> Vatican).Ainsi : « J’ai encore d’autres brebis, qui ne sont pas de cette bergerie : cel<strong>le</strong>s-làaussi, il faut que je <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>ise. El<strong>le</strong>s écouteront ma voix : il y aura un seul troupeau etun seul pasteur » (Jn 10, 16).Fig. 1 – Sainte Hildegarde de Bingen , Liber Scivias,Abbaye Sainte Hildegarde, Rüdesheim, Rupertsberg, vers 1175.44 André GOUNELLE, Le Christ et Jésus, Trois <strong>christ</strong>ologies américaines : Tillich, Cobb, Altizer, Coll. «Jésus et Jésus-Christ », n° 41, Ed. Desclée, Paris, 1990, p. 87.<strong>Sciencelib</strong>-<strong>Intersection</strong>, Editions Mersenne : Volume 3 - 2013 -PP 1 - 25ISSN 2114-813925

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