Perception(s) numérique(s) - Shin Kim
Master Degree Thesis from ENSCI Publication : March 2016 Author : Shin hyung KIM
Master Degree Thesis from ENSCI
Publication : March 2016
Author : Shin hyung KIM
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<strong>Perception</strong> <strong>numérique</strong><br />
<strong>Shin</strong> Hyung KIM<br />
KIM <strong>Shin</strong> Hyung<br />
kimshin.org<br />
Mémoire de fin d’études<br />
sous la direction d’ Irène Berthezène<br />
Janvier 2016<br />
ENSCI - Les Ateliers<br />
_<br />
Master’s thesis under the supervision of Irène Berthezène<br />
French national school for advanced studies in design<br />
January 2016
Introduction<br />
8<br />
Quelques précisions de syntaxe<br />
16<br />
I. LA TECHNIQUE DU NUMÉRIQUE COMME MOYEN<br />
DE REPRODUCTION DES OBJETS<br />
II. COMMENT LA REPRÉSENTATION DE NOTRE ENVIRONNEMENT<br />
PAR LE NUMÉRIQUE INFLUENCE-T-ELLE NOTRE<br />
PERCEPTION DES OBJETS ANALOGIQUES ?<br />
1. Une biève histoire des techniques de représentation de l’objet<br />
a. La représentation des objets dans l’histoire de la peinture<br />
b. L’évolution de la représentation des objets grâce à la technique<br />
20<br />
1. L’immersion de notre intellection dans le <strong>numérique</strong><br />
a. L’hybridation de la réalité par des illusions<br />
b. Les avantages et les inconvénients de cette hybridation<br />
66<br />
2. Les nouvelles formes de représentation de l’objet permises par le <strong>numérique</strong><br />
a. Le <strong>numérique</strong> comme miroir de la réalité analogique<br />
b. L’apport du <strong>numérique</strong> : L’interaction avec l’objet<br />
c. Le <strong>numérique</strong> à la conquête de l’intégralité de l’objet<br />
28<br />
2. L’immersion de notre corps dans le <strong>numérique</strong> :<br />
évolution de notre proprioception<br />
a. Transformation de notre perception du volume<br />
b. Transformation de notre perception de la texture<br />
c. Transformation de notre perception du mouvement<br />
75<br />
3. Vers un affranchissement des objets de représentation analogiques<br />
a. Le skeuomorphisme <strong>numérique</strong> ou la nostalgie de la réalité analogique<br />
b. Comment se libérer des références analogiques ?<br />
42<br />
3. De l’uniformisation à la personnalisation de la perception <strong>numérique</strong><br />
a. La variété des affichages<br />
b. Les possibilités induites par la gestuelle<br />
86<br />
4. Quand tout le corps perçoit<br />
a. L’adaptation à notre capacité visuelle<br />
b. La simulation du mouvement corporel<br />
c. La perception du corps robotisé<br />
52<br />
4. Nouvelles modalités de la perception<br />
a. L’illusion thérapeutique<br />
b. La substitution sensorielle<br />
92
III. QUELLES MODIFICATIONS DE LA PERCEPTION<br />
PEUT-ON IMAGINER À L’AVENIR?<br />
1. Vivre avec deux réalités<br />
103<br />
2. Quelques champs d’intervention possibles pour le designer<br />
a. Le designer comme créateur de singularité et d’authenticité<br />
b. Le designer comme garant d’un accès démocratique aux objets<br />
c. Le designer comme prescripteur de perception<br />
108<br />
113<br />
116<br />
Conclusion<br />
122<br />
Bibliographies<br />
Remerciements<br />
127<br />
132
Introduction<br />
1. STEPHENSON Neal, Le samouraï<br />
virtuel (Snow Crash), 1992 / Édition<br />
française parue en 1996, Robert<br />
Laffont, traduit par Guy ABADIA.<br />
Dans son roman de science-fiction Farhenheit 451 (1953),<br />
Ray Bradury imagine un monde du futur équipé de diverses<br />
technologies imaginaires où le travail de pompier ne consiste<br />
plus à éteindre des incendies mais à brûler des livres, dont la<br />
possession est interdite. Le roman décrit une société qui expérimente<br />
la destruction de la culture et par là, de nombreuses<br />
valeurs humaines. Le pouvoir en place produit les différentes<br />
formes de médias, ce qui entraîne une uniformisation de la<br />
société et sa passivité. Bien que de nombreuses interprétations<br />
de l’œuvre soient possibles, elle m’a en premier lieu fait<br />
penser à l’omniprésence des écrans <strong>numérique</strong>s aujourd’hui.<br />
Si le monde imaginé par Ray Bradbury peut sembler éloigné<br />
du notre, il n’est pas sans évoquer la numérisation actuelle de<br />
la lecture ; la vente de livres papier est en régression depuis<br />
déjà quatre ou cinq ans, surtout dans les pays où les médias de<br />
masse sont développés.<br />
Bradbury n’est pas le seul à avoir fait, à son insu, la prédiction<br />
d’un avenir numérisé. De nombreux romans et films proposent<br />
des prophéties de l’évolution de la technologie <strong>numérique</strong>.<br />
Le Samouraï virtuel 1 est un roman de Neal Stephenson paru<br />
en 1992. Il décrit des systèmes informatiques et des gadgets<br />
<strong>numérique</strong>s qui composent un univers entièrement immatériel<br />
où chacun se déplace sous forme d’avatar. Stephenson utilise<br />
pour la première fois le terme « Métavers », une forme de réalité<br />
distincte de celle dans laquelle nous vivons la plupart du temps,<br />
mais qui nécessite le même degré de perception. Le recours aux<br />
nanotechnologies et au génie biomédical permet aux lecteurs<br />
d’imaginer une forme plausible de cette réalité, dont les<br />
éléments immatériels sont interfacés avec le monde matériel.<br />
Un autre exemple nous vient du film Time Out 2 d’Andrew<br />
Niccol (2012). Le réalisateur imagine un univers dystopique où<br />
la technologie <strong>numérique</strong> est intégrée à un degré extrême dans<br />
la vie quotidienne. Tous les êtres humains sont génétiquement<br />
modifiés et portent un compteur de temps à la seconde près,<br />
placé sous la peau de l’avant-bras. Dans cette société, le temps<br />
est la monnaie universelle et le film décrit les interactions entre<br />
les individus engendrés par ce dispositif <strong>numérique</strong>.<br />
Ces romans et ces films décrivent des univers où le<br />
<strong>numérique</strong> est omniprésent et déploient des scénarios plus<br />
ou moins optimistes, entre société du progrès et risque de<br />
déshumanisation. Aujourd’hui, les bienfaits des techniques<br />
<strong>numérique</strong>s appliquées à la vie quotidienne font toujours<br />
débat. L’équilibre à trouver entre la réalité analogique et la<br />
réalité <strong>numérique</strong> s’avère différent selon les individus, leur<br />
culture et leur histoire ; l’histoire des pompiers qui brûlent<br />
les livres toucheraient certainement plus de jeunes dans<br />
certains pays que dans d’autres. Les disparités économiques<br />
notamment créent ce qu’on appelle une fracture <strong>numérique</strong><br />
géographique : selon l’accès à Internet ou parfois même son<br />
absence, tout le monde n’a pas accès aux mêmes expériences.<br />
2. TIME OUT, Andrew Niccol, 2011.<br />
8 9
Je suis né et j’ai vécu plus de la moitié de ma vie à Séoul.<br />
Depuis que je suis en France pour mes études, les différents<br />
médias coréens m’ont permis de rester informé et de repérer<br />
les tendances de l’évolution culturelle coréenne. Une des<br />
grandes différences culturelles entre la Corée du Sud et la<br />
France se situe dans le domaine de la technique <strong>numérique</strong>,<br />
plus précisément dans la manière dont elle est absorbée par<br />
le grand public. À Séoul, le <strong>numérique</strong> est omniprésent, à<br />
chaque moment de la vie quotidienne. Même les enfants et<br />
les personnes âgées ont un mode de vie largement transformé<br />
par le <strong>numérique</strong>. Depuis une dizaine d’années 3 , le smartphone<br />
est devenu un objet qui a remplacé beaucoup d’objets traditionnels<br />
comme le carnet de note et le calendrier, mais aussi<br />
la carte bancaire et le titre de transport. Le réseau Wifi est<br />
très étendu, il est accessible dans tous les restaurants et les<br />
cafés, mais aussi dans tous les espaces publics comme les bus<br />
et les métros qui disposent d’un réseau public à connexion<br />
automatique. Sur les quais du métro, des écrans couvrent<br />
les murs et les barrières de sécurité ; dans les wagons, rares<br />
sont les personnes qui ne sont pas sur leurs smartphones. Le<br />
fait d’être connecté tout le temps et de percevoir le monde à<br />
travers un écran est devenu totalement naturel. Les retombées<br />
économiques liées au marché du <strong>numérique</strong> sont énormes<br />
pour la Corée du Sud. Outre les grandes entreprises comme<br />
Samsung ou LG qui génèrent énormément de profit, il existe<br />
par exemple un réseau d’achat collectif des produits en ligne<br />
où les gens profitent de meilleurs prix ; il y a aussi un marché<br />
important de courts métrages, où n’importe qui peut devenir<br />
réalisateur de film avec son smartphone.<br />
3. Dès 2006, la diffusion de la 3G permet<br />
entre autres un débit étendu pour<br />
une navigation fluide sur Internet et<br />
devient un levier pour le développement<br />
de diverses applications.<br />
Illustration par Joseph Mugnaini sur la couverture, Farenheit451 édition 1953 (modifiée)<br />
Pour comprendre l’économie de la Corée du Sud, il faut<br />
remonter aux années 1960. À la fin de la guerre en 1953, la Corée<br />
du Sud est un pays dévasté, sans infrastructures ni ressources<br />
naturelles, avec un PIB par habitant très faible. Aujourd’hui, sa<br />
puissance économique est classée au douzième rang mondial<br />
après le Canada. On l’appelle souvent « le miracle de la rivière<br />
Han » 4 . Cette transition éclair qui a eu lieu en quelques<br />
décennies seulement est l’œuvre d’un régime politique sévère<br />
conduit par un État bureaucratique fortement centralisé.<br />
4. La Corée connaît, sur une courte<br />
période (1953-1996), une impressionnante<br />
croissance économique, surnommée<br />
“le Miracle de la Rivière Han”, du<br />
nom du fleuve qui traverse la mégapole<br />
de Séoul.<br />
10 11
5. Dynamic Random Access Memory<br />
est un type de la mémoire informatique<br />
dans laquelle un ordinateur place les<br />
données lors de leur traitement.<br />
Aujourd’hui, les ordinateurs<br />
sont souvent équipés de 4 à 16 giga<br />
octets, soit 250 fois de 64méga octets.<br />
6. Le e-sport déjà considéré comme<br />
une discipline sportive. En 2014,<br />
quarante milles spectateurs sont réunis<br />
dans le Seoul World Cup Stadium pour<br />
assister à la finale du championnat<br />
League of Legends.<br />
Avec un développement militaro-industriel intensif qui a mis<br />
de grands conglomérats au pouvoir, l’industrialisation et la<br />
modernisation du pays s’est faite à marche forcée. Les multinationales<br />
coréennes connues aujourd’hui comme Samsung<br />
ou LG sont issues de ces grands conglomérats. Ces fabricants<br />
de produits électroniques, soutenus par l’État, mettent le pays<br />
sur la voie du développement <strong>numérique</strong>. Ce choix s’explique<br />
par les faiblesses géographiques du pays, comme l’absence<br />
de ressources naturelles et le blocage de la voie terrestre<br />
par le Nord. Elles obligent le gouvernement à investir dans<br />
une industrie dépendante de l’exportation et notamment<br />
dans l’industrie des semi-conducteurs qui s’accélère dans<br />
les années 1980-1990. Ainsi, le premier DRAM de soixantequatre<br />
mégaoctets 5 , fabriqué par Samsung en 1992, devient un<br />
symbole du développement de la Corée du Sud. D’autre part,<br />
les évènements historiques semblent avoir transformé peu à<br />
peu la mentalité des Coréens, qui sont aujourd’hui connus<br />
pour leur aptitude à s’adapter à un nouvel environnement.<br />
L’évolution des modes de vie s’est faite à la vitesse du développement<br />
économique du pays ; les Coréens non seulement<br />
se sont vite habitués, mais ont même un véritable penchant<br />
pour les nouveautés techniques. Outre les infrastructures<br />
publiques, l’essor de l’industrie des jeux vidéo 6 ou la vitesse<br />
de connexion moyenne d’Internet 7 sont de bons indices de<br />
l’adhésion générale des Coréens à la culture du <strong>numérique</strong>.<br />
le <strong>numérique</strong> est bien réelle, l’objet, lui, est absent. Tel est<br />
l’objectif de ce mémoire : questionner la nature de cette représentation<br />
immatérielle des objets et étudier certains phénomènes<br />
de perception apparus avec la technique du <strong>numérique</strong>.<br />
Je commencerai par analyser les techniques antérieures de<br />
la civilisation qui avaient déjà transformé en quelques sortes<br />
notre perception des objets. L’apparition du <strong>numérique</strong> et<br />
son influence dans le quotidien d’aujourd’hui seront ensuite<br />
considérées selon différents points de vue. Je me base sur mes<br />
enseignements des cas concrets tirés de la vie de tous les jours.<br />
La dernière partie sera consacrée à imaginer les évolutions<br />
possibles de notre monde de plus en plus <strong>numérique</strong> ; il s’agira<br />
ici d’explorer, selon trois hypothèses, les modifications de<br />
notre perception des objets ainsi que le rôle que pourrait jouer<br />
un designer dans l’accompagnement de ces évolutions. Mes<br />
axes de recherche convoquent diverses disciplines comme la<br />
science cognitive, la phénoménologie, la philosophie de la<br />
technologie, l’art médiatique 8 , etc. Ce ne sont pas seulement<br />
les thèses des grands théoriciens qui donnent la structure à ce<br />
mémoire, mais les idées font souvent appel aux textes récents<br />
sous forme d’articles et de discours de conférence, et aussi des<br />
histoires fictives sous forme de romans ou de films.<br />
8. New Media Art. Le groupe de<br />
recherche en arts médiatiques à l’UQAM<br />
(Université du Québec à Montréal)<br />
traduit le mot pour la première fois et le<br />
définit comme la «forme d’art utilisant<br />
l’électronique, l’informatique et les<br />
nouveaux moyens de communication».<br />
7. La vitesse de connexion moyenne<br />
monte jusqu’à une moyenne de<br />
23,6Mbps, soit le double du Japon,<br />
classé en deuxième dans le monde.<br />
_<br />
The Akamai State of the Internet<br />
report, http://www.akamai.com/<br />
***<br />
L’histoire de la Corée du Sud est un bon exemple de<br />
transition rapide d’une société archaïque à une société<br />
<strong>numérique</strong>. J’ai pu constater de grands écarts d’adaptation aux<br />
outils <strong>numérique</strong>s selon les pays. C’est cette relation entre le<br />
<strong>numérique</strong> et le comportement des individus qui m’intéresse.<br />
Le terme « <strong>numérique</strong> » lui-même ne renvoie plus forcément à<br />
la notion de réseau. Si l’attention des médias se concentre sur<br />
les mutations culturelles liées à la communication à distance,<br />
on se pose peu la question du premier impact du <strong>numérique</strong>,<br />
le plus basique peut-être : ses effets sur notre perception du<br />
monde. Au-delà d’une technologie efficace et innovante, le<br />
<strong>numérique</strong> est un agent fondamental d’une transformation de<br />
notre perception, parce qu’il propose une nouvelle forme de<br />
représentation des objets. Sa caractéristique première est bien<br />
de véhiculer l’immatérialité : si la perception d’un objet via<br />
12 13
Les voyageurs dans le métro de Séoul, Corée du Sud<br />
/Photo Angelo DeSantis<br />
2014 Finales du Championnat du Monde du jeu vidéo League of Legends, Stade de la Coupe du monde de Séoul<br />
Photo Riot Esports<br />
14 15
Quelques précisions syntaxiques<br />
9. Définition du CNRTL<br />
(Centre national de ressources<br />
textuelles et lexicales).<br />
Tout au long du mémoire, je vais employer certains termes,<br />
notamment dans le domaine du <strong>numérique</strong>, dont la définition<br />
est parfois changeante ou ambivalente. Il est donc nécessaire<br />
d’arrêter en début de lecture une interprétation précise pour<br />
chacun d’entre eux.<br />
Tout d’abord, le mot « perception » : le sentiment de<br />
confort qu’on éprouve en essayant un canapé, l’ambiance d’une<br />
pièce créée par une lampe, l’attention visuelle que provoque<br />
un panneau routier jaune et noir sont autant de formes de<br />
perception d’un environnement ou d’un objet. La perception<br />
construit une relation primaire entre le monde extérieur et<br />
mon être, il s’agit d’une notion primordiale en philosophie et<br />
en psychologie. Selon la définition du dictionnaire, elle désigne<br />
« l’opération complexe par laquelle l’esprit, en organisant les<br />
données sensorielles, se forme une représentation des objets<br />
extérieurs et prend connaissance du réel ». 9<br />
Le terme « objet » revient aussi fréquemment dans ma<br />
recherche. Sa définition reste très vaste et englobe tout ce qui,<br />
animé ou inanimé, se présente à nos sens et principalement<br />
à notre vue. Ce sont les objets de la nature, de l’industrie, du<br />
quotidien qui relèvent de la perception extérieure : les deux<br />
notions, « perception » et « objet », sont dépendantes l’une de<br />
l’autre dans le cadre d’une « expérience ».<br />
Ensuite, la notion de « réel » est aussi à préciser. Le<br />
mot « réel » apparaît régulièrement dans les études et dans<br />
les discussions sur le <strong>numérique</strong>. Mais il n’y a jamais une<br />
définition générale qui s’adapte aux différents horizons de<br />
considération. Dans ce mémoire, pour parler de la perception,<br />
je suis amené à employer le mot « réel » pour distinguer deux<br />
formes de réalité : la réalité analogique et la réalité <strong>numérique</strong>.<br />
J’évite d’employer le mot « virtuel » au maximum, parce qu’il<br />
a tendance à se comprendre comme le contraire du réel. Or,<br />
le virtuel est une forme du réel. Déjà en 1968, le philosophe<br />
Gilles Deleuze disait que « le virtuel possède une pleine<br />
réalité, en tant que virtuel » dans Différence et Répétition 10 . Les<br />
objets du monde peuvent être perçus directement par notre<br />
corps propre, mais ils peuvent aussi être perçus par l’intermédiaire<br />
du <strong>numérique</strong>. Les objets <strong>numérique</strong>ment représentés<br />
sont, eux aussi, bien réels, malgré leur absence de matérialité<br />
ou de tangibilité. Par exemple, une chaise en plastique dans<br />
ma chambre existe bien dans la réalité analogique ; une chaise<br />
modélisée et rendue en 3D existe elle aussi dans la réalité<br />
<strong>numérique</strong>.<br />
Aujourd’hui le terme « <strong>numérique</strong> » est devenu un nom<br />
commun. Il désigne souvent la technique elle-même de<br />
l’électronique et il est aussi un adjectif qui fait augmenter<br />
un objet non-<strong>numérique</strong> dans son origine. Pour préciser<br />
l’usage du terme dans ce mémoire, le <strong>numérique</strong> (digital en<br />
anglais) se distingue de « l’analogique ». Contrairement à<br />
l’objet analogique que l’on voit, que l’on touche, qu’on entend<br />
et que l’on sent, l’objet <strong>numérique</strong>ment représenté nous<br />
parvient sans aucune matérialité ou plasticité, si ce n’est<br />
celle de l’écran. Il est aussi important de ne pas confondre<br />
un objet <strong>numérique</strong> (un objet équipé d’une ou plusieurs<br />
fonctionnalités <strong>numérique</strong>s) avec un objet <strong>numérique</strong>ment<br />
représenté (tous types d’objets sur un écran par exemple).<br />
Le premier ne peut pas être un objet fictif, mais le deuxième<br />
le peut. Mes réflexions portent bel et bien sur l’évolution<br />
de notre perception face à ces deux types de réalité, en les<br />
mettant à priori au même niveau.<br />
10. DELEUZE Gilles, Différence et Répétitions,<br />
Presse universitaire de France,<br />
1968, Paris.<br />
16 17
Partie I<br />
La technique du <strong>numérique</strong> comme<br />
moyen de représentation des objets<br />
Un archéologue explore la ville de la Renaissance grâce<br />
aux lunettes de la réalité augmentée, un architecte sait à quoi<br />
ressemblera son bâtiment avant la construction grâce à son<br />
logiciel 3D. Depuis les années 1990, l’avènement des technologies<br />
de l’information et de la communication (TIC) nous<br />
permet accéder à une autre expérience de notre environnement.<br />
Le <strong>numérique</strong> est la première technique qui permet à la fois de<br />
reproduire un objet tout en étant lui-même le support de sa<br />
présentation. Il a radicalement transformé le mode de représentation<br />
des objets. Afin d’étudier les différents modes de<br />
représentation de l’objet par le <strong>numérique</strong>, il faut dans un<br />
premier temps replacer le <strong>numérique</strong> comme technique appartenant<br />
à une histoire de la représentation des objets.<br />
18 19
Partie I<br />
1. Une briève histoire des techniques<br />
de représentation de l’objet<br />
a. La représentation des objets dans l’histoire de la peinture<br />
11. BERTHOZ Alain, Le sens de mouvement,<br />
Odile Jacob, Paris, 1970, p.146<br />
On retrouve des traces de la volonté de l’être humain<br />
de reproduire la réalité dès la préhistoire. Dans Le sens du<br />
mouvement, Alain Berthoz, neurophysiologiste et professeur<br />
au Collège de France, décrit la relation entre la mémoire<br />
et la capacité cognitive. Selon lui, « les dessins de Lascaux<br />
sont parfaits, car le peintre copiait, en quelque sorte, cette<br />
image d’animal stockée dans sa mémoire et projetée sur le<br />
mur. Le mouvement de la torche dans la caverne devait donner<br />
une vigueur impressionnante à ces illusions. » 11 En effet, je<br />
peux voir un chien dans la forme du nuage ce matin et je suis<br />
capable de dessiner un arbre à partir de quelques courbes sur<br />
un papier. Ces mécanismes cognitifs qui peuvent se révéler<br />
assez gratifiants ont certainement contribué à l’essor de la<br />
représentation des objets.<br />
Grotte de Lascaux, Montignac (Dordogne)<br />
Deuxième cheval chinois, Photo<br />
Centre national de préhistoire<br />
12. BERGER John, Way of Seeing,<br />
Documentaire télévisé sur BBC, 1972.<br />
L’action de mettre quelque chose à la portée de quelqu’un,<br />
c’est la définition de la présentation, et aussi elle s’intègre aussi<br />
dans le travail de nombreux métiers d’aujourd’hui comme<br />
le peintre, le musicien, le scénographe, ou encore le<br />
designer. Dans l’histoire, cet acte primaire des êtres humains<br />
est bien manifesté par des œuvres d’arts de différentes époques,<br />
et la présentation de l’objet me fait surtout penser aux divers<br />
tableaux de nature morte. Avant l’art moderne et la rupture<br />
avec la figuration classique, la peinture est une technique<br />
qui permet de reproduire la réalité sur un support bidimensionnel<br />
; pour le spectateur, c’est un fragment de réalité<br />
donné à voir par le peintre. Dans la série documentaire Voir<br />
le voir de John Berger 12 qui a fait par la suite l’objet d’un livre,<br />
l’auteur propose une autre vision des peintures historiques<br />
des musées, sans forcément suivre un parcours organisé par<br />
le conservateur ou les experts. Il propose notamment une<br />
lecture des tableaux comme expression d’une possession.<br />
En effet, les tableaux représentaient souvent des objets qui<br />
pouvaient être achetés dans le commerce, parfois dans des<br />
contrées lointaines. La reproduction de ces objets permettait<br />
de transmettre leur valeur. Claude Lévi-Strauss, anthropologue<br />
et ethnologue français, précise également en parlant<br />
de la période de la Renaissance : « les peintres furent, pour<br />
les riches marchands italiens, des instruments par le moyen<br />
desquels ils prenaient possession de tout ce qu’il pouvait<br />
y avoir de beau et de désirable dans l’univers ». 13 Le fait de<br />
posséder un tableau donnait accès à l’expérience des objets, ce<br />
qui explique finalement la relation entre le plaisir de reproduction<br />
et la possession de la réalité.<br />
13. CHARBONNIER George, Entretiens<br />
avec C Lévi-Strauss, Plon et Julliard,<br />
Paris, 1961, p. 162-163.<br />
20 21
offre une grande variété de matières à notre regard. Berger<br />
dit que « ce qu’il perçoit est immédiatement traduit dans le<br />
langage de la sensation tactile. » 15 Au XIXe siècle, le naturalisme<br />
a donné lieu à la réalisation de nombreuses statues<br />
en cire, ainsi que de dioramas dans les musées d’histoire<br />
naturelle. De la peinture dans les grottes jusqu’à la photographie<br />
d’aujourd’hui, nombreux sont les artistes à essayer de<br />
représenter la réalité où nous vivons, information reçue par<br />
notre capacité de perception sensorielle et notamment la vue.<br />
15. BERGER John, Voir le voir,<br />
Éditions B42, Paris, 2014, p.90<br />
_<br />
“ Each time what the eye perceives is<br />
already translated, within the painting<br />
itself, into the language of tactile<br />
sensation.”<br />
HOLBEIN Hans (1479-1543),<br />
Les Ambassadeurs, 1533, Huile sur<br />
panneaux de chêne, 207 × 209 cm,<br />
National Gallery, Londres<br />
b. L’évolution de la représentation des objets grâce à la<br />
technique<br />
14. MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie<br />
de la perception, Guillmard,<br />
Paris, 1945, p. 177<br />
On peut également faire le constat que la représentation<br />
des objets a longtemps fait appel uniquement à la vue, au<br />
détriment des autres organes de perception. Le fait que la plus<br />
grande partie du cortex soit couverte des aires visuelles chez<br />
l’être humain est tout à fait naturel. Les techniques de reproduction<br />
comme la photographie ou la cinématographie<br />
sont elles aussi basées sur l’image. Selon des études scientifiques,<br />
il semblerait que la multiplicité d’informations que<br />
nous transmet notre œil soit à l’origine de cette préférence<br />
pour les arts visuels. En effet, notre œil nous délivre d’abord<br />
les informations primaires que sont la couleur et la forme,<br />
puis il entre ensuite en relation avec notre mémoire et notre<br />
expérience pour transmettre à notre compréhension d’autres<br />
informations comme la texture et la consistance. Merleau-<br />
Ponty dit à ce propos que « la vision est palpation par le<br />
regard ». 14 Nous avons la capacité de relier une image aux<br />
expériences que nous avons vécues. Notre cerveau fait en sorte<br />
que chaque détail capturé par nos yeux crée une association<br />
pour nous donner une perception concrète du toucher.<br />
Prenons l’exemple de la peinture à l‘huile qui permet de faire<br />
des trompe-l-oeil. Les Ambassadeurs (1533) d’Hans Holbein<br />
Si l’on considère que la peinture est la première technique<br />
qui permet de représenter la réalité, il est intéressant de<br />
questionner l’évolution des techniques de représentation de<br />
l’objet. En effet, ne serait-ce que dans le domaine de la peinture,<br />
la représentation de la nature a beaucoup évolué en quelques<br />
siècles. Cette évolution procède en partie des techniques de<br />
dessin. Dans L’être et l’écran, Stéphane Vial revient sur l’évolution<br />
de la perception et sur la relation qui existe entre la<br />
perception visuelle et la technique. La perspective en est un<br />
bon exemple, et notamment la découverte de la perspective<br />
conique au milieu de XVe siècle grâce à des peintres comme<br />
Alberti. On peut par exemple comparer La Cité idéale,<br />
longtemps attribuée à Piero della Francesca, avec une œuvre<br />
de Giotto di Bondonne.<br />
Un autre exemple est celui de la loi du contraste simultané<br />
des couleurs 16 mise au point par Michel-Eugène Chevreul,<br />
chimiste français du XIXe siècle. Elle consiste à mélanger les<br />
couleurs par touches. Chevreul a considérablement influencé<br />
les peintres de l’époque et les Impressionnistes notamment.<br />
Ici, c’est bien une découverte scientifique, celle de Chevreul,<br />
qui a permis un changement majeur dans l’histoire de la<br />
représentation.<br />
16. La loi du contraste simultané des<br />
couleurs est un procédé a été largement<br />
utilisé par les impressionnistes et les<br />
pointillistes comme Georges Seurat.<br />
22 23
CHEVREUL Michel Eugène, De la loi du<br />
contraste simultané des couleurs et de<br />
l’assortiment des object colorés, 1839,<br />
Paris<br />
Giotto di Bondone (1267-1337),<br />
Légende de saint François : homage d’un<br />
simple homme. 1300, Fresque, 270 x<br />
230 cm. La basilique Saint-François,<br />
Assise (Italie)<br />
Cité idéale, 1472, tempera sur toile, 67.5 × 239.5 cm, Galleria Nazionale delle Marche, Urbino (Italie)<br />
Un des premiers tableaux représentants de la perspective conique<br />
SEURAT Georges (1859-1891),<br />
Un dimanche après-midi à l’Île de la<br />
Grande Jatte, 1994-1886, huile sur<br />
toile, 208 x 308 cm, Art Institute,<br />
Chicago<br />
24 25
Enfin, la stéréoscopie est l’ensemble des techniques qui<br />
ont mise en œuvre la perception du relief grâce à la fusion de<br />
deux images planes légèrement différentes, observées simultanément<br />
et séparément par chaque œil. 17 Cette découverte<br />
scientifique est l’ancêtre de la 3D ; elle a permis l’observation du<br />
relief sur des objets matériels et a été à l’origine de la conception<br />
de certains objets de perception comme le stéréoscope de<br />
poche et le stéréoscope à la vue aérienne. Cette technique a<br />
ainsi été utilisée en photographie ou en dessin, puis pour les<br />
téléviseurs 3D avec des lunettes à verres polarisées.<br />
17. La définition de la stéréoscopie<br />
selon CNRTL, http://www.cnrtl.fr/<br />
18<br />
La vision en relief avec le stéréoscope<br />
est naturelle, et même certaines<br />
personnes arrivent à voir en relief sans<br />
stéréoscope une image formée de deux<br />
vues côte à côte. C’est l’image « plate »<br />
qui demande un effort d’interprétation.<br />
Portrait stéréoscopique 18 de l’écrivain anglais Wilkie Collins (1824-1889), pris en 1874<br />
par Napoléon Sarony (1821-1896) est un des premières réalisatioins stéréoscopiques<br />
pour reproduire une perception du relief.<br />
Ces trois exemples montrent comment des techniques<br />
issues du domaine scientifique peuvent engendrer de nouvelles<br />
façons de percevoir ; autrement dit, de nouvelles formes de<br />
représentation de la réalité. C’est aussi par cette relation entre<br />
la technique et la perception que j’envisage l’étude de la<br />
perception de objets par le <strong>numérique</strong>.<br />
Il faut préciser que ce ne sont pas des techniques au sens<br />
de savoir-faire professionnels, mais de techniques issues de la<br />
connaissance scientifique. Dès qu’on a une meilleure compréhension<br />
de la réalité, on a essayé de reproduire mieux ce qu’on<br />
perçoit en adoptant une nouvelle forme.<br />
26 27
Partie I<br />
2. Les nouvelles formes de représentation de l’objet<br />
permises par le <strong>numérique</strong><br />
18. VIAL Stéphane, L’être et l’écran,<br />
Paris, Puf, 2013, p.97<br />
Le <strong>numérique</strong> est une technique qui fait évoluer notre<br />
perception de manière radicale. Stéphane Vial parle de<br />
« révolution phénoménologique », dans le sens où cette<br />
innovation affecte notre interprétation de la réalité :<br />
« percevoir la réalité à l’ère mécanique ou à l’ère <strong>numérique</strong>,<br />
c’est foncièrement différent. Parce que la technique et le réel<br />
ont toujours fait cause commune, les technologies <strong>numérique</strong>s<br />
nous le relèvent enfin. » 18<br />
Contrairement à ce que nous avons vu précédemment,<br />
les représentations permises par le <strong>numérique</strong> sont d’abord<br />
marquées par leur immatérialité. En effet, c’est l’ordinateur<br />
qui calcule de manière invisible les formes de la représentation<br />
et nous permet de les percevoir. Même si depuis le<br />
XIXe siècle, la photographie nous permet de figer en image<br />
l’instant vécu, le <strong>numérique</strong> ajoute une autre dimension à<br />
la représentation de l’objet.<br />
a. Le <strong>numérique</strong> comme miroir de la réalité analogique<br />
Depuis la généralisation des smartphones et autres<br />
terminaux, nous avons tendance à oublier comment fonctionnaient<br />
les outils de reproduction d’images à l’ère du tout<br />
analogique. Par exemple, les jeunes générations connaissent<br />
rarement les procédés de la photographie argentique, et encore<br />
moins ceux du cinéma à l’époque où l’on projetait à partir de<br />
pellicules. Avec le <strong>numérique</strong>, on assiste à la disparition de<br />
l’écart entre la représentation et la perception : l’objet est<br />
représenté en même temps qu’il est perçu. Prenons l’exemple<br />
basique de la photo faite sur un smartphone : l’écran nous<br />
montre déjà le résultat possible de notre prise de vue alors que<br />
nous sommes encore en train de régler l›angle de vue ou la<br />
distance. Cette expérience que nous faisons presque quotidiennement<br />
nous fait percevoir l’objet à travers l’écran : il est<br />
encore objet et déjà sujet représenté. L’écran n’est ici qu’un<br />
filtre transparent, une manière de voir la réalité.<br />
Au delà de cette transmission ponctuelle de l’objet en<br />
données <strong>numérique</strong>s, l’objet peut désormais se transmettre<br />
par Internet, ce qui fait que l’expérience de l’objet via le<br />
<strong>numérique</strong> devient partageable en temps réel et à distance. Un<br />
designer de produit peut par exemple partager facilement son<br />
avis sur la forme d’un produit, grâce à une webcam. Plusieurs<br />
personnes peuvent ainsi faire l’expérience du même objet, en<br />
même temps, mais à distance. Si les premiers films des Frères<br />
Lumière ont véritablement révolutionné notre approche<br />
de l’objet en mouvement, cette spécificité du <strong>numérique</strong> de<br />
transmettre en temps réel la représentation de l’objet est une<br />
nouvelle révolution. Dans un entretien réalisé en 2010 sur le<br />
thème Ce que la programmation fait à l’art, l’artiste plasticien<br />
français Antoine Schmitt souligne la perspective temporelle<br />
28 29
19. LARTIGAUD David-Olivier, Art++,<br />
Édition HYX, Paris, 2001, p.67<br />
20. MANOVICH Lev, Le langage des nouveaux<br />
médias, Les presses du réel,<br />
Paris, 2010<br />
_<br />
Traduit de l’anglais par Richard Crevier<br />
The Language of New Media, MIT Press,<br />
Massachusetts, 2001<br />
21. Ibid, p.183<br />
22. IHDE Don, Technics and Praxis,<br />
Reidel Publishing Company, Dordrecht,<br />
1979, p.90.<br />
de l’art <strong>numérique</strong> : « La question de la temporalité intrinsèque<br />
de l’œuvre trouve avec Internet une spécificité remarquable<br />
: l’œuvre existe dans le même temps que le spectateur.<br />
La notion technique de «temps réel», présente dans certains<br />
œuvres programmées, introduit en effet une nouvelle espèce<br />
de temps dans les œuvres d’art. » 19<br />
Cependant, la réalité de l’objet telle qu’elle est transmise<br />
par le <strong>numérique</strong> ne correspond pas exactement à la réalité<br />
elle-même. De même que l’image reflétée par le miroir<br />
est contrainte par l’angle de vue et par le cadre du miroir<br />
lui-même, l’outil <strong>numérique</strong> connaît les limites du point de vue<br />
du spectateur. Le point de vue sur l’objet est celui déterminé<br />
par la machine. Lev Manovich, théoricien des nouveaux<br />
médias, parle du cinéma pour expliquer la culture des interfaces<br />
dans Le langage des nouveaux médias 20 , publié en 2001:<br />
« Il en va de la réalité virtuelle comme du cinéma : ontologie et<br />
épistémologie sont inséparables, puisque le monde est conçu<br />
pour être visionné selon certains perspectives. Le concepteur<br />
d’un monde virtuel est aussi bien cinéaste qu’architecte. » 21<br />
Don Ihde, philosophe américain de la technologie, reprend la<br />
même idée lorsqu’il dit que « nos visions du monde sont conditionnées<br />
par les technologies de l’image, notre mode de vie est<br />
de plus en plus celui d’un spectateur. 22<br />
Aujourd’hui, les agences de communication utilisent<br />
le média <strong>numérique</strong> comme support de présentation d’une<br />
expérience. En regardant une publicité qui explique le<br />
fonctionnement d’un produit électroménager par exemple,<br />
on devient le spectateur d’une expérience de l’objet, et non<br />
le créateur de sa propre expérience. Ce type de présentation<br />
nous fait entrer dans le monde totalement artificiel<br />
des objets simulés. En effet, les objets d’aujourd’hui sont de<br />
plus en plus complexes dans leurs fonctionnalités et cette<br />
complexité appelle souvent une démonstration. Ici, l’expérience<br />
<strong>numérique</strong> nous facilite la compréhension de l’objet,<br />
notamment grâce à cette perspective imposée. Par exemple,<br />
dans une vidéo en ligne d’une présentation d’un modèle de<br />
Smartphone, la personne qui manipule l’objet fait en sorte que<br />
toutes les qualités extérieures du modèle soient exposées.<br />
iPhone6 Review sur le site Cnet, page consultée le 13.11.2015<br />
www.cnet.com/<br />
Visite virtuelle du Louvre sur le site officiel du musée du Louvre, page consultée le 18.11.2015<br />
www.louvre.fr/visites-en-ligne<br />
30 31
23. MANOVICH Lev, Le langage des nouveaux<br />
médias, 2010, op.cit., p.137.<br />
Un autre exemple consiste en la visite virtuelle d’un musée<br />
via une interface Web. On perçoit les éléments visuels, sonores,<br />
tactiles et atmosphériques qui constituent l’essentiel de la<br />
découverte, mais cette expérience <strong>numérique</strong> ne remplace pas<br />
l’expérience vécue sur place parce qu’elle suit une trajectoire<br />
dictée par un programme. Les éléments sont disposés, exposés<br />
avec un scénario déjà défini du visiteur. Ce phénomène n’est<br />
pas sans rappeler les peintres de la Renaissance qui gardaient<br />
inlassablement le même point de vue à l’intérieur d’une église,<br />
un point de vue toujours perpendiculaire à la structure architecturale,<br />
pour valoriser le Christ ainsi que le chœur qui se<br />
trouvent au centre.<br />
Ainsi, même si le <strong>numérique</strong> nous permet de construire une<br />
expérience animée, cette expérience est limitée à la perspective<br />
avec laquelle elle a été créée ; le <strong>numérique</strong> ne permet donc<br />
qu’une expérience incomplète. Lev Manovich souligne<br />
l’aspect parfois réducteur parmi certaines contraintes du<br />
<strong>numérique</strong> : « la numérisation implique inévitablement une<br />
perte d’information. Contrairement à une représentation<br />
analogique, une représentation encodée <strong>numérique</strong>ment<br />
contient une quantité fixe d’informations. » 23 La présentation<br />
<strong>numérique</strong> n’offre jamais la même expérience que celle vécue<br />
dans la réalité analogique<br />
b. L’apport du <strong>numérique</strong> : L’interaction avec l’objet<br />
Au delà des expériences <strong>numérique</strong>s où la perspective et la<br />
trajectoire de l’objet sont déterminées par la machine, il existe<br />
aujourd’hui des objets dits « interactifs », c’est-à-dire qu’il<br />
existe une action réciproque entre l’objet et l’utilisateur. On<br />
parle souvent de « l’interface homme machine » (IHM), qui<br />
est interactive par définition. Le contenu <strong>numérique</strong> se transforme,<br />
évolue en fonction de notre action grâce à un algorithme.<br />
L’interaction est possible parce que la technique <strong>numérique</strong><br />
est capable de présenter l’objet en même temps qu’elle prend<br />
en compte l’action de l’utilisateur. Le <strong>numérique</strong> lui offre<br />
la possibilité de choisir parmi plusieurs scénarios d’expérience<br />
déjà programmés. Comme dit Levi Manovich, « il peut<br />
choisir dans le processus d’interaction quels éléments afficher<br />
ou quels chemins suivre, créant ainsi une œuvre unique. Il<br />
en devient ainsi le coauteur. » 24 L’exemple le plus répandu est<br />
sans doute Google Street View.<br />
24. Ibid, p.141<br />
Le paysage de Machu Picchu via le site<br />
Google Street-view, page consultée le<br />
10.01.2016<br />
_<br />
www.google.com/maps/streetview/#machu-picchu<br />
32 33
Ce service qui permet de visualiser un panorama à 360<br />
degrés d’un lieu choisi donne à l’utilisateur la possibilité de<br />
pouvoir interagir avec ce panorama : tourner, avancer, reculer,<br />
etc. Ici, l’expérience de l’objet ne se fait plus dans un seul<br />
sens, elle évolue en fonction des actions de l’utilisateur. Il<br />
faut cependant souligner que cette possibilité d’interaction<br />
ne résulte pas des nouvelles données <strong>numérique</strong>s, mais de la<br />
manière dont ces données sont présentées. En effet, Google<br />
Street View est constitué de simples prises de vue photographiques.<br />
Mais le système qui les organise simule le lieu de<br />
manière réaliste. L’interactivité du <strong>numérique</strong> vient donc<br />
de sa capacité à programmer des données. Elle est le résultat<br />
d’une stratégie qui a au moins deux conséquences sur notre<br />
perception.<br />
En premier lieu, l’utilisateur fait évoluer l’objet en fonction<br />
de ses propres besoins : il personnalise ainsi son expérience de<br />
l’objet. Un bon exemple est la vue 3D d’un objet sur un site de<br />
e-shopping. L’acheteur potentiel d’une voiture sur le site de<br />
BMW peut ainsi avoir accès à plusieurs informations qui lui<br />
permettent d’évaluer le modèle. Il peut appliquer différentes<br />
couleurs, faire tourner le véhicule, ouvrir les portes, observer<br />
de près un détail, etc. L’interface visuelle répond en temps<br />
réel aux commandes effectuées et offre ainsi une expérience<br />
singulière à l’utilisateur. Cette expérience personnelle de<br />
l’objet peut aller assez loin et être un atout efficace pour la<br />
vente. Ainsi, la marque de vêtements Hugo Boss propose sur<br />
son site un service appelé « essayage virtuel », qui permet<br />
à chaque client de constituer son propre mannequin à partir<br />
de quelques mensurations. Puis trois tailles différentes du<br />
même vêtement sont appliquées sur le mannequin. La forme<br />
du vêtement évolue au fur et à mesure et permet d’avoir une<br />
idée plus précise de sa qualité. Ce type d’interaction « individu-objet<br />
» ne se limite pas à une révolution marketing dans<br />
le domaine du e-shopping, il amène une vraie transformation<br />
dans notre manière de percevoir notre environnement ; j’y<br />
reviendrai dans la deuxième partie.<br />
Site officiel américain de BMW - www.bmwusa.com/<br />
Essayage virtuelle des chemises sur le site officiel de HugoBoss - www.hugoboss.com/fr/<br />
34 35
25. Le site officiel du projet ARART :<br />
http://arart.info<br />
page consultée le 03.06.2015<br />
26. CHATELET Claire, Toucher/cadrer,<br />
toucher/monter : des interfaces haptiques<br />
pour un spectateur « amplifié »,<br />
OpenEdition, page consultée le 24 mars<br />
2015, http://entrelacs.revues.org/502.<br />
En second lieu, le <strong>numérique</strong> peut être plus qu’un simple<br />
miroir de la réalité quand il est transformé en un outil de<br />
narration. Par exemple le projet Arart de Mathilde, un studio<br />
de création <strong>numérique</strong> japonais, est une application pour<br />
smartphone ou pour tablette qui déforme l’image prise d’une<br />
œuvre d’art : lorsque l’utilisateur cadre un tableau célèbre<br />
avec son Smartphone, l’application fait bouger le contenu de<br />
l’œuvre et propose divers effets en fonction de l’angle ou de<br />
la distance de la prise de vue. L’application reconnaît l’image<br />
enregistrée, calcule ensuite la position exacte de l’appareil<br />
par rapport à l’œuvre afin de déterminer des effets correspondants.<br />
À partir de ce principe, différents types d’illusions<br />
graphiques sont proposés. Comme l’indique le site officiel<br />
du projet, « ARART is an application that breathes life into<br />
objects ». 25 Avec cette application, l’utilisateur choisit sa<br />
manière d’observer et de percevoir l’œuvre d’art, oscillant<br />
entre la réalité analogique et la représentation <strong>numérique</strong>.<br />
Selon le même principe, Touching Stories est une application<br />
produite par Tools of North America et Domani Studio. Elle<br />
propose quatre films différents dont la narration évolue en<br />
fonction des gestes de l’utilisateur. Ce dernier devient ainsi<br />
le conteur de l’histoire. La narration est le résultat de l’interaction<br />
utilisateur - interface. Dans une étude datant de 2013,<br />
Claire Chatelet, maître de conférences en médias <strong>numérique</strong>s<br />
à l’université Montpellier 3, analyse ce nouveau statut de<br />
l’utilisateur engendré par l’interaction haptique. Elle voit<br />
l’utilisateur devenu spectateur comme « une nouvelle variété<br />
physique et mentale instrumentée. C’est à partir de lui, de<br />
son corps même, que s’actualisent ‘‘les différentes instances/<br />
occurrences de l’objet audiovisuel’’ ». 26<br />
La Jeune Fille à la perle de Johannes<br />
Vermeer, vue via l’application Arart,<br />
_<br />
www.arart.info/<br />
Application Touching Stories de Domani<br />
Studio<br />
_<br />
www.domanistudios.com/case-study/<br />
touching-stories/<br />
36 37
c. Le <strong>numérique</strong> à la conquête de l’intégralité de l’objet<br />
27. Les programmes VRML (Virtual<br />
Reality Modeling Language) peuvent<br />
décrire les formes des d’objets, leurs<br />
animations ainsi que leur agencement<br />
dans l’espace, leur texture, leur couleur,<br />
leur matériau, etc.<br />
Le <strong>numérique</strong> nous permet donc de percevoir l’objet de<br />
différentes manières. Il peut être un miroir de la réalité analogique,<br />
il peut permettre d’interagir avec l’objet. Aujourd’hui,<br />
le <strong>numérique</strong> reproduit de plus en plus fidèlement l’intégralité<br />
de l’objet. L’ordinateur simule ses propriétés physiques,<br />
jusqu’à offrir à l’utilisateur la même expérience que dans la<br />
réalité analogique. C’est notamment le cas des films 3D de<br />
science-fiction. Dans certains films, des objets qui n’existent<br />
pas dans la réalité analogique nous semblent bien réels. Au<br />
quotidien, certaines publicités pour des produits électroménagers<br />
offrent une expérience de l’objet qui semble si réelle<br />
qu’on ne se pose plus la question de savoir s’il s’agit d’une<br />
photo ou un d’un objet modélisé.<br />
La capacité du <strong>numérique</strong> à nous illusionner provient<br />
d’abord de sa caractéristique première qui est l’immatérialité.<br />
Les éléments qui constituent l’objet (forme, taille, couleur, etc.)<br />
sont traduits en code informatique et sont structurés pour le<br />
visualiser sur l’écran. La création de l’objet ici n’est plus une<br />
conception d’image mais plutôt une construction mathématique.<br />
Le concepteur de l’objet ne communique plus par<br />
le dessin mais par VRML 27 . Avec ce langage universel, le<br />
<strong>numérique</strong> prend en compte des lois physiques, des propriétés<br />
de des matériaux et d’autres données analysées pour simuler<br />
l’objet de manière de plus en plus performante.<br />
Cette possibilité de reproduire l’intégralité de l’objet par<br />
le <strong>numérique</strong> a deux sources. La première réside dans notre<br />
capacité cognitive et la manière dont elle est traduite par la<br />
machine. Quand je regarde la surface d’une table, je reconnais<br />
le matériau « bois » à partir de sa couleur et de ses motifs. En<br />
touchant la surface d’une vitrine, je peux savoir si elle est en<br />
verre ou en acrylique. Les informations liées aux propriétés<br />
de chaque matériau sont stockées dans notre cerveau comme<br />
des connaissances, et grâce à elles nous identifions ce qui nous<br />
entoure. Ce mécanisme de la reconnaissance s’applique de la<br />
même manière pour le <strong>numérique</strong>. À partir des études sur<br />
notre perception sensorielle, on transfère continuellement<br />
les données à l’ordinateur pour établir un ensemble de data.<br />
Cette base de données permet de reproduire l’intégralité de<br />
l’objet.<br />
Ensuite, l’objet représenté <strong>numérique</strong>ment peut entrer en<br />
action grâce à la simulation 3D. L’objet est « vivant » dans la<br />
réalité <strong>numérique</strong> comme dans la réalité analogique. Tout<br />
comme les peintres hyperréalistes de la fin du XXe siècle<br />
ont utilisé la technique de la photographie pour reproduire<br />
à l’identique un objet en peinture, on bénéficie aujourd’hui<br />
de la haute performance du <strong>numérique</strong> pour reproduire les<br />
mouvements d’un objet. L’ordinateur est une intelligence<br />
artificielle capable d’imaginer logiquement les évolutions à<br />
venir. En 1956, Marvin Lee Minsky, scientifique américain<br />
est un des premiers à utiliser le terme « intelligence artificielle<br />
» et en donne la définition suivante : « la construction<br />
de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui<br />
sont, pour l’instant, accomplies de façon plus satisfaisante par<br />
des êtres humains. » 28 En effet, le calcul <strong>numérique</strong> répond de<br />
manière simultanée à la commande, donc l’objet évolue simultanément<br />
avec les changements environnants. Marie-Paule<br />
Cani, professeur en informatique à Grenoble INP, est une<br />
spécialiste reconnue dans le domaine de la synthèse du<br />
monde virtuel animé. Elle donne l’exemple d’un projet<br />
de simulation de vêtements 29 : à partir des connaissances<br />
collectées sur les propriétés de différentes textiles et de<br />
l’analyse de données physiques comme la force musculaire<br />
ou le vent, les vêtements sont présentés sur un modèle<br />
en mouvement.<br />
28. La conférence de Dartmouth (Dartmouth<br />
Summer Research Project on Artificial<br />
Intelligence) organisé en 1956 au<br />
Collège de Dartmouth est un événement<br />
fondateur qui donnera naissance à la<br />
discipline de l’intelligence artificielle.<br />
29. CANI Marie-Paul, Façonner l’imaginaire<br />
: de la création <strong>numérique</strong> 3D<br />
aux mondes virtuels animés, Collège de<br />
France, Paris, 12 février 2015<br />
38 39
Entrée :<br />
simulation<br />
standard de<br />
vêtements<br />
Image extraite de la conférence<br />
Façonner l’imaginaire : de la création<br />
<strong>numérique</strong> 3D aux mondes virtuels<br />
animés, Marie-Paule Cani<br />
_<br />
www.college-de-france.fr/site/mariepaule-cani/<br />
page consultée le 12.03.2015<br />
Sortie :<br />
résultat après<br />
ajout des plis<br />
Ici, le vêtement n’est pas le produit d’un traitement de<br />
l’image ou de l’imagination humaine, mais d’un pur calcul<br />
d’une machine. Les progrès réalisés dans ce domaine appelé<br />
« virtualisation du mouvement » permettent le développement<br />
des jeux vidéo de rôle, reproduisent un monde virtuel<br />
de plus en plus vraisemblable. Ce principe s’applique aussi à<br />
la réalisation de films 3D dans lesquels les mouvements des<br />
personnages sont basés sur ceux de vrais acteurs.<br />
Un autre débouché possible qu’introduit le travail de Cani<br />
est « la sculpture virtuelle ». Elle développe un programme<br />
qui met en interaction un objet représenté avec les actions<br />
d’un « sculpteur » : le mouvement des mains transforme l’objet<br />
et le sculpte sans aucune matérialité. Là aussi, il ne s’agit pas<br />
de scénarios déjà planifiés mais de réactions spontanées par<br />
calcul <strong>numérique</strong>.<br />
En reproduisant de plus en plus fidèlement l’intégralité de<br />
l’objet, le <strong>numérique</strong> permet donc des interactions avec l’objet<br />
qui sont de plus en plus proches de celles vécues dans la réalité<br />
analogique.<br />
Projet “La Sculpture Virtuelle à portée de main”, Adeline Pihuit, Paul Kry, Marie-Paule Cani,<br />
2007, evasion.imag.fr, page consultée le 16.03.2015<br />
www-evasion.imag.fr/Publications/2007/PKC07/<br />
40 41
Partie I<br />
3. Vers un affranchissement des formes de représentation<br />
analogique<br />
a. Le skeuomorphisme <strong>numérique</strong> ou la nostalgie de la<br />
réalité analogique<br />
Charpente du temple de Thermos,<br />
Grèce (Étude et Reconstitution de<br />
J.P.Adam), Centre de ressources et<br />
d’informations techniques,<br />
page consutée le 25.02.2015<br />
_<br />
www.crit.archi.fr/bois<br />
Il existe une forme de représentation particulière<br />
de l’objet dans le <strong>numérique</strong> : le « skeuomorphisme » qui<br />
est pour moi une sorte d’hommage rendu à la réalité analogique.<br />
Le calendrier Apple avec ses pages déchirés et son<br />
carnet avec des anneaux sont des exemples connus de ce<br />
principe graphique appliqué aux écrans. Le terme provient<br />
du grec skéuos qui signifie « vaisselle » et morph qui signifie<br />
« morphologie », Commençons par l’exemple du temple grec.<br />
Les premiers temples du VIIIe siècle avant J.C. sont construits<br />
en bois et en brique crue ; ce n’est qu’à la fin du VIIe siècle<br />
qu’apparaissent les premiers temples en pierre. Mais certains<br />
éléments comme des chevilles en bois utilisées pour l’assemblage<br />
sont conservées dans les temples en pierre. Ces éléments<br />
qui ne sont d’aucune utilité dans les temples en pierre sont<br />
devenues des décorations traditionnelles.<br />
Le <strong>numérique</strong> peut aussi être un nouveau matériau de<br />
reconstruction d’objets et se faire le témoin d’une époque<br />
antérieure. Le skeuomorphisme se présente parfois comme un<br />
simple ajout à l’existant. Si on prend l’exemple de la caméra,<br />
l’évolution technique considérable entre les appareils argentiques<br />
et les appareils <strong>numérique</strong>s devrait se traduire par une<br />
évolution formelle. Il arrive cependant que la clientèle d’une<br />
marque comme Leica veuille conserver certaines caractéristiques<br />
comme la texture, la prise en main, certains détails qui<br />
donnent un sentiment plaisant de déjà vécu. Dans ce cas, un<br />
petit écran est simplement ajouté à la forme déjà existante<br />
du modèle, indice d’un changement radical du principe de<br />
fonctionnement de la caméra qui n’a ici pas d’incidence sur<br />
son apparence.<br />
Le skeuomorphisme <strong>numérique</strong> ne se limite pas à certains<br />
produits partiellement numérisés mais s’applique à des<br />
objets totalement immatériels. Il est intéressant d’essayer<br />
de comprendre les raisons pour lesquelles les concepteurs<br />
d’interface <strong>numérique</strong> copient la réalité analogique.<br />
En premier lieu, cette méthode permet une compréhension<br />
rapide de l’objet. Prenons l’exemple de Real Things,<br />
un série d’interfaces utilisateur d’IBM sortie en 1998. Au lieu<br />
d’utiliser les codes traditionnels de l’ordinateur, IBM utilise<br />
des références visuelles des objets analogiques. Ces images<br />
familières permettent à l’utilisateur d’identifier de manière<br />
intuitive les fonctionnalités de chaque élément graphique.<br />
Il en va de même pour le son. Certains préfèrent garder<br />
la sonnerie des anciens téléphones analogiques, même sur<br />
leurs smartphones. On retrouve des exemples de skeuomorphisme<br />
dans de nombreuses interfaces, surtout quand elles<br />
sont complexes comme celle de la synthèse audio ou celle du<br />
pilote d’avion. Un compresseur <strong>numérique</strong> est ainsi représenté<br />
avec des éléments graphiques qui correspondent à ceux<br />
d’un compresseur analogique. Les utilisateurs nostalgiques<br />
pourront ainsi reconnaitre directement les boutons de réglage.<br />
La flèche arrondie du bouton du compresseur analogique<br />
était dessinée ainsi pour indiquer à l’utilisateur qu’il<br />
fallait tourner le bouton avec les doigts et pour bien indiquer<br />
le chiffre sélectionné. Sur l’interface <strong>numérique</strong>, cette forme<br />
n’a plus lieu d’être mais elle devient le transmetteur d’une<br />
expérience antérieure qui permet d’utiliser instinctivement<br />
le dispositif. L’interface skeuomorphique supprime ainsi<br />
l’étape d’initiation à un nouvel objet, elle en accélère la<br />
compréhension.<br />
42 43
Leica M est un appareil photographique<br />
<strong>numérique</strong> fabriqué par Leica, sorti en<br />
2012.<br />
_<br />
L’apprence du modèle n’est quasiment<br />
pas changée depuis l’époque des<br />
appareils argentiques.<br />
_<br />
en.leica-camera.com/Photography<br />
LA-2A Leveling Amplifier de Teletronix,<br />
compresseur audio analogique,<br />
commercialisé en 1965<br />
_<br />
www.uaudio.com<br />
Application de note sur iPad Pro,<br />
tablette <strong>numérique</strong> d”Apple, sorti en<br />
2015<br />
_<br />
L’utilisateur peut dessiner des lignes<br />
droites grâce à la règle virtuelle intégrée<br />
dans l’application.<br />
_<br />
www.apple.com/ipad-pro<br />
MiMiX de TTrGames (capture d’écran),<br />
application iPad, mise à jour le<br />
14.12.2015<br />
_<br />
www.itunes.apple.com/us/app/mimix<br />
44 45
30. NORMAN Donald, Affordance,<br />
conventions, and design in Interactions,<br />
ACM, New York, Mai 1999, p.39<br />
_<br />
“The appearance of the device could<br />
provide the critical clues required<br />
for its proper operation.”<br />
En second lieu, le skeuomorphisme <strong>numérique</strong> est un<br />
pont fluide entre deux types d’objets. Il existe de plus en<br />
plus d’objets spécifiquement <strong>numérique</strong>s, comme la fenêtre<br />
de Windows, la barre de défilement sur un site ou la boîte<br />
à outils de Word. Ces objets n’ont pas d’équivalent dans la<br />
réalité analogique. Cependant, nous les percevons comme des<br />
objets dotés d’une matérialité. Les détails graphiques comme<br />
le dégradé, l’ombre portée ou la texture illustrée rendent ces<br />
objets plus tangibles.<br />
Donald Norman, professeur en science cognitive à l’université<br />
de Californie, transpose ce mécanisme dans le<br />
contexte de design de produit et se demande comment faire<br />
comprendre l’usage d’un produit jamais vu auparavant. Il<br />
explique que l’information requise se trouve dans la réalité<br />
elle-même : « L’apparence du produit lui-même peut nous<br />
donner les clés pour la compréhension de son propre usage ».<br />
30<br />
Les éléments analogiques transposés sur les nouveaux objets<br />
immatériels jouent ici un rôle important parce qu’ils relient<br />
le monde analogique et le monde <strong>numérique</strong>. Le skeuomorphisme<br />
permet donc de familiariser l’utilisateur avec les<br />
nouvelles modalités de l’environnement <strong>numérique</strong>.<br />
Ainsi, pour de nombreux produits industriels pourtant<br />
modifiés en profondeur par des innovations <strong>numérique</strong>s, on<br />
cherche à reproduire la matérialité originale de l’objet. Dans<br />
les années 1990 notamment, avec la diffusion des ordinateurs<br />
à domicile, de nombreux objets ont été « numérisés » comme<br />
le cahier, le calendrier, la calculatrice, le carnet d’adresse,<br />
etc. Leur apparence n’est plus matérielle mais elle réapparait<br />
dans le <strong>numérique</strong>. Le skeuomorphisme est donc une manière<br />
d’accompagner la transition d’un monde analogique vers un<br />
monde <strong>numérique</strong>, qui devient une métaphore de ce monde<br />
ancien.<br />
b. Comment se libérer des références analogiques ?<br />
Même si de nombreuses interfaces graphiques miment<br />
encore la réalité analogique, la tendance n’est plus au skeuomorphisme<br />
ces derniers temps.L’exemple le plus frappant est<br />
le nouvel environnement graphique des interfaces Apple. Le<br />
géant américain a longtemps été un des grands représentants<br />
du skeuomorphisme mais ce n’est plus le cas depuis la sortie<br />
du dernier OS en 2013. Le <strong>numérique</strong> simule encore les objets<br />
du passé, mais avec plus de légèreté et de simplicité.<br />
La sémiologie permet d’expliquer ce phénomène de simplification<br />
de la représentation. Notre environnement est de<br />
plus en plus constitué de signes et non de textes, notamment<br />
dans les applications des smartphones. Les différentes icônes<br />
d’un smartphone - le téléphone, l’enveloppe, la maison - sont<br />
des objets issus du quotidien qui deviennent dans l’interface<br />
<strong>numérique</strong> des indicateurs de fonction. Dans le Traité du signe<br />
visuel - Pour une rhétorique de l’image paru en 1992, 31 le Groupe<br />
µ montre notamment que le langage visuel organise ses unités<br />
en véritable « grammaire ». 32 Plus les objets sont représentés<br />
comme des signes dans le <strong>numérique</strong>, plus on semble privilégier<br />
le point de vue sémiotique des objets. Ainsi Charles<br />
Sanders Peirce, philosophe américain considéré comme un des<br />
fondateurs de la sémiologie, distingue trois différents types<br />
de signes visuels : les indices, les icones et les symboles. 33 Tout<br />
d’abord, un signe indiciel est la trace d’une expression directe<br />
de l’objet manifestée. On peut prendre l’exemple de l’icône<br />
« calendrier » ou « note » sur les smartphones : l’objet<br />
conserve son identité et son usage dans le <strong>numérique</strong>. Un<br />
signe iconique est la représentation détachée de l’objet, c’est<br />
à dire qu’on interprète indirectement son sens. Par exemple,<br />
pour l’icône « loupe » (pour la recherche) ou « roue dentée »<br />
(pour la configuration), on comprend leur usage grâce à notre<br />
capacité d’imagination. Enfin, un signe symbolique est plus<br />
rare. Il indique une représentation arbitraire de l’objet sans<br />
aucune ressemblance avec l’objet lui-même. L’icône Bluetooth<br />
en est un exemple : l’utilisateur l’interprète grâce à sa connaissance<br />
acquise.<br />
31. Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour<br />
une rhétorique de l’image, Éditions Le<br />
Seuil, Paris, 1992.<br />
32. Le Groupe µ (Centre d’Études<br />
poétiques, Université de Liège,<br />
Belgique) poursuit depuis 1967 des<br />
travaux interdisciplinaires en rhétorique,<br />
en poétique, en sémiotique et en théorie<br />
de la communication linguistique ou<br />
visuelle.<br />
33. PIERCE Charles Sanders, Écrits sur<br />
le signe, Édition du seuil, Paris, 1978,<br />
p.165-168<br />
46 47
34. GIBSON James Jerome, The Theory<br />
of Affordances In Perceiving, Acting,<br />
and Knowing, dir. SHAW Robert &<br />
BRANSFORD John, Lawrence Erlbaum<br />
Associates, Hillsdale, 1977.<br />
35. NORMAN Donald, op.cit., p.39 “The<br />
designer cares more about what actions<br />
the user perceives to be possible than<br />
what is true”.<br />
36. Le Metro Design est une typologie<br />
de design ou un langage de conception<br />
focalisé sur la géométrie visuelle,<br />
principalement inventée par Microsoft.<br />
Un principe clé de la conception est de<br />
se concentrer plus sur les contenus de<br />
demande, notamment la typographie.<br />
La distinction de Peirce date du XXe siècle mais ces<br />
différents signes visuels ont toujours existé. Les enseignes<br />
des marchands dans le XVIème siècle sont des exemples, ils<br />
s’adressaient souvent à un public illettré. Cependant, avec<br />
l’apparition des écrans, les signes de communication ne sont<br />
plus directement la représentation d’objets matériels. On ne<br />
cherche plus à reproduire les détails du monde analogique<br />
qui n’ont pas d’utilité sous forme <strong>numérique</strong>. Cela explique<br />
le phénomène de la simplification formelle des éléments<br />
graphiques. Pour reconnaitre l’objet « appareil photo », je<br />
n’ai pas besoin de percevoir tous les éléments physiques<br />
(texture, détails de forme, etc.), un simple rond noir entouré<br />
par un rectangle suffit. Ce qui importe est le sens perçu<br />
par l’utilisateur, mais pas le sens de l’objet lui-même.<br />
Donald Norman utilise le terme « affordance », une notion<br />
définie par le psychologue américain J.J Gibson, 34 pour parler<br />
de l’interaction homme-machine. Gibson utilisait le mot<br />
« affordance » pour désigner l’ensemble des qualités du monde<br />
matériel qui ont des possibilités d’interaction avec l’individu.<br />
Mais Norman développe en parlant « d’affordance perçue » :<br />
la compréhension de l’objet dépend non seulement de<br />
ses attributs physiques, mais aussi des capacités cognitives de<br />
chaque utilisateur. 35 Aujourd’hui, les tendances graphiques<br />
observées dans les interfaces <strong>numérique</strong>s semblent confirmer<br />
la thèse de Norman qui date de 1988.<br />
Par exemple, le graphisme du système d’exploitation de<br />
Microsoft a radicalement changé avec le nouveau Windows<br />
8 et son metro design 36 . La nouvelle plateforme représente les<br />
objets de manière simplifiée. L’objectif est de rendre l’utilisation<br />
plus intuitive et donc plus rapide, plutôt que de mimer<br />
les aspects physiques des objets analogiques.<br />
Il faut également citer la tendance graphique « flat design »<br />
dans de nombreuses applications mobiles. Historiquement, Le<br />
Flat Design trouve son origine dans le style suisse des années<br />
50, qui privilégiait déjà la fonctionnalité en se basant sur la<br />
lisibilité, la hiérarchie des formes pour délivrer des messages<br />
de la manière la plus efficace possible. Ce principe graphique<br />
commence à être appliqué au Web depuis les années 90,<br />
notamment par l’émergence des sites axés sur l’animation. Il<br />
s’agit du mouvement qui marque symboliquement la fin du<br />
skeuomorphisme <strong>numérique</strong>.<br />
Windows XP (capture d’écran),<br />
Systhème d’exploitation de Microsoft,<br />
né en 1999.<br />
_<br />
Le support de Windows XP a pris fin<br />
le 8 avril 2014<br />
Windows 8 (capture d’écran),<br />
Systhème d’exploitation de Microsoft,<br />
né en 2012.<br />
_<br />
La version utilise pour la première fois,<br />
la nouvelle interface graphique nommée<br />
“Metro”<br />
48 49
Icons des applications au<br />
Skeuomorphisme<br />
Icons des applications au<br />
Flat design<br />
Application iCal sur le système<br />
d’exploitation Lion d’Apple (OS X 10.7)<br />
Application iCal sur le système<br />
d’exploitation El Capitan d’Apple<br />
(OS X 10.11)<br />
Application Newsstand sur le système<br />
d’exploitation Lion d’Apple (OS X 10.7)<br />
Application Newsstand sur le système<br />
d’exploitation El Capitan d’Apple<br />
(OS X 10.11)<br />
50 51
Partie I<br />
4. Quand tout le corps perçoit<br />
37. MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie<br />
de la perception, Gallimard,<br />
Paris, 1945.<br />
38. Les êtres humains dont la vision des<br />
couleurs est considérée comme normale<br />
sont capables de percevoir 15000<br />
nuances. (Irem de Grenoble, 2010)<br />
http://www-irem.ujf-grenoble.fr/<br />
39. Il s’agit de la mesure de l’acuité<br />
visuelle, variante selon l’individu : la<br />
capacité à discerner un petit objet<br />
situé le plus loin possible. Une acuité<br />
de 10/10 correspond à la moyenne de<br />
l’acuité de la population générale.<br />
Quand on parle de relation à l’objet dans le <strong>numérique</strong>, il<br />
est important de s’attarder sur la façon dont le corps dans son<br />
entier entre en relation avec l’objet. Maurice Merleau-Ponty a<br />
établi que le corps est un élément déterminant de la perception,<br />
qu’il est une ouverture perceptive sur le monde. 37 Dans le<br />
domaine du <strong>numérique</strong>, la relation avec le corps peut se faire<br />
à travers plusieurs types d’interfaces, mais la plus courante est<br />
certainement l’écran des ordinateurs ou des portables avec ses<br />
messages visuels et sonores. Aujourd’hui, de nouvelles formes<br />
de relation peuvent s’établir entre le corps et les contenus<br />
<strong>numérique</strong>s, permettant une expérience plus complète de<br />
l’objet.<br />
a. L’adaptation à notre capacité visuelle<br />
Nous avons vu dans la première partie que la perception<br />
visuelle a toujours été prévalente dans l’histoire de la représentation.<br />
Dans les divers domaines qui expérimentent<br />
l’objet dans le <strong>numérique</strong> comme la muséographie, le jeu<br />
vidéo ou le e-shopping, les informations essentielles de l’objet<br />
se perçoivent toujours à travers les écrans. Il est en effet plus<br />
facile de représenter la forme d’une pomme que son odeur. Un<br />
être humain peut distinguer jusqu’à quinze milles nuances de<br />
couleurs 38 et est capable de percevoir en moyenne une lettre<br />
de sept millimètres environ à cinq mètres. 39 C’est pourquoi<br />
la précision de représentation se développe. Avec l’amélioration<br />
continuelle de la résolution LED, les écrans haute<br />
performance semblent avoir quasiment rattrapé la réalité<br />
matérielle. Par exemple, les écrans Retina d’Apple affichent<br />
une résolution suffisamment haute pour que l’œil humain ne<br />
soit pas en mesure de distinguer les pixels de l’image.<br />
Ils prennent également en compte notre angle de vue, afin<br />
d’éviter une déformation de l’image. En 1954 est mis au point<br />
le Cinérama, un procédé de projection cinématographique<br />
conçu à partir d’un écran courbé. Il permet d’expérimenter<br />
l’image par l’immersion. Aujourd’hui, la technologie des<br />
écrans flexibles procède du même principe. Depuis 2013, les<br />
premiers téléviseurs courbés offrent un meilleur angle de vue<br />
par rapport aux écrans traditionnels. De plus, la structure de<br />
l’œil est aussi prise en compte pour représenter un objet en 3D.<br />
Le cerveau humain interprète l’objet en assemblant l’information<br />
perçue par l’œil droit et l’œil gauche : le <strong>numérique</strong><br />
permet de représenter l’objet en double ; le spectateur équipé de<br />
lunettes stéréoscopiques perçoit ainsi la profondeur. Dans les<br />
films où l’impact visuel d’un objet joue un rôle important,<br />
cette technique de représentation de l’objet change radicalement<br />
notre expérience.<br />
Une autre technique est celle du Eye-Tracking qui permet<br />
d’avoir une perception 3D sur un simple écran. Par exemple<br />
sur le FirePhone d’Amazon sorti en 2014, les éléments affichés<br />
varient en fonction de la position des yeux de l’utilisateur,<br />
pour que l’objet soit toujours affiché sous le meilleur angle.<br />
Même si le FirePhone était un échec commercial, Amazon a<br />
ouvert un nouveau champ d’expérience de l’objet.<br />
FirePhone de Amazon, 2014<br />
_<br />
www.amazon.com<br />
page consultée le 04.10.2015<br />
52 53
40. BONNET Thierry, L’attachement aux<br />
choses, CNRS Éditions, Collection Le<br />
passé recomposé, Paris, 2014.<br />
Bien que de nombreuses avancées techniques prennent<br />
désormais le relai de nos capacités visuelles en les complétant<br />
ou en les surpassant, il est intéressant de prendre aussi<br />
en compte d’autres aspects de la perception de l’objet<br />
<strong>numérique</strong>. Dans L’attachement aux choses, l’historien et<br />
anthropologue Thierry Bonnot analyse notre relation aux<br />
objets matériels. L’auteur y décrit la prévalence du « visualisme<br />
». En donnant l’exemple d’un objet exposé derrière une<br />
vitrine, il explique à quel point la vue est l’organe privilégié<br />
de la perception, au détriment d’autres sens et d’autres formes<br />
de perception qui permettent de prendre en compte, dans<br />
cette relation à l’objet, l’attachement, l’affect par exemple. 40<br />
Le <strong>numérique</strong> est justement plus qu’une vitrine d’exposition<br />
parce qu’il a la capacité de s’adresser à l’ensemble de nos sens<br />
avec l’animation, des interfaces sonores ou interactives: Ce<br />
n’est pas uniquement notre capacité visuelle mais c’est bien la<br />
totalité de notre corps que le <strong>numérique</strong> convoque.<br />
b. La simulation du mouvement corporel<br />
La souris d’ordinateur est la première tentative de<br />
simulation du mouvement corporel dans le <strong>numérique</strong> : le<br />
curseur sur l’écran suit le sens et la vitesse de l’objet au<br />
creux de la main. L’action se passe à l’écran, mais la souris<br />
est l’intermédiaire indispensable entre le corps de l’utilisateur<br />
et la machine. Sur certains sites Internet, pour faire<br />
tourner un objet en 3D, on glisse la souris de gauche à droite<br />
en appuyant. Ce mouvement ne correspond pas à celui qu’on<br />
effectue dans le monde analogique, mais il lui ressemble. Avec<br />
l’écran tactile, on en est encore plus proche, mais on reste<br />
limité aux mouvements des doigts : le corps ne participe pas<br />
dans son ensemble à la relation avec la machine. Cependant,<br />
l’évolution des interfaces se fait dans le sens d’une relation<br />
toujours plus directe entre le corps et l’objet. En effet, de<br />
nombreux systèmes d’interface « homme-machine » vont<br />
au-delà du simple contrôle du déplacement. Les jeux vidéo<br />
constituent le domaine privilégié de ces développements.<br />
Ainsi, le Power Glove de Nintendo, sorti en 1989, est un accessoire<br />
en forme de gant qui permettait aux joueurs d’utiliser<br />
certains mouvements de la main dans le jeu.<br />
Nintendo proposait alors plusieurs jeux qui requéraient<br />
cet accessoire : Dans Rad Racer par exemple, il fallait mimer<br />
le mouvement du volant pour conduire la voiture sur écran ;<br />
dans PowerGloveBall, il fallait prendre et déplacer les objets<br />
selon une certaine stratégie pour réussir les missions. Dans le<br />
cas de PowerGloveBall, le gant n’est qu’un périphérique d’entrée<br />
d’informations pour faire varier les éléments sur écran, mais il<br />
offre une expérience nouvelle au joueur parce qu’il suffit d’agir<br />
comme dans le monde analogique pour manier un objet dans<br />
un monde <strong>numérique</strong>. Le joueur n’a plus besoin d’apprendre à<br />
manier un intermédiaire de contrôle, comme c’est le cas avec<br />
une manette de X-Box ou un joystick. En adaptant la forme du<br />
dispositif à la forme de la main, les mouvements complexes<br />
de cette dernière peuvent être transmis à l’ordinateur à partir<br />
des données comme la courbure des doigts ou l’inclinaison du<br />
poignet. STEM system produit par Sixense en 2014 procure une<br />
expérience similaire à celle du PowerGlove mais la précision<br />
est décuplée : Les deux manettes sans fils sont adaptées à une<br />
bonne prise en main et permettent aux joueurs de bouger les<br />
deux mains librement afin de transmettre les mouvements<br />
au millimètre près. Encore plus développé, Myo est un projet<br />
en développement chez Thalmic Labs qui permet de contrôler<br />
l’objet sur l’écran par le mouvement corporel de l’utilisateur<br />
grâce à une bande disposée autour de son avant-bras. La forme<br />
du bracelet optimise la captation des mouvements musculaires<br />
et permet une précision nouvelle dans l’appréhension<br />
de l’objet.<br />
Power Glove est un accessoire pour la<br />
Nintendo Entertainment System (NES)<br />
sorti en 1989, conçu par l’équipe de<br />
Grant Goddard et Sam Davis, produit<br />
par Mattel aux États-Unis.<br />
54 55
Myo de Thalmic Labs, 2015<br />
_<br />
www.myo.com<br />
Teslasuit Kit de Teslastudios (UK),<br />
Projet en développement,<br />
dévoilé en 2016<br />
Stem system de Sixense, 2014<br />
_<br />
www.sixense.com/wireless<br />
La tenue est équipée d’un système<br />
haptique basé sur de la stimulation<br />
musculaire électrique qui reproduisent<br />
les effets demandés.<br />
_<br />
www.teslastudios.co.uk/teslasuit<br />
56 57
41. Bristol Interaction and Graphics,<br />
Université de Bristol, Royaume-Uni<br />
- site officiel www.big.cs.bris.ac.uk<br />
Cette relation directe entre les mouvements du corps et<br />
l’objet sur l’écran est de plus en plus précise parce qu’elle<br />
s’améliore avec le progrès technique du <strong>numérique</strong>. Elle a donc<br />
désormais d’autres applications que les jeux vidéo. L’industrie<br />
du cinéma et le monde du sport par exemple utilisent le motion<br />
tracking.<br />
Si l’on veut simuler correctement le mouvement, il ne faut<br />
pas oublier les retours sensoriels qu’il induit. Dans la réalité<br />
analogique, la compréhension d’un objet ne se limite pas à la<br />
simple manipulation, elle prend en compte certains aspects<br />
physiques de l’objet comme sa texture ou résistance. Les dispositifs<br />
qui permettent de manier l’objet dans le <strong>numérique</strong> se<br />
développent donc avec un système de retours. Cette recherche<br />
d’une vraie sensation de matérialité a encouragé l’émergence<br />
de différentes technologies de stimulation mécanique. On<br />
appelle cela la simulation haptique ou la communication<br />
kinesthésique : c’est l’ensemble des technologies qui recréent<br />
le sens du toucher en appliquant des forces, des vibrations ou<br />
des mouvements de l’utilisateur. Par exemple, les chercheurs<br />
de l’université de Bristol 41 présentent au SIGGRAPH Asia<br />
2014, un séminaire américain sur l’infographie, une machine<br />
capable de générer des formes 3D dans l’air. Elle se base sur<br />
l’envoi d’ultrasons qui donne aux utilisateurs l’impression de<br />
résistance et de mouvement. Au delà d’une simple expérience<br />
visuelle, la simulation haptique pourrait prochainement être<br />
bénéfique pour certaines activités liées au contrôle d’un objet,<br />
comme le pilotage d’un avion.<br />
Le retour sensoriel trouve surtout son application dans<br />
le domaine des jeux vidéo : un dispositif matériel permet<br />
une interaction entre le corps et l’objet <strong>numérique</strong>. Ainsi, la<br />
perception visuelle du joueur est renforcée par sa perception<br />
haptique. Par exemple Falcon est un dispositif développé par<br />
Novint en 2012, que l’on relie au terminal de jeu. Le joueur qui<br />
souhaite s’entraîner au tir peut ainsi brancher un manche en<br />
forme de pistolet et ressentir les différentes intensités du tir,<br />
le poids des armes, etc. Ces développements confirment que la<br />
simulation de l’objet par le <strong>numérique</strong> est de plus en plus en<br />
adéquation avec nos sensations corporelles vécues dans la<br />
réalité analogique.<br />
Projet Ultrahaptics: Multi-Point Mid-Air<br />
Haptic Feedback for Touch Surfaces,<br />
réalisé par l’équipe de Benjamin Long,<br />
Unversité de Bristol, Royaume-Uni,<br />
présenté au SIGGRAPH en 2014<br />
_<br />
www.bristol.ac.uk/news/2014/december/haptic-shapes-using-ultrasound.<br />
html<br />
Le dispositif Falcon, produit par la<br />
société Novint en 2012<br />
_<br />
Photo: Jon Snyder/ Wired.com<br />
58 59
c. La perception du corps robotisé<br />
42. LE BRETON David, L’adieu au corps<br />
: vers homo silicium in Technocorps,<br />
Dir. Braguette Munier, Édition François<br />
Bourin, 2014, Paris (Preimière version<br />
en 1999)<br />
43. Ibid, p57.<br />
44. Ibid, p57.<br />
45. Le silicium est l’élément le plus<br />
abondant dans la terre, l’auteur utilise<br />
ce terme pour ne laisse que la<br />
matérialité du corps humain.<br />
46. LECHNER Marie, Le corps amplifié de<br />
Stelarc in Libération, 12<br />
Nos organes de perception restent les mêmes dans un<br />
nouvel environnement, même <strong>numérique</strong>. Cependant, les<br />
nouvelles technologies du <strong>numérique</strong> arrivent aujourd’hui<br />
à remplacer l’intégralité d’un organe sensoriel et entraînent<br />
une réflexion nouvelle sur le statut de la perception même. Si<br />
la perception produite par la machine de manière artificielle<br />
correspond exactement à celle que l’on éprouve de manière<br />
naturelle, la relation de singularité entre le corps et l’objet<br />
peut désormais être remise en cause. Dans L’adieu au corps :<br />
Homo Silicium 42 , écrit en 1999, l’anthropologue David Le<br />
Breton souligne le statut de plus en plus obsolète de notre<br />
corps physique. Il prend l’exemple de certaines prothèses<br />
thérapeutiques. Il note ainsi que « certaines unités hospitalières<br />
sont désormais occupées par des patients appareillés de<br />
toute part, ce sont déjà des cyborgs, intégrés au sein de subtiles<br />
procédures informatiques de contrôle qui relaient une part<br />
ou l’ensemble de leurs fonctions organiques. » 43 Si ces moyens<br />
thérapeutiques correspondent à une première tentative d’augmenter<br />
l’être humain, la substitution sensorielle s’étend<br />
désormais hors du domaine médical. Le <strong>numérique</strong> intervient<br />
non seulement pour compenser une fonction déficiente d’un<br />
organe, mais aussi pour ajouter d’autres capacités de perception<br />
au corps. Le Breton explique ce phénomène comme « une<br />
volonté de maîtrise radicale de tous les processus corporels. » 44<br />
Comme l’indique déjà le titre de son texte 45 , le corps perd de<br />
plus en plus son rôle de récepteur sensoriel pour devenir en<br />
quelque sorte « absent » de l’expérience sensorielle.<br />
Il faut ici évoquer certaines réalisations de l’artiste autrichien<br />
Stelarc, connu pour ses performances parfois dérangeantes<br />
dans lesquelles il mêle le corps biologique à des<br />
composants électriques. On peut notamment citer Third Hand<br />
(1980), une troisième main robotique attachée à son bras droit,<br />
ou Extra Ear (2006) une oreille artificielle greffée dans son<br />
bras gauche. Dans un entretien réalisé en 2007, l’artiste dit :<br />
« Je ne vois pas le corps comme le site de la psyché ou de l’inscription<br />
sociale qui présuppose une sorte de moi, mais comme<br />
un appareil biologique qu’on peut redesigner. » 46 Les interventions<br />
de Sterlarc sont loin d’être fictionnelles et laissent<br />
envisager de nouvelles manifestations du « corps obsolète »<br />
dans un avenir proche.<br />
La possibilité de percevoir un objet via un intermédiaire<br />
<strong>numérique</strong> qui imite le corps humain est une première<br />
révolution. La seconde révolution n’est plus dans l’imitation<br />
parce que le <strong>numérique</strong> peut désormais être physiquement<br />
présent dans le corps. Pour Jean-Michel Besnier, philosophe<br />
français, le robot est une créature artificielle qui dépasse<br />
la capacité humaine ; on essaie donc maintenant d’imiter<br />
le robot : « On nous annonce que l’idéal serait pour nous<br />
d’incarner les performances atteintes par ces machines et de<br />
nous débarrasser du biologique. La machine a cessé d’être une<br />
simple métaphore. Son perfectionnement est bientôt apparu<br />
comme la trajectoire que l’homme pourrait espérer pour<br />
lui-même. » 47 Imaginons que nos yeux arrivent à activer un<br />
mode « microscope », que nos oreilles arrivent à filtrer une<br />
voix dans une salle de concert, que nos doigts arrivent à transmettre<br />
des données <strong>numérique</strong>s en jouant le rôle de circuit<br />
électrique. Avec ce corps augmenté, les sensations transmises<br />
par le <strong>numérique</strong> construisent une nouvelle perception et<br />
change notre rapport à la réalité des objets analogiques.<br />
Dans cette vision prospective, la performance <strong>numérique</strong><br />
ne se limite pas à une simple amélioration ou à un ajout de<br />
multiples fonctions, mais elle intervient pour augmenter<br />
notre intelligence. Désormais, le statut de notre cerveau peut<br />
être aussi mis en cause pour obsolescence comme le sont les<br />
organes sensorielles. L’intelligence personnelle qui contribuait<br />
à la création d’une perception subjective perd donc<br />
« Dans le domaine de la “bio-impression<br />
3D”, des chercheurs de l’Université<br />
de Wake Forest en Caroline du Nord<br />
viennent d’accomplir un progrès remarquable.<br />
Ils ont conçu une technologie<br />
d’impression 3D de tissus biologiques<br />
qui a permis de construire des cartilages<br />
d’oreille, des muscles, des fragments<br />
de mandibules et des os crâniens<br />
humains à partir de cellules souches et<br />
autres “matériaux” biologiques. »<br />
(Photo: Université de Wake Forest)<br />
IKONICOFF Román, LA CONSTRUCTION<br />
DE TISSUS HUMAINS PAR IMPRIMANTE<br />
3D DEVIENT UNE RÉALITÉ, Science&Vie,<br />
publié le 20/02/2016<br />
_<br />
www.science-et-vie.com<br />
Page consultée le 21.02.2016<br />
47. BESNIER Jean-Michel Besnier,<br />
Métaphysique du robot, in Technocorps,<br />
Dir. Braguette Munier, Édition François<br />
Bourin, 2014, Paris, p.77.<br />
60 61
48. SAUVAGEOT Anne, L’épreuve des<br />
sens, Puf, Paris, 2003, p.236<br />
ARCADIOU Stelios (Stelarc),<br />
La description de Movatar,<br />
le site officiel www.stelarc.org<br />
page consultée le 03.11.2015<br />
“ If the avatar is imbued with an artificial<br />
intelligence, becoming increasingly<br />
autonomous and unpredictable, then<br />
it would become more an AL (Artificial<br />
Life) entity performing with a human<br />
body in physical space.”<br />
son sens. La sociologue Anne Sauvageot émet ainsi l’hypothèse<br />
selon laquelle la hiérarchie entre l’être humain et la<br />
machine est inversée. Dans l’épreuve des sens publié en 2003,<br />
elle écrit : « non plus le privilège accordé à un corps qu’il<br />
s’agissait de doter de prothèses mais un corps jugé obsolète<br />
dont le relais doit être assuré par l’intelligence de la machine,<br />
un corps qui, par inversion, devient la prothèse de l’ordinateur<br />
devenu sujet. » 48 Selon elle, le projet Movatar de Stelarc<br />
datant de 2000 est déjà une manifestation de cette inversion<br />
du rapport être humain-machine. Si un « avatar » est le corps<br />
virtuel généré en trois dimensions dans l’espace <strong>numérique</strong>,<br />
animé par les mouvements de l’individu, Movatar est celui<br />
imprégné d’une intelligence artificielle. L’artiste donne à la<br />
machine le privilège d’analyser l’élégance et la perfection des<br />
mouvements humains.<br />
Aujourd’hui dans l’industrie des films en 3D, on utilise<br />
les mouvements de vrais acteurs pour créer les animations.<br />
Les marqueurs sur le corps sont filmés par la caméra, analysés<br />
par l’ordinateur pour animer le corps virtuel en parallèle.<br />
Contrairement à ce type de simple «machinisation» du corps<br />
physique, l’oeuvre nous montre comment le corps peut être<br />
robitisé par nous-même. Stelarc affirme que Movatar peut<br />
devenir progressivement autonome et imprévisible avec sa<br />
collecte de data : « L’individu est ici devenu la prothèse vivante<br />
d’une identité intelligente complètement virtuelle. » 49<br />
Stelarc, Movatar, 2000, Performance,<br />
Casula Power House art center, Sydney<br />
_<br />
www.stelarc.org<br />
62 63
Partie II<br />
Comment la représentation de notre environnement<br />
par le <strong>numérique</strong> influence-t-elle notre perception<br />
des objets analogiques ?<br />
En étudiant les possibilités d’interaction avec l’objet qu’engendrent<br />
les techniques du <strong>numérique</strong>, je cherche à identifier<br />
leur impact sur la structure de notre perception. Plus précisément,<br />
je me questionne sur la façon dont les nouvelles représentations<br />
par le <strong>numérique</strong> peuvent transformer le processus<br />
complexe qui nous permet de percevoir et comprendre un<br />
objet matériel. Dans l’introduction, j’avais précisé que le<br />
virtuel est une autre forme du réel, qui la plupart du temps<br />
retranscrit le monde physique sans matérialité. Pour la<br />
conscience humaine, la différence entre un objet analogique<br />
et un objet <strong>numérique</strong> relève de la notion de virtualité. Bien<br />
que le virtuel nous permette de percevoir certaines qualité<br />
bien réelles d’un objet, sa réalité n’est pas la même.<br />
Entourés des écrans, nous sommes aujourd’hui plongés<br />
dans une réalité où nos relations aux objets sont hybridées.<br />
Nous expérimentons en permanence une transformation<br />
globale de la perception des objets. Cette transformation a<br />
de nombreuses conséquences. J’aborderai en premier lieu la<br />
question de l’immersion de notre intellection dans le monde<br />
<strong>numérique</strong> ; j’expliquerai ensuite en quoi cette nouvelle forme<br />
de représentation fait évoluer notre proprioception. Dans<br />
un troisième temps, j’analyserai la manière dont les supports<br />
<strong>numérique</strong>s entraînent une unification et une individualisation<br />
de notre perception. Enfin, la quatrième partie portera<br />
sur les nouvelles modalités de perception permises par le<br />
<strong>numérique</strong>.<br />
64 65
Partie II<br />
1. L’immersion de notre intellection dans le <strong>numérique</strong><br />
49. HOUDÉ Olivier, Qu’est ce que le réel?<br />
in La Recherche, Juillet-Août 2014,<br />
p.62<br />
50. QUÉAU Philippe, Le virtuel : Vertus et<br />
Vertiges, Paris, Editions Champ Vallon/<br />
INA, 1993, p.133<br />
De la visualisation tridimensionnelle aux possibilités<br />
d’interaction avec le corps, l’outil <strong>numérique</strong> est désormais<br />
plus qu’un simple moyen de représenter l’objet, il est un<br />
nouveau champ d’expérience. De nombreuses études dans<br />
le domaine des sciences cognitives portent aujourd’hui sur<br />
la transition sociologique et psychologique qu’entraîne cette<br />
évolution, et notamment sur l’apprentissage de la culture<br />
<strong>numérique</strong> par les enfants. Pour un enfant qui n’a pas encore<br />
construit son rapport au réel, l’apparition de la réalité via<br />
le <strong>numérique</strong> pourrait être une cause de confusion dans le<br />
développement de ses capacités perceptives. Olivier Houdé,<br />
directeur du laboratoire de psychologie au CNRS, pose trois<br />
principes qui fondent l’architecture cognitive d’un objet : la<br />
permanence, le nombre et la catégorie de l’objet. 50 Un enfant<br />
dont l’architecture cognitive est établie arrive, par exemple,<br />
à reconnaître la présence d’une pomme même si on la cache<br />
avec une nappe ; à choisir la ligne parmi d’autres sur laquelle<br />
le plus de jetons sont alignés ; à distinguer la valeur entre<br />
une fleur et une rose. Théoriquement, nous reconnaissons<br />
nous, adultes, les objets qui nous entourent selon ces critères<br />
cognitifs. Aujourd’hui, il semble que le <strong>numérique</strong> dans lequel<br />
notre intellection est désormais immergée est en train de<br />
transposer cette architecture sur une réalité autre. Mais dans<br />
un monde de plus en plus <strong>numérique</strong>, que recouvre la notion<br />
de réalité ? Le <strong>numérique</strong> est une forme de réalité. Philippe<br />
Quéau, ingénieur français et directeur général de l’UNESCO<br />
pour les sciences humaines et sociale, utilise le terme « néo-réalité<br />
». Il affirme que le virtuel a pour vocation de s’hybrider<br />
au réel. 51 Comment vivons-nous cette immersion progressive<br />
et presqu’à notre insu de notre intellection dans un environnement<br />
d’objets <strong>numérique</strong>s ?<br />
a. L’hybridation de la réalité par les illusions du<br />
<strong>numérique</strong><br />
La première grande caractéristique du <strong>numérique</strong> est<br />
de faire apparaître de multiples formes de réalité. Elena<br />
Pasquinelli, philosophe et spécialiste des sciences cognitives,<br />
nous parle, dans Illusion de la réalité paru en 2012, d’un<br />
monstre gluant que nous savons imaginaire mais devant<br />
lequel nous tremblons de peur. Elle affirme que « ce pouvoir<br />
magique des expériences de fiction semble mettre notre raison<br />
en échec, et nous conduire à un paradoxe. » 52 Ici, le monstre est<br />
matériellement absent mais ses propriétés physiques sont<br />
tout à fait susceptibles d’exister. L’auteur explique que ce<br />
phénomène est le résultat de nos capacités d’imagination, de<br />
simulation interne de croyance et d’émotion. Nous savons que<br />
ce monstre n’existe pas mais nos sentiments de peur envers<br />
lui résistent toujours. On peut transposer ce phénomène à<br />
des objets <strong>numérique</strong>s. Prenons l’exemple d’une vidéo expliquant<br />
le principe du fonctionnement du ventilateur Dyson.<br />
L’effet du vent est représenté de manière distincte par rapport<br />
au corps matériel en plastique du ventilateur, cette information<br />
visuelle nous permet de comprendre de manière<br />
intuitive le fonctionnement de l’appareil autrement dur à<br />
percevoir. Le cas du monstre et celui du ventilateur sont<br />
similaires parce que nous réagissons de la même manière<br />
en présence d’éléments fictionnels. Nous sommes face à<br />
une multitude de réalités plus ou moins illusoires. Dans ce<br />
contexte, l›interprétation que fait Pasquinelli du pouvoir<br />
51. PASQUINELLI Elena, Illusion de la<br />
réalité, Paris, Vrin, 2012, p.10.<br />
66 67
de l’illusion est intéressante. Quelles sont les formes de<br />
l’illusion ? Y a-t-il une correspondance entre ces formes et la<br />
façon dont nous expérimentons les objets par le <strong>numérique</strong> ?<br />
On peut distinguer tout d’abord le cas où le médium<br />
est occulté. Pasquinelli nous donne l’exemple d’un film<br />
au cinéma. L’écran, les haut-parleurs, la configuration de la<br />
salle amènent les spectateurs à s’immerger dans l’expérience<br />
perceptive du film en oubliant la présence d’intermédiaire.<br />
Comme ils ne perçoivent plus le médium qui rend possible la<br />
fiction, ils s’immergent totalement dans la fiction. Dans la<br />
réalité <strong>numérique</strong>, cette illusion de « non médiation », pour<br />
reprendre l’expression d’Elena Pasquinelli, se retrouve<br />
dans l’interaction avec l’objet. La technologie Kinect de<br />
Microsoft qui permet de capter les mouvements de notre<br />
corps constitue un exemple pertinent. Grâce à la captation<br />
des mouvements, l’objet visualisé sur l’écran peut s’adapter<br />
au déplacement du spectateur qui s’immerge plus profondément<br />
dans l’expérience en oubliant la présence du médium.<br />
Elena Pasquinelli parle ensuite d’une autre forme<br />
d’illusion qu’elle appelle « l’illusion de non fiction ». C’est<br />
le cas où nous sommes persuadés que nous vivons l’expérience<br />
du monde physique et que la notion de représentation<br />
disparaît. Elle fait référence à une anecdote de Pline l’Ancien,<br />
auteur de la monumentale encyclopédie intitulé Histoire<br />
naturelle 53 . Zeuxis a peint des raisins de façon si convaincante<br />
que les oiseaux volaient au-dessus. Il met au défi Parrhasios<br />
de peindre mieux. Mais Parrhasios apporte un tableau représentant<br />
un rideau peint, et Zeuxis demande qu’on tire le<br />
rideau pour voir le tableau : Parrhasios avait pu tromper un<br />
artiste, mais pas les oiseaux. Dans cette histoire, Zeuxis a<br />
pris le drap comme un objet, mais pas comme une représentation<br />
de l’objet. Il a cru faire l’expérience de la réalité<br />
et non d’une fiction. C’est un peu la même chose pour<br />
le <strong>numérique</strong>. D’une part, le médium à travers lequel on<br />
perçoit un objet se développe et ne se limite plus aux écrans,<br />
si on prend l’exemple de la technologie holographique.<br />
Que ce soit dans le domaine de l’animation pour les enfants<br />
52. L’Histoire naturelle (Naturalis historia),<br />
qui compte trente-sept volumes,<br />
est le seul ouvrage de Pline l’Ancien qui<br />
soit parvenu jusqu’à nous. Ce document<br />
a longtemps été la référence en sciences<br />
et en techniques. La première édition<br />
imprimée de l’œuvre paraît en 1469 à<br />
cent exemplaires.<br />
Nissan 2013 Pathfinder<br />
Kinect Experience, Chicago, 2013<br />
Phohto www.blogs.microsoft.com/<br />
next/2012/04/30/<br />
page consultée le 02.03.2015<br />
Capture d’une vidéo diffusée sur le site<br />
officiel de Magic Leap<br />
www.magicleap.com/#/home<br />
page consultée le 23.03.2016<br />
En 2013 au salon automobile de Chicago, Nissan a dévoilé<br />
un nouveau modèle de voiture qui utilise la technologie<br />
Kinect. Les visiteurs se tenaient devant un écran géant et<br />
avaient la possibilité de bouger librement pour découvrir<br />
la voiture. Ils pouvaient même monter virtuellement dans<br />
la voiture et observer les détails de l’intérieur. Dans cette<br />
expérience, le fait que les contenus visualisés sur l’écran<br />
correspondent ponctuellement aux actions effectuées<br />
crée une illusion visuelle et occulte le médium.<br />
ou comme outil d’observation dans les laboratoires, l’holographie<br />
permet des expériences où la notion de représentation<br />
semble se transformer. L’objet devient de plus en plus réel et<br />
il devient difficile de distinguer la représentation de la réalité<br />
de la réalité elle-même. Comme évoqué dans la première<br />
partie, le <strong>numérique</strong> prend peu à peu possession de l’intégralité<br />
de l’objet. Plus nos connaissances sur les principes<br />
de la réalité se développent, plus les techniques <strong>numérique</strong>s<br />
peuvent simuler un objet.<br />
68 69
53. PASQUINELLI Elena, Illusion de la<br />
réalité, op.cit., p258<br />
54. Radio Listeners in Panic, Taking<br />
War Drama as Fact, New York Times.<br />
1938-10-31. “ (…) more than twenty<br />
families rushed from their houses with<br />
wet handkerchiefs and towels over their<br />
faces to flee what they believed a gas<br />
raid. Some began moving household<br />
furniture. (…) Thousands of persons<br />
called the police, newspapers, and radio<br />
stations here and in other cities (…)”<br />
Enfin Elena Pasquinelli explique l’illusion selon laquelle<br />
« les contenus de la fiction sont la transcription de la réalité » 54 .<br />
Elle donne l’exemple de La Guerre des mondes (The War of the<br />
Worlds), un feuilleton radiophonique de science-fiction écrit<br />
par H. G. Wells en 1898 et dont une version par Orson Welles<br />
diffusée en 1938 défraya la chronique. De manière innovante,<br />
Orson Welles raconte l’histoire comme si elle était en train de<br />
se dérouler en temps réel et comme si les narrateurs étaient des<br />
journalistes. Avec un ensemble de détails créant une mise en<br />
scène spéciale, Orson Welles a transformé la fiction en réalité.<br />
L’émission a causé un vent de panique à travers les Etats-Unis<br />
comme en a témoigné le New York Times. 55 Les auditeurs<br />
savaient pourtant qu’il s’agissait d’une fiction, mais le simple<br />
dispositif de narration a transposé cette fiction au niveau de la<br />
réalité. L’équivalent de cette forme d’illusion dans le domaine<br />
du <strong>numérique</strong> serait la réalité augmentée. Les dispositifs qui<br />
intègrent une caméra font cohabiter la fiction et la réalité,<br />
notamment dans les jeux pour enfants. Cette technologie<br />
commence aussi à apparaître dans certains usages pratiques.<br />
Par exemple, Ikea propose depuis 2013 une application qui<br />
permet de visualiser le mobilier dans un espace. Les clients<br />
découvrent les différents modèles de meubles, les personnalisent<br />
et les positionnent dans un espace donné afin de choisir<br />
le modèle qui correspondra le mieux à leur intérieur. Les utilisateurs<br />
sont conscients de voir une mise en scène factice à<br />
l’écran. Cependant, ils sont immergés et appréhendent l’objet<br />
comme réel parce que le mobilier est simulé avec toutes ses<br />
propriétés physiques (matériaux, finitions, couleurs) et parce<br />
qu’il est représenté au même niveau que la réalité elle-même,<br />
c’est-à-dire l’espace où prend place la simulation.<br />
b. Les avantages et les inconvénients de cette hybridation<br />
Dans notre rapport quotidien aux objets, l’hybridation<br />
de la réalité par le <strong>numérique</strong> semble présenter à la fois<br />
des avantages et des inconvénients. Commençons par les<br />
avantages : le <strong>numérique</strong> est d’abord un outil qui nous permet<br />
de visualiser les éléments invisibles que l’objet contient dans<br />
la réalité. Dans l’exemple du ventilateur, il permet de rajouter<br />
un élément artificiel à un objet matériel représenté grâce à des<br />
effets spéciaux. On aborde ici la question du pouvoir de l’image.<br />
Les outils <strong>numérique</strong>s comme Photoshop et AfterEffect ne<br />
sont pas seulement simulateurs de la réalité matérielle, mais<br />
ils sont surtout créateurs d’images fictives. Dans Photoshop<br />
par exemple, l’effet « motion blur » ou « ombre porté » sont<br />
bien des phénomènes perçus dans la réalité matérielle, mais<br />
d’autres effets de déformation exagèrent certains aspects de<br />
l’image pour faire passer un message à ceux qui le perçoivent.<br />
Souvent dans des publicités vidéo, l’effet augmente ce qu’on<br />
nous donne à voir du produit. Bien que les éléments ainsi<br />
représentés n’aient aucune réalité matérielle, nous les reconnaissons<br />
sans difficulté.<br />
Le <strong>numérique</strong> permet aussi de visualiser un objet selon de<br />
nouvelles perspectives. Pour des produits électroménagers<br />
par exemple, la vue en éclaté nous permet de comprendre la<br />
structure de l’intérieur ; ou bien la navigation programmée<br />
autour d’un objet peut nous permettre de comprendre<br />
sa fonction. Le trajet fluide de la caméra n’est possible<br />
qu’avec un objet construit <strong>numérique</strong>ment, c’est-à-dire en<br />
3D. L’objet est reproduit avec ses caractéristiques physiques<br />
L’application IKEA, sorti en 2013<br />
_<br />
Le client lance l’application sur son<br />
Smartphone et positionne le catalogue<br />
Ikéa pare terre pour que l’appli détecte<br />
automatiquement celui-ci et affiche les<br />
meubles ou équipements au choix<br />
www.ikea.com/ms/fr_FR/france/appli_catalogue_2015.html<br />
page consultée le 21.09.2015<br />
La vue éclatée de iBackpack, 2016<br />
www.ibackpack.co<br />
page consultée le 23.02.2016<br />
70 71
55. Hegel, Esthétique (1835), Textes<br />
choisis, traduction de S. Jankélévitch,<br />
Ed. P.U.F., 1953, pp. 21-22.<br />
réelles, mais la manière dont on observe cet objet n’est,<br />
elle, pas réaliste. En conservant les grands principes de la<br />
réalité matérielle, les spectateurs rentrent pleinement dans<br />
la fiction. Une fois que notre intellection est immergée dans<br />
la réalité dessinée par le <strong>numérique</strong>, nous sommes amenés<br />
à vivre une variété des nouvelles expériences. Dans<br />
certains jeux vidéo où le personnage se trouve dans un lieu<br />
totalement inconnu avec des objets non identifiés, le joueur<br />
a envie de les découvrir en les soulevant, en les regardant<br />
de près, en les secouant par exemple, contrairement à ce<br />
qu’il aurait fait avec des objets déjà connus. Rappelons ici la<br />
pensée de Hegel pour qui le plaisir de l’interaction est aux<br />
fondements de l’activité ludique. Dans son texte Esthétique,<br />
paru en 1835, Hegel donne écrit : « L’homme agit ainsi, de par<br />
sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère<br />
farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce<br />
qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce<br />
besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans<br />
les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des<br />
pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans<br />
l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de<br />
sa propre activité. » 56 Il me semble à ce sujet que le <strong>numérique</strong><br />
permet ce qu’on pourrait appeler une « gamification » des<br />
objets : le <strong>numérique</strong> a le pouvoir de nous immerger dans la<br />
fiction, pour le plus grand plaisir des joueurs.<br />
je ne fais absolument aucun usage de leur validité. » 60 La<br />
performance de la technique <strong>numérique</strong> apporte, elle, une<br />
autre forme de confusion parce qu’elle représente l’objet<br />
d’une manière de plus en plus vraisemblable : les éléments<br />
visuels qui constituent la réalité sont rarement distingués<br />
de la réalité elle-même. Aujourd’hui, la qualité de rendu<br />
permises par certains logiciels peut nous faire croire que<br />
la vue en perspective d’un objet modélisé est une photographie.<br />
L’outil <strong>numérique</strong> permet non seulement de reproduire<br />
les caractéristiques physiques d’un objet, mais il permet<br />
aussi de reproduire sa présence dans son environnement : cela<br />
peut être l’ombre de l’objet ou la manière dont il réfléchit la<br />
lumière, détails qui le rendent encore plus réalistes. Même si<br />
cette perception est limitée au domaine visuel, elle a un grand<br />
impact sur la conception de l’objet parce que l’on peut expérimenter<br />
l’objet avant de le fabriquer. De nombreuses entreprises<br />
produisent ainsi leurs objets d’abord de manière <strong>numérique</strong> et<br />
font réagir leurs clients à partir de cette première proposition.<br />
C’est souvent le cas dans les startups qui n’ont pas les<br />
ressources suffisantes pour prendre le risque d’un prototype<br />
59. HUSSERL Edmund, Idées directrices<br />
pour une phénoménologie pure et une<br />
philosophie phénoménologique, Paris,<br />
Gallimard collections,1913, p. 101-102<br />
56. BARBARAS Renaud, La perception,<br />
Paris, Vrin, 2009<br />
57. Selon la définition de CNRTL, l’intellection<br />
désigne une “opération par<br />
laquelle la personne, par opposition à<br />
l’imagination, comprend ou conçoit par<br />
des processus abstraits et logiques.<br />
58. Husserl est un philosophe autrichien<br />
de naissance puis prussien, fondateur<br />
de laphénoménologie, qui eut une<br />
influence majeure sur l’ensemble de la<br />
philosophie du xxe siècle.<br />
Quant aux aspects négatifs de l’immersion dans le<br />
<strong>numérique</strong>, on peut parler d’abord d’une forme de confusion<br />
qui demande, pour être expliquée, une approche philosophique<br />
de la perception. Dans <strong>Perception</strong> 57 , publié en 2009,<br />
Renaud Barbaras, philosophe français et professeur à l’université<br />
Panthéon-Sorbonne, distingue la notion de sensation,<br />
qui est un ensemble de données sensibles, de la notion d’« intellection<br />
» 58 , qui est une action subjective lié à l’expérience propre<br />
de la personne. Barbaras reprend les principes la phénoménologie<br />
de Husserl 59 et lui emprunte la notion d’épochè : une<br />
mise en parenthèse de la thèse naturelle du monde, afin de ne<br />
laisser que la réalité de la chose apparaissante. En convoquant<br />
l’épochè, Husserl propose de supprimer tous les jugements<br />
provenant de nos connaissances : « (…) j’opère l’épochè qui<br />
m’interdit absolument tout jugement portant sur l’existence<br />
spatio-temporelle. Par conséquent, toutes les sciences qui se<br />
rapportent à ce monde naturel (...) je les mets hors circuit,<br />
qui ne répondrait pas aux critères de la commercialisation.<br />
Sur le site Kickstarter 61 par exemple, on retrouve de nombreux<br />
projets de conception d’objets qui n’existent qu’à l’état de<br />
représentations 3D. Les limites entre l’objet imaginaire et<br />
l’objet réel deviennent floue et cela remet en question la<br />
notion d’authenticité de l’objet. Si les qualités et les informations<br />
qu’on retient de l’objet représenté dans le <strong>numérique</strong><br />
correspondent exactement à ceux de l’objet analogique, quels<br />
sont les critères de distinction entre les deux? Finalement, la<br />
Capture d’écran du site Kickstarter,<br />
lancé en 2009<br />
Page consultée le 23.03.2016<br />
60. Le site de financement participatif<br />
(Crowd funding) pour des projets au<br />
stade d’idée<br />
72 73
présence du média (la plupart du temps un écran) devient<br />
le seul indice pour les distinguer. Par ailleurs, la confusion<br />
entretenue sur la nature réelle de l’objet peut aboutir à des<br />
déconvenues notamment lors des achats en ligne parce qu’il est<br />
facile de truquer l’aspect d’un objet. Il peut ainsi être modifié,<br />
exagéré, retravaillé pour attirer les acheteurs. La performance<br />
du rendu est utilisée comme une stratégie de vente.<br />
Partie II<br />
2. L’immersion de notre corps dans le <strong>numérique</strong> :<br />
évolution de notre proprioception<br />
Les étudiants en génie physique dans<br />
3D-lab, TU Berlin<br />
(Université technique de Berlin)<br />
Photo www.tu9.de/research/5301.php<br />
Dans le domaine de la prospective, on peut relever<br />
l’ambigüité créée par le <strong>numérique</strong> autour des objets fictifs.<br />
Certains objets qui n’existent que dans la réalité <strong>numérique</strong><br />
sont perçus d’une manière si convaincante qu’il est difficile<br />
de savoir s’ils existent réellement. Cette ambigüité remet<br />
en question le statut de l’objet fictif. Par exemple, CAVE<br />
(cave automatic virtual environment) est une technologie basée<br />
sur la projection de lumière dans un cube, développée depuis<br />
les années 1990. Les images affichées sur les murs varient en<br />
temps réel pour que le spectateur équipé de lunettes perçoive<br />
un objet comme s’il était posé devant lui. Aujourd’hui,<br />
plusieurs entreprises ou laboratoires d’ingénierie ont recours<br />
à cette technologie pour développer leurs prototypes, en<br />
transmettant un simple modèle 3D au système. CAVE est en<br />
plein développement et déjà l’apparition d’un objet fictif ne<br />
se limite plus aux interfaces bidimensionnelles. Par exemple,<br />
les concepteurs d’automobile peuvent déjà expérimenter leur<br />
voiture modélisée, en mettant simplement une chaise au<br />
milieu de l’espace cubique. Assis sur la chaise, le spectateur<br />
rentre dans l’intérieur d’une voiture simulée, tout en gardant<br />
sa liberté de mouvements. La rapidité de ces changements<br />
entraîne une confusion sur la notion de réalité.<br />
Si le <strong>numérique</strong> nous ouvre la voie pour percevoir d’autres<br />
formes de la réalité grâce à notre intellection, il nous permet<br />
aussi d’expérimenter différemment la réalité telle qu’elle est<br />
perçue par notre corps. C’est ce que j’appelle la transition de<br />
notre proprioception, parce que le <strong>numérique</strong> semble transformer<br />
le lien entre notre conscience et notre corps.<br />
Ce n’est pas un hasard si Marshall McLuhan décrit les<br />
différents médias (presse, radio, télévision, etc.) comme un<br />
prolongement de nos organes physiques dans son essai Pour<br />
comprendre les médias, publié en 1964. Les utilisateurs reçoivent<br />
les informations de manière passive en oubliant l’intermédiaire<br />
que constitue le média. McLuhan dit que « notre<br />
nouvelle technologie électrique qui prolonge nos sens et nos<br />
nerfs dans un enlacement global a de fortes implications<br />
pour l’avenir du langage.» 62 Avec l’évolution des moyens de<br />
communication, on réévalue à chaque fois les capacités de<br />
notre corps. Dans le cas du <strong>numérique</strong>, ce phénomène d’incarnation<br />
de notre perception semble plus vif que jamais : nous<br />
faisons de plus en plus nôtres les capacités du <strong>numérique</strong>.<br />
Depuis les années 1970, Don Ihde confirme cette idée en la<br />
mettant à l’épreuve de techniques plus récentes. Il se base sur<br />
les théories d’Edmund Husserl ou de Martin Heidegger pour<br />
construire une approche spécifique du lien entre l’homme<br />
et la technique, approche qu’il appelle « phénoménologie<br />
61. MACLUHAN Marshall, Understanding<br />
Media, NewYork, McGraw-Hill, 1964,<br />
p.80<br />
_<br />
[Our new electric technology that extends<br />
our senses and nerves in a global<br />
embrace has large implications for the<br />
future of language - Notre traduction]<br />
74 75
62. IHDE Don, Technics and Praxis,<br />
Reidel Publishing Company, Dordrecht,<br />
1979, p.18.<br />
63. IHDE Don, Technology and the lifeworld<br />
: From Garden to Earth, Indiana<br />
University Press, Indiana, 1990, p.<br />
72-123.<br />
de technique ». Dans Technics and Praxis publié en 1979,<br />
Don Ihde prend pour exemple la simple sonde dentaire : il<br />
dit qu’elle devient « le modèle d’étude de la semi-symbiose<br />
entre la perception humaine et un instrument ». 63 À travers<br />
l’outil, le dentiste est immergé dans une expérience où sa<br />
performance corporelle est amplifiée. Don Ihde approfondit<br />
sa réflexion sur la corporéité face à la technologie dans ses<br />
ouvrages suivants dans les années 1990. Dans Technology and<br />
the lifeworld (1990) notamment, Ihde distingue les différents<br />
types de relation entre la technologie et l’être humain 64 ,<br />
distinction que je me propose de reprendre pour analyser le<br />
rapport corps/objet dans le <strong>numérique</strong>.<br />
a. La transformation de notre perception du volume<br />
Modelisation 3D via les périphériques<br />
d’entrée (souris, clavier, etc.)<br />
Photo: Harald Belker,<br />
Designer automobile allemand<br />
www.haraldbelker.com/<br />
64. Michel Puech, philosophe français la<br />
traduit en « relation d’incarnation» dans<br />
Don Ihde : la phénoménologie dans la<br />
philosophie américaine de la technologie,<br />
publié en 2007.<br />
65. Ibid, p. 99<br />
[Embodiment relations are characterized<br />
by a “partial symbiosis” of a person<br />
and a technology during which the<br />
technology-inuse is “embodied” and<br />
becomes “perceptually transparent.<br />
- Notre traduction]<br />
66. L’expression de Merleau-Ponty pour<br />
désigner le corps dans sa stature, un<br />
sentant sensible<br />
67. MERLEAU-PONTY Maurice,<br />
Phénoménologie de la perception, Paris,<br />
Guillmard,1945.<br />
68. IHDE Don, Technoscience And Postphenomenology,<br />
in Phénoménologie et<br />
Technique(s), dir. Pierre-Étienne Schmit<br />
& Pierre Antoine Chardel, Paris, Cercle<br />
chromatique, 2008, p195<br />
[It does not alter our sense of incorporation<br />
if the instrument is simple or<br />
complex, modern or ancient, it enters<br />
into my bodily, actional, perceptual<br />
relationship with my environment.<br />
- Notre traduction]<br />
À la fin de la première partie, nous avons vu comment les<br />
dispositifs <strong>numérique</strong>s ont été adaptés au corps humain pour<br />
mieux simuler les mouvements et mieux représenter la réalité.<br />
C’est ce qu’Ihde appelle « embodiment relation » 65 . Ihde<br />
explique que cette relation est caractérisée par « une symbiose<br />
partielle entre une personne et une technologie, pendant<br />
laquelle l’usage de la technologie est ‘‘incarnée’’ et devient<br />
‘‘perceptivement transparente’’. » 66 La technique devient<br />
un prolongement de nos membres et une mise à jour de<br />
notre cerveau. Il faut ici se référer à la phénoménologie de<br />
Maurice Merleau-Ponty. Pour expliquer comment le « corps<br />
propre » 67 peut être modifié par les dispositifs techniques,<br />
Merleau-Ponty donne l’exemple de la canne de l’aveugle qui<br />
n’est plus un outil séparé de son corps mais qui en fait véritablement<br />
partie, et même devient en quelque sorte son œil. 68<br />
La canne pour l’aveugle est, comme la sonde pour le dentiste,<br />
un instrument technique qui s’attache au corps à un moment<br />
donné : le principe de la relation ne diffère pas des exemples<br />
des nouveaux dispositifs <strong>numérique</strong>s dont j’ai parlé dans<br />
la première partie, comme Sixense ou Myo. Dans l’ouvrage<br />
collectif Phénoménologie et Techniques, Ihde écrit que « Notre<br />
sens d’incorporation ne varie pas que ce soit un dispositif<br />
simple, complexe, ancien, ou moderne, il entre dans la relation<br />
corporelle, actionnaire, perceptuelle ». 69 Comme nous le<br />
confirme Ihde, la relation d’incarnation se perpétue avec les<br />
techniques les plus récentes, notre corps se prolonge toujours<br />
plus grâce au <strong>numérique</strong>.<br />
Lorsque l’on interagit avec un objet matériel représenté<br />
par un outil <strong>numérique</strong>, la perception du volume est<br />
transformée par cette relation : c’est la première transformation<br />
de notre proprioception par le <strong>numérique</strong>. En effet,<br />
le volume est un des premiers repères de reconnaissance d’un<br />
objet. Dans la réalité analogique, on appréhende le volume<br />
d’un objet en le tournant, en le mettant à distance, en le<br />
mettant à côté d’un objet connu, etc. On effectue donc des<br />
gestes. Avec le <strong>numérique</strong>, ces gestes sont programmés, c’està-dire<br />
que le volume de l’objet n’est plus perçu à travers notre<br />
corps mais à travers nos commandes. Pour un ingénieur<br />
qui regarde un objet modélisé sur son écran, il est tout<br />
à fait naturel de changer l’angle de vue avec sa souris le<br />
résultat de cette commande correspond exactement à ses<br />
attentes. La capacité physique de ses mains est prolongée par<br />
le mouvement de sa souris. Il en va de même pour sa compréhension<br />
de l’échelle de l’objet. Cependant, ce qu’on perçoit<br />
sur l’écran comme volume est limité. Lev Manovich nous<br />
rappelle que « contrairement à une représentation analogique,<br />
une représentation encodée <strong>numérique</strong>ment contient une<br />
quantité fixe d’informations. » 70 Revenons ici à la métaphore<br />
du miroir : agissant comme le cadre du miroir, le <strong>numérique</strong><br />
isole souvent l’objet de son environnement et supprime des<br />
informations qui nous aident à déterminer certaines de ses<br />
spécificités (taille, composition, etc.).<br />
69. MANOVICH Lev, Le langage des nouveaux<br />
médias, 2010, op.cit., p.137.<br />
76 77
. La transformation de notre perception de la texture<br />
70. IHDE Don, Postphenomenology and<br />
Technoscience: The Peking University<br />
Lectures, SUNY Press, 2009, p.43<br />
« Instrument panels remain referencial<br />
but perceptually they display dial,<br />
guages or other readable technologies<br />
into the human-world relationship.<br />
And while, referencially, one read<br />
through the artifact, bodily perceptually<br />
it is what is read. I formalize this relation<br />
as hermaneutic relation ».<br />
71. IHDE Don, Technology and the<br />
lifeworld : From Garden to Earth, op.cit.,<br />
p.86.<br />
La deuxième relation individu/technologie définie par<br />
Don Ihde est la relation herméneutique, que la perception<br />
de la texture d’un objet illustre bien. « Les tableaux de bord<br />
restent une référence - un instrument - pour se repérer, mais,<br />
du point de vue de leur perception, ils affichent des cadrans,<br />
des jauges, ou d’autres technologies lisibles dans la relation<br />
homme-monde. En parcourant l’artefact, la lecture est « ce<br />
qui est lu », sur le plan perceptif, corporel. Je formalise cette<br />
relation comme une relation herméneutique. » 71 Dans le cas<br />
d’un objet technique, l’interaction peut prendre la forme<br />
d’une lecture plutôt que d’une perception. Ihde utilise<br />
l’exemple du thermomètre sur lequel on lit la température :<br />
« la relation herméneutique est caractérisée par une liaison<br />
‘‘semi-opaque’’ entre la technologie (le thermomètre) et le<br />
référent (la température). » 72<br />
Nous avons vu dans la première partie avec l’exemple du<br />
double portrait Les ambassadeurs de Hans Holbein comment<br />
notre vue est sollicitée pour identifier d’autres caractéristiques<br />
physiques de l’objet, notamment la texture et la résistance.<br />
La technique de la peinture à l’huile a permis de représenter<br />
de manière plus réaliste la texture des objets. Le fait<br />
que l’on puisse déterminer la texture d’un objet uniquement<br />
avec notre vue est déjà une forme de relation herméneutique.<br />
Aujourd’hui, la technique <strong>numérique</strong> et la haute<br />
résolution des images qu’elle permet nous invite à une<br />
expérience plus élaborée de la texture. Elle nous permet<br />
même de retrouver de vraies sensations tactiles sans contact<br />
physique avec l’objet : cette nouvelle expérience marque un<br />
second degré de la relation herméneutique.<br />
Revel est un projet développé par le Disney Research Lab à<br />
partir d’une nouvelle technologie qui modifie la perception<br />
tactile du monde physique. 73 Un petit dispositif attaché à<br />
l’objet émet de faibles signaux électriques qui transmettent<br />
une sensation tactile artificielle à l’utilisateur. Elle permet<br />
par exemple de pouvoir sentir la texture d’un arbre dessiné<br />
sur un tableau, ou même de « toucher » un objet exposé dans<br />
une vitrine. Ces signaux sont de pures créations <strong>numérique</strong>s,<br />
des compositions mathématiques qui essaient de mimer la<br />
sensation tactile analogique.<br />
Un autre exemple issu du même laboratoire est la Tesla-<br />
Touch (2010). Cette interface visuelle permet de ressentir<br />
une variation de la sensation tactile directement sur l’écran.<br />
Un système de vibrations électrostatiques permet de sentir<br />
les différentes surfaces présentées sur l’écran. Ici, la personne<br />
voit et touche en même temps un objet représenté <strong>numérique</strong>ment<br />
: la correspondance entre les deux organes sensoriels<br />
REVEL: A Tactile Feedback Technology<br />
for Augmented Reality<br />
www.disneyresearch.com/project/revelprogramming-the-sense-of-touch/<br />
72. Projet “REVEL” est réalisé par Olivier<br />
Bau et Ivan Poupyrev (Disney Research<br />
Pittsburgh) en 2012<br />
78 79
c. La transformation de notre perception du mouvement<br />
TeslaTouch:<br />
Electrovibration for Touch Surfaces<br />
_<br />
Étude réalisé par Olivier Bau, Ivan<br />
Poupyrev, Ali Israr (Disney Research)<br />
et Chris Harrison (Carnegie Mellon<br />
University), 2010<br />
www.disneyresearch.com/publication/teslatouch-electrovibration-for-touch-surfaces<br />
73. BERTHOZ Alain, le sens du mouvement,<br />
Édition Odile Jacob, Paris, 1997,<br />
p.263.<br />
améliore la perception de la texture. Bien que cette transmission<br />
de la sensation tactile ne soit qu’une imitation de<br />
la texture réelle, elle est suffisante pour que l’utilisateur<br />
puisse reconnaitre les principales caractéristiques physiques<br />
de l’objet. Elle n’est qu’une confirmation de ce qu’il a déjà vu.<br />
Par exemple dans le cas de l’écorce de l’arbre dessiné, l’utilisateur<br />
observe rapidement les lignes sinueuses du relief,<br />
puis il confirme cette sinuosité en la touchant <strong>numérique</strong>ment.<br />
S’il touche un objet inconnu à travers un écran,<br />
il ne perçoit pas directement sa texture, mais il la lit en<br />
quelque sorte. La sensation transmise par l’outil <strong>numérique</strong><br />
crée un nouveau langage que l’utilisateur interprète grâce<br />
à son expérience ; elle lui permet de le traduire en textures<br />
connues. Alain Berthoz analyse l’illusion comme la clé de<br />
cette projection. Il affirme que « les illusions perceptives sont<br />
en réalité des solutions trouvées par le cerveau lorsque les<br />
informations sensorielles sont ambiguës. » 74 Notre cerveau a<br />
donc la capacité de générer de nouvelles hypothèses à partir<br />
des informations transmises par l’outil <strong>numérique</strong> qui transforment<br />
notre manière de percevoir le toucher.<br />
La muséologie est un domaine intéressant en terme d’expérience<br />
de l’objet. Les dispositifs <strong>numérique</strong>s sont aujourd’hui<br />
de plus en plus présents dans les musées, ils deviennent un<br />
guide visuel et sonore pour faciliter la visite. Bien que ces<br />
derniers délivrent parfois de nouvelles expériences comme la<br />
visualisation 3D des œuvres 2D, ils ne peuvent pas rendre une<br />
exposition <strong>numérique</strong> ; ils ne sont que des couches transposées<br />
sur la réalité matérielle du musée. La manière dont les objets<br />
sont disposés dans l’espace physique fait partie intégrante de<br />
l’exposition. Jean Davallon, chercheur en muséologie, définit<br />
l’exposition comme « un dispositif résultant d’un agencement<br />
des choses dans un espace avec l’intention de rendre celles-ci<br />
accessibles à des sujets sociaux. » 75 Si la notion d’espace est<br />
au cœur d’une exposition dite « analogique », que devient-elle<br />
dans une exposition « <strong>numérique</strong> » ?<br />
Dans la partie précédente, nous avons vu comment le<br />
volume et la texture peuvent être des repères pour étudier<br />
l’évolution de notre perception par le <strong>numérique</strong>. Le<br />
volume est directement lié au sens de la vue et la texture au<br />
sens du toucher mais aussi celui de la vue ; l’oeil et la main<br />
sont les organes les plus sollicités dans l’appréhension d’un<br />
objet. Pour aborder la question d’espace, il faut s’en référer<br />
au sixième sens du corps, celui qu’Alain Berthoz appelle « le<br />
sens du mouvement ». 76 Selon lui, ce ne sont pas seulement les<br />
cinq sens qui participent à la sensation physique, mais aussi<br />
les capteurs qui se situent partout dans le corps (muscles,<br />
articulations, etc.) et qui communiquent en parallèle avec<br />
le cerveau. À chaque instant, le cerveau est un simulateur<br />
d’action qui utilise la mémoire pour prédire les conséquences<br />
d’un mouvement. Mais dans l’environnement <strong>numérique</strong>,<br />
totalement immatériel, comment notre cerveau peut-il transposer<br />
les expériences qu’il a emmagasinées ? Ce qu’il connaît<br />
d’un objet, ce sont ses caractéristiques physiques (forme,<br />
couleur, texture, etc.), mais qu’en est-il de l’environnement de<br />
l’objet ? La transformation de notre rapport au mouvement<br />
dans l’espace <strong>numérique</strong> semble importante.<br />
74. DAVALLON Jean, L’exposition à l’œuvre,<br />
Harmattan, Paris, 2000, p.11.<br />
75. BERTHOZ Alain, le sens du mouvement,<br />
op.cit. D’après Berthoz, chacun<br />
des sens à lui seul ne peut pas mesurer<br />
le mouvement, c’est la coopération de<br />
tous ces sens qui constitue le sixième<br />
sens : le sens du mouvement. « La<br />
perception utilise des référentiels labiles<br />
et multiples adaptés à l’action en cours<br />
; elle est prédictive : enfer, les captures<br />
mesurent des dérivées, mais aussi le<br />
cerveau contient une bibliothèque de<br />
formes, et peut-être de mouvements »<br />
p.125.<br />
80 81
76. NORMAN Donald A., Design of Everyday<br />
things, Doubleday, New York, 1988.<br />
77. NORMAN Donald, Affordance, conventions,<br />
and design in Interactions, Mai<br />
1999, p.41, [The fact that the graphic<br />
on the right-hand side of a display is a<br />
“scroll bar” and that one should move<br />
the cursor to it, hold down a mouse<br />
button, and “drag” it downward in order<br />
to see objects located below the current<br />
visible set (thus causing the image<br />
itself to appear to move upwards) is a<br />
cultural, learned convention. - Notre<br />
traduction]<br />
Donald Norman est célèbre pour ses recherches sur les<br />
interactions individu-machine dont il donne une synthèse<br />
dans son ouvrage The Design of EveryDay Things 77 , publié en<br />
1988. Il explique ce qu’est « l’espace de l’action » dans lequel<br />
les individus se déplacent lors de la collecte ou l’évaluation de<br />
l’information, et finalement décident d’agir. Prenons<br />
l’exemple de la navigation sur Internet. Selon lui, cet espace<br />
de l’action est essentiellement limité par des paramètres qui<br />
sont physiques et culturels. Tout d’abord, les contraintes<br />
physiques sont déterminées par la technique : un écran a une<br />
taille limitée, je ne peux pas faire sortir mon curseur de l’écran.<br />
Norman parle ensuite des contraintes liées aux « conventions<br />
culturelles » (cultural conventions). Il donne l’exemple<br />
de la barre de défilement : « Le fait que le signe graphique<br />
sur la droite d’un affichage soit une barre de défilement et<br />
qu’on doive déplacer le curseur vers elle, maintenir appuyé<br />
le bouton de la souris et tirer vers le bas pour voir les<br />
objets situés en dessous des éléments actuellement visibles<br />
(obligeant ainsi l’image entière de se déplacer vers le haut) est<br />
une convention culturelle, acquise. » 78 Cet exemple montre<br />
bien comment l’environnement <strong>numérique</strong> transforme la<br />
manière dont nous éprouvons un mouvement dans l’espace.<br />
Aujourd’hui, la diversité des interfaces existantes permet<br />
d’autres interactions qui deviennent d’autres conventions.<br />
Prenons l’exemple du Magic Trackpad d’Apple : La navigation<br />
dans un espace <strong>numérique</strong> (un site internet, une feuille de<br />
dessin, une fenêtre du finder, etc.) est possible simplement en<br />
glissant les deux doigts sur la surface tactile ; je me déplace<br />
en quelque sorte à partir de mes commandes. Je peux prédire<br />
le résultat de mes mouvements de doigts. Un autre exemple<br />
est une fonctionnalité des smartphones, le SmartScroll : grâce<br />
à la technologie EyeTracking (détection du mouvement des<br />
yeux), l’utilisateur peut se déplacer librement dans l’espace<br />
<strong>numérique</strong> uniquement avec le mouvement de ses yeux. Ainsi,<br />
il peut descendre pour lire le contenu d’une page Web sans<br />
toucher l’écran. Nos expériences d’interactions <strong>numérique</strong>s<br />
sont stockées par notre cerveau et créent une nouvelle forme<br />
de perception de mouvement, différente de celle vécue dans<br />
l’espace analogique.<br />
d. La transparence de l’objet <strong>numérique</strong><br />
Ces trois transformations (le volume, la texture, le<br />
mouvement) résultent tous d’une immersion de notre corps<br />
dans l’environnement <strong>numérique</strong>. Bien que notre manière<br />
de percevoir ait changé, nous ne sommes pas troublés par ce<br />
changement parce que notre corps a tendance à absorber les<br />
nouvelles possibilités permises par l’outil <strong>numérique</strong>, comme<br />
s’il s’agissait d’un prolongement, d’une augmentation des<br />
organes sensoriels. Peu à peu, l’étape de la représentation par le<br />
<strong>numérique</strong> s’efface, se fond parfois complètement à l’environnement.<br />
Don Ihde parle de « relation de fond » (background<br />
relation). Il dit que « la relation de fond est comprise comme une<br />
« absence actuelle », quelque chose qui n’est pas encore directement<br />
perçu, mais qui donne la structure pour la perception<br />
directe. » 79 Parmi les exemples qui illustrent cette relation, le<br />
système du thermostat est souvent mentionné : une fois qu’on<br />
allume le dispositif, on ne le touche plus, mais il évolue de<br />
lui-même pour maintenir la température stable. C’est dans<br />
ce contexte que la technologie peut faire simplement partie<br />
de l’environnement. C’est la chaleur que je perçois et non le<br />
dispositif que je règle en avance. Le système technique qui règle<br />
la température devient « invisible » pour l’utilisateur. Dans<br />
Homo sapiens technologicus publié en 2008, Michel Puech,<br />
philosophe français, décrit l’évolution des êtres humains au<br />
contact de la technologie. Il explique que ce principe de la<br />
transparence est lié à la nature de l’objet : « l’artefact technologique<br />
est le moyen d’une conduite intentionnelle, le moyen<br />
de la visée d’autre chose, il se fond dans cette visée, il ne se<br />
laisse plus voir comme le moyen très performant qu’il est.<br />
C’est le livre que je lis et non mes lunettes que j’utilise. » 80<br />
En percevant l’objet à travers la technologie, l’usage proposé<br />
par l’objet fait oublier la technologie. Michel Puech utilise<br />
l’expression « universelle transformation des objets en<br />
pourvoyeur de service » 81 pour désigner cette tendance où de<br />
nombreux objets techniques se fondent dans l’environnement.<br />
78. IHDE Don, Technology and the<br />
lifeworld : From Garden to Earth, op.cit.,<br />
p.109 « Finally we have background<br />
relations, which are understood as a<br />
“present absence”, as something not<br />
directly experienced yet which gives<br />
structure to direct experiences. »<br />
[Notre traduction]<br />
79. Homo sapien technologicus, Michel<br />
Puech, Paris, Le Pommier, 2008, p.69<br />
80. BERGMANN Albert, the technology<br />
and the character of contemporary life,<br />
a philosophical inquiry, Chicago, Chicago<br />
University press, 1984, p.63.<br />
82 83
81. WATON Kendall, Transparent Picture<br />
On the Nature of Photographic Realism,<br />
Chicago, The University of Chicago<br />
Press, 1984, p 67.<br />
82. Voir la partie I - 2 - b (p.33)<br />
sur l’interaction avec l’objet.<br />
L’avènement des technologies <strong>numérique</strong>s semble accentuer<br />
cette relation de transparence entre l’être humain et la technologie.<br />
En effet, la photographie et le cinéma ont constitué une<br />
première génération de médias transparents ; Kendall Walton,<br />
philosophe et métaphysicien dit qu’ « à travers une photographie,<br />
nous voyons directement le monde réel » 82 . Par rapport<br />
à d’autres moyens de représentation comme le dessin, la photographie<br />
nous permet de voir l’objet lui-même. Par exemple,<br />
c’est un vase que je vois, non le support papier photographique<br />
que j’ai utilisé pour l’imprimer. L’interaction avec l’objet est<br />
un apport du <strong>numérique</strong> qui rend l’expérience encore plus<br />
réelle 83 , la technique est symboliquement transparente.<br />
HoloLens de Microsoft, présenté lors de<br />
la conférence Windows 10: The Next<br />
Chapter le 21 janvier 2015<br />
exemple dans le projet Hololens 85 développé par Microsoft, les<br />
affichages <strong>numérique</strong>s (télévision, internet, etc.) se déploient<br />
partout sur les murs. Les objets analogiques et les objets<br />
<strong>numérique</strong>s sont au même niveau de perception pour l’utilisateur<br />
: la technique <strong>numérique</strong> se fond dans l’environnement.<br />
84. Le mode « holographique » de<br />
Windows permet d’interagir avec des<br />
menus 3D superposés au monde réel<br />
grâce aux lunettes HoloLens.<br />
Nubia Z9 de ZTE, sorti en 2015<br />
_<br />
Malgré ses difficultés techniques, l’écran<br />
sans bords est toujours un des sujets<br />
de compétition entre les fabricants de<br />
smartphone<br />
Photo www.nubiamobileshop.com<br />
83. Projet de lunettes RA(Réalité<br />
augmentée) développé à l’Université<br />
KAIST de Corée du Sud. Une fois ces<br />
« K-Glass 2 » portées, le pointeur de<br />
la souris bouge en suivant le regard de<br />
l’utilisateur qui peut cliquer sur l’icône<br />
d’un simple clin d’œil.<br />
Cependant, au delà d’une disparition symbolique<br />
de l’intermédiaire technique, la disparition est aujourd’hui<br />
bel et bien physique parce que les ingénieurs et les designers<br />
tendent à escamoter la présence de la technique. Ainsi, la<br />
bordure de plus en plus mince des écrans des smartphones n‘est<br />
pas qu’un choix esthétique, elle reflète une tendance à rendre<br />
le média technique invisible. L’objectif est d’être en prise<br />
directe avec la réalité, sans passer par un intermédiaire. C’est<br />
dans ce contexte que la souris est remplacée peu à peu par<br />
la fonction tactile de l’écran et bientôt les lunettes de la réalité<br />
augmentée le remplaceront. Pour déplacer un curseur par<br />
exemple, la souris demande deux étapes (bouger la main puis<br />
vérifier sur l’écran), l’écran tactile en demande une (bouger<br />
les doigts), enfin la réalité augmentée le fait en temps réel, le<br />
curseur suit le mouvement des yeux. 84 La réalité augmentée<br />
serait donc l’apothéose de la relation de transparence à l’objet<br />
technique parce qu’elle se fond avec la réalité analogique. Par<br />
84 85
Partie II<br />
3. De l’uniformisation à la personnalisation<br />
de la perception <strong>numérique</strong><br />
85. VIAL Stéphane, L’être et l’écran,<br />
Paris, Puf, 2013, p.193<br />
Si nous commençons à prendre la mesure des changements<br />
induits par le <strong>numérique</strong> sur notre perception physique et<br />
mentale de notre environnement, un autre sujet qui semble<br />
montrer son impact est sur l’uniformité de la présentation.<br />
Dans la vie quotidienne, notre expérience du <strong>numérique</strong> prend<br />
la forme d’interfaces variées. Selon l’interface, les interactions<br />
ne sont pas les mêmes. Lorsque Stéphane Vial décrit les différents<br />
phénomènes <strong>numérique</strong>s dans l’être et l’écran, il choisit<br />
le terme de « nouménalité ». « Les phénomènes <strong>numérique</strong>s sont<br />
en effet manifestés uniquement par l›étape de l›appareillage.<br />
(...) les interfaces sont les appareils de l’apparaître <strong>numérique</strong><br />
: ce sont elles qui permettent de phénoménaliser le noumène<br />
<strong>numérique</strong>. » 86 Il fait l’analogie avec l’exemple de la physique<br />
quantique qui n’est observable qu’à travers un ensemble des<br />
systèmes macroscopiques. La technique est indispensable<br />
dans tout type de perceptions. Dans le cas d’un objet perçu<br />
via les interfaces <strong>numérique</strong>s, l’idée de la nouménalité reste la<br />
même ; l’objet est systématiquement communiqué sous forme<br />
d’images, forme qui empêche déjà une certaine liberté dans la<br />
perception. L’expérience n’est possible qu’à travers une forme<br />
définie de l’interface. Les outils <strong>numérique</strong>s ont-ils la capacité<br />
d’atténuer cette tendance à l’uniformisation ? Une diversité de<br />
perception des objets par le <strong>numérique</strong> est-elle possible ?<br />
a. La diversité des affichages<br />
La vitrine d’un grand magasin et la page web d’une<br />
boutique en ligne ont l’objectif commun de présenter de<br />
manière attractive des objets aux acheteurs potentiels. Pour<br />
les objets exposés dans la vitrine, les gens sont face à une<br />
réalité matérielle qui leur permet de construire leur propre<br />
relation à l’objet (choisir un angle de vue, se mettre à la<br />
bonne distance, observer certains détails, etc.), même si la<br />
vitrine ne leur permet pas de regarder l’intérieur d’un objet<br />
ou de le toucher par exemple. L’objet est mis en scène dans<br />
l’espace de la vitrine, qui est le même pour tout le monde.<br />
En revanche, les objets exposés sur la page d’une boutique<br />
en ligne sont perçus dans un environnement différent par<br />
chaque visiteur : cette variété d’environnements entraine<br />
certainement des perceptions différentes d’un même objet.<br />
Par exemple la diversification des terminaux <strong>numérique</strong>s -<br />
ordinateur, tablette, téléphone - multiplie les interfaces. Dans<br />
un espace <strong>numérique</strong>, l’objet peut exister dans des versions<br />
différentes. Chaque interface possède son propre mode<br />
d’affichage, qui propose des interactions différentes entre la<br />
machine et le corps.<br />
86 87
capture d’écran du site ecole.me<br />
Version Desktop et mobile<br />
www.ecole.me/landing, page consultée<br />
le 02.05.2015<br />
86. La boutique des vêtements en ligne.<br />
Le site construit pour les différents<br />
87. MANOVICH Lev, op. cit., p.115<br />
Tout d’abord au niveau de la taille, parmi les terminaux<br />
communément utilisés, on distingue principalement du<br />
format App. (celui du smartphone) et le format Web. (celui de<br />
l’ordinateur) Prenons l’exemple d’un site Internet, École 87 , une<br />
boutique en ligne de vêtements pour l’homme. Pour un utilisateur<br />
qui consulte la page sur son smartphone, l’article choisi<br />
est affiché d’une manière différente de celui qui consulte la<br />
même page sur son ordinateur. Aujourd’hui, de nombreux<br />
sites Internet sont construits de manière à s’adapter à différents<br />
types d’affichage. L’image de l’objet est adaptée au<br />
format du terminal, elle est recardée et optimisée pour une<br />
meilleure visibilité. Dans le langage des nouveaux médias,<br />
Lev Manovich explique ainsi le principe de la variabilité<br />
dans les nouveaux médias en précisant que l’un des aspects<br />
les plus fondamentaux de ce dernier est « la mise à l’échelle<br />
grâce à laquelle des versions différentes d’un même objet<br />
médiatique peuvent être produites selon des tailles variables<br />
ou à divers niveaux de détails. » 88<br />
De plus, la performance technique du terminal influence<br />
également la perception dans le <strong>numérique</strong> : ainsi, la résolution<br />
de l’écran change l’image donnée d’un objet. Comme chaque<br />
système <strong>numérique</strong> adopte son propre niveau d’affichage, le<br />
même objet peut être perçu différemment. Par exemple, la<br />
photo d’un paysage affichée sur un écran haute résolution est<br />
très différente de celle affichée sur un écran LCD. Ce n’est<br />
pas simplement la qualité de l’image perçue qui varie, mais<br />
aussi les couleurs puisque que chaque interface les interprète<br />
différemment ; ainsi le blanc d’un objet n’aura pas la même<br />
intensité selon le terminal utilisé. Les systèmes techniques<br />
de différents fabricants font varier la nuance des couleurs,<br />
la luminosité et amènent une légère transformation de<br />
l’objet présenté.<br />
Lorsque l’on interagit avec un objet matériel, le corps réagit<br />
de manière intuitive. Dans la réalité <strong>numérique</strong> en revanche,<br />
notre corps doit apprendre un nouveau langage pour communiquer<br />
avec l’objet : nos intuitions physiques se transforment<br />
en commandes <strong>numérique</strong>s. Aujourd’hui, les formes<br />
existantes d’interfaces vont au delà du simple ordinateur<br />
avec une souris ; l’expérience que l’on vit dépasse aussi la<br />
simple perception visuelle. Les possibilités d’interaction sont<br />
définies par le type d’interface. Par exemple, lorsque l’on<br />
fait tourner une toupie sur un écran, cela peut se faire soit par<br />
le glissement de la souris, soit par le glissement du doigt sur<br />
un écran tactile, ou encore par un mouvement horizontal du<br />
bras dans l’air (détection du mouvement), etc. Les gestuelles<br />
varient selon les interfaces.<br />
b. Les possibilités induites par la gestuelle<br />
Si les interactions sont multiples selon le<br />
type d’interface utilisé, ce n’est plus seulement le choix de<br />
terminal qui détermine le processus d’interaction, mais<br />
chaque individu qui peut enfin construire son propre langage<br />
pour communiquer avec l’objet. Le <strong>numérique</strong> peut simuler<br />
notre mouvement corporel pour nous faire approcher de la<br />
réalité d’une expérience donnée. Nous préférons refaire<br />
des mouvements qui nous sont habituels, intuitifs ; les<br />
nouvelles formes d’interface répondent à ce besoin de<br />
familiarité. Elles privilégient une intervention plus libre du<br />
corps en dépassant le support bidimensionnel. Aujourd’hui, la<br />
gestuelle est au cœur de l’interaction homme-machine.<br />
Le prototype réalisé en 2012, par Chris<br />
Harrison, informaticien américain, peut<br />
distinguer les différentes parties du doigt<br />
en contact avec l’écran (les pulples,<br />
les jointures et les ongles), pour donner<br />
plus de possibilités de commande.<br />
88 89
Touch Gesture Reference Guide<br />
2010<br />
www.lukew.com<br />
88. Ingénieur, informaticien et co-fondateur<br />
de l’IxDA (Interaction Design<br />
Association)<br />
89. Conception, Illustration par Craig<br />
Villamor, Dan Willis & Luke Wroblewski,<br />
La version mise à jour le 26 juin 2011<br />
www.lukew.com/ff/entry.asp?1071<br />
Il semble qu’aujourd’hui nous soyons globalement<br />
habitués à l’ensemble des commandes <strong>numérique</strong>s, elles<br />
ne nous surprennent plus. Par exemple, je me réfère à<br />
Touch Gesture Reference Guide crée par Luke Wroblewski 89<br />
et ses collaborateurs, un catalogue de gestes utilisés sur une<br />
interface tactile. 90 Lors d’une manipulation de l’objet dans<br />
le <strong>numérique</strong>, les mouvements des doigts sont distincts<br />
et la surface tactile les comprend. Les doigts restent<br />
appuyés et on tire pour déplacer un objet sur l’écran, ou bien<br />
on écarte les deux doigts pour faire un zoom avant. Il existe<br />
un premier degré de personnalisation avec la surface tactile,<br />
parce que chacun peut associer son geste à une commande<br />
<strong>numérique</strong>. Sur la plateforme de MacOS par exemple, en<br />
faisant écarter mes quatre doigts, je peux agrandir l’objet<br />
affiché, ou bien me débarrasser de l’objet en premier plan<br />
pour dévoiler les éléments placés derrière.<br />
En 2010, Kinect de Microsoft a ouvert une première voie<br />
vers l’interaction avec le corps entier : Il s’agissait de transformer<br />
la caméra en détecteur de mouvement corporel. Initialement<br />
développé pour être utilisé sur une console de jeux<br />
vidéo, le joueur peut désormais manier un objet sur l’écran<br />
sans passer par une manette. Alors que le mouvement du<br />
joueur est interprété sous forme d’images bidimensionnelles,<br />
le principe de Keynect est intéressant parce que ce sont<br />
des mouvements intuitifs qui deviennent des commandes<br />
<strong>numérique</strong>s. Le corps interagit directement avec l’objet.<br />
En 2012, LeapMotion, une technologie de contrôle gestuel<br />
de la main, emmène la gestuelle encore plus loin : un petit<br />
détecteur équipé de LEDs infrarouges permet d’interpréter la<br />
gestuelle de la main en trois dimensions. Avec cette technologie,<br />
on peut imaginer une expérience où on manipule un<br />
objet sur l’interface, comme si cet objet était présent matériellement.<br />
Il n’y a pas d’obligation de mimer une telle gestuelle,<br />
mais chacun a la possibilité de générer sa propre gestuelle pour<br />
interagir avec l’objet. Aujourd’hui, on commence à croiser<br />
ce principe d’émission infrarouge avec d’autres technologies<br />
dans différents secteurs. La conduite d’automobile en est<br />
un exemple. Ainsi, Harman Industries, un fournisseur de<br />
technologie automobile, développe un système qui reconnaît<br />
les gestes et les expressions faciales du conducteur pour<br />
les associer avec des fonctionnalités liées au confort de la<br />
conduite. Par exemple, le bouton volume n’est plus à tourner,<br />
mas le conducteur peut choisir un geste avec trois doigts pliés,<br />
pour distinguer des autres commandes de contrôle. Selon un<br />
article de Dailymail paru en juillet 2012 91 , le projet est déjà en<br />
phase de démonstration en Europe.<br />
Il existe aussi désormais des dispositifs portatifs, comme la<br />
bague connectée Nod de Nod Labs, qui détecte les mouvements.<br />
Dévoilée en 2014, cette bague laisse envisager les possibilités<br />
de relation à l’objet connecté qui s’ouvrent à nous. Le porteur a<br />
deux bagues aux index ; le système de captation est développé<br />
pour reconnaitre tous les mouvements effectués par les<br />
mains et les bras. Il permet de contrôler l’ensemble des<br />
objets connectés environnants d’un simple geste intuitif.<br />
Aujourd’hui, il est surtout conçu pour le marché du jeu vidéo :<br />
certains jeux d’action demandent une liberté et une fluidité<br />
du mouvement des mains qui se visualisent sur l’écran. Si ce<br />
processus d’interaction était appliqué à une expérience plus<br />
subtile de l’objet dans le <strong>numérique</strong>, il est possible d’imaginer<br />
une infinité de scénarios répondant aux envies de l’utilisateur.<br />
L’exemple du système Myo, le brassard de contrôle par gestes<br />
évoqué dans la première partie, est représentatif de cette<br />
tendance à la personnalisation de la commande, parce que la<br />
reconnaissance de la gestuelle est basée sur une analyse fine du<br />
mouvement musculaire. L’ensemble des nouvelles technologies<br />
<strong>numérique</strong>s contribue ainsi à la construction d’une nouvelle<br />
génération de la gestuelle, l’objet dans le <strong>numérique</strong> s’adaptant<br />
aux capacités et aux habitudes personnelles de chacun.<br />
90. « New gadget that controls a car’s<br />
functions with just a wink or a nod of<br />
the driver’s head », Dailymail, 23 juillet<br />
2012<br />
www.dailymail.co.uk/sciencetech/<br />
article-2177329/New-gadget-controls-cars-functions-just-wink-noddrivers-head.html,<br />
page consultée le<br />
12.05.2015<br />
90 91
Partie II<br />
4. Les innovations permises par les nouvelles modalités<br />
de perception<br />
Nous sommes capables de mesurer l’impact du <strong>numérique</strong><br />
sur la représentation des objets par le <strong>numérique</strong> et sur<br />
notre perception de ces derniers. Mais cela ne se limite pas<br />
à une simple influence ou à une transformation : certaines<br />
de ces représentations par le <strong>numérique</strong> permettent des<br />
modalités de perception physique et mentale complètement<br />
nouvelles. L’immersion de notre intellection dans le<br />
<strong>numérique</strong>, notion que j’ai explorée précédemment, amène<br />
par exemple de nouvelles possibilités dans le domaine de<br />
la psychothérapie. Les essais pour faire du <strong>numérique</strong> un<br />
outil de l’amélioration du vivant ont surtout abouti à une<br />
révolution de la structure biologique de la perception telle<br />
qu’elle était jusqu’à maintenant établie : il s’agit de la substitution<br />
sensorielle.<br />
a. La thérapie par la réalité virtuelle<br />
Certaines possibilités de représentation par le <strong>numérique</strong><br />
comme l’éclatement programmé ou le trajet fluide de la<br />
caméra aident à comprendre plus facilement la structure ou<br />
le fonctionnement d’objets complexes. Doté de ce formidable<br />
pouvoir d’illusion, le <strong>numérique</strong> a commencé à être envisagé<br />
comme un moyen thérapeutique dans les années 2000,<br />
notamment avec les premiers dispositifs de réalité virtuelle.<br />
Aujourd’hui, l’activité est connue sous le nom de « thérapie<br />
par la réalité virtuelle » (TRV). Son objectif est d’éliminer<br />
certains troubles liés aux états psychologiques du patient. Un<br />
bon exemple est celui de la phobie. La réalité virtuelle simulée<br />
par le <strong>numérique</strong> permet au patient de se confronter à ses<br />
peurs de façon graduelle, jusqu’à ce qu’il adopte un nouveau<br />
comportement. Un objet ou un environnement spécifique est<br />
proposé à chaque patient selon son cas, pour personnaliser<br />
son expérience et la rendre réelle. Dans un article publié en<br />
avril 2015 par Psychomédia, Stéphane Bouchard, chercheur au<br />
Canada en cyberpsychologie, explique : « L’anxiété peut être<br />
réduite chez des personnes atteintes de phobies en les exposant<br />
à des situations liées à ces dernières dans des environnements<br />
virtuels thérapeutiques dérivés des jeux informatiques. » 92 Par<br />
exemple, des environnements de guerre en Irak sont<br />
recréés pour les anciens soldats souffrant de traumatismes<br />
psychologiques. C’est donc une véritable innovation dans le<br />
domaine de la psychothérapie, qui pourrait rendre les traitements<br />
plus simples et plus rapides par rapport à d’autres<br />
procédés.<br />
Ensuite, la psychothérapie par la technique <strong>numérique</strong> ne<br />
se limite pas à exorciser les troubles liés à la mémoire ; elle<br />
fait aussi l’objet de recherches pour soigner les anomalies<br />
congénitales dès l’enfance. Pour les enfants, la thérapie<br />
prend la forme de jeux vidéo. La technique <strong>numérique</strong><br />
devient donc essentielle au traitement. Dans l’introduction<br />
de Subjectivation et empathie dans les mondes <strong>numérique</strong>s, Serge<br />
Tisseron explique le fonctionnement des jeux vidéo en<br />
psychothérapie. Il souligne notamment l’attitude empathique<br />
du thérapeute qui permet au patient de « laisser cours à<br />
une activité libre dans le jeu et d’effectuer des demandes<br />
inconscientes adressées au thérapeute. » 93 Dans le même<br />
ouvrage collectif, Benoit Virole, docteur en psychopathologie,<br />
explique plus précisément comment l’expérience de<br />
la réalité dans le jeu est associée à l’état psychologique du<br />
petit patient. Parmi les exemples donnés par Virole, un<br />
enfant énurétique joue à Age of Empire (ou d’autres jeux de<br />
91. « De plus en plus d’applications de<br />
réalité virtuelle en santé et en psychothérapie<br />
», Psychomédia, publié le 30<br />
avril 2015<br />
www.psychomedia.qc.ca/psychologie/2015-04-30/sante-realite-virtuelle,<br />
page consultée le 25.06.2015<br />
92. TISSERON Serge, Introduction in<br />
Serge Tisseron, Benoît Virole, Philippe<br />
Givre, Frédéric Tordo, et al., Subjectivation<br />
et empathie dans les mondes<br />
<strong>numérique</strong>s, Paris, Dunod, 2013, p.19<br />
92 93
93. VIROLE Benoît, « La technique des<br />
jeux vidéo en psychothérapie » in<br />
op. cit., p.45<br />
94. Ibid., p.45<br />
95. BASSEREAU Jean-François, l’analyse<br />
sensorielle, une méthode de mesure au<br />
service des acteurs de la conception,<br />
10ième Séminaire CONFERE, 3-4 Juillet,<br />
Belfort, 2003<br />
96. BASSEREAU Jean-François et LECOQ<br />
Marc, DUCHAMP Robert, La mesure de<br />
la perception : un outil pour les designers,<br />
in Design/Research Revue numéro<br />
5 – Janvier 1994, p.21<br />
stratégie militaire) de façon impulsive. Il utilise des jets de<br />
flamme pour contrer ses ennemis, mais il ne construit pas de<br />
protections pour son propre village. Benoît Virole explique<br />
que « la disparition du symptôme énurétique a été associé<br />
au contrôle progressif de ses impulsions incendiaires et à la<br />
construction de murailles défensives de son territoire. » 94 Ou<br />
encore, certains enfants qui présentent des difficultés attentionnelles<br />
vont préférer des jeux de circuits avec des véhicules<br />
rapides ; Virole affirme que ce choix est lié à « la recherche de<br />
dynamiques cognitives dans lesquelles ils se sentent performants,<br />
se restaurant ainsi des vexations scolaires. » 95<br />
Le <strong>numérique</strong> devient donc un outil avec lequel les spécialistes<br />
peuvent imaginer une infinité de scénarios thérapeutiques.<br />
La représentation <strong>numérique</strong> de l’objet permet<br />
non seulement une expérience augmentée de l’objet, mais elle<br />
influence notre structure psychologique même.<br />
b. La substitution sensorielle<br />
Dans les années 1960, l’essor de l’industrie agroalimentaire<br />
s’accompagne de recherches sur la perception sensorielle<br />
: On cherche à analyser et à mesurer, avec une approche<br />
scientifique, la perception sensorielle des différents types<br />
d’aliments. Il s’agit de faire intervenir au maximum les<br />
sens de l’être humain pour qualifier et quantifier une<br />
sensation. Jean-François Bassereau, chercheur en métrologie<br />
sensorielle, présente son étude sur l’analyse sensorielle au<br />
sein du séminaire Confere en 2003. Il dit que « l’homme est<br />
utilisé comme un instrument de mesure. » 96 Dans la réalité<br />
analogique, chaque organe sensoriel est dédié à un sens,<br />
le sens impliqué dépend du type d’objet en question. On<br />
peut citer aussi la silhouette sensorielle de Jean-François<br />
Bassereau, professeur à l’ENSAD : il s’agit d’une visualisation<br />
schématique des cinq sens qu’il a imaginé en 1992. 97<br />
Cependant, cette structure physiologique de la perception<br />
qui a été établie à partir d’un équilibre des organes semble<br />
se transformer avec l’apparition du <strong>numérique</strong> ; désormais,<br />
on arrive effectivement à relier artificiellement un organe<br />
à un sens quel qu’il soit.<br />
Ce type d’association artificielle n’est certes pas un<br />
phénomène nouveau et date de bien avant l’ère <strong>numérique</strong>.<br />
Alain Berthoz parle de « substitution sensorielle » dans le<br />
sens du mouvement : « L’alphabet de Braille donne aux aveugles<br />
de naissance l’accès à la lecture. Dans la mesure où il leur permet<br />
de construire une représentation tactile d’une page de texte,<br />
c’est un exemple de substitution sensorielle et d’équivalence<br />
entre le toucher et la vision. » 98 Le braille est ici un dispositif<br />
technique, le texte est un objet. La sensation tactile est interprétée<br />
comme une langue, c’est à travers la connaissance - la<br />
lecture du braille - que les aveugles arrivent à voir avec leur<br />
peau. Le <strong>numérique</strong>, lui, engendre une forme différente de<br />
substitution sensorielle parce que cette dernière ne nécessite<br />
plus de connaissance particulière ou d’intermédiaire.<br />
Dans ce domaine, l’équipe de suppléance perceptive dirigée<br />
par Charles Lenay à l’Université de technologie de Compiègne<br />
s’intéresse à la substitution visuo-tactile. Les chercheurs<br />
travaillent à un prototype d’interface qui se matérialise dans<br />
une tablette tactile et d’une matrice de stimulateur tactile<br />
qui permet aux malvoyants de percevoir ce qui est affiché sur<br />
l’écran. Un stylet à la main, la personne explore la surface<br />
de la tablette qui correspond à l’écran et reçoit sur sa main<br />
libre des stimulations qui dépendent des formes rencontrées.<br />
Pour les personnes atteintes de troubles de la vue, ce système<br />
leur donne accès à des informations graphiques comme celles<br />
disponibles Internet. Il ne demande qu’un court apprentissage.<br />
99 Imaginons par exemple que la personne découvre le<br />
volume d’une pomme affichée sur l’écran. Les stimulations<br />
La silhouette sensorielle,<br />
BASSEREAU Jean-François, op. cit.,<br />
p21<br />
97. BERTHOZ Alain, op. cit., p.93<br />
98. Portrait de Charles Lenay, professeur<br />
de sciences cognitives à l’UTC<br />
(Université de Technologie de Compiègne),<br />
Le programme court diffusé sur<br />
France 3 Publié le 12.11.2009<br />
webtv.picardie.fr/video484, page consultée<br />
le 12.05.2015<br />
94 95
99. Le site officiel de Brainport<br />
www.wicab.com, page consultée le<br />
15.04.2015<br />
100. AUVRAY Malika & O’REGAN Kevin,<br />
Voir avec les Oreilles in Pour la science,<br />
publié en avril 2003,<br />
www.pourlascience.fr, page consultée le<br />
25.05.2015<br />
tactiles ne sont pas des vraies sensations de toucher de la<br />
pomme, elles sont des simulations électriques. La technologie<br />
<strong>numérique</strong> permet donc d’analyser de mieux en mieux<br />
le processus cognitif de chaque organe sensoriel afin de le<br />
reproduire en sensations artificielles. On peut désormais voir,<br />
toucher ou sentir en absence de l’organe dédié grâce à la transmission<br />
par un autre organe. Les recherches scientifiques qui<br />
se basent sur ce principe pourraient bien révolutionner la vie<br />
de personnes porteuses de handicap.<br />
Ainsi, Brainport est un dispositif expérimental d’assistance<br />
visuelle développé dans les années 1960 par Paul<br />
Bach-y-Rita, un neuroscientifique américain. Il est produit<br />
par l’entreprise Wicab. Une petite caméra vidéo située sur<br />
une paire de lunettes capte des images retransmises vers<br />
un micro-ordinateur qui les transforme en impulsions<br />
électriques. Grâce à une sucette placée dans la bouche, la<br />
personne malvoyante peut « voir » grâce à sa langue et ses<br />
nerfs gustatifs. 100<br />
Les dispositifs d’écholocalisation constituent un autre<br />
type de substitution sensorielle. Ce système permet de transmettre<br />
des signaux auditifs dépendant de la direction, de<br />
la taille, de la distance et de la texture des objets. La forme<br />
du dispositif est variée mais le principe reste le même : une<br />
interaction continuelle entre un émetteur ultrasonore et un<br />
détecteur qui convertit en signaux auditifs. Le premier dispositif,<br />
commercialisé en 1965, a été inventé par Leslie Kay de<br />
l’Université de Birmingham au Royaume-Uni. Il est essentiellement<br />
utilisé par les aveugles pour la détection des obstacles.<br />
Dans un article publié en 2003, Auvray Malika dit que « c’est<br />
à travers les organes imaginaires qu’on perçoit les sensations<br />
réelles. » 101<br />
On peut également citer certains types d’implants qui<br />
sont des greffes de dispositif <strong>numérique</strong> dans le corps. Par<br />
exemple, l’implantation de rétines artificielles appelées « œil<br />
bionique » commence à être pratiquée depuis quelques années.<br />
La rétine implantée contient une couche de cellules photoréceptrices<br />
qui captent les signaux lumineux et les transforment<br />
en impulsions électriques. Celles-ci sont ensuite transmises<br />
par le nerf optique jusqu›aux aires visuelles du cerveau. 102 En<br />
2015, on recense une centaine de patients dans le monde qui<br />
vit ainsi avec une perception visuelle artificielle sans aucun<br />
problème. 103 Ce type d’innovation ouvre des perspectives<br />
passionnantes dans le domaine des greffes. L’être humain qui<br />
a considéré comme un instrument de mesure dans le domaine<br />
agroalimentaire des années 60 est maintenant un instrument<br />
redessiné par le <strong>numérique</strong>.<br />
101. CABUT Sandrine, « Une rétine<br />
artificielle contre la cécité »,<br />
Le Figaro, le 2 novembre 2010<br />
www.lefigaro.fr/sciences, page consultée<br />
le 09.03.2015<br />
102. « Cent patients dans le monde<br />
sont équipés de cette prothèse, avec un<br />
recul clinique positif de sept ans pour<br />
les premiers d’entre eux.» GOTLIBWICZ<br />
Sylvie, Rétine artificielle : première implantation<br />
à Strasbourg, in SantéMagazine,<br />
publié le 3 Septembre 2015<br />
www.santemagazine.fr/actualite, page<br />
consultée le 03.04.2015<br />
96 97
Partie III<br />
Quelles modifications de la perception<br />
peut-on imaginer à l’avenir?<br />
L’Internet des objets, le Big Data, l’impression 3D, la réalité<br />
virtuelle, l’intelligence artificielle… Ces mots qui nous étaient<br />
presque inconnues dans les années 1980 sont aujourd’hui<br />
dans tous les médias et nous nous sommes rapidemen familiarisés<br />
avec les mutations culturelles qui résultent des innovations<br />
<strong>numérique</strong>s. La vitesse du progrès rend de plus en plus<br />
difficile les prévisions sur nos futurs modes. Guidées par les<br />
études scientifiques et sociologiques, les sociétés essaient de<br />
construire des stratégies politiques basées sur des estimations<br />
des prochains changements, mais elles sont issues de l’expérience<br />
vécue et la réalité est souvent bien différente. Lorsque<br />
le film des frères Lumière a été présenté en séance publique en<br />
1895, il s’agissait d’une première forme de réalité représentée,<br />
mais à cette époque personne n’aurait pu prévoir l’existence<br />
de lunettes de réalité augmentée. Même en 1965, lorsqu’Ivan<br />
Sutherland et ses collègues au laboratoire de MIT ont présenté<br />
le premier prototype de visualisation 3D sous forme de<br />
casque 104 , il était difficile d’imaginer les dispositifs de réalité<br />
virtuelle existants aujourd’hui. 105<br />
103. Ivan Sutherland travaille sur<br />
l’imagerie 3D au MIT et imagine dès<br />
1965 un dispositif de visualisation,<br />
baptisé The Ultimate Display. Muni de ce<br />
casque, fixé à un bras articulé accroché<br />
au plafond, l’utilisateur visualise un<br />
cube 3D en fil de fer flottant sur le décor<br />
de la pièce. S’il bouge la tête, l’image<br />
suit. L’ordinateur, grâce à des capteurs,<br />
suit en effet ses mouvements et recalcule<br />
l’image et l’angle de vue du cube<br />
en temps réel.<br />
104. Par exemple les jeux interactifs<br />
pour Oculus Rift destinés au grand public<br />
ne sont pas une simple conséquence<br />
du progrès technologique en réalité<br />
virtuelle, ils résultent d’un ensemble de<br />
facteurs sociaux et culturels : l’envie<br />
humaine de vivre une seconde réalité,<br />
la croissance d’une activité économique<br />
chez les jeunes.<br />
98 99
The Ultimate Display, SUTHERLAND Ivan<br />
Edward, présenté au Proceedings of<br />
IFIPS Congress en1965<br />
L’Oculus Rift est un périphérique informatique<br />
de réalité virtuelle en cours de<br />
développement et conçu par l’entreprise<br />
Oculus VR. Le projet a été lancé en<br />
2012, commercialisé en 2016<br />
100 101
Partie III<br />
1. Vivre avec deux réalités<br />
105. RIFKIN Jeremy, La fin du travail<br />
(End of Work), Traduit de l’américain<br />
par Pierre Rouve, La Découverte, Paris,<br />
1997, p.14<br />
106. Id., L’âge de l’accès (Age of<br />
Access), Traduit de l’américain par<br />
Marc Saint-Upéry, La Découverte, Paris,<br />
2005, p.10<br />
107. L’économie collaborative est un<br />
terme inventé en 1978 par M.arcus<br />
FELSON et Joe L. SPAETH.<br />
108. Une plateforme (Application mobile)<br />
de mise en contact d’utilisateurs<br />
avec des conducteurs réalisant des<br />
services de transport<br />
109. Une plateforme communautaire de<br />
location et de réservation de logements<br />
entre particuliers<br />
Il ne faut pas oublier à quel point notre mode de vie<br />
s’est transformé ces derniers temps. Jeremy Rifkin, essayiste et<br />
économiste américain, est une référence dans le domaine de<br />
la prospective. Il traite de l’impact du <strong>numérique</strong> à travers ses<br />
travaux sur la biotechnologie et l’entropie. Dans ses ouvrages<br />
La fin du travail publié en 1998 et L’âge de l’accès publié en<br />
2000, Rifkin prévoit la mutation du monde prévue selon deux<br />
grands changements : le travail sera remplacé par la machine<br />
et la propriété matérielle sera remplacée par l›accès au réseau.<br />
Dans la fin du travail, il affirme que « les innovations technologiques<br />
et l’économisme nous poussent à l’orée d’un monde<br />
sans travailleurs, ou presque » 106 et dans L’âge de l’accès, il<br />
prédit que « cette nouvelle ère voit les réseaux prendre la<br />
place des marchés et la notion d’accès se substituer à celle de<br />
propriété. » 107 Ces prévisions qui datent déjà d’une quinzaine<br />
d’années sont aujourd’hui plus au moins visibles au quotidien<br />
: d’une part, la fabrication d’objets de plus en plus complexes<br />
avec des imprimantes 3D à domicile est un bon exemple de<br />
création automatique d’objets et d’autre part, l’apparition<br />
de nouveaux services dits « de l’économie collaborative » 108<br />
comme Uber 109 ou Airbnb 110 sont des manifestations de la<br />
valeur économique d’objets immatériels dépendant de l’accès<br />
au réseau. Ces évolutions permettent raisonnablement de<br />
penser que notre civilisation va s’immerger de plus en plus<br />
dans le <strong>numérique</strong> et d’imaginer différents contextes dans<br />
lesquels notre perception des objets pourrait évoluer.<br />
Afin de me plonger dans une dimension prospective, je<br />
commencerai par un état des lieux du contexte actuel. Les<br />
performances techniques nous poussent de plus en plus à<br />
entrer dans un environnement totalement <strong>numérique</strong>, et nos<br />
habitudes de perception connaissent déjà une transformation<br />
graduelle ces dernières années.<br />
Tout d’abord, d’un point de vue technique, la virtualité<br />
visuelle aura pris la place des terminaux d’aujourd’hui. Mark<br />
Zuckerberg, ingénieur et fondateur de Facebook, fait partie des<br />
nombreuses personnalités du <strong>numérique</strong> qui pensent que nous<br />
serons bientôt immergés dans une réalité artificielle. Dans une<br />
conférence publique organisée le 14 mai 2015, il a affirmé que,<br />
dans les douze ans à venir, les dispositifs de réalité augmentée<br />
(RA) et de réalité virtuelle (RV) seront si petits que les gens les<br />
porteront comme des lunettes normales. En effet, nous vivons<br />
au rythme d’une nouvelle plateforme informatique tous les<br />
dix ou quinze ans, de l’ordinateur de bureau des années<br />
1990 aux terminaux mobiles de ces dernières années. Selon<br />
Zuckerberg, ce sont les dispositifs comme Oculus qui vont<br />
prendre le relai. 111 Shopping, visites de musées, éducation, jeu,<br />
les dispositifs de RA et VR vont transformer nos modes de vie.<br />
En janvier 2015, Microsoft créé la surprise dans ce domaine<br />
en présentant leur dernier projet Hololens accompagné d’une<br />
vidéo qui présente le produit. Si les effets visuels sont un peu<br />
exagérés, les scénarios imaginés sont prometteurs d’un mode<br />
de vie complètement nouveau. Par exemple, Hololens permet<br />
de jouer à Minecraft 112 , un jeu vidéo de construction libre qui<br />
sort du cadre de l’écran. Si ce scénario est encore imaginaire,<br />
il est révolutionnaire parce qu’il présente l’objet de fiction<br />
au même niveau que l’objet réel dans la vie quotidienne. Les<br />
jeux sur écran impliquent une navigation, un changement de<br />
perspective à l’aide des commandes sur le clavier. En jouant<br />
avec Hololens, il suffit simplement de naviguer physiquement<br />
dans l’espace analogique. L’objet fictif du jeu est transposé sur<br />
les éléments matériels du salon : il est difficile de distinguer<br />
le réel du virtuel. Un autre exemple, un homme explique à son<br />
amie à distance via un appel vidéo comment monter le tuyau<br />
110. ZUCKERBERG Mark, Au sein de<br />
Town Hall Q&A session, Menlo Park<br />
California, Le 14 ma 2015, “Every 10 or<br />
15 years a completely new computing<br />
platform comes along, so in the 1990s<br />
we had these desktop computers, and<br />
now we have these much more intuitive<br />
devices with phones and tablets. And I<br />
think VR and augmented reality (AR) are<br />
going to be the next leap beyond this.”<br />
111. Minecraft est un jeu vidéo indépendant<br />
de type « bac à sable » (construction<br />
complètement libre) développé<br />
par le Suédois Markus Persson, sorti<br />
en 2011. Ce jeu vidéo plonge le joueur<br />
dans un univers réaliste mais cubique :<br />
tout est composé de blocs en 3D<br />
pixelisés.<br />
102 103
112. Microsoft Build Developer<br />
Conference, le 29 avril, 1 er mai 2015<br />
113. SERRIES Guillaume,<br />
« Build 2015 - Test de l’HoloLens :<br />
une magnifique promesse », publié le<br />
04.05.2015<br />
www.zdnet.fr/actualites/<br />
page consultée le 21.11.2015<br />
114. TONNELIER Audrey, « La croissance<br />
du commerce en ligne s’essouffle<br />
», Le Monde, publié le le 27.01.2015<br />
Les ventes sur Internet ont progressé<br />
de 11 % dans l’Hexagone en 2014,<br />
pour atteindre 57 milliards d’euros,<br />
selon le bilan annuel de la Fédération de<br />
l’e-commerce et de la vente à distance<br />
(Fevad)<br />
www.lemonde.fr/economie<br />
page consultée le 01.02.2015<br />
115. Massive open online course<br />
(MOOC) désigne plusieurs types de<br />
formation ouverte et à distance. Les<br />
participants aux cours, enseignants et<br />
élèves, sont dispersés géographiquement<br />
et communiquent uniquement par<br />
Internet, donc à travers l’écran.<br />
du lavabo. L’homme peut voir le tuyau grâce à Hololens et peut<br />
ainsi dessiner une flèche pour indiquer le sens dans lequel<br />
tourner l’embout. Ici, même s’il n’y a que la femme qui voit le<br />
tuyau de manière analogique, les deux personnes ont le même<br />
rapport à l’objet parce qu’ils partagent les mêmes éléments de<br />
perception (angle de vue, distance, actions effectuées, etc.)<br />
En Septembre 2015, Microsoft a organisé une journée d’essai<br />
de Hololens avec un nombre limité de développeurs 113 . De<br />
nombreux journalistes ont témoigné par la suite du degré<br />
d’aboutissement du projet, la stabilité de visualisation lors<br />
de déplacement. Guillaume Serries par exemple, le journaliste<br />
de Zdnet, dit qu’il n’y ait pas de sensation de nausée<br />
ou plus simplement de perte de repère. « L’intégration<br />
des hologrammes à l’univers physique est harmonieuse, la<br />
luminosité et les contrastes sont correctement réglés. » 114<br />
D’un point de vue sociétal, il est probable qu’on assiste à<br />
une évolution progressive où les individus seront de plus en<br />
plus habitués à percevoir des objets « en ligne ». En effet, la<br />
forte croissance des achats en ligne 115 laisse présager cette<br />
assimilation progressive des objets <strong>numérique</strong>s. Quand la<br />
représentation de l’objet par la RA viendra se substituer<br />
aux différentes plateformes en ligne, on arrivera à avoir une<br />
expérience plus directe de l’objet uniquement avec l’accès au<br />
réseau. Prenons l’exemple de l’achat d’un rideau sur Internet.<br />
La possibilité de comparer les différentes couleurs, tailles<br />
et matériaux directement sur la fenêtre de la chambre rend<br />
l’achat en ligne beaucoup plus efficace. Même pour remplacer<br />
un composant électrique ou une pièce de quincaillerie, la<br />
réalité augmentée faciliterait le choix du produit. Dans ce<br />
contexte, la diffusion des dispositifs RA ne se limite pas à<br />
révolutionner le e-commerce, mais elle pourrait également<br />
stimuler d’autres domaines comme les MOOC 116 ou le cinéma<br />
à domicile ; on peut imaginer aussi un jeu pédagogique conçu<br />
dans un environnement totalement virtuel ou une collection<br />
des sculptures à découvrir sans aucun support matériel de la<br />
muséographie.<br />
Une fois que les individus se seront familiarisés avec cette<br />
nouvelle forme de représentation des objets, la manière dont<br />
ils interagissent avec ces objets deviendra également une<br />
habitude : il est possible qu’émerge alors une génération qui<br />
a une expérience complète de l’objet <strong>numérique</strong>. La généralisation<br />
des interfaces tactiles a fait du geste de zoomer sur<br />
un objet en éloignant les deux doigts un réflexe. En conséquence,<br />
pour les enfants d’aujourd’hui qui n’ont pas encore<br />
construit leur rapport au réel, les dispositifs RA ou RV font<br />
de ces gestes non plus de l’acquis progressif, mais de l’acquis<br />
primaire qui se rapproche de l’inné. Ce phénomène s’explique<br />
par le cerveau de l’être humain qui se modifie à grande vitesse.<br />
Rémi Pin, rédacteur spécialisé dans l’évolution de l’homme,<br />
explique que « ce n’est qu’au moment de la puberté que le<br />
cerveau atteindra sa taille adulte. ». 63 On peut donc imaginer<br />
de nouvelles générations de « digital natives » 118 , des enfants<br />
nés avec le <strong>numérique</strong>, qui seront totalement habitués à<br />
sa multiplicité des formes de réalité. D’ailleurs, la rapidité<br />
avec laquelle les enfants s’adaptent au nouvel environnement<br />
<strong>numérique</strong> a déjà été étudiée par certains scientifiques, il a été<br />
prouvé que le visionnage passif était nocif pour les enfants.<br />
Les différentes interactions permises aujourd’hui avec le<br />
<strong>numérique</strong> sont sans doute bénéfiques aux enfants, l’absence<br />
d’interaction (télévision, DVD, etc.) peut amener des effets<br />
négatifs comme « la prise de poids, le retard de langage, le<br />
déficit de concentration et d’attention, et le risque d’adopter<br />
une attitude passive face au monde. » 65<br />
Les réflexions de Rifkin ainsi que la diffusion rapide de<br />
nouveaux dispositifs de réalité <strong>numérique</strong> permettent d’imaginer<br />
des évolutions possibles pour notre perception des<br />
objets ; l’adaptation aisée des enfants au nouvel environnement<br />
<strong>numérique</strong> semble annoncer cette transition. Les nouvelles<br />
générations seront sans doute plus passives par rapport à ces<br />
changements des modes de perception. Nous sommes en train<br />
d’embrasser toute la magie du <strong>numérique</strong> sans vraiment nous<br />
demander quels seront ses impacts.<br />
116. PIN Rémi, les secrets du cerveau,<br />
2012, page consultée le 11.02.2015<br />
sur Google Books<br />
www.books.google.fr/books?id=bdbkAAAAQBAJ&<br />
117. Nés après 1980, les digital natives<br />
représentent la première génération<br />
à avoir grandi avec le <strong>numérique</strong>. Le<br />
concept a été inventé en 2001 par Marc<br />
Prensky, avec son article « Digital<br />
natives, Digital immigrants », in Horizon<br />
(MCB University Press, Vol. 9 No. 5,<br />
Octobre 2001) L’expression équivalente<br />
en français serait « l’enfant du<br />
<strong>numérique</strong> » ou « le natif <strong>numérique</strong> ».<br />
118. TISSERON Serge, BACH Jean-<br />
François, HOUDÉ Olivier & LÉNA<br />
Pierre, L’enfant et les écrans, Paris,<br />
Le Pommier, 2013<br />
104 105
À l’école<br />
Villemard (artiste français), Chromolithographie, 1910, BNF Paris<br />
Les illustrations de Villamard en 1910 montrent la façon dont nos grands-parents imaginaient l’an 2000.<br />
Conversation téléphonique<br />
Villemard, 1910<br />
106 107
Partie III<br />
2. Quelques champs d’intervention possibles<br />
pour le designer<br />
Si l’on imagine un monde à venir où chaque individu porte<br />
sur lui les dispositifs pour augmenter ce qu’il perçoit, sans<br />
savoir exactement quelles formes ces dispositifs prendront,<br />
il est possible d’imaginer quelques phénomènes auxquels<br />
nous pourrions vraisemblablement être confrontés. Il s’agit<br />
dans cette partie de formuler ces phénomènes et d’imaginer<br />
les scénarios de vie qui les accompagnent, bons ou mauvais.<br />
Je réfléchirai ensuite aux pistes possibles pour améliorer ces<br />
scénarios.<br />
a. Le designer et la question de l’authenticité de l’objet<br />
Avec l’expérience proposée par Hololens, nous pouvons<br />
déjà avoir une idée du potentiel de la réalité augmentée dans<br />
les activités pratiques du quotidien. La plupart des objets qui<br />
apportent une information visuelle comme le calendrier ou<br />
la télévision n’ont plus de matérialité. Avec les dispositifs<br />
portatifs qu’on appelle HMD (Head Mount Display), ces objets<br />
peuvent apparaître partout dans l’espace, bien qu’ils soient<br />
absents dans la réalité analogique. Ce mode de perception<br />
transformée va dépasser le cadre des objets informatifs et<br />
certainement concerner rapidement d’autres objets. Les<br />
nouvelles formes de perception visuelle pourraient ainsi<br />
révolutionner l’expérience de l’œuvre d’art et l’on peut espérer<br />
que les designers sauront se positionner pour accompagner<br />
cette transition.<br />
Dans le domaine de la reproduction analogique des œuvres<br />
d’art, il est déjà quasiment impossible pour le public de<br />
distinguer l’original de la copie. C’est seulement grâce<br />
à certaines différences microscopiques perçues avec des outils<br />
techniques que les spécialistes arrivent à affirmer que tel<br />
tableau est légitime dans un musée. Ce n’est pas uniquement<br />
le cas des œuvres d’art, mais aussi d’autres objets plus quotidiens<br />
pour lesquels le nom du créateur a une valeur, si ce n’est<br />
symbolique, du moins marchande. Pour une chaise de designer<br />
qui a de nombreuses copies par exemple, c’est souvent par une<br />
signature gravée en bas de l’assise qu’on reconnaît l’original.<br />
Lorsqu’un œuvre d’art existera sous une forme uniquement<br />
<strong>numérique</strong>, il est primordial de réfléchir à la vraie valeur de ce<br />
dernier. En absence de l’unicité, où se trouvent les moyens par<br />
lesquels l’objet se valorise, se distingue de ses reproductions ?<br />
Il est intéressant ici de se souvenir d’un procès historique<br />
de l’histoire de l’art. Il s’agit d’un débat qui a eu lieu<br />
autour de l’œuvre de Constantin Brâncusi. En octobre 1926,<br />
l’artiste envoie à New York une vingtaine de sculptures<br />
en vue d’une exposition personnelle. Arrivées à la douane,<br />
les œuvres sont traitées et taxées comme des marchandises<br />
industrielles, ce qui signifie que leur statut d’œuvres d’art n’a<br />
pas été reconnu. Marcel Duchamp, ami de Brâncusi, décide<br />
en réaction de mobiliser un grand nombre de personnalités<br />
du monde de l’art ; un grand procès s’ouvre l’année suivante,<br />
créant la polémique autour de la définition de l’œuvre d’art.<br />
L’oiseau dans l’espace est la pièce maîtresse du procès :<br />
108 109
la sculpture oblongue d’environ cent quarante centimètres<br />
de hauteur, dont l’original date de 1923, a ensuite été exécuté<br />
en seize exemplaires avec les mêmes matériaux et les mêmes<br />
procédés techniques (sept en marbre et neuf en bronze). Le<br />
fait que les objets soient des reproductions identiques, même si<br />
elles ne sont pas sorties de la machine, est le chef d’accusation<br />
porté par la douane américaine. Les juges vont finalement<br />
reconnaître le statut d’œuvre d’art de L’oiseau dans l’espace.<br />
Le procès est révélateur d’une relation nouvelle entre un<br />
œuvre d’art et sa reproduction technique.<br />
L’essentiel constituant l’identité d’une œuvre n’est donc<br />
plus dans l’objet lui-même, mais dans le sens attribué par<br />
son créateur. Si la portée de la matérialité d’un objet semble<br />
donc réduite aujourd’hui, on peut penser que, dans un avenir<br />
proche, la plupart des œuvres d’art naitront dans la réalité<br />
<strong>numérique</strong>. Les techniques du virtuel, bientôt capables de<br />
simuler exactement l’expérience d’un objet analogique avec<br />
toutes ses qualités physiques, ouvrent de nouveaux débats sur<br />
la reproduction de l’œuvre d’art.<br />
Dans le cas de La Joconde de Léonard de Vinci, un grand<br />
nombre de copies existe dans le monde entier, dont certaines<br />
d’une grande virtuosité, mais quinze milles personnes visitent<br />
chaque année le Louvre pour voir le tableau original. Quelle<br />
est la nature de l’émotion que les visiteurs peuvent éprouver<br />
devant le tableau original ? Certains détails physiques comme<br />
la texture de la surface ou la réflexion lumineuse du tableau<br />
amènent les visiteurs de musée à construire une réflexion<br />
personnelle. Cependant, d’après Walter Benjamin, philosophe<br />
et historien de l’art de la première moitié du XXème<br />
siècle, la distinction d’un œuvre parmi d‘autres types artefacts<br />
ne résident pas seulement dans cette singularité d’expérience<br />
sensorielle. Dans l’œuvre à l’époque de sa reproductibilité<br />
technique écrit en 1935, Benjamin développe sa thèse importante<br />
sur « l’aura » : c’est la nation du temps et de l’espace qui fait<br />
la valeur d’un œuvre d’art. « A la plus parfaite reproduction,<br />
il manque toujours quelque chose : l’ici et le maintenant de<br />
l’œuvre d’art, — l’unicité de sa présence au lieu où elle se<br />
trouve. L’ici et le maintenant constitue ce qu’on appelle son<br />
authenticité. » 120 Imaginons qu’il y ait déjà eu l’ordinateur<br />
à l’époque de Vinci et que la Joconde ait été dessinée sur<br />
Photoshop. Si le tableau au Louvre n’était qu’un exemplaire<br />
imprimé, la richesse n’est plus sur le tableau lui-même, mais<br />
plus sur la technique de l’impression de l’époque. Que ce<br />
soit un tableau, une sculpture ou un ensemble d’éléments<br />
dans l’espace, les œuvres d’art <strong>numérique</strong> nécessitent un statut<br />
distinct qui échappe de leur origine technique.<br />
Dans un monde où les objets visuels sont faciles à reproduire<br />
et partager, l’œuvre n’a plus de forme analogique, elle<br />
est sous une forme qu’on appelle « fichier », une collection<br />
d’informations <strong>numérique</strong>s. Afin de conserver la notion<br />
d’authenticité des objets originaux et maintenir la circulation<br />
économique du marché des œuvres, une solution serait<br />
la codification de ces données <strong>numérique</strong>s. L’artiste Kevin<br />
McCoy et l’entrepreneur Anil Dash ont ainsi proposé en mai<br />
2014 à la conférence Seven On Seven un algorithme qui associe<br />
une œuvre d’art <strong>numérique</strong> à un propriétaire. 67 Il s’agit d’un<br />
exemple appliqué de blockchain, une technologie de stockage<br />
et de transmission d’informations, transparente et sécurisée.<br />
Le principe de fonctionnement ressemble à celui utilisé pour<br />
la transaction du Bitcoin 122 . Avec cet algorithme implanté dans<br />
le fichier, le duo a réussi à créer une première image en format<br />
gif que l’on peut acheter sans organe central de contrôle. Cette<br />
image est partageable est modifiable comme toutes les autres<br />
images <strong>numérique</strong>s, mais une seule image est originale : celle<br />
possédée par le propriétaire unique du fichier d’origine.<br />
En septembre 2015, ils ont lancé une plateforme nommée<br />
Monegraph, elle s’adresse aux créateurs en leur fournissant<br />
une licence pour leurs œuvres digitales afin de pouvoir en<br />
faire un usage commercial.<br />
119. WALTER Benjamin, L’œuvre d’art à<br />
l’époque de sa reproductibilité technique<br />
(Première version du texte en 1935) in<br />
« Œuvres III », Paris, Gallimard, 2000,<br />
p.91<br />
120. MALLETT Whitney, A bitcoin for<br />
gifs aims to make digital art ownable,<br />
Motherboard, publié le 08.05.2014<br />
http://motherboard.vice.com/<br />
page consultée le 24.05 2015<br />
121. Bitcoin désigne le système de paiement<br />
en ligne utilisant la technologie<br />
de Blockchain (sans tiers de confiance)<br />
et une unité de compte utilisée par ce<br />
système de paiement.<br />
110 111
Bien que cette initiative soit pour le moment cantonnée à<br />
la forme du fichier image, son potentiel est immense si l’on<br />
pense aux objets en trois dimensions. Il est tout à fait plausible<br />
de penser qu’un jour des sculptures ou des objets de décoration<br />
seront conçus et perçus uniquement de manière <strong>numérique</strong>.<br />
Pour conserver une forme d’authenticité de l’objet, ainsi que<br />
les pratiques culturelles qui sont liées à cette authenticité<br />
comme la conservation, l’emprunte des œuvres, etc., le fait de<br />
distinguer l’objet original de ses copies est indispensable. Et<br />
même si un deuxième Penseur de Rodin était réalisé <strong>numérique</strong>ment,<br />
on peut espérer que le public ne se contentera pas<br />
d’une reproduction depuis leurs RA, mais se rendra au musée<br />
pour voir la sculpture originale.<br />
L’exemple de codification nous montre une voie possible<br />
de conservation de l’unicité des œuvres, mais il se limite à<br />
une distinction symbolique, laisse aux reproductions une<br />
expérience identique. Comment peut on faire renaître<br />
<strong>numérique</strong>ment « l’aura » d’un œuvre artistique, impliqué à<br />
la matérialité ?<br />
b. Le designer comme garant d’un accès démocratique<br />
aux objets<br />
Après avoir intéressé dans le domaine de l’art face à une<br />
multiplication perpétuelle des objets, d’autres transitions<br />
dans notre vie quotidienne sont à imaginer. Ma deuxième<br />
hypothèse est une approche plus économique, plus radicale<br />
aussi, basée sur la thèse de Rifkin selon laquelle l’accès au<br />
réseau prend de plus en plus la place de la propriété. 123 Des<br />
romans ou des films nous donnent déjà des images plus ou<br />
moins fantaisistes de ce ce que pourrait être ce que certains<br />
appellent « l’invasion <strong>numérique</strong> ». Par exemple, la série<br />
télévisée britannique Black mirror met en scène dans un<br />
épisode un avenir où chaque individu habite dans un petit<br />
espace cubique entièrement recouvert d’écrans. 124 Il n’y a<br />
que le lit qui reste matériel, tous les objets apparaissent ou<br />
disparaissent à des endroits différents selon les besoins. Les<br />
individus passent leur temps à pédaler sur des vélos dans un<br />
espace commun pour gagner de la monnaie virtuelle qui leur<br />
servira à acheter des objets destinés à mieux décorer leurs<br />
avatars virtuels. Même le distributeur alimentaire automatique,<br />
qui est la seule source de nourriture, est une partie du<br />
mur-écran : les produits exposés sont tous virtuels. Bing, le<br />
personnage principal, se persuade qu’il n’y a rien de réel qui<br />
mérite d’être acheté et donne la totalité de sa réserve d’argent<br />
à Abi, la seule personne douée d’humanité et de sensibilité<br />
dans cet épisode. Abi le remercie en lui faisant un pingouin<br />
en origami avec un emballage d’aliment ; ce petit objet<br />
banal est le seul artefact analogique, authentique et unique<br />
dans cette histoire. Au delà du message moral de l’histoire,<br />
ce scénario nous laisse envisager la manière dont les objets<br />
quotidiens numérisés peuvent être utilisés dans une société<br />
capitaliste. La notion de possession correspond à un droit<br />
d’accès au contenu ; Bing doit par exemple payer une certaine<br />
somme pour visualiser une nouvelle lampe dans sa chambre.<br />
Le plaisir lié à la sensibilité matérielle est oublié, les individus<br />
paient uniquement pour une fonctionnalité.<br />
122. L’âge de l’accès de Jeremy Rifkin,<br />
traité dans l’introduction de la partie III<br />
123. BROOKER Charlie, Black Mirror<br />
(Épisode 2 de la deuxième session :<br />
15 millions de mérites<br />
(15 Million Merits), sorti en 2011.<br />
_<br />
Chaque épisode a un casting différent,<br />
un décor différent et une réalité<br />
différente.<br />
112 113
124. Un scanner 3D mesure le positionnement<br />
d’un objet dans un système<br />
de coordonnées (un nuage de<br />
points) de la surface pour ensuite en extrapoler<br />
la forme à partir de leur répartition.<br />
Il est aujourd’hui couramment<br />
utilisé dans l’industrie du bâtiment.<br />
Cette tendance à imaginer des scénarios dystopiques est<br />
certainement liée au contexte économique actuel, même si<br />
cette corrélation n’est pas forcément ce qu’on retient de l’histoire<br />
de Bing et Abi. Dans un monde dominé par les lois du<br />
capitalisme où les gens sont en permanence à la recherche<br />
d’un meilleur rapport qualité/prix, il est vraisemblable<br />
qu’un objet analogique ait un jour plus de valeur qu’un objet<br />
<strong>numérique</strong>. Commençons par la réalité des écrans. Avec le livre<br />
<strong>numérique</strong> par exemple, il est déjà moins couteux d’acheter<br />
un droit d’accès à un livre qu’un livre en papier. De même<br />
que le livre papier résiste à l’avènement du livre électronique<br />
malgré la baisse du prix des tablettes <strong>numérique</strong>s, il y aura<br />
toujours des personnes pour préférer la réalité analogique.<br />
Mais si le livre <strong>numérique</strong> continue à s’améliorer en qualité et<br />
propose le même contenu qu’un livre papier avec un prix plus<br />
compétitif, les imprimeries ne pourront pas persister. D’ailleurs<br />
le livre peut se transformer en différents objets comme<br />
le cadre de photo ou le calendrier : en termes économiques, le<br />
<strong>numérique</strong> est de plus en plus incontournable . Si les contenus<br />
<strong>numérique</strong>s remplacent les objets analogiques à moindre coût<br />
la matérialité n’est-elle pas, dans l’avenir, un nouveau signe<br />
extérieur de richesse ?<br />
Avec l’imprimante 3D, la technique <strong>numérique</strong> a déjà<br />
entrainé une révolution économique en proposant une<br />
manière de matérialiser un objet à partir de fichiers.<br />
L’impression supprime tous les procédés de fabrication<br />
propres à chaque objet, reconstitue parfaitement les aspects<br />
physiques d’un objet analogique. Couplée avec la technologie<br />
du scan <strong>numérique</strong> 125 , l’imprimante 3D n’est pas seulement un<br />
outil qui donne de la matière à l’objet <strong>numérique</strong>ment conçu,<br />
mais aussi un outil qui copie un objet matériel existant. Par<br />
exemple, on trouve depuis peu des boutiques où l’on peut faire<br />
des portraits en forme de figurines 3D. Après avoir scanné<br />
le visage du client, l’ordinateur le reconstruit pour ensuite<br />
l’imprimer en plastique. Bien qu’on soit encore loin d’une<br />
reproduction parfaite, ce principe de copie laisse envisager<br />
de nouveaux scénarios pour la production des objets industriels.<br />
Avec un système de reproduction à domicile, le magasin<br />
devient un lieu d’exposition plutôt qu’un lieu d’achat. Je<br />
pourrai reproduire en plusieurs exemplaires un vase qui me<br />
plaît, vu dans un magasin. Il s’agit bien d’une nouvelle architecture<br />
économique des objets industriels, auxquels tout<br />
le monde pourra avoir accès en possédant simplement une<br />
machine de moins en moins coûteuse.<br />
Il en va de même pour la réalité augmentée. Si l’on<br />
imagine une multiplication des dispositifs portatifs, chacun<br />
aura la possibilité d’entrer dans une autre forme de réalité à<br />
tout moment, et c’est là aussi une nouvelle structure économique<br />
qui se met en place, différente de celle existante avec<br />
les écrans plats. L’expérience rendue possible par l’objet reproduira<br />
ce qui existe dans la réalité analogique, mais à un prix<br />
beaucoup moins élevé. Prenons l’exemple du e-commerce. Les<br />
gens auront plus de facilité à acheter un produit qu’ils ont<br />
pu essayer avant ; je peux placer un canapé virtuel dans mon<br />
salon pour voir s’il se marie bien avec mon tapis. D’ailleurs, s’il<br />
s’agit d’objets qui font essentiellement appel à la vue, l’achat<br />
correspondra simplement à l’accès à la perception. J’imagine<br />
par exemple une boutique <strong>numérique</strong> où j’achète un nouveau<br />
décor pour tapisser les murs de ma chambre. Je paye un<br />
certain montant pour conserver cette atmosphère dans<br />
la chambre pendant une durée définie. Ces objets décoratifs<br />
appartiennent à une réalité augmentée où je choisis de vivre.<br />
Si les utilisateurs profitent de tous les objets du monde en<br />
illimité et les partagent de manière perpétuelle, cette situation<br />
inédite nécessitera une structure économique nouvelle pour<br />
empêcher la dévaluation des objets. Le marché actuel des<br />
sources sonores est une piste possible. La diffusion illégale de<br />
musique sur Internet a causé la disparition progressive des<br />
disques et des CD, mais un nouveau type de marché est<br />
apparu sous le nom de « streaming musical ». 126 Les objets<br />
visuels suivront vraisemblablement un jour le même chemin ;<br />
les designers seront alors sans doute amenés à réfléchir à de<br />
nouveaux modes d’achat de ces objets numérisés.<br />
125. Le service de streaming musical<br />
permet de pouvoir écouter de la musique<br />
en illimité, directement en ligne,<br />
avec un abonnement payant.<br />
114 115
c. Le designer comme prescripteur de perception<br />
126. Extrait du discours, Forum SRS<br />
(Science, Recherche & Société), CNAM<br />
de Paris, Juin 2015<br />
Ma dernière hypothèse englobe l’ensemble des analyses<br />
des deux premières parties et implique surtout l’augmentation<br />
de nos capacités corporelles. Dans la vie quotidienne,<br />
nous vivons en permanence des expériences <strong>numérique</strong>s avec<br />
l’utilisation des smartphones, du GPS dans les voitures, des<br />
jeux vidéo en ligne etc. Nous entrons souvent dans une autre<br />
forme de réalité qui se situe dans le réseau connecté. Grâce<br />
à la précision de ce réseau, ce que nous percevons <strong>numérique</strong>ment<br />
est toujours plus subtil. L’individu augmenté dont<br />
on entend souvent parler n’est pas une notion futuriste,<br />
parce que l’Internet et les différents capteurs technologiques<br />
rendent déjà les objets connectés une prothèse. Lors du forum<br />
SRS 127 organisé en 2015, Nicolas Demassieux, directeur<br />
d’Orange Labs Recherche affirmait que « tous les composants<br />
sont là pour augmenter les capacités humaines. Et pour<br />
que cette symbiose se fasse, il n’est pas forcément nécessaire<br />
d’incorporer des dispositifs dans l’organisme. »<br />
Prenons l’exemple de Google Glass, un projet de lunettes<br />
de réalité augmentée dévoilé en 2012. En proposant une<br />
variété d’informations en temps réel, les lunettes devaient<br />
répondre aux besoins de chaque situation. Par exemple, le<br />
chirurgien peut visualiser les guides nécessaires au cours de<br />
ses opérations, ou bien le touriste peut voyager mieux grâce<br />
aux informations disponibles sur le quartier dans lequel il<br />
se rend. Le dispositif est connecté au réseau, donc à une base<br />
des données spécifique, qui permet la superposition d’éléments<br />
visuels sur la réalité analogique elle-même. C’est ce que<br />
j’appelle une perception assistée.<br />
De plus, le <strong>numérique</strong> porté sur le corps ne se limite pas à<br />
amplifier nos connaissances (dans le sens où nous avons accès<br />
aux informations en temps réel), mais il peut désormais interférer<br />
avec notre intelligence, avec ce qu’on appelle aujourd’hui<br />
l’apprentissage automatique 128 . En effet, l’algorithme du<br />
système <strong>numérique</strong> adapte ses analyses à celles des données<br />
empiriques de l’utilisateur. L’exemple le plus connu est sans<br />
doute le filtre spam de la boîte email. Le système apprend peu<br />
à peu, par la gestion de l’utilisateur, les critères d’un courrier<br />
spam, pour ensuite effectuer tout seul le filtrage des mails.<br />
Cette capacité de traitement des mails peut s’appliquer à de<br />
nombreux domaines de recherche, par exemple la conduite<br />
avec la voiture sans conducteur de Google.<br />
Si l’on revient à la perception augmentée, on peut imaginer<br />
une personne dans un magasin de meubles qui est guidé par<br />
des indications sur les produits susceptibles de l’intéresser<br />
plus que d’autres. L’outil <strong>numérique</strong> analyse non seulement<br />
ce que perçoit physiquement l’utilisateur, mais prend aussi<br />
en compte ses goûts et sa personnalité pour lui proposer une<br />
assistance adaptée. Avec de nombreuses recherches dans ces<br />
deux domaines que sont la connectivité informationnelle et<br />
l’intelligence artificielle, il est probable que nous soyons de<br />
plus en plus habitués à une « vie pratique augmentée » dans<br />
laquelle nous oublierons quasiment la présence technologique.<br />
L’objet que nous percevons aujourd’hui et celui dans<br />
dix ans auront les mêmes propriétés, mais seront tout à fait<br />
différents selon la personne et la situation.<br />
127. Machine Learning (ML ou apprentissage<br />
automatique) est un champ<br />
d’étude de l’intelligence artificielle.<br />
116 117
128. Extrait de l’article paru sur The<br />
Economist, May 9th-15th 2015, Artificial<br />
Intelligence, p.20<br />
129. Ibid, p.20<br />
130. Deepmind est une Google Deep-<br />
Mind est une entreprise britannique<br />
spécialisée dans l’intelligence artificielle,<br />
rachetée par Google en 2014<br />
131. Sedol Lee est Sedol est l’un des<br />
meilleurs joueurs coréens, classé 9d<br />
(le niveau le plus élevé au go)<br />
132. Le go est un jeu de plateau originaire<br />
de Chine, connu pour sa grande<br />
richesse combinatoire et sa profondeur<br />
stratégique.<br />
On peut légitimement se poser la question du rôle<br />
du designer dans cette réalité où tout sera numérisé et<br />
automatisé. Même s’il existe des mouvements importants<br />
qui s’inquiètent du remplacement partiel ou intégral de<br />
l’intelligence humaine par la machine, ne s’agit-il pas d’une<br />
évolution naturelle de l’humanité ? N’y aura-t-il pas, toujours,<br />
une place pour l’intelligence humaine et de nouvelles tâches<br />
qui nécessiteront la créativité et la propension à formuler des<br />
solutions des designers ? Rodney Brooks, un des pionniers de<br />
l’intelligence artificielle et dirigeant de l’entreprise Rethink<br />
Robotics, donne l’exemple d’un classificateur d’images qui<br />
fonctionne selon le principe de l’apprentissage automatique. Il<br />
affirme que « ce dernier peut être incroyablement précis mais<br />
qu’il n’a aucun but, aucune motivation et surtout qu’il n’est<br />
pas plus conscient de sa propre existence qu’un tableur Excel<br />
» 129 . Un autre pionnier de l’intelligence artificielle, Edsger<br />
Dijkstra, s’oppose également à l’idée d’une invasion de<br />
l’humanité et dit que « le fait de se demander si l’ordinateur<br />
peut penser est un peu comme se demander si les sous-marins<br />
peuvent nager » 130 .<br />
Quand Minsky a utilisé pour la première fois le mot<br />
‘‘intelligence artificielle’’ à la conférence de Dartmouth en<br />
1956, personne n’a pu imaginer les concepts comme Machine<br />
Learning ou Deep Learning d’aujourd’hui. Ou encore, la victoire<br />
d’AlphaGo, l’intelligence artificielle de Google 131 , contre<br />
Sedol Lee 132 , l’un des meilleurs joueurs mondiaux, au jeu de<br />
Go 133 a marqué une grande surprise même pour les spécialistes<br />
neuroscientifiques. Les limites de la performance <strong>numérique</strong><br />
que soulignent de nombreux chercheurs sont plutôt des<br />
intuitions que des analyses scientifiques, c’est peut-être une<br />
réflexion d’un espoir humain.<br />
Depuis les débuts de l’automobile, un environnement<br />
adapté à ce nouveau moyen de transport s’est progressivement<br />
créé. Il s’agit en grande partie d’infrastructures matérielles<br />
comme les autoroutes, les stations d’essence ou les feux de<br />
signalisation ; et d’accessoires comme l’air bag, l’essuieglace<br />
ou le toit ouvrant. Cet environnement comprend aussi<br />
des éléments immatériels, comme l’ensemble des règles<br />
de conduite ou le code de la route. La voiture étant une<br />
machine, le conducteur est capable de rentrer dans la réalité<br />
de la conduite en respectant ces lois. La conduite automatique<br />
produira aussi certainement à l’avenir un environnement de<br />
nouveaux objets. Avec l’émergence de l’intelligence artificielle,<br />
pourrait il exister une certaine forme d’interaction<br />
homme-machine, un ensemble de règles à suivre, que seuls les<br />
êtres humains sont capables d’imaginer ?<br />
Aujourd’hui, l’utilisateur d’Internet sait qu’il existe sur<br />
une page web un endroit où appuyer pour revenir en arrière<br />
(en haut à gauche) ou un autre pour fermer (en haut à droite).<br />
Sur un smartphone, il faut laisser le doigt appuyé sur l’icône<br />
pour pouvoir la déplacer ailleurs. Chaque utilisateur a sa<br />
propre expérience mais suit un ensemble de règles qui lui sont<br />
imposées par les constructeurs de cette réalité <strong>numérique</strong>.<br />
On pourrait appeler cela des « prescriptions de perception ».<br />
C’est la raison pour laquelle il existe une certaine incohérence<br />
d’usage entre les systèmes d’exploitation des différents<br />
fabricants. Si chaque environnement propose une expérience<br />
cohérente des différentes applications, cela crée une architecture<br />
de règles qu’on appelle des bonnes pratiques pour<br />
l’IHM (Interface Homme-Machine ou en anglais, Human<br />
Interface Guidelines, HIG). Ce sont les lignes directrices que<br />
doivent suivre les développeurs pour produire de nouveaux<br />
logiciels. (figure : Apple Human interface Guidelines) Grâce<br />
à ces habitudes, à ces usages que les utilisateurs se sont appropriés,<br />
le mode d’emploi n’est plus nécessaire.<br />
118 119
133. Google I/O 2015 developer conference,<br />
SanFrancisco, le 29 May 2015<br />
Le principe est le même pour la réalité augmentée.<br />
Certaines interactions suggérées par l’écran (investir les<br />
extrémités, incliner, secouer, glisser, etc.) ne sont plus valables<br />
dans cette autre réalité qui n’a plus de contraintes d’espace.<br />
Les designers doivent donc créer un nouveau langage adapté ;<br />
il s’agit d’un travail subtil sur la gestuelle. Nous avons déjà<br />
exploré les nouvelles possibilités induites par la gestuelle<br />
dans ce mémoire. Certaines technologies de captation comme<br />
Kinect et Leap Motion permettent déjà un premier degré d’interaction<br />
entre l’objet et les mains, mais cette interaction est<br />
limitée à un cadre physique spécifique. Par exemple, je peux<br />
manipuler un objet 3D avec le mouvement de mes mains grâce<br />
à Leap Motion, mais uniquement devant le capteur dédié. Au<br />
contraire, dans la réalité augmentée, la gestuelle doit avoir un<br />
effet sur tous les éléments perçus par l’utilisateur. Ce ne sont<br />
pas uniquement des objets <strong>numérique</strong>s, mais aussi ceux de la<br />
réalité analogique qui deviendront de plus en plus interactifs.<br />
Google a ouvert la voie avec son projet Soli. Les chercheurs du<br />
laboratoire ATAP (Google’s Advanced Technology and Projects<br />
group) ont dévoilé, lors de la conférence Google I/O 2015 134 ,<br />
une puce radar minuscule qui peut se loger dans les différents<br />
objets et les rendre connectés. D’après la vidéo diffusée en<br />
mai 2015, le projet repose aussi sur la recherche de typologies<br />
de mouvements des doigts qui permettent de communiquer<br />
avec la puce. (figure:ATAP Soli) Ce projet laisse présager un<br />
futur où la gestuelle sera de plus en plus importante et oblige<br />
à repenser les habitudes pratiques qu’on avait avec nos écrans.<br />
Dans certaines vidéos avec des effets spéciaux graphiques, la<br />
réalité augmentée semble effacer la complexité de l’objet. La<br />
vidéo de présentation de Hololens en est un exemple : tout le<br />
monde peut potentiellement être créateur d’objet puisqu’il<br />
n’est plus nécessaire d’avoir des connaissances techniques<br />
pour manipuler et modifier un volume.<br />
Cependant, même si nous entrons dans une ère peuplée<br />
d’objets interactifs, il existe toujours une complexité importante<br />
derrière une image qui semble simple. Pour distinguer<br />
les différents objets à sélectionner, ainsi que les différentes<br />
fonctions à activer, le langage des gestes que nous avons<br />
aujourd’hui avec nos écrans ne sera pas suffisant. Imaginons<br />
une simple situation, la consultation d’un catalogue de<br />
meubles. Le catalogue sort de son cadre physique (papier<br />
ou écran) et peut se visualiser sur la totalité de la zone de<br />
perception. L’environnement recouvert d’une multitude<br />
d’objets nous demande donc un ensemble de gestes subtils et<br />
précis. Par exemple, quel geste pourrait réduire la taille d’un<br />
meuble sans réduire celle de l’affichage du catalogue? Dans ce<br />
contexte, la création ainsi que la classification et la hiérarchisation<br />
des commandes possibles dans l’espace en trois dimensions<br />
formeront un discipline indispensables. Voilà sans doute<br />
une tâche possible pour les designers qui deviendraient alors<br />
« prescripteurs de perception d’usage ».<br />
120 121
Conclusion<br />
Notre quotidien est aujourd’hui peuplé d’objets avec des<br />
usages et des fonctionnalités qui impliquent une interaction<br />
avec les autres individus. Au-delà de ces derniers qui touchent<br />
crucialement le métier du designer, je me suis intéressé dans ce<br />
mémoire aux différentes manières d’appréhender, d’observer,<br />
d’interagir avec les objets nouveaux qui peuplent désormais<br />
notre quotidien. Elles évoluent en fonction de la spécificité de<br />
l’objet, de la personnalité de l’usager, ou encore de l’environnement<br />
dans lequel l’objet est présenté. Il s’agissait de montrer<br />
d’une part les différents supports <strong>numérique</strong>s qui nous<br />
plongent peu à peu dans une autre forme de réalité, la réalité<br />
<strong>numérique</strong> ; d’autre part d’analyser comment cette réalité<br />
affecte notre manière de percevoir les objets, avec notre corps<br />
et notre intelligence. Ce que nous percevons aujourd’hui sur<br />
les écrans n’est certainement que le début d’un quotidien<br />
fait d’expériences totalement immatérielles. La rédaction<br />
du mémoire m’a permis de formuler des hypothèses sur les<br />
modifications possibles de notre manière de percevoir le<br />
monde et d’imaginer des contextes dans lesquels je pourrais<br />
intervenir en tant que designer.<br />
La simulation virtuelle, l’automatisation, l’intelligence<br />
artificielle sont des produits de la performance <strong>numérique</strong><br />
qui ont radicalement transformé nos sociétés, notamment les<br />
métiers et les rythmes de travail, mais aussi notre quotidien. le<br />
<strong>numérique</strong> est en train de changer notre manière de percevoir<br />
les objets sans qu’on s’en rende vraiment compte, sans qu’il<br />
existe assurément une stratégie globale pour ce changement.<br />
Il me semble que l’arrivée du <strong>numérique</strong> n’est pas une<br />
conquête de l’humanité comme la décrivent certains romans<br />
de science-fiction, mais plutôt un stade de développement où<br />
les êtres humains se retrouvent avec de nouvelles possibilités<br />
d’intervention sur leur environnement, et donc de nouvelles<br />
potentialités dans les façons de vivre, dont ils doivent se saisir<br />
d’une manière ou d’une autre.<br />
Les objets qui existent uniquement dans la réalité<br />
<strong>numérique</strong> sont de plus en plus nombreux. Ce n’est donc<br />
pas un hasard si aujourd’hui un grand nombre d’agences<br />
de design se consacre à la construction de sites Internet ou<br />
d’applications mobiles 135 . Le terme « UX » 136 est de plus en<br />
plus utilisé au détriment du mot « graphisme » parce qu’il<br />
va au-delà d’un travail visuel et implique une réflexion sur<br />
l’écosystème d’usage de l’interface. Si ce travail d’UX porte<br />
encore beaucoup sur les interfaces des ordinateurs ou des<br />
smartphones, l’intelligence artificielle va certainement nous<br />
amener au-delà des écrans. Le principe du « Deep Learning »<br />
permet à la machine de pouvoir distinguer par exemple<br />
un chat d’un chien ; cette possibilité implique plus qu’une<br />
perception augmentée de l’information. 137 Les changements<br />
qui se produisent ici sont équivalents au système de sécurité<br />
ou règles de conduite que l’on a progressivement mis en<br />
place depuis l’invention de l’automobile. Sur l’autoroute par<br />
exemple, on est habitué à garder manuellement une distance<br />
de sécurité en regardant la voiture devant. Cependant, avec<br />
les nouveaux modèles équipés des capteurs, ce n’est plus le<br />
conducteur lui-même qui contrôle directement la vitesse<br />
pour garder cette distance. Les designers d’UX auront<br />
probablement la tâche de définir ces nouvelles modalités de<br />
perception pour l’intelligence artificielle.<br />
134. Le nombre d’applications<br />
mobiles sur la plateforme Android est<br />
passé de 2300 en 2009, à 1,3millions<br />
en avril 2015. - Dow Jones Wireless<br />
Innovations conference<br />
135. Expérience utilisateur<br />
136. Voir la fin de la Partie<br />
III-2-c : Designer comme perception<br />
assistée<br />
122 123
137. Des enfants nés avec le<br />
<strong>numérique</strong> qui seront totalement<br />
habitués à la multiplicité des formes de<br />
réalité, analogique et <strong>numérique</strong>.<br />
138. BARON Georges-Louis & BRUIL-<br />
LARD Éric, Technologies de l’information<br />
et de la communication et indigènes<br />
<strong>numérique</strong>s : quelle situation ?, Rubrique<br />
de la revue STICEF, Volume 15,<br />
2008, ISSN : 1764-7223, page consultée<br />
le 29.07.2015, http://sticef.org<br />
Il faut pourtant se garder d’une foi sans limite dans la<br />
capacité des générations futures à explorer pleinement les<br />
capacités du <strong>numérique</strong>. Par exemple, la génération que l’on<br />
a nommée « digital native » 138 n’est pas aussi douée que l’on<br />
peut le penser à première vue. Sa maîtrise des nouvelles<br />
technologies n’est qu’une forme de familiarité avec certaines<br />
fonctions des logiciels, elle n’est que le résultat d’usages<br />
mécaniquement répétés sans compréhension des processus<br />
en cours. Depuis que Marc Prensky, écrivain américain et<br />
chercheur en pédagogie, a utilisé le terme « digital native »<br />
pour la première fois, les individus qu’il désigne font l’objet de<br />
débats dans différents domaines des sciences sociales. George<br />
Baron, spécialiste en pédagogie et professeur à l’université<br />
Paris-Descartes, affirme que « les digital natives sont pour<br />
une bonne part aussi des novices, des digital naïves, des proies<br />
faciles pour les diverses incitations du marché. Leurs utilisations<br />
des technologies sont fréquentes, mais dans un spectre<br />
très limité et avec un degré d’autonomie relatif. » 139 S’il n’est<br />
pas forcément opportun de questionner ici le fossé générationnel<br />
qui sépare la société face aux techniques <strong>numérique</strong>s,<br />
il est primordial de réfléchir à la manière de préparer, former<br />
les futures générations aux défis qui seront les leurs. Si on<br />
ne leur donne pas les outils pour comprendre les processus<br />
de traitement de l’information à l’œuvre derrière les objets<br />
<strong>numérique</strong>s, elles risquent de s’enfermer dans un monde passif<br />
où la performance <strong>numérique</strong> ne sera qu’une coquille vide.<br />
Pour conclure, ce mémoire m’a permis de réaliser à quel<br />
point les pratiques <strong>numérique</strong>s quotidiennes sont une source<br />
d’inspiration et de motivation dans mon travail de designer.<br />
Dans mes réflexions où se croisent la perception humaine et<br />
la technologie <strong>numérique</strong>, j’ai pu m’apercevoir que les sciences<br />
humaines et les sciences exactes partagent les mêmes objectifs<br />
de recherche. La technologie évolue si vite qu’au moment où<br />
j’écris ce dernier paragraphe de conclusion la projection des<br />
scénarios que je croyais « extrêmes », au début de la rédaction,<br />
n’en sont plus. Cette rapidité d’évolution fait preuve de<br />
l’imprévisibilité générale quant au <strong>numérique</strong> et à ce qu’il<br />
peut nous apporter d’ici 2020. La performance technique et<br />
les usages qui en découlent semblent dépasser notre capacité<br />
d’imagination. L’écart entre un espace réel et virtuel se<br />
réduit. Le <strong>numérique</strong> n’est finalement qu’un outil, de plus en<br />
plus accessible, pour réaliser ce qu’on a envie de percevoir.<br />
À travers mes trois hypothèses de la réalité <strong>numérique</strong>, je<br />
spécule sur différents moments d’interaction avec l’objet qui<br />
pourront créer de nouveaux modes de vie. D’une œuvre d’art<br />
<strong>numérique</strong> « authentique » à la transition de « possession »<br />
d’objet vers « l’accès » à celui-ci, jusqu’aux nouvelles règles de<br />
perception dans un environnement entièrement numérisé<br />
: tous ces scénarios potentiels manifestent un avenir où la<br />
réalité <strong>numérique</strong> oublie radicalement l’histoire des objets de<br />
l’ère pré-<strong>numérique</strong>. Je retiens surtout que ces changements<br />
tendent vers une seule direction. En même temps que la<br />
réalité <strong>numérique</strong> prend du terrain, l’expérience de ces objets<br />
se fait de moins en moins palpable et matérielle. Des notions<br />
comme la mémoire, le passé, le hasard ont tendance à être<br />
négligées. Par exemple, un stylet numétique pourra un jour<br />
simuler parfaitement le dessin au pinceau de calligraphie, le<br />
casque de la réalité virtuelle pourra reproduire les déformations<br />
du papier japonais, voir même l’expérience du toucher<br />
liée à la matérialité du support au dessin. Les pinceaux en poil<br />
d’animaux continueront à exister grâce à ceux qui cherchent<br />
à conserver l’histoire de l’objet, mais ils seront rangés dans<br />
les catégories du patrimoine et du luxe. La vraie hybridation<br />
<strong>numérique</strong>-analogique ne serait pas seulement être cette<br />
cohabitation des objets matériels et immatériels mais la<br />
fusion des deux. La réalité analogique qui met en avant la<br />
connaissance des matières, la richesse du travail artisanal, est<br />
de plus en plus isolée de celle du <strong>numérique</strong>. La performance<br />
<strong>numérique</strong> croissante ne permet pas de valoriser le vécu de<br />
chaque objet. Nous n’accordons pas la même valeur aux objets<br />
<strong>numérique</strong>s car nous nous sommes habitués à ce qu’ils soient<br />
temporaires. Nous sommes doués à numériser une tâche ou un<br />
objet analogique, mais nous le sommes moins pour réfléchir<br />
à la transformation des métiers du passé dans cette nouvelle<br />
forme de réalité. La révolution industrielle avait menacé les<br />
traditions d’une façon similaire. En absence du <strong>numérique</strong>,<br />
nos ancêtres ont toujours développé leurs savoir-faire à travers<br />
des échecs, nous ont transmis leurs acquis liés à la conception<br />
des objets. Quel héritage d’un passé « analogique » pourra<br />
porter encore les objets de demain?<br />
124 125
Bibliographie<br />
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CAVANAGH Patrick, Artist as neuroscientist, in Nature vol.434, Nature Publishing<br />
Group, mars 2005<br />
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pour un spectateur « amplifié », OpenEdition, page consultée le 24 mars 2015,<br />
http://entrelacs.revues.org/502<br />
HOUDÉ Olivier, qu’est ce que le réel? in La Recherche, Juillet-Août 2014<br />
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Séminaire CONFERE, 2003 (La page consulté le 15.02.2015) http://www.<br />
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NORMAN Donald, Affordance, conventions, and design in Interactions, Mai<br />
1999<br />
MOK MI Hudelot, L’art et la cognition, Revues.org, page consulté le 17.12.2014,<br />
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MOUJAN Carola, Optique-haptique, distraction et expérience spatiale, Revues.<br />
org, page consulté le 17.12.2014 http://entrelacs.revues.org/522<br />
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2007<br />
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CANI Marie-Paul, Façonner l’imaginaire : de la création <strong>numérique</strong> 3D aux<br />
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DEMASSIEUX Nicolas, Homme augmenté, au sein du Forum Science, Recherche<br />
& Société, CNAM, Paris, 28 mai 2015<br />
130 131
Remerciements<br />
Ce mémoire est le fruit de mes recherches et réflexions<br />
au cours de ces dix derniers mois. J’ai fait des découvertes<br />
non seulement sur le sujet lui-même mais aussi sur la langue<br />
française. Il s’agit de ma première vraie expérience de création<br />
écrite où je me suis cultivé et exprimé sans passer par ma<br />
langue maternelle. Le mémoire était également l’occasion<br />
de faire une passerelle entre mes deux cultures, la france et<br />
la corée, et c’est un vrai plaisir d’avoir pu m’appuyer sur le<br />
métissage qui fait mon identité personnelle.<br />
Je remercie Dieu, ma famille, mes amis, et toutes les<br />
personnes qui m’ont apporté de l’aide pour aboutir à cette<br />
magnifique trace de ma jeunesse. Un grand remerciement<br />
spécial à Irène Berthezène, ma directrice de mémoire, pour<br />
son suivi exhaustif et ses conseils avisés; Florian Bédé pour<br />
ses efforts de relecture et ses précieuses suggestions (et sa<br />
bogossitude).<br />
À Paris, le 31 Mars 2016<br />
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엄마 아빠 사랑해요.<br />
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KIM <strong>Shin</strong> Hyung<br />
kimshin.org<br />
Mémoire de fin d’études<br />
sous la direction d’ Irène Berthezène<br />
Janvier 2016<br />
ENSCI - Les Ateliers<br />
_<br />
Master’s thesis under the supervision of Irène Berthezène<br />
French national school for advanced studies in design<br />
January 2016<br />
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