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Epistemologie des sciences sociales

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Maintenant pourquoi un individu abandonnerait-il ses droits ? Il est rationnel de le faire, soutient<br />

Coleman, quand notre situation comporte <strong>des</strong> « externalités », c’est-à-dire <strong>des</strong> conséquences dont chacun<br />

pâtit ou bénéficie en vertu <strong>des</strong> actions <strong>des</strong> autres, qu’il le veuille ou non. Ainsi, un non-fumeur pâtit de la<br />

fumée de ses collègues de bureau. S’il n’est pas possible de créer un marché pour ces droits de contrôle<br />

(si les fumeurs ne peuvent pas dédommager le non-fumeur), cela crée une demande pour une norme, c’està-dire<br />

pour un transfert de droit de contrôle à d’autres personnes que l’agent. Mais pour que la norme<br />

devienne effective, il faut que <strong>des</strong> sanctions soient possibles contre les contrevenants. Il faut donc que<br />

l’agent chargé d’appliquer ces sanctions y trouve lui-même un avantage qui surpasse les risques encourus.<br />

En fait, Coleman reconnaît (Coleman, 1980, p. 270) que cela exige que les agents soient liés par <strong>des</strong> liens<br />

sociaux, donc d’une part qu’ils puissent s’influencer les uns les autres en communiquant, d’autre part que<br />

les uns aient déjà un certain contrôle sur les autres (ce contrôle, les autres doivent avoir eu un intérêt<br />

direct, hors externalités, à le leur donner, y compris en s’engageant pour le futur). Si plusieurs acteurs<br />

investissent les représentants d’un collectif d’un tel contrôle, ils peuvent créer un acteur « corporatif »<br />

qui satisfait leur demande de normes tout en la coordonnant à un réseau d’autres deman<strong>des</strong>.<br />

La construction est élégante en ce qu’elle ne présuppose pas déjà résolu le problème de l’émergence <strong>des</strong><br />

normes. Mais on peut se demander si une telle construction collective a bien les propriétés que nous<br />

prêtons à une entreprise ou à une institution. Elle aurait, semble-t-il, au mieux, les propriétés assignées à<br />

une entreprise par ses actionnaires. Ils ont investi leur argent, et abandonné leur droit de contrôle sur<br />

l’usage de cet argent, du moins tant qu’ils ne vendent pas leurs actions. Comme ils bénéficient ou<br />

pâtissent de la bonne ou mauvaise marche de l’entreprise quoiqu’ils fassent (quand ils vendront leurs<br />

actions, le mal sera fait), il y a là <strong>des</strong> externalités. Ces externalités créent un besoin de norme, que les<br />

actionnaires satisfont en déléguant leur droit de contrôle au conseil d’administration et à la direction,<br />

laquelle répercute les conséquences <strong>des</strong> souhaits <strong>des</strong> actionnaires sur la conduite de la production. Mais<br />

il ne semble pas que cela corresponde à l’investissement <strong>des</strong> travailleurs d’une entreprise dans leur<br />

organisation collective. Coleman propose une explication pour rendre compte de cette différence. Elle<br />

tiendrait à ce que les relations <strong>sociales</strong> entre les travailleurs sont beaucoup plus étroites que celles entre<br />

actionnaires, en particulier pour la coordination <strong>des</strong> actions. Ces relations, Coleman les nomme « capital<br />

social ». Elles consistent dans un réseau d’obligations et d’attentes réciproques. Mais cette notion semble<br />

à la fois trop forte et trop faible. Trop forte, parce que les travailleurs d’une entreprise ne se sentent pas<br />

forcément obligés de satisfaire les normes de production et de qualité. Ils peuvent se sentir simplement<br />

engagés à « faire leur travail » tel qu’ils le redéfinissent eux-mêmes dans le cadre de leurs consignes, et<br />

ils peuvent ressentir tout surcroît d’obligation comme une simple contrainte. Or, leur imposer cette<br />

contrainte ne va pas renforcer la relation sociale, cela va l’affaiblir. D’autre part il s’agit de savoir si ces<br />

attentes et obligations résultent elles-mêmes d’un calcul <strong>des</strong> coûts et avantages fait par chaque individu,<br />

tout comme la demande de normes, selon l’hypothèse de Coleman. Si c’est le cas, sa notion de capital<br />

social est trop faible. Des attentes et <strong>des</strong> obligations qui reposeraient sur un simple calcul <strong>des</strong> coûts et<br />

<strong>des</strong> avantages ne créeraient pas un sentiment d’appartenance à l’entreprise comme unité. En effet, si<br />

l’agent adopte cette attitude calculatrice, son sentiment d’appartenance s’affaiblira, puisqu’il envisagera<br />

explicitement la possibilité de quitter l’entreprise.<br />

Intentions et croyances collectives<br />

On peut donc adopter la deuxième approche, et vouloir analyser les investissements cognitifs nécessaires<br />

pour arriver à ce sentiment d’appartenance. C’est l’approche suivie par <strong>des</strong> philosophes du social comme<br />

Margaret Gilbert ou Bratman. Elle amène Gilbert à faire un petit pas (qui pourrait être décisif) au-delà du<br />

paradigme de l’individualisme méthodologique. Pour nous promener « ensemble », il ne suffit pas que

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