01.10.2017 Views

MPP 17 leg

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

MÊME PAS PEUR<br />

MARS 20<strong>17</strong>/ N°<strong>17</strong> /3 €<br />

100% caricoles et tarte au riz<br />

LES RÉACS REVIENNENT<br />

N° <strong>17</strong> 20<strong>17</strong> - Belgique 3 € - www.memepaspeur-lejournal.net/ Editeur rersp. Etienne Vanden Dooren, 28 rue de l’Ange 6001 Marcinelle (B)


2 / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / MARS 20<strong>17</strong> MARS 20<strong>17</strong> / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / 3<br />

COUILLE MOLLE<br />

ET LE MANAGEMENT INTERCULTUREL<br />

— Tout fout le camp, fieu ! Les<br />

gens n’ont plus de respect pour<br />

rien. Et on n’est plus chez nous,<br />

moi je te le dis !<br />

Aujourd’hui, ça s’entend de loin,<br />

mon pote Couille Molle 1 est en<br />

pétard. Je lui fais observer que<br />

ce n’est pas une raison pour postillonner<br />

dans mon café, mais il<br />

continue.<br />

— Figure-toi que ce matin, fieu,<br />

j’arrive un peu plus tôt au bureau<br />

et je tombe sur la nouvelle femme<br />

de ménage. La petite Kosjvrâ. Je<br />

ne sais pas si c’est son vrai nom,<br />

mais tout le monde l’appelle<br />

comme ça. Elle terminait de<br />

passer la serpillière et elle avait<br />

mis sur la porte une affichette<br />

« essuyé vos pieds ». Comme<br />

j’étais pressé, je n’ai pas fait attention,<br />

et la voilà qui m’engueule !<br />

Tu te rends compte ? Une femme<br />

de ménage qui se permet de me<br />

faire des remarques. À moi, qui ai<br />

trente ans de maison !<br />

Alors, je n’y ai pas été par quatre<br />

chemins, tu penses. Je lui ai fait :<br />

Madame, vous venez sans doute<br />

d’un pays où l’on ne reçoit pas<br />

la même éducation qu’ici, mais<br />

sachez que chez nous on dit<br />

« veuillez essuyer vos pieds, s’ilvous-plaît<br />

». Et si vous venez chez<br />

nous, vous êtes priée de respecter<br />

nos usages. Et, tant qu’à faire,<br />

j’eusse apprécié que vous écrivassiez<br />

sans fautes. Le respect de la<br />

culture passe aussi par le respect<br />

de l’orthographe, et la vôtre est<br />

déplorable.<br />

Je ne sais pas si elle a compris,<br />

mais tu aurais vu sa tête. Ça lui<br />

a drôlement rabattu son caquet.<br />

Non mais ! La moindre des choses<br />

qu’on demande quand ces gens-là<br />

viennent prendre du travail chez<br />

nous, c’est qu’ils aient un français<br />

correct. J’ai pas raison ?<br />

Notre collègue Poil Decul1, qui<br />

passait par là, a susurré : — « écrivissiez<br />

», pas « écrivassiez »…<br />

Couille Molle a fait comme s’il<br />

n’avait pas entendu, mais il est<br />

devenu tout rouge. Il a poursuivi.<br />

— De nos jours, on ne peut plus<br />

rien dire sans se faire critiquer,<br />

fieu. Si tu as le malheur de dire<br />

« je broie du noir », tu te fais<br />

traiter de raciste. On te regarde<br />

comme si tu allais écraser des<br />

petits bamboulas avec un mixer.<br />

Bamboula, c’est un mot gentil,<br />

hein. Je ne suis pas raciste, tu<br />

penses bien. La preuve : j’ai suivi<br />

le séminaire d’entreprise « Management<br />

interculturel et gestion<br />

de la diversité : deux leviers de<br />

performance ». Eh bien, tous les<br />

managers, les consultants en<br />

communication, en Ressources<br />

humaines ou en stratégie marketing<br />

sont d’accord : le racisme,<br />

c’est mal.<br />

Je te passerai le PowerPoint, si tu<br />

veux. C’est écrit en toutes lettres :<br />

« Pour rester agiles et innovantes,<br />

les entreprises ont besoin des<br />

approches variées que ses collaborateurs<br />

aux identités différentes<br />

peuvent lui apporter. » Tu<br />

comprends, fieu ? Par exemple, si<br />

une entreprise veut s’implanter<br />

sur les marchés internationaux,<br />

elle a intérêt à employer des<br />

gens habitués à la coutume des<br />

palabres. C’est comme ça qu’on se<br />

fait une clientèle dans ces payslà.<br />

Même chose pour un magasin<br />

dans un quartier où il y beaucoup<br />

d’Arabes, c’est mieux d’avoir<br />

une caissière arabe. Ces gens-là<br />

aiment bien être entre eux, hein.<br />

Autre exemple, si tu fabriques du<br />

chocolat, tu as intérêt à mettre la<br />

photo d’un noir sur l’emballage.<br />

Sauf si c’est du chocolat blanc<br />

évidemment, là tu mets pas un<br />

noir. Tu mets… heu, par exemple,<br />

Michael Jackson. Oui, enfin,<br />

passons…<br />

Ce que j’ai retenu, c’est que l’entreprise<br />

performante doit mettre<br />

à profit les spécificités des profils<br />

de ses employés.<br />

Tiens, prends Ovomaltine, le<br />

garçon de course de la boîte... Il<br />

ne s’appelle pas vraiment Ovomaltine,<br />

hein. Son vrai nom, c’est<br />

Alphonse. Il est Malien. Plus<br />

black que ça, tu ne trouveras pas.<br />

Au début, je l’avais surnommé<br />

Banania, mais on me l’a reproché.<br />

Tout le monde n’a pas le sens de<br />

l’humour, hein. Alors maintenant,<br />

je l’appelle Ovomaltine.<br />

Je n’ai rien contre les blacks,<br />

hein, attention. Au contraire,<br />

j’adore les sportifs noirs. Les voir<br />

jouer au foot, ça me fascine.<br />

André Clette<br />

Je lui ai dit, vous autres, les blacks,<br />

vous êtes faits pour le sport. Vous<br />

avez une supériorité naturelle.<br />

C’est génétique. Plus de muscles,<br />

moins de graisse, des jambes plus<br />

longues, plus d’endurance… C’est<br />

la vie dans la brousse qui vous<br />

donne ça. Donc, comme garçon de<br />

course, vous avez le profil idéal.<br />

Je suppose qu’au Mali, vous avez<br />

beaucoup d’écoles où on apprend à<br />

être garçon de course.<br />

Il m’a répondu, je ne sais pas. J’ai<br />

fait l’anthropologie. Je suis docteur<br />

en anthropologie.<br />

Tu te rends compte, s’est esclaffé<br />

Couille Molle. Docteur en anthropologie<br />

! Tout ce qu’il ne faut pas<br />

entendre ! Alors, je lui ai dit : eh<br />

bien docteur, quand j’aurai mal à<br />

l’anthropologie, je viendrai te voir.<br />

Haha, tu aurais vu sa tête…<br />

À ce moment-là, Poil Decul s’est<br />

approché. Il a dit : — Pour ton info,<br />

Alphonse, que tu appelles Ovomaltine<br />

enseignait à l’université<br />

de Bamako avant le coup d’État. Et<br />

la petite Kosjvrâ ne s’appelle pas<br />

comme ça. Ce sont les Bruxellois<br />

qui l’appellent comme ça. Son vrai<br />

nom, c’est Chloé Dubois. Sa famille<br />

est de Nassogne…<br />

Au fait, je dois préciser que mon<br />

pote Couille Molle n’est pas vraiment<br />

un pote. Juste un collègue de<br />

bureau.<br />

1 NDLR : les noms et prénoms ont été changés<br />

pour préserver l’anonymat des personnes.<br />

COMME EN 40 AVEC LA<br />

SNCB ! Camille Lermenev<br />

Si vous êtes un usager de nos transports<br />

ferroviaires de moins en moins<br />

publics, vous aurez pu gouter aux joies<br />

de la campagne de publicité interne à la<br />

SNCB (vous subissez quotidiennement<br />

les publicités externes, qui font de votre<br />

voyage payant un matraquage continu)<br />

portant le délicieux slogan : « Quelque<br />

chose de suspect ? Appelez le numéro<br />

vert 0800 30 230 ». Et parce qu’un slogan<br />

n’est jamais mieux compris qu’agrémenté<br />

d’un « visuel », un quidam s’étonnant de<br />

voir une belle centaure blonde lisant les<br />

horaires sur le quai nous est infligé en<br />

guise d’illustration. On imagine d’ici les<br />

suées des larbins de la boite de comm’<br />

qui ont accouché de cet étron publicitaire.<br />

En matière de personnes ou de<br />

comportement suspect, c’est sans doute<br />

un bon Arabe basané et barbu qui a dû<br />

leur venir spontanément à l’esprit. Mais<br />

bon que voulez-vous, les gauchistes et le<br />

centre pour l’égalité des chances veillent,<br />

il a bien fallu trouver plus politiquement<br />

correct. Mais quoi bon sang ? Un sale SDF<br />

bourré ? Un coup à avoir Emmaüs sur le<br />

dos. Une prostituée qui racole Gare du<br />

Nord ? Une idée à se prendre les foudres<br />

de ces emmerdeuses de féministes. Un<br />

mendiant ? Pas bon, la Stib a déjà eu<br />

des emmerdes sur le sujet. Et voilà nos<br />

pubeux et la SNCB confrontés à la dure<br />

réalité de l’hypocrisie : c’est bien toute<br />

cette chienlit qui est visée, mais le comble<br />

c’est qu’on ne peut pas le dire !? Bon ben<br />

on va mettre un centaure. Là, en principe,<br />

personne ne viendra se plaindre…<br />

montre un peu ses seins, faut accrocher<br />

le péquenot.<br />

Non ? Je me trompe ? Ce n’est pas la<br />

chienlit ? Ah, les comportements suspects<br />

à dénoncer seraient en fait liés aux<br />

attentats ? Un bagage abandonné, un gros<br />

paquet dans une poubelle ? Faut-il comprendre<br />

que la cohorte des nettoyeurs,<br />

l’ensemble des contrôleurs, les nombreux<br />

flics, les légions d’agents de gardiennage,<br />

militaires, les sécurails (quel nom<br />

pitoyable) et toutes les caméras ne suffisent<br />

donc pas ? Non, apparemment pas.<br />

Ce n’est pas assez. Il faut en outre que tout<br />

un chacun apprenne à suspecter l’autre,<br />

L’Éditorial<br />

à le surveiller, et si possible à le dénoncer.<br />

Et évidemment, à défaut de paquet<br />

bizarre, il y a tout le reste : trois jeunes<br />

assis dans le couloir, un type endormi sur<br />

un banc…Et après ? Après, chers lecteurs<br />

de Même Pas Peur, il faut un peu d’imagination.<br />

La délation, ça s’apprend. Comme<br />

en 40, il faut un peu d’entrainement, et<br />

après ça vient tout seul, et ensuite, on y<br />

prend goût ! Si, si ! Je vous propose donc<br />

de participer massivement au succès de<br />

cette chouette entreprise : téléphonez à<br />

tout va, pour dénoncer, moucharder, cafter<br />

et encore dénoncer ! Le voisin a mis<br />

le doigt dans son nez ? Numéro vert !<br />

Un chiard crie trop fort dans le wagon ?<br />

Numéro vert ! Une étudiante renverse<br />

son café sur le siège ? Numéro vert !<br />

Un numéro diffusé partout qui appelle<br />

à dénoncer son voisin ? Numéro vert !<br />

Oui, dénoncez-le aussi ! Et surtout ! Ce<br />

sera sans doute le seul appel qui vaudra<br />

le coup : bien mettre en lumière ce qu’ils<br />

sont en train de faire, et le leur dire en<br />

face : ils essayent de faire de nous les flics<br />

de notre prochain.<br />

Même Pas Peur bande ses<br />

muscles et rassemble ses<br />

forces<br />

Plus de quatre mille ‘j’aime’ sur la<br />

page Facebook de Même Pas Peur !<br />

C’est bien. Mais ça fait quand<br />

même plus de trois mille radins<br />

qui n’achètent pas ce journal… Pas<br />

toi, ami lecteur. Puisque tu tiens<br />

précisément entre tes mains, en ce<br />

moment, ce <strong>17</strong>e numéro, impatient<br />

de découvrir les facéties de nos<br />

dessinateurs et la faconde de nos<br />

rédacteurs.<br />

Ou alors, peut-être es-tu en train<br />

de le lire par-dessus l’épaule de ton<br />

voisin ? Si c’est le cas, sache que tu<br />

mérites des claques. Car, ce journal,<br />

il faut l’acheter pour qu’il continue à<br />

vivre.<br />

Même Pas Peur a fait le choix d’être<br />

indépendant de toute publicité et de<br />

toute structure. Il n’a de lien avec<br />

aucune entreprise de presse, aucun<br />

parti, aucune organisation. Même<br />

Pas Peur a fait le choix de la liberté<br />

de ton dans la critique et la satire,<br />

avec une préférence pour l’irrévérence<br />

et l’humour vache. Même Pas<br />

Peur a fait le choix d’aller à contrecourant,<br />

le choix de sortir des sentiers<br />

battus, d’explorer les chemins<br />

de traverse et d’emprunter les sens<br />

interdits. Même Pas Peur se refuse<br />

à bêler avec les moutons, comme à<br />

hurler avec les loups.<br />

Ça a un prix.<br />

Les contributeurs et trices ne<br />

touchent pas un radis. Ces énergumènes<br />

bossent pour le plaisir et par<br />

passion, parce qu’ils ont des choses<br />

à dire et à rire, que les occasions sont<br />

trop rares, et qu’il ne faudrait pas<br />

laisser à l’extrême-droite le monopole<br />

de la presse satirique.<br />

C’est sympa, mais il faut quand<br />

même payer l’imprimeur, le diffuseur<br />

et les libraires.<br />

Tu l’auras compris, ami lecteur, les<br />

finances de Même Pas Peur ne sont<br />

pas au beau fixe. Nous n’allons pas<br />

nous laisser abattre pour si peu. Au<br />

contraire.<br />

Si vous aimez Même Pas Peur,<br />

soutenez-le<br />

Mannenkens pis : La NVA vient de<br />

lui offrir un nouveau costume, celui<br />

du Wallon fainéant. Il sera porté le<br />

jour de chômage national.<br />

BRÈVES DE TROTTOIR<br />

Présidentielles françaises : une<br />

nouvelle victoire du féminisme<br />

attendue. Le premier président<br />

d’extrême droite de l’histoire de la<br />

république sera une femme.<br />

Embouteillages : le ministre de la<br />

mobilité prend le problème à bras le<br />

corps : « Désormais je ferai du télétravail,<br />

je pourrai peut-être consacrer<br />

plus de temps au problème».<br />

Si vous ne savez pas toujours où<br />

acheter Même Pas Peur, la liste de<br />

librairies qui le reçoivent est visible<br />

sur le site www.memepaspeurlejournal.net.<br />

Sinon, le mieux, c’est encore de vous<br />

abonner et d’abonner vos amis :<br />

pour 35 €, on reçoit 11 numéros<br />

à la maison, sans quitter<br />

ses pantoufles. Pour 50 €, on<br />

reçoit 11 numéros et on soutient<br />

le journal<br />

Si vous souhaitez faire un don, c’est<br />

désormais possible en ligne sur le<br />

site de Même Pas Peur<br />

Dans les prochains jours, les éditions<br />

Même Pas Peur sortiront une<br />

collection de livres de ses dessinateurs.<br />

Précipitez-vous pour les acheter.<br />

Faites-en collection. C’est un placement<br />

sûr.<br />

Contribuez à la contagion : sur<br />

simple demande, on vous enverra<br />

un paquet de flyers à déposer chez<br />

votre libraire, votre légumier et<br />

votre bistrot préféré. Vous les trouverez<br />

aussi sur le site de Même Pas<br />

Peur. Vous pouvez les imprimer, les<br />

photocopier, les diffuser. C’est facile<br />

et c’est utile.<br />

D’autres actions sont prévues, mais<br />

de cela, on reparlera…<br />

En attendant de se refaire une santé,<br />

Même Pas Peur paraîtra en bimestriel<br />

jusqu’à la fin de l’année.<br />

On n’est pas riches, mais on n’est<br />

pas sans dents. Et on continuera à<br />

mordre.


4 / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / MARS 20<strong>17</strong> MARS 20<strong>17</strong> / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / 5<br />

S’INSTRUIRE EN S’AMUSANT<br />

FRONTIÈRES André Clette<br />

Résumé de l’épisode précédent : Naître incite à la mauvaise humeur.<br />

Le monde est décidément trop vaste.<br />

Tous ces continents, ces océans, ces<br />

fleuves, ces chaînes de montagnes… On<br />

s’y perd. Songez que la planète Terre fait<br />

plus de 510 millions de Km2 de superficie.<br />

Ça fait peur. L’homme s’y sent vraiment<br />

trop petit.<br />

Pour se rassurer, il s’achète 10 ares de<br />

terrain. Il y construit sa maison. Il l’entoure<br />

de thuyas. Pour dormir tranquille,<br />

il pose une caméra de surveillance et un<br />

détecteur de mouvement. Cela ne suffit<br />

pas à le rasséréner entièrement. La vastitude<br />

du monde l’angoisse.<br />

Les géographes se portent à son secours<br />

en quadrillant les cartes de lignes imaginaires.<br />

Dans son filet de méridiens et de<br />

parallèles, la planète a déjà un air plus<br />

civilisé. Mais cela n’aide que les marins<br />

et les voyageurs. Et c’est justement ça qui<br />

lui fait peur à l’homme, derrière sa haie<br />

de thuyas qui le protège à peine. Penser<br />

à tous ces voyageurs qui parcourent<br />

le globe, de case en case, sans même se<br />

prendre les pieds dans les mailles du<br />

filet. Et s’ils venaient piétiner son jardin ?<br />

Y planter leur tente ? Voler ses poules ?<br />

Voiler ses filles et ses compagnes ?<br />

Stress, détresse et désarroi<br />

Ses voisins partagent la même inquiétude.<br />

Ensemble, ils tracent d’autres lignes<br />

imaginaires, en pointillés sur la carte.<br />

Les parcours sinueux tiennent à l’écart<br />

les voisins indésirables. De ce côté-ci,<br />

l’homme est chez lui. Il est « de souche ».<br />

Ici sont ses racines. Car l’homme partage,<br />

en effet, avec le légume, l’ancestrale préoccupation<br />

de ses racines. L’intrus qui<br />

viendrait piétiner ses terres le mettrait en<br />

péril. Et il a déjà bien assez de soucis avec<br />

ses thuyas, toujours menacés par l’araignée<br />

rouge, le feu bactérien, et autres<br />

cochenilles d’importation.<br />

De l’autre côté de la ligne se tapit l’intrus,<br />

le parasite, l’indésirable. Le barbare, forcément<br />

hostile. Sa seule présence est une<br />

insulte à la dignité. Car, dans ce monde<br />

trop vaste, l’homme est nombreux. Des<br />

milliards de spécimens. C’est trop pour<br />

un seul homme. L’homme a peur de son<br />

nombre. Il craint pour son « identité ».<br />

Cette identité qu’il tient de ses pères,<br />

de ses pairs, et de sa terre, l’homme la<br />

sait fragile. Il la pressent soluble dans<br />

le temps et dans la confrontation avec<br />

autrui. Et comme il ne sait pas exactement<br />

ce qui la délimite, il s’en remet à ses<br />

frontières.<br />

Craintes et tourments<br />

Dans « frontière », il y a « front ». Et<br />

ce front est national. La nation préserve<br />

l’identité. On peut avancer que l’identité<br />

est à la nation ce que l’intimité est aux<br />

toilettes. On sait que dans les toilettes,<br />

l’homme supporte ses propres odeurs,<br />

voire s’en délecte, tandis que renifler<br />

les odeurs des autres lui répugne. Une<br />

nation sans frontières serait comme une<br />

toilette sans porte. D’où l’importance des<br />

pointillés sur la carte.<br />

Par chance, ou par malheur, dans ce<br />

monde trop vaste, l’homme n’est pas seulement<br />

nombreux, il est aussi caractérisé<br />

par une grande diversité. Ça permet le tri<br />

sélectif. On peut le ranger par couleurs,<br />

par religions, par langues… ce qui facilite<br />

grandement le traçage des pointillés.<br />

Mais il ne suffit pas que les toilettes<br />

aient une porte. Encore faut-il que cette<br />

porte soit munie d’un loquet, d’une serrure,<br />

d’un verrou, d’une targette… enfin,<br />

n’importe quoi, du moment qu’on puisse<br />

s’y enfermer. Sans quoi, elle est ouverte à<br />

tous les abus.<br />

Certains s’obstinent, en effet, à vouloir<br />

franchir ces pointillés qui s’avèrent peu<br />

dissuasifs.<br />

Inquiétude et appréhension<br />

Dans ce monde trop vaste, l’homme<br />

n’est pas seulement nombreux et diversifié,<br />

il est aussi sérieusement divisé. À<br />

côté de l’homme qui se cramponne à son<br />

identité, il y a celui qui préfère s’attacher<br />

à son humanité. Dépourvu de signe distinctif,<br />

il échappe au tri sélectif le plus<br />

tatillon. Si bien qu’on en rencontre même<br />

sur le territoire national. Sous prétexte<br />

d’humanité, cet individu serait capable<br />

d’aider des intrus à franchir les pointillés.<br />

Planter des thuyas sur tout le pourtour<br />

du territoire national ne résoudrait rien.<br />

Sans compter qu’il se trouvera toujours,<br />

parmi les voisins, l’un ou l’autre pour<br />

préférer le buis, le troène, ou encore<br />

l’aubépine ou le cotonéaster. On est parti<br />

pour des discussions sans fin.<br />

Alors, l’homme invente le fil de fer barbelé.<br />

C’est un petit pas pour l’homme,<br />

mais un grand pas contre l’humanité.<br />

Il préserve le sédentaire du nomade, le<br />

pâlichon du basané, le cultivateur de<br />

l’éleveur, les O’Timmins des O’Hara… Et<br />

tout ça pour pas cher.<br />

Le barbelé a ses détracteurs. Bon marché,<br />

certes, et vite mis en place, mais<br />

trop fragile. Une pince coupante suffit<br />

à en avoir raison. Un vrai mur en dur,<br />

c’est quand même autre chose. Il faut<br />

construire durable. C’est une question<br />

d’esthétique aussi. À long terme, c’est<br />

rentable. Voyez le mur d’Hadrien au nord<br />

de l’Angleterre. Les touristes y vont en<br />

masse. Et que dire de la grande muraille<br />

de Chine. Il paraît qu’on la voit depuis la<br />

lune. Ça c’est dissuasif !<br />

La question reste ouverte. Pendant ce<br />

temps, l’homme s’évade dans les épisodes<br />

de Games of Thrones. On y voit une<br />

muraille gigantesque bâtie par l’homme<br />

pour le protéger d’une maléfique menace<br />

venue du fonds des temps : son semblable.<br />

Et c’est quand même autre chose qu’une<br />

haie de thuyas.<br />

L'OE I L DE L’OBSERVATOIRE<br />

BRUXELLOIS DU CLINAMEN<br />

LA PILULE DU LENDEMAIN DE LA VEILLE<br />

« Il ne faut jamais remettre au lendemain ce qu’on peut<br />

faire le surlendemain ; sinon on serait un jour en avance ».<br />

Léo Campion.<br />

Dr Lichic<br />

Comme les réactionnaires, religieux et autres conservateurs de tous poils<br />

sont contre l’avortement, ils présentent une tendance discrète mais tenace à<br />

vouloir dans la foulée disqualifier la pilule du lendemain. Une belle et bonne<br />

raison de la célébrer chaque fois que faire se peut. Cependant, tout reconnaissants<br />

que nous sommes de cette merveilleuse invention, alexipharmaque qui<br />

tombe parfois à point pour soulager les oublis de nos gloutons transports,<br />

nous en oublions le Potentiel qui entoure comme un excipient sucré ce concept<br />

étonnant. Déclinons ici quelques variantes délicates pour le plaisir de l’intellect<br />

et le progrès de nos simiesques sociétés. Les lendemains des uns ne sont<br />

en effet pas les lendemains des autres. D’abord, qui dit pilule du lendemain<br />

implique pilule d’aujourd’hui (qui est en fait une pilule du lendemain de la<br />

veille) et pilule d’hier (qui, oubliée la veille et avalée aujourd’hui, est donc aussi<br />

une pilule du lendemain). On note également la pilule du lendemain matin,<br />

parfumée croissant chaud, et la pilule du lendemain soir, goût camomille. Certains<br />

évoquent la pilule du lendemain de noces (pour celles qui hésitent sur<br />

le doublé), la pilule du lendemain à main (filée par une copine), la pilule des<br />

lendemains qui chantent (que l’on prend après une bonne manif) et enfin la<br />

pilule de la veille, pour les prévoyantes qui s’attendent à être dissipées par la<br />

suite (on raconte que certaines pilules de la veille se prennent tous les jours du<br />

mois !? Que nos amoureuses soient ici remerciées).<br />

Mais toutes les pilules du lendemain n’ont pas vocation contraceptives, et<br />

varient dans leurs formes galéniques. Évoquons le trochisque du lendemain<br />

de soirée arrosée (aussi appelée dragée des lendemains difficiles ou aspirine),<br />

la pilule du lendemain de constipation (qui s’avale par le bas), la pilule à bronzer<br />

du lendemain (de journée couverte), la pilule amincissante du lendemain<br />

(pour les boulimies d’hier), la capsule de la veille (qui contre le sommeil), la<br />

gélule de la semaine prochaine (qui soigne la procrastination) ou encore la<br />

pastille de Vichy (qui aide à l’introspection historique des peuples). On rencontre<br />

également les lendemains de Jeux olympiques les cons primés d’hier.<br />

Enfin, avalé quotidiennement sans plaisir par des millions de personnes, le<br />

cachet sans lendemain, triste solde versée aux employés à la journée exploités<br />

de par le monde.<br />

BRÈVES DE TROTTOIR<br />

Pauvreté : de plus en plus de<br />

pauvres en Belgique. De pauvres<br />

cons aussi, qui laissent faire.<br />

Assistés : La droite déteste les gens<br />

payés à ne rien faire. Les actionnaires<br />

ont du souci a se faire.


6 / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / MARS 20<strong>17</strong> MARS 20<strong>17</strong> / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / 7<br />

JE SUIS RÉAC<br />

Nous savons reconnaître aisément<br />

les réactionnaires, ils défendent une<br />

vision conservatrice de la société (« nos<br />

valeurs, nos voleurs ») qui refoule toute<br />

avancée progressiste (qui a en horreur la<br />

libération des mœurs, l’homosexualité<br />

(affichée au grand jour mais ils tolèrent<br />

celle qui se dissimule sous la soutane),<br />

l’écologie radicale, la dépénalisation des<br />

drogues, le partage des richesses et j’en<br />

passe...), souvent ils sont sous l’emprise<br />

d’un dogme religieux ou économique,<br />

une culture de classe accrochée à ses privilèges,<br />

reléguant leur esprit dans une<br />

forme de pensée archaïque. Mais attention,<br />

mettons bien les points sur les « i »<br />

de notre indignation : si nous savons les<br />

débusquer, ceux-ci, dans une offensive<br />

cynique savent parfaitement retourner<br />

l’adjectif contre leurs détracteurs ! Tout<br />

comme le con, le réactionnaire peut d’un<br />

coup vous renvoyer la baballe et vous<br />

reléguer au rôle du chien de garde que<br />

vous voulez justement montrer du doigt !<br />

C’est la fameuse loi du céçuiquildiquilé.<br />

« Rétrograde », « conservateur », synonymes<br />

de réactionnaire, sont habilement<br />

retournés comme des vestes (taillées<br />

par et pour les élites au pouvoir) dans<br />

la novlangue de la communication politique<br />

moderne... Ils se défendent d’être<br />

réacs en opposant par exemple notre<br />

attachement aux acquis sociaux comme<br />

une forme réactionnaire et « anti-progrès<br />

». Démonstration : quand la Droite<br />

(ou la fausse-Gauche sociale-libérale)<br />

avance les bras ouverts vers plus de flexibilité,<br />

vers plus de concurrence, vers plus<br />

de « réformes » pour « libérer le travail »,<br />

elle oppose à ses détracteurs une trop<br />

forte rigidité, qu’elle présente comme un<br />

archaïsme, un manque de modernisme<br />

faisant passer les critiques comme émanant<br />

d’une frange « conservatrice » de la<br />

population, avec l’image jaunie du syndicaliste<br />

attaché à son vieux monde et sa<br />

lutte des classes « d’un autre âge ». C’est<br />

là qu’il faut savoir argumenter, et, ce n’est<br />

pas toujours simple. Il faut démontrer que<br />

la défense des acquis sociaux est le socle<br />

d’une société plus égalitaire, que tâter<br />

le pouls des comportements contemporains<br />

pour adapter les lois va dans le<br />

sens d’une modernité des mœurs et que<br />

tout ça est une posture progressiste alors<br />

qu’un réac n’y voit là que la déliquescence<br />

des valeurs morales, une forme de décadence<br />

et que pour lui la modernité est liée<br />

à une certaine idée déformée de la liberté,<br />

intrinsèquement liée à l’idée du « progrès<br />

» exponentiel et sans limite. C’est<br />

qu’on n’a pas dans la tête la même perception<br />

du monde, et qu’on est toujours le<br />

réac de l’autre et c’est là que le débat n’est<br />

plus guère possible. De la même manière<br />

qu’un colon sioniste réclame de vivre<br />

sur la terre de ses ancêtres car c’est écrit<br />

dans les textes qu’il juge sacrés, ne peut<br />

aucunement discuter avec un Palestinien<br />

exproprié qui luttera à mort pour continuer<br />

à vivre sur la terre de ses ancêtres<br />

car c’est illégal de l’en chasser.<br />

Je suis donc réac aux yeux de ceux qui<br />

veulent accélérer un mouvement libéral<br />

que je juge mortifère et suicidaire, je suis<br />

Mickomix<br />

donc réac quand je défends des valeurs<br />

sociales qu’on voudrait faire passer pour<br />

obsolètes et plus adaptées aux temps<br />

présents. Je suis réac quand je fustige<br />

la dérive technologique de nos sociétés,<br />

l’abrutissement lié à la prolifération des<br />

écrans, l’omniprésence des smartphones<br />

et de l’hyper-connectivité, réac encore,<br />

pour certains, quand je m’emporte<br />

face aux dérives transhumanistes qui<br />

poussent certaines entreprises à pucer<br />

leurs employés... Réac toujours quand je<br />

fustige la sacro-sainte croissance et l’idée<br />

même de « progrès » ou que je doute des<br />

avancées scientifiques pour résoudre<br />

tous nos problèmes, ou quand je maudis<br />

le nucléaire. Mais je ne suis réac que pour<br />

ceux que je juge réac et si je me positionne<br />

« anti-progrès » quand celui-ci n’aboutit<br />

pas à une société plus égalitaire et apaisée<br />

mais à brader l’humain et son environnement<br />

au plus offrant, je suis progressiste<br />

sur bien des questions sociétales.<br />

La sémantique au secours des<br />

nantis<br />

Autre exemple de guérilla sémantique :<br />

dans la course à l’Elysée de nos voisins<br />

français, un ancien banquier d’affaires<br />

(ayant exercé « avec charme » un travail<br />

de « pute » selon Alain Minc lui-même qui<br />

l’a propulsé chez Rotschild 1 ), le frétillant<br />

Macron, se targue d’être « anti-système »<br />

et ose intituler son bouquin : Révolution<br />

et les médias le trouvent « moderne ».<br />

Un type adoubé par des milliardaires,<br />

moderne et révolutionnaire 2 !? C’est<br />

emblématique de notre époque creuse et<br />

ultra-médiatisée, insidieusement, cyniquement<br />

trompeuse ou Trump lui-même<br />

communique -d’une façon « révolutionnaire<br />

»- en 140 caractères sa manière de<br />

voir le monde, très réactionnaire (enfin<br />

il buzz quoi). On nous dit que c’est frais<br />

tout ça, tellement nouveau, que ce serait<br />

l’inverse du réactionnaire puisque c’est<br />

« révolutionnaire » et que ça apporte un<br />

changement 3 , un renouvellement. Seulement<br />

là ce n’est qu’une posture de communicant<br />

mais les idées, la vision de la<br />

société ne changent pas, elles sont bien<br />

elles, rétrogrades et anti-progressistes.<br />

Sachons donc contourner la sémantique<br />

et débusquer l’authentique réactionnaire,<br />

celui qui veut changer la forme sans toucher<br />

au fond, celui qui veut liquider les<br />

idéaux égalitaires et n’œuvrer que pour<br />

les 1% qui conchient le reste de la planète...<br />

et qui le touche souvent, finalement,<br />

le fond vaseux de son inhumanité.<br />

1 Extrait de «Rothschild, le pouvoir d’un nom», un document<br />

de « Complément d’enquête » diffusé dans «Envoyé<br />

Spécial» le 1er décembre 2016.<br />

2 De surcroît, une révolution ça peut tourner indéfiniment<br />

en boucle, revenir au point de départ et replacer<br />

l’Empire sitôt quelques têtes coupées ! Il y a toujours<br />

une contre-révolution sournoise planquée sous le tapis,<br />

prête à bondir au premier coup de balai.<br />

3 On le sait que le changement c’est pas maintenant, et<br />

qu’il ne viendra pas des élites.<br />

APPRENDRE LE RÉAC<br />

SANS PEINE MAIS AVEC<br />

LE PEN Brouckske<br />

Fini de rire, chers lecteurs, chères<br />

lectrices. L’heure est venue de<br />

mettre fin à vos enfantillages<br />

boboïstes. Nous allons vous aider<br />

à vous intégrer dans la société réac.<br />

À parler réac, à penser réac. Ce n’est<br />

pas si compliqué. Il suffit simplement<br />

de détourner le sens de certains<br />

mots et d’apprendre par cœur<br />

quelques expressions entendues<br />

çà et là chez Onfray, Zemmour<br />

ou Alain Destexhe. Voici un petit<br />

lexique pour vous débrouiller dans<br />

vos repas de famille et conversations<br />

de bureau.<br />

Abus, abusif: à utiliser souvent mais<br />

en veillant à l’accoler au bon substantif.<br />

Exemples : les avortements sont « le plus<br />

souvent abusifs » (Marine Le Pen, Lyon<br />

février 20<strong>17</strong>). Mais pas les licenciements.<br />

Les abus se nichent toujours dans la<br />

sécurité sociale.<br />

Armée: toujours se féliciter de la présence<br />

de militaires devant le supermarché<br />

ou dans la salle de concert. Répéter<br />

que, non, non, leur tank garé en double<br />

file ne gêne pas<br />

Belge: il faut s’affirmer « Belge et fier<br />

de l’être ». Pour les plus intellos, privilégiez<br />

plutôt « Belgitude », cela fait<br />

moins plouc. Par contre, un drapeau<br />

belge nonchalamment suspendu à une<br />

fenêtre, c’est très chic. Dans le même<br />

registre, le mot « patriote » est aussi<br />

très tendance. Chez nous, cela fait un<br />

peu suranné parce qu’on se rappelle les<br />

discours du Roi Baudouin à la télé mais<br />

« patriote », très apprécié en France, doit<br />

se comprendre comme celui qui aime<br />

son pays, pas nécessairement celui qui y<br />

est né. Attention, être patriote exige des<br />

sacrifices. Plus question de passer ses<br />

vacances sur la riviera turque ou dans<br />

des pays islamo-terroristes situés au Sud<br />

de la Méditerranée. On mange ses frites,<br />

ses gaufres et ses glaces vanille/chocolat<br />

à Blankenberge, Laroche ou dans un centerpark<br />

.Le pécule de vacances, c’est chez<br />

nous d’abord.<br />

Culture: à défendre uniquement quand<br />

elle est synonyme d’ « identité ». La<br />

culture est toujours « la nôtre » par opposition<br />

aux autres qui sont des « pratiques<br />

moyenâgeuses » .<br />

Etranger: à utiliser de préférence aux<br />

termes « immigré », « migrant » et « réfugié<br />

». L’Étranger, ce ne sera jamais nous.<br />

Par contre « immigration » a toujours la<br />

cote chez Trump ou Marine Le Pen. Toujours<br />

accompagner ce terme des adjectifs<br />

« massive » et « incontrôlée ».<br />

Femmes: défendre l’émancipation des<br />

femmes mais seulement chez les musulmanes.<br />

Pour les autres, se rappeler que<br />

la présence d’une femme à la maison,<br />

pour éduquer les enfants, c’est tout de<br />

même mieux. Il y aurait moins de délinquance<br />

si les mères faisaient vraiment<br />

leur boulot de mère. Si on discute chiffons,<br />

vitupérer contre les burkinis, voiles<br />

« islamiques » et autre burqa imposés<br />

par les wahabbistes au pouvoir dans nos<br />

quartiers, railler les « féministes » coincées<br />

qui dégoisent contre les publicités de<br />

femme à poil. Mais comme l’a dit le président<br />

Trump, une femme avec une jupe<br />

et des hauts talons, c’est tout de même<br />

plus convenable.<br />

Genre: ici, il s’agit de prendre un ton<br />

catastrophé ou véhément. Rappeler que<br />

la théorie du genre vise à « transformer<br />

les hommes en femmes et réciproquement<br />

». Le plus grave, c’est les hommes<br />

qui deviennent « pédés » à cause des<br />

enseignants gauchistes. Ne pas hésiter<br />

à parler des « fiottes » qui nous gouvernent.<br />

Heureusement, il y en a qui<br />

« portent leurs couilles » comme Theo<br />

Francken. On modulera les termes en<br />

fonction du milieu dans lequel on se<br />

trouve mais il convient de ne pas oublier<br />

que la langue réac, ce n’est pas de la poésie<br />

de bisounours.<br />

Honteux: à mettre dans tous vos commentaires<br />

sur Facebook. Quoi qu’il arrive,<br />

c’est « honteux » ou « scandaleux »<br />

Laïcité: voir « femmes ». La laïcité doit<br />

être imposée chez les musulmans. Pour<br />

le reste, notre pays a tout de même des<br />

racines chrétiennes, non mais….<br />

Media: bon là, ce ne sera pas compliqué.<br />

Il suffit juste d’accentuer votre discours<br />

anti-media actuel. Continuer à les boycotter<br />

en privilégiant Facebook et Benjamin<br />

Maréchal comme sources d’infos<br />

« tout aussi crédibles ». Le petit plus ?<br />

Invitez un journaliste sous un prétexte<br />

quelconque puis cassez- lui la gueule à<br />

la manière des sbires du Front National<br />

(voir le mode d’emploi sur youtube)<br />

Naturel: le naturel, c’est tout ce qui se<br />

réfère aux « vraies valeurs » du peuple.<br />

L’homosexualité n’est pas « naturelle »,<br />

pas plus que les femmes qui abandonnent<br />

leur ménage pour gagner de<br />

l’argent. Chez les bêtes, c’est le mâle qui<br />

chasse non ? Non pas toujours ? Bon,<br />

on dira que c’est un « fait alternatif ». Le<br />

naturel, c’est aussi la défense de notre<br />

« terroir », le steak blanc bleu belge plutôt<br />

que les merguez. On défendra le petit<br />

agriculteur tout seul face aux géants de la<br />

mondialisation qui veulent nous imposer<br />

leur mode de vie. Naturel, en langue réac,<br />

doit être couplé avec « défense des frontières<br />

» et « protectionnisme » Les militants<br />

anti-CETA devraient avoir moins<br />

de difficultés à s’adapter.<br />

Peuple: il doit être toujours « uni » (non :<br />

on ajoute pas « jamas sera vencido », tsss).<br />

Le Peuple est sain (dixit Marine) et saint<br />

dans tous les discours réac. Il est l’alpha<br />

et l’omega de la politique, ce qui justifie<br />

qu’on lui mette une majuscule. Le Peuple<br />

se définit par opposition aux « élites »<br />

et autres termes en « crate » (eurocrates,<br />

technocrates, ploutocrates). On oublie<br />

définitivement « classes sociales ».<br />

Sécurité: c’est le droit le plus inaliénable<br />

dans la société réac. C’est la première<br />

revendication qui caracole en tête<br />

des sondages car « il n’y a plus de sécurité<br />

nulle part ». Le réac n’a pas peur de<br />

dire qu’il a toujours peur contrairement<br />

aux lecteurs de cette revue (ce qui montre<br />

leur inadaptation). Le Peuple exige la<br />

sécurité mais même s’il s’agit d’un désir<br />

collectif, cela ne doit pas être confondu<br />

avec « sécurité sociale » qui est un gros<br />

mot tombé en désuétude.<br />

Tradition: célébrer le petit commerce,<br />

les artisans, le folklore, les kermesses<br />

au boudin, la chasse, la politesse et la<br />

décence dans l’habillement (sans pour<br />

autant ressembler à une Musulmane<br />

hein !) Remettre la crèche de Noël au<br />

centre du village et dans sa maison. La<br />

crèche et la laïcité ne sont pas incompatibles<br />

dans une société réac.<br />

Unique: c’est la pensée des autres, des<br />

gauchistes. Les gauchistes sont aussi<br />

coupables du « politiquement correct »<br />

qui impose au Peuple l’antiracisme, cette<br />

idéologie de type communiste qui met en<br />

péril notre identité ». Bien mémoriser<br />

cette phrase comme exemple de parler<br />

réac. On vous en donne une autre : « Les<br />

islamo-gauchistes et autres bobos droitsdel’hommistes<br />

ont introduit une culture<br />

de l’excuse et une culpabilisation postcoloniale<br />

qui menacent notre civilisation<br />

et vont nous mener tout droit à la guerre<br />

civile ». Si vous arrivez à sortir ce genre<br />

de connerie avec l’expression affectée de<br />

circonstance, vous allez briller en société<br />

réac. Ne me remerciez pas, c’est tout<br />

« naturel ».


8 / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / MARS 20<strong>17</strong> MARS 20<strong>17</strong> / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / 9<br />

Reportage<br />

IL Y A UN SORCIER À<br />

GRANDE-SYNTHE Benoit Doumont<br />

Turban indien vissé sur la tête, le Bruxellois Sylvain Sluys arpente le<br />

monde depuis près de vingt ans en se servant de la prestidigitation comme<br />

d’une magie curative capable de résorber certaines plaies psychologiques<br />

auprès des enfants de la guerre. Même Pas Peur a suivi son périple au<br />

camp de réfugiés de Grande-Synthe (arrondissement de Dunkerque), dans<br />

le cadre d’un projet solidaire porté par les jeunes de la MJ de Rixensart.<br />

Chronique d’une journée qui vous met quelques claques salutaires en<br />

pleine gueule.<br />

Jeudi 26 janvier, froid glacial. Le rendez-vous,<br />

fixé à 9 heures à la MJ par<br />

Denis, coordinateur de l’opération,<br />

réunit peu à peu l’équipe de bénévoles<br />

: Charlotte et son ludospace vert<br />

uranium, Colin l’éducateur et Hamid,<br />

qui déjà s’affaire à rassembler les sacs.<br />

Arrive Sylvain. Cinquantaine bien tassée,<br />

regard bleu d’ado farouche et turban<br />

noué à l’indienne sur le crâne, il est<br />

accompagné par D’joba, chorégraphe<br />

aux cheveux rouges dont nous apprendrons<br />

bientôt l’importance. On charge<br />

les vêtements (une douzaine de sacspoubelles)<br />

et on met les voiles.<br />

MAGICIEN HUMANITAIRE<br />

Si la discussion du début du trajet<br />

est surtout alimentée par la matière<br />

étrange qui recouvre le pare-brise de<br />

Denis, très vite, Sylvain se prête au jeu<br />

de mes questions : pour faire court, ce<br />

sont les images de la guerre du Viêtnam en<br />

direct, où on voit les Américains qui napalmisent<br />

de malheureux enfants, qui me font<br />

dire : il n’est pas tolérable que des choses<br />

comme ça existent et un jour je ferai quelque<br />

chose pour ces enfants. […] Quand je me<br />

formule la promesse, je n’ai pas la première<br />

idée de ce que je pourrais jamais faire pour<br />

eux. Première idée : je vais devenir médecin.<br />

Mais quand j’ai vu le quota d’études en<br />

médecine, je me suis dit : ok, je vais devenir<br />

magicien, ça ira plus vite.<br />

En 2000, Sylvain part donc au Cambodge<br />

pour donner des spectacles à des<br />

enfants unijambistes victimes de mines<br />

antipersonnel. À l’époque, c’était le pays<br />

le plus miné au monde, explique le magicien,<br />

qui résume efficacement le problème<br />

: mettre une mine, ça dure 5 minutes<br />

et ça coûte 5 dollars ; enlever une mine, c’est<br />

24 heures et c’est 2000 dollars. Au cours<br />

de ce spectacle, se produit un premier<br />

déclic : je sens qu’il y a une réelle demande<br />

pour ce genre de choses ; on n’est pas encore<br />

dans le domaine de la culture, on est dans<br />

l’entertainment, l’embryon de la culture,<br />

mais déjà, l’impact que ça a me donne l’idée<br />

qu’il y a une piste, une ouverture. Comme<br />

toutes les idées géniales, la démarche<br />

est toute simple : il s’agit d’inverser le rapport<br />

à ces gamins ; ils vont passer de gamins<br />

mendiants qui tendent la main à gamins fascinés<br />

par ce qui se passe. Le côté spectacle<br />

va prendre le dessus sur la tragédie qu’ils<br />

vivent – l’espace d’un tout petit instant, on<br />

est bien d’accord. Je ne vais pas changer leur<br />

vie, mais quand même, il se passe un truc.<br />

Le prestidigitateur récidive au Népal,<br />

où il joue son spectacle auprès des<br />

« gamins de rues » rescapés des milices<br />

maoïstes. Leur avenir est vite vu : c’est la<br />

mendicité, la délinquance. Ils sont soumis<br />

à tous les rackets possibles et imaginables.<br />

Des mafias indiennes venaient les kidnapper<br />

à Katmandou, en graissant la patte<br />

des policiers pour qu’ils ferment les yeux,<br />

parce que, comme ce sont des enfants à la<br />

peau plus pâle, ils ont une plus grande<br />

valeur marchande dans les bordels indiens.<br />

Très vite, Sylvain réalise que les spectacles,<br />

c’est bien beau, mais ce n’est pas ça<br />

qui va changer leur avenir. Par contre, si<br />

eux, à leur tour, sont capables de proposer<br />

des spectacles, ils rentrent dans la culture<br />

[…] L’idée était qu’à travers un spectacle,<br />

soudainement, ils rentrent dans la lumière,<br />

ne fût-ce que symboliquement. Reste qu’il<br />

demeure extrêmement difficile pour un<br />

artiste autofinancé d’assurer la continuité<br />

d’un tel projet, nécessitant la formation<br />

d’adultes sur place.<br />

PAS DE MAGIE POUR LES<br />

FILLES<br />

Le magicien se heurte également à un<br />

autre problème : à Katmandou, je n’avais<br />

comme public que des gamins ; or, l’orphelinat<br />

était réparti à part égales entre gamins<br />

et gamines, mais il est difficile d’avoir des<br />

groupes mixtes. Ce n’est pas encore aussi<br />

cloisonné qu’une société musulmane, mais<br />

c’est quand même vachement moins mixte<br />

que chez nous. J’avais donc le sentiment<br />

d’un échec, n’ayant accès qu’à la moitié de<br />

l’orphelinat. De retour en Belgique, j’ai rencontré<br />

une danseuse, D’joba, et quand j’ai<br />

vu le boulot qu’elle faisait avec les gamins<br />

d’ici, je lui ai dit : « j’ai besoin de toi, tu<br />

viens avec moi, je t’emmène à l’orphelinat<br />

; pendant que moi, je monte le spectacle de<br />

magie avec les gamins, tu montes des chorégraphies<br />

avec les filles, et quand les deux<br />

trucs tiennent un peu la route, on les met<br />

bout à bout ».<br />

Sylvain repart donc monter le spectacle<br />

au Népal, puis le fait voyager au<br />

Cambodge et dans les camps surpeuplés<br />

des Karen et Karenni, minorités<br />

ethniques regroupées dans des centres<br />

frontaliers en Birmanie. Afin d’obtenir<br />

les autorisations nécessaires pour pénétrer<br />

dans ces no man’s lands, le magicien<br />

passe généralement par MSF. En<br />

Thaïlande, un médecin a eu cette remarque<br />

très judicieuse : « tu commences à opérer là<br />

où nous ne pouvons plus rien faire. Quand<br />

un camp de réfugiés se crée, pour des raisons<br />

de guerre civile, de conflit ou de catastrophe<br />

naturelle, ça se fait dans l’urgence et on a<br />

un ordre de mission stipulant que le camp<br />

est susceptible de durer un an ; le problème,<br />

c’est que 35 ans après, ils sont toujours là et<br />

que personne n’a prévu ça ». Peu d’espoir<br />

en perspective, en effet, pour les Karen<br />

et Karenni : leur sort dépend d’un arrangement<br />

entre le gouvernement thaï et le gouvernement<br />

birman, mais cet arrangement<br />

n’aura pas lieu, tout le monde le sait.<br />

Notre compagnon de route a encore<br />

le temps de nous parler de Calais, qu’il<br />

a visité récemment : après qu’une partie<br />

de la « jungle » a été éradiquée de<br />

manière très violente l’année passée,<br />

quand les familles se sont regroupées<br />

à nouveau, elles ont réalisé qu’il leur<br />

manquait cent enfants. Personne ne<br />

sait où sont passés ces enfants. Bon, la<br />

réponse est dans la question, bien sûr :<br />

ils ont été rackettés, embarqués sur des<br />

réseaux de prostitution, etc. Mais il n’y a<br />

pas de trace, parce qu’ils ne sont enregistrés<br />

nulle part. Nous arrivons à la frontière.<br />

Une bagnole de roussins contrôle les<br />

voitures qui s’engagent dans la sortie<br />

d’autoroute.<br />

Retrouvez l’interview complète de<br />

Sylvain le Magicien (« Rien n’est plus<br />

sinistre au monde qu’une réunion de<br />

clowns ») sur le site de Même Pas Peur et<br />

sur notre page Facebook.<br />

ARRIVÉE À<br />

GRANDE-SYNTHE<br />

Début d’après-midi, froid toujours glacial,<br />

plus vent du Nord. Première étape :<br />

l’entrepôt de vêtements, situé hors du<br />

camp, sur le parking d’un magasin<br />

Auchan. Aidés par des bénévoles du<br />

cru, nous débarquons les sacs dans<br />

un petit hangar déjà raisonnablement<br />

achalandé en fringues de toutes tailles.<br />

J’apprends au passage que l’essence du<br />

voyage a été payée par les démarches<br />

préalables des jeunes de Rixensart et<br />

que l’opération en cours est le fruit d’un<br />

astucieux système de relais, certains<br />

ayant récolté des vêtements, d’autres<br />

des fonds afin de payer le carburant,<br />

mais aussi des casseroles, des batteries<br />

de portables, des piles et autres ustensiles<br />

d’usage courant - une troisième<br />

équipe (nous) se chargeant de convoyer<br />

le tout vers Grande-Synthe. Comme<br />

quoi, quand on veut...<br />

Nous arrivons au camp de réfugiés.<br />

Devant la guérite où, deux jours plus<br />

tôt, Marine Le Pen s’est fait refouler,<br />

quatre agents s’enquièrent de nos identités,<br />

de l’organisme responsable de<br />

notre venue, du but de la visite et de<br />

nos personnes de contact à l’intérieur.<br />

Il nous est également demandé de coucher<br />

ces informations par écrit sur le<br />

registre d’entrée. Mais cela ne suffit pas<br />

encore : il faut une autorisation écrite de<br />

la mairie. Nous sommes à deux doigts<br />

d’être refoulés ; heureusement, D’joba<br />

retrouve sur son smartphone le mail de<br />

notre contact à la mairie et les gardes de<br />

faction nous laissent enfin passer, non<br />

sans avoir revérifié deux fois le message<br />

sur le téléphone.<br />

LE CAMP<br />

Milieu d’après-midi, froid de plus<br />

en plus pénétrant. En entrant dans le<br />

camp, on croise une patrouille de flics<br />

qui en sort. Directement à gauche, un<br />

énorme préau approvisionné en électricité,<br />

où plusieurs hommes rechargent<br />

leurs portables. Plus loin, une camionnette<br />

de « Gynécologie Sans Frontière »,<br />

garée de façon bien visible près du<br />

petit préfabriqué qui tient lieu de guichet<br />

d’accueil. Juste à côté, le règlement<br />

d’ordre intérieur, en 5 langues. Nous<br />

cherchons à rencontrer notre contact –<br />

une certaine Elsa – mais notre équipée<br />

(peu discrète, il est vrai) se fait immédiatement<br />

interpeller par les personnes<br />

qui attendent sur place : « batteries ? do<br />

you have batteries ? ». Les casseroles<br />

que nous apportons semblent également<br />

intéresser beaucoup de monde.<br />

Apparemment, on est venu avec ce qu’il<br />

faut.<br />

Elsa vient à notre rencontre. La trentaine,<br />

emmitouflée dans un bonnet de<br />

laine tricoté main, l’employée de mairie<br />

avoue passer ses journées à courir d’un<br />

bout à l’autre du camp pour y régler<br />

les problèmes les plus divers. Tout en<br />

nous menant au local des enfants, Elsa<br />

répond aimablement à nos questions : il<br />

y a actuellement 1400 personnes dans<br />

le camp, contre 700 personnes avant la<br />

destruction de la « jungle » de Calais. Ce<br />

dédoublement du nombre de résidents,<br />

pour la plupart Kurdes d’Irak, Iraniens,<br />

Afghans ou Syriens, a poussé la mairie<br />

à reconvertir en logements familiaux la<br />

majeure partie des communs, entraînant<br />

la quasi-disparition des lieux de<br />

rencontre et de socialisation. De fait, le<br />

camp ressemble à un immense terrain<br />

vague sommairement quadrillé, piqué<br />

de cahutes éparses. Les enfants ont la possibilité<br />

d’être scolarisés dans les écoles de la<br />

ville, explique Elsa. On a 140 enfants sur le<br />

camp ; il y en a 60 inscrits à l’école et ils n’y<br />

vont pas tous les jours. En général, on a une<br />

dizaine d’enfants qui vont à l’école, mais ce<br />

ne sont jamais les mêmes d’un jour à l’autre.<br />

Les défis ici sont multiples. Administratifs,<br />

d’abord : on a actuellement environ<br />

200 personnes qui souhaiteraient partir en<br />

C.A.O1., mais ça ne se fait pas, on ne sait pas<br />

pourquoi. Communicationnels, ensuite,<br />

puisque la plupart des bénévoles du<br />

camp sont Anglais ou Allemands -<br />

très peu de Français, malheureusement,<br />

déplore Elsa. Nous passons devant le<br />

« Centre des Femmes », en reconstruction<br />

(dans le bruit permanent des scies<br />

électriques), à proximité duquel j’aperçois<br />

la première et dernière résidente<br />

de ma visite : une vieille à foulard, qui<br />

reste un peu interdite devant les cheveux<br />

rouges et les piercings de D’joba.<br />

Elsa m’explique que les femmes, ne se<br />

sentant pas en sécurité, évitent de sortir<br />

: on ne les voit jamais.<br />

Nous arrivons devant les locaux<br />

dédiés aux gosses. Un bâtiment chauffé<br />

est réservé aux 3 à 7 ans ; juste en face,<br />

un autre accueille les 7 ans et plus.<br />

Devant, les adultes tuent le temps en<br />

jouant au ping-pong. À en juger par<br />

le niveau, ils ont déjà eu beaucoup de<br />

temps à tuer.<br />

LE SHOW DE SYLVAIN<br />

Le temps de se réchauffer les doigts<br />

et Sylvain attaque avec les 7 ans et plus<br />

- beaucoup plus, même, au vu de la<br />

pilosité de certains spectateurs. D’joba<br />

comprend qu’elle ne pourra pas danser<br />

devant une assistance aussi chargée en<br />

testostérone. Les gosses et ados sont<br />

invités à retirer leurs godasses pour ne<br />

pas mettre de boue partout. Je les imite.<br />

Mes pieds gèlent instantanément ; la<br />

température au sol doit frôler le zéro<br />

degré. Déduction empirique : faut de<br />

bonnes chaussettes pour être gosse de<br />

migrant.<br />

À l’arrivée du magicien, le mot<br />

« Seherbas » (sorcier ?) est plusieurs<br />

fois répété ; « Sheitan » (Satan) est<br />

également évoqué. Mais il ne faut pas<br />

plus de 15 secondes au vieux briscard<br />

pour captiver son auditoire (votre serviteur<br />

inclus). Cartes baladeuses, seau<br />

sans fond, ... Sylvain nous avait prévenus<br />

dans la voiture : on ne va pas réinventer<br />

la poudre, ce n’est pas nécessaire.<br />

Mais on se demande tout de même<br />

toujours comment cette satanée corde<br />

coupée retrouve soudain son intégrité<br />

et où le bougre parvient à dissimuler<br />

les balles en mousse qu’il sort de sa<br />

bouche. Malgré la moyenne d’âge élevée<br />

des spectateurs, le show remporte<br />

un vif succès. Les gamins se marrent et<br />

connaissent un vrai moment d’évasion.<br />

C’est vrai qu’il est fortiche. Et comme le<br />

fait remarquer Denis : à force de discuter<br />

avec lui sur la route, on finit par se dire que<br />

c’est un philosophe ou un travailleur humanitaire<br />

; on en oublierait presque qu’il est<br />

magicien. Après son spectacle, Sylvain<br />

passe encore quelques instants avec les<br />

gosses qui s’attardent, pour quelques<br />

tours-bonus.<br />

Le prestidigitateur refera le spectacle<br />

dans le local des 3 à 7 ans, où il<br />

remportera le même succès, majoré<br />

des éclats de rire plus francs des toutpetits.<br />

Au mur de cette classe improvisée,<br />

sur un tableau effaçable, les bénévoles<br />

(anglais) notent (en anglais) les<br />

remarques à l’intention de leurs successeurs.<br />

La responsable du groupe profite<br />

du spectacle pour compter les gosses<br />

présents et noter leurs noms au tableau.<br />

Je repense à ce que nous disait Elsa : 140<br />

enfants. Au fait, il y en avait combien<br />

pour chaque spectacle de Sylvain ? Une<br />

vingtaine? Ici aussi, on dirait bien qu’il<br />

manque cent enfants.<br />

RETOUR AU CONFORT<br />

BOURGEOIS<br />

Mission accomplie, nous saluons nos<br />

hôtes et nous préparons au départ.<br />

Un migrant iranien nous glisse un :<br />

« thank you, you’re welcome, here »<br />

pour le moins déstabilisant. Malgré les<br />

grappes de gosses qui s’accrochent à<br />

Sylvain en scandant : « again ! again ! »,<br />

nous parvenons à sortir. Mais aucun<br />

d’entre nous n’est exactement le même<br />

que lorsqu’il est entré, il y a à peine<br />

quelques heures. Le trajet du retour est<br />

plus songeur, moins bavard qu’à l’aller.<br />

Chacun a trouvé à Grande-Synthe de<br />

quoi nourrir ses méditations. Et tandis<br />

que nous retournons à nos maisons en<br />

dur, nos ordinateurs, nos micro-ondes<br />

et nos chiens-chiens, la nuit descend<br />

doucement sur le camp.


10 / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / MARS 20<strong>17</strong> MARS 20<strong>17</strong> / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / 11<br />

DÉCONOMIE<br />

DECONOMIE<br />

Beurk !<br />

J’arrête ! Demain, j’arrête ! Je ne lis<br />

plus la presse, je ferme mon compte<br />

fesse-de-bouc, « je ferme mes yeux, je<br />

bouche mes oreilles et je r’garde pas... ».<br />

Je sature, je déborde, je vomis cette<br />

vague de ressentiment revanchard<br />

qui fait racler à d’aucuns les fonds de<br />

tiroirs des autres, à condition que ces<br />

autres exercent un – ou plusieurs, bien<br />

sûr – mandat public. Et de calculer<br />

combien celui-ci gagne à la minute de<br />

réunion et combien d’heures celle-là<br />

peut réellement passer à présider son<br />

fonds de pension. Et de jouer les pères<br />

la vertu, de s’insurger : c’est avec notre<br />

argent tout cela Madame !, avec l’argent<br />

public !<br />

Bon, je comprend celles et ceux qui<br />

vont bravement se faire chier au boulot,<br />

quand ils en ont un, pour ramasser<br />

1.500 ou 2.000 euros soient dégoûtés.<br />

Mais, que la plupart des journaleux,<br />

commentateurs, bloggeurs, membres<br />

de la gauche ôthentique, minable parti<br />

de droite- droite, voire parti francophone<br />

au pouvoir au fédéral fassent<br />

mine de découvrir dans quel monde<br />

on vit et se ruent avec délectation sur<br />

hommes et femmes politiques, directeur<br />

de tel hôpital public ou de la<br />

RTBF, ça, ça me dégoûte ! Ce sont les<br />

mêmes qui vilipendent Trump pour<br />

son « populisme », crient au danger du<br />

retour du fascisme et s’empressent de<br />

noyer le bébé politique avec l’eau du<br />

bain du pognon.<br />

Scoop !<br />

Le monde dans lequel nous vivons,<br />

Messieurs-dames, est un monde<br />

injuste, où une minorité s’accapare la<br />

valeur produite par celles et ceux qui<br />

bossent. Ce n’est pas en travaillant que<br />

l’on ramasse le maximum de fric et<br />

de pouvoir mais en jouant du capital.<br />

Et les dirigeants d’entreprise, CEO et<br />

autres directeurs financiers, marketing,<br />

industriels sont grassement rémunérés<br />

pour faire tourner l’économie au profit<br />

du capital. Plus grassement rémunérés<br />

que les hommes et les femmes politiques<br />

qui font la une des gazettes et<br />

engorgent les réseaux sociaux.<br />

Rien à voir ? C’est du privé, ce n’est<br />

pas de l’argent public, ce n’est pas la<br />

Sylvie Kwaschin<br />

VICES PRIVÉS, VERTU PUBLIQUE<br />

même chose ? Que si ! L’argent public<br />

est une part de la valeur économique<br />

produite dans une économie. L’argent<br />

privé qui va aux salaires les plus élevés<br />

est une part de la valeur économique<br />

produite dans une économie. Et l’argent<br />

qui va grossir le capital est une part de<br />

la valeur économique produite dans<br />

une économie. C’est notre boulot qui<br />

paie les bonus en fonction du résultat,<br />

les bagnoles de société, les parachutes<br />

dorés, j’en passe et de meilleures.<br />

Une bulle prophylactique<br />

pour le public ?<br />

Une posture authentiquement de<br />

gauche ne se contenterait pas de jubiler<br />

en faisant la chasse « aux profiteurs<br />

en politique ». Elle se demanderait<br />

s’il est possible dans une culture où<br />

dominent des idées simplistes valorisant<br />

la poursuite de la réussite individuelle<br />

de préserver des espaces purs<br />

comme les cimes des pubs pour l’eau en<br />

bouteille pour le monde politique, les<br />

services publics, l’économie sociale et<br />

non-marchande.<br />

Depuis que Bernard Mandeville<br />

a écrit que « Les vices privés font la<br />

vertu publique » (<strong>17</strong>14, « La Fable des<br />

abeilles »), la fable n’a pas beaucoup<br />

changé. L’idée est que chacun en poursuivant<br />

son intérêt égoïste (le boucher,<br />

le banquier, le plombier, le rentier…)<br />

concourt à la prospérité globale, considérée<br />

comme l’intérêt général. Vous<br />

êtes content, non, de trouver du pain<br />

chez le boulanger ? Il ne le fait pas pour<br />

vos beaux yeux mais parce qu’il poursuit<br />

son intérêt égoïste. Même le rentier<br />

en vivant libéralement et en dépensant<br />

de l’argent fait fonctionner le petit commerce,<br />

permet à la femme de ménage<br />

de vivre au noir et à son chauffeur de<br />

se payer une bagnole d’occasion. Vous<br />

avez reconnu l’antienne de la défense<br />

de l’initiative individuelle ? Ou encore<br />

la « théorie du ruissellement », resucée<br />

des années quatre-vingt selon laquelle<br />

il n’est pas souhaitable de taxer les<br />

plus riches parce qu’ils dépensent leur<br />

argent qui profite ainsi à toute l’économie,<br />

y compris aux pauvres. Allez, je<br />

vous passe « les profits d’aujourd’hui<br />

feront les investissements de demain<br />

et les emplois d’après-demain » ; pour<br />

lâcher celle-là il faut ne pas lire les statistiques<br />

relatives à l’investissement des<br />

entreprises en temps de crise.<br />

Une entreprise de démolition<br />

du public<br />

Depuis les années quatre-vingt et<br />

nonante est distillée une sous-culture<br />

du développement de soi, de son<br />

employabilité, de la réussite individuelle,<br />

mesurée par le type de job et la<br />

capacité à dépenser que l’on a. Chacun<br />

est à soi-même sa petite entreprise.<br />

En même temps, les services publics<br />

ont été démolis par la critique libérale<br />

– le privé, c’est tellement mieux ! –,<br />

soumis à des économies drastiques et<br />

à des règles de gestion imbéciles. Les<br />

évaluations quantitatives (combien de<br />

dossiers traités, combien de réponses<br />

à combien de coups de fil, combien<br />

d’amendes engrangées) font florès. Et<br />

chacun y est soumis individuellement.<br />

La notion de « l’intérêt général » ?, de<br />

l’équipe ? , du collectif ? Rares sont ceux<br />

qui parviennent à s’y attacher sans se<br />

laisser noyer sous les contraintes des<br />

procédures et la crainte d’être mal noté,<br />

donc de rater sa progression barémique,<br />

voire de se faire virer.<br />

Bref, cela fait trente ans que l’on nous<br />

serine que le public, c’est de la merde,<br />

vive le privé !, qu’on impose aux gestionnaires<br />

des critères d’administration<br />

qui sont à des années-lumière de l’intérêt<br />

général, mais il faudrait que tout le<br />

monde reste vertueux.<br />

À propos, un directeur de service<br />

public privatisé – prison, service de<br />

soins, certains services de l’armée… –<br />

touchera-t-il plus pour le même boulot<br />

qu’un directeur de service public ?<br />

La vertu politique et publique ne peut<br />

se construire hors-sol, dans un air raréfié<br />

et sans racines dans un terreau politique<br />

et économique démocratique.<br />

RÉAC EN CHEF<br />

JL Nollomont<br />

S’il existait un musée de l’ordre établi,<br />

j’en serais volontiers le conservateur en<br />

chef. Par chance, les clients musulmans<br />

de mon resto sont tous végétariens, ce<br />

qui m’évite d’avoir à ne pas leur proposer<br />

du porc ! J’ai toujours pensé que celles et<br />

ceux qui militent dans la rue en faveur de<br />

l’avortement marchaient aussi au pas en<br />

scandant : « Des IVG, en fœtus en voilà<br />

». De même, sans ces braves hommes<br />

d’église pénétrés d’idéal chrétien, il y a<br />

belle burette que les bouffeurs de curés<br />

seraient morts d’inanition sans avoir reçu<br />

les derniers sacrés « Nom de Dieu » !<br />

Tout qui prône la tolérance à tout prix<br />

finit en général aussi sectaire que son<br />

ennemi radicalement hostile à l’ouverture<br />

d’esprit. Mourir pour des idées, c’est<br />

bien beau mais lesquelles, moi j’avais des<br />

idées, j’en garde des séquelles : pour paraphraser<br />

un célèbre chansonnier ensablé<br />

plage de Sète. Mon voisin marocain a<br />

beau être un chic type, avec qui je pourrais<br />

bien fumer la chicha, sa culture du<br />

mouton offert en sacrifice me fait hausser<br />

le cœur et les épaules. Je le soupçonnerais<br />

bien de vouloir faire porter le voile à un<br />

porc, si ce dernier s’avérait être une truie.<br />

Merci le bien-être animal, Emir ! Rétablir<br />

l’ordre en nos frontières est une priorité<br />

d’intérêt national Comme le retour au<br />

contrôle douanier par des hommes en<br />

uniforme pour une circulation réglementée<br />

et sécurisée des biens et des<br />

personnes.<br />

Qu’est-ce que ce jeu sans frontière aux<br />

règles mal définies, voulu par une Europe<br />

de la Finance à la tyrannie bureau-technocratique<br />

? On fonce droit dans le mur<br />

qu’on a voulu abattre ! Consolidons les<br />

murs, garants d’une souveraineté nationale<br />

en béton. Donald, ce cher Donald,<br />

était bien l’homme providentiel dont<br />

rêvait une Amérique hétéro radicalement<br />

homophobe, procréationniste, anti-flux<br />

migratoire, à la fibre patriotique ultrasensible.<br />

Donald, c’est l’image de la figure<br />

tutélaire : le protecteur de la Nation,<br />

incarnant l’autorité morale, l’idéal sécuritaire.<br />

Avec lui, les délinquants sexuels<br />

n’ont qu’à bien se retenir. Il a tout compris,<br />

Donald : l’urgence qu’il y a à légaliser le<br />

port d’arme dès le plus jeune âge, former<br />

le citoyen américain à l’autodéfense, promouvoir<br />

l’image de la famille modèle,<br />

limiter les droits de la femme à pratiquer<br />

l’art culinaire, préparer les jeunes filles à<br />

porter les enfants et servir les maris, bref<br />

à régner en maîtresses absolues sur l’ensemble<br />

des charges domestiques.<br />

Et l’art, demanderez-vous, que devientil<br />

dans ce contexte célébrant les vertus<br />

d’un ultra libéralisme joyeusement<br />

cynique à l’effigie de l’oncle Sam ? Un<br />

objet de pure spéculation à l’usage des<br />

nantis. Ici, le poète a tout intérêt à réduire<br />

au silence ses velléités anticonformistes<br />

pour se faire le chantre de l’académisme<br />

pompier le plus conservateur. Je suggérerais<br />

personnellement la mise à l’index<br />

des irréductibles s’entêtant stupidement<br />

à tremper leur plume dans l’encrier de<br />

la contestation potache délibérément<br />

puérile. Pour les cas les plus désespérés,<br />

un collège d’experts fédéraux sera<br />

chargé de se prononcer sur l’opportunité<br />

d’un enfermement ou d’une lobotomie<br />

suivant le degré d’irrécupérabilité des<br />

fauteurs de trouble prétendument artistiques.<br />

Finie la domination d’une classe<br />

politique rompue à l’exercice du pouvoir,<br />

d’une caste appartenant à l’establishment<br />

républicain ou démocratique, des<br />

clans se passant la gouvernance du pays<br />

comme une fonction héréditaire. Donald<br />

n’est pas du sérail, il se distingue par un<br />

profil résolument atypique. Ce n’est pas<br />

lui qu’on pourra accuser de collusion<br />

avec la presse ni d’accointance avec les<br />

milieux féministes prompts à remuer<br />

la merde au nom de la sacro-sainte et<br />

immuable vérité des faits.<br />

Le mouvement enclenché ne s’arrêtera<br />

pas en si bon chemin, les amis. Plus<br />

proches de nous, les p’tits gars de la<br />

Marine sont déjà à pied d’œuvre sur le<br />

pont, prêts à remettre à flot le paquebot<br />

France à la dérive, sur le point de sombrer.<br />

Le « capitaine» appelé à prendre<br />

le gouvernail est une capitaine extrêmement<br />

adroite dans l’art de naviguer<br />

à contre-courant. En commettant le parricide<br />

parfaitement symbolique, cette<br />

Jeanne d’Arc a démontré qu’elle en avait<br />

et elle a plus d’un second tour dans son<br />

sac, c’est couillu de fil bleu blanc rouge !<br />

Allons enfants de l’apathie, le jour du<br />

loir est arrivé ! Un tout petit monsieur<br />

va céder sa place à une grande Dame<br />

pour la France : celle-ci aura l’appui de<br />

millions d’électeurs, comme moi, des<br />

ouvriers conservateurs, défenseur de<br />

l’ordre établi, dont vous ne verrez jamais<br />

l’établi en désordre !<br />

BRÈVES DE TROTTOIR<br />

Football : Défenseurs formidables,<br />

attaquants déterminés, supporters<br />

déchainés, un beau parcours pour<br />

cette équipe, une belle récompense,<br />

la fierté de tous (choisissez<br />

la finale de n’importe quelle coupe,<br />

n’importe quel pays et n’importe<br />

quelle année).


12 / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / MARS 20<strong>17</strong> MARS 20<strong>17</strong> / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / 13<br />

NOS AMIS LES BÊTES BETES ET MÉCHANTS<br />

MECHANTS<br />

Petite histoire de la presse satirique Cyril Bosc<br />

ÉPISODE 7<br />

HARA-KIRI N°1 – SEPTEMBRE 1960<br />

Si vous avez lu Bête et méchant de<br />

Cavanna, Vous me croirez si vous voulez<br />

de Choron ou plus encore l’article<br />

de Stéphane Mazurier sur le site caricaturesetcaricature.com,<br />

vous savez<br />

déjà tout du lancement de ce « grand<br />

chouette génial marrant journal ». Vous<br />

pouvez directement envoyer à Même<br />

Pas Peur votre chèque d’abonnement<br />

pour ne pas rater la suite de la petite<br />

histoire de la presse satirique.<br />

Depuis 1953, Cavanna, Bernier (pas<br />

encore Choron) et Fred dirigent et<br />

animent Zéro, qui deviendra Cordées<br />

(voir épisode 3 -<strong>MPP</strong> n°13). Les relations<br />

avec Denise Novi qui a repris la<br />

gérance des éditions depuis la mort de<br />

son mari ne sont pas assez constructives<br />

avec l’équipe de journal. Cavanna<br />

décrit : « Trop exclusivement fait pour<br />

faciliter la tâche du vendeur à l’arraché<br />

(…), Cordées était irrémédiablement<br />

voué à l’anodin, au bien convenable.<br />

(…) Ce n’était pas assez. L’humour<br />

ne supporte pas de corset. Ça me craquait<br />

aux entournures. J’aurais dû<br />

m’en ouvrir à Denise. Elle me glaçait. Je<br />

suppose aujourd’hui qu’elle était ellemême<br />

figée dans une timidité sauvage.<br />

(…) Je piétinais, je me perdais. (…)<br />

Le jour où Bernier me dit : « le grand<br />

chouette journal dont tu parles toujours,<br />

si je te proposais de le faire ? Tout<br />

de suite ! », ce jour-là, il me trouva mûr<br />

pour le plongeon (…). »<br />

Un soir, au retour des vendeurs, Bernier<br />

qui gère l’équipe invite tout le<br />

monde au restaurant et annonce : « Les<br />

gars, je me sépare de madame Novi.<br />

Maintenant, je vous oblige pas, mais<br />

si vous voulez, demain matin, c’est<br />

plus boulevard Bonne-Nouvelle [siège<br />

de Cordées] (…) qu’il faut venir mais<br />

au 4 rue Choron [tiens ?]. Vous faîtes<br />

comme vous voulez. » Le lendemain,<br />

tous les vendeurs sont là ! L’aventure<br />

peut commencer…<br />

Bernier négocie avec des soldeurs et<br />

même avec Denise Novi pour reprendre<br />

des stocks d’invendus et occuper les<br />

colporteurs le temps de la préparation<br />

du nouveau journal.<br />

De l’équipe de Cordées, outre le trio<br />

de créateur, on retrouvera les dessinateurs<br />

Pélotsch, Vicq, Sépia (pseudo<br />

de Cavanna) et un certain Jiem qui<br />

deviendra le grand Reiser. Pour les<br />

rédacteurs, Jean Brasier, Marcel Boll<br />

et plusieurs autres noms apparaissent,<br />

mais Cavanna (et pas seulement lui…)<br />

écrivant sous plusieurs pseudonymes,<br />

je ne me risquerai pas à un inventaire<br />

exhaustif. Dès ce premier numéro, des<br />

nouveaux apparaissent comme Jacques<br />

Lob, qui se tournera vers la BD, ou<br />

Bernard Sampré qui décédera assez<br />

rapidement.<br />

C’est Cavanna qui réussira à imposer<br />

le nom du journal. Don Quichotte,<br />

Cyrano, Arquebuse ou Fer de lance<br />

avaient été évoqués. Bernier propose<br />

un petit format (16x24 cm contre 24x32<br />

pour Cordées), plus pratique pour les<br />

colporteurs. En fait, seules les deux<br />

premiers numéros garderont ce format.<br />

Le passage en kiosque dès le numéro<br />

3 imposera un format classique. C’est<br />

Fred qui dessine la couverture. Il le fera<br />

jusqu’au numéro 31 en 1963.<br />

La définition de ce que sera Hara-kiri est<br />

explicité dès ce premier numéro :<br />

« (…) Horoscope et Brigitte Bardot, Margaret<br />

et l’éventreur de chaisières, le guérisseur-miracle<br />

et le dernier gigolo de<br />

notre grande chanteuse nymphomane<br />

nationale, Tour de France et fesses de<br />

Marylin, (…)… Le manège tourne, tourne<br />

et toujours les mêmes vieux chevaux de<br />

bois passent et grimacent. Assez, assez !<br />

Assez d’être traités en enfants arriérés ou<br />

en petits vieux vicieux. Assez de niaiserie,<br />

assez d’érotisme par procuration, assez<br />

de ragots de garçon coiffeur, assez de<br />

sadisme pour pantouflards, assez de snobisme<br />

pour gardeuses de vaches, assez de<br />

cancans d’alcôve pour crétins masturbateurs,<br />

assez, assez !<br />

Secouons-nous, bon dieu ! Crachons dans<br />

le strip-tease à la camomille, tirons sur la<br />

nappe et envoyons promener le brouet<br />

fadasse. (…)<br />

Vous en avez assez du frelaté, vous qui<br />

cherchez la fraîcheur, achetez notre Harakiri.<br />

Vous nous en direz des nouvelles.<br />

Et criez avec nous, un bon coup, ça fait du<br />

bien : HARA-KIRI ! HARA-KIRI ! »<br />

Je me permets une remarque personnelle ?<br />

Je trouve ce texte d’une cruelle actualité !<br />

Et je n’ai pas vu de renouvellement dans<br />

la presse depuis ce mois de septembre<br />

1960. C’est peut-être pour cela que ces<br />

premiers numéros peuvent se vendre<br />

jusqu’à 1500 euros sur les sites d’enchères<br />

(comme prévu par les créateurs !)<br />

Si Reiser est présent dès le numéro 1, nous<br />

avons vu (épisode 5 – <strong>MPP</strong> 15) que Cabu,<br />

Gébé, Topor, Wolinski,… étaient déjà en<br />

activité. Hara-kiri et Cavanna sauront<br />

attirer ces talents dès les premiers temps<br />

du journal.<br />

Mais de cela, on reparlera.<br />

PS : pour tout savoir de l’histoire d’Harakiri,<br />

une mine, un site tenu de manière<br />

passionnée et rigoureuse par Hubert<br />

Beaubois : www.harakiri-choron.com<br />

DANS LA POCHE GAUCHE<br />

HIROSHIMAN Dr Lichic<br />

Chez Même Pas Peur, fondé par deux petits éditeurs indépendants,<br />

on sait ce que survivre face aux gros requins signifie.<br />

Aussi, lorsqu’un petit nouveau pointe le bout du nez malgré<br />

le contexte morose de l’édition d’aujourd’hui, on lui tire<br />

le chapeau, surtout quand son fondateur, Mael Nonet, est un<br />

ancien du journal satirique Zélium. Fort de cette expérience,<br />

ce joyeux luron vient de fonder les éditions rouquemoute<br />

(www.rouquemoute-editions.fr). Et il démarre fort avec la<br />

magnifique édition intégrale des aventures de Hiroshiman<br />

de Rifo, découvert dans Psychopat ! Hiroshiman, super antihéros<br />

par excellence, sorte de momie irradiée en bandelettes<br />

et slip qui combat avec plus ou moins d’envie et d’habileté<br />

toutes sortes de monstres aussi débiles que répugnants, et<br />

qui doivent souvent leur existence au monde putride qui les<br />

entoure : créature de décharge, mutant nucléaire, néanderthaliens<br />

du monde bancaire, scientifiques dégénérés…Souvent<br />

appelé pour sauver la planète, Hiroshiman lambine,<br />

gaffe ou lorgne les énormes seins des assistantes militaires<br />

venues l’épauler, dans une ambiance de quotidien post-apocalypse<br />

qui fleure bon les gros délires des années septante,<br />

quand la Bd n’était pas aussi professionnelle, policée, léchée,<br />

réfléchie et auto-censurée que de nos jours. Au passage de<br />

nombreux toxiques patentés en prennent pour leur grade :<br />

policiers, militaires, présentateurs de télévision, avocats et<br />

religieux, qui finissent tous peu ou prou grillés, irradiés ou<br />

mutants, tant il est vrai que ce sont surtout eux les monstres<br />

d’aujourdhui !<br />

Ah, j’oubliais le détail qui tue : la couverture brille dans le<br />

noir, prouvant à l’envi que le document est bien radioactif !<br />

Hiroshiman, de Rifo, Intégrale, Vol 1., éditions rouquemoute,<br />

distribution BLDD (Belles Lettres Diffusion<br />

Distribution)<br />

TERRORISME ET RÉACTION<br />

Sokolov<br />

L’obsession d’aujourd’hui est sécuritaire. Au nom de la lutte, voire de la guerre contre le terrorisme les réacs rognent et sapent<br />

les libertés individuelles et collectives, civiles et politiques de tous. La justice n’est pas parfaite et il y a même de bonnes raisons<br />

de parler de justice de classe. Ce n’est pas une raison pour laisser démanteler les garanties de l’État de droit, surtout en matière<br />

pénale. Et cela se fait sans état d’urgence à la française, certes avec de la pub médiatique sur telle ou telle mesure mais en même<br />

temps en stoemelings, parce que c’est technique et que le résultat de l’empilement des mesures se voit peu, encore moins leurs<br />

atteintes aux principes de l’État de droit. Copains, compagnons, chers amis, camarades, lecteurs, ce sont ces garanties formelles –<br />

le droit à un procès équitable, l’indépendance des juges, la présomption d’innocence, le jugement de l’acte et non de l’intention, la<br />

liberté d’expression, etc.– qui permettent de lutter sans risquer d’être illico subito presto entôlé ou expulsé.<br />

Petit échantillon non exhaustif des mesures adoptées dans la foulée des attentats.<br />

Vinch


14 / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / MARS 20<strong>17</strong> MARS 20<strong>17</strong> / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / 15<br />

VOICI L’HEURE DES<br />

BD / LA CASE EN MOINS<br />

«INFAUX» Stefan Thibeau<br />

33 ans, l’âge du Christ ! En ces temps<br />

de cinéphilie réactionnaire, il y a des<br />

signes qui ne trompent pas. « On ne<br />

donne pas sa vie pour un iPhone. L’islam<br />

est fort, lui, d’une armée planétaire faite<br />

d’innombrables croyants prêts à mourir<br />

pour leur religion, pour Dieu et son Prophète<br />

», disait Michel Onfray 1 . Fort de<br />

cette constatation et à l’aube d’une guerre<br />

de civilisation, le 7ème art essaie de pallier<br />

le manque de foi des aficionados des<br />

salles obscures.<br />

De l’épopée christique Tu ne tueras point<br />

au prêchi prêcha de Martin Scorsese<br />

(Silence), tout porte à croire (c’est le cas de<br />

le dire) que la profession de foi des metteurs<br />

en scène ne se situe plus tellement<br />

dans leur mise en scène mais dans leur<br />

idéologie. C’est dans ce contexte que s’est<br />

ouvert le 33ème Festival International du<br />

Film d’Amour de Mons. « Aimez-vous les<br />

uns les autres », disait Jean, bien avant<br />

que sa phrase ne soit détournée par Prévert<br />

de façon tellement plus bénéfique et<br />

certainement beaucoup plus religieuse en<br />

un « Aimez-vous les uns sur les autres ».<br />

33 ans, ce n’était pas seulement l’âge du<br />

Christ, c’était aussi le sien, un bien lourd<br />

fardeau à porter sans en plus se voir<br />

infliger un pareil film. Il avait reçu une<br />

place gratuite parce que son ex lui avait<br />

coupé son abonnement de téléphone et<br />

qu’il avait dû choisir un autre opérateur<br />

à la dernière minute. Comme cadeau de<br />

bienvenue, il avait eu droit à l’avant-première<br />

du dernier film de Martin Scorsese :<br />

Silence. Même après leur séparation, elle<br />

lui voulait du mal. Selon Lacan, ce type<br />

de femme n’est heureuse qu’en trouvant<br />

son cadavre… Il était parti à temps, le<br />

cadavre sera peut-être le sien.<br />

Le moins que l’on puisse dire, c’est que<br />

ce bon vieux Marty aurait mieux fait de<br />

suivre sa vocation première et de devenir<br />

prêtre. Du point de vue de l’austérité, le<br />

pari était gagné. Son film était aussi sec<br />

qu’un vieux curé pédophile. Il ne savait<br />

plus quoi penser. Le parti pris était très<br />

audacieux : parler du calvaire des catholiques<br />

persécutés dans le Japon du XVIIe<br />

siècle et le faire subir au spectateur en<br />

lui infligeant 160 minutes de supplice<br />

cinématographique.<br />

Zut ! Toutes ces bondieuseries lui faisaient<br />

à nouveau penser à son ex et à ce<br />

SMS : « Je préfère te quitter pour une<br />

illusion que de rester avec toi, tu me<br />

dégoûtes ». Cette phrase le renvoyait à<br />

celle de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski<br />

: « Si on me prouvait que la vérité est<br />

en dehors du Christ, je préfèrerais rester<br />

dans l’erreur avec le Christ que dans la<br />

vérité en dehors de Lui ».<br />

En rentrant chez lui, il alluma la télévision<br />

et son ordinateur. Dans sa boîte<br />

mail, une newsletter de la Galerie de<br />

Marc-Edouard Nabe, la dernière. La galerie<br />

Nabe, c’était fini ! Il apprit la fermeture<br />

de la Galerie avec, en fond sonore,<br />

non pas un solo de saxophone d’Albert<br />

Ayler mais la voix de Christian Estrosi<br />

le président LR de Provence-Alpes-Côte<br />

d’Azur. Ses déclarations sur le viol présumé<br />

du jeune Théo à Aulnay-sous-Bois<br />

l’avaient fait sourire : « Un viol c’est un<br />

crime, un acte criminel, et trois individus<br />

n’ont pas le droit de salir toute la police<br />

française » 2 . Il fut pris d’une irrépressible<br />

envie de rire. Seul dans son appartement,<br />

il s’imaginait le policier responsable de<br />

l’agression du jeune Théo : « Chef j’ai ma<br />

matraque qu’est plein’ d’brin. »<br />

Lui aussi s’était fait enculer, sodomiser<br />

sans prévenir, au sens figuré bien<br />

entendu, pas au sens propre. Ce qui était<br />

le cas de Théo. Allez comprendre !<br />

« Qui sait, après tout, si la forme la plus<br />

active de l’adoration n’est pas le blasphème<br />

par amour qui serait la prière<br />

de l’abandonné ? », écrivait Léon Bloy 3 .<br />

Putain, quelle plume ces réacs !<br />

Fin de l’acte 5.<br />

1 ONFRAY, Michel. « Décadences : extraits » [en<br />

ligne]. In Michel Onfray.com. [Consulté le 13 février<br />

<strong>17</strong>]. Disponible sur le Web : < http://michelonfray.<br />

com/archives/-decadence-extraits><br />

2 LA DEPECHE.FR. « Aulnay-sous-Bois: des élus<br />

LR réclament des «sanctions exemplaires» » [en ligne].<br />

In Ladepeche.fr. Mis à jour le 8 février 20<strong>17</strong> [consulté<br />

le 13 février 20<strong>17</strong>]. Disponible sur le Web : < http://<br />

www.ladepeche.fr/article/20<strong>17</strong>/02/08/2513547-aulnay-sous-bois-des-elus-lr-reclament-des-sanctionsexemplaires.html><br />

3 BLOY, Léon. Le désespéré. Paris : Flammarion,<br />

2010. 547 p. (GF Littérature).<br />

Entretien avec YANN. Propos recueillis par Benoit Doumont<br />

CHASSEUR D’HOSTIES AUX COLONIES<br />

Dans Le maître des hosties noires<br />

(dessins d’Olivier Schwartz),<br />

suite et fin de La femme-léopard,<br />

le turbulent Yann Lepennetier -<br />

alias Yann tout court - confère<br />

aux nouvelles aventures de Spirou<br />

une teinte anticléricale inédite et<br />

démultiplie au passage les tacles<br />

à notre orgueilleux petit royaume.<br />

Entretien avec un briseur d’idoles.<br />

Même Pas Peur : Dans ton dernier<br />

album, dont l’intrigue se déroule<br />

en 1947, en plein essor de la période<br />

colonialiste belge, tu attaques la<br />

Belgique sous différents angles<br />

plutôt inattendus. Tu évoques, par<br />

exemple, son implication méconnue<br />

dans la fabrication de la bombe<br />

d’Hiroshima…<br />

Yann : Tout à fait authentique : Edgar<br />

Sengier, le grand patron de l’Union<br />

minière du Haut Katanga, pressentant<br />

l’importance stratégique de l’uranium<br />

dans la poursuite de la guerre, avait, de<br />

sa propre initiative, exfiltré du Congo<br />

belge (premier producteur au monde) et<br />

déposé à New York plusieurs tonnes de<br />

minerai radioactif, qui moisissaient dans<br />

un grand hangar de Manhattan depuis<br />

deux ans - avant que Roosevelt (alerté<br />

par Einstein et Oppenheimer) et l’OSS<br />

commencent à s’y intéresser.<br />

«<br />

Trop de<br />

coïncidences,<br />

on a frôlé le<br />

procès»<br />

<strong>MPP</strong> : Et l’administration belge qui,<br />

cherchant à lutter contre le paludisme,<br />

décime les éléphants à grands renforts<br />

d’insecticide, c’est également un épisode<br />

historique ?<br />

Yann : Bien entendu ! Les tam-tams de<br />

brousse ont abondamment commenté<br />

cet épisode scandaleux à l’époque. Hélas,<br />

cette anecdote pittoresque ne s’est transmise<br />

que de bouche à oreille et il est donc<br />

très difficile d’obtenir un enregistrement<br />

d’époque.<br />

<strong>MPP</strong> : Pour les affiches (comme<br />

« Lisez La Croix du Congo, le journal<br />

des évolués ») et enseignes (« cinéma<br />

pour évolués », ...), tu t’es basé sur des<br />

documents d’archives ?<br />

Yann : Hélas, oui ! Sans commentaire.<br />

<strong>MPP</strong> : Tu mets également en scène<br />

Mata-Mata et Pili-Pili, « les Laurel<br />

et Hardy belges », qui ont bel et bien<br />

existé, eux aussi ?<br />

Yann : Exact. Les films étaient réalisés<br />

par un missionnaire vagabond, le père<br />

Van Haelst, qui sillonnait l’immensité du<br />

Congo au volant de son camion de transport<br />

de matériel de tournage, développement<br />

et projection de films, et les montrait<br />

aux tribus sauvages qu’il visitait. Quelques<br />

exemples de ces documents naïfs et d’un<br />

humour bon enfant, vestiges édifiants d’une<br />

époque paternaliste révolue (?) sont visibles<br />

sur le net, si on cherche bien…<br />

<strong>MPP</strong> : Quand j’ai vu la couverture de<br />

l’édition bruxelloise de l’album 1 , qui<br />

pastiche clairement celle de Tintin au<br />

Congo, je t’avoue que je me suis dit : « ça,<br />

c’est procès assuré, avec les compliments<br />

de la Société Moulinsart ». Mais l’album<br />

est en librairie et il semble qu’il n’y ait<br />

pas eu d’émeutes. Tu leur as demandé<br />

l’autorisation avant ?<br />

Yann : Moi, non ! Mais Dupuis a préféré<br />

le faire et ça n’a posé aucun problème.<br />

«<br />

Toute cette<br />

sottise pour<br />

faibles d’esprit<br />

commence à me<br />

sortir par les<br />

trous de nez»<br />

<strong>MPP</strong> : Pourtant, les allusions à l’univers<br />

d’Hergé sont nombreuses : remake<br />

de la scène des buffles de Tintin au<br />

Congo, allusions à Quick et Flupke,<br />

… Sans parler du vocabulaire congolais<br />

: on apprend par exemple qu’un<br />

« tintin » désigne un gringalet blanc<br />

et qu’un chien s’appelle un « milou ».<br />

Et comme par hasard, l’album fait pile<br />

62 planches. Tu cherches à éprouver les<br />

limites nerveuses de Nick Rodwell 2 ?<br />

Yann : Tu oublies dans cette liste<br />

que notre album est aussi en couleurs,<br />

imprimé sur du papier, que sa couverture<br />

est cartonnée, ... Trop de coïncidences.<br />

On a frôlé le procès !<br />

«<br />

Je me suis<br />

fait un plaisir de<br />

l’affubler d’une<br />

soutane et d’un<br />

goupillon»<br />

<strong>MPP</strong> : Ton dernier album donne à voir<br />

un Spirou franchement anticlérical,<br />

qui va jusqu’à s’écrier : « Le temps des<br />

fétiches et des crucifix est révolu ». Quel<br />

chemin parcouru depuis les « A.D.S. »3<br />

de Jean Doisy ! Tu prends ça comme une<br />

revanche sur les exigences moralisatrices<br />

du très catholique Jean Dupuis ?<br />

Yann : Au départ, notre parti-pris, à<br />

Olivier et moi, c’était de ne surtout pas<br />

donner de leçon éthique, ne pas chercher<br />

à dénoncer, justifier ni relativiser les<br />

conséquences de la colonisation mais, au<br />

contraire, de laisser le lecteur se forger<br />

sa propre opinion. Toutes les bondieuseries<br />

sulpiciennes, la bigoterie moisie<br />

des grenouilles de bénitier, les cierges et<br />

l’encens, tout ce fatras désuet m’amusait<br />

même plutôt. Mais trop, c’est trop ! À présent<br />

qu’on s’égorge au nom d’un dieu de<br />

bonté et d’amour, toute cette sottise pour<br />

faibles d’esprit commence à me sortir<br />

par les trous de nez (pour rester poli). La<br />

petite phrase de Spirou renvoie dos à dos<br />

les fétiches et les crucifix. C’est bien peu<br />

de choses, hélas, mais ce n’était pas le propos<br />

: la fonction de Spirou est de divertir<br />

les gamins (qui en ont bien besoin), pas<br />

de leur donner des cours de laïcité.<br />

<strong>MPP</strong> : Dans Le groom vert-de-gris,<br />

déjà, Spirou traversait une période noire<br />

et sombrait dans l’alcoolisme. Ce genre<br />

de libertés que tu oses prendre avec les<br />

icônes de la BD dite franco-belge, ça se<br />

négocie directement avec l’éditeur ?<br />

Yann : Manquerait plus que ça ! Un certain<br />

capitaine barbu - dont j’ai oublié le<br />

nom - vante bien les bienfaits du scotch<br />

Loch Lomond depuis un demi-siècle et<br />

ça n’a choqué personne.<br />

<strong>MPP</strong> : Les personnages du Maître<br />

des hosties noires sont autant de clins<br />

d’œil très personnels à la nébuleuse<br />

Dupuis : le père jésuite emprunte son<br />

nom à Georges Lebouc, traducteur de la<br />

version bruxelloise de la BD ; Spirou et<br />

Fantasio effectuent un reportage pour le<br />

compte des Pissano-Hiverny, pendants<br />

des Pissavy-Yvernault, archivistes bien<br />

réels de la maison d’édition 4 ; l’un des<br />

nazis s’appelle même Schwartz … Tu as<br />

reçu quel genre de réactions de la part<br />

de toutes ces « guest stars » ?<br />

Yann : Le bon Georgeke Lebouc étant<br />

un féroce « bouffeur de curés », je me<br />

suis fait un plaisir de l’affubler d’une soutane<br />

et d’un crucifix. Quand le malheureux<br />

a reçu les pages pour la traduction<br />

en brusseleir, il a failli en « tomber de<br />

son sus » d’indignation. Depuis, il a un<br />

féroce « œuf à peler » avec moi. Quand<br />

à Christelle Pissavy, elle a failli en avaler<br />

son double collier de perles imaginaires.<br />

Elle qui déteste ce genre de colifichet de<br />

petite-bourgeoise… hum ! Mais ce ne<br />

sont que petites taquineries entre nous,<br />

je ne crois pas que ça puisse intéresser<br />

vos lecteurs.<br />

Le Spirou de... Schwartz &<br />

Yann, Le maître des hosties<br />

noires, Dupuis, janvier 20<strong>17</strong>,<br />

64 pages (15€)<br />

1 Yann & Schwartz, Le Spirou de..., t.11 : Spirou au<br />

Kongo belche (édition bruxelloise du Maître des hosties<br />

noires), Dupuis, 20<strong>17</strong>.<br />

2 Administrateur délégué de la Société Moulinsart.<br />

3 « Amis de Spirou » : mouvement de jeunesse au<br />

ton très moralisateur, lancé dans le journal Spirou en<br />

1938.<br />

4 Voir notamment l’impressionnante monographie :<br />

Bertrand et Christelle Pissavy-Yvernault, La véritable<br />

histoire de Spirou, Dupuis, 2 tomes, 2013 et 2016, 312<br />

et 336 pages.<br />

L’association « MÊME PAS PEUR » a été initiée par CACTUS INÉBRANLABLE ÉDITIONS (www.cactusinebranlableeditions.e-monsite.com) et LES ÉDITIONS DU BASSON (www.editionsdubasson.com)<br />

Comité de rédaction Styvie Bourgeois, Thomas Burion, André Clette, Serge Delescaille, Benoit Doumont, Sylvie Kwaschin, Fabienne Lorant, Jean-Philippe Querton, Etienne Vanden Dooren Mise en page Etienne Vanden<br />

Dooren, Serge Delescaille Contributeurs dessins, collages, photo-montages : Baguet, Cécile Bertrand, Burion, Decressac, Delescaille, Slobodan Diantalvic, Djony, Ferrand, Flam, Glez, Kanar, Kurt, Dr Lichic, Mickomix, Plop<br />

& Kankr, Pic, Pierre Laurantin, Valentin Delieu, Vinch, Wiglaf, Yakana, Yvan Carreyn Contributeurs textes Cyril Bosc, Alexeiv Brno, Broukske, André Clette, Benoit Doumont, Mark Harris, Sylvie Kwaschin, Dr Lichic, Camille<br />

Lermenev, Mickomix, Jean-Loup Nollomont, Jean-Philippe Querton, Stefan Thibeau.<br />

Un grand merci à tous les contributeurs à qui nous n’avons pas pu offrir un espace dans ce numéro <strong>17</strong> de MÊME PAS PEUR !<br />

Le site : http://www.memepaspeur-lejournal.net N° de compte BE 28 00<strong>17</strong> 5410 1520


16 / MÊME PAS PEUR N O <strong>17</strong> / MARS 20<strong>17</strong><br />

Vinch<br />

ABONNEZ-<br />

VOUS !<br />

S’abonner pour la Belgique :<br />

Abo classique : 35 € pour 11 numéros<br />

Abo de soutien : 50 € pour 11 numéros<br />

à verser sur le compte IBAN BE28 00<strong>17</strong> 5410<br />

1520 au nom de MÊME PAS PEUR en précisant<br />

dans la communication l’adresse postale<br />

d’envoi du journal ET à partir de quel<br />

numéro vous souhaitez vous abonner.<br />

S’abonner pour la France :<br />

Abo classique : 50 € pour 11 numéros<br />

Abo de soutien : 65 € pour 11 numéros<br />

Envoyer un chèque à l’ordre de Jean-Philippe<br />

Querton à Cactus Inébranlable, 38 rue<br />

des Croisons à 7750 Amougies - Belgique, en<br />

précisant dans la communication l’adresse<br />

postale d’envoi du journal ET à partir de quel<br />

numéro vous souhaitez vous abonner.<br />

Pour les autres pays :<br />

Contacter :<br />

memepaspeur.lejournal@gmail.com<br />

Vinch

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!