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Epistemologie des sciences sociales

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leur domaine, constitue un trait même de ce dispositif et invite à affiner l’analyse. On peut, pour se faire,<br />

distinguer trois contextes différents de détermination à prendre en compte dans cette analyse :<br />

— Nous appellerons le premier contexte pragmatique : c’est le contexte d’action ou de préoccupations<br />

liées à l’action, au sein duquel se construit la discipline. Il est clair, par exemple, que même si la<br />

démographie ne relève pas que d’intérêts pratiques, ceux-ci ont eu et continuent d’avoir un rôle essentiel<br />

dans son orientation. Ces intérêts, en l’occurrence recenser les populations, prévoir leur devenir, «<br />

éclairer » les politiques – natalistes ou de contrôle <strong>des</strong> naissances par exemple – sont eux-mêmes inscrits<br />

dans <strong>des</strong> dispositifs institutionnels, administratifs, techniques qui donnent forme aux opérations qu’ils<br />

prescrivent ou soutiennent. On pourrait, de la même façon, évoquer le rôle <strong>des</strong> institutions coloniales<br />

dans le développement de l’ethnologie entre 1850 et 1950, ou celui de la commande publique dans<br />

l’essor de la sociologie empirique. Même si le contexte de détermination de la connaissance produite par<br />

ces disciplines ne se réduit en rien à ces éléments pragmatiques, leur rôle est indéniable et mérite d’être<br />

thématisé.<br />

— L’ensemble <strong>des</strong> procédures, <strong>des</strong> techniques et <strong>des</strong> schèmes de pensée mis en œuvre par une discipline<br />

pour élaborer ses résultats peut être appelé contexte méthodologique et programmatique. C’est à ce<br />

niveau que s’opèrent les ruptures et les structurations successives. Il est inutile de rappeler que les faits<br />

scientifiques ne tombent pas du ciel mais résultent d’une orientation préalable du regard et de l’intérêt, de<br />

la sélection de matériaux et d’informations qui en résulte, de la mise en forme qu’autorise tel ou tel<br />

schème explicatif. Les clivages bien connus, au sein <strong>des</strong> disciplines, entre écoles, courants, théories<br />

relèvent également de ce domaine en ce qu’ils commandent <strong>des</strong> manières de faire déterminées et les<br />

inscrivent peu à peu dans les routines et les « tours de main » disciplinaires. Dans la longue durée, c’est à<br />

ce niveau que s’opèrent les transformations les plus fondamentales du dispositif de connaissance, par le<br />

recours à la formalisation, à la quantification, à <strong>des</strong> procédures de contrôle et de démonstration.<br />

— On peut enfin parler d’un contexte normatif pour désigner l’ensemble <strong>des</strong> débats auquel donne lieu le<br />

dégagement d’un modèle de scientificité commun. Certes, la dimension normative est présente également<br />

dans les deux autres sphères, comme incitation à la recherche pour résoudre ou éclairer un problème<br />

pratique dans le premier cas, comme système de règles de travail à respecter dans le cadre du programme<br />

choisi dans le second. Mais l’un <strong>des</strong> traits évidents de ces disciplines est qu’elles développent<br />

simultanément un discours analytique ou critique sur leur normativité : à <strong>des</strong> degrés divers et selon un<br />

tempo variable, aucune n’échappe à l’interrogation polémique sur sa prétention à la scientificité.<br />

Ces trois contextes sont à la fois spécifiques et liés. Ils définissent <strong>des</strong> lignes d’analyse <strong>des</strong> dispositifs de<br />

connaissance propres à chaque discipline : cadre institutionnel et politique, arsenal méthodologique,<br />

clivages épistémologiques… Ils ne sont pas seulement <strong>des</strong> complexes de détermination sous-jacents, mais<br />

peuvent se donner à voir sur de véritables scènes, c’est-à-dire dans <strong>des</strong> modalités spécifiques<br />

d’expression publique. Ainsi, le contexte pragmatique est associé à la sphère politique et gestionnaire et<br />

à sa rhétorique ; le contexte normatif se manifeste dans <strong>des</strong> oppositions épistémologiques qui parfois<br />

sortent de la stricte sphère académique pour accéder au débat public. Mais la plus présente et la plus<br />

secrète est la scène professionnelle elle-même, celle de l’exercice compétent où les discours et les<br />

déclarations comptent moins que « la maîtrise de l’art », même s’il est pluriel et ne va pas de soi. C’est<br />

en son sein que s’organise tout le processus de production, d’organisation et de validation de<br />

connaissance par lequel une discipline se construit jour après jour.<br />

Pour entreprendre un cheminement ordonné dans cet espace épistémique complexe, où s’enchevêtrent

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