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Epistemologie des sciences sociales

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aussi d’ouvrages techniques portant sur <strong>des</strong> sujets formels – probabilités, musicologie, poétique.<br />

L’activité langagière était un de ces sujets. L’analyse que Pius Servien en faisait le conduisait à séparer<br />

trois familles de langages : le langage « ordinaire », d’abord, que nous appelons aujourd’hui naturel ;<br />

puis ses deux dérivés historiques, le « langage <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> », illustré par ses emplois dans les<br />

recherches sur la nature, et le « langage lyrique » incarné dans les œuvres <strong>des</strong> poètes et autres créateurs<br />

littéraires, dramaturges ou romanciers. On retrouve dans les travaux de Servien les idées-forces qui<br />

traversent le présent chapitre : a / l’omniprésence du langage ordinaire, « source commune, impure et<br />

indispensable » <strong>des</strong> deux autres [55] ; b / l’incommensurabilité de ceux-ci lorsqu’on en considère les<br />

créations les plus « pures », selon un qualificatif cher à Valéry ; c / l’utilité, par conséquent, d’envisager<br />

le contraste entre langage <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> et langage lyrique comme une opposition entre « deux pôles du<br />

langage » où régnent <strong>des</strong> principes de construction et d’évaluation profondément différents [56] ; d / le<br />

constat de l’existence <strong>des</strong> « activités de langage mêlé » [57], comparables en cela à nos productions de<br />

l’entre-deux ou de la troisième voie ; e / enfin et surtout, le plaidoyer en faveur <strong>des</strong> « activités de langage<br />

non mêlé », qui mérite une citation : « Notre effort, écrit Servien, provient tout entier d’une répugnance à<br />

utiliser les zones mixtes du langage, et ces travaux qui correspondent à une conception du langage non<br />

analysée, globale, vague. Il semble meilleur de n’en utiliser que les pôles extrêmes, en faisant<br />

soigneusement le point pour savoir où se situe notre effort, par rapport à ces pôles. S’il s’agit donc<br />

d’arriver à quelque chose de profond, de général (et non à <strong>des</strong> dates sporadiques, ou autres informations<br />

de la même farine légère), il faut que nous sachions bien si nos propositions finales seront du langage<br />

lyrique, ou du langage <strong>des</strong> <strong>sciences</strong>. Si elles doivent être en langage lyrique, alors il est préférable d’aller<br />

le plus loin possible vers ce pôle, là où ce langage est plus réellement lui-même, plus intense, d’une neige<br />

plus intacte : que ce soit franchement du lyrisme, et non ces sous-produits qui ne le réalisent<br />

qu’imparfaitement : sous-philosophie, sous-morale, sous-histoire, sous-critique, etc. » [58]<br />

La formulation peut paraître démodée ; mais l’analyse et ses conclusions sont plus actuelles que jamais.<br />

On reconnaît en effet dans ces « sous-produits » de Servien, fruits <strong>des</strong> « activités de langage mêlé », les<br />

textes hybri<strong>des</strong> évoqués plus haut sous couvert d’un genre propre aux <strong>sciences</strong> de l’homme, différemment<br />

nommé – la culture lettrée chez Cl. Grignon, le littérarisme chez J. Bouveresse, l’essai chez J.-M.<br />

Berthelot, ou encore, bien avant notre débat présent, l’article de variétés chez Hermann Hesse [59]. Bien<br />

plus, une analyse semblable a été publiée il y a quelques années par un de nos contemporains, Jerome<br />

Bruner, déjà cité. Selon ce chercheur, mondialement connu pour ses contributions à la psychologie<br />

cognitive, l’édification et l’expression <strong>des</strong> connaissances ne peuvent emprunter que deux voies : le «<br />

mode logico-scientifique » propre aux <strong>sciences</strong> naturelles et un « mode narratif » moins bien défini dont<br />

J. Bruner livre et commente de nombreux exemples, tous tirés de la littérature – roman, poésie, théâtre,<br />

etc. [60]. De la littérature, notons bien, mais à aucun moment de l’histoire ou plus généralement d’aucune<br />

<strong>des</strong> disciplines où la narrativité tient une grande place dans les <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>. On doit alors<br />

s’interroger : où J. Bruner place-t-il les récits qui sont les nôtres, aussi éloignés <strong>des</strong> constructions<br />

scientifiques de son premier mode que <strong>des</strong> œuvres littéraires du second [61] ? La question lui fut posée à<br />

la fin d’un séminaire où, invité à préciser sa conception du mode narratif, J. Bruner avait encore tiré de<br />

l’analyse d’œuvres littéraires, exclusivement, les traits distinctifs qu’il proposait [62]. Sa réponse fut<br />

évasive : il ne pouvait, disait-il, que s’en remettre en l’espèce à l’appréciation <strong>des</strong> personnes chargées de<br />

la politique scientifique dans les fondations… On retiendra de cette délégation de pouvoir que<br />

l’hypothèse d’une troisième voie n’est pas même évoquée.<br />

Anticipation

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