Revue Proteus â Cahiers des théories de l'art 1
Revue Proteus â Cahiers des théories de l'art 1
Revue Proteus â Cahiers des théories de l'art 1
Transformez vos PDF en papier électronique et augmentez vos revenus !
Optimisez vos papiers électroniques pour le SEO, utilisez des backlinks puissants et du contenu multimédia pour maximiser votre visibilité et vos ventes.
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’art1
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicÉditoDes comman<strong><strong>de</strong>s</strong> officielles à l’activisme artistique, la présence <strong>de</strong> l’artdans l’espace public rend l’œuvre manifeste, en l’adressant à une collectivité.Pour autant l’œuvre ne se constitue pas <strong>de</strong> façon systématique enmanifestation, au sens où elle serait détentrice d’une revendication particulière,d’un message que cette collectivité <strong>de</strong>vrait déchiffrer. La proclamation<strong>de</strong> la fin <strong><strong>de</strong>s</strong> avant-gar<strong><strong>de</strong>s</strong> au XX e siècle ayant signé la remise en causedu pouvoir contestataire <strong>de</strong> l’art plutôt que celle <strong>de</strong> sa dimension politique,nombre d’œuvres et d’interventions artistiques occupent aujourd’huil’espace public. Cependant, l’articulation <strong>de</strong> ces pratiques aucontexte sociologique, économique et politique dans lequel elles s’inscriventn’est pas toujours interrogée – par les artistes eux-mêmes commepar les théoriciens.Le débat actuel sur le sujet se déploie entre <strong>de</strong>ux positions théoriquesantagonistes : celle qui considère que les pratiques en espace public sontpolitiques au sens où elles seraient par leur fonctionnement même <strong><strong>de</strong>s</strong>dispositifs mettant en question celui-ci ; celle, à l’opposé, qui voit dansces interventions une dimension relationnelle plutôt que critique, les envisageantcomme moyens <strong>de</strong> créer du lien social. Ces <strong>de</strong>ux positionnementsthéoriques sont bien évi<strong>de</strong>mment à considérer au prisme <strong>de</strong> l’axiologie <strong>de</strong>l’efficacité réelle ou supposée <strong>de</strong> projets artistiques qui reconfigurent l’espacepublic dans lequel ils s’inscrivent. Le numéro trois <strong>de</strong> la revue <strong>Proteus</strong>se veut ainsi une tentative <strong>de</strong> re-cartographier les rapports <strong>de</strong> l’art et<strong>de</strong> l’espace public dans un paysage social et culturel en pleine mutation.Réunissant <strong><strong>de</strong>s</strong> articles tant monographiques que synthétiques qui proviennent<strong>de</strong> champs épistémologiques divers, il abor<strong>de</strong> ces rapports sousleurs multiples topoi, aspects et transformations, interrogeant leurs limiteset les conditions immanentes <strong>de</strong> leur construction.L’objectif n’est ni d’avaliser une conception <strong>de</strong> l’art comme fabrique<strong>de</strong> sociabilité, ni <strong>de</strong> s’enfermer dans le constat <strong>de</strong> la dépolitisation <strong>de</strong> l’espacepublic contemporain et les impasses théoriques et pratiques qui endécoulent. Il s’agit plutôt <strong>de</strong> penser la place <strong>de</strong> l’art dans l’espace public àpartir du questionnement suivant : doit-on considérer l’espace publiccomme un cadre qui préexisterait aux pratiques artistiques et dans lequelelles se contenteraient <strong>de</strong> s’inscrire, ou, au contraire, comme leur matériaumême et leur cible principale ? Les différentes contributions du numéroprennent ainsi acte non <strong>de</strong> la seule présence <strong>de</strong> l’art dans l’espace publicmais bien <strong>de</strong> la diversité <strong><strong>de</strong>s</strong> manifestations <strong>de</strong> celui-ci – diversité qui estaussi celle <strong>de</strong> leurs mo<strong><strong>de</strong>s</strong> opératoires et <strong>de</strong> leurs effets.Vangelis ATHANASSOPOULOS et Cécile MAHIOU2
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artSommaireL’art et l’espace publicL’artiste, la critique et l’espace publicAline CAILLET (UNIVERSITÉ PARIS I)............................................................................................................................4Portrait <strong>de</strong> l’artiste engagéSophie RAIMOND (UNIVERSITÉ DE NICE-SOPHIA ANTIPOLIS )..................................................................................11Notes sur le socleJuan Sebastian CAMELO-ABADIA (MUSÉE DU JEU DE PAUME).................................................................................23Entre <strong>de</strong>ux noli me tangere, <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong>rmatographiesApostolos LAMPROPOULOS (UNIVERSITÉ DE CHYPRE )..............................................................................................34Terrorisme artistique : actes <strong>de</strong> langage dans l’espace publicBenjamin RIADO (UNIVERSITÉ PARIS I).....................................................................................................................44Étu<strong>de</strong> monographiqueErrance dans les ruelles graphitiques <strong>de</strong> Matsumoto TaiyōCyril LEPOT (UNIVERSITÉ PARIS I).............................................................................................................................533
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicL’ARTISTE, LA CRITIQUE ET L’ESPACE PUBLIC *Qu’est-ce qu’une pratique artistique engagée ? * Unart en prise avec la chose publique, et, en ce sens,politique 1 ? Si les vocables ne manquent pas pourqualifier un art que l’on suppose moins soucieux<strong>de</strong> ses procédés formels que du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> sesstructures politiques, économiques et sociales,cette abondance <strong>de</strong> mots, loin <strong>de</strong> suggérer <strong><strong>de</strong>s</strong>nuances dans les approches, véhicule au contrairequelques ambiguïtés.Certains 2 font du caractère politique – ou engagé– d’une œuvre un critère à même <strong>de</strong>discriminer les pratiques artistiques : il y aurait, àcet aune, un art politique et un art qui ne le seraitpas. Le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> cette dichotomie courantetient, d’une part, dans l’usage du terme <strong>de</strong> politiquecomme attribut <strong>de</strong> l’art, d’autre part, dans l’i<strong>de</strong>ntificationimplicite <strong>de</strong> cette dimension politique aucontenu. Loin <strong>de</strong> composer une véritable métho<strong>de</strong>opératoire à même d’i<strong>de</strong>ntifier lesdifférentes modalités par lesquelles toute œuvred’art se construit dans un rapport au champ politique,cette approche ne considère commepolitiques ou engagées que <strong><strong>de</strong>s</strong> œuvres se réclamantcomme telles. Or, saisie dans sa structuremême, toute œuvre, quelle qu’elle soit n’est jamaisneutre politiquement : l’art n’est pas une activitéprivée, un loisir, mais une activité qui se lie aucommun et entre, à ce titre, dans la sphère politique(espace public d’exposition, sphère publiquedu jugement…). De même, en tant qu’activité*. Ce texte reprend en les reformulant certaines <strong><strong>de</strong>s</strong> thèsesdéveloppées dans mon ouvrage Quelle critique artiste ? Pourune fonction critique <strong>de</strong> l’art à l’âge contemporain, Paris, L’Harmattan,2008.1. La sphère politique est comprise au sens inaugural grec<strong>de</strong> sphère publique, <strong>de</strong> ce que les hommes ont en communet en partage par opposition à la sphère privée et intime.C’est ce sens que nous désignons dans l’expression « lepolitique » par distinction avec la politique, sens usuel etcommun qui renvoie à ses modalités d’exercice etd’effectuation.2. Nous pensons notamment à Dominique BAQUÉ, Pour unnouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire, Paris,Flammarion, 2004.technique économiquement organisée, ilconvoque une certaine organisation politique dutravail et <strong>de</strong> la production. En cela, tout art estpolitique, voire aussi social : il n’est pas une productionindifférente au <strong>de</strong>hors.Une <strong>de</strong>uxième équivoque très en vogue estcelle autour d’un « art social » terme désignant <strong><strong>de</strong>s</strong>œuvres aux prises avec le mon<strong>de</strong> réel, qui modélisent<strong><strong>de</strong>s</strong> situations <strong>de</strong> rencontre dans uneentreprise, la rue ou sur tout autre territoire commun; pratiques qui revitaliseraient ourenouvelleraient les modalités d’intervention <strong>de</strong>l’artiste dans l’espace public. Les présupposés implicitescette fois reposent sur l’analogie entresocialité et portée politique – la présence ou l’intervention<strong>de</strong> l’artiste au cœur <strong>de</strong> l’espace public ledotant quasi magiquement d’un coefficient d’engagement– et, <strong>de</strong> façon corollaire, sur le caractèrepurement formel <strong>de</strong> cette supposée portée – à savoirune intervention dans l’espace socialindifférente au contenu.Or, un simple locus – en l’espèce l’espace public– ne saurait à lui seul être signifiant. Et lessens politiques induits par les œuvres se déterminentavant tout par les buts poursuivis et lesmoyens <strong>de</strong> production et formes mobilisées. L’esthétiquerelationnelle 3 – puisque c’est bien d’ellequ’il s’agit – joue sur la scène sociale, <strong>de</strong> ce point<strong>de</strong> vue, un rôle pour le moins ambigu : une fonctionmodélisatrice, pourvoyeuse <strong>de</strong> formes, volantau secours d’un politique défaillant. Il est clairqu’ainsi compris, l’art participe <strong>de</strong> la constructiondu consensus et consiste à pacifier les zones quiseraient encore rebelles, et à lisser – au travers notammentdu credo <strong>de</strong> la convivialité – les points <strong>de</strong>tensions et <strong>de</strong> conflits latents… Le contraire, onen conviendra, d’une position critique.3. Telle qu’elle est défendue par Nicolas BOURRIAUD dans sonouvrage éponyme : Esthétique relationnelle, Dijon, Les pressesdu réel, 1998.4
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artUn art critique plutôt que politiqueUn art politique, engagé ou social n’est donc pas,loin s’en faut, ipso facto critique, au sens <strong>de</strong> contestataire,dissi<strong>de</strong>nt, minoritaire. C’est pourquoi à cesvocables nous préférons ceux d’art critique et <strong>de</strong>critique artiste. Car on objectera à raison que leterme d’art critique a une occurrence qui va bienau-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la seule sphère politique : la critiquepeut se faire à l’encontre <strong>de</strong> la société, <strong><strong>de</strong>s</strong> mœurs,<strong>de</strong> l’art, d’un milieu quel qu’il soit… C’est pourquoiil est éclairant d’adjoindre à l’expression d’artcritique celle <strong>de</strong> critique artiste qui, non seulement,clarifie la question mais permet <strong>de</strong> problématiserl’idée d’une fonction critique <strong>de</strong> l’art à l’âgecontemporain.La critique artiste a été inaugurée par le romantismeet la mo<strong>de</strong>rnité bau<strong>de</strong>lairienne. Décalquée<strong>de</strong> l’expression critique sociale, elle met en œuvre, auXIX e siècle, au travers <strong>de</strong> la pratique artistique etd’une esthétique <strong>de</strong> l’existence, une contestationau nouveau mon<strong>de</strong> capitaliste mo<strong>de</strong>rne et à sesvaleurs, et partage avec elle bien <strong><strong>de</strong>s</strong> points,formes et motifs. Toutes <strong>de</strong>ux s’enracinent en effetdans quatre sources d’indignation principales 1que leur inspire le mon<strong>de</strong> bourgeois capitaliste. Lacritique artiste a consisté essentiellement, au XIX esiècle, à inventer un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie bohème, quethéorise et incarne Bau<strong>de</strong>laire, dans son oppositionfondatrice entre l’attachement bourgeois, lepatrimoine et la mobilité 2 . Elle porte en avant,d’une manière générale, les valeurs <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>l’art et une éthique <strong>de</strong> la distinction pour contrerl’utilitarisme bourgeois.Elle revêt toutefois <strong><strong>de</strong>s</strong> formes opposées déjàsujettes à polémique et non homogènes à la lueur<strong><strong>de</strong>s</strong>quelles il est intéressant <strong>de</strong> penser la mo<strong>de</strong>rni-1. Pour ces <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> critiques, le capitalisme est source<strong>de</strong> désenchantement et d’inauthenticité <strong><strong>de</strong>s</strong> objets, <strong><strong>de</strong>s</strong>personnes et <strong><strong>de</strong>s</strong> genres <strong>de</strong> vie associés. Il est, <strong>de</strong> même,source d’oppression – opposée aux valeurs <strong>de</strong> liberté,d’autonomie et <strong>de</strong> créativité –, source <strong>de</strong> misère etd’inégalités, et, enfin, source d’opportunisme et d’égoïsme– opposés aux liens sociaux et à la solidaritécommunautaire. Nous reprenons ici la typologie et lesanalyses établies par Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO, Lenouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 81-90.2. Charles BAUDELAIRE, « Le peintre <strong>de</strong> la vie mo<strong>de</strong>rne »,dans Au-<strong>de</strong>là du romantisme, essais sur l’art, Paris, GF, 1998,p. 215.té. La critique artiste s’incarne en effet tout aussibien dans le romantisme d’un Théophile Gauthier3 que dans l’art critique défendu parProudhon dans la personne <strong>de</strong> Courbet, artistespar ailleurs aux options radicalement opposées quin’ont <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> débattre entre eux. Tous <strong>de</strong>uxcependant incarnent une réaction au modèle dominantet au nivellement bourgeois : l’un sur lemo<strong>de</strong> aristocratique du retrait et <strong>de</strong> la distance,l’autre sur celui démocratique inspiré par les socialisteset marxistes et qui entend placer l’art auservice du progrès social… Ainsi, l’attitu<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> artistescritiques au XIX e siècle oscille entre position <strong>de</strong>retrait et attitu<strong>de</strong> engagée. On a, classifie ÈveChiapello 4 , trois positions possibles pour l’artisteen 1848. Celle <strong>de</strong> l’art bourgeois en accord avec lasociété et <strong>de</strong>ux autres, en opposition à la société,qui se manifestent soit dans la position <strong>de</strong> transformationactive, soit dans le retrait, et qui sedépartagent sur la question <strong>de</strong> l’autonomie <strong>de</strong>l’art. Ces <strong>de</strong>ux positions <strong>de</strong> retrait et/ou d’engagementsont en fait, remarque l’auteur, très souventinterchangeables pour un même artiste lors <strong><strong>de</strong>s</strong>on histoire. Bien qu’ils se critiquent les uns lesautres, ils font ensemble chorus contre la sociétémo<strong>de</strong>rne.Cette disjonction se prolonge dans le XX e siècleet s’exprime dans l’opposition fondatrice entre lemo<strong>de</strong>rnisme réputé formaliste et autarcique etl’avant-gar<strong>de</strong> réputée engagée, ce qui déroute l’activitécritique <strong>de</strong> l’art. La position <strong>de</strong> retrait et <strong>de</strong>repli peut valoir en effet à cet aune comme attitu<strong>de</strong>critique – c’est d’ailleurs comme telle que ladéfendra Greenberg dans « Avant-gar<strong>de</strong> etKitsch 5 » en 1939 – et, réciproquement, la définitiond’un art politique ou engagé –appelons lecomme on voudra – ne saurait tenir dans unesimple revendication : ne sont pas nécessairementpolitiques les artistes ou les institutions qui le proclament.3. Cf. notamment la préface à Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Maupindans laquelle Gauthier raille la valeur bourgeoise <strong>de</strong> l’utile.4. Ève CHIAPELLO, Artistes versus managers, le management culturelface à la critique artiste, Paris, Métailié, 1998, p. 43.5. Voir Clément GREENBERG, « Avant-gar<strong>de</strong> et Kitsch »(1939), dans Art et culture, essais critiques, A. Hindry (trad.),Paris, Macula, 1988.5
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicAinsi, pour se départir <strong>de</strong> toutes confusions, ilnous semble important <strong>de</strong> revenir à l’essencemême du geste critique qui tient, non pas dans sateneur déclarative et programmative mais dans sapuissance réactive et contestataire.Ce que l’on peut retenir du modèle <strong>de</strong> la critiqueartiste du XIX e siècle, c’est que la critique estindignation, art <strong>de</strong> la riposte et du contre. Attentiveau contexte, elle ne se fige pas a priori dans<strong><strong>de</strong>s</strong> formes pures et définitives mais tire aucontraire sa force <strong>de</strong> sa capacité à les inventer et àen changer. En ce sens, le geste critique et l’esthétiquequ’il implique relève moins d’un procédéformel que l’on pourrait nommer a priori – au senspar exemple où l’on a pu dire que l’esthétique oula technique réaliste était par essence critique oupolitique – que d’un art <strong>de</strong> la ruse, proche <strong>de</strong> ceque les grecs nommaient la métis : arme <strong>de</strong> touteles armes, qui sous-tend toutes les autres en cequ’elle est un savoir à tout faire.Le retour <strong>de</strong> l’art dans l’espace public ?Quelles peuvent être aujourd’hui les formes artistiquesà même d’incarner cet esprit critique, cetart <strong>de</strong> la ruse et du contre ?De prime abord, on peut déjà établir <strong>de</strong>uxgran<strong><strong>de</strong>s</strong> modalités d’exécution et <strong>de</strong> présentation<strong>de</strong> l’art : un art qui représente, qui fabrique (les artsplastiques) par opposition à un art qui fait, qui exécute(le spectacle vivant). Cette distinction n’est pasneutre au regard du caractère politique <strong>de</strong> l’œuvre.Ainsi que le souligne Hannah Arendt, les seconds,qu’elle appelle les performing arts, pour lesquels l’accomplissementconsiste dans l’exécution même etnon dans un produit fini qui survit à l’activité,présentent « une gran<strong>de</strong> affinité avec la politique ;les artistes qui se produisent […] ont besoin d’uneaudience […], les <strong>de</strong>ux ont besoin d’un espace publiquementorganisé pour leur “œuvre” 1 ». Lescreative arts, arts créateurs produisent, eux, quelquechose <strong>de</strong> tangible et réifient la pensée humainedans la mesure où la chose produite possè<strong>de</strong> uneautonomie.Or, c’est précisément sur cette question <strong>de</strong>l’autonomie que semble se jouer aujourd’hui le<strong><strong>de</strong>s</strong>tin critique <strong>de</strong> l’art : c’est lorsque l’art y renonceen partie qu’il peut se révéler à même d’êtreun agent « réactif actif » et non un espace neutralisévoué à la seule représentation du mon<strong>de</strong>.De ce point <strong>de</strong> vue, les arts performatifs apparaissentcomme dotés en soi d’un coefficientpolitique dont semblent dépourvus a priori les artsreprésentatifs. Ils sont réputés obéir à trois principauxmo<strong><strong>de</strong>s</strong> opératoires : un rejet <strong>de</strong>l’interprétation (<strong>de</strong> la référentialité), la présencephysique <strong>de</strong> l’artiste et la mise en avant du processuset non du produit, <strong>de</strong> l’acte <strong>de</strong> création et non<strong>de</strong> l’objet créé. Le propre d’un événement performatifest <strong>de</strong> proposer une présence commune,une immédiateté, du fait <strong>de</strong> la présence physique<strong>de</strong> l’artiste. Il procè<strong>de</strong> d’une mise en avant du processuset non <strong>de</strong> l’objet créé, dans la mesure oùl’exécution a lieu dans un espace-temps communà l’artiste et au spectateur, qui lui confère une dimensionpublique. Cette <strong>de</strong>rnière caractéristiquepoïétique incline le processus esthétique dans lesens d’une immédiateté <strong>de</strong> l’effet, que l’on peutretenir comme critère spécifique, ainsi que le faitremarquer Gérard Genette : « La performance recouvretoute activité humaine dont la perceptionest elle-même susceptible <strong>de</strong> produire et d’organiserun effet esthétique immédiat, c’est-à-dire nondifféré jusqu’à l’éventuel produit <strong>de</strong> cette activité2 . »C’est précisément pour cette raison que PeterBürger 3 fait <strong>de</strong> la performance un critère discriminant<strong>de</strong> la distinction qu’il opère entre l’avantgar<strong>de</strong>(engagée) et la mo<strong>de</strong>rnité (formaliste) : laperformance est un art dont le matériau brut <strong>de</strong>vientmoment d’expression, elle est le premier pas<strong>de</strong> bascule vers une logique <strong>de</strong> l’événement.La force politique ou critique <strong>de</strong> la performancetient donc <strong>de</strong> ce qu’elle définit uneopposition au régime représentatif propre auxarts créatifs : elle a une capacité à s’injecter dans lecours <strong><strong>de</strong>s</strong> choses, à plonger dans l’espace-tempsréel et à s’incarner dans le quotidien, quand la re-1. Hannah ARENDT, « Qu’est-ce que la liberté ? », dans Lacrise <strong>de</strong> la culture (1954), P. Lévy et A. Faure (trad.), Paris,Gallimard, 1972, p. 199-200.2. Gérard GENETTE, L’œuvre <strong>de</strong> l’art, immanence et transcendance,Paris, Seuil, 1994, p. 66.3. Peter BÜRGER, Theorie <strong>de</strong>r Avantgar<strong>de</strong>, Francfort, SuhrkampVerlag, 1974.6
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artprésentation consiste précisément dans une mise àdistance <strong><strong>de</strong>s</strong> choses. Le happening d’Allan Kaprowet les réflexions que celui-ci développe autour <strong><strong>de</strong>s</strong>a pratique 1 témoignent très clairement <strong>de</strong> ce souci: inscrire l’art dans une expérience au cœur duréel. C’est en cela que l’art-performance <strong><strong>de</strong>s</strong> annéessoixante (happening, performances, events,festivals Fluxus…) perpétue le modèle <strong>de</strong> la critiqueartiste.Mais toute performance en soi ne coïnci<strong>de</strong> paspar essence avec un geste critique. Elle peut reconduireles écueils relatifs à la représentation.Un <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong>ux dangers tient en effet dans cequ’Adorno nomme la réification 2 , à savoir un artqui dans la tentation <strong>de</strong> se fondre dans la vie sechosifie, perd son coefficient d’art et participe aumouvement <strong>de</strong> son auto<strong><strong>de</strong>s</strong>truction, dont le happeningselon Adorno serait l’aboutissement. Auprétexte <strong>de</strong> sa portée critique, la performance <strong>de</strong>vientalors un agent corrupteur <strong>de</strong> l’art lui-même.C’est, à sa manière, ce que repère NaomiKlein 3 dans <strong><strong>de</strong>s</strong> mouvements activistes <strong>de</strong> forteinspiration situationniste, tels que Reclaim the street,le subvertising à Londres, ou la culture jamming sur lacôte ouest nord-américaine : l’art <strong>de</strong>vient un outilpolitique pratique, à la fois beau, dynamique etfonctionnel. L’investissement <strong>de</strong> l’espace publicvise ici essentiellement une réappropriation <strong>de</strong> celui-cipar un envahissement savamment organisé.Dans quelle mesure un tel art ne s’avère-t-il passimplement séduisant et au fond, tellement inséréet intégré dans le contexte marchand qu’ilconteste, qu’il en <strong>de</strong>vient indiscernable ?C’est également le reproche que l’on peut faireau positionnement <strong>de</strong> La biennale <strong>de</strong> Paris, qui revendiquel’idée d’un art à « faible coefficient <strong>de</strong>visibilité artistique 4 » ou encore d’un « art invi-1. Notamment dans L’art et la vie confondus, J. Donguy (trad.),Paris, Centre Georges Pompidou, 1996.2. « Que peut prétendre faire un art pareil aux choses, quelleutopie pourrait-il façonner ? » Theodor Adorno, cité parDavid ZERBIB, « L’art est déclaré ! L’art-performance, entreutopie et jeu <strong>de</strong> langage », dans Dominique CHATEAU, ClaireLEMAN (dir.), Représentation et Mo<strong>de</strong>rnité, Paris, LesPublications <strong>de</strong> la Sorbonne, 2003, p. 110.3. Naomi KLEIN, No logo, Paris, Actes Sud, 2001, p. 472.4. « La Biennale <strong>de</strong> Paris n’a jamais recours aux objets d’artqui sont trop aliénés aux lois du marketing. Elle n’obéit àaucun cadre régulateur qui l’entraverait dans ses actions ausuel » disparaissant pour mieux réapparaître et agirdans un autre champ <strong>de</strong> l’activité humaine (culturelle,économique, politique…). Un telprogramme – qui témoigne au passage d’un certaindésamour <strong>de</strong> l’art 5 –, repose selon nous surun double présupposé fallacieux. D’une part, iloppose très artificiellement et schématiquementl’art compris comme espace <strong>de</strong> représentation àson <strong>de</strong>hors compris comme espace d’action 6– plutôt que <strong>de</strong> le penser en termes <strong>de</strong> performatif– et reconduit la confusion habituelle déjàrelevée à propos <strong>de</strong> l’esthétique relationnelle selonlaquelle un art dans l’espace public est public enson principe. D’autre part, il sépare <strong>de</strong> façon exclusiveesthétique et politique, semblant affirmerqu’une pratique inscrite dans le champ <strong>de</strong> l’art nepeut être structurellement politique 7 . Une telleconception semble faire fi <strong>de</strong> la figure du spectateur,figure esthétique et perpétuelle oubliée <strong>de</strong> laréflexion sur la puissance critique <strong>de</strong> l’art.Le second danger, à l’opposé, tient dans unedérive spectaculaire ou tout du moins scénique <strong>de</strong>la performance : quand celle-ci reconduit, parfoismalgré elle, les co<strong><strong>de</strong>s</strong> propres au spectacle vivant,sein <strong>de</strong> notre contemporanéité, ses évolutions politiques,économiques et idéologiques. En agissant dans la vie réelleavec les usages qui lui sont rattachés, elle cherche à i<strong>de</strong>ntifierl’art avec <strong>de</strong> nouveaux critères qui rejettent l’artiste commeprotagoniste exclusif <strong>de</strong> ses influences. D’une façongénérale, elle affirme son refus <strong>de</strong> participer aux différentesrègles régissant le mon<strong>de</strong> convenu <strong>de</strong> l’art. En pratiquant lemélange <strong><strong>de</strong>s</strong> genres, la porosité <strong><strong>de</strong>s</strong> frontières et laredistribution <strong><strong>de</strong>s</strong> rôles, la Biennale <strong>de</strong> Paris fait apparaîtrel’art, là où l’on ne l’attend pas. », page consultée le 3 janvier2012.5. Au point d’ailleurs qu’il convient <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce quiretient encore ses sectateurs dans le giron <strong>de</strong> l’art et quelleest la motivation qui prési<strong>de</strong> à cette inscription etdésignation en tant que biennale qui les i<strong>de</strong>ntifie (malgréeux ?) institutionnellement.6. « Nous n’avons aucune preuve sérieuse que l’art estdépendant <strong>de</strong> l’objet d’art. Pour cette raison, nous pouvonssupposer le contraire. La Biennale <strong>de</strong> Paris favorise <strong><strong>de</strong>s</strong>pratiques invisuelles. L’invisuel est visible, mais pas en tantqu’art. » , page consultée le 3janvier 2012.7. « La Biennale <strong>de</strong> Paris défend un art qui n’obéit à aucun<strong><strong>de</strong>s</strong> critères attendus <strong>de</strong> l’art : créatif, spectaculaire,esthétique, émotionnel, affectif… »., page consultée le 3 janvier2012.7
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publictant du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la production que <strong>de</strong> la réceptionpar le spectateur. Les qualités propres àl’acte performatif se per<strong>de</strong>nt alors, la performancese codifiant en un nouveau langage. S’affirmealors le sens <strong>de</strong> la performance entendue commespectacle, qui privatise l’acte public que l’acte performatifétait présumé apporter. Dès lors en effetque l’acte performatif s’expose dans un langage, ilre<strong>de</strong>vient un médium, un véhicule : quelque chosequi tient pour autre chose. Quand la valeur duperformatif, ainsi que le montre Austin 1 , est précisémentd’annuler la dimension référentielle : leperformatif est un fait déclaratif <strong>de</strong> lui-même.Ainsi, quand la performance <strong>de</strong>vient langage, ellehabite <strong>de</strong> nouveau la sphère <strong>de</strong> la représentation,réinvestit le champ du déclaratif et reconduit alorsexactement la même structure <strong>de</strong> réception quecelle qui est liée à l’objet.Est-ce que l’art agit ?Il reste encore à savoir ce qu’est agir en art : la définitiond’un art critique en dépend. Nousrencontrons ici la question <strong>de</strong> la dimensionpraxique <strong>de</strong> l’art et l’éternel reproche <strong>de</strong> son inefficacité.Selon en effet une certaine conception –quel’on se permettra <strong>de</strong> qualifier <strong>de</strong> bourgeoise –, l’artappartient au seul domaine <strong>de</strong> la représentation.De nature poïétique, il est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la formalisationsensible <strong><strong>de</strong>s</strong> choses – états, idéesémotions… Sa vocation praxique, défendue parles avant-gar<strong><strong>de</strong>s</strong> et visant à en faire un agent actifdu processus historique, introduirait, <strong>de</strong> ce point<strong>de</strong> vue, une perversion, en inféodant l’art et eninstrumentalisant la création à <strong><strong>de</strong>s</strong> buts qui luisont exogènes. Cette thèse 2 , qui a largement participéau discrédit dont l’art politique a fait l’objetdans la postmo<strong>de</strong>rnité 3 , n’est pas seulement réac-1. John L. AUSTIN, Quand dire, c’est faire (1962), G. Lane(trad.), Paris, Seuil, 1991.2. C’est celle notamment <strong>de</strong> Jean CLAIR dans La responsabilité<strong>de</strong> l’artiste, Paris, Gallimard, 1997.3. Ainsi, peut-on lire : « si novateurs et bouleversants quesoient les photomontages <strong>de</strong> John Heartfield, ils n’ontjamais arrêté l’avènement du nazisme, dont ils avaientpourtant fait leur cible principale au cœur même <strong>de</strong> la classeouvrière. Si puissant soit le Guernica <strong>de</strong> Picasso, emblème<strong>de</strong> toutes les œuvres anti-impérialistes, il n’a pu empêcher letionnaire, elle est également malhonnête en cequ’elle ne fait aucune distinction entre la « praxisartistique » et la praxis sociale. Cette confusion estaussi au coeur <strong>de</strong> certaines pratiques « militantes »,comme celle évoquée précé<strong>de</strong>mment qui tententd’éliminer le filtre <strong>de</strong> l’art pour interagir directementavec le corps social.Or, le concept d’action ne saurait s’entendrebien évi<strong>de</strong>mment <strong>de</strong> la même manière en art : cene sont pas sur les mêmes modalités, formes, butset enjeux, que s’appuient l’artiste, le citoyen, le militantou encore le travailleur. Et il n’est pascertain que l’efficacité d’un art « politique » doivese confondre avec une théorie <strong>de</strong> l’impact et duchoc propre à l’action militante. Car l’évaluation<strong>de</strong> la portée <strong>de</strong> l’art politique selon son retentissement– les événements, le cours du mon<strong>de</strong>, l’arrêtd’une guerre – revient à concevoir l’efficacité entermes quantitatifs et avalise ainsi l’entrée <strong>de</strong>l’œuvre dans le marché <strong><strong>de</strong>s</strong> biens symboliquesproductifs.Mais, plus encore, elle assimile la portée politique<strong>de</strong> l’œuvre à son effet social, lequel, selonAdorno, est toujours indirect et <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> main,et pas nécessairement provoqué par les œuvres intrinsèquement.« On peut douter, expliqueAdorno, que les œuvres d’art interviennent effectivementdans la politique ; lorsque cela seproduit, c’est le plus souvent <strong>de</strong> façon périphérique4 ». Ainsi,le <strong>de</strong>gré d’intervention pratique <strong><strong>de</strong>s</strong> œuvres n’estd’ailleurs pas déterminé par elles, mais beaucoupplus par le moment historique. Les comédies <strong>de</strong>Beaumarchais ne furent certainement pas engagées<strong>de</strong> la même façon que celles <strong>de</strong> Brecht ou <strong>de</strong> Sartre,mais elles eurent bien, en réalité, quelque effet politique,car leur contenu concret s’harmonisait avecun courant historique qui s’en trouva flatté et ravi.L’effet social <strong>de</strong> l’art, effet <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> main, est apparemmentparadoxal. Ce qu’on attribue en lui à laspontanéité dépend à son tour <strong>de</strong> la tendance socialeglobale 5 .triomphe sans équivoque du franquisme espagnol. »D. BAQUÉ, Pour un nouvel art politique, op. cit., p. 4.4. Theodor W. ADORNO, Théorie esthétique (1970), M. Jimenez(trad.), Paris, Klincksieck, 1995, p. 334.5. I<strong>de</strong>m.8
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artLes exemples sont légions qui donnent raison àAdorno. Rappelons l’impact d’un film comme Indigènes(2006) qui appela une reconnaissance par legouvernement <strong><strong>de</strong>s</strong> combattants nord-africains, ouencore, le très beau film <strong>de</strong> Philippe Lioret, Welcome(2009), qui suscita une polémique avec EricBesson, ministre <strong>de</strong> l’immigration et <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntiténationale ; oeuvres <strong>de</strong> nature très différentes dontil n’est pas certain qu’elles soient intrinsèquementpolitiques ou critiques… Faut-il en conclure aucaractère aléatoire, et par là même vain, du gestecritique si son effet, in fine, ne dépend pas <strong>de</strong> lui ?AdresseNon, car à l’effet social, on peut adjoindre un effetesthétique, qui rattache l’activité critique <strong>de</strong> l’art,non pas au réel, mais à l’expérience esthétique.Car c’est là l’ultime reproche que l’on pourraitadresser aux thèses mesurant l’impact <strong>de</strong> l’œuvreau cours <strong><strong>de</strong>s</strong> choses : elles semblent en effet oublierqu’un tableau s’adresse avant tout à unspectateur et non pas à un public, foule indifférenciée,et que sur ce plan, aucun Guernica necherche à arrêter une guerre.Penser l’œuvre dans son rapport au spectateurrevient à privilégier un axe relationnel en lieu etplace d’une approche en termes <strong>de</strong> contenu. L’effetcritique fondamental <strong>de</strong> l’art rési<strong>de</strong>précisément dans la nature et la forme <strong>de</strong> l’expériencequ’il est susceptible d’instaurer avec lespectateur ; ce que Sartre résume magistralementen remarquant qu’« il arrive à La Bruyère <strong>de</strong> parler<strong><strong>de</strong>s</strong> paysans mais il ne leur parle pas 1 ». De cepoint <strong>de</strong> vue, <strong><strong>de</strong>s</strong> œuvres aux formes, « contenus »ou thématiques similaires peuvent revêtir <strong><strong>de</strong>s</strong> enjeuxtotalement opposés, car l’essentiel tient dansl’Adresse, dans la manière dont le spectateur seramobilisé, mis en mouvement, interpellé parl’œuvre. C’est la raison pour laquelle in fine nousne croyons pas aux vertus critiques d’un art « disparaissant» : son éclipse coïnci<strong>de</strong> avec celle duspectateur, figure pivot <strong>de</strong> l’acte critique.Nous sommes d’accord pour affirmer que c’estaujourd’hui dans <strong><strong>de</strong>s</strong> pratiques dites furtives, ou dis-1. Jean-Paul SARTRE, « Pour qui écrit-on ? », dans Qu’est-ce quela littérature ? Paris, Gallimard, 1948, p. 97.crètes que rési<strong>de</strong> le potentiel critique <strong>de</strong> l’art. Auxpratiques « disparaissantes », nous préférons toutefois<strong><strong>de</strong>s</strong> formes dans lesquelles l’effacement <strong>de</strong>l’auteur pointe un transfert <strong>de</strong> la responsabilité surle spectateur et reporte sur lui le processus d’autonomisation<strong>de</strong> l’œuvre 2 . Ces œuvres « faibles » nemisent pas sur un impact visible et quantifiable– et en cela inversent le rapport causal habituel –mais sur la force du spectateur à se faire acteurd’un processus, à intégrer le mouvement d’une situationqui lui est offerte. C’est là un <strong><strong>de</strong>s</strong> ressortsles plus intéressants <strong>de</strong> l’art dans l’espace public,qu’il soit in situ, urbain, d’intervention, furtif ouautre... Lorsqu’une chose à un moment s’offre, estabandonnée, commence alors le travail <strong>de</strong> l’œuvre,non comme reconnaissance, légitimation ou i<strong>de</strong>ntificationd’une intention artistique, mais commeconfrontation à soi, enquête, curiosité... commeun moment où quelque chose s’initie. Or, c’est eneffet quand l’art cesse d’être immédiatement repérable,qu’il peut commencer à être. C’est-à-direquand quelque chose est éprouvé, ce que RichardShusterman appelle une valeur d’usage :Il semble bien y avoir, dit-il, quelque chosed’autonome dans la valeur <strong>de</strong> l’art, quelque chosequi fait qu’on poursuit ses fins pour elles-mêmes etnon comme moyens pour d’autres fins dansd’autres pratiques. Ce quelque chose est sans douteconstitué par l’expérience esthétique. Et la satisfactionimmédiate et intense qu’une telle expérienceprocure en fait, incontestablement, une fin en soi 3 .L’autonomie <strong>de</strong> l’art, ce qui fait sa spécificité netient pas dans ses productions matérielles, lesquellesne représentent rien, ajoute Shusterman,tant qu’elles n’ont pas été éprouvées par et dansl’expérience esthétique.2. Cela est vrai <strong><strong>de</strong>s</strong> oeuvres <strong>de</strong> Maurizio Cattelan, <strong>de</strong> GianniMotti, <strong>de</strong> Matthieu Laurette ou encore <strong>de</strong> Francis Alÿs ;œuvres qui n’apparaissent pas ou ne surgissent pas d’ellesmêmeset qui n’existent que dans la mesure où elles sontremarquées, relevées, par le spectateur. Dans <strong><strong>de</strong>s</strong> registres trèsdifférents, Kenneth (1999) <strong>de</strong> Cattelan ou El Gran Trueque(2003) <strong>de</strong> Laurette sont sur ce point paradigmatiques.3. Richard SHUSTERMAN, L’art à l’état vif, C. Noille-Clauza<strong>de</strong>(trad.), Paris, Gallimard, 1992, p. 76-77.9
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicAinsi, sans les sujets <strong>de</strong> l’expérience, l’art estdépourvu <strong>de</strong> toute signification, « et les considérercomme valables indépendamment d’un sujet favoriseen outre, certaines déviations, comme laréification, la chosification et le fétichisme qui empoisonnentaujourd’hui la scène <strong>de</strong> l’art 1 ». Maisréciproquement, les sujets <strong>de</strong> l’expérience, sansl’art, sont privés <strong>de</strong> signification : car seul l’art està même <strong>de</strong> construire cette expérience dans unécart, critique, par rapport au cours ordinaire <strong><strong>de</strong>s</strong>choses.Si l’art agit – et il le fait –, c’est précisémentdans sa participation chez le sujet regardant à laconstitution d’une conscience, faite <strong>de</strong> perceptionet d’intellection : un art – politique, critique – nesuscite pas <strong><strong>de</strong>s</strong> émotions directement politiques– indignation, révolte, prise <strong>de</strong> positions – qui relèvent,elles, du registre <strong>de</strong> la citoyenneté, mais <strong><strong>de</strong>s</strong>émotions avant tout esthétiques qui, dans ce qui lesrelie au commun, ne sont jamais neutres. En quoisans aucun doute un art critique se déterminedans sa capacité à éveiller chez le spectateur <strong><strong>de</strong>s</strong>expériences <strong>de</strong> nature elles aussi critiques.Aline CAILLET1. I<strong>de</strong>m.10
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artPORTRAIT DE L’ARTISTE ENGAGÉLE CINÉMA DE JEAN-LUC GODARD,ENTRE STRATÉGIES ESTHÉTIQUES ET USAGES POLITIQUESÉvoquant le troisième chapitre <strong><strong>de</strong>s</strong> Histoire(s) du cinéma,« La Monnaie <strong>de</strong> l’absolu 1 », Godard s’inscritdans l’héritage <strong><strong>de</strong>s</strong> écrits esthétiques <strong>de</strong> Malraux,tout en plaçant le cinéma dans une quête propitiatoire,dont l’offran<strong>de</strong> doit échapper à l’absolu dévoyéqu’est l’argent : « Il y a donc une espèced’absolu, à qui il faudrait rendre la monnaie : ondoit payer 2 . » En effet, Jean-Luc Godard exploredans son cinéma la fonction critique <strong>de</strong> l’art en interrogeantles usages politiques et économiquesd’une expérience esthétique, le cinéma, pensécomme actualisation d’une réalité sociale conflictuelleet multiple. Les Histoire(s) du cinéma ouvrentun nouveau volet <strong>de</strong> la filmographie du cinéastequi engage un discours sur l’actuel où s’affrontentles tensions entre la lente marginalisation <strong>de</strong> l’artet la pauvreté d’une culture vouée à la consommation,entre la création artistique et l’industrie marchan<strong>de</strong>,entre la solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’artiste et les flux <strong>de</strong>l’information et <strong>de</strong> la communication, ou encoreentre un spectateur idéal, peut-être imaginaire,d’un cinéma qui n’aurait pas été entièrement liquidéet un public subjugué par la dimension spectaculaire<strong>de</strong> la scène médiatique contemporaine.Histoire(s) du cinéma et The Old Place :<strong>de</strong> la reconquête <strong><strong>de</strong>s</strong> arts à la défaite iconiquedu cinéma ?Les Histoire(s) du cinéma, élaborées au milieu <strong><strong>de</strong>s</strong>années 1980 et achevées en 1998, annoncent unnouveau régime esthétique du cinéma <strong>de</strong> Jean-Luc1. « La Monnaie <strong>de</strong> l’absolu » est l’intitulé du chapitre 3a <strong><strong>de</strong>s</strong>Histoires du cinéma (1988-1998) <strong>de</strong> Jean-Luc Godard. Cetteœuvre cinématographique, composée <strong>de</strong> quatre chapitres, aété également publiée dans la collection Blanche <strong>de</strong>Gallimard, édition à laquelle nous nous référons dans notrearticle (Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma, Paris,Gallimard/Gaumont, 1998).2. Jean-Luc GODARD, « Une boucle est bouclée. Nouvelentretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala », dansA. BERGALA (dir.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 2,Paris, Éditions <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>Cahiers</strong> du cinéma, 1998, p. 17.Godard. Par la distanciation du regard porté surl’histoire et la volonté <strong>de</strong> détourner les traces quel’homme a produites, le cinéaste place l’art plastique,en particulier la peinture, au cœur ducinéma et <strong>de</strong>vient juge et partie du procès qu’ilintente contre un art cinématographique qui auraitmanqué sa vocation <strong>de</strong> puissance <strong>de</strong> saisie du réel.Le continuum <strong><strong>de</strong>s</strong> images et <strong><strong>de</strong>s</strong> sons qui s’entrechoquentdans les Histoire(s) produit une syntaxequi signale, comme l’écrit Jacques Rancière, « nonpoint l’entrée dans quelque crépuscule <strong>de</strong> l’humainmais cette tendance néo-symboliste et néohumaniste<strong>de</strong> l’art contemporain 3 » : reproductions<strong>de</strong> peintures et sculptures métamorphosées,citations livresques réécrites et détournées <strong>de</strong> leurcontexte, séquences cinématographiques montéesselon un savant anachronisme, extraits <strong>de</strong>musiques, <strong>de</strong> dialogues <strong>de</strong> films, inscriptions,insertions <strong>de</strong> films d’archives et <strong>de</strong> documents, serejoignent, s’assemblent et produisent « l’incommensurabilité4 » qui désigne les dispositifs <strong>de</strong> l’artcontemporain.Godard choisit également une postureréflexive pour présenter le cinéma comme un artqui synthétise les arts visuels, la poésie et lamusique qui l’ont précédé, embrassant dans unregard neuf les arts du passé qui épuisent leurpouvoir au milieu du XX e siècle, césure funèbre <strong><strong>de</strong>s</strong>arts et <strong>de</strong> celui même qu’ils ont enfanté, le cinéma.Orchestrant une rencontre entre les pans <strong>de</strong> l’histoire<strong>de</strong> l’art et les traces documentaires et fictionnelles<strong><strong>de</strong>s</strong> événements du siècle, la fabrique <strong><strong>de</strong>s</strong>Histoire(s) du cinéma relève d’une double généalogie,une généalogie picturale et une généalogie guerrière,celle d’un siècle foudroyé par une <strong>de</strong>uxièmeguerre mondiale dont la barbarie fait cortège à lamort annoncée d’un art cinématographique abdiquantson pouvoir <strong>de</strong> résistance. Par le montage3. Jacques RANCIÈRE, Le Destin <strong><strong>de</strong>s</strong> images, Paris, La Fabrique,2003, p. 78.4. Ibid., p. 44.11
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace public<strong><strong>de</strong>s</strong> différents fragments collectés, le cinéasteassocie le proche au lointain, la mesure à la démesure,donnant naissance à une tierce image porteuse<strong>de</strong> sens, selon la règle édictée par PierreReverdy, que Godard cite à plusieurs reprises :« Une image n’est pas forte parce qu’elle est brutaleou fantastique – mais parce que l’association<strong><strong>de</strong>s</strong> idées est lointaine et juste 1 . » « L’indépendance<strong>de</strong> la caméra par rapport à la scène représentée 2 »permet alors <strong>de</strong> jouer pleinement du mouvementqu’introduit le cinéma pour reproduire et représenterles œuvres d’art et leur rencontre avec cetteHistoire que le cinéma n’a pas su ordonner.Dans le chapitre 1a <strong><strong>de</strong>s</strong> Histoire(s), « Toutes leshistoires », le fragment central du Champ <strong>de</strong> blé auxcorbeaux <strong>de</strong> Van Gogh, dont la couleur est accentuéesur la ban<strong>de</strong>-vidéo, lutte contre le noir etblanc <strong><strong>de</strong>s</strong> images <strong>de</strong> la déportation 3 . La voix ducinéaste hors champ évoque le <strong>de</strong>voir d’humilitédu cinéma, dont la nature première rési<strong>de</strong> dans lasaisie du réel et <strong>de</strong> l’événement : « la souffrancen’est pas une star / ni l’église incendiée / ni lepaysage dévasté 4 . » Le « martyre » et « la résurrectiondu documentaire 5 » pendant le second conflitmondial offrent alors, sous la forme <strong>de</strong> films d’actualités,un espace sonore aux œuvres inscritesdans le passé : le Tres <strong>de</strong> Mayo surgit dans la saturationassourdissante d’une fusilla<strong>de</strong>.Cette articulation <strong>de</strong> la dimension historique <strong>de</strong>l’art à la barbarie du siècle relève à la fois <strong>de</strong> latentative d’une ré<strong>de</strong>mption du cinéma qui ne sutpas être le témoin <strong>de</strong> son actualité et d’un dispositifqui scénarise et prophétise la mort d’un artdont « l’écran » <strong>de</strong> projection est <strong>de</strong>venu un« suaire 6 ». Le collage <strong><strong>de</strong>s</strong> signes artistique etdocumentaire, comme l’effusion <strong>de</strong> la couleur sur1. Pierre REVERDY, « L’Image » (1918), dans Œuvres complètes,Paris, Flammarion 1975, p. 73.2. André MALRAUX, « Esquisse d’une psychologie ducinéma », dans Écrits sur l’art, dans Œuvres complètes, t. 4,Paris, Gallimard, 2004, p. 7.3. Pascal Convert analyse ainsi « la matière jaune » dutableau <strong>de</strong> Van Gogh reproduit dans les Histoire(s) du cinémaet la puissance <strong>de</strong> réminiscence <strong>de</strong> la peinture dans le travail<strong>de</strong> Jean-Luc Godard. Pascal CONVERT, « La couleur dit et nedit pas », dans Art press, hors-série, n o 1, 1998, p. 44.4. Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma, op. cit., p. 121.5. Ibid., p. 137.6. Ibid., p. 105.l’écran, éprouve « la puissance <strong>de</strong> tout ce qui passeà [la] portée [<strong>de</strong> l’image-couleur du cinéma] ou laqualité commune à <strong><strong>de</strong>s</strong> objets tout à fait différents7 » et offre la possibilité d’une vision ré<strong>de</strong>mptrice.Godard renoue avec le geste artistique dupeintre pour agir sur le mon<strong>de</strong> en empruntant à lacouleur son « caractère absorbant 8 » et utilise lareconfiguration anachrone que permet le montagepar la vidéo pour mettre au jour une œuvre quisubit une métamorphose signifiante par la résistancecontinue du cinéaste aux « regards toutfaits 9 », comme l’énonce Anne-Marie Miévilledans The Old Place. En 1963, les statues antiquesdu Mépris, filmées par Fritz Lang, et donc parGodard, étaient déjà peintes selon « une certainetrichromie assez proche <strong>de</strong> la statuaire antique etvéritable 10 » et symbolisaient ce souhait <strong>de</strong> reconstituerle présent du passé, <strong>de</strong> reproduire la vision<strong><strong>de</strong>s</strong> Anciens 11 , mais dans l’ordre <strong>de</strong> l’inactuel, suivantun art à rebours pour souligner le processus<strong>de</strong> transformation physique <strong><strong>de</strong>s</strong> œuvres.L’auteur <strong><strong>de</strong>s</strong> Histoire(s) du cinéma interroge toujoursla genèse <strong>de</strong> l’image cinématographique, sonpouvoir poétique et historique, son rythme intérieuret ses transformations au présent, maisdéplore aussi le divorce entre le document et lafiction dans un discours qui s’élabore commepuissance dissi<strong>de</strong>nte.7. Gilles DELEUZE, L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983,p. 166.8. I<strong>de</strong>m.9. Jean-Luc GODARD, Anne-Marie MIÉVILLE, Four Short Films,Munich, ECM Records GmbH, 2006, p. 32. Nos citations<strong>de</strong> The Old Place et <strong>de</strong> Je vous salue, Sarajevo sont extraites <strong>de</strong>cette double publication en DVD et en livre <strong>de</strong> quatrecourts métrages <strong>de</strong> Jean-Luc Godard et d’Anne-MarieMiéville.10. Jean-Luc GODARD, « Scénario du Mépris. Ouverture »,dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op. cit., t. 1, p. 246.11. L’inscription <strong>de</strong> l’Antiquité dans le cinéma <strong>de</strong> Godardrevient en force dans Film Socialisme (2010), long métragetraversé par les plans du film Méditerranée (1963) <strong>de</strong> Jean-Daniel Pollet. Dans sa <strong>de</strong>rnière partie, Film socialismeretrouve les accents du lointain combat d’Antigone eninvitant le spectateur à l’insoumission et en engageant, dansune séquence consacrée à Hellas, une réflexion d’ordreesthétique mais également d’ordre politique sur la Grèceantique, origine incomprise d’une Europe dont la <strong><strong>de</strong>s</strong>tinée aépousé, dans un même élan, démocratie et tragédie.12
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artGodard rappelle ainsi la nécessité <strong>de</strong> faire dialoguerpassé et présent pour restaurer une culturecinématographique et historique, comme pour témoigner<strong>de</strong> l’actuel. Il ne s’agit pas <strong>de</strong> créer unemédiation pédagogique entre les arts du passé etceux d’aujourd’hui, mais <strong>de</strong> conquérir un regardneuf sur l’œuvre d’art, <strong>de</strong> rétablir une vision, paradoxalementabsente <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième partie dusiècle comme absorbée par le visuel dans sa formedésacralisée.Le moyen métrage The Old Place, réalisé à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>du MOMA <strong>de</strong> New York en 1999, prolongele travail <strong><strong>de</strong>s</strong> Histoire(s), celui <strong>de</strong> rendre visiblel’invisible du réel et d’offrir « au visible nonvu 1 » la puissance d’un plan. La voix d’Anne-MarieMiéville édicte une loi, vertu théologale quel’art doit satisfaire. L’œil <strong>de</strong> l’artiste peut révéler lemon<strong>de</strong> : « Regar<strong>de</strong> l’angle que fait cette arrête <strong>de</strong>meuble avec le plan <strong>de</strong> la vitre. Il faut le reprendreau quelconque, au visible non vu – le sauver – luidonner ce que tu donnes par imitation, par insuffisance<strong>de</strong> ta sensibilité, au moindre paysage sublime,coucher <strong>de</strong> soleil, tempête marine, ou àquelque œuvre <strong>de</strong> musée. Ce sont là <strong><strong>de</strong>s</strong> regardstout faits. Mais donne à ce pauvre, à ce coin, àcette heure et chose insipi<strong><strong>de</strong>s</strong> – et tu seras récompenséau centuple 2 ». La caméra mettrait ainsi aujour les marges du réel et restaurerait le regard duspectateur diverti par le spectaculaire. À la manière<strong><strong>de</strong>s</strong> Vanités, l’art doit replacer au centre <strong>de</strong> lavision l’infiniment invisible.Cette leçon <strong>de</strong> mise en perspective <strong>de</strong> l’invus’applique aussi bien au champ <strong>de</strong> la caméra qu’àla scénographie muséale, dans un film où presqueaucune œuvre du MOMA n’est donnée à voir.Alors même que les voix d’Anne-Marie Miéville et<strong>de</strong> Jean-Luc Godard dénoncent <strong>de</strong> concert ce quiserait une supercherie <strong>de</strong> l’art mo<strong>de</strong>rne et contemporain,sa puissance <strong>de</strong> détournement ironique<strong><strong>de</strong>s</strong> objets représentés, cette séquence énonce unemorale esthétique qui est le propre <strong>de</strong> la rupture initiéepar l’art contemporain : s’affranchir <strong>de</strong> l’abstractionpar un retour <strong>de</strong> la figuration du mon<strong>de</strong>,émancipée <strong>de</strong> toute hiérarchie entre représentableet irreprésentable, jusqu’à établir une relation nonseulement optique, mais aussi physique entre lespectateur et l’œuvre d’art dans son économie scénographiqueet matérielle.The Old Place se situe ainsi dans une ambiguïtéqui se donne comme multiplicité <strong>de</strong> lecture du récitatifgodardien offert à l’interprétation du spectateur,mais surtout multiplicité discursive quel’auteur affectionne jusqu’à en scruter les contradictions: porter le <strong>de</strong>uil d’un art illusionniste quis’éteint dans l’élan <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, tout en posantcomme perspective possible et souhaitable latransgression <strong><strong>de</strong>s</strong> frontières à laquelle l’artcontemporain invite pourtant, en franchissant lalimite du <strong>de</strong>dans et du <strong>de</strong>hors institutionnels. AinsiGodard et Miéville s’interrogent sur le protocoleimposé par les producteurs : « relever avec leplus grand soin la trace encore existante ou pas <strong>de</strong>ce à quoi nous sommes convenus <strong>de</strong> donner lenom d’art 3 ».Hors champ, le musée imaginaire <strong><strong>de</strong>s</strong> Histoire(s)prend dans la succession <strong><strong>de</strong>s</strong> plans <strong>de</strong> The OldPlace la forme d’un mausolée, celui où se tient lesuici<strong>de</strong> <strong>de</strong> la peinture à laquelle « Soulages [rend]les <strong>de</strong>rniers honneurs après la guerre <strong>de</strong> 40 4 ». Surl’écran, la formule « Tragédie <strong>de</strong> l’image » introduitce moyen métrage, ad<strong>de</strong>ndum aux Histoire(s) ducinéma, qui prône, contre la linéarité <strong>de</strong> l’ordonnancementmuséal, le modèle malrucien <strong><strong>de</strong>s</strong> écritssur l’art inaugurant l’entrée turbulente <strong><strong>de</strong>s</strong> reproductionsd’un art jugé alors « primitif » dans l’espacecontemporain. Le renoncement du cinéma àtémoigner du réel <strong>de</strong>viendrait ainsi emblématiquedu renoncement <strong>de</strong> tous les arts plastiques etprendrait naissance, nous dit Godard, avec le boulon<strong>de</strong> Picabia intitulé « Portrait d’une jeune filleaméricaine dans l’état <strong>de</strong> nudité » qui signe le divorceentre le titre qui désigne l’œuvre et une certaineimitation <strong>de</strong> la réalité. Le discours du cinéasteoscille alors entre le constat d’une fin <strong>de</strong>l’art et sa nécessaire salvation.1. Jean-Luc GODARD, Anne-Marie MIÉVILLE, Four Short Films,op. cit., p. 31.2. Ibid., p. 31-32.3. Ibid., p. 25.4. Ibid., p. 36.13
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicL’art-cinéma et la ré<strong>de</strong>mption politique <strong>de</strong>l’art à l’ère <strong>de</strong> la post-HistoireLes Histoire(s) du cinéma instaurent non seulementune césure esthétique dans la filmographie godardienne,mais rappellent aussi la mission politiqueet morale qui engage le cinéma, art <strong>de</strong> l’enregistrementdu réel, dont la vocation est <strong>de</strong> dire l’Histoireet d’être un instrument <strong>de</strong> contestation. Lecinéma a le <strong>de</strong>voir, selon Jean-Luc Godard, <strong>de</strong> seracheter en diffusant la pensée dans la Cité, entransmettant l’Histoire et en résistant aux différentesformes <strong>de</strong> pouvoir. Les films qui suivent lesHistoire(s), ceux <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière décennie godardienne,<strong>de</strong>viennent alors <strong><strong>de</strong>s</strong> essais d’opérationdans le champ du présent et une tentative <strong>de</strong>mettre le cinéma à la disposition d’une saisie <strong>de</strong>l’événement, « nouveau départ » que le cinéasteévoque dans The Old Place lorsqu’il suggère <strong>de</strong>« [continuer] les exercices 1 ». Les Histoire(s) du cinémaet The Old Place peuvent être lus à l’aune d’uneréflexion sur la vocation politique <strong>de</strong> l’art. Renonçantaussi bien à « l’esthétisation <strong>de</strong> la politique »qu’à « la politisation <strong>de</strong> l’art 2 », Godard loge lapuissance politique <strong>de</strong> toute expression esthétiquedans un difficile équilibre entre la nécessité <strong>de</strong> légen<strong>de</strong>rle réel, d’en re-présenter la violence, et lerisque d’une trahison éthique lorsque la valeur marchan<strong>de</strong><strong>de</strong> l’œuvre exposée annule la valeur éthiquedu geste artistique. The Old Place engage, dès sespremières séquences, une réflexion sur la plus-value<strong>de</strong> l’œuvre qui <strong>de</strong>vient ce que l’on pourrait appelerune moins-value, un malus éthique et esthétique. Lecinéma, art voué à la reproduction et à l’expositionest à tout moment menacé <strong>de</strong> cette inversion<strong><strong>de</strong>s</strong> valeurs. C’est aussi la raison pour laquelle la« Réserve du Musée <strong><strong>de</strong>s</strong> Enfants », œuvre du plasticienfrançais Christian Boltanski 3 , est condamnéepar Miéville qui considère cette installation1. Jean-Luc GODARD, Anne-Marie MIÉVILLE, Four Short Films,op. cit., p. 28.2. Walter BENJAMIN, « L’Œuvre d’art à l’époque <strong>de</strong> sareproductibilité technique » (1939), M. <strong>de</strong> Gandillac etR. Rochlitz (trad.), dans Œuvres, t. 3, Paris, Gallimard, 2000,p. 316.3. Godard évoque ici l’installation <strong>de</strong> Boltanski conservéedans le sous-sol du Musée d’art mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> Paris. Lesvêtements d’enfants disposés sur <strong><strong>de</strong>s</strong> étagères métalliquesfaiblement éclairées sont considérés comme une allusionaux effets <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants déportés, accumulés par les Nazis.comme « un crime artistique, exécuté parl’homme public », par celui qui préfère être « enaccord avec tout le mon<strong>de</strong> 4 » plutôt que d’instaurerun écart nécessaire avec les regar<strong>de</strong>urs <strong>de</strong>l’œuvre, ses consommateurs et ses évaluateurs. Les<strong>de</strong>ux voix <strong><strong>de</strong>s</strong> cinéastes condamnent non seulementla croyance en une expiation, rendue possiblepar le geste artistique qui consiste à exhiberles vêtements habités par la mort, mais s’attar<strong>de</strong>ntaussi sur le dévoiement économique d’une œuvredont les droits photographiques détournent l’art <strong><strong>de</strong>s</strong>es <strong>de</strong>voirs et le privent <strong>de</strong> sa valeur éthique et esthétique.Par-<strong>de</strong>là la question <strong>de</strong> ce qui relève dudicible et du visible dans l’art contemporain, ladistinction entre la notion <strong>de</strong> preuve prélevée surle mon<strong>de</strong> par l’artiste et celle <strong>de</strong> l’œuvre exposéeinterroge sans concession la mission <strong>de</strong> l’art audébut <strong>de</strong> notre siècle, la nécessité <strong>de</strong> conférer augeste artistique un engagement éthique et politique,tout en le protégeant <strong><strong>de</strong>s</strong> détournements <strong>de</strong>la surexposition marchan<strong>de</strong>. L’art, en particulierdans l’époque postmo<strong>de</strong>rne, qu’il s’exerce avecsubversion dans l’institution muséale ou qu’ilsorte <strong>de</strong> ce cadre pour se faire pratique sociale,semble pris au piège d’un <strong>de</strong>voir-être politiqueconstamment menacé par l’irreprésentable. L’engagement<strong>de</strong> l’artiste ne peut pourtant se réduire àun abandon <strong>de</strong> la représentation pour résister à lacirculation marchan<strong>de</strong> qui détournerait <strong>de</strong> son intentionpremière le geste artistique. La quête <strong>de</strong> latransparence <strong>de</strong> l’art contemporain se traduit parune rupture avec l’autonomie <strong>de</strong> l’œuvre même :disparition du cadre bordant et arrêtant la représentationplastique, performance du corps <strong>de</strong> l’artistemédiateur <strong>de</strong> son œuvre, collaboration créativedu spectateur à l’avènement <strong>de</strong> l’œuvre d’art.Ces manifestations artistiques en rupture avecl’ordre esthétique et politique prennent le risqued’offrir l’espace vacant <strong>de</strong> l’immédiation à la médiatisationmarchan<strong>de</strong> et aux instances d’un pouvoirnormalisant le regard <strong><strong>de</strong>s</strong> spectateurs. L’efficacitépolitique <strong>de</strong> l’art reposerait-elle davantagesur une distance continue <strong>de</strong> l’artiste avec l’intentionpremière <strong>de</strong> l’œuvre dont l’usage lui échapperaiten partie ? Le refus d’exposer et la stratégie du4. Jean-Luc GODARD, Anne-Marie MIÉVILLE, Four Short Films,op. cit., p. 25.14
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artrenoncement forment l’horizon extrême <strong>de</strong> cetteinterrogation. En ce sens, Godard dans sa volonté<strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>, en marge <strong><strong>de</strong>s</strong> lieux médiatiques et enétroite solidarité avec le passé, scénarisant les multiples<strong><strong>de</strong>s</strong>saisissements qui animent sa création <strong>de</strong>puisune dizaine d’années, rejoindrait dans saforme la plus extrême l’art politique tel que le définitJacques Rancière, comme lieu d’un dissensus,d’une rupture <strong>de</strong> « l’évi<strong>de</strong>nce sensible <strong>de</strong> l’ordre“naturel” 1 » que l’art contemporain tente d’atteindrepar une mise en abîme <strong><strong>de</strong>s</strong> différentesformes <strong>de</strong> domination. Cette rupture et cet écartstructurent en gran<strong>de</strong> partie le travail <strong>de</strong> Godard,jusqu’à le conduire peut-être à une autre formed’impuissance, celle <strong>de</strong> l’abandon <strong>de</strong> toute tentatived’explication, mais aussi <strong>de</strong> tout recours à uneimmédiateté qui romprait avec le cadre cinématographique.C’est ainsi que le cinéaste semble prisau piège d’une quête duelle et duale : d’une part, larecherche <strong>de</strong> la puissance d’apparition <strong>de</strong> l’imagedépouillée <strong>de</strong> toute médiation par la parole,d’autre part, une tentation iconoclaste dans sonimpossible renoncement au commentaire, qui faitpourtant écran à l’image même. Godard ne cesse<strong>de</strong> prédire la mort <strong>de</strong> l’image dans le mon<strong>de</strong> contemporain,rappelant que la vision précè<strong>de</strong>, ontologiquementet esthétiquement, la parole. Cependant,ses travaux cinématographiques offrent <strong><strong>de</strong>s</strong> séquencesoù le discours, textuel ou verbal, imprimantses strates sonores et graphiques sur l’imagemême, orchestre les insuffisances <strong>de</strong> celle-ci.L’image ne rencontre pas le texte et si le texte désirel’image, il la manque. C’est ainsi que l’excès <strong>de</strong>commentaires et <strong>de</strong> citations, le plus-<strong>de</strong>-dire qui répondau « plus-<strong>de</strong>-voir 2 » analysé par Alain Badiou,tentation qui anime un Godard à la fois artisteplasticien et critique exégète, annule la réhabilitationd’une image dont la puissance iconique reposeraitsur l’immédiation. Le cinéaste ruse en mimantla déconstruction contemporaine qui produitl’aveuglement <strong>de</strong> l’homme spectateur dumon<strong>de</strong> actuel et trouve un appui dans la disparition<strong>de</strong> l’icône qui s’est absentée <strong>de</strong> la postmo<strong>de</strong>rnité.Les Histoire(s) du cinéma proposent ainsi une1. Jacques RANCIÈRE, Le Spectateur émancipé, Paris, LaFabrique, 2008, p. 66.2. Alain BADIOU, « Le plus-<strong>de</strong>-voir », dans Art press, horssérie,n° 1, 1998, p. 86-90.« gran<strong>de</strong> parataxe 3 » qui lèverait l’impossible dissolution<strong>de</strong> la polysémie <strong><strong>de</strong>s</strong> images, tout en illustrantnotre impuissance à voir et à dire. Mais la saturationverbale, par-<strong>de</strong>là un montage dont lepouvoir synthétique semble l’emporter sur la discontinuité<strong>de</strong> la vision, prend le risque <strong>de</strong> dépossé<strong>de</strong>rle spectateur <strong>de</strong> sa propre puissance interprétativeet accomplit, ce faisant, cela même quel’auteur condamnait. L’omnipotence qui se dégage<strong>de</strong> la construction <strong>de</strong> la phrase et du phrasé godardiens,ressac symbolique du flot <strong><strong>de</strong>s</strong> images et<strong><strong>de</strong>s</strong> sons, peut <strong>de</strong>venir une liberté paradoxale sousla forme d’un renoncement au cinéma, quand soncaractère sépulcral l’emporte sur toute réhabilitationpossible. Godard tient ainsi une place singulièredans le paysage artistique contemporain ets’octroie une position quasi anachronique. Le collagedémiurgique expérimenté dans sa toute-puissancepar les Histoire(s) et considéré dans Film Socialisme(2010) comme la représentation « <strong><strong>de</strong>s</strong> visibilitéscontemporaines 4 » qui reflèterait l’actualité,trouve son modèle syntagmatique dans la ressemblanceet la répétition, en particulier dans l’analogiedont Michel Foucault évoquait « le pouvoir […]immense » : « les similitu<strong><strong>de</strong>s</strong> qu’elle traite ne sontpas celles, visibles, massives, <strong><strong>de</strong>s</strong> choses ellesmêmes; il suffit que ce soit les ressemblances plussubtiles <strong><strong>de</strong>s</strong> rapports 5 ». Cette prose du mon<strong>de</strong> relèved’une première construction du savoir, éloignée<strong>de</strong> notre mo<strong>de</strong>rnité et guidée par une lecture ésotérique<strong>de</strong> la nature et <strong>de</strong> ses manifestations.Agençant <strong><strong>de</strong>s</strong> « puzzles 6 », Godard produit certesdu politique en introduisant une coupure sémiotiqueentre la fiction et le documentaire par l’artdu montage ou <strong>de</strong> la déconstruction <strong><strong>de</strong>s</strong> jeux <strong>de</strong>3. Jacques RANCIÈRE, Le Destin <strong><strong>de</strong>s</strong> images, op. cit., p. 54.4. Emmanuel BURDEAU, « Le fait du cinéma, suite. Notes surun festival », dans Trafic, n° 75, 2010, p. 12.5. Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard,1966, p. 36.6. « Comme mon oncle Théodore Monod, qui récoltait <strong><strong>de</strong>s</strong>petits cailloux dans le désert, <strong><strong>de</strong>s</strong> sentences, <strong><strong>de</strong>s</strong>théorèmes… Derrida, il prenait un bloc et le déconstruisait.Moi, je fais l’inverse, je fais <strong><strong>de</strong>s</strong> puzzles. Le pied d’Artémis,je le mets à un tel et ça ne va pas. Et puis je le mets àRaymond Chandler et je me dis que, là, il y a peut-être uneloi. » Jean-Luc GODARD, « Le cinéma est-il une“imposture” ? », Le Nouvel observateur, 18 novembre 2004,p. 126.15
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicréférences, compositions <strong>de</strong> fragments épars quilaissent transparaître l’absence <strong>de</strong> raison et la pluralité<strong>de</strong> sens d’une Histoire entrée dans sa postmo<strong>de</strong>rnité,c’est-à-dire dans ce que nous pourrionsappeler la post-Histoire. Toutefois, cettepratique relie également sous le signe du Même lesréalités lointaines pour révéler la signature d’unarrière-mon<strong>de</strong> nietzschéen dont le cinéaste recherchela clé ou le secret dans un cinéma herméneutiquedont il se fait le traducteur. Le commentairedu commentaire, glose <strong>de</strong> la glose, inter-gloseaux accents médiévaux et bibliques, élabore alorsla quête indéfinie d’un enroulement du mon<strong>de</strong> surlui-même dont la magie n’opère plus. Se dégageainsi une forme d’impuissance à être lu et vu, queGodard reconnaît et met en scène dans l’expressiondu <strong>de</strong>uil d’un rapport <strong><strong>de</strong>s</strong> œuvres au mon<strong>de</strong>qui s’illustrait dans les premiers temps <strong>de</strong> laconnaissance occi<strong>de</strong>ntale. Son métadiscours désignealors, dans son absence ou sa faiblesse, le<strong>de</strong>voir-être du cinéma et révèle l’immobilitécontemplative d’un auteur mélancolique dont les<strong>de</strong>ux symptômes, mémoire <strong>de</strong> l’archivage et retraitdu mon<strong>de</strong>, correspon<strong>de</strong>nt à la pratique et à la posturedésormais pérennes du cinéaste.C’est ainsi que les Histoire(s) semblent nonseulement inviter à une sortie <strong>de</strong> l’art, mais engagentégalement une réflexion dont le politique, commepouvoir d’irruption dans le présent, serait progressivementexclu, suivant ainsi le renoncement<strong>de</strong> Godard à un certain cinéma engagé qui trouvaitson expression dans la création collective,celle du groupe Dziga Vertov, et dans le compagnonnagemilitant avec Jean-Pierre Gorin. Godardse présente lui-même comme « heureuxd’être allé suffisamment profond pour voir qu’iln’y avait pas <strong>de</strong> fusil et que le vrai pouvoir étaitailleurs 1 ». Cet ailleurs se situe dans une solitu<strong>de</strong>où le collectif est remplacé par les foules <strong><strong>de</strong>s</strong> citations,le renoncement aux droits d’auteur, maisaussi l’intimité <strong>de</strong> la mémoire du créateur. Cet apparentabandon <strong>de</strong> la visée militante <strong>de</strong> l’art <strong>de</strong>l’enregistrement qu’est le cinéma, rendu inexorablepar la faillite du cinéma, ne signifie pas pourautant la disparition d’une dimension politiquesouvent guerrière qui hante le cinéma godardien.1. Cf. Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la musique, n° 55, 1983.Luttant contre l’impuissance du cinéma disparu, lacombinaison savante <strong><strong>de</strong>s</strong> fragments picturaux, littéraires,cinématogra-phiques ou musicaux, dansles films-essais que Godard élabore <strong>de</strong>puis lesHistoire(s) du cinéma, met à l’épreuve le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong>témoignage d’un cinéma conscient <strong>de</strong> l’urgencepolitique à laquelle il doit répondre. Déplaçantson engagement politique vers l’Histoire, l’auteurn’abandonne pas pour autant la nécessité qui engagel’œuvre à mouvoir le mon<strong>de</strong>. Certes l’art n’apas réussi sa politisation et le cinéaste s’est volontairementexclu du champ <strong>de</strong> l’action politique,jusqu’à faire <strong>de</strong> sa marginalisation géographique, àGrenoble, puis à Rolle en Suisse, un retrait assuméet incarné dans un cinéma qui nourrit un discoursironique basculant dans le cynisme. En effet, l’ironiecomme puissance interrogative et pédagogiquea été une dimension essentielle du cinéma<strong>de</strong> Godard lorsque ce <strong>de</strong>rnier élaborait les épiso<strong><strong>de</strong>s</strong>réalisés pour et contre la télévision dans lesannées 1970 2 . L’apparente naïveté autorisait la réminiscenceet la reconnaissance <strong>de</strong> l’interlocuteur,inscrivant la pensée dans l’ordre <strong>de</strong> la communication3 . Cependant, lorsque l’artiste pose en témointragique <strong>de</strong> la disparition du cinéma dans les Histoire(s),il semblerait que cette faculté ironique sesoit muée en cynisme. La multiplication <strong><strong>de</strong>s</strong> aphorismesénoncés par sa voix off éprouve une puissanceambiguë <strong>de</strong> contestation que RolandBarthes analyse dans son étu<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> maximes <strong>de</strong>La Rochefoucauld. La maxime récuse par saforme une langue bien faite reposant sur une grammairegénérale qui confère au pouvoir monarchiqueson autorité. Toutefois cette dissi<strong>de</strong>nce stylistiquen’interdit pas une autre forme <strong>de</strong> tyrannie,celle d’un discours prescriptif et restrictif propreau moraliste ; contrairement à l’art du fragment, lamaxime, figée dans la relation d’« i<strong>de</strong>ntité déceptive4 » qu’instaure sa forme, « immobilise la <strong><strong>de</strong>s</strong>-2. Six fois <strong>de</strong>ux (Sur et sous la communication) et France tour,détour <strong>de</strong>ux enfants, <strong>de</strong>ux séries télévisées produitesrespectivement en 1976 et en 1979.3. Dans l’épiso<strong>de</strong> 1a <strong>de</strong> la série Six fois <strong>de</strong>ux, intitulé « Y apersonne », Godard, par une série <strong>de</strong> questions, amèneprogressivement l’un <strong><strong>de</strong>s</strong> chômeurs qu’il interroge àl’apprentissage <strong>de</strong> la notion d’écriture par l’analogie entre latechnique du sou<strong>de</strong>ur est celle <strong>de</strong> l’écrivain.4. Roland BARTHES, « La Rochefoucauld : “Réflexions ouSentences et Maximes” », dans Le <strong>de</strong>gré zéro <strong>de</strong> l’écriture, suivi16
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artcription vivante sous la définition terroriste, leconstat sous les ambiguïtés d’une loi qui est donnéeà la fois comme morale et physique 1 ». Le renoncementà la vertu dialogique au profit d’unesingularité <strong>de</strong> l’auteur isolé – et ce, même si Godardse désigne comme l’intercesseur impersonnel<strong>de</strong> la multitu<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> auteurs – transforme la sagessesocratique en discours solitaire et négateur.De même, le renoncement à l’art du fragment, quicontinue pourtant d’opérer dans le montage visuel,en faveur d’une parole moralisatrice,conforte cette claustration paradoxale et le risqueréel d’une fixité <strong>de</strong> la pensée. Comme pour conjurerce danger, après s’être volontairement écartédu circuit commercial, le Godard <strong><strong>de</strong>s</strong> Histoire(s) renoueraavec les institutions du cinéma, tout en assemblantles fils <strong>de</strong> la trame d’une pensée singulièreet militante qui aurait la capacité d’agir sur lemon<strong>de</strong> lui-même. C’est au cœur <strong>de</strong> ces paradoxesque la puissance politique <strong>de</strong> l’art doit être pensée.Art, culture et industrie : le cinéma en ruptureavec l’ordre économiqueCet antisystème esthétique à recréer est donc analysépar Godard dans son lien avec la nature industrielle,culturelle et marchan<strong>de</strong> du cinéma et <strong>de</strong> l’art auXX e siècle. Malgré l’aveu formel <strong>de</strong> son impuissance,son cinéma continue <strong>de</strong> se plier à la captation<strong><strong>de</strong>s</strong> traces du passé, pour refon<strong>de</strong>r une mémoirecollective et tenter d’inscrire sa significationdans le cadre <strong>de</strong> la communication saturée d’unmon<strong>de</strong> contemporain opposant culture et politique,la première ayant eu raison du second,comme l’esprit <strong>de</strong> consommation aurait eu raison<strong>de</strong> l’art. Godard charge ainsi l’art d’une mission,celle <strong>de</strong> la résistance à la barbarie. Le très courtmétrage, Je vous salue, Sarajevo, réalisé en 1993, formuleles termes <strong>de</strong> la lutte qui s’instaure selon luientre la « culture qui est <strong>de</strong> la règle » et « l’exceptionqui est <strong>de</strong> l’art » : « Il sera donc <strong>de</strong> la règle <strong>de</strong>l’Europe <strong>de</strong> la Culture d’organiser la mort <strong>de</strong> l’art<strong>de</strong> vivre qui fleurit encore 2 . » For Ever Mozart et<strong>de</strong> Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1972, p. 76.1. Roland BARTHES, « La Rochefoucauld : “Réflexions ouSentences et Maximes” », loc. cit., p. 85.2. Jean-Luc GODARD, Anne-Marie MIÉVILLE, Four Short Films,op. cit., p. 89.Notre musique, <strong>de</strong>ux longs métrages réalisés respectivementen 1996 et en 2003, poursuivent cetteexploration du conflit <strong><strong>de</strong>s</strong> Balkans et interrogent àleur tour le statut <strong>de</strong> l’art, son éventuelle disparitionet sa capacité à dire le réel et, par là même, àlui résister. S’inspirant d’un texte d’Antonia Birnbaumsur Walter Benjamin, une voix off du filmNotre musique rappelle « l’état <strong>de</strong> notre pauvreté 3 »qui se précise, ainsi que la ruine <strong>de</strong> l’Histoire quin’a pas épargné la notion même <strong>de</strong> culture. ForEver Mozart met à l’épreuve cette renonciation ausavoir et donne à lire la vanité d’une culture livresqueimpuissante à modifier l’ordre dumon<strong>de</strong>. Camille et son cousin Jérôme quittent la<strong>de</strong>meure familiale bourgeoise, accompagnés <strong>de</strong>Djamila, l’employée <strong>de</strong> la maison, pour jouer Onne badine pas avec l’amour dans la capitale bosniaquequ’ils n’atteindront jamais. Au seuil <strong>de</strong> leur exécution,Camille et Jérôme ne peuvent que reprendreles mots <strong>de</strong> Maurice Blanchot évoquant sa rencontreavec Levinas : « La philosophie serait notrecompagne à jamais, <strong>de</strong> jour, <strong>de</strong> nuit 4 . » Leur équipéepolitique et livresque s’achève dans <strong><strong>de</strong>s</strong> noces<strong>de</strong> sang que l’art <strong>de</strong> la citation ne peut contrer. Lamusique, le cinéma, la littérature, en voie <strong>de</strong> disparition,doivent inventer un nouvel espace d’expressionpour restaurer leur puissance <strong>de</strong> résistanceà une culture dont l’art a été soustrait, pourne laisser place qu’au spectacle et au divertissement.Ainsi l’opposition structurelle entre l’art etla culture, qui est formulée dans Je vous salue, Sarajevo,initie une ligne <strong>de</strong> fuite constante dans les <strong>de</strong>rniersfilms <strong>de</strong> l’auteur. De surcroît, non seulementla culture <strong>de</strong>vient le pis-aller <strong>de</strong> l’art, mais elle auraitabsorbé l’art en lui octroyant cette dimensionpurement citationnelle qui hante le cinéma godardien.The Old Place reformule cette déréliction <strong>de</strong>l’art, appauvri dans sa valeur par la puissance marchan<strong>de</strong><strong>de</strong> l’industrie culturelle. Après la citation<strong>de</strong> la définition par Warhol d’un art soumis auxrègles du marché 5 , le cinéaste réduit dans une for-3. Antonia BIRNBAUM, « “Faire avec peu”. Les Moyenspauvres <strong>de</strong> la technique », <strong>Revue</strong> Lignes, n° 11, 2003, p. 120.4. Maurice BLANCHOT « Notre compagne clan<strong><strong>de</strong>s</strong>tine »(1980), dans Textes pour Emmanuel Lévinas, F. Laruelle (dir.),Paris, Jean-Michel Place, p. 80.5. « Warhol déclare que l’art est un marché pour acheter etvendre. » Jean-Luc GODARD, Anne-Marie MIÉVILLE, Four17
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicmule lapidaire toute expression artistique dumon<strong>de</strong> contemporain : « et alors le vrai combatcommence, celui <strong>de</strong> l’argent et du sang 1 ». DansHistoire(s) du cinéma, la vision d’un art prostitué auxmains <strong><strong>de</strong>s</strong> détenteurs d’une domination économiqueet politique s’oppose au visage sombred’une femme <strong>de</strong> La Nouvelle Babylone <strong>de</strong> GrigoriKozintsev et <strong>de</strong> Leonid Trauberg. Ce plan du cinémamuet <strong>de</strong> la fin <strong><strong>de</strong>s</strong> années vingt semble répondreà la précé<strong>de</strong>nte séquence <strong><strong>de</strong>s</strong> Histoire(s) oùl’archange Michel, repris du détail d’une œuvre <strong>de</strong>Raphaël, surplombe les décors <strong>de</strong> la Babylone dufilm <strong>de</strong> Griffith, Intolerance. Le politique comme l’esthétiqueentretiennent avec l’économique un lien qui,par son existence même, les détourne <strong>de</strong> leur vocation,les vouant ainsi à la dispersion et à la liquidationissues du pouvoir hégémonique <strong>de</strong> l’industriecinématographique. Cette réflexion sur un cinémaaux prises avec une puissance économiquequi en détourne la fonction première – tellequ’elle est formulée par Godard, à savoir celled’une image qui réfléchirait le mon<strong>de</strong>, dans unepuissance d’enregistrement du réel – rappelle fortementles débats <strong><strong>de</strong>s</strong> contemporains <strong>de</strong> la naissance<strong>de</strong> cet art industriel, plaquant sur le cinémaune lecture sociologique et politique dans uncontexte <strong>de</strong> montée <strong><strong>de</strong>s</strong> totalitarismes et donc <strong>de</strong>méfiance à l’égard <strong>de</strong> toute puissance <strong>de</strong> diffusionidéologique et <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong>. Dans l’analyse <strong>de</strong>Siegfried Kracauer, l’art cinématographique se révèleêtre le medium privilégié d’une culture <strong>de</strong>masse au service d’un pouvoir contrôlant un publicdont il peut étancher la soif révolutionnaire.Godard, pourtant inspiré par les textes <strong>de</strong> WalterBenjamin, semble rejoindre sur ce point la visiond’un cinéma progressivement assujetti à l’homogénéisationd’une culture du divertissement, perdantsa puissance critique, au même titre que l’artcontemporain dans The Old Place. Les films réalisésaprès les Histoire(s) restaurent alors un dialogueentre le geste filmique et l’actuel, entre la fiction etle document, avec le souci <strong>de</strong> s’émanciper d’uneculture régentée par l’Amérique, dirait Godard.C’est ainsi que Notre musique où les trompe-l’œilShort Films, op. cit., p. 36.1. Jean-Luc GODARD, Anne-Marie MIÉVILLE, Four Short Films,op. cit., p. 36.abon<strong>de</strong>nt, à commencer par la ville <strong>de</strong> Sarajevoelle-même, noue le sort <strong><strong>de</strong>s</strong> Palestiniens à celui<strong><strong>de</strong>s</strong> Amérindiens, donne à voir l’absence <strong>de</strong> récitet sa substitution dégradée, inaugurées par le cinéma<strong><strong>de</strong>s</strong> vainqueurs, afin d’inviter à forger unenouvelle légen<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> vaincus. Le titre <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnièreœuvre du cinéaste, Film Socialisme, suggèreégalement cette opposition structurelle entre le cinéma,exploité par l’industrie capitaliste, et le film,création singulière mais engagée toutefois par sadouble nature, artistique et industrielle, dans uneforme d’aporie 2 . Néanmoins, l’art cinématographiquesous l’emprise <strong>de</strong> la machine à rêve hollywoodienneest aussi dévoyé par Godard lui-mêmequi procè<strong>de</strong> à une forme <strong>de</strong> liquidation du cinémadans les Histoire(s) qui con<strong>de</strong>nsent celui-ci, en recomposentles plans et semblent même le dévorer.Les accents propitiatoires du cinéma <strong>de</strong> l’artistetrouvent leur source dans une culpabilité mêlée,celle qui est propre au cinéma qui aurait pactiséavec sa secon<strong>de</strong> nature mercantile et celle qui relève<strong>de</strong> la posture même d’un cinéaste qui en faitle <strong>de</strong>uil, tout en s’en nourrissant, dans le vaste trésor<strong>de</strong> la mémoire <strong><strong>de</strong>s</strong> Histoire(s) du cinéma.Cependant, cette condamnation <strong>de</strong> la natureindustrielle du cinéma doit être nuancée. S’éloignantdu conservatisme esthétique <strong>de</strong> Kracauer,Benjamin fait <strong>de</strong> la salle <strong>de</strong> projection un espace <strong>de</strong>réinvestissement du politique, une puissance non pasd’apparence et <strong>de</strong> simulacre, mais une force d’apparition,une phantasia, dont la racine, comme lerappelle le Traité <strong>de</strong> l’âme, pourrait être la lumière,phaos, qui éclaire mais n’aveugle pas 3 . Comparantle mage au chirurgien, Benjamin rappelle que« pour l’homme d’aujourd’hui l’image du réel quefournit le cinéma est incomparablement plus significative4 » ; le cinéma « use d’appareils pour pé-2. Il est intéressant <strong>de</strong> noter que l’industrie américaine ducinéma utilise le vocable movies pour désigner les films àvocation commerciale et celui <strong>de</strong> films pour le cinéma ditd’auteur. L’existence même <strong>de</strong> cette dichotomie renvoie àl’idée selon laquelle ce questionnement n’est pas totalementdépassé Outre-Atlantique.3. « Et comme la vue est le sens par excellence,l’imagination [φαντασία] a tiré son nom <strong>de</strong> la lumière [φάος],parce que, sans lumière, il n’est pas possible <strong>de</strong> voir. »ARISTOTE, De l’âme, J. Tricot (trad.), Paris, Vrin, 2010, p. 198.4. Walter BENJAMIN, « L’Œuvre d’art à l’époque <strong>de</strong> sareproductibilité technique », op. cit., p. 300.18
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artnétrer, <strong>de</strong> la façon la plus intensive, au cœurmême <strong>de</strong> ce réel 1 ». Il en est <strong>de</strong> même lorsqu’onentend dans les Histoire(s) la phrase <strong>de</strong> Malraux 2volontairement inversée par Godard : « les massesaiment le mythe et le cinéma s’adresse auxmasses 3 ». L’industrie cinématographique imposeune doxa aux spectateurs partagés entre leur puissanced’imagination et un pouvoir <strong>de</strong> représentationauquel ils se plient. Cette ambivalence <strong>de</strong> l’artcinématographique est illustrée par la penséed’Adorno qui énonce la liquidation <strong>de</strong> l’art absorbépar l’industrie culturelle, mais aussi par les catégoriespropres au concept <strong>de</strong> culture qui prési<strong>de</strong>nt àsa propre industrialisation : « Aujourd’hui, la barbarieesthétique réalise la menace qui pèse sur lescréations <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong>puis qu’elles ont été réunieset neutralisées comme culture. Parler <strong>de</strong> culture atoujours été contraire à la culture 4 . » Adorno souligneainsi l’entrée du XX e siècle dans le temps dustéréotype et <strong>de</strong> nouvelles modalités <strong>de</strong> connaissancequi réduisent la valeur culturelle à un succédané<strong>de</strong> culture, en proposant une vision styliséeet stéréotypée <strong>de</strong> l’art. Jean Lauxerois, relisant LaDialectique <strong>de</strong> la raison à la lumière d’un autre texted’Adorno, Du mauvais usage du baroque, daté <strong>de</strong>1966, met ainsi en évi<strong>de</strong>nce la standardisation <strong>de</strong>la pensée qui produit le concept <strong>de</strong> culture commeoutil d’objectivation <strong><strong>de</strong>s</strong> créations artistiques et <strong><strong>de</strong>s</strong>ubjectivation <strong><strong>de</strong>s</strong> individus 5 . L’industrie culturellen’en serait pas la cause première mais le prolongementnaturel, par sa faculté <strong>de</strong> reproductibilité et<strong>de</strong> standardisation <strong><strong>de</strong>s</strong> productions. L’ère <strong>de</strong> laculture engendre ainsi un individu qui « s’ouvre à sastandardisation lors même qu’il revendique sa singularité6 », en quête d’une i<strong>de</strong>ntité singulière quis’efface au profit d’une i<strong>de</strong>ntité interchangeable.L’imaginaire, puissance pervertie <strong>de</strong> l’imagination,s’insinue dans un sujet assujetti, spectateur etconsommateur, programmé à l’image d’une socié-1. Ibid., p. 301.2. « Le cinéma s’adresse aux masses, et les masses aiment lemythe, en bien et en mal. » André MALRAUX, « Esquissed’une psychologie du cinéma », loc. cit., p. 15.3. Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma, op. cit., p. 98-99.4. Theodor W. ADORNO, La Dialectique <strong>de</strong> la raison,E. Kaufholz (trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 140.5. Jean LAUXEROIS, « Adorno – sur écoute », dans <strong>Revue</strong>Lignes, n° 11, 2003, p. 226-242.6. Ibid., p. 230.té qui l’abreuve <strong>de</strong> simulacres. Adorno prophétiseainsi l’homme postmo<strong>de</strong>rne, hanté par un spectaculairequi le divertit <strong>de</strong> son essence tragiquecomme <strong>de</strong> son désir d’émancipation. Le cinéma etla culture médiatique ten<strong>de</strong>nt un écran-miroir auxspectateurs, « ces nouveaux adorateurs du soleil »,dirait Bau<strong>de</strong>laire, qui se « [ruent] comme un seulNarcisse, pour contempler [leur] triviale image surle métal 7 ». Le spectaculaire <strong>de</strong>vient spéculaire etl’individu manque sa rencontre avec cet Autrequ’il pourrait être et qui <strong>de</strong>meure figé dans une dimensionspectrale. À l’instar d’Adorno, Godardobserve la dualité qui émerge <strong>de</strong> la nature industrielledu cinéma. La potentialité <strong>de</strong> réflexion <strong>de</strong>l’écran cinématographique, comme pensée agissante,se retourne en pouvoir oppresseur d’unesurface réfléchissante et spéculaire qui séduit lespectateur et le détourne <strong>de</strong> toute action politiquelibératrice. Nostalgique d’un avoir été du cinémadont il idéalise la dimension réflexive ou a-spectaculairequi correspondrait à une première facultéoubliée <strong>de</strong> l’art cinématographique, le cinéaste sedétourne <strong><strong>de</strong>s</strong> films contemporains qu’il considèrecomme les sous-produits, purs simulacres, d’uneculture marchan<strong>de</strong>.Film socialisme :une illustration <strong>de</strong> la démonétisation <strong><strong>de</strong>s</strong>signes et <strong>de</strong> la liquidation <strong><strong>de</strong>s</strong> valeursGodard poursuit ainsi une analyse <strong>de</strong> la valeur dusigne artistique, mais aussi <strong>de</strong> la fonction <strong>de</strong> lamarchandise, qui aurait comme vendu et liquidél’enfance <strong>de</strong> l’art et l’enfance du cinéma. La dimensionpolitique <strong>de</strong> son cinéma retrouve alorsun nouvel écho dans Film Socialisme, dont l’un <strong><strong>de</strong>s</strong>fils symboliques est la monnaie, sa circulation, sadisparition et sa capacité à vampiriser l’art et lacréation. Le film renoue avec le thème <strong>de</strong> la valeur,la notion même <strong>de</strong> force <strong>de</strong> travail, qui coupele travail « <strong>de</strong> son rapport avec l’amour, la créationet même la production 8 », comme le rappelaitGilles Deleuze dans son analyse <strong>de</strong> la série réalisée7. Charles BAUDELAIRE, « Salon <strong>de</strong> 1859 », dans Œuvrescomplètes, t. 2, Paris, Gallimard, 1976, p. 617.8. Gilles DELEUZE, « Trois questions sur Six fois <strong>de</strong>ux(Godard) », dans Pourparlers (1972-1990), Paris, Minuit, 2003,p. 59.19
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicpour la télévision par Godard, Six fois <strong>de</strong>ux, diffuséependant l’été 1976. Dans le premier épiso<strong>de</strong>,le cinéaste tentait <strong>de</strong> dégager la valeur <strong>de</strong> l’actespectatoriel, acte créateur, <strong>de</strong> mesurer une rétribution,librement évaluée par le salarié, du temps accordéà un geste dont la gratuité productive se <strong>de</strong>vait<strong>de</strong> revêtir une plus-value. Cette réflexion surla valeur et sur l’échange se poursuit dans Film Socialisme: l’artiste rappelle la démonétisation <strong>de</strong> la valeuret sa puissance <strong>de</strong> propagation par sa proprevirtualisation. La première partie du film, intitulée« Des choses comme ça », commence par la formule« L’argent est un bien public », avant quel’on entrevoie un titre en première page du Figaro :« La chute <strong><strong>de</strong>s</strong> Bourses fait flamber le cours <strong>de</strong>l’or ». Cet argent doublement détourné, dont lecollectif est privé et dont la matérialité qui en rappelaitle premier usage, simple moyen d’échange,ou encore objet symbolique d’un dialogue rituelavec le sacré, aurait disparu, tendrait à engloberdans une même abstraction et un même renversement<strong><strong>de</strong>s</strong> valeurs la puissance <strong>de</strong> la pensée et <strong>de</strong>l’art. Dans ce film, une jeune femme évoque le séminairequ’elle dirige à Oxford sur la création monétaireet la création littéraire, alors que se poursuit unevéritable chasse au trésor livresque <strong>de</strong> l’or <strong>de</strong> laBanque d’Espagne que la République espagnoleaurait envoyé à Carthagène puis à Moscou. Le paquebot<strong>de</strong> luxe traversant la Méditerranée accueille<strong><strong>de</strong>s</strong> touristes fascinés par le divertissementet le son <strong><strong>de</strong>s</strong> machines à sous. Les images saturéespar les éclairages et la musique <strong>de</strong> la piste <strong>de</strong>danse, réduction symbolique d’une société toutentière vouée au spectacle, évoquent alors unmouvement d’emballement, <strong>de</strong> foi et <strong>de</strong> créance endirection d’une double fiction. La première abstractionqui gui<strong>de</strong> l’imaginaire est celle <strong>de</strong> la monnaiedont la matérialité, celle <strong>de</strong> l’argent « inventépour ne pas regar<strong>de</strong>r les hommes dans les yeux »comme l’énonce un personnage, est <strong>de</strong> moins enmoins tangible. En ce sens, consommation etspectacularisation se rejoignent dans un film qui<strong>de</strong>vient le prolongement cinématographiqued’une pensée <strong>de</strong> la société du spectacle constammentdivertie <strong>de</strong> sa puissance <strong>de</strong> création. La <strong>de</strong>uxièmemythologie à laquelle sont soumis les touristes traversantla Méditerranée est celle d’une Europe libérée,dont le cinéaste évoque la déchirure, à traversle personnage d’Olga. « Moi, je ne veux pasmourir sans avoir revu l’Europe heureuse, sansavoir vu le mot Russie et le mot bonheur s’accrocherà nouveau comme <strong>de</strong>ux plaques <strong>de</strong> ceinturon», dit-elle, en reprenant le texte d’un autre film<strong>de</strong> Godard 1 . La puissance <strong>de</strong> l’argent et la puissance<strong>de</strong> l’Europe dépassent le cadre strictementéconomique et s’insinuent dans l’imaginaire, lessentiments, l’agir <strong><strong>de</strong>s</strong> individus, signalant ainsil’hégémonie <strong>de</strong> l’argent, la violence et l’asymétrie<strong><strong>de</strong>s</strong> pouvoirs dont il est le signe. Ce naufrage <strong>de</strong>l’Europe sous l’emblème d’une déréalisation <strong><strong>de</strong>s</strong>valeurs s’étend aux œuvres d’art menacées <strong>de</strong> disparaîtredans leur forme matérielle, comme dansleur fonction mémorielle. L’argent comme moyense serait substitué à l’art comme fin, dont le désirfrustré serait alors comblé par l’argent, nouvel absolu.C’est ainsi que s’inscrit, dans la secon<strong>de</strong> partiedu film, et comme en contrepoint, une autreimage à la valeur restaurée. Un plan resserré surune montre égyptienne, qui ne signale pas l’heuremais l’alternance du jour et <strong>de</strong> la nuit, l’élève aurang d’œuvre d’art faisant signe vers une antiqueEgypte qui traverse les plans du film, mais relèved’une temporalité autre et d’un régime esthétiqueet économique à présent disparu.Dissi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l’art : <strong>de</strong> l’impuissanceesthétique à l’impouvoir politiqueGodard révèle alors l’intranquillité <strong>de</strong> son projet :l’auteur met en scène, au cœur <strong>de</strong> ses films, la disparitiondu cinéma, l’incommunication <strong><strong>de</strong>s</strong> signeset la difficile énonciation d’une parole dissi<strong>de</strong>nte.Dans les marges <strong>de</strong> Film Socialisme, <strong><strong>de</strong>s</strong> figures intellectuellesà la parole solitaire surgissent. Nousdécouvrons Alain Badiou, conférencier sans spectateur,invitant son auditoire imaginaire à renoueravec la vision, l’image et la mise en perspective dumon<strong>de</strong>. Le philosophe se présente comme ledouble du cinéaste. Ce <strong>de</strong>rnier transforme le paqueboten plateau <strong>de</strong> tournage et peut évoluer librementparmi les touristes, filmer ceux qui ne re-1. « Je ne veux pas mourir avant d’avoir revu l’Europeheureuse, sans avoir vu les <strong>de</strong>ux mots, qu’une forceinvincible écarte le plus chaque jour, le mot Russie et le motbonheur, se rencontrer sur mes lèvres à nouveau. » Cettephrase est extraite du film <strong>de</strong> Jean-Luc Godard, Allemagneneuf zéro : solitu<strong><strong>de</strong>s</strong>, un état et <strong><strong>de</strong>s</strong> variations, produit en 1991.20
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artconnaissent pas même en lui un auteur désormaisoublié du grand public. L’auditeur imaginaired’Alain Badiou <strong>de</strong>vient le spectateur absent <strong>de</strong>Godard. Le cinéaste met en perspective ce vi<strong>de</strong>qui entoure l’artiste ou le penseur, introduisantdans cette séquence le champ <strong>de</strong> l’invisibilité,zone d’ombre, qui désigne une vacance, celle <strong>de</strong> laplace du spectateur qui n’est plus occupée, qui nepeut faire l’apprentissage <strong>de</strong> la « pure représentation1 » surgissant au dénouement <strong>de</strong> l’analyse dutableau <strong>de</strong> Vélasquez par Michel Foucault. Le regardsouverain du créateur, du spectateur et dusujet représenté disparaît <strong>de</strong> la scène godardienne.Film Socialisme se désignerait alors comme un filmsans spectateur, emporté sur un navire en perdition,victime par ailleurs <strong>de</strong> l’ironie <strong>de</strong> l’histoire,métaphore troublante, puisqu’il s’agit du navire <strong>de</strong>croisière, le « Costa Concordia », celui-là mêmequi s’est échoué le 13 janvier 2012.Pourtant, il reste le « sentiment que quelquechose résiste 2 », comme le formule Godard dansThe Old Place. Cette résistance pourrait s’inscriredans la figure <strong>de</strong> l’enfance qui incarnerait l’idéed’un <strong>de</strong>venir, en particulier celle <strong>de</strong> Lucien, le personnagequi habite les plans <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième partie<strong>de</strong> Film Socialisme : Godard le filme <strong>de</strong> dos, peignantune reproduction <strong>de</strong> Renoir. Lucien, maisaussi Ludovic, voleur et lecteur sur le paquebot <strong>de</strong>la première partie du film, évoquent la figure ducinéaste enfant, campant <strong>de</strong>puis Histoire(s) du cinéma,son autoportrait sous le portrait <strong>de</strong> l’Histoire :« JLG/JLG est un autoportrait, chose qui me semblaitimpensable à faire au cinéma, mais le cinémaest fait pour penser l’impensable 3 ». Le regard <strong>de</strong>l’auteur semble alors se tourner vers la part la plusintime <strong>de</strong> son propre passé. La puissance <strong>de</strong> révoltequi s’inscrit dans le récit prophétique d’unrenversement du mon<strong>de</strong> politique, se trouve doncneutralisée dans le mouvement par lequel il délogele pouvoir révolutionnaire <strong>de</strong> l’art et en inverse laperspective, en renouant avec le sens premier <strong>de</strong>la révolution, comme retour à l’origine et donc in-efficience du bouleversement politique. Le passéhante le présent et la figure <strong>de</strong> l’enfance, sous lesigne <strong>de</strong> l’introspection et non d’une renaissance,<strong>de</strong>vient le reflet nostalgique d’une histoire quin’est plus que la sienne. La perspective d’un regardporté sur un passé qui l’emporte sur la puissancedu <strong>de</strong>venir pénètre l’œuvre du cinéaste,alors confrontée à un double péril : l’impuissanceet l’impouvoir. La puissance connaît sa temporalitéet sa modalité, le futur et le possible. Elle supposeun mouvement, une direction, une ouverturedu temps et relève <strong>de</strong> la catégorie <strong>de</strong> la potentia,d’un geste suspendu dans l’indétermination <strong><strong>de</strong>s</strong>on actualisation qui contient en soi-même tousles champs <strong><strong>de</strong>s</strong> possibles. Le pouvoir s’inscrit enrevanche dans l’actuel, le proche, le présent, ets’apparente à la potestas qui s’incarne en acte. Il désignealors la domination politique et la souveraineté<strong>de</strong> la mise en action. La puissance commepotentialité suit la loi même du mouvement quihabite l’homme, énoncée et dénoncée par Anne-Marie Miéville dans The Old Place : « Notre espèce,dans son ensemble, ne supporte pas le passé,beaucoup d’entre nous détestent également le présent,et nous n’avons qu’une seule direction, l’avenir,qui nous éloigne <strong>de</strong> plus en plus du concept<strong>de</strong> patrie, <strong>de</strong> foyer 4 . » Or, cette patrie et ce foyer se<strong><strong>de</strong>s</strong>sinent progressivement dans l’œuvre <strong>de</strong> Godardqui renonce à cette direction <strong>de</strong> l’avenir 5 . Lareconquête <strong>de</strong> l’enfance, d’une mémoire quicreuse l’intime, désigne la figure nostalgique <strong>de</strong>l’impuissance du cinéma que les Histoire(s) prophétisent.Alors même que Film socialisme se veut réconciliationd’un certain cinéma et <strong>de</strong> son pouvoir– ou peut-être son contre-pouvoir – en rejoignantle terrain <strong>de</strong> la lutte politique, son auteur renonceau présent <strong>de</strong> l’action et fait <strong>de</strong> cette impuissanceune forme d’impouvoir <strong>de</strong> l’efficacité politique <strong>de</strong>l’art. Ainsi, la famille Martin, i<strong>de</strong>ntifiée commeune famille <strong>de</strong> la Résistance dans la suite <strong>de</strong> Filmsocialisme, autorise un espace cinématographiquequi redit le passé, dans un mouvement <strong>de</strong> rétro-1. Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses, op. cit., p. 31.2. Jean-Luc GODARD, Anne-Marie MIÉVILLE, Four Short Films,op. cit., p. 36.3. Jean-Luc GODARD, « Le cinéma est fait pour penserl’impensable », dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 2,op. cit., p. 294.4. Jean-Luc GODARD, Anne-Marie MIÉVILLE, Four Short Films,op. cit., p. 34.5. Godard choisit <strong>de</strong> tourner les scènes <strong>de</strong> guerre <strong>de</strong> ForEver Mozart à Anthy, dans la maison <strong>de</strong> sa famille maternelle,les Monod, qui symbolise, dans sa réduction, la Yougoslavie,et permet au cinéaste <strong>de</strong> renouer avec la matrice mémorielle.21
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicdiction où le film retrouve la facture d’un cinémad’autrefois, celui que le cinéaste réalisait lorsqu’ilentrait en lutte contre et avec la télévision, tout enrejetant dans cette évocation la possibilité d’uneaction politique dans l’ordre <strong>de</strong> l’actuel. L’art,puissance <strong>de</strong> pensée et d’imagination, ne peut lutterpolitiquement contre la culture et les dispositifs<strong>de</strong> subjectivation octroyant le contrôle <strong>de</strong>l’imaginaire.Dans toute son œuvre, le cinéaste observe lepassé, réfléchit à la survie d’un art qui rési<strong>de</strong> danssa faculté à produire une image originelle, autonome,mais toujours en attente d’une rencontreavec les autres images, que l’on veut possé<strong>de</strong>r,fixer, au risque <strong>de</strong> perdre la vue, dans un « regardd’amour anéantissant 1 », mouvement orphique ducinéma godardien selon Jacques Aumont, qui estaussi regard sur un passé intime en dissonanceavec le souci commun qui pourrait animer les <strong>de</strong>rniersmoments <strong>de</strong> Film Socialisme. Le regardd’Ulysse contemplant la Méditerranée lorsqu’il revoitsa patrie dans le dénouement du Mépris, planrepris dans les Histoire(s) du cinéma, s’invite dans laconclusion <strong>de</strong> Film Socialisme qui évoque la figuredu héros grec et son retour à Ithaque où « le seulà le reconnaître sous le déguisement fut un chien». Cette figure solitaire, confrontée au risque <strong>de</strong> nepas être re-connue, symbolise alors l’art en puissanceconfronté à son impouvoir politique <strong>de</strong>transformation du mon<strong>de</strong> dans sa réalité matérielle.Le cinéma <strong>de</strong> Godard s’édifie résolumentcomme une pensée <strong>de</strong> la puissance et <strong>de</strong> l’impuissance<strong>de</strong> l’art dans sa faculté à dire et à révéler le mon<strong>de</strong>,en exaltant sur l’écran la puissance émancipatricequ’il appelle <strong>de</strong> ses vœux. Cet impouvoir politiqued’un art dont la puissance se heurte à une époqueassujettie au règne <strong>de</strong> la valeur marchan<strong>de</strong> nourritune réflexion constante sur l’économie qui exhaussele spectaculaire aux dépens <strong>de</strong> l’art, instrumentalisantles outils <strong>de</strong> la création pour satisfaireun sujet postmo<strong>de</strong>rne dont la force <strong>de</strong> contestationest éteinte. Le cinéma met alors en scènedans le temps présent son impouvoir, sa faillite politique,comme celle <strong><strong>de</strong>s</strong> arts qui l’ont précédé. Godardse nourrit <strong>de</strong> cette mélancolie dans la déplorationparadoxale <strong>de</strong> la disparition du cinéma,comme si la mort <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier était la seule issueà l’inversion <strong><strong>de</strong>s</strong> valeurs opérée par la civilisationcontemporaine. La parole du cinéaste, mettant enscène sa propre solitu<strong>de</strong>, dans et hors <strong><strong>de</strong>s</strong> institutionset <strong><strong>de</strong>s</strong> médias, semble s’adresser un spectateurdésormais disparu. À défaut <strong>de</strong> trouver la cléd’une renaissance d’un art en quête d’expiation, ledispositif filmique <strong>de</strong> Godard reflète le caractèreaporétique d’un cinéma qui exprime sa puissancesous le signe d’un effacement. L’image rêvée ducinéma se saisit alors dans l’inquiétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> son absence.Sophie RAIMOND1. Jacques AUMONT, Amnésies, Fictions du cinéma d’après Jean-LucGodard, Paris, POL, 1999, p. 43.22
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artNOTES SUR LE SOCLEParfois, <strong><strong>de</strong>s</strong> textes compliqués tentent <strong>de</strong> répondre à <strong><strong>de</strong>s</strong>questions simples. Pourquoi, lorsqu’un élève dit « non,monsieur le professeur » et cela en position assise, cela neveut pas dire la même chose que si, d’un même ton <strong>de</strong> voix,éventuellement neutre, il dit cette même phrase, mais cettefois-ci assis sur sa table, ou bien encore et surtout s’il estdroit, <strong>de</strong>bout et sur sa table ? On pourrait ajouter : lorsqu’ilest assis par terre, c’est encore un nouveau sens. C’estcette question en partie théâtrale que j’ai voulu tirer auclair. Donc socle : qu’en est-il, à présent, <strong>de</strong> cette antiquemachine d’exclusion entre le haut et le bas, mais aussi etpar-là même machine à créer <strong><strong>de</strong>s</strong> espaces – artistique enhaut, public en bas ? In fine (le lecteur verra) un saut <strong>de</strong>registre s’est imposé qui troue le texte constamment. Poursuivre à la trace mon objet et ses déplacements, j’ai étéamené à tomber comme lui en <strong>de</strong>hors <strong><strong>de</strong>s</strong> limites <strong><strong>de</strong>s</strong> questionsstrictement artistiques. Comme lui, j’ai pu enjamberla limite entre art et espace public sans transition car souventcette transition n’existe pas, n’existe plus dès lors quele principe du socle est en crise. Dérive non exhaustive quej’ai clos du côté d’une tourelle en verre qui se venge <strong>de</strong> lavoiture et <strong>de</strong> son royaume plat au milieu du trafic circulaireet <strong>de</strong>nse d’un centre ville européen – encore une question<strong>de</strong> chorégraphie donc.SoclePHOTOGRAPHIES D’UNE STATUE DE SA-DAM HUSSEIN DÉBOULONNÉE AVECDES SOLDATS AMÉRICAINS ET PEUT-ÊTRE DES IRAKIENS. Cette scène à répétition<strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, celle <strong>de</strong> la mise à bas <strong><strong>de</strong>s</strong> anciennesidoles, câbles à l’appui, comme au cinémasoviétique, semble, dans son aspect relativementjoyeux, entraîner avec elle dans sa chute l’histoirepeu heureuse <strong>de</strong> la sculpture.Ériger, voilà ce que le mo<strong>de</strong>rne ne peut se permettre.Cette donnée temporelle <strong>de</strong> nos régimes àtendance (à idéal) démocratique pourrait expliqueret justifier l’éparpillement <strong>de</strong> notre art sculptural :décor et <strong><strong>de</strong>s</strong>ign dans le Bauhaus et dans leconstructivisme russe, composition all-over et horizontalisation<strong>de</strong> Brancusi à Carl André, pulvérisationesthétique dans l’installation et dans les environnementscontemporains. L’égalité <strong><strong>de</strong>s</strong> partiesrépond formellement à l’égalité entre les sujets ;puis, au-<strong>de</strong>là du paradigme démocratique, celui <strong>de</strong>la science postule à son tour une égalité ontologiqueentre les sujets et les objets, eux aussi à égalitécomme le stipule avec humour et sans ironieBruno Latour. Un mon<strong>de</strong> déplié, celui <strong>de</strong> l’encyclopédieoù savants et non savants se tutoient fraternellementen tant que lecteurs universels, oùmécanismes <strong>de</strong> canon à poudre et système nerveux<strong>de</strong> crapaud étalés en larges planches analytiquesse côtoient page après page (l’arbitraire <strong>de</strong>l’ordre alphabétique aidant) sans point d’orgue 1 .La sculpture se débrouille mal dans cet universplat. Sa vocation en tant que volume, pilier ouborne et marqueur <strong>de</strong> l’espace nous contrarie oudysfonctionne simplement dans nos parcs et surnos ronds-points. Toute la contradiction portéepar l’idée d’une sculpture complète (c’est-à-direportant son socle et susceptible <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir unmonument) est ramassée dans l’histoire <strong>de</strong> Bourgeois<strong>de</strong> Calais d’Auguste Rodin, ensemble que l’artistevoulait posé à même le sol pour signifier lepied d’égalité entre les anciens héros <strong>de</strong> la ville et1. L’équivalence proprement sociologique (c’est-à-direfondatrice d’une nouvelle sociologie) entre sujets et objetschez Bruno Latour est un thème explicite un peu partoutdans son œuvre, mais on peut se référer plus précisément àsa théorie <strong><strong>de</strong>s</strong> « faitiches » comme attachements d’élémentssubjectifs et objectifs indistinctement. Il ne s’agit pas <strong>de</strong> direque les objets sont les égaux <strong><strong>de</strong>s</strong> sujets, mais bien plus loin,que les unités sociales dynamiques traversent et assemblent<strong><strong>de</strong>s</strong> éléments présents chez les sujets et les objets, souvent àla fois. L’exemple du carnet <strong>de</strong> notes est éclairant : est-ce lesujet qui fait son carnet, ou bien est-ce le carnet quiconstitue un espace mental et donc produit le sujet ? Pluslargement, l’idée selon laquelle la mo<strong>de</strong>rnité se fon<strong>de</strong> sur<strong><strong>de</strong>s</strong> relations ontologiques horizontales (sujets et objets ycompris) a été largement explorée dans l’exposition MakingThings Public conçue par Latour et Peter Weibel au ZKM <strong>de</strong>Karlsruhe et dans son imposant catalogue (1072 pages) :B. LATOUR et P. WEIBEL (éd.), Making Things Public, cat.d’exposition, Zentrum für Kunst und Medientechnologie,Karlsruhe, MIT Press, 2005.23
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicses citoyens actuels. La ville, peu encline àconfondre ses héros avec n’importe qui sur laplace publique, le contraint à proposer ce moyenterme qu’est le socle mince visible aujourd’hui,proposition par ailleurs refusée. Plus d’un siècleplus tard, ce mi-socle continue <strong>de</strong> contrarier le<strong><strong>de</strong>s</strong>sein <strong>de</strong> Rodin car, soli<strong>de</strong>ment attaché auxsculptures, il semble pousser les oublieux conservateursà surélever l’ensemble lorsqu’il est exposéau public – tel qu’il est visible aujourd’hui au muséeRodin 1 .Daniel Buren, pour sa part, se sert du soclepour confronter l’espace public <strong>de</strong> l’Ancien Régimeet celui <strong>de</strong> la République dans son œuvrecontroversée Les Deux Plateaux, 1986, installéeplace du Palais Royal à Paris. L’artiste a quadrillécette place au nom plus que suggestif <strong>de</strong> colonnes<strong>de</strong> diverses hauteurs taillées sur leur flanc, à laverticale, <strong>de</strong> l’emblème géométrique <strong>de</strong> ses fameusesrayures <strong>de</strong> 8,7 cm. Ces colonnes <strong>de</strong> tailleinégale semblent surgir du sol et proposer, selonleur hauteur, <strong><strong>de</strong>s</strong> marches, <strong><strong>de</strong>s</strong> sièges, ou bien <strong><strong>de</strong>s</strong>repères à hauteur humaine. Mais cette lecture bonenfant, dont l’effet est perceptible chez les visiteurs,peut être inversée : ces colonnes peuventégalement être vues comme autant <strong>de</strong> ruines« propres », <strong><strong>de</strong>s</strong> vestiges <strong>de</strong> quelque chose commeun espace imaginaire d’autrefois qui aurait étécouvert par un toit désormais disparu, soutenupar les colonnes dont nous n’aurions que lesrestes. La foule piétine donc et joue allègrementsur les restes d’un Palais Royal imaginaire. Mieux,elle s’érige triomphalement, sans le savoir, sur lessocles que ces colonnes cassées constituent. Parailleurs, la relative simplicité du dispositif invite àen faire peu <strong>de</strong> cas, et en ce sens le seul spectacledigne <strong>de</strong> ce nom, ce sont les visiteurs et leur manière<strong>de</strong> s’approprier les colonnes. POMPÉI ENRONDELLES. Le caractère archéologique <strong>de</strong> laplace est prolongé par une fontaine au parcourssouterrain perceptible sous les grilles du sol – versionpropre <strong><strong>de</strong>s</strong> égouts mais aussi version propre1. Pour ce qui est du chemin conceptuel qui mène <strong>de</strong>Brancusi à Carl André, ainsi que pour l’histoire contrariée<strong><strong>de</strong>s</strong> Bourgeois <strong>de</strong> Calais <strong>de</strong> Rodin, voir Rosalind KRAUSS,Passages. Une histoire <strong>de</strong> la sculpture <strong>de</strong> Rodin à Smithson,C. Brunet (trad.), Paris, Macula, 1997. Le début <strong>de</strong> ces notesprend entièrement appui sur le propos <strong>de</strong> Krauss.<strong><strong>de</strong>s</strong> fontaines à l’air libre, toujours en état <strong>de</strong> stagnation.Buren nous offre ainsi sous forme hygiéniquece qui relève du débris et du déchet – qu’ilgar<strong>de</strong> pourtant dans leur position, celle <strong>de</strong> base.Nos <strong>de</strong>rnières colonnes d’élévation, telle la colonneMédicis à Paris, accolée à la Bourse <strong>de</strong> commerceet sans aucun lien avec celle-ci, furent lesobservatoires astrologiques, puis astronomiques– avant que les lumières <strong>de</strong> la ville ne les repoussentloin d’elle. Dans la voie qui mène <strong>de</strong> l’astrologievers l’astronomie, à la suite <strong><strong>de</strong>s</strong> observations<strong>de</strong> Galilée, ces colonnes ne s’élèvent plusréellement. Elles se penchent plutôt vers unmon<strong>de</strong> proche, celui d’une Lune acci<strong>de</strong>ntée quiressemble à nos déserts, observable à la lunettetelle <strong><strong>de</strong>s</strong> îles lointaines mais atteignables. Plus <strong>de</strong>disque idéal. Lune proche aussi car la perfectionmathématique <strong><strong>de</strong>s</strong> révolutions célestes, Galilée laramène à nous en fondant la physique mo<strong>de</strong>rne.La distinction hiérarchique aristotélicienne entreun mon<strong>de</strong> lunaire <strong>de</strong> pure nécessité et un autre supralunaire,voué à la contingence, est ramenée à ladualité matière/nombres dont l’économie généralese voit distribuée indistinctement dans laTerre comme dans les cieux. Dès lors, toute colonneest plate, allant d’un point à un autre(simple pont) sur un espacé désormais égalisé.De la sorte, semble-t-il, la sculpture et son corollaireplastique dans l’espace public, le monument,ne peuvent s’inscrire avec sérieux dans l’espacemo<strong>de</strong>rne qu’en s’inversant, en intégrant leurpropre débanda<strong>de</strong> et leur renoncement à l’érection<strong>de</strong> quoi que ce soit. D’où sans doute le succèsposthume <strong>de</strong> l’esthétique <strong><strong>de</strong>s</strong> ruines entropiques<strong>de</strong> Robert Smithson, qui réactive aussi bien le rapport<strong>de</strong> la Renaissance à l’Antiquité (phantasme),l’œuvre comme fragment (topos romantique), etenfin cet ourlet et fin <strong>de</strong> course imaginaire <strong>de</strong>notre propre civilisation qu’est la science fictioncatastrophiste : la Planète <strong><strong>de</strong>s</strong> singes comme telos 2 . À2. Pour ce qui est <strong>de</strong> Robert Smithson et <strong>de</strong> son rapportexplicite à la science-fiction, il s’agit d’une référence dontl’importance a déjà été soulevée par Jean-Pierre CRIQUI dans« “Ruines à l’envers”, introduction à une visite <strong><strong>de</strong>s</strong>monuments <strong>de</strong> Passaic par Robert Smithson », dans Un troudans la vie. Essais sur l’art <strong>de</strong>puis 1960, Paris, Desclée <strong>de</strong>Brouwer, 2002. Pour ce qui est <strong><strong>de</strong>s</strong> écrits <strong>de</strong> Smithson luimême– dont on attend avec impatience la traduction en24
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artl’image <strong>de</strong> la statue <strong>de</strong> la liberté, mille fois accablée<strong>de</strong>puis (Le jour d’après, 2004 ; Cloverfield, 2008),la sculpture ne <strong>de</strong>meure qu’en tant que reste.BANDES DE SCOTCH USAGÉES ENROU-LÉES SUR DES LIVRES TORDUS PAR LAPLUIE COMME LE SONT LES IMAGES DÉ-COLORÉES, MAL PLASTIFIÉES, LE TOUTRAMASSÉ PAR LE CAMION POUBELLE.Dans le <strong>de</strong>venir littéralement ordure <strong>de</strong> la sculptureet avec elle du monument, comme l’attestentles hommages éphémères produits par ThomasHirschhorn aux philosophes Spinoza, Gilles Deleuzeou Georges Bataille 1 les télécommunicationsau sens large, tel le livre, le cyberespace, voire lareproductibilité <strong>de</strong> la photographie, le tourisme etles autoroutes, tous y sont pour quelque chose.Les <strong>de</strong>rniers parce qu’ils font <strong>de</strong> tout espace refussystématique un lieu <strong>de</strong> passage, les premiers parun <strong><strong>de</strong>s</strong> systèmes <strong>de</strong> valeurs porteurs <strong>de</strong> verticalité.Le mon<strong>de</strong> complote décidément contre la sculpture.En se réfugiant dans une tentative agonistique,dans un sur-achèvement, l’histoire <strong>de</strong> la sculpturen’est pas originale ; on sait à quel point la peinture,<strong>de</strong> son côté, a pu <strong>de</strong>venir une histoire <strong>de</strong> surviesà ses propres morts successives. Mais alorsque cette <strong>de</strong>rnière a pour ainsi dire muté, à force,en puissance <strong>de</strong> métempsychose (pensons auxmille <strong><strong>de</strong>s</strong>tins du tableau comme format <strong>de</strong> perceptionau sein <strong><strong>de</strong>s</strong> arts plastiques comme en <strong>de</strong>horsd’eux, sans parler <strong>de</strong> la « forme tableau » théoriséepar Jean-François Chevrier en photographie 2 ) ;alors que la peinture dans sa connivence formelleavec la planéité <strong>de</strong> l’imprimé et <strong><strong>de</strong>s</strong> écrans necesse <strong>de</strong> renflouer son histoire pour la réactualiser,français dans une édition <strong>de</strong> large distribution –, on peut seréférer à « The monuments of Passaic » évoqués parJ.-P. Criqui, mais aussi « The domain of the Great Bear »,co-écrit avec Mel Bochner ou à « Quasi-infinites and theWaning of Space ». Pour toutes ces références, voir RobertSmithson : The Collected Writings, J. Flam (éd.), Berkeley,University of California Press, 1996.1. Spinoza Monument, Amsterdam, 1999 ; Deleuze Monument,Avignon, 2000 ; Bataille Monument, Kassel, 2002.2. Cette notion est d’abord posée par Chevrier dans lecatalogue d’exposition Une autre objectivité / Another Objectivity,Centre national <strong><strong>de</strong>s</strong> arts plastiques, Paris/Centro per l’ArteContemporanea Luigi Pecci, Prato, Milan, I<strong>de</strong>a Books,1989 ; <strong>de</strong>puis, il n’a cessé d’y revenir.la sculpture, <strong>de</strong> son côté, s’oublie.Le cadre <strong><strong>de</strong>s</strong> tableaux, cette vieillerie en boismassif doré, kitsch et écaillé, a su rester un enjeuformel encore central dans notre perception <strong>de</strong>l’image. Que penser <strong>de</strong> son équivalent formeldans l’art classique, à savoir, pour l’art <strong>de</strong> la sculpture,le socle ? AU CENTRE DE LA PHOTO-GRAPHIE, MASSIF, LE SOCLE QUI SOUTE-NAIT LA STATUE DE SADAM HUSSEIN,ENCORE INTACT. Le non événement absoluqu’est <strong>de</strong>venu le socle révèle l’absence <strong>de</strong> réflexivité,l’amnésie culturelle qui s’est installée autour<strong>de</strong> la sculpture. Combien d’artistes contemporains qui nefont pas <strong>de</strong> la sculpture se présentent comme <strong><strong>de</strong>s</strong> sculpteurs(Jordi Colomer, Thomas Demand, Aernout Mik…) ? Sila sculpture n’est pas en elle-même, elle est, alors, ailleurs.Le passage <strong>de</strong> l’Antiquité romaine vers sachristianisation fut marqué sur le pourtour méditerranéen,notamment en Syrie, par l’apparitiond’une catégorie singulière <strong>de</strong> clergé informel, lesstylites. Ascètes improvisés et solitaires, les stylitesvouaient leur vie à la prière en s’installant en hauteur,perchés sur <strong><strong>de</strong>s</strong> hautes colonnes, parfois vestiges<strong>de</strong> temples païens, ou sur <strong><strong>de</strong>s</strong> arbres. Styliteset <strong>de</strong>ndrites, coupés du mon<strong>de</strong> par la hauteur, survivaientpar les dons <strong><strong>de</strong>s</strong> passants qui leurvouèrent rapi<strong>de</strong>ment un culte qui s’est prolongé àl’endroit <strong>de</strong> leurs reliques, très prisées. Sur <strong><strong>de</strong>s</strong> médaillesen fer repoussé, sur la pierre ou sur <strong><strong>de</strong>s</strong>icônes, l’escalier utilisé pour accé<strong>de</strong>r en haut <strong>de</strong> lacolonne fixe visuellement un mouvement pourtantperpétuel, celui <strong>de</strong> la montée, que le stylite effectueen continu. C’est qu’il n’est pas simplementen hauteur : il monte, et cela tant qu’il ne <strong><strong>de</strong>s</strong>cendpas. Son caractère <strong>de</strong> source <strong>de</strong> valeur sacrificiellese perpétue lorsque ce corps re<strong><strong>de</strong>s</strong>cend vers lemon<strong>de</strong> une fois épuisé son temps, cadavre chargécomme une batterie électrique-relique 3 .3. Voir Peter BROW, La société et le sacré dans l’antiquité tardive,Paris, Seuil, 1985 et Jacques LACARRIÈRE, Les hommes ivres <strong>de</strong>Dieu, Paris, Arthaud, 1961. Mais je réfère surtout à l’ouvragevolontairement a-conclusif <strong>de</strong> Philippe-Alain MICHAUD Lepeuple <strong><strong>de</strong>s</strong> images, Paris, Desclée <strong>de</strong> Brouwer, 2002. Ce livreremarquable cache bien, disons-le franchement, son jeu.Alors qu’il se présente comme une accumulation d’analyseshistoriques autour <strong>de</strong> la notion d’image, il propose <strong>de</strong>manière dispersée une esquisse d’histoire <strong>de</strong> la valeur, et plusprécisément d’une histoire <strong><strong>de</strong>s</strong> Mo<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong> Production (MdP),pour reprendre ce concept marxiste développé par Louis25
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicParce que nous avons oublié le sens <strong>de</strong> cequ’est un socle, nous voyons alors les antiques colonnes<strong><strong>de</strong>s</strong> stylites comme <strong><strong>de</strong>s</strong> objets inertes. Pourretrouver la vision vive <strong><strong>de</strong>s</strong> icônes <strong>de</strong> stylites nouspourrions mettre à la place <strong>de</strong> ces colonnes, sousforme <strong>de</strong> collage, LA STÈLE INCANDES-CENTE D’UNE FUSÉE S’ÉLANÇANT VERSL’ESPACE AU MILIEU DE L’AZUR, CAP CA-NAVERAL, FLORIDE. À la place du combustible,qui nous préoccupe tant aujourd’hui, le stylite« carbure » avec sa vie, qu’il consomme sansparcimonie pour vaincre sa propre pesanteur spirituelle.Sa colonne et son arbre, comme les soclesplus tard, sont <strong><strong>de</strong>s</strong> actions ou <strong><strong>de</strong>s</strong> « attitu<strong><strong>de</strong>s</strong> »comme dirait Paul Veyne et non seulement <strong><strong>de</strong>s</strong>images ou <strong><strong>de</strong>s</strong> messages.Bien plus tard, Sergueï Eisenstein filme le déboulonnement<strong>de</strong> la statue du Tzar pour retrouverl’espace commun et plat <strong><strong>de</strong>s</strong> places publiques <strong><strong>de</strong>s</strong>meetings révolutionnaires <strong>de</strong> l’Union Soviétiquenaissante (film Octobre, 1928). Mais El Lissitzky,pratiquement en même temps, se pose une questiondifficile : à quoi peut ressembler, concrètement,une tribune en hauteur pour un lea<strong>de</strong>r révolutionnairelorsque celui-ci prône le pouvoir horizontal<strong><strong>de</strong>s</strong> soviets ? Quel type <strong>de</strong> surplomb peutêtre en accord avec une foule qui se veut constituée<strong>de</strong> pairs ? Le projet <strong>de</strong> tribune pour Lénine <strong>de</strong>1924, sorte <strong>de</strong> panier <strong>de</strong> basket ou billboard géanten poutrelles métalliques, ose ériger un hommeau-<strong><strong>de</strong>s</strong>sus <strong>de</strong> la foule seulement dans la mesure oùcelui-ci est surplombé, à son tour, du panneau« Prolétariat ». Hors événement politique, seul cemot <strong>de</strong>meure visible. Cette estra<strong>de</strong>, c’est-à-dire ceALTHUSSER et ses collaborateurs dans Lire le Capital, Paris,François Maspero, 1965. Ce n’est pas seulement la référenceexplicite à Guy Debord (très distant théoriquementd’Althusser) qui oriente la lecture en ce sens. Un Mo<strong>de</strong> <strong>de</strong>Production, si l’on suit <strong>de</strong> près Lire le Capital est moins uneorganisation concrète particulière <strong><strong>de</strong>s</strong>tinée à produire <strong><strong>de</strong>s</strong>objets et <strong><strong>de</strong>s</strong> ustensiles, qu’une forme historique <strong>de</strong>production <strong>de</strong> valeur, valeur <strong><strong>de</strong>s</strong>tinée à circuler dans lesrapports sociaux et par-là à les fon<strong>de</strong>r. Les supports <strong>de</strong>valeur varient (argent, mo<strong>de</strong>, renoncement, dilapidation) etMichaud en pointe diverses cristallisations liées au mon<strong>de</strong><strong><strong>de</strong>s</strong> représentations proches <strong>de</strong> ce que nous considéronscomme artistique (masque, bâtiment, actions, œuvres…).Ces notes s’appuient largement sur les liens entre verticalité,production <strong>de</strong> valeur et contre-valeur, présents dans latroisième section du livre.socle pour êtres vivants, s’élevant à une dizaine <strong>de</strong>mètres du sol n’est manifestement pas munie d’escaliers.En haut, la figure <strong>de</strong> Lénine semble s’êtrehissée comme sur une échelle <strong>de</strong> pompiers oucomme sur une rampe mécanique pour ouvriersdu réseau électrique, par un système d’ascenseur.On ne peut s’empêcher <strong>de</strong> penser à l’expressionfrançaise d’« ascenseur social », image inverse <strong>de</strong>l’élitisme, employée en général pour évoquer sapanne. Il n’est pas certain que cette solution imaginéepar El Lissitzky soit entièrement satisfaisante,mais elle exprime la conscience et uneforme <strong>de</strong> prévoyance quant au rapport entre laverticalité et l’espace public démocratique. Cettetribune voulait contribuer à ce que <strong><strong>de</strong>s</strong> nouvellesstatues ne soient ni érigées, ni déboulonnées à leurtour – ce qui ne manqua pas d’arriver. L’INDEXCONFIANT DE LA STATUE BALAYEL’ÉCRAN ENTRAINÉE DANS SON VOLPAR L’HÉLICOPTÈRE QUI L’AMÈNE À UNQUELCONQUE DÉPÔT DE BRONZE (filmGood Bye Lenin!, 2003). L’histoire <strong><strong>de</strong>s</strong> statues enbronze, fondues à partir, ou bien à <strong><strong>de</strong>s</strong>tination <strong>de</strong>canons, au <strong><strong>de</strong>s</strong>tin passager est longue. Sans parler<strong>de</strong> celles enlevées durant la pério<strong>de</strong> vichyste partoutdans Paris sous prétexte <strong>de</strong> carence <strong>de</strong> métaux,on peut avoir à l’esprit l’agressive statue <strong>de</strong>Louis XIV vainqueur qui ornait autrefois la place<strong><strong>de</strong>s</strong> Victoires, refondue en 1792. Il ne nous enreste que <strong><strong>de</strong>s</strong> gravures illustratives. À ses pieds,d’autres sculptures étaient placées dans le <strong><strong>de</strong>s</strong>seind’augmenter la gloire <strong>de</strong> la monarchie : quatre prisonniers<strong>de</strong> guerre enchaînés – un ensemble aujourd’huinommé Les captifs. Ces quatre guerriersreprésentent quatre nations vaincues qui, assis auxquatre coins d’un socle rectangulaire, partagentleur sort avec les débris <strong>de</strong> leurs batailles perdues,boucliers, lances et épées cassés éparpillés à mêmele sol. Les révolutionnaires <strong>de</strong> 1792 ont décidé <strong>de</strong>gar<strong>de</strong>r ces esclaves, représentant d’autres arméesmais symboliquement chargés d’une sorte <strong>de</strong> tradition<strong><strong>de</strong>s</strong> vaincus qui nous parlent malgré eux dupeuple sous le roi, et non d’autres rois. Anachronismeécrasant, cet ensemble est présenté aujourd’huisur une base mais sans le reste du socle initial.Ce socle du socle, ce marchepied, ce sol misen formes, est visible aujourd’hui au Louvre, notamment<strong>de</strong>puis les vitres du passage couvert <strong>de</strong>l’aile Richelieu, en plongée <strong>de</strong> quelques cinq26
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artmètres plus bas, offrant au passant une vue quasiaériennequi efface l’aspect robuste <strong><strong>de</strong>s</strong> personnages,perceptible lorsqu’on les fréquente <strong>de</strong> près– ce sont <strong><strong>de</strong>s</strong> géants. Depuis la rue, ce carré massif,un esclave à chaque angle, s’ouvre comme unerose <strong><strong>de</strong>s</strong> vents, vi<strong>de</strong> en son milieu. Ruine géométrique<strong>de</strong> pierre, ruine polie <strong>de</strong> vert bronze. Vi<strong>de</strong>central où il circule on ne sait quoi <strong>de</strong> zen. Fragmentétrangement propre. Telle est la singularité<strong>de</strong> cet ensemble absolument classique et totalementmutilé. L’esprit contemporain y projette aisémentdu minimalisme dans la composition,grâce à quoi il peut un instant percevoir la puissanceexpressive <strong><strong>de</strong>s</strong> figures, leurs variations d’affect(désespoir, résignation, rébellion…) apparaissantalors comme <strong><strong>de</strong>s</strong> pures variantes formelles– recevables pour nous, car dénués <strong>de</strong> significationprécise. Cette enveloppe faussée, acci<strong>de</strong>ntelle,<strong>de</strong> sobriété, <strong>de</strong> non-composition, d’égalité <strong><strong>de</strong>s</strong>parties, nous ouvre les portes du temps pour admirerla beauté <strong><strong>de</strong>s</strong> ruines romantiques, jonchéesau sol, vanités ou collages désaxés. Puis, les visagestordus et les dos lourds, les regards profonds,tous entrouvrent la porte du corps néoclassique,enfin libéré <strong>de</strong> son far<strong>de</strong>au absolu, lekitsch pompier. Cette hallucination sculpturale– car il suffit <strong>de</strong> s’en approcher pour que lecharme se dissipe – il faut la regar<strong>de</strong>r commeKandinsky son premier tableau abstrait, dansl’obscurité ou <strong>de</strong> biais, pour qu’il y ait événementperceptif. Ou, autrement dit, l’inattention que requiertla perception rétrospective <strong><strong>de</strong>s</strong> Captifs impliquerait,dans l’hypothèse d’une réinstallationdans un lieu public, un emplacement tel qu’uneaire <strong>de</strong> jeux pour enfants. L’ensemble constitueraitalors un « pénétrable » à la manière <strong>de</strong> Helio Oticicaou <strong>de</strong> Jesus-Rafael Sotto.La crise systémique <strong>de</strong> l’autorité dans lecontexte <strong><strong>de</strong>s</strong> sociétés mo<strong>de</strong>rnes met à mal, indirectement,l’action plastique d’érection, ce qui affectel’ensemble du domaine sculptural et en premièreinstance le principe du socle – toujours, apparemment,sur le point <strong>de</strong> disparaître. La négationou l’oubli <strong>de</strong> la signification du socle au profit<strong><strong>de</strong>s</strong> logiques d’horizontalité nous prive <strong><strong>de</strong>s</strong> outilsqui permettraient, à l’époque <strong><strong>de</strong>s</strong> réseaux et <strong><strong>de</strong>s</strong>tissus <strong>de</strong>nses d’infrastructures urbaines, <strong>de</strong> repenserla manière dont se constitue l’espace public.Car les promesses utopiques <strong>de</strong> l’horizontalité, entant que pratique artistique ou en tant qu’outil politique,logique, analogique et métaphorique, seconfon<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> nos jours avec les espaces périurbains,privatisés et éclatés <strong><strong>de</strong>s</strong> métropoles riches etpauvres à travers la planète. En somme, le rêved’horizontalité percute à présent son double maléfique,une crise aiguë <strong>de</strong> la notion et <strong>de</strong> l’expérience<strong>de</strong> l’agora.Et si le socle – ici entendu comme cristallisationd’une pensée <strong>de</strong> la valeur signifiante <strong>de</strong> l’axevertical – avait quelque chose à nous dire sur cepoint ? Si tel est le cas, nous <strong>de</strong>vons chercher nondu côté <strong>de</strong> sa dissolution, mais du côté <strong>de</strong> sa réactivation,même déplacée (et ici déplacement, sembleêtre le mot-clef pour désigner ce qui <strong>de</strong> la sculptureest resté vivant dans la mo<strong>de</strong>rnité).L’une <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong>rnières réactivations artistiques <strong>de</strong>la colonne Vendôme – non du monument quitrône encore sur la place éponyme à Paris commesi l’empire napoléonien qu’il glorifiait n’avait jamaispris fin, mais <strong>de</strong> sa mise à bas – a été récemmentmenée à bien par le collectif artistique SociétéRéaliste, dans l’une <strong>de</strong> ses pièces les plusconceptuelles. Une simple affichette intitulée Tributeto Courbet, contrat <strong>de</strong> rachat <strong>de</strong> <strong>de</strong>tte, <strong>de</strong> 2010, etillustrée par une photographie attribuée à Disdéri<strong>de</strong> la colonne Vendôme en morceaux lors <strong>de</strong> sa<strong><strong>de</strong>s</strong>truction au moment <strong>de</strong> la Commune <strong>de</strong> Parisen 1871, revient sur cet épiso<strong>de</strong> pour en proposerla reprise, c’est-à-dire non une répétition mais unesuite 1 .On sait comment le peintre et élu <strong>de</strong> la CommuneGustave Courbet, instigateur en effet <strong>de</strong> la<strong><strong>de</strong>s</strong>truction du symbole impérial, à l’instar <strong><strong>de</strong>s</strong><strong><strong>de</strong>s</strong>tructions <strong><strong>de</strong>s</strong> emblèmes <strong>de</strong> la monarchie moinsd’un siècle auparavant, avait dit vouloir conserver,comme ses prédécesseurs, les œuvres <strong>de</strong> la tyrannietels <strong><strong>de</strong>s</strong> vestiges à valeur esthétique d’untemps dépassé. Ce statut <strong>de</strong> souvenir édifiant sevoyait ici redoublé par le fait que la colonne Vendômeavait été calquée sur le modèle <strong>de</strong> l’antiquecolonne Trajane à Rome, symbole du pouvoir impérial.On sait aussi comment, après l’écrasement<strong>de</strong> la Commune, Courbet est convoqué par les tri-1. Société Réaliste, Empire, state, building, catalogued’exposition, Jeu <strong>de</strong> Paume, Paris, Ludwig Muzeum,Budapest/Éd. Amsterdam, 2011, p. 112-113 et 116-117.27
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicbunaux afin <strong>de</strong> rendre compte d’un délit dont onlui reproche d’être l’auteur intellectuel. Courbetdonne sa version <strong>de</strong> l’histoire, dans laquelle lafoule prend une initiative qu’il ne sait endiguer. Finalement,il est jugé coupable avec comme preuvedéfinitive un cliché sur lequel un homme qui luiressemble pose à côté <strong><strong>de</strong>s</strong> décombres, entouréd’autres communards. Il s’agit là <strong>de</strong> la premièreutilisation <strong>de</strong> la photographie en tant que pièce àconviction dans un procès. Était-ce lui ? Quoiqu’il en soit, il est sommé <strong>de</strong> rembourser le coût<strong>de</strong> la reconstruction <strong>de</strong> la chose, l’équivalent <strong>de</strong>plus <strong>de</strong> trois millions d’euros actuels d’après lescalculs <strong>de</strong> Société Réaliste 1 .Il est intéressant <strong>de</strong> noter que Courbet fut jugéd’après un cliché dans lequel ne figure que la statue<strong>de</strong> l’empereur située en haut <strong>de</strong> la colonne,coïncidant avec la préoccupation <strong>de</strong> l’époquetournée vers l’autorité <strong>de</strong> l’État, et non la colonneelle-même. Le cliché choisi par Société Réaliste enrevanche montre la colonne cassée au sol vue <strong>de</strong>loin : c’est une photographie <strong>de</strong> la place Vendômeen tant qu’espace public. C’est donc l’objet intermédiaireentre la sculpture et l’espace environnant– dans ce cas il s’agit d’un socle – plutôt que lasculpture elle-même, qui semble faire l’objet du litige.Ici Société Réaliste ne se contente pas uniquement<strong>de</strong> revendiquer la planéité <strong><strong>de</strong>s</strong>tructrice etanarchisante <strong>de</strong> la colonne éparpillée au sol – cequi est tout <strong>de</strong> même revendiqué. Le collectif artistiqueinsiste sur le fait que cette planéité, cetteégalisation virtuelle <strong>de</strong> l’espace, cette <strong><strong>de</strong>s</strong>tructiond’une figure d’autorité, cela se paye. Que ce soitpour Courbet, ou bien pour ses héritiers, la promesseanarchiste est lour<strong>de</strong> <strong>de</strong> conséquences, etquiconque voudrait en bénéficier <strong>de</strong>vra donner <strong><strong>de</strong>s</strong>a personne.C’est avec ironie que cette œuvre évoque lescomplications juridiques du droit <strong>de</strong> succession.Car, en effet, lorsque l’on déci<strong>de</strong> d’accepter un héritage,il est parfois recommandé <strong>de</strong> prendre préalablementun avocat afin d’examiner le contenu1. À propos <strong>de</strong> la colonne Trajane, voir Paul VEYNE« Propagan<strong>de</strong> expression roi, image idole oracle » (1984),dans Paul VEYNE et Louis MARIN, Propagan<strong>de</strong> expression roi,image idole oracle. Visibilité et lisibilité <strong><strong>de</strong>s</strong> images du pouvoir, Paris,Arkhê, 2011.exact <strong>de</strong> celui-ci, dans la mesure où toute propriétéimplique <strong><strong>de</strong>s</strong> responsabilités, et donc éventuellement<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong>ttes cachées <strong>de</strong>rrière les contrats <strong>de</strong>propriété. Parce qu’épineuse, cette opération doitse faire dans une humeur exhaustive – c’est pourquoi,aujourd’hui, en France, tout héritier peutprendre jusqu’à dix ans pour se déci<strong>de</strong>r. Plus d’unsiècle plus tard, Société Réaliste semble enfin prêtà accepter cet héritage et sa charge monétaire, queCourbet n’a pas eu le temps <strong>de</strong> débourser – encoreque ce ne soit qu’une proposition conceptuelle.Comme chez Freud, qui pense en langue alleman<strong>de</strong>,<strong>de</strong>tte (monétaire) et culpabilité (morale et juridique)ne font qu’une seule et même idée(Schuld). Ajoutons celle <strong>de</strong> faute, et même d’erreur,pour ne pas dire celle d’échec d’autrui, assuméespar Société Réaliste. L’héritage, comme dans latragédie antique, est ici avant tout celui d’une injusticequi passe <strong><strong>de</strong>s</strong> parents coupables aux enfantsinnocents. Circulation <strong>de</strong> castrations <strong>de</strong>Courbet contre Napoléon, puis <strong>de</strong> l’État contreCourbet (mort ruiné en exil), enfin, pour entrerdans une danse que l’on pensait finie, autocastration<strong>de</strong> Société Réaliste.Ce travail parasite adroitement l’histoire d’unmonument (la colonne Vendôme) pour y ajouterun autre, dédié à Courbet. Comme si la choseavait gardé une infime faille, une lézar<strong>de</strong> secrèteaprès sa réanimation artificielle, fente infime danslaquelle les artistes auraient su glisser un coin qu’ilsuffirait <strong>de</strong> frapper avec force pour, à nouveau,abattre cette masse verticale. L’hommage est unpli supplémentaire ajouté au sandwich archéo-sémantiquecumulé par la colonne, typique <strong><strong>de</strong>s</strong> villesdites historiques, dans une logique qui s’adapte àet a bien <strong><strong>de</strong>s</strong> chances <strong>de</strong> se trouver incluse dans,par exemple, la page Wikipedia <strong>de</strong> ce monument,lequel risque par ailleurs d’encombrer la placependant longtemps.Là où les villes dites historiques font défaut onn’a jamais autant bâti, ni si vaste, ni si haut. Lemonument, en tant que format <strong>de</strong> perception spatiale,nous est revenu à la figure, paradoxalement,dans les cathédrales <strong>de</strong> l’utile. Le faste <strong>de</strong> nos monuments,<strong><strong>de</strong>s</strong> gratte-ciel par exemple, est le paradoxalrésultat <strong>de</strong> calculs <strong>de</strong> gains immobiliers exponentiels– tout ce qu’il y a <strong>de</strong> plus immédiat –,du faste sous forme <strong>de</strong> lapsus industriel et spécu-28
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artlatif. Le monumental bascule du domaine restreint<strong><strong>de</strong>s</strong> signes mnésiques dans l’espace vers le « TrèsGros » – comme jadis on parlait du Très Haut.L’architecte Rem Koolhaas signale bien que pourles gratte-ciel new-yorkais il était <strong>de</strong>venu évi<strong>de</strong>ntau moins dès la construction du Chrysler Building,avec ses fameuses gargouilles en tête d’aiglemétalliques à <strong><strong>de</strong>s</strong> centaines <strong>de</strong> mètres <strong>de</strong> hauteur,que tout effort décoratif était simplement <strong>de</strong>venuinvisible pour le piéton moyen 1 . Sa présence s’étaitdétachée <strong>de</strong> sa perception, la première saturant la<strong>de</strong>rnière. Par bonheur, les photographies aériennes<strong><strong>de</strong>s</strong> livres d’architecture sont là pour nousai<strong>de</strong>r à faire semblant que l’on regar<strong>de</strong> les grattecielnew-yorkais réellement, lorsque nous lescontemplons dans une photographie à la librairie,puis à la maison au coin du feu. (Ça fait combien <strong>de</strong>temps que vous n’avez pas allumé un vrai feu ?) La beautédécorative du Chrysler Building est aussi lointaineque l’image <strong>de</strong> quelqu’un qui lit au coin dufeu : cela existe mais loin, trop loin pour vousconcerner. Le gratte-ciel atteint alors son statut <strong><strong>de</strong>s</strong>imple « expression <strong>de</strong> soi », comme le dit PaulVeyne à propos du caractère illisible, <strong>de</strong> par sahauteur, <strong>de</strong> la frise qui orne la colonne Trajane– caractéristique héritée par la colonne Vendôme 2 .Expression <strong>de</strong> soi <strong>de</strong> la puissance non plus impériale,mais <strong>de</strong> la puissance industrielle duconstruire. Koolhaas ajoute ceci qu’une fois dépasséeune certaine échelle, toute chose est pournous quelque chose comme un monument.Quelle est cette échelle ? Sans doute celle <strong>de</strong> ladisproportion.Par ailleurs, on remarquera l’affinité entre letitre <strong>de</strong> l’ouvrage désormais classique <strong>de</strong> RemKoolhaas S, M, L, XL 3 et celui <strong>de</strong> l’exposition <strong>de</strong>Société Réaliste au Jeu <strong>de</strong> Paume à Paris en 2011,dont l’un <strong><strong>de</strong>s</strong> motifs visuels était l’Empire StateBuilding 4 . Car le collectif artistique s’était alorscontenté <strong>de</strong> reprendre le nom du fameux gratte-1. Rem KOOLHAAS, New York délire, Marseille, Parenthèses,2002. Voir aussi « Bigness – ou le problème <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>dimension », dans Junkspace – repenser radicalement l’espaceurbain, Paris, Payot & Rivages, 2011.2. Voir supra, note 1, p. 28.3. Rem KOOLHAAS et Bruce MAU, S, M, L, XL, New York,Monacelli Press, 1995.4. Voir supra, note 1, p. 27.ciel pour y ajouter <strong><strong>de</strong>s</strong> virgules : Empire, State, Building,désignant simplement la manière dont lenom du bâtiment contenait tout un programmeterritorial et symbolique, allant du bâti au territoirepuis à une organisation générale du pouvoirpolitique. Le titre <strong>de</strong> l’exposition comme celui <strong>de</strong>l’ouvrage <strong>de</strong> Koolhaas alignent une gradationd’échelles, soulevant chacun à sa manière le passaged’une perception empirique et symboliquevers une perception abstraite – abstraction en rapportavec <strong><strong>de</strong>s</strong> espaces (ville, nation, continent,mon<strong>de</strong>… marché) dont la nomination nous estfamilière, mais dont la réalité nous échappe quotidiennement.AutorouteOù commence la disproportion spatiale ? Oùcommence cet effet subjectif qui nous fait jugerun espace inapproprié en soi – inapproprié nonaux activités vitales, mais au lien cohérent, pas àpas, entre action et perception générale, inappropriéà <strong>de</strong>venir un Mon<strong>de</strong> ? Nous sommes désormaishabitués à l’écart entre la maquette et la réalisationbâtie, entre le beau <strong><strong>de</strong>s</strong>sin d’architecte oud’urbaniste et par ailleurs la réalité sociale <strong><strong>de</strong>s</strong>nouveaux ensembles et <strong><strong>de</strong>s</strong> villes nouvelles. Nousnous sommes habitués aux ruptures dans leschaînes causales et perceptives qui vont <strong>de</strong> l’idée<strong>de</strong> l’espace commun à sa réalité.Pour emprunter une idée <strong>de</strong> Florent Lahache 5lisant Koolhaas d’une main et Descartes <strong>de</strong>l’autre, nous dirons que, face à un même objet, laproportion est du côté <strong>de</strong> ce que l’on peut imaginer,et la disproportion du côté <strong>de</strong> ce que nouspouvons seulement concevoir : on peut avoir en têtedans le détail un polyèdre à mille facettes, parfaitementconcevable, et pour autant inimaginableavec précision. Contrairement au triangle, pour reprendrel’exemple <strong>de</strong> Descartes, à la fois concevableet imaginable, du chiliogone (figure à millecôtés) nous ne pouvons avoir qu’une représenta-5. Cette idée fut développée dans le cadre d’un coursadressé aux étudiants <strong>de</strong> l’École <strong>de</strong> Beaux-Arts du Mans en2009. Les <strong>de</strong>ux textes sont tirés <strong><strong>de</strong>s</strong> Méditations Métaphysiquespour Descartes (« Méditation Sixième », Duc <strong>de</strong> Luynes(trad.), Paris, Vrin, 1953, p. 318-319), et <strong>de</strong> New York délire,op. cit., pour Koolhaas, p. 100.29
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publiction empirique confuse. Il en va <strong>de</strong> même, parexemple, du cyberespace. Cela ne nous étonneplus puisque nous prenons la voiture, le téléphone,le train, l’avion et Internet, toujours débarquantmagiquement sur l’une <strong><strong>de</strong>s</strong> facettes du polyèdregéant qu’est ce mon<strong>de</strong>, sans nous en émouvoirplus que <strong>de</strong> besoin du fait banal que l’on n'apas besoin <strong>de</strong> savoir où l’on est pour faire ce quel’on a à faire.Le marqueur imaginaire <strong>de</strong> l’espace qu’est habituellementle monument pêche par excès dans lebuilding new-yorkais. Il s’autonomise, ne dialogueplus qu’avec ses homologues (DEUX GRATTE-CIEL COUCHENT ENSEMBLE). De l’autrecôté <strong><strong>de</strong>s</strong> États-Unis, à Las Vegas, à en croire un<strong><strong>de</strong>s</strong>sin ironique <strong>de</strong> Robert Venturi et DeniseScott-Brown paru en 1972 au sein d’un ouvragequ’allait marquer l’histoire <strong>de</strong> la théorie architecturale,l’existence du monument est <strong>de</strong>venue impossible: les panneaux lumineux sont trop nombreux,trop voyants, <strong><strong>de</strong>s</strong>tinés à un client qui rouleà <strong><strong>de</strong>s</strong> dizaines <strong>de</strong> kilomètres/heure 1 . La série photographique<strong>de</strong> Lee Friedlan<strong>de</strong>r <strong>de</strong> 1976 The AmericanMonuments semble corroborer cette idée 2 . Laculture du quartier spacieux, <strong>de</strong> la maison banlieusar<strong>de</strong>et <strong>de</strong> la route à plusieurs voies fait <strong><strong>de</strong>s</strong> statuettesen bronze célébrant les valeurs communesavec inscription et entourées <strong>de</strong> gazon, un ajoutkitsch, provincial, faux. Le commerce, premièreraison pratique <strong>de</strong> l’agora classique, reprend quantà lui ses droits sous forme d’enseignes géantes,boutiques, strip, vitrines, centres commerciaux.Que le monument doive déjouer ses formesclassiques, cela correspond au fait qu’il doit, pourexister au sein <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, changer aussi <strong>de</strong>contenu. La crise systémique <strong>de</strong> l’autorité sur laquellerepose la démocratie et que le capitalismealimente si bien, fait <strong>de</strong> l’espace commun une entiténégative. L’i<strong>de</strong>ntité politique occi<strong>de</strong>ntale, ycompris l’ex-bloc <strong>de</strong> l’Europe <strong>de</strong> l’Est, a été récemmentre-fondée, par exemple et comme il estbien connu, contre l’idée du nazisme (c’est pourquoila réception du nazisme hors Occi<strong>de</strong>nt noussemble toujours déplacée, naïve, monstrueuse1. Robert VENTURI, Denise SCOTT-BROWN, Steven IZENOUR,L’enseignement <strong>de</strong> Las Vegas, Wavre, Mardaga, 2008.2. Lee FRIEDLANDER, The American Monuments, New York,The Eakins Press Foundation, 1976.– car ailleurs que chez nous Hitler est un personnagehistorique comme un autre). Le monumentcontre le nazisme <strong><strong>de</strong>s</strong> artistes Jochen Gertz et EstherShalev-Gertz, projet se déroulant sur plusieurs annéesà partir <strong>de</strong> 1986 à Hambourg, était une colonnehaute <strong>de</strong> 12 mètres s’enfonçant dans le solau fur et à mesure que les habitants gravaient sursa paroi <strong>de</strong> plomb leurs messages d’appui ou <strong>de</strong>refus d’appui au projet (nombreux graffitis, tirsd’arme à feu), ainsi rendu participatif. À présentune plaque au sol qui n’est autre que le haut <strong>de</strong> lacolonne, ainsi qu’un panneau explicatif, sont seulsvisibles. N’importe qui peut donc marcher <strong><strong>de</strong>s</strong>sus,ce qui ancre littéralement cette œuvre dans l’espacepublic 3 .3. À propos <strong>de</strong> la forme-mémorial chez Jochen Gertz, onpense également à l’œuvre-performance invisible (du moinsdans un premier temps) 2.146 pierres, Monument contre leracisme, Sarrebruck, 1990. Gertz et ses élèves <strong>de</strong> l’époque ontenlevé puis replacé discrètement un à un les pavés quicouvraient la Schlossplatz, ancien emplacement du quartiergénéral <strong>de</strong> la Gestapo. Sous chaque pavé ont été gravés lesnoms <strong>de</strong> cimetières juifs, noms qui ont été « donnés » par lescommunautés juives alleman<strong><strong>de</strong>s</strong> à l’artiste afin d’en disposer<strong>de</strong> la sorte. La place a été plus tard officiellementrenommée. En tant qu’œuvre, il s’agit là d’un coup <strong>de</strong> forceremarquable ; la ville, mise <strong>de</strong>vant les faits accomplis,pouvait-elle renier cette œuvre ? Même si elle l’avait fait, celaaurait impliqué soit : 1) faire comme si <strong>de</strong> rien n’était, ce quirevenait à refouler une altération <strong>de</strong> la place publique, etrejouer ainsi le refoulement <strong>de</strong> l’anti-sémitisme toujoursvivace ; soit 2) faire revenir les choses à l’ordre et s’atteler àla complexe tâche <strong>de</strong> reprendre les pavés un à un pour yeffacer les noms <strong><strong>de</strong>s</strong> cimetières : ça aurait été simplementrejouer les camps <strong>de</strong> concentration. Le coup <strong>de</strong> force moralest total et, dans l’histoire du rapport <strong>de</strong> l’art à l’institution,au-<strong>de</strong>là <strong><strong>de</strong>s</strong> jeux <strong>de</strong> provocation caustiques aux formatsironiques d’un Hans Haacke, cette pièce fait date. Pour cequi est du rapport qu’elle instaure avec les passants, leschoses sont non moins complexes. Obligés <strong>de</strong> marcher surces noms, parfois à leur insu, reste l’ambivalence <strong>de</strong> laverticalité : si l’on en croît aux gui<strong><strong>de</strong>s</strong> touristiques, ce n’estpas pour rien que, lors <strong>de</strong> la finition <strong>de</strong> la construction dupont <strong>de</strong> la Concor<strong>de</strong> à Paris grâce aux nombreux débrisrésultant du démantèlement <strong>de</strong> la Bastille, on y trouvaaisément a posteriori le symbole d’un piétinement perpétuel<strong><strong>de</strong>s</strong> traces <strong>de</strong> la monarchie. Ici, entre piétiner et intégrer,entre fouler et intimer, la frontière reste volontairementétanche.30
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artLes revers subis par le monument (entendonsnous,non pas le monument nommé tel car considérérétrospectivement patrimoine, mais le monumentvolontaire), rencontre pleinement le cycle<strong><strong>de</strong>s</strong> renversements <strong>de</strong> valeur infligés à la sculptureà l’endroit du mémorial, format <strong>de</strong>venu habituelmais qui gar<strong>de</strong> tout son paradoxe. Les bourgeois <strong>de</strong>Calais ne sont plus dans la haute esthétiqueéquestre <strong>de</strong> la noblesse, mais ces personnages,bien que simples otages, sont encore héroïques,nous raconte l’histoire, parce qu’il ont souhaitél’être en toute conscience. Le mémorial, inversesymétrique du monument, ne célèbre pas le hérosou le personnage remarquable, mais avant toutceux qui n’ont rien décidé <strong>de</strong> leur <strong><strong>de</strong>s</strong>tin tragique.On remercie, pour ainsi dire, ceux qui n’ont rienfait, ou plus précisément n’ont rien pu faire. Onrend hommage aux passifs. Objets <strong>de</strong> l’arbitrairecriminel ou du hasard <strong><strong>de</strong>s</strong> circonstances. Le mémorial,dans son expression plastique, ne se dressedonc pas : pour ce faire, il s’enterre. Lapsus d’unecomman<strong>de</strong> d’État : toute l’impuissance <strong><strong>de</strong>s</strong> États-Unis au Viêt-Nam se dit dans le site qui honoreceux qui y sont tombes, et qui au lieu <strong>de</strong> s’élevers’enfonce dans le sol 1 . CARTE POSTALE DER-RIÈRE NOTRE-DAME DE PARIS, UN PETITPARC, PUIS LA FIN DE L’ÎLE SAINT-LOUIS,PUIS LA SEINE VERTE. Reste presque inaperçu<strong><strong>de</strong>s</strong> Parisiens eux-mêmes le mémorial auxmorts dans les camps <strong>de</strong> concentration. Sur unedalle en béton pas plus haute que la taille, uneécriture stylisée (type cunéiforme teintée enrouge) présente aux passants le mémorial et inviteà <strong><strong>de</strong>s</strong>cendre par <strong><strong>de</strong>s</strong> escaliers étroits vers une cour,à se retourner et à entrer dans le caveau à l’esthétiqueexiguë. Cette stratégie architecturale estfaussement sobre, comme le voudraient les manièresocci<strong>de</strong>ntales du <strong>de</strong>uil. Il s’agit plutôt – entous cas tel est l’effet produit au final – <strong>de</strong> retrouverl’expérience instable et alternée <strong>de</strong> disparition1. Il s’agit du Vietnam Veterans Memorial, Washington DC, <strong>de</strong>Maya Lin, finalisé en 1982. Le projet produisit <strong><strong>de</strong>s</strong> réactionsnégatives, dont on <strong>de</strong>vine la teneur au « rattrapage » duprojet par les commanditaires : l’installation, en face dumémorial originel, d’une sculpture naturaliste <strong>de</strong> Fre<strong>de</strong>rickHart au style héroïsant représentant trois soldats.Manifestement, l’opinion publique résista à l’effet mémorial,lui préférant une esthétique monumentale.et d’apparition du souvenir. La discrétion du lieun’est pas tant un signe <strong>de</strong> respect contrit (bienqu’elle remplisse effectivement cette fonction-là)qu’un jeu sérieux avec l’attention, voire avec lesens <strong>de</strong> la surveillance.Ce programme négatif est peut-être à l’originedu fait que je suis franchement incapable <strong>de</strong> savoirsi ce mémorial est réussi ou non. Mon incapacitéà m’en enthousiasmer ou bien à le critiquer(et il y a matière pour ces <strong>de</strong>ux positions) produitchez moi une légère angoisse intellectuelle, qui ralentitmon écriture tant que j’imagine mon lecteuren train d’attendre que je prenne position à cetégard – sans doute attend-il mieux que cela, il attendque j’interroge la notion puis la validitéconcrète <strong>de</strong> ce qu’est un mémorial. Or je sais déjàque je vais continuer à diffracter ces notes dans lesens d’une recherche sur la portée signifiante <strong>de</strong>l’opposition vertical/horizontal, cette fois parl’évocation d’un <strong>de</strong>uxième mémorial.LE MONUMENT EN HOMMAGE AUXVICTIMES DU 11-M à Madrid, projet <strong>de</strong>l’agence architecturale FAM, se dresse en face <strong>de</strong>l’une <strong><strong>de</strong>s</strong> entrées <strong>de</strong> la gare centrale <strong>de</strong> la capitale,Atocha. Construit suite aux attentats à la bombeperpétrés en mars 2004, il se dresse à hauteur <strong>de</strong>onze mètres en tant que rond-point monolithiqueà la base métallique et charbonneuse (difficile àdétailler car entourée d’un constant trafic), et unetour <strong>de</strong> briques <strong>de</strong> verre transluci<strong>de</strong>. En sous-sol,en plein dans les couloirs <strong>de</strong> la gare, on peut accé<strong>de</strong>rau puits <strong>de</strong> lumière créé par cette tour et y lire<strong><strong>de</strong>s</strong> inscriptions tirées <strong>de</strong> mots laissés par <strong><strong>de</strong>s</strong>voyageurs <strong>de</strong> diverses nationalités. Venir et lireimplique lever les yeux au ciel. Sans entrer dans ledétail <strong>de</strong> cet ensemble, candidat au prix Mies van<strong>de</strong>r Rohe pour l’architecture européenne 2007, onpeut déjà s’avancer sur son rôle pionnier. Les matériauxutilisés, dont le banal mais étonnant dansce contexte lino à paillettes pour le sol sous lepuits <strong>de</strong> lumière, ainsi que la fine et manifestementfragile, abîmée et peut-être éphémère toile àsoutien pneumatique sur laquelle s’élèvent les inscriptionssont bien loin <strong><strong>de</strong>s</strong> marbres pompeux, <strong>de</strong>la pierre taillée ou du béton expressionniste habituellementutilisé pour évoquer les camps <strong>de</strong> lamort (alors que pour les camps <strong>de</strong> concentrationla brique, le bois et la tôle seraient là plus précisd’un point <strong>de</strong> vue historiquement <strong><strong>de</strong>s</strong>criptif). Si31
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicles musées ont déjà beaucoup dit sur le traitement<strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> sujets délicats, ce monument – quiest, on l’a compris, un mémorial –, se risque à redonnersens à un malheureux rond-point entouré<strong>de</strong> feux rouges et <strong>de</strong> klaxons. Son matériau le plusrebelle est son contexte, celui d’avenues centralesmonopolisées par la voiture. L’autre rond-pointen contact avec la gare d’Atocha, une centaine <strong>de</strong>mètres plus loin, arbore une magnifique fontaineentourée <strong>de</strong> jeunes arbres, comme savent lesconstruire et surtout les entretenir les Espagnols :inaccessible, ce petit parc virtuel est purementphotographique et vi<strong>de</strong>. La tourelle <strong>de</strong> verre dumémorial, pour sa part, passe plutôt inaperçuemais capte <strong>de</strong> manière originale l’interdit physiquedu contact avec le piéton, amené à lui tourner autouret à distance pour peu qu’il s’y intéresse. Ici lalogique verticale <strong>de</strong> la mort et <strong>de</strong> l’hommage,écartée <strong><strong>de</strong>s</strong> nécessités <strong><strong>de</strong>s</strong> effets d’autorité, peutreprendre place là où la logique horizontale duflux et du passage, base <strong>de</strong> l’espace commun, estallée jusqu’à interdire tout arrêt et donc toute rencontre.C’est pourquoi ce monument n’a pas besoind’être ni très haut ni très profond. Il s’estadroitement fiché dans une faille du sens <strong>de</strong> l’espacecréée par une infrastructure technique. Là oùl’horizontal touche son point <strong>de</strong> réalisation perverse,le vertical peut revenir.La validité morale du projet, encore une fois,m’échappe. J’irais jusqu’à avouer qu’elle ne m’intéressepas. L’opération plastique, et par là discursive,en revanche, me fait regar<strong>de</strong>r l’espace éclatédu périurbain, avec toutes ses barrières implicites,autrement. Pourrons-nous un jour, volontairement,signifier ou rendre signifiant quoi que cesoit avec nos autoroutes ?Benjamin Buchloh consacre un chapitre <strong>de</strong> sesEssais historiques I à la question <strong>de</strong> la sculpture 1 .Dans ce texte lumineux au premier abord, et dontle propos est pourtant proche du catalogue,comme l’avoue l’auteur lui-même, il s’agit pourBuchloh <strong>de</strong> faire une mise au point sur la réceptionet les répercussions <strong>de</strong> la sculpture constructivistesoviétique sur la sculpture américaine <strong><strong>de</strong>s</strong>1. Benjamin BUCHLOH, « Construire (l’histoire <strong>de</strong>) lasculpture », dans Essais historiques I, Cl. Gintz (trad.),Villeurbanne, Art édition, 1992, p. 127-171.années 1960. C’est-à-dire sur les rapports entre,d’une part, une jeune génération d’artistes désireux<strong>de</strong> rompre avec les limites théoriques du formalismegreenbergien et d’autre part <strong><strong>de</strong>s</strong> artistescensurés tant par le réalisme socialiste d’avantguerreque, par la suite, aux États-Unis, par lachape <strong>de</strong> plomb idéologique du maccarthysmeambiant.Il est clair à la lecture <strong>de</strong> ce texte (il suffit <strong>de</strong>lire la première et la <strong>de</strong>rnière page pour cela) quela perspective <strong>de</strong> Buchloh est celle d’une visionqui mène du constructivisme russe à l’art conceptuelaméricain et, en ce sens, à la disparition <strong>de</strong> lasculpture. Le caractère direct ou indirect <strong>de</strong> cetteévolution, sa logique politique, découle, sans queBuchloh ne le dise explicitement, <strong>de</strong> l’énumération<strong><strong>de</strong>s</strong> caractéristiques <strong>de</strong> la sculpture (socle,verticalité, matériaux, gravité) en tant qu’obstacles àlever. Ces obstacles ont tous été dépassés par lesjeunes artistes américains, et la sculpture avec.Ainsi, le socle se donne comme une barrière entrel’espace virtuel <strong>de</strong> l’art et l’espace réel – c’est donc<strong>de</strong> l’idéalisme. La verticalité est l’anthropomorphisme– péché bourgeois du sujet mo<strong>de</strong>rne, sûr<strong>de</strong> lui et <strong>de</strong> sa substantialité. Les matériaux posentle problème <strong>de</strong> leur coexistence, et donc <strong>de</strong> l’arbitraire<strong>de</strong> la composition – on est là <strong>de</strong>vant l’idéeromantique et naïve <strong>de</strong> génie et d’invention. Lagravité enfin est ce contre quoi la sculpture luttevainement, au lieu <strong>de</strong> tomber et <strong>de</strong> rejoindre, pourintroduire Aristote là où Buchloh ne le cite pas, «son lieu naturel », puisqu’elle pèse.Cet irrespect <strong><strong>de</strong>s</strong> matériaux, lesquels tendraientnaturellement à s’écrouler, relèverait du volontarisme,sorte <strong>de</strong> Surmoi artistique condamné parBuchloh. En somme, l’auteur alimente le phantasme<strong>de</strong> liberté, d’égalité et <strong>de</strong> circulation <strong>de</strong> nosdémocraties mo<strong>de</strong>rnes en se donnant la sculpturepour ennemi. Au détour d’une citation <strong>de</strong> CarlAndré, l’image <strong>de</strong> l’espace qui <strong>de</strong>vrait finalementcorrespondre à l’aboutissement sculptural est simplementcelle d’un « lieu ». Mais qu’entend Andrépar un « lieu » ? Il l’explique lui-même : « la sculptureidéale est une route ». La poétique du cheminest ici à l’œuvre, <strong>de</strong> l’éphémère, du mouvement,<strong>de</strong> l’action. Buchloh signale bien le lien entre la réflexionsur la sculpture à l’époque et la penséed’Allan Kaprow, théoricien du happening – <strong>de</strong> cequi passe et se passe au lieu <strong>de</strong> s’installer. Face à32
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artcet héritage profondément ancré par Buchlohdans le XX e siècle, <strong>de</strong> l’utopie soviétique à la réalitéaméricaine, nous sommes en droit <strong>de</strong> nous poserla question : n’a-t-on pas oublié que la sculptureest aussi du côté du plot, <strong>de</strong> la borne qui dit « ici »,telles les stèles parsemées tout au long <strong><strong>de</strong>s</strong> frontières<strong><strong>de</strong>s</strong> empires ? La fusion <strong><strong>de</strong>s</strong> sculpturesd’André avec le sol ainsi que l’ironie <strong><strong>de</strong>s</strong> monuments<strong>de</strong> Ol<strong>de</strong>nburg étaient, à l’époque, <strong><strong>de</strong>s</strong>gestes radicaux. Cette radicalité a quelque chose<strong>de</strong> prophétique et d’extraluci<strong>de</strong> par rapport à noséchangeurs, aérogares et autres formes sophistiquées<strong>de</strong> couloir. Mais cet état <strong><strong>de</strong>s</strong> choses est désormaisun problème (celui <strong><strong>de</strong>s</strong> « non-lieux 1 »), etnon plus une solution.Juan Sebastian CAMELO-ABADIA1. Nous citons ici le titre <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>de</strong> Marc AUGÉ, Nonlieux,Paris, Seuil, 1992, qui reprend à son compte unethématique mais surtout une expression (celle <strong><strong>de</strong>s</strong> « nonlieux») particulièrement claire à l’égard <strong>de</strong> notre propos. Ilconvient également <strong>de</strong> signaler la notion <strong>de</strong> « cartographiecognitive » avancée par Fredric JAMESON dans Lepostmo<strong>de</strong>rnisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris,ENSBA, 2007, en revisitant l’ouvrage <strong>de</strong> Kevin LYNCH,L’image <strong>de</strong> la cité, Paris, Dunod, 1998. Nous ne reprenons pasl’expression <strong>de</strong> « cartographie cognitive » seulement dans lamesure où elle est moins parlante – en réalité il s’agit <strong>de</strong> lacrise d’un telle cartographie dans le contexte <strong>de</strong> la ville.33
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicENTRE DEUX NOLI ME TANGEREDES DERMATOGRAPHIES« Noli me tangere », a dit Jésus ressuscité à Marie-Ma<strong>de</strong>leine le matin <strong>de</strong> Pâques. Noli me tangere régitaussi la mise en public <strong>de</strong> l’œuvre d’art, lui assignesa place à proximité <strong>de</strong> son public sans tout à faitla laisser à sa disposition et détermine l’expériencedu musée. Mon objectif étant <strong>de</strong> mieux comprendresous quelles conditions une œuvre <strong>de</strong>vientpublique, je me propose d’étudier ce noli metangere, prétendument double à mon avis, et <strong>de</strong> lemettre en rapport avec les questions <strong>de</strong> corporéité,temporalité, finitu<strong>de</strong> et proximité qui en découlent.À cette fin, je procé<strong>de</strong>rai à une visited’une partie <strong>de</strong> l’exposition Dermatographies quis’est tenue au musée <strong>de</strong> l’hôpital <strong><strong>de</strong>s</strong> maladies <strong>de</strong>rmatologiqueset aphrodisiaques Andréas Syngros,à Athènes, entre le 15 novembre et le 20 décembre2007 1 .<strong><strong>de</strong>s</strong> miniatures, dégagées elles-mêmes <strong><strong>de</strong>s</strong> couchesdéformatrices du temps. Laissant peu <strong>de</strong> placepour <strong><strong>de</strong>s</strong> édifices tiers et revêtus d’une faça<strong>de</strong>peauuniforme, les modèles réduits articulent unsystème cohérent et mo<strong>de</strong>lable, mais égalementautarcique et omnipotent dans sa clôture. Ilssemblent ainsi composer un milieu artistique nonseulement étendu ou mondialisé, mais aussiassaini, potentiellement tyrannique et effectivementdésert.Dermatographies I & IIle prétendu vi<strong>de</strong> et la « re-présence » <strong>de</strong>l’œuvre d’artArt City d’Artémis Potamianou 2 (fig. 1) consisteen une maquette blanche <strong><strong>de</strong>s</strong> modèles réduits <strong>de</strong>huit musées prestigieux d’art contemporain, parmilesquels les musées Guggenheim <strong>de</strong> New York et<strong>de</strong> Bilbao. Ces modèles forment un réseau – unesorte <strong>de</strong> cité mondiale <strong><strong>de</strong>s</strong> arts – dont l’architecturemonumentale est reproduite à une échelleréduite avec <strong><strong>de</strong>s</strong> formes épurées et un blanc éclatant.Cela aboutit à une certaine homogénéisation1. Je voudrais ici remercier Martha Vassiliadi, MichelLassithiotakis et Anastasia Danaé Lazaridis pour leurinvitation à l’Université <strong>de</strong> Genève où j’ai pu présenter unepremière version <strong>de</strong> ce travail ; Yannis Melanitis avec qui j’aipu discuter <strong><strong>de</strong>s</strong> questions abordées ici ; Georges Skaltsas <strong><strong>de</strong>s</strong>es remarques et conseils théologiques ; KonstantinosPantzoglou qui m’a introduit à l’exposition Dermatographies ;May Chehab <strong>de</strong> son ai<strong>de</strong> toujours précieuse ; et José AngelOlalla à qui je dois, <strong>de</strong>puis déjà plusieurs années, la premièreidée <strong>de</strong> travailler sur le noli me tangere. Je traduis les citations<strong>de</strong> l’anglais.2. Yannis MELANITIS et Apostolos KARASTERGIOU,Dermatographies, Athènes, Bios, 2007, p. 131-133.Fig. 1 : Artemis Potamianou, Art CityArt City peut être lue comme une illustrationéloquente et un commentaire caustique sur lagalerie contemporaine perçue comme « cubeblanc 3 », minimal, apparemment neutre et parfaitementaccueillant pour l’art. En même temps, ellerenvoie à la façon dont s’effectue la « ré-présence» <strong>de</strong> l’objet exposé : l’acceptation que lecontexte <strong>de</strong> sa création est irréparablement perduet la reconnaissance du fait que, aussi étroits queles liens entre l’objet exposé et les pratiquessociales puissent être, l’art n’y occupe que la placed’un outsi<strong>de</strong>r interne 4 . L’objet publiquementexposé est sujet à la tension entre, d’un côté, sapropre matérialité qui ne sera jamais oblitérée et lerattache à son histoire et, <strong>de</strong> l’autre, « l’expression3. Brian O’DOHERTY, Insi<strong>de</strong> the White Cube : The I<strong>de</strong>ology of theGallery Space, Berkeley et Los Angeles, University ofCalifornia Press, 1986, p. 100.4. Maria MARGARONI, « Postmo<strong>de</strong>rn Crises of Mediation andthe Passing of the Museum », Parallax, vol. 11, n° 4, 2005,p. 94 et 100.34
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artsans entraves » et le droit au « choix absolu » promispar le cube blanc 1 . De plus, le cube blanc fait<strong>de</strong> lui-même un espace supposément débarrassé<strong>de</strong> l’out there et du non-artistique ; en créant doncl’illusion d’une atemporalité éternisante, il nousfait revoir « la précarité <strong>de</strong> toutes les formesd’“inclusion”, <strong>de</strong> leur incapacité <strong>de</strong> compenserpour l’absence sur laquelle elles ne peuvent qu’attirernotre attention 2 ».Cela n’est pas dissocié du fait que les muséescontemporains sont les héritiers <strong><strong>de</strong>s</strong> cabinets <strong>de</strong>curiosités et <strong><strong>de</strong>s</strong> collections réservées à <strong><strong>de</strong>s</strong> visiteurssélectionnés qui, une fois admis dans cesexpositions <strong><strong>de</strong>s</strong> objets extra-ordinaires, étaientautorisés à toucher les objets et à établir une certaineintimité avec les « pouvoirs mystérieux communémentliés au rare et au bizarre 3 ». Foyers d’unsacré tangible, ces collections étaient les contreparties<strong><strong>de</strong>s</strong> lieux <strong>de</strong> pèlerinage et <strong><strong>de</strong>s</strong> églises. Avecle temps, elles se sont transformées en muséeshébergeant la « splen<strong>de</strong>ur visuelle d’une institutionétatique intangible », imposant une discipline corporelleà leurs visiteurs (voix basse, trajet fixé,abstention du contact physique 4 ) et créant leurpropre souveraineté à la manière d’Art City. Mais,si la mise en public d’une œuvre d’art est un travail<strong>de</strong> dé-contextualisation et <strong>de</strong> re-historisationet que son inclusion dans le nouvel espace d’unmusée soit par définition artificielle et temporaire,donc précaire, quelles sont les conditions que lenoli me tangere impose aux objets exposés ?Approximately 9½ square meters of flap <strong>de</strong> GeorgiaKotretsos 5 (fig. 2) est une porte <strong>de</strong> métal – <strong>de</strong>la nature <strong>de</strong> celles que l’on trouve souvent dansles maisons <strong><strong>de</strong>s</strong> petites villes et villages grecs <strong><strong>de</strong>s</strong>années 1950, 1960 et 1970 –, qui a été recouverte<strong>de</strong> morceaux rectangulaires <strong>de</strong> peau <strong>de</strong> chèvre etréinstallée à l’entrée du musée. Cette interventionpresque imperceptible greffe sur la surface dumusée une peau saine, transplantée et imposée. La1. Maria MARGARONI, « Postmo<strong>de</strong>rn Crises of Mediation andthe Passing of the Museum », art. cit., p. 101.2. Ibid., p. 96 et 99.3. Constance CLASSEN, « Touch in the Museum », dansConstance CLASSEN (dir.), The Book of Touch, Oxford et NewYork, Berg, p. 278-279.4. Ibid., p. 278 et 282-283.5. Y. MELANITIS, A. KARASTERGIOU, op. cit., p. 125.couleur <strong>de</strong> la peau, relativement proche du marron<strong><strong>de</strong>s</strong> portes métalliques lorsqu’elles sont légèrementrouillées, se combine avec sa salubrité,puisque les morceaux sont impeccablement coupéset aménagés afin d’habiller soigneusement lesplus petits détails <strong>de</strong> la porte. Une vraie peauscelle l’orifice du bâtiment et guérit ses fracturesen les recouvrant. Le neuf et l’inédit entre ainsilittéralement en contact avec l’ancien et le rongé,puis ils se stratifient mutuellement. Un élémentutilitaire qui était en train <strong>de</strong> se décomposer setrouve abrité sous la couverture <strong>de</strong> l’artistique, etun savoir-faire <strong>de</strong>vient moyen <strong>de</strong> préservation et<strong>de</strong> régénération.Fig. 2 : Georgia Kotretsos,Approximately 9 ½ Square Meters of FlapCependant, ce qui manque à cette entréerenouvelée est l’éclat du véritablement nouveau etla solidité <strong>de</strong> l’incassable. Protectrice et défensive,violemment exposée à la lumière, à l’humidité et àl’usage, elle est vouée à un vieillissement rapi<strong>de</strong>.Mettant en route la guérison <strong>de</strong> la matière uséepar son <strong>de</strong>venir-art, elle répète les déformations<strong>de</strong> toute peau âgée et, en même temps, se proposecomme un objet touchable-intouchable. À la foispratiquée et montrée, elle conjugue l’intimité permisepar les anciens musées et la discipline <strong><strong>de</strong>s</strong>musées contemporains. L’enveloppement <strong>de</strong> laporte a beau s’avérer cosmétique et au bout ducompte inefficace, il nous rappelle que toute35
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicœuvre d’art exposée, bien qu’elle passe pourpresque immatérielle, reste inévitablement sujetteà dégradation. Selon Steven Connor, « la peaumarque le temps en partie en l’effaçant : en guérissantses lésions […]. La façon dont la peau écrit letemps est en fait en le dés-écrivant. La peau estune horloge molle que l’on démonte chaque foisqu’on la marque 1 ». Approximately 9½ square metersof flap n’est ni exactement une peau vivante quibouleverse son propre temps, ni un objet dansl’abri du noli me tangere bienfaiteur qui lui donneraitl’allure du hors-temps. C’est une gymnastique <strong>de</strong>l’épi<strong>de</strong>rme qui nous permet d’abord <strong>de</strong> voir quetoucher signifie certifier l’« unité sentie » <strong>de</strong> l’exposé2 , puis <strong>de</strong> comprendre que l’interdiction <strong>de</strong>toucher n’est qu’une expérimentation sur ce queserait l’immortalité <strong>de</strong> l’artistique. Mais qu’est-ceque cela pourrait donner ?que l’irréversibilité <strong>de</strong> ce procès. Les tâches noiressont une réminiscence lointaine <strong>de</strong> l’encre qui, àun moment donné, nommait le défunt, tandis quele reste <strong>de</strong> l’œuvre traduit les symptômes <strong><strong>de</strong>s</strong>maladies <strong>de</strong>rmatologiques. Ce à quoi on s’attendaiten regardant la porte <strong>de</strong> cuir – à savoir qu’ellesera bientôt vétuste – on le voit déjà ici <strong>de</strong> façon« officielle ».Dermatographies III & IVl’esthétisation du maladif et la parodie <strong>de</strong> la« partance »Us 02 d’Eftychios Patsourakis 3 (fig. 3) est un morceau<strong>de</strong> papier mis sur le tableau d’annonces dumusée. Un peu partout dans le mon<strong>de</strong> hellénophone,<strong><strong>de</strong>s</strong> papiers semblables sont collés auxentrées <strong><strong>de</strong>s</strong> immeubles et <strong><strong>de</strong>s</strong> églises ou sur <strong><strong>de</strong>s</strong>pylônes électriques pour annoncer aux passants<strong><strong>de</strong>s</strong> funérailles et <strong><strong>de</strong>s</strong> commémorations ; le formatstandard A4 et leur cadre doré en sont les caractéristiquesles plus typiques. L’innovation apportéedans Us 02 est qu’il n’y a ni les phrases stéréotypes,ni le nom du défunt, ni la date et le lieu <strong>de</strong>la cérémonie, ni les signatures <strong><strong>de</strong>s</strong> parents et <strong><strong>de</strong>s</strong>proches. La rhétorique <strong><strong>de</strong>s</strong> annonces est remplacéepar une moisissure faisant converger dans unsigne visuel unique la déchéance du papier même,la décomposition du corps <strong>de</strong> la personne commémorée,l’affaiblissement <strong>de</strong> sa mémoire, ainsi1. Steven CONNOR, The Book of Skin, Ithaca, CornellUniversity Press, 2004, p. 90.2. David HOWES, Sensual Relations : Engaging the Senses inCulture and Social Theory, Ann Arbor, University of MichiganPress, 2003, p. 12. Voir aussi Mark PATERSON, The Senses ofTouch : Haptics, Affects, and Technologies, Oxford et New York,Berg, 2007, p. 33.3. Y. MELANITIS, A. KARASTERGIOU, op. cit., p. 125-127.Fig. 3 : Eftihis Patsourakis, Us 02Détraquant un rituel, Us 02 nous rappelle quele passage d’un objet relevant du quotidien à unnoli me tangere n’est ni acquis ni anodin. Us 02 achoisi un certain anonymat : les commémorés nesont plus invocables et seule la procédure <strong>de</strong> leurdisparition est rappelée. L’objet est suffisammentdégradé et dé-somatisé, clairement détaché <strong>de</strong> safonction première, puis soumis à l’intouchabilité<strong>de</strong> l’œuvre d’art ainsi qu’à la dégradation <strong>de</strong> toutobjet matériel. Grâce à ces paradoxes, il nous rappelleque « le toucher ne fait pas sens si par “fairesens” on se réfère à quelque chose que l’on auraittoujours déjà dû savoir. Il n’y a pas <strong>de</strong> permanencedans le toucher, il y a seulement un re-toucher.[…] Le toucher est transitoire, intermittent,insaisissable 4 ». La furtivité du toucher, qui nepeut être ni stabilisé ni épaissi, lui permet <strong>de</strong> ne4. Erin MANNING, Politics of Touch : Sense, Movement, Sovereignty,Londres et Minneapolis, University of Minnesota Press,2007, p. 128.36
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artpas s’attacher irrémédiablement à une situationdéjà achevée, donc dépassée. Elle fait du toucherune machine à produire du nouveau sens, un risquer-<strong>de</strong>-penser-incessammentet un voir-autrementl’objet intouchable. En un mot, Us 02montre que la (re)mise en public d’un objet passepar une oscillation entre une mise-à-mort et unemise-en-art.Fig. 4 : Apostolos Karastergiou, UntitledCela <strong>de</strong>vient encore plus évi<strong>de</strong>nt sur le papierpeint d’Apostolos Karastergiou 1 (fig. 4), en faced’Us 02, qui, <strong>de</strong> premier abord, utilise les motifsminimalistes et les couleurs <strong><strong>de</strong>s</strong> tendances décoratives<strong><strong>de</strong>s</strong> années 1950 et 1960. Les <strong><strong>de</strong>s</strong>sinsreprennent toutefois <strong><strong>de</strong>s</strong> marques <strong>de</strong> l’épi<strong>de</strong>rme,comme <strong><strong>de</strong>s</strong> spili cancéreux, <strong><strong>de</strong>s</strong> ongles déformés,<strong><strong>de</strong>s</strong> loups et <strong><strong>de</strong>s</strong> tumeurs. Ils sont tous magnifiéset colorés, disproportionnés et comme embellis,transformés en presque-fleurs bien rangées dansleur grille et maîtrisables dans leur épanouissementesthétique. Cette fluctuation entre le maniérismedu <strong><strong>de</strong>s</strong>ign d’intérieur et <strong>de</strong> l’illustrationvoyeuriste reposant sur une investigation <strong>de</strong> lapeau mala<strong>de</strong> fait en sorte que l’amour à la foispervers et sans risque pour l’image d’un organiquese décomposant aille <strong>de</strong> pair avec l’esthétisation<strong>de</strong> l’impur et la magnification <strong>de</strong> ses détails. Loin<strong>de</strong> la lai<strong>de</strong>ur répugnante incluse dans les symptômesébauchés, la gaîté <strong>de</strong> ce papier peint s’appuiesur la possibilité <strong>de</strong> représenter l’afflictionavec légèreté et revoit les symptômes au prisme<strong>de</strong> l’idée que « tout ce qui touche peut soigner 2 ».1. Y. MELANITIS et A. KARASTERGIOU, op. cit., p. 125.2. Régine DETAMBEL, Petit éloge <strong>de</strong> la peau, Paris, Gallimard,Comme l’artificialité <strong><strong>de</strong>s</strong> représentations <strong>de</strong> ladouleur égale ici l’innocente dimension décorativedu malsain, la maladie n’est ni vraiment hospitalisée,ni complètement javellisée. La dé-médicalisation<strong>de</strong> la réflexion artistique sur la peau et la dépathologisation<strong>de</strong> la réflexion sur le toucher nousfont voir qu’alléger le mal sans totalement l’abandonner,voire écarter la possibilité du mal tout engardant « sa forme, sa texture, sa coloration, sescicatrices » et en conservant « <strong><strong>de</strong>s</strong> marques <strong>de</strong> cesperturbations 3 » est une voie pour sa mise enpublic. Semblable à un parchemin palimpseste, lepapier peint finalise la mise-en-art (donc sonouverture vers <strong><strong>de</strong>s</strong> sens jusqu’alors inouïs) en passantpar la mise-à-mort complète <strong>de</strong> la peau maladive(en la rendant décorative, donc en lui soustrayantla possibilité même <strong>de</strong> mourir). Le papierpeint nous rappelle ainsi que le noli me tangeren’existe que lorsque le toucher interdit reste unepossibilité et qu’il risque même <strong>de</strong> provoquer <strong><strong>de</strong>s</strong>dégâts. Comme l’explique Jean-Luc Nancy en parlant<strong>de</strong> la rencontre <strong>de</strong> Jésus avec Marie-Ma<strong>de</strong>leine:Noli me tangere […] évoque une interdiction <strong>de</strong>contact, qu’il s’agisse <strong>de</strong> sensualité ou <strong>de</strong> violence,un recul, une fuite apeurée ou pudique, mais rientout d’abord qui offre un caractère proprement religieuxou sacré, encore moins théologique ou spirituel[…]. « Ne me touche pas » est au moins nécessairementsur un registre <strong>de</strong> mise en gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>vantun danger (« tu me blesseras » ou bien « je te blesserai», « tu mettrais en jeu mon intégrité » ou bien« je me défendrai ») 4 .L’interdiction <strong>de</strong> toucher n’ayant pas à voiravec une dimension fondamentalement métaphysique,elle relève d’une peur mutuelle ou d’uneconfrontation indécise. L’anonymat proposé parUs 02 et l’esthétisation extrême du papier peint,tous <strong>de</strong>ux mis sous la protection <strong>de</strong> formes quasiutilitaires,étaient <strong>de</strong>ux tentatives <strong>de</strong> dé-personnaliserleur objet, donc d’écarter l’enjeu <strong>de</strong> son intégrité.Us 02 est vu comme un jeu macabre et le2007, p. 12.3. Didier ANZIEU, Le Moi-Peau, Paris, Dunos, 1995, p. 39.4. Jean-Luc NANCY, Noli me tangere. Essai sur la levée du corps,Paris, Bayard, 2003, p. 24-25.37
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicpapier peint comme son équivalent gai, parce quele toucher ou le non-toucher semblent ne pluscompter à partir du moment où la mise-à-mort(l’oblitération du nom, la déshumanisation <strong><strong>de</strong>s</strong>symptômes) est accomplie par le biais <strong>de</strong> la miseen-art.Et si les <strong>de</strong>ux œuvres sont <strong><strong>de</strong>s</strong> « fuitesapeurées ou pudiques », il faut voir ce qui se passeentre mise-à-mort et mise-en-art.<strong>de</strong> l’establishment omnipotent qu’est le marché <strong>de</strong>l’art : loin <strong>de</strong> la souffrance expérimentale, programmée,temporaire et le plus souvent contrôlable<strong><strong>de</strong>s</strong> performances corporelles <strong>de</strong> nos jours, ilpropose <strong><strong>de</strong>s</strong> moulages représentant <strong><strong>de</strong>s</strong> maux nonvoulus et probablement incurables.Exposition permanentele déjà trop touché et l’enracinement dans lehic et nuncLes quatre œuvres étudiées précé<strong>de</strong>mment ainsique <strong>de</strong>ux autres analysées par la suite sont <strong><strong>de</strong>s</strong>exemples d’un art contextuel 1 qui doit être lu parrapport à l’exposition permanente du musée <strong>de</strong>l’hôpital Syngros. Ce musée (fondé en 1912)contient 1660 moulages (fig. 5-7) fabriqués par lesfrères Mitropoulos jusqu’en 1954, qui reproduisentfidèlement <strong><strong>de</strong>s</strong> symptômes <strong><strong>de</strong>s</strong> maladiessexuellement transmissibles et qui ont été utilisésà <strong><strong>de</strong>s</strong> fins pédagogiques pendant plusieurs décennies.Le musée est fréquenté par les rares curieuxintéressés par l’histoire <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine ; ceux-ciosent supporter le spectacle d’un corps qui<strong>de</strong>vient observable parce qu’il ne fonctionne pas« <strong>de</strong> la façon dont certains discours d’autorité […]disent qu’il <strong>de</strong>vrait fonctionner 2 ». Les moulages,placés dans <strong>de</strong> poussiéreuses vitrines en bois,créent un spectacle sale, <strong>de</strong>nse et suffocant : lessymptômes d’une maladie défilent l’un aprèsl’autre, les parties déformées du corps se succè<strong>de</strong>nt,une plaie ouverte ne laisse la place qu’auxsignes flagrants <strong>de</strong> maladies difficilement curables.Ce récit d’horreur décline certaines <strong><strong>de</strong>s</strong> images lesmoins hédoniques dont un corps soit capable. Ils’agit d’un panorama <strong><strong>de</strong>s</strong> altérations monstrueusesqui crée un espace chargé, presque asphyxiant,rend comme plus prégnante la peau qui souffre 3et, d’une certaine manière, se situe aux antipo<strong><strong>de</strong>s</strong>1. Anne CAUQUELIN, Fréquenter les incorporels. Contribution à unethéorie <strong>de</strong> l’art contemporain, Paris, PUF, 2006, p. 80.2. Bronwyn DAVIES, (In)scribing body/landscape relations, NewYork et Oxford, Altamira Press et Rowman & Littlefield,2000, p. 14-15.3. François DAGOGNET, La Peau découverte, Paris, LesEmpêcheurs <strong>de</strong> penser en rond, 1993, p. 20.Fig. 5 : Exposition permanenteBien que les moulages occupent la place <strong>de</strong> cequi est normalement intouchable par valorisationartistique <strong>de</strong> la mise-en-public, ils sont plutôt susceptibles<strong>de</strong> ne pas susciter, par dégoût, l’envie dutoucher. Dans ce sens, ils ont un effet défamiliarisantsur le noli me tangere <strong><strong>de</strong>s</strong> musées contemporainset le font sortir <strong>de</strong> la quiétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> son imperceptibilité.La question « quand s’arrête le toucher4 ? » posée par Andrew Benjamin, doit êtrereformulée en « quand s’arrête le désir <strong>de</strong> toucher? ». Le non-désir <strong>de</strong> toucher les moulagespeut être dû aussi bien au fait qu’ils n’appartiennentpas à la sculpture dans le sens strict duterme, à leur mission en tant qu’outils d’une pédagogiemédicale, et à leur état actuel d’objets miexposéset mi-stockés. Mais ce qui me semble plusprobable est que chaque moulage renvoie à <strong>de</strong>nombreux corps portant les signes d’un déjà-touché,qui n’est supprimable ni par la circonstancedu musée et ni par le penser ex nihilo <strong>de</strong> l’art 5 . Et siles spectateurs <strong><strong>de</strong>s</strong> moulages ne veulent pas toucheret qu’ils renoncent au « toucher <strong>de</strong> la maîtriseet <strong>de</strong> l’assimilation », c’est peut-être parce qu’ils ne4. Andrew BENJAMIN, « Endless touching : Her<strong>de</strong>r Andsculpture », dans Aisthesis. Pratiche, linguaggi e saperi <strong>de</strong>ll’estetico,vol. 3, n° 1, 2011, p. 74.5. Cf. Ginette MICHAUD, Roxanne LAPIDUS, « “In MediaRes” : Interceptions of the Work of Art and the Political inJean-Luc Nancy », dans SubStance, vol. 34, n° 1, 2005, p. 122.38
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artles voient pas comme propices à la formationd’un « art suspendu dans un espace sans lieu 1 ».Fig. 6 : Exposition permanenteLe refus <strong>de</strong> toucher le déjà (trop) touché <strong><strong>de</strong>s</strong>moulages nous permet <strong>de</strong> mieux voir que leurnudité insolite résume « plusieurs rapports simultanés,à d’autres, à soi, à l’image, à l’absenced’image », mais aussi que « nu, le corps se perd etse cherche, […] fait corps avec cet élan, cetteinquiétu<strong>de</strong>, cette pesée <strong>de</strong> soi contre soi 2 ». Lapesée <strong>de</strong> soi contre soi prend ici la forme d’untoucher agressif, maladif et porteur <strong>de</strong> contamination,qui menace la survie même. Un tel toucherne peut fonctionner que comme « une figure d’expositionplutôt que <strong>de</strong> fusion, <strong>de</strong> partage plutôtque d’un lien substantiel 3 », ou comme l’initiationà une confrontation dont l’issue ne pourra qu’êtreaux dépens <strong>de</strong> celui qui touche, qu’il le fasse parcuriosité ou par insouciance. En même temps, lesmoulages orientent notre regard vers l’exposéauquel nous nous exposons, à l’entre-nous et à« l’inclusion sans contact <strong>de</strong> l’autre dans l’entrenous4 ». Ils nous font ainsi d’abord comprendre ceque « la distance académique, la pensée empiriqueet l’observation objective » ne peuvent pas voir à1. Timothy MATHEWS, « Touch, Translation, Witness inAlberto Giacometti, La Main, Le Nez », dans French Studies :A Quarterly Review, vol. 61, n o 4, 2007, p. 459.2. Fe<strong>de</strong>rico FERRARI, Jean-Luc NANCY, Nus sommes. La peau<strong><strong>de</strong>s</strong> images, Bruxelles, Yves Gevaert, 2002, p. 41 et 83.3. Laura MCMAHON, « Lovers in Touch : Inoperative Communityin Nancy, Duras and India Song », dans Paragraph, vol. 31, n o 2,2008, p. 192.4. Mark PATERSON, « Caresses, Excesses, Intimacies andEstrangements », dans Angelaki : Journal of the TheoreticalHumanities, vol. 9, n o 1, 2004, p. 167.travers un « œil dé-corporalisé 5 », puis reconsidérerautant la relation d’aveuglement tactile quenous maintenons avec les objets intouchables 6 ,que celle d’aveuglement épistémique avec le nontouchermême, pratiquement oublié dans sapseudo-naturalité héritée.Art City et Approximately 9½ square meters of flapconstituent <strong>de</strong>ux tentatives <strong>de</strong> définir, puis <strong><strong>de</strong>s</strong>celler le site du noli me tangere. Us 02 et le papierpeint fournissent les traces agrémentées et enjolivées<strong><strong>de</strong>s</strong> coups <strong>de</strong> virus ou <strong><strong>de</strong>s</strong> plaies sanguinolenteset putri<strong><strong>de</strong>s</strong>, clairement visibles sur les moulages.Qu’il s’agisse <strong>de</strong> la recréation artistique d’unfragment corporel ou <strong>de</strong> la construction d’un outild’étu<strong>de</strong> scientifique, on passe par une procédure<strong>de</strong> dé-stratification et <strong>de</strong> dissection d’un fragmentcorporel. Celle-ci a besoin d’un « toucher théorique,objectif, connaissant, exploratoire au sensépistémique <strong>de</strong> ce mot : toucher pour savoir, envue <strong>de</strong> connaître un objet » ; elle a aussi besoin d’untoucher « précédant tout investissement ou toutFig. 7 : Exposition permanenteengagement pulsionnel, avant la caresse ou le coup, etmême avant cette saisie préhensile, compréhensivedont on peut déceler le geste dans le plus“théorique” <strong><strong>de</strong>s</strong> touchers 7 ». Même si les œuvreset les moulages sont incapables <strong>de</strong> retourner à un5. Fiona CANDLIN, « Don’t Touch ! Hands Off ! Art,Blindness and the Conservation of Expertise », dans Bodyand Society, vol. 10, n o 1, 2004, p. 81.6. Cf. Robert HOPKINS, « Painting, Sculpture, Sight, andTouch », dans British Journal of Esthetics, vol. 44, n o 2, 2004,p. 155.7. Jacques DERRIDA, Le Toucher, Jean-Luc Nancy. Paris, Galilée,2000, p. 91-92.39
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace public<strong>de</strong>gré zéro <strong>de</strong> la peau, ils peuvent être lus comme<strong><strong>de</strong>s</strong> tentatives <strong>de</strong> retourner à une peau d’avant lesconcepts connus et à un toucher d’avant lesnotions reçues, préliminaires et préparatoires.Comme on le voit sur les œuvres et les moulages,ces efforts échouent inévitablement, car, mêmequand ils semblent éviter le langage adouci ouviolent <strong><strong>de</strong>s</strong> représentations artistiques et le jargonari<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> manuels médicaux, leur mise en publicest incapable <strong>de</strong> ne pas balbutier ces idiomes-là.Cependant, œuvres et moulages <strong>de</strong>meurent, àmon avis, une ré-initiation à la pensée peau-finée.Devant eux, on est un peu comme Thomas l’incrédule: on commence par croire que le toucherest le moyen par excellence pour obtenir le savoir,puis on voit qu’il peut se prouver erroné, tandisque l’état <strong>de</strong> suspens (un « juste avant le toucher »ou un « au bout du toucher ») peut être beaucoupplus perspicace 1 . Ce suspens nous permet <strong>de</strong> pratiquerle toucher caressant <strong>de</strong> Pygmalion, en combinantle contact du palpitant et du non-vivant, ledoute et la méfiance, la vérification et l’union érotique2 , avec l’assurance que « dans la caresse,l’éphémère n’en finit pas 3 ». Ou encore on peut sedésister du toucher sans nier la matérialité <strong>de</strong> ceque l’on ne touchera pas. Pour revenir à l’analyse<strong>de</strong> J.-L. Nancy :Le Christ écarte expressément le toucher <strong>de</strong> soncorps ressuscité. À aucun autre moment Jésus n’ainterdit ni refusé qu’on le touche. Ici, au matin <strong>de</strong>Pâques, […] il retient ou il prévient le geste <strong>de</strong> Marie-Ma<strong>de</strong>leine.[…] Cela ne signifie pourtant pasqu’il s’agisse d’un corps aérien ou immatériel, spectralou fantasmagorique. [Ce] corps est tangible,[mais] il se dérobe à un contact auquel il pourrait seprêter. Son être et sa vérité <strong>de</strong> ressuscité sont dansce dérobement, dans ce retrait qui seul donne lamesure <strong>de</strong> la touche dont il doit s’agir : ne touchantpas le corps, toucher à son éternité. Ne venant pasau contact <strong>de</strong> sa présence manifeste, accé<strong>de</strong>r à saprésence réelle, qui consiste dans son départ 4 .1. Cf. Glenn W. MOST, Doubting Thomas,Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2005, p. 69-73 et Ellen SPOLSKY, « Doubting Thomas and the Senses ofKnowing », dans Common Knowledge, vol. 3, n o 2, 1994, p. 111-129.2. M. PATERSON, op. cit., p. 67 et 82.3. R. DETAMBEL, op. cit., p. 128.4. J.-L. NANCY, op. cit., p. 28.Le binôme élaboré ici consiste en un non-vouloir-toucher(le manifeste, c’est-à-dire les moulages,le toucher menaçant, la trace prospective <strong>de</strong>la mortalité imminente) et en un non-pouvoirtoucherle seul réel touchable qu’est un départ (lerefus d’une matérialité pure et simple, l’imitationd’une résurrection, la promesse d’une éternité,l’interstice entre la mise-à-mort et la mise-en-art).Le toucher ne cherche pas les moulages parce queceux-ci n’annoncent aucun départ : ils sont <strong><strong>de</strong>s</strong>rappels du perpétuellement mala<strong>de</strong>, <strong>de</strong> ce qui estcondamné à ne pas partir. Mais un schéma articuléautour <strong>de</strong> l’opposition départ achevé (parexemple celui d’Us 02 et du papier peint) et départannulé (celui <strong><strong>de</strong>s</strong> moulages) semble trop réducteur.Afin <strong>de</strong> le nuancer, je m’appuierai sur lecaractère inévitablement non-inconditionnel dudépart.Dermatographies V & VIla mise-en-réseau <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>uxHarrow 2 (fig. 8, p. 40) <strong>de</strong> Pavlos Nikolakopoulos 5est construit autour d’un moulage d’organes génitauxféminins mala<strong><strong>de</strong>s</strong> et à peine visibles saufleurs parties les plus irritées. En vitrine, presquecomme le négatif d’une photo, on voit la piècegrecque <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux euros montrant l’enlèvementd’Europe par Zeus. L’image est entourée <strong>de</strong> l’inscriptionlatine « optime foeminam ac contubernium olet »(« quel o<strong>de</strong>ur délicieuse <strong>de</strong> femme et <strong>de</strong> décurie 6 »)à laquelle s’ajoute une question contenant un solécismeévi<strong>de</strong>nt en grec mo<strong>de</strong>rne : πόσα την έχεις ?Les organes génitaux féminins mala<strong><strong>de</strong>s</strong> sont littéralementemboîtés, stigmatisés et mis <strong>de</strong> côté ; lequasi négatif d’une photo assombrit ce spectacleinapproprié avec le noir d’un obscurantisme soulignépar l’usage cryptique du latin médiéval ; enfin,l’euro est présenté dans une version portant <strong><strong>de</strong>s</strong>liens avec un mythe empreint <strong>de</strong> connotationssexistes, pareilles à celles <strong>de</strong> la mise en parallèle <strong>de</strong>l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la femme et <strong>de</strong> celle d’une division militaire.Le phallocentrisme <strong>de</strong> la référence à l’arméeet la pratique <strong>de</strong> la prostitution impliquée par la5. Y. MELANITIS et A. KARASTERGIOU, op. cit., p. 129-131.6. Il s’agit d’une citation provenant <strong>de</strong> Il Gattopardo <strong>de</strong>Giuseppe Tomasi di Lampedusa.40
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artmonstration du vagin sont associés aux maladiessexuellement transmissibles qui, à leur tour, sontd’une certaine manière célébrées. La questionposée en grec est à mi-chemin entre la formulevulgaire utilisée pour se renseigner sur la taille duphallus (πόση την έχεις ?) et la formule quotidiennepour mesurer la richesse (πόσα έχεις ?). L’ensembleest complété par la forme psychédélique <strong><strong>de</strong>s</strong>polices avec lesquelles est écrite la citation latine,une forme qui renvoie aux années 1960 <strong>de</strong> la libérationsexuelle.Fig. 8 : Pavlos Nikolakopoulos, Harrow 2Basée sur un moulage, cette œuvre met àl’épreuve les conditions <strong>de</strong> la quasi-divinisationtentée par le noli me tangere en exposant certaines<strong>de</strong> ses conditions. Elle reproduit un discourscruellement sexiste et nous rappelle que ce discoursreste toujours intelligible, s’il ne se trouvepas toujours à la base d’une compréhension courante<strong>de</strong> la corporéité. C’est exactement la présencepersistante <strong>de</strong> ce discours qui annule la possibilitéd’un toucher « avant la caresse ou lecoup » : même lorsqu’on déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> poursuivre untact extrême et <strong>de</strong> se priver <strong>de</strong> la « saisie préhensile», <strong>de</strong> rester bien dans sa peau en respectantabsolument la peau <strong>de</strong> l’autre et <strong>de</strong> pratiquer lenoli me tangere, la reterritorialisation sur le sale et lemaladif risquent d’être abruptes. Le noli me tangereprésupposait un peau-à-peau idéal qui gardait les<strong>de</strong>ux peaux séparées et permettait une certainerésurrection ; mais le même noli me tangere mélangeplutôt qu’il ne distingue et fait replonger son objetdans <strong><strong>de</strong>s</strong> idées reçues. Dans ce sens, il ressemble àl’écorchage <strong>de</strong> Marsyas (qui s’est comparé à undieu) ou à ceux <strong>de</strong> St Barthélemy (qui a converti lefrère du roi au christianisme) et <strong>de</strong> Sisamnès (lejuge qui a été soudoyé) : tous trois ont subi un« mal public et létal [qui] vise à faire retrouver àces individus présomptueux la place sociale qu’ilssont supposés occuper, en leur enlevant justementles frontières <strong>de</strong> leurs corps 1 ». Cet écorchage leura imposé l’osmose du strictement privé avec lemanifestement public et les a soli<strong>de</strong>ment recontextualiséset re-politisés. Pareillement, un nolime tangere qui échoue nous empêche d’être simultanémentensemble et séparés <strong>de</strong> l’objet exposé,c’est-à-dire <strong>de</strong> réaliser un cum non unifiant 2 . Maisquelle serait la sortie <strong>de</strong> cette impasse ?Ear on Arm <strong>de</strong> Stelarc 3 (fig. 9, p. 42) est unevidéo d’environ sept minutes, qui présente lesétapes d’une opération chirurgicale ayant commebut <strong>de</strong> développer une troisième oreille sur le brasgauche <strong>de</strong> l’artiste. D’abord une portion <strong>de</strong> peausupplémentaire est créée sur le bras <strong>de</strong> Stelarc parle biais d’un greffon ; après avoir injecté du sérumphysiologique dans un port sous-cutané, l’implant<strong>de</strong> silicone en forme <strong>de</strong> rein a poussé la peau às’étirer formant ainsi une pochette prête àaccueillir la nouvelle oreille. Lors d’une <strong>de</strong>uxièmeopération, les chirurgiens ont inséré une sorte <strong><strong>de</strong>s</strong>upport sur lequel l’oreille serait placée et cultivé<strong><strong>de</strong>s</strong> cellules <strong>de</strong> peau sur la surface poreuse <strong>de</strong> cesupport afin <strong>de</strong> le fixer sur place. Au cours d’unetroisième opération, les chirurgiens ont soulevél’hélix <strong>de</strong> l’oreille pour construire un lobe mou etaboutir à une meilleure finition du nouvel organe.L’opération finale a implanté un minuscule micro-1. Claudia BENTHIEN, Skin : On the Cultural Bor<strong>de</strong>r Between Selfand the World, T. Dunlap (trad.), New York, ColumbiaUniversity Press, 2002, p. 72.2. Cf. Jean-Luc NANCY, Laurens TEN KATE, « “Cum”…Revisited : Preliminaries to Thinking the Interval », dansHenk OOSTERLING, Ewa PLONOWSKA ZIAREK (dir.),Intermedialites : Philosophy, Arts, Politics, New York et Toronto,Lexington Books et Rowman & Littlefield, 2011, p. 42.3. Y. MELANITIS et A. KARASTERGIOU, op. cit., p. 127.41
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicphone connecté à un transmetteur qui permettraune connexion non-stop à Internet sans fil. Unconstituant du visage est donc reproduit, replacépuis câblé, pour recevoir et pour transmettre.Fig. 9 : Stelarc, Ear on ArmDans son extravagance, cette intervention chirurgicalevise à éloigner la peur <strong>de</strong> l’enfermementaccablant en soi-même et s’approche <strong><strong>de</strong>s</strong> phantasmesd’une peau à la fois impeccablement perméableet pourtant ferme et vigoureuse. Ear onArm promeut un corps-à-corps perfectionné,ouvert non seulement vers le technologique etl’ultra-contemporain, mais aussi vers le corporelencore inconnu et le presqu’à-venir. Étant donnéque le corps équivaut à un « voir et parler <strong>de</strong>quelque part », la performance <strong>de</strong> Stelarc est uneréminiscence d’un être-en-public et un appel àêtre encore plus en public ou à être en publicautrement. Elle ressemble plus à une expérimentationsur l’interzone entre ce qui n’est normalementpas touché (l’objet exposé) et ce qui n’a pasbesoin d’être touché ou qui est déjà au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ladistinction entre le tangible et l’intangible (laconnexion immatérielle).Ear on Arm crée une surface réceptive ne selimitant pas à un contact topique et s’ouvrant à<strong><strong>de</strong>s</strong> contacts illimités qui ne sont toutefois paspoussées vers un avenir imprévisible. Dans cesens, Ear on Arm a beau se jouer là où a lieu unecaresse, il ne va pas dans la direction d’une caressequi, selon Levinas, « consiste à ne se saisir <strong>de</strong> rien,à solliciter ce qui s’échappe sans cesse <strong>de</strong> sa formevers un avenir – jamais assez avenir – à solliciterce qui se dérobe comme s’il n’était pas encore » ; ouencore d’une caresse qui « cherche [et] fouille [cequi], enfermé et sommeillant au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’avenir et,par conséquent, sommeillant tout autrement quele possible, […] s’offrirait à l’anticipation 1 ».L’opération <strong>de</strong> Stelarc est plutôt une anticipationincarnée <strong>de</strong> ce qui arrivera, puisqu’elle permet « lesurgissement <strong>de</strong> l’indisponible, <strong>de</strong> l’autre et du disparaissantdans le corps même et comme lecorps 2 ». Contrairement aux moulages qui ne suscitentpas l’envie <strong>de</strong> toucher parce qu’ilsdégoûtent et parce qu’ils ne promettent aucunerésurrection, Ear on Arm s’adresse à ses spectateurset non-spectateurs en écartant même lebesoin d’un toucher qui ni ne retient, ni ne saisit,ni n’atteint. La vidéo y arrive en mettant Stelarcdans un entre-<strong>de</strong>ux ou dans un parmi-plusieurs 3 ,mais aussi en étant un commentaire sur ce quipeut être exposé plutôt qu’un véritable objetexposé. Cette manipulation <strong>de</strong> la peau est assortied’une mise à l’écart du toucher ; elle retrouve ainsice que dit J.-L. Nancy :Noli me tangere ne dit pas simplement « ne metouche pas », mais plus littéralement « ne veuillepas me toucher ». […] Non seulement ne le faispas, mais même si tu le fais (et peut-être sa mains’est-elle déjà posée sur la main <strong>de</strong> celui qu’elleaime, ou sur son vêtement, ou sur la peau <strong>de</strong> soncorps nu), oublie-le aussitôt. Tu ne tiens rien, tu nepeux rien tenir ni retenir, et voilà ce qu’il te faut aimeret savoir. Voilà ce qui t’échappe, aime celui quis’en va. Aime qu’il s’en aille […] 4À mon avis, la mise-en-réseau <strong>de</strong> Stelarc estune alternative à la « touche vraie, retirée, nonappropriante et non i<strong>de</strong>ntifiante » dont parle aussiNancy. Corporelle et immatérialisée, touchante etlibératrice, absorbante et incitant à un départ, elle1. Emmanuel LEVINAS, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité(1971), Paris, Kluwer Aca<strong>de</strong>mic, 2003, p. 288.2. J.-L. NANCY, op. cit., p. 29.3. J.-L. NANCY, Au fond <strong><strong>de</strong>s</strong> images, Paris, Galilée, 2003, p. 31-32.4. J.-L. NANCY, Noli me tangere, op. cit., p. 61 et 82.42
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artatteint un contact sans traces, imperceptible etpartant. C’est précisément ce noli me tangere qui, entant que ne-veuille-pas-me-toucher, peut s’effectuersans la pseudo-résurrection régissant l’expériencedu musée, donc nous rappelle la circonstanceséculière <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier.Epi-<strong>de</strong>rmo-logue : dé-toucherou le maintien <strong>de</strong> l’extérioritéParler du noli me tangere semble un acte qui regar<strong>de</strong>vers un avenir en suspens. Pour mieux le comprendre,j’ai mis en question sa déontologie interdictriceet son épistémologie en l’abordantcomme une futurologie : caresser les objets exposés,anticiper sur leur sens à venir, les laisser partirpour les faire venir. Si le noli me tangere met enplace l’impossibilité d’une fusion ou d’une appréhension,ma réflexion s’est portée sur la réticenteviolence du mouvement vers ce qui reste indéchiffrable1 . La partance toujours imminente <strong>de</strong> l’objetexposé modère cette violence plutôt qu’il ne la faitdétoner ; elle est une sortie du court-circuit quirisque <strong>de</strong> se créer lorsque « la peau d’un autre[m’amène] à ma propre peau, une trajectoire quipourrait provoquer la nausée ou encore l’horreur2 ». Comme je l’ai déjà dit, la probable dysphorieprovoquée par le spectacle <strong><strong>de</strong>s</strong> moulagesest due au fait que ceux-ci sont <strong><strong>de</strong>s</strong> rappels dépersonnalisés<strong><strong>de</strong>s</strong> maladies, qui, au lieu <strong>de</strong> promettreune partance immortalisante, répètent à maintesreprises une mortalité indubitable. Ils renvoientdonc exclusivement à la peau <strong>de</strong> leurs spectateurscomme « l’instant politique <strong>de</strong> l’espace qui est crééen temps maintenant 3 ». Les œuvres <strong><strong>de</strong>s</strong> Dermatographiesrompent avec cet état <strong>de</strong> choses, parcequ’elles ont réorienté la peau mala<strong>de</strong> vers la partanceattendue <strong>de</strong> toute œuvre exposée, maisaussi, parce qu’elles ont élaboré l’« impossibilité<strong>de</strong> déterminer <strong>de</strong> façon précise l’intervalle entre le<strong>de</strong>dans et le <strong>de</strong>hors, l’événement et le problème, lesens et le faire-sens », donc elles ont pu re-présenterce moment « fragile, expressif 4 ».En somme, mon parcours a abouti à ce que1. E. MANNING, op. cit., p. 52-53.2. Ibid., p. 67.3. I<strong>de</strong>m.4. Ibid., p. 133.Connor appelle <strong>de</strong>licacy, à savoir « la viscosité minimale,la rétention <strong>de</strong> la peau dans le toucher [qui]semble être réalisable seulement dans le retrait dutoucher, dans l’acte <strong>de</strong> se soustraire au toucher 5 »,c’est-à-dire le moment où le désistement d’un toucherest au point <strong>de</strong> s’achever sans totalements’achever. Il s’agit du minimum restant <strong>de</strong> cecontact lorsque celui-ci se soumet à la logique <strong>de</strong>la partance et se retire en reconfirmant l’abîmeentre les <strong>de</strong>ux touchants tout en les gardantcomme touchants. Le toucher retiré du noli me tangereest un « je suis bien ce que je suis, je le suistrès au-<strong>de</strong>là ou très en <strong>de</strong>çà <strong>de</strong> ce que je suis pourvous, pour vos visées et pour vos mainmises » etcela me permet <strong>de</strong> toucher à « l’intensité <strong>de</strong> ceretrait ou <strong>de</strong> cet excès 6 ». C’est pourquoi l’art misen public ne nous incite pas à <strong>de</strong>venir intimesavec lui, mais à élaborer une relation d’auto-hétérologieavec lui 7 . Cette relation passe par le maintiendu « moment <strong>de</strong> l’“extériorité” comme valanteffectivement <strong>de</strong> manière essentielle, et si essentiellequ’il ne se rapporte plus à aucun “moi”, niindividuel, ni collectif, sans maintenir indéfectiblementl’extériorité elle-même et en tant que telle 8 ». Danscette perspective, <strong>de</strong>ux noli me tangere, basés surl’« incommensurable “avec” » ont émergé 9 : d’uncôté, le noli me tangere <strong>de</strong> celui qui, étant touché entrain <strong>de</strong> partir, ne complète pas son départ ; <strong>de</strong>l’autre, le noli me tangere <strong>de</strong> celui qui n’est pas prêt– et, probablement, ne sera jamais prêt – pour cetoucher et qui n’est pas encore la quasi-divinitéqu’il a promise et pour laquelle il se prépare. Bref,le noli me tangere du musée se situe fragilementdans le moment, aussi furtif que persévérant, oùle spectateur enraciné dans son hic et nunc rencontrela partance (toujours déjà annoncée, toujoursdéjà mise en route) d’une œuvre d’art qui luimontre son dos tout en le regardant dans les yeux.Apostolos LAMPROPOULOS5. S. CONNOR, op. cit., p. 260-261.6. J.-L. NANCY, Au fond <strong><strong>de</strong>s</strong> images, op. cit., p. 25.7. J.-L. NANCY, Les Muses, Paris, Galilée, 2001, p. 27, 36 et 44.8. J.-L. NANCY, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 50.9. Ibid., p. 107.43
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicTERRORISME ARTISTIQUEACTES DE LANGAGE DANS L’ESPACE PUBLIC *L’artiste contemporain Gianni * Motti semble appartenirà cette catégorie mythique <strong><strong>de</strong>s</strong> artistessans œuvre : il paraît en effet ne rien fabriquerpour lui-même, ne pas signer d’œuvres <strong>de</strong> samain, et ne rien vendre pour son propre compte.À ce titre, G. Motti prétend mener comme lessaints « une vie exemplaire 1 ». Cette légen<strong>de</strong> doréeest cependant émaillée d’interventions moins prodigieusesque spectaculaires : en 1989, il met enscène ses propres funérailles pour finir par s’enéva<strong>de</strong>r. Dans la foule <strong><strong>de</strong>s</strong> croyants, certains crientau miracle. En 1997, il organise avec la complicité<strong><strong>de</strong>s</strong> médias <strong>de</strong> gauche un entretien télépathiqueavec le prési<strong>de</strong>nt colombien Samper et lui intimel’ordre <strong>de</strong> démissionner. Le quotidien El Espectadortitre : « Nada por la fuerza, todo con la mente »(rien par la force, tout par l’esprit). La même année,il usurpe la place du représentant indonésienaux Nations Unies et prend la parole en faveur<strong><strong>de</strong>s</strong> minorités ethniques. Enfin, en 2004, alors quele prési<strong>de</strong>nt américain George W. Bush est en visiteà Paris, il assiste en détenu à la <strong>de</strong>mi-finalehommes <strong>de</strong> Roland Garros, sac sur la tête etmains dans le dos, pour protester contre les traitementsindignes infligés aux prisonniers d’AbuGraib. On le comprend : qu’il prenne la parole oubien qu’il s’impose symboliquement le silence,l’art <strong>de</strong> G. Motti s’inscrit dans ce qu’il est convenud’appeler l’« espace public ». On définit ici espacepublic comme une tribune à la fois métaphoriqueet matérielle dans laquelle trouvent à s’exprimerles membres d’une large communauté, sous*. Le présent article provient d’une communication du 4novembre 2010, issue du séminaire Art2Day : « Les misesen récit du réel », dirigé par Aline Caillet.1. Cf. Gianni Motti, catalogue <strong>de</strong> l’exposition au MigrosMuseum <strong>de</strong> Zurich, H. Mun<strong>de</strong>r (éd.), Paris, Presses du réel,2005, p. 260. Être saint, c’est accomplir <strong><strong>de</strong>s</strong> miracles etmener une vie exempte <strong>de</strong> péché, à l’exemple <strong>de</strong> Jésus-Christtel qu’il est écrit dans la Bible ; voir Jean, VIII, 46 etI Pierre, II, 21-22 : « car le Christ lui aussi a souffert pourvous et s’est donné en exemple afin que vous suiviez sestraces, lui qui n’a pas commis <strong>de</strong> fautes et “dont la bouchen’a jamais proféré <strong>de</strong> mensonges” ».l’égi<strong>de</strong> d’un pouvoir central. Désormais largementutilisée, l’expression a été problématisée pour lapremière fois par le philosophe Jürgen Habermasqui – retrouvant le Kant <strong>de</strong> Qu’est-ce que les Lumières? – fait <strong>de</strong> l’espace public le lieu abstraitd’une critique directement adressée au pouvoirétatique par ses sujets mêmes 2 . Ce faisant, la librecirculation <strong><strong>de</strong>s</strong> discours propres à constituer cetensemble appartenant à la fois à tout le mon<strong>de</strong> età personne, la sphère <strong>de</strong> la publicité (Öffentlichkeit),favorisait aussi le désamorçage <strong>de</strong> cette critiquepar les intérêts marchands, les « standards » imposéspar la réclame.La domination – s’il faut ainsi la voir – <strong><strong>de</strong>s</strong> intérêtsconsuméristes sur les raisons citoyennes aengendré <strong><strong>de</strong>s</strong> procédés <strong>de</strong> court-circuitage quisemblent articulés autour d’un seul levier : la revendication.Si l’on érige ce phénomène linguistique<strong>de</strong> revendication en concept faisant du discoursle principe <strong>de</strong> l’action directe dans l’espacepublic, on peut alors observer un phénomène <strong>de</strong>parenté logique entre <strong><strong>de</strong>s</strong> types d’intervention allant<strong>de</strong> la pratique artistique comme celle <strong>de</strong>G. Motti au terrorisme, <strong>de</strong> la culture à la barbarie.Les <strong>de</strong>ux définissent en effet <strong><strong>de</strong>s</strong> cibles <strong>de</strong> l’actionqu’ils vont mener, et se désignent eux-mêmescomme en étant les responsables. L’espace publiccomme cible <strong>de</strong> l’art n’offre t-il aux artistes que lapossibilité <strong>de</strong> le transgresser pour exister ? La visibilitémédiatique peut-elle à elle seule faireœuvre ? Loin, on le <strong>de</strong>vine, <strong><strong>de</strong>s</strong> moyens d’expression« autorisés » il s’agit <strong>de</strong> voir que ce n’est quepar le prisme du phénomène <strong>de</strong> revendication quepeut se comprendre cette expression abusive <strong>de</strong>« terrorisme artistique » – utilisée par certains critiquesd’art – et se lire la réalité <strong><strong>de</strong>s</strong> pratiquesqu’elle désigne.2. Voir le thèse <strong>de</strong> Jürgen HABERMAS, L’Espace public :archéologie <strong>de</strong> la publicité comme dimension constitutive <strong>de</strong> la sociétébourgeoise (1961), Paris, Payot, 1997.44
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artPas plus fabuliste qu’il n’est artiste performeur1 , Gianni Motti cristallise le paradoxe d’unedémarche anti-plastique par excellence, puisqu’ellene se donne que dans l’espace qu’il réussit à occuperau sein <strong><strong>de</strong>s</strong> médias d’information. C’est pourquoi,occupé à ne pas « faire <strong>de</strong> l’art », l’œuvre <strong>de</strong>Motti se donne néanmoins comme création d’unespace public façonné seulement par <strong><strong>de</strong>s</strong> actes <strong>de</strong>langage. Pour le montrer, on va s’intéresser à uncas particulier <strong>de</strong> l’utilisation <strong><strong>de</strong>s</strong> médias parG. Motti. Il s’agit <strong>de</strong> la série <strong><strong>de</strong>s</strong> Revendications réaliséespar l’artiste entre 1986 et 1996 et que l’onpeut prolonger, avec la série <strong><strong>de</strong>s</strong> Éclipses, jusqu’en1999. Cette appellation <strong>de</strong> « revendication » estprincipalement le nom donné par les galeristes etdivers centres d’art à plusieurs interventions <strong>de</strong>G. Motti, par lesquelles il prétend que certainescatastrophes réputées naturelles sont son œuvrepropre. On peut classer ces revendications entrois groupes :1) La revendication d’un acci<strong>de</strong>nt, comme l’explosionen plein ciel <strong>de</strong> la navette américaineChallenger, le 28 janvier 1986.2) La revendication <strong>de</strong> catastrophes naturellescomme les tremblements <strong>de</strong> terre <strong>de</strong> Californie enjuin 1992, Genève en décembre 1994 et RhôneAlpes en juillet 1996.3) Enfin, la revendication <strong>de</strong> phénomènes atmosphériquessans conséquences comme leséclipses <strong>de</strong> lune et les chutes <strong>de</strong> météorites ; ces<strong>de</strong>rnières ne sont cependant qu’implicites, carMotti se contente d’inviter le public dans une galeriele jour et l’heure <strong>de</strong> l’éclipse. Par conséquent,ces actions ne constituent pas <strong><strong>de</strong>s</strong> revendicationsperformatives, mais prolongent la démarche <strong>de</strong>Motti. Il n’en sera donc pas question ici.Faciles à décrire, ces œuvres sont néanmoinsdélicates à analyser. Mais une stratégie possible estd’examiner la notion <strong>de</strong> revendication comme relevantd’un langage performatif par lequel l’acteaccompagne la parole pour produire un certain effet<strong>de</strong> torsion du réel. C’est pourquoi il faudras’appuyer sur la théorie <strong><strong>de</strong>s</strong> actes <strong>de</strong> langage élaboréepar John L. Austin dans le cadre <strong>de</strong> conférencesdonnées à Harvard en 1955, pour analyserles travaux <strong>de</strong> Motti. On pourra tenter ensuite <strong>de</strong>comprendre d’autres mo<strong><strong>de</strong>s</strong> d’intervention au sein<strong>de</strong> l’espace public, situant le travail <strong>de</strong> Motti à l’extrémitéd’une gamme d’actions allant <strong>de</strong> la pluslangagière à la plus activiste.Performer les médiasDans l’ouvrage majeur regroupant ses conférences,How to do things with words, J. Austin développela thèse selon laquelle certains actes <strong>de</strong> langageeffectuent dans leur profération même <strong><strong>de</strong>s</strong>actions, par opposition à d’autres qui ne produisentque <strong><strong>de</strong>s</strong> constats dont la valeur est régléesur une dualité logique (vrai/faux). Ces énoncés-cisont appelés constatifs. Soit la phrase : « la navetteChallenger a explosé en plein ciel ». L’énoncéconstatif est donné pour vrai tant qu’il n’est pascontredit par le témoignage contraire, donc aussilongtemps que personne ne se trouve confronté àune navette Challenger intacte.Les autres énoncés, ceux auxquels s’intéresseJ. Austin tout particulièrement, entrent dans la catégorie<strong><strong>de</strong>s</strong> performatifs : se sont <strong><strong>de</strong>s</strong> paroles quiréalisent l’action qu’elles signifient par le simplefait <strong>de</strong> les prononcer dans un contexte adéquat,par exemple : « je vous déclare mari et femme »dans une église. À partir <strong>de</strong> là, J. Austin essaie <strong>de</strong>dresser une typologie <strong><strong>de</strong>s</strong> différents types <strong>de</strong> performatifs2 et il en i<strong>de</strong>ntifie cinq parmi lesquels setrouvent ceux qui nous intéressent ici : les verdictifset les exercitifs.1) Les verdictifs sont <strong><strong>de</strong>s</strong> énoncés qui amènentinstantanément à l’existence l’état <strong>de</strong> fait exprimé.Simplement ils ne peuvent le faire que conformémentà un pouvoir ou à un droit spécifique. Cesperformatifs sont très nombreux et se rapportentsouvent au domaine <strong>de</strong> l’institution judiciaire (acquitter,licencier, excommunier, etc.). Par ailleurs,J. Austin prend la précaution d’indiquer qu’ilspeuvent être bien ou mal fondés : ainsi en est-ilpar exemple <strong><strong>de</strong>s</strong> situations d’arbitrage sportif, où<strong><strong>de</strong>s</strong> erreurs peuvent être commises sans que celainvali<strong>de</strong> le pouvoir performatif <strong>de</strong> la parole <strong>de</strong>l’arbitre.1. Christophe KIHM, « Jeter le Trouble » dans Art Press 2,n° 7, 2008, p. 78.2. John L. AUSTIN, Quand dire, c’est faire, G. Lane (trad.), Paris,Seuil, 1970, p. 153 (douzième conférence).45
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace public2) Les exercitifs, quant à eux, « [renvoient] àl’exercice <strong>de</strong> pouvoirs, <strong>de</strong> droits ou d’influences 1 »,et par là, ils engagent les auditeurs à qui il sontadressés à modifier leur comportement. Ils requièrentun contexte quelque peu officiel pourfonctionner.Ces catégories sont, <strong>de</strong> l’aveu même <strong>de</strong> leur auteur,tout à fait sommaires. Elles présentent notammentle défaut <strong>de</strong> parfois se recouper, si bienqu’un énoncé performatif peut se trouver appartenirà <strong>de</strong>ux types selon le contexte. C’est le cas <strong>de</strong>la revendication.Donné comme exercitif dans la longue liste <strong>de</strong>verbes 2 proposée par J. Austin à sa douzièmeconférence sur les actes <strong>de</strong> langage,, peut aussi être verdictif dans lamesure où cette action impose une lecture alternativedu réel. Dans le cas d’un procès, l’accusé arriveau tribunal en tant que suspect présumé, maisà la faveur <strong>de</strong> son jugement, il en ressort en principeinnocent ou coupable <strong>de</strong>vant la justice. Toutse passe comme si un seuil ontologique était franchi.C’est semble-t-il ce qui se produit avec les Revendications<strong>de</strong> G. Motti.Lorsque la navette Challengerexplose dans le ciel <strong>de</strong> Flori<strong>de</strong> le 28 janvier1986, 73 secon<strong><strong>de</strong>s</strong> après son décollage, causant lamort <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> son équipage, la thèse <strong>de</strong>l’acci<strong>de</strong>nt est immédiatement retenue et relayéepar les médias du mon<strong>de</strong> entier. Par conséquent,quand G. Motti, revendique par voie <strong>de</strong> presse la<strong><strong>de</strong>s</strong>truction spectaculaire <strong>de</strong> l’appareil comme sonœuvre d’art, ce qu’il propose est une relecture <strong><strong>de</strong>s</strong>événements, un changement radical <strong>de</strong> perspectiveet <strong>de</strong> signification du fait réel, lequel déplacel’attention non sur la cause technique <strong>de</strong> la tragédiemais sur son agent supposé, c’est-à-dire luimême. Que s’agit-il <strong>de</strong> montrer ? Où se trouvel’art dans pareille intervention ?Pour comprendre cette œuvre, et plus précisément<strong>de</strong> quoi elle se compose et en quoi elleconsiste, il est utile <strong>de</strong> mener un raisonnement parl’absur<strong>de</strong>. Soit notre proposition : l’énoncé <strong>de</strong> revendication<strong>de</strong> la catastrophe constitue une œuvred’art <strong>de</strong> G. Motti ; l’œuvre ne tient qu’à cette seuleintervention médiatique. Si tel n’était pas le cas, il1. Ibid., p. 154.2. Ibid, p. 157.ne resterait plus alors qu’à se laisser hypothétiquementemporter par la beauté <strong>de</strong> la catastropheelle-même, jusqu’à la tenir pour la « meilleure manifestation<strong>de</strong> l’art ». C’est cette position saugrenuequ’a choisi d’adopter publiquement le compositeurKarlheinz Stockhausen en 2001, à propos<strong><strong>de</strong>s</strong> attentats du 11 septembre 3 . À la conditiond’admettre que l’explosion <strong>de</strong> l’appareil faitœuvre, celle-ci est nécessairement éphémère, sonéclat n’ayant été perçu directement que par peu <strong>de</strong>personnes, lors du décollage <strong>de</strong> la navette à 11h38du matin, par un jour plus froid qu’à l’accoutumée.Les personnes présentes sur le tarmac n’ontpas imaginé un seul instant qu’il s’agissait d’uneœuvre d’art, qu’ils en étaient les témoins privilégiés.Comment pouvaient-elles seulement s’endouter, alors qu’elles étaient raisonnablement éloignésdu mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art : il s’agissait du personneltechnique <strong>de</strong> l’aérospatiale, mais également <strong>de</strong>beaucoup d’écoliers, parce que le personnel navigant<strong>de</strong> Challenger comptait une maîtressed’école. Peu étaient seulement disposées à saisirles qualités esthétiques <strong>de</strong> la déflagration mêmecomme relevant <strong>de</strong> l’art. Tous les autres spectateurs<strong>de</strong> l’œuvre, et ce <strong>de</strong>puis les 26 années quinous séparent <strong>de</strong> l’événement, ne l’ont en revancheconnu que <strong>de</strong> façon indirecte, médiate,médiatique. Mais afin <strong>de</strong> créer l’événement, l’artisten’a pas placé prosaïquement une bombe dansla navette, pour appuyer sur le détonateur au momentoù tous les yeux étaient rivés <strong><strong>de</strong>s</strong>sus, opérationdifficilement réalisable. L’état <strong>de</strong> fait queG. Motti nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’examiner est plus absur<strong>de</strong>encore : c’est la possibilité qu’il dispose d’unesprit si puissant qu’il peut réduire une missionspatiale à un événement artistique, tout simplementen faisant exploser le vaisseau par la pensée,tuant du coup les sept personnes à son bord. Bienque parfaitement impossible, l’œuvre serait alors aapprécier comme une parabole du génie <strong>de</strong> l’art,lequel par la suggestion peut détourner le réel <strong><strong>de</strong>s</strong>on cours et changer un tragique acci<strong>de</strong>nt en feud’artifice.3. Ces propos furent tenus lors d’une conférence <strong>de</strong> pressedonnée à l’hôtel Atlantic <strong>de</strong> Hambourg, le 16 septembre2001 et ensuite repris par le quotidien Frankfurter AllgemeineZeitung.46
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artOr, il est bien évi<strong>de</strong>nt que le crime artistique <strong>de</strong>G. Motti n’est pas comme il le prétend d’avoirprovoqué l’explosion <strong>de</strong> Challenger, mais plusscandaleusement encore d’attirer l’attention sur lepotentiel esthétique réalisé <strong>de</strong> ce geste. Ce faisant,il est clair que l’acci<strong>de</strong>nt en lui-même ne constituepas l’œuvre d’art : c’est le fait <strong>de</strong> prétendre quec’en est une qui est au centre <strong><strong>de</strong>s</strong> préoccupations<strong>de</strong> G. Motti. Ceci nous ramène à notre proposition: l’existence <strong>de</strong> l’œuvre en tant qu’action estentièrement due à l’énoncé performatif suivant :« je revendique l’explosion <strong>de</strong> la navette Challengersurvenue le 28 janvier 1986 ». Il en va <strong>de</strong>même <strong>de</strong> plusieurs autres œuvres, comme la revendication<strong><strong>de</strong>s</strong> tremblements <strong>de</strong> terre en Suisseet en Rhône-Alpes, à la faveur <strong><strong>de</strong>s</strong>quels Motti aété qualifié par la presse d’ artiste « tellurique 1 ».Or s’il s’agit bien pour les médias <strong>de</strong> traiter l’information,comment l’artiste a-t-il pu mettre en placecette dramaturgie ?Son coup d’éclat resté le plus célèbre est sansdoute le tremblement <strong>de</strong> terre <strong>de</strong> Californie du 28juin 1992. L’artiste s’est fait connaître auprès <strong>de</strong>l’agence <strong>de</strong> presse Keystone pour revendiquer lacatastrophe, à l’ai<strong>de</strong> d’une photographie le représentantmuni d’un écriteau sur lequel était écrit :« je revendique le tremblement <strong>de</strong> terre qui a frappéla Californie le 28/06/92 et qui a atteint unemagnitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> 7,4 sur l’échelle <strong>de</strong> Richter » [I claimthe earthquake which hit the California on 6. 28. 92 andwhich reached a 7,4 magitu<strong>de</strong> (sic) on the Richter scale].Lapsus, malice, ou erreur <strong>de</strong> l’éditeur 2 , l’absencedu « n » dans le terme technique « magnitu<strong>de</strong> »laisse penser que l’artiste veut donner l’impressionqu’il est un être magique, extra-ordinaire, ou toutdu moins capable <strong>de</strong> fictionnaliser la réalité.Mais la différence entre réalité et fiction est <strong>de</strong>toute façon hors <strong>de</strong> propos si l’on accepte, avecR. Barthes, <strong>de</strong> considérer que « le fait n’a jamaisqu’une existence linguistique 3 », car réalité et fictionprocè<strong>de</strong>nt du même type d’énoncé structureldétaché <strong>de</strong> l’objet du mon<strong>de</strong>.1. Dépèche AFP du 15 juillet 1995 par Patrick Aviolat, voirGianni Motti, op. cit., p. 195.2. L’écriteau est reproduit en quatrième <strong>de</strong> couverture ducatalogue Gianni Motti, op. cit.3. Roland BARTHES, « L’effet <strong>de</strong> réel », dans Le Bruissement <strong>de</strong>la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 175 et suiv.Si donc on décidait <strong>de</strong> prendre l’artiste au mot,il y aurait quelques raisons <strong>de</strong> qualifier G. Motti <strong>de</strong>terroriste, comme n’hésite pas à le faire le critiqueMarc-Olivier Wahler 4 entre autres. Art et terrorismene sont en effet pas tant semblable sur leplan esthétique que sur le plan linguistique. Il seraitimpru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> prendre au premier <strong>de</strong>gré cettel’appellation journalistique « terrorisme artistique», le terrorisme étant dans sa froi<strong>de</strong> réalitéune chose grave, criminelle et meurtrière. C’estpourquoi il faut tenter <strong>de</strong> discuter pru<strong>de</strong>mment leparallèle entre activisme artistique et terrorisme,les <strong>de</strong>ux opérant dans l’espace public une percée<strong><strong>de</strong>s</strong>tinée à le redéfinir.Activisme/terrorismeLe terrorisme peut être défini sommairementcomme un activisme violent, un trouble volontaire<strong>de</strong> l’ordre public à visée idéologique. Il prendrégulièrement pour cible les gouvernés <strong>de</strong> manièreà atteindre les gouvernants, les institutions ou plusgénéralement les symboles <strong>de</strong> l’autorité. C’est assezdire combien il prend essentiellement placedans l’espace public ; c’est peut-être même là sonseul lieu propre, son seul horizon. Il se caractérisepar une forme d’agression politique ponctuelle,dans la mesure où il n’est pas proprement la démonstration<strong>de</strong> force d’une armée constituée parune nation mais une action <strong>de</strong> guerre clan<strong><strong>de</strong>s</strong>tine 5 ,bafouant à la fois les critères définissant le droit<strong>de</strong> faire la guerre (ius ad bellum) et les règles <strong>de</strong> lapratique guerrière (ius in bello) 6 . En proportion, leterrorisme échappe aux responsabilités nationales<strong>de</strong>vant les faits <strong>de</strong> guerre, <strong>de</strong> même qu’il est plusqu’un crime isolé perpétré par un individu n’appartenantà aucune organisation. Par conséquent,en tant qu’elle est structurée et souvent hiérarchi-4. Marc-Olivier WAHLER, « Gianni Motti : au <strong>de</strong>là du réel »,dans Art Press, n o 268, 2001, p. 45.5. Daniel DAYAN, « Terrorisme, performance,représentation : notes sur un genre discursifcontemporain », dans D. DAYAN (dir.), La Terreur spectacle,Bruxelles, De Boeck/Paris, INA, 2006, p. 14.6. Ce couple <strong>de</strong> notions, censé avoir été défini pour lapremière fois par Grotius dans son traité De iure belli ac pacis(1625), n’apparaît réellement qu’après la Secon<strong>de</strong> Guerremondiale. Voir Peter HAGGENMACHER, Grotius et la Doctrine <strong>de</strong>la guerre juste, Paris, PUF, 1983.47
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicsée, l’action terroriste n’a pas besoin d’être perpétréepar toute une collectivité pour signifier collectivement; il faut en cela la distinguer du meurtre<strong>de</strong> masse, dont la responsabilité est individuelle.De plus cette signification englobe tous les dommagesmatériels et humains causés par l’attentat,ou quelque autre forme d’exaction.Si l’on met <strong>de</strong> côté la dimension collective, G.Motti se réclame à l’image d’un terroriste <strong><strong>de</strong>s</strong> dégâtsmatériels issus <strong>de</strong> catastrophes. Dans sa revendicationdu tremblement <strong>de</strong> terre, G. Motti serend explicitement responsable <strong><strong>de</strong>s</strong> 92 millions <strong>de</strong>dollars <strong>de</strong> pertes matérielles ainsi que du décès <strong>de</strong><strong>de</strong>ux personnes survenu à cause <strong>de</strong> la secousse. Ils’agit là peut-être d’une réflexion sur le pouvoir <strong>de</strong>l’artiste dont l’œuvre est maintenant plus virtuosedans la <strong><strong>de</strong>s</strong>truction <strong><strong>de</strong>s</strong> lieux et <strong><strong>de</strong>s</strong> objets que jadisdans la fabrication et l’édification. Ce pouvoir,il lui faut cependant le partager, aux <strong>de</strong>ux sens duterme (communiquer et co-diriger). Autrementdit, il faut d’abord faire savoir au public qu’un individuest capable <strong>de</strong> provoquer seul <strong>de</strong> tels prodiges.Par suite, ce pouvoir n’est rien sans le soutien<strong>de</strong> la presse pour le médiatiser. Cela revient àdire que les médias ont le pouvoir d’exhiber lepouvoir, et à peu <strong>de</strong> frais, ils l’exercent tout aussibien que l’artiste, ils en sont en quelque sorte lesdépositaires complices.Structurellement, il n’est pas insensé <strong>de</strong> faire lerapprochement entre cette manifestation <strong>de</strong> lapuissance médiatique suite à un événement et leterrorisme. Dans la mesure où l’action terroristegagne en ampleur à mesure qu’elle est soudaine etinattendue, la volonté <strong>de</strong> se faire connaître à touscomme l’instigateur d’une violence qui n’épargnepersonne et tombe comme la foudre, vient redéfinirl’espace public tout entier en révélant son instabilitéet en reliant l’événement réel à tout unimaginaire sinistre d’événements pouvant advenirtout aussi bien dans le futur. La parole du terroristedans la revendication a cela <strong>de</strong> remarquablequ’elle assimile par un raccourci simpliste <strong><strong>de</strong>s</strong>opérations préméditées à un bon vouloir. C’est lecontraire d’un performatif (<strong><strong>de</strong>s</strong> faits suivis <strong>de</strong> laparole au lieu <strong>de</strong> la parole qui est instantanémentun fait) exhibant en creux un autre performatif, liéà une menace : « par ma parole advient le désastre,nul n’est plus à l’abri ».La parole <strong>de</strong> l’artiste, répondant à celle du terroristenous place face à l’absurdité d’une telle efficiencedu discours. Ce qui est absur<strong>de</strong> dans lefait que G. Motti revendique un tremblement <strong>de</strong>terre, ce n’est pas que ce soit impossible, c’est quele fait que ce soit impossible est occulté au moinspour un court instant par la souveraineté <strong>de</strong> discours.Cette souveraineté est précisément ce quecherche le terroriste dans sa revendication.Ainsi la démarche artistique, <strong>de</strong> par sa structureauctoriale, est moins du ressort du terrorismeque le terrorisme n’est d’un certain point <strong>de</strong> vuedu ressort artistique ; autrement dit l’analogieentre art et terrorisme si elle repose effectivementsur <strong><strong>de</strong>s</strong> postures d’artistes imitant <strong><strong>de</strong>s</strong> perturbateurs<strong>de</strong> l’ordre social, peut aussi s’envisager linguistiquement<strong>de</strong>puis le terrorisme même. La revendicationterroriste semble en effet correspondreà la recherche d’un statut d’auteur associéà un événement, mais ce d’une manière restreinte.Elle ne délivre pas exactement une information <strong>de</strong>type « c’est moi qui l’ai fait » – qui est une signature– elle vise plutôt à mettre en phase la significationd’une action avec une intentionnalité : « jel’ai souhaité et c’est arrivé », laissant par là apparaîtreque la violence n’est pas gratuite mais laconséquence d’un état <strong>de</strong> fait inacceptable. Enrappelant la motivation d’un attentat, le terroristereplace les événements dans une logique causale,réactive, par laquelle il se décharge pour ainsi dire<strong>de</strong> sa dimension criminelle, tout en trouvant légitimela violence qu’il a déployée dans l’action 1 . Ilsemble dire « vous m’avez poussé à », comme si<strong>de</strong>vant son <strong>de</strong>voir idéologiquement fixé, il n’avaitplus d’autre choix que celui d’agir. Le terroristeserait donc en ce sens toujours d’abord un résistant.Mais si toute cette dramatisation du discoursse laisse déduire à partir d’actes <strong>de</strong> langage, c’està-dired’énoncés qui sont également <strong><strong>de</strong>s</strong> actions,force est <strong>de</strong> constater que l’efficace <strong>de</strong> ce discourstient à son caractère spectaculairement laconique.Le terroriste dit mais dit peu.1. Georges MINOIS, Le Couteau et le poison : l’assassinat politiqueen Europe (1400-1800), Paris, Fayard, 1997, p. 405 :« L’attentat terroriste marque la société <strong><strong>de</strong>s</strong> droits, où lesindividus convaincus <strong>de</strong> la légitimité <strong>de</strong> leurs revendicationsse préten<strong>de</strong>nt justifiés à frapper les représentants d’un ordrequ’ils disent inique. »48
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artAussi, alors que la violence et la disproportion<strong><strong>de</strong>s</strong> dégradations d’un attentat nous ren<strong>de</strong>nt incapablespour un moment <strong>de</strong> le qualifier, <strong>de</strong> leconcevoir, le message terroriste lui octroie une raisond’être dans une extrême économie <strong>de</strong> moyens,ce qui suscite un effroi du mon<strong>de</strong> civilisé l’amenantà nommer ces activités non pas selon leurmodalité mais selon leur impact psychologique 1 :la terreur. Barthes remarque ainsi que la violences’accroît à mesure que le discours qui l’accompagne(l’idéosphère) est ténu. Il observe que« l’idéosphère terroriste est très peu explicitée : onne sait pas bien sur quelle idéosphère l’acte <strong>de</strong>violence s’articule 2 . »Il en va <strong>de</strong> même pour l’activisme artistique,aussi appelé parfois « artivisme 3 » : les motivations<strong>de</strong> l’action ne sont pas toujours bien claires. ChezMotti, qui prétend pourtant « secouer lesconsciences 4 » elles sont même tout à fait gratuites,ne renvoyant à aucune idéologie ou engagementcohérent. En ce sens, il n’y a vraiment quenotre conscience <strong>de</strong> l’art qui est inquiétée. Lethème du terrorisme vient ainsi fixer le registre <strong><strong>de</strong>s</strong>ignification performatif dans lequel la revendications’inscrit mais aussi qualifie la manière limitepar laquelle certaines démarches artistiques abandonnentl’autonomie close <strong>de</strong> l’œuvre d’art pourforcer le dialogue entre l’art et le réel à partir <strong><strong>de</strong>s</strong>années 1960-70. L’artiste n’intervient plus seulementdans l’enceinte protégée <strong>de</strong> la galerie, maisdans l’espace public, que désormais rien ne protègenon plus.Peinture et dépeinture <strong>de</strong> l’espace publicS’il y a un terrorisme artistique, un ensemble <strong>de</strong>pratiques évadées du musée ou <strong>de</strong> la galerie, c’estsans doute sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la récupération, allant1. Comme l’indique Raymond ARON : « Une action estdénommée terroriste lorsque ses effets psychologiques sonthors <strong>de</strong> proportion avec ses résultats purement physiques. »Guerre et Paix entre les nations, Paris, Calman-Levy, 1962,p. 176.2. Roland BARTHES, Le Neutre. Cours au Collège <strong>de</strong> France (1977-1978), T. Clerc (éd.), Paris, Seuil, 2002, p. 128. Je remercieGuillaume Bellon <strong>de</strong> m’avoir indiqué cette référence.3. Cf. Stépahnie LEMOINE et Samira OUARDI, Artivisme : Art,action politique, et résistance culturelle, Paris, Altern, 2011.4. Voir supra, note 1, p. 47.<strong>de</strong> la parodie au mimétisme menaçant. À une extrémitédu spectre <strong>de</strong> ses manifestations se trouvel’acte <strong>de</strong> langage terroriste proféré par Motti, àl’autre l’exaction.Depuis 1972, où l’américain Chris Bur<strong>de</strong>n 5 apris en otage une présentatrice <strong>de</strong> télévision dansle studio <strong>de</strong> la chaine Channel 3 dans le but <strong>de</strong>faire diffuser en direct un film d’artiste (TV Hijack),puis tiré à balles réelles l’année d’après surun avion <strong>de</strong> ligne avec un revolver (747), on observequ’une partie <strong>de</strong> l’art contemporain s’estmise en phase avec une forme <strong>de</strong> prise à partie <strong>de</strong>l’espace public recourant à la violence. Le réel estainsi à la fois une cible et une praxis, qui s’imposeaux artistes pour contrer la société dans sa dimensionaliénante, le marché dans son hypocrisie et lespolitiques dans leur délire sécuritaire et répressif.L’activité artistique trouve alors comme le terrorismesa raison d’être dans la contestation, maispas nécessairement dans une politisation <strong>de</strong> l’action.Plutôt que <strong>de</strong> détruire, il s’agit <strong>de</strong> faire tomberles masques. Ainsi, quand on qualifie G. Motti<strong>de</strong> « hacker » d’événements politiques, sociaux ouautre, celui-ci répond :Si je suis un hacker, alors la plupart <strong><strong>de</strong>s</strong> hommespolitiques le sont également. Eux aussi transformentla réalité, détournent <strong><strong>de</strong>s</strong> fonds. La naturel’est aussi d’une certaine manière, avec ses catastrophes(tremblements <strong>de</strong> terre, ouragans). Finalement,il ne me reste plus que les interstices 6 .Non étrangère à une forme <strong>de</strong> jeu, la démarcheactiviste cultive une liberté <strong><strong>de</strong>s</strong> formes et <strong><strong>de</strong>s</strong>moyens qui la place au seuil <strong>de</strong> la légalité, et luifait préférer l’action directe, sur le modèle <strong><strong>de</strong>s</strong> pirates7 , gangsters, et autres terroristes. Ainsi c’estdavantage pour revisiter l’imagerie du terrorisme,pour y ressembler, que G. Motti se présente vêtud’une cagoule noire pour revendiquer l’attentatspatial <strong>de</strong> Challenger, tenant dans ses mains à titre<strong>de</strong> preuve <strong>de</strong> son méfait la couverture du journal5. Voir le catalogue Chris Bur<strong>de</strong>n, P. Schimmel et F. Hoffman(éd.), Newcastle, Locus+, 2007.6. Jérôme SANS, « Nada por la fuerza, todo con la mente »,dans J. SANS (dir.), Hardcore, vers un nouvel activisme, Paris,Cercle d’Art, 2003, p. 144.7. Cf. Claire JACQUET, « Gianni Motti et Maurizio Cattelan, lepirate et le corsaire », Art press 2, n o 3, 2006-2007, p. 78-92.49
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicitalien La Repubblica, datant du 31 janvier 1986,soit trois jours après la catastrophe. Lorsqu’il revendiquele tremblement <strong>de</strong> terre <strong>de</strong> Californie en1992, dans le journal Le Matin du 4 juillet, il n’apparaîtplus qu’avec un rectangle noir à la place <strong><strong>de</strong>s</strong>yeux. Cette précaution, somme toute utile quand ils’agit comme lui <strong>de</strong> s’attaquer à l’Amérique par<strong>de</strong>ux fois, est tout à fait dérisoire étant donné queG. Motti ne cherche pas du tout à gar<strong>de</strong>r l’anonymat; il se joue <strong>de</strong> l’imagerie guerrière <strong>de</strong> combattantssans visage, œuvrant pour une cause transcendante<strong>de</strong>rrière la mesquinerie <strong>de</strong> leur action.Un autre exemple du rapport mimétique entreartiste et terroriste est l’enlèvement <strong>de</strong> la pin upLavazza par l’artiste <strong>de</strong> rue Zevs, en 2004. La pinup Lavazza est une affiche <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mètres surtrois consistant en une publicité pour la célèbremarque <strong>de</strong> café. Elle se trouvait sur Alexan<strong>de</strong>rplatzà Berlin, avant d’être véritablement kidnappéepar l’artiste. Armé d’un scalpel et le visage dissimulésous un collant, il découpe le contour dumodèle posant pour la campagne et la tientbâillonnée dans la galerie Patricia Dorfman. Lapièce porte le titre Imposture légitime. Naturellement,comme pour tout enlèvement, Zevs <strong>de</strong>man<strong>de</strong>à la firme une rançon pour délivrer labelle : 500 000 € sont ainsi réclamés, ce qui correspondau montant estimé <strong>de</strong> la campagne publicitaire.En cas <strong>de</strong> refus d’obtempérer, l’artiste severra contraint à la torture en envoyant un doigtdécoupé <strong>de</strong> la pin up dans une enveloppe, référenceappuyée aux pratiques <strong>de</strong> la mafia au cinéma.Là encore, à travers ce banditisme fantoche,et non dénué d’humour, la question est celle dumo<strong>de</strong> <strong>de</strong> saisie possible <strong>de</strong> l’espace public. Ils’opère comme un renversement <strong>de</strong> la prised’otage <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> la communauté par le messagepublicitaire. Sur l’Alexan<strong>de</strong>rplatz, c’est la publicitéqui est littéralement prise en otage. Au-<strong><strong>de</strong>s</strong>sus<strong>de</strong> la silhouette découpée, l’artiste inscrit à labombe « visual kidnapping_pay now ». Ce message lisibleà même l’affiche, non pas dans la langue <strong>de</strong>Shakespeare mais dans celle du commerce international,vise tout autant la firme que ses clientspotentiels, lesquels sont confrontés à un impératifironiquement consumériste. L’injonction <strong>de</strong>consommer sonne alors comme l’impossibilitéd’échapper à un système dont la puissance reposesur nos réflexes d’achat. Pour Jean Baudrillard,c’est le système lui-même, entretenant le mythe <strong><strong>de</strong>s</strong>on infaillibilité, qui génère ces conduites, lesquellesramènent l’activisme artistique et le terrorismesur le même plan, parce qu’ils ont tous les<strong>de</strong>ux – mais à <strong><strong>de</strong>s</strong> intensités différentes – un effet<strong>de</strong> déstabilisation. En somme une telle percée <strong>de</strong>l’art dans la vie produit une radicalisation <strong><strong>de</strong>s</strong> pratiquesplutôt que leur dilution. J. Baudrillard observe:L’utopie situationniste d’une équivalence <strong>de</strong> l’artet <strong>de</strong> la vie était terroriste en substance : terroristeest le point extrême où la radicalité <strong>de</strong> la performanceou <strong>de</strong> l’idée, est passée dans les choses ellesmêmes,dans l’écriture automatique <strong>de</strong> la réalité, selonun transfert poétique <strong>de</strong> situation 1 .Il semble légitime d’appliquer cette idée <strong>de</strong>« transfert poétique <strong>de</strong> situation » à <strong><strong>de</strong>s</strong> actions intempestivesque la référence à l’imagerie criminellevéhiculée notamment par la télévision replacedans un mon<strong>de</strong> commun. Zevs n’en est pasà son coup d’essai. Il s’est auparavant rendu célèbreà Paris en 2001 pour les « contrats » exécutésà la bombe <strong>de</strong> peinture rouge sang sur les supportspublicitaires <strong>de</strong> la ville. On pouvait y voir<strong><strong>de</strong>s</strong> mannequins posant pour <strong><strong>de</strong>s</strong> gran<strong><strong>de</strong>s</strong> marques<strong>de</strong> luxe dans <strong><strong>de</strong>s</strong> positions diversement alanguiescomme les victimes d’un assassinat pictural à boutportant (la série <strong><strong>de</strong>s</strong> Visual Attacks). À forced’anonymat, Zevs finit par produire <strong><strong>de</strong>s</strong> interventionsqui tiennent presque entièrement <strong>de</strong> la signature.Ainsi en va-t-il <strong>de</strong> ses Liquidated logos, entamésen 2000, et consistant simplement en l’ajout<strong>de</strong> peinture dégoulinante semblant émaner directementdu logo d’une gran<strong>de</strong> enseigne. Le « m »jaune en relief <strong>de</strong> la chaîne <strong>de</strong> restauration rapi<strong>de</strong>McDonald’s semble alors dégouliner sur les murs<strong>de</strong> la graisse contenue dans ses plats, tandis que lemême procédé appliqué sur le logo <strong>de</strong> la marqueChanel évoque les produits chimiques utiliséspour la teinture du cuir et <strong><strong>de</strong>s</strong> textiles. Dans lemoment même où il active une dénonciation <strong>de</strong>l’omniprésence <strong><strong>de</strong>s</strong> intérêts marchands dans notrecadre <strong>de</strong> vie, le geste, répété à l’envi, i<strong>de</strong>ntifie son1. Jean BAUDRILLARD, Power Inferno, hypothèses sur le terrorisme,Paris, Galilée, 2002, p. 20.50
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artauteur comme une sorte d’anti-marque. À cetégard le street art est représentatif <strong>de</strong> ce nouvel espacepublic « moins structuré par une logique <strong>de</strong>rassemblement et <strong>de</strong> recherche <strong>de</strong> consensusd’une communauté nationale que par celle d’unecirculation chaotique d’énoncés à la recherche <strong>de</strong>publics potentiels susceptible <strong>de</strong> s’y reconnaître 1 ».Comme révélé par la négativité agressive dans legeste <strong>de</strong> peintre qui est celui du street artiste Zevs,l’espace urbain saturé <strong>de</strong> messages publicitaires sedonne métaphoriquement pour ce qu’il est, unesurcharge <strong>de</strong> matière, un débor<strong>de</strong>ment, un recouvrementexcessif <strong><strong>de</strong>s</strong> surfaces pouvant être luimêmeconsidéré comme visuellement agressif.Conclusion« L’acte créateur du genevois secoue les hommescomme l’art les consciences », rapporte la dépêcheAFP du tremblement <strong>de</strong> terre qui a eu lieu enRhône-Alpes. C’est au fond tout ce dont il estquestion : non pas tordre le réel mais tordre lesesprits. Se dire artiste « tellurique » n’a rien d’unedémarche <strong>de</strong> Land Art, mais peut-être à la limited’art conceptuel, n’ayant <strong>de</strong> réel impact esthétiqueque dans l’esprit, tout en prétendant en avoir dansl’espace public, l’environnement, l’univers, la spiritualité,etc. Dans le spectre <strong><strong>de</strong>s</strong> œuvres passibles<strong>de</strong> « terrorisme », il convient <strong>de</strong> rappeler ce queles artistes convoqués dans cette étu<strong>de</strong> lui doiventeffectivement : Motti mime le terrorisme dans sonutilisation <strong><strong>de</strong>s</strong> actes <strong>de</strong> langage, Bur<strong>de</strong>n l’évoque àtravers <strong><strong>de</strong>s</strong> exactions violentes, et Zevs conjugueles <strong>de</strong>ux sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la parodie, <strong>de</strong> l’imposture.On le voit, par les revendications absur<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong>G. Motti, il s’agit moins <strong>de</strong> mesurer la manipulationdu réel lui-même que du public auquel il estoffert par le biais narrativisant <strong><strong>de</strong>s</strong> médias. Demême que les médias construisent l’actualité,G. Motti agit plus sur les mécanismes <strong>de</strong> laconstruction que sur le réel lui-même. Il s’ensuitque tout le travail <strong>de</strong> sélection puis <strong>de</strong> traitementnarratif <strong>de</strong> l’information fait <strong>de</strong> l’actualité unesorte d’objet, d’artefact, dont la matière, on lecomprend, est presque entièrement linguistique.C’est dans cette perspective que Jacques Derridaparle d’« artefactualité 2 », mot-valise construit àpartir d’« artefact » et d’« actualité ». À ce titre, letravail <strong>de</strong> G. Motti, dans l’efficacité <strong>de</strong> son action<strong>de</strong> revendication, constitue une dé-fictionnalisation<strong>de</strong> l’espace public, appelé à dénoncer qui lefaçonne vraiment. Le plus ironique est que l’artistese soucie peu <strong>de</strong> la constitution <strong>de</strong> sesœuvres du point <strong>de</strong> vue institutionnel ; il laisse àd’autres le soin <strong>de</strong> collecter les enregistrements etimages susceptibles <strong>de</strong> documenter ses interventions.Ainsi les exactions <strong>de</strong> G. Motti ne nous parviennentque comme <strong><strong>de</strong>s</strong> échos lointains dont laprésentation en galerie, sous la forme <strong>de</strong> coupures<strong>de</strong> presses et d’images anciennes, ressemblent à<strong><strong>de</strong>s</strong> contrefaçons d’accrochage. Peut-être faut-il endéduire que l’espace public constitue – commepour les street artists – sa seule galerie légitime,d’abord extérieure au fonctionnement du marché<strong>de</strong> l’art.Bien sûr, toutes les œuvres <strong>de</strong> G. Motti ne reposentpas sur la revendication ; en revanche,toutes s’opposent au principe <strong>de</strong> fiction, lequelpeut être défini comme la mise en place d’un récitvraisemblable, c’est-à-dire le report d’une actionou d’un ensemble cousu d’actions dans le cadred’une diégèse se posant comme parallèle au réel etne venant le contredire en rien. Dans l’Encyclopédie<strong>de</strong> Di<strong>de</strong>rot et D’Alembert, on peut lire à l’entrée« fiction » rédigée par Marmontel : « Dès qu’on asecoué le joug <strong>de</strong> la vraisemblance et qu’on s’estaffranchi <strong>de</strong> la règle <strong><strong>de</strong>s</strong> proportions, l’exagéré necoûte plus rien. » Agissant dans l’espace public,c’est-à-dire sur la manière dont les médias d’informationen constituent linguistiquement la réalité,Motti justement ne s’interdit pas <strong><strong>de</strong>s</strong> actions toutà fait invraisemblables.C’est par la reconnaissance <strong>de</strong> ses interventionsartistiques par un public déterminé que ladémarche <strong>de</strong> G. Motti bénéficie <strong><strong>de</strong>s</strong> conséquencespsychologiques liées au performatif. La contrepartie<strong>de</strong> la revendication est en tout premier lieu la1. Pierre CHAMBAT, « Espace public, espace privé : le rôle <strong>de</strong>la médiation technique », dans Isabelle PAILLART et PierreCHAMBAT (dir.), L’Espace public et l’emprise <strong>de</strong> la communication,Grenoble, Ellug, 1995, p. 98.2. Jacques DERRIDA, Échographies <strong>de</strong> la télévision, Entretiensfilmés, Paris, Galilée/Institut National <strong>de</strong> l’Audiovisuel, 1996,p. 11.51
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicreconnaissance pour le cas <strong>de</strong> G. Motti dans lamesure où clamer faire <strong>de</strong> l’art à la manière d’unesprit frappeur entraîne l’attente d’être pris pourtel. Il a peut-être là encore remporté son pari : selonMarc-Olivier Wahler 1 , il se trouve <strong><strong>de</strong>s</strong> historienspour reconnaître que le tremblement <strong>de</strong>terre <strong>de</strong> Californie est une œuvre <strong>de</strong> Gianni Motti.Ce qu’ils lui concè<strong>de</strong>nt alors est que la brèche <strong>de</strong>74 km <strong>de</strong> long toujours visible dans la région, forméeà la suite du tremblement <strong>de</strong> terre, est la plusgran<strong>de</strong> œuvre d’art jamais « réalisée ».Benjamin RIADO1. Marc-Olivier WAHLER, art. cit., p. 45.52
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artERRANCE DANS LES RUELLES GRAPHITIQUESDE MATSUMOTO TAIYŌL’image et le regard débordésLorsque graphique et graphite sont confondus,cela n’évoque pas simplement l’origine du matériau<strong>de</strong> création, autrement dit sa nature, mais lecontact, la rencontre entre la pointe aiguisée– mais relativement souple – du crayon et sondoux support, pour sa part relativement rêche enfonction du papier comme <strong>de</strong> cette pointe. Pourainsi dire, nous sommes amenés à penser le lieu etle moment <strong>de</strong> création mais aussi, par extension,le lieu produit par cette création. Lorsque l’histoiredu faire se conjugue avec l’histoire en train <strong>de</strong> sefaire, voilà <strong>de</strong> l’histoire toute faite ! Ces ruelles oùse bala<strong>de</strong> l’homme et ces ban<strong><strong>de</strong>s</strong> comme ces gouttièresoù l’œil se perd dans les pages et dans lesquellesse déversent les flux imaginaires, neconvoquent-elles pas les mêmes attitu<strong><strong>de</strong>s</strong> (si cen’est les mêmes aptitu<strong><strong>de</strong>s</strong>) esthétiques, à savoircelles du plaisir du jeu d’une part et <strong>de</strong> l’erranced’autre part, cette capacité, si ce n’est cette qualitéà savoir se perdre ? Ainsi, ces gaufriers, par quellemagie <strong>de</strong>viennent-ils jouissance visuelle ? Avec laban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée, le graffiti, « peinture <strong>de</strong> mur »,s’érige en paroi multiple et dans, ou plutôt par lelivre en véritable ville, complexe ou encore mégastructure.Pour ainsi dire en système 1 .Chez Matsumoto 2 , le plaisir <strong>de</strong> « lecture » ne seretrouve pas que dans le jeu avec les espaces picturaux3 – déjà forme d’égarement, mais aussi dans1. Cette métaphore peut se voir réalisée concrètement avecle livre à pop-up, ou mieux nommé le livre-système.2. Bien que la rupture ne soit pas nette, on peut diviserl’œuvre <strong>de</strong> Matsumoto en <strong>de</strong>ux. D’une part <strong><strong>de</strong>s</strong> ouvrages audéveloppement narratif plus classique et linéaire commePing Pong, Gogo Monster, Le samouraï bambou et Sunny et d’autrepart <strong><strong>de</strong>s</strong> œuvres traitées <strong>de</strong> façon plus expérimentale commeL’homme fleur, Amer béton, Printemps bleu ou Number 5. Nousparlerons principalement dans ces lignes <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières.3. Comme cela est développé dans notre premier articledédié à Matsumoto, à paraître en 2012 dans le collectifdirigé par Boris Eizykman intitulé Esthétique <strong>de</strong> la Ban<strong>de</strong><strong><strong>de</strong>s</strong>sinée aux éditions <strong>de</strong> La Lettre Volée.la perte joyeuse <strong><strong>de</strong>s</strong> repères logiques et diégétiquesau milieu d’une foule <strong>de</strong> figures paraissant (et paressant)à l’image, toutes plus intrigantes les unesque les autres, leur apparition intempestive renforçantune fois encore l’impossibilité d’une lectureau sens stricte du terme. L’exercice <strong>de</strong> lecture <strong>de</strong>vientbien un jeu <strong>de</strong> « lecture » : on ne s’abîme pasen vain dans les labyrinthes et le bestiaire <strong>de</strong> Matsumoto,on se fraye un passage, et ainsi, parcourirle livre <strong>de</strong>vient une expérience poétique singulièrequi ne relève donc plus du simple parcours. Le jeuentamé avec le médium se perpétue ainsi avecforce dans le contenu même <strong><strong>de</strong>s</strong> pages d’une façontout à fait singulière.L’auteur, à volonté, fait pulluler les planches <strong><strong>de</strong>s</strong>es ouvrages d’éléments impromptus et perturbateurscomme autant <strong>de</strong> parasites, qu’ils soient <strong>de</strong>nature iconologique ou compositionnelle. En effet,la façon dont les cases et leurs espaces respectifssont ponctuellement habités <strong>de</strong> choses etd’êtres semblant venir d’un « ailleurs » scénaristique,voire parfois d’un « ailleurs » formel, détonne.En effet, les lieux se voient envahis par <strong><strong>de</strong>s</strong>figures étrangères au contexte présupposé <strong>de</strong>l’œuvre et à la cohésion <strong>de</strong> l’univers déployé. Bienqu’hors <strong>de</strong> la narration ils prennent pourtant placeà l’image : <strong><strong>de</strong>s</strong> animaux et chimères fantastiques,espèces hybri<strong><strong>de</strong>s</strong> (parfois ini<strong>de</strong>ntifiables) ou encore<strong><strong>de</strong>s</strong> personnages <strong>de</strong> fiction populaire ou <strong>de</strong>folklore peuplent, « zonent » et squattérisentponctuellement les espaces disponibles <strong>de</strong> l’image.De ce fait, les moindres recoins et surfaces représentéspeuvent être prétextes à une incessante« pollution » visuelle mais aussi discursive (onomatopées,bulles et discours) pour ne pas dire sonore.Inscriptions, affiches, tags, enseignes, décorssurajoutés, faune, flore et autres « figurants » impromptusenvahissent et peuplent les environs,produisent un paysage visuel autant que sonore,induisant <strong>de</strong> cette façon d’incessants décalages.Bien que passagers au sein <strong>de</strong> la page et <strong>de</strong> l’his-53
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publictoire, ces êtres produisent une présence forte àl’image, la case qu’ils envahissent étant un espacesingulier où habiter, une niche récréative, refugevisuel pour l’œil entre <strong>de</strong>ux sauts temporels. Celanous rappelle que la vignette n’est pas un fragment<strong>de</strong> temps et d’espace, mais bien plutôt elleproduit son propre continuum spatio-temporel etapporte une résonance au sein d’un ensembled’images organisé en page ou double page.Chez Matsumoto les espaces sont donc <strong><strong>de</strong>s</strong>milieux plus que <strong><strong>de</strong>s</strong> lieux à proprement parler, ilsne sauraient tenir en place à l’image et s’en tenir àleur simple fonction <strong>de</strong> décor, <strong>de</strong> fond. Là où lespersonnages cherchent toujours leur rôle, la ville,elle, <strong>de</strong>vient sujet central, à la fois contexte et« personnage » principal. En quelque sorte chaquelieu est comme une place au sens urbain – place<strong>de</strong> l’hôtel <strong>de</strong> ville, place du marché – où tout peutse faire et se défaire si rapi<strong>de</strong>ment et où tout unchacun passe forcément par là, véritable « plaquetournante », boulevard <strong><strong>de</strong>s</strong> mélanges et <strong><strong>de</strong>s</strong> sensations.C’est ainsi que ces lieux <strong>de</strong>venus milieux, nousles voyons eux-mêmes <strong>de</strong>venir <strong><strong>de</strong>s</strong> sortes <strong>de</strong> figuresà part entière au cœur <strong>de</strong> l’image, perturbantla « lecture ». Ils cessent d’être <strong><strong>de</strong>s</strong> décors ou du« remplissage », <strong><strong>de</strong>s</strong> référentiels passifs. Les lieuxsont foncièrement <strong><strong>de</strong>s</strong> espaces, voire <strong><strong>de</strong>s</strong> moyensd’expression et non plus <strong><strong>de</strong>s</strong> endroits ; d’ailleurs,droits ils le sont rarement, ils penchent, setor<strong>de</strong>nt, se meuvent et se dramatisent autant queles personnages. Tous les éléments <strong>de</strong> l’image s’activentvisuellement au même niveau sémiotique,subissent le même traitement et participent d’unespace visuel spécifique et d’une même mouvance.Aucun élément n’est laissé passif, l’ensembleest dynamique, visuellement mouvant telqu’au final les espaces sont l’objet <strong>de</strong> nombreusesexcroissances ou autres déchaînements expressifsdu <strong><strong>de</strong>s</strong>sin. De plus, l’artiste joue <strong>de</strong> distorsions, <strong>de</strong>décalages et <strong>de</strong> chevauchements spatiaux commetemporels.Au final, c’est comme s’il était fantasmé àl’image une perte <strong>de</strong> maîtrise du créateur tel l’enfantdésirant voir ses jouets prendre vie d’euxmêmes.Ici, la création semble s’autonomiser, lesespaces engendrent <strong>de</strong> nouveaux espaces où <strong><strong>de</strong>s</strong>êtres se manifestent <strong>de</strong> manière inattendue. Toutcela témoigne d’un univers irrationnel et absur<strong>de</strong>,un mon<strong>de</strong> purement graphique produisant <strong><strong>de</strong>s</strong> espacespertinemment visuels dans la mesure où ilsengendrent leur propre condition.Fig. 1 : MATSUMOTO Taiyō, Hana Otoko, Tokyo, Shogakukan,1998, tome 2, p. 90, cases 1 et 2.Non seulement l’espace <strong>de</strong> l’œuvre est rappelécomme tel, mais les protagonistes censés polariserles principales actions et l’attention du lecteurviennent eux-mêmes au sein <strong>de</strong> l’histoire à s’interrogeret à s’étonner <strong>de</strong> ces incohérences, anachronismeset monstres qui « passent par-là » sans butni motif, défilant <strong>de</strong> façon carnavalesque caseaprès case pour s’évanouir aussi rapi<strong>de</strong>ment qu’ilssont arrivés à la case suivante (fig. 1). La case estcomme une rue dans un dédale, un lieu <strong>de</strong> passageet à la fois un jeu <strong>de</strong> cache-cache où apparitionrime avec disparition. Ne dit-on pas « le personnageapparaît » à tel moment <strong>de</strong> l’histoirecomme si sa présence « hors-champ » et sonexistence non seulement étaient absolument ignoréesmais aussi comme si elles pouvaient êtregommées voire effacées à volonté selon les besoins<strong>de</strong> la diégèse (et ici, selon le désir du personnage)? De la même façon, on pourra voir les protagonisteseux-mêmes se questionner sur leurplace dans l’histoire ou encore témoigner <strong>de</strong> l’absencechronique <strong>de</strong> héros à l’histoire 1 .Ces étrangetés fonctionnent ainsi comme autantd’apparitions tant est qu’on ne les aperçoit1. Le chapitre 16 <strong>de</strong> Ping Pong s’intitule d’ailleurs « Le hérosest absent ».54
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artsouvent qu’une seule fois (dans une seule case ouune seule page ou double page). Comme évoquéprécé<strong>de</strong>mment, chaque case <strong>de</strong>vient un espacesingulier ou <strong><strong>de</strong>s</strong> éléments singuliers font une interventionelle-même singulière. Ainsi, une mêmeenseigne d’une case à l’autre passe <strong>de</strong> « tabaco » à« cigarette » puis à « ta ba ko » en hiragana. Cesjeux avec la langue, déclarations, édifices dé-figurés,gribouillis ou autres graffitis sont autant <strong>de</strong> « private-jokes» s’ajoutant à ceux déjà évoqués. La subtilité<strong><strong>de</strong>s</strong> références constituant l’univers développédans L’homme fleur a d’ailleurs eu comme conséquencel’absence d’édition à l’étranger <strong>de</strong> cetteœuvre majeure <strong>de</strong> Matsumoto. Il est en effet difficilepour le lecteur, étranger au japon populaire,<strong>de</strong> reconstituer l’univers personnel <strong>de</strong> l’artiste,l’environnement qui l’inspire directement et auquell’œuvre appartient, au final, comme un <strong>de</strong> sesobjets 1 . Nous y reviendrons.Se perdre à l’imageDe façon abyssale, les images sont ainsi envahiespar d’autres images telles qu’une partie <strong>de</strong> l’image<strong>de</strong>vient toujours le support d’une autre imagepour autant que l’espace puisse retrancher infiniment<strong>de</strong> nouveaux espaces graphiques et ainsi enengendrer. Toutes les surfaces, les murs représentéssont <strong><strong>de</strong>s</strong> « supports » et niveaux supplémentairesd’expression pour l’auteur, où il peut se défouler,se décharger et exprimer avec plus <strong>de</strong> justesseson empire graphitique. Avec cette profusion<strong>de</strong> graffitis dans Amer béton 2 il envahit <strong><strong>de</strong>s</strong> espacesneutres, jette <strong><strong>de</strong>s</strong> signes en désordre. Sur unmême pan <strong>de</strong> mur les messages se mélangent, cohabitent,faisant eux-aussi mosaïque à l’instar <strong>de</strong> lapage <strong>de</strong> ban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée elle-même. Ces signespullulent <strong>de</strong> tous les bords, dans tous les coins,dans tous les espaces non occupés. Ces entités1. De même, la traduction est impuissante à rendrel’étendue <strong><strong>de</strong>s</strong> jeux <strong>de</strong> mots, <strong>de</strong> signes ou autres métaphoresimpliqués jusque dans le titre <strong><strong>de</strong>s</strong> œuvres en versionoriginale. Cela souligne la difficulté à retrouver l’équivalentdu jeu (<strong>de</strong> mot) par d’autres mots et d’autres moyens, lesimages comme les métaphores ne pouvant s’échanger avecd’autres, supposément équivalentes.2. MATSUMOTO Taiyō, Amer béton, Takahashi H. (trad.), Paris,Tonkam, 2007.graphiques souvent simplifiées semblent imprévuesdans le projet <strong>de</strong> l’auteur. Par ailleurs, si lesespaces ainsi habités gagnent en contenu par ces« participants », ils per<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> leur signifiance àl’égard <strong>de</strong> l’histoire une fois celle-ci affublée <strong>de</strong>tels détournements absur<strong><strong>de</strong>s</strong> et redondants(fig. 2). Matsumoto donne ainsi <strong>de</strong> la signifiance à<strong><strong>de</strong>s</strong> espaces en quelque sorte trop lourds d’insignifianceset à revers considère avec une certaine insignifiancele fil <strong>de</strong> l’histoire, les évènements majeurs,délaissant l’intrigue principale (s’il en estune), qui apparaît alors comme absur<strong>de</strong> dans sonensemble et parfois vaine. Il y a <strong><strong>de</strong>s</strong> choses quirestent donc pures insignifiances, qui habitent littéralementles cases et simplement occupent l’espace,comme pour mieux détourner l’attention dulecteur. Par ailleurs, l’artiste n’hésite pas à régulièrementpointer par d’épaisses flèches noires leséléments qu’il veut faire ressortir, comme en résistanceau flux principal <strong>de</strong> « lecture » qui a tendanceà les oublier. Cette pure signalétique qu’ilutilisera par ailleurs pour désigner <strong><strong>de</strong>s</strong> directionset mouvements sont non seulement <strong><strong>de</strong>s</strong> indices àl’image mais aussi fonctionnent comme indicespour l’œil. Cela contribue, par l’intrusion d’élémentsnon diégétiques et non représentatifs, à laprolifération <strong>de</strong> signes qui s’ajouteront aux onomatopéeset aux bulles.Fig. 2 : MATSUMOTO Taiyō, Hana Otoko, Tokyo, Shogakukan,1998, tome 2, p. 55, case 1.L’artiste multiplie ainsi les co<strong><strong>de</strong>s</strong>, en invente <strong>de</strong>nouveaux et se rend présent à l’image. En effet, laredondance d’éléments <strong>de</strong> ce type tisse en quelquesorte au fil <strong><strong>de</strong>s</strong> images la mythologie personnelle<strong>de</strong> l’artiste, et cela, sous une nouvelle forme expressive,un nouveau infra-sens apposé à sonœuvre. C’est d’ailleurs cette même mythologie,comme une forme d’archaïsme, <strong>de</strong> matière premièreou encore <strong>de</strong> base ou <strong>de</strong> magma élémentairequi revient à chaque œuvre. De cette façon55
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicse trouve rejouée la même problématique qui verraémerger <strong>de</strong> nouvelles réponses dans la succession<strong><strong>de</strong>s</strong> œuvres, comme si l’auteur décontextualisaitindéfiniment pour produire <strong>de</strong> nouvelles variations.Ce <strong>de</strong>rnier se montre ainsi comme travaillépar une même névrose incessamment, unemême question existentielle qu’il rumine duranttoute son œuvre sans jamais trouver la forme adéquateà son expression, car pour lui « le bonheurn’a pas <strong>de</strong> forme 1 ».Ce « jeu <strong>de</strong> piste » interminable prend racinedans ce principe <strong>de</strong> traitement graphique singulier<strong>de</strong> tout l’espace <strong>de</strong> l’image, contrastant avec lessolutions pratiques habituelles usitées dans le manga,telles que les photos retravaillées graphiquementpour produire <strong><strong>de</strong>s</strong> fonds, les co<strong><strong>de</strong>s</strong> graphiquesépurés <strong>de</strong> la tendance cartooniste pop oules blocs perspectivistes du traçage à la règle leplus timi<strong>de</strong> dans le manga féminin. Nous verronsplus loin par exemple l’importance <strong>de</strong> la dimensionesthétique <strong><strong>de</strong>s</strong> espaces et <strong><strong>de</strong>s</strong> vues « gonflés »chez Matsumoto, sa vision <strong>de</strong> l’urbanisme japonaisne se voulant pas documentaire. Plutôt, ce<strong>de</strong>rnier montre comment il ressent la ville, <strong><strong>de</strong>s</strong>corps fatigués aux paysages sans cesse défigurés,en passant par les bruits divers qui retentissent <strong>de</strong>toute part. Tous participent à faire <strong>de</strong> l’espace représentatifun témoignage <strong>de</strong> la vie au Japon, <strong><strong>de</strong>s</strong>préoccupations personnelles <strong>de</strong> l’auteur commejaponais et comme artiste, abordant ainsi la placeet l’inci<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la ban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée dans la société.La ban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée comme système d’imageaprogrammatiqueÀ l’ère <strong><strong>de</strong>s</strong> programmes, qu’ils soient scolaires,professionnels, économiques, politiques, télévisuelsou électroniques, multimédia et numériques,on s’inquiète <strong><strong>de</strong>s</strong> productions qui ne sont plus quereconfiguration, voire simple variation d’un mêmeschéma. À ce titre, le manga <strong>de</strong> Matsumoto fait résistanceau « tout programmé », à la programmationsystématique du livre comme <strong>de</strong> la ban<strong>de</strong><strong><strong>de</strong>s</strong>sinée par les normes <strong>de</strong> production, les co<strong><strong>de</strong>s</strong>graphiques, règles narratives et canons <strong>de</strong> la1. MATSUMOTO Taiyō, Printemps bleu, Matsumoto A. (trad.),Paris, Tonkam, 2000, p. 215.culture pop 2 . L’auteur déprogramme son histoire,c’est-à-dire non pas qu’il l’anéantit mais il la laissese développer empiriquement, réappréciant les interruptions,les ratés scénaristiques, les longueurset manquements. De cette façon, il ne semble parfoisy avoir aucun véritable projet d’histoire, <strong>de</strong>cohérence du mon<strong>de</strong> décrit. Matsumoto sembleajouter, au <strong>de</strong>rnier moment <strong>de</strong> la réalisation toutce qui lui passe par la tête qu’il n’avait prévu aubrouillon. En laissant une marge « d’improvisation» et <strong>de</strong> dérive, il trahit l’humain, sa personne,ses préoccupations, passions et amusements, jetantà l’image <strong><strong>de</strong>s</strong> figures « ovnis » et distordantles espaces.L’auteur produit par associations inconscientesune foule indéfinissable, collage <strong>de</strong> lieux et d’élémentsdisparates, d’icônes <strong>de</strong> la sous-culture populairedans laquelle il baigne, formant là un folkloremo<strong>de</strong>rne voire une mythologie panthéistecomme l’a mis en relief son pendant français Nicolas<strong>de</strong> Crécy dans son ouvrage sur le japon 3 enparlant en termes <strong>de</strong> dieux <strong>de</strong> toutes ces figuresomniprésentes, objets personnifiés issus <strong>de</strong> lasous-culture (cinéma, jeux-vidéo, télévision,consommables etc.), autant d’icônes tout droit venues<strong>de</strong> l’image publicitaire et d’affichage.Par ailleurs, on ne peut ne pas souligner le décalageincessant et quasi systématique entre l’écrit(dialogues, onomatopées) et l’image (l’action, lascène, la figure) dans l’œuvre <strong>de</strong> Matsumoto, aupoint qu’il est parfois difficile <strong>de</strong> parler véritablement<strong>de</strong> dialogue ou même d’action. En effet, lesdiscours semblent ne pas se répondre ou encoreles personnages paraissent souvent inoccupés, distraitsou bien figés dans l’interrogation ou lacontemplation, produisant à la lecture <strong>de</strong> pures2. Le kawaï par exemple mais surtout tous les styles etthèmes liés aux genres du Manga retranchés par âge, sexe,sexualité, intérêt, condition sociale, visant toujours un publiccomme « cible » ainsi que les normes graphiques. Les traits<strong>de</strong> vitesse, par exemple, ne sont pas tracés à la règle chezMatsumoto et n’ont pas tous un même point <strong>de</strong> fuite dans lacase. En incarnant graphiquement le signe graphique dans lereprésenté, la notion <strong>de</strong> co<strong>de</strong> graphique cesse d’êtreabstraite. Réinscrire dans la matière graphique le co<strong>de</strong>habituel participe alors <strong>de</strong> l’impression visuelle <strong>de</strong> l’espacedéfilant.3. Nicolas DE CRÉCY, Journal d’un fantôme, Paris, Futuropolis,2007, p. 14-15 et 103-104.56
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artabsurdités quand le discours même n’est pas à luiseul un véritable non-sens. Pour leur part, nombreusesonomatopées ne correspon<strong>de</strong>nt à aucunbruit ou évènement présent à l’image ni même àun son i<strong>de</strong>ntifiable comme par exemple le brouhahaatmosphérique <strong>de</strong> la ville en mouvementdans Amer béton. En outre, ces discontinuités et interférencesnarratives supplémentaires produisentune suspension étrange à l’image, dans un art dit« <strong>de</strong> lecture » et donc <strong>de</strong> continuité. L’image n’estainsi plus subordonnée à la diégèse comme le discoursn’est plus subordonné à l’image. Ponctuellementl’un n’illustre plus l’autre, plutôt ils s’interrogent,se pensent l’un l’autre et contribuent àdonner une profon<strong>de</strong>ur et une substance poétiqueà l’œuvre.Fig. 3 : MATSUMOTO Taiyō, Amer béton, Takahashi H. (trad.),Paris, Tonkam, 2007, p. 75, cases 1 et 2.Comme certaines figures, les discours eux aussi« tombent comme un cheveu sur la soupe » etsemblent n’être le plus souvent que <strong><strong>de</strong>s</strong> pics d’humeur,participant <strong>de</strong> ces private-jokes évoqués plushaut (fig. 3). Ces déclarations parfois tonitruanteset autres messages cachés sous un énième <strong>de</strong>gréproduisent toujours plus <strong>de</strong> jeu, d’interaction,d’association étrange entre les différents éléments<strong>de</strong> la ban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée. De plus, le manga n’use passystématiquement <strong>de</strong> la queue du phylactère, ou<strong>de</strong> manière très discrète, créant parfois l’ambiguïté<strong>de</strong> l’appartenance <strong>de</strong> la parole. On ne sait si cette<strong>de</strong>rnière émane bien d’un <strong><strong>de</strong>s</strong> personnages àl’image et non d’un personnage hors-champ, voire<strong>de</strong> l’auteur lui-même qui parlerait « au travers » <strong><strong>de</strong>s</strong>es avatars, soufflant la parole à ses personnagestel un ventriloque. La bulle sans queue et doncsans référent ou attache, rebondit, nous perd dansnotre tentative <strong>de</strong> suivre sa trajectoire, produisantune résonance <strong>de</strong> plus au cœur <strong>de</strong> la page.Le discours a ainsi sa place non plus uniquementcomme illustration <strong>de</strong> l’image mais se surajoutecomme couche supplémentaire <strong>de</strong> sens ou <strong>de</strong>non-sens. Au lieu <strong>de</strong> compter pour le <strong><strong>de</strong>s</strong>sin, <strong>de</strong>participer <strong>de</strong> l’économie sonore faisant défaut àl’image, plutôt il perturbe sa compréhension,trouble la signification dans son ensemble et metpresque en difficulté notre bon sens face àl’image.Insignifiances et poésiesEn second lieu ce sont <strong><strong>de</strong>s</strong> interruptions durythme <strong>de</strong> lecture qui sont mises en place commel’illustre à merveille l’histoire courte dans le caféintitulée Un petit coin <strong>de</strong> Paradis 1 où la « caméra » (ladécoupe <strong>de</strong> l’image et sa rythmique en plan quasicinématographique) se penche tour à tour sur unesuite <strong>de</strong> considérations. Comme en flash, cecivient donner une épaisseur à l’existence banalecomme à la linéarité <strong><strong>de</strong>s</strong> apparitions <strong><strong>de</strong>s</strong> protagonistesen question ; ou plutôt, justement, ils nesont plus en question, c’est l’espace narratif quiest mis en jeu dans ce tourbillonnement. En effet,le procédé cinématographique d’intercaler <strong>de</strong>ux,voire trois scènes pour ne pas lasser le lecteurdans une narration strictement linéaire qui ne« suivrait » qu’un seul personnage est ici poussé àl’extrême. On assiste à une véritable joute verbale(rappelant les films <strong>de</strong> Richard Linklater) qui s’extrapoleici à plusieurs conversations, plusieurstables puis à tout un lieu entier et à ses environs.Les vies <strong><strong>de</strong>s</strong> protagonistes se retrouvent comme« mélangées », rendant la scène éclatée, alorsqu’elles ne <strong>de</strong>vraient partager qu’une mêmetranche ou « tunnel narratif ». Ainsi, c’est le mo<strong>de</strong>narratif qui à son tour relève <strong>de</strong> la mosaïque. Uneseule chose se donne à voir, la rencontre, <strong>de</strong> sorteque chaque case (ou plan) – bien que souvent encoredédiée à une seule répartie – <strong>de</strong>vient le fragmentd’une image multiple.1. MATSUMOTO Taiyō, Printemps bleu, op. cit.57
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicEn fait, on est toujours ailleurs, la scène estéclatée ou même, il n’y a pas <strong>de</strong> scène et il n’y apas d’ordre <strong>de</strong> narration, c’est un puzzle incohérentlivré en simultané pour mieux capter la fièvre<strong>de</strong> la scène. Aucune vie ne vaut alors plus qu’uneautre pour l’histoire, du moins pour ce que veuttransmettre l’auteur qui entend le manga commeun lieu plus complexe qu’un simple ordre narratifet un moyen <strong>de</strong> se divertir. Dans ce <strong>de</strong>rnier cas,chaque case doit être productive et participer d’unmême « mouvement » bien articulé et harmonieux,fondant le principe <strong>de</strong> « lecture » case parcase tel un story-board.Matsumoto, toujours dans son recueil d’histoirescourtes, intercale subrepticement, « letemps » <strong>de</strong> quelques cases éparpillées, un couple<strong>de</strong> lycéens amoureux, en marge <strong>de</strong> l’intrigue. Onimagine les <strong>de</strong>ux adolescents pris dans le tourbillon,la fièvre et la suave passion d’un été caniculaireéprouvant, d’un amour intensément éprouvésans distance ni retenue, alors que tout sembledisparaître autour d’eux, les isolant malgré eux.Cet amour semble donc durer <strong>de</strong>puis une année 1mais l’été suivant la relation se sol<strong>de</strong> finalementpar ce qui paraît 2 un double-suici<strong>de</strong> 3 , refermant laboucle et le cycle saisonnier. L’insignifiance <strong>de</strong>cette relation à peine esquissée comme celle <strong><strong>de</strong>s</strong>commentaires désabusés « lâchés » par les différentspersonnages ou les libellules, le bruit <strong><strong>de</strong>s</strong> cigales,le club extra-scolaire <strong>de</strong> l’été et le match téléviséproduisent un environnement, un milieu1. Ce couple apparaît lors <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux histoires courtesindépendantes, chacune se déroulant au cœur <strong>de</strong> l’été(réalisées et publiées en cette même saison, l’une l’été 1991et l’autre l’été 1992). Ces <strong>de</strong>ux histoires sont entrecoupéesd’une histoire <strong>de</strong> yakuza semblant se dérouler durantl’automne ou l’hiver, au vu <strong><strong>de</strong>s</strong> arbres sans feuilles (réalisé etpublié à l’automne 1991). Le couple apparaît trois fois danschacune <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong>ux histoires courtes.2. Plus bas dans sa chute on peut imaginer que le garçon asauté en premier, la fille semblant le suivre plus quel’accompagner. Celle-ci semble aussi hésiter, voire peut-êtreregretter, laissant en effet s’échapper un cri <strong>de</strong> frayeur.3. Le double suici<strong>de</strong> (Shinjū) au japon provient d’unetendance populaire datant <strong>de</strong> l’ère Edo où les amoursimpossibles se donnent la mort pour être réunis dans l’autremon<strong>de</strong>. Toujours d’actualité, ce sont souvent les chefs <strong>de</strong>famille, qui, après avoir perdu leur emploi contraignent leurfemme à mettre fin à ses jours peu avant eux ou en mêmetemps.poétique et critique <strong>de</strong> sa propre condition. Il y a<strong>de</strong> cette façon une décentralisation <strong>de</strong> l’intriguequi n’est ainsi plus perçue comme telle. Le jeuentre les existences, leur entremêlement tisse unseul et même espace-temps, du moment et dulieu, <strong>de</strong> l’ici et du maintenant, <strong><strong>de</strong>s</strong> instants éphémères,insignifiants mais vécus avec durée, persistanceet attachement, baignant dans un mêmesentiment nostalgique. L’auteur prend plaisir à entrecroiser<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>tinées archétypales qu’il rejoueindéfiniment dans ses différentes œuvres maisaussi au sein d’une même œuvre. Il alterne ainsitout au long <strong>de</strong> Amer béton entre plusieurs couplesliés ou non à l’intrigue principale. Ce jeu est amplifiéavec la symbolique du chiffre et <strong>de</strong> l’animalque l’on retrouve à plusieurs échelles. Le un symbolisel’indépendance, la solitu<strong>de</strong> et la mélancoliequ’incarne le rat ou le chien tandis le <strong>de</strong>ux renvoieau couple, au système clos et à la protection quepersonnifie la relation <strong><strong>de</strong>s</strong> chats par exemple. Letrois, lui, dénoterait tour à tour le mal personnifié,le déséquilibre, l’attaque, le danger et la force quereprésente ainsi les tueurs Papillon, Tigre et Dragon,visibles aussi dans Number 5, œuvre au nomévocateur. Matsumoto procure ainsi une vie mythiqueà ses personnages, à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> quelquescoups <strong>de</strong> dés.Jeux <strong>de</strong> société et sociétés <strong>de</strong> jeuDans Amer béton, on retrouve <strong>de</strong> nombreux espaces<strong>de</strong> jeux comme le parc, le jardin d’enfant,les arca<strong><strong>de</strong>s</strong>, le parc d’attractions, le pachinko, lesbains et la place publique, les cours intérieures, lering et bien sûr la chambre d’enfant ou encore leterrain vague. Ce sont autant <strong>de</strong> lieux disponiblespour le jeu mais <strong>de</strong> différentes natures, certainssont <strong><strong>de</strong>s</strong> lieux dédiés au jeu, d’autre <strong><strong>de</strong>s</strong> lieux prispar le jeu : c’est l’espace même qui est joué ouplutôt rejoué, qui <strong>de</strong>vient enjeu. Ces lieux ne renfermentdonc pas <strong><strong>de</strong>s</strong> objets d’amusement etautres divertissements, bien au contraire ce sont<strong><strong>de</strong>s</strong> espaces vacants, temporairement ou ponctuellementinoccupés. Ils sont <strong>de</strong> cette façon commeremis en jeu, ce <strong>de</strong>rnier naissant du détournement<strong>de</strong> ces espaces, dans le sens où l’auteur amusé etses personnages amusants les reconfigurent. Ils lesmettent en branle, en font non pas un support <strong>de</strong>jeu où prendre place mais bien un amusement58
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artcomme jeu <strong>de</strong> support. Il faut donc bien insistersur cette différence entre une société dominée parl’entertainment et le jeu au sens profond comme expériencepersonnelle ré-créative, active, venant <strong><strong>de</strong>s</strong>oi et entrelacé avec le système sociétal. Il s’agitd’exprimer ou <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la vie autre chose que lejeu <strong>de</strong> la (ou <strong>de</strong>) société, comme l’exprime justementce même divertissement sous forme <strong>de</strong> plateau,miroir assez ironique du mon<strong>de</strong>. Cetteconception négative du jeu, qui invariablement etironiquement joue et rejoue tautologiquement, àla façon <strong>de</strong> Sisyphe, son propre jeu absur<strong>de</strong>, faitrésonner occupation <strong>de</strong> l’espace et pouvoir politique.Si la ville est lieu <strong>de</strong> création et par extension,création elle-même, le grand danger dans Amer bétonest <strong>de</strong> voir cette ville littéralement transforméeen parc d’attraction, d’une part lieu idyllique, paradistotal et d’autre part lieu tristement programmédu jeu, où celui-ci est parcours prédéterminé etnon pas libre découverte (fig. 4). Il est prémâché,pré-produit, partout disponible et « à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>», il n’est plus expérience singulière, personnelleet imaginative du mon<strong>de</strong>, aventure, dérive,vagabondage précaire comme le vivent « les<strong>de</strong>ux chats <strong>de</strong> gouttière » dont l’activité esthétiquemajeure relève <strong>de</strong> cette capacité à « refaire » ouplutôt à rejouer le mon<strong>de</strong>. Le jeu programmé n’estdonc déjà plus le jeu, c’est une idée du jeu n’ayantici pour but que d’occuper les esprits, toujoursplus disponibles et ainsi mis à disposition.Dans cette œuvre en particulier, le mon<strong>de</strong> serévèle <strong>de</strong> plus en plus stérilisé, asexué, figé dansun culte <strong>de</strong> l’enfance, du temps arrêté, folie d’unmon<strong>de</strong> renversé, où l’enfant est au cœur <strong>de</strong> la sociétéet est entretenu dans le royaume étendu etimmuable <strong>de</strong> l’enfance. Il n’est plus au centre <strong><strong>de</strong>s</strong>enjeux humains comme avenir <strong>de</strong> l’homme. C’estainsi que pour l’enfant Blanco, dans Amer béton, lachambre est plus une prison où ne naît que du refoulementet le parc un lieu plus glauque et ennuyeuxque les toits <strong>de</strong> la ville, les rues marchan<strong><strong>de</strong>s</strong>ou les bains publics.Ces endroits sontdonc <strong><strong>de</strong>s</strong> espaces privilégiés mais menacés, <strong><strong>de</strong>s</strong> refugesprécaires car sans cesse convoités, investis,restructurés et pourtant ô combien propices à unimaginaire libéré. Finalement, c’est précisémentparce que ce ne sont pas <strong><strong>de</strong>s</strong> espaces dédiés au divertissement,forcé, puéril et léger, qu’ils sont investispar les protagonistes comme un terrain <strong>de</strong>jeu, parce qu’ils ont conscience que la sociététoute entière peut être plus qu’un terrain d’investissement.Au contraire, elle peut être un terrain<strong>de</strong> plein épanouissement, mais pas au sens d’exutoireou <strong>de</strong> refoulement, <strong>de</strong> respiration provi<strong>de</strong>ntiellecomme le propose le parc en ville. Dès lors,l’enjeu social re<strong>de</strong>vient un jeu, tel un sport abandonnantla compétition, pour une régression toujoursrevigorante.Fig. 4 : MATSUMOTO Taiyō, Amer béton, Takahashi H. (trad.),Paris, Tonkam, 2007, p. 131, case 1.Ces espaces <strong>de</strong> libre-jeu sont dans cette mêmeœuvre bientôt remplacés par <strong><strong>de</strong>s</strong> salles d’arca<strong><strong>de</strong>s</strong>et autres lieux <strong>de</strong> divertissements, voyant ainsi laville entière être progressivement troquée contreun parc d’attraction. De cette façon, l’activité organisationnelledu travail, qui consacrait une partie<strong>de</strong> son énergie à la création <strong>de</strong> bulles <strong>de</strong> respiration(comme le divertissement) permettant àson système <strong>de</strong> ne pas s’essouffler, se voit bientôtfunestement ne plus consacrer son énergie qu’àcela, <strong>de</strong> telle façon que la société s’oublie ellemêmealors que le travail est focalisé sur la productiondu divertissement. Au travers <strong>de</strong> ce retournementon entrevoit là les <strong>de</strong>ux formes ou« images du mon<strong>de</strong> », tantôt implosive, tantôt explosiveformellement présentes à l’image. S’opposentainsi <strong>de</strong>ux conceptions : celle d’une sociétéqui se recroqueville et recentre son activité sur le59
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicloisir, sur sa propre dépendance au jeu, et celle oùle jeu fon<strong>de</strong> joyeusement la société comme un réelépanouissement.Il y a donc la volonté <strong>de</strong> réactiver <strong><strong>de</strong>s</strong> espacespublics, <strong>de</strong> les bousculer dans leur organisation etleur fonction et <strong>de</strong> raviver leur pluralité en les sortants<strong>de</strong> leur participation passive au « jeu <strong>de</strong> société» fondé sur la division. Si l’école elle-mêmerejette les protagonistes par procuration <strong>de</strong>L’homme fleur et Amer béton, c’est que, bien qu’espacesocial, elle ne saurait correspondre à cettecontinuité du jeu sociétal qui requiert l’ouverture<strong><strong>de</strong>s</strong> sphères. En effet, l’école est cadre fermé etn’incarne aucunement un espoir pour la société etl’avenir. Ces enfants <strong>de</strong> l’école <strong>de</strong> la vie, eux, neconnaissent que le mon<strong>de</strong> adulte et ne voient pasla rupture entre le jeu d’enfant et le jeu sociétal, nisa légitimité.Ainsi dans Amer béton, s’oppose à une ville dupassé plutôt vicieuse, adulte et chau<strong>de</strong> bien quemélancolique, une ville d’avenir froi<strong>de</strong>, enfantineet aseptisée qui n’est plus que l’ombre d’ellemême,transformée en parc d’attraction géant. Ledivertissement, l’adolescence, le jeu réglé d’une viefaussement animée où tout espace est occupé nelaisse plus place à l’imagination et à l’indéterminé,excepté dans quelques terrains vagues 1 . La ville seperd dans le superficiel et le simulacre au pointd’être totalement re<strong><strong>de</strong>s</strong>sinée sous ce nouveaurègne <strong>de</strong> l’enfant-roi. Son visage trahit désormaisl’abrutissement <strong><strong>de</strong>s</strong> masses, oubliant et mettant <strong>de</strong>côté les gens <strong>de</strong> la vie « brute », du quotidien et <strong>de</strong>la rue (yakuza, policiers, joueurs, voyeurs) orphelins<strong>de</strong> leurs lieux <strong>de</strong> prédilection. Vision funested’un Japon en train <strong>de</strong> perdre ses quartiers bienvivants, précaires mais chaleureusement animés,qui servaient non pas d’oubli mais <strong>de</strong> respiration àune société sous tension. Matsumoto nous metainsi face à la légèreté <strong><strong>de</strong>s</strong> jeux adultes et à la gravité<strong><strong>de</strong>s</strong> jeux <strong>de</strong> l’enfant. Il invite ainsi à prendreau sérieux les enfants et l’importance <strong>de</strong> leur jeupour autant qu’il vienne d’eux, la logique du divertissement,mise en place par l’adulte, conduisantquant à elle à l’occupation soutenue <strong><strong>de</strong>s</strong> masses età une forme <strong>de</strong> « dictature <strong>de</strong> l’enfance » selon BenoîtPoelvoor<strong>de</strong> 2 . Alors, le jeu peut bien être misau centre <strong>de</strong> l’univers pour en constituer l’essencemême, comme moteur idéologique, mais non passous cette forme détournée, asséchée et utilitaristedécriée dans l’œuvre.Les images du mon<strong>de</strong> dans l’œuvre <strong>de</strong>MatsumotoDans cette distorsion <strong><strong>de</strong>s</strong> éléments représentésdéjà relevée plus tôt, les corps comme les lieux(qui prennent corps) trahissent une expressivitéquasiment binaire par l’utilisation <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux typesd’exacerbation. En effet, la redondance <strong>de</strong> lacourbure souligne une tendance <strong><strong>de</strong>s</strong> formes et <strong><strong>de</strong>s</strong>figures à se rétracter ou à se recroqueviller toutcomme, dans le sens inverse, à leur expansion, extensionou gonflement (fig. 5 et 6). L’auteur livreainsi <strong>de</strong>ux manières alternées <strong>de</strong> représenter l’universet le mon<strong>de</strong>, autrement dit : la sphère humaine<strong>de</strong> la vie. Cette <strong>de</strong>rnière est alors la repré-Fig. 5 : MATSUMOTO Taiyō, Hana Otoko, Tokyo,Shogakukan, 1998, tome 3, p. 218, case 1.1. Nous renvoyons à ce sujet au segment Beyond d’Animatrix,disponible en Blu-ray chez Warner.2. « J’interdirais les parcs attractifs. À la place <strong><strong>de</strong>s</strong> parcsattractifs je ferais construire <strong><strong>de</strong>s</strong> forêts avec <strong><strong>de</strong>s</strong> cabanes queles enfants construiront eux-mêmes, où ils retrouveront leurimaginaire et où ils pourront rêver. Je supprimerais tout cequi est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la dictature <strong>de</strong> l’enfance. » Extrait d’uneinterview intitulée Les 10 comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> Benoît Poelvoor<strong>de</strong>donnée à l’occasion <strong>de</strong> la sortie du film Les Deux Mon<strong><strong>de</strong>s</strong>,diffusé par toutlecine.com et visible sur youtube.com. :.60
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artFig. 6 : MATSUMOTO Taiyō, Hana Otoko,Tokyo, Shogakukan, 1998, tome 3, p. 247,case 2.sentation <strong>de</strong> l’Homme dans son rapport aumon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> sa façon <strong>de</strong> le concevoir non pascomme pure extériorité, pensée à distance, mais<strong>de</strong>puis ce mon<strong>de</strong> même, s’incluant dans cette représentationqui lie phénoménologiquement lemon<strong>de</strong> à l’homme par le vécu. C’est ainsi que toutnaturellement, dans l’extrémité <strong>de</strong> sa courbure,l’espace linéaire tend à se refermer en une boucle.Le mon<strong>de</strong> à l’image tend à se faire sphère et symboledu mon<strong>de</strong> tel qu’il est senti, représenté ou caricaturéà l’esprit, conceptualisé idéologiquementet cela à défaut <strong>de</strong> pouvoir être saisi en son entier.La ville prend ainsi une forme élastique inachevéequi se révèle et s’esthétise case après case au travers<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux sphères existentielles opposées.La première est celle du mon<strong>de</strong> comme explosion,se dépliant en éventail, s’extériorisant et s’étirant,la secon<strong>de</strong> du mon<strong>de</strong> comme implosion, se repliantet s’intériorisant. De cette façon, au-<strong>de</strong>là<strong><strong>de</strong>s</strong> vues <strong>de</strong> la ville, ce sont <strong>de</strong>ux visions incessantes<strong>de</strong> celle-ci et <strong><strong>de</strong>s</strong> édifices humains, <strong>de</strong> la créationhumaine qui nous sont livrées. Ainsi, soit les personnagessont encerclés, compris, voire presqueaspirés par le mon<strong>de</strong> qui les entoure, le mon<strong><strong>de</strong>s</strong>’enfonçant, courbant vers le bas sous leurs pieds,soit le mon<strong>de</strong> gonfle, courbe vers l’extérieur, etalors à ce moment c’est l’homme qui comprend lemon<strong>de</strong>. Comprendre, ici, est à chaque fois à entendredans les <strong>de</strong>ux sens du terme : le mon<strong>de</strong>nous fait car nous sommes sur ce mon<strong>de</strong>, il nousporte. À l’inverse ce sera l’homme qui fait lemon<strong>de</strong> et le porte, l’auteur jonglant ainsi entre ces<strong>de</strong>ux images ou conceptions opposées, sinon dialectiques,du mon<strong>de</strong>. Par là Matsumoto délivre,telle une métaphore ou une forme symbolique,une image double du mon<strong>de</strong> qui le présente nonpas tel qu’il est vu ou doit être vu mais dans sonmouvement (et comme jeu d’espace) d’une part etdans l’errance idéologique, éthique et philosophique<strong>de</strong> l’homme, à la fois comme création etcréateur, d’autre part. On le sait <strong>de</strong>puis l’ouvrage<strong>de</strong> Panofsky 1 , la perspective par exemple est ellemêmeune forme symbolique du mon<strong>de</strong>, un redressement<strong>de</strong> la courbure rétinienne renfermantune conception idéologique. L’artiste ne cesse ainsi<strong>de</strong> faire balancer l’univers <strong>de</strong> ses ban<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinéesentre <strong>de</strong>ux conceptions opposées – maiscomplémentaires aux yeux du taoïsme dans lequelbaigne la culture japonaise. Les lois naturelles quisemblent régir le mon<strong>de</strong> imagé dans ses planchessont ambiguës et même contradictoires, ainsi,dans certaines représentations, tous les élémentssemblent s’attirer chaotiquement, <strong>de</strong> manière empirique.On retrouve cela dans certaines illustrations<strong>de</strong> début <strong>de</strong> chapitre où une agglomérationd’éléments disparates forme un tas plus ou moinssphérique et flottant au centre <strong>de</strong> la page, commesi une force attractive avait aimanté cette fouled’éléments, souvent symboliques, sorte <strong>de</strong> revuethématique d’un mon<strong>de</strong> qui au fond ne tourne pasrond (fig. 7) 2 .Fig. 7 : MATSUMOTO Taiyō, Amer béton, TakahashiH. (trad.), Paris, Tonkam, 2007, p. 267.1. Erwin PANOFSKY, La perspective comme forme symbolique etautres essais, G. Ballangé (trad.), Paris, Minuit, 2006.2. MATSUMOTO Taiyō, Amer béton, op. cit., p. 195 et 267.61
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicL’espace appropriéou le problème <strong>de</strong> la propriétéLa ville comme partage humain <strong>de</strong> l’espace maissurtout comme immense entreprise d’échangesest objet <strong>de</strong> spéculation et d’investissement. Elleest ainsi en constante modulation, ses espaces sevoyant sans cesse redéfinis, retracés. Le rythme<strong><strong>de</strong>s</strong> échanges et les mouvements humains toujoursplus intensifié dénoncent une ville perpétuellementen travaux dans l’idée d’optimisation etd’entretien. Matsumoto dépeint ainsi Takara encaricaturant le phénomène Tokyoïte, il montre laville comme une sorte <strong>de</strong> vaste chantier où sanscesse gron<strong>de</strong> et résonne le brouhaha <strong><strong>de</strong>s</strong> machines<strong>de</strong> démolition, <strong>de</strong> reconstruction, <strong>de</strong> transport ouencore d’usine. Dans un tel endroit, l’Homme,sans repères, n’a plus le temps <strong>de</strong> s’attacher à sonenvironnement qui ne cesse <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> visage.La ville <strong>de</strong>vient lieu <strong>de</strong> perdition, elle perd ainsil’Homme tant celui-ci n’a plus d’endroit où sesentir chez soi, en sécurité ; paradoxalement il nepeut plus habiter cette ville comme elle-même nel’habite plus. L’ironie est telle que ce <strong>de</strong>rnier cesseainsi d’exister, il ne peut plus être « présent ». Il ya comme un écroulement <strong>de</strong> la cité babyloniennesous son propre poids, emportant tous ses habitantsdans sa chute.Fig. 8 : MATSUMOTO Taiyō, Frères du Japon, Studio Tonkam(trad.), Paris, Tonkam, 1999, p. 148, cases 4 à 7.À l’instar <strong>de</strong> son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> parcours <strong>de</strong> l’imagenon linéaire et ralenti, le milieu urbain <strong><strong>de</strong>s</strong> ban<strong><strong>de</strong>s</strong><strong><strong>de</strong>s</strong>sinées <strong>de</strong> Matsumoto est donc comme une critiquerémanente <strong>de</strong> la lecture rapi<strong>de</strong> et <strong><strong>de</strong>s</strong>gran<strong><strong>de</strong>s</strong> villes japonaises où se réduisent commepeau <strong>de</strong> chagrin les endroits pour se reposer. Larue est en effet <strong>de</strong>venue un espace « surchauffé »où il <strong>de</strong>vient prohibé <strong>de</strong> s’arrêter (fig. 8). Cette<strong>de</strong>rnière n’est plus que passage, transition entre<strong>de</strong>ux espaces privés et fermés, elle n’est plus unlieu en elle-même. La ville <strong>de</strong>vient étouffante car iln’y a plus d’extériorité ni d’espace public alorsmême que squattériser momentanément ou mêmes’arrêter n’est plus possible ; tout est parking, restaurant,magasin, route et étroit trottoir. Lorsqu’ily a surpeuplement comme dans les gran<strong><strong>de</strong>s</strong> mégalopolesdu Japon, il n’y a pas ou très peu d’espacedélaissé, ignoré ; le moindre mètre carré est précieuxet donc investi car l’on peut parier <strong><strong>de</strong>s</strong>sus. Ily a peu <strong>de</strong> parcs au Japon, la majorité <strong><strong>de</strong>s</strong> forêtssont privées : du moindre programme télévisé aupetit temple rural, le système est soumis aux sponsors.De la même façon on ne trouvera presqueaucun banc dans les villes nippones, <strong>de</strong> façon à réduireles arrêts et la stagnation dans la rue. Un lieuest dédié pour chaque activité, la rue étant uniquementlieu <strong>de</strong> transition et <strong>de</strong> translation entre<strong>de</strong>ux endroits.Bien que <strong>de</strong> façon toujours plus effacée etsous-jacente, cela se lit au travers <strong><strong>de</strong>s</strong> guerres <strong>de</strong>territoires que se livrent les gangs, les parias et lesorganisations du crime. Les yakuzas, ceux quin’ont a priori pas leur place dans la société sontpourtant ceux qui la dirigent totalement dansl’ombre. Ils se battent pour se faire une place dansla ville pendant que les gangs s’affrontent pourmieux survivre, étendre leur territoire ou le défendre.Leur « fief » a toute son importance : là oùles valeurs familiales sont affaiblies, chacun peutretrouver une famille en la personne <strong>de</strong> ses congénères,un travail et une place par la hiérarchie et leterritoire, quelque chose auquel appartenir, dansune vie d’errance souvent précaire. Le jeu <strong>de</strong>vientalors celui <strong>de</strong> trouver sa place, <strong>de</strong> rentrer dans lacase qui lui a été préparée et non <strong>de</strong> produire sonpropre espace social, vital et respiratoire. Il y adonc dans le jeu d’espace comme dans l’espace <strong>de</strong>jeu cette problématique autour <strong>de</strong> la difficulté à« trouver sa place » dans la ville et dans la sociétéen constants rapports <strong>de</strong> forces. Il y a cette quêtedu pouvoir dans le désir <strong>de</strong> s’approprier la ville,<strong>de</strong> la faire sienne, corps à son image, contrôlé etpossédé.62
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artL’artiste abor<strong>de</strong> ainsi avec insistance le problème<strong>de</strong> la propriété et <strong>de</strong> l’espace : est-on chezsoi partout ? Ou bien le « chez-soi » n’existe-t-ilpas, dans la mesure où rien ne nous appartient,aucune chose ne pouvant être possédée car toutest éphémère et que nous ne faisons qu’emprunter.Pourtant, la tendance bien mo<strong>de</strong>rne n’est-ellepas, à l’air du tourisme à outrance, <strong>de</strong> se sentirchez soi partout, libre et sans-gêne ? L’œuvre <strong>de</strong>Matsumoto met en relief le déplacement humainet les déploiements d’espaces, d’argent, d’énergies,<strong>de</strong> forces, <strong>de</strong> corps pour mieux mettre en reliefles idéologies et les désirs. Dans le jeu <strong><strong>de</strong>s</strong> chosesqui se dé-placent la ville même semble se mouvoircomme entité alors que les anti-héros tantôt s’approprient<strong><strong>de</strong>s</strong> territoires qu’ils pensent leurs, tantôtles bousculent mais aussi se déplacent sur lestoits hors <strong>de</strong> vue et <strong>de</strong> contrôle, en observateursfroids et impuissants. Toujours dans Amer béton,un sans-domicile-fixe jette ironiquement : « la viec’est l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la société ». La ville <strong>de</strong> Takara serévèle alors finalement comme ce trésor (takara signifietrésor en japonais) ou cet héritage collectif,appartenant à tout le mon<strong>de</strong> et à personne. C’estune chose partagée mais inévitablement convoitée<strong>de</strong> par sa richesse, au risque que celle-ci n’ait plusqu’un seul visage, perdant ainsi ironiquement cequi faisait sa gran<strong>de</strong> valeur. Enfin, la ville estmontrée elle aussi <strong>de</strong> façon prismatique, sa qualitéétant relative à la conception que chacun se fait <strong>de</strong>celle-ci avec ses valeurs propres : elle est ainsi tropsale aux yeux du clochard et trop propre aux yeuxdu yakuza.Cette vision féodale, comme ancrée pour toujoursdans la conception japonaise <strong>de</strong> la société– et bien encrée dans le manga –, produit un décalageavec la politique mo<strong>de</strong>rne officielle. Une visiondu Japon que partage Matsumoto avecd’autres artistes d’un cinéma qu’il affectionnecomme celui <strong>de</strong> Takeshi Kitano, Sabu (HiroyukiTanaka) ou encore Toshiaki Toyoda.De la même façon, Matsumoto lui-mêmecherche sa place comme véritable auteur <strong>de</strong> manga,un espace où publier. Si cet espace existait peuou plus, il a contribué à la création d’une enclaved’expression plus libérée, marginale et alternativeau cœur d’une économie <strong>de</strong> sous-culture visantprincipalement les produits dérivés et l’entertainment.L’auteur libère ainsi un espace en appelant,au cœur <strong>de</strong> cette industrie et <strong>de</strong> son économie,non pas à la libération utopique <strong>de</strong> l’espace mais àl’expression libre dans un tel espace. C’est donclogiquement ce même problème <strong>de</strong> l’espace d’expressionqui résonne dans les pages <strong>de</strong> sesœuvres, comme pour rendre plus réflexifs les espaces<strong>de</strong> notre société, qu’ils soient <strong><strong>de</strong>s</strong> lieux d’expression(le livre), lieux <strong>de</strong> vie (la ville) ou lieux <strong>de</strong>culture (la lecture).La condition <strong>de</strong> la ban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée japonaiseà la fois art et extension d’un milieuSi la réflexion proposée ici s’inscrit bien dans lacontinuité d’un premier travail axé sur le jeu àl’image, c’est parce qu’elle met en relief les autresmodalités et niveaux <strong>de</strong> jeu possibles dans un médiumtel que la ban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée. Si on peut faire <strong>de</strong>la musique un spectacle, Matsumoto fait donc <strong>de</strong>la ban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée un véritable jeu mais nous interrogepar ailleurs <strong>de</strong> façon récurrente, tout au long<strong>de</strong> son œuvre, sur le problème <strong>de</strong> la représentationd’un tel espace, <strong>de</strong> son organisation, <strong>de</strong> sesobjets et <strong>de</strong> son expérience. Cela nous semble intéressantà double titre : à la fois à l’égard du caractèrespécifique <strong>de</strong> cette représentation singulièred’un milieu, prenant la forme d’un objet : laBan<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée, cette <strong>de</strong>rnière étant abordée,« lue » au sein <strong>de</strong> ce même milieu urbain extérieur.En second lieu, à l’égard <strong>de</strong> l’engagement <strong>de</strong> l’auteurdans une démarche <strong>de</strong> sabotage <strong><strong>de</strong>s</strong> co<strong><strong>de</strong>s</strong> relatifsau genre comme au médium, <strong>de</strong> telle façonque le contenu <strong>de</strong> l’œuvre renvoie aux conditionsd’existence <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière. Il s’agit en effet d’unart <strong>de</strong> l’image majoritairement abordé au cœur <strong>de</strong>l’espace public <strong>de</strong> par son format portatif. Un artqui nous amène donc à nous interroger, plus largement,sur les conditions générales <strong>de</strong> visibilité<strong>de</strong> l’image, relatives aux médias portatifs, pour autantque ces <strong>de</strong>rniers pénètrent <strong>de</strong> plus en plusl’espace public.Par ailleurs, il est fait appel au problème <strong>de</strong> lareprésentation d’un tel espace et du rapport entretenuavec celui-ci dans ces mêmes images. Ainsi,comment ne pas remarquer par exemple les protagonistesd’Amer béton en train <strong>de</strong> lire « sur lepouce » au détour <strong>de</strong> nombreuses pages et <strong>de</strong>nombreux coins <strong>de</strong> rue 1 (fig. 9) ? On retrouve ain-1. MATSUMOTO Taiyō, Amer béton, op. cit., p. 286 et 287.63
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 3, l’art et l’espace publicsi la rue dans les images et les images dans la ruepour ainsi dire, <strong>de</strong> sorte que le lien métaphorique<strong>de</strong> cette suite rhétorique pourrait se construire <strong>de</strong>la façon suivante : une image dans la rue, les rues<strong>de</strong> l’image (ou les ruelles <strong>de</strong> la ban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée),une image <strong>de</strong> la rue. On a pu apercevoir commentces considérations s’imbriquent, se réfléchissent etse répon<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> sorte que d’une part l’œuvre estabordée sous le mo<strong>de</strong> non plus du parcours mais<strong>de</strong> l’errance dans <strong><strong>de</strong>s</strong> espaces graphitiques incertainsou occupés, et d’autre part la rue est envahiepar ces images qui nous accompagnent. Bienqu’elles ne soient pas attestées collectivement laplupart du temps, elles agissent sur le collectifdans sa façon <strong>de</strong> considérer l’espace public. Etcela, précisément, <strong>de</strong> par l’« image » du mon<strong>de</strong>donnée, cette forme symbolique prêtée à la sphèresociale au sein <strong>de</strong> la représentation que l’artistenous donne à voir par <strong><strong>de</strong>s</strong> systèmes graphiquesmais aussi compositionnels.Il s’agissait donc <strong>de</strong> montrer les stratégies dontuse Matsumoto quant au ralentissement <strong>de</strong> la« lecture » <strong>de</strong> ban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée, que cela soit par la« pollution visuelle » <strong>de</strong> la représentation ou par lejeu d’espaces comme espace <strong>de</strong> jeux du « lecteur »autant que <strong>de</strong> l’auteur. La ban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée sortainsi d’une logique <strong>de</strong> « lecture » didactique,comme programme, et au final, à travers l’absence<strong>de</strong> réel scénario et avec le concours du regar<strong>de</strong>ur,le ralentissement du temps <strong>de</strong>vient une reprise enmain du social dans sa dimension aprogrammatique.On comprend combien la ban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée estpartie intégrante <strong>de</strong> l’univers urbain japonais, serévélant comme une forme <strong>de</strong> la vie urbaine etcomme élément issu <strong>de</strong> ce milieu et <strong>de</strong> ses objets.Au final, l’auteur réalise ainsi <strong>de</strong> l’intérieur, au sein<strong>de</strong> la culture populaire <strong>de</strong> masse – et non commeprojet politique entrepris hors <strong>de</strong> la sphère socialeet quotidienne <strong>de</strong> la production et <strong>de</strong> la consommationd’images – le tour <strong>de</strong> force <strong>de</strong> renvoyer laban<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>sinée à sa propre condition pour mieuxen produire une double critique, à la fois commeart et comme extension d’un milieu.Cyril LEPOTFig. 9 : MATSUMOTO Taiyō, Amer béton,Takahashi H. (trad.), Paris, Tonkam, 2007,p. 141.64
<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – <strong>Cahiers</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> théories <strong>de</strong> l’artComité scientifiqueKarin Badt (Université <strong>de</strong> New York)Patrick Barrès (Université Toulouse II)Omar Calabrese (Université <strong>de</strong> Bologne)Dominique Chateau (Université Paris I)Tom Conley (Université <strong>de</strong> Harvard)Marc Jimenez (Université Paris I)Pere Salabert (Université <strong>de</strong> Barcelone)Olivier Schefer (Université Paris I)Ronald Schusterman (Université Bor<strong>de</strong>aux III)Karl Sierek (Université <strong>de</strong> Iéna)Comité <strong>de</strong> lecture et <strong>de</strong> rédactionVangelis AthanassopoulosGary DejeanCécile MahiouBenjamin RiadoBruno TrentiniCoordinateurs du numéroVangelis Athanassopoulos – Cécile MahiouIllustration <strong>de</strong> couverturePolyester Gaulois, 2011, Benjamin SABATIER, exposition « À bientôt j’espère », courtesy Le Pavé Dans LaMare – Centre d’Art Contemporain (crédit photo : Christophe MONTERLOS)Siège social40, rue <strong>de</strong> la montagne Sainte-Geneviève75005 ParisSite internetPour tout contactcontact@revue-proteus.comNuméro 3 – avril 2012<strong>Proteus</strong> 2012 © tous droits réservésISSN 2110-557X65