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Epistemologie des sciences sociales

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Le cercle le plus large de la pragmatique échappe en effet aux <strong>sciences</strong> du langage pour concerner<br />

l’anthropologie, la psychologie sociale ou la philosophie ; cette pragmatique se définirait comme l’étude<br />

<strong>des</strong> conditions de l’énonciation en général (c’est-à-dire de l’énonciation conçue comme l’envoi de tous<br />

les messages possibles, icôniques, gestuels, comportementaux…), donc l’étude <strong>des</strong> effets de cadre. Et<br />

sans doute faut-il, à ce niveau de l’enquête, doubler nos étu<strong>des</strong> de l’énonciation par l’étude parallèle de<br />

la réception (l’un <strong>des</strong> maîtres mots <strong>des</strong> recherches actuelles en sociologie <strong>des</strong> médias). Ce couple<br />

énonciation/réception cadre assez bien le champ d’une pragmatique générale, qui concerne les relations<br />

de sujet à sujet, qu’on se gardera de confondre avec les relations sujet/objet, d’ordre simplement<br />

technique.<br />

La distinction entre une relation pragmatique et une relation technique est cruciale pour les théories de la<br />

communication, et elle s’éclaire d’un rappel étymologique : praxis en grec désigne l’action sans doute,<br />

mais de l’homme sur l’homme, alors que la poiesis et la tekhnè consistent à façonner les choses. Le<br />

propre d’une relation « simplement » technique est d’être <strong>des</strong>cendante s’il est vrai par définition que le<br />

sujet domine l’objet, et peut l’instrumenter à sa guise ; dans cette mesure, on programme une relation<br />

technique. Une relation pragmatique en revanche ne se laisse pas instrumenter car l’action de l’homme sur<br />

l’homme est réverbérante, ou circulaire, ou « symétrique » comme propose Bateson : si A observe B (à<br />

l’école, en médecine ou en ethnographie…), B est particulièrement attentif à la façon dont il est observé ;<br />

si dans une interaction un peu vive A embarrasse, voire humilie B, on peut parier que tôt ou tard le<br />

trouble causé reviendra à l’envoyeur ; et si A aime ou hait B, il existe une forte probabilité pour que les<br />

mêmes sentiments lui soient payés en retour. Dans certaines circonstances, à l’école, dans l’entreprise, à<br />

l’armée…, on voudrait que les sujets obéissent comme <strong>des</strong> objets, et jusqu’à un certain point cela marche<br />

– mais le sujet contraint d’obéir n’en pense pas moins, et l’échec éducatif ou managérial sanctionne une<br />

confusion entre le sujet et l’objet de la relation. Nous réserverons donc le terme de communication à<br />

cette praxis ou action pragmatique entre sujets, c’est-à-dire entre <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> propres qui s’observent<br />

mutuellement, tout en demeurant l’un pour l’autre inscrutables « au fond » : on peut jusqu’à un certain<br />

point s’assurer du comportement d’une personne, non de sa pensée (de son désir, de sa volonté).<br />

Il résulte de ces simples remarques que la communication comme discipline ou champ d’investigation se<br />

trouve prise de naissance dans la sémio-pragmatique : communiquer désigne l’action sémiotique (celle<br />

qui renonce à la violence ou à l’énergie) de l’homme sur l’homme. Mais éduquer un enfant, lancer une<br />

campagne de publicité ou faire élire un candidat sont <strong>des</strong> tâches qui ne peuvent se programmer jusqu’au<br />

terme ni unilatéralement : la relation pragmatique ne fait pas, elle doit faire avec – le monde <strong>des</strong> autres,<br />

qu’on ne surplombe pas et avec lequel on ne peut qu’interagir.<br />

Le meilleur exemple de relation pragmatique demeure celui du dialogue ou de la conversation, très étudié<br />

aujourd’hui en <strong>sciences</strong> du langage mais aussi par les <strong>sciences</strong> de la cognition, qui s’efforcent de<br />

perfectionner les balbutiants dialogues homme-machine. Nous sentons bien qu’une conversation non plus<br />

ne se programme pas, puisqu’elle est copilotée par <strong>des</strong> partenaires dont aucun, par définition, ne connaît<br />

d’avance le dernier mot : converser implique une hiérarchie tournante dans la prise de parole, et une<br />

randonnée ouverte, aléatoire de phrases en phrases. Il existe toutes sortes de dialogues, depuis<br />

l’interrogatoire qui ne mérite guère ce nom – même si quelques dialogues platoniciens particulièrement<br />

directifs s’en rapprochent – jusqu’à ce que Maurice Blanchot a appelé l’entretien infini [70] ; la plupart<br />

de nos dialogues visent l’obtention d’un renseignement, une prise de décision ou la coordination d’une<br />

action technique, mais chacun apprécie en marge de ces dialogues orientés-objet <strong>des</strong> entretiens infinis que<br />

nous dirons orientés-sujet comme l’entretien phatique, amical, esthétique, amoureux ou mystique, par<br />

lesquels l’individu construit son identité ou fortifie son monde propre. La psychanalyse – terminable ? –

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