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Lacan - La loi, le sujet et la jouissance

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Franck Chaumon<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong><br />

<strong>La</strong> <strong>loi</strong>, <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong><br />

ÉDITIONS MI CHALON


Col<strong>le</strong>ction<br />

Le bien commun<br />

dirigée par<br />

Antoine Garapon<br />

<strong>et</strong><br />

<strong>La</strong>urence Engel<br />

© 2004, Éditions Michalon<br />

14, rue Monsieur-<strong>le</strong>-Prince -75006 Paris<br />

ww.michalon.fr<br />

ISBN: 2-84186-241 0<br />

ISSN : 1269-8563


Introduction .<br />

À <strong>la</strong> différence de Freud, <strong><strong>La</strong>can</strong> n'a pas développé<br />

une interprétation de l'institution juridique comparab<strong>le</strong><br />

à cel<strong>le</strong> de To tem <strong>et</strong> tabou 1. Dans ce livre, <strong>le</strong><br />

crime à l'encontre du père primitif, puis <strong>le</strong> refou<strong>le</strong>ment<br />

de . c<strong>et</strong> acte sont posés au fondement du paète<br />

juridique nécessaire à <strong>la</strong> vie en commun. Dans <strong>la</strong><br />

logique freudienne, <strong>le</strong> droit occupe ainsi une p<strong>la</strong>ce<br />

précise qui articu<strong>le</strong> en même temps sa portée pour <strong>la</strong><br />

communauté <strong>et</strong> so enjeu pour chaque <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Or, s'il<br />

n'existe pas d'équiva<strong>le</strong>nt dans l'œuvre de <strong><strong>La</strong>can</strong>,<br />

c'est pourtant dans sa pensée, plus que dans cel<strong>le</strong> de<br />

Freud, que nombre de juristes cherchent aujourd'hui<br />

un appui à <strong>le</strong>ur pratique. En témoigne un<br />

usage extensif de concepts «<strong>la</strong>caniens » qui font<br />

partie désormais d'une sorte de vulgate 2, se référant<br />

à <strong>la</strong> vocation «symbolique » de «<strong>la</strong> <strong>loi</strong> » pour un<br />

« <strong>suj<strong>et</strong></strong> » dont <strong>la</strong> «paro<strong>le</strong> » doit être p<strong>la</strong>cée .au centre<br />

du procès, lui-même conidéré comme espace de<br />

« resymbolisation ».<br />

1. S. Freud, Totem <strong>et</strong> tabou, Galmard, 1993.<br />

2. Ceci vaut particulièrement pour <strong>le</strong> droit pénal, qui constitue<br />

un lieu où s'é<strong>la</strong>borent <strong>le</strong>s représentations communes<br />

de <strong>la</strong><br />

7


Ce recours massif aux concepts psychanalytiques<br />

s'inscrit dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce nouvel<strong>le</strong> dévolue à <strong>la</strong> psychologie<br />

pour rendre compte des rapports humains.<br />

Pour juger <strong>et</strong> punir, il faut désormais considérer<br />

<strong>la</strong> «personnalité » des protagonistes du procès,<br />

comprendre <strong>la</strong> subjectivité de l'auteur, connaître<br />

son histoire infanti<strong>le</strong>, en particulier <strong>le</strong>s événements<br />

supposés « traumatiques », évaluer l'impact caché de<br />

l'acte sur l'intimité de <strong>la</strong> victime <strong>et</strong> se soucier enfin<br />

de prévenir <strong>la</strong> récdive en prescrivant des traitements<br />

adaptés. <strong>La</strong> logique compréhensive de <strong>la</strong> psychologie<br />

a transformé <strong>la</strong> scène judiciaire el<strong>le</strong>":même, au point<br />

que <strong>le</strong> procès passe aujourd'hui pour un moment<br />

thérapeutique <strong>et</strong> qu'il se présente comme passage<br />

obligé pour «s'engager dans <strong>le</strong> soin », initier «<strong>le</strong><br />

travail de deuil », <strong>et</strong>c. Juger, comprendre, sanctionner,<br />

soigner sont devenus <strong>le</strong>s fac<strong>et</strong>tes d'une même<br />

pratique multiforme articulée en réseau.<br />

L'acte même de juger s'en trouve profondément<br />

bou<strong>le</strong>versé, imposant au magistrat une nouvel<strong>le</strong><br />

légitimité extérieure au droit. L'évaluatiop de <strong>la</strong> subjectivité<br />

du criminel pour mieux <strong>le</strong> juger <strong>et</strong> écarter <strong>le</strong><br />

spectre de <strong>la</strong> récidive, l'attention portée à <strong>la</strong> souffrance<br />

des victimes, <strong>le</strong> souci grandissant d'un «traitement<br />

» pénitentiaire des condàmnés caractérisent<br />

l'évolution du droit pénal depuis plusieurs décennies.<br />

C'est pourquoi tous <strong>le</strong>s savoirs experts de nature<br />

psychologique, censés donner du sens aux actes<br />

incriminés, sont réquisitionnés pour <strong>le</strong> moindre<br />

jugement. Ce qui est vrai dans l'enceinte du tribunal<br />

l'est éga<strong>le</strong>ment de <strong>la</strong> société toute entière. C'est à <strong>la</strong><br />

psychologie que l'on adresse ses requêtes de sens.<br />

Le cas des très médiatiques procès de «pédophilie »<br />

en est un frappant exemp<strong>le</strong>.<br />

On ne s'étonnera pas que <strong>la</strong> psychanalyse soit<br />

convoquée pour révé<strong>le</strong>r <strong>le</strong> sens ultime de ce qui ne<br />

8


tombe pas sous <strong>le</strong> sens précisément, puisqu'« inconscient<br />

». Ce qui faisait scanda<strong>le</strong> au temp.s de<br />

Freud est devenu source de vérédiction institutionnel<strong>le</strong>:<br />

on accepte sans rechigner qu'il y ait des actes<br />

dont <strong>le</strong> déterminisme est caché à celui qui <strong>le</strong>s comm<strong>et</strong>.<br />

De sorte que <strong>la</strong> scène juridique, en se penchant sur<br />

<strong>la</strong> sphère' psychique, se voit concurrencée par<br />

1'« autre scène·» 3, cel<strong>le</strong> de l'inconscient. Comprendre<br />

<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> pour mieux <strong>le</strong> juger <strong>et</strong> <strong>le</strong> punir doit désormais<br />

se soutenir d'un savoir étranger au droit.<br />

Or <strong>la</strong> psychanalyse, <strong><strong>La</strong>can</strong> l'a articulé avec force,<br />

ne doit pas al<strong>le</strong>r du côté du sens mais au contraire<br />

du hors-sens. Contrairement à une tel<strong>le</strong> attente de<br />

rendre raison de <strong>la</strong> déraison, <strong>la</strong> pratique analytique<br />

doit s'intéresser non pas au bouc<strong>la</strong>ge de <strong>la</strong> signification<br />

mais au contraire à ce qui <strong>la</strong> bloque, ce qui fait<br />

butée, el<strong>le</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>le</strong> réel au cœur de son expérience.<br />

Il y a à ce<strong>la</strong> des raisons indissociab<strong>le</strong>ment théoriques<br />

<strong>et</strong> éthiques, qui ont trait à l'originalité même de l'invention<br />

freudienne de <strong>la</strong> cure. C'est pourquoi <strong>la</strong><br />

psychanalyse garde quelque chose de subversif pour<br />

<strong>la</strong> société <strong>et</strong> partant pour <strong>le</strong> droit, <strong>et</strong> que l'exercice<br />

de <strong>la</strong> psychanalyse est devenu un enjeu politique<br />

dans un monde où <strong>la</strong> psychologje est reine 4. D'où<br />

l'urgente nécessité de distinguer <strong>la</strong> logique psychanalytique<br />

<strong>et</strong> de s'opposer au confusionnisme ambiant<br />

qui menace autant <strong>la</strong> mora<strong>le</strong> des institutions que<br />

l'éthique du psychanalyste. Il faut se garder de succomber<br />

au discours «psycho-juridique », si prisé<br />

aujourd'hui, qui prétend aligner <strong>le</strong>s concepts de <strong>la</strong><br />

psychanalyse sur ceux du champ juridique, à moins<br />

que ce<strong>la</strong> ne soit <strong>le</strong> contraire.<br />

3. Le terme est de Freud.<br />

4. Comme en témoignent <strong>le</strong>s débats actuels sur <strong>la</strong> rég<strong>le</strong>mentation<br />

des «psychothérapies" <strong>et</strong>, partant, de <strong>la</strong> psychanalyse.<br />

9


C<strong>et</strong>te confusion ne date pas d'aujourd'hui. Le<br />

crime du caporal Lortie, publié par Pierre Legendre<br />

en 19895, a eu un r<strong>et</strong>entissement considérab<strong>le</strong> tant<br />

dans <strong>le</strong> champ juridique que dans <strong>le</strong> milieu analytique.<br />

Ce livre non seu<strong>le</strong>ment légitimait l'hypothèse<br />

d'une articu<strong>la</strong>tion de <strong>la</strong> psychanalyse <strong>et</strong> du droit<br />

mais en réalisait <strong>le</strong> programme. Son succès est certes<br />

dû à <strong>la</strong> qualité de l'ouvrage <strong>et</strong> à <strong>la</strong> nouveauté de ses<br />

thèses, mais son impact s'explique aussi parce que,<br />

pour <strong>la</strong> première fois, un discours théorique affirmait<br />

en même temps <strong>la</strong> légitimité du droit <strong>et</strong>· de <strong>la</strong><br />

psychanalyse. Il apportait ainsi un véritab<strong>le</strong> sou<strong>la</strong>gement<br />

en établissant une continuité entre l'ordre juridique<br />

<strong>et</strong> l'espace subjectif. D'un côté <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> est<br />

institué par <strong>le</strong> droit, de l'autre <strong>le</strong> droit s'appuie sur <strong>le</strong><br />

respect des fondements anthropologiques de <strong>la</strong> subjectivation.<br />

<strong>La</strong> solution de Pierre Legendre était à <strong>la</strong><br />

hauteur de l'enjeu des pratiques juridiques : <strong>le</strong> droit<br />

devenait une pratique du <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Un même discours<br />

perm<strong>et</strong>tait de rendre compte subjectivement du<br />

crime <strong>et</strong> de justifier <strong>le</strong> jugement comme un élément<br />

décisif de' son r<strong>et</strong>our dans <strong>la</strong> communaùté des<br />

hommes. Droit <strong>et</strong> psychanalyse étaient aini conjugués<br />

à <strong>la</strong> fois pour <strong>le</strong>ur pouvoir d'intelligibilité du<br />

monde (<strong>le</strong> crime du caporal Lortie devenant symptôme<br />

du désarroi du monde moderne) <strong>et</strong> pour l'espoir<br />

d'une pratique raisonnée d'un monde plus humain.<br />

L'apport de Legendre se soutenait d'un doub<strong>le</strong><br />

combat. Celui de <strong><strong>La</strong>can</strong> dont il fut l'un des proches<br />

- contre l'egopsychology notamment - <strong>et</strong> celui du<br />

droit romain contre <strong>la</strong> logique défer<strong>la</strong>nte du droit<br />

anglo-saxon. Fort de l'autorité de <strong>la</strong> doub<strong>le</strong> référence<br />

professionnel<strong>le</strong> de son auteur, <strong>le</strong> texte tissait<br />

5. P. Legendre, Le crime du caporal Lonie, Fayard, 1989.<br />

10


dans <strong>le</strong> même énoncé concepts juridiques <strong>et</strong> concepts<br />

psychanalytiques <strong>et</strong> réconciliait dans un discours<br />

commun des champs jusqu'ici séparés. Ouvrage<br />

d'abord critique s'opposant aux vieil<strong>le</strong>s lunes de <strong>la</strong><br />

psychologie aussi bien qu'aux sirènes d'une certaine<br />

modernité,'c' était éga<strong>le</strong>ment un manifeste préconisant<br />

une nouvel<strong>le</strong> alliance du droit <strong>et</strong> de <strong>la</strong> psychanalyse,<br />

afin de renouer avec <strong>le</strong>s fondements anthropologiques<br />

de <strong>la</strong> société. Repoussant <strong>le</strong>s fausses alternatives<br />

de l'expertise psychiatrique, l'interprétation du<br />

crime en termes psychanalytiques annonçait ce que<br />

Legendre appe<strong>la</strong>it l'office du juge, désigné par lui<br />

comme interprète. Celui-ci n'avait plus désormais<br />

pour seu<strong>le</strong> fonction de dire <strong>la</strong> <strong>loi</strong> pour tous, mais<br />

devait s'adresser au prévenu comme <strong>suj<strong>et</strong></strong> afin de lui<br />

faire réintégrer sa p<strong>la</strong>ce dans <strong>la</strong> communauté.<br />

Les textes de Pierre Legendre ont, de toute évidence,<br />

profondément marqué <strong>le</strong> discours de tous<br />

ceux qui travail<strong>le</strong>nt dans <strong>le</strong> champ pénal, ce qui<br />

explique peut-être pour partie l'importation du<br />

vocabu<strong>la</strong>ire <strong>la</strong>canien dans ce domaine. Mais c'est au<br />

prix d'une interprétation restrictive voire fal<strong>la</strong>cieuse<br />

de l'œuvre de <strong><strong>La</strong>can</strong>, forcée par <strong>la</strong> volonté de faire<br />

pont entre droit <strong>et</strong> psychanalyse, comme en témoigne<br />

<strong>la</strong> réduction du droit à <strong>la</strong> seu<strong>le</strong> dimension « symbolique<br />

» - ce que nous essaierons de montrer.<br />

L'analyse que fait <strong><strong>La</strong>can</strong> de ce qu'il appel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s<br />

quatre discours invite, au contraire, à postu<strong>le</strong>r une<br />

hétérogénéité de structure entre droit <strong>et</strong> psychanalyse.<br />

L'enjeu en est indissolub<strong>le</strong>ment théorique, pratique<br />

<strong>et</strong> éthique. C'est <strong>la</strong> raison pour <strong>la</strong>quel<strong>le</strong>, plutôt<br />

que de chercher de quel<strong>le</strong> manière droit <strong>et</strong> psychanalyse<br />

(ne) peuvent (pas) s'articu<strong>le</strong>r, il nous a paru<br />

plus salutaire d'accuser au contraire <strong>le</strong>s différences,<br />

de souligner <strong>le</strong>s points de butée de l'un par rapport à<br />

11


l'autre. Non pas dans <strong>le</strong> but de conforter chacun<br />

dans son territoire mais pour rouvrir <strong>le</strong> débat.<br />

Notre parcours de l'œuvre de <strong><strong>La</strong>can</strong> s'ordonnera<br />

donc selon une logique d'exposition de sa pensée 6,<br />

<strong>et</strong> non selon <strong>le</strong>s points de rencontre de <strong>la</strong> question<br />

juridique. En contrepoint, nous avons développé<br />

quelques distinctions essentiel<strong>le</strong>s à propos de certains<br />

concepts souvent <strong>suj<strong>et</strong></strong>s à confusions, en soulignant<br />

à partir du droit en quoi <strong>le</strong>s mêmes termes ne<br />

recouvraient pas <strong>le</strong>s mêmes questions. Ainsi en va-ti!<br />

du concept de <strong>suj<strong>et</strong></strong>, à propos duquel i! convient<br />

de situer <strong>la</strong> différence entre <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient<br />

<strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> du droit. Souligner c<strong>et</strong>te distinction<br />

constitue, pour <strong>le</strong> psychanalyste, une manière de<br />

faire entendre une exigence éthique <strong>et</strong> politique.<br />

6. Les dimensions de c<strong>et</strong> ouvrage ont néanmoins imposé des<br />

choix, <strong>et</strong> nous ont conduit à négliger ou simp<strong>le</strong>ment évoquer<br />

des concepts essentiels. Pour une introduction plus systématique<br />

à l 'œuvre de <strong><strong>La</strong>can</strong>, on peut se reporter à plusieurs<br />

ouvrages récents: P-L Assoun, <strong><strong>La</strong>can</strong>, PUF, coll. «Que saisje<br />

? lO, 2003; A. Vanier, <strong><strong>La</strong>can</strong>, Bel<strong>le</strong>s L<strong>et</strong>tres, 2003. Pour un<br />

abord développé des principaux concepts: E. Porge, Jacques<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong>, un psychanalyste, Érès, 2000, <strong>et</strong> <strong>le</strong>s ouvrages de G. Le<br />

Gaufey, Éditions EPEL.


1<br />

Inconscient <strong>et</strong> signifiant<br />

<strong>La</strong> psychanalyse n'est pas une psychologie des<br />

profondeurs<br />

<strong>La</strong> ponée novatrice d'une pensée peut se mesurer<br />

à l ' effondrement des évidences qu ' el<strong>le</strong> provoque.<br />

Ainsi Freud n'hésitaif - il pas à comparer <strong>le</strong>s séismes<br />

engendrés par Darwin <strong>et</strong> Copernic dans <strong>le</strong>s savoirs<br />

de <strong>le</strong>ur temps avec <strong>le</strong> bou<strong>le</strong>versement qu'il avait luimême<br />

provoqué à l ' orée du xxe sièc<strong>le</strong> par l ' invention<br />

du concept d'inconscient. L'homme avait dû<br />

renoncer'·d'abord à <strong>la</strong> croyance d ' une terre p<strong>la</strong>cée au<br />

centre de l ' univers, puis à cel<strong>le</strong> d'un homme régnant<br />

au faîte de <strong>la</strong> création anima<strong>le</strong>, <strong>et</strong> il avait fallu enfin<br />

qu ' il adm<strong>et</strong>te que <strong>le</strong> privilège absolu accordé à <strong>la</strong><br />

conscience était désormais révolu. <strong>La</strong> pensée de<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> a ruiné à son tour bien des représentations<br />

qui avaient pour <strong>le</strong>s contemporains ce même caractère<br />

d ' évidence.<br />

Considérons par exemp<strong>le</strong> l'opinion répandue<br />

selon <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> <strong>la</strong> cure psychanalytique consisterait<br />

en une exploration des tréfonds de l ' âme. On par<strong>le</strong><br />

volontiers de descente au plus intime, de plongée<br />

dans une intériorité enfouie comme si <strong>la</strong> méthode<br />

analytique était analogue à cel<strong>le</strong> de l ' archéologue<br />

dégageant peu à peu <strong>le</strong>s vestiges ensevelis, s'avançant<br />

13


progressivement dans <strong>le</strong>s couches <strong>le</strong>s plus anciennes,<br />

<strong>le</strong>s plus souterraines. Avec <strong><strong>La</strong>can</strong> <strong>la</strong> psychanalyse a<br />

cessé d'être une psychologie des profondeurs, pour<br />

<strong>la</strong> simp<strong>le</strong> raison qu'il n'y a pas de profondeurs: <strong>le</strong><br />

plus intime est ce qui nous est <strong>le</strong> plus extérieur. En<br />

eff<strong>et</strong>, ce qui fait <strong>le</strong> «noyau de notre être » c'est ce qui<br />

nous est venu du dehors, ce sont <strong>le</strong>s signifiants 1 qui<br />

nous ont parlé avant même que nous ne parlions.<br />

Les mots qui nous ont donné p<strong>la</strong>ce dans <strong>le</strong> monde, à<br />

commencer par notre nom propre, étaient là bien<br />

avant nous <strong>et</strong> constituent c<strong>et</strong>te altérité radica<strong>le</strong><br />

à <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> <strong><strong>La</strong>can</strong> a donné <strong>le</strong> nom de grand Autre.<br />

Pourtant, ce sont eux qui disent <strong>le</strong> plus secr<strong>et</strong>, <strong>le</strong><br />

plus précieux de notre être. Le poète connaît ce<br />

paradoxe d'une <strong>la</strong>ngue vouée à dire <strong>le</strong> plus singulier,<br />

<strong>le</strong> plus inouï dans <strong>le</strong>s mots qui ont pourtant déjà<br />

infiniment circulé entre <strong>le</strong>s hommes, qui semb<strong>le</strong>nt<br />

parfois usés jusqu'à <strong>la</strong> corde. L'enfant qui apprend à<br />

par<strong>le</strong>r <strong>et</strong> dit je pour situer sa paro<strong>le</strong> comme venant<br />

de lui-même n'emp<strong>loi</strong>e-t-il pas un pronom personnel<br />

dont chacun use à son tour? Le pronom personnel<br />

est<strong>le</strong> moins personnel qui soit.<br />

S'il n'y a pas de profondeur, il est donc faux éga<strong>le</strong>ment<br />

de dire que <strong>la</strong> conscience est au-dessus <strong>et</strong><br />

l'inconscient en dessous, <strong>le</strong> refou<strong>le</strong>ment constituant<br />

un mouvement vers <strong>le</strong> bas, une poussée qui s'oppose<br />

à ce qui «monte » à <strong>la</strong> conscience 2. Il faut donc<br />

avoir recours à une figure de topologie qui rende<br />

compte du modè<strong>le</strong> freudien de l'inconscient, <strong>la</strong><br />

bande de Moebius.<br />

1. Que l'on peut entendre ici au sens linguistique.<br />

2. C<strong>et</strong>te représentation est renforcée par l'emp<strong>loi</strong> du terme<br />

de «subconscient,. qui, notons-<strong>le</strong>, n'est pas de Freud.<br />

14


BANDE DE MOEBIUS<br />

C<strong>et</strong>te surface présente en eff<strong>et</strong> <strong>la</strong> propriété étrange<br />

d'avoir un seul bord <strong>et</strong> une seu<strong>le</strong> face, de sorte que<br />

ce qui est <strong>le</strong> «dessous » peut être considéré comme<br />

<strong>le</strong> «dessus » en effectuant une simp<strong>le</strong> trans<strong>la</strong>tion à<br />

<strong>la</strong> surface. On peut imaginer une fourmi occupée à <strong>la</strong><br />

parcourir sans discontinuer: à chaque instant, cel<strong>le</strong><br />

ci a <strong>la</strong> preuve concrète qu 'il y a bien un envers, un<br />

autre côté que celui sur <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> pose ses pattes . Et<br />

cependant poursuivant son chemin <strong>et</strong> faisant un<br />

tour comp<strong>le</strong>t, el<strong>le</strong> ne manquera pas de se r<strong>et</strong>rouver<br />

de l'autre côté, sans avoir pourtant franchi <strong>le</strong> moindre<br />

bord. À c<strong>et</strong> instant, ce qui était précédemment l'endroit<br />

est devenu envers. Tel<strong>le</strong> est <strong>la</strong> figure qui peut<br />

aider à penser ce que Freud a désigné du terme d'inconscient<br />

: l'envers du discours conscient n'est pas<br />

fait d'une autre étoffe <strong>et</strong> n'implique pas d'autre lieu,<br />

bien que <strong>la</strong> séparation soit constitutive. Il y a bien<br />

un envers <strong>et</strong> un endroit, mais ils sont faits du même<br />

tissu <strong>et</strong> en outre l'un peut venir à occuper <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce de<br />

l'autre, ce qui un moment occu p e <strong>la</strong> face consciente<br />

peut se r<strong>et</strong>rouver au tour suivant situé dans l'inconscient.<br />

Le glissement d'un signifiant à l'autre<br />

(


dérou<strong>le</strong> sur <strong>la</strong> bande, mais dont <strong>le</strong>s divers accidents<br />

de parcours désignent l'envers : <strong>le</strong>s <strong>la</strong>psus, l'hésitation,<br />

l'équivoque sUr <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> l'analysant bute tout à<br />

coup sont autant de moments où l'autre face,<br />

inconsciente, se donne à entendre.<br />

De <strong>la</strong> même façon, <strong>la</strong> figuration intuitive qui nous<br />

fait penser <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> comme une sphère est trompeuse.<br />

Car si notre intimité semb<strong>le</strong> « en dedans », où situer<br />

l'inconscient qui nous est en quelque sorte étranger ?<br />

L'expérience de <strong>la</strong> cure analytique démontre que ce<br />

qui échappe, ce qui surprend <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> en séance, ces<br />

mots qui à peine prononcés font événement pour lui,<br />

ces signifiants premiers qui <strong>le</strong> marquent dans sa plus<br />

radica<strong>le</strong> singu<strong>la</strong>rité sont nécessairement <strong>le</strong>s mots de<br />

l'Autre. Mots prononcés ou tus, mots liés aux avatars<br />

de <strong>la</strong> transmission, mots qui font cortège aux trous<br />

de l'existence. <strong>La</strong> <strong>la</strong>ngue, c'est ce qui saisit notre<br />

corps dès sa venue au monde <strong>et</strong> c'est notre corps<br />

même puisque, pour qu'il soit nôtre, il faut pouvoir<br />

<strong>le</strong> dire. <strong>La</strong> sphère avec son dedans <strong>et</strong> son dehors<br />

rigoureusement séparés ne convient donc pas 3.<br />

On donnera un troisième exemp<strong>le</strong> d'une représentation<br />

qui, bien que se réc<strong>la</strong>mant souvent explicitement<br />

de <strong>la</strong> psychanalyse, reconduit en fait <strong>le</strong>s<br />

oppositions antérieures à <strong>la</strong> subversion opérée par<br />

Freud. Il s'agit de <strong>la</strong> fiction selon <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> chacun<br />

serait affecté d'une sorte de doub<strong>le</strong> personnalité<br />

décou<strong>la</strong>nt de l'existence de l'inconscient. Il y aurait<br />

deux <strong>suj<strong>et</strong></strong>s en un, <strong>le</strong> premier celui de <strong>la</strong> conscience<br />

3. A <strong>la</strong> sphère, <strong><strong>La</strong>can</strong> a substitué une figure de topologie<br />

plus adéquate dite "bouteil<strong>le</strong> de K<strong>le</strong>in» que l'on ne reproduit<br />

pas ici. <strong>La</strong> topologie des surfaces, branche des mathématiques<br />

qui étudie <strong>le</strong>s propriétés géométriques qui se conservent par<br />

déformation continue, a été <strong>la</strong>rgement utilisée par lui pour penser<br />

en particulier <strong>le</strong>s rapports du <strong>suj<strong>et</strong></strong>, de l'Autre, <strong>et</strong> de l'obj<strong>et</strong>.<br />

16


<strong>et</strong> l'autre caché dans son ombre, une sorte Mr Hyde<br />

pulsionnel, un « autre inconscient » qui menacerait à<br />

chaque instant de faire irruption. C<strong>et</strong>te version est<br />

quoiqu'on en pense tout sauf freudienne, car <strong>la</strong><br />

représentation de deux <strong>suj<strong>et</strong></strong>s en un n'a rien de<br />

commun avec <strong>la</strong> thèse freudienne d'un <strong>suj<strong>et</strong></strong> clivé,<br />

divisé en lui-même tel<strong>le</strong> que <strong><strong>La</strong>can</strong> l'a radicalisée.<br />

Qu'il y ait deux <strong>suj<strong>et</strong></strong>s, un qui reste celui de <strong>la</strong> maîtrise<br />

consciente <strong>et</strong> l'autre qui règne dans l ; ombre,<br />

convient parfaitement à l'imaginaire romantique,<br />

mais certainement pas à <strong>la</strong> psychanalyse. L'apparente<br />

subversion que figure l'autre de <strong>la</strong> raison,<br />

l'anarchiste de <strong>la</strong> pensée, ou l'adepte de <strong>la</strong> surréalité,<br />

<strong>la</strong>isse inentamé <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> auquel il prétend s'opposer.<br />

Inconscient, histoire <strong>et</strong> structure<br />

Il est une autre façon de prendre acte du fait que<br />

<strong>la</strong> psychanalyse m<strong>et</strong> en cause <strong>le</strong>s postu<strong>la</strong>ts de <strong>la</strong> psychologie<br />

<strong>et</strong> du sens commun, qui concerne <strong>la</strong> distinction<br />

habituel<strong>le</strong>ment faite entre <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> <strong>et</strong> ses<br />

semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>s, entre l'individuel <strong>et</strong> <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif. Là<br />

encore, il faut· al<strong>le</strong>r au-delà des évidences pour parvenir<br />

à une conception plus conforme à l'expérience<br />

de <strong>la</strong> cure.<br />

qn peut lire dans <strong>le</strong>s textes de Freud <strong>la</strong> véritab<strong>le</strong><br />

passion avec <strong>la</strong>quel<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> mouvement même où<br />

il suit pas à pas <strong>le</strong> fil de chaque paro<strong>le</strong> singulière, il<br />

s'attache à re<strong>le</strong>ver <strong>le</strong>s indices de l'héritage, inscrit<br />

en chacun, de l'histoire de tous. C<strong>et</strong>te présence de<br />

l'histoire humaine <strong>et</strong> de <strong>la</strong> structure des sociétés au<br />

cœur de <strong>la</strong> singu<strong>la</strong>rité de chaque cure, Freud aurait<br />

pu <strong>la</strong> rapporter à l'hypothèse d'un «inconscient<br />

col<strong>le</strong>ctif » 4, mais il s'y est refusé. Il lui fal<strong>la</strong>it pourtant<br />

4. Ce fut <strong>la</strong> position de Jung, qui par<strong>la</strong> «d'archétype ...<br />

17


trouver une architecture théorique qui perm<strong>et</strong>te de<br />

faire tenir ensemb<strong>le</strong> en <strong>le</strong>s disjoignant singulier <strong>et</strong><br />

universel, intime <strong>et</strong> extime S, individuel <strong>et</strong> col<strong>le</strong>ctif.<br />

<strong>La</strong> solution étonnante qu'il inventa, cel<strong>le</strong> du « mythe<br />

scientifique » de Totem <strong>et</strong> tabou, a donné bien du fil<br />

à r<strong>et</strong>ordre à ses discip<strong>le</strong>s. Par <strong>la</strong> forme d'un récit<br />

mythique, c'est-à-dire par l'hypothèse d'un moment<br />

originaire fondateur, d'un acte unique (<strong>le</strong> meurtre<br />

du père de <strong>la</strong> horde), il a noué singulier <strong>et</strong> col<strong>le</strong>ctif<br />

pour rendre compte du fait que l'inconscient n'est<br />

pas une affaire privée mais qu'il implique l'histoire<br />

des hommes.<br />

L' œuvre de <strong><strong>La</strong>can</strong> témoigne du même tracas<br />

théorique qui lui imposera éga<strong>le</strong>ment de nombreux<br />

détours par d'autres disciplines pour en écrire <strong>la</strong><br />

formu<strong>le</strong>. Depuis Les comp<strong>le</strong>xes familiaux jusqu'aux<br />

quatre discours, en passant par <strong>la</strong> théorie des nœuds,<br />

il n'a cessé de tenter d'énoncer ce qui articu<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> <strong>et</strong> l'Autre dans d'autres termes que ceux transmis<br />

par <strong>la</strong> psychologie <strong>et</strong> <strong>la</strong> philosophie. De <strong>la</strong> formu<strong>le</strong><br />

de Freud, remarquab<strong>le</strong> par son tranchant,<br />

« l'inconscient, c'est <strong>le</strong> social » à cel<strong>le</strong> de <strong><strong>La</strong>can</strong> «l'inconscient,<br />

c'est <strong>le</strong> discours de l'Autre» se donne à<br />

lire l'effort d'une pensée qui soutient <strong>la</strong> même question.<br />

Là où <strong>la</strong> tentative freudienne s'est appuyée sur<br />

<strong>le</strong> mythe d'une histoire comme transmission d'un<br />

événement originaire, <strong>la</strong> percée <strong>la</strong>canienne s'est<br />

engagée sur <strong>la</strong> voie de <strong>la</strong> structure. Le symbolique<br />

comme champ a d'abord été <strong>le</strong> lieu du repérage des<br />

logiques structura<strong>le</strong>s qui ont permis de penser<br />

autrement ce que Freud avait repéré comme des<br />

invariants transmis au fil des générations. Ce fut <strong>la</strong><br />

voie privilégiée pour tenter de rendre raison d'une<br />

5. Néologisme forgé par'<strong><strong>La</strong>can</strong>.<br />

18


existence en tant qu'el<strong>le</strong> s'avère ex-sistence, résidence<br />

hors de soi: « C<strong>et</strong>te extériorité même du symbolique<br />

par rapport à l'homme est <strong>la</strong> notion même<br />

d'inconscient. 6 »<br />

Le pas de <strong><strong>La</strong>can</strong> dans c<strong>et</strong>te voie consista à prendre<br />

acte du fait même du <strong>la</strong>ngage. Deux formu<strong>le</strong>s témoignent,<br />

à deux époques différentes, du traj<strong>et</strong> parcouru<br />

avec <strong>la</strong> linguistique. <strong>La</strong> première, célèbre en<br />

son temps - «l'inconscient est structuré comme un<br />

<strong>la</strong>ngage » 7 - affirme <strong>le</strong> programme du détour par <strong>la</strong><br />

linguistique structura<strong>le</strong>. Si l'inconscient est structuré<br />

comme un <strong>la</strong>ngage, alors <strong>le</strong>s psychanalystes<br />

doivent se m<strong>et</strong>tre à l'étude des <strong>loi</strong>s mises à jour par<br />

<strong>le</strong>s linguistes pour simp<strong>le</strong>ment décrire <strong>le</strong>s phénomènes<br />

inconscients. L'autre formu<strong>le</strong> - « L'inconscient<br />

est <strong>la</strong> condition de <strong>la</strong> linguistique» 8 - implique un<br />

chngement de perspective, une incapacité déc<strong>la</strong>rée<br />

de <strong>la</strong> linguistique à rendre compte de <strong>la</strong> prise du<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue.<br />

On a peine aujourd'hui à mesurer l'étendue de <strong>la</strong><br />

méconnaissance de ce qui est pour nous devenu une<br />

évidence, à savoir que <strong>la</strong> cure psychanalytique est<br />

une cure de paro<strong>le</strong>. Ce qui circu<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> cadre<br />

méthodique extrêmement contraignant d'une analyse,<br />

ce sont des mots <strong>et</strong> des mots seu<strong>le</strong>ment. Que<br />

c<strong>et</strong>te circu<strong>la</strong>tion de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> produise des affects,<br />

qu'el<strong>le</strong> affecte celui qui s'entend <strong>le</strong>s dire comme<br />

6. «Situation de <strong>la</strong> psychanalyse <strong>et</strong> formation du psychanalyste<br />

en 1956 », dans Écrits, Éditions du Seuil, 1966, p. 269.<br />

7. Colloque de 1960, publié sous <strong>le</strong> titre «Position<br />

de l'inconscient» dans op. dt., p. 829.<br />

8. «Radiophonie », 1970, dans Autres écrits, Éditions du<br />

Seuil, 2001, p. 406.<br />

19


celui qui <strong>le</strong>s écoute ne doit pas masquer ce qui est <strong>la</strong><br />

matière même du travail, à savoir <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage 9. De<br />

ce<strong>la</strong> il fal<strong>la</strong>it prendre acte, <strong>et</strong> Freud l'avait fait très<br />

sérieusement à ceci près que <strong>la</strong> linguistique était<br />

encore dans <strong>le</strong>s limbes au moment où il décrivait<br />

avec minutie <strong>le</strong>s rêves comme des rébus, <strong>le</strong>s symptômes<br />

comme des jeux de mots. C'est <strong>le</strong> pas de <strong><strong>La</strong>can</strong>,<br />

comme tel lié à l'histoire, que de s'être saisi des<br />

résultats à portée de main 10 produits par c<strong>et</strong>te jeune<br />

science pour relire <strong>la</strong> moisson freudienne, consignée<br />

scrupu<strong>le</strong>usement dans ses premiers travaux.<br />

Rem<strong>et</strong>tre ses pas dans ceux de Freud, faire «r<strong>et</strong>our<br />

à Freud » selon son mot d'ordre d'alors, consista<br />

d'abord à reprendre l'étude d'ouvrages méconnus,<br />

oubliés, ou considérés comme secondaires, en comparaison<br />

des grands textes clirùques ou métapsychologiques.<br />

Dans ces écrits 11, Freud s'était précisément<br />

affronté à <strong>la</strong> matière même de l'inconscient, démontrant<br />

<strong>le</strong> travail concr<strong>et</strong> de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue dont l'élucidation<br />

seu<strong>le</strong> perm<strong>et</strong>tait de dénouer <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s symptomatiques.<br />

Les <strong>la</strong>psus, <strong>le</strong>s actes manqués, <strong>le</strong>s mots d'esprit,<br />

<strong>le</strong>s rêves étaient <strong>le</strong>s obj<strong>et</strong>s concr<strong>et</strong>s de l'enquête, <strong>le</strong><br />

matériau du travail, <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>le</strong>vier efficace de <strong>la</strong> thérapeutique.<br />

Freud démontait, avec <strong>le</strong> souci de <strong>la</strong> rigueur<br />

9. Le titre du célèbre discours de Rome de 1953 précisait <strong>la</strong><br />

distinction des deux: "Fonction <strong>et</strong> champ de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> <strong>et</strong> du<br />

<strong>la</strong>ngage», dans Écrits, op. cit., p. 237. Cf. éga<strong>le</strong>ment «Discours<br />

de Rome» dans Autres écrits, op. cit., p. 133 ..<br />

10. Ce qui est bien entendu une illusion rétrospective, car<br />

dans ce domaine comme dans bien d'autres - anthropologie,<br />

philosophie, mathématiques - <strong><strong>La</strong>can</strong> a toujours été d'une in<strong>la</strong>ssab<strong>le</strong><br />

curiosité, lisant dans <strong>le</strong> texte <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s ouvrages <strong>le</strong>s<br />

plus novateurs.<br />

11. Principa<strong>le</strong>ment: L'interprétation des rêves (1900), Psychopathologie<br />

de <strong>la</strong> vie quotidienne (1901), Le mot d'esprit <strong>et</strong> sa<br />

re<strong>la</strong>tion à l'inconscient (1905).<br />

20


<strong>et</strong> l'importance donnée au moindre détail, <strong>le</strong>s<br />

curieuses opérations par <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s l'inessentiel<br />

- qu'était-ce avant lui qu'un <strong>la</strong>psus ? - devenait<br />

porte d'accès au cœur du <strong>suj<strong>et</strong></strong>, c'est-à-dire à son,<br />

désir. Qu'on relise aujourd'hui n'importe <strong>le</strong>quel de<br />

ces textes <strong>et</strong> l'on verra qu'il s'agit très précisément<br />

d'un travail sur <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage, avec <strong>et</strong> par <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage.<br />

Avec <strong><strong>La</strong>can</strong>, <strong>le</strong>s principaux mécanismes identifiés<br />

par Freud comme régissant ces transformations<br />

trouvèrent <strong>le</strong>ur nomination linguistique: métaphore<br />

<strong>et</strong> métonymie. Dès lors <strong>le</strong> fait même de l'inconscient<br />

perdait son aura de mystère <strong>et</strong> son parfum de magie<br />

<strong>et</strong> se révé<strong>la</strong>it travail des mots, précis <strong>et</strong> rigoureux<br />

dont <strong>le</strong>s enchaînements s'avéraient strictement<br />

contraignants mais descriptib<strong>le</strong>s. Le fameux «travail<br />

du rêve » pouvait se décrire comme travail de <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>ngue el<strong>le</strong>-même c'est-à..;dire comme ce qui peut<br />

opérer, du fait de <strong>la</strong> structure même du <strong>la</strong>ngage <strong>et</strong><br />

compte tenu des contraintes formel<strong>le</strong>s qui <strong>le</strong> régissent.<br />

Le terme de structure, au-delà du «mpuvement<br />

structuraliste » qui tint dans <strong>le</strong>s anées 70 <strong>le</strong> haut du<br />

pavé de l'idéologie, renvoyait d'abord pour <strong><strong>La</strong>can</strong> à<br />

l'exigence d'une méthode scientifique dans un<br />

champ qui ne cessait à l'époque de flirter soit avec <strong>la</strong><br />

psychologie, soit avec <strong>la</strong> magie <strong>et</strong> son ineffab<strong>le</strong> efficacité<br />

«préverba<strong>le</strong> ». À partir du moment où <strong>le</strong><br />

<strong>la</strong>ngage n'est plus conçu comme véhicu<strong>le</strong>, comme<br />

expression d'une réalité au-delà de lui-mêine, mais<br />

où il est abordé dans sa structure, un grand nombre<br />

de faits de l'expérience freudienne deviennent intelligib<strong>le</strong>s,<br />

<strong>et</strong> prennent une tout autre portée. Les mots<br />

ne peuvent plus être entendus comme vecteurs de<br />

sentiments de nature essentiel<strong>le</strong>ment corporel<strong>le</strong>, ils<br />

doivent être considérés dans <strong>le</strong>ur matière même c'està-dire<br />

dans <strong>le</strong>ur distinction <strong>et</strong> dans <strong>le</strong>ur organisation<br />

d'ensemb<strong>le</strong>.<br />

21


Divisé par l'acte inaugural de Saussure, <strong>le</strong> signe<br />

présente une doub<strong>le</strong> face, cel<strong>le</strong> du signifiant <strong>et</strong> cel<strong>le</strong><br />

du signifié, <strong>et</strong> <strong>le</strong> signifiant n'existe pas séparément<br />

mais se précise du rapport qu'il entr<strong>et</strong>ient avec <strong>la</strong><br />

structure d'ensemb<strong>le</strong>. <strong>La</strong> va<strong>le</strong>ur du signifiant n'est<br />

pas intrinsèque - <strong>le</strong> mot désignant <strong>la</strong> chose '- mais<br />

différentiel<strong>le</strong>, ce qui signifie qu'el<strong>le</strong> tient à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>et</strong><br />

au rapport aux autres signifiants. L'accent mis par<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> sur <strong>le</strong> signifiant était conforme à l'expérience<br />

de <strong>la</strong> cure, <strong>et</strong> induite par <strong>la</strong> règ<strong>le</strong> fondamenta<strong>le</strong> : si un<br />

mot «fait penser » c'est-à-dire s'il renvoie à un autre,<br />

si un fragment de rêve se lie à tel souvenir - c'est-àdire<br />

à tel signifiant qui <strong>le</strong> porte, tel<strong>le</strong> <strong>la</strong> made<strong>le</strong>ine de<br />

Proust - <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> dans <strong>la</strong> cure apparaît comme<br />

dérou<strong>la</strong>nt une sorte de réseau d'où émergent des<br />

nœuds, des trous, des connexions répétitives qui<br />

sont <strong>le</strong>s balises du travail de l'analyste.<br />

A <strong>la</strong> même époque se situe <strong>le</strong> renouvel<strong>le</strong>ment de<br />

l'anthropologie opéré par C<strong>la</strong>ude Lévi-Strauss. C'est<br />

explicitement par <strong>le</strong> recours à <strong>la</strong> méthode structura<strong>le</strong><br />

empruntée à <strong>la</strong> linguistique saussurienne que celuici<br />

avait entrepris de réinterpréter l'ensemb<strong>le</strong> des<br />

faits col<strong>le</strong>ctés par <strong>le</strong>s anthropologues. En témoigne<br />

<strong>la</strong> dédicace à Ferdinand de Saussure de son artic<strong>le</strong><br />

fondamental «L'efficacité symbolique », publié en<br />

194912• Comme Marcel Mauss qui visait à produire<br />

l'analyse du «fait social total » avec sa théorie du<br />

don, Lévi-Strauss é<strong>la</strong>rgit <strong>le</strong> champ de ses investigations<br />

aux dimensions d'une théorie de <strong>la</strong> culture,<br />

conçue comme système symbolique. «Toute culture<br />

peut être considérée comme un ensemb<strong>le</strong> de systèmes<br />

symboliques au premier rang desquels se<br />

, "<br />

12. Dans Anthropologie structura<strong>le</strong>, Paris, Plon, 1958, p. 220.<br />

22


p<strong>la</strong>ce <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage, <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s matrimonia<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s rapports<br />

économiques, l'art, <strong>la</strong> science, <strong>la</strong> religion. U» <strong>La</strong><br />

découverte des <strong>loi</strong>s de composition des mythes à<br />

travers l'étude de <strong>le</strong>urs variantes <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur homologie<br />

de structure avec <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s de l'échange <strong>et</strong> du <strong>la</strong>ngage<br />

ouvre à une nouvel<strong>le</strong> méthode de <strong>le</strong>cture des<br />

discours que <strong>le</strong>s hommes tiennent sur eux-mêmes.<br />

C'est avec ce modè<strong>le</strong> d'une logique des p<strong>la</strong>ces que<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> va relire tout un ensemb<strong>le</strong> de faits cliniques<br />

(par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> cas de « l'homme aux rats », <strong>le</strong> «jeu<br />

de <strong>la</strong> bobine ») <strong>et</strong> plus généra<strong>le</strong>ment qu'il va rectifier<br />

<strong>la</strong> dramatique œdipienne pour lui donner son statut<br />

structural.<br />

Avec l'Œdipe comme comp<strong>le</strong>xe, Freud avait tenté<br />

d'aborder <strong>la</strong> question de l'universalité de <strong>la</strong> structure<br />

du lien social. Que chaque <strong>suj<strong>et</strong></strong> soit voué à<br />

désirer sa mère <strong>et</strong> à souhaiter <strong>la</strong> mort de son pète lui<br />

était apparu comme un comp<strong>le</strong>xe, c'est-à-dire<br />

comme un fait de structure dont pâtit <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong>. C<strong>et</strong><br />

étrange universel réc<strong>la</strong>mait qu'on en fasse <strong>la</strong> généalogie<br />

c'est-à-dire qu'on en trouve l'origine, d'où <strong>le</strong><br />

mythe de Totem <strong>et</strong> tabou. <strong><strong>La</strong>can</strong> participe quant à<br />

lui d'une époque où <strong>la</strong> science se fonde précisément<br />

de ce qu'el<strong>le</strong> ne se pose plus <strong>la</strong> question de l'origine,<br />

<strong>et</strong> spécia<strong>le</strong>ment <strong>la</strong> linguistique qui fait son entrée<br />

dans <strong>la</strong> science à partir de son refus de <strong>la</strong> question de<br />

l'origine des <strong>la</strong>ngues. De même ce qui régit <strong>le</strong>s<br />

«règ<strong>le</strong>s de <strong>la</strong> parenté » n'est plus à chercher dans un<br />

quelconque événement mythique mais dans un<br />

agencement comparab<strong>le</strong> à un ordre de <strong>la</strong>ngage. L'interdit<br />

de l'inceste fait coupure entre <strong>le</strong>s ordres de <strong>la</strong><br />

nature <strong>et</strong> de <strong>la</strong> culture, <strong>et</strong> s'articu<strong>le</strong> aux règ<strong>le</strong>s de<br />

13. «Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss,., dans<br />

M. Mauss, Sociologie <strong>et</strong> anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. XIX.<br />

23


l'échange exogamique des femmes, qui ne suppose<br />

nul<strong>le</strong> cause mais a va<strong>le</strong>ur de <strong>loi</strong> de structure s'imposant<br />

aux <strong>suj<strong>et</strong></strong>s comme <strong>loi</strong> mora<strong>le</strong>. L'interdit (de l'inceste)<br />

<strong>et</strong> <strong>la</strong> d<strong>et</strong>te (<strong>loi</strong> de l'échange) sont désormais <strong>le</strong>s<br />

deux incidences majeures de l'ordre symbolique sur<br />

<strong>le</strong>s individus.<br />

On saisit sans difficulté <strong>le</strong> gain d'une tel<strong>le</strong> pensée<br />

pour des psychanalystes sans cesse affrontés à <strong>la</strong><br />

question de <strong>la</strong> transmission entre <strong>le</strong>s générations par<br />

<strong>la</strong> voie du rapport entre <strong>le</strong>s sexes. Tout comme <strong>le</strong>s<br />

communautés se forgent des mythes dont <strong>la</strong> structure<br />

révè<strong>le</strong> <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s de l'échange, <strong>le</strong>s <strong>suj<strong>et</strong></strong>s construisent<br />

chacun un «roman » (dixit Freud) dont l'étude<br />

révè<strong>le</strong> <strong>la</strong> structure sous-jacente, <strong>et</strong> dont l'orientation<br />

porte <strong>le</strong> nom de désir 14. L'anthropologue sur <strong>le</strong> terrain<br />

<strong>et</strong> l'analyste d;i!.ns son cabin<strong>et</strong>, sont à <strong>la</strong> recherche<br />

des invariants <strong>et</strong> des nœuds dans <strong>la</strong> structure dont<br />

ils vérifient avec étonnement l'imp<strong>la</strong>cab<strong>le</strong> rigueur.<br />

Là encore <strong>et</strong> de même qu'avec <strong>la</strong> linguistique, <strong>le</strong><br />

détour par <strong>la</strong> méthode structura<strong>le</strong> se révè<strong>le</strong> extraor":<br />

dinairement éc<strong>la</strong>irant. Les re<strong>la</strong>tions de parenté peuvent<br />

être interprétées selon une logique comp<strong>le</strong>xe<br />

d'échanges dont <strong>le</strong>s <strong>loi</strong>s contraignantes pour <strong>le</strong><br />

groupe aussi bien que pour chacun perm<strong>et</strong>tent un<br />

nombre fini d'opérations. Dès lors <strong>la</strong> venue au<br />

monde d'un <strong>suj<strong>et</strong></strong> est à comprendre comme position<br />

à occuper dans l'enchaînement rigoureux des dons<br />

<strong>et</strong> des d<strong>et</strong>tes qui lui préexistaient dans <strong>le</strong> groupe, dans<br />

un réseau symbolique articulé comme un <strong>la</strong>ngage<br />

avant même que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> n'ait proféré <strong>le</strong> moindre mot.<br />

14. <strong><strong>La</strong>can</strong> fait explicitement référence à Lévi-Strauss, dans sa<br />

conférence de 1953 "Le mythe individuel du névrosé '", dans<br />

Omicar?, Navarin, 1979, nO 17-18.<br />

24


L<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> p<strong>la</strong>ces<br />

<strong>La</strong> psychanalyse, mise à l'éco<strong>le</strong> de <strong>la</strong> méthode<br />

structura<strong>le</strong>, j<strong>et</strong>ait ainsi un regard nouveau sur ses<br />

obj<strong>et</strong>s <strong>le</strong>s plus familiers. Les <strong>loi</strong>s du <strong>la</strong>ngage <strong>et</strong> cel<strong>le</strong>s<br />

de <strong>la</strong> parenté, régies par une combinatoire rigoureuse,<br />

semb<strong>la</strong>ient <strong>la</strong>isser peu de p<strong>la</strong>ce à ce qu'il était<br />

diffici<strong>le</strong> désormais de désigner simp<strong>le</strong>ment comme<br />

liberté du <strong>suj<strong>et</strong></strong> <strong>La</strong> psychanalyse française d'alors,<br />

sous influence américaine de l'egopsychology, avait<br />

fait de l'individu une sorte de monade psychologique<br />

venant au monde <strong>et</strong> s'accomplissant selon <strong>le</strong><br />

mouvement propre des pulsions <strong>et</strong> de <strong>le</strong>ur matura..,<br />

tion, franchissant des «stades » (oral, anal, phallique)<br />

réglés à l'avance pour advenir à <strong>la</strong> p<strong>le</strong>ine possession<br />

de soi. Le moment structural de <strong>la</strong> pensée de <strong><strong>La</strong>can</strong><br />

prenait <strong>le</strong> contre-pied de c<strong>et</strong>te version, lui opposant<br />

<strong>la</strong> figure d'un être précipité prématurément dans un<br />

univers réglé avant lui non seu<strong>le</strong>ment par des <strong>loi</strong>s<br />

physiques mais par des <strong>loi</strong>s de <strong>la</strong>ngage <strong>et</strong> d'échange<br />

qui marquaient son devenir bien avant sa naissance,<br />

par <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce qui lui était faite par avance. Qu'on lise<br />

aujourd'hui <strong>le</strong> discours de Rome 15, <strong>et</strong> l'on mesurera<br />

l'étonnante ouverture que pouvait représenter une<br />

tel<strong>le</strong> mise en perspective. Aux antipodes d'un simp<strong>le</strong><br />

organisme originairem,ent autarcique (on par<strong>la</strong>it<br />

alors du nourrisson comme d'un corps fermé narcissiquement<br />

sur lui-même) <strong>et</strong> progressivement agi<br />

par des p1,llsions sexuel<strong>le</strong>s qui se succèdent énigmatiquement<br />

pour parvenir à <strong>la</strong> maturité, l'infans, celui<br />

qui ne par<strong>le</strong> pas encore, s'avère être en proie au <strong>la</strong>ngage<br />

c'est-à-dire pris dans ce qui se dit <strong>et</strong> ne se dit<br />

pas de lui. Il prend p<strong>la</strong>ce dans des réseaux d'échanges<br />

15. <strong><strong>La</strong>can</strong>, «Fonction <strong>et</strong> champ de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> <strong>et</strong> du <strong>la</strong>ngage JO,<br />

dans op. dt., p. 237.<br />

25


où sa venue même a soldé des comptes ou inscrit des<br />

d<strong>et</strong>tes qui seront son lot de départ, tout autant que<br />

son anatomie. Il faut donc distinguer <strong>la</strong> fonction de<br />

<strong>la</strong> paro<strong>le</strong>, expérience princeps de <strong>la</strong> cure, qui tient sa<br />

portée d'être dans <strong>le</strong> champ du <strong>la</strong>ngage désormais<br />

conçu dans sa dimension de structure. L'histoire, <strong>et</strong><br />

particulièrement l'histoire généalogique, trouve ainsi<br />

sa p<strong>la</strong>ce dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue pour chaque existence singulière,<br />

<strong>et</strong> <strong>la</strong> méthode structura<strong>le</strong> ouvre un champ<br />

d'intelligibilité considérab<strong>le</strong>, en particulier dans <strong>le</strong>s<br />

domaines de <strong>la</strong> psychanalyse avec <strong>le</strong>s enfants <strong>et</strong> de <strong>la</strong><br />

psychanalys '<br />

C<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> du symbolique sur <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong>, c<strong>et</strong>te prise<br />

du <strong>suj<strong>et</strong></strong> dans <strong>la</strong> structure, <strong><strong>La</strong>can</strong> a souhaité <strong>la</strong> m<strong>et</strong>tre<br />

au premier p<strong>la</strong>n de ses Écrits 16. «<strong>La</strong> <strong>le</strong>ttre volée »,<br />

nouvel<strong>le</strong> d'Edgar Poe, est l'obj<strong>et</strong> d'un commentaire<br />

rigoureux où se démontre son impact, à savoir <strong>le</strong>s<br />

positions respectives des protagonistes de l'histoire<br />

-<strong>la</strong> Reine, son époux, l'amant, <strong>le</strong> ministre de l'Intérieur<br />

<strong>et</strong> Dupin <strong>le</strong> détective - tel<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> est précipitée<br />

par l'événement de <strong>la</strong> <strong>le</strong>ttre volée par <strong>le</strong> ministre.<br />

Il y a deux registres combinés. Tout d'abord <strong>le</strong>s<br />

p<strong>la</strong>ces respectives des personnages, tel<strong>le</strong>s qu'el<strong>le</strong>s<br />

sont déterminées au-delà des individus qui <strong>le</strong>s occupent,<br />

à savoir <strong>le</strong> rang <strong>et</strong> <strong>la</strong> fonction dans l'État <strong>et</strong> <strong>le</strong>s<br />

règ<strong>le</strong>s qui en décou<strong>le</strong>nt du fait de l'étiqu<strong>et</strong>te. Enjeux<br />

de pouvoir <strong>et</strong> d'ordre, dans <strong>le</strong>squels <strong>le</strong>s rapports<br />

entre <strong>le</strong>s sexes s'avèrent pris. Ensuite il y a <strong>la</strong> dimension<br />

particulière de <strong>la</strong> <strong>le</strong>ttre, c'est-à-dire de c<strong>et</strong> écrit<br />

dont on suppose qu'il trahit un lien adultère <strong>et</strong> dont<br />

<strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion va déterminer <strong>le</strong> bal<strong>le</strong>t de l'angoisse <strong>et</strong><br />

de <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> des uns <strong>et</strong> des autres. Une structure<br />

donc, soit une organisation symbolique qui vaut par<br />

16. «Le séminaire sur "<strong>La</strong> <strong>le</strong>ttre volée"», dans Écrits, op. at.,<br />

p.ll.<br />

26


<strong>la</strong> solidarité différentiel<strong>le</strong> de ses éléments, mais une<br />

structure po<strong>la</strong>risée du fait de l'événement de <strong>la</strong><br />

<strong>le</strong>ttre. <strong><strong>La</strong>can</strong> insiste sur <strong>le</strong> fait que chacun, y compris<br />

<strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur, ignorera jusqu'au terme de l'histoire <strong>le</strong><br />

contenu de l'écrit. <strong>La</strong> <strong>le</strong>ttre ne vaut que par sa mise<br />

en circu<strong>la</strong>tion, en évidence pour certains, dérobée<br />

pour d'autres. Pourtant c'est <strong>le</strong> traj<strong>et</strong> de <strong>la</strong> <strong>le</strong>ttre qui<br />

produit des eff<strong>et</strong>s repérab<strong>le</strong>s sur <strong>la</strong> subjectivité de<br />

chacun. Du long <strong>et</strong> comp<strong>le</strong>xe commentaire ·de <strong><strong>La</strong>can</strong><br />

soulignons deux traits. Premièrement <strong>la</strong> mise en<br />

va<strong>le</strong>ur des eff<strong>et</strong>s de <strong>la</strong> structure, ce que Poe relève à<br />

sa façon en appuyant <strong>la</strong> démonstration de Dupin sur<br />

<strong>la</strong> logique du jeu de pair <strong>et</strong> impair 17. Deuxièmement<br />

<strong>et</strong> surtout, une structure ne produit ses eff<strong>et</strong>s que<br />

selon <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce qu'on y occupe. Ainsi <strong>la</strong> <strong>le</strong>ttre volée,<br />

selon qu'on en est <strong>le</strong> destinataire d'occasion, <strong>le</strong><br />

témoin si<strong>le</strong>ncieux ou <strong>le</strong> porteur, induit des p<strong>la</strong>ces<br />

auxquel<strong>le</strong>s aucun des protagonistes n'échappe. Il y a<br />

une matérialité de <strong>la</strong> <strong>le</strong>ttre qui produit par son traj<strong>et</strong><br />

des p<strong>la</strong>ces spécifiques. Si <strong>la</strong> structure ordonne une<br />

certaine combinatoire, <strong>la</strong> <strong>le</strong>ttre induit des p<strong>la</strong>ces,<br />

c'est-à-dire des modalités d'entrée possib<strong>le</strong> dans <strong>le</strong><br />

<strong>la</strong>ngage 18. Ultérieurement <strong><strong>La</strong>can</strong> produira sa formalisation<br />

dite des quatre discours qui démontre un<br />

nombre fini de modalités selon <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s un <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

peut être pris dans une structure à quatre éléments 19.<br />

Mais si <strong>la</strong> structure peut être repérée comme tel<strong>le</strong>,<br />

17. Il s'agit d'un jeu d'enfants où il faut deviner si <strong>le</strong> nombre<br />

de cailloux cachés dans une main est pair ou impair.<br />

1'8. Guy Lérès, séminaire 2003-2004.<br />

19. Séminaire L'en'IJers de <strong>la</strong> psychanalyse, tditions du Seuil,<br />

1991. <strong><strong>La</strong>can</strong> a tenu son séminaire de 1953 à 1979. Sur l'ensemb<strong>le</strong><br />

des 26 séminaires qui 40ivent être publiés par <strong>le</strong>s éditions du<br />

Seuil, seuls 11 ont paru à ce jour, <strong>le</strong> dernier étant L'angoisse,<br />

séminaire de 1962-1963, édité en 2004. Les séminaires cités<br />

dans notre texte sans références de publication sont donc<br />

actuel<strong>le</strong>ment inédits.<br />

27


este à préciser <strong>la</strong> manière dont el<strong>le</strong> va saisir <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

dans <strong>le</strong> moment où il y entre, affaire de p<strong>la</strong>ce <strong>et</strong> de<br />

moment qui lie l'espace <strong>et</strong> <strong>le</strong> temps.<br />

<strong>La</strong> démonstration est comp<strong>le</strong>xe mais <strong>la</strong> <strong>le</strong>çon<br />

simp<strong>le</strong>, qui nous perm<strong>et</strong> de concevoir comment<br />

toute entrée dans <strong>le</strong> monde se solde pour chacun par<br />

<strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s de p<strong>la</strong>ce qu'induisent certaines <strong>le</strong>ttres, dont<br />

nous sommes tantôt <strong>le</strong>s dépositaires, <strong>le</strong>s messagers<br />

ou <strong>le</strong>s spectateurs rendus mu<strong>et</strong>s. Point besoin en<br />

eff<strong>et</strong> de connaître <strong>le</strong> contenu précis du message pour<br />

en être transi: il est des seCr<strong>et</strong>s de famil<strong>le</strong>, des cadavres<br />

murés dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce des p<strong>la</strong>cards plus actifs que<br />

bien des discours.<br />

L'inconscient structuraliste <strong>et</strong> <strong>le</strong> droit<br />

Pour l'essentiel, ces faits de structure sont désormais<br />

<strong>la</strong>rgement reconnus hors du champ analytique,<br />

au point que l'on pourrait conclure que <strong>le</strong> moment<br />

<strong>la</strong>canien d'é<strong>la</strong>boration de <strong>la</strong> dimension symbolique<br />

est passé dans <strong>la</strong> culture. Mais il se trouve que ce<br />

succès du «symbolique » s'est effectué au prix d'un<br />

dévoiement du concept tel que <strong><strong>La</strong>can</strong> l'a forgé, en<br />

ignorant <strong>le</strong>s mouvements de sa pensée <strong>et</strong> <strong>le</strong>s rectifications<br />

auxquel<strong>le</strong>s il a lui même procédé. Il y a aujourd'hui<br />

un discours convenu sur «<strong>le</strong> symbolique » qui<br />

conduit à un véritab<strong>le</strong> détournement conceptuel, <strong>et</strong><br />

ceci particulièrement dans <strong>le</strong> champ juridique.<br />

Il faut donc rappe<strong>le</strong>r tout d'abord que <strong>le</strong> moment<br />

«structural » que nous venons d'évoquer doit être<br />

situé dans un combat qui visait en premier lieu à<br />

réintroduire <strong>la</strong> rigueur de <strong>la</strong> science dans un champ<br />

où régnait une grande confusion. Mais on ne peut<br />

aujourd'hui s'y référer en méconnaissant <strong>le</strong> fait que<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> a consacré de nombreuses années de séminaire<br />

aux deux autres dimensions de l'imaginaire <strong>et</strong><br />

28


du réel <strong>et</strong> à formaliser <strong>le</strong> type de rapport qui liaient<br />

<strong>le</strong>s trois. Ne r<strong>et</strong>enir que <strong>la</strong> première période de<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> p<strong>la</strong>cée sous.<strong>le</strong> sceau du symbolique serait à<br />

peu près aussi pertinent que de ne vou<strong>loi</strong>r garder de<br />

Freud que sa première topique. Or il se trouve qti'il<br />

existe aujourd'hui une référence à <strong><strong>La</strong>can</strong> qui opère<br />

une tel<strong>le</strong> réduction <strong>et</strong> dont il est intéressant de montrer<br />

qu'el<strong>le</strong> aboutit à une véritab<strong>le</strong> négation de <strong>la</strong><br />

<strong>le</strong>çon freudienne.<br />

C<strong>et</strong>te version, nous pourrions <strong>la</strong> qualifier «,<br />

conscient structuraliste ». Il y a en eff<strong>et</strong> un discours<br />

courant qui m<strong>et</strong> l'accent ur 1'« efficacité symbolique<br />

» <strong>et</strong> sur 1'« ordre symbolique », souvent du<br />

reste pour déplorer un supposé «effondrement » de<br />

celui-ci, une perte des repères structuraux dont <strong>le</strong>s<br />

conséquences destructrices seraient démontrées<br />

par l'efflorescencê de toutes sortes de « nouvel<strong>le</strong>s<br />

pathologies », de nouveaux crimes <strong>et</strong> délits <strong>et</strong> plus<br />

généra<strong>le</strong>ment par <strong>la</strong> mutation de <strong>la</strong> subjectivité<br />

contemporaine.


précision : c'est bien en eff<strong>et</strong> d'une fonction qu'il<br />

s'agit, une fonction au sens mathématique que l'individu<br />

vient occuper au titre de variab<strong>le</strong>. L'individu<br />

n'a de rapport avec c<strong>et</strong>te fonction qu'au titre de sa<br />

mise en fonction, ou si l'on préfère <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> ny<br />

prend p<strong>la</strong>ce qu'à titre d'as<strong>suj<strong>et</strong></strong>ti.<br />

Une tel<strong>le</strong> version «structuraliste » de l'inconscient<br />

est particulièrement répandue dans <strong>le</strong> discours<br />

juridique. Ce<strong>la</strong> tient peut-être au fait que l'idée<br />

d'une détermination du <strong>suj<strong>et</strong></strong> à son insu est consubstantiel<strong>le</strong><br />

au droit, ce dont on trouve par exemp<strong>le</strong> <strong>la</strong><br />

formu<strong>la</strong>tion dans <strong>le</strong>s premiers mots de l'Introduction<br />

généra<strong>le</strong> au droit de François Terré: «Probab<strong>le</strong>ment<br />

dans l'inconscient des hommes, existe déjà<br />

l'idée de droit 21 ». <strong>La</strong> structuration juridique des<br />

rapports humains est en eff<strong>et</strong> non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong><br />

credo des magistrats, mais <strong>le</strong> fruit de <strong>le</strong>ur expérience<br />

quotidienne : qu'il s'agisse des liens établis dans <strong>la</strong><br />

famil<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> travail ou des rapports sociaux plus<br />

<strong>loi</strong>ntains, il est aisé de constater <strong>la</strong> dépendance des<br />

comportements humains à l'égard de <strong>loi</strong>s écrites<br />

ignorées des <strong>suj<strong>et</strong></strong>s. Il est des textes qui régissent <strong>la</strong><br />

vie des hommes à <strong>le</strong>ur insu <strong>et</strong> dont l'efficace se<br />

démontre chaque jour dans <strong>le</strong> cabin<strong>et</strong> du juge ou de<br />

l'avocat. Ces textes, ou plus exactement c<strong>et</strong> ensemb<strong>le</strong><br />

de textes, forment un corpus c'est-à-dire un corps,<br />

une forme d'ensemb<strong>le</strong> dont <strong>la</strong> logique est à <strong>la</strong> fois<br />

loca<strong>le</strong> <strong>et</strong> généra<strong>le</strong> <strong>et</strong> qui ne se révè<strong>le</strong> dans sa précision<br />

formel<strong>le</strong> que dans <strong>le</strong>s cas où <strong>le</strong>s limites sont<br />

franchies. «Le contentieux, dit Jean Carbonnier1<br />

c'est <strong>le</strong> droit pathologique, non <strong>le</strong> droit normal 22 »<br />

21. François Terré, Introduction généra<strong>le</strong> au droit, Dalloz,<br />

se éd., 2000, p. 1.<br />

22. J. Carbonnier, F<strong>le</strong>xib<strong>le</strong> droit, Librairie généra<strong>le</strong> de droit<br />

<strong>et</strong> de jurisprudence, 1983.<br />

30


<strong>et</strong>, ajoutait-il, «<strong>le</strong> droit est infiniment plus grand<br />

que <strong>le</strong> contentieux» : <strong>la</strong> mise en œuvre des textes par<br />

l'institution juridique n'intervient que lorsque <strong>le</strong>s<br />

règ<strong>le</strong>s de droit, jusque-là implicites, sont transgressées.<br />

Ordinairement ça «marche tout seul (id.),<br />

c'est-à-dire qu'il n'est nul besoin de dire <strong>le</strong> droit <strong>et</strong><br />

l'on est fondé à supposer que chacun règ<strong>le</strong> ses<br />

comportements selon des textes qui ne sont pas ,<br />

conscients mais pourraient <strong>le</strong> devenir. «Nul n'est<br />

censé ignorer <strong>la</strong> <strong>loi</strong>» ne signifie pas que chacun doit<br />

connaître <strong>le</strong> détail des dispositions des codes, mais<br />

qu'il ne pourrait pas opposer l'argument de l'ignorance<br />

s'il devait répondre de ses actes. Le droit peut<br />

donc être considéré comme ce texte qui agit à l'insu<br />

des <strong>suj<strong>et</strong></strong>s, <strong>et</strong> dont <strong>la</strong> contrainte se rappel<strong>le</strong>ra à<br />

l'occasion. On peut par<strong>le</strong>r d'inconscient dans <strong>le</strong> sens<br />

où il n'est pas besoin de postu<strong>le</strong>r une conscience<br />

pour que chacun y soit as<strong>suj<strong>et</strong></strong>ti. L'ignorance de <strong>la</strong> <strong>loi</strong><br />

ne peut être opposée par <strong>le</strong> fautif, car 1'« inconscience »<br />

de <strong>la</strong> <strong>loi</strong> peut être <strong>le</strong>vée par <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> lui-même. Insistons<br />

sur ce point: l'inconscient juridique, pour<br />

symbolique qu'il soit, n'est en rien un inconscient<br />

freudien <strong>le</strong>quel s'identifie au refus ' de savoir comme<br />

nous <strong>le</strong> montrerons plus <strong>loi</strong>n.<br />

<strong>La</strong> théorie de 1'« efficacité symbolique » a, enfin,<br />

aussi engendré une version simpliste de <strong>la</strong> généalogie,<br />

particulièrement répandue dans <strong>le</strong> champ des<br />

pratiques judiciaires. <strong>La</strong> détermination structura<strong>le</strong><br />

devient ici simp<strong>le</strong> causalité selon <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> des événements<br />

marquants - traumatismes, 'morts, transgres<br />

sions - dans <strong>le</strong>s générations précédentes, événements<br />

identifiés à des « trous dans <strong>la</strong> structure », induiraient<br />

mécaniquement des phénomènes de répétition dans<br />

l'existence du <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Le discours sur <strong>le</strong> « traumatisme<br />

» exaspère c<strong>et</strong>tè vulgate jusqu'à <strong>la</strong> caricature,<br />

<strong>le</strong>s victimes d'hier devenant <strong>le</strong>s bourreaux de demain,<br />

31


<strong>la</strong> structure prenant <strong>la</strong> succession de ce qu'autrefois<br />

on appe<strong>la</strong>it <strong>le</strong> destin. Le passage à l'acte criminel est<br />

«expliqué » après-coup par <strong>la</strong> mise au jour des avatars<br />

familiaux supposés l'engendrer, comme s'il résultait<br />

d'une détermination psycho-anthropologique.<br />

L'inconscient est ici réduit à l'inconscience des<br />

déterminismes dont <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> pâtit, ses actes d'aujourd'hui<br />

devenant lisib<strong>le</strong>s dip.s <strong>le</strong>s trous symboliques<br />

de <strong>la</strong> vie de ceux qui l'ont engendré. Il est <strong>le</strong> jou<strong>et</strong> du<br />

symbolique, son eff<strong>et</strong> pur <strong>et</strong> simp<strong>le</strong>. Imputer ces<br />

diverses interprétations à 1'« inconscient structuraliste<br />

», c'est réduire l'inconscient à <strong>la</strong> non-conscience,<br />

c'est l'identifier au poids de <strong>la</strong> structure dont <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

serait simp<strong>le</strong>ment voué à vérifier l'efficace.<br />

Le <strong>suj<strong>et</strong></strong> du non-savoir<br />

C<strong>et</strong>te version de l'inconscient n'a qu'un défaut ...<br />

c'est d'oublier <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient. Accumu<strong>la</strong>nt<br />

<strong>le</strong>s preuves de son as<strong>suj<strong>et</strong></strong>tissement, el<strong>le</strong> ne nous dit<br />

rien de <strong>la</strong> manière dont il s'y inscrit, el<strong>le</strong> pose l'antécédence<br />

temporel<strong>le</strong> comme préva<strong>le</strong>nce causa<strong>le</strong>.<br />

Puisque <strong>le</strong> monde était là avant <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong>, son incidence<br />

est posée comme première, tel est <strong>le</strong> postu<strong>la</strong>t<br />

sous <strong>le</strong>quel on pourrait ranger l'ensemb<strong>le</strong> des<br />

versions qui font du primat du symbolique <strong>le</strong>ur<br />

credo.<br />

<strong>La</strong> principa<strong>le</strong> objection à c<strong>et</strong>te présentation de<br />

l'inconscient, c'est qu'el<strong>le</strong> se passe de fait du <strong>suj<strong>et</strong></strong>,<br />

qui se voit ramené à une position d'obj<strong>et</strong> de <strong>la</strong><br />

structure. Par<strong>le</strong>r de <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient dans ces<br />

conditions, c'est désigner un <strong>suj<strong>et</strong></strong> as<strong>suj<strong>et</strong></strong>ti à son<br />

inconscient, conçu comme structure hors de luimême.<br />

C'est très exactement l'opposé que Freud a<br />

soutenu, lui qui a toujours lié l'inconscient à l'acte<br />

même du <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Pour <strong>le</strong> comprendre, il faut souli-<br />

32


gner que l'inconscient se donne toujours comme un.<br />

savoir, mais un savoir insu. Le <strong>suj<strong>et</strong></strong> avait ce savoir<br />

en lui-même mais il n'en disposait pas, <strong>et</strong> ce n'est<br />

qu'après-coup qu'il <strong>le</strong> reconnaît. Sa formu<strong>le</strong> pourrait<br />

être : «Je ne savais pas » (ce que je disais, ce que<br />

je vou<strong>la</strong>is, ce que je faisais). Phrase que l'on entendra<br />

dans sa dimension d'énonciation, de découverte,<br />

<strong>et</strong> <strong>le</strong> plus souvent de surprise: je ne savais pas que<br />

ces formations de l'inconscient (actes manqués,<br />

rêves, symptômes) m<strong>et</strong>taient en acte mon désir. <strong>La</strong><br />

vérité de ce savoir m'apparaît seu<strong>le</strong>ment à présent,<br />

c'est-à-dire après-coup. Par<strong>le</strong>r de savoir inconscient<br />

peut paraître paradoxal, tant nous identifions <strong>le</strong><br />

savoir à <strong>la</strong> connaissance que nous avons. Le savoir<br />

semb<strong>le</strong> exclusivement lié à <strong>la</strong> conscience réf<strong>le</strong>xive <strong>et</strong><br />

à <strong>la</strong> possibilité de <strong>le</strong> convoquer selon <strong>le</strong>s circonstances<br />

où il nous est uti<strong>le</strong>. Il n'en est rien pourtant,<br />

<strong>et</strong> <strong>le</strong> contre-exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> plus frappant est sans doute<br />

ce que nous appelons instinct. Qu'est-ce donc que<br />

l'instinct sinon n savoir organisé dans <strong>le</strong> corps <strong>et</strong><br />

orientant <strong>le</strong>s comportements selon une certaine fin ?<br />

Sans doute <strong>la</strong> théorie de l'information avec <strong>la</strong>quel<strong>le</strong><br />

nous pensons <strong>la</strong> génétique nous a t el<strong>le</strong> familiarisés<br />

avec une tel<strong>le</strong> représentation d'un savoir efficace à<br />

l'insu du <strong>suj<strong>et</strong></strong> ; <strong>la</strong> succession des acides aminés est<br />

un savoir articulé dont <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s tiennent à <strong>la</strong>.<strong>le</strong>cture<br />

qui en est faite souvent à distance, dans un autre<br />

endroit du corps. Écrire <strong>et</strong> lire ne supposent ici nul<br />

écrivain non plus que nul <strong>le</strong>cteur, nul <strong>suj<strong>et</strong></strong>.<br />

Qu'il y ait du savoir hors de notre conscience<br />

peut se dire pour"l'ensemb<strong>le</strong> des énoncés possib<strong>le</strong>s<br />

auquel nous n'avons pas accès <strong>et</strong> qui constituent <strong>le</strong><br />

champ du savoir. Nous pouvons inclure ici <strong>le</strong>s codifications<br />

diverses du symbolique (règ<strong>le</strong>s de parenté,<br />

de <strong>la</strong> grammaire, du droit, <strong>et</strong>c.) qui constituent éga<strong>le</strong>ment<br />

des savoirs que nous ignorons. Mais s'ils ne<br />

33


sont pas conscients, c'est-à-dire s'ils n'ont pas<br />

besoin de nous pour exercer sur no\,lS <strong>le</strong>ur efficace,<br />

ils ne sont pas pour autant inconscients au sens freudien<br />

c'est-à-dire qu'ils ne sont pas hors de notre<br />

conscience du fait d'un refus de notre part.<br />

Que l'on puisse par<strong>le</strong>r de « <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient »<br />

<strong>et</strong> non pas seu<strong>le</strong>ment de <strong>suj<strong>et</strong></strong> à l'inconscient est à<br />

entendre radica<strong>le</strong>ment au sens où il n'y a d'inconscient<br />

que du <strong>suj<strong>et</strong></strong>. <strong>La</strong> preuve pourrait-on dire a<br />

pour nom refou<strong>le</strong>ment : pas de refou<strong>le</strong>ment qui ne<br />

présuppose un <strong>suj<strong>et</strong></strong> <strong>et</strong> son refus d'une certaine association<br />

signifiante qu'il rej<strong>et</strong>te. Dès <strong>le</strong>s premiers<br />

écrits sur l'hystérie, lorsqu'il s'est agi de montrer<br />

qu'il y a des représentations inconciliab<strong>le</strong>s qui sont<br />

refusées <strong>et</strong> repoussées, Freud pose que c'est <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

qui en est l'artisan. Il ne par<strong>le</strong> certes pas explicitement<br />

de <strong>suj<strong>et</strong></strong>, qui est un terme rehaussé par <strong><strong>La</strong>can</strong>,<br />

mais sa position est sans ambiguïté : c'est <strong>le</strong> ma<strong>la</strong>de<br />

qui est l'auteur de ce qu'il refuse. Il s'en trouve<br />

immédiatement divisé en une part structurée selon<br />

l'économie de ce qui a été rej<strong>et</strong>é, <strong>et</strong> une part<br />

inconsciente qui continue à faire va<strong>loi</strong>r ses droits<br />

par <strong>le</strong>s diverses voies du r<strong>et</strong>our du refoulé. C<strong>et</strong>te<br />

division du <strong>suj<strong>et</strong></strong> se déduit de l'hypothèse même de<br />

l'inconscient, car celui qui refuse est <strong>le</strong> même que<br />

celui qui souffre des conséquences de son refus.<br />

Tout autre position ne saurait rendre compte de<br />

<strong>la</strong> dynamique même du traitement <strong>et</strong> de son efficacité<br />

possib<strong>le</strong>, car c'est bien du <strong>suj<strong>et</strong></strong> lui-même qu'on<br />

attend qu'il prenne <strong>la</strong> mesure de ce qu'il a lui-même<br />

refusé. Que <strong>la</strong> psychanalyse ne soit pas une suggestion<br />

ni une pédagogie trouve son origine en ce point<br />

où c'est <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> - <strong>et</strong> nul autre à sa p<strong>la</strong>ce - qui se rend<br />

ma<strong>la</strong>de <strong>et</strong> c'est de lui <strong>et</strong> de nul autre que se soutiendra<br />

<strong>le</strong> désir d'en sortir. Freud est allé très <strong>loi</strong>n dans<br />

c<strong>et</strong>te logique, affirmant qu'il y avait une décision du<br />

34


<strong>suj<strong>et</strong></strong> dans ce qu'il a appelé <strong>le</strong> choix de <strong>la</strong> névrose.<br />

On peut après lui poser qu'il n'y a de cure analytique<br />

possib<strong>le</strong> de quiconque, fut il psychotique ou<br />

autiste, qui ne présuppose c<strong>et</strong>te décision du <strong>suj<strong>et</strong></strong> au<br />

cœur de ce dont il pâtit. Il s'agit là d'une position<br />

éthique aussi bien que théorique, <strong>et</strong> nous pourrions<br />

tracer une ligne de partage opposant l'ensemb<strong>le</strong> des<br />

thérapies qui se proposent de délivrer <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> d'un<br />

mal qui lui est foncièrement étranger, <strong>et</strong> <strong>la</strong> psychanalyse<br />

qui part au contraire de l'hypothèse que <strong>le</strong><br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> est impliqué dans <strong>la</strong> souffrance dont il se<br />

p<strong>la</strong>int. Pas d'inconscient sans c<strong>et</strong>te division du <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

qui lui est intrinsèque, pas d'inconscient qui ne soit<br />

lié pour Freud à un refus. Reste à considérer avec<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> comment c<strong>et</strong>te division même est <strong>le</strong> produit<br />

du signifiant.<br />

Suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> signiftant<br />

,<br />

Revenons un instant sur nos pas. <strong>La</strong> logique symbolique<br />

é<strong>la</strong>borée par l'anthropologie structura<strong>le</strong> m<strong>et</strong><br />

en évidence des eff<strong>et</strong>s de subjectivation qui sont<br />

déterminés par une logique des p<strong>la</strong>ces, comme <strong>le</strong><br />

montre <strong>le</strong> récit de <strong>la</strong> <strong>le</strong>ttre volée de Poe. Mais de là à<br />

postu<strong>le</strong>r une « fonction symbolique » qui ferait de<br />

l'inconscient un simp<strong>le</strong> eff<strong>et</strong> de <strong>la</strong> structure, il y a un<br />

pas. Pas que ne franchit pas l'invention freudienne,<br />

qui persiste à faire intervenir « <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> » dans l'opération<br />

même de l'inconscient. Ce concept de <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

est formel<strong>le</strong>ment étranger au vocabu<strong>la</strong>ire de <strong>la</strong> linguistique<br />

structura<strong>le</strong>. Même si <strong><strong>La</strong>can</strong> a repris quelques<br />

concepts de <strong>la</strong> linguistique, après un détour conséquent<br />

<strong>et</strong> très rigoureux par c<strong>et</strong>te discipline, il <strong>le</strong>s a<br />

toujours passés au crib<strong>le</strong> de <strong>la</strong> clinique analytique.<br />

On ne sera pas surpris que <strong>le</strong>s concepts <strong>la</strong>caniens<br />

soient en contradiction avec l'orthodoxie linguistique.<br />

35


<strong><strong>La</strong>can</strong> lui-même en prenait acte, affirmant qu'il avait<br />

fait de <strong>la</strong> «linguisterie », non de <strong>la</strong> linguistique 23 .<br />

Ainsi <strong>le</strong> concept central de signifiant, tel qu'il est<br />

employé par <strong><strong>La</strong>can</strong>, présente-t-il une différence<br />

radica<strong>le</strong> avec celui impliqué dans l'algorithme de<br />

Saussure 24.<br />

Le point primordial emprunté à Saussure est <strong>le</strong><br />

fait de <strong>la</strong> matérialité du signifiant <strong>et</strong> son caractère<br />

différentiel : un signifiant ne vaut que par opposition<br />

à un autre, <strong>et</strong> seu<strong>le</strong> sa situation dans <strong>la</strong> phrase<br />

perm<strong>et</strong> de lui donner une va<strong>le</strong>ur. Mais <strong>la</strong> différence<br />

vaut d'être accentuée, d'autant qu'el<strong>le</strong> a des conséquences<br />

décisives pour l'architecture de <strong>la</strong> pensée de<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong>. El<strong>le</strong> est énoncée dans <strong>la</strong> définition suivante,<br />

très tôt formulée <strong>et</strong> restée inchangée jusqu'à <strong>la</strong> fin de<br />

son œuvre : «Le signifiant est ce qui représente un<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> pour un autre signifiant ». On peut remarquer<br />

sa circu<strong>la</strong>rité apparente, selon <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> un signifiant<br />

renvoie à un autre, qui lui-même en fait autant <strong>et</strong><br />

ceci à l'infini, glissement qui n'est pas sans évoquer<br />

<strong>la</strong> règ<strong>le</strong> fondamenta<strong>le</strong> de <strong>la</strong> cure dite de l'association<br />

libre, qui n'est rien d'autre que ce renvoi infini d'un<br />

mot à un autre. Ce qui importe donc, c'est <strong>le</strong> lien<br />

différentiel d'un signifiant à d'autres <strong>et</strong> non pas celui<br />

d'un signifiant à un signifié.<br />

Mais <strong>la</strong> césure radica<strong>le</strong> est introduite par <strong><strong>La</strong>can</strong><br />

dans <strong>le</strong> terme de <strong>suj<strong>et</strong></strong>, concept introuvab<strong>le</strong> en linguistique<br />

<strong>et</strong> qui acquiert ici une p<strong>la</strong>ce essentiel<strong>le</strong> de<br />

23. J. <strong><strong>La</strong>can</strong>, Séminaire Encore, Éditions du Seuil, 1975, p. 20.<br />

24. Saussure propose <strong>le</strong> signe comme composé de deux<br />

faces, signifié sur signifiant. <strong><strong>La</strong>can</strong> opère sur c<strong>et</strong> algorithme <strong>le</strong><br />

dép<strong>la</strong>cement fondamental de p<strong>la</strong>cer au-dessus <strong>le</strong> signifiant,<br />

séparé par une barre du signifié en dessous. Le signifiant<br />

acquiert dans sa théorie une p<strong>la</strong>ce absoluinent préva<strong>le</strong>nte qu'il<br />

n'a pas chez Saussure.<br />

36


éférent <strong>et</strong> de copu<strong>le</strong>. De référent car <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> est ce<br />

qui est représenté, <strong>et</strong> de copu<strong>le</strong> car il est ce qui lie un<br />

signifiant à un autre. Le signifiant représente quoi ?<br />

un <strong>suj<strong>et</strong></strong>; pour qui ? (c'est-à-dire auprès de qui ?)<br />

pour un autre signifiant . C<strong>et</strong>te définition est évidemment<br />

affine à l'expérience même de <strong>la</strong> cure où ce<br />

qui circu<strong>le</strong> - ces mots qui renvoient <strong>le</strong>s uns aux<br />

autres - ne représente pas <strong>le</strong>s choses, c'est ce qui<br />

signe <strong>la</strong> présence du <strong>suj<strong>et</strong></strong>.<br />

Car <strong>le</strong> premier enseignement de <strong>la</strong> découverte<br />

freudienne c'est qu'il y a des mots que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> refuse<br />

<strong>et</strong> qui sont refoulés pour <strong>la</strong> raison qu'ils sont<br />

connectés à d'autres, eux-mêmes liés à des p<strong>la</strong>isirs<br />

excessifs. Dans <strong>le</strong> flux de paro<strong>le</strong>s de <strong>la</strong> séance, certains<br />

achoppements, certaines connexions inopinées,<br />

certains surgissements inattendus seront autant<br />

de cailloux b<strong>la</strong>ncs semés sur <strong>le</strong> chemin du désir qui<br />

ne cesse d'insister. Tel mot sera refoulé parce qu'il<br />

évoque une situation passée conflictuel<strong>le</strong> du point<br />

de vue du désir, <strong>et</strong> <strong>le</strong> refou<strong>le</strong>ment portera sur ce qui<br />

aujourd'hui évoque par des liens de <strong>la</strong>ngage une<br />

situation passée insoutenab<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Le<br />

r<strong>et</strong>our du refoulé se fera par un signifiant, connecté<br />

en quelque façon à ce nœud enfoui.<br />

<strong>La</strong> rigueur de <strong><strong>La</strong>can</strong> est ici de marquer par sa<br />

définition que s'il s'agit pour <strong>le</strong> signifiant de représenter<br />

quelque chose, c<strong>et</strong>t chose n'est pas <strong>le</strong> réel<br />

mais bien <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong>, si bien que l'on pourrait dire que<br />

<strong>le</strong> mot pomme n'évoque pas tant <strong>le</strong> fruit que <strong>le</strong> désir<br />

adamique. 'Le <strong>suj<strong>et</strong></strong> n'est pas évoqué pour lui-même<br />

- comme <strong>le</strong> nom propre représente un individu -<br />

mais pour d'autres signifiants. Si tel signifiant est<br />

refoulé, c'est parce qu'il représente <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> auprès<br />

d'un autre signifiant, lui-même pris dans un autre<br />

contexte de signifiants <strong>et</strong> ainsi de suite. Si l'hystérique<br />

refou<strong>le</strong> <strong>le</strong> mot «marcher » <strong>et</strong> s'en trouve paralysée<br />

37


c'est en tant que <strong>la</strong> marche pourrait <strong>la</strong> conduire, el<strong>le</strong>,<br />

vers <strong>le</strong> lieu d'un désir refusé lié à ce mot.<br />

Quiconque a fait l'expérience du divan a touché<br />

du doigt c<strong>et</strong>te sorte de tropisme puissant des signifiants<br />

qui «tombent dans l'esprit » c'est-à-dire qui<br />

semb<strong>le</strong>nt obéir à une <strong>loi</strong> de gravitation qui n'est pas<br />

cel<strong>le</strong> du réel. L'étrang<strong>et</strong>é pour l'analysant est bien<br />

cel<strong>le</strong>-là qui bruta<strong>le</strong>ment fait glisser une chaîne d'associations<br />

vers une autre, apparemment hétérogène<br />

<strong>et</strong> qui conduit pourtant tout droit au désir insu. Au<br />

désir de qui ? du <strong>suj<strong>et</strong></strong> évidemment. Contrairement à<br />

ce qui a été parfois écrit, <strong><strong>La</strong>can</strong> n'a en rien <strong>la</strong> posture<br />

d'un idéaliste qui inférerait du pouvoir des mots <strong>la</strong><br />

vanité <strong>et</strong> l'inconnaissab<strong>le</strong> du monde des choses. Il ne<br />

dit pas que tout est <strong>la</strong>ngage <strong>et</strong> seu<strong>le</strong>ment <strong>la</strong>ngage,<br />

que l'homme ne vit que dans <strong>la</strong> caverne des mots<br />

sans accès au monde qui resterait inconnaissab<strong>le</strong><br />

comme tel. Le matérialisme de <strong><strong>La</strong>can</strong> est au contraire<br />

patent, <strong>et</strong> se démontre dans <strong>la</strong> fidélité à l'expérience<br />

clinique, soit ce dont Freud rend compte en terme<br />

de désir. Rien de plus concr<strong>et</strong> <strong>et</strong> de plus matériel que<br />

ce désir, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il soit<br />

localisab<strong>le</strong> comme un index pointé vers <strong>la</strong> chose.<br />

Pour <strong>le</strong> psychanalyste <strong>le</strong> signifiant est l'index d'un<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong>, mais ce <strong>suj<strong>et</strong></strong> ne se saisit pas en tant que tel, il<br />

n'est pas «représenté ». Si <strong>le</strong> signifiant représentait<br />

<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> comme un signe représente une chose il<br />

serait aisé de <strong>le</strong> définir, de <strong>le</strong> cerner mais ce serait<br />

tout sauf <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> dont par<strong>le</strong> <strong>la</strong> psychanalyse. Le<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong>, c'est au contraire ce qui s'entraperçoit dans <strong>le</strong><br />

lien d'un signifiant à l'autre, ce qui se déduit parfois<br />

de certaines connexions signifiantes.<br />

<strong>La</strong> critique du prétendu formalisme de <strong><strong>La</strong>can</strong>,<br />

accusé de vider <strong>la</strong> psychanalyse du «discours vivant »<br />

des affects, traduisait l'effroi de certains devant <strong>la</strong><br />

rigueur de son enseignement. El<strong>le</strong> méconnaissait<br />

38


éga<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> détour par <strong>la</strong> linguistique structura<strong>le</strong><br />

avait au contraire fait surgir une nouvel<strong>le</strong> définition<br />

du <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Le <strong>suj<strong>et</strong></strong> n'était plus une substance,<br />

quelque chose de représentab<strong>le</strong> mais à proprement<br />

par<strong>le</strong>r une supposition, c'est-à-dire ce qui est sousposé,<br />

p<strong>la</strong>cé en dessous dans l'interval<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> lien<br />

entre deux signifiants. Ce <strong>suj<strong>et</strong></strong>, un rien en quelque<br />

sorte, était pourtant ce qui fait lien entre deux signifiants,<br />

<strong>et</strong> ce rien est <strong>le</strong> cœur de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> en tant<br />

qu'el<strong>le</strong> concerne l'alyste.


II<br />

Symbolique <strong>et</strong> nœud borroméen<br />

Le symbolique de <strong><strong>La</strong>can</strong><br />

Il devient à présent possib<strong>le</strong> de préciser en quoi <strong>le</strong><br />

concept <strong>la</strong>canien de symbolique est à distinguer des<br />

autres acceptions du terme. Si <strong>le</strong> discours de Rome<br />

faisait référence explicitement à un ordre symbolique<br />

nommé comme tel, au sens de Lévi-Strauss,<br />

l'accent va être p<strong>la</strong>cé par <strong><strong>La</strong>can</strong> sur ce qui va devenir<br />

<strong>la</strong> catégorie centra<strong>le</strong> du symbolique, à savoir <strong>le</strong><br />

manque. On peut dire que <strong>le</strong> symbolique <strong>la</strong>canien<br />

s'identifie au manque, à condition d'ajouter qu'il ne<br />

peut y avoir de manque sans un système symbolique<br />

minimum qui perm<strong>et</strong>te de l'inscrire. En eff<strong>et</strong>,<br />

pour penser une chose comme manquante, il faut<br />

pouvoir en signer l'absence. Prenant l'exemp<strong>le</strong><br />

d'une bibliothèque, <strong><strong>La</strong>can</strong> souligne qu'un livre ne<br />

peut être repéré manquant dans un rayonnage que<br />

du fait préa<strong>la</strong>b<strong>le</strong> de son inscription dans un catalogue.<br />

Le réel, lui, ne manque jamais de rien. Il faut<br />

avoir préa<strong>la</strong>b<strong>le</strong>ment fait un certain nombre de traits<br />

sur un bâton, ou aligner des cailloux sur <strong>le</strong> sol pour<br />

compter <strong>le</strong>s moutons <strong>et</strong> pouvoir dès lors re-marquer<br />

qu'il en manque. Le <strong>la</strong>ngage est bien sûr <strong>le</strong> paradigme<br />

familier de c<strong>et</strong>te fonction du symbo<strong>le</strong>, puisqu'il<br />

perm<strong>et</strong> de créer du vide, de l'absence, du simp<strong>le</strong><br />

40


fait de désigner <strong>la</strong> chose dans <strong>le</strong> réel. Affaire de vie <strong>et</strong><br />

de mort, de présence <strong>et</strong> d'absence, qui justifie que<br />

l'on dise que <strong>le</strong> mot tue lâ chose en <strong>la</strong> ré(,iuisant à<br />

son être .de <strong>la</strong>ngage, mais aussi bien que <strong>le</strong> mot crée<br />

<strong>la</strong> chose en <strong>la</strong> rendant présente par <strong>la</strong> simp<strong>le</strong> énonciation.<br />

Dire, c'est en même temps tu.er <strong>et</strong> donner vie.<br />

Le concept de symbolique ainsi ramené aux eff<strong>et</strong>s<br />

structurants du manque perm<strong>et</strong> de rendre compte<br />

de toute une série de faits cliniques. Ainsi <strong>le</strong>s descriptions<br />

des ·eff<strong>et</strong>s de l'absence de <strong>la</strong> mre pour <strong>le</strong> très<br />

jeune enfant peuvent-el<strong>le</strong> être resituées dans <strong>le</strong>ur<br />

dimension structura<strong>le</strong>, à distinguer soigneusement<br />

des eff<strong>et</strong>s imaginaires vécus. On peut ainsi donner sa<br />

juste portée au fait d'expérience que l'enfant accomplit<br />

un pas décisif lorsqu'il parvient à évoquer sa mère<br />

absente en l'appe<strong>la</strong>nt. Avènement symbolique dont<br />

il est logique qu'il soit à <strong>la</strong> fois un moment de joie <strong>et</strong><br />

de dou<strong>le</strong>ur puisque dire l'absente c'est triompher de<br />

son départ, c'est <strong>la</strong> rendre présente dans <strong>le</strong>s mots<br />

alors qu'el<strong>le</strong> n'est plus là, mais c'est en même temps<br />

en souffrir puisque <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> fait de <strong>le</strong> dire réalise<br />

son absence.<br />

Plus fondamenta<strong>le</strong>ment, l'opposition distinctive<br />

qui caractérise <strong>le</strong> système des signifiants peut être<br />

considérée comme cas particulier de l'opposition<br />

minima<strong>le</strong> qui caractérise selon <strong><strong>La</strong>can</strong> <strong>le</strong> symbolique<br />

comme tel. Plus/moins, présent/absent, c'est jusqu'au<br />

trait d'une inscpption première qu'il faut porter<br />

l'analyse de <strong>la</strong> logique symbolique qui seu<strong>le</strong><br />

perm<strong>et</strong> ae signer l'entrée du <strong>suj<strong>et</strong></strong> dans <strong>le</strong> monde.<br />

Coche sur <strong>le</strong> bâton, marque sur <strong>le</strong> cailou, nœud de<br />

ficel<strong>le</strong>. Ce n'est pas seu<strong>le</strong>ment l'autre qui apparaît <strong>et</strong><br />

disparaît ainsi par <strong>le</strong> fait d'une simp<strong>le</strong> marque, mais<br />

c'est <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> lui-même qui peut ou ne peut pas se<br />

compter dans <strong>le</strong> monde, s'inscrire sous une première<br />

marque, une coche primordia<strong>le</strong> qui témoigne de son<br />

41


être dans <strong>le</strong> réseau symbolique général ce que <strong><strong>La</strong>can</strong><br />

nomme «champ de l'Autre ». Freud avait déjà<br />

décrit, dans un texte célèbre, l'observation q1J'il<br />

avait faite du jeu de son p<strong>et</strong>it fils avec une bobine<br />

attachée à un fil l. En l'absence de sa mère, l'enfant<br />

jouait avec ce dont il pâtissait, faisant disparaître sa<br />

bobine, <strong>et</strong> puis <strong>la</strong> faisant revenir, <strong>et</strong> puis repartir.<br />

Ainsi l'enfant, contraint de subir passivement <strong>le</strong>s<br />

allées <strong>et</strong> venues de <strong>la</strong> mère qui s'effectuaient selon<br />

un rythme <strong>et</strong> une logique pour lui inexplicab<strong>le</strong>s,<br />

surmontait-il par son jeu symbolique ces disparitions<br />

<strong>et</strong> réapparitions à l'aide d'une bobine figurant<br />

<strong>la</strong> mère, qui c<strong>et</strong>te fois ne disparaissait <strong>et</strong> ne<br />

réapparaissait que selon sa propre volonté. Par <strong>le</strong><br />

symbo<strong>le</strong>, il s'était rendu maître de <strong>la</strong> situation. Tel<strong>le</strong><br />

est l'interprétation de Freud, qui remarque en outre<br />

que lorsqu'il j<strong>et</strong>te l'obj<strong>et</strong>, l'enfant accompagne <strong>le</strong><br />

geste d'un « 0 » <strong>et</strong> lorsqu'il <strong>le</strong> récupère il <strong>le</strong> salue d'un<br />

joyeux «a », ce qu'il interprète comme l'ébauche des<br />

mots al<strong>le</strong>mands fort (parti) <strong>et</strong> da (ici). De ce texte<br />

remarquab<strong>le</strong> de concision <strong>et</strong> de rigueur, <strong><strong>La</strong>can</strong> fait<br />

un commentaire paradigmatique de sa théorie du<br />

symbolique, soulignant <strong>le</strong> génie de Freud d'avoir<br />

repéré l'opposition phonématique qui perm<strong>et</strong><br />

d'inscrire <strong>la</strong> logique symbolique de <strong>la</strong> présence <strong>et</strong> de<br />

l'absence. Mais il lui donne une portée plus vaste,<br />

insistant sur <strong>le</strong> fait que ce jeu de présence/absence<br />

ne concerne pas seu<strong>le</strong>ment <strong>la</strong> mère en tant que symbolisée<br />

par l'obj<strong>et</strong> bobine, mais <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> lui-même.<br />

<strong>La</strong> maîtrise symbolique de l'absence de l'obj<strong>et</strong><br />

est en même temps inscription du <strong>suj<strong>et</strong></strong> qui par là<br />

1. Freud «Au-delà du principe de p<strong>la</strong>isir JO dans Essais de<br />

psychanalyse, Payot, 1981.<br />

42


triomphe de sa propre déréliction. èe que l'absence<br />

de l'Autre provoque chez l' eant c'est l'émergence<br />

de <strong>la</strong> question de sa signification : «est-ce que<br />

j'existe encore pour el<strong>le</strong> ? ». <strong>La</strong> question bana<strong>le</strong> de<br />

l'amoureux «penseS-tu à moi lorsque tu es <strong>loi</strong>n de<br />

moi ?» suppose en Ivérité <strong>le</strong> prêa<strong>la</strong>b<strong>le</strong> d'une permanence<br />

possibJe dans sa pensée. Si l'autre disparaît,<br />

je ne disparais pas dès lors que je suis assuré d'une<br />

présence hors de moi-même, dans sa pensée. <strong>La</strong><br />

clinique d.e <strong>la</strong> psychose infanti<strong>le</strong> montre que ce<strong>la</strong> ne<br />

va pas de soi. Plus familièrement, tout enfant pose<br />

de diverses manières c<strong>et</strong>te question, il se fait pourrait-on<br />

dire <strong>la</strong> bobine pour l'autre, trouvant mil<strong>le</strong><br />

façons de l'interroger, souvent au prix de l'angoisse :<br />

si je disparais, si je meurs, qu'est-ce que ce<strong>la</strong> te fait ?<br />

Le nœud borroméen<br />

Si l'incQnscient peut se présenter comme un système<br />

dépendant des <strong>loi</strong>s de l'échange, s'il est structuré<br />

comme un <strong>la</strong>ngage, bref s'il se présente comme<br />

structure, il n'est pas sans l'acte du <strong>suj<strong>et</strong></strong> par <strong>le</strong>quel il<br />

se constitue L'approche <strong>la</strong>canienne du symbolique<br />

implique au cœur de sa logique autre chose qu'el<strong>le</strong>même,<br />

à savoir de l'hétérogène. Le symbolique de<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> est certes un système, un réseau, un <strong>la</strong>ngage,<br />

mais qui inclut <strong>le</strong> «<strong>suj<strong>et</strong></strong> ». Suj<strong>et</strong> bien étrange puisqu'il<br />

est fait de disparition, de scansion, de coupure,<br />

mais <strong>suj<strong>et</strong></strong> qui ne peut être simp<strong>le</strong>ment inscrit sous<br />

un élément de <strong>la</strong> structure.<br />

C<strong>et</strong>te tension entre « structure » <strong>et</strong> « <strong>suj<strong>et</strong></strong> »<br />

s'éc<strong>la</strong>ire si on explicite brièvement ce qui a conduit<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> à construire sa théorie des nœuds. On a vu<br />

qu'il n'est pas possib<strong>le</strong> d'iso<strong>le</strong>r <strong>le</strong> symbolique d'autre<br />

chose (<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong>), qu'« il ne tient pas tout seul », bien<br />

qu'il garde une consistance propre. Il doit être<br />

43


articulé à deux autres dimensions, pour constituer<br />

ce que <strong><strong>La</strong>can</strong> a très tôt désigné comme <strong>le</strong> ternaire :<br />

imaginaire, symbolique <strong>et</strong> réel. Si ces trois termes<br />

n'ont pas changé de nom ni de définition jusqu'à <strong>la</strong><br />

fin de son enseignement, <strong>le</strong>ur articu<strong>la</strong>tion a été en<br />

revanche sans cesse r<strong>et</strong>ravaillée tout au long du<br />

séminaire, notamment par l'intermédiaire de graphes.<br />

ou de schémas.<br />

Dès <strong>le</strong>s premiers textes, on remarque par exemp<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> souci de lier imaginaire <strong>et</strong> symbolique. L'imaginaire<br />

des rapports humains s'avère dépendre de <strong>la</strong><br />

structure symbolique comme l'avait montré l'analyse<br />

structura<strong>le</strong> des mythes, de <strong>la</strong> même façon que<br />

l'image de soi est tributaire de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce symbolique<br />

que l'on occupe dans l'Autre. Mais <strong><strong>La</strong>can</strong> fait franchir<br />

un pas à son ternaire Imaginaire, Symbolique <strong>et</strong><br />

Réel en l'écrivant en initia<strong>le</strong>s, R.S.!. C<strong>et</strong>te écriture<br />

fait immédiatement surgir. un problème nouveau :<br />

dans quel ordre faut-il <strong>le</strong>s p<strong>la</strong>cer ? RSI, SIR ou IRS ?<br />

L'écriture oblige à choisir une hiérarchie, une préséance<br />

d'un terme sur <strong>le</strong>s deux autres. Convient-il<br />

de donner <strong>la</strong> primauté au symbolique, c'est-à-dire<br />

au <strong>la</strong>ngage, ainsi qu'on a pu penser que <strong><strong>La</strong>can</strong> <strong>le</strong><br />

faisait dans <strong>le</strong> moment structuraliste ? S'agit-il au<br />

contraire de m<strong>et</strong>tre en avant <strong>la</strong> puissance de <strong>la</strong> forme,<br />

<strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s de l'image selon <strong>la</strong> doctrine du stade du<br />

miroir ? Faut-il plutôt m<strong>et</strong>tre au premier rang ce qui<br />

est enseigné par <strong>la</strong> clinique <strong>et</strong> réc<strong>la</strong>mé par l'exigence<br />

éthique, à savoir <strong>le</strong> réel ? <strong><strong>La</strong>can</strong> affirme qu'il faut<br />

donner à ces trois termes une position équiva<strong>le</strong>nte.<br />

<strong>La</strong> cohérence de <strong>la</strong> théorie l'impose, tout comme<br />

<strong>la</strong> fidélité à <strong>la</strong> clinique. Ainsi en est-il du père qui,<br />

dans ses différents registres, remplit des fonctions<br />

essentiel<strong>le</strong>ment différentes mais dont aucune ne<br />

l'emporte sur l'autre. <strong>La</strong> prééminence du père symbolique<br />

que semb<strong>le</strong> impliquer aujourd'hui l'impor-<br />

44


tance donnée au savoir concernant <strong>le</strong>s origines avec<br />

son cortège de prescriptions normatives, est une<br />

forme dégradée de c<strong>et</strong>te hiérarchisation que n'autorise<br />

en aucun cas <strong>la</strong> <strong>le</strong>cture de <strong><strong>La</strong>can</strong>. Les fonctions<br />

du père imaginaire tout comme cel<strong>le</strong> du père réel,<br />

s'avèrent essentiel<strong>le</strong>s dans <strong>la</strong> clinique. Si <strong>le</strong> séminaire<br />

insiste tour à tour sur chacun de ces registres, il persiste<br />

à <strong>le</strong> peÎlser dans un rapport d'équiva<strong>le</strong>nce aux<br />

deux autres .<br />

C'est par l'invention des ronds de ficel<strong>le</strong> que<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> parviendra à une formalisation plus adéquate<br />

de c<strong>et</strong>te re<strong>la</strong>tion de lien non hiérarchisé entre <strong>le</strong>s<br />

trois instances. Chaque <strong>le</strong>ttre R, S, 1 sera représentée<br />

par un anneau, 'de sorte que <strong>la</strong> question du rapport<br />

entr<strong>et</strong>enu par <strong>le</strong>s trois <strong>le</strong>ttres se changera en problème<br />

de nouage : comment faire tenir ensemb<strong>le</strong> ces<br />

trois anneaux ? <strong>La</strong> chaîne ne convient pas puisqu'el<strong>le</strong><br />

suppose un ordre. Il faut donc trouver une<br />

figure qui présente un lien des trois en sorte qu'ils<br />

soient dans une position équiva<strong>le</strong>nte <strong>et</strong> en même<br />

temps qu'ils ne puissent être séparés sans rompre<br />

l'ensemb<strong>le</strong> ; figure qu'il trouvera dans <strong>le</strong> nœud borroméen<br />

en 1972.<br />

NŒUD BORROMÉEN<br />

45


Il s'agit d'un nœud qui lie ensemb<strong>le</strong> trois cerc<strong>le</strong>s<br />

identiques de tel<strong>le</strong> sorte que si l'on coupe l'un quelconque<br />

d'entre eux, <strong>le</strong>s deux autres ne tiennent plus<br />

ensemb<strong>le</strong>. Avec ce modè<strong>le</strong>, il est possib<strong>le</strong> de rendre<br />

compte plus rigoureusement de <strong>la</strong> clinique, <strong>et</strong> tout<br />

particulièrement de <strong>la</strong> clinique de <strong>la</strong> psychose. Dans<br />

<strong>la</strong> psychose, c'est précisément <strong>le</strong> lien entre <strong>le</strong>s trois<br />

anneaux qui pose problème, un peu comme si <strong>la</strong>issée<br />

à el<strong>le</strong>-même, chaque dimension devenait fol<strong>le</strong>,<br />

dénouée. Mais plus généra<strong>le</strong>ment, <strong>la</strong> question de ce<br />

qui fait nœud devient centra<strong>le</strong> : qu'est-ce qui perm<strong>et</strong><br />

de lier, de faire tenir ensemb<strong>le</strong> <strong>le</strong>s trois ? Ce ne peut<br />

être l'une des trois, ce qui reviendrait à lui donner<br />

une p<strong>la</strong>ce privilégiée, une fonction au regard des<br />

autres. Est-ce donc un quatrième élément ? C<strong>et</strong> élément<br />

supplémentaire, ce quatrième anneau sera désigné<br />

par <strong><strong>La</strong>can</strong> à <strong>la</strong> fin de son enseignement comme<br />

fonction de nomination 2.<br />

2. Sur c<strong>et</strong>te question diffici<strong>le</strong> du rapport du ternaire RSI <strong>et</strong><br />

de ce que <strong><strong>La</strong>can</strong> désigne du terme de noms du père, cf. E. Porge,<br />

op. cit. , p. 125 sq.


III<br />

L'imaginaire<br />

De même que <strong>le</strong> moment structural devait être<br />

situé dans son contexte polémique, <strong>la</strong> logique· du<br />

spécu<strong>la</strong>ire introdùite par <strong><strong>La</strong>can</strong> dès 1936 doit être<br />

comprise comme une critique de <strong>la</strong> théorie du moi,<br />

conception dominante dans <strong>le</strong>s années 50 sous l'influence<br />

détemùnante dé <strong>la</strong> psychanalyse américaine.<br />

Ce qui était promu par <strong>la</strong> doctrine comme lieu de<br />

synthèse, figure idéa<strong>le</strong> de <strong>la</strong> maîtrise <strong>et</strong> ,de l'adaptation,<br />

deviendra chez <strong><strong>La</strong>can</strong> organisation imaginaire,<br />

<strong>le</strong>urre narcissique opérant avant tout par sa fonction<br />

de méconnaissance. <strong>La</strong> critique du moi, en se faisant<br />

théorie de l'imaginaire, dégageait du coup une autre<br />

p<strong>la</strong>ce pour <strong>le</strong> terme de <strong>suj<strong>et</strong></strong>.<br />

L'egopsychology, hier <strong>et</strong> aujourd'hui<br />

Du texte freudien, <strong><strong>La</strong>can</strong> a inféré plus qu'il n'a<br />

extrait <strong>le</strong> concept de <strong>suj<strong>et</strong></strong>, pour l'opposer à celui du<br />

moi, terme qu'il a dès lors réservé à ce qui est de<br />

l'ordre du narcissisme. Ces questions de terminologie<br />

rendent diffici<strong>le</strong> <strong>le</strong> passage de <strong>la</strong> <strong>le</strong>cture de Freud<br />

à cel<strong>le</strong> de <strong><strong>La</strong>can</strong> car ce qui est nommé chez Freud Ich,<br />

à savoir en al<strong>le</strong>mand <strong>le</strong> pronom personnel je, est traduit<br />

par <strong><strong>La</strong>can</strong> tantôt par <strong>suj<strong>et</strong></strong>, tantôt par moi selon<br />

qu'il s'agit de l'un ou l'autre des registres qu'il<br />

s'efforce de distinguer.<br />

47


<strong><strong>La</strong>can</strong> bou<strong>le</strong>verse <strong>et</strong> réorganise <strong>le</strong> champ freudien<br />

alors même qu'il proc<strong>la</strong>me sa fidélité à l'esprit du<br />

texte. Il <strong>le</strong> fait explicitement contre <strong>le</strong>s freudiens<br />

orthodoxes de l'époque qui pourtant conservaient<br />

sa p<strong>la</strong>ce centra<strong>le</strong> au 1 ch freudien, à ceci près qu'ils <strong>le</strong><br />

traduisaient par moi. Or ce terme de moi ne pouvait<br />

alors être dissocié du terme ang<strong>la</strong>is d'ego, dans <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>ngue dominante dans l'organisation: psychanalytique<br />

internationa<strong>le</strong> (IPA), dirigée alors précisément<br />

par <strong>le</strong>s tenants américains de l'egopsychology. Le<br />

combat <strong>la</strong>canien d'un «r<strong>et</strong>our à Freud » c'est-à-dire<br />

d'un r<strong>et</strong>our au texte al<strong>le</strong>mand, est donc c<strong>la</strong>irement<br />

une critique du dép<strong>la</strong>cement déjà opéré par <strong>la</strong> traduction<br />

ang<strong>la</strong>ise. Loin d'être neutre, cel<strong>le</strong>-ci avait<br />

glissé de l'interprétation du texte de Freud vers une<br />

psychologie adaptatrice, faisant de l'ego <strong>le</strong> lieu des<br />

idéaux de l'american way of life . <strong>La</strong> promotion d'un<br />

idéal de l'individu autonome, adapté au monde <strong>et</strong><br />

gouvernant ses pulsions, tel qu'il était proposé<br />

comme terme d'une analyse bien conduite sous l'eff<strong>et</strong><br />

d'une identification à l'analyste supposé en être <strong>la</strong><br />

vivante incarnation, en était <strong>la</strong> clé de voûte, <strong>le</strong> principe<br />

organisateur.<br />

De c<strong>et</strong>te conception décou<strong>la</strong>ient des implications<br />

précises <strong>et</strong> notamment éthiques. Les deux pdncipa<strong>le</strong>s<br />

concernaient <strong>la</strong> finalité de <strong>la</strong> cure <strong>et</strong> son ressort<br />

: si ce qui était visé était <strong>le</strong> moi adapté, <strong>et</strong> <strong>le</strong><br />

moyen d'y parvenir l'alliance thérapeutique avec un<br />

analyste incarnant c<strong>et</strong> idéal, <strong>la</strong> psychanalyse ne se<br />

distinguait plus d'une psychothérapie adaptative des<br />

plus ordinaires. Les pulsions devaient se rassemb<strong>le</strong>r,<br />

au terme d'un parcours fléché des différents stades,<br />

en un genital love de bon a<strong>loi</strong>, c'est-à-dire normal,<br />

sous <strong>la</strong> hou<strong>le</strong>tte d'un moi désormais maître en sa<br />

demeure. <strong>La</strong> vio<strong>le</strong>nce des critiques de <strong><strong>La</strong>can</strong> est à <strong>la</strong><br />

mesure des déviations de l'époque, que l'on pourrait<br />

48


lire aujourd'hui avec profit pour se convaincre<br />

qu'el<strong>le</strong>s avaient des incidences éthiques <strong>et</strong> politiques 1;<br />

C<strong>et</strong>te critique reste toujours actuel<strong>le</strong> <strong>et</strong> concerne<br />

une version de <strong>la</strong> psychanalyse qui occupe toujours<br />

une position d'autant plus solide qu'el<strong>le</strong> s ' accorde<br />

avec <strong>la</strong> demande socia<strong>le</strong> 2• l'idéologie de l'alliance<br />

thérapeutiquè en est une de ses formes. El<strong>le</strong> consiste<br />

à soutenir l'hypothèse d'un partenariat avec <strong>le</strong><br />

patient, supposé faire alliance avec <strong>le</strong> thérapeute<br />

pour être conduit vers <strong>la</strong> guédson. Dans c<strong>et</strong>te<br />

conception, <strong>le</strong> patient est un partenaire de <strong>la</strong> cure, il<br />

est supposé par-delà ses symptômes actuels vou<strong>loi</strong>r<br />

sa guérison, c' es-à-dire vou<strong>loi</strong>r rejoindre un état de<br />

vie harmonieux. On par<strong>le</strong> alors de contrat thérapeutique,<br />

comme si chacun s'accordait à l'avance sur<br />

l'obj<strong>et</strong> même du contrat. Il y aurait alliance entre un<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> qui vodrait son bien <strong>et</strong> un psychanalyste qui<br />

<strong>le</strong> désirerait éga<strong>le</strong>ment, en vue d'une guérison à<br />

terme conçue comme l'obj<strong>et</strong> même du contrat.<br />

L'idéologie du moi sort du chapeau <strong>le</strong> <strong>la</strong>pin<br />

qu'el<strong>le</strong> y avait mis préa<strong>la</strong>b<strong>le</strong>ment ; el<strong>le</strong> identifie <strong>le</strong><br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient au moi qu'el<strong>le</strong> désire produire.<br />

El<strong>le</strong> sait, avant qu'il n'ouvre <strong>la</strong> bouche, ce qu'il désirera<br />

au terme de <strong>la</strong> cure, <strong>et</strong> c'est bien entendu c<strong>et</strong>te<br />

personne épanouie <strong>et</strong> vivant harmonieusement avec<br />

ses semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>s que <strong>le</strong> psychanalyste incarne, ... ou<br />

prétend incarner.<br />

En postu<strong>la</strong>nt connaître par avance celui qui sera à<br />

son terme, l'egopsychology méconnaît ce que pourtant<br />

1. Par eemp<strong>le</strong> «Variantes de <strong>la</strong> cure type ,., dans Écrits,<br />

op. dt., p. 323.<br />

2. C'est l'appréciation de c<strong>et</strong> enjeu théorique fondamental<br />

qui divise <strong>le</strong>s psychanalystes à propos de <strong>la</strong> question actuel<strong>le</strong> de<br />

<strong>la</strong> rég<strong>le</strong>mentation des psychothérapies.<br />

49


<strong>la</strong> psychanalyse repère dans <strong>le</strong>s moindres forma<br />

tions de l'inconscient, à savoir <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> du désir, qui<br />

n'est en rien ce personnage convenu <strong>et</strong> civilisé.<br />

r expérience du miroir <strong>et</strong> ses produits<br />

L'imaginaire <strong>la</strong>canien pourrait être défini comme<br />

<strong>le</strong> fait de prendre au sérieux <strong>le</strong> déterminisme des<br />

images. Il y a un eff<strong>et</strong> structurant de l'image sur<br />

l'homme, tel<strong>le</strong> peut être <strong>la</strong> définition minima<strong>le</strong> du<br />

stade du miroir dont <strong>la</strong> logique va perm<strong>et</strong>tre de<br />

donner un statut à tout un ordre de phénomènes<br />

cliniques jusque-là épars. C<strong>et</strong> eff<strong>et</strong>, repéré par <strong>le</strong>s<br />

psychologues de <strong>la</strong> forme <strong>et</strong> souligné par Wallon, a<br />

été amplifié par <strong>le</strong>s théoriciens de l'éthologie chez<br />

qui <strong><strong>La</strong>can</strong> a trouvé un appui pour montrer l'incidence<br />

de l'image dans <strong>le</strong> réel du corps. Ainsi chez<br />

certains oiseaux, <strong>la</strong> maturation des gonades est-el<strong>le</strong><br />

provoquée par <strong>la</strong> vue de <strong>le</strong>ur image dans une g<strong>la</strong>ce.<br />

Qu'il y ait un tel eff<strong>et</strong> dans <strong>le</strong> réel chez <strong>le</strong>s animaux,<br />

est homologue pour <strong><strong>La</strong>can</strong> avec <strong>la</strong> portée transformatrice<br />

de l'expérience du miroir pour <strong>le</strong> jeune<br />

enfant. Le terme de «stade » du miroir souligne <strong>la</strong><br />

dimension de franchissement structural.<br />

Le stade du miroir est l'événement par <strong>le</strong>quel<br />

l'enfant, âgé de 6 à 18 mois, fait l'expérience de son<br />

image dans <strong>le</strong> miroir. Il Ia reconnaît comme forme<br />

globa<strong>le</strong> de son propre corps, dont il n'a eu jusque-là<br />

qu'une appréhension partiel<strong>le</strong>, limitée à des sensations<br />

localisées au gré de ses besoins <strong>et</strong> des soins<br />

qu'il a reçus. C<strong>et</strong>te reconnaissance est jubi<strong>la</strong>toire,<br />

l'enfant manifeste son émotion <strong>et</strong> sa joie. Il maîtrise<br />

l'événement en <strong>le</strong> répétant dans un jeu d'apparitiondisparition<br />

où il vérifie à <strong>la</strong> fois sa permanence (il<br />

réapparaît) <strong>et</strong> son évanescence (s'il sort du champ).<br />

Enfin, il cherche à valider l'expérience en tournant<br />

50


son regàrd vers l'adulte ,qui assiste à <strong>la</strong> scène, <strong>et</strong> en<br />

sollicitant son assentiment, confirmant que c'est<br />

bien de « lui » qu'il s'agit dans <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Il se connaît<br />

dans <strong>le</strong> miroir, vérifie que l'autre en atteste, <strong>et</strong> puis<br />

se re-connaît dans un nouveau regard.<br />

C<strong>et</strong>te expérience représente un franchissement<br />

décisif : l'enfant a désormais une représentation unifiée<br />

de lui-même, à un moment de sa vie où il est<br />

<strong>loi</strong>n d'avoir <strong>la</strong> maîtrise de son corps. Il se saisit<br />

comme forme unifiée, il se voit alors qu'il n'a de luimême<br />

que des perceptions partiel<strong>le</strong>s <strong>et</strong> que son<br />

incoordination motrice ne lui donne pas <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong><br />

de l'ensemb<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te dimension anticipatrice est à <strong>la</strong><br />

fois joyeuse <strong>et</strong> douloureuse dans <strong>la</strong> mesure où el<strong>le</strong><br />

donne l'illusion d'une maîtrise - d'une unité rassemblée<br />

par l'image - mais que cel<strong>le</strong>-ci est hors d'atteinte,<br />

qu'e<strong>le</strong> ne correspond pas au vécu de l'enfant<br />

qui est dans <strong>la</strong> dépendance de l'autre. Ce sont <strong>le</strong>s<br />

deux versants subjectifs de ce que <strong><strong>La</strong>can</strong> désigne<br />

comme l'aliénation foncière qui caractérise l'épreuve<br />

du miroir, aliénation puisque c'est hors de soi que <strong>le</strong><br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> saisit sa propre forme. Il y a <strong>la</strong> jubi<strong>la</strong>tion d'une<br />

tel<strong>le</strong> perfection - l'amour narcissique résultant du<br />

p<strong>la</strong>isir de c<strong>et</strong>te complétUde donnée par l'image -<br />

mais aussi <strong>la</strong> dou<strong>le</strong>ur d'un écart irrémédiab<strong>le</strong> avec<br />

c<strong>et</strong>te perfection. <strong>La</strong> contemp<strong>la</strong>tion de l'image de<br />

soi est à <strong>la</strong> fois rassemb<strong>le</strong>ment joyeux, <strong>et</strong> dou<strong>le</strong>ur<br />

de ne pouvoir être jamais à <strong>la</strong> hauteur de c<strong>et</strong>te forme<br />

parfaite.<br />

Mais moi c'est aussi l'autre, celui qui est comme<br />

moi, c'est mon semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong> au point que je me prends<br />

pour lui, je <strong>le</strong> prends pour moi, dans c<strong>et</strong>te confusion<br />

que <strong>le</strong>s psychologues ont nommée transitivisme.<br />

Non seu<strong>le</strong>ment ce moment du miroir fait accéder<br />

<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> à son image, à son moi, mais il lui donne<br />

accès aux semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>s comme à lui-même, dans une<br />

51


identification dite imaginaire. « Toi <strong>et</strong> moi nous<br />

sommes pareils », tel<strong>le</strong> est l'appréhension d'autrui<br />

issue du miroir, dont on sait qu'el<strong>le</strong> n'a pas que des<br />

vertus, faisant aussi bien <strong>le</strong> lit des passions communautaires<br />

<strong>le</strong>s plus enf<strong>la</strong>mmées que celui des haines<br />

<strong>le</strong>s plus dévastatrices.<br />

C<strong>et</strong>te expérience du miroir perm<strong>et</strong> d'organiser <strong>le</strong><br />

champ clinique par <strong>la</strong> distinction de points de vue<br />

depuis <strong>le</strong>squels l'individu « se » voit ou bien est<br />

regardé. Il y a l'image dans <strong>le</strong> miroir qui donne<br />

consistance au moi, il y a <strong>le</strong> point de vue de l'Autre<br />

qui atteste de c<strong>et</strong>te vision, il y a enfin <strong>le</strong> regard<br />

comme obj<strong>et</strong>. Ainsi l'enfant qui se r<strong>et</strong>ourne pour<br />

trouver dans <strong>le</strong> regard de sa mère l'attestation de<br />

l'adéquation de l'image avec son être, introduit-il <strong>le</strong><br />

point de vue symbolique, <strong>le</strong> seul qui perm<strong>et</strong>te de<br />

faire coïncider son nom propre avec son image.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci lui répond en quelque sorte : « Oui tu es<br />

bien ..., mon enfant, dont <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce est inscrite dans <strong>la</strong><br />

généalogie <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage dans <strong>le</strong>quel je par<strong>le</strong> de toi <strong>et</strong><br />

auquel tu commences tout juste à pouvoir accéder<br />

par <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> ; c<strong>et</strong>te image c'est bien ce qui rassemb<strong>le</strong><br />

dans <strong>le</strong> miroir hors de toi ce réel de ton corps dont<br />

tu es affecté, <strong>et</strong> ce qui te représente dans <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage<br />

par ton nom propre, signe de ta singu<strong>la</strong>rité ». Le<br />

« tu » de <strong>la</strong> réponse se fait au nom d'un « il » d'un<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> parlé, <strong>et</strong> auquel l'image donne un lieu extérieur<br />

au corps pour s'appréhender comme «je ». C<strong>et</strong>te<br />

image, c'est <strong>le</strong> moi selon <strong><strong>La</strong>can</strong>, c'est-à-dire <strong>la</strong> représentation<br />

spécu<strong>la</strong>ire qui désormais fera cortège au<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> dans <strong>le</strong> registre du visib<strong>le</strong>, organisé fondamenta<strong>le</strong>ment<br />

par c<strong>et</strong>te expérience.<br />

C<strong>et</strong> assentiment de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> de l'autre n'est pas <strong>le</strong><br />

seul eff<strong>et</strong> repérab<strong>le</strong> du symbolique dans l'imaginaire,<br />

car lorsque l'enfant se r<strong>et</strong>ourne vers l'adulte<br />

pour l'interroger, il ne s'agit pas seu<strong>le</strong>ment de <strong>la</strong><br />

52


confirmation de sa reconnaissatlce <strong>et</strong> de son inscription,<br />

mais de <strong>la</strong> recherche d'un point de vue sur luimême.<br />

Il cherche à «se» voir du point de vue de<br />

l'autre, c'est-à-dire qu'il interroge <strong>le</strong> regard de l'Autre,<br />

ce qu'il désire voir. Celui-ci que je vois dans <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce<br />

est-il bien celui que tu désires contemp<strong>le</strong>r ? Chose<br />

impossib<strong>le</strong> à cerner car l'Autre on ne <strong>le</strong> connaît pas<br />

tout à fait, on ne sait jamais vraiment quel<strong>le</strong> p<strong>la</strong>ce on<br />

a pour lui, ni quel est son désir à notre endroit. C'est<br />

ce que <strong><strong>La</strong>can</strong> écrira, en distinguant deux manières<br />

d'écrire l'autre : avec un grand A, l'Autre est celui<br />

que je ne cerne pas, dont <strong>le</strong> désir reste énigmatique;<br />

avec un p<strong>et</strong>it a, l'autre est celui que je pense connaître,<br />

car je <strong>le</strong> vois comme moi, il est mon semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong> résultant<br />

de l'épreuve du miroir.<br />

C<strong>et</strong>te division se r<strong>et</strong>rouve sous deux formes idéa<strong>le</strong>s<br />

du moi quf'ont un statut différent. D'une part une<br />

forme idéa<strong>le</strong> imaginaire de rassemb<strong>le</strong>ment du corps,<br />

produit de l'appréhension directe de l'image dans <strong>le</strong><br />

miroir, que l'on nommera moi idéal, d'autre part<br />

une forme dépendante du point de vue de l'Autre,<br />

dite idéal du moi. Le moi idéal est de consistance<br />

imaginaire, il est généré par <strong>le</strong> miroir, il est l'image<br />

idéa<strong>le</strong> que l'on a de soi-même. L'idéal du moi<br />

dépend du regard de l'Autre, il est image idéa<strong>le</strong> mais<br />

d'un point de Vue extérieur au miroir, c'est-à-dire à<br />

partir 'd'un élément symbolique. Entre l'image<br />

idéa<strong>le</strong> renvoyée par <strong>le</strong> miroir <strong>et</strong> cel<strong>le</strong> qui se déduit<br />

du point de vue de l'Autre, <strong>la</strong> division est structurel<strong>le</strong>,<br />

<strong>et</strong> d'ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong> plus souvent vécue comme tension<br />

douloureuse à ne pouvoir s'éga<strong>le</strong>r à l'idéal de l'Autre.<br />

L'expérience du miroir donne statut à l'imaginaire,<br />

comme registre des images ayant une consistance<br />

propre <strong>et</strong> produisant des eff<strong>et</strong>s dans <strong>le</strong> réel.<br />

L'imaginaire est noué au symbolique, ici figuré par<br />

ce que nous avons appelé <strong>le</strong> point de vue de l'Autre.<br />

53


Narcissisme <strong>et</strong> logique de <strong>la</strong> méconnaissance<br />

L'image du corps propre est l'obj<strong>et</strong> d'un amour<br />

majeur, qui peut devenir absolu <strong>et</strong> conduire tout<br />

droit à <strong>la</strong> mort : tel est <strong>le</strong> constat de Freud dont il tire<br />

des conséquences décisives pour <strong>le</strong> devenir de sa<br />

théorie, provoquant ruptures <strong>et</strong> rej<strong>et</strong>s parmi ses discip<strong>le</strong>s.<br />

Le mythe de Narcisse soutient <strong>la</strong> figure d'un<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> capté par sa propre image qui ne reçoit plus de<br />

son amour, <strong>la</strong> nymphe Écho, que l'écho de ses<br />

propres paro<strong>le</strong>s. L'amour de soi, nommé par Freud<br />

narcissisme, est ainsi lié à <strong>la</strong> mort <strong>et</strong> à <strong>la</strong> négation de<br />

l'Autre.<br />

Ici encore <strong><strong>La</strong>can</strong> a fait r<strong>et</strong>our à Freud, dont <strong>la</strong><br />

théorie du narcissisme est puissante <strong>et</strong> d'une grande<br />

portée clinique, mais sa re<strong>le</strong>cture promeut <strong>le</strong> registre<br />

de l'imaginaire qui s'en distingue. Il dégage une<br />

logique spécifique de ce registre, avec ses <strong>loi</strong>s <strong>et</strong> ses<br />

impossib<strong>le</strong>s, qui confère aux phénomènes dits imaginaires<br />

certaines caractéristiques communes.<br />

Prenons l'exemp<strong>le</strong> du terme de méconnaissance<br />

qui caractérise <strong>le</strong> moi. Le <strong>suj<strong>et</strong></strong> connaît son image<br />

pour être <strong>la</strong> sienne. Il Ia reconnaît à <strong>la</strong> fin de l'épreuve<br />

lorsque, ayant acquis auprès de l'Autre l'assentiment<br />

à c<strong>et</strong>te connaissance, il revient vers <strong>le</strong> miroir <strong>et</strong><br />

s'identifie à el<strong>le</strong>. <strong>La</strong> connaissance du corps perm<strong>et</strong><br />

aussi <strong>la</strong> connaissance des autres corps, entités cernées<br />

qui ont aussi <strong>le</strong>ur dehors. L'imaginaire impose ainsi<br />

sa <strong>loi</strong> comme <strong>le</strong> montrent <strong>le</strong>s dessins d'enfants : animaux,<br />

paysages, obj<strong>et</strong>s, tout peut prendre forme<br />

humaine plus ou moins fantastique. Il y a connaissançe<br />

d'une forme, connaissance par une forme qui<br />

a <strong>la</strong> vertu de rassemb<strong>le</strong>r, d'unifier, de réordonner <strong>le</strong><br />

réel selon sa <strong>loi</strong>.<br />

Mais c<strong>et</strong>te connaissance est du même coup<br />

méconnaissance car <strong>la</strong> <strong>loi</strong> du spécu<strong>la</strong>ire est de faire<br />

54


tout rentrer dans l'image, dans une image qui ne<br />

présente pas de trou, qui n'inclut pas <strong>le</strong> manque.<br />

Lorsque l'on voit quelque chose dans une g<strong>la</strong>ce, on<br />

ne voit pas ce qui n'y est pas dirait monsieur de <strong>La</strong><br />

Palice. C'est très précisément <strong>la</strong> logique inverse de<br />

cel<strong>le</strong> qui, nous l'avons vu, caractérise <strong>le</strong> symbolique.<br />

Le signe, c'est ce qui inscrit ce qui n'est pas là, de<br />

sorte que sous <strong>le</strong> signifiant on peut dire que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

court, qu'il ne s'attrape jamais, entre un signifiant <strong>et</strong><br />

un autre auquel il renvoie. Si l'imaginaire exclut <strong>le</strong><br />

manque, il sera particulièrement sollicité chaque fois<br />

qu'il s'agira d'éviter <strong>la</strong> confrontation au manque, ce<br />

que <strong>le</strong>s psychanalystes appel<strong>le</strong>nt <strong>la</strong> castration. <strong>La</strong><br />

méconnaissance imaginaire est affine au refus de <strong>la</strong><br />

castration, car l'image ne présente aucun manque,<br />

<strong>et</strong> donc ni moi ni mon semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong> n'en sommes<br />

afectés><br />

Ce qui est méconnu par l'image, c'<strong>et</strong> ce qui est<br />

insuffisance, manque, trou, discontinuité de l'existence,<br />

perte de <strong>jouissance</strong>. Aussi tout ce qui va faire<br />

signe au <strong>suj<strong>et</strong></strong> de ce manque (symbolique) ou de c<strong>et</strong><br />

impossib<strong>le</strong> (réel) sera-t-il parfois combattu par un<br />

recours morbide à l'imaginaire. Triomphe imaginaire<br />

dont l'enfant donne volontiers <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong><br />

lorsqu'il se fait héros invincib<strong>le</strong> par l'artifice de<br />

quelque attribut qui donne un peu de consistance à<br />

son image. Mais c<strong>et</strong> appui a son envers : <strong>le</strong> souci<br />

inqui<strong>et</strong> devant <strong>la</strong> contemp<strong>la</strong>tion du miroir, <strong>la</strong> tentative<br />

angoissée d'effacer tout ce qui peut faire trou<br />

dans l'image. L'un <strong>et</strong> l'autre ne sont pas stab<strong>le</strong>s. Si<br />

l'échec de l'image peut être étrangement inquiétant,<br />

son triomphe exclusif ne l'est pas moins. Narcisse<br />

montre l'impasse de <strong>la</strong> perfection g<strong>la</strong>cée qu'offre<br />

<strong>le</strong> miroir. Rien, nul manque ne peut s'inscrire au<br />

dehors, <strong>le</strong> monde tout entier est devenu Écho : c'est<br />

<strong>la</strong> béatitude d'une plongée dans <strong>la</strong> mort.<br />

55


Ce qui est méconnu c'est bien sûr l'altérité,<br />

l'Autre avec un grand A. Car <strong>la</strong> logique spécu<strong>la</strong>ire,<br />

si el<strong>le</strong> s'applique au monde, consiste à faire de<br />

l'Autre un autre que je connais à mon image, un<br />

semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong> que j'aime «comme moi-même ». L'autre<br />

est à mon image ou je suis à <strong>la</strong> sienne peu importe, il<br />

n'y a là nul<strong>le</strong> énigme, aucune question concernant ce<br />

qu'il pourrait bien désirer à mon endroit. C'est <strong>le</strong><br />

piège mortel de l'amour quand l'un <strong>et</strong> l'autre ne font<br />

qu'un, c'est <strong>la</strong> folie d'une fou<strong>le</strong> constituée par ceux<br />

qui se reconnaissent semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>s.<br />

Connaissance paranoïaque <strong>et</strong> imaginaire du contrat<br />

L'expérience du miroir; formatrice de <strong>la</strong> fonction<br />

du « je » 3, est en même temps génératrice de <strong>la</strong> fonction<br />

du semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>, <strong>et</strong> participe à ce titre d'une certaine<br />

modalité du lien social. L'enfant, lorsqu'il se<br />

reconnaît dans <strong>le</strong> miroir, reconnaît dans l'autre un<br />

autre lui-même, il s'identifie imaginairement à lui<br />

mais c<strong>et</strong>te identification est réversib<strong>le</strong>. S'il «se prend<br />

pour » l'autre, c'est au sens fort du tranitivisme, qui<br />

fait que, par exemp<strong>le</strong>, il se p<strong>la</strong>indra d'avoir été battu<br />

alors que c'est lui-même qui a frappé. Tout se passe<br />

comme si l'autre n'était que l'image incarnée du<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> ; il se saisit dans l'autre, frappant il est frappé.<br />

L'agressivité est <strong>la</strong> règ<strong>le</strong> de ce moment qui, <strong>la</strong>issé à<br />

son mouvement propre, aboutit à l'impasse tragique<br />

de l'affrontement dont <strong>la</strong> mort est <strong>la</strong> seu<strong>le</strong> issue possib<strong>le</strong>.<br />

Si tout est contenu par l'image, si l'image dit <strong>le</strong><br />

tout du <strong>suj<strong>et</strong></strong> qui se saisit en el<strong>le</strong>, lorsque l'autre<br />

3. J. <strong><strong>La</strong>can</strong>, "Le stade du miroir comme formateur de <strong>la</strong><br />

fonction du Je tel<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> nous est révélée dans l'expérience<br />

psychanalytique ", Écrits, op. cit.<br />

56


vient en travers de <strong>la</strong> route, aucune négociation n'est<br />

possib<strong>le</strong>, ni aucun échange ou aucune médiation.<br />

Comme <strong>le</strong>s coqs dressés au combat, qui donnent<br />

l'image fascinante d'une symétrie spécu<strong>la</strong>ire parfaite,<br />

l'affrontement ne cessera que lorsque l'un des<br />

deux tombera.<br />

Si <strong>le</strong> moi saisit autrui à son image, <strong>le</strong> mode de lien<br />

social q1,li s'en déduit est évidemment tout sauf un<br />

pacte, qui suppose dispute, échange, accord, bref<br />

registre .symbolique. Le mode de connaissance<br />

exclut qu'il y ait autre 'chose que ce qui se voit, que<br />

ce qui se saisit comme forme. Freud avait souligné<br />

qu'il y a dans <strong>la</strong> paranoïa un refus de ëroire, <strong>et</strong> <strong><strong>La</strong>can</strong><br />

ajoute que ce refus de <strong>la</strong> croyance ëst primordial. Le<br />

paranoïaque, pourrait-on dire, ne croit que ce qu'il<br />

voit, il refuse de donner foi à un au·delà de ce qui<br />

peut se sàisir dans c<strong>et</strong>te modalité spécu<strong>la</strong>ire de <strong>la</strong><br />

connaissance. « Qu'il y ait au-delà du miroir un<br />

Autre, à quoi il faudrait se référer, « <strong>le</strong> paranoïaque<br />

n'y croit pas » 4. Et parce que chacun traverse c<strong>et</strong>te<br />

logique, <strong><strong>La</strong>can</strong> l'a désignée « connaissance paranoïaque<br />

». Le monde est s'aisi à l'image du moi, <strong>et</strong> <strong>le</strong>s<br />

re<strong>la</strong>tions avec <strong>le</strong>s autres seroin bâties sur <strong>le</strong>ur modè<strong>le</strong>,<br />

c'est-à-dire sur <strong>le</strong>s différentes façons d'assentir ou<br />

de nier c<strong>et</strong>te appréhension : jalousie, érotomanie,<br />

persécution sont construites sur ce modè<strong>le</strong> comme<br />

Freud l'avait montré dans son texte sur <strong>le</strong> président<br />

Schreber.<br />

<strong>La</strong> connaissance paranoïaque est c<strong>et</strong>te modalité<br />

de <strong>la</strong> connaissance qui réduit <strong>le</strong> monde à <strong>la</strong> réplique<br />

du moi, par quoi ce qui est connu est toujours<br />

ramené à une forme préa<strong>la</strong>b<strong>le</strong>ment reconnue. C<strong>et</strong>te<br />

4. J. <strong><strong>La</strong>can</strong>, L'éthique de <strong>la</strong> psychanalyse, Éditions du Seuil,<br />

1986, p. 67.<br />

57


connaissance porte <strong>la</strong> marque de l'élision du<br />

manque qui caractérise l'imaginaire. Le monde imaginaire<br />

est un monde p<strong>le</strong>in, qui n'inscrit pas l'altérité,<br />

ni cel<strong>le</strong> de l'obj<strong>et</strong>, ni cel<strong>le</strong> de l'Autre en tant<br />

qu'il est inconnu, c'est-à-dire mu par un désir<br />

auquel nous n'avons pas accès.<br />

De même que <strong>le</strong> moi exclut ce qui du <strong>suj<strong>et</strong></strong> n'est<br />

pas réduit à <strong>la</strong> forme de l'image, de même il ne veut<br />

rien savoir du fait qu'il est des obj<strong>et</strong>s insaisissab<strong>le</strong>s<br />

<strong>et</strong> des Autres désirants. <strong>La</strong> connaissance paranoïaque<br />

crée un monde en même temps qu'un moi,<br />

el<strong>le</strong> privilégie un type de lien social qui réduit l'autre<br />

au rang de semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>s.<br />

Les pratiques judiciaires sont fréquemment investies<br />

par des modalités dê connaissance paranoïaque.<br />

On dit par exemp<strong>le</strong> de certaines personnes procédurières<br />

qu'el<strong>le</strong>s sont «parano ». Le diminutif est judicieux,<br />

car il prend acte du fait que ceux-ci ne sont<br />

pas à proprement par<strong>le</strong>r des ma<strong>la</strong>des mentaux, des<br />

délirants, mais des personnes entr<strong>et</strong>enant un certain<br />

rapport au monde auquel chacun pourrait éventuel<strong>le</strong>ment<br />

succomber, tant il exacerbe une tendance<br />

humaine. Or qu'est-ce qu'un personnage parano ?<br />

C'est quelqu'un qui réduit l'autre à <strong>la</strong> projection de<br />

ses propres désirs ou de ses craintes, qui <strong>le</strong> produit à<br />

son image, identique ou inversée.<br />

Une raison de structure explique que <strong>le</strong> registre<br />

juridique soit <strong>le</strong> lieu privilégié d'une tel<strong>le</strong> logique.<br />

Le droit transpose en eff<strong>et</strong> dans ses catégories l'ensemb<strong>le</strong><br />

des cas de figure liant <strong>le</strong>s obj<strong>et</strong>s aux <strong>suj<strong>et</strong></strong>s, de<br />

sorte que l'imprévu peut toujours être ramené à du<br />

connu jurisprudentiel. Les choses dont <strong>le</strong> droit<br />

s'empare sont réduites à une pure fonction juridique<br />

; <strong>le</strong>s <strong>suj<strong>et</strong></strong>s ne sont pris en considération que<br />

dans <strong>la</strong> mesure où <strong>le</strong> droit perm<strong>et</strong> qu'ils soient figurés<br />

ou interpellés comme tels. Bref, <strong>le</strong> discours du<br />

58


droit donne l'espoir au p<strong>la</strong>ignant que toute <strong>la</strong> souffrance<br />

dont il pâtit dans <strong>le</strong>s rapports avec ses semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>s,<br />

pourra se résumer à un affrontement binaire<br />

entre des parties 5.<br />

C'est pour une raison du même ordre qu'il y a<br />

une version imaginaire du contrat dont <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s<br />

sont patents aujourd'hui. Le contrat passe souvent<br />

pour <strong>le</strong> registre symbolique par excel<strong>le</strong>nce, <strong>et</strong> il est<br />

exact que sa dimension de pacte, d'accord préa<strong>la</strong>b<strong>le</strong><br />

sur <strong>le</strong>s limites du commerce entre <strong>le</strong>s individus<br />

contient une vertu pacificatrice. En outre, <strong>le</strong> contrat<br />

repose sur l'autonomie subjective qui s'ordonne<br />

autour du consentement des parties. Les conditions<br />

formel<strong>le</strong>s du contrat garantissent une sorte de fractionnement<br />

symbolique des échanges, une limitation<br />

de <strong>le</strong>ur enjeu à travers une obligation rationnel<strong>le</strong>ment<br />

consentie.<br />

C'est <strong>la</strong> forme juridique privilégiée par <strong>le</strong> libéralisme,<br />

qui y voit l'épanouissement de <strong>la</strong> libre<br />

entreprise fondée sur <strong>le</strong> libre vou<strong>loi</strong>r de chacun.<br />

A l'autorité supérieure du Tiers, à <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> notre<br />

droit romain accordait <strong>la</strong> préva<strong>le</strong>nce, s'oppose<br />

désormais de plus en plus <strong>la</strong> logique horizonta<strong>le</strong> du<br />

contrat. Une des raisons de son extension tient à son<br />

efficace même : pour autant que l'on définisse <strong>le</strong><br />

cadre du contrat, <strong>le</strong>s parties s'en déduisent dans <strong>le</strong>ur<br />

autonomie contractante.<br />

5. tvidemment <strong>le</strong> droit en tant que discours n'obéit pas à<br />

une tel<strong>le</strong> logique imaginaire. Il est même habituel de soutenir<br />

qu'il émerge historiquement comme système pour m<strong>et</strong>tre fin à<br />

<strong>la</strong> logique de <strong>la</strong> vengeance. Il n'empêche que <strong>la</strong> réduction du<br />

réel <strong>et</strong> sa transposition dans l'afrontement de <strong>la</strong> dispute juridique<br />

est propice à réactiver pour chacun <strong>la</strong> version imaginaire<br />

de <strong>la</strong> rivalité fraternel<strong>le</strong>.<br />

59


Mais ce potentiel est aussi sa limite <strong>et</strong> sa fail<strong>le</strong>.<br />

Car ce qui est exclu du contrat, c'est aussi ce qui est<br />

ignoré, méconnu, ce qui ne rentre pas dans <strong>la</strong><br />

logique de l'égalité des parties contracta.ntes. Si je<br />

noue une re<strong>la</strong>tion avec toi à <strong>la</strong> mesure de ce que<br />

je connais de toi <strong>et</strong> que <strong>la</strong> réciproque constitue notre<br />

lien, alors je me soutiens d'abord d'une logique spécu<strong>la</strong>ire,<br />

je m<strong>et</strong>s de côté ce qui échappe' au miroir, ce<br />

que je ne connais pas. Il y a de l'inconnu que je<br />

néglige à bon droit puisque ce<strong>la</strong> ne rentre pas dans<br />

<strong>le</strong> champ de nos échanges concertés. C<strong>et</strong>te part, je<br />

l'exclus pour toi, mais aussi pour moi.<br />

Or c<strong>et</strong>te part inconnue, nous verrons plus <strong>loi</strong>n,<br />

recè<strong>le</strong> en son cœur l'ennemi, l'obj<strong>et</strong> hosti<strong>le</strong>, ce qui<br />

est étranger non seu<strong>le</strong>ment à l'autre mais plus encore,<br />

à soi-même. Dans <strong>le</strong> fait d'écarter contractuel<strong>le</strong>ment<br />

tout ce qui n'est pas symboliquement accueilli dans<br />

l'échange, on loge du même coup à sa frontière ce<br />

qui peut ruiner <strong>le</strong> pacte même. I est banal de<br />

constater que <strong>la</strong> logique du contrat 'se paye d'une<br />

suspicion généralisée, d'une profusion de <strong>la</strong> rég<strong>le</strong>mentation,<br />

d'une surabondance de garanties procédura<strong>le</strong>s<br />

: <strong>la</strong> méchanc<strong>et</strong>é de l'autre fait r<strong>et</strong>eur au cœur<br />

du contrat d'où el<strong>le</strong> avait été chassée.<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> disait que l'idée de liberté était un délire du<br />

moi. Ce n'était pas, pour lui, nier <strong>la</strong>: part du <strong>suj<strong>et</strong></strong>,<br />

comme en atteste ses nombreuses réf<strong>le</strong>xions sur <strong>le</strong><br />

choix, <strong>le</strong> pari, l'acte : c'était pour souligner que<br />

l'idéologie de <strong>la</strong> liberté avait partie liée au délire narcissique<br />

du moi. <strong>La</strong> liberté qu'exalte <strong>le</strong> contrat, c'est<br />

cel<strong>le</strong> dont se repaît l'image, qui me perm<strong>et</strong> de traiter<br />

l'autre comme s'il était réductib<strong>le</strong> à <strong>la</strong> forme dans<br />

<strong>la</strong>quel<strong>le</strong> je me lie à lui. Paranoïa <strong>et</strong> méfiance font ainsi<br />

cortège structural dans <strong>le</strong> registre de l'imaginaire.


IV<br />

L'obj<strong>et</strong><br />

Dans <strong>la</strong> pensée philosophique occidenta<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />

concept d'obj<strong>et</strong> fait coup<strong>le</strong> avec celui de <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Il nous<br />

semb<strong>le</strong> al<strong>le</strong>r de soi qu'il y a un mouvement du <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

vers l'obj<strong>et</strong> : <strong>le</strong> geste s'en saisit, <strong>la</strong> main <strong>le</strong> fabrique, <strong>la</strong><br />

pensée l'anayse. C'est pourquoi il est beaucoup<br />

plus diffici<strong>le</strong> qu'il n'y paraît de prendre en compte <strong>le</strong><br />

renversement qu'implique ici <strong>la</strong> psychanalyse.<br />

L'obj<strong>et</strong> perdu, <strong>le</strong> manque d'obj<strong>et</strong><br />

Pour saisir <strong>la</strong> radicalité de l'invention freudienne,<br />

on peut <strong>la</strong> ramasser en une formu<strong>le</strong> : l'obj<strong>et</strong> est foncièrement<br />

un obj<strong>et</strong> perdu. Il n'est pas seu<strong>le</strong>ment<br />

difici<strong>le</strong> de saisir l'obj<strong>et</strong> de notre amour ou de notre<br />

désir : il n'est d'obj<strong>et</strong> que sur fond de manque. Dès<br />

<strong>le</strong>s premiers textes, en particulier dès «L'esquisse<br />

d'une psychologie scientifique » 1, c<strong>et</strong>te proposition<br />

s'articu<strong>le</strong> en trois temps.<br />

Le premier est celui d'une satisfaction initia<strong>le</strong> qui<br />

paise. <strong>La</strong> tension douloureuse en eff<strong>et</strong> est <strong>le</strong> lot du<br />

nouveau-né, qui dépend des soins nourriciers strictement<br />

nécessaires à sa survie. Le premier obj<strong>et</strong><br />

1. Dans S. Freud, Naissance de <strong>la</strong> psychanalyse, PUF, 1956.<br />

61


(premier au sens logique), c'est ce quelque chose à<br />

quoi aura été lié <strong>la</strong> première satisfaction, <strong>et</strong> dont<br />

répondra, dans <strong>la</strong> mémoire, une première inscription.<br />

Ce premier apaisement n'est pas durab<strong>le</strong>, il est<br />

voué à disparaître du fait que <strong>la</strong> tension réapparaît <strong>et</strong><br />

un second temps lui succède, dans <strong>le</strong>quel l'enfant<br />

reproduit l'obj<strong>et</strong> menta<strong>le</strong>ment. l'hallucination de<br />

l'obj<strong>et</strong> est, selon Freud, <strong>la</strong> parade magique que <strong>le</strong><br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> oppo,se à <strong>la</strong> perte du premier moment de satisfaction.<br />

Le pouce dans <strong>la</strong> bouche en est bien sûr l'un<br />

de ses supports matériels, mais il faut donner à c<strong>et</strong>te<br />

proposition sa portée de structure : <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> préfère<br />

rêver tout éveillé à l'obj<strong>et</strong> tel qu'il s'en souvient,<br />

plutôt que de faire face à son absence.<br />

Il lui faut néanmoins sortir de c<strong>et</strong>te position <strong>et</strong><br />

chercher un nouvel apaisement. C'est <strong>le</strong> troisième<br />

temps, celui de <strong>la</strong> quête d'un nouvel obj<strong>et</strong> de satisfaction.<br />

Mais c<strong>et</strong>te recherche est vouée à l'échec, car<br />

il est impossib<strong>le</strong> de reproduire à dentique <strong>le</strong> premier<br />

temps de satisfaction. C'est pourquoi il faut<br />

repartir à <strong>la</strong> recherche d'un autre obj<strong>et</strong>, puis un<br />

autre encore, d'où <strong>la</strong> quête inexorab<strong>le</strong> d'un obj<strong>et</strong><br />

désormais «perdu » 2.<br />

C<strong>et</strong>te construction freudienne a été souvent<br />

interprétée dans <strong>le</strong> sens d'une nostalgie, cel<strong>le</strong> de<br />

l'homme voué à courir éperdument à <strong>la</strong> recherche<br />

d'un premier amour maternel, à jamais inégalé. Il est<br />

vrai que <strong>la</strong> qualification « d'obj<strong>et</strong> perdu » peut prêter<br />

à confusion, <strong>et</strong> que d'ail<strong>le</strong>urs certains analystes ont<br />

accrédité c<strong>et</strong>te conception d'une satisfaction initia<strong>le</strong><br />

(<strong>la</strong> dyade mère-enfant, <strong>la</strong> «fusion » originel<strong>le</strong> idéa<strong>le</strong>)<br />

dont <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> devrait douloureusement se séparer.<br />

2. C<strong>et</strong>te <strong>le</strong>cture a été réinterprétée par <strong><strong>La</strong>can</strong> dans <strong>le</strong>s termes<br />

de sa théorie du signifiant. C'est du fait qu'un signifiant ne peut<br />

équiva<strong>loi</strong>r à aucun autre qu'une incomplétude s'en déduit.<br />

62


<strong><strong>La</strong>can</strong> s'est démarqué de c<strong>et</strong>te interprétation en<br />

faisant va<strong>loi</strong>r qu'en vérité l'obj<strong>et</strong> est toujours-déjà<br />

perdu, puisque <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> ne se <strong>la</strong>nce à sa recherche que<br />

du fait d'un premier manque .. Soulignons <strong>le</strong> renversement<br />

de <strong>la</strong> perspective par rapport à <strong>la</strong> conception<br />

traditionnel<strong>le</strong> de l'obj<strong>et</strong> : c'est l'obj<strong>et</strong> (en tant qu'il<br />

manque) .qui m<strong>et</strong> en mouvement <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> <strong>et</strong> non <strong>le</strong><br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> qui, de sa propre initiative, se <strong>la</strong>ncerait à sa<br />

conquête . C'est <strong>le</strong> manque en tant que tel qui<br />

constitue <strong>le</strong> ressort propre, l'efficace de l'obj<strong>et</strong>.<br />

Besoin, demande, désir<br />

L'obj<strong>et</strong> de <strong>la</strong> pulsion, selon Freud, c'est celui visé<br />

par une «p6ussée » incoercib<strong>le</strong>, à travers certaines<br />

zones privilégiées du corps, qui s'en trouvent érotisées.<br />

Le scanda<strong>le</strong> de <strong>la</strong> théorie freudienne de <strong>la</strong><br />

sexualité infanti<strong>le</strong> réside bien dans c<strong>et</strong>te « perversion<br />

polymorphe » qui privilégie certains registres de<br />

l'obj<strong>et</strong>, caractérisés d'abord par <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> localisée<br />

qu'ils m<strong>et</strong>tent en jeu. C<strong>et</strong>te audace freudienne a<br />

été assez rapidement rabattue sur une théorie quasi<br />

naturaliste des obj<strong>et</strong>s - oral, anal ou phallique -<br />

auquel correspondaient des étapes de développement<br />

baptisées «stades », que l'enfant devait franchir selon<br />

un schéma de maturation progressive. Selon c<strong>et</strong>te<br />

doctrine, dans un premier temps par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />

stade oral était dominé par <strong>le</strong> «besoin » de nourriture,<br />

c'est-à-dire marqué par ce qui peut manquer<br />

réel<strong>le</strong>ment à l'enfant du fait de sa dépendance.<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> s'est vio<strong>le</strong>mment opposé à c<strong>et</strong>te doctrine<br />

de l'instinct, soulignant au contraire <strong>le</strong> caractère<br />

contingent <strong>et</strong> non pas naturel de l'obj<strong>et</strong> de <strong>la</strong> pulsion,<br />

.explicitement noté par Freud. Ainsi ce n'est<br />

pas ce qui se mange qui définit l'obj<strong>et</strong> oral, c'est ce<br />

qui entre dans un certain rapport à ce qui passe par<br />

63


<strong>la</strong> bouche, <strong>et</strong> tout obj<strong>et</strong> peut venir en faire office.<br />

A <strong>la</strong> différence de l'animal dont l'instinct règ<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

rapport à l'obj<strong>et</strong> de besoin, il y a pour l'homme une<br />

autre préva<strong>le</strong>nce qui po<strong>la</strong>rise <strong>le</strong> rapport du <strong>suj<strong>et</strong></strong> au<br />

monde. C'est pourquoi <strong>le</strong>s «stades » sont à concevoir<br />

comme des moments logiques de ce rapport <strong>et</strong><br />

non pas comme processus internes, «naturels »,<br />

c'est-à-dire biologiques. <strong>La</strong> pulsion, ce n'est pas<br />

c<strong>et</strong>te poussée du corps vers un obj<strong>et</strong> adéquat, c'est<br />

une bouc<strong>le</strong> qui lie <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> à l'Autre selon un certain<br />

mode.<br />

<strong>La</strong> conception instinctuel<strong>le</strong> faisait préva<strong>loi</strong>r une<br />

sorte d'horloge biologique de <strong>la</strong> maturation, d'où il<br />

résultait naturel<strong>le</strong>ment des obj<strong>et</strong>s adéquats. A l'enfant<br />

du stade oral venaient s'offrir <strong>le</strong>s obj<strong>et</strong>s du même<br />

type. <strong>La</strong> conception <strong>la</strong>canienne du symbolique perm<strong>et</strong><br />

de renverser <strong>la</strong> perspective : c'est parce que <strong>le</strong><br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> prend p<strong>la</strong>ce dans un monde tout entier tramé<br />

par <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage. que <strong>le</strong>s obj<strong>et</strong>s qui <strong>le</strong> m<strong>et</strong>tent en mouvement<br />

sont d'abord des obj<strong>et</strong>s inscrits au champ de<br />

}' Autre, c'est-à-dire qu'ils y prennent une certaine<br />

va<strong>le</strong>ur.<br />

Certes, l'on peut dire que l'obj<strong>et</strong> du besoin est<br />

celui qui satisfait aux impératifs naturels de <strong>la</strong> survie<br />

du corps (<strong>la</strong> nourriture par exemp<strong>le</strong>) mais il n'est<br />

jamais que ce<strong>la</strong>. Tout obj<strong>et</strong> prend va<strong>le</strong>ur d'échange à<br />

l'intérieur d'une logique du don comme l'avait<br />

montré Marcel Mauss 3 dans son essai d'<strong>et</strong>hnologie<br />

généra<strong>le</strong> : qu'il s'agisse d'un obj<strong>et</strong> que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> demande<br />

ou refuse, d'un obj<strong>et</strong> qui lui est au contraire proposé<br />

ou imposé, ou d'un obj<strong>et</strong> que l'on exige de lui,<br />

<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> ne peut échapper à «l'obligation de donner<br />

3. Marcel Mauss, «Essai sur <strong>le</strong> don », dans Sociologie <strong>et</strong><br />

anthropologie, op. cit.<br />

64


<strong>et</strong> de rendre ». Dans ce réseau, <strong>et</strong> par-delà ses qualités<br />

intrinsèques, l'obj<strong>et</strong> devient nécessairement synonyme<br />

d'obj<strong>et</strong> donné ou refusé, <strong>et</strong> donc . signe<br />

d'amour, de haine ou d'indifférence.<br />

À considérer <strong>le</strong>s choses de ce point de vue, <strong>la</strong><br />

logique «naturel<strong>le</strong> » des stades peut recevoir une<br />

tout autr interprétation. Car <strong>la</strong> bouche <strong>et</strong> l'anus<br />

sont à l'évidence deux orifices du corps par <strong>le</strong>squels<br />

passent <strong>le</strong>s échanges primordiaux entre <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> <strong>et</strong><br />

l'Autre nécessairement, <strong>et</strong> qui reçoivent une signification<br />

irilmédiate. D'où <strong>et</strong>:lcore un renversement de<br />

perspective qui considère l'obj<strong>et</strong> oral non pas seu<strong>le</strong>ment<br />

comme un obj<strong>et</strong> pris par l'enfant, mais selon sa<br />

va<strong>le</strong>ur de den reçu ou refusé. L'expression «donner<br />

<strong>le</strong> sein » m<strong>et</strong> l'accent sur c<strong>et</strong>te dimension de l'offre<br />

préa<strong>la</strong>b<strong>le</strong>, qui vient dans <strong>la</strong> suite de «donner <strong>la</strong><br />

vie » <strong>et</strong> qui seu<strong>le</strong> perm<strong>et</strong> de comprendre pourquoi<br />

«prendre » <strong>le</strong> sein sera <strong>le</strong> plus souvent interprété par<br />

<strong>la</strong> mère comme équiva<strong>le</strong>nt à accepter <strong>le</strong> don qu'el<strong>le</strong><br />

lui a fait. Si l'enfant ne prend pas <strong>le</strong> sein, <strong>la</strong> mère<br />

pourra penser qu'el<strong>le</strong> est une mauvaise mère, que ce<br />

qu'el<strong>le</strong> propose n'est pas « bon » ou « suffisant », ou,<br />

au contraire, que c'est <strong>la</strong> manifestation d'un refus de<br />

l'enfant <strong>et</strong> donc d'une « méchanc<strong>et</strong>é » à son endroit.<br />

C<strong>et</strong>te va<strong>le</strong>ur de l'obj<strong>et</strong> comme don a été souvent<br />

reconnue à propos de l'obj<strong>et</strong> anal, <strong>le</strong>s sel<strong>le</strong>s étant <strong>la</strong><br />

première production de l'enfant dont il peut faire<br />

cadeau. Mais il faut là encore lui donner sa portée<br />

de structure : <strong>le</strong> «don » ne vaut que parce que ce<br />

« cadeau » est attendu ou plutôt exigé. <strong>La</strong> propr<strong>et</strong>é<br />

est une étape significative pour <strong>le</strong>s parents, avant de<br />

l'être pour l'enfant.<br />

<strong>La</strong> signification subjective du don décou<strong>le</strong> de<br />

c<strong>et</strong>te logique des échanges : si je prends c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong>-ci<br />

ou si je te donne celui-là, suis-je aimab<strong>le</strong> à tes yeux ?<br />

Est-ce ainsi que je peux trouver p<strong>la</strong>ce auprès de toi,<br />

65


dans ton cœur ? Donner ou rendre sont <strong>le</strong>s verbes<br />

actifs par <strong>le</strong>squels <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> interroge <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce qu'il<br />

occupe auprès d'autrui, c'est pourquoi <strong><strong>La</strong>can</strong> par<strong>le</strong><br />

d'obj<strong>et</strong>s de <strong>la</strong> demande, qui est toujours demande<br />

d'amour.<br />

Mais il Y a nécessairement un au-delà de <strong>la</strong><br />

demande, car <strong>le</strong> manqu - qui, nous l'avons dit, est<br />

<strong>le</strong> propre de l'obj<strong>et</strong> - prend va<strong>le</strong>ur dans <strong>le</strong> lien à<br />

l'Autre. Ce<strong>la</strong> ne (me) convient pas, ce<strong>la</strong> ne (te)<br />

convient pas, ce don est-il vraiment ce que tu veux ?<br />

Est-ce bien là ce que tu désires ? Le désir, c'est c<strong>et</strong>te<br />

question qui interroge ce que l'Autre «veut » audelà<br />

de ce qu'il montre, au-delà de ce qu'il dit, ou<br />

plutôt dans ses mots mêmes, car comment savoir<br />

vraiment ce qu'ils signifient ? Il n'y a pas de garantie<br />

au sens que je crois discerner dans ce qui m'est dit,<br />

comment savoir ce qu'il (el<strong>le</strong>) veut vraiment au-delà<br />

de ce qu'il.(el<strong>le</strong>) me dit ? C<strong>et</strong>te énigme, c'est cel<strong>le</strong> du<br />

désir de l'Autre (avec un grand A précisément pour<br />

marquer c<strong>et</strong>te énigme), <strong>et</strong> c'est el<strong>le</strong> qui va orienter <strong>la</strong><br />

quête de l'obj<strong>et</strong>. Il y a bien l'obj<strong>et</strong> du besoin, pour<br />

subsister, il y a l'obj<strong>et</strong> de <strong>la</strong> demande, pour savoir si<br />

l'on est aimé, il y a l'obj<strong>et</strong> du désir, pour interroger<br />

ce qui est en cause.<br />

L'observation de jeunes enfants montre que <strong>le</strong>s<br />

obj<strong>et</strong>s n'ont un attrait pour eux qu'à <strong>la</strong> mesure de<br />

l'intérêt qu'y porte autrui. Ils sont immédiatement<br />

dé<strong>la</strong>issés dès que l'autre n'en fait plus cas. Ce n'est<br />

pas l'obj<strong>et</strong> en tant que tel qui est désirab<strong>le</strong>, c'est<br />

l'obj<strong>et</strong> du désir de l'Autre, <strong>et</strong> ce désir en tant<br />

qu'énigme, c'est ce qui donne son statut à l'Autre<br />

comme tel. Nous avons précisé <strong>le</strong> statut de l'autre<br />

du miroir, du semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>, c'est-à-dire de l'autre tel<br />

que je <strong>le</strong> connais à mon image. L'Autre (avec un<br />

grand A), c'est autrui en tant qu'il résiste à c<strong>et</strong>te<br />

66


çonnaissance. Sa consistance de grand Autre tient à<br />

ceci que je ne <strong>le</strong> connais pas, que je reconnais qu'il y<br />

a en lui quelque chose qui m'échappe. Impossib<strong>le</strong> de<br />

savoir s'il me trompe ou s'il dit <strong>la</strong> vérité, <strong>et</strong> malgré<br />

toute l'énergie que je dép<strong>loi</strong>e pour répondre à ce que<br />

je suppose être sa demande, son désir restera toujours<br />

pour_moi une question.<br />

<strong>La</strong> simp<strong>le</strong> alternance de <strong>la</strong> présence <strong>et</strong> de l'absence<br />

de <strong>la</strong> mère ouvre l'enfant à c<strong>et</strong>te dimension d'un audelà<br />

d'el<strong>le</strong>-même : que désire-t-el<strong>le</strong> qui <strong>la</strong> fait disparaître<br />

à mon regard ? Que cherche-t-el<strong>le</strong> ail<strong>le</strong>urs que<br />

je ne suis pas ou que je ne possède pas puisqu'el<strong>le</strong><br />

préfère partir <strong>loi</strong>n de moi ? À ce quelque chose<br />

qu'elléèherche, <strong>la</strong> psychanalyse a donné un nom : <strong>le</strong><br />

phallus. Ou plus précisément <strong><strong>La</strong>can</strong> a donné ce nom<br />

de phallus à ce qui était chez Freud connecté directement<br />

à l'organe masculin. Le phallus, c'est d'abord<br />

<strong>le</strong> signifiant du manque.<br />

L'instance phallique est ce qui perm<strong>et</strong> d'orienter,<br />

c'est-à-dire de vectoriser l'absence de l'Autre sur <strong>le</strong><br />

chemin de son désir. Mais il faut faire un pas de plus,<br />

car si l'Autre désire un tel obj<strong>et</strong> majuscu<strong>le</strong>, c'est bien<br />

qu'il lui manque, mais il lui manque radica<strong>le</strong>ment au<br />

sens où il ne sait pas non plus ce qui <strong>le</strong> mène. Il y a<br />

certes un désir de l'Autre, mais ce désir est de luimême<br />

méconnu. C'est ce que <strong>la</strong> psychanalyse a désigné<br />

sous <strong>le</strong> terme de castration, <strong>et</strong> dont l'enfant<br />

refuse avant tout que sa mère en soit afectée. Il lui<br />

faut reconnaître non seu<strong>le</strong>ment qu' el<strong>le</strong> n'est pas<br />

c<strong>et</strong>te toute puissance rasurante ou terrifiante<br />

qu 'el<strong>le</strong> semb<strong>la</strong>it tout d'al'-ord, mais plus foncièrement<br />

qu'el<strong>le</strong> est limitée dans l'empire qu'el<strong>le</strong> a sur<br />

el<strong>le</strong>-même. l'Autre est barré, il est affecté d'un<br />

inconscient, autrement dit <strong>le</strong> désir de l'Autre que j'interroge<br />

est à lui-même inconscient. <strong>La</strong> réponse qui<br />

revient au <strong>suj<strong>et</strong></strong> au terme de <strong>la</strong> bouc<strong>le</strong> qui interroge<br />

67


via l'obj<strong>et</strong> ce désir de l'Autre, c'est un manque, une<br />

incomplétude : il n'y a pas de réponse dernière 4.<br />

Obj<strong>et</strong>. a<br />

Dans <strong>le</strong> séminaire « <strong>La</strong> logique du fantasme », en<br />

1966, <strong><strong>La</strong>can</strong> explique que s'il s'est efforcé, pour<br />

l'essentiel, de r<strong>et</strong>ourner à Freud en essayant d'en<br />

suivre <strong>la</strong> rigueur, il n'est l'auteur que d'une seu<strong>le</strong><br />

invention, cel<strong>le</strong> de l'obj<strong>et</strong> a S. Dans sa théorie de<br />

l'obj<strong>et</strong> a, il pousse <strong>la</strong> logiqudreudienne de l'obj<strong>et</strong> de<br />

<strong>la</strong> pulsion à <strong>la</strong> limite du représentab<strong>le</strong>, <strong>et</strong> c'est pourquoi<br />

il <strong>le</strong> désigne par une <strong>le</strong>ttre quelconque (<strong>la</strong> première<br />

de l'alphab<strong>et</strong>), de manière à <strong>le</strong> réduire à sa<br />

fonction d'opérateur logique.<br />

Si <strong><strong>La</strong>can</strong> déc<strong>la</strong>re s'appuyer sur <strong>le</strong> caractère « partiel<br />

» de l'obj<strong>et</strong> de <strong>la</strong> pulsion de Freud, c'est en un<br />

sens inédit. Il est partiel de n'être pas « total », c'està-dire<br />

comp<strong>le</strong>t, ce qui est <strong>la</strong> caractéristique fondamenta<strong>le</strong><br />

de l'imaginaire. Il y a des « obj<strong>et</strong>s » imaginaires<br />

(<strong>le</strong> moi, <strong>le</strong> semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>, l' « obj<strong>et</strong> d'amour ») qui répondent<br />

de <strong>la</strong> logique du miroir, <strong>et</strong> des obj<strong>et</strong>s a qui ne se<br />

voient pas dans <strong>le</strong> miroir, qui ne comportent pas<br />

d'image, des obj<strong>et</strong>s non-spécu<strong>la</strong>ires. L'opposition<br />

entre obj<strong>et</strong>s spécu<strong>la</strong>risab<strong>le</strong>s <strong>et</strong> obj<strong>et</strong>s a non-spécu<strong>la</strong>ris<br />

ab<strong>le</strong>s est décisive. L'obj<strong>et</strong> a n'est pas un obj<strong>et</strong> spécu<strong>la</strong>ire<br />

puisqu'il n'est pas produit par <strong>le</strong> miroir, il est<br />

au contraire <strong>le</strong> résultat de l'impossib<strong>le</strong> saisie de<br />

l'obj<strong>et</strong>, il est dans l'obj<strong>et</strong> ce qui fait courir <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

car il résiste à toute saisie, il est ce vide au creux de<br />

l'obj<strong>et</strong>, qui en fait l'efficace. À <strong>la</strong> différence du moi<br />

4. C<strong>et</strong>te dimension de l'incomplétude est écrite par <strong><strong>La</strong>can</strong><br />

au moyen d'une barre sur <strong>la</strong> <strong>le</strong>ttre A.<br />

5. Lire : obj<strong>et</strong> p<strong>et</strong>it a.<br />

68


qui se constitue dans <strong>le</strong> miroir <strong>et</strong> des divers obj<strong>et</strong>s<br />

que l'on dira narcissiques au sens où ils peuvent<br />

s'inscrire dans l'image, participer à sa complétude,<br />

l'obj<strong>et</strong> a ne peut être reconnu dans <strong>le</strong> miroir. Tous<br />

<strong>le</strong>s obj<strong>et</strong>s imaginaires sont constitués selon <strong>la</strong> logique<br />

unifiante du miroir qui confère une unité qui fait<br />

défaut au <strong>suj<strong>et</strong></strong>. L'obj<strong>et</strong> a au contraire est <strong>le</strong> manque<br />

fait obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> c'est pourquoi il ne peut avoir d'image.<br />

On sait bien que l'obj<strong>et</strong> du désir n'a pas d'image :<br />

ce n'est pas dans <strong>le</strong> miroir que l'on trouve <strong>la</strong> clé du<br />

désir de l'Autre.<br />

L'obj<strong>et</strong> a, c'est c<strong>et</strong>te chose insaisissab<strong>le</strong> qui<br />

pousse en avant <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> dans sa quête, ce rien qui<br />

cause <strong>le</strong> désir dont <strong>la</strong> conceptualisation radicalise <strong>la</strong><br />

rupture freudienne. Car si l'inconscient a détrôné <strong>le</strong><br />

moi, qui se croyait maître en <strong>la</strong> demeure de sa<br />

conscience, si l'idée qu'il se faisait de lui-même<br />

s'avère avant tout image narcissique trompeuse<br />

puisqu'el<strong>le</strong> se présente comme totalité alors même<br />

que son désir ne cesse de lui échapper, l'obj<strong>et</strong> qu'il<br />

croyait saisir en ses mains dans un mouvement de<br />

conquête, s'avère plutôt c<strong>et</strong> aimant qui <strong>le</strong> fait courir,<br />

ce rien insaisissab<strong>le</strong> dont <strong>le</strong> vide central est <strong>le</strong> foyer<br />

du mouvement de son désir.<br />

C<strong>et</strong>te conception de l'obj<strong>et</strong> a des implications<br />

dans <strong>la</strong> cure el<strong>le</strong>-même, où l'on sait bien que c'est <strong>le</strong><br />

transfert qui est « <strong>le</strong> plus puissant <strong>le</strong>vier du traitement<br />

» (Freud) <strong>et</strong> que. <strong>le</strong> transfert, c'est l'amour. Or<br />

dans <strong>le</strong> séminaire Le" transfert, <strong><strong>La</strong>can</strong> a montré que<br />

pour autant que L'amour était c<strong>et</strong>te passion des<br />

images dont l'analysant revêt successivement l'analyste,<br />

c'est autre chose qui est <strong>le</strong> moteur du transfert.<br />

Autre chose, c'est précisément l'obj<strong>et</strong> a que <strong>la</strong><br />

<strong>le</strong>cture du Banqu<strong>et</strong> de P<strong>la</strong>ton va perm<strong>et</strong>tre de désigner<br />

comme obj<strong>et</strong> précieux, insaisissab<strong>le</strong>, agalma<br />

qu'Alcibiade a p<strong>la</strong>cé en Socrate.<br />

69


Trésor, va<strong>le</strong>ur au-delà de <strong>la</strong> va<strong>le</strong>ur; plus-value en<br />

suivant <strong>le</strong>s analyses de Marx. Car c'est entre <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

<strong>et</strong> l'Autre que quelque chose fait jonction <strong>et</strong> disjonction<br />

en même temps, quelque chose qui est<br />

l'enjeu du rapport du maître <strong>et</strong> de l'esc<strong>la</strong>ve selon<br />

Hegel, que <strong><strong>La</strong>can</strong> ne cessera de commenter .. Ce produit<br />

insaisissab<strong>le</strong>, c<strong>et</strong>te chose liée au corps, appelons<strong>la</strong><br />

«plus-de-jouir »'. Plus-de-jouir, c'est l'autre nom<br />

de l'obj<strong>et</strong> a qui signe ce nouage du manque, de l'éros<br />

<strong>et</strong> de <strong>la</strong> mort que Freud avait discerné dans <strong>la</strong> pulsion.


V<br />

L'obj<strong>et</strong>, <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong>, <strong>le</strong> réel<br />

Saint-Augustin <strong>et</strong> l'obj<strong>et</strong> de <strong>la</strong> dispute juridique<br />

L'opposition entre obj<strong>et</strong>s spécu<strong>la</strong>ires <strong>et</strong> obj<strong>et</strong>s a<br />

peut être reformulée, en distinguant deux types<br />

d'obj<strong>et</strong>, ceux qui peuvent se partager <strong>et</strong> ceux qui ne<br />

<strong>le</strong> peuvent pas 1. Les premiers sont des obj<strong>et</strong>s de<br />

concurrence, des obj<strong>et</strong>s d'échange, des obj<strong>et</strong>s représentab<strong>le</strong>s,.<strong>le</strong>s<br />

seconds sont incommensurab<strong>le</strong>s <strong>et</strong> ne-<br />

" se partagent pas.<br />

Pour illustrer c<strong>et</strong>te distinction, nous nous appuierons<br />

sur '-ln récit extrait des Confessions de Saint­<br />

Augustin, maintes fois commenté par <strong>La</strong>çan. <strong>La</strong><br />

. scène est <strong>la</strong> suivante 2 : «l'ai vu de mes yeux <strong>et</strong> j'ai<br />

bien connu un tout p<strong>et</strong>it en proie à <strong>la</strong> jalousie. Il ne<br />

• par<strong>la</strong>it pas encore, <strong>et</strong> déjà il contemp<strong>la</strong>it, tout pâ<strong>le</strong> <strong>et</strong><br />

, d'un regard empoisonné, son frère de <strong>la</strong>it ». Remar­<br />

· quab<strong>le</strong> de concisioll" ce tab<strong>le</strong>au répartit différents<br />

': éléments : un <strong>suj<strong>et</strong></strong> dont <strong>la</strong> pâ<strong>le</strong>ur signe l'affect, un<br />

semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong> (un frère), <strong>et</strong> un obj<strong>et</strong>, <strong>le</strong> sein, que donne<br />

i. un Autre (<strong>la</strong> mère ou <strong>la</strong> nourrice). Ajoutons <strong>le</strong> regard<br />

: 4( empoisonné », qui est celui du <strong>suj<strong>et</strong></strong>. <strong>La</strong> jalousie,<br />

f,: 1. J. <strong><strong>La</strong>can</strong>, séminaire L'angoisse, Éditions du Seuil, 2004.<br />

2. Tel<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> est tr duite d .<br />

ans <strong>le</strong> texte « l;.'agressivité en<br />

", dans Éents, op. at., p. lOI.<br />

i<br />

! 71<br />

;


selon l'interprétation d'Augustin, est causée par <strong>le</strong><br />

spectac<strong>le</strong> d'un autre enfant jouissant de ce que lui<br />

donne <strong>la</strong> mère.<br />

On ne peut réduire ce récit à <strong>la</strong> manifestation de<br />

l'agressivité inhérente à <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion imaginaire entre<br />

«frères de <strong>la</strong>it ». Car il n'y a pas ici seu<strong>le</strong>ment deux<br />

protagonistes, il y a un troisième terme, qui est l'enjeu<br />

de <strong>la</strong> vio<strong>le</strong>nce fratricide. Au-delà de <strong>la</strong> rivalité<br />

mortifère du miroir (c'est lui ou c'est moi), il y a un<br />

obj<strong>et</strong> dont <strong>la</strong> possession rend <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> asymétrique,<br />

l'un se sent privé de ce que l'autre possède.<br />

travers <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> qui inclut l'autre « naît <strong>la</strong> première<br />

appréhension de l'obj<strong>et</strong> en tant que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> en<br />

est privé 3 » •<br />

<strong>La</strong> dimension imaginaire est ici préva<strong>le</strong>nte, car<br />

c'est l'image de l'autre qui perm<strong>et</strong> au <strong>suj<strong>et</strong></strong> de <strong>le</strong> supposer<br />

satisfait, il semb<strong>le</strong> ne faire qu'un avec <strong>le</strong> sein<br />

donné par <strong>la</strong> mère. C'est une satisfaction imaginaire,<br />

<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> se fie aux apparences, c'est de ce qu'il voit<br />

qu'il tient sa certitude. Et c'est <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de <strong>la</strong><br />

complétude imaginaire dont <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> se sent exclu<br />

qui produit un obj<strong>et</strong>, dont <strong>la</strong> possession -est supposée<br />

apporter <strong>la</strong> satisfaction. .<br />

C<strong>et</strong>te scène a une dimension structura<strong>le</strong> que l'on<br />

peut repérer dans <strong>le</strong> lien social. On <strong>la</strong> r<strong>et</strong>rouve, par<br />

exemp<strong>le</strong>, au principe de nombreuses campagnes<br />

publicitaires dont <strong>le</strong> scénario présente un semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong><br />

(quelqu'un dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> spectateur se reconnaît),<br />

comblé par un obj<strong>et</strong> qui peut être ach<strong>et</strong>é. <strong>La</strong> publicité<br />

réussit à montrer au <strong>suj<strong>et</strong></strong> ce qui lui manque, en<br />

lui offrant <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> d'un autre dont <strong>le</strong> monde<br />

semb<strong>le</strong> littéra<strong>le</strong>ment réenchanté par <strong>la</strong> simp<strong>le</strong> pos-<br />

3. J. <strong><strong>La</strong>can</strong>, séminaire "Le désir <strong>et</strong> son interprétation »,<br />

séance du 11 février 1959.<br />

72


session d'un paqu<strong>et</strong> de <strong>le</strong>ssive. <strong>La</strong> niaiserie du propos<br />

n'empêche pas son efficace logique, qu'atteste <strong>la</strong><br />

répétition du procédé : un seul obj<strong>et</strong> a <strong>le</strong> pouvoir<br />

magique de réaliser <strong>la</strong> plénitude de <strong>la</strong> satisfaction (<strong>le</strong><br />

paradis d'une vie comblée), du simp<strong>le</strong> fait que<br />

l'image d'un autre en témoigne. Bien évidemment<br />

ce<strong>la</strong> ne marche pas, <strong>et</strong> <strong>la</strong> complétude promise ne sera<br />

pas au rendez-vous, mais il n'empêche que, pour un<br />

temps, <strong>le</strong> spectateur aura pu croire, par <strong>la</strong> seu<strong>le</strong> vertu<br />

de <strong>la</strong> scène, que l'obj<strong>et</strong> n'était pas à l'avance irrémédiab<strong>le</strong>ment<br />

voué à décevoir son attente.<br />

<strong>La</strong> va<strong>le</strong>ur structurante de <strong>la</strong> scène décrite par<br />

Saint-Augustin tient au fait qu'à travers son opération,<br />

<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> se sent désormais affecté d'un manque<br />

à cause d'un semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>, par <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de <strong>la</strong><br />

complétude qu'il montre. Si c'est structurel<strong>le</strong>ment<br />

que l'obj<strong>et</strong> est affecté d'un manque, par c<strong>et</strong>te opération<br />

<strong>le</strong> voici causé par un autre qui en prive <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong>.<br />

Alors que je ne parviens jamais à trouver un obj<strong>et</strong> qui<br />

puisse comb<strong>le</strong>r mon désir, voici qu'un autre se présente<br />

repu, comblé, qu'il me nargue par sa <strong>jouissance</strong>.<br />

Me voici dans un lien social, dans un lien à l'autre<br />

potentiel<strong>le</strong>ment destructeur car il ne vise pas 'tant<br />

l'obj<strong>et</strong> que <strong>la</strong> satisfaction qu'il est supposé procurer.<br />

C'est pourquoi <strong><strong>La</strong>can</strong> rectifie Augustin <strong>et</strong> par<strong>le</strong> non<br />

pas de jalousie mais d'envie, mot qui vient du <strong>la</strong>tin<br />

m'lidia <strong>et</strong> dérive de 'lidere, regarder. L'obj<strong>et</strong> de l'envie<br />

s'avère fondamenta<strong>le</strong>ment décevant <strong>et</strong> inconsistant,<br />

car ce nest pas l'obj<strong>et</strong> qui est en cause mais <strong>la</strong><br />

<strong>jouissance</strong> qu'il est supposé apporter à l'autre. Plus<br />

qu'un désir de posséder, c'est de <strong>la</strong> haine de l'autre<br />

en tant qu'il semb<strong>le</strong> jouir qu'il s'agit. Haine qui<br />

porte sur <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> de l'autre, sa jalouissance<br />

selon <strong>le</strong> néologisme forgé par <strong><strong>La</strong>can</strong>. Jalousie de <strong>la</strong><br />

<strong>jouissance</strong> supposée chez l'autre, mais aussi <strong>jouissance</strong><br />

de c<strong>et</strong>te jalousie, dont on pressent qu'el<strong>le</strong> a<br />

73


une dimension mortifère, une dimension a-soci<strong>le</strong>.<br />

Il peut y avoir une haine tenace qui prend pour db<strong>le</strong><br />

l'autre en tant qu'il jouirait, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te haine est el<strong>le</strong>même<br />

<strong>jouissance</strong> à <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> entend ne pas<br />

renoncer. <strong>La</strong> récrimination à l'encontre d'autrui qui<br />

jouit de quelque chose dont <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> se sent privé<br />

comporte un p<strong>la</strong>isir en excès qui semb<strong>le</strong> se nourrir<br />

de sa propre insatisfaction.<br />

<strong>La</strong> dispute juridique offre une autre illustration<br />

de ce principe : el<strong>le</strong> est transposition du conflit entre<br />

<strong>le</strong>s hommes au p<strong>la</strong>n des choses juridiques, c'est-àdire<br />

des « choses en cause », <strong>et</strong> à ce titre el<strong>le</strong> traite des<br />

obj<strong>et</strong>s dans <strong>le</strong> registre symbolique. C'est <strong>la</strong> raison<br />

pour <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> on peut dire que <strong>le</strong> droit est susceptib<strong>le</strong><br />

de pacifier <strong>le</strong>s conflits par <strong>la</strong> transposition qu'il<br />

opère dans <strong>le</strong> registre de <strong>la</strong> mesure <strong>et</strong> des proportions,<br />

du partage <strong>et</strong> de l'échange. Il y a un conflit qui<br />

se traite sur <strong>le</strong> p<strong>la</strong>n de <strong>la</strong> mise en équiva<strong>le</strong>nce de <strong>la</strong><br />

va<strong>le</strong>ur respective des choses en jeu. Mais pour<br />

autant que <strong>le</strong> droit traite ainsi de <strong>la</strong> «répartition des<br />

<strong>jouissance</strong>s » entre des personnes, il touche aux deux<br />

registres de l'obj<strong>et</strong> que nous avons précisés. Certes il<br />

traite de ce qui se partage <strong>et</strong> s'échange, mais il ne<br />

peut éviter de m<strong>et</strong>tre en jeu pour chaque <strong>suj<strong>et</strong></strong>,<br />

l'obj<strong>et</strong> en tant qu'il ne se partage pas, l'obj<strong>et</strong> a. Il y a<br />

toujours un au-delà de l'obj<strong>et</strong> d'échange, un au.,.delà<br />

qui ne peut être éliminé. Au cœur même de l'obj<strong>et</strong><br />

spécu<strong>la</strong>ire, il ya<strong>le</strong> vide qui fait <strong>la</strong> cause du désir.<br />

Dans <strong>la</strong> dispute sur <strong>le</strong>s obj<strong>et</strong>s, dans <strong>la</strong> logique du<br />

droit civil, se loge ainsi une passion envieuse, une<br />

haine qui vise <strong>la</strong> possession d'autrui en tant qu'el<strong>le</strong><br />

nous fait oublier que c'est nous-mêmes qui sommes<br />

affectés du manque. L'autre qui semb<strong>le</strong> jouir inso<strong>le</strong>mment<br />

d'un bonheur sans tache, nous dépossède<br />

de ce que nous n'avons pas <strong>et</strong> nous pouvons lui en<br />

74


faire procès. <strong>La</strong> passion paranoïaque dont nous<br />

avons parlé à propos de <strong>la</strong> connaissance liée au<br />

miroir se r<strong>et</strong>rouve dans <strong>le</strong> registre des obj<strong>et</strong>s. <strong>La</strong><br />

judiciarisation actuel<strong>le</strong> de <strong>la</strong> vie quotidienne trouve<br />

ici un de ses ressorts majeurs : si <strong>le</strong> manque dont je<br />

suis affecté peut me paraître lié à ce dont l'autre me<br />

prive dans ce qu'il possède. alors je trouve une sorte<br />

de paix subjective à lui en faire procès. <strong>La</strong> logique de<br />

<strong>la</strong> marchandise, aujourd'hui dominante, alimente<br />

<strong>la</strong>rgement c<strong>et</strong>te dérive, car <strong>la</strong> préva<strong>le</strong>nce accordée à<br />

l'acquisition de l'obj<strong>et</strong> comme gage du bonheur<br />

s'effectue sur fond d'identification à l'autre en tant<br />

qu'il.Jouit de posséder. Il n'y a qu'un pas entre identification<br />

au semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong> <strong>et</strong> haine envieuse, entre p<strong>la</strong>isir<br />

de posséder <strong>et</strong> <strong>jouissance</strong> de détruire.<br />

<strong>La</strong> Chose, <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong><br />

<strong>La</strong> psychanalyse a appris à reconnaître c<strong>et</strong>te sorte<br />

d'excès dans <strong>la</strong> possession, c<strong>et</strong>te dérive dans <strong>la</strong>quel<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> semb<strong>le</strong> emporté par une passion des obj<strong>et</strong>s<br />

qui va bien au-delà du simp<strong>le</strong> usag. C<strong>et</strong> usage courant,<br />

Freud l'avait nommé «principe de p<strong>la</strong>isir»,<br />

principe selon <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s obj<strong>et</strong>s sont pris ou rej<strong>et</strong>és<br />

en vertu du p<strong>la</strong>isir qu'ils procurent, c'est-à-dire de <strong>la</strong><br />

moindre tension qu'ils entraînent. Selon ce principe<br />

économique, <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> choisit toujours, fut-ce inconsciemment,<br />

ce qui fui cause <strong>le</strong> moins de dép<strong>la</strong>isir, futce<br />

au prix du ymptôme. Or il se trouve qu'un<br />

certain nombre ' de phénomènes cliniques contreviennent<br />

à c<strong>et</strong>te logique : c'est <strong>le</strong> cas en particulier de<br />

tous ces actes que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> répète malgré <strong>le</strong> dép<strong>la</strong>isir<br />

qu'ils occasionnent. Le plus énigmatique pour <strong>le</strong><br />

médecin Freud était sans doute c<strong>et</strong>te opposition<br />

obstinée qu'opposent certains ma<strong>la</strong>des à ce qui pourrait<br />

<strong>le</strong>s guérir, c<strong>et</strong>te sorte de «réaction thérapeutique<br />

75


négative », comme s'ils semb<strong>la</strong>ient tenir par-dessus<br />

tout à ce qui <strong>le</strong>s fait souffrir. Au terme de <strong>la</strong> crise<br />

théorique des années 20, Freud écrit «Au-delà du<br />

principe de p<strong>la</strong>isir » pour dénouer ce paradoxe, en<br />

posant <strong>le</strong> concept scanda<strong>le</strong>ux de pulsion de mort.<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong>, quant à lui, a nommé « <strong>jouissance</strong> » c<strong>et</strong> audelà,<br />

à partir d'une re<strong>le</strong>cture de «L'Esquisse d'une<br />

psychologie scientifique » 4. Il y a dans l'obj<strong>et</strong> que<br />

nous connaissons <strong>et</strong> qui peut nous donner satisfaction,<br />

une part irréductib<strong>le</strong>, étrangère, hosti<strong>le</strong>. De<br />

sorte que tout obj<strong>et</strong> doit se concevoir comme<br />

constitué de deux parts hétérogènes, irréductib<strong>le</strong>s :<br />

l'obj<strong>et</strong> connaissab<strong>le</strong>, dont <strong>le</strong>s qualités peuvent se<br />

décrire <strong>et</strong> dont on peut se souvenir, <strong>et</strong> <strong>la</strong> part foncièrement<br />

étrangère, que l'on ne peut réduire ni apprivoiser.<br />

C<strong>et</strong>te part, <strong><strong>La</strong>can</strong> traduisant Freud <strong>la</strong> nomme<br />

« <strong>la</strong> Chose ',1' 5. Il y a dans <strong>le</strong> prochain un noyau irréductib<strong>le</strong><br />

à toute reconnaissance qui s'appréhende<br />

non seu<strong>le</strong>ment comme étranger, mais aussi comme<br />

ennerru.<br />

,<br />

C<strong>et</strong>te part inconnue qui est en même temps <strong>le</strong><br />

pô<strong>le</strong> d'aimantation pour <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong>, c'est l'obj<strong>et</strong> en tant<br />

que perdu ou l'obj<strong>et</strong> de l'inceste, <strong>le</strong> souverain bien.<br />

Mais ce foyer d'attraction est en même temps <strong>le</strong> lieu<br />

de perdition du <strong>suj<strong>et</strong></strong> comme tel, car s'il était atteint,<br />

ce serait <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> quête, <strong>la</strong> fin du désir, donc <strong>la</strong> fin<br />

du <strong>suj<strong>et</strong></strong>. C'est <strong>le</strong> paradox de l'inceste d'être à <strong>la</strong> fois<br />

pô<strong>le</strong> d'attraction <strong>et</strong> foyer d'horreur.<br />

4. Dans S. Freud, Naissance de <strong>la</strong> psychanalyse, op. cit. <strong>La</strong><br />

re<strong>le</strong>cture de ce texte par <strong><strong>La</strong>can</strong> se trouve dans L'éthique de <strong>la</strong><br />

psychanalyse, op. cit.<br />

5. J. <strong><strong>La</strong>can</strong>, L'éthique de <strong>la</strong> psychanalyse, op. cit., p. 64. En<br />

al<strong>le</strong>mand, das Ding. <strong>La</strong> majuscu<strong>le</strong> est mise par <strong><strong>La</strong>can</strong> dans<br />

Écrits, op.cit., p. 656, note !.<br />

76


Ayant défini <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong>, <strong><strong>La</strong>can</strong> donne une p<strong>la</strong>ce<br />

toute différente au p<strong>la</strong>isir. Le p<strong>la</strong>isir n'est pas <strong>le</strong><br />

terme véritab<strong>le</strong> du désir, c'est au contraire paradoxa<strong>le</strong>ment<br />

l'obstaC<strong>le</strong> posé sur <strong>le</strong> chemin du véritab<strong>le</strong><br />

lieu d'attraction du <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Le p<strong>la</strong>isir c'est <strong>la</strong><br />

moindre tension, c'est ce qui satisfait, ce qui arrête<br />

<strong>la</strong> quête, c'est un principe bon enfant qui vise au<br />

confort, à ramener l'inconnu au connu, à faire cesser<br />

<strong>le</strong> désordre.<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> est allé chercher <strong>le</strong> concept de <strong>jouissance</strong><br />

dans <strong>le</strong> droit 6, <strong>et</strong> plus particulièrement dans <strong>la</strong><br />

philosophie du droit de Hegel. Le philosophe y<br />

oppose <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> au désir dans <strong>le</strong>s termes suiv.ants<br />

: <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong>, c'est ce qu'il est impossib<strong>le</strong> de<br />

partager, ce qui est «subjectif », «particulier », alors<br />

que <strong>le</strong> désir résulte d'une reconnaissance réciproque,<br />

il est «universel ». Hegel privilégie l'universel <strong>et</strong><br />

repousse <strong>le</strong> particulier de <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> qui n'a de<br />

va<strong>le</strong>ur que pour l'individu <strong>et</strong> qui se passe, par principe,<br />

de <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion avec autrui. L'opposition entre<br />

p<strong>la</strong>isir <strong>et</strong> <strong>jouissance</strong> s'ep trouve éc<strong>la</strong>irée : <strong>le</strong> p<strong>la</strong>isir,<br />

c'est ce qui sert à <strong>la</strong> conservation, comme <strong>le</strong> dit<br />

Freud, <strong>et</strong> donc à <strong>la</strong> perpétuation de l'espèce, <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong><br />

c'est ce qui n'entre pas dans un tel calcul,<br />

sinon au titre de ce que Batail<strong>le</strong> nommait dépense,<br />

«part maudite »;<br />

Le concq>t de <strong>jouissance</strong> vient donc en opposition<br />

au lien social défini toinme partage, entente,<br />

contrat. Il <strong>et</strong> ce qui de l'humain résiste à passer<br />

dans <strong>la</strong> logique de l'échange, mais qui est pourtant<br />

inscrit comme tel dans <strong>le</strong> droit. En eff<strong>et</strong> l'appropriation<br />

est liée à l'expropriation, puisqu'il n'y a de<br />

6. N. Braunstein, <strong>La</strong> <strong>jouissance</strong>, un concept <strong>la</strong>canien, Point<br />

hors ligne, 1992, p. 13.<br />

77


propriété pnvee que par exclusion de tous <strong>le</strong>s<br />

autres. Le droit de propriété, c'est <strong>le</strong> droit de jouir<br />

d'une chose <strong>et</strong> c'est en même temps l'interdiction<br />

faite à autrui d'en faire autant. Le regard empoisonné<br />

de l'enfant à l'égard de <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> du sein<br />

témoigne de c<strong>et</strong>te privation ressentie du fait de <strong>la</strong><br />

présence de l'autre.<br />

Si d'un côté <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> est ce qui éhappe au<br />

lien social - ce qui ne se compte pas, ce qui est strictement<br />

singulier, intime - de l'autre, el<strong>le</strong> est paradoxa<strong>le</strong>ment<br />

ce qui <strong>le</strong> constitue <strong>et</strong> <strong>le</strong> nourrit. <strong>La</strong> <strong>jouissance</strong><br />

est strictement privée, «particulière », puisqu'« il<br />

n'y a de <strong>jouissance</strong> que du corps 7 » , mais <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong><br />

(du corps) de (par) l'obj<strong>et</strong> rencontre l'autre<br />

comme obstac<strong>le</strong>. L'agression envers l'Autre, en tant<br />

qu'il ferait obstac<strong>le</strong> à <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong>, est comme l'envers<br />

du commandement chrétien «aime ton prochain<br />

comme toi-même » . « Qu'est-ce qui m'est plus<br />

prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de<br />

ma <strong>jouissance</strong>, dont je n'ose m'approcher ? Car dès<br />

que j'en approche - c'est là <strong>le</strong> sens du Ma<strong>la</strong>ise dans<br />

<strong>la</strong> civilisation -, surgit c<strong>et</strong>te insondab<strong>le</strong> agressivité<br />

devant quoi je recu<strong>le</strong>, que je r<strong>et</strong>ourne contre moi,<br />

<strong>et</strong> qui vient ... donner son poids à ce qui m'empêche<br />

de franchir une certaine frontière à <strong>la</strong> limite de <strong>la</strong><br />

Chose S » .<br />

C'est l'amour de <strong>la</strong> vérité qui a conduit Freud <strong>et</strong><br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> à affronter c<strong>et</strong>te part monstrueuse, c<strong>et</strong> attrait<br />

terrib<strong>le</strong> de l'homme pour <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong>. L'histoire<br />

récente en a vérifié <strong>la</strong> justesse jusqu'à <strong>la</strong> nausée. Mais<br />

<strong>la</strong> question qui en décou<strong>le</strong> est cel<strong>le</strong>-ci : s'il s'agit de<br />

faire face à c<strong>et</strong>te part maudite, est-il sain de s'en<br />

7. Séminaire « <strong>La</strong> logique du fantasme ,., 30 mai 1967.<br />

8. L'éthique de <strong>la</strong> psychanalyse, op. dt., p. 219.<br />

78


tenir à une éthique des biens qui .n'a de cesse de <strong>la</strong><br />

dénier ? Est-il concevab<strong>le</strong> que <strong>le</strong> psychanalyste en<br />

reste à c<strong>et</strong>te philosophie c<strong>la</strong>ssique depuis Aristote,<br />

selon <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> l'homme recherche ce qui est <strong>le</strong> bien<br />

reconnu de tous, ou encore - version utilitariste - ce<br />

qui est bien pour son usage optimisé. S'il y a effectivement<br />

un au-delà du principe de p<strong>la</strong>isir, si <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

ne vise pas seu<strong>le</strong>ment son bien au sens de l'idéal partageab<strong>le</strong>,<br />

c'est-à-dire si sa vie peut se révé<strong>le</strong>r orientée<br />

par un mouvement foncièrement a-social, alors une<br />

pratique qui ùmte de se situer au plus près de <strong>la</strong><br />

vérité doit se soutenir d'une autre éthique, une<br />

éthique de <strong>la</strong> psychanalyse.<br />

'<br />

On comprend pourquoi toute éthique qui vise <strong>la</strong><br />

cohésion socia<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>la</strong> justice, qui se préoccupe de<br />

trouver des justes proportions, entrera tôt ou tard<br />

en conflit avec <strong>la</strong> psychanalyse. C'est pourquoi nous<br />

p<strong>la</strong>idons non pour l'homogénéité des discours, qui<br />

sous-tend comme on l'a vu l'entreprise de Legendre,<br />

parce qu'el<strong>le</strong> est vouçe à l'échec, mais pour <strong>le</strong>ur<br />

confrontation argumentée.<br />

Le réel<br />

Nous pouvons à ce moment approcher une distinction<br />

heuristique concernant <strong>le</strong>s champs du droit<br />

<strong>et</strong> de <strong>la</strong> psychanalyse, à savoir <strong>le</strong> statut du réel.<br />

L'analyste ne recu<strong>le</strong> pas devant <strong>la</strong> p<strong>la</strong>inte qui lui est<br />

adressée : «Ç n'est pas ça. Il n'y a pas d'adéquation<br />

entre mon attente <strong>et</strong> <strong>le</strong>s obj<strong>et</strong>s dont je me saisis,<br />

entre <strong>le</strong> désir qui me porte <strong>et</strong> <strong>le</strong>s autres que je rencontre.<br />

» «Ça n'est pas ça » est <strong>la</strong> formu<strong>le</strong> <strong>la</strong> plus<br />

généra<strong>le</strong> du vécu subjectif qui résulte d'une impossibilité<br />

structura<strong>le</strong> : il n'y a pas de signifiants pour dire<br />

<strong>la</strong> réalité du monde sans qu'il en reste une part,<br />

impossib<strong>le</strong> à dire.<br />

79


C<strong>et</strong>te part, c<strong>et</strong>te Chose, c<strong>et</strong>te butée que je rencontre<br />

dans l'assimi<strong>la</strong>tion du monde ou dans ma<br />

quête à me fondre en lui, c<strong>et</strong> impossib<strong>le</strong>, <strong><strong>La</strong>can</strong> lui a<br />

donné <strong>le</strong> nom de réel. D'où sa formu<strong>le</strong> : «<strong>le</strong> réel,<br />

c'est l'impossib<strong>le</strong> ».<br />

Qu'il y ait quelque chose qui ne marche pas, <strong>la</strong><br />

psychanalyse a eu à <strong>le</strong> reconnaître d'abord à partir<br />

pe <strong>la</strong> p<strong>la</strong>inte des hystériques à l'endroit du sexe. Le<br />

sexe en eff<strong>et</strong> « ça n'est pas ça », c'est-à-dire qu'il<br />

n'existe pas de re<strong>la</strong>tion stab<strong>le</strong> <strong>et</strong> préparée dans <strong>le</strong>s<br />

corps pour conjoindre un homme <strong>et</strong> une femme<br />

dans <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong>. <strong><strong>La</strong>can</strong> a ,donné de c<strong>et</strong>te butée<br />

dans <strong>la</strong> structure une formu<strong>le</strong> célèbre : «il n'y a pas<br />

de rapport sexuel ». «Il n'y a pas de rapport » doit<br />

s'entendre au sens logique ; il est impossib<strong>le</strong> de<br />

décrire un rapport entre <strong>le</strong>s sexes, de l'écrire en<br />

toutes <strong>le</strong>ttres, de <strong>le</strong> formaliser. Il n'y a pas de savoir<br />

qui perm<strong>et</strong>te de garantir ce qui est «homme » <strong>et</strong><br />

« femme » <strong>et</strong> un «rapport » entre ces deux signifiants,<br />

tel que l'on pourrait en déduire une harmonie<br />

entre <strong>le</strong>s sexes.<br />

Le rapport sexuel en tant qu'impossib<strong>le</strong>, <strong>et</strong> plus<br />

généra<strong>le</strong>mé'nt <strong>le</strong>s points de butée, <strong>le</strong>s éléments de<br />

réel, sont à l'origine de <strong>la</strong> demande adressée à l'analyste.<br />

<strong>La</strong> psychanalyse s'intéresse à ce qui ne marche<br />

pas, el<strong>le</strong>'prend son départ des obstac<strong>le</strong>s que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

rencontre <strong>et</strong> de ce qui en témoigne à son insu :<br />

symptôme, acte manqué, <strong>la</strong>psus. A l'inverse des<br />

psychopathologies ordinaires, <strong>la</strong> psychanalyse a<br />

toujours fait des symptômes non pas <strong>le</strong>s signes<br />

d'une déroute des facultés de l'esprit ou d'une faib<strong>le</strong>sse<br />

de <strong>la</strong> volonté, mais <strong>le</strong> point de création du<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> autour d'un réel qu'il convient de dégager.<br />

C'est de là qu'il faut partir pour avoir quelque<br />

chance d'entendre ce qui du <strong>suj<strong>et</strong></strong> cherche à se dire,<br />

alors que pour <strong>la</strong> médecine ou <strong>le</strong>s psychothérapies,<br />

80


c'est <strong>le</strong> contraire : <strong>le</strong>s points de butée sont pris<br />

comme défaut, inadéquation, échec dans l'abord de<br />

<strong>la</strong> réalité. C'est pourquoi <strong>le</strong> souci du thérapeute est<br />

de réduire <strong>le</strong> symptôme, alors que celui de l'analyste<br />

est de <strong>le</strong> recueillir précieusement pour prendre acte,<br />

dans «ce qui ne marche pas », d'un impossib<strong>le</strong> qu'il<br />

s'agit de cerner. Après <strong><strong>La</strong>can</strong>, il n'est plus possib<strong>le</strong> de<br />

conceVoir l'expérience analytique conurie harmonie,<br />

conjonction, rassemb<strong>le</strong>ment d'éléments orientés<br />

vers un sens final, promesse de bonheur dépouillé<br />

d'un mal circonscrit, réduit, domestiqué. En ce sens,<br />

on peut dire que <strong>la</strong> psychanalyse c'est «<strong>la</strong> science<br />

du réel » 9.<br />

\<br />

Réel <strong>la</strong>canien <strong>et</strong> logique juridique<br />

Il est possibl de préciser à présent ce qui distingue<br />

<strong>le</strong>s obj<strong>et</strong>s dont traitent respectivement <strong>le</strong><br />

droit <strong>et</strong> <strong>la</strong> psychanalyse. Le droit ne traite des obj<strong>et</strong>s<br />

qu'en tant qu'ils ont un statut juridique, c'est-à-dire<br />

des choses en tant qu'el<strong>le</strong>s sont l'obj<strong>et</strong> du conflit ; il<br />

<strong>le</strong>s transforme en obj<strong>et</strong>s de <strong>la</strong> dispute juridique,<br />

selon <strong>le</strong>s contraintes formel<strong>le</strong>s du code <strong>et</strong> de <strong>la</strong> procédure.<br />

Ils devront pour ce<strong>la</strong> être nommés comme<br />

tels <strong>et</strong> ne puvent prendre p<strong>la</strong>ce sur <strong>la</strong> scène sans<br />

subir une transposition symbolique. Causa en <strong>la</strong>tin<br />

veut dire procès, <strong>et</strong> <strong>le</strong> droit est un discours où l'on<br />

dispute des «choses en cause ». « Res signifie d'abord<br />

<strong>et</strong> avant tout <strong>le</strong> procès, l'affaire à débattre [ .. . ] Le<br />

sens primitif de res oscil<strong>le</strong> entre <strong>le</strong>s idées de litige;<br />

de situation litigieuse, <strong>et</strong> d'obj<strong>et</strong> fournissant l'occasion<br />

d'un contentieux. Au fond, <strong>la</strong> "chose", c'est <strong>la</strong><br />

"cause" 10. »<br />

9. «L'étourdit ,., dans Autres écrits, op. cit., p. 449.<br />

<strong>la</strong>. y. Thomas, « Res, chose <strong>et</strong> patrimoine ,. dans Archives de<br />

philosophie du droit, Éditions Sirey, 1979, p. 416.<br />

81


Lorsque <strong><strong>La</strong>can</strong> introduit <strong>la</strong> Chose dans son séminaire,<br />

il évoque précisément l'origine juridique<br />

<strong>la</strong>tine de causa du mot français chose, <strong>et</strong> r<strong>et</strong>rouve<br />

dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue al<strong>le</strong>mande de Freud l'opposition que<br />

nous voulons souligner. Das Ding (<strong>la</strong> Chose)<br />

s'oppose à die Sache. «<strong>La</strong> Sache est <strong>la</strong> chose mise en<br />

question juridique, ou, dans notre vocabu<strong>la</strong>ire, <strong>le</strong><br />

passage à l'ordre symbolique, d'un conflit entre lés<br />

hommes. Il » L'obj<strong>et</strong> juridique, c'est l'obj<strong>et</strong> tel qu'il<br />

est en cause, c'est-à-dire dans <strong>le</strong>s termes de Hegel<br />

l'obj<strong>et</strong> en tant qu'universel, l'obj<strong>et</strong> en tant que partagab<strong>le</strong>.<br />

Nous avons souligné qu'au contraire <strong>le</strong>s<br />

obj<strong>et</strong>s ' a eux ne peuvent en aucun cas être partageab<strong>le</strong>s,<br />

ils ne sont pas spécu<strong>la</strong>ires, mesurab<strong>le</strong>s,<br />

comparab<strong>le</strong>s mais strictement singuliers. Si, par<br />

exemp<strong>le</strong>, l'obj<strong>et</strong> de <strong>la</strong> dispute est du registre oral,<br />

il ne pourra être obj<strong>et</strong> de conflit juridique que dans<br />

<strong>la</strong> mesure où il est obj<strong>et</strong> partageab<strong>le</strong> (c'est-à-dire<br />

dans sa va<strong>le</strong>ur de nourriture) <strong>et</strong> non pas en tant que<br />

pulsionnel (c'est-à-dire dans sa va<strong>le</strong>ur de <strong>jouissance</strong><br />

qui est strictement singulière). Le droit ne traite des<br />

obj<strong>et</strong>s que dans <strong>la</strong> mesure où ils peuvent être qualifiés<br />

dans <strong>le</strong> registre juridique, <strong>et</strong> ne peut en revanche, du<br />

fait de sa structure, prendre en compte ce que <strong>la</strong><br />

psychanalyse désigne comme obj<strong>et</strong>s a.<br />

On peut illustrer c<strong>et</strong>te opposition par <strong>la</strong> définition<br />

que <strong>le</strong> droit donne de <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong>. Le rapport<br />

juridique fondamental du <strong>suj<strong>et</strong></strong> à l'obj<strong>et</strong> est, pour<br />

<strong>le</strong> droit, <strong>le</strong> rapport de propriété définie ainsi par <strong>le</strong><br />

Code civil : «<strong>La</strong> propriété est <strong>le</strong> droit de jouir <strong>et</strong> de<br />

disposer des choses de <strong>la</strong> manière <strong>la</strong> plus absolue,<br />

pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par<br />

<strong>le</strong>s <strong>loi</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>ments » . En d'autres termes, <strong>le</strong><br />

11. L'éthique de <strong>la</strong> psychanalyse, op. dt. , p. 56.<br />

82


particulier de <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> est bordé par <strong>le</strong>s limites<br />

de <strong>la</strong> <strong>loi</strong>. Le droit pose donc un absolu de <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong><br />

qui n'est limité que par <strong>la</strong> <strong>loi</strong> qui doit prendre<br />

en compte l'existence de l'autre. De <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> en<br />

tant que tel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> droit n'a rien à dire, sauf en tant<br />

qu'el<strong>le</strong> est possession Gouissance de quelque chose)<br />

<strong>et</strong> qu'ee peut, à ce titre, circu<strong>le</strong>r, se céder, être mise<br />

en jeu é<strong>la</strong>ns <strong>le</strong>s échanges (alliances, patrimoine). Le<br />

droit, en tant qu'il traite des «choses en cause », circonscrit<br />

<strong>le</strong>ur champ en prenant soin d'exclure ce qui<br />

est du registre du strictement particulier, à savoir<br />

précisément <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> du corps.<br />

Disons-<strong>le</strong> encore autrement. Le droit, en tant<br />

qu'institution, est saisi lorsqu'un acte porte atteinte<br />

au lien social. Il a alors <strong>la</strong> charge de refaire de l'ordre,<br />

de rétablir l'équilibre rompu. Dans <strong>la</strong> perspective de<br />

<strong>la</strong> <strong>loi</strong> de l'échange, quelque chose a été pris, <strong>le</strong> droit<br />

impose l'obligation de rendre. Selon <strong>la</strong> formu<strong>le</strong><br />

majeure du droit romain, il faut rendre à chacun son<br />

bien, suum .cuique tribuere 12. Au civil, <strong>le</strong> responsab<strong>le</strong><br />

sera tenu à réparer <strong>le</strong> dommage, c'est-à-dire à<br />

compenser <strong>la</strong> perte de <strong>jouissance</strong> d'un bien par son<br />

équiva<strong>le</strong>nt. Au pénal, <strong>la</strong> privation de <strong>jouissance</strong> du<br />

condamné viendra faire équiva<strong>le</strong>nce à <strong>la</strong> privation<br />

qu'il a lui-même opérée par son crime. <strong>La</strong> peine,<br />

énoncée en termes de quantités (somme d'argent,<br />

durée d'emprisonnement) est supposée équiva<strong>le</strong>nte<br />

(éga<strong>le</strong> selon une certaine proportion) .au désordre<br />

engendré par l'infraction. C'est Aristote qui a<br />

conceptualisé c<strong>et</strong>te fonction de <strong>la</strong> justice sous <strong>le</strong>s<br />

espèces d'une application de <strong>la</strong> règ<strong>le</strong> des proportions,<br />

proportions arithmétiques dans <strong>le</strong> cas de <strong>la</strong><br />

12. M. Vil<strong>le</strong>y, Philosophie du droit, Dalloz, 1986, ·t. l, p. 62.<br />

83


justice commutative, proportions géomériques<br />

dans celui de <strong>la</strong> justice distributive. Le déséquilibre<br />

qui affecte <strong>la</strong> communauté doit être combattu par<br />

un équilibre r<strong>et</strong>rouvé, calculé selon une certaine<br />

proportion, de tel<strong>le</strong> sorte que <strong>le</strong> résultat produise<br />

une compensation par équiva<strong>le</strong>nce symbolique de<br />

ce qui avait été rompu initia<strong>le</strong>ment. Ce<strong>la</strong> suppose<br />

que <strong>le</strong>s termes du conflit puissent être transposés<br />

dans une équation juridique, postu<strong>la</strong>t - ou fiction -<br />

indispensab<strong>le</strong> au droit.<br />

Lorsqu'on regarde <strong>le</strong> droit du point de vue de <strong>la</strong><br />

psychanalyse, on mesure à quel point il <strong>la</strong>isse de<br />

côté une part essentiel<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong> précisément de l'incommensurab<strong>le</strong>.<br />

Dans <strong>le</strong> domaine pénal, <strong>le</strong> crime<br />

excède <strong>la</strong> qualification qu'en donne <strong>le</strong> droit : jamais<br />

une vie humaine ne sera compensée par une peine<br />

ou par des dommages <strong>et</strong> intérêts, el<strong>le</strong> n'a pas de prix.<br />

<strong>La</strong> singu<strong>la</strong>rité de chaque être humain <strong>le</strong> rend irremp<strong>la</strong>çab<strong>le</strong>.<br />

Incommensurab<strong>le</strong> éga<strong>le</strong>ment est <strong>la</strong> perte<br />

qui affecte <strong>le</strong>s proches ; il n'y a pas de mesure<br />

commune de <strong>la</strong> dou<strong>le</strong>ur. C'est aussi vrai pour <strong>le</strong><br />

civil, même s <strong>la</strong> logique du marché repose sur un<br />

va<strong>le</strong>ur d'équia<strong>le</strong>nce. C<strong>et</strong>te mise en équiva<strong>le</strong>nce Se<br />

voit contredite par l'expérience humaine ordinaire :<br />

qui n'a jamais fait l'expérience d'une perte irremp<strong>la</strong>çab<strong>le</strong><br />

? Comme si quelque chose d'immatériel était<br />

attaché à. certains obj<strong>et</strong>s dont <strong>la</strong> perte fait un trou<br />

dans <strong>la</strong> trame de l'existence en raison de <strong>la</strong> va<strong>le</strong>ur de<br />

<strong>jouissance</strong> qui y était attachée. Certains de ces obj<strong>et</strong>s<br />

ont reçu des noms en psychanalyse, obj<strong>et</strong> transitionnel,<br />

obj<strong>et</strong> fétiche, obj<strong>et</strong> délirant, obj<strong>et</strong> autistique.<br />

Comment décréter une équiva<strong>le</strong>nce à ces choses,<br />

comment mesurer <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> qui <strong>le</strong>ur est attachée ?<br />

Il y a de l'incommensurab<strong>le</strong> dont <strong>le</strong> droit ne fait<br />

pas cas, qu'il n'a d'ail<strong>le</strong>urs pas pour fonction de<br />

nommer puisque sa tâche consiste à chercher des<br />

84


mesures. Il Y a des choses qu'on ne peut répartir, des<br />

<strong>jouissance</strong>s sans mesure possib<strong>le</strong>, des dou<strong>le</strong>urs (dols<br />

<strong>et</strong> deuils) qui ne peuvent trouver aucune substitution.<br />

<strong>La</strong> fin du droit c'est de tenter une transposition<br />

symbolique de ces pertes, ce ne peut pas être de <strong>le</strong>s<br />

effacer entièrement. C<strong>et</strong>te tâche lui est structurel<strong>le</strong>mellt<br />

inaccessib<strong>le</strong>.<br />

Si l'ambition du procès est de dire au mieux <strong>le</strong>s<br />

conflits <strong>et</strong> de trouver <strong>le</strong>s plus justes équiva<strong>le</strong>nces<br />

pour compenser <strong>le</strong>s pertes, il serait vain de lui<br />

demander l'impossib<strong>le</strong>, à savoir d'effacer l'événement<br />

dans <strong>la</strong> vie de chacun. C'est pourtant ce qui est<br />

demandé aujourd'hui lorsqu'on attend du procès<br />

qu'il sou<strong>la</strong>ge <strong>le</strong>s dou<strong>le</strong>urs voire qu'il réalise un<br />

travail thérapeutique.<br />

L'éthique de <strong>la</strong> psychanalyse se situe à l'envers de<br />

c<strong>et</strong>te logique. El<strong>le</strong> prend son départ du réel, el<strong>le</strong><br />

s'intéresse à ce qui ne marche pas, à ce qui n'a pas<br />

d'équiva<strong>le</strong>nt, à ce qui est sans mesure, bref, au <strong>suj<strong>et</strong></strong>.<br />

<strong>La</strong> singuarité radica<strong>le</strong> de chacun est du côté de ce<br />

réel qui fait butée, <strong>et</strong> donc indice de <strong>jouissance</strong>. Là<br />

où <strong>le</strong> droit se préoccupe de rapports, de mises en<br />

équiva<strong>le</strong>nces proportionnées, <strong>la</strong> psychanalyse se<br />

préoccupe du non-rapport, el<strong>le</strong> s'attache à ce qui n'a<br />

pas d'égal. Si <strong>le</strong> droit est convoqué dès lors qu'un<br />

équilibre a été rompu pour <strong>le</strong> rétablir par un jeu de<br />

<strong>la</strong> psychanalyse est aussi initiée par<br />

une discontinuité dans <strong>la</strong> vie d'un <strong>suj<strong>et</strong></strong> mais <strong>le</strong> jeu<br />

des équiva<strong>le</strong>nces signifiantes qu'el<strong>le</strong> m<strong>et</strong> en œuvre (<strong>le</strong>s<br />

« associations libres ») n'est pas au service d'un sens<br />

partagé, mais, au contraire, d'un non-sens singulier.


· VI<br />

.Le <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

Il n'est pas de concept <strong>la</strong>canien qui ait été plus<br />

malmené que celui de <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Au point que, malgré<br />

une référence souvent explicite à <strong>la</strong> psychanalyse, <strong>le</strong><br />

terme est aujourd'hui employé très souvent dans un<br />

sens strictement opposé à celui de <strong><strong>La</strong>can</strong>. C<strong>et</strong>te<br />

dérive a des conséquences majeures, car divers discours<br />

sur <strong>le</strong> « <strong>suj<strong>et</strong></strong> » qui se réc<strong>la</strong>ment d'une référence<br />

au <strong>la</strong>ngage (<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> est celui qui dit je) ou à <strong>la</strong> <strong>loi</strong> (<strong>le</strong><br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> est institué par <strong>le</strong> texte du droit), reconduisent<br />

une conception du <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'intention, de <strong>la</strong> volonté<br />

<strong>et</strong> de l'autonomie strictement opposée à l'enseignement<br />

freudien. De sorte que l'apparente référence à<br />

<strong>la</strong> psychanalyse cache en fait une conception normative<br />

du <strong>suj<strong>et</strong></strong>, dans ce qui est devenu une véritab<strong>le</strong><br />

injonction contemporaine à <strong>la</strong> subjectivité. On soutient<br />

qu'il faut tenir <strong>le</strong> plus grand compte de sa<br />

« paro<strong>le</strong> », on rec<strong>la</strong>me qu'il ait une « p<strong>la</strong>ce », on l'interpel<strong>le</strong>,<br />

bref on lui donne une consistance qui s'apparente<br />

plus au moi qu'au <strong>suj<strong>et</strong></strong>.<br />

L'exaltation du <strong>suj<strong>et</strong></strong> se paye alors d'une inf<strong>la</strong>tion<br />

de sa responsabilité : plus on célèbre <strong>le</strong>s vertus de sa<br />

paro<strong>le</strong>, plus il est sommé de rendre compte de ses<br />

actes 1. Le discours contemporain des droits de<br />

1. Le champ pénal en donne <strong>la</strong> démonstration sans appel :<br />

l'idéologie de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> autour du traumatisme impose que<br />

86


l'homme porte à son comb<strong>le</strong> c<strong>et</strong>te fiction du <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

qui, bien qu'el<strong>le</strong> se teinte d'un certain nombre de<br />

propositions issues du discours psychanalytique, se<br />

situe en réalité aux antipodes de ce que <strong><strong>La</strong>can</strong> a<br />

désigné par ce concept.<br />

Suj<strong>et</strong> de droit <strong>et</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de <strong>la</strong> psychanalyse<br />

Le champ juridique est certainement un de ceux<br />

dans <strong>le</strong>squels <strong>le</strong> terme de <strong>suj<strong>et</strong></strong> a connu <strong>la</strong> plus<br />

grande fortune pour des raisons internes au droit ou<br />

à <strong>la</strong> philosophie du droit. L'interprétation d'inspiration<br />

<strong>la</strong>canienne du <strong>suj<strong>et</strong></strong> <strong>et</strong> de <strong>la</strong> <strong>loi</strong>, tel<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> a été<br />

produite par Pierre Legendre, a contribué à ce succès.<br />

Contrairement à ce que pourrait faire penser<br />

l'usage répandu du terme chez de nombreux praticiens<br />

du monde judiciaire 2, <strong>le</strong> concept de «<strong>suj<strong>et</strong></strong> de<br />

droit » n'est pas à proprement par<strong>le</strong>r un concept<br />

juridique. Il relève plus d'une philosophie des droits<br />

de l'homme, qui a eu <strong>le</strong> souci de penser <strong>la</strong> démocratie<br />

comme une organisation horizonta<strong>le</strong> d'individus<br />

autonomes, c'est-à-dire juridiquement égaux <strong>et</strong><br />

libres. <strong>La</strong> philosophie du droit stricto sensu a rencontré<br />

des difficultés insurmontab<strong>le</strong>s lorsqu'el<strong>le</strong> a<br />

tenté de donner au <strong>suj<strong>et</strong></strong> du droit une p<strong>la</strong>ce centra<strong>le</strong><br />

dans l'architecture juridique, ce qui a conduit certains<br />

à afer dans <strong>le</strong> même temps que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de<br />

droit était une «véritab<strong>le</strong> c<strong>le</strong>f de v'oûte de l'ordre<br />

i<br />

chacun par<strong>le</strong> pour son bien (pour reconnaître <strong>le</strong> mal en soi ou<br />

en l'autre, selon que l'on est bourreau ou victime), mais <strong>le</strong>s<br />

condmnations de plus en plus lourdes démontrent que c<strong>et</strong>te<br />

paro<strong>le</strong> est entièrement imputée au <strong>suj<strong>et</strong></strong> comme auteur de ce<br />

qu'il dit.<br />

2. Plus particulièrement tous ceux qui ont afaire à <strong>la</strong> justice<br />

péna<strong>le</strong> <strong>et</strong> à cel<strong>le</strong> des mineurs.<br />

87


juridique » <strong>et</strong> qu'il était pourtant impossib<strong>le</strong> d'en<br />

donner une version cohérente <strong>et</strong> unifiée 3.<br />

Le terme de <strong>suj<strong>et</strong></strong> de droit n'intervient pas en tant<br />

que tel dans <strong>le</strong>s textes juridiques où l'on trouve par<br />

contre celui de personnalité juridique, voire de personne<br />

humaine. Par contre l'individu concr<strong>et</strong> auquel<br />

se réfère une action juridique est déterminé par sa<br />

p<strong>la</strong>ce, sa fonction, son rô<strong>le</strong> dans <strong>la</strong> procédure : il est<br />

toujours <strong>suj<strong>et</strong></strong> du droit. Le <strong>suj<strong>et</strong></strong> de droit est celui<br />

qui est mis en fonction par <strong>le</strong> texte du droit, il est, en<br />

quelque sorte, <strong>le</strong> produit du texte juridique. C<strong>et</strong>te<br />

mise en fonction du <strong>suj<strong>et</strong></strong> dans <strong>le</strong> dr it n'implique<br />

pas une modalité unique ; on peut en repérer trois<br />

sortes, qui répondent chacune à des logiques spécifiques<br />

: <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> propriétaire, <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> auteur d'un acte<br />

juridique <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> responsab<strong>le</strong>. Rien ne perm<strong>et</strong> de<br />

prétendre qu'il s'agisse du même, <strong>suj<strong>et</strong></strong> décliné selon<br />

trois occurrences distinctes.<br />

Le <strong>suj<strong>et</strong></strong> propriétaire, qui est <strong>la</strong> figure qui domine<br />

tout <strong>le</strong> droit des biens, est défini par <strong>la</strong> capacité de<br />

posséder. Le <strong>suj<strong>et</strong></strong> n'est invoqué qu'au titre d'une<br />

possession particulière : un bien est référé à un <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

selon <strong>le</strong> droit de propriété, <strong>le</strong>quel se définit par <strong>la</strong><br />

<strong>jouissance</strong> de l'obj<strong>et</strong>, toujours particulière, conjoncturel<strong>le</strong>,<br />

limitée.<br />

L'auteur d'actes juridiques est un <strong>suj<strong>et</strong></strong> réputé<br />

avoir <strong>la</strong> puissance juridique de <strong>le</strong>s accomplir. On<br />

par<strong>le</strong>ra de capacité en droit privé ou de compétence<br />

en droit public, qui sont <strong>la</strong> condition pour déc<strong>la</strong>rer<br />

valides ces actes juridiques.<br />

Enfin <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> responsab<strong>le</strong> est <strong>le</strong> produit d'un lien<br />

établi entre des faits <strong>et</strong> un <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Le <strong>suj<strong>et</strong></strong> sera celui à<br />

3. Comme <strong>le</strong> montre C. Grzegorczyck dans un artic<strong>le</strong> du<br />

numéro 34 des Archives de philosophie du droit consacré au<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> de droit, Éditions Sirey, Paris, 1989.<br />

88


qui il est possib<strong>le</strong> d 'imputer <strong>la</strong> responsabilité de certains<br />

faits. Il peut s'agir d'actions aussi bien que<br />

d'événements fortuits, indépendants de <strong>la</strong> volonté<br />

de quiconque.<br />

Quel<strong>le</strong> que soit <strong>la</strong> dimension à <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> on se<br />

réfère, <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de droit n'est pas défini par des propriétés<br />

qui lui seraient intrinsèques, mais· il résulte<br />

d'une interprétation qui obéit à des contraintes formel<strong>le</strong>s<br />

précises. Il n'y a pas en droit un <strong>suj<strong>et</strong></strong> dont<br />

l'essence se manifesterait selon diverses occurrences,<br />

mais il y a, sous certaines conditions, du <strong>suj<strong>et</strong></strong> de<br />

droit défini par certaines actions juridiques. Le <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

de droit est une fiction, unefictio <strong>le</strong>gis, qu'illustre <strong>le</strong><br />

fait que ,peuvent être déc<strong>la</strong>rés <strong>suj<strong>et</strong></strong> de droit <strong>le</strong> Fisc,<br />

<strong>la</strong> Couronne, l'État, ainsi que toutes <strong>le</strong>s «personnes<br />

mora<strong>le</strong>s ».<br />

Si <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de droit est toujours as<strong>suj<strong>et</strong></strong>ti à l'ordre<br />

discursif, il n'apparaît que sous conditions, lorsqu'il<br />

vient en quelque sorte occuper <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce vide qui lui<br />

est méagée. Le procès ne connaît des <strong>suj<strong>et</strong></strong>s de droit<br />

qu'en fonction des p<strong>la</strong>ces logiques qui <strong>le</strong>ur sont<br />

assignées. L'expérience vécue des prétoires montre<br />

que <strong>le</strong>s individus que l'on rencontre excèdent bien<br />

sûr c<strong>et</strong> être abstrait. Mais l'erreur consiste à confondre<br />

l'individu concr<strong>et</strong> <strong>et</strong> l'imaginaire qu'il suscite avec<br />

c·<strong>et</strong>te fonction juridique abstraite <strong>et</strong> limitée. A ce<br />

titre, <strong>le</strong> droit comme <strong>la</strong> psychanalyse doivent se<br />

garder de confondre <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> <strong>et</strong> son image.<br />

Comm<strong>et</strong>lt en est-on arrivé à lier <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> du droit<br />

<strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient dans sa version <strong>la</strong>canienne<br />

? Il y a certes une analogie possib<strong>le</strong> entre <strong>le</strong>s<br />

deux concepts si l'on considère que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> freudien<br />

résulte d'une inscription, d'un texte précédent sa<br />

venue au monde. Les <strong>loi</strong>s du <strong>la</strong>ngage, l'interdit de<br />

l'inceste <strong>et</strong> <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s de parenté, <strong>la</strong> mémoire dans <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>ngue d'événements traumatiques survenus aux<br />

89


générations précédentes, peuvent apparaître comme<br />

une architecture formel<strong>le</strong> dans <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> doit<br />

venir prendre p<strong>la</strong>ce, être mis en fonction en quelque<br />

sorte. C<strong>et</strong>te analogie est cohérente avec <strong>la</strong> théorie de<br />

<strong>la</strong> représentation, avec <strong>le</strong> primat du symbolique que<br />

nous avons nommé plus haut symbolisme. Mais<br />

l'analogie est trompeuse car el<strong>le</strong> méconnaît c<strong>et</strong>te distinction<br />

décisive : <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> ne s'appréhende comme tel<br />

dans <strong>la</strong> psychanalyse que dans <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong><br />

d'un in,dividu, adressée à un autre dans <strong>le</strong> transfert.<br />

Il n'y pas un texte <strong>et</strong> puis <strong>la</strong> réalisation du <strong>suj<strong>et</strong></strong> :<br />

dans <strong>la</strong> cure il n'y a que des événements de discours<br />

imputab<strong>le</strong>s à un <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Poser un savoir (par exemp<strong>le</strong><br />

sur <strong>le</strong>s origines généalogiques) <strong>et</strong> en déduire un <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

n'a rien à voir avec <strong>la</strong> psychanalyse ... mais tout avec<br />

<strong>la</strong> psychologie ! Il n'y a pas un texte <strong>et</strong> puis <strong>la</strong> mise<br />

en fonction du <strong>suj<strong>et</strong></strong>, mais un savoir qui se dit de<br />

manière tel<strong>le</strong> que s'en déduit après-coup un <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Si<br />

<strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage <strong>et</strong> <strong>le</strong>s <strong>loi</strong>s du symbolique précèdent <strong>le</strong><br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> dans son existence concrète, il est faux de dire<br />

qu'el<strong>le</strong>s «l'instituent », comme <strong>le</strong> dit par exern:p<strong>le</strong><br />

Pierre Legendre. <strong>La</strong> psychanalyse nous enseigne au<br />

contraire qu'il y a un acte du <strong>suj<strong>et</strong></strong>, qui est irréductib<strong>le</strong><br />

à toute institution.' Pour en rendre compte, il<br />

faut se m<strong>et</strong>tre à l'écoute de sa paro<strong>le</strong> <strong>et</strong> non <strong>le</strong> précéder<br />

en interprétant <strong>le</strong> texte (généalogique, juridique<br />

ou autre) pour en déduire <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce qui lui serait assignée<br />

à l'avance. C'est une question éthique en même<br />

temps que méthodologique : l'invention freudienne,<br />

pour autant qu'el<strong>le</strong> a permis de faire va<strong>loi</strong>r un nouveau<br />

concept de <strong>suj<strong>et</strong></strong>, se déduit d'un acte fondateur,<br />

celui de se m<strong>et</strong>tre'à l'écoute, de ne pas précéder d'un<br />

savoir l'énonciation qui seu<strong>le</strong> perm<strong>et</strong> de situer aprèscoup<br />

un <strong>suj<strong>et</strong></strong>.<br />

Faute de quoi, l'utilisation d'un savoir psychanalytique<br />

se réduirait à <strong>la</strong> promotion de nouvel<strong>le</strong>s<br />

90


normes. Au nom du « <strong>suj<strong>et</strong></strong> » <strong>et</strong> des exigences<br />

« anthropologiques » qui doivent présider à sa venue,<br />

seraient édictées de nouvel<strong>le</strong>s normes de vie ainsi<br />

qu'un nouvel idéal pour <strong>la</strong> justice. <strong>La</strong> position du juge<br />

s'en trouve transformée en s'identifiant désormais<br />

à cel<strong>le</strong> d'un interprète (au sens de l'opération psychanalytique)<br />

comme <strong>le</strong> préconise Pierre Legendre.<br />

Dans sa théorie, <strong>le</strong> droit n'est pas seu<strong>le</strong>ment ce qui<br />

témoigne de l'identité <strong>et</strong> de <strong>la</strong> différence, il est ce qui<br />

l'organise voire ce qui l'engendre. Il est ce qui réinstit\:!e,<br />

ce ,qui répare, ce qui restaure. Le droit n'est<br />

pas seu<strong>le</strong>ment architecte, il est médecin. Et si un vice<br />

de construction se manifeste comme une défail<strong>la</strong>nce<br />

de l'ordre symbolique qui affecte l'élément atomique<br />

<strong>et</strong> crucial qu'est <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong>, seu<strong>le</strong> une « médecine<br />

du <strong>suj<strong>et</strong></strong> » (ou une « clinique du droit ») pourra<br />

renouer <strong>le</strong>s fùs rompus. <strong>La</strong> médecine du <strong>suj<strong>et</strong></strong>, c'està-dire<br />

selon Legendre <strong>la</strong> psychanalyse, viendra au<br />

secours de l'architecte.<br />

« S'il ste bien une juridiction sur <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> - j'use<br />

de ce terme de juridiction au sens traditionnel dun<br />

pouvoir légal de dire ce qui doit être dit - ce<strong>la</strong><br />

comporte que <strong>le</strong> savoir psy est lui-même institué<br />

comme pouvoir de dire, inscrit dans <strong>le</strong>s montages<br />

juridiques de <strong>la</strong> société, dont il est devenu une pièce<br />

maîtresse. 4» Loin de distinguer <strong>le</strong>s registres, comme<br />

nous y invitons, c<strong>et</strong>te position conduit à une vue<br />

globalisante <strong>et</strong> unifiante génératrice de toutes <strong>le</strong>s<br />

confusions. «Ce<strong>la</strong> suppose [ ... ] situer l'office du<br />

juge comme interprète [ ... ]. Selon c<strong>et</strong>te perspective,<br />

l'office du juge se ramène à <strong>la</strong> défense du principe de<br />

paternité qui, en l'occurrence, se confond avec <strong>le</strong><br />

4. P. Legendre, Le crime du caporal Lortie, op. dt., p. 153.<br />

91


principe de Raison. Tel es.t l'ultime horizon de <strong>la</strong><br />

justice. 5 »<br />

Le <strong>suj<strong>et</strong></strong>, divisé<br />

C'est en restant au plus près de l'expérience de <strong>la</strong><br />

cure en tant que dispositif de paro<strong>le</strong> que <strong>la</strong> nécessité<br />

de renverser <strong>la</strong> conception c<strong>la</strong>ssique du <strong>suj<strong>et</strong></strong> s'est<br />

imposée à <strong><strong>La</strong>can</strong>. <strong>La</strong> philosophie posait en premier<br />

lieu <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> <strong>et</strong> considérait ensuite ses actes, ses<br />

paro<strong>le</strong>s, ses affirmations ou ses refus en <strong>le</strong>s rattachant<br />

à ce postu<strong>la</strong>t de principe. <strong>La</strong> psychanalyse<br />

procède d'un point de vue exactement inverse : el<strong>le</strong><br />

découvre <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> dans l'après-coup de ses manifestations.<br />

Ce n'est pas là où on l'attend, là où il s'annonce,<br />

là où il s'affirme, ce n'est pas non plus là où<br />

l'Autre <strong>le</strong> suppose que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> se loge, mais bien<br />

plutôt là où on ne l'attend pas, là où celui-là même<br />

qui par<strong>le</strong> ne savait pas qu'il était. Le <strong>suj<strong>et</strong></strong> qui intéresse<br />

<strong>la</strong> psychanalyse c'est celui qui se déduit d'une<br />

division dans <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> : «ça par<strong>le</strong> » , <strong>et</strong> ce n'est<br />

qu'après-coup que l'on peut déduire qu'il y avait,<br />

dans c<strong>et</strong>te paro<strong>le</strong>, un <strong>suj<strong>et</strong></strong>.<br />

<strong>La</strong> règ<strong>le</strong> de l'association libre énoncée par Freud<br />

comme règ<strong>le</strong> fondamenta<strong>le</strong>, qui consiste à dire en<br />

séance «tout ce qui passe par <strong>la</strong> tête », apporte <strong>la</strong><br />

preuve de <strong>la</strong> division qui s'opère entre ce qui se dit<br />

<strong>et</strong> ce qui vou<strong>la</strong>it être dit. L'analysant avait l'intention<br />

de dire quelque chose, mais il a trébuché dans<br />

sa paro<strong>le</strong>, il a dit autre chose (<strong>la</strong>psus, équivoque) que<br />

ce qu'il vou<strong>la</strong>it dire. Il y a un écart entre l'énoncé <strong>et</strong><br />

l'énonciation : <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'énoncé - celui que l'on<br />

peut définir par l'intention de signifier - s'avère<br />

5. P. Legendre, idem, p. 161.<br />

92


démenti par <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'énonciation - celui que l'on<br />

peut déduire de ce qui a réel<strong>le</strong>ment été dit.<br />

Si <strong>le</strong>s signifiants (au sen,s linguistique) sont <strong>le</strong>s<br />

supports de <strong>la</strong> signification intentionnel<strong>le</strong>, c'est-àdire<br />

<strong>le</strong>s vecteurs du message que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'énoncé<br />

adresse. à l'interlocuteur, <strong>le</strong>s signifiants (au sens <strong>la</strong>canien)<br />

trahissent dans <strong>le</strong>urs connexions imprévues ce<br />

qui glisse en dessous, <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'énonciation, celui<br />

qui précisément intéresse <strong>le</strong> psychanalyste. C'est ce<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong>-là - <strong>et</strong> nul autre - dont par<strong>le</strong> <strong><strong>La</strong>can</strong> : «Le <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

donc, on ne lui par<strong>le</strong> pas. Ça par<strong>le</strong> de lui, <strong>et</strong> c'est là<br />

qu'il s'appréhende. 6» Pas d'autre moyen de <strong>le</strong> débusquer<br />

que de l'inférer de ce « ça par<strong>le</strong> ». Il croyait<br />

régner, il croyait maîtriser sa vie <strong>et</strong> ses choix <strong>et</strong> il<br />

s'aperçoit qu'autre chose règ<strong>le</strong> son parcours, un<br />

désir inconscient dont peut se déduire <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Le<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient est bien perçu par celui .qui en<br />

fait l'expérience en séance, comme <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> «luimême<br />

» : c'est bien lui qui vou<strong>la</strong>it c<strong>et</strong>te chose que<br />

montre son rêve ou son <strong>la</strong>psus, <strong>et</strong> que pourtant il ne<br />

vou<strong>la</strong>it pas savoir.<br />

Réserver <strong>le</strong> terme de <strong>suj<strong>et</strong></strong> à c<strong>et</strong>te acception précise<br />

nécessite de trouver un autre mot pour désigner<br />

<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> auquel on s'adresse, <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> du contrat, <strong>le</strong><br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> autonome, <strong>et</strong>c. Pour <strong>la</strong> psychanalyse, ces<br />

diverses formes peuvent être regroupées sous <strong>le</strong><br />

concept de moi. Freud a qualifié c<strong>et</strong>te démonstration<br />

de <strong>la</strong> multiplicité interne de b<strong>le</strong>ssure narcissique<br />

pârce qu'il est douloureux, b<strong>le</strong>ssant de<br />

constater que l'image que l'on a de soi-même, <strong>le</strong> moi<br />

dans <strong>le</strong>quel on aime à se reconnaître, est un pantin<br />

qui se prenait pour un roi. Il croyait orienter sa vie<br />

selon dés choix raisonnab<strong>le</strong>s, <strong>et</strong> voilà qu'il découvre<br />

6. J. <strong><strong>La</strong>can</strong>, "Position de l'inconscient ,., dans Écrits, op.dt.,<br />

p. 835.<br />

93


qu'à son insu il était gouverné par un désir qu'il<br />

avait passé son temps à ignorer voire à refuser.<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong>, <strong>le</strong> premier, a nommé «division du <strong>suj<strong>et</strong></strong> »<br />

c<strong>et</strong>te structure qui perm<strong>et</strong> au <strong>suj<strong>et</strong></strong> de s'appréhender.<br />

Non pas qu'il y aurait deux <strong>suj<strong>et</strong></strong>s, l'un conscient <strong>et</strong><br />

l'autre inconscient, mais parce que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> ne se<br />

révè<strong>le</strong> jamais que dans <strong>la</strong> division, dans <strong>le</strong>s fail<strong>le</strong>s du<br />

<strong>la</strong>ngage. Autrement dit, <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> n'est jamais p<strong>le</strong>in,<br />

identifié, localisé, on ne peut pas s'adresser à lui, pas<br />

plus que «lui donner toute sa p<strong>la</strong>ce ». De p<strong>la</strong>ce, il<br />

n'en a pas, d'identité non plus, car c'est uniquement<br />

dans ses eff<strong>et</strong>s de division que, dans l'après-coup, on<br />

peut l'inférer. On mesure à quel point un certain<br />

vocabu<strong>la</strong>ire courant (donner <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> au <strong>suj<strong>et</strong></strong>, restaurer<br />

sa p<strong>la</strong>ce symbolique, <strong>et</strong>c.), auquel <strong>le</strong>s psychanalystes<br />

se <strong>la</strong>issent malheureusement al<strong>le</strong>r fréquemment,<br />

se trouve aux antipodes de <strong>la</strong> formalisation <strong>la</strong>canienne.<br />

C'est seu<strong>le</strong>ment après-coup, <strong>et</strong> dans un<br />

moment de division, que l'on peut repérer non un<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> comp<strong>le</strong>t mais plutôt des «eff<strong>et</strong>s de <strong>suj<strong>et</strong></strong> ». Le<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient est lié à une pulsation, à une<br />

ouverture qui se referme aussitôt qu'el<strong>le</strong> est appréhendée<br />

par <strong>la</strong> conscience. <strong><strong>La</strong>can</strong> ne cesse d'insister<br />

sur c<strong>et</strong>te nature vacil<strong>la</strong>nte du <strong>suj<strong>et</strong></strong> : il y a de l'insu<br />

qui, de se manifester dans <strong>la</strong> paro<strong>le</strong>, fait apparaître<br />

l'instant d'une éclipse, <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> comme hypothèse,<br />

sub-jectum (j<strong>et</strong>é dessous). R<strong>et</strong>enons, pour schématiser,<br />

que tout ce qui est stab<strong>le</strong>, identifié, cerné, représenté<br />

est à ranger dans <strong>le</strong> registre du moi, alors que<br />

<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> se caractérise au contraire par ce qui est de<br />

l'ordre du battement, de <strong>la</strong> coupure, de <strong>la</strong> scansion.<br />

Nous avons déjà approché c<strong>et</strong>te dimension à propos<br />

de l'obj<strong>et</strong> qui confrontait l'enfant à l'énigme du<br />

désir de l'Autre. Il n'y a pas de discours, d'énoncé<br />

ou de signifiant qui donnerait au <strong>suj<strong>et</strong></strong> une identification<br />

unique, qui lui garantirait une identité, qui lui<br />

94


dirait : «tu es ceci ». Rien qui viendrait arrêter <strong>la</strong><br />

valse des questions sur l'être, rien qui fixerait une<br />

fois pour toutes l'orientation de son désir. Il y aune<br />

barre sur l'Autre, une incomplétude de l'ensemb<strong>le</strong><br />

des signifiants, il n'y a pas de sens dernier qui perm<strong>et</strong>trait<br />

.de re-lier <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> au monde : c'est pourquoi<br />

<strong>la</strong> psychanalyse récuse toute re-ligion.<br />

C<strong>et</strong>te division, c<strong>et</strong>te disjonction du <strong>suj<strong>et</strong></strong> est<br />

essentiel<strong>le</strong> à maintenir, sous peine de donner consistance<br />

à un nouveau <strong>suj<strong>et</strong></strong>, quel que soit l'habit dont<br />

on <strong>le</strong> revêt. Ce fut sans doute <strong>le</strong> cas lorsque, à une<br />

certaine époque, l'usage polémique du terme de<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> couplé à celui de désir vou<strong>la</strong>it dénoncer l'impensé<br />

de <strong>la</strong> psychologie. « Entendre dans <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

désir du <strong>suj<strong>et</strong></strong> » a eu va<strong>le</strong>ur de slogan au temps fort<br />

du <strong>la</strong>canisme en France, ce dont témoignent certains<br />

textes de Françoise Dolto privilégiant «<strong>la</strong> paro<strong>le</strong> de<br />

l'enfant ». Mais qu'un <strong>suj<strong>et</strong></strong> cherche à se dire ne préjuge<br />

en rien qu'avant l'acte de dire, il soit possib<strong>le</strong> de<br />

<strong>le</strong> situer <strong>et</strong> ne signifie pas davantage que l'on puisse<br />

<strong>le</strong> représenter, <strong>le</strong> localiser, l'identifier à un nom.<br />

Inférer un <strong>suj<strong>et</strong></strong> inconscient à partir d'une paro<strong>le</strong> ne<br />

perm<strong>et</strong> pas de <strong>le</strong> poser par avarice, de lui préparer en<br />

quelque sorte UR abri. «Il y a du <strong>suj<strong>et</strong></strong> » affirme <strong>la</strong><br />

psychanalyse, en ajoutant immédiatement qu'il n'est<br />

possib<strong>le</strong>- de <strong>le</strong> supposer qu'après-coup. D'où tin certain<br />

scepticisme à l' égard de ceux qui «font p<strong>la</strong>ce au<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> », qùi «considèrent l'autre comme un <strong>suj<strong>et</strong></strong> »<br />

ou qui assurent parier «en tant que <strong>suj<strong>et</strong></strong> ». Qu ' il<br />

s'agisse en l'occurrence du moi n'est pas douteux,<br />

quant au <strong>suj<strong>et</strong></strong>, on <strong>le</strong> cherchera plutôt du côté de ce<br />

qui pousse chacun à de tel<strong>le</strong>s déc<strong>la</strong>rations ...<br />

95


Suj<strong>et</strong> supposé savoir <strong>et</strong> transfert<br />

Il y a un savoir inconscient : <strong>la</strong> première appréhension<br />

de <strong>la</strong> division subjective peut se déduire de<br />

<strong>la</strong> reconnaissance que «je ne savais pas » ce qui<br />

m'agissais. C'est «je» qui ne savait pas, mais il y<br />

avait pourtant un savoir qui guidait «mes » choix.<br />

Le savoir inconscient - tels signifiants marquants de<br />

mon histoire - a donc agi à mon insu. <strong>La</strong> reconnaissance<br />

de ce savoir se paye d'une défaite du <strong>suj<strong>et</strong></strong> de<br />

<strong>la</strong> conscience : c'est bien <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> qui est impliqué<br />

dans l'affaire. Je ne savais pas, mais au moment ou je<br />

réalise ce savoir, je me rends compte que j'étais bien<br />

dans ce qui m'agissais, un choix inconscient opérait,<br />

qui était ma signature. Tous ces je n'ont ni <strong>le</strong> même<br />

statut, ni surtout <strong>la</strong> même temporalité.<br />

C<strong>et</strong>te étrange temporalité peut être éc<strong>la</strong>irée par<br />

une formu<strong>le</strong> de Freud qui ébauche en même temps<br />

<strong>le</strong> programme éthique de <strong>la</strong> cure analytique, que<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> a traduite <strong>et</strong> <strong>la</strong>rgement commentée. « Wo es<br />

war, soli ich werden. » Wo 'es war, là où était <strong>le</strong> ça, là<br />

où ça par<strong>la</strong>it, là où il y avait un savoir inconscient,<br />

soli ich werden <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> doit advenir. Il y a d'abord<br />

un savoir inconscient qui se manifeste dans <strong>la</strong> psychopathologie<br />

de <strong>la</strong> vie quotidienne - <strong>la</strong>psus, actes<br />

manqués, rêves, symptômes - <strong>et</strong> qui offrira <strong>la</strong><br />

matière première à l'analyse. C'est à partir de là que<br />

<strong>la</strong> tâche de l'analyse devra perm<strong>et</strong>tre à un <strong>suj<strong>et</strong></strong> de<br />

s'y désigner. Par un renversement de <strong>la</strong> sagesse ordinaire<br />

qui pose d'abord un <strong>suj<strong>et</strong></strong> avant de prétendre <strong>le</strong><br />

conduire vers sa vérité, <strong>la</strong> psychanalyse au contraire<br />

déduit <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> d'un savoir dont il ne se savait pas<br />

dépositaire. Pour y parvenir, celui-ci doit se soum<strong>et</strong>tre<br />

à une étrange ascèse, non pas cel<strong>le</strong> «d'assumer<br />

» sa paro<strong>le</strong> mais au contraire de s'y soum<strong>et</strong>tre :<br />

il faut « que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> soit dispensé de soutenir ce qu'il<br />

96


énonce 7 ». C'est à partir de c<strong>et</strong>te dispense qu'il a<br />

quelque chance, dans ,un second temps, d'y parvenir.<br />

<strong>La</strong> psychanalyse est une cure de dessaisissement, un<br />

acte de déprise qui <strong>la</strong>isse cours à <strong>la</strong> chaîne signifiante,<br />

d'où pourra se révé<strong>le</strong>r un savoir.<br />

<strong>La</strong> position du <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient dans <strong>la</strong> cure<br />

analytique paraît alors paradoxa<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> est posée<br />

comme une visée éthique -je dois advenir - mais ne<br />

peut se conquérir que par un dessaisissement<br />

puisque ce n'est que dans <strong>le</strong> r<strong>et</strong>our de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> sur<br />

el<strong>le</strong>-même que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> pourra se ressaisir - j'étais<br />

dans c<strong>et</strong>te paro<strong>le</strong>. Ce n'est donc pas dans <strong>la</strong><br />

demande d'analyse que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> pose un acte qui <strong>la</strong><br />

qualifie comme tel, même si venir par<strong>le</strong>r à un analyste<br />

c'est déjà supposer que quelque chose de son<br />

propre désir est à l'œuvre dans <strong>le</strong>s symptômes dont<br />

on souffre. Rien n'assure en eff<strong>et</strong> que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> du<br />

désir va fermenient tenir <strong>la</strong> barre du procès qu'il<br />

inaugure. <strong>La</strong> tâche analytique ne va pas se déployer<br />

dans <strong>le</strong> temps par <strong>le</strong> seul vou<strong>loi</strong>r de l'analysant, qui<br />

ne suffira pas non plus à faire « advenir » <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> : il y<br />

faut un autre élément, quelque chose qui engage <strong>et</strong><br />

arrime <strong>la</strong> dynamique de c<strong>et</strong>te quête.<br />

Ce quelque chose, <strong><strong>La</strong>can</strong> l'a appelé l'acte analytique,<br />

c'est-à-dire ce que <strong>le</strong> psychanalyste doit effectuer<br />

P9ur qu'une cure s'accomplisse, <strong>la</strong> position<br />

qu'il doit prendre pour rendre ce travail possib<strong>le</strong>.<br />

L'acte a.alytique, c'est l'acte spécifique par <strong>le</strong>quel<br />

un analyste s'engage dans l'expérience <strong>et</strong> qui va<br />

orienter <strong>la</strong> cure jusqu'à son terme. Autrement dit, il<br />

ne suffit pas de vou<strong>loi</strong>r «faire une psychanalyse »,<br />

eJ;lcore faut-il rencontrer un analyste qui s'y aventure.<br />

Car c'est bien là <strong>le</strong> grand secr<strong>et</strong> de <strong>la</strong> découverte<br />

7. Séminaire « D'un Autre à l'autre ,., 13 novembre 1968.<br />

97


freudienne : <strong>la</strong> cure analytique suppose qu'un psychanalyste<br />

s'y engage, c'est-à-dire se prête à ce lien<br />

amoureux désigné par Freud sous <strong>le</strong> nom de transfert.<br />

Le transfert, c'est <strong>le</strong> nom de ce lien social par<br />

<strong>le</strong>quel <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> doit nécessairement passer pour se<br />

saisir comme tel. Pas de psychanalyse sans transfert,<br />

<strong>et</strong> donc pas d'autoanalyse possib<strong>le</strong>. Ce n'est que par<br />

<strong>le</strong> passage par l'amour d'un autre, <strong>le</strong> psychanalyste,<br />

que <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s de <strong>la</strong> méconnaissance du moi pourront<br />

être débusqués <strong>et</strong> <strong>le</strong> désir du <strong>suj<strong>et</strong></strong> se reconnaître<br />

comme tel.<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> a réinterprété <strong>le</strong> phénomène du transfert à<br />

partir de sa définition du savoir inconscient. <strong>La</strong><br />

demande faite à un analyste s'instaure sous <strong>le</strong> signe<br />

d'une supposition de savoir : <strong>le</strong> patient par<strong>le</strong> <strong>et</strong> il suppose<br />

que celui à qui il s'adresse sait ce dont il souffre,<br />

possède <strong>la</strong> clé de son mal. C<strong>et</strong>te conviction est<br />

d'autant plus forte que l'analyste est si<strong>le</strong>ncieux <strong>et</strong><br />

impassib<strong>le</strong>. L'analyste est «supposé savoir », <strong>et</strong> donc<br />

il sera aimé à <strong>la</strong> mesure de ce que l'on croit qu'il sait.<br />

Une tel<strong>le</strong> version imaginaire du transfert vaut pour<br />

toute personne qui sera investie à c<strong>et</strong>te p<strong>la</strong>ce : médecins,<br />

. devins ou gourous en seront éga<strong>le</strong>ment crédités.<br />

On perçoit que c<strong>et</strong>te supposition peut faire <strong>le</strong> lit<br />

de <strong>la</strong> suggestion : tous <strong>le</strong>s orac<strong>le</strong>s qui prétendent<br />

donner sens à l'existence ou délivrer de <strong>la</strong> souffrance<br />

auront c<strong>et</strong>te vertu. Mais <strong>la</strong> psychanalyse commence<br />

au-delà, dans <strong>la</strong> prise en compte du transfert non<br />

comme moyen de pouvoir mais comme eff<strong>et</strong> de <strong>la</strong><br />

structure. <strong>La</strong> théorie <strong>la</strong>canienne en donne <strong>la</strong> raison<br />

en établissant <strong>le</strong> lien entre l'existence d'un savoir<br />

inconscient <strong>et</strong> <strong>la</strong> supposition d'un <strong>suj<strong>et</strong></strong> qui m<strong>et</strong> en<br />

œuvre <strong>le</strong> transfert. C'est parce qu'il y a du savoir<br />

inconscient qu'il s'en déduit un <strong>suj<strong>et</strong></strong> supposé à ce<br />

savoir ; c'est dans <strong>la</strong> mesure où celui qui par<strong>le</strong> ne se<br />

reconnaît pas dans ce qui l'agit à son insu, qu'il<br />

impute à un autre <strong>le</strong> « <strong>suj<strong>et</strong></strong> » de ce savoir.<br />

98


Il Y a une « méprise du <strong>suj<strong>et</strong></strong> supposé savoir » mais<br />

qui est nécessaire <strong>et</strong> constitutive du transfert, qui est<br />

<strong>la</strong> condition d'une déprise ultérieure qui perm<strong>et</strong>tra<br />

au <strong>suj<strong>et</strong></strong> d'advenir. Insistons encore : c'est seu<strong>le</strong>ment<br />

par <strong>et</strong> dans <strong>la</strong> méprise du transfert que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> qui<br />

intéresse <strong>la</strong> psychanalyse peut être cerné comme tel.<br />

Certes, il existe dans <strong>la</strong> vie courante des eff<strong>et</strong>s de<br />

transfert, mais ils ne sont pas en tant que tels analysab<strong>le</strong>s<br />

; <strong>la</strong> division du <strong>suj<strong>et</strong></strong> ne cesse de se manifester<br />

dans <strong>le</strong>s rêves, <strong>le</strong>s <strong>la</strong>psus ou <strong>le</strong>s actes manqués, mais<br />

ce<strong>la</strong> ne suffit pas à ce qu'il puisse en prendre acte.<br />

Les concepts .de <strong>la</strong> psychanalyse sont indissociab<strong>le</strong>s<br />

des conditions méthodologiques de sa pratique<br />

: voilà ce qui <strong>la</strong> fonde d'un point de vue<br />

éthique voire politique en lui perm<strong>et</strong>tant de tenir sa<br />

p<strong>la</strong>ce dans <strong>la</strong> société. "Que <strong>la</strong> psychanalyse recè<strong>le</strong> un<br />

enseignement d'une portée universel<strong>le</strong> n'implique<br />

pas qu'el<strong>le</strong> puisse être opératoire sans condition,<br />

c'est-à-dire en dehors du cadre méthodologique <strong>et</strong><br />

éthique de l'expérience de <strong>la</strong> cure. À séparer <strong>le</strong> discours<br />

sür <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> des conditions de possibilités<br />

de son repérage, <strong>le</strong> discours analytique encourt <strong>le</strong><br />

sque de prétendre par<strong>le</strong>r de tout, en tous lieux, <strong>et</strong><br />

.<br />

donc de se poser en modèe normatif.


VII<br />

Loi, éthique, politique<br />

Crime freudien <strong>et</strong> droit<br />

Si on a longtemps accusé Freud de pessimisme,<br />

on est plutôt aujourd'hui enclin à célébrer sa terrib<strong>le</strong><br />

lucidité après <strong>le</strong>s monstruosités du « terrib<strong>le</strong><br />

xxe sièc<strong>le</strong> ». <strong><strong>La</strong>can</strong> n'a pas été moins c<strong>la</strong>irvoyant, lui<br />

qui a établi un lien logique entre discours de <strong>la</strong><br />

science au temps du capitalisme <strong>et</strong> ségrégation généralisée<br />

des différences. L'un <strong>et</strong> l'autre ont eu <strong>le</strong> courage<br />

de <strong>la</strong> vérité en se tenant à <strong>la</strong> hauteur d'une<br />

qui confronte nécessairement au pire de<br />

se refusant à choisir dans sa <strong>la</strong> tendance<br />

réconfortante au bien. <strong>La</strong> règ<strong>le</strong><br />

de <strong>la</strong> cure, qui invite à « dire tout ce qui passe par <strong>la</strong><br />

tête », expose en eff<strong>et</strong> à entendre ce à quoi d'ordinaire<br />

on reste sourd.<br />

inéluctab<strong>le</strong>ment, sous <strong>le</strong> masque civilisé,<br />

c<strong>et</strong>te que Freud a dit être <strong>le</strong> cœur de l'homme,<br />

<strong>et</strong> vers quoi il glisserait inéluctab<strong>le</strong>ment s'il suivait<br />

sa propre pente, qui est « de satisfaire son besoin<br />

d'agression aux dépends de son prochain, d'exp<strong>loi</strong>ter<br />

son travail sans ménagements, de rutiliser sexuel<strong>le</strong>ment<br />

sans son consentement, de s'approprier ses<br />

biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances,<br />

de <strong>le</strong> martyriser <strong>et</strong> de <strong>le</strong> tuer 1 ». Dans certaines cir-<br />

1. S. Freud, Ma<strong>la</strong>ise dans <strong>la</strong> civilisation, PUF, 1971, p. 64-65.<br />

100


constances, <strong>le</strong> masque tombe <strong>et</strong> libère alors «<strong>la</strong> bête<br />

sauvage » (id.) que chacun recè<strong>le</strong> en lui-même. <strong>La</strong><br />

civilisation, ce n'est que <strong>la</strong> contrainte organisée par<br />

<strong>le</strong>s hommes pour contenir, en chacun <strong>et</strong> en tous,<br />

l'empire de <strong>la</strong> pulsion, afin de simp<strong>le</strong>ment pouvoir<br />

vivre ensemb<strong>le</strong>. D'où <strong>le</strong> ma<strong>la</strong>ise dans <strong>la</strong> civilisation,<br />

inéliminab<strong>le</strong> comme tel <strong>et</strong> sans cesse alimenté par<br />

l'émergence du désir. L'homme freudien est, pour<br />

son semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>, un prédateur de <strong>jouissance</strong>, <strong>et</strong> ce<br />

n'est qu'au prix d'un renoncement qu'il peut essayer<br />

de vivre avec <strong>le</strong>s autres.<br />

A ce titre, <strong>le</strong> crime n'est pas seu<strong>le</strong>ent un penchant<br />

naturel, il est constitutif de l'humain puisqu'il<br />

résulte du fait que toujours un autre vient se m<strong>et</strong>tre<br />

en travers de <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong>. L'autre par excel<strong>le</strong>nce,<br />

c'est bien sûr <strong>le</strong> père, en tant qu'il vient s'interposer<br />

devant <strong>le</strong> souverain bien du corps maternel, ce qUi<br />

explique pour Freud, que son meurtre s'est imposé<br />

comme vœu primordial.<br />

e' est pour tenter de rendre compte du caractère<br />

universél de c<strong>et</strong> étrange désir de meurtre que Freud<br />

a construt son grand mythe de To tem <strong>et</strong> tabou, par<br />

<strong>le</strong>quel il visait à rendre compte à <strong>la</strong> fois du désir <strong>et</strong><br />

de <strong>la</strong> <strong>loi</strong>. On en connaît <strong>le</strong> récit : jadis <strong>le</strong>s hommes<br />

vivaient en horde oit régnait l'un d'entre eux, féroce,<br />

monstrueux en ceci que sa <strong>jouissance</strong> ne connaissait<br />

pas de li,mites. Devant <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de c<strong>et</strong>te appropriation<br />

par un seul, <strong>le</strong>s frères se liguèrent <strong>et</strong> <strong>le</strong> tuèrent.<br />

Mais alors ils s 'aperçurent «qu'il était plus<br />

grand mort que vivant » <strong>et</strong> ils proc<strong>la</strong>mèrent en son<br />

nom devenu totem, des <strong>loi</strong>s interdisant à jamais à<br />

quiconque d'occuper une tel<strong>le</strong> p<strong>la</strong>ce d'exception. Le<br />

premier commandement de <strong>la</strong> <strong>loi</strong> - tu ne tueras<br />

point - était ainsi interprété par Freud comme<br />

conséquence d'un crime originaire. Le meurtre réel<br />

du père était posé au principe de <strong>la</strong> <strong>loi</strong> : c'est parce<br />

que l'homme est inéluctab<strong>le</strong>ment poussé' au crime<br />

101


qu'il faut une <strong>loi</strong> pour l'interdire, <strong>et</strong> c<strong>et</strong> interdit<br />

<strong>la</strong> permanence de <strong>la</strong> menace. Le lien social<br />

<strong>le</strong> nœud du pacte des frères, c'est l'interdit<br />

par <strong>le</strong>quel ils se privent mutuel<strong>le</strong>ment d'une<br />

<strong>jouissance</strong> enviab<strong>le</strong>.<br />

Ainsi, <strong>le</strong> droit, pour Freud, s'efforce de limiter <strong>la</strong><br />

tendance humaine à <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> par l'intermédiaire<br />

d'un pacte de non-agression. <strong>La</strong> <strong>loi</strong> impose aux<br />

frères des contraintes qui <strong>le</strong>s obligent à renoncer à <strong>la</strong><br />

<strong>jouissance</strong> féroce du père primitif, <strong>et</strong> qui, par là,<br />

structure <strong>le</strong>ur désir. Le procès, qui se tiendra chaque<br />

fois qu'aura été franchi c<strong>et</strong> interdit, sera conçu<br />

comme une mise en scène répétée du pacte : <strong>le</strong>s<br />

frères se réunissent à nouveau, jugent <strong>et</strong> condamnent<br />

c<strong>et</strong> acte qui rappel<strong>le</strong> l'acte premier. Comme au<br />

théâtre, comme dans l'épopée, dans <strong>la</strong> tragédie ou<br />

dans <strong>le</strong> roman, <strong>la</strong> participation du public au spectac<strong>le</strong><br />

du procès s'opère par identification : chacun<br />

sera ému par une scène qui lui rappel<strong>le</strong> qu'au cœur<br />

de son être de <strong>suj<strong>et</strong></strong>, il est coupab<strong>le</strong> de crime. <strong>La</strong><br />

beauté féroce du criminel est troub<strong>la</strong>nte, comme est<br />

fascinant <strong>le</strong> récit de son acte dont <strong>le</strong> médecin légiste<br />

est devenu <strong>le</strong> scribe moderne. <strong>La</strong> <strong>jouissance</strong> du<br />

crime, qui se déchaîne hors <strong>la</strong>ngage dans l'acte, doit<br />

être infiniment racontée pour que chacun puisse<br />

approcher c<strong>et</strong>te chose au fond de lui-même <strong>et</strong> en<br />

même temps s'en détourner, apaisé par <strong>la</strong> catharsis 2.<br />

L'espace scénique du procès procure un p<strong>la</strong>isir rassurant<br />

tant il conduit chacun jusqu'au bord d'une <strong>jouissance</strong><br />

entrevue mais en en faisant payer <strong>le</strong> prix au<br />

criminel, c'est-à-dire à chacun ... mais par procuration.<br />

2. Ce qui est sans mot s'ordonne ainsi selon un travail<br />

de <strong>la</strong> fiction, qui fabrique <strong>le</strong> criminel comme personnage.<br />

Cf F. Chaumon, «Le pédophi<strong>le</strong>, notre frère JO, dans Marcel<strong>la</strong><br />

Pa<strong>la</strong>cios (dir.), Enfants, sexe innocent ? - Soupçons <strong>et</strong> tabous,<br />

Autrement, janvier 2005.<br />

102


Désir <strong>et</strong> <strong>loi</strong>, impossib<strong>le</strong> <strong>et</strong> interdit<br />

<strong>La</strong> construction de Freud dans Totem <strong>et</strong> tabou<br />

reçut un accueil circonspect de nombre de ses discip<strong>le</strong>s,<br />

<strong>et</strong> s'attira des critiques cing<strong>la</strong>ntes de certains<br />

anthropologues. <strong>La</strong> réaction de <strong><strong>La</strong>can</strong> fut conforme<br />

à cel<strong>le</strong> qu'il adopta toujours : il considéra avec <strong>le</strong> plus<br />

grand sérieux l'enjeu théorique <strong>et</strong> pratique affronté<br />

par Freud en essayant d'en surmonter <strong>le</strong>s impasses<br />

par une contribution propre. <strong>La</strong> re<strong>le</strong>cture du mythe<br />

freudieri lui a ainsi permis de dégager <strong>le</strong> concept de<br />

«père symbolique » pour résoudre, dans <strong>la</strong> structure,<br />

l'énigme de l'origine. Le père mort, devenu<br />

totem <strong>et</strong>, comme tel, père de <strong>la</strong> <strong>loi</strong> (ce « au nom de »<br />

quoi el<strong>le</strong> est fondée) acquiert une p<strong>la</strong>ce particulière,<br />

cel<strong>le</strong> d'un signifiant nommé en référence à <strong>la</strong> religion<br />

: <strong>le</strong> Nom du père. «C'est dans <strong>le</strong> nom du père<br />

qu'il no'lS faut reconnaître <strong>le</strong> support de l;l fonction<br />

symbolique qui, depuis l'orée des temps historiques<br />

identifie sa personne à cel<strong>le</strong> de <strong>la</strong> <strong>loi</strong> 3. » <strong>La</strong> position<br />

d'exception du père-<strong>la</strong>-<strong>jouissance</strong> de <strong>la</strong> horde, c'està-dire'<br />

d'u père qui n'est pas limité dans sa <strong>jouissance</strong>,<br />

qui échappe en d'autres termes à <strong>la</strong> castration<br />

que connaît chaque <strong>suj<strong>et</strong></strong>, n'est plus référée à l'origine<br />

: d'historique el<strong>le</strong> devient structurel<strong>le</strong>, comme<br />

<strong>la</strong> position d'exception qui perm<strong>et</strong> de penser l'universalité<br />

de <strong>la</strong> fonction phalique 4.<br />

Si <strong>le</strong> Nom du père s'identifie à ce signifiant d'exception<br />

qui est impliqué par <strong>le</strong> symbolique 5, <strong>le</strong>s rapports<br />

3.J. <strong><strong>La</strong>can</strong>, «Fonction <strong>et</strong> champ de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> <strong>et</strong> du <strong>la</strong>ngage '",<br />

dans Ecrits, op. dt., p. 278.<br />

4. Cf. G. Le Gaufey, L'éviction de l'origine, EPEL, 1994.<br />

5. Le rapport entre Nom du père, symbolique, <strong>et</strong> <strong>loi</strong> a subi<br />

une évolution comp<strong>le</strong>xe jusque dans ses derniers développements<br />

logiques <strong>et</strong> topologiques. Cf. E. Porge, op. ciL, p. 125 sq.<br />

103 ·


entre <strong>le</strong> désir <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>loi</strong> s'en trouvent renouvelés. <strong>La</strong><br />

<strong>jouissance</strong> absolue - cel<strong>le</strong> que l'on suppose chez <strong>le</strong><br />

père mythique - devient hors de portée, non parce<br />

que <strong>la</strong> <strong>loi</strong> des hommes l'interdit, mais parce que <strong>le</strong><br />

<strong>la</strong>ngage implique <strong>la</strong> perte de <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong>. Car <strong>le</strong>s<br />

<strong>loi</strong>s du <strong>la</strong>ngage, qui s'imposent à chacun au moment<br />

même où il vient au monde, impliquent que <strong>la</strong> réalité<br />

soit filtrée, limitée, circonscrite. Faire un avec <strong>le</strong><br />

monde, jouir, supposerait de résider hors <strong>la</strong>ngage,<br />

car dès que l'on par<strong>le</strong>, quelque chose (<strong>le</strong> réel) échappe.<br />

L'impératif de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong>, l'exigence de (se) dire (par)<br />

<strong>le</strong>s signifiants, engendre <strong>la</strong> quête de l'obj<strong>et</strong> toujoursdéjà<br />

perdu, <strong>et</strong> re<strong>la</strong>nce <strong>le</strong> désir à l'infini. C'est en ce<br />

sens que si <strong>la</strong> <strong>loi</strong> foncière de l'homme est d'être soumis<br />

au <strong>la</strong>ngage, son désir s'en déduit. D'où <strong>la</strong> formu<strong>le</strong><br />

: <strong>le</strong> désir, c'est <strong>la</strong> <strong>loi</strong>. Désir <strong>et</strong> <strong>loi</strong> sont strictement<br />

corrélés, à condition toutefois de noter que <strong>la</strong> <strong>loi</strong><br />

dont il s'agit a changé de sens entre Freud <strong>et</strong> <strong><strong>La</strong>can</strong>.<br />

<strong>La</strong> <strong>loi</strong> des hommes, qui prohibe <strong>le</strong> meurtre <strong>et</strong> l'inceste<br />

<strong>et</strong> règ<strong>le</strong> <strong>le</strong>s échanges, est une fiction (fictio<br />

<strong>le</strong>gis) chargée de m<strong>et</strong>tre en forme acceptab<strong>le</strong> <strong>le</strong>s<br />

règ<strong>le</strong>s de civilité. <strong>La</strong> <strong>loi</strong> dont par<strong>le</strong> <strong><strong>La</strong>can</strong> est en<br />

deçà : il s'agit de <strong>la</strong> Loi comme structure 6, <strong>et</strong> c'est<br />

pour <strong>la</strong> distinguer d'avec <strong>la</strong>"précédente qu'il faut lui<br />

m<strong>et</strong>tre une majuscu<strong>le</strong>. Freud avait approché c<strong>et</strong>te<br />

dimension structura<strong>le</strong> avec <strong>le</strong> comp<strong>le</strong>xe d'Œdipe,<br />

6. Le problème de l'écriture de <strong>la</strong> Loi avec majuscu<strong>le</strong> est<br />

qu'el<strong>le</strong> induit l'idée d'une prééminence, d'une hiérarchie au<br />

regard des <strong>loi</strong>s <strong>et</strong> particulièrement du droit, comme si <strong>la</strong> Loi de<br />

<strong>la</strong> structure disait <strong>le</strong> fin mot du droit. Quelque chose de transcendant<br />

qui s'imposerait comme <strong>loi</strong> naturel<strong>le</strong> par-delà des <strong>loi</strong>s,<br />

tel<strong>le</strong> est <strong>la</strong> Loi qui constituerait <strong>la</strong> Référence dernière comme<br />

fondement de <strong>la</strong> <strong>loi</strong> des hommes. Selon c<strong>et</strong>te idéologie, <strong>la</strong> psychanalyse<br />

se fait garante ultime des fondements anthropologiques,<br />

<strong>et</strong> n'hésite pas à proférer toutes sones de prescriptions<br />

normatives.<br />

104


qui confère à l 'interdit de l'inceste une va<strong>le</strong>ur universel<strong>le</strong>.<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong>, via Lévi-Strauss, inscrit c<strong>et</strong> interdit<br />

comme fait de structure, <strong>loi</strong> du symbolique qui<br />

organise <strong>le</strong>s échanges.<br />

Une part du monde se trouve frappée d'impossib<strong>le</strong><br />

d'être prise da.ns <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage. Le réel, a-t-il été<br />

dit, c'est l'impossib<strong>le</strong>, au sens où <strong>la</strong> prise du signifiant<br />

sur <strong>le</strong> monde produit une part qui échappe, <strong>et</strong><br />

c'est ce<strong>la</strong> même qui m<strong>et</strong> en mouvement <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> dans<br />

sa quête de l'obj<strong>et</strong>. L'impossib<strong>le</strong> est donc structurel :<br />

voilà <strong>le</strong> secr<strong>et</strong> du paradoxe de l'inceste. Si l'inceste<br />

consiste à faire un avec <strong>la</strong> Chose, <strong>le</strong> désir qui pousse<br />

à (re)trouver c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> absolu doit être compris<br />

comme ce qui m<strong>et</strong> en mouvement <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> en même<br />

temps que sa négation. Atteindre ce but ultime<br />

serait mourir comme tel. D'où <strong>le</strong> renversement <strong>la</strong>canien<br />

de <strong>la</strong> logique freudienne : ce n'est pas pour<br />

interdire <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> d'un seul que tous se soum<strong>et</strong>tent<br />

à <strong>la</strong> <strong>loi</strong>, c'est au contraire parce que c<strong>et</strong>te<br />

<strong>jouissance</strong> est impossib<strong>le</strong> qu'il <strong>la</strong>ut l'interdire. Dit<br />

autrement, c'est parce qu'il n'y a pas de rapport<br />

sexuel qu'il y a des règ<strong>le</strong>s socia<strong>le</strong>s <strong>et</strong> non l'inverse.<br />

<strong>La</strong> Lo <strong>le</strong>s <strong>loi</strong>s<br />

Si <strong>la</strong> Loi de <strong>la</strong> structure s'identifie au fait du <strong>la</strong>ngage,<br />

<strong>le</strong>s lis sont des énoncés (des textes) par <strong>le</strong>squels<br />

l'inter-:dit circonscrit l'impossib<strong>le</strong>. Les <strong>loi</strong>s<br />

s'organisent en un discours (<strong>le</strong> droit) qui articu<strong>le</strong> <strong>le</strong>s<br />

obligations pour ceux qui, au titre de <strong>suj<strong>et</strong></strong>s de droit,<br />

y sont mis en fonction, comme nous l'avons dit.<br />

À ce titre, el<strong>le</strong>s lient ceux qui y sont représentés,<br />

el<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s obligent. Deux questions décisives se posent<br />

à c<strong>et</strong> endroit. 1) Quel lien peut-on établir entre <strong>la</strong><br />

Loi <strong>et</strong> <strong>le</strong>s <strong>loi</strong>s ? 2) Quel<strong>le</strong> p<strong>la</strong>ce y occupe <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de<br />

l'inconscient ?<br />

105


1) Puisque <strong>la</strong> Loi ne s'énonce pas d'el<strong>le</strong>-même,<br />

sauf dans <strong>le</strong>s commandements de Dieu, il faut bien<br />

que <strong>le</strong>s hommes écrivent <strong>le</strong>s <strong>loi</strong>s. Dès lors comment<br />

faire pour que <strong>le</strong>s <strong>loi</strong>s soient homogènes à <strong>la</strong> Loi ?<br />

C'est une question aussi vieil<strong>le</strong> que <strong>le</strong> droit <strong>et</strong> qui<br />

oppose <strong>le</strong>s tenants du droit naturel, c'est-à-dire d'un<br />

droit fondé sur un ordre de nature, à ceux du droit<br />

positif, <strong>le</strong>quel s'identifie aux énoncés juridiques tels<br />

qu'ils ont été «posés ». Selon <strong>la</strong> doctrine du droit<br />

naturel, <strong>le</strong> droit se doit d'être conforme aux <strong>loi</strong>s<br />

éternel<strong>le</strong>s de <strong>la</strong> nature, <strong>et</strong> <strong>le</strong> souci du légis<strong>la</strong>teur sera<br />

de tenter de s'y conformer rigoureusement. A partir<br />

d'une théorie de <strong>la</strong> nature, <strong>et</strong> particulièrement de <strong>la</strong><br />

nature humaine, on déduira un ordre juridique<br />

homogène à l'Qrdre du monde. Dans ce débat, un<br />

certain nombre de psychanalystes ont pris position<br />

en faveur du droit naturel, arguant de <strong>le</strong>ur connaissance<br />

d'une Loi fondatrice de l'humain pour en<br />

inférer ce que devraient être <strong>le</strong>s <strong>loi</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s pratiques<br />

juridiques. Leur savoir de <strong>la</strong> Loi (l'interdit de l'inceste,<br />

<strong>la</strong> fonction paternel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage, <strong>et</strong>c.) <strong>le</strong>ur<br />

perm<strong>et</strong>trait de dire <strong>le</strong>s <strong>loi</strong>s, de soutenir des énoncés<br />

juridiques. C'est au nom de ce qui serait exigib<strong>le</strong><br />

dans <strong>la</strong> structure qu'il <strong>le</strong>ur serait possib<strong>le</strong> d'opter<br />

pour tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong> disposition juridique. Ainsi a-t-on<br />

vu dans <strong>la</strong> période récente nombre d'analystes soutenir<br />

<strong>le</strong>ur opinion concernant <strong>la</strong> réécriture des <strong>loi</strong>s<br />

régissant <strong>la</strong> famil<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong>s liens de parenté, au nom<br />

d'intangib<strong>le</strong>s principes structuraux.<br />

Il est légitime <strong>et</strong> même sans doute souhaitab<strong>le</strong><br />

que des psychanalystes participent avec d'autres aux<br />

débats contemporains sur <strong>le</strong> droit. Mais lorsqu'ils <strong>le</strong><br />

font, ils se r<strong>et</strong>rouvent au même titre que quiconque<br />

aux prises avec <strong>la</strong> logique des discours, en l'occurrence<br />

cel<strong>le</strong> du droit naturel, où l'on n'est jamais très <strong>loi</strong>n<br />

de <strong>la</strong> transcendance : un grand savant n'a-t-il pas<br />

106


écemment prétendu que <strong>le</strong> fondement de l'éthique<br />

« naturel<strong>le</strong> » résiderait dans <strong>le</strong>s connexions neurona<strong>le</strong>s<br />

7 ? Ils doivent donc s'attendre à rencontrer dans<br />

<strong>le</strong> débat des psychanalystes qui, bien qu'ayant une<br />

idée semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong> de <strong>la</strong> Loi, sont strictement opposés à<br />

l'idée d'en déduire des énoncés juridiques.<br />

2) Quoiqu'il en soit de l'articu<strong>la</strong>tion de <strong>la</strong> Loi <strong>et</strong><br />

des <strong>loi</strong>s, il est un fait que <strong>le</strong>s <strong>loi</strong>s s'articu<strong>le</strong>nt en un<br />

discours, c'est-à-dire structurent des liens sociaux à<br />

caractère d'obligation. Nous avons dit notre opposition<br />

à identifier <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de droit <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient.<br />

Reste <strong>le</strong> problème : comment <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de<br />

l'inconscient est-il pris dans <strong>le</strong> droit ? Car nous<br />

avons longuement souligné qu'il n'est de <strong>suj<strong>et</strong></strong> selon<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> qu'inscrit au chamP. de l'Autre, <strong>et</strong> donc qu'il<br />

n'y a de <strong>suj<strong>et</strong></strong> que pris dans <strong>le</strong> lien social. Y a-t-il<br />

diverses modalités d'inscription du <strong>suj<strong>et</strong></strong> dans ce<br />

« lien social », y a-t-il différents types de liens qui<br />

produisent des eff<strong>et</strong>s distincts sur ceux qui y sont<br />

pris ? Est-ce que <strong>le</strong> discours du droit comme lien<br />

social ·se saisit du <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient d'une<br />

manière particulière ? C'est une question théorique<br />

qui a des implications pratiques majeures puisque<br />

l'on se souvient que c'est au no d'un « eff<strong>et</strong> symbolique<br />

» du droit sur <strong>le</strong>s <strong>suj<strong>et</strong></strong> que l'on prétend<br />

légitimer un grand nombre de pratiques dans <strong>le</strong><br />

cadre du procès. C<strong>et</strong>te question précise est très<br />

explicitement traitée par <strong><strong>La</strong>can</strong> avec sa théorie des<br />

discours.<br />

7. J-P. Changeux (dir.), Fondements naturels de l'éthique,<br />

Odi<strong>le</strong> Jacob, 1993.<br />

107


Les quatre discours<br />

Le concept de discours désigne pour <strong><strong>La</strong>can</strong> <strong>la</strong><br />

structure du lien social, c'est-à-dire une logique des<br />

p<strong>la</strong>ces qui va déterminer <strong>la</strong> position que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

pourra y occuper. Si <strong><strong>La</strong>can</strong> n'a cessé d'être tracassé<br />

par c<strong>et</strong>te question, c'est d'abord pour tenter de caractériser<br />

ce «lien social nouveau » inventé par Freud, <strong>la</strong><br />

cure analytique, dont <strong>le</strong> vecteur est <strong>le</strong> transfert.<br />

Comment formu<strong>le</strong>r· ce qui se passe dans l'analyse,<br />

quel en est l'agent déterminant, <strong>et</strong> que produit-il ?<br />

Pour caractériser ce lien, nommé «discours de<br />

l'analyste », il faut en même temps écrire <strong>le</strong>s autres<br />

types de discours dont il se distingue. <strong>La</strong> <strong>le</strong>cture de<br />

<strong>la</strong> dia<strong>le</strong>ctique du maître <strong>et</strong> de l'esc<strong>la</strong>ve selon Hegel<br />

conduit à caractériser <strong>le</strong> discours du maître, pour<br />

déterminer en quoi <strong>le</strong> discours analytique en représente<br />

«l'envers ». De même, si l'on ne peut dissocier<br />

l'invention de <strong>la</strong> psychanalyse de cel<strong>le</strong>s qui l'ont initiée,<br />

à savoir <strong>le</strong>s hystériques, <strong>le</strong> « discours de l'hysté<br />

rique » devient un repère essentiel pour caractériser<br />

<strong>le</strong> discours analytique. Si l'hystérique m<strong>et</strong> si spectacu<strong>la</strong>irement<br />

en avant <strong>le</strong> mal subjectif dont el<strong>le</strong> souffre,<br />

c'est qu'el<strong>le</strong> rencontre en face d'el<strong>le</strong> d'autres positions,<br />

qui <strong>la</strong> <strong>la</strong>issent vio<strong>le</strong>mment insatisfaite. Essentiel<strong>le</strong>ment<br />

deux : cel<strong>le</strong> du maître, qui commande, <strong>et</strong><br />

cel<strong>le</strong> de l'universitaire, qui commente. L'un prescrit,<br />

l'autre décrit. D'où <strong>la</strong> question : quel<strong>le</strong> p<strong>la</strong>ce s'agit-il<br />

d'occuper pour <strong>le</strong> psychanalyste pour ne pas <strong>la</strong> faire<br />

taire, comme <strong>le</strong> fait habituel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> médecin ?<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> établit ainsi quatre discours 8 : <strong>le</strong> discours<br />

de l'hystérique, du maître, de l'universitaire, <strong>et</strong> de<br />

8. Ce qu'il fait dans <strong>le</strong> séminaire L'envers de <strong>la</strong> psychanalyse,<br />

op. cit. L'hypothèse d'un cinquième discours dit "discours<br />

capitaliste ,., que <strong><strong>La</strong>can</strong> a écrit une seu<strong>le</strong> fois, tente de rendre<br />

108


l'analyste. A travers <strong>la</strong> <strong>le</strong>cture de Hegel, de l'histoire<br />

des sciences ou de l'analyse de <strong>la</strong> plus-value par<br />

Marx, c<strong>et</strong>te typologie acquiert une dimension universel<strong>le</strong><br />

dans son souci de déterminer <strong>le</strong> J,lombre fini<br />

de types de liens sociaux possib<strong>le</strong>s.<br />

Sa tentative a une prétention logique, el<strong>le</strong> consiste<br />

à écrire une formu<strong>le</strong> à l'aide de <strong>le</strong>ttres, qui par transformation<br />

simp<strong>le</strong>, perm<strong>et</strong> d'écrire <strong>le</strong>s quatre discours.<br />

Le lien social ne lie pas deux «<strong>suj<strong>et</strong></strong>s », ce n'est pas<br />

une re<strong>la</strong>tion intersubjective, c'est un certain type<br />

d'implication entre des éléments de l'un à l'autre.<br />

Quatre p<strong>la</strong>ces sont déterminées, que l'on disposera<br />

toujours dans <strong>le</strong> même ordre :<br />

agent -7 autre<br />

t j,<br />

vérité produit .<br />

Ces p<strong>la</strong>ces sont liées entre el<strong>le</strong>s, c qu'indique <strong>le</strong><br />

tracé des flèches. Ainsi l'agent (qui déc<strong>le</strong>nche <strong>le</strong> discours)<br />

m<strong>et</strong> l'autre au travail, <strong>et</strong> il en résulte un produit.<br />

Dans ces p<strong>la</strong>ces, viennent s'inscrire <strong>le</strong>s quatre<br />

<strong>le</strong>ttres nécessaires à <strong>la</strong> structure. S 1, S2, $, a: <strong>la</strong> paire<br />

logique de deux signifiants, <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong>, <strong>et</strong> l'obj<strong>et</strong> a.<br />

Enfin, chaque discours s'énonce au nom d'une vérité.<br />

C<strong>et</strong>te écriture perm<strong>et</strong> de caractériser de manière<br />

simp<strong>le</strong> <strong>et</strong> rigoureuse différentes modalités du lien<br />

social, que l'on peut en particulier repérer selon <strong>la</strong><br />

<strong>le</strong>ttre qui occupe <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce de l'agent. Prenons par<br />

exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> discours de l'hystérique.<br />

compte des conséquences conjuguées de <strong>la</strong>, logique du marché<br />

<strong>et</strong> du "discours de <strong>la</strong> science ... El<strong>le</strong> est l'obj<strong>et</strong> de débats actuels<br />

parmi <strong>le</strong>s <strong>la</strong>caniens.<br />

109


$ S1<br />

a<br />

<br />

<strong>La</strong> fail<strong>le</strong> du <strong>suj<strong>et</strong></strong> ($) est mise en position d'agent<br />

qui interroge <strong>le</strong> signifiant maître (S1). A ce titre, <strong>le</strong><br />

discours de l'hystérique excède de beaucoup <strong>la</strong><br />

simp<strong>le</strong> névrose du même nom. Il est <strong>le</strong> discours de<br />

<strong>la</strong> protestation subjective, de <strong>la</strong> provocation du<br />

maître, car c'est <strong>la</strong> division du <strong>suj<strong>et</strong></strong>, sa fail<strong>le</strong>, qui est<br />

adressée au maître comme question, voire comme<br />

défi. Le discours du maître prétend faire marcher<br />

<strong>la</strong> production en évacuant <strong>la</strong> question subjective, <strong>la</strong><br />

vérité du désir. Le discours hystérique, c'est <strong>le</strong><br />

témoignage de certains <strong>suj<strong>et</strong></strong>s qui dénoncent c<strong>et</strong>te<br />

prétention.<br />

Ne croyons pas naïvement qu'il suffit de poser un<br />

discours pour qu'il fonctionne de manière stab<strong>le</strong>.<br />

Chaque analyste sait qu'une cure ne se dérou<strong>le</strong> pas<br />

tout naturel<strong>le</strong>ment selon <strong>la</strong> logique du discours analytique.<br />

Il est de règ<strong>le</strong> au contraire que dans <strong>le</strong> cours<br />

d'une analyse il y ait des moments où <strong>le</strong> patient soit<br />

dans <strong>le</strong> discours hystérique, voire dans <strong>le</strong> discours<br />

obsessionnel universitaire. <strong>La</strong> rotation <strong>et</strong> <strong>la</strong> mise en<br />

tension permanente des discours requièrent de<br />

l'analyste une vigi<strong>la</strong>nce pour garder <strong>le</strong> cap du discours<br />

analytique.<br />

Il a va de même pour <strong>le</strong> discours du droit.<br />

Comme tel, il est de l'ordre du discours du maître :<br />

c'est <strong>le</strong> signifiant maître qui commande. Le signifiant<br />

juridique en eff<strong>et</strong>, d'être posé dans <strong>le</strong> droit,<br />

commande, oblige : S1 est en position d'agent. Mais<br />

il est erroné d'en déduire que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de l'inconscient<br />

trouverait du coup sa p<strong>la</strong>ce prédéfinie, cel<strong>le</strong> d'as<strong>suj<strong>et</strong></strong>ti<br />

à ce discours. Le dérou<strong>le</strong>ment du moindre procès<br />

montre au contraire à quel point il est fréquent que<br />

110<br />

S2


<strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> prenne p<strong>la</strong>ce dans <strong>le</strong> discours de l'hystérique.<br />

Un certain appel contemporain à <strong>la</strong> souffrance<br />

des victimes <strong>et</strong> à l'expression des sentiments<br />

pousse en ce sens. De même qu'il est banal de<br />

constater que <strong>le</strong> juge peut venir prendre p<strong>la</strong>ce, parfois<br />

à son grand étonnement, dans <strong>le</strong> discours analytique,<br />

précipitant un transfert parfois spectacu<strong>la</strong>ire.<br />

Ce sera afaire de moments <strong>et</strong> de temporalités <strong>et</strong> l'on<br />

peut dire que l'art du procès consiste sans doute à<br />

faire avec une certaine mobilité des discours, dans <strong>la</strong><br />

perspective du discours du droit.<br />

Comme pour <strong>la</strong> cure analytique, <strong>le</strong> procès dépendra<br />

de <strong>la</strong> position éthique du juge.<br />

Éthique de <strong>la</strong> psychanalyse<br />

<strong>La</strong> première responsabilité des psychanalystes, <strong>la</strong><br />

seu<strong>le</strong> peut-être, c'est de se tenir à <strong>la</strong> hauteur de <strong>le</strong>ur<br />

acte, pour qu'opère <strong>le</strong> discours analytique. Nul<strong>le</strong><br />

garantie à ce<strong>la</strong>, certainement pas de diplôme sanctionnant<br />

un savoir universitaire qui ne perm<strong>et</strong> en<br />

rien de discerner <strong>la</strong> capacité d'engagement de l'analystè<br />

à soutenir un transfert. Ceci se rejoue à chaque<br />

fois, <strong>et</strong> si tel analyste peut passer pour excel<strong>le</strong>nt praticien,<br />

rien n'assure que pour chaque cas à venir, il<br />

sera à <strong>la</strong> hauteur de l'enjeu. Freud aimait rappe<strong>le</strong>r<br />

que chaque cure devait être abordée comme si el<strong>le</strong><br />

était <strong>la</strong> première, en m<strong>et</strong>tant de côté <strong>le</strong> savoir accumulé<br />

avec toutes <strong>le</strong>s autres. Si <strong>la</strong> méthode est invariab<strong>le</strong>,<br />

si <strong>le</strong> discours peut s'écrire, <strong>la</strong> psychanalyse<br />

comme aventure singulière est toujours à réinventer.<br />

C'est pourquoi nul<strong>le</strong> évaluation ne saurait en<br />

rendre compte, au sens d'un jugement porté sur son<br />

« produit » . Décréter par avance que <strong>le</strong> but de <strong>la</strong> cure<br />

est <strong>la</strong> suppression du symptôme, <strong>la</strong> guérison de <strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong>die ou <strong>la</strong> promotion d'un «état de bien être »,<br />

111


c'est prétendre savoir avant <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> ce qui sera son<br />

bien. C<strong>et</strong>te visée du bien, inhérente à toute politique<br />

de l'État moderne, a été vigoureusement récusée par<br />

Freud <strong>et</strong> <strong><strong>La</strong>can</strong> en a magistra<strong>le</strong>ment démontré <strong>la</strong><br />

vanité dès son séminaire de l'année 1959-1960 9• Car<br />

<strong>le</strong> paradoxe de <strong>la</strong> logique du bien, quand el<strong>le</strong> ambi<br />

ionne d'anticiper <strong>le</strong> but vers <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> doit se<br />

diriger, c'est de tourner souvent au pire, en finissant<br />

par imposer par <strong>la</strong> force ce à quoi <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> ne veut pas<br />

se résoudre, par « mauvaise volonté ». L'histoire<br />

fourmil<strong>le</strong> d'exemp<strong>le</strong>s de c<strong>et</strong>te logique d'assistance<br />

ou de ces politiques hygiénistes servies par des<br />

experts, médecins ou non, qui énonçaient des règ<strong>le</strong>s<br />

de santé à suivre, <strong>et</strong> qui n'hésitaient pas à <strong>le</strong>s imposer,<br />

au nom du bien garanti par <strong>le</strong>ur savoir, aux<br />

« usagers » insouciants ou récalcitrants.<br />

Freud s'était trouvé face à c<strong>et</strong>te question, ce qui<br />

lui a imposé une révision douloureuse de sa théorie<br />

<strong>et</strong> de sa propre position de maîtrise. Malgré <strong>le</strong>s premiers<br />

succès de sa méthode, il eut <strong>le</strong> courage de<br />

regarder en face c<strong>et</strong>te réalité étrange, à savoir que<br />

certains patients se comportent comme s'ils ne vou<strong>la</strong>ient<br />

pas guérir. On se souvient de <strong>la</strong> conclusion<br />

qu'il en a tirée - l'au-delà du principe de p<strong>la</strong>isir -<br />

que <strong><strong>La</strong>can</strong> a nommé <strong>jouissance</strong>. De sorte que<br />

l'éthique de <strong>la</strong> psychanalyse, pour autant qu'el<strong>le</strong><br />

prétend conduire <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> sur <strong>la</strong> voie de <strong>la</strong> vérité de<br />

son désir, doit récuser l'éthique du bien qui est<br />

conforme aux énoncés de <strong>la</strong> société, pour se situer<br />

du côté de <strong>la</strong> singu<strong>la</strong>rité d'un réel. En ce<strong>la</strong>, <strong>la</strong> psychanalyse<br />

est nécessairement a-socia<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> est ce<br />

qui s'oppose au monde aseptisé <strong>et</strong> contrôlé de <strong>la</strong><br />

nov<strong>la</strong>ngue du monde d'Orwell, 1984, qui est invi-<br />

9. J. <strong><strong>La</strong>can</strong>, L'éthique de <strong>la</strong> psychanalyse, op. dt.<br />

112


vab<strong>le</strong> dans sa prétention à tout contrô<strong>le</strong>r, à tout voir<br />

jusqu'au plus intime de l'amour <strong>et</strong> du sexe. <strong>La</strong> passion<br />

jouissive des agents du ministère de l'Amour<br />

est <strong>la</strong> vérité de c<strong>et</strong>te volonté d'emprise, qui se prétend<br />

pur contrô<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> bien de tous par l'assentiment<br />

de chacun. L'acte analytique a une dimension<br />

politique, non pas en tant qu'il participe à l'é<strong>la</strong>boration<br />

des énoncés col<strong>le</strong>ctifs qui s'affrontent, mais<br />

parce qu'il ramène à <strong>la</strong> racine même du politique,<br />

qui est <strong>le</strong> réel.<br />

Si <strong><strong>La</strong>can</strong> a raison de situer <strong>le</strong> discours de <strong>la</strong> psychanalyse<br />

comme l'un des quatre possib<strong>le</strong>s, une<br />

politique moderne, c'est-à-dire une réf<strong>le</strong>xion sur<br />

l'art de «vivre ensemb<strong>le</strong> » <strong>la</strong> aujourd'hui, doit se<br />

préoccuper de lui préserver une p<strong>la</strong>ce. Ceci ne va<br />

plus de soi. Car <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce de. <strong>la</strong> psychologie dans <strong>le</strong>s<br />

modes de subjectivation (M. Foucault) répond à <strong>la</strong><br />

demande socia<strong>le</strong> d'une fabrique normalisée<br />

d'idéaux, qui vont des modes de consommation aux<br />

moindres re<strong>la</strong>tions humaines, en passant par <strong>le</strong>s<br />

modes intimes d'accès à <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong>. C<strong>et</strong>te demande<br />

socia<strong>le</strong> extensive ne cesse d'emprunter aux sciences<br />

humaines, à <strong>la</strong> psychologie <strong>et</strong> à <strong>la</strong> psychanalyse, <strong>le</strong>s<br />

mots d'ordre du bonheur prescrit. Le bien est<br />

désormais un savoir psy, édicté pour l'enfant, pour<br />

<strong>la</strong> sexualité, <strong>la</strong> santé, <strong>la</strong> justice, <strong>le</strong> bonheur est devenu<br />

uné priorité publique, c'est-à-dire une exigence<br />

pour chacun.<br />

Responsabilité <strong>et</strong> «psycho-juridism »<br />

Éthique analytique <strong>et</strong> politique sont ainsi aujourd'hui<br />

imbriquées, ce qui rend <strong>la</strong> responsabilité des<br />

10. H. Arendt, Condition de l'homme moderne, Pock<strong>et</strong>,<br />

.1961.<br />

113


analystes à <strong>la</strong> fois singulière <strong>et</strong> col<strong>le</strong>ctive. Singulière,<br />

car dans chaque cure il y va d'un engagement qui<br />

peut être péril<strong>le</strong>ux à soutenir (au regard des exigences<br />

socia<strong>le</strong>s), <strong>et</strong> col<strong>le</strong>ctive dans <strong>le</strong> sens où l'espace de<br />

l'acte analytique doit être politiquement préservé.<br />

On l'illustrera pour terminer en considérant <strong>le</strong><br />

champ plus spécifiquement juridique de <strong>la</strong> responsabilité.<br />

Il ne s'agit pas là d'une simp<strong>le</strong> question<br />

technique car el<strong>le</strong> engage l'idée qu'une société se fait<br />

de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce de chacun au regard de tous. A travers<br />

el<strong>le</strong> ce n'est rien moins que <strong>la</strong> conception partagée<br />

de <strong>la</strong> civilité qui est en arrière-p<strong>la</strong>n, c'est-à-dire non<br />

seu<strong>le</strong>ment <strong>la</strong> question du juste mais cel<strong>le</strong> du bien.<br />

<strong>La</strong> fiction juridique de <strong>la</strong> responsabilité consiste à<br />

imputer un acte commis à un individu, qui du coup<br />

devient <strong>suj<strong>et</strong></strong> de droit, c'est-à-dire as<strong>suj<strong>et</strong></strong>ti à l'impératif<br />

de répondre de ce qu'il a fait. Depuis <strong>le</strong> code<br />

Napoléon, figurent des cas où l'état mental de l'inculpé<br />

ne perm<strong>et</strong> pas d'établir c<strong>et</strong>te imputation. Le<br />

savoir des experts psychiatres perm<strong>et</strong> de décider des<br />

cas litigieux, <strong>et</strong> lorsqu'un individu est déc<strong>la</strong>ré irresponsab<strong>le</strong><br />

parce que fou, un non-lieu est prononcé.<br />

C<strong>et</strong>te configuration, qui a défini <strong>le</strong> statut juridique<br />

de <strong>la</strong> folie durant tout <strong>le</strong> xxe sièc<strong>le</strong> a désormais volé<br />

en éc<strong>la</strong>t. Aujourd'hui <strong>le</strong> savoir des experts - très<br />

souvent argumenté dans des termes psychanalytiques<br />

- n'exempte plus <strong>le</strong>s <strong>suj<strong>et</strong></strong>s d'avoir à répondre<br />

de <strong>le</strong>urs actes. Au point que c'est devenu un problème<br />

majeur pour l'administration pénitentiaire<br />

qui ne cesse d'a<strong>le</strong>rter l'opinion sur <strong>le</strong> nombre croissant<br />

de « ma<strong>la</strong>des mentaux » détenus dans <strong>le</strong>s prisons<br />

françaises, parce que déc<strong>la</strong>rés responsab<strong>le</strong>s.<br />

C<strong>et</strong>te tendance lourde mérite sans doute plusieurs<br />

interprétations. Nous nous limiterons ici à<br />

expliciter <strong>la</strong> position de <strong>la</strong> psychanalyse dans c<strong>et</strong>te<br />

évolution. A écouter de nombreux experts, on peut<br />

114


craindre un véritab<strong>le</strong> détournement du discours<br />

analytique. Car c'est à partir de <strong>la</strong> méthode <strong>et</strong> de<br />

l'éthique de <strong>la</strong> cure analytique qu'ont été forgés des<br />

énoncés qui, extraits de ce champ, constituent <strong>le</strong>s<br />

nouveaux instruments d'une politique pénitentiaire.<br />

Dans <strong>la</strong> cure, on <strong>le</strong> sait, <strong>la</strong> règ<strong>le</strong> fondamenta<strong>le</strong><br />

veut que tout ce que dit <strong>le</strong> patient doit être écouté à<br />

éga<strong>le</strong> importance ; ceci implique que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> est virtuel<strong>le</strong>ment<br />

à tout endroit de son discours au moment<br />

même où il dit «tout ce qui lui passe par <strong>la</strong> tête ».<br />

L'analyste pourra à l'occasion prendre acte de ce<br />

que l'analysant vient de proférer, en soulignant d'un<br />

«tu l'as dit ! » tel <strong>la</strong>psus, fragment de rêve, ou équivoque<br />

signifiante. Il considérera <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> comme<br />

« responsab<strong>le</strong> » de ce qu'il a dit à ce moment-là.<br />

C'est en ce sens - <strong>et</strong> en ce sens seu<strong>le</strong>ment - que l'on<br />

peut tenir <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> en analyse pour responsab<strong>le</strong> de<br />

tout ce qu'il dit : c'est <strong>la</strong> condition même de l'analyse<br />

qui impose de <strong>le</strong> tenir au premier chef pour<br />

artisan de son mal.<br />

On mesure à quel point <strong>le</strong>s glissements peuvent<br />

être dangereux si l'on déduit de ce dispositif précis<br />

de <strong>la</strong> cure une sorte d'imputation généraliséë qui<br />

perm<strong>et</strong>tra de conclure à <strong>la</strong> responsabilité du <strong>suj<strong>et</strong></strong><br />

dans toutes ses paro<strong>le</strong>s <strong>et</strong> ses actes 11. Tout ce qu'il<br />

di pourra être r<strong>et</strong>enu contre lui. Si <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> dans <strong>la</strong><br />

cure est « présent » dans ce qu'il dit ou ce qu'il fait, y<br />

compris dans <strong>le</strong> moindre de ses actes manqués, que<br />

dire alors de sa présence dans l'acte criminel. Non<br />

seu<strong>le</strong>ment il y est, mais il doit y être ! On en arrive<br />

ainsi à des aberrations - <strong>et</strong> à des monstruosités - au<br />

11. Pour <strong>le</strong> détail de c<strong>et</strong>te démonstration, cf. F. Chaumon,<br />

«Folie <strong>et</strong> responsabilité », dans C. Louzoun <strong>et</strong> D. Sa<strong>la</strong>s,]ustice<br />

<strong>et</strong> psychi4trie, Érès, 1997.<br />

115


nom de <strong>la</strong> meil<strong>le</strong>ure conscience analytique du<br />

monde. On dira par exemp<strong>le</strong> que <strong>le</strong> prévenu « doit »<br />

être « entendu comme <strong>suj<strong>et</strong></strong> » donc qu'il «doit » être<br />

considéré comme pouvant répondre de ses actes,<br />

puisqu'il est un <strong>suj<strong>et</strong></strong> à part entière (sic). Mieux<br />

encore, non seu<strong>le</strong>ment on soutiendra qu'il est juste<br />

(en vertu des droits de l'homme) qu'il soit considéré<br />

comme <strong>suj<strong>et</strong></strong> quoique ma<strong>la</strong>de mental, mais on dira<br />

que c'est thérapeutique puisque <strong>la</strong> cure c'est l'assomption<br />

du <strong>suj<strong>et</strong></strong>. Certains vont même jusqu'à soutenir<br />

que c'est une condition pour s'engager dans <strong>la</strong> cure<br />

que d'être reconnu préa<strong>la</strong>b<strong>le</strong>ment responsab<strong>le</strong> juridiquement<br />

de ses actes.<br />

Qu'il puisse y avoir des cas où ce<strong>la</strong> se vérifie<br />

n'implique en rien que l'on généralise ainsi dans une<br />

normative ... à faire appliquer par <strong>la</strong> <strong>loi</strong>.<br />

partir de <strong>la</strong> position selon <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> dans <strong>la</strong> cure <strong>le</strong><br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> devait être tenu pour responsab<strong>le</strong> de toutes <strong>le</strong>s<br />

paro<strong>le</strong>s qui lui viennent, on en est arrivé ainsi à<br />

déduire que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> devait l'être dans l'enceinte<br />

judiciaire, voire qu'il devait l'être dans cel<strong>le</strong>-ci pour<br />

que sa paro<strong>le</strong> puisse va<strong>loi</strong>r comme tel<strong>le</strong> dans <strong>la</strong><br />

cure même !<br />

<strong>La</strong> fiction juridique de <strong>la</strong> responsabilité, estimab<strong>le</strong><br />

comme toute fiction, comporte ses conditions<br />

logiques d'application, tout comme <strong>la</strong> fiction<br />

analytique. Les praticiens du droit sont tout autant<br />

concernés que <strong>le</strong>s analystes par ce que nous désignons<br />

du terme de «psycho-juridisme » <strong>et</strong> qui nous<br />

semb<strong>le</strong> caractériser un système dans <strong>le</strong>quel l'acte du<br />

jugement <strong>et</strong> l'acte analytique perdent toute spécificité.<br />

Psycho parce <strong>la</strong> logique des actes humains jugés<br />

est ainsi référée à une causalité psychologique par<br />

définition extérieure au corpus juridique, juridisme<br />

parce qu'est à l'œuvre dans ce modè<strong>le</strong> une extension<br />

potentiel<strong>le</strong> de l'empire juridique à l'ensemb<strong>le</strong> des<br />

116


pratiques humaines. Si ce sont de plus en plus non<br />

pas <strong>le</strong>s actes mais <strong>le</strong>s «<strong>suj<strong>et</strong></strong>s » qui sont jugés, puis<br />

punis, puis traités, c'est <strong>le</strong> champ juridique traditionnel<br />

du conflit entre <strong>le</strong>s hommes qui peut s'étendre à<br />

l'ensemb<strong>le</strong> des comportements humains. <strong>La</strong> confusion<br />

a un prix ; <strong>le</strong> temps de <strong>la</strong> peine n'est plus celui<br />

de <strong>la</strong> sanction prononcée mais d'une thérapeutique<br />

réévaluab<strong>le</strong> <strong>et</strong> virtuel<strong>le</strong>ment indéfinie, l'espace du<br />

soin devient perméab<strong>le</strong> aux impératifs de sécurité.


Conclusion<br />

Présenter une œuvre aussi considérab<strong>le</strong> que cel<strong>le</strong><br />

de <strong><strong>La</strong>can</strong> exigeait de faire des choix. Nous avons<br />

centré notre propos sur quelques concepts essentiels,<br />

qu'il nous semb<strong>la</strong>it d'autant plus nécessaire de<br />

préciser qu'ils sont aujourd'hui détournés par un<br />

discours «psycho-juridique ». Un tel discours, <strong>loi</strong>n<br />

d'être réservé aux professionnels du droit, constitue<br />

<strong>la</strong> nouvel<strong>le</strong> manière commune de penser <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> dans <strong>la</strong> société. Qu'est-ce qu'un acte <strong>et</strong> comment<br />

<strong>le</strong> rapporter à un acteur, qu'est-ce qu'un auteur <strong>et</strong><br />

qui doit répondre de l'acte devant <strong>le</strong>s autres ? Ces<br />

questions, qui structurent tout procès mais aussi <strong>le</strong><br />

récit du plus banal fait divers, forgent <strong>le</strong>s représentations<br />

que nous nous faisons de ce que signifie<br />

«vivre ensemb<strong>le</strong> ». C'est désormais à <strong>la</strong> psychologie<br />

que l'on demande de formu<strong>le</strong>r ces interrogations<br />

que <strong>la</strong> justice m<strong>et</strong> en scène. <strong>La</strong> rhétorique de <strong>la</strong><br />

psychologie des droits subjectifs est devenue notre<br />

credo col<strong>le</strong>ctif.<br />

Ce n'est plus l'acte qui importe, C'est l'acteur, <strong>et</strong><br />

c'est dans <strong>la</strong> psyché du criminel que l'on prétend<br />

désormais résoudre l'énigme du crime. <strong>La</strong> psychologie<br />

est requise aussi bien pour juger que pour justifier<br />

<strong>le</strong> sens de <strong>la</strong> peine qui se confond de plus en<br />

plus avec son efficacité subjective. L'idéal de <strong>la</strong> sanction<br />

rejoint ainsi celui d'une restauration de <strong>la</strong> per-<br />

118


sonnalité pathologique ou déviante, <strong>et</strong> <strong>le</strong> système<br />

pénal se fait thérapeute. Il semb<strong>le</strong> al<strong>le</strong>r de soi que <strong>le</strong><br />

criminel, au terme de <strong>la</strong> peine par <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> il a payé<br />

sa d<strong>et</strong>te à <strong>la</strong> société, se doit en plus d'être guéri.<br />

Il était logique que <strong>la</strong> psychanalyse fut impliquée<br />

dans c<strong>et</strong>te demande socia<strong>le</strong> de psychologie <strong>et</strong> de<br />

psychothérapie.<br />

<strong><strong>La</strong>can</strong> portait un jugement sévère sur <strong>la</strong> collusion<br />

des sciences humaines avec <strong>le</strong> pouvoir, <strong>et</strong> plus particulièrement<br />

sur <strong>la</strong> psychologie, disant, après<br />

Canguilhem, qu'il n'y a qu'un pas de <strong>la</strong> Sorbonne à<br />

<strong>la</strong> Préfecture de police ... Sa critique portait sur <strong>la</strong><br />

question du <strong>suj<strong>et</strong></strong>, <strong>et</strong> non sur <strong>le</strong> savoir psychologique<br />

lui-même, qui à l'occasion pouvait s'avérer conséquent.<br />

<strong>La</strong> prétention scientifique de <strong>la</strong> psychologie<br />

lui paraissait entachée de <strong>la</strong> faute originel<strong>le</strong> d'avoir<br />

produit <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> comme obj<strong>et</strong> de savoir, selon un<br />

rapport de maîtrise inaugural qui faisait <strong>le</strong> lit de<br />

toutes <strong>le</strong>s demandes du pouvoir.<br />

<strong>La</strong> psychanalyse ne s'est pas inscrite dans c<strong>et</strong>te<br />

pespective, <strong>et</strong> ceci du fait de l'acte inaugural de<br />

Freud qu'il convient de rappe<strong>le</strong>r. Les hystériques,<br />

depuis <strong>le</strong>s bûchers jusqu'aux amphithéâtres des<br />

maîtres de <strong>la</strong> médecine, avaient payé <strong>le</strong>ur écot au<br />

pouvoir sur <strong>le</strong>urs corps, jusqu'à ce qu'un certain<br />

Sigmund Freud se m<strong>et</strong>te à <strong>le</strong>ur écoute. «Se m<strong>et</strong>tre à<br />

<strong>le</strong>ur écoute », tel<strong>le</strong> est en eff<strong>et</strong> <strong>la</strong> formu<strong>la</strong>tion <strong>la</strong> plus<br />

simp<strong>le</strong> pour désigner l'acte freudien <strong>et</strong> <strong>la</strong> coupure<br />

décisive qu'il a opérée, tant dans <strong>le</strong> champ de <strong>la</strong><br />

médecine que dans celui de <strong>la</strong> psychologie. Se m<strong>et</strong>tre<br />

à l'écoute, c'est ce<strong>la</strong> encore aujourd'hui l'enjeu à <strong>la</strong><br />

fois méthodologique <strong>et</strong> éthique de <strong>la</strong> psychanalyse.<br />

C'est récuser tout savoir avant que <strong>le</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> ne profere<br />

quelque paro<strong>le</strong>, ce qui implique que toute cure est<br />

une aventure singulière. <strong>La</strong> psychanalyse se distingue<br />

119


de <strong>la</strong> psychologie car el<strong>le</strong> ne fait pas d'un <strong>suj<strong>et</strong></strong> l'obj<strong>et</strong><br />

de son savoir, el<strong>le</strong> se m<strong>et</strong> à l'écoute d'un <strong>suj<strong>et</strong></strong> qui<br />

désire advenir.<br />

Mais ce qui constitue <strong>la</strong> coupure freudienne est<br />

aussi ce qui rend son devenir incertain. <strong><strong>La</strong>can</strong>, qui a<br />

consacré sa vie à <strong>la</strong> psychanalyse <strong>et</strong> qui a, comme<br />

Freud, reçu des patients jusqu'à <strong>la</strong> limite de ses<br />

forces, a toujours soutenu que l'avenir de <strong>la</strong> psychanalyse<br />

était fragi<strong>le</strong> <strong>et</strong> incertain. Malgré sa quête<br />

d'une rigueur conceptuel<strong>le</strong>, malgré sa recherche<br />

d'un appui dans <strong>la</strong> logique <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mathématiques,<br />

il n'estimait pas que <strong>la</strong> cause freudienne fût gagnée.<br />

L'audience considérab<strong>le</strong> de son enseignement de son<br />

vivant même, l'immense savoir accumulé par <strong>le</strong>s<br />

psychanalystes, <strong>le</strong> fait que <strong>la</strong> psychanalyse soit devenue<br />

une véritab<strong>le</strong> institution dans <strong>la</strong> culture, ne<br />

garantissait en rien à ses yeux que l'aventure perdurerait.<br />

Et ceci pour une simp<strong>le</strong> raison, c'est qu'il<br />

n'est pas certain qu'il y ait toujours des psychanalystes.<br />

<strong>La</strong> psychanalyse durera tant qu'il y aura des<br />

psychanalystes pour en soutenir l'enjeu.<br />

Le propos semb<strong>le</strong> une <strong>la</strong>palissade ou paraît trivial<br />

si l'on imagine que l'on forme des psychanalystes<br />

tout comme on <strong>le</strong> fait pour d'autres praticiens.<br />

Si c'était <strong>le</strong> cas, rien ne viendrait s' qpposer à l'évaluation<br />

des connaissances <strong>et</strong> des techniques pour<br />

sé<strong>le</strong>ctionner <strong>le</strong>s futurs analystes, comme on <strong>le</strong> fait<br />

pour un ingénieur, un technicien ou un magistrat.<br />

C<strong>et</strong> aspect de <strong>la</strong> formation, pour être important,<br />

n'est pas déterminant. Car <strong>la</strong> condition requise pour<br />

devenir psychanalyste, c'est d'avoir fait soi-même<br />

l'expérience de <strong>la</strong> cure jusqu'au point où se pose <strong>la</strong><br />

question du passage à l'analyste, c'est-à-dire jusqu'au<br />

moment où l'analysant se décide à occuper à<br />

son tour <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du psychanalyste. Pas de psychanalyste<br />

sans une analyse du futur analyste - ce que<br />

120


econnaissent tous <strong>le</strong>s freudiens - à quoi <strong><strong>La</strong>can</strong><br />

rajoute qu'il n'est pas d'autre lieu où se décide <strong>le</strong><br />

devenir analyste.<br />

<strong>La</strong> position de <strong><strong>La</strong>can</strong> est ici radica<strong>le</strong>, <strong>et</strong> el<strong>le</strong> a<br />

opéré parmi <strong>le</strong>s psychanalystes un partage fondamental.<br />

El<strong>le</strong> ne concerne pas <strong>la</strong> question de <strong>la</strong> formation<br />

au sens de l'acquisition d'un savoir, mais el<strong>le</strong><br />

porte l'accent décisif sur <strong>le</strong> fait que c'est dans <strong>la</strong> psychanalyse<br />

personnel<strong>le</strong> que se décide c<strong>et</strong> étrange<br />

désir de devenir analyste. Comme ce fut <strong>le</strong> cas pour<br />

Freud, c'est en eff<strong>et</strong> <strong>le</strong> désir de l'analyste qui opère<br />

lorsqu'il s'engage avec un analysant dans l'aventure<br />

d'une cure, c'est avec ce désir qu'il se risque dans<br />

une rencontre à chaque fois singulière, <strong>et</strong> c'est ce<br />

désir encore qui perm<strong>et</strong> d'en soutenir l'enjeu jusqu'à<br />

son terme.<br />

C'est une question d'éthique, à condition de s'entendre<br />

sur ce terme. L'éthique n'est pas une qualité<br />

extrinsèque à <strong>la</strong> psychanalyse, el<strong>le</strong> est au fondement<br />

de <strong>la</strong> pratique de <strong>la</strong> cure, el<strong>le</strong> est sa condition même.<br />

Pour d'autres professions, il existe une déontologie<br />

à l'aune de <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> tel<strong>le</strong> pratique pourra être<br />

reconnue conforme ou au contraire condamnab<strong>le</strong><br />

par une instance ordina<strong>le</strong>. Pour <strong>la</strong> psychanalyse,<br />

léthique s'identifie avec l'acte analytique au sens de<br />

sa condition préa<strong>la</strong>b<strong>le</strong>. L'orientation même de <strong>la</strong><br />

cure dépend de <strong>la</strong> position éthique de l'analyste, el<strong>le</strong><br />

est déterminée par ce désir particulier que <strong><strong>La</strong>can</strong> a<br />

nommé «désir de l'analyste », <strong>le</strong>quel décou<strong>le</strong> de sa<br />

propre analyse. Il n'est pas écrit que ce désir se<br />

renouvel<strong>le</strong> à chaque fois, mais il est certain par<br />

contre que l'avenir de <strong>la</strong> psychanalyse en dépendra.<br />

Or c<strong>et</strong> acte n'est pas en dehors de l'histoire, <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

responsabilité des analystes consiste à l'effectuer<br />

dans <strong>le</strong>s enjeux de <strong>le</strong>ur temps. L'exercice de <strong>la</strong><br />

121


psychanalyse n'est pas indépendant de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce que<br />

l'analyste pourra occuper - <strong>le</strong>s régimes dictaoriaux<br />

<strong>et</strong> totalitaires en ont fourni <strong>la</strong> démonstratiori par <strong>la</strong><br />

négative. A chaque fois, c'est-à-dire dans chaque<br />

rencontre singulière, il y va d'un choix éthique.<br />

Ainsi <strong>le</strong>s analystes sont-ils confrontés aujourd'hui<br />

à <strong>la</strong> question des «nouvel<strong>le</strong>s pathologies »,<br />

dont certains soutiennent qu'el<strong>le</strong>s sont symptomatiques<br />

de notre monde bou<strong>le</strong>versé. D'aucuns dénient<br />

<strong>le</strong>ur existence, d'autres excluent que <strong>la</strong> psychanalyse<br />

puisse y répondre <strong>et</strong> limitent <strong>le</strong>ur ambition au territoire<br />

balisé des névroses de culpabilité, d'autres<br />

enfin proposent de nouvel<strong>le</strong>s manières d'accueillir<br />

ce qu'ils considèrent d'abord comme de nouvel<strong>le</strong>s<br />

demandes. Trois positions dont on peut gager<br />

qu'el<strong>le</strong>s ne sont pas sans ,conséquences possib<strong>le</strong>s sur<br />

<strong>la</strong> capacité de <strong>la</strong> psychanalyse à faire face au ma<strong>la</strong>ise<br />

dans <strong>la</strong> civilisation.<br />

Plus généra<strong>le</strong>ment, on peut soutenir que <strong>la</strong><br />

manière dont <strong>le</strong>s psychanalystes se situent par<br />

rapport à l'extraordinaire inf<strong>la</strong>tion de <strong>la</strong> demande de<br />

psychologie aura des implications majeures sur<br />

l'avenir de <strong>la</strong> psychanalyse même. C<strong>et</strong>te demande de<br />

psychologie est généralisée : el<strong>le</strong> est à <strong>la</strong> fois individuel<strong>le</strong><br />

<strong>et</strong> col<strong>le</strong>ctive. Au cas par cas, on ne peut qu'être<br />

sensib<strong>le</strong> à l'impact des idéaux sociaux sur <strong>la</strong> demande<br />

du <strong>suj<strong>et</strong></strong> : chacun semb<strong>le</strong> aujourd'hui devoir rég<strong>le</strong>r<br />

son existence selon un impératif de «développement<br />

personnel ». Mais el<strong>le</strong> est tout autant manifeste<br />

dans <strong>le</strong>s demandes des diverses institutions de<br />

santé, de travail, d'éducation ou de justice, qui pressent<br />

<strong>le</strong>s analystes de se faire <strong>le</strong>s thérapeutes de <strong>le</strong>ur<br />

propre désarroi. Il est de <strong>la</strong> responsabilité des analystes<br />

d'y répondre autrement que ne <strong>le</strong> fait <strong>la</strong><br />

psychologie.<br />

Nous avons essayé d'y travail<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong> cas du<br />

droit, qui nous semb<strong>le</strong> exemp<strong>la</strong>ire. Il s'agissait de<br />

122


montrer, par un travail critique effectué à partir de<br />

quelques concepts essentiels de <strong><strong>La</strong>can</strong>, que <strong>la</strong> psychanalyse<br />

ne pouvait sans se renier effacer <strong>le</strong>s différences<br />

<strong>et</strong> <strong>le</strong>s distinctions essentiel<strong>le</strong>s d'avec <strong>le</strong> champ<br />

juridique, alors que <strong>le</strong> plus souvent on s'attache à<br />

établir des passerel<strong>le</strong>s conceptuel<strong>le</strong>s, au prix d'une<br />

grande confusion. Souligner <strong>le</strong>s ruptures <strong>et</strong> <strong>le</strong>s discontinuités<br />

opérées par <strong><strong>La</strong>can</strong>, c'est prendre appui<br />

sur ce qui résiste, <strong>et</strong> c'est <strong>la</strong> voie <strong>la</strong> plus ferti<strong>le</strong> tant il<br />

est vrai, comme l'indique Freud dès ses premiers<br />

écrits, que penser. c'est se tenir face à ce qui fait obstac<strong>le</strong>,<br />

c'est s'affronter au réel.


Tab<strong>le</strong> des matières<br />

Introduction ...................................... ................. 7<br />

I. Inconscient <strong>et</strong> signifiant ......... .. ...................... 13<br />

<strong>La</strong> psychanalyse n'est pas une psychologie<br />

des profondeurs .........................................;.. . 13<br />

Inconscient, histoire <strong>et</strong> structure ................. 17<br />

L<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> p<strong>la</strong>ces ............................................. 25<br />

L'inconsCient structuniliste <strong>et</strong> <strong>le</strong> droit ......... 28<br />

Le .<br />

<strong>suj<strong>et</strong></strong> u x;t n-savoir ........... ... ............. ... .... 32<br />

SUj<strong>et</strong> <strong>et</strong> slgruf<strong>la</strong>nt ......................... .......... ........ 35<br />

II. Symbolique <strong>et</strong> nœud borroméen ................ 40<br />

Le symbolique de <strong><strong>La</strong>can</strong> ............................ ... 40<br />

Le nœud borroméen ... .................................. 43<br />

III. L'imaginaire ............................ ..................... 47<br />

L'egopsychology, hier <strong>et</strong> aujourd'hui ........... 47<br />

L'expérience du miroir <strong>et</strong> ses produits ........<br />

Narcissisme <strong>et</strong> logique de <strong>la</strong><br />

méconnaissance ........................................ ..... 54<br />

Connaissance paranoïaque <strong>et</strong> imaginaire<br />

du contrat ... ..... .. .. ........................................... 56<br />

61<br />

IV. L'obj<strong>et</strong> .......... ... .. .............. ....... ..... ....... ........... 61<br />

L'obj<strong>et</strong> perdu, <strong>le</strong> manque d'obj<strong>et</strong> . ..... .... .......<br />

Besoin, demande, désir ................................. 63<br />

Obj<strong>et</strong> a ............................................................ 68<br />

124<br />

50


V. L'obj<strong>et</strong>, <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong>, <strong>le</strong> réel ......................... 71<br />

ai ? t <br />

Augustin <strong>et</strong> l'obj<strong>et</strong> de <strong>la</strong> dispute .<br />

Jundlque ......................................................... 71 1<br />

<strong>La</strong> Chose, <strong>la</strong> <strong>jouissance</strong> ................................. 75<br />

Le réel ............................................................. 79<br />

Réel <strong>la</strong>canien <strong>et</strong> logique juridique ................ 81<br />

VI. Le <strong>suj<strong>et</strong></strong> .................................... .. ................... 86<br />

Suj<strong>et</strong> de droit <strong>et</strong> <strong>suj<strong>et</strong></strong> de <strong>la</strong> psychanalyse .... 87<br />

Le <strong>suj<strong>et</strong></strong>, divisé ............................................... 92<br />

Suj<strong>et</strong> supposé savoir <strong>et</strong> transfert .............:..... 96<br />

VII. Loi, éthique, politique ............................... 100<br />

Crime freudien <strong>et</strong> droit ................................. 100<br />

. Désir <strong>et</strong> <strong>loi</strong>, impossib<strong>le</strong> <strong>et</strong> interdit ............;... 103<br />

<strong>La</strong> Loi, <strong>le</strong>s <strong>loi</strong>s . ............................................... 105<br />

Les quatre discours .............................. ....... .. 108<br />

Éthique de <strong>la</strong> psychanalyse ......... ............. ..... 111<br />

Responsabilité <strong>et</strong> «psycho-juridisme » ....... 113<br />

Conclusion .... ..................................................... 118

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