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Epistemologie des sciences sociales

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Prenons la question posée par Veyne dans Comment on écrit l’histoire : « Pourquoi l’évergétisme existet-il<br />

dans l’Empire romain oriental hellénistique, et non pas à Florence ? » Ce comportement (dont le nom<br />

a été forgé par Veyne) consiste à dépenser <strong>des</strong> fortunes pour construire <strong>des</strong> monuments publics. Sa raison<br />

psychologique, le souci de voir le souvenir du donateur conservé avec ses monuments, devrait être<br />

présent dans les deux régimes. Mais on sait qu’à Florence, les citoyens se défient <strong>des</strong> « magnati »,<br />

supposés vouloir soudoyer une clientèle pour prendre le pouvoir de façon autoritaire. Nous avons donc<br />

une règle, « normalement, un patricien qui fait <strong>des</strong> largesses au peuple et aux citoyens est suspect de<br />

vouloir prendre le pouvoir ». Elle justifie le refus de ce genre de mécénat. Plaçons-nous maintenant dans<br />

le contexte romain oriental. Les patriciens sont très loin de pouvoir rivaliser avec l’empereur par leurs<br />

largesses. On peut énoncer ici une exception à la règle florentine : « Sauf si ces largesses donnent un<br />

prestige très inférieur à la puissance dont dispose le pouvoir. » Cette exception justifie l’autorisation de<br />

la coutume romaine de l’évergétisme. Mais on peut, dans le contexte romain, rencontrer une exception à<br />

cette exception. « Si le patricien dispose d’une fortune colossale et fait <strong>des</strong> largesses à l’armée, alors il<br />

est un danger pour le pouvoir. » On retrouve alors, dans l’ordre <strong>des</strong> exceptions de second degré, la<br />

situation de rivalité pour le pouvoir qu’on rencontrait au niveau de la règle de premier degré dans le<br />

contexte florentin. Le réseau <strong>des</strong> inférences est donc bouclé.<br />

Ce qui est ici digne d’intérêt, c’est d’une part qu’à chaque étape, on a changé de contexte, et que cela<br />

s’est marqué par le fait qu’on passait d’une normalité à une exception. C’est d’autre part que ce parcours<br />

de contexte à contexte nous a permis de relier <strong>des</strong> contextes entre eux dans un circuit. L’analogie réside<br />

dans la possibilité de ce circuit, mais ce qui permet le déplacement dans ce circuit, ce ne sont pas <strong>des</strong><br />

similarités, c’est au contraire la perception <strong>des</strong> dissimilarités. Les similarités, elles, assurent le bouclage<br />

du circuit. L’analogie ne peut se développer sans son double, la disanalogie. C’est là une autre contrainte,<br />

et plus forte, sur les similarités qui permettent les analogies. Elles doivent être définies de pair avec leurs<br />

dissimilarités, et s’inscrire dans <strong>des</strong> circuits qui tissent peu à peu un réseau de transformations<br />

inférentielles. Les analogies sont donc simplement la mise en réseau et en circuit de l’étude <strong>des</strong> « cas ».<br />

Ainsi il n’y a pas antinomie pour l’historien entre l’étude de cas et <strong>des</strong> comparaisons qui peuvent prendre<br />

l’ampleur de l’histoire comparée. On pourrait même prétendre que l’explication historique consiste<br />

justement dans cette dualité entre étude de cas et histoire comparée.<br />

Conclusion<br />

Pour finir, du point de vue <strong>des</strong> rapports entre action et cognition, les trois programmes sont-ils<br />

incompatibles ? Le premier met en série ce que le second suppose déjà comme entrelacements et ce que<br />

le troisième pose comme problèmes de coexistence. Comme il faut toujours disposer de valeurs d’entrée<br />

si l’on veut faire fonctionner un modèle quelque peu formalisé, on est obligé de passer par le premier si<br />

l’on veut explorer <strong>des</strong> faces <strong>des</strong> activités <strong>sociales</strong> que nos intuitions et nos compétences mêmes d’acteurs<br />

sociaux nous cachent, précisément parce qu’elles en rendent d’autres plus saillantes (on retrouverait ici<br />

une forme de « dissimulation »). Le programme relationnel nous propose <strong>des</strong> interactions et rétroactions<br />

difficiles à traiter et à modéliser, sinon au niveau micro. Les sociologies qui vont du système aux acteurs<br />

nous donnent <strong>des</strong> représentations et concepts intermédiaires (celui de logiques d’action <strong>sociales</strong>, ou celui<br />

de régimes de justification et de cités), utiles pour celui qui veut conserver la possibilité de généraliser<br />

sans oublier les capacités de réinterprétations singulières <strong>des</strong> acteurs. Mais le statut de ces concepts reste<br />

ambigu, puisque les acteurs, s’ils peuvent employer <strong>des</strong> notions similaires, n’en usent pas pour se<br />

représenter l’ensemble de leurs relations, mais pour tirer parti <strong>des</strong> effets de coexistence locaux de leurs<br />

logiques d’action. Comme ici le sens c’est l’usage, celui du sociologue ne peut plus être celui <strong>des</strong>

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