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Epistemologie des sciences sociales

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impératifs moraux catégoriques dont l’existence n’est pas dépendante de leur reconnaissance. De façon<br />

plus générale, il semble bien que les faits sociaux ne puissent pas être conçus comme étant radicalement<br />

indépendants de nous. Nous pouvons soutenir qu’ils sont indépendants ou bien de nos actions, ou bien de<br />

nos croyances, ou encore de nos désirs ou de nos émotions, mais pas de tout cela en même temps.<br />

Du fait que les choses <strong>sociales</strong> ne peuvent apparemment pas être conçues indépendamment de toute<br />

relation à <strong>des</strong> agents ou à leurs propriétés, suit-il qu’elles ne peuvent pas être objectives ? La conclusion<br />

ne s’impose pas. Une comparaison avec le problème du statut ontologique <strong>des</strong> couleurs peut nous aider à<br />

voir pourquoi. Pour certains philosophes (McDowell, 1999 ; Wiggins, 1999), les couleurs sont à la fois<br />

objectives (au sens, au moins où elles ne sont pas <strong>des</strong> hallucinations et qu’on admet à leur propos la<br />

possibilité de l’erreur : j’ai cru que la plante était verte, mais elle est jaune, etc.) et subjectives (le fait<br />

que les couleurs nous apparaissent de telle ou telle façon est une propriété essentielle <strong>des</strong> couleurs. Les<br />

aveugles ne peuvent pas savoir ce qu’est une couleur, etc.). Autrement dit, le fait que les couleurs soient<br />

dépendantes de nos réactions (Pettit, 1991) ne leur interdit nullement d’être objectives. De la même<br />

manière, nous pourrions dire que le fait que les phénomènes sociaux soient dépendants de nos réactions<br />

ne leur interdit nullement d’être objectifs.<br />

Cette conception « faible » de l’objectivité <strong>des</strong> faits sociaux a certains avantages. Elle nous permet, entre<br />

autres, de donner un sens raisonnable à l’idée que les faits sociaux (institutionnels, structurels, formels,<br />

etc.) pourraient avoir <strong>des</strong> effets causaux. En réalité, ces faits n’agissent que par le biais de nos réactions,<br />

de quelque ordre qu’elles soient (mentales, comportementales, etc.). Si une règle telle que : « Il ne faut<br />

pas se curer les dents en public » agit sur nous, ce n’est certainement pas à la manière d’un coup de bâton<br />

sur le crâne (bien qu’un coup de bâton puisse parfaitement servir à obliger quelqu’un à se conformer à la<br />

règle). C’est plutôt parce que nous croyons à la valeur de cette règle, ou parce que nous redoutons d’être<br />

sanctionné si nous la violons, etc. À première vue, la conception « faible » de l’objectivité <strong>des</strong> faits<br />

sociaux (c’est-à-dire cette conception qui fait dépendre ces derniers de nos réactions) est assez<br />

séduisante. Elle admet <strong>des</strong> faits sociaux objectifs sans payer le prix d’une ontologie extravagante. Elle<br />

semble donner un sens raisonnable à l’idée que ces faits exercent une influence sur les croyances et les<br />

actions individuelles. C’est, au fond, cette conception « faible » de l’objectivité <strong>des</strong> faits sociaux qui<br />

inspire la plupart <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> théories <strong>sociales</strong> récentes qui se sont développées autour <strong>des</strong> travaux de<br />

Bhaskar (1979), Rom Harré (1986) et <strong>des</strong> sociologues qui s’en inspirent (Giddens, 1984).<br />

Mais cette conception « faible » de l’objectivité de faits sociaux n’est-elle pas trop faible ? Incantations<br />

mises à part, elle ne garantit nullement l’irréductibilité <strong>des</strong> faits sociaux aux faits psychologiques,<br />

exigence à laquelle toute conception de l’objectivité <strong>des</strong> faits sociaux, fut-elle minimale, doit, semble-til,<br />

satisfaire. Par ailleurs, en faisant dépendre les faits sociaux de nos réactions (croyances, actions,<br />

intentions, etc.), c’est-à-dire au fond de faits psychologiques, elle remplace un problème par un autre qui,<br />

du point de vue ontologique, n’est guère différent. C’est, du moins, ce que je vais essayer de montrer à<br />

présent.<br />

Sciences <strong>sociales</strong> et psychologie ordinaire<br />

Il existe dans les <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> un groupe important de théories qui rejettent l’indépendance absolue<br />

<strong>des</strong> faits sociaux à l’égard <strong>des</strong> croyances, préférences, émotions, actions. Dans ce groupe, de nombreuses<br />

hypothèses sont fondées sur la « psychologie ordinaire » (Rosenberg, 1995). Cette expression sert à<br />

désigner toutes les explications de nos actions à partir de nos désirs et de nos croyances (Engel, 1988). «<br />

Je prends le rer pour aller à Roissy parce que je désire aller à Roissy et que je crois que prendre le rer

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